Jean-Baptiste Dubos

1733

Réflexions critiques sur la poésie et la peinture

2013
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2013, license cc.

Première partie §

Avant-propos §

On éprouve tous les jours que les vers et les tableaux causent un plaisir sensible, mais il n’en est pas moins difficile d’expliquer en quoi consiste ce plaisir qui ressemble souvent à l’affliction, et dont les simptomes sont quelquefois les mêmes que ceux de la plus vive douleur. L’art de la poësie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réüssi à nous affliger.

La répresentation pathetique du sacrifice de la fille de Jepthé enchassée dans une bordure, fait le plus bel ornement d’un cabinet qu’on a voulu rendre agréable par les meubles. On neglige pour contempler ce tableau tragique les sujets grotesques et les compositions les plus riantes des peintres galands.

Un poëme, dont le sujet principal est la mort violente d’une jeune princesse, entre dans l’ordonnance d’une fête ; et l’on destine cette tragedie à faire le plus grand plaisir d’une compagnie qui s’assemblera pour se divertir.

Generalement parlant les hommes trouvent encore plus de plaisir à pleurer, qu’à rire au théatre.

Enfin plus les actions que la poësie et la peinture nous dépeignent, auroient fait souffrir en nous l’humanité si nous les avions vûës veritablement, plus les imitations que ces arts nous en présentent ont de pouvoir sur nous pour nous attacher. Ces actions, dit tout le monde, sont des sujets heureux.

Un charme secret nous attache donc sur les imitations que les peintres et les poëtes en sçavent faire, dans le tems même que la nature témoigne par un fremissement interieur qu’elle se souleve contre son propre plaisir.

J’ose entreprendre d’éclaircir ce paradoxe et d’expliquer l’origine du plaisir que nous font les vers et les tableaux. Des entreprises moins hardies peuvent passer pour être temeraires, puisque c’est vouloir rendre compte à chacun de son approbation et de ses dégouts ; c’est vouloir instruire les autres de la maniere dont leurs propres sentimens naissent en eux. Ainsi je ne sçaurois esperer d’être approuvé, si je ne parviens point à faire reconnoître au lecteur dans mon livre ce qui se passe en lui-même, en un mot les mouvemens les plus intimes de son coeur. On n’hesite gueres à rejetter comme un miroir infidele le miroir où l’on ne se reconnoît pas.

Les ecrivains qui raisonnent sur des matieres, s’il étoit permis de parler ainsi, moins palpables, errent souvent avec impunité. Pour demêler leurs fautes, il est necessaire de reflechir et souvent même de s’instruire ; mais la matiere que j’ose traiter est présente à tout le monde. Chacun a chez soi la regle ou le compas applicable à mes raisonnemens, et chacun en sentira l’erreur dès qu’ils s’écarteront d’une ligne de la verité.

D’un autre côté c’est rendre un service important à deux arts que l’on compte parmi les plus beaux ornemens des societez polies, que d’examiner en philosophe comment il arrive que leurs productions fassent tant d’effet sur les hommes. Un livre qui, pour ainsi dire, déploïeroit le coeur humain dans l’instant où il est attendri par un poëme, ou touché par un tableau, donneroit des vûës très-étenduës et des lumieres justes à nos artisans sur l’effet general de leurs ouvrages qu’il semble que la plûpart d’entre eux aïent tant de peine à prévoir.

Que les peintres et les poëtes me pardonnent de les désigner souvent par le nom d’artisan dans le cours de ces reflexions. La veneration que j’y témoigne pour les arts qu’ils professent, leur fera voir que c’est uniquement par la crainte de repeter trop souvent la même chose, que je ne joins pas toujours au nom d’artisan le mot d’illustre ou quelqu’autre épithete convenable. Le dessein de leur être utile, est même un des motifs qui m’engagent à publier ces reflexions que je donne comme les répresentations d’un simple citoïen qui fait usage des exemples tirez des tems passez, dans le dessein de porter sa republique à pourvoir encore mieux à l’avenir. S’il m’arrive quelquefois d’y prendre le ton de legislateur, c’est par inadvertance, et non point parce que je me figure d’en avoir l’autorité.

Section 1, de la necessité d’être occupé pour fuir l’ennui, et de l’attrait que les mouvemens des passions ont pour les hommes §

Les hommes n’ont aucun plaisir naturel qui ne soit le fruit du besoin, et c’est peut-être ce que Platon vouloit donner à concevoir, quand il a dit en son stile allegorique, que l’amour étoit né du mariage du besoin avec l’abondance. Que ceux qui composent un cours de philosophie nous exposent la sagesse des précautions que la providence a voulu prendre, et quels moïens elle a choisi pour obliger les hommes par l’attrait du plaisir à pourvoir à leur propre conservation. Il me suffit que cette verité soit hors de contestation pour en faire la base de mes raisonnemens.

Plus le besoin est grand, plus le plaisir d’y satisfaire est sensible. Dans les festins les plus delicieux, où l’on n’apporte qu’un appetit ordinaire, on ne sent pas un plaisir aussi vif que celui qu’on ressent en appaisant une faim veritable avec un repas grossier. L’art supplée mal à la nature, et tous les rafinemens ne sçauroient apprêter, pour ainsi dire, le plaisir aussi bien que le besoin.

L’ame a ses besoins comme le corps, et l’un des plus grands besoins de l’homme est celui d’avoir l’esprit occupé. L’ennui qui suit bientôt l’inaction de l’ame, est un mal si douloureux pour l’homme, qu’il entreprend souvent les travaux les plus penibles afin de s’épargner la peine d’en être tourmenté.

Il est facile de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui semblent demander le moins d’application, ne laissent pas d’occuper l’ame.

Hors de ces occasions elle ne sçauroit être occupée qu’en deux manieres. Ou l’ame se livre aux impressions que les objets exterieurs font sur elle ; et c’est ce qu’on appelle sentir : ou bien elle s’entretient elle-même par des speculations sur des matieres, soit utiles, soit curieuses ; et c’est ce qu’on appelle reflechir et mediter.

L’ame trouve penible, et même impraticable quelquefois, cette seconde maniere de s’occuper ; principalement quand ce n’est pas un sentiment actuel ou recent qui est le sujet des reflexions. Il faut alors que l’ame fasse des efforts continuels pour suivre l’objet de son attention ; et ces efforts rendus souvent infructueux par la disposition présente des organes du cerveau, n’aboutissent qu’à une contention vaine et sterile. Ou l’imagination trop allumée ne présente plus distinctement aucun objet, et une infinité d’idées sans liaison et sans rapport s’y succedent tumultueusement l’une à l’autre ; ou l’esprit las d’être tendu se relâche ; et une rêverie morne et languissante, durant laquelle il ne joüit précisement d’aucun objet, est l’unique fruit des efforts qu’il a faits pour s’occuper lui-même. Il n’est personne qui n’ait éprouvé l’ennui de cet état où l’on n’a point la force de penser à rien, et la peine de cet autre état, où malgré soi l’on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son choix sur aucune chose. Peu de personnes mêmes sont assez heureuses pour n’éprouver que rarement un de ces deux états, et pour être ordinairement à elles-mêmes une bonne compagnie. Un petit nombre peut apprendre cet art qui, pour me servir de l’expression d’Horace, fait vivre en amitié avec soi-même : quod te tibi reddat amicum. Il faut pour en être capable avoir un certain temperament d’humeurs qui rend ceux qui l’apportent en naissant aussi obligez à la providence que les fils aînez des souverains. Il faut encore s’être appliqué dès la jeunesse à des études et à des occupations dont les travaux demandent beaucoup de meditation. Il faut que l’esprit ait contracté l’habitude de mettre en ordre ses idées et de penser sur ce qu’il lit ; car la lecture où l’esprit n’agit point et qu’il ne soutient pas en faisant des reflexions sur ce qu’il lit, devient bientôt sujette à l’ennui. Mais à force d’exercer son imagination on la dompte, et cette faculté renduë docile fait ce qu’on lui demande. On acquiert à force de mediter l’habitude de transporter à son gré sa pensée d’un objet sur un autre, ou de la fixer sur un certain objet.

Cette conversation avec soi-même met ceux qui la sçavent faire à l’abri de l’état de langueur et de misere dont nous venons de parler. Mais, comme je l’ai dit, les personnes qu’un sang sans aigreur et des humeurs sans venin ont prédestinées à une vie interieure si douce, sont bien rares. La situation de leur esprit est même inconnuë au commun des hommes qui, jugeant de ce que les autres doivent souffrir de la solitude par ce qu’ils en souffrent eux-mêmes, pensent que la solitude soit un mal douloureux pour tout le monde.

La premiere maniere de s’occuper dont nous aïons parlé, qui est celle de se livrer aux impressions que les objets étrangers font sur nous, est beaucoup plus facile. C’est l’unique ressource de la plûpart des hommes contre l’ennui ; et même les personnes qui sçavent s’occuper autrement sont obligées, pour ne point tomber dans la langueur qui suit la durée de la même occupation, de se prêter aux emplois et aux plaisirs du commun des hommes. Le changement de travail et de plaisir remet en mouvement les esprits qui commencent à s’appesantir : ce changement semble rendre à l’imagination épuisée une nouvelle vigueur.

Voilà pourquoi nous voïons les hommes s’embarasser de tant d’occupations frivoles et d’affaires inutiles. Voilà ce qui les porte à courir avec tant d’ardeur après ce qu’ils appellent leur plaisir, comme à se livrer à des passions dont ils connoissent les suites fâcheuses, même par leur propre experience.

L’inquietude que les affaires causent, ni les mouvemens qu’elles demandent, ne sçauroient plaire aux hommes par eux-mêmes. Les passions qui leur donnent les joïes les plus vives leur causent aussi des peines durables et douloureuses ; mais les hommes craignent encore plus l’ennui qui suit l’inaction, et ils trouvent dans le mouvement des affaires et dans l’yvresse des passions une émotion qui les tient occupez. Les agitations qu’elles excitent se réveillent encore durant la solitude ; elles empêchent les hommes de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes sans être occupez, c’est-à-dire de se trouver dans l’affliction ou dans l’ennui.

Quand les hommes dégoutez de ce qu’on appelle le monde prennent la resolution d’y renoncer, il est rare qu’ils puissent la tenir. Dès qu’ils ont connu l’inaction, sitôt qu’ils ont comparé ce qu’ils souffroient par l’embarras des affaires et par l’inquietude des passions avec l’ennui de l’indolence, ils viennent à regreter l’état tumultueux dont ils étoient si dégoutez. On les accuse souvent à tort d’avoir fait parade d’une moderation feinte lorsqu’ils ont pris le parti de la retraite. Ils étoient alors de bonne foi ; mais comme l’agitation excessive leur a fait souhaiter une pleine tranquillité, un trop grand loisir leur fait regreter le tems où ils étoient toujours occupez. Les hommes sont encore plus legers qu’ils ne sont dissimulez ; et souvent ils ne sont coupables que d’inconstance, dans les occasions où l’on les accuse d’artifice.

Veritablement l’agitation où les passions nous tiennent, même durant la solitude, est si vive, que tout autre état est un état de langueur auprès de cette agitation. Ainsi nous courons par instinct après les objets qui peuvent exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous des impressions qui nous coutent souvent des nuits inquietes et des journées douloureuses : mais les hommes en general souffrent encore plus à vivre sans passions, que les passions ne les font souffrir.

Section 2, de l’attrait des spectacles propres à exciter en nous une grande émotion. Des gladiateurs §

Cette émotion naturelle qui s’excite en nous machinalement, quand nous voïons nos semblables dans le danger ou dans le malheur, n’a d’autre attrait que celui d’être une passion dont les mouvemens remuënt l’ame et la tiennent occupée ; cependant cette émotion a des charmes capables de la faire rechercher malgré les idées tristes et importunes qui l’accompagnent et qui la suivent. Un mouvement que la raison réprime mal, fait courir bien des personnes après les objets les plus propres à déchirer le coeur.

On va voir en foule un spectacle des plus affreux que les hommes puissent regarder, je veux dire le supplice d’un autre homme qui subit la rigueur des loix sur un échaffaut, et qu’on conduit à la mort par des tourmens effroïables : on devroit prévoir néanmoins, supposé qu’on ne le sçut pas déja par son experience, que les circonstances du supplice, que les gemissemens de son semblable feront sur lui, malgré lui-même, une impression durable qui le tourmentera long-tems avant que d’être pleinement effacée ; mais l’attrait de l’émotion est plus fort pour bien des gens que les reflexions et que les conseils de l’experience. Le monde dans tous les païs va voir en foule les spectacles horribles dont je viens de parler.

C’est le même attrait qui fait aimer les inquietudes et les allarmes que causent les perils où l’on voit d’autres hommes exposez sans avoir part à leurs dangers. Il est touchant, dit Lucrece, de voir du rivage un vaisseau luter contre les vagues qui le veulent engloutir, comme de regarder une bataille d’une hauteur d’où l’on voit en sûreté la mêlée.

Plus les tours qu’un voltigeur temeraire fait sur la corde sont perilleux, plus le commun des spectateurs s’y rend attentif. Quand il fait un saut entre deux épées prêtes à le percer, si dans la chaleur du mouvement son corps s’écartoit d’un point de la ligne qu’il doit décrire, il devient un objet digne de toute notre curiosité. Qu’on mette deux bâtons à la place des épées, que le voltigeur fasse tendre sa corde à deux pieds de hauteur sur une prairie, il fera en vain les mêmes sauts et les mêmes tours : on ne daignera plus le regarder ; l’attention du spectateur cesseroit avec le danger.

D’où venoit le plaisir extrême que les romains trouvoient aux spectacles de l’amphithéatre. On y faisoit déchirer des hommes vivans par des bêtes feroces. Les gladiateurs s’entregorgeoient par troupes sur l’arene. On rafinoit même sur les instrumens meurtriers que ces malheureux devoient mettre en oeuvre pour s’entretuer. Ce n’étoit point au hazard qu’on avoit armé le gladiateur retiaire d’une façon et le mirmillon d’une autre ; on avoit cherché entre les armes offensives et les armes défensives de ces quadrilles une proportion qui rendît leurs combats plus longs et plus remplis d’évenemens. On vouloit que la mort y vînt à pas plus lents et plus affreux. D’autres quadrilles combattoient avec d’autres armes.

On vouloit diversifier les genres de mort de ces hommes souvent innocens. On les nourrissoit même avec des pâtes et des alimens propres à les tenir dans l’embonpoint, afin que le sang s’écoulât plus lentement par les blessures qu’ils recevroient, et que le spectateur pût jouir ainsi plus long-tems des horreurs de leur agonie. La profession d’instruire les gladiateurs étoit devenuë un art : le goût que les romains avoient pour ces combats leur avoit fait rechercher de la délicatesse et introduire des agrémens dans un spectacle que nous ne sçaurions imaginer aujourd’hui sans horreur. Il falloit que les maîtres d’escrime qui instruisoient les gladiateurs, leur montrassent non-seulement à se bien servir de leurs armes, mais il falloit encore qu’ils enseignassent à ces malheureuses victimes dans quelle attitude il falloit se coucher, et quel maintien il falloit tenir lorsqu’on étoit blessé mortellement. Ces maîtres leur apprenoient, pour ainsi dire, à expirer de bonne grace.

Ce spectacle ne s’introduisit point à Rome à la faveur de la grossiereté des cinq premiers siecles qui s’écoulerent immediatement après sa fondation. Quand les deux Brutus donnerent aux romains le premier combat de gladiateurs qu’ils eussent vû dans leur ville, les romains étoient déja civilisez : mais loin que l’humanité et la politesse des siecles suivans aïent dégoûté les romains des spectacles barbares de l’amphithéatre, au contraire elles les en rendirent plus épris. Les vierges vestales avoient leur place marquée sur le premier degré de l’amphithéatre dans les tems de la plus grande politesse des romains, et quand un homme passoit pour barbare, s’il faisoit marquer d’un fer chaud son esclave qui avoit volé le linge de table, crime pour lequel les loix condamnent à mort dans la plûpart des païs chrétiens, nos domestiques qui sont des hommes d’une condition libre. Mais les romains sentoient à l’amphithéatre une émotion qu’ils ne trouvoient pas au cirque ni au théatre. Les combats de gladiateurs ne cesserent à Rome qu’après que la religion chrétienne y fut devenuë la religion dominante, et que Constantin Le Grand les eut défendus par une loi expresse.

L’attrait du spectacle des gladiateurs le fit aimer des grecs aussi-tôt qu’ils le connurent : ils s’y accoutumerent, quoiqu’ils n’eussent point été familiarisez avec ses horreurs dès l’enfance. Les principes de morale où les grecs étoient alors élevez, ne leur permettoient pas d’avoir d’autres sentimens que des sentimens d’aversion pour un spectacle où, dans le dessein de divertir l’assemblée, on égorgeoit des hommes qui souvent n’avoient pas merité la mort.

Sous le regne d’Antiochus Epiphane, roi de Syrie, les arts et les sciences qui corrigent la ferocité de l’homme, et qui même quelquefois amolissent trop son courage, fleurissoient depuis long-tems dans tous les païs habitez par les grecs. Quelques usages pratiquez autrefois dans les jeux funebres, et qui pouvoient ressembler aux combats des gladiateurs, y étoient abolis depuis long-tems. Antiochus qui formoit de grands projets, et qui mettoit en oeuvre pour les faire réussir le genre de magnificence qui est propre à concilier aux souverains la bienveillance des nations, fit venir de Rome à grands frais des gladiateurs pour donner aux grecs amoureux de toutes les fêtes un spectacle nouveau. Peut-être pensoit-il aussi qu’en assistant à ces combats, on conçut le mépris de la vie qui avoit rendu le soldat des legions plus déterminé que celui des phalanges dans les guerres, où son pere Antiochus Le Grand et Philippe roi de Macedoine avoient été battus par les romains. D’abord, dit Tite-Live, l’aréne ne parut qu’un objet d’horreur.

Qu’on s’imagine ce que les grecs, toujours ingenieux à se vanter, comme à rabaisser les barbares, purent dire sur la ferocité des autres nations ; Antiochus ne se rebuta point. Afin d’apprivoiser peu à peu les peuples avec son nouveau spectacle, il y fit combattre les champions seulement jusqu’au premier sang. Nos philosophes regarderent avec plaisir ces combats mitigez, mais bientôt ils ne détournerent plus les yeux des combats à toute outrance, et ils s’accoutumerent à voir tuer des hommes uniquement pour les divertir.

Il se forma même des gladiateurs dans le païs.

Nous avons dans notre voisinage un peuple tellement avare des souffrances des hommes, qu’il respecte encore l’humanité dans les plus grands scelerats. Il a mieux aimé que les criminels échapassent souvent aux châtimens que l’interêt de la societé civile demande qu’on leur fasse subir, que de permettre qu’un innocent pût être jamais exposé à ces tourmens dont les juges se servent dans les autres païs chrétiens pour arracher aux accusez l’aveu de leurs crimes. Tous les supplices dont il permet l’usage, sont de ceux qui tuent les condamnez sans leur faire souffrir d’autre peine que la mort.

Neanmoins ce peuple, si respectueux envers l’humanité, se plaît infiniment à voir les bêtes s’entre-déchirer. Il a même rendu capables de se tuer ceux des animaux à qui la nature a voulu refuser des armes qui pussent faire des blessures mortelles à leurs semblables, il leur fournit avec industrie des armes artificielles qui blessent facilement à mort.

Le peuple dont je parle contemple encore avec tant de plaisir des hommes, païez pour cela, se battre jusqu’à se faire des blessures dangereuses, qu’on peut croire qu’il auroit de veritables gladiateurs à la romaine, si la bible défendoit un peu moins positivement de verser le sang des hommes hors les cas d’une absoluë necessité.

On peut dire la même chose d’autres nations très-polies et qui font profession de la religion ennemie de l’effusion du sang humain. Les fêtes les plus cheres à nos ancêtres, les tournois n’étoient-ils pas des spectacles où la vie des tenans couroit un veritable danger ; il y arrivoit quelquefois que la lance à roquet blessoit à mort aussi-bien que la lance à fer émoulu : la France ne le sçut que trop quand le roi Henri II fut blessé mortellement dans une de ces fêtes. Mais nous avons dans nos annales une preuve encore plus forte que celle-là, pour montrer qu’il est dans les spectacles les plus cruels une espece d’attrait capable de les faire aimer des peuples les plus humains. Les combats en champ clos, entre deux ou plusieurs champions, furent long-tems en usage parmi nous ; et les personnes les plus considerables de la nation y tiroient l’épée par un motif plus serieux que celui de divertir l’assemblée ; c’étoit pour vuider leurs querelles, c’étoit pour s’entre-tuer. On accouroit cependant à ces combats comme à des fêtes, et la cour de Henri II si polie d’ailleurs, assista dans S. Germain au duel de Jarnac et de La Chategneraie.

Les fêtes des taureaux coûtent bien souvent la vie aux combatans. Un grenadier n’est pas plus exposé à l’attaque d’un chemin couvert, que le sont les champions qui combattent ces animaux furieux. Les espagnols de toute condition montrent néanmoins pour des fêtes si dangereuses l’empressement qu’avoient les romains pour les fêtes de l’amphithéatre. Malgré les efforts des papes pour abolir les combats de taureaux ils subsistent encore, et la nation espagnole, qui se pique de paroître du moins leur obéir avec soumission, n’a point eu dans ce cas-là de déference pour leurs remontrances et pour leurs ordres. L’attrait de l’émotion fait oublier les premiers principes de l’humanité aux nations les plus débonnaires, et il cache aux plus chrétiennes les maximes les plus évidentes de leur religion.

Beaucoup de personnes mettent tous les jours une partie considerable de leur bien à la merci des cartes et des dez, quoiqu’elles n’ignorent point les mauvaises suites du gros jeu. Les hommes enrichis par ses bienfaits sont connus de toute l’Europe comme le sont ceux ausquels il est arrivé quelqu’avanture singuliere. Les hommes riches et ruinez par le jeu passent en nombre les gens robustes que les medecins ont rendus infirmes. Les fols et les fripons sont les seuls qui joüent par un motif d’avarice et dans la vûë d’augmenter leur bien par des gains continuels.

Ce n’est donc point l’avarice, c’est l’attrait du jeu qui fait que tant de personnes se ruinent à joüer.

En effet, un joüeur habile doué du talent de combiner aisément une infinité de circonstances, et d’en tirer promptement des consequences justes ; un joüeur habile, dis-je, pourroit faire tous les jours un gain certain en ne risquant son argent qu’aux jeux où le succès dépend encore plus de l’habileté des tenans, que du hazard des cartes et des dez : cependant il préfere par goût les jeux où le gain dépend entierement du caprice des dez et des cartes, et dans lesquels son talent ne lui donne point de superiorité sur les autres joüeurs. La raison d’une prédilection tellement opposée à ses interêts, c’est que les jeux qui laissent une grande part dans l’évenement à l’habileté du joüeur, exigent une contention d’esprit plus suivie : et qu’ils ne tiennent pas l’ame dans une émotion continuelle ainsi que le jeu des landsquenets, la bassette et les autres jeux où les évenemens dépendent entierement du hazard : à ces derniers tous les coups sont décisifs, et chaque évenement fait perdre ou gagner quelque chose. Ils tiennent donc l’ame dans une espece d’extase, et ils l’y tiennent encore sans qu’il soit besoin qu’elle contribuë à son plaisir par une attention serieuse dont notre paresse naturelle cherche toujours à se dispenser. La paresse est un vice que les hommes surmontent bien quelquefois, mais qu’ils n’étouffent jamais : peut-être est-ce un bonheur pour la societé que ce vice ne puisse pas être déraciné. Bien des gens croïent que lui seul il empêche plus de mauvaises actions que toutes les vertus.

Ceux qui prennent trop de vin, ou qui se livrent à d’autres passions, en connoissent souvent les mauvaises suites bien mieux que ceux qui leur font des remontrances ; mais le mouvement naturel de notre ame est de se livrer à tout ce qui l’occupe, sans qu’elle ait la peine d’agir avec contention. Voilà pourquoi la plûpart des hommes sont assujettis aux goûts et aux inclinations qui sont pour eux des occasions frequentes d’être occupez agréablement par des sensations vives et satisfaisantes. trabit sua quemque voluptas. en cela les hommes ont le même but ; mais comme ils ne sont pas organisez de même, ils ne cherchent pas tous les mêmes plaisirs.

Section 3, que le merite principal des poëmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auroient excité en nous des passions réelles. Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que superficielles §

Quand les passions réelles et veritables qui procurent à l’ame ses sensations les plus vives ont des retours si facheux, parce que les momens heureux dont elles font joüir sont suivis de journées si tristes, l’art ne pourroit-il pas trouver le moïen de separer les mauvaises suites de la plûpart des passions d’avec ce qu’elles ont d’agréable ? L’art ne pourroit-il pas créer, pour ainsi dire, des êtres d’une nouvelle nature ? Ne pourroit-il pas produire des objets qui excitassent en nous des passions artificielles capables de nous occuper dans le moment que nous les sentons, et incapables de nous causer dans la suite des peines réelles et des afflictions veritables ?

La poësie et la peinture en viennent à bout. Je ne prétends pas soutenir que les premiers peintres et les premiers poëtes, ni les autres artisans, qui peuvent faire la même chose qu’eux, aïent porté si loin leur idée, et qu’ils se soïent proposé des vûës si rafinées en travaillant. Les premiers inventeurs du bain n’ont pas songé qu’il fût un remede propre à guerir de certains maux, ils ne s’en sont servis que comme d’un rafraîchissement agréable durant la chaleur, lequel on a découvert depuis être utile pour rendre la santé dans certaines maladies : de même les premiers poëtes et les premiers peintres n’ont songé peut-être qu’à flater nos sens et notre imagination, et c’est en travaillant pour cela qu’ils ont trouvé le moïen d’exciter dans notre coeur des passions artificielles. C’est par hazard que les inventions les plus utiles à la societé ont été trouvées. Quoi qu’il en soit, ces phantômes de passions que la poësie et la peinture sçavent exciter en nous émouvant par les imitations qu’elles nous présentent, satisfont au besoin où nous sommes d’être occupez.

Les peintres et les poëtes excitent en nous ces passions artificielles, en nous présentant les imitations des objets capables d’exciter en nous des passions veritables. Comme l’impression que ces imitations font sur nous est du même genre que l’impression que l’objet imité par le peintre ou par le poëte feroit sur nous : comme l’impression que l’imitation fait n’est differente de l’impression que l’objet imité feroit, qu’en ce qu’elle est moins forte, elle doit exciter dans notre ame une passion qui ressemble à celle que l’objet imité y auroit pu exciter. La copie de l’objet doit, pour ainsi dire, exciter en nous une copie de la passion que l’objet y auroit excitée. Mais comme l’impression que l’imitation fait n’est pas aussi profonde que l’impression que l’objet même auroit faite ; comme l’impression faite par l’imitation n’est pas serieuse, d’autant qu’elle ne va point jusqu’à l’ame pour laquelle il n’y a pas d’illusion dans ces sensations, ainsi que nous l’expliquerons tantôt plus au long ; enfin comme l’impression faite par l’imitation n’affecte que l’ame sensitive, elle s’efface bientôt. Cette impression superficielle faite par une imitation, disparoît sans avoir des suites durables, comme en auroit une impression faite par l’objet même que le peintre ou le poëte ont imité.

On conçoit facilement la raison de la difference qui se trouve entre l’impression faite par l’objet même et l’impression faite par l’imitation. L’imitation la plus parfaite n’a qu’un être artificiel, elle n’a qu’une vie empruntée, au lieu que la force et l’activité de la nature se trouve dans l’objet imité. C’est en vertu du pouvoir qu’il tient de la nature même que l’objet réel agit sur nous.

Voilà d’où procede le plaisir que la poësie et la peinture font à tous les hommes.

Voilà pourquoi nous regardons avec contentement les peintures dont le merite consiste à mettre sous nos yeux des avantures si funestes, qu’elles nous auroient fait horreur si nous les avions vûës veritablement, car comme le dit Aristote dans sa poëtique : des monstres et des hommes morts ou mourants que nous n’oserions regarder ou que nous ne verrions qu’avec horreur, nous les voïons avec plaisir imitez dans les ouvrages des peintres.mieux ils sont imitez, plus nous les regardons avidement. Il en est de même des imitations que fait la poësie.

Le plaisir qu’on sent à voir les imitations que les peintres et les poëtes sçavent faire des objets qui auroient excité en nous des passions dont la réalité nous auroit été à charge, est un plaisir pur.

Il n’est pas suivi des inconveniens dont les émotions serieuses qui auroient été causées par l’objet même, seroient accompagnées.

Des exemples éclairciront encore mieux que des raisonnemens une opinion que je puis craindre de n’exposer jamais assez distinctement. Le massacre des innocens a dû laisser des idées bien funestes dans l’imagination de ceux qui virent réellement les soldats effrenez égorger les enfans dans le sein des meres sanglantes. Le tableau de Le Brun où nous voïons l’imitation de cet évenement tragique, nous émeut et nous attendrit, mais il ne laisse point dans notre esprit aucune idée importune : ce tableau excite notre compassion, sans nous affliger réellement. Une mort telle que la mort de Phédre : une jeune princesse expirante avec des convulsions affreuses, en s’accusant elle-même des crimes atroces dont elle s’est punie par le poison, seroit un objet à fuir. Nous serions plusieurs jours avant que de pouvoir nous distraire des idées noires et funestes qu’un pareil spectacle ne manqueroit pas d’empreindre dans notre imagination. La tragedie de Racine qui nous présente l’imitation de cet évenement, nous émeut et nous touche sans laisser en nous la semence d’une tristesse durable. Nous joüissons de notre émotion sans être allarmez par la crainte qu’elle dure trop long-tems. C’est, sans nous attrister réellement, que la piece de Racine fait couler des larmes de nos yeux : l’affliction n’est, pour ainsi dire, que sur la superficie de notre coeur, et nous sentons bien que nos pleurs finiront avec la répresentation de la fiction ingenieuse qui les fait couler.

Nous écoutons donc avec plaisir les hommes les plus malheureux quand ils nous entretiennent de leurs infortunes par le moïen du pinceau d’un peintre, ou dans les vers d’un poëte ; mais, comme le remarque Diogene Laerce, nous ne les écouterions qu’avec repugnance s’ils déploroient eux-mêmes leurs malheurs devant nous. Le peintre et le poëte ne nous affligent qu’autant que nous le voulons, ils ne nous font aimer leurs heros et leurs heroïnes qu’autant qu’il nous plaît, au lieu que nous ne serions pas les maîtres de la mesure de nos sentimens ; nous ne serions pas les maîtres de leur vivacité comme de leur durée, si nous avions été frappez par les objets mêmes que ces habiles artisans ont imitez.

Il est vrai que les jeunes gens qui s’adonnent à la lecture des romans, dont l’attrait consiste dans des imitations poëtiques, sont sujets à être tourmentez par des afflictions et par des desirs très-réels, mais ces maux ne sont pas les suites necessaires de l’émotion artificielle causée par le portrait de Cyrus et de Mandane. Cette émotion artificielle n’en est que l’occasion ; elle fomente dans le coeur d’une jeune personne qui lit les romans avec trop de goût, les principes des passions naturelles qui sont déja en elle, et la dispose ainsi à concevoir plus aisément des sentimens passionnez et serieux pour ceux qui sont à portée de lui en inspirer : ce n’est point Cyrus ou Mandane qui sont le sujet de ses agitations.

On dit bien encore qu’on a vû des hommes se livrer de si bonne foi aux impressions des imitations de la poësie, que la raison ne pouvoit plus reprendre ses droits sur leur imagination égarée. On sçait l’avanture des habitans d’Abdere qui furent tellement frappez par les images tragiques de l’Andromede d’Euripide, que l’imitation fit sur eux une impression serieuse et de même nature que l’impression que la chose imitée auroit faite elle-même : ils en perdirent le sens pour un tems, comme il pourroit arriver de le perdre à la vûë d’évenemens tragiques à l’excès. On cite aussi un bel esprit du dernier siecle qui, trop ému des peintures de l’Astrée, se crut le successeur de ces bergers galands qui n’eurent jamais d’autre patrie que les estampes et les tapisseries. Son imagination alterée lui fit faire des extravagances semblables à celles que Cervantes fait faire en une folie du même genre, mais d’une autre espece, à son dom Quichotte, après avoir supposé que la lecture des prouesses de la chevalerie errante eut tourné la tête à ce bon gentilhomme.

Il est bien rare de trouver des hommes qui aïent en même tems le coeur si sensible et la tête si foible ; supposé qu’il en soit veritablement de tels, leur petit nombre ne merite pas qu’on fasse une exception à cette regle generale : que notre ame demeure toujours la maîtresse de ces émotions superficielles que les vers et les tableaux excitent en elle.

On peut même penser que le berger visionnaire dont je viens de parler, n’auroit jamais pris ni pannetiere, ni houlette sans quelque bergere qu’il voïoit tous les jours ; il est vrai seulement que sa passion n’auroit pas produit des effets aussi bizarres, si, pour me servir de cette expression, elle n’eût été entée sur les chimeres dont la lecture de l’Astrée avoit rempli son imagination. Car pour l’avanture d’Abdere, le fait, comme il arrive toujours, est bien moins merveilleux dans l’auteur original que dans la narration de ceux qui nous le donnent de la troisiéme ou de la seconde main. Lucien raconte seulement que les abderitains aïant vû la répresentation de l’Andromede d’Euripide durant les chaleurs les plus ardentes de l’été, plusieurs d’entre eux qui tomberent malades bientôt après, recitoient dans le transport de la fievre des vers de cette tragedie ; c’étoit la derniere chose qui eût fait sur eux une grande impression. Lucien ajoute que le froid de l’hyver, dont la proprieté est d’éteindre les maladies épidemiques allumées par l’intemperie de l’été, fit cesser la déclamation et la maladie.

Section 4, du pouvoir que les imitations ont sur nous, et de la facilité avec laquelle le coeur humain est ému §

Personne ne doute que les poëmes ne puissent exciter en nous des passions artificielles, mais il paroîtra peut-être extraordinaire à bien du monde et même à des peintres de profession, d’entendre dire que des tableaux, que des couleurs appliquées sur une toile puissent exciter en nous des passions : cependant cette verité ne peut surprendre que ceux qui ne font pas d’attention à ce qui se passe dans eux-mêmes.

Peut-on voir le tableau du Poussin qui répresente la mort de Germanicus, sans être ému de compassion pour ce prince et pour sa famille, comme d’indignation contre Tibere ? Les graces de la gallerie du Luxembourg et plusieurs autres tableaux n’auroient pas été défigurez, si leurs possesseurs les eussent vûs sans émotion ; car tous les tableaux ne sont pas du genre de ceux dont parle Aristote, quand il dit : qu’il est des tableaux aussi capables de faire rentrer en eux-mêmes les hommes vicieux, que les preceptes de morale donnez par les philosophes. Les personnes délicates souffrent-elles dans leurs cabinets des tableaux dont les figures sont hideuses, comme seroit le tableau de Promethée attaché au rocher et peint par le Guerchin. L’imitation d’un objet hideux fait sur elles une impression qui approche trop de celle que l’objet même auroit faite. S. Gregoire de Nazianze rapporte l’histoire d’une courtisane qui, dans un lieu où elle n’étoit pas venuë pour faire des reflexions serieuses, jetta les yeux par hazard sur le portrait d’un Polémon philosophe fameux pour son changement de vie, lequel tenoit du miracle, et qui rentra en elle-même à la vûë de ce portrait. Cedrenus raconte qu’un tableau du jugement dernier contribua beaucoup à la conversion d’un roi des bulgares. Ceux qui ont gouverné les peuples dans tous les tems, ont toujours fait usage des peintures et des statuës pour leur mieux inspirer les sentimens qu’ils vouloient leur donner soit en religion, soit en politique.

Ces objets ont toujours fait une grande impression sur les hommes, principalement dans les contrées où communément ils ont le sentiment très-vif, telles que sont les regions de l’Europe les plus voisines du soleil, et les côtes de l’Asie et de l’Afrique qui font face à ces regions. Qu’on se souvienne de la défense que les tables de la loi font aux juifs de peindre et de tailler des figures humaines : elles faisoient trop d’impression sur un peuple enclin par son caractere à se passionner pour tous les objets capables de l’émouvoir.

Dans quelques païs protestans, où, sous prétexte de réforme, les statuës et les tableaux ont été bannis des églises ; le gouvernement ne laisse pas de mettre en oeuvre le pouvoir que la peinture a naturellement sur les hommes pour contribuer à tenir le peuple dans le respect des loix. On voit au-dessus des placards où ces loix sont écrites, des tableaux répresentans le supplice auquel les infracteurs qui les violeroient seroient condamnez.

Il faut que dans cet état, rempli d’observateurs politiques qui étendent leur attention sur bien des choses ausquelles on ne daigne point faire reflexion en d’autre païs, nos observateurs aïent remarqué que ces tableaux étoient propres à donner du moins aux enfans, qui doivent un jour devenir des hommes, plus de crainte des châtimens prononcez par la loi. Dans la republique dont je parle, on fait apprendre à lire aux enfans dans des livres dont l’éloquence est à la portée de cet âge et remplis encore d’images qui répresentent des évenemens arrivez dans leur propre patrie, lesquels sont propres à leur inspirer de l’aversion contre la puissance de l’Europe qui dans le tems est la plus suspecte à la republique.

Lorsque le systême de l’Europe vient à changer, on fait un nouveau livre, et on substituë la puissance qui est devenuë redoutable à l’état à la place de celle qu’il a cessé de craindre.

La profession de Quintilien étoit d’enseigner aux hommes l’art d’émouvoir les autres hommes par la force de la parole ; cependant Quintilien met en paralelle le pouvoir de la peinture avec le pouvoir de l’art oratoire. Le même auteur rapporte qu’il a vû quelquefois les accusateurs faire exposer dans le tribunal un tableau, où le crime dont ils poursuivoient la vengeance étoit répresenté, afin d’exciter encore plus efficacement l’indignation des juges contre le coupable. On appelloit la peinture au secours de l’art oratoire en un tems où cet art étoit dans sa perfection.

Quand on fait attention à la sensibilité naturelle du coeur humain, à sa disposition pour être ému facilement par tous les objets dont les peintres et les poëtes font des imitations ; on n’est pas surpris que les vers et les tableaux mêmes puissent l’agiter. La nature a voulu mettre en lui cette sensibilité si prompte et si soudaine comme le premier fondement de la societé. L’amour de soi-même qui se change presque toujours en amour propre immoderé à mesure que les hommes avancent en âge, les rend trop attachez à leurs interêts presens et à venir, et trop durs envers les autres, lorsqu’ils prennent leur resolution de sens rassis. Il étoit à propos que les hommes pussent être tirez de cet état facilement. La nature a donc pris le parti de nous construire de maniere que l’agitation de tout ce qui nous approche eut un puissant empire sur nous, afin que ceux qui ont besoin de notre indulgence ou de notre secours pussent nous ébranler avec facilité. Ainsi leur émotion seule nous touche subitement ; et ils obtiennent de nous, en nous attendrissant, ce qu’ils n’obtiendroient jamais par la voïe du raisonnement et de la conviction. Les larmes d’un inconnu nous émeuvent même avant que nous sçachions le sujet qui le fait pleurer. Les cris d’un homme qui ne tient à nous que par l’humanité, nous font voler à son secours par un mouvement machinal qui précede toute déliberation. Celui qui nous aborde la joïe peinte sur le visage, excite en nous un sentiment de joïe, avant que nous soïons informez du sujet de la sienne.

Pourquoi les acteurs qui se passionnent veritablement en déclamant, ne laissent-ils pas de nous émouvoir et de nous plaire, bien qu’ils aïent des défauts essentiels : c’est que les hommes qui sont eux-mêmes touchez, nous touchent sans peine. Les acteurs dont je parle sont émus veritablement, et cela leur donne le droit de nous émouvoir, quoiqu’ils ne soïent point capables d’exprimer les passions avec la noblesse ni avec la justesse convenable. La nature dont ils font entendre la voix supplée à leur insuffisance. Ils font ce qu’ils peuvent ; elle fait le reste.

De tous les talens qui donnent de l’empire sur les autres hommes, le talent le plus puissant n’est pas la superiorité d’esprit et de lumieres : c’est le talent de les émouvoir à son gré, ce qui se fait principalement en paroissant soi-même ému et penetré des sentimens qu’on veut leur inspirer.

C’est le talent d’être comme Catilina, cujus rei libet simulator, qu’on appellera, si on veut, le talent d’être grand comedien. Ceux des anglois qui sont le mieux informez de l’histoire de leur païs, ne parlent pas d’Olivier Cromwel avec la même admiration que le commun de la nation ; ils lui refusent ce genie étendu, penetrant et superieur que lui donnent bien des gens, et ils lui accordent pour tout merite la valeur du simple soldat et le talent d’avoir sçu paroître penetré des sentimens qu’il vouloit feindre, et aussi ému des passions qu’il vouloit inspirer aux autres, que s’il les avoit senties veritablement. Turlow, disent-ils, lui expliquoit dans le tems, et comme on l’explique à une femme qu’on veut faire agir dans une affaire importante, quelles personnes il falloit gagner pour faire réussir un projet, et par quel endroit il falloit les attaquer. Olivier leur parloit ensuite si pathetiquement, qu’il les gagnoit. L’Europe surprise de le voir détourner à son avantage l’évenement qu’on avoit cru le devoir perdre, lui faisoit honneur pour ce succès de trois vertus qu’il n’avoit pas : c’est ainsi que sa réputation s’est établie. Quelques contemporains d’un ministre des plus illustres que la France ait eu dans le dernier siecle disoient de lui quelque chose d’approchant.

Quand nous sommes dans un de ces réduits où plusieurs joüeurs sont assis autour de differentes tables : pourquoi un instinct secret nous fait-il prendre place auprès des joüeurs qui risquent de plus grosses sommes, bien que leur jeu ne soit pas aussi digne de curiosité que celui qui se jouë sur les autres tables ? Quel attrait nous ramene auprès d’eux quand un mouvement de curiosité nous a fait aller voir ce que la fortune décidoit sur les théatres voisins ?

C’est que l’émotion des autres nous émeut nous-mêmes, et ceux qui joüent gros jeu nous émeuvent davantage, parce qu’eux-mêmes ils sont plus émus.

Enfin il est facile de concevoir comment les imitations que la peinture et la poësie nous présentent, sont capables de nous émouvoir, quand on fait reflexion qu’une coquille, une fleur, une médaille où le tems n’a laissé que des phantômes de lettres et de figures, excitent des passions ardentes et inquietes : le desir de les voir et l’envie de les posseder. Une grande passion allumée par le plus petit objet est un évenement ordinaire.

Rien n’est surprenant dans nos passions qu’une longue durée.

Section 5, que Platon ne bannit les poëtes de sa republique, qu’à cause de l’impression trop grande que leurs imitations peuvent faire §

L’impression que les imitations font sur nous en certaines circonstances paroît même si forte, et par consequent si dangereuse à Platon, qu’elle est cause de la resolution qu’il prend de ne point souffrir l’imitation poëtique, ou la poësie proprement dite, dans cette republique ideale dont il regle la constitution avec tant de plaisir. Il craint que les peintures et les imitations qui sont l’essence de la poësie, ne fassent trop d’effet sur l’imagination de son peuple favori, qu’il se répresentoit avec la conception aussi vive et d’un naturel aussi sensible que les grecs ses compatriotes. Les poëtes, dit Platon, ne se plaisent point à nous décrire la tranquillité de l’interieur d’un homme sage qui conserve toujours une égalité d’esprit à l’épreuve des peines et des plaisirs. Ils ne font pas servir le talent de la fiction pour nous peindre la situation d’un homme qui souffre avec constance la perte d’un fils unique. Ils n’introduisent pas sur les théatres des personnages qui sçachent faire taire les passions devant la raison. Les poëtes n’ont pas tort sur ce point. Un stoïcien joüeroit un rôle bien ennuieux dans une tragedie. Les poëtes qui veulent nous émouvoir, c’est Platon qui réprend la parole, présentent des objets bien differens : ils introduisent dans leurs poëmes des hommes livrez à des desirs violens, des hommes en proïe à toutes les agitations des passions, ou qui lutent du moins contre leurs secousses. En effet les poëtes sçavent si bien que c’est l’agitation d’un acteur qui nous fait prendre plaisir à l’entendre parler, qu’ils font disparoître les personnages dès qu’il est décidé s’ils seront heureux ou malheureux, dès que leur destinée est fixée. Or, suivant le sentiment de Platon, l’habitude de se livrer aux passions, même à ces passions artificielles, que la poësie excite, affoiblit en nous l’empire de l’ame spirituelle et nous dispose à nous laisser aller aux mouvemens de nos appetits. C’est un dérangement de l’ordre que ce philosophe voudroit établir dans les actions de l’homme qui, selon lui, doivent être reglées par son intelligence, et non pas gouvernées par les appetits de l’ame sensitive.

Platon reproche encore un autre inconvenient à la poësie : c’est que les poëtes en se mettant aussi souvent qu’ils le font à la place des hommes vicieux dont ils veulent exprimer les sentimens, contractent à la fin les moeurs vicieuses dont ils font tous les jours des imitations. Il est trop à craindre que leur esprit ne se corrompe à force de s’entretenir des idées qui occupent les hommes corrompus. prequens imitatio, a dit depuis Quintilien en parlant des comediens, transit in mores.

Platon appuie de sa propre experience les raisonnemens qu’il fait sur les mauvais effets de la poësie. Après avoir avoüé que souvent il s’est trop laissé seduire à ses charmes, il compare la peine qu’il sent à se separer d’Homere à la peine d’un amant forcé, après bien des combats, à quitter une maîtresse qui prend trop d’empire sur lui. Il l’appelle ailleurs le poëte par excellence et le premier de tous les inventeurs. Si Platon exclut les poëtes de sa republique, on voit bien qu’il ne les en exile que par la même raison qui engage les prédicateurs à prêcher contre les spectacles, et qui faisoit chasser d’Athenes ceux des citoyens qui plaisoient trop à leurs compatriotes.

Voilà les motifs qui font proscrire à Platon la partie de l’art poëtique qui consiste à peindre et à imiter ; car il consent à garder dans sa république la partie de cet art qui enseigne la construction du vers et la composition du métre, c’est la partie de l’art qu’on nomme souvent versification, et que nous appellerons quelquefois dans ces reflexions la mecanique de la poësie. Platon vante même assez cette partie de l’art poëtique, laquelle sçait rendre un discours plus pompeux et plus agréable à l’oreille, en introduisant dans ses phrases un nombre et une harmonie qui lui plaisent plus que la cadence de la prose. Selon lui les loüanges des dieux et celles des heros mises en vers en deviennent plus capables de plaire et de se faire retenir. Le but de Platon est toujours de conserver dans son état les parties d’un art qui sont presqu’incapables de nuire, lorsqu’il proscrit celles qui lui semblent trop dangereuses. C’est ainsi qu’en bannissant de sa republique ceux des modes de la musique ancienne dont les chants mols et effeminez lui sont suspects, il y conserve d’autres modes dont les chants ne lui paroissent pas devoir être pernicieux.

On pourroit répondre à Platon qu’un art necessaire et même simplement utile dans la societé, n’en doit pas être banni, parce qu’il peut devenir un art nuisible entre les mains de ceux qui en abuseroient.

On ne doit proscrire dans un état que les arts superflus et dangereux en même tems, et se contenter de prendre des précautions pour empêcher les arts utiles d’y faire du dommage : Platon lui-même ne défend pas de cultiver la vigne sur les côteaux de sa republique, quoique les excès du vin fassent commettre de grands désordres, et quoique les attraits de cette liqueur engagent souvent d’en prendre au-delà du besoin.

Le bon usage que plusieurs poëtes ont fait dans tous les tems de l’invention et des imitations de la poësie, montre assez qu’elle n’est pas un art inutile dans la societé. Comme il est aussi propre par sa nature à peindre les actions qui peuvent porter les hommes aux pensées vertueuses, que les actions qui peuvent fortifier les inclinations corrompuës : il ne s’agit que d’en faire un bon usage. La peinture des actions vertueuses échauffe notre ame ; elle l’éleve en quelque façon au-dessus d’elle-même, et elle excite en nous des passions loüables telles que sont l’amour de la patrie et de la gloire. L’habitude de ces passions nous rend capables de bien des efforts de vertu et de courage que la raison seule ne pourroit pas nous faire tenter. En effet le bien de la societé exige souvent d’un citoïen des services si difficiles, qu’il est bon que les passions viennent au secours du devoir pour l’engager à les rendre. Enfin un bon poëte sçait disposer de maniere les peintures qu’il fait des vices et des passions, que ses lecteurs en aiment davantage la sagesse et la vertu. En voilà suffisamment à ce sujet, d’autant plus que les poësies françoises, comme nous le dirons dans la suite, ne sçauroient prendre le même empire sur les hommes que celles dont Platon craignoit si fort les effets. D’ailleurs notre naturel n’est pas aussi vif ni aussi sensible que l’étoit celui des atheniens.

Mais Platon fait encore une autre objection contre le merite de la poësie. C’est que les poëtes ne sont que les imitateurs et les copistes des ouvrages et des productions des autres artisans. Le poëte qui fait la description d’un temple n’est, selon lui, que le copiste de l’architecte qui l’a fait élever ; j’en tombe d’accord, et que j’aimerois mieux être, par exemple, l’architecte qui a fait bâtir l’église de saint Pierre de Rome, que le poëte qui en auroit fait en vers une belle description. Je veux même qu’il y ait plus de merite à trouver les proportions qui rendent un vaisseau excellent voilier, qu’à décrire la rapidité de son vol sur les vastes plaines de la mer. Mais souvent aussi le merite est moindre à être l’ouvrier qu’à être l’imitateur ? N’y a-t’il pas plus de merite d’avoir peint un viel livre comme l’a fait Despreaux, que de l’avoir relié, et imprimé si l’on veut ? à ces mots il saisit un gros infortiat grossi des visions d’Accurse et d’Alciat inutile ramas de gothique écriture, dont quatre ais mal unis formoient la couverture entourée à demi d’un viel parchemin noir où pendoit à trois clous un reste de fermoir.

Ici le copiste vaut mieux que l’original. D’ailleurs combien de choses les poëtes imitent-ils, lesquelles ne sont pas l’ouvrage des hommes, comme le tonnerre et les autres metéores, en un mot toute la nature, l’ouvrage du createur. Mais ce raisonnement deviendroit une discussion philosophique qui nous meneroit trop loin ; contentons-nous de dire que la societé qui exclueroit de son sein tous les citoïens dont l’art pourroit être nuisible, deviendroit bientôt un sejour trop sujet à l’ennui.

Section 6, de la nature des sujets que les peintres et les poëtes traitent. Qu’ils ne sçauroient les choisir trop interressans par eux-mêmes §

Des que l’attrait principal de la poësie et de la peinture, dès que le pouvoir qu’elles ont pour nous émouvoir et pour nous plaire vient des imitations qu’elles sçavent faire des objets capables de nous interresser : la plus grande imprudence que le peintre ou le poëte puissent faire, c’est de prendre pour l’objet principal de leur imitation des choses que nous regarderions avec indifference dans la nature : c’est d’emploïer leur art à nous répresenter des actions qui ne s’attireroient qu’une attention mediocre si nous les voïions veritablement. Comment serons-nous touchez par la copie d’un original incapable de nous affecter ? Comment serons-nous attachez par un tableau qui répresente un villageois passant son chemin en conduisant deux bêtes de somme, si l’action que ce tableau imite ne peut pas nous attacher ? Un conte en vers qui décrit une avanture que nous aurions vûë sans y prendre beaucoup d’interêt, nous interressera encore moins.

L’imitation agit toujours plus foiblement que l’objet imité : quidquid… etc. . L’imitation ne sçauroit donc nous émouvoir quand la chose imitée n’est point capable de le faire. Les sujets que Teniers, Wowermans et les autres peintres de ce genre ont répresentez, n’auroient obtenu de nous qu’une attention très-legere. Il n’est rien dans l’action d’une fête de village ou dans les divertissemens ordinaires d’un corps de garde qui puisse nous émouvoir. Il s’ensuit donc que l’imitation de ces objets peut bien nous amuser durant quelques momens, qu’elle peut bien nous faire applaudir aux talens que l’ouvrier avoit pour l’imitation, mais elle ne sçauroit nous toucher.

Nous loüons l’art du peintre à bien imiter, mais nous le blâmons d’avoir choisi pour l’objet de son travail des sujets qui nous interessent si peu.

Le plus beau païsage, fut-il du Titien et du Carrache, ne nous émeut pas plus que le feroit la vûë d’un canton de païs affreux ou riant : il n’est rien dans un pareil tableau qui nous entretienne, pour ainsi dire ; et comme il ne nous touche gueres, il ne nous attache pas beaucoup. Les peintres intelligens ont si bien connu, ils ont si bien senti cette verité, que rarement ils ont fait des païsages deserts et sans figures. Ils les ont peuplez, ils ont introduit dans ces tableaux un sujet composé de plusieurs personnages dont l’action fût capable de nous émouvoir et par consequent de nous attacher. C’est ainsi qu’en ont usé le Poussin, Rubens et d’autres grands maîtres qui ne se sont pas contentez de mettre dans leurs païsages un homme qui passe son chemin, ou bien une femme qui porte des fruits au marché. Ils y placent ordinairement des figures qui pensent, afin de nous donner lieu de penser ; ils y mettent des hommes agitez de passions, afin de reveiller les nôtres et de nous attacher par cette agitation. En effet on parle plus souvent des figures de ces tableaux que de leurs terrasses et de leurs arbres. Le païsage que le Poussin a peint plusieurs fois, et qui s’appelle communément l’Arcadie, ne seroit pas si vanté s’il étoit sans figures.

Qui n’a point entendu parler de cette fameuse contrée qu’on imagine avoir été durant un tems le sejour des habitans les plus heureux qu’aucune terre ait jamais portez ? Hommes toujours occupez de leurs plaisirs, et qui ne connoissoient d’autres inquietudes, ni d’autres malheurs que ceux qu’essuient dans les romans ces bergers chimeriques dont on veut nous faire envier la condition. Le tableau dont je parle répresente le païsage d’une contrée riante.

Au milieu l’on voit le monument d’une jeune fille morte à la fleur de son âge : c’est ce qu’on connoît par la statuë de cette fille couchée sur le tombeau à la maniere des anciens. L’inscription sepulcrale n’est que de quatre mots latins : je vivois cependant en Arcadie, et in Arcadia ego. Mais cette inscription si courte fait faire les plus serieuses reflexions à deux jeunes garçons et à deux jeunes filles parées de guirlandes de fleurs, et qui paroissent avoir rencontré ce monument si triste en des lieux où l’on devine bien qu’ils ne cherchoient pas un objet affligeant. Un d’entre eux fait remarquer aux autres cette inscription en la montrant du doigt, et l’on ne voit plus sur leurs visages, à travers l’affliction qui s’en empare, que les restes d’une joïe expirante. On s’imagine entendre les reflexions de ces jeunes personnes sur la mort qui n’épargne ni l’âge, ni la beauté, et contre laquelle les plus heureux climats n’ont point d’azile. On se figure ce qu’elles vont se dire de touchant lorsqu’elles seront revenuës de la premiere surprise, et l’on l’applique à soi-même et à ceux pour qui l’on s’interesse.

Il en est de la poësie comme de la peinture, et les imitations que la poësie fait de la nature nous touchent seulement à proportion de l’impression que la chose imitée feroit sur nous, si nous la voïions veritablement. Un conte en vers dont le sujet ne seroit point plaisant par lui-même, ne feroit rire personne quelque bien versifié qu’il pût être. Quand une satire ne met pas dans un beau jour quelque verité dont j’avois déja un sentiment confus, quand elle ne contient pas de ces maximes dignes de passer incessamment en proverbes à cause du grand sens qu’elles renferment en abregé, je puis tout au plus la loüer d’être bien écrite ; mais je n’en retiens rien, et j’ai aussi peu d’envie de la vanter que de la relire. Si le trait de l’épigramme n’est pas vif, si le sujet n’en est pas tel qu’on l’écoutât avec plaisir, quand même il seroit raconté en prose, l’épigramme, quoique bien versifiée et rimée richement, ne sera retenuë de personne. Un poëte dramatique qui met ses personnages en des situations qui sont si peu interressantes, que j’y verrois réellement des personnes de ma connoissance sans être bien ému, ne m’émeut gueres en faveur de ses personnages. Comment la copie me toucheroit-elle si l’original n’est pas capable de me toucher ?

Section 7, que la tragedie nous affecte plus que la comedie à cause de la nature des sujets que la tragedie traite §

Quand on a fait reflexion que la tragedie affecte, qu’elle occupe plus une grande partie des hommes que la comedie, il n’est plus permis de douter que les imitations ne nous interessent qu’à proportion de l’impression plus ou moins grande que l’objet imité auroit faite sur nous. Or il est certain que les hommes en general ne sont pas autant émus par l’action theatrale, qu’ils ne sont pas aussi livrez au spectacle durant les répresentations des comedies, que durant celles des tragedies. Ceux qui font leur amusement de la poësie dramatique, parlent plus souvent et avec plus d’affection des tragedies que des comedies qu’ils ont vûës ; ils sçavent un plus grand nombre de vers des pieces de Corneille et de Racine, que de celles de Moliere. Enfin nous souffrons plus volontiers le mediocre dans le genre tragique que dans le genre comique, qui semble n’avoir pas le même droit sur notre attention que le premier, habet comoedia tanto… etc. . Tous ceux qui travaillent pour notre théatre parlent de même, et ils assurent qu’il est moins dangereux de donner un rendez-vous au public pour le divertir en le faisant pleurer, que pour le divertir en le faisant rire.

Il semble cependant que la comedie dût attacher les hommes plus que la tragedie. Un poëte comique ne dépeint pas aux spectateurs des heros, ou des caracteres qu’ils n’aïent jamais connus que par les idées vagues que leur imagination peut en avoir formées sur le rapport des historiens : il n’entretient pas le parterre de conjurations contre l’état, d’oracles ni d’autres évenemens merveilleux, et tels que la plûpart des spectateurs, qui jamais n’ont eu part à des avantures semblables, ne sçauroient bien connoître si les circonstances et les suites de ces avantures sont exposées avec vrai-semblance. Au contraire le poëte comique dépeint nos amis et les personnes avec qui nous vivons tous les jours. Le théatre, suivant Platon, ne subsiste, pour ainsi dire, que des fautes où tombent les hommes, parce qu’ils ne se connoissent pas bien eux-mêmes. Les uns s’imaginent être plus puissans qu’ils ne sont, d’autres plus éclairez et d’autres enfin plus aimables.

Le poëte tragique nous expose les inconveniens dont l’ignorance de soi-même est cause parmi les souverains et les autres personnes indépendantes qui peuvent se vanger avec éclat, dont le ressentiment est naturellement violent, et dont les passions propres à être traitées sur la scene peuvent donner lieu à de grands évenemens. Le poëte comique nous expose quelles sont les suites de cette ignorance de soi-même parmi le commun des hommes dont le ressentiment est asservi aux loix, et dont les passions propres au théatre ne sçauroient produire que des broüilleries, en un mot des projets et des évenemens ordinaires.

Le poëte comique nous entretient donc des avantures de nos égaux, et il nous présente des portraits dont nous voïons tous les jours les originaux. Qu’on me pardonne l’expression : il fait monter le parterre même sur la scene. Les hommes toujours avides de demêler le ridicule d’autrui, et naturellement desireux d’acquerir toutes les lumieres qui peuvent les autoriser à moins estimer les autres, devroient donc trouver mieux leur compte avec Thalie qu’avec Melpoméne : Thalie est encore plus fertile que Melpoméne en leçons à notre usage.

Si la comedie ne corrige pas tous les défauts qu’elle jouë, elle enseigne du moins comment il faut vivre avec les hommes qui sont sujets à ces défauts, et comment il faut s’y prendre pour éviter avec eux la dureté qui les irrite et la basse complaisance qui les flatte. Au contraire la tragedie répresente des heros à qui notre situation ne nous permet gueres de vouloir ressembler, et ses leçons et ses exemples roulent sur des évenemens si peu semblables à ceux qui nous peuvent arriver, que les applications que nous en voudrions faire seroient toujours bien vagues et bien imparfaites.

Mais la comedie, suivant la définition d’Aristote est l’imitation du ridicule des hommes ; et la tragedie, suivant la signification qu’on donnoit à ce mot, est l’imitation de la vie et du discours des heros ou des hommes sujets par leur élevation aux passions les plus violentes. Elle est l’imitation des crimes et des malheurs des grands hommes ; comme des vertus les plus sublimes dont ils soïent capables.

Le poëte tragique nous fait voir les hommes en proïe aux passions les plus emportées et dans les plus grandes agitations. Ce sont des dieux injustes, mais tout puissans, qui demandent qu’on égorge aux pieds de leurs autels une jeune princesse innocente. C’est le grand Pompée, le vainqueur de tant de nations, et la terreur des rois de l’Orient, massacré par de vils esclaves. Nous ne reconnoissons pas nos amis dans les personnages du poëte tragique, mais leurs passions sont plus impetueuses ; et comme les loix ne sont pour ces passions qu’un frein très-foible, elles ont bien d’autres suites que les passions des personnages du poëte comique. Ainsi la terreur et la pitié, que la peinture des évenemens tragiques excite dans notre ame, nous occupent davantage que le rire et le mépris que les incidens des comedies excitent en nous.

Section 8, des differens genres de la poësie et de leur caractere §

Il en est de même de tous les genres de poësie, et chaque genre nous touche à proportion que l’objet, lequel il est de son essence de peindre et d’imiter, est capable de nous émouvoir. Voilà pourquoi le genre élegiaque et le genre bucolique ont plus d’attrait pour nous que le genre dogmatique. Ainsi les vers que soupiroit Tibulle et que l’amour lui dictoit, pour me servir de l’expression de l’auteur de l’art poëtique, nous plaisent infiniment toutes les fois que nous les relisons.

Ovide nous charme dans celles de ses élegies où il n’a pas substitué son esprit au langage de la nature. Personne ne quitta jamais par ce degoût qui vient de satieté la lecture des églogues de Virgile.

Elles font encore un plaisir sensible quand elles n’ont plus rien de nouveau pour nous, et quand la memoire devance les yeux dans cette lecture. Ces deux genres de poësie nous font entendre des hommes touchez, et qui nous rendroient très-sensibles à leurs peines comme à leurs plaisirs, s’ils nous entretenoient eux-mêmes.

Les épigrammes, dont le merite consiste en jeux de mots, ou dans une allusion ingenieuse, ne nous plaisent que lorsqu’elles sont nouvelles pour nous.

C’est la premiere surprise qui nous frappe. Le trait est émoussé dès que nous en avons retenu le sens : mais les épigrammes qui peignent des objets capables de nous attendrir ou de s’attirer une grande attention en quelque maniere que ce soit, font toujours impression sur nous. On les relit plusieurs fois, et bien des personnes les retiennent sans avoir jamais pensé à les apprendre. Pour ne point mettre en jeu les poëtes modernes, les épigrammes de Martial, qu’on sçait communement, ne sont point celles où il a joüé sur le mot, mais bien les épigrammes où il a dépeint un objet capable de nous interesser beaucoup. Telle est l’épigramme de Martial sur Arria la femme de Pétus.

Les auteurs sensez qui ont voulu composer des poëmes dogmatiques, et faire servir les vers à nous donner des leçons, se sont conduits suivant le principe que je viens d’exposer.

Afin de soutenir l’attention du lecteur, ils ont semé leurs vers d’images qui peignent des objets touchans ; car les objets, qui ne sont propres qu’à satisfaire notre curiosité, ne nous attachent pas autant que les objets qui sont capables de nous attendrir. S’il est permis de parler ainsi, l’esprit est d’un commerce plus difficile que le coeur.

Section 9, comment on rend les sujets dogmatiques, interessans §

Quand Virgile composa ses georgiques qui sont un poëme dogmatique, dont le titre nous promet des instructions sur l’agriculture et sur les occupations de la vie champêtre, il eut attention à le remplir d’imitations faites d’après des objets qui nous auroient attachez dans la nature. Virgile ne s’est pas même contenté de ces images répanduës avec un art infini dans tout l’ouvrage. Il place dans un de ces livres une dissertation faite à l’occasion des présages du soleil, et il traite avec toute l’invention dont la poësie est capable, le meurtre de Jules Cesar et les commencemens du regne d’Auguste. On ne pouvoit pas entretenir les romains d’un sujet qui les interessât davantage. Virgile met dans un autre livre, la fable miraculeuse d’Aristée, et la peinture des effets de l’amour. Dans un autre, c’est un tableau de la vie champêtre qui forme un païsage riant et rempli des figures les plus aimables. Enfin il insere dans cet ouvrage l’avanture tragique d’Orphée et d’Euridice, capable de faire fondre en larmes ceux qui la verroient veritablement.

Il est si vrai que ce sont ces images qui sont cause qu’on se plaît tant à lire les georgiques, que l’attention se relâche sur les vers qui donnent les preceptes que le titre a promis. Supposé même que l’objet, qu’un poëme dogmatique nous présente, fût si curieux qu’on le lût une fois avec plaisir, on ne le reliroit pas avec la même satisfaction qu’on relit une églogue. L’esprit ne sçauroit joüir deux fois du plaisir d’apprendre la même chose, comme le coeur peut joüir deux fois du plaisir de sentir la même émotion.

Le plaisir d’apprendre est consommé par le plaisir de sçavoir.

Les poëmes dogmatiques, que leurs auteurs ont dédaigné d’embellir par des tableaux pathetiques assez frequens, ne sont gueres entre les mains du commun des hommes. Quel que soit le merite de ces poëmes, on en regarde la lecture comme une occupation serieuse, et non pas comme un plaisir. On les aime moins, et le public n’en retient gueres que les vers qui contiennent des tableaux pareils à ceux dont on loüe Virgile d’avoir enrichi ses georgiques. Il n’est personne qui n’admire le genie et la verve de Lucrece, l’énergie de ses expressions, la maniere hardie dont il peint des objets, pour lesquels le pinceau de la poësie ne paroissoit point fait : enfin sa dexterité pour mettre en vers des choses, que Virgile lui-même auroit peut-être desesperé de pouvoir dire en langage des dieux : mais Lucrece est bien plus admiré qu’il n’est lû. Il y a plus à profiter dans son poëme de natura rerum, tout rempli qu’il est de mauvais raisonnemens, que dans l’éneide de Virgile : cependant tout le monde lit et relit Virgile, et peu de personnes font de Lucrece leur livre favori. On ne lit son ouvrage que de propos deliberé, et il n’est point, comme l’éneide, un de ces livres sur lesquels un attrait insensible fait d’abord porter la main quand on veut lire une heure ou deux. Qu’on compare le nombre des traductions de Lucrece avec le nombre des traductions de Virgile dans toutes les langues polies, et l’on trouvera quatre traductions de l’éneide de Virgile contre une traduction du poëme de natura rerum. Les hommes aimeront toujours mieux les livres qui les toucheront que les livres qui les instruiront. Comme l’ennui leur est plus à charge que l’ignorance, ils préferent le plaisir d’être émus au plaisir d’être instruits.

Section 10, objection tirée des tableaux pour montrer que l’art de l’imitation interesse plus que le sujet même de l’imitation §

On pourroit objecter que des tableaux où nous ne voïons que l’imitation de differens objets qui ne nous auroient point attachez, si nous les avions vûs dans la nature, ne laissent pas de se faire regarder long-tems. Nous donnons plus d’attention à des fruits et à des animaux répresentez dans un tableau, que nous n’en donnerions à ces objets mêmes. La copie nous attache plus que l’original.

Je répons que, lorsque nous regardons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas sur l’objet imité, mais bien sur l’art de l’imitateur. C’est moins l’objet qui fixe nos regards que l’adresse de l’artisan ; nous ne donnons pas plus d’attention à l’objet même imité dans le tableau, que nous lui en donnons dans la nature. Ces tableaux ne sont point regardez aussi long-tems que ceux où le merite du sujet est joint avec le merite de l’execution. On ne regarde pas aussi long-tems un panier de fleurs de Baptiste, ni une fête de village de Teniers, qu’un des sept sacremens du Poussin, ou une autre composition historique, executée avec autant d’habileté, que Baptiste et Teniers en font voir dans leur execution. Un tableau d’histoire aussi bien peint qu’un corps de garde de Teniers nous attacheroit bien plus que ce corps de garde.

Il faut toujours supposer, comme la raison le demande, que l’art ait réussi également ; car il ne suffit pas que les tableaux soïent de la même main. Par exemple, on voit avec plus de plaisir une fête de village de Teniers qu’un de ses tableaux d’histoire, mais cela ne prouve rien. Tout le monde sçait que Teniers réussissoit aussi mal dans les compositions serieuses, qu’il réussissoit bien dans les compositions grotesques.

Or en distinguant l’attention qu’on donne à l’art d’avec celle qu’on donne à l’objet imité, on trouvera toujours que j’ai raison d’avancer que l’imitation ne fait jamais sur nous plus d’impression que l’objet imité en pourroit faire. Cela est vrai même en parlant des tableaux, qui sont précieux par le merite seul de l’execution.

L’art de la peinture est si difficile, il nous attaque par un sens, dont l’empire sur notre ame est si grand, qu’un tableau peut plaire par les seuls charmes de l’execution, independamment de l’objet qu’il répresente : mais je l’ai déja dit, notre attention et notre estime sont alors uniquement pour l’art de l’imitateur qui sçait nous plaire, même sans nous toucher. Nous admirons le pinceau qui a sçu contrefaire si bien la nature. Nous examinons comment l’artisan a fait pour tromper nos yeux, au point de leur faire prendre des couleurs couchées sur une superficie pour de veritables fruits. Un peintre peut donc passer pour un grand artisan, en qualité de dessinateur élegant, ou de coloriste rival de la nature, quand même il ne sçauroit pas faire usage de ses talens pour répresenter des objets touchans, et pour mettre dans ses tableaux l’ame et la vraisemblance qui se font sentir dans ceux de Raphaël et du Poussin. Les tableaux de l’école lombarde sont admirez, bien que les peintres s’y soïent bornez souvent à flater les yeux par la richesse et par la verité de leurs couleurs, sans penser peut-être que leur art fût capable de nous attendrir : mais leurs partisans les plus zelez tombent d’accord qu’il manque une grande beauté aux tableaux de cette école, et que ceux du Titien, par exemple, seroient encore bien plus précieux s’il avoit traité toujours des sujets touchans, et s’il eut joint plus souvent les talens de son école aux talens de l’école romaine. Le tableau de ce grand peintre qui répresente saint Pierre martyr, religieux dominiquain, massacré par les vaudois, n’est peut-être pas, tout admirable qu’il est par cet endroit, son tableau le plus précieux par la richesse des couleurs locales ; cependant de l’aveu du cavalier Ridolfi, l’historien des peintres de l’école de Venise, c’est celui qui est le plus connu et le plus vanté. Mais l’action de ce tableau est interressante, et le Titien l’a traitée avec plus de vraisemblance et avec une expression des passions plus étudiée que celles de ses autres ouvrages.

Section 11, que les beautez de l’execution ne rendent pas seules un poëme un bon ouvrage, comme elles rendent un tableau un ouvrage precieux §

Il n’en est pas des poëtes, qui n’ont d’autre merite que celui d’exceller dans la versification, et qui ne sçavent pas nous dépeindre aucun objet capable de nous toucher ; mais qui, pour me servir de l’expression d’Horace, ne mettent sur le papier que des niaiseries harmonieuses, comme des peintres dont je viens de parler. Le public ne fait jamais beaucoup de cas des ouvrages d’un poëte qui n’a pour tout talent que celui de réussir dans la mécanique de son art. On auroit tort cependant d’accuser le public de rigueur envers les poëtes et d’indulgence envers les peintres. Il est tout autrement difficile d’être bon coloriste et dessinateur élegant, que grand arrangeur de mots et rimeur exact. D’ailleurs il n’est point d’imitation de la nature dans les compositions du simple versificateur, ou du moins, comme je l’exposerai plus au long dans la suite de cet ouvrage, il est bien difficile que des vers françois imitent assez-bien dans la prononciation le bruit que le sens de ces vers décrit, pour donner beaucoup de réputation au poëte qui ne sçauroit pas faire autre chose. La rime n’est pas l’imitation d’aucune beauté qui soit dans la nature : mais, comme je viens de le dire, il est d’une imitation précieuse des beautez de la nature dans les tableaux du peintre qui ne sçait que bien colorier.

Nous y retrouvons la chair des hommes, et nous reconnoissons dans ses païsages les differens effets de la lumiere et la couleur naturelle de tous les objets.

Dès que le erite principal des poëmes et des tableaux consiste à répresenter des objets capables de nous attacher et de nous toucher si nous les voïons veritablement, il est facile de concevoir combien le choix du sujet est important pour les peintres et pour les poëtes. Ils ne peuvent le choisir trop interessant.

Section 12, qu’un ouvrage nous interesse en deux manieres : comme étant un homme en general, et comme étant un certain homme en particulier §

Un sujet peut être interessant en deux manieres. En premier lieu il est interessant de lui-même, et parce que ses circonstances sont telles qu’elles doivent toucher les hommes en general. En second lieu il est interessant par rapport à certaines personnes seulement, c’est-à-dire que tel sujet qui n’est capable que de s’attirer une attention mediocre du commun des hommes, s’attire cependant une attention très-serieuse de la part de certaines personnes. Par exemple, un portrait est un tableau assez indifferent pour ceux qui ne connoissent pas la personne qu’il répresente ; mais ce portrait est un tableau précieux pour ceux qui aiment la personne dont il est le portrait. Des vers remplis de sentimens pareils aux nôtres, et qui dépeignent une situation dans laquelle nous sommes, ou même une situation dans laquelle nous aurions été autrefois, ont pour nous un attrait particulier. Le sujet qui renferme les principaux évenemens de l’histoire d’un certain peuple est plus interessant pour ce peuple-là, que pour une autre nation. Le sujet de l’éneïde étoit plus interessant pour les romains, qu’il ne l’est pour nous. Le sujet du poëme de la pucelle d’Orleans est plus interessant pour nous que pour les italiens. Je ne parlerai pas plus au long de cet interêt de rapport et particulier à certains hommes comme à certains tems, d’autant qu’il est facile aux peintres et aux poëtes de connoître si les sujets qu’ils entreprennent de traiter interessent beaucoup les personnes devant lesquelles ils doivent produire leurs ouvrages.

Je me contenterai donc de faire deux reflexions à ce sujet. La premiere est qu’il est bien difficile qu’un poëme de quelque étenduë, et qui ne doit pas être soutenu par le pathetique de la declamation, ni par l’appareil du théatre, réussisse s’il n’est pas composé sur un sujet qui réunisse les deux interêts ; je veux dire sur un sujet capable de toucher tous les hommes et qui plaise encore particulierement aux compatriotes de l’auteur, parce qu’il parle des choses ausquelles ils s’interessent le plus. On ne lit pas un poëme pour s’instruire, mais pour son plaisir, et on le quitte quand il n’a point un attrait capable de nous attacher. Or il est presqu’impossible que le genie du poëte soit assez fertile en beautez, et que le poëte puisse les diversifier encore avec assez de varieté pour nous tenir attentifs, pour ainsi dire, à force d’esprit, durant la lecture d’un poëme épique. C’est trop oser que d’entreprendre à la fois d’exciter et de satisfaire notre curiosité. C’est trop hazarder que de vouloir nous faire aimer des personnages qui nous sont pleinement indifferens, avec assez d’affection, pour être émus de tous leurs succès et de toutes leurs traverses. Il est bon que le poëte se prévaille de toutes les inclinations et de toutes les passions qui sont déja en nous, principalement de celles qui nous sont propres comme citoïens d’un certain païs, ou par quelqu’autre endroit. Le poëte qui introduiroit Henri IV dans un poëme épique nous trouveroit déja affectionnez à son heros et à son sujet : son art s’épuiseroit peut-être en vain avant qu’il nous eut interessez pour un heros ancien ou pour un prince étranger, autant que nous le sommes déja pour le meilleur de nos rois.

L’interêt de rapport, ou l’interêt qui nous est particulier, excite autant notre curiosité, il nous dispose du moins autant que l’interêt general à nous attendrir, comme à nous attacher. L’imitation des choses ausquelles nous nous interessons, comme citoïens d’un certain païs, ou comme sectateurs d’un certain parti, a des droits tout puissans sur nous.

Combien de livres de parti doivent leur premiere vogue à l’interêt particulier que prennent à ces livres les personnes attachées à la cause pour laquelle ils parlent. Il est vrai que le public oublie bientôt les livres qui n’ont d’autre merite que celui de prendre l’effort en certaines conjonctures : il faut que le livre soit bon dans le fonds pour se soutenir, mais s’il est tel, s’il merite de plaire à tous les hommes, l’interêt particulier le fait connoître beaucoup plûtôt. Un bon livre fait à la faveur de cet interêt, une fortune et plus prompte et plus grande.

D’ailleurs il est des interêts de rapport qui subsistent long-tems et qui peuvent concilier à un ouvrage durant plusieurs siecles l’attention particuliere d’un grand nombre de personnes. Tel est l’interêt que prend une nation au poëme qui décrit les principaux évenemens de son histoire, et qui parle des villes, des fleuves et des édifices sans cesse présens à ses yeux. Cet interêt particulier auroit fait réussir la pucelle de Chapelain, si le poëme n’eut été que mediocre.

Il est vrai que toutes les nations de l’Europe lisent encore l’éneïde de Virgile avec un plaisir infini, quoique les objets que ce poëme décrit ne soïent plus sous leurs yeux, et quoiqu’elles ne prennent pas le même interêt à la fondation de l’empire romain que les contemporains de Virgile, dont les plus considerables se disoient encore descendus des heros qu’il chante. Les fêtes, les combats et les lieux dont il parle ne sont connus à plusieurs de ses lecteurs que par ce que lui-même en raconte. Mais l’éneïde, l’ouvrage du poëte le plus accompli qui jamais ait écrit, a, pour ainsi dire, des moïens de reste de faire fortune. Quoique ce poëme ne nous touche plus que parce que nous sommes des hommes, il nous touche encore assez pour nous attacher : mais un poëte ne sçauroit promettre à ses ouvrages une fortune pareille à celle de l’éneïde, qui est celle de toucher sans cet interêt qui a un rapport particulier au lecteur, à moins d’une grande présomption, principalement s’il compose en françois. C’est ce que je tâcherai d’expliquer plus au long dans la suite de cet écrit.

Ma seconde reflexion sera sur l’injustice des jugemens temeraires qu’on porte quelquefois en taxant de mensonge ce que disent les anciens du succès prodigieux de certains ouvrages, et cela parce qu’on ne fait pas attention à l’interêt particulier que prenoient à ces ouvrages ceux qui leur ont tant applaudi. Par exemple, ceux qui s’étonnent que Cesar ait été déconcerté en écoutant l’oraison de Ciceron pour Ligarius, et que le dictateur se soit oublié lui-même jusqu’à laisser tomber par un mouvement involontaire des papiers qu’il tenoit entre ses mains.

Ceux qui disent qu’après avoir lû cette oraison, ils cherchent encore l’endroit qui fut capable de frapper si vivement un homme tel que Cesar, parlent en grammairiens qui n’ont jamais étudié que la langue des hommes, et qui n’ont point acquis la connoissance des mouvemens de leur coeur. Qu’on se mette en la place de Cesar, et l’on trouvera sans peine cet endroit. On concevra bientôt comment le vainqueur de Pharsale, qui sur le champ de bataille même avoit embrassé son ennemi vaincu comme son concitoïen, a pu se laisser toucher par la peinture de cet évenement que fait Ciceron, au point d’oublier qu’il fut assis sur un tribunal.

Revenons à l’interêt general et aux sujets où il se trouve, et qui par là sont propres à toucher tout le monde. Les peintres et les poëtes, je l’ai déja dit, n’en doivent traiter que de tels. Il est vrai que ces artisans sçavent enrichir leurs sujets, ils peuvent rendre les sujets qui sont naturellement denuez d’interêt, des sujets interessans : mais il arrive plusieurs inconveniens à traiter de ces sujets qui tirent tout leur pathétique de l’invention de l’artisan. Un peintre, et principalement un poëte qui traite un sujet sans interêt, n’en peut vaincre la sterilité, il ne peut jetter du pathetique dans l’action indifferente qu’il imite qu’en deux manieres : ou bien il embellit cette action par des épisodes, ou bien il change les principales circonstances de cette action. Si le parti que le poëte choisit est celui d’embellir son action par des épisodes, l’interêt qu’on prend à ces épisodes ne sert qu’à faire mieux sentir la froideur de l’action principale, et on lui reproche d’avoir mal rempli son titre. Si le poëte change les principales circonstances de l’action que nous devons supposer être un évenement generalement connu, son poëme cesse d’être vraisemblable. Un fait ne sçauroit nous paroître vraisemblable quand nous sommes informez du contraire par des témoins dignes de foi : c’est ce que nous exposerons plus au long quand nous ferons voir que toute sorte de fiction n’est pas permise en poësie, non plus qu’en peinture.

Que les peintres et les poëtes examinent donc serieusement si l’action qu’ils veulent traiter nous toucheroit sensiblement, supposé que nous la vissions, et qu’ils soïent persuadez que son imitation nous affectera encore moins. Qu’ils ne s’en rapportent pas même uniquement à leur propre discernement, en une décision tellement importante au succès de leurs ouvrages. Avant que de s’affectionner à leurs sujets, avant, pour ainsi dire, que d’épouser leurs personnages, qu’ils consultent leurs amis : c’est le tems où ils en peuvent recevoir les avis les plus utiles. L’imprudence est grande d’attendre à demander avis sur un bâtiment, qu’il soit déja sorti de terre, et qu’on ne puisse plus rien changer dans l’essentiel de son plan sans renverser la moitié d’un édifice déja construit.

Section 13, qu’il est des sujets propres specialement pour la poësie, et d’autres specialement propres pour la peinture. Moïens de les reconnoître §

Non seulement le sujet de l’imitation doit être interessant par lui-même, mais il faut encore le choisir convenable à la peinture, si l’on veut en faire un tableau, et convenable à la poësie quand on veut le traiter en vers. Il est des sujets plus avantageux pour les peintres que pour les poëtes, comme il en est qui sont plus avantageux pour les poëtes que pour les peintres. C’est ce que je vais tâcher d’exposer, après avoir prié qu’on me pardonne un peu de longueur dans cette discussion. Il m’a paru qu’il falloit m’étendre pour être plus intelligible.

Un poëte peut nous dire beaucoup de choses qu’un peintre ne sçauroit nous faire entendre. Un poëte peut exprimer plusieurs de nos pensées et plusieurs de nos sentimens qu’un peintre ne sçauroit rendre, parce que ni les uns, ni les autres ne sont pas suivis d’aucun mouvement propre et specialement marqué dans notre attitude, ni précisement caracterisé sur notre visage. Ce que Cornelie dit à Cesar en venant lui découvrir la conjuration qui l’alloit faire perir dans une heure, l’exemple que tu dois periroit avec toi.

Ne peut être rendu par un peintre. Il peut bien, en donnant à Cornelie une contenance convenable à sa situation et à son caractere, nous donner quelque idée de ses sentimens, et nous faire connoître qu’elle parle avec une grande dignité ; mais la pensée de cette romaine, qui veut que la mort de l’oppresseur de la republique soit un supplice qui puisse épouvanter ceux qui voudroient attenter sur la liberté, et non pas un crime détestable, ne donne point de prise au pinceau. Il n’est pas d’expression pittoresque qui puisse articuler, pour ainsi dire, les paroles du vieil Horace, quand il répond à celui qui lui demandoit ce que son fils pouvoit faire seul contre trois combattans : qu’il mourût.

Un peintre peut bien faire voir qu’un homme est ému d’une certaine passion, quand même il ne le dépeint pas dans l’action, parce qu’il n’est pas de passion de l’ame qui ne soit en même tems une passion du corps. Mais ce que la colere fait penser de singulier suivant le caractere propre de chacun, et suivant les circonstances où il se rencontre, ce qu’elle fait dire de sublime, par rapport à la situation du personnage qui parle, il est très-rare que le peintre puisse l’exprimer assez intelligiblement pour être entendu.

Par exemple, le Poussin a bien pu dans son tableau de la mort de Germanicus exprimer toutes les especes d’affliction dont sa famille et ses amis furent penetrez, quand il mourut empoisonné entre leurs bras ; mais il ne lui étoit pas possible de nous rendre compte des derniers sentimens de ce prince si propres à nous attendrir.

Un poëte le peut faire : il peut lui faire dire : je serois en droit de me plaindre d’une mort aussi prématurée que la mienne, quand bien même elle arriveroit par la faute de la nature ; mais je meurs empoisonné : poursuivez donc la vengeance de ma mort, et ne rougissez point de vous faire délateurs pour l’obtenir. La compassion du public sera du côté de pareils accusateurs. Un peintre ne sçauroit exprimer la plûpart de ces sentimens ; il ne peut encore peindre dans chaque tableau qu’un des sentimens qu’il lui est possible d’exprimer. Il peut bien, pour donner à comprendre le soupçon qu’avoit Germanicus que Tibere fut l’auteur de sa mort, faire montrer par Germanicus à sa femme Agrippine une statuë de Tibere avec un geste et avec un air de visage propres à caracteriser ce sentiment ; mais il faut qu’il emploïe tout son tableau à l’expression de ce sentiment là.

Comme le tableau qui répresente une action, ne nous fait voir qu’un instant de sa durée, le peintre ne sçauroit atteindre au sublime que les choses qui ont precedé la situation présente jettent quelquefois dans un sentiment ordinaire. Au contraire la poësie nous décrit tous les incidens remarquables de l’action qu’elle traite, et ce qui s’est passé jette souvent du merveilleux sur une chose fort ordinaire qui se dit ou qui arrive dans la suite. C’est ainsi que la poësie peut emploïer ce merveilleux qui naît des circonstances, et qu’on appellera si l’on veut un sublime de rapport. Telle est la saillie du misantrope qui, rendant un compte serieux des raisons qui l’empêchent de s’établir à la cour, ajoute après une déduction des contraintes réelles et gênantes qu’on s’épargne en n’y vivant point.

On n’a pas à louer les vers de messieurs tels.

Cette pensée devient sublime par le caractere connu du personnage qui parle, et par la procedure qu’il vient d’essuier, pour avoir dit que des vers mauvais ne valoient rien.

Il est encore plus facile, sans comparaison, au poëte qu’au peintre de nous affectionner à ses personnages, et de nous faire prendre un grand interêt à leur destinée. Les qualitez exterieures comme la beauté, la jeunesse, la majesté et la douceur que le peintre peut donner à ses personnages, ne sçauroient nous interesser à leur destinée autant que les vertus et les qualitez de l’ame que le poëte peut donner aux siens. Un poëte peut nous rendre presqu’aussi sensibles aux malheurs d’un prince, dont nous n’entendîmes jamais parler, qu’aux malheurs de Germanicus, et cela par le caractere grand et aimable qu’il donnera au heros inconnu qu’il voudra nous rendre cher. Voilà ce qu’un peintre ne sçauroit faire : il est réduit à se servir pour nous toucher, de personnages que nous connoissons déja : son grand merite est de nous faire reconnoître sûrement et facilement ces personnages.

C’est un chef-d’oeuvre du Poussin que de nous avoir fait reconnoître Agrippine dans son tableau de la mort de Germanicus avec autant d’esprit qu’il l’a fait. Après avoir traité les differens genres d’affliction des autres personnages du tableau comme des passions qui pouvoient s’exprimer, il place à côté du lit de Germanicus une femme noble par sa taille et par ses vêtemens, qui se cache le visage avec les mains, et dont l’attitude entiere marque encore la douleur la plus profonde. On conçoit sans peine que l’affliction de ce personnage doit surpasser celle des autres, puisque ce grand maître desesperant de la répresenter, s’est tiré d’affaire par un trait d’esprit. Ceux qui sçavent que Germanicus avoit une femme uniquement attachée à lui, et qui reçut ses derniers soupirs, reconnoissent Agrippine aussi certainement que les antiquaires la reconnoissent à sa coëfure, et à son air de tête pris d’après les médailles de cette princesse. Si le Poussin n’est pas l’inventeur de ce trait de poësie qu’il peut bien avoir emprunté du grec qui peignit Agamemmon la tête voilée au sacrifice d’Iphigenie sa fille ; ce trait est toujours un chef-d’oeuvre de la peinture. Je dis toujours le Poussin conformement à l’usage établi, bien que ce le dont les italiens accompagnent les noms illustres, puisse donner à penser que le Poussin fut italien.

Nicolas Poussin, c’est son nom, étoit D’Andeli en Normandie.

Je me suis étonné plusieurs fois que les peintres qui ont un si grand interêt à nous faire reconnoître les personnages dont ils veulent se servir pour nous toucher, et qui doivent rencontrer tant de difficultez à les faire reconnoître à l’aide seule du pinceau, n’accompagnassent pas toujours leurs tableaux d’histoire d’une courte inscription. Les trois quarts des spectateurs qui sont d’ailleurs très-capables de rendre justice à l’ouvrage, ne sont point assez lettrez pour deviner le sujet du tableau. Il est quelquefois pour eux une belle personne qui plaît, mais qui parle une langue qu’ils n’entendent point : on s’ennuïe bientôt de la regarder, parce que la durée des plaisirs, où l’esprit ne prend point de part, est bien courte.

Le sens des peintres gothiques, tout grossier qu’il étoit, leur a fait connoître l’utilité des inscriptions pour l’intelligence du sujet des tableaux. Il est vrai qu’ils ont fait un usage aussi barbare de cette connoissance, que de leurs pinceaux.

Ils faisoient sortir de la bouche de leurs figures par une précaution bizarre, des rouleaux sur lesquels ils écrivoient ce qu’ils prétendoient faire dire à ces figures indolentes ; c’étoit-là veritablement faire parler ces figures. Les rouleaux dont je parle se sont anéantis avec le goût gothique : mais quelquefois les plus grands maîtres ont jugé deux ou trois mots necessaires à l’intelligence du sujet de leurs ouvrages, et même ils n’ont pas fait scrupule de les écrire dans un endroit du plan de leurs tableaux où ils ne gâtoient rien. Raphaël et le Carrache en ont usé ainsi : Coypel a placé de même des bouts de vers de Virgile dans la gallerie du palais roïal, pour aider à l’intelligence de ses sujets qu’il avoit tirez de l’éneïde. Déja les peintres dont on grave les ouvrages commencent à sentir l’utilité de ces inscriptions, et ils en mettent au bas des estampes qui se font d’après leurs tableaux.

Le poëte arrive encore plus certainement que le peintre à l’imitation de son objet. Un poëte peut emploïer plusieurs traits pour exprimer la passion et le sentiment d’un de ses personnages. Si quelques-uns de ses traits avortent, s’ils ne frappent point précisement à son but ; s’ils ne rendent pas exactement toute l’idée qu’il veut exprimer, d’autres traits plus heureux peuvent venir au secours des premiers. Joints ensemble, ils feront ce qu’un seul n’auroit pû faire, et ils exprimeront ainsi l’idée du poëte dans toute sa force. Tous les traits dont Homere se sert pour peindre l’impetuosité d’Achille, ne sont pas également forts, mais les foibles sont rendus plus forts par d’autres, ausquels ils donnent réciproquement plus d’énergie. Tous les traits que Moliere emploïe pour craïonner son misantrope, ne sont pas également heureux, mais les uns ajoutent aux autres, et pris tous ensemble, ils forment le caractere le mieux dessiné et le portrait le plus parfait qui jamais ait été mis sur le théatre. Il n’en est pas de même du peintre qui ne peint qu’une seule fois chacun de ses personnages, et qui ne sçauroit emploïer qu’un trait pour exprimer une passion sur chacune des parties du visage où cette passion doit être renduë sensible. S’il ne forme pas bien le trait qui doit exprimer la passion, si, par exemple, lorsqu’il peint un mouvement de la bouche, son contour n’est point précisement la ligne qu’il falloit tirer, l’idée du peintre avorte ; et le personnage, au lieu d’exprimer une passion, ne fait plus qu’une grimace. Ce que le peintre fait de mieux dans les autres parties du visage, peut bien engager d’excuser ce qu’il a fait de mal en dessinant la bouche, mais il ne supplée pas le trait manqué.

C’est même souvent en vain qu’il tente de corriger sa faute ; il recommence sans faire mieux, et semblable à ceux qui cherchent dans leur memoire un nom propre oublié, il trouve tout hormis le trait qui pourroit seul former l’expression qu’il veut imiter. Ainsi quoiqu’il soit des caracteres qu’un peintre ne puisse pas exprimer, moralement parlant, il n’en est pas qu’un poëte ne puisse copier. Nous allons voir aussi qu’il est bien des beautez dans la nature que le peintre copie plus facilement, et dont il fait des imitations beaucoup plus touchantes que le poëte.

Tous les hommes s’affligent, pleurent et rient ; tous les hommes ressentent les passions, mais les mêmes passions sont marquées en eux à des caracteres differens. Les passions sont variées, même dans les personnes qui, suivant la supposition de l’artisan, doivent prendre un égal interêt à l’action principale du tableau. L’âge, la patrie, le temperament, le sexe et la profession mettent de la difference entre les symptomes d’une passion produite par le même sentiment. L’affliction de ceux qui regardent le sacrifice d’Iphigenie vient du même sentiment de compassion, et cependant cette affliction doit se manifester differemment en chaque spectateur, suivant l’observation que nous venons de faire. Or le poëte ne sçauroit rendre cette diversité sensible dans ses vers. S’il le fait sur la scene, c’est à l’aide de la déclamation, c’est par le secours du jeu muet des acteurs.

On conçoit facilement comment un peintre varie par l’âge, le sexe, la patrie, la profession et le temperament, la douleur de ceux qui voïent mourir Germanicus ; mais on ne conçoit point comment un poëte épique, par exemple, viendroit à bout d’orner son poëme par cette varieté, sans s’embarasser dans des descriptions qui rendroient son ouvrage ennuïeux. Il faudroit qu’il commençât par un détail fatiguant de l’âge, du temperament, et même du vêtement des personnages qu’il veut introduire à son action principale. On ne lui pardonneroit jamais une énumeration pareille ; s’il fait cette énumeration dans ses premiers livres, le lecteur ne s’en souviendra plus, et il ne sentira pas les beautez dont l’intelligence dépend de ce qu’il aura oublié ; s’il fait cette énumeration immediatement avant la catastrophe, elle deviendra un retardement insupportable.

D’ailleurs la poësie manque d’expressions propres à nous instruire de la plus grande partie de ces circonstances. à peine la physique viendroit-elle à bout, avec le secours des termes qui lui sont propres, de bien expliquer le temperament plus ou moins composé, et le caractere de chaque spectateur.

Pour faire concevoir sans peine et distinctement tous ces détails, il faut les exposer aux yeux.

Au contraire rien n’est plus facile au peintre intelligent que de nous faire connoître l’âge, le temperament, le sexe, la profession, et même la patrie de ses personnages, en se servant des habillemens, de la couleur des chairs, de celle de la barbe et des cheveux, de leur longueur et de leur épaisseur, comme de leur tournure naturelle, de l’habitude du corps, de la contenance, de la figure de la tête, de la physionomie, du feu, du mouvement et de la couleur des yeux, et de plusieurs autres choses qui rendent le caractere d’un personnage reconnoissable par sentiment. La nature a mis en nous un instinct, pour faire le discernement du caractere des hommes, qui va plus vîte et plus loin que ne peuvent aller nos reflexions sur les indices et sur les signes sensibles de ces caracteres. Or cette diversité d’expression imite merveilleusement la nature qui, nonobstant son uniformité, est toujours marquée dans chaque sujet à un coin particulier. Où je ne trouve pas cette diversité, je ne vois plus la nature et je reconnois l’art. Le tableau dans lequel plusieurs têtes et plusieurs expressions sont les mêmes, ne fut jamais fait d’après la nature.

Le peintre ne trouve donc aucune opposition du côté de la mécanique de son art à mettre dans chaque expression un caractere particulier. Il arrive même souvent que le peintre, en operant comme poëte, se suggere à lui-même comme coloriste et comme dessinateur des beautez qu’il n’auroit point rencontrées s’il n’avoit point eu des idées poëtiques à exprimer. Une invention en fait éclore une autre. Des exemples rendront encore notre reflexion plus facile à concevoir.

Tout le monde connoît le tableau de Raphaël, où Jesus-Christ confirme à saint Pierre le pouvoir des clefs en présence des autres apôtres : c’est une des pieces de tapisseries de la tenture des actes des apôtres que le pape Leon X fit faire pour la chapelle de Sixte IV et dont les cartons originaux se conservent dans la galerie du palais que Marie Stuard princesse d’Orange fit bâtir à Hamptoncourt. Saint Pierre tenant ces clefs est à genouil devant Jesus-Christ, et il paroît penetré d’une émotion conforme à sa situation : sa reconnoissance et son zele pour son maître paroissent sensiblement sur son visage. Saint Jean l’évangeliste répresenté jeune comme il l’étoit, est dépeint avec l’action d’un jeune homme : il applaudit avec le mouvement de franchise si naturel à son âge au digne choix que fait son maître, et qu’on croit appercevoir qu’il eut fait lui-même, tant la vivacité de son approbation est bien marquée par un air de visage et par un mouvement du corps très-empressé. L’apôtre qui est auprès de lui semble plus âgé et montre la physionomie et la contenance d’un homme posé : aussi, conformement à son caractere, applaudit-il par un simple mouvement des bras et de la tête. On distingue à l’extremité du grouppe un homme bilieux et sanguin : il a le visage haut en couleur, la barbe tirante sur le roux, le front large, le nez quarré et tous les traits d’un homme sourcilleux.

Il regarde donc avec dedain, et en fronçant le sourcil, une préference qu’on devine bien qu’il trouve injuste. Les hommes de ce temperament croïent volontiers ne pas valoir moins que les autres. Près de lui est placé un autre apôtre embarassé de sa contenance : on le discerne pour être d’un temperament mélancolique à la maigreur de son visage livide, à sa barbe noire et plate, à l’habitude de son corps, enfin à tous les traits que les naturalistes ont assignez à ce temperament. Il se courbe, et les yeux fixement attachez sur Jesus-Christ, il est devoré d’une jalousie morne pour un choix dont il ne se plaindra point, mais dont il conservera long-tems un vif ressentiment : enfin on reconnoît là Judas aussi distinctement, qu’à le voir pendu au figuier une bourse renversée au col.

Je n’ai point prêté d’esprit à Raphaël, et je doute même qu’il soit possible de pousser l’invention poëtique plus loin que ce grand peintre l’a fait dans les tableaux de son bon tems. Une autre piece de la même tenture répresente saint Paul annonçant aux atheniens ce dieu auquel ils avoient dressé un autel sans le connoître, et Raphaël a fait de l’auditoire de cet apôtre un chef-d’oeuvre de poësie en se tenant dans les bornes de la vrai-semblance la plus exacte. Un cynique appuïé sur son bâton, et qu’on reconnoît pour tel à l’éfronterie et aux haillons qui faisoient le caractere de la secte de Diogene, regarde saint Paul avec impudence. Un autre philosophe qu’on juge à son air de tête un homme ferme et même obstiné, a le menton sur la poitrine : il est absorbé dans des reflexions sur les merveilles qu’il entend, et l’on croit s’appercevoir qu’il passe dans ce moment-là de l’ébranlement à la persuasion.

Un autre a la tête panchée sur l’épaule droite, et il regarde l’apôtre avec une admiration pure, qui ne paroît pas encore accompagnée d’aucun autre sentiment.

Un autre porte le second doigt de sa main droite sur son nez, et fait le geste d’un homme qui vient d’être enfin éclairé sur des veritez dont il avoit depuis long-tems une idée confuse. Le peintre oppose à ces philosophes des jeunes gens et des femmes qui marquent leur étonnement et leur émotion par des gestes convenables à leur âge comme à leur sexe. Le chagrin est peint sur le visage d’un homme vêtu comme le pouvoient être alors chez les juifs les gens de la loi. Le succès de la prédication de saint Paul devoit produire un pareil effet sur un juif obstiné. La crainte d’être ennuieux m’empêche de parler davantage des personnages de ce tableau, mais il n’en est aucun qui ne rende compte très-intelligiblement de ses sentimens au spectateur attentif.

J’alleguerai encore un exemple. La matiere est assez importante pour cela. Je le tirerai de la Susanne de Monsieur Coypel, tableau qui fut très-vanté, même au sortir de dessus le chevalet. Susanne y comparoît devant le peuple accusée d’adultere, et le peintre la represente dans l’instant où les deux vieillards déposent contre elle. à la phisionomie de Susanne, à l’air de son visage encore serein malgré son affliction, on connoît bien que si elle baisse les yeux, c’est par pudeur et non par remord. La noblesse et la dignité de son visage déposent si hautement en sa faveur, qu’on sent bien que son premier mouvement seroit d’absoudre d’abord l’accusée qui se présenteroit avec une pareille contenance. Le peintre a varié le temperament des fameux vieillards, l’un paroît sanguin, l’autre paroît bilieux et mélancolique. Ce dernier, suivant le caractere propre à son temperament qui est l’obstination, commet le crime avec constance. On n’apperçoit sur son visage que de la fureur et de la rage. Le sanguin paroît attendri, et l’on voit bien que, malgré son emportement, il sent déja des remords qui le font chanceler dans sa résolution. C’est le caractere des hommes de ce temperament. Assez violens pour se venger, ils ne sont point assez durs pour voir les suites de leur vengeance sans être émus par des mouvemens de compassion.

Il est facile de conclure après ce que je viens d’exposer, que la peinture se plaît à traiter des sujets où elle puisse introduire un grand nombre de personnages interessez à l’action. Tels sont les sujets dont nous avons parlé, et tels sont encore le meurtre de Cesar, le sacrifice d’Iphigenie, et plusieurs autres qu’il seroit superflu d’indiquer.

L’émotion des assistans les lie suffisamment à une action, dès que cette action les agite. L’émotion de ces assistans les rend, pour ainsi dire, des acteurs dans un tableau, au lieu qu’ils ne seroient que de simples spectateurs dans un poëme. Par exemple, un poëte qui traiteroit le sacrifice de la fille de Jephté, ne pourroit faire intervenir dans son action qu’un petit nombre d’acteurs très-interessez. Des acteurs qui ne prennent pas un interêt essentiel à l’action, dans laquelle on leur fait joüer un rôle, sont froids à l’excès en poësie.

Le peintre au contraire peut faire intervenir à son action autant de spectateurs qu’il le juge convenable.

Dès qu’ils y paroissent touchez, on ne demande plus ce qu’ils y font.

La poësie ne sçauroit donc se prévaloir d’un si grand nombre d’acteurs. Nous venons de dire qu’un personnage qui ne prend qu’un interêt médiocre dans l’action, devient un personnage ennuieux. S’il y prend un grand interêt, il faut que le poëme fixe sa destinée, et qu’il nous en instruise. La multitude des acteurs, dont le poëte tragique veut quelquefois soutenir sa sterilité, devient d’ailleurs très-embarassante pour lui quand le dénouëment s’approche, et quand il faut s’en défaire. Il oblige donc ces personnages à se défaire eux-mêmes par le fer ou par le poison sur le premier motif qu’il imagine.

L’un meurt vuide de sang, l’autre plein de sené.

C’est un vers de Despreaux qu’on peut bien leur appliquer quoiqu’il ne soit pas fait pour eux. On ne demande point ce que devient un mort, on l’enterre.

Mais cette reforme sanglante, qui fait de la scene tragique un champ de bataille, souleve le spectateur contre tant de meurtres si peu vrai-semblables. Ce n’est pas la quantité du sang répandu, c’est la maniere dont il est versé qui fait le caractere de la tragedie. D’ailleurs le tragique outré devient froid, et l’on est plus porté à rire d’un poëte, qui croit devenir pathetique à force de verser du sang, qu’à pleurer à sa piece. Quelque esprit malin envoïe lui demander la liste de ses morts.

En continuant de comparer la poësie dramatique avec la peinture, nous trouverons encore que la peinture a l’avantage de pouvoir mettre sous nos yeux ceux des incidens de l’action qu’elle traite, qui sont les plus propres à faire une grande impression sur nous.

Elle peut nous faire voir Brutus et Cassius plongeans le poignard dans le coeur de Cesar, et le prêtre enfonçant le couteau dans le sein d’Iphigenie. Le poëte tragique oseroit aussi peu nous présenter ces objets sur la scene, que la métamorphose de Cadmus en serpent, et celle de Progné en hirondelle. Tous ces objets sont de ceux dont Horace a dit : non… etc. .

Quand bien même les loix de la tragedie, fondées sur de bonnes raisons, ne défendroient point de mettre sur le théatre des évenemens tels que ceux dont nous avons parlé, le poëte sensé éviteroit toujours de les y mettre. Comme ces évenemens ne peuvent presque jamais y être répresentez avec vrai-semblance ni avec décence, ils dégenerent en un spectacle froid et puerile. Il n’est pas aussi facile d’en imposer à nos yeux qu’à nos oreilles. Certaines fictions réussissent donc mieux dans le recit que dans le spectacle.

L’évenement, qui pourroit nous toucher, s’il nous étoit raconté avec un choix ingenieux de circonstances, mises en oeuvre dans un recit où la vrai-semblance seroit menagée, devient un jeu de marionetes quand on entreprend de le répresenter sur le théatre. En effet les métamorphoses qui se répresentent sur la scene dans les opera de France et d’Italie y font rire presque toujours, quoique l’évenement soit tragique par lui-même. Voilà pourquoi le poëte qui fait une tragedie est obligé d’avoir recours à un recit pour nous exposer tous les évenemens tels que ceux dont il s’agit ici. Or le recit d’un acteur n’est, pour ainsi dire, que l’imitation d’une imitation et une seconde copie.

Quoique l’action qu’on nous montre dans un recit, pour parler ainsi, soit très-touchante par elle-même, elle nous émouvra moins que ne le feroit une autre action moins tragique, mais qui se passeroit sous nos yeux et qui seroit répresentée devant nous dramatiquement.

La premiere scene entre Rodrigue et Chimene nous émeut plus que le recit de la mort du pere de Chimene qu’elle fait au roi, bien que ce recit se fasse par une personne qui prend à l’évenement un si grand interêt. Cependant la mort du comte est un évenement plus terrible et par consequent bien plus capable d’attacher que la conversation de Chimene et de Rodrigue, quelqu’interessante qu’elle puisse être.

Les sujets, dont la beauté consiste principalement dans l’élevation d’esprit que font voir des acteurs, dans la noblesse de leurs sentimens, comme dans des situations qui doivent agiter violemment et sans relâche les personnes interessées et qui doivent ainsi donner lieu à divers sentimens très-vifs et à des entretiens animez, sont plus heureux pour le poëte tragique. Il peut, en traitant de pareils sujets, nous tenir toujours attentifs et nous faire voir même tous les principaux évenemens de son action sans être reduit au secours des recits. Ce discernement des sujets est extrêmement important, et l’on peut adresser aux peintres comme aux poëtes les vers qu’Horace écrivit pour ces derniers. sumite materiam vestris, qui scribitis, aequam viribus. soit que vous vouliez peindre, soit que vous vouliez composer des vers, aïez autant d’attention à choisir un sujet qui convienne au pinceau, si vous voulez faire un tableau, et qui convienne, pour ainsi dire, à la plume si vous êtes poëte, qu’à le choisir convenable aux forces de votre genie particulier et proportionné avec vos talens personnels. Nous traiterons plus au long de ce dernier choix dans la suite. Revenons aux sujets specialement propres pour être traitez ou en vers ou dans un tableau.

Le poëte qui traite un sujet inconnu, generalement parlant, peut faire facilement connoître ses personnages dès le premier acte : il peut même, comme nous avons déja dit, les rendre interessans. Au contraire le peintre à qui ces moïens manquent, ne doit jamais entreprendre de traiter un sujet tiré de quelque ouvrage peu connu ; il ne doit introduire sur sa toile que des personnages dont tout le monde, du moins le monde devant lequel il doit produire son tableau, ait entendu parler. Il faut que ce monde les connoisse déja, car le peintre ne peut faire autre chose que de les lui faire reconnoître. Nous avons parlé de l’indifference des spectateurs pour le tableau dont ils ne connoissoient pas le sujet.

Le peintre doit avoir cette attention sans cesse, mais elle lui est encore plus necessaire quand il fait des tableaux de chevalet destinez à changer souvent de place comme de maître. Le sujet des fresques peintes sur les murailles, et celui de ces grands tableaux qui demeurent toujours dans la même place, s’il n’est pas bien connu, peut le devenir. On devine même que le tableau d’autel d’une chapelle répresente quelque évenement de la vie du saint sous le nom duquel elle est dédiée. Enfin la renommée qui instruit le monde du merite de ces ouvrages, lui apprend en même-tems l’histoire que le peintre y peut avoir traitée.

Il est des sujets generalement connus. Il en est d’autres qui ne sont bien connus que dans certains païs.

Les sujets les plus connus generalement dans toute l’Europe sont tous les sujets tirez de l’écriture sainte. Voilà peut-être pourquoi Raphaël et le Poussin ont préferé ces sujets aux autres, principalement quand ils ont fait des tableaux de chevalet. De quatre tableaux du Poussin, il y en a trois qui répresentent une action tirée de la bible.

Les principaux évenemens de l’histoire des grecs et de celle des romains, ainsi que les avantures fabuleuses des dieux qu’adoroient ces nations, sont encore des sujets generalement connus. La coutume établie maintenant chez tous les peuples polis de l’Europe veut qu’on fasse de l’étude des auteurs grecs et romains l’occupation la plus serieuse des enfans. En étudiant ces auteurs, on se remplit la tête des fables et des histoires de leur païs, et l’on oublie difficilement tout ce qu’on peut avoir appris dans l’enfance.

Il n’en est pas ainsi de l’histoire moderne, tant ecclesiastique que profane. Chaque païs a ses saints, ses rois et ses grands personnages très-connus et que tout le monde y reconnoît facilement, mais qui ne sont pas reconnus de même en d’autres païs. Saint Petrone vêtu en évêque, et portant sur la main la ville de Boulogne caracterisée par ses principaux bâtimens et par ses tours, n’est pas une figure connuë en France generalement comme elle l’est en Lombardie. Saint Martin coupant son manteau, action dans laquelle les peintres et les sculpteurs le répresentent ordinairement, n’est pas d’un autre côté une figure aussi connuë en Italie qu’elle l’est en France.

Les françois sçavent communement l’histoire de France depuis deux siecles. Ils ont une idée de l’air du visage et des habillemens de ceux qui ont fait la plus grande figure dans ces tems-là. Mais une tête de Henri IV ne feroit pas deviner le sujet d’un tableau en Italie comme elle le feroit deviner en France. Chaque peuple a même ses fables particulieres et ses heros imaginaires les heros du Tasse et de L’Arioste ne sont pas aussi connus en France qu’en Italie. Ceux de l’Astrée sont plus connus aux françois qu’aux italiens. Je ne sçais que dom Quichotte, heros d’un genre particulier, dont les prouesses soïent aussi connuës des étrangers que des compatriotes de l’ingenieux espagnol qui lui a donné l’être.

Horace passe avec raison pour le plus judicieux des auteurs qui ont donné des enseignemens aux poëtes.

Qu’on voïe ce qu’il ne laisse pas de leur conseiller malgré les facilitez particulieres qu’ils ont pour faire connoître leurs personnages et pour mettre le lecteur au fait de leur sujet.

Vous ferez encore mieux de choisir le sujet de votre piece parmi les évenemens de la guerre de Troye si souvent mis au théatre, que d’imaginer à plaisir l’action de votre tragedie, ou de tirer de la poussiere de quelque livre ignoré des heros dont le monde n’entendit jamais parler, et d’en faire vos personnages. Que n’eut pas dit Horace aux peintres s’il leur avoit adressé la parole.

Section 14, qu’il est même des sujets specialement propres à certains genres de poësie et de peinture. Du sujet propre à la tragedie §

Non seulement certains sujets sont plus avantageux pour la poësie que pour la peinture, ou pour la peinture que pour la poësie ; mais il est encore des sujets plus propres à chaque genre de poësie et à chaque genre de peinture, qu’aux autres genres de poësie et de peinture. Le sacrifice d’Iphigenie, par exemple, ne convient qu’à un tableau où le peintre puisse donner à ses figures une certaine grandeur. Un pareil sujet ne veut pas être répresenté avec de petites figures destinées à l’embellissement d’un païsage. Un sujet grotesque ne veut pas être traité avec des figures aussi grandes que le naturel. Des figures plus grandes que nature ne seroient point propres à répresenter une toilette de Venus. Qu’on ne me demande point les raisons physiques de ces convenances, je n’en pourrois alleguer d’autres que l’instinct qui nous les dicte et l’exemple des grands peintres qui les ont observées.

Il en est de même de la poësie : les évenemens tragiques ne sont point propres à être racontez en épigramme. L’épigramme peut tout au plus relever et mettre en son jour quelque circonstance brillante de ces évenemens ; elle peut nous en faire admirer quelque trait, mais elle ne peut nous y interesser. à peine en compte-t-on cinq ou six bonnes parmi les anciennes et les modernes qui roulent sur de pareils sujets. La comedie ne veut point traiter des actions atroces, Thalie ne sçauroit faire les imprécations ni imposer les peines dûës aux grands crimes.

L’églogue ne convient pas aux passions violentes et sanguinaires.

Quelques reflexions que je vais faire sur les actions propres à la tragedie, empêcheront peut-être ceux qui voudront bien y faire attention, de se méprendre sur le choix des sujets qui lui conviennent.

Le but de la tragedie étant d’exciter principalement en nous la terreur et la compassion, il faut que le poëte tragique nous fasse voir en premier lieu des personnages aimables et estimables, et qu’il nous les répresente ensuite en un état veritablement malheureux. Commencez par faire estimer aux hommes ceux que vous voulez leur faire plaindre.

Il est donc necessaire que les personnages de la tragedie ne meritent point d’être malheureux, ou du moins d’être aussi malheureux qu’ils le sont. Si leurs malheurs ne sont pas une pure infortune, mais une punition de leurs fautes, ils en doivent être une punition excessive. Du moins si ces fautes sont de veritables crimes, il ne faut pas que ces crimes aïent été commis volontairement. Oedipe ne seroit plus un principal personnage de tragedie, s’il avoit sçu dans le tems de son combat, qu’il tiroit l’épée contre son propre pere. Le malheur des scelerats sont peu propres à nous toucher ; ils sont un juste supplice dont l’imitation ne sçauroit exciter en nous ni terreur, ni compassion veritable.

Un évenement terrible est celui qui nous étonne et qui nous épouvante à la fois. Or rien n’est moins étonnant que le châtiment d’un homme qui par ses crimes irrite le ciel et la terre. Ce seroit l’impunité des grands criminels qui pourroit surprendre ; leur châtiment ne sçauroit donc causer en nous la terreur où cette crainte ennemie de la présomption et qui nous fait nous défier de nous-mêmes. La peine dûë aux grands crimes ne nous paroît pas à craindre pour nous. Nous sommes suffisamment rassurez contre la crainte de commettre jamais de semblables forfaits, par l’horreur qu’ils nous inspirent. Nous pouvons craindre des fatalitez du même genre que celles qui arrivent à Pyrrhus dans l’Andromaque de Racine, mais non de commettre des crimes aussi noirs que le sont ceux de Narcisse dans Britannicus. Un scelerat qui subit sa destinée ordinaire dans un poëme, n’excite pas aussi notre compassion ; son supplice, si nous le voïions réellement, exciteroit bien en nous une compassion machinale : mais comme l’émotion que les imitations produisent n’est pas aussi tyrannique que celle que l’objet même exciteroit, l’idée des crimes qu’un personnage de tragedie a commis nous empêche de sentir pour lui une pareille compassion. Il ne lui arrive rien dans la catastrophe que nous ne lui aïons souhaité plusieurs fois durant le cours de la piece, et nous applaudissons alors au ciel qui justifie enfin sa lenteur à punir.

Personne n’ignore qu’on entend en poësie par scelerat un homme qui viole volontairement les préceptes de la loi naturelle, à moins qu’il ne soit excusé par une loi particuliere à son païs. Le respect pour les loix de la societé dont on est membre est une si grande vertu, qu’elle excuse sur la scene l’erreur qui nous fait violer la loi naturelle. Ainsi quand Agamemnon veut sacrifier sa fille, il viole la loi naturelle sans être en poësie un personnage scelerat : il est excusé par sa resignation aux loix et à la religion de sa patrie qui autorisoit de pareils meurtres. C’est la loi de son païs qui se trouve chargée de l’horreur du crime. On plaint la misere des hommes de ce tems-là qui ne pouvoient plus discerner la loi naturelle à travers les nuages dont les fausses religions l’enveloppoient. Nous pouvons dire la même chose des meurtriers de Cesar, parce qu’ils avoient été élevez dans la maxime que les voïes violentes étoient permises contre un citoïen qui vouloit faire des sujets de ses égaux ; et qui, pour parler le langage des romains, affectoit la tyrannie.

Mais un romain, contemporain de Cesar, qui voudroit sacrifier sa propre fille seroit un scelerat, il violeroit un précepte sacré de la loi naturelle sans être excusé par les loix de sa patrie : car il y avoit long-tems deslors que les romains avoient défendu de sacrifier des victimes humaines, et qu’ils avoient même obligé les peuples libres qui vivoient sous leur protection, à garder cette défense. Une erreur excusable peut donc réhabiliter, pour ainsi dire, le personnage qui commet un grand crime contre la loi naturelle, mais je me donnerai bien de garde de donner aux emportemens et aux premiers mouvemens le droit d’excuser les grands crimes, même sur le théatre.

Celui à qui ses premiers mouvemens peuvent faire commettre de grands crimes, est toujours un scelerat.

L’emportement n’excuse point le meurtre volontaire de sa femme, même suivant la morale de la poësie la seule dont il s’agisse ici et la plus indulgente de toutes. De tels crimes repugnent tellement aux coeurs qui ne sont pas entierement dépravez, qu’il ne suffit point d’avoir perdu quelque chose de la liberté de son esprit pour les commettre, sans devenir un scelerat odieux. Ce n’est point par reflexion et en resistant à la tentation qu’un homme à qui il reste encore quelque vertu ne les commet pas, c’est parce qu’il n’est pas en lui de mouvement qui le porte jamais à de pareils excès : il est en lui une horreur d’instinct, et si j’ose dire machinale, contre les actions dénaturées. S’il y pouvoit être porté par un premier mouvement de colere, un premier mouvement de vertu le retiendroit. Les vertus n’ont-elles pas leurs premiers mouvemens ainsi que les passions vicieuses ?

Section 15, des personnages de scelerats qu’on peut introduire dans les tragedies §

Après cela je suis très-éloigné de défendre d’introduire des personnages scelerats dans une tragedie. Le principal dessein de ce poëme est bien d’exciter en nous la terreur et la compassion pour quelques-uns de ses personnages, mais non pas pour tous ses personnages. Ainsi le poëte, pour arriver plus certainement à son but, peut bien exciter en nous d’autres passions qui nous préparent à sentir plus vivement encore les deux qui doivent dominer sur la scene tragique, je veux dire la compassion et la terreur.

L’indignation que nous concevons contre Narcisse augmente la compassion et la terreur où nous jettent les malheurs de Britannicus. L’horreur qu’inspirent les discours d’Oénone nous rend plus sensibles à la malheureuse destinée de Phédre ; le mauvais effet des conseils de cette confidente que le poëte lui fait toujours donner à Phedre, quand elle est prête à se repentir, rend cette princesse plus à plaindre, et ses crimes plus terribles. Nous craignons de recevoir de pareils conseils en de semblables conjonctures. On peut donc introduire des personnages scelerats dans un poëme, ainsi qu’on met des bourreaux dans le tableau qui répresente le martyre d’un saint : mais comme on blâmeroit le peintre qui dépeindroit aimables des hommes ausquels il fait faire une action odieuse, de même on blâmeroit le poëte qui donneroit à des personnages scelerats des qualitez capables de leur concilier la bienveillance du spectateur. Cette bienveillance pourroit aller jusqu’à faire plaindre le scelerat, et à diminuer l’horreur du crime par la compassion que donneroit le criminel. Voilà ce qui est entierement opposé au grand but de la tragedie, je veux dire à son dessein de purger les passions.

Il ne faut point encore que le principal interêt de la piece tombe sur les personnages de scelerats. Le personnage d’un scelerat ne doit point être capable d’interesser par lui-même ; ainsi le spectateur ne sçauroit prendre part à ses avantures, qu’autant que ces avantures seront les incidens d’un évenement où des personnages d’un autre caractere auront un grand interêt. Qui fait attention à la mort de Narcisse dans Britannicus ?

Il est outre cela des scelerats qui ne devroient jamais paroître sur la scene à quelque titre que ce fut : ce sont les impies. J’appelle ici impieté tous les discours brutaux que fait tenir une audace insensée contre la religion qu’on professe, telle que puisse être cette religion. Ainsi mon sentiment est qu’on ne doit point, par exemple, introduire jamais sur le théatre un romain encore païen qui se moqueroit du feu de Vesta, non plus qu’un grec qui traiteroit avec insolence l’oracle de Delphes de fourberie inventée par les prêtres d’Apollon. Il seroit inutile d’expliquer ici que ceux qui, comme Polyeucte, parlent contre une religion l’ouvrage des hommes, parce qu’ils connoissent la verité, ne sont pas de ces impies que je proscris.

Les termes de ma proposition préviennent tout sujet de le soupçonner.

Mais, dira-t-on, Phédre viole volontairement les loix les plus saintes du droit naturel, elle aime le fils de son mari, elle lui parle de sa passion, elle tente tout pour le seduire, enfin ce qui fait le caractere le mieux marqué d’un scelerat, elle accuse l’innocent du crime qu’elle même a commis. Cependant les malheurs de Phédre ne laissent pas d’exciter la compassion, quand on voit la tragedie de Racine. On peut dire la même chose de plusieurs pieces des anciens tragiques.

Je réponds que Phédre ne commet pas volontairement les crimes dont elle est punie ; c’est un pouvoir divin auquel une mortelle ne sçauroit resister dans le sistême du paganisme, qui la force d’être incestueuse et perfide. Après ce que Phédre et sa confidente disent dès le premier acte sur la haine de Venus contre la posterité de Pasiphaé, et sur la vengeance de cette déesse qui détermine notre princesse infortunée à tout le mal qu’elle fait, ses crimes ne paroissent plus être ses crimes, que parce qu’elle en reçoit la punition. La haine en tombe sur Venus. Phédre plus malheureuse qu’elle ne devroit l’être, est un veritable personnage de tragedie.

Speroné Speroni, poëte du dix-septiéme siecle, a fait une tragedie italienne, intitulée Canacée, qui du moins peut passer pour une des meilleures tragedies écrites en italien. Le goût de déclamation y regne bien moins que dans les tragedies de ses compatriotes. Le sujet de la tragedie est l’avanture funeste de Macarée fils d’éole, et de Canacée soeur de Macarée. Venus, pour se vanger des persecutions d’éole contre énée, rend les enfans d’éole amoureux l’un de l’autre, et Canacée commet un inceste avec son frere. L’action de la tragedie revolta contre Speroné Speroni les beaux esprits d’Italie, mais on est obligé de condamner leur delicatesse quand on a lû la dissertation que cet auteur composa pour justifier le choix de son sujet.

Or comme la destinée de Phédre est semblable à celle de Canacée, tout ce que l’italien allegue pour sa défense justifie le françois, et j’y renvoïe mon lecteur.

Il seroit superflu d’avertir ici qu’en lisant une piece de théatre, on admet comme veritables les suppositions fausses qui étoient reçûës au tems où l’action est arrivée ; tout le monde sçait bien qu’il faut se prêter aux opinions qui ont été celles des acteurs. Pour juger sainement de leur conduite, il faut entrer dans leurs idées, et penser comme eux-mêmes ils pensoient. Ainsi en voïant la tragedie de Phédre, on se prête à la supposition qui faisoit les dieux du paganisme les auteurs et les vengeurs des crimes, bien que cette supposition revolte encore plus le bon sens, que ne le fait la plus extravagante des métamorphoses qu’Ovide a mises en vers.

Section 16, de quelques tragedies dont le sujet est mal choisi §

Non seulement il faut que le caractere des principaux personnages soit interessant, mais il est encore necessaire que les accidens qui leur arrivent, soïent tels qu’ils puissent affliger tragiquement des personnes raisonnables, et jetter dans une crainte terrible un homme courageux. Un prince de quarante ans qu’on nous répresente au désespoir et dans la disposition d’attenter sur lui-même, parce que sa gloire et ses interêts l’obligent à se separer d’une femme dont il est amoureux et aimé depuis douze ans, ne nous rend gueres compatissant à son malheur. Nous ne sçaurions le plaindre durant cinq actes. Les excès de passions où le poëte fait tomber son heros, tout ce qu’il lui fait dire afin de bien persuader les spectateurs que l’interieur de ce personnage est dans l’agitation la plus affreuse, ne sert qu’à le dégrader davantage. On nous rend le heros indifferent en voulant rendre l’action interessante. L’usage de ce qui se passe dans le monde et l’experience de nos amis au défaut de la nôtre, nous apprennent qu’une passion contente s’use tellement en douze années, qu’elle devient une simple habitude. Un heros, obligé par sa gloire et par l’interêt de son autorité à rompre cette habitude, n’en doit pas être assez affligé pour devenir un personnage tragique : il cesse d’avoir la dignité requise aux personnages de la tragedie, si son affliction va jusqu’au desespoir. Un tel malheur ne sçauroit l’abbattre s’il a un peu de cette fermeté sans laquelle on ne sçauroit être, je ne dis pas un heros, mais même un homme vertueux. La gloire, dira-t-on, l’emporte à la fin, et Titus, de qui l’on voit bien que vous voulez parler, renvoïe Berenice chez elle.

Je répondrai donc que ces combats que livre Titus ne sont pas dignes de lui, ni dignes d’occuper la scene tragique durant cinq actes. Alleguer qu’à la fin la vertu triomphe de la passion, ce n’est pas justifier le caractere de Titus. Une pareille raison pourroit tout au plus justifier celui d’une jeune princesse qui, durant quatre actes, auroit fait voir la foiblesse que montre cet empereur. C’est faire tort à la réputation qu’il a laissée, c’est aller contre les loix de la vrai-semblance et du pathetique veritable que de lui donner un caractere si mol et si effeminé. L’historien, dont Monsieur Racine a tiré le sujet de sa piece, raconte seulement que Titus renvoïa Berenice, et qu’ils se separerent à regret.

Cet auteur ne dit point que Titus se soit abandonné à la douleur excessive où il est toujours plongé dans la piece dont je parle. Quand même l’avanture seroit narrée par Suetone avec les circonstances dont Monsieur Racine a trouvé bon de la revêtir, il n’auroit pas dû la choisir comme un sujet propre à la scene tragique. La gloire du succès ne répare pas toujours la honte d’un combat où nous devions remporter l’avantage d’abord. Un ennemi bien inégal nous surmonte en quelque façon, s’il dispute trop long-tems la victoire contre nous. En effet dix mille allemands, qui n’auroient battu six mille turcs en rase campagne qu’après un combat de douze heures, seroient honteux de leur propre victoire. Aussi quoique Berenice soit une piece très methodique et parfaitement bien écrite, le public ne la revoit pas avec le même goût que Phédre et qu’Andromaque.

Monsieur Racine avoit mal choisi son sujet, et pour dire plus exactement la verité, il avoit eu la foiblesse de s’engager à la traiter sur les instances d’une grande princesse. Quand il se chargea de cette tâche, l’ami, dont les conseils lui furent tant de fois utiles, étoit absent. Despreaux a dit plusieurs fois qu’il eut bien empêché son ami de se consommer sur un sujet aussi peu propre à la tragedie que Berenice, s’il avoit été à portée de le dissuader de promettre qu’il le traiteroit.

Inspirez toujours de la veneration pour les personnages destinez à faire verser des larmes. Ne faites jamais chausser le cothurne à des hommes inferieurs à plusieurs de ceux avec qui nous vivons : autrement vous serez aussi blamable que si vous aviez fait ce que Quintilien appelle : donner le rôle d’Hercule à jouer à un enfant.

Section 17, s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies §

Mon sujet amene ici naturellement deux questions. La premiere, s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies ; et la seconde, si nos poëtes tragiques ne donnent point trop de part à cette passion dans les intrigues de leurs pieces.

Tous les hommes que nous trouvons dignes de notre estime nous interessent à leurs agitations comme à leurs malheurs, mais nous sommes sensibles principalement aux inquietudes comme aux afflictions de ceux qui nous ressemblent par leurs passions. Tous les discours qui nous ramenent à nous-mêmes, et qui nous entretiennent de nos propres sentimens, ont pour nous un attrait particulier. Il est donc naturel d’avoir de la prédilection pour les imitations qui depeignent d’autres nous-mêmes, c’est-à-dire des personnages livrez à des passions que nous ressentons actuellement, ou que nous avons ressenties autrefois.

L’homme sans passion est une chimere, mais l’homme en proïe à toutes les passions n’est pas un être moins chimerique. Le même temperament qui nous livre aux unes, nous garentit des autres. Ainsi il n’y a que certaines passions qui aïent un rapport particulier avec nous, et dont la peinture ait des droits privilegiez sur notre attention.

Les hommes qui ne ressentent pas les mêmes passions que nous, ne sont pas autant nos semblables que ceux qui les ressentent ; ces derniers tiennent à nous par des liens particuliers. Par exemple, Achile, impatient de partir pour aller faire le siege de Troïe, attire bien l’attention de tout le monde, mais il interesse bien davantage à sa destinée un jeune homme avide de la gloire militaire, qu’un homme dont l’ambition est de se rendre le maître de soi-même pour devenir digne de commander aux autres. Ce dernier s’interessera bien davantage au caractere que Corneille donne à l’empereur Auguste dans la tragedie de Cinna, et qui ne touchera que foiblement le partisan d’Achile.

Les peintures d’une passion que nous n’avons pas ressentie, ou d’une situation dans laquelle nous ne nous sommes pas trouvez, ne sçauroient donc nous émouvoir aussi vivement que la peinture des passions et des situations qui sont actuellement les nôtres, ou qui l’ont été autrefois. En premier lieu l’esprit n’est gueres piqué par la peinture d’une passion dont il ne connoît pas les symptômes, il craint d’être la dupe d’une imitation infidelle. Or l’esprit connoît mal les passions que le coeur n’a pas senties ; tout ce que les autres nous en racontent ne sçauroit nous donner une idée juste et précise des agitations d’un interieur qu’elles tirannisent. En second lieu, il faut que notre coeur ait peu de pente pour les passions que nous n’avons pas encore éprouvées à vingt-cinq ans.

Le coeur a bien plûtôt acquis toutes ses forces que l’esprit, et il me paroît presqu’impossible qu’un homme de cet âge n’ait pas encore senti les mouvemens de toutes les passions ausquelles son temperament le condamne.

Comment ceux qui n’ont pas de dispositions à sentir une passion, comment un homme qui n’est point agité par l’objet même, pourroit-il être vivement touché par sa peinture ? Comment un homme dont l’esprit est insensible à la gloire militaire, et qui ne regarde ce qu’on appelle vulgairement un conquerant que comme un furieux à charge au genre humain, peut-il être vivement interessé par les mouvemens inquiets de l’impetueux Achile quand il imagine qu’on conspire pour l’empêcher de s’aller immortaliser en prenant Troye.

L’homme, pour qui les attraits du jeu sont sans amorce, est-il touché de l’affliction d’une personne qui vient de faire des pertes considerables, à moins qu’il ne prenne pour elle de ces interêts particuliers qui font partager tous les sentimens d’une autre personne, de maniere qu’on s’afflige de ce qu’elle est affligée. Sans un pareil motif l’homme, qui n’aime pas le jeu, plaindra seulement le joüeur d’avoir contracté l’habitude dangereuse de mettre à la disposition des cartes ou des dez la douceur de son humeur et la tranquillité de sa vie ; c’est parmi ceux qui sont tourmentez de maux pareils aux nôtres que l’instinct nous fait chercher des gens qui partagent nos peines, et qui nous consolent en s’affligeant avec nous. Didon conçoit d’abord une compassion tendre pour énée obligé de s’enfuir de sa patrie, parce qu’elle même avoit été obligée de s’enfuir de la sienne. Elle avoit senti les mêmes peines qu’éprouvoit énée, comme Virgile le lui fait dire. non ignara mali miseris succurrere disco. il est encore ordinaire de juger des mouvemens naturels du coeur en general, par les mouvemens de son propre coeur. Ainsi ceux qui n’ont point de pente vers une passion, ne conçoivent point que les fureurs dont le poëte remplit ses scenes, et qu’il expose comme les suites naturelles d’un emportement dont-ils n’ont jamais senti les accès, soïent exposées suivant la verité : ou bien les suites d’une semblable passion leur paroissent les pures saillies de l’imagination dereglée d’un poëte exagerateur : ou bien les personnages d’une piece cessent de les interesser. Ils ne les regardent plus comme des hommes troublez par une passion, mais comme des hommes tombez en une veritable demence. Suivant leur sentiment ce sont des hommes moins propres à joüer un rolle sur la scene, qu’à être reclus dans ces maisons où les nations polies renferment une partie de leurs fols.

Les transports forcenez d’un ambitieux, au desespoir qu’on lui ait préferé pour remplir un poste éminent et l’objet de ses desirs, celui de ses rivaux qu’il méprisoit davantage, peuvent donc bien interesser vivement ceux qui sçavent par leur propre experience que la passion que le poëte dépeint peut exciter dans le coeur humain ces mouvemens furieux : mais toutes ces agitations, que quelques écrivains nomment la fievre d’ambition, toucheront foiblement les hommes à qui leur tranquillité naturelle a permis de se nourrir l’esprit de reflexions philosophiques, et qui plusieurs fois se sont dit à eux-mêmes que les personnes qui distribuent les emplois se déterminent souvent dans tous les païs et dans tous les tems par des motifs injustes ou frivoles. Ce qu’ils sçavent du passé, ce qu’ils prévoïent de l’avenir, les empêche de s’étonner de ce qu’ils voïent. Peu mortifiez, peu surpris même des préferences les plus bizarres, ils sont mal disposez à entrer avec affection dans les peines d’un personnage que la promotion d’un concurrent fait sortir de son bon sens. Pourquoi se desesperer si fort, diront-ils, pour un malheur aussi commun parmi les hommes que la fievre ?

Il n’est pas besoin d’être philosophe pour supporter un pareil malheur avec constance. Il suffit d’être un homme raisonnable.

Ainsi l’on ne sçauroit blâmer les poëtes de choisir pour sujet de leurs imitations les effets des passions qui sont les plus generales, et que tous les hommes ressentent ordinairement. Or de toutes les passions celle de l’amour est la plus generale : il n’est presque personne qui n’ait eu le malheur de la sentir du moins une fois en sa vie. C’en est assez pour s’interesser avec affection aux peines de ceux qu’elle tyrannise.

Nos poëtes ne pourroient donc pas être blâmez de donner part à l’amour dans les intrigues de leurs pieces, s’ils le faisoient avec plus de retenuë. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour le goût de leur siecle, ou, pour dire mieux, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En rencherissant les uns sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scene tragique. Racine a mis plus d’amour dans ses pieces que Corneille, et la plûpart de ceux qui sont venus depuis Racine, trouvant qu’il étoit plus facile de l’imiter par ses endroits foibles que par les autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.

Section 18, que nos voisins disent que nos poëtes mettent trop d’amour dans leurs tragedies §

Comme le goût de faire mouvoir par l’amour les ressorts des tragedies n’a pas été le goût des anciens ; comme ce goût n’est pas fondé sur la verité, et qu’il fait une violence presque continuelle à la vraisemblance, il ne sera point peut-être le goût de nos neveux. La posterité pourra donc blâmer l’abus que nos poëtes tragiques ont fait de leur esprit, et les censurer un jour d’avoir donné le caractere de Tircis et de Philene, d’avoir fait faire toutes choses pour l’amour, à des personnages illustres et qui vivoient dans des siecles où l’idée qu’on avoit du caractere d’un grand homme n’admettoit pas le mêlange de pareilles foiblesses.

Elle reprendra nos poëtes d’avoir fait d’une intrigue amoureuse la cause de tous les mouvemens qui arriverent à Rome quand il s’y forma une conjuration pour le rappel des tarquins, comme d’avoir répresenté les jeunes gens de ce tems-là si polis et même si timides devant leurs maîtresses, eux dont les moeurs sont connuës suffisamment par le recit que fait Tite-Live de l’avanture de Lucrece.

Un poëte très-vanté chez une nation voisine, qui du moins a beaucoup d’émulation pour la nôtre, fait en differens endroits de ses ouvrages plusieurs reflexions un peu desobligeantes pour les poëtes tragiques françois. Cet écrivain prétend que l’affectation à mettre de l’amour dans toutes les intrigues des tragedies, et dans presque tous les caracteres des personnages, ait fait tomber nos poëtes en plusieurs fautes. Une des moindres est de faire souvent de fausses peintures de l’amour.

L’amour n’est pas une passion gaie : le veritable amour, le seul qui soit digne de monter sur la scene tragique, est presque toujours chagrin, sombre et de mauvaise humeur. Or, ajoute l’auteur anglois, un pareil caractere déplairoit bientôt, si les poëtes françois le donnoient souvent à leurs amoureux. Les dames françoises, ausquelles sur tout il faut être complaisant, ne trouveroient point ces heros assez gracieux. Le veritable amour jette souvent du ridicule sur les personnages les plus serieux. En effet le parterre rit presqu’aussi haut qu’à une scene de comedie à la répresentation de la derniere scene du second acte d’Andromaque, où Monsieur Racine fait une peinture naïve des transports et de l’aveuglement de l’amour veritable, dans tous les discours que Pyrrhus tient à Phoenix son confident.

L’auteur anglois qui réprend la parole, prétend que nos poëtes, afin de pouvoir mettre de l’amour par tout, ont pris l’habitude de donner le nom d’amour et de passion à l’inclination generale d’un sexe pour l’autre sexe, determinée en faveur d’une certaine personne par quelques sentimens d’estime et de préference. Ils ont donc fait chausser le cothurne à cette inclination machinale, qui n’est rien moins qu’une passion tragique et capable de balancer les autres passions. Quelques-uns même n’ont pas de honte de donner pour un veritable amour une passion qui ne commence que durant le cours de la piece, quoiqu’il soit contre la vrai-semblance qu’une passion naissante puisse devenir en un jour une passion extrême. Quand on veut faire joüer un rolle important à l’amour, il faut du moins qu’il soit né depuis un tems, qu’il ait eu le loisir de s’enraciner dans un coeur, et même qu’il ait eu de l’esperance. Mais il est vrai que les bons poëtes françois ne nous amusent point avec ces passions subites.

Voilà ce qui rend les galands des tragedies françoises si differens des hommes veritablement amoureux. On croiroit que l’amour fut une passion gaie à oüir les gentillesses que ces galands disent aux personnes qu’ils aiment ; ils ornent leurs discours enjouez de ces traits ingenieux, de ces métaphores brillantes, enfin de toutes les expressions fleuries qui ne sçauroient naître que dans une imagination libre. On les entend sans cesse s’applaudir des fers qu’ils portent, et ils souhaitent que leurs chaînes soïent éternelles, nouvelle preuve qu’ils n’en sentent point le poids. Loin de regarder leur amour comme une foiblesse des plus humiliantes, ils le contemplent comme une vertu glorieuse dont ils se sçavent gré. Ce qui prouve seul qu’ils ne sont pas veritablement amoureux ; ils prétendent mettre d’accord l’amour avec la raison, deux choses aussi peu compatibles que la fievre et la santé.

Les amoureux ne sont point concertez. En amour on se querelle sans sujet, on se raccommode sans raison. Les idées des amans n’ont point de liaison suivie. Le cours de leurs sentimens n’est pas mieux reglé que le cours de ces vagues qu’un vent capricieux soûleve à son gré durant la tempête. Vouloir assujetir ces sentimens à des principes, vouloir les ranger dans un ordre certain, c’est vouloir qu’un frenetique ait des visions suivies dans ses delires. Mais il importe peu quelle soit la substance des choses qu’on présente à certaines nations, pourvû qu’elles soïent apprêtées en forme de ragoût.

Un autre inconvenient, ajoute l’anglois, qui vient de la mauvaise mode de mettre de l’amour par tout ; c’est que les poëtes françois font amoureux à leur mode des princes âgez et des heros qui, dans tous les tems, ont eu une reputation de fermeté qui nous les répresente d’un caractere bien opposé à celui qu’ils leur prêtent. Ces heros, ainsi défigurez, paroîtront peut-être aux petits-fils de ceux qui les admirent tant aujourd’hui, des personnages barboüillez exprès pour être rendus ridicules. Ils prendront pour un genre de la poësie burlesque, qui durant un tems fut en vogue parmi les françois, les pieces où Brutus, Arminius et d’autres personnages illustres par un courage inflexible et même par leur ferocité, sont répresentez si tendres et si galands. Ils mettront ces poëmes dans la même classe que le Virgile travesti. Voilà ce qui doit arriver tôt ou tard aux poëtes qui ne s’assujetissent pas à copier la nature dans leurs imitations, qui ne s’embarrassent point que leurs personnages ressemblent à des hommes, et qui sont trop contens quand ces personnages ont je ne sçais quel bon air. C’est avoir bien oublié la sage leçon que donne Monsieur Despreaux dans le troisiéme chant de son art poëtique, où il decide si judicieusement qu’il faut conserver à ses personnages leur caractere national.

Gardez donc de donner ainsi que dans Clelie l’air et l’esprit françois à l’antique Italie, et sous des noms romains faisant notre portrait, peindre Caton galand et Brutus dameret.

L’auteur anglois prétend que l’ancienne chevalerie et ses infantes ont laissé dans l’esprit de quelques nations le goût qui leur fait aimer à retrouver par tout un amour sans passion et ce qu’elles appellent galanterie, espece de politesse que les grecs et les romains si spirituels et si cultivez n’ont jamais connuë. Cette galanterie, dit-il, que les françois qui, ne s’embarassent pas tant d’approfondir les choses, n’ont jamais bien définie, est une affectation de témoigner aux femmes par politesse les sentimens d’un amour que l’on n’a pas, mais dont l’apparence ne laisse point de les flater.

Suivant notre auteur la nation françoise a beaucoup de pente vers l’affectation, et dans les tems où elle cessoit d’être grossiere sans être encore polie, elle a voulu montrer plus de gentillesse qu’elle n’en avoit. Trop spirituelle pour être encore barbare, mais trop peu éclairée pour connoître la dignité des moeurs ; elle a conçu dans l’amour un merite que les nations sensées n’y trouvent point. Elle s’est donc imaginée qu’il y eut une espece de vertu à dépendre en esclave des volontez, ou pour parler plus sincerement, des caprices de quelqu’infante, à lui rapporter tout ce qu’on faisoit, à ne vivre que pour la servir. Les carouzels et les tournois ont nourri cette manie par leurs livrées, leurs devises et tout leur badinage. Enfin il est devenu à la mode d’être amoureux dans un païs où tout se decide suivant la mode, même le merite des generaux et celui des predicateurs. De là sont nées les extravagances de tant d’amans dont la plûpart n’étoient point amoureux ; les uns se sont fait assommer en écrivant le nom des belles qu’ils pensoient aimer sur les murailles des villes assiegées ; d’autres sont allez de vie à trepas pour avoir voulu rompre dans les portes d’une ville ennemie leur lance enrichie des livrées d’une maîtresse qu’ils n’aimoient point, ou qu’ils n’aimoient gueres. L’histoire fait foi qu’il est arrivé à plusieurs de ces messieurs pour un si digne sujet, les avantures qui arriverent à notre Huddibras quand il couroit les champs pour rétablir un chacun dans ses libertez et proprietez, même les ours qu’on menoit par force danser aux foires. Un prince se fait tuer dans un tournois en voulant, disoit-il, rompre encore une lance en l’honneur des dames. Un autre s’est mis au hazard de se rompre vingt fois le col, parce qu’il trouvoit plus galand de se guinder à l’aide d’une échelle de corde dans l’appartement de sa femme, que d’y entrer par la porte. Un troisiéme est descendu dans une fosse aux lions pour en rapporter à sa dame le gand qu’elle n’y avoit jetté que pour l’envoïer chercher, et pour se faire un fort leger honneur au peril de la vie d’un homme dont l’entêtement meritoit du moins de la compassion.

C’est assez parler de ces caprices qui feroient prendre les françois, les espagnols et quelques autres nations pour des peuples de fols par les grecs du tems d’Alexandre et par les romains du tems d’Auguste, si, pour me servir de l’expression tant usitée, les uns et les autres pouvoient revenir au monde. Les romans de chevalerie et de bergerie ont encore fomenté chez les françois le goût qui leur fait demander de l’amour par tout. Voilà la source de cet amour imaginaire qui se trouve dans la plûpart de leurs écrits. Les étrangers, sur tout ceux qui sont déterminez par leur humeur à ne se contenter que d’images et de peintures faites veritablement d’après la nature, lisent ces endroits sans en être émus.

Il n’en est pas de même des peintures de l’amour qui sont dans les écrits des anciens : elles touchent tous les peuples ; elles ont touché tous les siecles, parce que le vrai fait son effet dans tous les tems et dans tous les païs.

Ces peintures trouvent par tout des coeurs qui ressentent les mouvemens dont elles sont des imitations naïves. Ainsi l’amour que les bons poëtes de la Grece avoient mis dans leurs ouvrages touchoit infiniment les romains, parce que les grecs avoient dépeint cette passion avec ses couleurs naturelles. spirat adhuc amor… etc. dit Horace en parlant des vers de Sapho. Qu’on voïe dans celle des odes de cette fille que Monsieur Despreaux a tournée en françois dans sa traduction de Longin, quels sont les symptômes de l’amour-passion. Les peintures de cette passion qui sont dans les poësies des romains nous touchent comme celles qui sont dans les poësies des grecs touchoient les romains. Les amoureux que les uns et les autres ont introduits dans leurs ouvrages ne sont pas de froids galands, mais des hommes livrez malgré eux à des transports qui les maîtrisent, et qui font souvent des efforts inutiles pour arracher de leur coeur des traits dont la morsure les desespere. Telle est l’églogue de Virgile qui porte le nom de Gallus.

Section 19, de la galanterie qui est dans nos poëmes §

Je vais encore rapporter aux françois ce que dit un autre écrivain anglois sur la galanterie de nos poëtes. Les rapports ont un attrait si picquant, qu’on ne sçauroit se défendre d’aimer à les entendre ; et en des matieres pareilles à celles dont il s’agit ici, il n’est ni mal honnête, ni dangereux de contenter la curiosité des personnes interessées.

Monsieur Perrault avoit reproché aux anciens qu’ils ne connoissoient point ce que nous appellons galanterie, et qu’on n’en voïoit aucune fleur dans leurs poëtes, au lieu que les écrits des poëtes françois, soit en vers, soit en prose, ces derniers écrits sont les romans, se trouvent parsemez de ces gentillesses. Monsieur Woton qui a pris le parti des modernes en Angleterre, et qui a défendu contre Mylord Orery la même cause que Monsieur Perrault avoit soutenuë en France, abandonna son compagnon d’armes dans cette lice. Il en veut point passer à nos poëtes pour un merite, ce jargon plein de fadeur, selon lui, qu’on appelle galanterie. C’est, ajoute l’auteur anglois, un sentiment qui n’est pas dans la nature, une des affectations extravagantes que le mauvais goût du siecle a mis à la mode. Ovide et Tibulle n’ont point mis de galanterie dans leurs écrits. Dira-t-on qu’ils ne connoissoient pas le coeur humain et les tempêtes que toutes les passions amoureuses y sçavent exciter ? L’émotion qu’on éprouve en lisant leurs vers fait bien sentir que la nature même s’y explique en sa propre langue. Les poëtes et les faiseurs de romans, continuë Monsieur Woton, comme D’Urfé, La Calprenede et leurs semblables, qui, pour avoir occasion de faire parade de leur esprit, nous peignent leurs personnages pleins à la fois d’amour et d’enjouëment, et qui en font des discoureurs si gracieux, ne s’écartent pas moins de la vraisemblance, que Varillas s’écarte de la verité. Or comme la verité est l’ame de l’histoire, la vraisemblance est l’ame de toute fiction et de toute poësie. C’est le vraisemblable qui nous émeut, et qui nous fait faire cas d’un ouvrage et de son auteur.

Quand je dis que Monsieur Woton a défendu la même cause que Monsieur Perrault : je dois ajouter que Monsieur Woton en mettant le sçavoir des modernes au-dessus de celui des anciens dans la plûpart des arts et des sciences, tombe d’accord néanmoins que dans la poësie et dans l’éloquence les anciens ont surpassé les modernes de bien loin. C’est ainsi qu’il s’en explique lui-même dans le chapitre que j’ai déja cité. Voici même ce qu’il ajoute : Monsieur Perrault n’étoit point assez sçavant, … etc. .

Pour revenir à la galanterie, un de ses traits énerve souvent l’endroit d’un poëme le plus pathetique. Il fait cesser pour un tems l’affection qu’on avoit prise pour le personnage. Renaud amoureux malgré lui, et parce qu’il est subjugué par les enchantemens d’Armide, m’interesse vivement à sa situation : je suis même touché de sa passion quand il ouvre la scene en disant à sa maîtresse qui le quitte pour un moment : Armide vous m’allez quitter, et lorsqu’il ne lui replique, après qu’elle lui a dit le motif important qui l’oblige à s’éloigner de lui, que les mêmes paroles qu’il lui avoit déja dites :

Armide vous m’allez quitter, Renaud me paroît alors un homme livré tout entier à l’amour. L’amour ne sçauroit mieux se faire sentir que par cette repetition : c’est la marque de l’yvresse de la passion que de n’entendre pas les raisons qu’on lui oppose. Mais un moment après Renaud devient un amant précieux et un amoureux affecté lorsqu’il répond à sa maîtresse qui lui dit : voyez en quels lieux je vous laisse, par ce fade compliment, puis-je rien voir que vos appas ?

C’est en qualité d’historien que je rapporte ici ce que nos voisins disent de nous. Si je frequente les nations étrangeres pour apprendre leurs sentimens, c’est sans renoncer aux sentimens de la mienne. Je puis dire comme Seneque : soleo saepe in aliena… etc. . C’est à nos poëtes d’examiner jusqu’à quel point ils doivent déferer aux critiques de nos voisins. Je crois avoir traité assez au long les deux questions, s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies, et si nos poëtes ne lui donnent pas une trop grande part dans l’intrigue de leurs pieces. Aussi ne me reste-t-il plus que deux mots à dire sur ce sujet.

Section 20, de quelques circonstances qu’il faut observer en traitant des sujets tragiques §

Il importe beaucoup aux poëtes tragiques de nous faire admirer des personnages dont il faut que les malheurs nous coûtent des larmes afin que la tragedie réussisse. Or les foiblesses de l’amour déparent beaucoup de caracteres heroïques qui nous inspireroient de la veneration, s’ils n’étoient point avilis par ces foiblesses.

La même raison qui doit obliger les poëtes à ne pas laisser prendre à l’amour un trop grand empire sur leurs heros, doit les engager aussi à choisir leurs heros dans des tems éloignez d’une certaine distance du nôtre. major è longinquo reverentia, dit Tacite ; il est plus facile de nous inspirer de la veneration pour des hommes qui ne nous sont connus que par ce qu’on lit d’eux dans l’histoire, que pour ceux qui ont vêcu dans des tems si peu éloignez du nôtre, qu’une tradition encore recente nous instruit exactement des particularitez de leur vie. Nous sçavons des détails sur les petitesses des grands hommes que nous avons vûs, ou que nos contemporains ont pû voir, qui rapprochent si bien ces grands hommes des hommes ordinaires, que nous ne sçaurions avoir pour eux la même veneration avec laquelle nous sommes en habitude de regarder les grands hommes de Rome et ceux de la Grece. audita visis laudamus libentius. cet apophtegme est encore plus veritable en parlant des hommes, qu’en parlant des ouvrages de l’art ou des merveilles de la nature.

Il n’est point d’homme qui soit admirable, s’il n’est vû d’une certaine distance. Dès qu’on peut voir les hommes d’assez près pour discerner leurs petites vanitez et leurs petites jalousies, comme pour demêler les inégalitez de leur esprit, l’admiration cesse. Si nous sçavions l’histoire domestique de Cesar et d’Alexandre avec autant de détail, que nous sçavons celle des grands hommes de notre siecle, les noms du grec et du romain ne nous inspireroient plus la même veneration qu’ils nous inspirent. Je souscris volontiers au livre qui a dit : que les plus grands ennemis de la gloire des heros, étoient leurs valets de chambre : les heros gagnent toujours à n’être connus que par le recit des historiens ; la plûpart se plaisent à rapporter ces traits naïfs et ces petits faits anecdotes qui font encore admirer davantage les hommes illustres, mais ils taisent volontiers tout ce qui feroit un effet contraire. Voilà pour les historiens ordinaires.

Quant à ceux qui veulent dire du mal, ils font bien quelquefois les hommes plus méchans que peut-être ils n’ont été, mais il est très-rare que ces historiens fassent les hommes plus petits. Un historien met ses talens en évidence, il peut même faire parade de sa probité en racontant les actions d’un grand scelerat ; mais il se dégrade lui-même, et il devient un écrivain insipide, s’il fait de ses acteurs des hommes trop ordinaires. Le poëte tragique, dira-t-on, peut supprimer toutes les petitesses capables d’avilir ses heros. J’en tombe d’accord, mais l’auditeur s’en souvient, il les redit lorsque le heros a vêcu dans un tems si voisin du sien, que la tradition l’a instruit de ces petitesses.

D’ailleurs Melpoméne se plaît à parer ses victimes de couronnes et de sceptres ; et les maisons souveraines sont aujourd’hui tellement enlacées les unes avec les autres par les mariages, qu’on ne sçauroit faire monter présentement sur la scene tragique un prince qui ait regné depuis cent ans dans un état voisin, sans que le souverain du païs où la piece seroit répresentée, s’y trouvât interessé comme parent. L’inconvenient s’explique assez de lui-même. Ainsi j’approuve les auteurs qui, lorsqu’ils ont pris pour sujet quelque évenement arrivé en Europe depuis un siecle, ont masqué leurs personnages sous le nom des anciens romains ou de princes grecs, ausquels personne ne prend plus d’interêt. On ne sçauroit mettre sur le théatre tout ce qu’un historien peut écrire dans un livre. Le théatre est, pour ainsi dire, un livre destiné à être lû en public, et les bienséances doivent être observées, tous les égards doivent être gardez dans les pieces qu’on y répresente, avec encore plus de severité que dans l’histoire la plus grave. Quand Monsieur Campistron voulut mettre au théatre l’avanture tragique de dom Carlos, le fils aîné de Philippe II roi d’Espagne, il traita ce sujet sous le nom d’Andronic. Mais malgré le changement du nom des personnages, la répresentation de cette tragedie a été défenduë durant long-tems dans les païs-bas espagnols.

Les poëtes grecs n’avoient point cette délicatesse, j’en tombe d’accord. Ils ont mis sur la scene des souverains morts depuis peu de tems, et quelquefois même des princes vivans. Mais ces poëtes avoient été élevez dans l’esprit republicain qui regnoit parmi les atheniens, et qui cherchoit toujours à rendre odieux le gouvernement d’un seul. C’étoit un moïen d’y réussir que de répresenter les rois et les princes avec un caractere vicieux, dans des spectacles qui devoient avoir encore plus de pouvoir sur l’imagination des grecs, que sur celle des peuples septentrionaux. Voilà pourquoi les poëtes grecs ont défiguré quelquefois le veritable caractere des souverains ; voilà pourquoi ils ont introduit si souvent sur la scene Oreste malheureux et poursuivi des furies, quoique les historiens citent ce prince pour avoir vêcu et regné long-tems et heureusement. factum ejus à diis… etc. dit Paterculus, en parlant d’Oreste.

Deux nations voisines de la nôtre font encore monter sur le théatre des souverains morts depuis cent ans ou environ. Elles y traitent des évenemens tragiques arrivez dans leur propre païs depuis un siecle.

Peut-être est-ce qu’elles n’ont point encore une juste idée de la dignité de la scene tragique : peut-être entre-t-il aussi dans leurs vûës quelque trait de la politique athenienne. La tragedie flamande, dont le sujet est le fameux siege de Leyde que les espagnols leverent durant les premieres guerres des Païs-Bas, et laquelle, suivant la fondation d’un citoïen de cette ville, s’y répresente encore toutes les années dans le mois où l’évenement arriva, est pleine des maximes et des sentences contre les rois et contre leurs ministres qui pouvoient être à la mode dans Rome après l’expulsion des tarquins. Jamais aucun tragique grec ne tâcha de rendre les souverains odieux autant que mylord comte de Rochester l’a voulu faire dans sa tragedie de Valentinien.

Ce n’a point été certainement par un pareil motif que nous-mêmes nous avons fait monter sur notre scene lorsqu’elle étoit encore grossiere, nos souverains encore vivans. Les françois sont vantez de toutes les nations pour respecter naturellement leurs princes : ils font même davantage, ils les aiment. Aussi juge-t-on facilement par le caractere des pieces où les poëtes françois ont introduit leur souverain même, qu’ils n’ont peché que par grossiereté. Peu de mois après la mort de Henri IV on répresenta dans Paris une tragedie dont le sujet étoit la mort funeste de ce prince ; Louis XIII qui regnoit alors, faisoit lui-même un personnage dans la piece, et de sa loge il pouvoit se voir répresenter sur le théatre où le poëte lui faisoit dire que l’étude l’assommoit, qu’un livre lui faisoit mal à la tête, qu’il ne pouvoit guerir qu’au son du tambour, et plusieurs autres gentillesses de ce genre dignes d’un fils d’Alaric ou d’Athalaric. Mais la raison ou bien les reflexions nous ont rendu depuis le peuple de l’Europe le plus délicat et le plus difficile sur toutes les bienséances du théatre. Nos poëtes ne peuvent se tromper impunément aujourd’hui sur le choix du tems et du lieu de leurs pieces.

Monsieur Racine soutient dans la préface de Bajazet, dont la mort tragique étoit un évenement recent quand il le mit au théatre, que l’éloignement des lieux où un évenement est arrivé peut suppléer à la distance des tems, et que nous ne mettons presque point de difference entre ce qui est arrivé mille ans avant notre tems et ce qui est arrivé à mille lieuës de notre païs. Je ne suis point de son sentiment. On ne trouve personne qui ait vêcu mille ans avant lui, mais on rencontre tous les jours des gens qui ont vêcu dans ce païs éloigné de mille lieuës, et leurs recits nuisent à la veneration qu’on prétend nous donner pour ces hommes devenus des heros en passant la mer. D’ailleurs le commerce entre la France et Constantinople est si grand, que nous connoissons bien mieux les moeurs et les usages des turcs par les relations verbales de nos amis qui ont vêcu avec eux, que nous ne connoissons ceux des grecs et des romains sur le recit d’auteurs morts, et à qui l’on ne sçauroit demander des explications quand ils sont obscurs ou trop succincts. Un poëte tragique ne sçauroit donc violer la notion generale que le monde a sur les moeurs et sur les coûtumes des nations étrangeres, sans préjudicier à la vrai-semblance de sa piece.

Cependant les regles de notre théatre et les usages de notre scene tragique, qui veulent que les femmes aïent toujours beaucoup de part dans l’intrigue, et que l’amour y soit traité suivant nos manieres, empêchent que nous ne puissions nous conformer aux moeurs et aux coûtumes des nations étrangeres. Il est vrai que les défauts qui resultent de cet embarras ne sont remarquez que par un petit nombre de personnes assez instruites pour les connoître ; mais il arrive que, pour faire valoir leur érudition, elles exagerent souvent l’importance des défauts, et il ne se trouve que trop de gens qui se plaisent à repeter leur critique. Je n’ajouterai plus qu’un mot à cette observation : c’est qu’à l’exception de Bajazet, et du comte d’Essex, toutes les tragedies écrites depuis soixante ans, dont le sujet étoit pris dans l’histoire des deux derniers siecles, sont tombées, leurs noms mêmes sont oubliez.

La définition qu’Aristote fait de la comedie, quand il l’appelle une imitation du ridicule des hommes, enseigne suffisamment quels sujets lui sont propres.

Comme elle n’inflige pas d’autre peine aux personnages vicieux que le ridicule, elle n’est pas faite pour répresenter les actions qui meritent des châtimens plus graves. On ne doit traduire à son tribunal que des hommes coupables envers la societé de délits legers.

Section 21, du choix des sujets des comedies, où il en faut mettre la scene, des comedies romaines §

J’ai rapporté plusieurs raisons pour montrer que les poëtes tragiques doivent placer leur scene dans des tems éloignez de nous. Des raisons opposées me font croire qu’il faut mettre la scene des comedies dans les lieux et dans les tems où elle est répresentée : que son sujet doit être pris entre les évenemens ordinaires, et que ses personnages doivent ressembler par toutes sortes d’endroits au peuple pour qui l’on la compose. La comedie n’a pas besoin d’élever ses personnages favoris sur des piédestaux, puisque son but principal n’est point de les faire admirer pour les faire plaindre plus facilement : elle veut tout au plus nous donner quelqu’inquiétude pour eux par les contretems fâcheux qui leur arrivent, et qui doivent être plûtôt des traverses que de veritables infortunes, afin que nous soïons plus satisfaits de les voir heureux à la fin de la piece. Elle veut, en nous faisant rire aux dépens des personnages ridicules, nous corriger des défauts qu’elle jouë, afin que nous devenions meilleurs pour la societé.

La comedie ne sçauroit donc rendre le ridicule de ses personnages trop sensible aux spectateurs. Les spectateurs, en demêlant sans peine le ridicule des personnages, auront encore assez de peine à y reconnoître le ridicule qui peut être en eux.

Or nous ne pouvons pas reconnoître aussi facilement la nature quand elle paroît revêtuë de moeurs, de manieres, d’usages et d’habits étrangers, que lorsqu’elle est mise, pour ainsi dire, à notre façon.

Les bienséances d’Espagne, par exemple, ne nous étant pas aussi connuës que celles de France, nous ne sommes pas choquez du ridicule de celui qui les blesse, comme nous le serions si ce personnage blessoit les bienséances en usage dans notre patrie et dans notre tems. Nous ne serions pas aussi frappez de tous les traits qui peignent l’avare, que nous le sommes, si Harpagon exerçoit sa lezine sur la dépense d’une maison reglée suivant l’oeconomie des maisons d’Italie.

Nous reconnoissons toujours les hommes dans les heros des tragedies, soit que leur scene soit à Rome ou à Lacedemone, parce que la tragedie nous dépeint les grands vices et les grandes vertus. Or les hommes de tous les païs et de tous les siecles sont plus semblables les uns aux autres dans les grands vices et dans les grandes vertus, qu’ils ne le sont dans les coûtumes, dans les usages ordinaires, en un mot dans les vices et les vertus que la comedie veut copier. Ainsi les personnages de comedie doivent être taillez, pour ainsi dire, à la mode du païs pour qui la comedie est faite.

Plaute et Terence, dira-t-on, ont mis la scene de la plûpart de leurs pieces dans un païs étranger par rapport aux romains pour qui ces comedies étoient composées. L’intrigue de leurs pieces suppose les loix et les moeurs grecques. Mais si cette raison fait une objection contre mon sentiment : elle ne suffit point pour prouver le sentiment opposé à celui que j’expose. D’ailleurs je répondrai à l’objection, que Plaute et Terence ont pû se tromper. Quand ils composerent leurs pieces, la comedie étoit à Rome un poëme d’un genre nouveau, et les grecs avoient déja fait d’excellentes comedies. Plaute et Terence, qui n’avoient rien dans la langue latine qui pût leur servir de guide, imiterent trop servilement les comedies de Ménandre et d’autres poëtes grecs, et ils jouerent des grecs devant les romains. Ceux qui transplantent quelqu’art que ce soit d’un païs étranger dans leur patrie, en suivent d’abord la pratique de trop près, et ils font la méprise d’imiter chez eux les mêmes originaux que cet art est en habitude d’imiter dans les lieux où ils l’ont appris. Mais l’experience apprend bientôt à changer l’objet de l’imitation : aussi les poëtes romains ne furent pas long-tems à connoître que leurs comedies plairoient davantage s’ils en mettoient la scene dans Rome, et s’ils y joüoient le peuple même qui devoit en juger. Ces poëtes le firent, et la comedie composée dans les moeurs romaines se divisa même en plusieurs especes.

On fit aussi des tragedies dans les moeurs romaines. Horace le plus judicieux des poëtes sçait beaucoup de gré à ceux de ses compatriotes qui les premiers introduisirent dans leurs comedies des personnages romains, et qui délivrerent ainsi la scene latine d’une espece de tyrannie que des personnages étrangers y venoient exercer.

Les romains en parlant de leurs poësies dramatiques ont confondu quelquefois le genre avec l’espece. Je crois néanmoins devoir tâcher de debroüiller ici cette confusion, pour faciliter l’intelligence de ce qui me reste encore à dire sur le sujet que je traite actuellement.

La poësie dramatique des romains se divisoit d’abord en trois genres qui se subdivisoient en plusieurs especes. Ces trois genres étoient, la tragedie, la satire et la comedie.

Les romains avoient des tragedies de deux especes.

Ils en avoient dont les moeurs et les personnages étoient grecs, et ils les appelloient palliatae, parce qu’on se servoit des habits des grecs pour les répresenter.

Les tragedies dont les moeurs et les personnages étoient romains, s’appelloient praetextatae ou praetextae, du nom de l’habit que les personnes de condition portoient à Rome. Quoiqu’il ne nous soit demeuré qu’une tragedie de cette espece, l’Octavie qui passe sous le nom de Seneque, nous sçavons néanmoins que les romains en avoient un grand nombre. Telles étoient le Brutus qui chassa les tarquins, et le Decius du poëte Attius.

La satire étoit une espece de pastorale que quelques auteurs disent avoir tenu le milieu entre la tragedie et la comedie. Nous n’en sçavons gueres davantage.

La comedie, ainsi que la tragedie, se divisoit premierement en deux especes ; la comedie grecque ou palliata, et la comedie romaine ou togata, parce qu’on y introduisoit ordinairement de simples citoyens dont l’habit étoit le vêtement appellé toga. Togatae fabulae… etc., dit Diomede ancien auteur qui a écrit quand l’empire romain subsistoit encore.

La comedie romaine se subdivisoit à son tour en quatre especes ; la comedie togata, proprement dite, la comedie tabernaria, les pieces atellanes et les mimes.

Les pieces du premier caractere étoient très-serieuses, et l’on y introduisoit même des personnages de condition, ce qui les fait appeller quelquefois praetextatae. Les pieces du second caractere étoient des comedies un peu moins serieuses. Leur nom venoit de taberna qui signifioit proprement un lieu de rendez-vous propre à rassembler les personnes de conditions differentes qui joüoient un rolle dans ces pieces.

Les atellanes étoient des pieces telles à peu près que les comedies italiennes ordinaires, c’est-à-dire, dont le dialogue n’est point écrit. L’acteur des atellanes joüoit donc son rolle d’imagination et il le brodoit à son plaisir. Tite-Live, en faisant l’histoire du progrès de la comedie à Rome, dit que la jeunesse de Rome n’avoit pas voulu que cet amusement devînt un art. Elle se l’étoit reservé. Voilà pourquoi, ajoute-t-il, ceux qui joüent dans les atellanes conservent tous les droits des citoyens et qu’ils servent même dans les legions, comme s’ils ne montoient pas sur le théatre.

Festus dit que les spectateurs n’avoient pas le droit de les faire démasquer comme ils pouvoient faire démasquer les autres comediens. On sçait bien qu’ils n’en étoient pas quitte quelquefois pour s’ôter le masque. Tous ces comediens joüoient chaussez avec cette espece de souliers particuliers qu’on appelloit Soque. Le Cothurne étoit la chaussure de ceux qui joüoient les tragedies.

Les mimes ressembloient à nos farces, et leurs acteurs joüoient déchaussez. Combien, dit Seneque, trouve-t-on de sentences dans les poëtes dont des philosophes pourroient se faire honneur ?

Je ne parle point des tragedies ni même des comedies à longue robe qui, par la gravité qu’elles gardent, tiennent le milieu entre les comedies plaisantes et la tragedie. Mais dans les mimes mêmes, combien y a-t-il de maximes de Publius Syrus plus propres à être débitées par des acteurs montez sur le Soque, et même sur le Cothurne, que par des acteurs sans chaussure.

Ce Publius Syrus étoit un poëte qui faisoit de ces comedies appellées mimes, et le rival de Laberius.

Macrobe parle beaucoup de leur concurrence dans ses saturnales. Diomede acheve de confirmer ce que je viens de dire en écrivant : quarta species est… etc. . La quatriéme espece de comedie est celle qu’on appelle comedie déchaussée, parce que les acteurs qui la joüent ne chaussent point le Cothurne comme les acteurs qui répresentent les tragedies ni le Soque, comme ceux qui répresentent les comedies des trois premiers genres. Les grecs donnent le nom de mimes à cette quatriéme espece de comedie.

Nous voïons par l’avanture qui arriva aux funerailles de Vespasien, où Suetone nous dit que suivant l’usage on joüoit le caractere du défunt dans une piece de mimes, qu’il y avoit de ces pieces dans les moeurs romaines. L’avarice de cet empereur n’en avoit pas été moins scandaleuse, quoiqu’il l’égaïat souvent par de bons mots dont plusieurs sont venus jusqu’à nous. Tout le monde sçait, par exemple, le trait dont il se servit pour excroquer une ville qui vouloit dépenser une grande somme à lui ériger une statuë. Messieurs, dit-il à ses deputez en leur présentant la paume de la main, voici la base où il faut placer votre statuë. favor archimimus, c’est le nom et la profession de l’acteur qui faisoit le rolle de Vespasien, aïant demandé aux directeurs du convoi combien coûtoit sa pompe funebre, il s’écria, lorsqu’il eut appris que la dépense montoit à des millions. épargnons, messieurs, donnez-moi cent mille écus, et jettez mon cadavre dans la riviere. Nous parlerons plus bas des pantomimes, espece de comediens qui déclamoient sans rien prononcer. Retournons à notre sujet.

Nos poëtes lyriques et nos poëtes comiques ont fait la même méprise que Plaute et que Terence, lorsque notre goût perfectionné par Malherbe et par ses successeurs, devint assez difficile pour ne s’accommoder plus des anciennes farces ; nos poëtes comiques françois tâcherent de perfectionner leur tâche, comme les autres poëtes avoient perfectionné la leur. Ces poëtes comiques sans modeles, et peut-être sans genie, trouvant que les espagnols nos voisins étoient déja riches en comedies, ils copierent d’abord les comedies castillanes. Presque tous nos poëtes comiques les ont imitées jusques à Moliere qui, après s’être égaré quelquefois, prit enfin pour toujours la route qu’Horace a jugé être la seule qui fût bonne. Ses dernieres comedies, si on en excepte celle qu’il fit pour joûter contre Plaute, sont dans les moeurs françoises. Je ne parle point des comedies heroïques de Moliere, parce qu’il songea moins en les écrivant à faire des comedies, qu’à composer des pieces dramatiques qui pussent servir de liaison aux divertissemens destinez à former ces spectacles magnifiques que Louis XIV encore jeune donnoit à sa cour, et dont la memoire s’est conservée dans les païs étrangers autant que celle de ses conquêtes. Le public, qui ne sort gueres du bon goût lorsqu’il y est entré, a rejetté depuis quelques années toutes les comedies composées dans des moeurs étrangeres avec lesquelles on auroit voulu l’amuser. En effet à moins que de connoître l’Espagne et les espagnols (connoissance qu’un poëte n’est pas en droit d’exiger du spectateur) on n’entend pas le fin de la plûpart des plaisanteries de ses pieces.

Combien y a-t-il de spectateurs qui ne comprennent pas la moitié des plaisanteries de dom Japhet ; celle par exemple, qui roule sur le reproche que les castillans qui prononcent bien et nettement font aux portuguais qui prononcent mal, et qui mangent une partie des sillabes : ce sont les guenons qui parlent portuguais.

Nous avons eu depuis soixante ans deux differentes troupes de comediens italiens établies à Paris. Ces comediens ont été obligez de parler françois, c’est la langue de ceux qui les païent. Mais comme les pieces italiennes qui ne sont point composées dans nos moeurs ne peuvent amuser le public ; les comediens dont je parle ont encore été obligez de joüer des pieces écrites dans les moeurs françoises.

Les premiers auteurs anglois qui mirent en leur langue les comedies de Moliere, les traduisirent mot à mot. Ceux qui l’ont fait dans la suite ont accommodé la comedie françoise aux moeurs angloises.

Ils en ont changé la scene et les incidens, et ils en ont plu davantage. C’est ainsi que Monsieur Wycherley en usa lorsqu’il fit du misantrope de Moliere son homme au franc procedé qu’il suppose être un anglois et homme de mer.

Nos premiers faiseurs d’opera se sont égarez, ainsi que nos poëtes comiques, pour avoir imité trop servilement les opera des italiens de qui nous empruntions ce genre de spectacle, sans faire attention que le goût des françois aïant été élevé par les tragedies de Corneille et de Racine, ainsi que par les comedies de Moliere, il exigeoit plus de vrai-semblance, qu’il demandoit plus de regularité et plus de dignité dans les poëmes dramatiques, qu’on n’en exige au-delà des Alpes. Aussi nous ne sçaurions plus lire aujourd’hui sans dedain l’opera de Gilbert et la Pomone de l’abbé Perrin. Ces pieces écrites depuis quarante-huit ans nous paroissent des poëmes gothiques composez cinq ou six generations avant nous. Monsieur Quinault, qui travailla pour notre théatre lyrique après les auteurs que j’ai citez, n’eut pas fait deux opera qu’il comprit bien que les personnages de bouffons, tellement essentiels dans les opera d’Italie, ne convenoient pas dans des opera faits pour des françois. Thesée est le dernier opera où Monsieur Quinault ait introduit des bouffons, et le soin qu’il a pris d’annoblir leur caractere, montre qu’il avoit déja senti que ces rolles étoient hors de leur place dans des tragedies faites pour être chantées, autant que dans des tragedies faites pour être déclamées.

Il ne suffit pas que l’auteur d’une comedie en place la scene au milieu du peuple qui la doit voir répresenter, il faut encore que son sujet soit à la portée de tout le monde, et que tout le monde puisse en concevoir sans peine, le noeud, le dénouëment et entendre la fin du dialogue des personnages.

Une comedie qui roule sur le détail d’une profession particuliere, et dont le public generalement parlant n’est pas instruit, ne sçauroit réussir. Nous avons vû échouer une comedie, parce qu’il falloit avoir plaidé long-tems pour l’entendre. Ces farces, dont le sujet éternel est le train de vie de gens de mauvaises moeurs et d’un certain étage, sont autant contre les regles que contre la bienséance. Il n’est qu’un certain nombre de personnes qui aïent assez frequenté les originaux dont on expose des copies, pour juger si les caracteres et les évenemens sont traitez dans la vrai-semblance. On se lasse de la mauvaise compagnie sur le théatre comme on s’en lasse dans le monde, et l’on dit des poëtes de pareilles pieces, ce que Despreaux dit du satirique Regnier.

Section 22, quelques remarques sur la poësie pastorale et sur les bergers des églogues §

La scene des poëmes bucoliques doit toujours être à la campagne, du moins elle ne doit être ailleurs que pour quelques momens : en voici la raison.

L’essence des poëmes bucoliques consiste à emprunter des prez, des bois, des arbres, des animaux ; en un mot de tous les objets qui parent nos campagnes, les métaphores, les comparaisons et les autres figures dont le stile de ces poëmes est specialement formé. Il faut donc supposer que les interlocuteurs des poësies pastorales aïent ces objets devant leurs yeux. Le fonds de ces especes de tableaux doit toujours, pour ainsi dire, être un païsage. Ainsi les actions violentes et sanguinaires ne sçauroient être le sujet d’une églogue. Des personnages agitez par des passions furieuses et tragiques doivent être sans sentiment pour les beautez rustiques. Il seroit entierement contre la vrai-semblance qu’ils fissent assez d’attention sur les objets qui se présentent à la campagne pour en tirer leurs figures. Un general qui donne une bataille fait-il reflexion si le terrain qu’il fait occuper par son corps de reserve seroit propre pour y asseoir une maison de campagne ?

Je ne crois pas qu’il soit de l’essence de l’églogue de ne faire parler que des amoureux ?

Puisque les bergers d’égypte et d’Assyrie sont les premiers astronomes, pourquoi ce qui se trouve de plus facile et de plus curieux dans l’astronomie ne seroit-il pas un sujet propre pour la poësie bucolique ? Nous avons vû des auteurs qui ont traité cette matiere en forme d’églogue avec un succès auquel toute l’Europe a donné son applaudissement.

Le premier livre de la pluralité des mondes traduite en tant de langues, est la meilleure églogue qu’on nous ait donnée depuis cinquante ans. Les descriptions et les images que font ses interlocuteurs sont très-convenables au caractere de la poësie pastorale, et il y a plusieurs de ces images que Virgile auroit emploïées volontiers.

J’ai dit que les personnages tragiques nous interessent toujours par le caractere de leurs passions et par l’importance de leurs avantures ; mais il n’en est pas de même des avantures des églogues ni de leurs personnages. Ces personnages, qui ne doivent point être exposez à de grands dangers, ni tomber dans des malheurs veritablement tragiques et capables par leur nature de nous émouvoir beaucoup, veulent, suivant mon sentiment, être copiez d’après ce que nous voïons dans notre païs. La scene des églogues, ainsi que celle des comedies, doit être placée dans nos campagnes, et leur sujet doit être une imitation des évenemens qui peuvent y arriver.

Il est vrai que nos bergers et nos païsans sont si grossiers, qu’on ne sçauroit peindre d’après eux les personnages des églogues ; mais nos païsans ne sont pas les seuls qui puissent emprunter des agrémens de la campagne les figures de leurs discours. Un jeune prince qui s’égare à la chasse, et qui seul, ou bien avec un confident, parle de sa passion, et qui emprunte ses images et ses comparaisons des beautez rustiques, est un excellent personnage pour une idille. La fiction ne se soutient que par sa vrai-semblance, et la vrai-semblance ne sçauroit subsister dans un ouvrage où l’on n’introduit que des personnages dont le caractere est entierement opposé au naturel que nous avons toujours devant les yeux. Ainsi je ne sçaurois approuver ces porte-houlettes doucereux qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse et sublimes en fadeur dans quelques-unes de nos églogues. Ces prétendus pasteurs ne sont point copiez, ni même imitez d’après nature, mais ils sont des êtres chimeriques inventez à plaisir par des poëtes qui ne consulterent jamais que leur imagination pour les forger. Ils ne ressemblent en rien aux habitans de nos campagnes et à nos bergers d’aujourd’hui : malheureux païsans, occupez uniquement à se procurer par les travaux penibles d’une vie laborieuse, de quoi subvenir aux besoins les plus pressans d’une famille toujours indigente ?

L’âpreté du climat sous lequel nous vivons les rend grossiers, et les injures de ce climat multiplient encore leurs besoins. Ainsi les bergers langoureux de nos églogues ne sont point d’après nature ; leur genre de vie dans lequel ils font entrer les plaisirs les plus delicats entremêlez des soins de la vie champêtre, et sur tout de l’attention à bien faire paître leur cher troupeau, n’est pas le genre de vie d’aucun de nos concitoïens.

Ce n’est point avec de pareils phantômes que Virgile et les autres poëtes de l’antiquité ont peuplé leurs aimables païsages ; ils n’ont fait qu’introduire dans leurs églogues les bergers et les païsans de leur païs et de leur tems un peu annoblis. Les bergers et les pasteurs d’alors étoient libres de ces soins qui devorent les nôtres.

La plûpart de ces habitans de la campagne étoient des esclaves que leurs maîtres avoient autant d’attention à bien nourrir, qu’un laboureur en a du moins pour bien nourrir ses chevaux. Le soin des enfans de ces esclaves regardoit leur maître dont ils faisoient la richesse. D’autres enfin étoient chargez de l’embarras de pourvoir aux necessitez de ces bergers.

Aussi tranquilles donc sur leur subsistance que le religieux d’une riche abbaïe, ils avoient la liberté d’esprit necessaire pour se livrer aux goûts que la douceur du climat dans les contrées qu’ils habitoient faisoit naître en eux. L’air vif et presque toujours serain de ces regions subtilisoit leur sang, et les disposoit à la musique, à la poësie et aux plaisirs les moins grossiers. Beaucoup d’entre eux étoient encore nez ou élevez dans les maisons que leur maître avoit dans les villes, et ce maître ne leur avoit pas plaint une éducation qui tournoit toujours à son profit, soit qu’il voulut vendre ou garder ces esclaves.

Aujourd’hui même, quoique l’état politique de ces contrées n’y laisse point les habitans de la campagne dans la même aisance où ils étoient autrefois ; quoiqu’ils n’y reçoivent plus la même éducation, on les voit encore néanmoins sensibles à des plaisirs fort au-dessus de la portée de nos païsans. C’est avec la guitare sur le dos que les païsans d’une partie de l’Italie gardent leurs troupeaux et qu’ils vont travailler à la terre : ils sçavent encore chanter leurs amours dans des vers qu’ils composent sur le champ, et qu’ils accompagnent du son de leurs instrumens. Ils les touchent, sinon avec delicatesse, du moins avec assez de justesse ; c’est ce qui s’appelle improviser. Vida évêque d’Alba dans le seiziéme siecle, et poëte si connu par l’élegance de ses vers latins, nous dépeint les païsans ses compatriotes et ses contemporains tels à peu près que ceux sur lesquels il dit que Virgile avoit moulé les personnages de ses églogues.

Quoique nos païsans soïent infiniment plus grossiers que ceux de la Sicile et d’une partie du roïaume de Naples ; quoiqu’ils ne connoissent ni vers, ni guitare, nos poëtes font néanmoins de leurs bergers des chantres plus sçavans et plus délicats, ils en font des personnages bien plus subtils en tendresse que ceux de Gallus et de Virgile. Nos galans porte-houlettes sont paîtris de métaphisique amoureuse ; ils ne parlent d’autre chose, et les moins délicats se montrent capables de faire un commentaire sur l’art qu’Ovide professoit à Rome sous Auguste. Plusieurs de nos chansons faites il y a soixante ans, et quand le goût dont je parle ici regnoit avec plus d’empire, sont infectées des mêmes niaiseries. S’il en est quelques-unes où la passion parle toute pure, et dont les auteurs n’invoquerent Apollon que pour trouver la rime, combien d’autres sont remplies d’un amour sophistiqué qui ne ressemble en rien à la nature. Les auteurs de ces chansons, en voulant feindre des sentimens qui n’étoient pas les leurs, ni peut-être ceux de leur âge, se sont encore metamorphosez en bergers imaginaires dans leurs froids delires. On sent dans tous leurs vers un poëte plus glacé qu’un vieil eunuque.

Section 23, quelques remarques sur le poëme épique, observation touchant le lieu et le tems où il faut prendre l’action §

Un poëme épique étant l’ouvrage le plus difficile que la poësie françoise puisse entreprendre, à cause des raisons que nous exposerons en parlant du genie de notre langue et de la mesure de nos vers, il importeroit beaucoup au poëte qui oseroit en composer un, de choisir un sujet où l’interêt general se trouvât réuni avec l’interêt general se trouvât réuni avec l’interêt particulier. Qu’il n’espere pas de réussir, s’il n’entretient point les françois des lieux fameux dans leur histoire, et s’il ne leur parle point des personnages et des évenemens ausquels ils prennent déja un interêt, s’il est permis de parler ainsi, national. Tous les endroits de l’histoire de France qui sont memorables, ne nous interessent pas même également. Nous ne prenons un grand interêt qu’à ceux dont la memoire est encore recente. Les autres sont presque devenus pour nous les évenemens d’une histoire étrangere, d’autant plus que nous n’avons pas le soin de perpetuer le souvenir des jours heureux à la nation par des fêtes et par des jeux annuels, ni celui d’éterniser la memoire de nos heros, ainsi que le pratiquoient les grecs et les romains. Combien peu y en a-t-il parmi nous qui s’affectionnent aux évenemens arrivez sous Clovis et sous la premiere race de nos rois. Pour rencontrer dans notre histoire un sujet qui nous interessât vivement, je ne crois pas qu’il fallut remonter plus haut que Charles VII.

Il est vrai que les raisons que nous avons alleguées pour montrer qu’on ne devoit point prendre une action trop recente pour le sujet d’une tragedie, prouvent aussi qu’une action trop recente ne doit pas être le sujet d’un poëme épique. Que le poëte choisisse donc son sujet en des tems qui soient à une distance convenable de son siecle, c’est-à-dire en des tems que nous n’aïons pas encore perdus de vûë, et qui soïent cependant assez éloignez de nous pour qu’il puisse donner aux caracteres la noblesse necessaire sans qu’elle soit exposée à être démentie par une tradition encore trop recente et trop commune.

Quand bien même il seroit vrai que nos moeurs, nos combats, nos fêtes, nos ceremonies et notre religion, ne fourniroient point aux poëtes une matiere aussi heureuse que celle que fournissoit à Virgile le sujet qu’il a traité, il ne seroit pas moins necessaire d’emprunter de notre histoire les sujets des poëmes épiques. Ce seroit un inconvenient, mais il en épargneroit un plus grand, le défaut d’interêt particulier. Mais la chose n’est pas ainsi.

La pompe d’un carousel et les évenemens d’un tournois, sont des sujets plus magnifiques par eux mêmes que les jeux qui se firent au tombeau d’Anchise et dont Virgile sçait faire un spectacle si superbe ? Quelles peintures ce poëte n’auroit-il pas faites des effets de la poudre à canon dans les differentes operations de guerre dont elle est le ressort. Les miracles de notre religion ont un merveilleux qui n’est pas dans les fables du paganisme. Qu’on voïe avec quel succès Corneille les a traitez dans Polieucte et Racine dans Athalie.

Si l’on reprend Sannazar, L’Arioste et d’autres poëtes, d’avoir mêlé mal à propos la religion chrétienne dans leurs poëmes, c’est qu’ils n’en ont point parlé avec la dignité et la décence qu’elle exige, c’est qu’ils ont allié les fables du paganisme aux veritez de notre religion. C’est qu’ils sont, comme dit Despreaux, follement idolatres en des sujets chrétiens. On les blame de n’avoir pas senti qu’il étoit contre la raison, pour ne rien dire de plus fort, de se permettre en parlant de notre religion, la même liberté que Virgile pouvoit prendre en parlant de la sienne. Que ceux qui ne voudroient pas faire le choix du sujet d’un poëme épique, tel que je le propose, alleguent donc leur veritable excuse : c’est que le secours de la poësie des anciens leur étant necessaire, pour rendre leur verve feconde, ils aiment mieux traiter les mêmes sujets que les poëtes grecs et les poëtes latins ont traitez, que des sujets modernes où ils ne pourroient pas s’aider aussi facilement de la poësie du stile et de l’invention des premiers. Nous dirons encore quelque chose dans la suite sur ce sujet là.

Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture §

Notre matiere nous conduit naturellement à traiter ici des compositions et des personnages allegoriques, soit en poësie, soit en peinture. Parlons d’abord des allegories pittoresques.

La composition allegorique est de deux especes. Ou le peintre introduit des personnages allegoriques dans une composition historique, c’est-à-dire dans la répresentation d’une action qu’on croit être arrivée réellement comme est le sacrifice d’Iphigenie, et c’est ce qu’on appelle faire une composition mixte : ou le peintre imagine ce qu’on appelle une composition purement allegorique ; c’est-à-dire qu’il invente une action qu’on sçait bien n’être jamais arrivée réellement, mais de laquelle il se sert comme d’une emblême pour exprimer un évenement veritable. Avant que de nous étendre davantage sur ce sujet, parlons des personnages allegoriques.

Les personnages allegoriques sont des êtres qui n’existent point, mais que l’imagination des peintres a conçus et qu’elle a enfantez en leur donnant un nom, un corps et des attributs. C’est ainsi que les peintres ont personifié les vertus, les vices, les roïaumes, les provinces, les villes, les saisons, les passions, les vents et les fleuves. La France répresentée sous une figure de femme, le Tibre répresenté sous une figure d’homme couché, et la calomnie sous une figure de satire, sont des personnages allegoriques.

Ces personnages allegoriques sont de deux especes. Les uns sont nez depuis plusieurs années. Depuis long-tems ils ont fait fortune. Ils se sont montrez sur tant de théatres, que tout homme un peu lettré les reconnoît d’abord à leurs attributs. La France répresentée par une femme la couronne fermée en tête, le sceptre à la main et couverte d’un manteau bleu semé de fleurs de lys d’or : le Tibre répresenté par une figure d’homme couché, aïant à ses pieds une louve qui allaite deux enfans, sont des personnages allegoriques inventez depuis long-tems et que tout le monde reconnoît pour ce qu’ils sont. Ils ont acquis, pour ainsi dire, droit de bourgeoisie parmi le genre humain. Les personnages allegoriques modernes sont ceux que les peintres ont inventez depuis peu et qu’ils inventent encore, pour exprimer leurs idées. Ils les caracterisent à leur mode et ils leur donnent les attributs qu’ils croïent les plus propres à les faire reconnoître.

Je ne parlerai que des personnages allegoriques de la premiere espece, c’est-à-dire des aînez ou des anciens. Leurs cadets qui depuis une centaine d’années sont sortis du cerveau des peintres, sont des inconnus et des gens sans aveu, qui ne meritent pas qu’on en fasse aucune mention. Ils sont des chiffres dont personne n’a la clef, et même peu de gens la cherchent. Je me contenterai donc de dire à leur sujet que l’inventeur fait ordinairement un mauvais usage de son esprit, quand il l’occupe à donner le jour à de pareils êtres. Les peintres qui passent aujourd’hui pour avoir été les plus grands poëtes en peinture, ne sont pas ceux qui ont mis au monde le plus grand nombre de personnages allegoriques. Il est vrai que Raphael en a produit de cette espece ; mais ce peintre si sage ne les emploïe que dans les ornemens qui servent de bordure ou de soutien à ses tableaux dans l’appartement de la signature. Il a même pris la précaution d’écrire le nom de ces personnages allegoriques sous leur figure. Quoique Raphael fut très-capable de les rendre reconnoissables, néanmoins on ne trouve pas que cette précaution soit inutile, et l’on souhaite même quelquefois qu’il l’eût poussée jusque à nous donner une explication des symboles dont il les orne. Car bien que l’inscription apprenne leur nom, on a encore beaucoup de peine à deviner la valeur et le merite de tous les attributs emblêmatiques dont ils sont ornez.

Revenons aux personnages allegoriques anciens, et voïons l’usage qu’il est permis d’en faire dans les compositions historiques. Le sentiment des personnes habiles est, que les personnages allegoriques n’y doivent être introduits qu’avec une grande discretion, puisque ces compositions sont destinées à répresenter un évenement arrivé réellement et dépeint comme on croit qu’il est arrivé. Ils n’y doivent même entrer dans les occasions où l’on peut les introduire, que comme l’écu des armes ou les attributs des personnages principaux qui sont des personnages historiques. C’est ainsi qu’Harpocrate le dieu du silence, ou Minerve peuvent être placez à côté d’un prince pour designer sa discretion et sa prudence. Je ne pense pas que les personnages allegoriques y doivent être eux-mêmes des acteurs principaux. Des personnages que nous connoissons pour des phantômes imaginez à plaisir à qui nous ne sçaurions prêter des passions pareilles aux nôtres, ne peuvent pas nous interesser beaucoup à ce qui leur arrive.

D’ailleurs la vrai-semblance ne peut être observée trop exactement en peinture non plus qu’en poësie.

C’est à proportion de l’exactitude de la vrai-semblance que nous nous laissons seduire plus ou moins par l’imitation. Or des personnages allegoriques emploïez comme acteurs dans une composition historique, doivent en alterer la vrai-semblance. Le tableau de la galerie du Luxembourg qui répresente l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille, est une composition historique. Le peintre a voulu répresenter l’évenement suivant la verité. La reine aborde sur les galeres de Toscane. On reconnoît les seigneurs et les femmes de condition qui l’accompagnerent ou qui la reçurent. Ainsi les néreïdes et les tritons sonnants de leurs conques, que Rubens a placez dans le port pour exprimer l’allegresse avec laquelle cette ville maritime reçoit la nouvelle reine, ne font point un bon effet suivant mon sentiment. Je sçais bien qu’il ne parut aucune des divinitez de la mer à cette ceremonie, et cette espece de mensonge détruit une partie de l’effet que l’imitation faisoit sur moi. Je trouve que Rubens auroit dû embellir son port d’ornemens plus compatibles avec la vraisemblance. Que les choses que vous inventez pour rendre votre sujet plus capable de plaire, soient compatibles avec ce qui est de vrai dans ce sujet. Le poëte ne doit pas exiger du spectateur une foi aveugle et qui se soumette à tout.

Voilà comme parle Horace.

Je suis encore persuadé que le magnifique tableau qui répresente l’accouchement de Marie De Medicis plairoit davantage, si Rubens au lieu du genie et des autres figures allegoriques, qui entrent dans l’action du tableau, y avoit fait paroître celles des femmes de ce tems-là qui pouvoient assister aux couches de la reine. On le regarderoit avec plus de satisfaction si Rubens avoit exercé sa poësie à répresenter les unes contentes, les autres transportées de joïe, quelques-unes sensibles aux douleurs de la reine, et d’autres un peu mortifiées de voir un dauphin en France. Les peintres sont poëtes, mais leur poësie ne consiste pas tant à inventer des chimeres ou des jeux d’esprit, qu’à bien imaginer quelles passions et quels sentimens l’on doit donner aux personnages suivant leur caractere et la situation où l’on les suppose, comme à trouver les expressions propres à rendre ces passions sensibles et à faire deviner ces sentimens. Je ne me souviens pas que Raphael ni le Poussin aïent jamais fait l’usage vicieux des personnages allegoriques que j’ose critiquer dans le tableau de Rubens.

Mais, me dira-t-on, les peintres ont été de tout-tems en possession de peindre des tritons et des néreïdes dans leurs tableaux, quoiqu’on n’en ait jamais vû dans la nature.

Pourquoi donc reprendre Rubens de les avoir introduits dans le tableau qui répresente l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille. Le nud de ces divinitez fait un effet merveilleux dans la composition, parmi tant de figures habillées que l’histoire obligeoit d’y mettre.

Je réponds que cette licence donnée aux peintres et aux poëtes, doit s’entendre, comme Horace l’explique lui-même, sed non ut placidis coeant immitia. C’est-à-dire que cette licence ne s’étend point à rassembler en un même tableau des choses incompatibles, comme sont l’arrivée de Marie De Medicis à Marseille, et des tritons qui sonnent de leurs conques dans le port. Marie De Medicis n’a jamais dû se rencontrer en un même lieu avec des tritons, quand bien même on supposeroit un lieu pittoresque, comme Monsieur Corneille vouloit qu’on supposât un lieu théatral. Si Rubens avoit besoin de figures nuës pour faire valoir son dessein et son coloris, il pouvoit introduire dans son tableau des forçats aidans au débarquement et les mettre en telle attitude qu’il auroit voulu.

Ce n’est point que je dispute aux peintres le droit qui leur est acquis de peindre des sirenes, des tritons, des néreïdes, des faunes et toutes les divinitez fabuleuses, nobles chimeres dont l’imagination des poëtes peupla les eaux et les forêts, et enrichit toute la nature. Ma critique n’est point fondée sur ce qu’il n’y eut jamais de sirenes et de néreïdes, mais sur ce qu’il n’y en avoit plus, pour ainsi dire, dans les tems où arriva l’évenement qui donne lieu à cette discussion. Je tomberai donc d’accord qu’il est des compositions historiques où les sirenes et les tritons, comme les autres divinitez fabuleuses peuvent avoir part à une action. Ce sont les compositions qui répresentent des évenemens arrivez durant le paganisme, et quand le monde croïoit que ces divinitez existoient réellement. Mais ces mêmes divinitez ne doivent pas avoir part à l’action dans les compositions historiques qui répresentent des évenemens arrivez depuis l’extinction du paganisme, et dans des tems où elles avoient déja perdu l’espece d’ être que l’opinion vulgaire leur avoit donné en d’autres siecles. Elles ne peuvent être introduites dans ces dernieres compositions que comme des figures allegoriques et des symboles. Or nous avons déja vû que les personnages allegoriques ne doivent entrer dans les compositions historiques, que comme des personnages simboliques qui dénotent les attributs des personnages historiques.

Le spectateur se prête sans peine à la croïance qui avoit cours dans les tems où l’évenement que le peintre et le poëte répresentent est arrivé. Ainsi je regarde Iris comme un personnage historique dans la répresentation de la mort de Didon. Venus et Vulcain sont des personnages historiques dans la vie d’énée. Nous sommes en habitude de nous prêter à la supposition que ces divinitez aïent existé veritablement dans ces tems-là, parce que les hommes croïoient alors leur existence. Le peintre qui répresente les avantures d’un heros grec ou romain, peut donc y faire intervenir toutes les divinitez comme des personnages principaux. Il peut à son gré embellir ses compositions avec les tritons et les sirenes. Il ne fait rien contre son sistême. Je l’ai déja dit, les livres qui firent l’occupation de notre jeunesse, la vrai-semblance qu’on trouve à voir un heros secouru par les dieux qu’il adoroit, nous mettent en disposition de nous prêter sans aucune peine à la fiction. à force d’entendre parler durant notre enfance des amours de Jupiter et des passions des autres dieux, nous sommes en habitude de les regarder comme des êtres qui auroient autrefois existé, étant sujets à des passions du même genre que les nôtres. Quand nous lisons l’histoire de la bataille de Pharsale, ce n’est que par reflexion que nous distinguons le genre d’existence que Jupiter foudroïant avoit dans ces tems-là, d’avec le genre d’existence de Cesar et de Pompée.

Mais ces divinitez changent de nature, pour ainsi dire, et deviennent des personnages purement allegoriques dans la répresentation des évenemens arrivez en un siecle où le sistême du paganisme n’avoit plus cours. Quand on les introduit dans ces évenemens comme des personnages veritables, je les comparerois volontiers à ces saints, les patrons de ceux qui faisoient peindre des sujets de devotion, et que les peintres plaçoient autrefois dans des tableaux plus devots que sensez, sans égard pour la chronologie ni pour la vrai-semblance. On y voïoit S. Jerôme présent à la céne, et S. François assister au crucifiment.

Cet usage vicieux est relegué depuis long-tems dans les tableaux de village.

Après avoir discouru des personnages allegoriques il convient de retourner aux compositions allegoriques.

Une telle composition est la répresentation d’une action qui n’arriva jamais, et que le peintre invente à plaisir pour répresenter un ou plusieurs évenemens merveilleux, qu’il ne veut point traiter en s’assujetissant à la verité historique. Les peintres font servir encore ces compositions à peu près au même usage que les égyptiens emploïoient leurs figures hierogliphiques ; c’est-à-dire pour mettre sensiblement sous nos yeux quelque verité generale de la morale.

Les compositions allegoriques sont de deux especes ; les unes sont purement allegoriques parce qu’il n’entre dans leur composition que de ces personnages simboliques éclos du cerveau des peintres et des poëtes. De ce genre sont deux tableaux du Corrége peints en détrempe et qu’on peut voir dans le cabinet du roi. Dans l’un, le peintre a répresenté l’homme tyrannisé par les passions, et dans l’autre, il exprime d’une maniere simbolique l’empire de la vertu sur les passions. Les compositions allegoriques de la seconde espece sont celles où le peintre mêle des personnages historiques avec les personnages allegoriques. Ainsi l’apotheose de Henri IV et l’avenement de Marie De Medicis à la regence, répresentez dans le tableau qui est au fonds de la galerie du Luxembourg, sont une composition mixte. L’action du tableau est feinte, mais le peintre introduit dans cette action qui est le type de l’arrêt du parlement par lequel la regence fut déferée à la reine, Henri IV et plusieurs autres personnages historiques.

Il est rare que les peintres réussissent dans les compositions purement allegoriques, parce qu’il est presque impossible que dans les compositions de ce genre, ils puissent faire connoître distinctement leur sujet, et mettre toutes leurs idées à portée des spectateurs les plus intelligens. Encore moins peuvent-ils toucher le coeur peu disposé à s’attendrir pour des personnages chimeriques, en quelque situation qu’on les répresente.

La composition purement allegorique ne devroit donc être mise en oeuvre que dans une necessité urgente, et pour tirer le peintre d’un embarras dont il ne pourroit sortir par la route ordinaire. Il ne sçauroit entrer dans cette composition qu’un petit nombre de figures, et les figures ne sçauroient être trop faciles à reconnoître. Si l’on ne l’entend pas aisément, on la laisse comme un vain galimatias.

Il est des galimatias en peinture aussi-bien qu’en poësie.

Je ne me souviens que d’une seule composition purement allegorique qui puisse être citée comme un modele, et que le Poussin et Raphael voulussent avoir faite, à juger de leur sentiment par leurs ouvrages. Il est vrai qu’il paroît impossible d’imaginer en ce genre rien de meilleur que cette idée élegante par sa simplicité, et sublime par sa convenance avec le lieu où elle devoit être placée.

Aussi fut-elle la production du prince De Condé le dernier mort, je ne dirai pas le prince, mais l’homme de son tems né avec la conception la plus vive et l’imagination la plus brillante.

Le prince dont je parle faisoit peindre dans la galerie de Chantilly l’histoire de son pere connu vulgairement en Europe sous le nom du grand Condé. Il se rencontroit un inconvenient dans l’execution du projet. Le heros durant sa jeunesse s’étoit trouvé lié d’interêt avec les ennemis de l’état, et il avoit fait une partie de ses belles actions quand il ne portoit pas les armes pour sa patrie. Il sembloit donc qu’on ne dût point faire parade de ces faits d’armes dans la galerie de Chantilly. Mais d’un autre côté quelques-unes de ces actions comme le secours de Cambrai, et la retraite de devant Arras, étoient si brillantes qu’il devoit être bien mortifiant pour un fils amoureux de la gloire de son pere, de les supprimer dans l’espece de temple qu’il élevoit à la memoire de ce heros. Les anciens eussent dit que la pieté l’avoit inspiré et que c’étoit elle qui lui avoit suggeré le moïen d’éterniser le souvenir de ces grandes actions, en témoignant qu’il le vouloit éteindre. Il fit donc dessiner la muse de l’histoire, personnage allegorique mais très-connu, qui tenoit un livre, sur le dos duquel étoit écrit, vie du prince De Condé. Cette muse arrachoit des feüillets du livre qu’elle jettoit par terre, et on lisoit sur ces feüillets, secours de Cambrai, secours de Valenciennes, retraite de devant Arras ; enfin le titre de toutes les belles actions du prince De Condé durant son séjour dans les Païs-Bas, actions dont tout étoit loüable à l’exception de l’écharpe qu’il portoit quand il les fit. Malheureusement ce tableau n’a pas été executé suivant une idée si ingenieuse et si simple. Le prince qui avoit conçu une idée si noble, eut en cette occasion un excès de complaisance, et déferant trop à l’art, il permit au peintre d’alterer l’élegance et la simplicité de sa pensée par des figures qui rendent le tableau plus composé, mais qui ne lui font rien dire de plus que ce qu’il disoit déja d’une maniere si sublime.

Les compositions allegoriques que nous avons nommées des compositions mixtes, sont d’un plus grand usage que les compositions purement allegoriques. Quoique leur action soit feinte ainsi que celle des compositions purement allegoriques, néanmoins comme une partie de leurs personnages se trouvent être des personnages historiques, on peut mettre le sens de ces fictions à la portée de tout le monde, et les rendre ainsi capables de nous instruire, de nous attacher, et même de nous interesser.

Les peintres tirent de grands secours de ces compositions allegoriques de la seconde espece, ou pour exprimer beaucoup de choses qu’ils ne pourroient pas faire entendre dans une composition historique, ou pour répresenter en un seul tableau plusieurs actions dont il semble que chacune demandât une toille separée. La galerie du Luxembourg et celle de Versailles en font foi. Rubens et Le Brun ont trouvé moïen d’y répresenter par le moïen de ces fictions mixtes, des choses qu’on ne concevoit pas pouvoir être renduës avec des couleurs. Ils y font voir en un seul tableau des évenemens qu’un historien ne pourroit narrer qu’en plusieurs pages.

En voici un exemple.

En mil six cens soixante et douze, la France declara la guerre aux états generaux, et les espagnols à qui les traitez subsistans, défendoient de se mêler de la querelle, ne laisserent pas de leur donner des secours cachez. Mais ces secours n’apportoient à la rapidité des conquêtes de la France, que des obstacles bientôt surmontez. Les espagnols pour s’opposer plus efficacement à ces progrès, leverent le masque et se declarerent. Le succès de leurs secours avoüez, ne fut pas plus heureux que celui de leurs secours secrets. Malgré ces secours le feu roi prit Mastrich, et portant ensuite la guerre dans les païs-bas espagnols, il y enlevoit chaque campagne un nombre des plus fortes places, par des conquêtes que la paix seule put arrêter. Voilà ce que Monsieur Le Brun avoit à répresenter. Voici comment il a traité son sujet qui paroît plûtôt du ressort de la poësie que de celui de la peinture.

Le roi paroît sur un char guidé par la victoire et traîné rapidement par des coursiers. Ce char renverse dans sa course les figures étonnées des villes et des fleuves, qui formoient la frontiere des hollandois, et chaque figure se reconnoît d’abord ou par l’écu de ses armes ou par ses autres attributs. C’est l’image veritable de ce qu’on vit arriver dans cette guerre où les conquerans furent surpris eux-mêmes de leurs propres succez. Une femme qui répresente l’Espagne et qui s’annonce suffisamment par son lyon et par ses autres attributs, veut arrêter le char du roi en saisissant les guides. Mais au lieu des guides elle n’attrappe que les traits. Le char qu’elle vouloit arrêter l’entraîne elle-même, et le masque qu’elle portoit tombe par terre dans cet effort inutile.

Il seroit superflu de prendre beaucoup de peine pour persuader aux peintres qu’on peut faire quelquefois un bon usage des compositions et des personnages allegoriques. Ils n’ont que trop de penchant à emploïer l’allegorie avec excez dans tous les sujets, même dans ceux qui sont le moins susceptibles de ces embellissemens. Mais le défaut d’aimer trop à faire usage du brillant de l’imagination qu’on appelle communement l’esprit, est un défaut general à tous les hommes, qui les fait s’égarer souvent, même en des professions bien plus serieuses que la peinture. Rien ne fait dire, rien ne fait faire autant de sottises, que le desir de montrer de l’esprit.

Pour nous renfermer dans les limites de la peinture, j’ose avancer que rien n’a plus souvent écarté les bons peintres du veritable but de leur art, et ne leur a fait faire plus de choses hors de propos, que le desir de se faire applaudir sur la subtilité de leur imagination, c’est-à-dire sur leur esprit. Au lieu de s’attacher à l’imitation des passions, ils se sont plûs à donner l’essort à une imagination capricieuse et à forger des chimeres dont l’allegorie misterieuse est une enigme plus obscure que ne le furent jamais celles du sphinx. Au lieu de nous parler la langue des passions qui est commune à tous les hommes, ils ont parlé un langage qu’ils avoient inventé eux-mêmes, et dont les expressions proportionnées à la vivacité de leur imagination, ne sont point à la portée du reste des hommes. Ainsi tous les personnages d’un tableau allegorique sont souvent muets pour les spectateurs dont l’imagination n’est point du même étage que celle du peintre. Ce sens misterieux est placé si haut que personne n’y sçauroit atteindre. Je l’ai dit déja, les tableaux ne doivent pas être des enigmes, et le but de la peinture n’est pas d’exercer notre imagination en lui donnant des sujets embrouillez à deviner. Son but est de nous émouvoir, et par consequent les sujets de ses ouvrages ne sçauroient être trop faciles à entendre.

On voit dans la galerie de Versailles beaucoup de morceaux de peinture dont le sens enveloppé trop misterieusement, échappe à la penetration des plus subtils, et passe les lumieres des mieux instruits. Tout le monde est informé des principales actions de la vie du feu roi qui fait le sujet de tous les tableaux, et l’intelligence des curieux est encore aidée par des inscriptions placées sous les sujets principaux. Néanmoins, il reste encore une infinité d’allegories et de simboles que les plus lettrez ne sçauroient deviner. On s’est vû réduit à mettre sur les tables de ce magnifique vaisseau des livres qui les expliquassent, et qui donnassent, pour ainsi dire, le net de ces chiffres. On peut dire la même chose de la galerie du Luxembourg. Les personnes les mieux informées des particularitez de la vie de Marie De Medicis, comme les plus sçavantes dans la mythologie et dans la science des emblêmes, ne conçoivent pas la moitié des pensées de Rubens.

Peut-être même, qu’elles ne devineroient pas le quart de ce qu’a voulu répresenter ce peintre trop ingenieux, sans l’explication de ces tableaux qu’une tradition encore recente avoit conservée, quand Monsieur De Felibien la mit par écrit et l’insera dans ses entretiens sur les vies des peintres.

Toutes les nations et les françois principalement, se lassent bientôt de chercher le sens des pensées d’un peintre qui l’enveloppe toujours. Les tableaux de la galerie du Luxembourg dont on regarde le sujet avec le plus de plaisir, sont ceux dont la composition est purement historique, comme le mariage et le couronnement de la reine. Tel est le pouvoir de la verité, que les imitations et les fictions ne réussissent jamais mieux que lorsqu’elles l’alterent le moins. Après avoir regardé ces tableaux du côté de l’art, on les regarde encore avec l’attention qu’on donneroit aux recits d’un contemporain de Marie De Medicis. Chacun trouve quelque chose qui pique son goût particulier dans des tableaux où le peintre a répresenté un point d’histoire dans toute sa verité, c’est-à-dire sans en alterer la vrai-semblance historique. L’un s’arrête sur les habits du tems qui ne déplaisent jamais lorsqu’ils sont traitez par un artisan, qui a sçu les accommoder à l’air comme à la taille de ses personnages, et leur donner en les drappant la grace dont leur tournure les rendoit susceptibles. Un autre examine les traits et la contenance des personnes illustres. Le bien ou le mal que l’histoire en raconte lui donnoit envie depuis long-tems de connoître leur physionomie. Un autre s’attache à l’ordre et aux rangs d’une scéance. Enfin ce que le monde a remarqué davantage dans la galerie du Luxembourg et dans celle de Versailles, ce ne sont pas les allegories semées dans la plûpart des tableaux, ce sont les expressions de quelques passions où veritablement il entre plus de poësie que dans tous les emblêmes inventez jusques ici.

Telle est l’expression, qui arrête les yeux de tout le monde sur le visage de Marie De Medicis qui vient d’accoucher. On y apperçoit distinctement la joïe d’avoir mis au monde un dauphin, à travers les marques sensibles de la douleur à laquelle ève fut condamnée. Enfin chacun en convenant que ces galeries, deux des plus riches portiques qui soient en Europe, fourmillent de beautez admirables dans le dessein et dans le coloris, et que la composition de leurs tableaux est des plus élegantes, chacun dis-je voudroit bien que les peintres n’y eussent point introduit un si grand nombre de ces figures qui ne peuvent point nous parler, comme tant d’actions qui ne sçauroient nous interesser. Or, comme nous le dit Vitruve en termes très-sensez, il ne suffit pas que nos yeux trouvent leur compte dans un tableau bien peint et bien dessiné : l’esprit y doit aussi trouver le sien. Il faut donc que l’artisan du tableau ait choisi un sujet, que ce sujet se comprenne distinctement et qu’il soit traité de maniere qu’il nous interesse.

Je n’estime gueres, ajoute-t-il, les tableaux dont les sujets n’imitent pas la verité. neque enim picturae probari… etc. ce passage m’exemptera de parler de ces figures qu’on appelle communement des grotesques.

Les peintres doivent emploïer l’allegorie dans les tableaux de devotion, plus sobrement encore que dans les tableaux prophanes. Ils peuvent bien dans les sujets qui ne répresentent pas les mysteres et les miracles de notre religion, se servir d’une composition allegorique, dont l’action exprimera quelque verité, qui ne sçauroit être renduë autrement, soit en peinture, soit en sculpture. Je consens donc que la foi et l’esperance soutiennent un mourant, et que la religion paroisse affligée aux pieds d’un évêque mort. Mais je crois que toute composition allegorique est défenduë aux artisans qui traitent les miracles et les dogmes de notre religion. Ils peuvent tout au plus introduire dans leur action, qui doit toujours imiter la verité historique, quelques figures allegoriques de celles qui sont convenables au sujet, comme seroit, par exemple, la foi répresentée à côté d’un saint qui feroit un miracle.

Les faits sur lesquels notre religion est établie, et les dogmes qu’elle enseigne, sont des sujets où il n’est point permis à l’imagination de s’égayer.

Des veritez, ausquelles nous ne sçaurions penser sans terreur et sans humiliation, ne doivent pas être peintes avec tant d’esprit ni répresentées sous l’emblême d’une allegorie ingenieuse inventée à plaisir. Il est encore moins permis d’emprunter les personnages et les fictions de la fable pour peindre ces veritez. Michel-Ange fut universellement blâmé pour avoir mêlé avec ce qui nous est revelé du jugement universel les fictions de l’ancienne poësie, dans la répresentation qu’il en peignit sur le mur du fonds de la chapelle de Sixte IV. Rubens à mon sens, aura commis une faute encore plus grande que celle de Michel-Ange, en composant, ainsi qu’il l’a fait, le tableau du maître-autel des dominiquains d’Anvers. Ce grand poëte y exprime trop ingenieusement, par une composition allegorique, le merite de l’intercession des saints, dont les prieres procurent souvent aux pecheurs le tems et les moïens de se repentir.

Jesus-Christ sort d’entre les deux autres personnes de la trinité, comme pour executer l’arrêt de condamnation, qu’elle viendroit de prononcer contre le monde, figuré par un globe placé dans le bas de ce tableau. Il tient la foudre à la main, et dans l’attitude du Jupiter de la fable, il paroît prêt à la lancer sur le monde. La vierge et plusieurs saints placez à côté de Jesus-Christ, intercedent pour le monde, sans que Jesus-Christ suspende son action. Mais ce qui convient au lieu où le tableau se trouve placé ; saint Dominique couvre le monde de son manteau et du rosaire. Je crois voir trop d’esprit dans la répresentation d’un sujet aussi terrible. Les hommes inspirez pouvoient bien emploïer des paraboles, pour nous exposer plus sensiblement les veritez que Dieu nous reveloit par leur bouche. Dieu leur inspiroit lui-même les figures dont ils devoient se servir, et l’application qu’il en falloit faire. Mais c’est assez d’honneur à nos peintres que d’être admis à répresenter historiquement ceux des évenemens de nos mysteres, qui peuvent être mis sous nos yeux. Il ne leur est point permis d’inventer des fictions, et de s’en servir à leur gré, pour exposer de pareils sujets. Ce que je dis des peintres je le pense des poëtes, et je n’approuve pas plus le poëme de Sannazar, sur les couches de la vierge, ni les visions de L’Arioste, que la composition dont Rubens s’est servi pour répresenter le merite de l’intercession des saints.

Vous reduisez donc les peintres à la condition de simples historiens, m’objectera-t-on, sans faire attention que l’invention et la poësie sont de l’essence de la peinture ? Vous voulez éteindre dans l’imagination des peintres ce feu qui merite qu’on les traite quelquefois d’ouvriers divins, pour les reduire aux fonctions d’un annaliste scrupuleux ? Je réponds que l’enthousiasme qui fait les peintres et les poëtes ne consiste pas dans l’invention des mysteres allegoriques, mais bien dans le talent d’enrichir ses compositions par tous les ornemens que la vrai-semblance du sujet peut permettre, ainsi qu’à donner de la vie à tous ses personnages par l’expression des passions. Telle est la poësie de Raphael ; telle est la poësie du Poussin et de Le Sueur, et telle fut souvent celle de Monsieur Le Brun et de Rubens.

Il n’est pas necessaire d’inventer son sujet ni de créer ses personnages, pour être reputé un poëte plein de verve. On merite le nom de poëte en rendant l’action qu’on traite capable d’émouvoir, ce qui se fait en imaginant quels sentimens conviennent à des personnages supposez dans une certaine situation, et en tirant de son genie les traits les plus propres à bien exprimer ces sentimens. Voilà ce qui distingue le poëte d’un historien qui ne doit point orner ses recits de circonstances tirées de son imagination, qui n’invente pas des situations pour rendre les évenemens qu’il narre plus interessans, et à qui même il est rarement permis d’exercer son genie en lui faisant produire des sentimens convenables à ses personnages pour les leur prêter.

Les discours que le grand Corneille fait tenir à Cesar dans la mort de Pompée sont une meilleure preuve de l’abondance de sa veine et de la sublimité de son imagination, que l’invention des allegories du prologue de la toison d’or.

Il faut avoir une imagination plus féconde, et plus juste, pour imaginer et pour rencontrer les traits dont la nature se sert dans l’expression des passions, que pour inventer des figures emblêmatiques. On produit tant qu’on veut de ces symboles par le secours de deux ou trois livres qui sont des sources intarissables de pareils colifichets, au lieu qu’il faut avoir une imagination fertile et qui soit guidée encore par une intelligence sage et judicieuse, pour réussir dans l’expression des passions et pour y peindre avec verité leurs simptômes.

Mais, diront les partisans de l’esprit, ne doit-il pas y avoir plus de merite à inventer des choses qui ne furent jamais pensées, qu’à copier la nature, ainsi que fait votre peintre, qui excelle dans l’expression des passions ? Je leur réponds qu’il faut sçavoir faire quelque chose de plus que copier servilement la nature, ce qui est déja beaucoup, pour donner à chaque passion son caractere convenable, et pour bien exprimer les sentimens de tous les personnages d’un tableau. Il faut, pour ainsi dire, sçavoir copier la nature sans la voir. Il faut pouvoir imaginer avec justesse quels sont ses mouvemens dans des circonstances où l’on ne la vît jamais. Est-ce avoir la nature devant les yeux que de dessiner d’après un modele tranquille, lorsqu’il s’agit de peindre une tête où l’on découvre l’amour à travers la fureur de la jalousie. On voit bien une partie de la nature dans son modele, mais on n’y voit pas ce qu’il y a de plus important par rapport au sujet qu’on peint. On voit bien le sujet que la passion doit animer, mais on ne le voit point dans l’état où la passion doit le mettre, et c’est dans cet état qu’il le faut peindre.

Il faut que le peintre applique encore à la tête qu’il fait ce que les livres disent en general de l’effet des passions sur le visage, et des traits ausquels elles y sont marquées. Toutes les expressions doivent tenir du caractere de tête qu’on donne au personnage qu’on répresente agité d’une certaine passion. Il faut donc que l’imagination de l’ouvrier supplée à tout ce qu’il y a de plus difficile à faire dans l’expression, à moins qu’il n’ait dans son attelier un modele encore plus grand comedien que baron.

Section 25, des personnages et des actions allegoriques, par rapport à la poësie §

Parlons présentement de l’usage qu’on peut faire en poësie des personnages et des actions allegoriques.

Les personnages allegoriques que la poësie emploïe sont de deux especes. Il en est de parfaits et d’autres que nous appellerons imparfaits.

Les personnages allegoriques parfaits sont ceux que la poësie créé entierement, ausquels elle donne un corps et une ame, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentimens des hommes. C’est ainsi que les poëtes ont personifié dans leurs vers la victoire, la sagesse, la gloire, en un mot tout ce que nous avons dit que les peintres avoient personifié dans leurs tableaux.

Les personnages allegoriques imparfaits sont les êtres qui existent déja réellement, ausquels la poësie donne la faculté de penser et de parler qu’ils n’ont pas, mais sans leur prêter une existence parfaite et sans leur donner un être tel que le nôtre.

Ainsi la poësie fait des personnages allegoriques imparfaits, quand elle prête des sentimens aux bois, aux fleuves, en un mot quand elle fait penser et parler tous les êtres inanimez, ou quand élevant les animaux au-dessus de leur sphere, elle leur prête plus de raison qu’ils n’en ont, et la voix articulée qui leur manque. Ces derniers personnages allegoriques sont le plus grand ornement de la poësie, qui n’est jamais si pompeuse que lorsqu’elle anime et qu’elle fait parler toute la nature. C’est en quoi consiste le sublime du pseaume : in exitu Israel de Aegypto, et de quelques autres dont les personnes de goût sont aussi touchées que des plus beaux endroits de l’iliade et de l’éneïde. Mais ces personnages imparfaits ne sont point propres à jouer un rolle dans l’action d’un poëme, à moins que cette action ne soit celle d’un apologue. Ils peuvent seulement comme spectateurs, prendre part aux actions des autres personnages, ainsi que les choeurs prenoient part aux tragedies des anciens.

Je crois qu’on peut traiter dans la poësie les personnages allegoriques parfaits, comme nous les avons traitez dans la peinture. Ils n’y doivent pas jouer un des rolles principaux d’une action, mais ils y peuvent seulement intervenir, soit comme les attributs des personnages principaux, soit pour exprimer plus noblement, par le secours de la fiction, ce qui paroîtroit trivial s’il étoit dit simplement. Voilà pourquoi Virgile personifie la renommée dans l’éneïde. On remarquera que ce poëte fait entrer dans son ouvrage un petit nombre de personnages de cette espece, et je n’ai jamais entendu loüer Lucain d’en avoir fait un usage plus fréquent.

Le lecteur fera de lui-même la reflexion que Venus, l’amour, Mars et les autres divinitez du paganisme, sont des personnages historiques dans l’éneïde. Les évenemens dépeints dans ce poëme, sont arrivez en des tems où le commun des hommes étoit persuadé de leur existence. Ces divinitez sont même des personnages historiques dans les poëmes des écrivains modernes qui choisissent leur scene et leurs acteurs dans les tems du paganisme. Ils peuvent donc, en traitant de pareils sujets emploïer ces divinitez comme des acteurs principaux, mais qu’ils observent de ne point confondre avec elles les personnages, qui, comme la Discorde et la Renommée, n’étoient déja que des personnages allegoriques dans ces tems-là. Quant aux poëtes qui traitent des actions qui ne se sont point passées entre des païens, ils ne doivent emploïer les divinitez fabuleuses que comme des personnages allegoriques. Ainsi Minerve, l’amour et Jupiter même ne doivent pas y jouer un rolle principal.

Quand aux actions allegoriques, les poëtes n’en doivent faire usage qu’avec un grand discernement. On peut s’en servir avec succès dans les fables et dans plusieurs autres ouvrages qui sont destinez pour instruire l’esprit en le divertissant, et dans lesquels le poëte parle en son nom et peut faire lui même l’application des leçons qu’il prétend nous donner. C’est à l’aide des actions allegoriques que plusieurs poëtes nous ont dit, avec agrément, des veritez qu’ils n’auroient pû nous exposer sans le secours de cette fiction. Les conversations que les fables supposent entre les animaux, sont des actions allegoriques, et les fables sont un des plus aimables genres de poësie.

Je ne crois point qu’une action allegorique soit un sujet propre pour les poëmes dramatiques, dont le but est de nous toucher par l’imitation des passions humaines. Comme l’auteur ne nous parle point directement dans ces sortes de poëmes, et qu’ainsi il ne sçauroit nous expliquer lui-même ce qu’il veut dire par son allegorie, il nous exposeroit souvent à la lire sans que nous puissions comprendre son idée. Il faut avoir trop d’esprit pour demêler toujours avec justesse l’application que nous devons faire d’une allegorie. Je crois donc qu’il en faut abandonner l’usage aux poëtes qui racontent, et qu’elle ne doit point être emploïée par les poëtes dramatiques.

D’ailleurs il est impossible qu’une piece dont le sujet est une action allegorique, nous interesse beaucoup. Celles que des écrivains à qui personne ne refuse de l’esprit, ont hazardées en ce genre-là, n’ont pas autant réussi que celles où ils avoient bien voulu être moins ingenieux et traiter un sujet historique. Le brillant qui naît d’une action metaphorique, les pensées délicates qu’elle suggere et les tours fins avec lesquels on applique son allegorie aux folies des hommes ; en un mot toutes les graces qu’un bel esprit peut tirer d’une pareille fiction, ne sont point en leur place sur le théatre. Le piédestal n’est point fait pour la statuë. Notre coeur exige de la verité dans la fiction même, et quand on lui présente une action allegorique, il ne peut se résoudre, pour parler ainsi, à entrer dans les sentimens de ces personnages chimeriques. Il les regarde comme des symboles et des énigmes, sous lesquels sont enveloppez des préceptes de morale, et des traits de satyre qui sont du ressort de l’esprit. Or une piece de théatre qui ne parle qu’à l’esprit, ne sçauroit nous tenir attentifs pendant toute sa durée. C’est donc principalement aux poëtes dramatiques qu’on peut dire avec Lactance. Apprenez que la licence poëtique a ses bornes, au-delà desquelles il n’est point permis de porter la fiction.

C’est à bien répresenter ce qui a pû veritablement arriver, et à l’orner par des images nettes et élegantes que consiste l’art du poëte. Mais inventer une action chimerique et créer des personnages du même genre que l’action, c’est être imposteur plûtôt que poëte.

Je n’ignore pas que les personnages de plusieurs comedies d’Aristophane, ceux des oiseaux et des choeurs des nuées, par exemple, ne soient allegoriques.

Mais on devine aisément les raisons qu’Aristophane avoit de traiter ainsi ses sujets, quand on sçait que ce poëte vouloit jouer dans Athénes, les hommes les plus considerables de la republique, et principalement ceux qui venoient d’avoir la plus grande part à la guerre du péloponese. Les sçavans sont tous convaincus que ce poëte fait souvent allusion dans ces comedies à differens évenemens arrivez dans cette guerre, ou à des avantures dont elle avoit été l’occasion. Aristophane qui vouloit attaquer des gens plus à craindre que Socrate, ne pouvoit pas donc trop masquer ses personnages, ni trop déguiser ses sujets. Ainsi une action et des personnages allegoriques étoient plus propres à son dessein, que des personnages et une action à l’ordinaire.

D’ailleurs ses trois dernieres comedies, du moins suivant l’ordre où elles sont arrangées, ont pour sujet une action humaine et vrai-semblable. Les françois se sont mépris comme les autres sur la nature du drame, lorsqu’ils ont commencé à faire des pieces dramatiques qui meritassent d’avoir un nom.

Ils crurent alors que des actions allegoriques pouvoient être des sujets de comedie. Nous avons encore une piece qui fut répresentée aux nôces de Philibert Emanuel duc de Savoye, et de la soeur de notre roi Henri II dont l’action est purement allegorique. Paris y paroissoit comme le pere de trois filles qu’il vouloit marier, et ces trois filles étoient les trois principaux quartiers de la ville de Paris, l’université, la ville proprement dite et la cité, que le poëte avoit personifiez. Mais ou la raison ou l’instinct nous ont fait quitter ce goût très-propre à faire composer de mauvaises pieces par de bons auteurs, et les poëtes qui depuis quelques années ont voulu le renouveller n’y ont pas réussi.

Les actions allegoriques ne conviennent qu’aux prologues des opera destinez pour servir d’une espece de préface à la tragedie, et pour enseigner l’application de sa morale. Monsieur Quinault a montré comment il y falloit traiter ces actions allegoriques et les allusions qu’on y pouvoit faire aux évenemens recens dans les tems où ses prologues étoient répresentez.

Section 26, que les sujets ne sont pas épuisez pour les peintres. Exemples tirez des tableaux du crucifiment §

On plaint quelquefois les peintres et les poëtes qui travaillent aujourd’hui, de ce que leurs prédecesseurs leur ont enlevé tous les sujets. Ces artisans s’en plaignent souvent eux-mêmes, mais je crois que c’est à tort. Un peu de reflexion fera connoître que les artisans qui travaillent présentement, ne doivent point être reçûs à s’excuser sur la disette des sujets, quand on leur reproche quelquefois que leurs ouvrages nouveaux ne sont point nouveaux. La nature est si variée qu’elle fournit toujours des sujets neufs à ceux qui ont du genie.

Un homme né avec du genie voit la nature, que son art imite avec d’autres yeux que les personnes qui n’ont pas de genie. Il découvre une difference infinie entre des objets, qui aux yeux des autres hommes paroissent les mêmes, et il fait si bien sentir cette difference dans son imitation, que le sujet le plus rebatu devient un sujet neuf sous sa plume ou sous son pinceau. Il est pour un grand peintre une infinité de joïes et de douleurs differentes qu’il sçait varier encore par les âges, par les temperamens, par les caracteres des nations et des particuliers, et par mille autres moïens. Comme un tableau ne répresente qu’un instant d’une action, un peintre né avec du genie, choisit l’instant que les autres n’ont pas encore saisi, ou s’il prend le même instant, il l’enrichit de circonstances tirées de son imagination, qui font paroître l’action un sujet neuf.

Or c’est l’invention de ces circonstances qui constituë le poëte en peinture. Combien a-t-on fait de crucifimens depuis qu’il est des peintres ?

Cependant les artisans doüez de genie, n’ont pas trouvé que ce sujet fut épuisé par mille tableaux déja faits. Ils ont sçu l’orner par des traits de poësie nouveaux, et qui paroissent néanmoins tellement propres au sujet, qu’on est surpris que le premier peintre qui a medité sur la composition d’un crucifiment, ne se soit pas saisi de ces idées.

Tel est le tableau de Rubens qu’on voit au maître autel des recolets d’Anvers. Jesus-Christ paroît mort entre les deux larrons qui sont encore vivans.

Le bon larron regarde le ciel avec une confiance fondée sur les paroles de Jesus-Christ, et qui se fait remarquer à travers les douleurs du supplice.

Rubens sans mettre des diables à côté de son mauvais larron comme l’avoient pratiqué plusieurs de ses devanciers, n’a pas laissé d’en faire un objet d’horreur. Il s’est servi pour cela de la circonstance du supplice de ce reprouvé qu’on lit dans l’évangile : que pour hâter sa mort on lui cassa les os. On voit par la meurtrissure de la jambe de ce malheureux qu’un bourreau l’a déja frappée d’une barre de fer qu’il tient à la main. L’impression d’un grand coup nous oblige à nous ramasser le corps par un mouvement violent et naturel. Le mauvais larron s’est donc soulevé sur son gibet, et dans cet effort que la douleur lui a fait faire, il vient d’arracher la jambe qui a reçu le coup en forçant la tête du cloud, qui tenoit le pied attaché au poteau funeste. La tête du cloud est même chargée des dépouilles hideuses qu’elle a emportées en déchirant les chairs du pied à travers lequel elle a passé. Rubens qui sçavoit si bien en imposer à l’oeil par la magie de son clair-obscur, fait paroître le corps du larron sortant du coin du tableau dans cet effort, et ce corps est encore la chair la plus vraïe qu’ait peint ce grand coloriste.

On voit de profil la tête du supplicié, et sa bouche dont cette situation fait encore mieux remarquer l’ouverture énorme, ses yeux dont la prunelle est renversée, et dont on n’apperçoit que le blanc sillonné de veines rougeâtres et tenduës ; enfin l’action violente de tous les muscles de son visage, font presqu’oüir les cris horribles qu’il jette. On découvre derriere la croix des spectateurs qui la font avancer, et qui semblent tellement enfoncez dans le tableau, qu’à peine ose-t’on croire que toutes ces figures soient placées sur une même superficie.

Depuis Rubens jusqu’à Coypel, le sujet du crucifiment a été traité plusieurs fois. Cependant ce dernier peintre a rendu sa composition nouvelle. Son tableau répresente le moment où la nature s’émut d’horreur à la mort du créateur ; le moment où le soleil s’éclipsa sans l’interposition de la lune, et où les morts sortirent de leurs sepulchres. Dans l’un des côtez du tableau l’on voit des hommes saisis d’une peur mêlée d’étonnement à l’aspect du desordre nouveau, où paroît le ciel, sur lequel leurs regards sont attachez. Leur épouvante fait un contraste avec une crainte mêlée d’horreur, dont sont frappez d’autres spectateurs, au milieu desquels un mort sort tout-à-coup de son tombeau. Cette pensée très-convenable à la situation des personnages, et qui montre des accidens differens de la même passion, va jusques au sublime ; mais elle paroît si naturelle en même-tems, que chacun s’imagine qu’il l’auroit trouvée, s’il eût traité le même sujet. La bible qui est celui de tous les livres qu’on lit le plus, ne nous apprend-elle pas que la nature s’émût d’horreur à la mort de Jesus-Christ, et que les morts sortirent de leurs tombeaux ? Comment, dirions-nous, a-t-on pû faire un seul tableau du crucifiment, sans y emploïer ces accidens terribles, et capables de produire un si grand effet ? Cependant le Poussin introduit dans son tableau du crucifiment un mort sortant du sepulchre, sans tirer de l’apparition de ce mort le trait de poësie, que Monsieur Coypel en a tiré. Mais c’est le caractere propre de ces inventions sublimes que le genie seul fait trouver, que de paroître tellement liées avec le sujet, qu’il semble qu’elles aïent dû être les premieres idées qui se soient présentées aux artisans, qui ont traité ce sujet. On suë vainement, dit Horace, quand on veut trouver des inventions du même genre sans avoir un genie pareil à celui du poëte, dont on veut imiter le naturel et la simplicité.

Le genie de La Fontaine lui fait rencontrer dans la composition de ses fables, une infinité de traits qui paroissent si naïfs et tellement propres à son sujet, que le premier mouvement du lecteur est de croire qu’il les eut trouver aussi bien que lui, s’il avoit eu à mettre en vers le même apologue. Cette pensée a fait venir depuis long-tems à quelques poëtes le dessein d’imiter La Fontaine, mais il s’en faut beaucoup qu’en l’imitant, ils aïent fait comme lui.

Section 27, que les sujets ne sont pas épuisez pour les poëtes, qu’on peut encore trouver de nouveaux caracteres dans la comedie §

Ce que nous venons de dire de la peinture se peut dire aussi de la poësie. Non seulement un poëte né avec du genie, ne dira jamais qu’il ne sçauroit trouver de nouveaux sujets, mais j’ose même avancer qu’il ne trouvera jamais aucun sujet épuisé. La penetration, compagne inseparable du genie, lui fait découvrir des faces nouvelles dans les sujets qu’on croit vulgairement les plus usez ; car le genie conduit chaque mortel dans ses travaux par une route particuliere, comme je l’exposerai dans la seconde partie de cet ouvrage. Aussi les poëtes guidez chacun par un genie, se rencontrent si rarement, qu’on peut dire, que generalement parlant, ils ne se rencontrent jamais. Quand Corneille et Racine ont traité le même sujet, et quand ils ont fait chacun une tragedie de Berenice, ils ne se sont pas rencontrez. Rien n’est si different du plan et du caractere de la tragedie de Corneille, que le plan et le caractere de la tragedie de Racine. Les comedies que Moliere composa quand il eut atteint le periode de ses forces, ne ressemblent aux comedies de Terence, que parce que les unes et les autres sont des pieces excellentes. Leur genre de beauté est bien different.

Les artisans nez avec du genie ne prennent point pour modeles les ouvrages de leurs devanciers, mais la nature même ; et la nature est encore plus féconde en sujets differens, que le genie des artisans n’est varié. D’ailleurs tous les sujets ne sont point à la portée des yeux d’un seul homme. Il ne découvre que ceux qui sont convenables à son talent et ausquels il se sent propre particulierement. Comme son genie ne lui fournit pas d’idées frappantes sur les autres sujets, ils lui paroissent ingrats. Il ne les regarde point comme des sujets propres à réussir. Un autre poëte les trouve des sujets heureux, parce que son genie est d’un caractere different du genie de l’autre. C’est ainsi que Corneille et Racine ont découvert les sujets convenables à leurs talens, et qu’ils les ont traitez, chacun suivant son caractere.

Un poëte tragique qui auroit autant de genie qu’eux, trouveroit des sujets qui leur ont échappé, et il traiteroit les sujets qu’il mettroit au théatre dans un goût aussi different du goût de Corneille que le goût de Racine, et aussi éloigné du goût de Racine que le goût de Corneille. Comme le dit Ciceron en parlant de quelques poëtes dramatiques illustres dans la Grece et à Rome, c’est sans se ressembler qu’ils ont réussi également.

Les sujets qui sont encore intacts nous échappent, et nous lisons plusieurs fois l’histoire qui les raconte sans les remarquer, parce que le genie n’ouvre pas nos yeux ; mais ces sujets frapperoient d’abord le poëte qui auroit un genie propre à les traiter. Voilà pourquoi le sujet d’Andromaque qui n’avoit point frappé Corneille frappa Racine dès qu’il commença d’être un grand poëte. Le sujet d’Iphigenie en Tauride qui n’a point frappé Racine frappera de même un jeune auteur. On peut dire des sujets de tragedie ce que l’ésope latin dit des fables.

Il est vrai, me dira-t-on, que les sujets ne sçauroient manquer aux poëtes tragiques, qui peuvent faire entrer dans une action des personnages ausquels ils donnent des caracteres faits à plaisir, et qui peuvent encore orner leur fable par des incidens extraordinaires inventez à leur gré. Il suffit aux poëtes tragiques de faire de belles têtes, et ils peuvent pour les rendre plus admirables s’écarter à un certain point des proportions que la nature observe ordinairement. Mais il faut que le poëte comique fasse des portraits où nous reconnoissions les hommes avec qui nous vivons. Nous nous mocquons des caracteres qu’il donne à ses personnages, si nous ne reconnoissons pas ces caracteres pour être dans la nature, et Moliere, et quelques-uns de ses successeurs se sont saisis de tous les caracteres vrais et naturels. Le poëte tragique peut bien inventer de nouveaux caracteres, mais le poëte comique ne peut que copier les caracteres des hommes. Les sujets de comedie sont épuisez.

Je réponds que Moliere et ses imitateurs n’ont pas mis sur la scene la quatriéme partie des caracteres propres à faire le sujet d’une comedie. Il en est de l’esprit et du caractere des hommes à peu près comme de leur visage. Le visage des hommes est toujours composé des mêmes parties, de deux yeux, d’une bouche, et cependant tous les visages sont differens, parce qu’ils sont composez differemment.

Or les caracteres des hommes sont non-seulement composez differemment, mais ce ne sont pas toujours les mêmes parties, je veux dire les mêmes vices, les mêmes vertus, et les mêmes lumieres qui entrent dans la composition de leur caractere. Ainsi les caracteres des hommes doivent être encore plus variez, plus differens que les visages des hommes.

Qui dit un caractere, dit un mêlange, dit un composé de plusieurs défauts et de plusieurs vertus, dans lequel mêlange certain vice domine si le caractere est vicieux ; c’est une vertu laquelle y domine si le caractere doit être vertueux. Ainsi les differens caracteres des hommes sont tellement variez par ce mêlange de défauts, de vices, de vertus et de lumieres diversement combiné, que deux caracteres parfaitement semblables sont encore plus rares dans la nature que deux visages entierement semblables.

Or tout caractere bien peint fait un bon personnage de comedie. Il peut jouer avec succès un rolle sur la scene veritablement plus ou moins long, et plus ou moins important. Pourquoi l’amour sera-t-il une passion privilegiée, et la seule qui fournisse des caracteres differens, à l’aide de la diversité que l’âge, le sexe et la profession mettent entre les sentimens des amoureux ? Le caractere d’un avare ne peut-il pas de même être varié par l’âge, par le sexe, par d’autres passions et par la profession ? Ces caracteres bien peints n’ennuieroient point, parce qu’ils sont dans la nature, et la peinture naïve de la nature plaît toujours. C’est donc parce que les faiseurs de comedie n’ont pas les yeux assez bons pour bien lire dans la nature, pour y demêler distinctement les differens principes des mêmes actions, et pour y voir comment les mêmes principes font agir differemment chaque individu, qu’ils ne sçauroient plus mettre au théatre de nouveaux caracteres. Il s’en faut bien que tous les ridicules du genre humain ne soient encore réduits en comedie.

Mais quels sont, me dira-t-on, les caracteres neufs qui n’ont point encore été traitez. Je répons que j’entreprendrois d’en indiquer quelques uns, si j’avois un genie approchant de celui de Terence ou de Moliere, mais je suis de ceux dont Despreaux a parlé dans ces vers.

La nature féconde en bizarres portraits dans chaque ame est marquée à de differens traits, un geste la découvre, un rien la fait paroître, mais tout mortel n’a pas des yeux pour la connoître.

Pour demêler ce qui peut former un caractere, il faut être capable de discerner entre vingt ou trente choses que dit, ou que fait un homme, trois ou quatre traits qui sont propres specialement à son caractere particulier.

Il faut ramasser ces traits, et continuant d’étudier son modele, extraire, pour parler ainsi, de ses actions et de ses discours les traits les plus propres à faire reconnoître le portrait. Ce sont ces traits qui separez des choses indifferentes que tous les hommes disent et font à peu près les uns comme les autres, qui, rapprochez, et réunis ensemble, forment un caractere, et lui donnent, pour ainsi dire, sa rondeur théatrale. Tous les hommes paroissent uniformes aux esprits bornez. Les hommes paroissent differens les uns des autres aux esprits plus étendus ; mais les hommes sont tous des originaux particuliers pour le poëte né avec le genie de la comedie.

Tous les portraits des peintres mediocres sont placez dans la même attitude. Ils ont tous le même air, parce que ces peintres n’ont pas les yeux assez bons pour discerner l’air naturel qui est different dans chaque personne, et pour le donner à chaque personne dans son portrait. Mais le peintre habile sçait donner à chacun dans son portrait l’air et l’attitude qui lui sont propres en vertu de sa conformation. Le peintre habile a le talent de discerner le naturel qui est toujours varié. Ainsi la contenance et l’action des personnes qu’il peint, sont toujours variées. L’experience aide encore beaucoup à trouver la difference qui est réellement entre des objets qui au premier coup d’oeil nous paroissent les mêmes. Ceux qui voïent des negres pour la premiere fois croïent que tous les visages des negres sont presque semblables, mais à force de les voir, ils trouvent les visages des negres aussi differens entre eux que le sont les visages des hommes blancs. Voilà pourquoi Moliere a trouvé plus d’originaux parmi les hommes, quand il a été à l’âge de cinquante ans, qu’il n’en trouvoit lorsqu’il n’avoit encore que quarante ans. Je reviens à ma proposition, c’est qu’il ne s’ensuit pas que tous les sujets de comedie soient épuisez, de ce que les personnes qui n’ont point de genie pour la comedie, et qui n’ont pas étudié les hommes par le côté que la comedie doit étudier, n’en puissent pas indiquer de nouveaux.

Le commun des hommes est donc bien capable de reconnoître un caractere lorsque ce caractere a reçu sa forme et sa rondeur théatrale ; mais tant que les traits propres à ce caractere, et qui doivent servir à le composer demeurent noyez et confondus dans une infinité de discours et d’actions que les bienséances, la mode, la coûtume, la profession et l’interêt font faire à tous les hommes, à peu près du même air, et d’une maniere si uniforme que leur caractere ne s’y décele qu’imperceptiblement, il n’y a que ceux qui sont nez avec le genie de la comedie qui puissent les discerner.

Eux seuls peuvent dire quel caractere resulteroit de ces traits, si ces traits étoient détachez des actions et des discours indifferens, si ces traits, rapprochez les uns des autres, étoient immediatement réunis entre eux. Enfin discerner les caracteres dans la nature, c’est invention. Ainsi, l’homme qui n’est pas né avec le genie de la comedie ne les sçauroit demêler comme celui qui n’est pas né avec le genie de la peinture n’est pas capable de discerner dans la nature quels sont les objets les plus propres à être peints. quàm multa vident pictores in umbris, et in eminentia, quae nos non videmus. combien de choses un peintre n’observe-t-il pas dans un incident de lumiere que nos yeux n’apperçoivent point, dit Ciceron.

Je conclus donc que les peintres et les poëtes qui tiennent leur vocation aux arts qu’ils professent du genie, et non pas de la necessité de subsister, trouveront toujours des sujets neufs dans la nature.

Pour parler figuremment, leurs devanciers ont encore laissé plus de marbre dans les carrieres qu’ils n’en ont tiré pour le mettre en oeuvre.

Section 28, de la vrai-semblance en poësie §

La premiere regle que les peintres et les poëtes soient tenus d’observer en traitant le sujet qu’ils ont choisi, c’est de n’y rien mettre qui soit contre la vrai-semblance. Les hommes ne sçauroient être gueres touché d’un évenement qui leur paroît sensiblement impossible. Il est permis aux poëtes comme aux peintres qui traitent les faits historiques, de supprimer une partie de la verité. Les uns et les autres peuvent ajouter à ces faits des incidens de leur invention.

ficta potes multa addere veris. dit Vida. On ne traite point de menteurs les poëtes et les peintres qui le font. La fiction ne passe pour mensonge que dans les ouvrages qu’on donne pour contenir exactement la verité des faits. Ce qui seroit un mensonge dans l’histoire de Charles VII ne l’est pas dans le poëme de la pucelle. Ainsi le poëte qui feint une avanture honorable à son heros pour le rendre plus grand, n’est pas un imposteur, quoique l’historien qui feroit la même chose passât pour tel.

On n’a rien à reprocher au poëte, si son invention ne choque point la vrai-semblance, et si le fait qu’il imagine est tel qu’il ait pû arriver veritablement.

Parlons d’abord du vrai-semblable en poësie.

Un fait vrai-semblable est un fait possible dans les circonstances où on le fait arriver. Ce qui est impossible en ces circonstances ne sçauroit paroître vrai-semblable. Je n’entens pas ici par impossible ce qui est au-dessus des forces humaines, mais ce qui paroît impossible, même en se prêtant à toutes les suppositions que le poëte sçauroit faire. Comme le poëte est en droit d’exiger de nous que nous trouvions possible tout ce qui paroissoit possible dans les tems où il met sa scene, et où il transporte en quelque façon ses lecteurs : nous ne pouvons point, par exemple, l’accuser de manquer à la vrai-semblance, en supposant que Diane enleve Iphigenie au moment qu’on alloit la sacrifier, pour la transporter dans la Tauride. L’évenement étoit possible suivant la theologie des grecs de ce tems-là.

Après cela, que des personnes plus hardies que moi osent marquer les bornes entre la vrai-semblance et le merveilleux par rapport à chaque genre de poësie, par rapport au tems où l’on suppose que l’évenement est arrivé ; enfin par rapport à la credulité, plus ou moins grande, de ceux pour qui le poëme est composé. Il me paroît trop difficile de placer ces bornes. D’un côté, les hommes ne sont point touchez par les évenemens qui cessent d’être vrai-semblables, parce qu’ils sont trop merveilleux. D’un autre côté, des évenemens si vrai-semblables qu’ils cessent d’être merveilleux, ne les rendent gueres attentifs.

Il en est des sentimens comme des évenemens. Les sentimens où il n’y a rien de merveilleux, soit par la noblesse ou par la convenance du sentiment, soit par la précision de la pensée, soit par la justesse de l’expression, paroissent plats. Tout le monde dit-on, auroit pensé cela. D’un autre côté les sentimens trop merveilleux paroissent faux et outrez. Le sentiment que Du Rier prête à Scevola, dans la tragedie qui porte ce nom, quand il lui fait dire en parlant du peuple romain que Porsenna, auquel il parle, vouloit affamer : se nourrira d’un bras et combattra de l’autre.

Devient aussi comique par l’exageration qu’il renferme, qu’aucun trait de L’Arioste.

Il ne me paroît donc pas possible d’enseigner l’art de concilier le vrai-semblable et le merveilleux. Cet art n’est qu’à la portée de ceux qui sont nez poëtes, et grands poëtes. C’est à eux qu’il est reservé de faire une alliance du merveilleux et du vrai-semblable, où l’un et l’autre ne perdent pas leurs droits. Le talent de faire une telle alliance est ce qui distingue éminemment les poëtes de la classe de Virgile des versificateurs sans invention, et des poëtes extravagans. Voilà ce qui distingue ces poëtes illustres des auteurs plats, et des faiseurs de romans de chevalerie, tels que sont les amadis. Ces derniers ne manquent pas certainement de merveilleux. Au contraire ils en sont remplis ; mais leurs fictions sans vrai-semblance, et les évenemens trop prodigieux, dégoutent les lecteurs dont le jugement est formé, et qui connoissent les auteurs judicieux.

Un poëme qui peche contre la vrai-semblance est d’autant plus vicieux que son défaut est sensible à tout le monde. Nous avons une tragedie de M. Quinault, intitulée le faux Tiberinus, où le poëte suppose que Tiberinus roi d’Albe étant mort dans une expedition, un de ses generaux, afin d’empêcher le découragement des troupes, dérobe à leur connoissance la mort du roi. Pour mieux cacher l’accident, il fait soutenir à son propre fils le personnage du roi Tiberinus, à la faveur d’une ressemblance parfaite qui se trouvoit entre le roi et Agrippa. C’est le nom de ce fils qui passe pour Tiberinus. Son pere suppose encore, pour mieux cimenter l’imposture, que le roi mort a fait tuer secretement Agrippa. Tout le roïaume d’Albe s’y méprend un an durant, et le dénouëment de la piece, laquelle fournit d’acte en acte des situations merveilleuses, est encore très-interessant. Cependant on ne compta jamais cette tragedie parmi celles qui sont l’honneur de notre théatre. Elle ne touche que par surprise, et l’on desavouë son émotion propre dès qu’on fait reflexion à l’extravagance de la supposition sur laquelle toutes les situations merveilleuses de la tragedie sont fondées. On n’a presque point de plaisir à revoir une piece qui suppose que la ressemblance du roi Tiberinus et d’Agrippa fut absolument si parfaite, même du côté de l’esprit, que l’amante d’Agrippa après avoir eu de longues conversations avec lui, continuë à le prendre pour Tiberinus.

J’avoüerai cependant qu’un poëme sans merveilleux me déplairoit encore plus qu’un poëme fondé sur une supposition sans vrai-semblance. En cela je suis de l’avis de M. Despreaux, qui prefere le voïage du monde de la lune de Cyrano aux poëmes sans invention de Motin et de Cotin.

Comme rien ne détruit plus la vrai-semblance d’un fait que la connoissance certaine que peut avoir le spectateur que le fait est arrivé autrement que le poëte ne le raconte : je crois que les poëtes qui contredisent dans leurs ouvrages des faits historiques très-connus, nuisent beaucoup à la vrai-semblance de leurs fictions. Je sçais bien que le faux est quelquefois plus vrai-semblable que le vrai. Mais nous ne reglons pas notre croïance touchant les faits sur leur vrai-semblance métaphysique, ou sur le pied de leur possibilité : c’est sur la vrai-semblance historique. Nous n’examinons pas ce qui devoit arriver plus probablement, mais ce que les témoins necessaires, ce que les historiens racontent ; et c’est leur recit et non pas la vrai-semblance qui détermine notre croïance. Ainsi nous ne croïons pas l’évenement qui est le plus vrai-semblable et le plus possible, mais celui qu’ils nous disent être veritablement arrivé.

Leur déposition étant la regle de notre croïance sur les faits, ce qui peut être contraire à leur déposition ne sçauroit paroître vrai-semblable. Or comme la verité est l’ame de l’histoire, la vrai-semblance est l’ame de la poësie.

Section 29, si les poëtes tragiques sont obligez de se conformer à ce que la geographie, l’histoire et la chronologie nous apprennent positivement §

remarques à ce sujet sur quelques tragedies de Corneille et de Racine. je crois donc qu’un poëte tragique va contre son art, quand il peche trop grossierement contre l’histoire, la chronologie, et la geographie, en avançant des faits qui sont démentis par ces sciences. Plus le contraire de ce qu’il avance est notoire, plus son erreur devient nuisible à son ouvrage. Le public ne pardonne gueres de pareilles fautes, quand il les connoît, et jamais il ne les excuse si pleinement qu’il n’en estime un peu moins l’ouvrage.

Un poëte ne doit donc pas faire sauver la vie à Tomiris par Cyrus, ni faire tuer Brutus par Cesar. Je crois encore qu’il doit à la fable universellement établie le même respect qu’à l’histoire. Ce que la fable nous débite de ses heros et de ses dieux s’est acquis le droit de passer pour verité dans les poëmes, et nous ne sommes plus parties capables de contredire ses narrations. Un poëte ne doit aussi rien changer, sans une grande necessité, à ce que l’histoire et la fable nous apprennent des évenemens, des moeurs, des coûtumes et des usages des païs où il place sa scene.

Ce que je dis ne doit pas s’entendre des faits de peu d’importance, et consequemment peu connus. Par exemple, ce seroit une pedanterie que de reprendre M. Racine d’avoir fait dire à Narcisse, dans Britannicus, que Locuste, cette fameuse empoisonneuse du tems de Neron, a fait expirer un esclave à ses yeux, pour essayer l’activité du poison qu’elle avoit preparé pour Britannicus, parce que les historiens racontent que cette épreuve fut faite sur un porc. La circonstance que le poëte change n’est point assez importante pour la conserver aux dépens du pathetique que la vie d’un homme, sacrifiée pour faire une épreuve, jette dans le recit, et de l’embarras qu’il y auroit à raconter cet incident comme le narrent les historiens. Mais je ne condamnerois pas de même celui qui reprendroit dans cette piéce de Racine beaucoup de choses pleinement démenties par ce que nous sçavons positivement des moeurs et de l’histoire des romains de ce tems-là.

Junia Calvina, l’amante de Britannicus, sur laquelle le poëte prend soin de nous instruire dans sa préface, et qu’il a tant de peur que nous ne confondions avec Junia Silana, n’étoit point à Rome dans le tems de la mort de Britannicus. Il n’est pas possible qu’elle ait été un personnage de l’action qu’il met sur le théatre. Junia Calvina avoit été exilée vers la fin du regne de Claude, comme coupable d’inceste avec son frere, et Neron ne la rappella de son exil que lorsqu’il voulut faire un certain nombre d’actions de bonté, afin d’adoucir les esprits, aigris contre lui par le meurtre de sa mere.

D’ailleurs le caractere que M. Racine s’est plû à donner à cette Junia Calvina est bien démenti par l’histoire. Il affecte de la peindre comme une fille vertueuse en jeune personne : et plus d’une fois il lui fait dire, en phrases poëtiques, qu’elle n’a point vû le monde, et qu’elle ne le connoît pas encore.

Tacite, qui doit avoir vû Junia Calvina, puisqu’elle a vêcu jusques sous le regne de Vespasien, dit dans l’histoire de Claudius qu’elle étoit une effrontée. Avant que Claudius épousât Agrippine, et plus de sept ans avant la mort de Britannicus, elle avoit été mariée à Lucius Vitellius, le frere de Vitellius qui fut empereur dans la suite. Seneque, dans la satire ingenieuse qu’il écrivit sur la mort de l’empereur Claudius, parle de Junia Calvina en homme qui la tenoit réellement coupable du crime d’inceste avec son propre frere, pour lequel elle avoit été exilée sous le regne de ce prince.

Racine rapporte une partie du passage de Seneque d’une maniere à faire croire qu’il ne l’avoit pas lû tout entier. Il cite bien l’expression dont Seneque se sert pour dire qu’elle étoit la jeune personne de son tems la plus enjouée ; festivissimam omnium puellarum. Mais Racine ne nous dit pas ce qu’ajoute Seneque : que Junia Calvina paroissoit une venus à tout le monde, mais que son frere aimoit mieux en faire sa Junon. Personne n’ignore que Junon étoit à la fois la soeur et la femme de Jupiter. M. Racine suppose dans sa préface que l’âge seul de Junia Calvina l’empêcha d’être reçuë chez les vestales, puisqu’il pense avoir rendu sa reception dans leur college vrai-semblable, en lui faisant donner par le peuple une dispense d’âge, évenement ridicule par rapport à ce tems-là, où le peuple ne faisoit plus les loix. Mais outre que l’âge de Junia Calvina étoit trop avancé pour sa reception parmi les vestales, il y avoit encore plusieurs raisons qui rendoient sa reception dans leur college impossible. Enfin ce fait est détruit par tout ce que les historiens nous apprennent de la vie de Junia Calvina. Je ne pense pas aussi qu’il fut permis à M. Racine de ressusciter Narcisse, personnage aussi fameux dans l’histoire romaine que les consuls les plus illustres, pour en faire un des acteurs de sa piece. Tacite nous apprend que dès les premiers jours du regne de Neron, Agrippine obligea cet affranchi celebre à se donner la mort.

On trouve dans Britannicus plusieurs autres fautes pareilles à celles que je viens d’exposer ; mais il y en a encore davantage dans la tragedie de Berenice.

M. Racine y fait agrandir, par Titus, les états de cette reine. Il est parlé vingt fois des états de Berenice dans la piece, et cette princesse n’eut jamais ni roïaume, ni principauté. On l’appelloit reine, ou parce qu’elle avoit épousé des souverains, ou parce qu’elle étoit fille de roi : l’usage d’appeller reines les filles des rois a eu cours dans plusieurs païs et même en France. Racine suppose que son Antiochus, celui qui fut blessé dans un combat des troupes d’Othon contre celles de Vitellius, et qui avoit mené un secours aux romains devant Jerusalem, fut roi de Commagene sous l’empire de Titus, quoique les historiens nous apprennent que le pere de ce prince infortuné ait été le dernier roi de commagene. Il fut soupçonné sous l’empire de Vespasien, le pere et le prédecesseur de Titus, d’intelligence avec les parthes, et il fut obligé de se sauver chez eux avec ses fils, dont l’Antiochus de Racine étoit un, pour éviter de tomber entre les mains de Cesennius Poetus qui avoit ordre de les enlever. Poetus se mit en possession de la Commagene, qui fut deslors reduite pour toujours en province de l’empire. Ainsi lors de l’avenement de Titus au trône, Antiochus épiphane étoit réfugié chez les parthes, et il n’y avoit plus de roi de Commagene. Notre poëte peche encore contre la verité, quand il fait dire à Paulin que Titus charge, comme son confident, de lui parler sur le mariage de Berenice : qu’on a vû des fers de Claudius Felix encore fletri de deux reines, seigneur, devenir le mari, et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse, ces deux reines étoient du sang de Berenice.

Ce Felix, si connu par Tacite et par Joseph, n’épousa jamais qu’une reine ou fille d’un sang roïal, qui fut Drusille. Il est vrai qu’elle étoit du sang de Berenice. C’étoit sa propre soeur. Je ne voudrois donc pas accuser de pedanterie celui qui censureroit M. Racine d’avoir fait un si grand nombre de fautes contre une histoire autant averée, et generalement aussi connuë que l’histoire des premiers empereurs des romains, comme d’être tombé dans des erreurs de geographie qu’il pouvoit aisément s’épargner. Telle est l’erreur qu’il fait commettre par Mithridate, en lui faisant dire à ses fils, dans l’exposition de son projet, de passer en Italie et de surprendre Rome.

Doutez vous que l’Euxin ne me porte en deux jours aux lieux où le Danube y vient finir son cours ?

Il en pouvoit bien douter, dit un prince qui a commandé des armées sur les bords du Danube, et qui, comme Mithridate, a conservé sa réputation de grand capitaine dans l’une et dans l’autre fortune, puisque la chose est réellement impossible. L’armée navale de Mithridate, en partant des environs d’Asaph et du détroit de Caffa, où Racine établit la scene de sa piece, avoit près de 300 lieuës à faire pour débarquer sur les rives du Danube. Des vaisseaux qui naviguent en flotte, et qui n’ont d’autres moïens d’avancer que des rames et des voiles, ne sçauroient se promettre de faire cette route en moins de huit ou dix jours. M. Racine, sans craindre d’ôter le merveilleux de l’entreprise de Mithridate, pouvoit bien encore accorder six mois de marche à son armée qui avoit sept cens lieuës à faire pour arriver à Rome. Le vers qu’il fait dire à Mithridate je vous rends dans trois mois aux pieds du Capitole.

Revolte ceux qui ont quelque connoissance de la distance des lieux. Quoique les armées grecques et romaines marchassent avec plus de celerité que les nôtres, il est toujours vrai qu’il n’y a point de troupes qui puissent durant trois mois, et sans jamais sejourner, faire chaque jour près de huit lieuës, sur tout en passant par des païs difficiles et ennemis, ou du moins suspects, tels qu’étoient la plûpart des païs que Mithridate avoit à traverser. Ces sortes de critiques courent dans le monde, sur tout quand une piece est nouvelle, et souvent on les fait valoir contre un poëte encore plus qu’elles ne devroient valoir.

Monsieur Corneille est souvent tombé dans la même inattention, que M. Racine. Je n’en citerai qu’un exemple, ce que dit Nicomede à Flaminius, l’ambassadeur des romains auprès du roi Prusias son pere. Nicomede après avoir fait ressouvenir l’ambassadeur qu’Annibal avoit gagné la bataille de Trasiméne sur un Flaminius, il l’avertit encore de ne pas oublier.

Qu’autrefois ce grand homme commença par son pere à triompher de Rome mais Titus Quintus Flaminius, celui à qui parle Nicomede, et qui avoit contraint Annibal d’avoir recours au poison, n’étoit pas le fils de celui qui perdit la bataille de Trasiméne contre Annibal. Ils étoient même de maison et de races differentes. Flaminius défait à Trasiméne étoit plebeïen, et Flaminius qui fut ambassadeur de la republique auprès de Prusias, et qui fut cause de la mort d’Annibal, étoit patricien. D’ailleurs la bataille de Trasiméne ne fut point le premier succès d’Annibal en Italie. Elle avoit été précedée par la bataille de la Trebbia, et par le fameux combat du Tésin que le general carthaginois avoit déja gagnez, quand il battit Flaminius auprès du lac de Perouse.

Je ne sçais pourquoi il a plû à M. Corneille de faire cette faute en confondant deux Flaminius, quand les sçavans la reprochoient depuis long-tems à l’auteur de la vie des hommes illustres, qui est sous le nom d’Aurelius Victor.

Il est vrai que les tragiques grecs ont fait quelquefois de semblables fautes, mais elles n’excusent point celles des modernes, d’autant plus que l’art devroit du moins être aujourd’hui plus parfait. D’ailleurs on a toujours repris les poëtes tragiques de la Grece de ces fautes qui nuisent à la vrai-semblance de leurs suppositions, en combattant des veritez certaines et connuës.

Paterculus reproche même à ces poëtes, comme une erreur grossiere, d’avoir appellé Thessalie cette partie de la Grece qui fut ainsi nommée dans la suite, en des tems où elle ne portoit pas encore ce nom. En effet, la faute choque d’autant plus dans le poëte tragique, qu’il la fait commettre à un personnage qui vivoit dans des tems où il ne pouvoit point faire cette faute. Nous pouvons encore confirmer notre sentiment par ce qu’Aristote dit au sujet de la vrai-semblance historique qu’il faut garder dans les poëmes. Il blâme ceux qui prétendent que l’exactitude à se conformer à cette vrai-semblance soit une affectation inutile, et même il réprend Sophocle d’avoir fait annoncer dans la tragedie d’électre qu’Oreste s’étoit tué aux jeux pythiens, parce que ces jeux ne furent instituez que plusieurs siecles après Oreste. Mais il est plus facile aux poëtes de traiter cette exactitude de pedanterie, que d’acquerir les connoissances necessaires pour ne point faire de fautes pareilles à l’erreur qu’Aristote reproche à Sophocle.

Section 30, de la vrai-semblance en peinture, et des égards que les peintres doivent aux traditions reçuës §

Il est deux sortes de vrai-semblance en peinture, la vrai-semblance poëtique et la vrai-semblance mécanique. La vrai-semblance mécanique consiste à ne rien répresenter qui ne soit possible, suivant les loix de la statique, les loix du mouvement, et les loix de l’optique.

La vrai-semblance mécanique consiste donc à ne point donner à une lumiere d’autres effets que ceux qu’elle auroit dans la nature : par exemple à ne lui point faire éclairer les corps sur lesquels d’autres corps interposez l’empêchent de tomber. Elle consiste à ne point s’éloigner sensiblement de la proportion naturelle des corps ; à ne point leur donner plus de force qu’il est vrai-semblable qu’ils en puissent avoir. Un peintre pecheroit contre ces loix, s’il faisoit lever par un homme qui seroit mis dans une attitude, laquelle ne lui laisseroit que la moitié de ses forces, un fardeau qu’un homme, qui peut faire usage de toutes ses forces, auroit peine à ébranler. Je ne parlerai point plus au long de la vrai-semblance mécanique, parce qu’on en trouve des regles très-detaillées dans les livres qui traitent de l’art de la peinture.

La vrai-semblance poëtique consiste à donner à ses personnages les passions qui leur conviennent suivant leur âge, leur dignité, suivant le temperament qu’on leur prête, et l’interêt qu’on leur fait prendre dans l’action. Elle consiste à observer dans son tableau ce que les italiens appellent il costumé ; c’est-à-dire à s’y conformer à ce que nous sçavons des moeurs, des habits, des bâtimens et des armes particulieres des peuples qu’on veut répresenter.

La vrai-semblance poëtique consiste enfin à donner aux personnages d’un tableau leur tête, et leur caractere connu, quand ils en ont un, soit que ce caractere ait été pris sur des portraits, soit qu’il ait été imaginé. Nous parlerons tantôt plus au long de ces caracteres connus.

Quoique tous les spectateurs deviennent des acteurs dans un tableau, leur action néanmoins ne doit être vive qu’à proportion de l’interêt qu’ils prennent à l’évenement dont on les rend témoins. Ainsi le soldat qui voit le sacrifice d’Iphigenie doit être émû, mais il ne doit point être aussi émû qu’un frere de la victime. Une femme qui assiste au jugement de Suzanne, et qu’on ne reconnoît point à son air de tête ou à ses traits pour être la soeur ou la mere de Suzanne, ne doit pas montrer le même degré d’affliction qu’une parente. Il faut qu’un jeune homme applaudisse avec plus d’empressement qu’un vieillard.

L’attention à la même chose est encore differente en ces deux âges. Le jeune homme doit paroître livré pleinement à tel spectacle que l’homme d’experience ne doit voir qu’avec une legere attention. Le spectateur, à qui l’on donne la phisionomie d’un homme d’esprit, ne doit point admirer comme celui qu’on a caracterisé par une phisionomie stupide.

L’étonnement d’un roi ne doit point être celui d’un homme du peuple. Un homme qui écoute de loin ne doit pas se présenter comme celui qui écoute de près.

L’attention de celui qui voit est differente de l’attention de celui qui ne fait qu’entendre. Une personne vive ne voit pas et n’écoute pas dans la même attitude qu’une personne mélancolique. Le respect et l’attention que la cour d’un roi de Perse témoigne pour son maître, doivent être exprimez par des demonstrations qui ne conviennent pas à l’attention de la suite d’un consul romain pour son magistrat. La crainte d’un esclave n’est pas celle d’un citoïen, ni la peur d’une femme celle d’un soldat. Un soldat qui verroit le ciel s’entr’ouvrir ne doit pas même avoir peur comme une personne d’une autre condition. La grande fraïeur peut rendre une femme immobile ; mais le soldat éperdu doit encore se mettre en posture de se servir de ses armes, du moins par un mouvement purement machinal. Un homme de courage, attaqué d’une grande douleur, laisse bien voir sa souffrance peinte sur son visage ; mais elle n’y doit point paroître telle qu’elle se montreroit sur le visage d’une femme. La colere d’un homme bilieux n’est pas celle d’un homme mélancolique.

On voit au maître autel de la petite église de saint étienne de Genes un tableau de Jules Romain qui répresente le martyre de ce saint. Le peintre y exprime parfaitement bien la difference qui est entre l’action naturelle des personnes de chaque temperament, quoiqu’elles agissent par la même passion ; et l’on sçait bien que cette sorte d’execution ne se faisoit point par des bourreaux païez, mais par le peuple lui-même. Un des juifs qui lapide le saint a les cheveux roussâtres, le teint haut en couleur, enfin toutes les marques d’un homme bilieux et sanguin, et il paroît transporté de colere. Sa bouche et ses narrines sont ouvertes extraordinairement. Son geste est celui d’un furieux, et pour lancer sa pierre avec plus d’impetuosité, il ne se soutient que sur un pied. Un autre juif placé auprès du premier, et qu’on reconnoît être d’un temperament mélancolique à la maigreur de son corps, à son teint livide, comme à la noirceur des poils, se ramasse tout le corps en jettant sa pierre, qu’il adresse à la tête du saint. On voit bien que sa haine est encore plus forte que celle du premier, quoique son maintien et son geste ne marquent pas tant de fureur. Sa colere contre un homme condamné par la loi, et qu’il execute par principe de religion, n’en est pas moins grande pour être d’une espece differente.

L’emportement d’un general ne doit pas être le même que celui d’un simple soldat. Enfin il en est de même de tous les sentimens et de toutes les passions. Si je n’en parle point plus au long, c’est que j’en ai déja dit trop pour les personnes qui ont reflechi sur le grand art des expressions, quand je n’en sçaurois dire assez pour celles qui n’y ont pas reflechi.

La vrai-semblance poëtique consiste encore dans l’observation des regles que nous comprenons, ainsi que les italiens, sous le mot de costumé : observation qui donne un si grand merite aux tableaux du Poussin. Suivant ces regles, il faut répresenter les lieux où l’action s’est passée tels qu’ils ont été si nous en avons connoissance, et quand il n’en est pas demeuré de notion précise, il faut, en imaginant leur disposition, prendre garde à ne se point trouver en contradiction avec ce qu’on en peut sçavoir. Les mêmes regles veulent encore qu’on donne aux differentes nations qui paroissent ordinairement sur la scene des tableaux, la couleur de visage et l’habitude de corps que l’histoire a remarqué leur être propres. Il est même beau de pousser la vrai-semblance jusques à suivre ce que nous sçavons de particulier des animaux de chaque païs, quand nous répresentons un évenement arrivé dans ce païs-là. Le Poussin qui a traité plusieurs actions, dont la scene est en égypte, met presque toujours dans ses tableaux des bâtimens, des arbres ou des animaux, qui, par differentes raisons, sont regardez comme étans particuliers à ce païs.

Monsieur Le Brun a suivi ces regles dans ses tableaux de l’histoire d’Alexandre avec la même ponctualité. Les perses et les indiens s’y distinguent des grecs à leur phisionomie autant qu’à leurs armes. Leurs chevaux n’ont pas le même corsage que ceux des macedoniens. Conformément à la verité, les chevaux des perses y sont répresentez plus minces. J’ai entendu dire à M. Perrault que son ami M. Le Brun avoit fait dessiner à Alep des chevaux de Perse, afin d’observer le costumé sur ce point là dans ses tableaux. Il est vrai qu’il se trompa sur la tête d’Alexandre dans le premier qu’il fit.

C’est celui qui répresente les reines de Perse aux pieds d’Alexandre. On avoit donné à M. Le Brun pour la tête d’Alexandre une tête de Minerve qui étoit sur une medaille, au revers de laquelle on lisoit le nom d’Alexandre. Ce prince, contre la verité qui nous est connuë, paroît donc beau comme une femme dans ce tableau. Mais M. Le Brun se corrigea dès qu’il eut été averti de sa méprise, et il nous a donné la veritable tête d’Alexandre dans le tableau du passage du Granique et dans celui de son entrée à Babylone. Il en prit idée d’après le buste de ce prince qui se voit dans un des bosquets de Versailles sur une colonne, et qu’un sculpteur moderne a déguisé en mars gaulois en lui mettant un coq sur son casque. Ce buste, ainsi que la colonne qui est d’albâtre oriental ont été apportez d’Alexandrie.

La vrai-semblance poëtique exige aussi qu’on répresente les nations avec leurs vêtemens, leurs armes et leurs étendarts. Qu’on mette dans les enseignes des atheniens la chouette, dans celles des égyptiens la cicogne, et l’aigle dans celles des romains ; enfin qu’on se conforme à celles de leurs coûtumes qui ont du rapport avec l’action du tableau.

Ainsi le peintre qui fera un tableau de la mort de Britannicus ne répresentera point Neron et les autres convives assis autour d’une table, mais bien couchez sur des lits.

L’erreur d’introduire dans une action des personnages qui ne purent jamais en être les témoins, pour avoir vêcu dans des tems éloignez de celui de l’action, est une erreur grossiere où nos peintres ne tombent plus.

On ne voit plus un saint François écouter la prédication de saint Paul, ni un confesseur le crucifix en main, exhorter le bon larron.

Enfin la vrai-semblance poëtique demande que le peintre donne à ses personnages leur air de tête connu, soit que cet air de tête nous ait été transmis par des médailles, des statuës ou par des portraits, soit qu’une tradition dont on ne connoît pas la source nous l’ait conservé, soit même qu’il soit imaginé. Quoique nous ne sçachions pas bien certainement comment saint Pierre étoit fait, néanmoins les peintres et les sculpteurs sont tombez d’accord par une convention tacite de le répresenter avec un certain air de tête et une certaine taille qui sont devenus propres à ce saint.

En imitation, l’idée reçuë et generalement établie tient lieu de la verité. Ce que j’ai dit de saint Pierre peut aussi se dire de la figure sous laquelle on répresente plusieurs autres saints, et même de celle qu’on donne ordinairement à S. Paul, quoiqu’elle ne convienne pas trop avec le portrait que cet apôtre fait de lui-même. Il n’importe, la chose est établie ainsi. Le sculpteur qui répresenteroit saint Paul plus petit, plus décharné, et avec une barbe plus courte que saint Pierre, seroit repris autant que le fut Bandinelli pour avoir mis à côté de la statuë d’Adam qu’il a faite pour le dôme de Florence, une statuë d’ève plus haute que celle de son mari.

Nous voïons par les épitres de Sidonius Apollinaris que les philosophes illustres de l’antiquité avoient aussi chacun son air de tête, sa figure et son geste qui lui étoient propres en peinture.

Raphael s’est bien servi de cette érudition dans son tableau de l’école d’Athenes. Nous apprenons aussi de Quintilien que les anciens peintres s’étoient assujettis à donner à leurs dieux et à leurs heros la phisionomie et le même caractere que Zeuxis leur avoit donné, ce qui lui attira le nom de legislateur.

L’observation de la vrai-semblance me paroît donc après le choix du sujet la chose la plus importante dans le projet d’un poëme ou d’un tableau. La regle qui enjoint aux peintres comme aux poëtes de faire un plan judicieux, et d’arranger leurs idées de maniere que les objets se débroüillent sans peine, vient immediatement après la regle qui enjoint d’observer la vrai-semblance.

Section 31, de la disposition du plan. Qu’il faut diviser l’ordonnance des tableaux en composition poëtique et en composition pittoresque §

Mes reflexions sur le plan des poëmes seront bien courtes, quoique la matiere soit des plus importantes. Ce que l’on peut dire touchant les poëmes de grande étenduë, se trouve déja dans le traité du poëme épique par le pere Le Bossu, dans la pratique du théatre par l’abbé D’Aubignac, comme dans les dissertations que le grand Corneille a faites sur ses propres pieces. Ce qu’on peut dire touchant les petits ouvrages de poësie est très-court.

S’ils font le recit d’une action, il faut qu’ils aïent, ainsi que les pieces de théatre une exposition, une intrigue et un dénouëment. S’ils ne contiennent pas une action il faut qu’il y ait un ordre ou sensible ou caché, et que les pensées y soient disposées de maniere que nous les concevions sans peine, et que nous puissions même retenir la substance de l’ouvrage et le progrès du raisonnement.

Quant à la peinture, je crois qu’il faut diviser l’ordonnance ou le premier arrangement des objets qui doivent remplir un tableau en composition pittoresque et en composition poëtique.

J’appelle composition pittoresque, l’arrangement des objets qui doivent entrer dans un tableau par rapport à l’effet general de ce tableau. Une bonne composition pittoresque est celle dont le coup d’oeil fait un grand effet suivant l’intention du peintre et le but qu’il s’est proposé. Il faut pour cela que le tableau ne soit point embarassé par les figures, quoiqu’il y en ait assez pour bien remplir la toille. Il faut que les objets s’y démêlent facilement. Il ne faut pas que les figures s’estropient l’une l’autre en se cachant reciproquement la moitié de la tête ni d’autres parties du corps, lesquelles il convient au sujet que le peintre fasse voir. Il faut enfin que les grouppes soient bien composez, que la lumiere leur soit distribuée judicieusement, et que les couleurs locales loin de s’entretuer, soient disposées de maniere qu’il resulte du tout une harmonie agréable à l’oeil par elle-même.

La composition poëtique d’un tableau, c’est un arrangement ingenieux des figures inventé pour rendre l’action qu’il répresente plus touchante et plus vrai-semblable. Elle demande que tous les personnages soient liez par une action principale, car un tableau peut contenir plusieurs incidens, à condition que toutes ces actions particulieres se réunissent en une action principale, et qu’elles ne fassent toutes qu’un seul et même sujet. Les regles de la peinture sont autant ennemies de la duplicité d’action que celles de la poësie dramatique. Si la peinture peut avoir des épisodes comme la poësie, il faut dans les tableaux, comme dans les tragedies, qu’ils soient liez avec le sujet, et que l’unité d’action soit conservée dans l’ouvrage du peintre comme dans le poëme.

Il faut encore que les personnages soient placez avec discernement, et vêtus avec décence par rapport à leur dignité comme à l’importance dont ils sont. Le pere d’Iphigenie, par exemple, ne doit pas être caché derriere d’autres figures au sacrifice où l’on doit immoler cette princesse. Il doit y tenir la place la plus remarquable après celle de la victime. Rien n’est plus insupportable que des figures indifferentes placées dans le milieu d’un tableau. Un soldat ne doit pas être vêtu aussi richement que son general, à moins qu’une circonstance particuliere ne demande que cela soit ainsi. Comme nous l’avons déja dit en parlant de la vrai-semblance, tous les personnages doivent faire les démonstrations qui leur conviennent, et l’expression de chacun d’eux doit être conforme au caractere qu’on lui fait soutenir. Sur tout il ne faut pas qu’il se trouve dans le tableau des figures oiseuses, et qui ne prennent point de part à l’action principale. Elles ne servent qu’à distraire l’attention du spectateur. Il ne faut pas encore que l’artisan choque la décence ni la vrai-semblance pour favoriser son dessein ou son coloris, et qu’il sacrifie ainsi la poësie à la mécanique de son art.

Le talent de la composition poëtique et le talent de la composition pittoresque sont tellement separez, que nous voïons des peintres excellens dans l’une, être grossiers dans l’autre. Paul Veronese, par exemple, a très-bien réussi dans cette partie de l’ordonnance que nous appellons composition pittoresque. Aucun peintre n’a sçu mieux que lui bien arranger dans une même scene un nombre infini de personnages, placer plus heureusement ses figures, en un mot bien remplir une grande toile sans y mettre de la confusion. Cependant Paul Veronése n’a pas réussi dans la composition poëtique. Il n’y a point d’unité d’action dans la plûpart de ses grands tableaux. Un de ses plus magnifiques ouvrages, les nôces de Cana, qu’on voit au fond du refectoire du couvent de saint Georges à Venise, est rempli de fautes contre la poësie pittoresque. Un petit nombre des personnages sans nombre dont il est rempli, se trouve être attentif au miracle de la conversion de l’eau en vin qui fait le sujet principal. Personne n’en est touché autant qu’il le faudroit. Paul Veronése introduit parmi les conviez des religieux benedictins du couvent pour lequel il travailloit. Enfin ses personnages sont habillez de caprice, et comme dans ses autres tableaux, il y contredit ce que nous sçavons positivement des moeurs et des usages du peuple dans lequel il choisit ses acteurs.

Monsieur De Piles grand amateur de la peinture, et qui lui-même manioit le pinceau, nous a laissé plusieurs écrits touchant cet art, qui meritent d’être connus de tout le monde ; mais un de ces écrits merite toutes les loüanges qui sont dûës aux livres originaux : c’est sa balance des peintres. On y apprend distinctement à quel point de merite chaque peintre dont il parle est parvenu en chacune des quatre parties dans lesquelles l’art de la peinture peut se diviser ; et ces parties sont la composition, le dessein, l’expression et le coloris. Après avoir supposé que le vingtiéme degré de sa balance marque le plus haut point de perfection, où il soit possible d’atteindre en chacune de ces parties : il nous dit à quel degré chaque peintre est demeuré. Mais pour n’avoir pas distribué l’art de la peinture en cinq parties, ni divisé ce qu’on appelle en general l’ordonnance, en composition pittoresque et en composition poëtique, il tombe dans des propositions insoutenables, comme est celle de placer au même degré de sa balance Paul Veronése et le Poussin en qualité de compositeurs. Cependant les italiens mêmes tomberont d’accord que Paul Veronése n’est nullement comparable dans la poësie de la peinture au Poussin qu’on a nommé dès son vivant le peintre des gens d’esprit, éloge le plus flatteur qu’un artisan pût recevoir.

Le même Paul Veronése se trouve encore placé dans notre balance à côté de M. Le Brun, quoique dans la partie de la comparaison poëtique, la seule dont il s’agisse ici, Le Brun ait peut-être été aussi loin que Raphaël. On voit dans le grand appartement du roi à Versailles deux excellens tableaux, placez vis-à-vis l’un de l’autre, les pellerins d’Emmaüs par Paul Veronése et les reines de Perse aux pieds d’Alexandre par Le Brun. Un peu d’attention sur ces tableaux fera juger que si Paul Veronése est un si méchant voisin pour Le Brun quant au coloris, le françois est encore un plus méchant voisin pour l’italien, quant à la poësie pittoresque et à l’expression. Il n’est pas difficile de deviner à qui Raphael auroit donné le prix : suivant l’apparence Raphael auroit prononcé en faveur du genre de merite dans lequel il excelloit, je veux dire en faveur de l’expression et de la poësie. Je conseille à mon lecteur de lire dans le premier volume des paralelles de M. Perrault le jugement raisonné qu’il porte sur ces deux tableaux. Ce galand homme dont la memoire sera toujours en veneration à ceux qui l’ont connu, nonobstant tout ce qu’il peut avoir écrit sur l’antiquité, étoit aussi capable de faire une bonne comparaison de l’ouvrage de Paul Veronése et de celui de Le Brun, que M. Wotton dit qu’il étoit incapable de faire un bon paralelle des poëtes anciens et des poëtes modernes.

Section 32, de l’importance des fautes que les peintres et les poëtes peuvent faire contre leurs regles §

Comme les parties d’un tableau sont toujours placées l’une à côté de l’autre et qu’on en voit l’ ensemble du même coup d’oeil, les défauts qui sont dans son ordonnance nuisent beaucoup à l’effet de ses beautez. On apperçoit sans peine ses fautes relatives, quand on a sous les yeux en même-tems les objets qui n’ont pas entre eux le rapport qu’ils doivent avoir. Si cette faute consiste, comme celle du Bandinelli, dans une figure de femme plus haute qu’une figure d’homme d’égale dignité, elle est facilement remarquée, puisque ces deux figures sont l’une à côté de l’autre.

Il n’en est pas de même d’un poëme de quelque étenduë. Comme nous ne voïons que successivement un poëme dramatique ou un poëme épique, et comme il faut emploïer plusieurs jours à lire ce dernier, les défauts qui sont dans l’ordonnance et dans la distribution de ces poëmes ne viennent pas sauter aux yeux comme des défauts pareils qui sont dans un tableau. Pour remarquer les fautes relatives d’un poëme, il faut se rappeller ce qu’on a déja vû ou entendu, et retourner pour ainsi dire sur ses pas afin de comparer les objets qui manquent de rapport ou de proportion. Par exemple, il faut se ressouvenir que l’incident qui fait le dénouement dans le cinquiéme acte n’aura point été suffisamment préparé dans les actes précedens, ou qu’une chose dite par un personnage dans le quatriéme acte dément le caractere qu’on lui a donné dans le premier. Voilà ce que tous les hommes n’observent point toujours : plusieurs mêmes ne l’observent jamais. Ils ne lisent point les poëmes pour examiner si rien ne s’y dément, mais pour jouir du plaisir d’être touchez. Ils lisent les poëmes comme ils regardent les tableaux, et ils sont choquez seulement des fautes, qui, pour ainsi dire, tombent sous le sentiment, et qui diminuent beaucoup leur plaisir.

D’ailleurs les fautes réelles qui sont dans un tableau comme une figure trop courte, un bras estropié, ou un personnage qui nous présente une grimace au lieu de l’expression naturelle, sont toujours à côté de ses beautez. Nous ne voïons pas ce que le peintre a fait de bon separement de ce qu’il a fait de mauvais. Ainsi le mauvais empêche le bon de faire sur nous toute l’impression qu’il devroit faire. Il n’en est pas de même d’un poëme, ses fautes réelles comme une scene qui sort de la vrai-semblance, ou des sentimens qui ne conviennent point à la situation dans laquelle un personnage est supposé, ne nous dégoutent que de la partie d’un bon poëme où elles se trouvent. Elles ne jettent même sur les beautez voisines qu’une ombre bien legere.

Section 33, de la poësie du stile dans laquelle les mots sont regardez en tant que les signes de nos idées, que c’est la poësie du stile qui fait la destinée des poëmes §

Ainsi la beauté de chaque partie du poëme, je veux dire la maniere dont chaque scene est traitée, et la maniere dont s’expliquent les personnes, contribuent plus au succès d’un ouvrage que la justesse du plan et que sa regularité ; c’est-à-dire, que l’union et la dépendance de toutes les differentes parties qui composent un poëme. Une tragedie, dont toutes les scenes prises en particulier seront belles mais mal cousuës ensemble, doit réussir plûtôt qu’une tragedie, dont les scenes bien liées entre elles seront froides. Voilà pourquoi nous admirons plusieurs poëmes qui ne sont rien moins que reguliers, mais qui sont soutenus par l’invention et par un stile plein de poësie, qui de moment en moment présente des images qui nous rendent attentifs et nous émeuvent.

Le plaisir sensible que nous font des beautez renaissantes à chaque periode, nous empêche d’appercevoir une partie des défauts réels de la piece, et il nous fait excuser l’autre. C’est ainsi qu’un homme aimable en présence fait oublier ses défauts et quelquefois ses vices durant les momens où l’on est seduit par les charmes de sa conversation.

Il réussit même souvent à nous les faire oublier dans la définition generale de son caractere.

La poësie du stile consiste à prêter des sentimens interessans à tout ce qu’on fait parler comme à exprimer par des figures, et à présenter sous des images capables de nous émouvoir, ce qui ne nous toucheroit pas s’il étoit dit simplement en stile prosaïque.

Ces premieres idées qui naissent dans l’ame lorsqu’elle reçoit une affection vive et qu’on appelle communement des sentimens, touchent toujours, bien qu’ils soient exprimez dans les termes les plus simples. Ils parlent le langage du coeur. émilie interesse donc quand elle dit dans les termes les plus simples.

J’aime encore plus Cinna que je ne hais Auguste.

Un sentiment cesseroit même d’être aussi touchant s’il étoit exprimé en termes magnifiques et avec des figures ambitieuses. Le vieil Horace ne m’interesseroit plus autant qu’il m’interesse si, au lieu de dire simplement le fameux qu’il mourût, il exprimoit ce sentiment en stile figuré. La vrai-semblance periroit avec la simplicité de l’expression. Où j’apperçois de l’affectation, je ne reconnois plus le langage du coeur. Mais les retours que les interlocuteurs font sur leurs sentimens et sur ceux des autres, les reflexions du poëte, les recits, les descriptions, en un mot tout ce qui n’est pas sentiment, veut autant que la nature du poëme et la vrai-semblance le permettent, nous être répresenté sous des images qui forment des tableaux dans notre imagination.

J’excepterai de cette regle generale les recits des évenemens prodigieux qui se font lorsque ces évenemens viennent d’arriver. Il est dans la vrai-semblance que le témoin oculaire de pareils évenemens, qu’il convient d’emploïer pour en faire le recit, ait été frappé d’un étonnement qui dure encore ; et il seroit ainsi contre la vrai-semblance qu’il se servit dans son recit des figures qu’un homme saisi, et qui ne songe point à être pathetique, ne trouve pas. D’ailleurs ces évenemens prodigieux veulent que le poëte leur procure la croïance du spectateur autant qu’il est possible, et un moïen de la leur procurer, c’est de les faire raconter dans les termes les plus simples et les moins capables de faire soupçonner celui qui parle d’exageration. Mais, comme je viens de le dire, il faut qu’hors de ces deux occasions le stile de la poësie soit rempli de figures qui peignent si bien les objets décrits dans les vers, que nous ne puissions les entendre sans que notre imagination soit continuellement remplie des tableaux qui s’y succedent les uns aux autres, à mesure que les periodes du discours se succedent les unes aux autres.

Chaque genre de poëme a quelque chose de particulier dans la poësie de son stile. La plûpart des images dont il convient que le stile de la tragedie soit nourri, pour ainsi dire, sont trop graves pour le stile de la comedie. Du moins le poëte comique ne doit-il en faire qu’un usage très-sobre. Il ne doit les emploïer que pour faire parler Chrémes, lorsque ce personnage entre pour un moment dans une passion tragique. Nous avons déja dit que les églogues empruntoient leurs peintures et leurs images des objets qui parent la campagne et des évenemens de la vie rustique. La poësie du stile de la satire doit être nourrie des images les plus propres à exciter notre bile. L’ode monte dans les cieux, pour y emprunter ses images et ses comparaisons du tonnerre, des astres et des dieux mêmes. Mais ce sont des choses dont l’experience a déja instruit tous ceux qui aiment la poësie.

Il faut donc que nous croïions voir pour ainsi dire, en écoutant des vers : ut pictura poësis, dit Horace. Cleopatre s’attireroit moins d’attention, si le poëte lui faisoit dire en stile prosaïque aux ministres odieux de son frere : aïez peur, méchans :

Cesar qui est juste va venir la force à la main : il arrive avec des troupes. Sa pensée a bien un autre éclat : elle paroît bien plus relevée, lorsqu’elle est revêtuë de figures poëtiques, et lorsqu’elle met entre les mains de Cesar l’instrument de la vengeance de Jupiter. Ce vers : tremblez, méchans, tremblez : voici venir la foudre.

Me présente Cesar armé du tonnerre, et les meurtriers de Pompée foudroïez. Dire simplement qu’il n’y a pas un grand merite à se faire aimer d’un homme qui devient amoureux facilement ; mais qu’il est beau de se faire aimer par un homme qui ne témoigna jamais de disposition à l’amour, ce seroit dire une verité commune et qui ne s’attireroit pas beaucoup d’attention. Quand Monsieur Racine met dans la bouche d’Aricie cette verité, revêtuë des beautez que lui prête la poësie de son stile : elle nous charme. Nous sommes séduits par les images dont le poëte se sert pour l’exprimer ; et la pensée de triviale qu’elle seroit énoncée en stile prosaïque devient dans ses vers un discours éloquent qui nous frappe et que nous retenons.

Pour moi, je suis plus fiere et fuis la gloire aisée… etc.

Ces vers tracent cinq tableaux dans l’imagination.

Un homme qui nous diroit simplement : je mourrai dans le même château où je suis né, ne toucheroit pas beaucoup. Mourir est la destinée de tous les hommes, et finir dans le sein de ses pénates, c’est la destinée des plus heureux. L’abbé De Chaulieu nous présente cependant cette pensée sous des images qui la rendent capable de toucher infiniment.

Fontenay, lieu délicieux où je vis d’abord la lumiere, … etc.

Ces apostrophes me font voir le poëte en conversation avec les divinitez et avec les arbres de ce lieu. Je m’imagine qu’ils sont attendris par la nouvelle qu’il leur annonce, et le sentiment qu’il leur prête fait naître dans mon coeur un sentiment approchant du leur.

L’art d’émouvoir les hommes et de les amener où l’on veut, consiste principalement à sçavoir faire un bon usage de ces images.

L’écrivain le plus austere, celui qui fait la profession la plus serieuse de ne mettre en oeuvre pour nous persuader que la raison toute nuë, sent bientôt que pour nous convaincre il nous faut émouvoir, et qu’il faut pour nous émouvoir mettre sous nos yeux par des peintures les objets dont il nous parle. Un des plus grands partisans du raisonnement severe que nous aïons eu, le pere Mallebranche, a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme pour nous séduire consiste dans leur fécondité en images, et dans le talent qu’elles ont de peindre vivement les objets. Mais qu’on ne s’attende point à voir dans son discours une précision seche qui écarte toutes les figures capables de nous émouvoir et de nous séduire, ni qui se borne aux raisons concluantes. Ce discours est rempli d’images et de peintures, et c’est à notre imagination qu’il parle contre l’abus de l’imagination.

La poësie du stile fait la plus grande difference qui soit entre les vers et la prose. Bien des métaphores qui passeroient pour des figures trop hardies dans le stile oratoire le plus élevé, sont reçuës en poësie. Les images et les figures doivent être encore plus frequentes dans la plûpart des genres de la poësie que dans les discours oratoires. La rhetorique qui veut persuader notre raison, doit toujours conserver un air de moderation et de sincerité. Il n’en est pas de même de la poësie qui songe à nous émouvoir préferablement à toutes choses, et qui tombera d’accord, si l’on veut, qu’elle est souvent de mauvaise foi. C’est donc la poësie du stile qui fait le poëte plûtôt que la rime et la césure. Suivant Horace on peut être poëte en un discours en prose et l’on n’est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers.

Quintilien explique si bien la nature et l’usage des images et des figures dans les derniers chapitres de son huitiéme livre, et dans les premiers chapitres du livre suivant, qu’il ne laisse rien à faire que d’admirer sa penetration et son grand sens.

Cette partie de la poësie la plus importante est en même tems la plus difficile. C’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poëte veut dire, c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a besoin d’un feu divin, et non pas pour rimer. Un poëte mediocre peut à force de consultations et de travail faire un plan regulier, et donner des moeurs décentes à ses personnages ; mais il n’y a qu’un homme doué du genie de l’art qui puisse soutenir ses vers par des fictions continuelles, et par des images renaissantes à chaque periode. Un homme sans genie tombe bientôt dans la froideur qui naît des figures qui manquent de justesse, et qui ne peignent point nettement leur objet, ou dans le ridicule qui naît des figures lesquelles ne sont point convenables au sujet. Telles sont, par exemple, les figures que met en oeuvre le carme auteur du poëme de la Magdelaine, qui forment souvent des images grotesques, où le poëte ne devroit nous offrir que des images serieuses. Le conseil d’un ami peut bien nous faire supprimer quelques figures impropres ou mal imaginées ; mais il ne peut nous inspirer le genie necessaire pour inventer celles dont il conviendroit de se servir. Le secours d’autrui comme nous le dirons en parlant du genie, ne sçauroit faire un poëte. Il peut tout au plus lui aider à se former.

Un peu de reflexion sur la destinée des poëmes françois publiez depuis quatre-vingt ans, achevera de nous persuader que le plus grand merite d’un poëme vient de la convenance et de la continuité des images et des peintures que ses vers nous présentent. Le caractere de la poësie du stile a toujours decidé du bon ou du mauvais succès des poëmes, même de ceux qui par leur étenduë semblent dépendre le plus de l’oeconomie du plan, de la distribution de l’action et de la décence des moeurs.

Nous avons deux tragedies du grand Corneille, dont la conduite et la plûpart des caracteres sont très défectueux, le cid et la mort de Pompée. On pourroit même disputer à cette derniere piece le titre de tragedie. Cependant le public enchanté par la poësie du stile de ces ouvrages ne se lasse point de les admirer, et il les place fort au-dessus de plusieurs autres, dont les moeurs sont meilleures, et dont le plan est regulier. Tous les raisonnemens des critiques ne le persuaderont jamais qu’il ait tort de prendre pour des ouvrages excellens deux tragedies, qui depuis quatre-vingt ans font toujours pleurer les spectateurs. Mais, comme le dit le poëte anglois auteur de la tragedie de Caton :

les vers des poetes anglois sont souvent harmonieux et pompeux, … etc. .

La pucelle de Chapelain et le Clovis de Desmarets sont deux poëmes épiques dont la constitution et les moeurs valent mieux sans comparaison que celles des deux tragedies dont j’ai parlé. D’ailleurs leurs incidens qui font la plus belle partie de notre histoire doivent attacher davantage la nation françoise que des évenemens arrivez depuis long-tems dans l’Espagne et dans l’égypte. Chacun sçait le succès de ces poëmes épiques, qu’on ne sçauroit imputer qu’au défaut de la poësie du stile. On n’y trouve presque point de sentimens naturels capables d’interesser. Ce défaut leur est commun. Quant aux images, Desmarets ne craïonne que des chimeres, et Chapelain dans son stile tudesque ne dessine rien que d’imparfait et d’estropié. Toutes ses peintures sont des tableaux gothiques. De là vient le seul défaut de la pucelle, mais dont il faut, suivant M. Despreaux, que ses défenseurs conviennent : qu’on ne la sçauroit lire.

Section 34, du motif qui fait lire les poësies : que l’on ne cherche pas l’instruction comme dans d’autres livres §

Les gens du métier sont les seuls qui se fassent une étude de la lecture des poëtes. On ne les lit plus, nous l’avons déja dit, que pour s’occuper agréablement, dès qu’on est sorti du college, et non pas comme on lit les historiens et les philosophes, c’est-à-dire pour apprendre. Si l’on peut tirer des instructions de la lecture d’un poëme, cette instruction n’est gueres le motif qui fait ouvrir le livre.

Nous faisons donc le contraire en lisant un poëte de ce que nous faisons en lisant un autre livre. En lisant un historien, par exemple, nous regardons son stile comme l’accessoire. L’important c’est la verité, c’est la singularité des faits qu’il nous apprend. En lisant un poëme nous regardons les instructions que nous y pouvons prendre comme l’accessoire. L’important c’est le stile, parce que c’est du stile d’un poëme que dépend le plaisir de son lecteur. Si la poësie du stile du roman de Telemaque eut été languissante, peu de personnes auroient achevé la lecture de l’ouvrage, quoiqu’il n’en eut pas été moins rempli d’instructions profitables. C’est donc suivant que la lecture d’un poëme nous plaît que nous le loüons.

On remarquera que je ne parle ici que des personnes qui étudient ; car celles qui lisent principalement pour s’amuser, et en second lieu pour s’instruire (c’est l’usage cependant que les trois quarts du monde font de la lecture) aiment encore mieux les livres d’histoire dont le stile est interessant, que les livres d’histoire mal écrits, mais pleins d’exactitude et d’érudition. Bien des personnes suivent même ce goût dans le choix qu’elles sont des livres de philosophie, et d’autres sciences encore plus serieuses que la philosophie. Qu’on juge si le monde ne doit pas trouver que le poëme qui sçait le mieux lui plaire doit être le meilleur.

Les hommes qui ne lisent les poëmes que pour être entretenus agréablement par des fictions, se livrent donc dans cette lecture au plaisir actuel. Ils se laissent aller aux impressions que fait sur eux l’endroit du poëme qui est sous leurs yeux. Lors que cet endroit les occupe agréablement, ils ne s’avisent gueres de suspendre leur plaisir pour faire reflexion, s’il n’y a point de fautes contre les regles. Si nous tombons sur une faute grossiere et sensible, notre plaisir est bien interrompu. Nous pouvons bien alors faire des reproches au poëte ; mais nous nous reconcilions avec lui dès que ce mauvais endroit du poëme est passé, dès que notre plaisir est recommencé. Le plaisir actuel qui domine les hommes avec tant d’empire qu’il leur fait oublier les maux passez et qu’il leur cache les maux à venir, peut bien nous faire oublier les fautes d’un poëme qui nous ont choquez davantage, dès qu’elles ne sont plus sous nos yeux. Quant à ces fautes relatives, et qu’on ne démêle qu’en retournant sur ses pas, et en faisant reflexion sur ce qu’on a vû, elles diminuent très peu le plaisir du lecteur et du spectateur, quand même il lit la piece, ou quand il la voit après avoir été informé de ces fautes. Ceux qui ont lû la critique du cid n’en ont pas moins de plaisir à voir cette tragedie.

En effet l’évenement qu’un poëte tragique aura trop laissé prévoir en le préparant grossierement, ne laissera point de nous toucher s’il est bien traité.

Cet évenement nous interessera, bien qu’il ne nous surprenne point réellement. Quoique les évenemens de Polieucte et d’Athalie ne surprennent pas veritablement ceux qui ont vû plusieurs fois ces tragedies, ils ne laissent pas de les toucher jusques aux larmes. Il semble que l’esprit oublie ce qu’il sçait des évenemens d’une tragedie dont il connoît parfaitement la fable, afin de mieux joüir du plaisir de la surprise que ces évenemens causent lorsqu’ils ne sont pas attendus. Il faut bien qu’il arrive en nous quelque chose d’approchant de ce que je dis, car après avoir vû vingt fois la tragedie de Mithridate, on est presqu’aussi frappé d’un retour imprevu de ce prince, quand il est annoncé à la fin du premier acte, que si cet incident de la piece surprenoit veritablement. Notre memoire paroît donc suspenduë au spectacle, et il semble que nous nous y bornions à ne sçavoir les évenemens que lorsqu’on nous les annonce.

On s’interdit d’anticiper sur la scene, et comme on oublie ce qu’on a vû à d’autres répresentations, on peut bien oublier ce que l’indiscretion d’un poëte lui a fait reveler avant le tems. L’attrait du plaisir a-t-il tant de peine à étouffer la voix de la raison.

Enfin si le charme du coloris est si puissant qu’il nous fasse aimer les tableaux du Bassan, nonobstant les fautes énormes contre l’ordonnance et le dessein, contre la vrai-semblance poëtique et pittoresque dont ils sont remplis, si le charme du coloris nous les fait vanter, bien que ces fautes soient actuellement sous nos yeux lorsque nous les loüons, on peut aisément concevoir comment les charmes de la poesie du stile nous font oublier dans la lecture d’un poeme les fautes que nous y avons apperçues.

Il s’ensuit de mon exposition, que le meilleur poeme est celui dont la lecture nous interesse davantage, que c’est celui qui nous seduit au point de nous cacher la plus grande partie de ses fautes, et de nous faire oublier volontiers celles mêmes que nous avons vûes et qui nous ont choquez. Or c’est à proportion des charmes de la poesie du stile qu’un poeme nous interesse. Voilà pourquoi les hommes préfereront toujours les poemes qui touchent, aux poemes reguliers. Voilà pourquoi nous préferons le cid à tant d’autres tragedies. Si l’on veut rappeller les choses à leur veritable principe, c’est donc par la poesie du stile qu’il faut juger d’un poeme, plûtôt que par sa regularité et par la décence des moeurs.

Nos voisins les italiens ont deux poemes épiques en leur langue, la Jerusalem délivrée du Tasse, et le Roland furieux de L’Arioste, qui, comme l’iliade et l’éneïde, sont devenus des livres de la bibliotheque du genre humain. On vante le poeme du Tasse pour la décence des moeurs, pour la convenance et pour la dignité des caracteres, pour l’oeconomie du plan, en un mot pour sa regularité.

Je ne dirai rien des moeurs, des caracteres, de la décence et du plan du poeme de L’Arioste. Homere fut un géometre auprès de lui, et l’on sçait le beau nom que le cardinal D’Est donna au ramas informe d’histoires mal tissues ensemble qui composent le Roland furieux. L’unité d’action y est si mal observée, qu’on a été obligé dans les éditions posterieures d’indiquer, par une note mise à côté de l’endroit où le poete interrompt une histoire, l’endroit du poeme où il la recommence, afin que le lecteur puisse suivre le fil de cette histoire. On a rendu en cela un grand service au public, car on ne lit pas deux fois L’Arioste de suite, et en passant du premier chant au second, et de celui-là aux autres successivement, mais bien en suivant independamment de l’ordre des livres les differentes histoires qu’il a plûtôt incorporées qu’unies ensemble. Cependant les italiens, generalement parlant, placent L’Arioste fort au-dessus du Tasse. L’academie de la Crusca, après avoir examiné le procès dans les formes, a fait une décision autentique qui adjuge à L’Arioste le premier rang entre les poetes épiques italiens. Le plus zelé défenseur du Tasse confesse qu’il attaque l’opinion generale, et que tout le monde a decidé pour L’Arioste, seduit par la poesie de son stile. Elle l’emporte veritablement sur la poesie de la Jerusalem delivrée, dont les figures ne sont pas souvent convenables à l’endroit où le poete les met en oeuvre. Il y a souvent encore plus de brillant et d’éclat dans ces figures, que de verité.

Je veux dire qu’elles surprennent et qu’elles ébloüissent l’imagination, mais qu’elles n’y peignent pas distinctement des images propres à nous interesser. Voilà ce que M. Despreaux a défini le clinquant du Tasse, et les étrangers, à l’exception de quelques compatriotes du dernier, ont souscrit à ce jugement. quant au poëte dont toutes ces merveilles sont tirées, dit M. Addison, en parlant d’un opera italien dont le sujet avoit été pris dans le Tasse, je suis de l’avis de M. Despreaux, qu’un vers de Virgile vaut mieux que tout le clinquant du Tasse. Il est vrai néanmoins pour continuer la figure, qu’on trouve quelquefois de l’or le plus pur, à côté de ce clinquant.

On voudroit inutilement faire changer de sentiment aux italiens, et l’on se doute bien de ce qu’ils répondroient à l’étranger qui s’aviseroit de les réprimander sur la dépravation de leur goût. Ils feroient ce que firent nos peres, quand on voulut diminuer leur amour pour le cid. Les raisonnemens des autres peuvent bien nous persuader le contraire de ce que nous croïons, mais non pas le contraire de ce que nous sentons. Or nous sentons bien quel est celui de deux poemes qui nous fait le plus grand plaisir.

C’est de quoi je dois parler plus au long à la fin de la seconde partie de cet ouvrage.

L’expression me paroît dans un tableau ce que la poesie du stile est dans un poeme. Je comparerois volontiers le coloris avec cette partie de l’art poetique qui consiste à choisir et arranger les mots, de maniere qu’il en résulte des vers qui soient harmonieux dans la prononciation. Cette partie de l’art poetique peut s’appeller la mécanique de la poesie.

Section 35, de la mécanique de la poësie qui ne regarde les mots que comme de simples sons. Avantages des poetes qui ont composé en latin sur ceux qui composent en françois §

Comme la poesie du stile consiste dans le choix et dans l’arrangement des mots, considerez en tant que les signes des idées : la mécanique de la poesie consiste dans le choix et dans l’arrangement des mots, considerez en tant que de simples sons ausquels il n’y auroit point une signification attachée. Ainsi comme la poesie du stile regarde les mots du côté de leur signification qui les rend plus ou moins propres à reveiller en nous certaines idées, la mécanique de la poesie les regarde uniquement comme des sons plus ou moins harmonieux, et qui étant combinez diversement composent des phrases dures ou melodieuses dans la prononciation. Le but que se propose la poesie du stile, est de faire des images et de plaire à l’imagination.

Le but que la mécanique de la poesie se propose, est de faire des vers harmonieux et de plaire à l’oreille. Leurs interêts seront souvent opposez, me dira-t-on. J’en tomberai d’accord, et qu’il faut encore être né poete pour les concilier.

Ce que je pourrois avoir à dire de nouveau sur la mécanique des vers françois se trouvera dans le paralelle que je vais faire de la langue latine avec la nôtre, pour montrer l’avantage que les poetes latins ont eu sur les poetes françois en cette partie de l’art poetique. Il est bon de prouver en forme une fois que ceux qui soutiennent que la poesie françoise ne sçauroit égaler la poesie latine ni dans la poesie du stile ni dans la cadence et l’harmonie des vers, n’ont point de tort. Ainsi, après avoir fait voir que le latin est plus propre à faire des images que le françois, à cause de sa brieveté et de l’inversion, je montrerai encore par plusieurs raisons que celui qui compose des vers en langue latine a des facilitez pour faire des vers nombreux et harmonieux, que n’a point celui qui compose des vers en langue françoise.

Le latin est plus court que le françois, géometriquement parlant. Si certains mots latins sont plus longs que les mots françois qui leur sont synonimes, il est aussi des mots françois qui sont plus longs que les mots qui leur sont relatifs en latin : en compensant les uns par les autres le françois n’a rien à reprocher au latin à cet égard.

Mais les latins déclinent leurs mots de maniere que la désinance ou la terminaison seule du nom marque le cas où il est emploïé. Quand on trouve dans une phrase latine le mot dominus, on connoît par sa désinance s’il est au genitif, au datif ou à l’accusatif. Le latin dit domini au genitif, dominum à l’accusatif. On connoît encore par la désinance s’il est au pluriel ou bien au singulier. Si quelques cas ont la même terminaison, le regime du verbe empêche qu’on ne s’y méprenne. Ainsi les latins déclinent leurs noms sans le secours des articles le, du, etc. Que nous sommes obligez d’emploïer en déclinant les noms françois, parce que nous n’en changeons pas la desinance suivant le cas. Il nous faut dire le maître, du maître, au maître.

Le latin conjugue encore ses verbes comme il décline ses noms. la desinance marque le tems, la personne, le nombre et le mode.

Si quelques desinances sont semblables, le sens de la phrase leve l’ambiguité. à douze ans on ne s’y trompe pas, et à quatorze on n’y hesite plus. On ne conjugue en françois la plûpart des tems des verbes qu’avec le secours de deux autres verbes, que pour cela même nous appellons des verbes auxiliaires, sçavoir le verbe possessif avoir, et le verbe substantif être. Si les latins étoient obligez de s’aider d’un verbe auxiliaire pour conjuguer quelques tems du passif, nous sommes presque toujours obligez d’y en mettre deux. Pour rendre amatus fui, il faut que nous disions, j’ai été aimé. Il est encore necessaire pour conjuguer les verbes françois que nous nous aidions de l’article, je, tu, il, et du pluriel de cet article, et nous ne pouvons pas encore supprimer la préposition comme les latins le faisoient presque toujours. Le latin dit bien, illum ense occidit ; mais pour dire tout ce qu’il dit en trois mots, il faut que le françois dise, il le tua avec une épée. Ainsi il est aussi clair que le françois est plus long essentiellement que le latin, qu’il est clair qu’un cercle est plus grand qu’un autre, lorsqu’il faut une plus grande ouverture de compas pour le mesurer.

Si l’on allegue qu’il se trouve des traductions latines plus longues que les originaux françois, je répondrai que cette excedence de la traduction arrive ou par la nature du sujet qui est traité dans l’original, ou par la faute du traducteur, mais qu’on n’en sçauroit rien conclure contre la brieveté du latin.

En premier lieu un traducteur en latin qui sçait mal cette langue ne rencontrant point assez-tôt le mot propre pour signifier le mot françois qu’il veut rendre, au lieu de le chercher dans un dictionnaire prend le parti d’en exprimer le sens par une periphrase. C’est ainsi que les thémes des écoliers sont souvent plus longs que les discours françois que le regent leur a dicté. En second lieu il arrive que le traducteur latin d’un historien françois qui pour faire le détail d’un siege, d’un combat naval ou d’une séance du parlement a eu sous sa main tous les termes propres qui sont necessaires à sa narration, ne peut trouver des mots reciproques dans la langue latine. Comme les romains ne connoissoient pas les choses dont le traducteur doit parler, les romains n’avoient point de termes propres pour les signifier. Ils n’avoient point de mots propres pour dire un mortier, et l’angle saillant d’une contrescarpe, parce qu’ils n’avoient pas ces choses là. Le traducteur est donc réduit à se servir de periphrase, et à ne pouvoir rendre qu’en plusieurs mots ce que l’écrivain françois a pu dire par un seul mot. Mais cette prolixité n’est qu’une prolixité d’accident, comme seroit la prolixité d’un françois qui traduiroit le recit d’un repas donné par Lucullus, ou la description d’un combat de gladiateurs, et qui par consequent seroit obligé de parler de beaucoup de choses qui n’ont pas de nom en notre langue. Ainsi le latin est toujours plus court que le françois dès qu’on écrit sur des sujets pour lesquels les deux langues sont également avantagées de termes propres.

Or rien ne sert plus à rendre une phrase énergique, que sa brieveté. Il en est des mots comme du metal qu’on emploïe pour monter un diamant. Moins on y en met plus la pierre fait un bel effet. Une image terminée en six mots frappe plus vivement et fait plûtôt son effet que celle qui n’est achevée qu’au bout de dix mots.

Tous nos meilleurs poëtes m’ont fort assuré que cette verité ne seroit jamais contestée par aucun écrivain sensé.

Non seulement le latin est plus avantageux que le françois par rapport à la poësie du stile ; mais il est encore infiniment plus propre que le françois pour réussir dans la mécanique de la poësie, et cela par quatre raisons. Les mots latins sont plus beaux que les mots françois à plusieurs égards. Il est plus aisé de composer harmonieusement en latin qu’en françois. Les regles de la poësie latine gênent moins le poëte que les regles de la poësie françoise.

Enfin l’observation des regles de la poesie latine jette plus de beautez dans des vers, que n’y en jette l’observation des regles de la poesie françoise.

Exposons sommairement ces quatre veritez.

En premier lieu les mots latins sont plus beaux que les mots françois à deux égards. Les mots peuvent être regardez, ou comme les signes de nos idées, ou comme de simples sons. Les mots comme signes de nos idées sont susceptibles de deux beautez differentes. La premiere est de reveiller en nous une belle idée. à cet égard les mots de toutes les langues sont égaux. à cet égard le mot perturbator qui sonne si bien à l’oreille n’est pas plus beau en latin que celui de brouillon en françois. Ils reveillent la même idée. La seconde beauté dont les mots sont susceptibles comme signes de nos idées, c’est un rapport particulier avec l’idée qu’ils signifient. C’est d’imiter en quelque façon le bruit inarticulé que nous ferions pour la signifier.

Je m’explique.

Les hommes se donnent à entendre les uns aux autres par des sons artificiels et par des sons naturels.

Les sons artificiels sont les mots articulez dont les hommes qui parlent une même langue sont convenus de se servir pour exprimer certaines choses. Voilà pourquoi un mot n’a de signification que parmi un certain nombre d’hommes. Un mot françois n’a de signification que pour ceux qui entendent cette langue. Il ne reveille aucune idée quand on ne la sçait pas. Lorsque les hommes ont formé ces sons artificiels, toutes les fois qu’ils ont fait une nouvelle langue, ils ont dû, suivant l’instinct de la nature, faire ce que font encore aujourdhui les hommes qui ne sçauroient trouver le mot dont ils ont besoin pour exprimer quelque chose. Ils se donnent à entendre en contrefaisant le bruit que fait la chose, ou en mettant dans le son imparfait qu’ils forment, quelque ton qui ait le rapport le plus marqué qu’il soit possible, avec la chose qu’ils veulent donner à comprendre sans pouvoir la nommer. C’est ainsi qu’un étranger qui ne sçauroit pas comment le tonnerre s’appelle en françois, suppleroit à ce mot par un son qui imiteroit autant qu’il seroit possible le bruit de ce méteore. C’est apparemment ainsi que les anciens gaulois avoient formé le nom de cocq, dont nous nous servons aujourd’hui dans la même signification qu’eux, en imitant dans le son du mot le son du bruit que cet oiseau fait par intervalles. C’est encore ainsi qu’ils ont formé le mot de becq qui signifioit la même chose chez eux que chez nous.

Ces sons imitatifs auront été mis en usage principalement quand il aura fallu donner des noms aux soupirs, au rire, aux gemissemens, et à toutes les expressions inarticulées de nos sentimens et de nos passions. Ce n’est point par conjecture que nous sçavons que les grecs en ont usé ainsi. Quintilien nous dit expressément qu’ils l’avoient fait et il les loüe de leur invention. fingere… etc. or les sons que ces mots imitent se trouvent être des signes instituez par la nature même, pour signifier les passions et les autres choses dont ils sont les signes. C’est d’elle-même qu’ils tirent leur signification et leur énergie. En effet ils sont à peu près les mêmes par tout, semblables en cela aux cris des animaux. Du moins si les sons par lesquels les hommes marquent leur surprise, leur joïe, leur douleur et leurs autres passions ne sont pas entierement les mêmes dans tous les païs, ils y sont si semblables que tous les peuples les entendent.

C’est, s’il est permis d’user ici de cette expression, une monnoïe frappée au coin de la nature, et qui a cours parmi tout le genre humain.

Il s’ensuit donc que les mots qui dans leur prononciation imitent le bruit qu’ils signifient, ou le bruit que nous ferions naturellement pour exprimer la chose dont ils sont un signe institué, ou qui ont quelque autre rapport avec la chose signifiée, sont plus énergiques que les mots qui n’ont d’autre rapport avec la chose signifiée que celui que l’usage y a mis. Un mot qui a naturellement du rapport avec la chose signifiée en reveille l’idée plus vivement. Le signe qui tient de la nature même une partie de sa force et de sa signification, est plus puissant et agit plus efficacement sur nous que le signe qui doit au hazard ou au caprice de l’instituteur toute son énergie.

Les langues qu’on appelle langues meres pour n’être pas dérivées d’une autre langue, mais pour avoir été formées du jargon que s’étoient fait quelques hommes dont les cabanes se trouvoient voisines, doivent contenir un plus grand nombre de ces mots imitatifs que les langues dérivées. Quand les langues dérivées se forment, le hazard, la condition des organes de ceux qui les composent, laquelle est differente suivant l’air et la temperature de chaque contrée, la maniere dont se fait le mêlange de la langue qu’ils parloient auparavant avec celle qui entre dans la composition de la nouvelle langue, enfin le genie qui préside à sa naissance, sont cause qu’on altere la prononciation de la plûpart des mots imitatifs.

Ils perdent ainsi l’énergie que leur donnoit le rapport naturel de leur son avec la chose dont ils étoient les signes instituez. Voilà d’où vient l’avantage des langues meres sur les langues dérivées. Voilà pourquoi, par exemple, ceux qui sçavent l’hebreu sont charmez de l’énergie des mots de cette langue.

Or quoique la langue latine soit elle-même une langue dérivée du grec et du toscan, néanmoins elle est une langue mere à l’égard du françois. La plûpart de ses mots viennent du latin. Ainsi quoique les mots latins soient moins énergiques que ceux des langues dont ils sont dérivez, ils doivent encore l’être plus que les mots françois. D’ailleurs le genie de notre langue est très-timide, et rarement il ose entreprendre de rien faire contre les regles, pour atteindre à des beautez où il arriveroit quelquefois s’il étoit moins scrupuleux.

Nous voïons donc que plusieurs mots qui sont encore des mots imitatifs en latin, ne sont plus tels en françois. Notre mot, hurlement, n’exprime pas le cris du loup, ainsi que celui d’ ululatus dont il est dérivé, quand on le prononce ouloulatous ainsi que le font les autres nations.

Il est de même des mots, singultus, gemitus, et d’une infinité d’autres. Les mots françois ne sont pas aussi énergiques que les mots latins dont ils furent empruntez. J’ai donc eu raison de dire que la pluspart des mots latins sont plus beaux que la pluspart des mots françois, même en examinant les mots en tant que signes de nos idées.

Quant aux mots considerez comme de simples sons qui ne signifieroient rien, il est hors de doute qu’à cet égard les uns ne plaisent davantage que les autres, et par consequent que certains mots ne soient plus beaux que d’autres mots. Les mots qui sont composez de sons, qui par eux-mêmes et par leur mêlange plaisent davantage à l’oreille, doivent lui être plus agréables que d’autres mots où les sons ne seroient pas combinez aussi heureusement, et cela, comme je l’ai dit, indépendamment de leur signification. Osera-t-on nier que le mot de compagnon ne plaise plus à l’oreille que celui de collegue, bien que par rapport à leur signification le mot de collegue soit plus beau que celui de compagnon ? Les simples soldats, les ouvriers mêmes ont des compagnons ; mais les magistrats seuls ont des collégues. Car, comme le dit Quintilien : nam ut syllabae… etc. . Il y a plus de ces syllabes sonores dans compagnon que dans collegue, et l’un de nos meilleurs poëtes et en même temps, c’est ce qui fait ici, l’un de nos meilleurs constructeurs de vers, a mieux aimé se servir du mot de compagnon que de celui de collegue en une phrase où collegue étoit le mot propre. Il s’est prévalu de la maxime de Ciceron, qui permet de sacrifier quelquefois la regle et même une partie du sens aux charmes de l’harmonie.

Or, generalement parlant, les mots latins sonnent mieux dans la prononciation que les mots françois. Les syllabes finales des mots qui se font mieux sentir que les autres à cause du repos dont elles sont ordinairement suivies, sont generalement parlant plus sonores et plus variées en latin qu’en françois.

Un trop grand nombre de mots françois est terminé par cet e que nous appellons feminin. Les mots françois sont donc, generalement parlant, moins beaux que les mots latins, soit qu’on les examine comme signe des idées, soit qu’on les regarde comme de simples sons. C’est ma premiere raison pour soutenir que la langue latine est plus avantageuse à la poësie que la langue françoise.

Ma seconde raison est tirée de la syntaxe de ces deux langues. La construction latine permet de renverser l’ordre naturel des mots et de les transposer jusques à ce qu’on ait rencontré un arrangement dans lequel ils se prononcent sans peine, et rendent même une melodie agréable. Mais suivant notre construction le cas d’un nom ne sçauroit être marqué distinctement dans une phrase, qu’à l’aide de la suite naturelle de la construction, et par le rang que le mot y tient. Par exemple, on dit le pere à l’accusatif ainsi qu’au nominatif. Si je mets le pere avant le verbe quand il est à l’accusatif, ma phrase devient un galimatias.

Nous sommes donc astreints sous peine d’être inintelligibles, à mettre le mot qui doit être reconnu pour le nominatif du verbe, le premier, ensuite le verbe et puis le nom qui est à l’accusatif. Ainsi ce sont les regles de la construction et non pas les principes de l’harmonie qui décident de l’arrangement des mots dans une phrase françoise. Les inversions peuvent bien avoir lieu dans notre langue en certains cas ; mais c’est avec deux restrictions, ausquelles les latins n’étoient point assujettis. Premierement la langue françoise ne permet que l’inversion des membres d’une phrase et non l’inversion des mots qui composent ces membres. Il faut toûjours que l’ordre du regime soit gardé entre ces mots, ce qui n’étoit point necessaire en latin où chaque mot pouvoit être transposé. Secondement nous éxigeons de nos poëtes qu’ils usent encore avec sobrieté des inversions qui leur sont permises. L’inversion et les transpositions qui sont des licences en françois étoient dans la langue latine l’arrangement ordinaire des mots.

Cependant les phrases françoises auroient encore plus de besoin de l’inversion pour devenir harmonieuses que les phrases latines n’en avoient besoin. Une moitié des mots de notre langue est terminée par des voyelles, et de ces voyelles l’ e muet est la seule qui s’élide, qu’on me permette ce mot, contre la voyelle qui peut commencer le mot suivant. On prononce donc bien sans peine fille aimable ; mais les autres voyelles qui ne s’élident pas contre la voyelle qui commence le mot suivant, amenent des rencontres de sons desagréables dans la prononciation. Ces rencontres rompent sa continuité et déconcertent son harmonie.

Les expressions suivantes font ce mauvais effet. l’amitié abandonnée, la fierté opulente, l’ennemi idolâtre. nous sentons si bien que la collision du son de ces voyelles qui s’entrechoquent est desagréable dans la prononciation, que les regles de notre poësie défendent aujourd’hui la combinaison de pareils mots.

Elles défendent la liaison des mots qui commencent et qui finissent par ces voyelles dont la prononciation ne se peut faire sans un hiatus. Cette difficulté ne se presente pas en latin. En cette langue toutes les voyelles font élision l’une contre l’autre, lorsqu’un mot terminé par une voyelle rencontre un mot qui commence par une voyelle. D’ailleurs un latin éviteroit facilement cette collision desagréable à l’aide de son inversion, au lieu qu’il est rare que le françois puisse sortir de la difficulté par cet expedient. Il trouve rarement d’autre ressource que celle d’ôter le mot qui corrompt l’harmonie de sa phrase. Il est souvent obligé de sacrifier l’harmonie à l’énergie du sens, ou l’énergie du sens à l’harmonie. Rien n’est plus difficile que de conserver au sens et à l’harmonie leurs droits lorsqu’on écrit en françois, tant on trouve d’opposition entre leurs interests en composant dans cette langue.

L’inversion latine sert encore à faire trouver sans peine la varieté des sons, et le melange de ces sons le plus agréable à l’oreille. Il ne sçauroit y avoir une veritable harmonie dans une phrase sans la varieté des sons. Les plus beaux sons déplaisent quand ils se succedent immediatement trop de fois.

Qu’on les interrompe par d’autres sons, ils paroîtront faire l’ornement de la phrase. Il arrive encore à quelques sons de blesser l’oreille lorsqu’ils viennent la frapper immediatement après de certains sons, qui feroient plaisir à l’oreille s’ils se presentoient après d’autres sons. Cela vient de ce que les plis que les organes qui servent à la prononciation sont obligez de prendre pour articuler certaines syllabes, ne permettent pas à ces organes de se replier aisement ainsi qu’il faudroit qu’ils se pliassent pour articuler sans peine les syllabes suivantes. L’on a remarqué depuis long-tems que toute prononciation pénible pour la bouche de celui qui parle, devient pénible pour l’oreille de celui qui l’écoute. Voilà pourquoi nous sommes choquez machinalement par la prononciation d’un homme qui profere avec peine certains mots d’une langue étrangere, et qui est obligé à forcer souvent ses organes pour en arracher des sons qu’ils ne sont point en habitude de former.

Notre premier mouvement que la politesse même a peine à reprimer en beaucoup de pays, est de rire de lui et de le contrefaire.

Il est clair par les raisons que nous avons exposées, qu’il est bien plus facile aux écrivains latins de faire des alliances agréables entre les sons, de placer tous les mots d’une phrase auprès d’autres mots qui se plaisent dans leur voisinage : en un mot de parvenir à ce que Quintilien appelle inoffensam verborum copulam, qu’il n’est possible aux écrivains françois de le faire. Cette phrase françoise le pere aime son fils, ne sçauroit être écrite que dans l’ordre où je viens de l’écrire : il faut y suivre cet arrangement de mots. Mais les mots qui la composent lorsqu’elle est mise en latin, peuvent être arrangez de quatre manieres differentes.

En troisiéme lieu les regles de la poësie latine sont plus faciles à pratiquer que les regles de la poësie françoise. Les regles de la poësie latine prescrivent un certain métre ; elles prescrivent une figure particuliere à chaque espece de vers.

Cette figure est composée d’un nombre de pieds déterminé. La valeur de chaque pied est aussi reglée.

Il est dit de combien de syllabes il sera composé, et la longueur ou la brieveté de ces syllabes est aussi designée. Quand la regle laisse le choix d’une alternative ; c’est-à-dire, la liberté d’emploïer un pied à la place d’un autre dans la figure ; elle prescrit en même tems ce qu’il faut faire suivant le choix auquel on se determine.

En effet ces regles ne sont autre chose que les observations et la pratique des meilleurs poëtes latins reduites en art. Les hommes ont commencé de faire des vers avant qu’il y eut des regles pour en bien faire. Ils ont travaillez d’abord sans consulter d’autres regles que l’oreille.

Leurs réflexions sur les vers dont le nombre et l’harmonie plaisoient, et sur ceux dont la cadence étoit désagréable, ont produit les loix de la versification.

La poësie comme les autres arts n’est donc qu’un assemblage méthodique de principes arrêtez d’un consentement general, en conséquence des observations faites sur les effets de la nature.

Tous les peuples ont bien tendu au même but dans leur poësie ; mais tous n’y ont pas tendus par des routes aussi bonnes.

Il est vrai que les regles de la poësie latine sont en bien plus grand nombre que les regles de la poësie françoise, à cause qu’elles entrent plus dans le détail de la versification que les regles de la poesie françoise ; mais comme ces regles se dessignent, pour ainsi dire, comme on en fait la figure, en se servant des caracteres differents qui marquent la quantité des syllabes, elles sont aisées à comprendre et faciles à retenir.

Un peu de figure fait tout comprendre, dit le proverbe italien. Ne voïons-nous pas en effet que les enfans sçavent par coeur, et qu’ils mettent même en pratique les regles de la poësie latine dès l’âge de quinze ans, bien que le latin soit pour eux une langue étrangere, qu’ils n’ont apprise que par méthode ? Lorsque la langue latine étoit une langue vivante, ceux qui vouloient faire des vers en cette langue connoissoient déja par l’usage la quantité : c’est-à-dire, la longueur ou la brieveté des syllabes. Aujourd’hui même il ne faut pas mettre sur le compte de la poësie latine la peine d’apprendre cette quantité. Il faut la sçavoir pour être capable de bien parler latin, comme il faut sçavoir la quantité de syllabes de sa langue naturelle pour la bien parler.

Dès qu’on sçavoit une fois les regles de la poësie latine, rien n’étoit plus facile que d’arranger les mots suivant un certain métre dans cette langue où l’on transpose les mots à son gré.

La construction de nos vers françois est assujettie à quatre regles. Nos vers doivent être composez d’un certain nombre de syllabes suivant l’espece du vers.

Secondement nos vers de quatre, de cinq et de six pieds doivent avoir un repos ou une césure.

Troisiémement il faut éviter le concours des syllabes qui ne souffrent pas l’élision. Enfin il faut rimer. Mais la rime seule devient par l’asservissement des phrases françoises à l’ordre naturel des mots, une chaîne aussi gênante pour un poete sensé, que toutes les regles de la poesie latine. En effet, nous n’appercevons gueres dans les poetes latins les plus médiocres, des épithetes oiseuses et mises en oeuvre uniquement pour finir le vers, mais combien en voyons-nous dans nos meilleures poesies que la seule necessité de rimer y a introduites ? Après cela que mon lecteur trouve bon que je le renvoïe sur la difficulté de rimer à l’épitre que Despreaux adressa au roi Louis XIV sur le passage du Rhin, comme à l’épitre que le même poete a écrite à Moliere. On y verra mieux que je ne pourrois le dire, que si la rime est une esclave qui ne doit qu’obéïr, il en coûte bien pour ranger cette esclave à son devoir.

Nos poetes sont encore chargez du soin d’observer la césure, le nombre des syllabes, et d’éviter en composant la rencontre choquante de celles qui s’entreheurtent. Aussi voïons-nous bien des françois qui composent plus facilement des vers latins que des vers françois. Or moins l’imagination du poete est gênée par le travail mécanique, mieux cette imagination prend l’essort. Moins elle est resserrée, plus il lui reste de liberté pour inventer. Un artisan qui peut manier ses instrumens sans peine, met une élégance et une propreté dans son execution, que l’artisan qui n’a point entre ses mains des instrumens aussi dociles ne sçauroit mettre dans la sienne. Ainsi les écrivains latins, et particulierement les poetes latins qui n’ont pas été gênez autant que les nôtres, ont pû tirer de leur langue des agrémens et des beautez qu’il est presque impossible aux nôtres de tirer de la langue françoise. Les latins ont pû, par exemple, parvenir à faire de ces phrases que j’appellerai ici des phrases imitatives. Il est des phrases imitatives, ainsi qu’il est des mots imitatifs.

L’homme qui manque de mots pour exprimer quelque bruit extraordinaire, ou pour rendre à son gré le sentiment dont il est touché, a recours naturellement à l’expedient de contrefaire ce même bruit, et de marquer son sentiment par des sons inarticulez. Nous sommes portez par un mouvement naturel à dépeindre par ces sons inarticulez le fracas qu’une maison aura fait en tombant, le bruit confus d’une assemblée tumultueuse, la contenance et les discours d’un homme transporté de colere et plusieurs autres choses. L’instinct nous porte à suppléer par ces sons inarticulez à la stérilité de notre langue ou bien à la lenteur de notre imagination. Ceux qui ont élevez des enfans sçavent combien il faut de soin pour les corriger du penchant qu’ils ont à se servir de ces sons inarticulez dont nous regardons l’usage comme une mauvaise habitude. Les hommes en qui la nature n’a point été redressée, les sauvages et le bas peuple se servent fréquemment durant toute leur vie de ces sons inarticulez.

J’appellerai donc des phrases imitatives celles qui font dans la prononciation un bruit, lequel imite le bruit inarticulé dont nous nous servirions par instinct naturel, pour donner l’idée de la chose que la phrase exprime avec des mots articulez. Les auteurs latins sont remplis de ces phrases imitatives, qui ont été admirées et citées avec éloge par les écrivains du bon tems. Elles ont été loüées par les romains du tems d’Auguste, qui étoient juges competens de ces beautez. Tel est le vers de Virgile qui dépeint Poliphéme.

Ce vers prononcé en supprimant les syllabes qui font élision, et en faisant sonner l’ u comme les romains le faisoient sonner, devient pour ainsi parler un vers monstrueux. Tel est encore le vers où Perse parle d’un homme qui nazille, et qu’on ne sçauroit aussi prononcer qu’en nazillant.

Le changement arrivé dans la prononciation du latin nous a voilé, suivant les apparences, une partie de ces beautez, mais il ne nous les a point cachées toutes.

Nos poëtes qui ont voulu enrichir leurs vers de ces phrases imitatives, n’ont pas réüssi au goût des françois comme ces poëtes latins réüssissoient au goût des romains. Nous rions du vers où Du Bartas dit en décrivant un coursier, le champ plat bat, abbat. Nous ne traitons pas plus serieusement les vers où Ronsard décrit en phrases imitatives le vol de l’aloüete.

Elle guindée du zephire sublime en l’air vire et revire, et y déclique un joli cris qui rit, guerit et tire l’ire des esprits mieux que je n’écris.

Pasquier rapporte plusieurs autres phrases imitatives des poëtes françois dans le chapitre de ses recherches, où il veut prouver que notre langue françoise n’est moins capable que la latine de beaux traits poëtiques ; mais les exemples que Pasquier rapporte refutent seuls sa proposition.

En effet, parce qu’on aura introduit quelques phrases imitatives dans des vers, il ne s’ensuit pas que ces vers soient bons. Il faut que ces phrases imitatives y ayent été introduites sans prejudicier au sens et à la construction grammaticale. Or il ne me souvient que d’un seul morceau de poësie françoise qui soit de cette espece, et qu’on puisse opposer en quelque façon à tant d’autres vers que les latins de tous les temps ont loüez dans les ouvrages des poëtes qui avoient écrit en langue vulgaire. C’est la description d’un assaut qui se trouve dans l’ode de Despreaux sur la prise de Namur. Le poëte y dépeint en phrases imitatives et en vers élegans le soldat qui gravit contre une brêche et qui veut sur les monceaux de piques de corps morts, de rocs, de briques, s’ouvrir un large chemin.

Je demande pardon à ceux de nos poëtes qui peuvent avoir composé dans ce goût-là avec autant de succès que Monsieur Despreaux, de ne les point citer, c’est que je ne connois pas leurs vers.

Non-seulement la langue françoise n’est pas aussi susceptible de ces beautez que la langue latine ; mais il se trouve encore que nous n’avons pas étudié autant que les romains l’avoient fait, la valeur des sons, la combinaison des syllabes ; l’arrangement des mots propres à produire de certains effets, ni le rithme qui peut resulter de la composition des phrases. Ceux de nos écrivains qui voudroient tenter de faire quelque chose d’approchant de ce que faisoient les latins, ne seroient point aidez par aucune recherche méthodique déja faite sur cette matiere. Leur unique ressource seroit de consulter l’oreille ; mais la meilleure oreille ne suffit pas toûjours, principalement lorsque pour parler ainsi, on ne l’a point cultivée. Pour réüssir certainement dans ces tentatives, il faudroit avoir des regles établies qu’on pût consulter dans la chaleur de la composition, ou du moins il faudroit avoir fait d’avance plusieurs reflexions en conséquence desquelles on eut établi quelques maximes. Les anciens avoient cultivé avec soin leur terrain. Ils étoient encouragez par sa fertilité. Ceux qui seront curieux de voir dans quels détails les anciens étoient entrez sur cette matiere, et jusques à quel point ils avoient porté leurs vûës, peuvent lire le quatriéme chapitre du neuviéme livre de Quintilien, l’orateur de Ciceron et ce que Longin a écrit du choix des mots, du rithme et du métre dans son traité du sublime et dans ses prolégomenes sur l’enchiridion d’éphestion.

Ma quatriéme raison pour prouver que la mécanique de la poësie s’aide mieux de la langue latine que de la langue françoise, c’est que les beautez qui résultent de la simple observation des regles de la poësie latine, sont plus grandes que les beautez qui résultent de l’observation des regles de la poësie françoise.

L’observation des regles de la poësie latine introduit necessairement le rithme dans les vers composez suivant les regles de cette poësie. La suite des syllabes longues et bréves, entremêlées diversement suivant la proportion prescrite par l’art, amene toûjours dans les vers latins une cadence telle que l’espece dont sont les vers la demande. Les regles de la poësie latine ne sont autre chose que les observations et la pratique des meilleurs poëtes latins sur l’arrangement des syllabes necessaires pour produire le rithme, réduites en préceptes et puis en methode. Ces regles, il est vrai, ne prescrivent pas quel doit être le son de chaque syllabe. Elles se contentent de déterminer le nombre arithmetique des syllabes qui doivent entrer dans chaque espece de vers et de marquer quelles de ces syllabes doivent être longues, quelles doivent être bréves, et où l’on peut choisir de mettre des longues ou des bréves. Elles disent bien par exemple que les deux dernieres syllabes d’un vers hexametre doivent être longues ; mais elles ne disent pas quel doit être le son de ces deux dernieres syllabes. Ainsi les regles de la poësie latine n’introduisent pas dans les vers latins l’harmonie, qui n’est autre chose qu’un mélange agréable de differents sons. C’étoit à l’oreille du poëte à chercher quel étoit le mélange de ces sons le plus propre à produire une harmonie agréable et convenable au sens des vers. Voilà pourquoi les vers de Properce qui n’avoit pas l’oreille aussi délicate que Tibulle pour bien juger du mélange des sons, sont moins harmonieux que ceux de Tibulle dans la prononciation desquels on trouve une suavité singuliere. Quant à la difference qui est entre la cadence des vers élégiaques de ces auteurs ; elle vient de l’affectation de Properce, à imiter la cadence des vers pentametres grecs, et il ne faut pas la confondre avec la difference qui est entre l’harmonie de ces deux poëtes. Mais à la chute près, leurs vers ont, pour parler ainsi, la même démarche, quoique ceux de Properce ne cheminent pas d’aussi bonne grace que ceux de Tibulle. Or c’est dire beaucoup à la loüange des regles de la poësie latine, que de soutenir qu’elles font la moitié et plus de l’ouvrage, et que l’oreille du poëte n’y est chargée que d’un soin ; c’est à sçavoir du soin de rendre les vers mélodieux par un heureux mélange du son des syllabes dont ils sont composez.

Je vais montrer que l’observation des regles de la poësie françoise ne produit ni l’un ni l’autre effet.

L’observation de ces regles ne rend pas les vers ni nombreux ni mélodieux. Des vers françois très-conformes à ces regles peuvent être sans rithme et sans harmonie dans la prononciation.

Les regles de la poësie françoise ne décident que du nombre arithmetique des syllabes qui doivent entrer dans les vers. Elles ne statuent rien sur la quantité ; c’est-à-dire en poësie sur la longueur et sur la brieveté de ces syllabes. Mais comme les syllabes des mots françois ne laissent pas d’être quelquefois longues et bréves dans la prononciation, il résulte plusieurs inconveniens du silence que nos regles gardent sur leur combinaison. Il arrive en premier lieu que des vers françois ausquels les regles n’auront rien à reprocher, ne laisseront pas de contenir des suites trop longues de syllabes bréves ou de syllabes longues. Or si ces suites durent trop long-temps, elles empêchent qu’on ne sente aucun rithme dans la prononciation des vers.

Le rithme ou la cadence d’un vers consiste dans une alternative de syllabes longues et de syllabes bréves variées suivant une certaine proportion. Un trop grand nombre de sillabes longues emploïées de suite, retarde trop la progression du vers dans la prononciation. Un trop grand nombre de syllabes bréves emploïées de suite la precipitent désagréablement.

En second lieu il arrive souvent que lors qu’on veut examiner deux vers alexandrins françois liez ensemble par une rime commune par rapport au temps que dure la prononciation de chaque vers, il se trouve une difference énorme entre la longueur de ces vers, bien que l’un et l’autre soient composez suivant les regles. Que dix syllabes des douze syllabes qui composent un vers masculin soient longues, et que dix syllabes du vers suivant soïent bréves, ces vers qui paroîtront égaux sur le papier seront dans la prononciation d’une inegalité choquante. Ainsi ces vers reciproques et liez ensemble par une rime commune perdront toute la cadence qui pourroit naître de l’égalité de leur mesure. Or ce ne sont pas les yeux, c’est l’oreille qui juge de la cadence des vers.

Cet inconvenient, comme je l’ai déja dit, n’arrive point à ceux qui composent des vers latins, les regles le préviennent. Le nombre arithmétique des syllabes qui doivent entrer dans la composition de chaque espece de vers latins, est déterminé avec égard à la longueur ou à la brieveté de ces syllabes. Ces regles qui ont été faites en gardant la proportion convenable à chaque espece de vers entre le nombre arithmétique et la quantité des syllabes, décident en premier lieu que dans tels et tels pieds du vers, il faut mettre des syllabes d’une quantité prescrite. En second lieu, lorsque ces regles laissent au poëte le choix d’emploïer en un certain endroit du vers des syllabes longues ou bien des syllabes bréves ; elles lui enjoignent, s’il se détermine à y mettre des syllabes longues, d’y mettre alors un moindre nombre de syllabes. Si le poëte se détermine en faveur des syllabes bréves, les regles lui prescrivent alors d’en mettre un plus grand nombre.

Or comme dans la prononciation une syllabe longue dure deux fois aussi long-tems qu’une syllabe bréve ; tous les vers hexametres latins se trouvent être de même longueur dans la prononciation, bien que les uns contiennent un plus grand nombre de syllabes que les autres. La quantité des syllabes est toûjours compensée par leur nombre arithmétique.

Voilà pourquoi les vers hexametres latins sont égaux dans la prononciation, nonobstant la varieté de leur progression, au lieu que nos vers alexandrins sont très-souvent inégaux, quoiqu’ils aïent presque tous une progression uniforme. Voilà pourquoi quelques critiques ont pensé qu’il étoit comme impossible de faire un poëme épique françois de dix mille vers qui réussît. Il est vrai que cette uniformité de rithme n’a point empêché le succès de nos poëmes dramatiques en France et dans les pays étrangers ; mais ces poëmes qui n’ont que deux mille vers sont assez excellens pour le soutenir contre ce dégoût. D’ailleurs on ne le sent presque pas sur le théatre, qui est l’endroit où ils brillent davantage, parce que les acteurs qui enjambent presque toûjours sur le vers suivant avant que de reprendre haleine, ou qui la reprennent avant que d’avoir fini le vers, empêchent qu’on ne sente le vice de la cadence trop uniforme.

Ce que nous avons dit des vers hexametres peut être dit des autres especes de vers. Les vers qui s’accelerent parce qu’ils sont composez de syllabes bréves, durent donc autant que ceux qui se rallentissent, parce qu’ils sont composez de syllabes longues. Par exemple, Virgile a mis des syllabes bréves par tout où les regles du métre lui permettoient d’en mettre dans le vers qui dépeint si bien un coursier qui galoppe, que la prononciation du vers nous fait presqu’entendre le bruit de la course. quadrupetante putrem sonitu quatit ungula campum. ce vers contient dix-sept syllabes, mais il ne dure pas plus long-temps dans la prononciation, que le vers suivant qui n’en renferme que treize, et que Virgile a fait pour décrire le travail des cyclopes, qui lévent leurs bras armez de marteaux pour battre sur l’enclume ; effet que décrit le vers qui le suit immédiatement.

Ainsi la cadence des vers n’est pas rompue par cette affectation d’emploïer pour mieux peindre son objet, plus de syllabes bréves ou plus de syllabes longues.

L’art d’emploïer à propos les syllabes longues et les syllabes bréves, art que les anciens avoient tant cultivé, sert encore à une infinité d’autres vûës.

Pour en dire un mot en passant, on remarque que Ciceron n’osant pas mettre en oeuvre des figures frequentes dans le recit du supplice indigne d’un citoïen romain, que Verres avoit fait battre de verges, et cela par la crainte de se rendre suspect de déclamation, trouve une ressource dans la complaisance de sa langue, pour arrêter néanmoins durant long-temps son auditeur sur l’image de ce supplice. L’atrocité du fait étoit si grande qu’il suffisoit que l’auditeur s’y arrêtât. Il devoit suppléer les figures de lui-même. C’est l’effet que produit la lenteur avec laquelle se prononcent les expressions simples et en apparence sans art, que Ciceron repête pour parler de l’action contre laquelle il veut soulever l’imagination de l’auditeur. coedebatur virgis civis romanus. on reconnoît l’art dans les differentes repetitions de ces mots qu’il varie pour déguiser l’affectation. Mais revenons à l’usage de mettre en oeuvre la combinaison des syllabes bréves et des syllabes longues pour rendre les phrases nombreuses et cadencées.

Les romains étoient tellement épris de l’effet que le rithme produisoit, que leurs écrivains en prose s’y attacherent avec tant d’affection, qu’ils en vinrent par dégrez jusques à sacrifier le sens et l’énergie du discours au nombre et à la cadence des phrases.

Ciceron dit que de son temps la prose avoit déja sa cadence mesurée comme les vers. La difference essentielle qui étoit entre la prose et les vers, ne venoit plus de ce que les vers fussent astreints à une certaine mesure, quand la prose en étoit affranchie ; mais de ce que le métre de la prose étoit different du métre des vers. L’ancienne définition de soluta et de stricta oratio ne constituoit plus cette difference. Ciceron traite ensuite des pieds comme d’une connoissance aussi necessaire aux orateurs qu’aux poëtes mêmes.

Quintilien qui écrivoit environ un siécle après Ciceron, parle de certains prosateurs de son temps, qui pensoient avoir égalé les plus grands orateurs, lorsqu’ils pouvoient se vanter que leurs phrases nombreuses rendoient dans la prononciation un rithme si bien marqué que la déclamation en pouvoit être partagée entre deux personnes. L’une pouvoit faire les gestes au bruit de la recitation de l’autre sans s’y méprendre, tant ce rithme y étoit bien marqué. Ce que nous dirons sur la recitation des comediens achevera d’expliquer ce passage.

Il faut que les poëtes françois après avoir observé les regles de notre poësie, déja plus contraignantes que les regles de la poësie latine, cherchent encore avec le seul secours de l’oreille la cadence et l’harmonie. On peut juger de la difficulté de ce travail en faisant réflexion que l’inversion des mots n’est pas permise à nos poëtes dans la vingtiéme partie des occasions où elle étoit permise aux poëtes latins. Après cela je suis bien éloigné de penser qu’il soit impossible aux poëtes françois de faire des vers harmonieux et nombreux. J’ai seulement prétendu soutenir que les poëtes françois ne pourroient pas mettre autant de cadence et d’harmonie dans leurs vers que les poëtes latins, et que ce peu qu’ils en peuvent introduire dans leurs vers, leur coûte plus que toutes les beautez que les poëtes latins ont sçû mettre dans leurs vers n’ont coûté à leurs auteurs. Je ne crois pas même qu’aucun poëte moderne de ceux qui ont composé dans les langues qui se sont polies depuis trois siécles, ait mis plus de cadence et de mélodie que Malherbe en a mis dans les siens, apparemment au prix d’une peine et d’une perseverance dont il avoit obligation au païs où il étoit né. Le lecteur n’en trouvera pas moins dans les vers que j’insererai ici pour le délasser de tant de discussions grammaticales.

Monsieur le marquis de La Fare que le monde et la république des lettres regretterent comme un de leurs plus beaux ornemens lorsqu’il mourut en 1712 avoit prié monsieur l’abbé De Chaulieu de lui donner son portrait. Au lieu de payer un peintre pour le faire, il le fit lui même. Il y a peu de personnes capables d’une pareille épargne. Voici les premiers traits de ce tableau qui durera plus long-temps qu’aucun de ceux du Titien. ô toi ! Qui de mon ame és la chere moitié, … etc.

Je voudrois pouvoir ici publier l’ouvrage tout entier, et pour preuve de ma bonne volonté, je vais donner encore au lecteur deux fragmens d’une lettre écrite par le même auteur à monsieur le prince d’Auvergne.

Au milieu cependant de mes peines cruelles, … etc.

Quoique la scene du second fragment soit dans les champs élisées le centre du païs fabuleux ; ce morceau contient neanmoins une loüange des plus veritables qu’aucun poëte ait jamais données.

Dans une foule de guerriers… etc.

Le lecteur qui se donnera la peine de prononcer tout haut ces vers de l’abbé De Chaulieu, sentira bien que le rithme qui tient l’oreille dans une attention continuelle, et que l’harmonie qui rend cette attention agréable, et qui acheve pour ainsi dire d’asservir l’oreille, font bien un autre effet que la richesse des rimes. Peut-on d’ailleurs ne point regarder le travail bizarre de rimer comme la plus basse des fonctions de la mécanique de la poësie ? Mais puisque le poëte ne sçauroit faire faire cette besogne par d’autres, comme le peintre fait broyer ses couleurs, il nous convient d’en parler.

Section 36, de la rime §

La necessité de rimer est la regle de la poësie dont l’observation coûte le plus et jette le moins de beautez dans les vers. La rime estropie souvent le sens du discours et elle l’énerve presque toûjours.

Pour une pensée heureuse que l’ardeur de rimer richement peut faire rencontrer par hasard, elle fait certainement emploïer tous les jours cent autres pensées dont on avoit dédaigné de se servir sans la richesse ou la nouveauté de la rime que ces pensées amenent.

Cependant l’agrément de la rime n’est point à comparer avec l’agrément du nombre et de l’harmonie.

Une syllabe terminée par un certain son n’est point une beauté par elle-même. La beauté de la rime n’est qu’une beauté de rapport qui consiste en une conformité de désinance entre le dernier mot d’un vers et le dernier mot du vers reciproque. On n’entrevoit donc cette beauté qui passe si vîte, qu’au bout de deux vers, et après avoir entendu le dernier mot du second vers qui rime au premier. On ne sent même l’agrément de la rime qu’au bout de trois et de quatre vers, lorsque les rimes masculines et feminines sont entrelacées de maniere que la premiere et la quatriéme soient masculines et la seconde et la troisiéme feminines, mélange qui est fort en usage dans plusieurs especes de poësie.

Mais pour ne parler ici que des vers où la rime paroît dans tout son éclat et dans toute sa beauté, on n’y sent la richesse qu’au bout du second vers.

C’est la conformité de son plus ou moins parfaite entre les derniers mots des deux vers qui fait son élégance. Or la plûpart des auditeurs qui ne sont pas du métier, ou qui ne sont point amoureux de la rime, bien qu’ils soient du métier, ne se souviennent plus de la premiere rime assez distinctement, lorsqu’ils entendent la seconde, pour être bien hatez de la perfection de ces rimes. C’est plûtôt par reflexion que par sentiment qu’on en connoît le merite, tant le plaisir qu’elle fait à l’oreille est un plaisir mince.

On me dira qu’il faut qu’il se trouve dans la rime une beauté bien superieure à celle que je lui accorde. L’agrément de la rime, ajoûtera-t-on, s’est fait sentir à toutes les nations. Elles ont toutes des vers rimez.

En premier lieu, je ne disconviens pas de l’agrément de la rime ; mais je tiens cet agrément fort au-dessous de celui qui naît du rithme et de l’harmonie du vers, et qui se fait sentir continuellement durant la prononciation du vers métrique. Le rithme et l’harmonie sont une lumiere qui luit toûjours, et la rime n’est qu’un éclair qui disparoît après avoir jetté quelque lueur. En effet la rime la plus riche ne fait qu’un effet bien passager. à n’estimer même le mérite des vers que par les difficultez qu’il faut surmonter pour les faire ; il est moins difficile sans comparaison de rimer richement que de composer des vers nombreux et remplis d’harmonie. On trouve des embarras à chaque mot lors qu’on veut faire des vers nombreux et harmonieux. Rien n’aide un poëte françois à surmonter ces difficultez, que son génie, son oreille et sa perseverance. Aucune méthode reduite en art ne vient à son secours. Les difficultez ne se presentent pas si souvent, quand on ne veut que rimer richement, et l’on s’aide encore pour les surmonter, d’un dictionaire de rimes le livre favori des rimeurs séveres. Quoi qu’ils en disent, ils ont tous ce livre dans leur arriere cabinet.

Je tombe d’accord en second lieu que nous rimons tous nos vers, et que nos voisins riment la plus grande partie des leurs. On trouve même la rime établie dans l’Asie et dans l’Amerique. Mais la plûpart de ces peuples rimeurs sont barbares, et les peuples rimeurs qui ne le sont plus, et qui sont devenus des nations polies, étoient barbares et presque sans lettres lorsque leur poësie s’est formée. Les langues qu’ils parloient n’étoient pas susceptibles d’une poësie plus parfaite lors que ces peuples ont posé pour ainsi dire les premiers fondemens de leur poëtique. Il est vrai que les nations européennes dont je parle, sont devenues dans la suite sçavantes et lettrées. Mais comme elles ne se sont polies que long-temps après s’être formées en un corps politique ; comme les usages nationaux étoient déja établis et même fortifiez par le long-temps qu’ils avoient duré, quand ces nations se sont cultivées par une étude judicieuse de la langue grecque et de la langue latine ; on a bien poli et rectifié ces usages, mais il n’a pas été possible de les changer entierement. L’architecte à qui l’on donne un bâtiment gothique à raccommoder, peut bien y faire quelques ajustemens qui le rendent logeable ; mais il ne sçauroit corriger les défauts qui viennent de la premiere construction. Il ne sçauroit faire de son bâtiment un édifice regulier. Pour cela il faudroit ruiner l’ancien pour en élever un tout neuf sur d’autres fondemens.

Ainsi les poëtes excellens qui ont travaillé en France et dans les païs voisins ont bien pu embellir, ils ont bien pu enjoliver, qu’on me pardonne ce mot, la poësie moderne ; mais il ne leur a pas été impossible de changer sa premiere conformation qui avoit son fondement dans la nature et dans le génie des langues modernes. Les tentatives que des poëtes sçavans ont faites en France de temps en temps pour changer les regles de notre poësie, et pour introduire l’usage des vers mesurez à la maniere de ceux des grecs et des romains, n’ont pas réussi.

La rime ainsi que les fiefs et les duels, doit donc son origine à la barbarie de nos ancestres. Les peuples dont descendent les nations modernes et qui envahirent l’empire romain, avoient déja leurs poëtes quoique barbares, lorsqu’elles s’établirent dans les Gaules et dans d’autres provinces de l’empire. Comme les langues dans lesquelles ces poëtes sans étude composoient, n’étoient point assez cultivées pour être maniées suivant les regles du métre, comme elles ne donnoient pas lieu à tenter de le faire, ils s’étoient avisez qu’il y auroit de la grace à terminer par le même son, deux parties du discours qui fussent consecutives et d’une étenduë égale. Ce même son final, repeté au bout d’un certain nombre de syllabes, faisoit une espece d’agrément, et il sembloit marquer ou il marquoit, si l’on veut, quelque cadence dans les vers. C’est apparemment ainsi que la rime s’est établie.

Dans les contrées envahies par les barbares, il s’est formé un nouveau peuple composé du mélange de ces nouveaux venus et des anciens habitans. Les usages de la nation dominante ont prévalu en plusieurs choses et principalement dans la langue commune, qui s’est formée de celle que parloient les anciens habitans, et de celle que parloient les nouveaux venus. Par exemple, la langue qui se forma dans les Gaules où les anciens habitans parloient communément latin quand les francs s’y vinrent établir, ne conserva que des mots dérivez du latin. La syntaxe de cette langue se forma entierement differente de la syntaxe de la langue latine, ainsi que nous l’avons dit déja. En un mot la langue naissante se vit asservie à rimer ses vers, et la rime passa même dans la langue latine dont l’usage s’étoit conservé parmi un certain monde. Vers le huitiéme siécle les vers leonins, qui sont des vers latins rimez comme nos vers françois furent en usage, et ils y étoient encore, quand on fit ceux-ci.

Les vers leonins disparurent avec la barbarie au lever de cette lumiere dont le crépuscule parut dans le quinziéme siécle.

Section 37, que les mots de notre langue naturelle font plus d’impression sur nous que les mots d’une langue étrangere §

Une preuve sans contestation de la superiorité des vers latins sur les vers françois, c’est que les vers latins touchent plus, c’est qu’ils affectent plus que les vers françois, les françois qui sçavent la langue latine. Cependant l’impression que les expressions d’une langue étrangere font sur nous, est bien plus foible que l’impression que font sur nous les expressions de notre langue naturelle. Dès que les vers latins font plus d’impression sur nous que les françois, il s’ensuit donc que les vers latins sont plus parfaits et plus capables de plaire que les vers françois. Les vers latins n’ont pas naturellement le même pouvoir sur une oreille françoise qu’ils avoient sur une oreille latine.

Ils n’ont pas le pouvoir que les vers françois doivent avoir sur une oreille françoise. à l’exception d’un petit nombre de mots qui peuvent passer pour des mots imitatifs, nos mots n’ont d’autre liaison avec l’idée attachée à ces mots, qu’une liaison arbitraire. Cette liaison est l’effet du caprice ou du hazard. Par exemple, on a pu attacher dans notre langue l’idée du cheval au mot soliveau, et l’idée de la piece de bois qu’il signifie, au mot cheval. Or ce n’est que durant les premieres années de notre vie que la liaison entre un certain mot et une certaine idée se fait si bien, que ce mot nous paroisse avoir une énergie naturelle ; c’est-à-dire une proprieté particuliere, pour signifier la chose dont il n’est cependant qu’un signe institué arbitrairement. Ainsi quand nous avons appris dès l’enfance la signification du mot aimer, quand ce mot est le premier que nous aïons retenu pour exprimer la chose dont il est le signe, il nous paroît avoir une énergie naturelle, bien que la force que nous lui trouvons vienne uniquement de notre éducation, et de ce qu’il s’est saisi, pour ainsi dire, de la premiere place dans notre memoire.

Il arrive même que lorsque nous apprenons une langue étrangere après que nous sommes parvenus à un certain âge, nous ne rapportions point immediatement à leur idée les mots de cette langue étrangere, mais bien aux mots de notre langue naturelle, qui sont associés avec ces idées là. Ainsi un françois qui apprend l’anglois ne lie point immediatement au mot anglois god l’idée de Dieu, mais bien au mot Dieu. Lorsqu’il entend ensuite prononcer god, l’idée qui se reveille d’abord en lui est celle de la signification que ce mot a en françois. L’idée de Dieu ne se reveille en lui qu’en second lieu. Il semble qu’il lui faille d’abord se traduire le premier mot à lui-même.

Qu’on traite, si l’on veut, cette explication de subtilité, il sera toujours vrai de dire que dès que notre cerveau n’a pas été habitué dans l’enfance à nous representer promtement certaines idées aussi-tôt que certains sons viennent frapper nos oreilles, ces mots font sur nous une impression et plus foible et plus lente que les mots auxquels nos organes sont en habitude d’obéir dès l’enfance. L’operation que font les mots est dépendante du ressort mécanique de nos organes, et par consequent elle doit dépendre de la facilité comme de la promptitude de leurs mouvemens. Voilà pourquoi le même discours ébranle en des tems inégaux, un homme d’un temperament vif, et un autre homme d’un temperament lent, quoiqu’ils en viennent enfin à prendre le même interêt à la chose dont il s’agit.

L’experience qui est plus décisive dans les faits, que tous les raisonnemens, nous enseigne que la chose est ainsi. Un françois qui ne sçait l’espagnol que comme une langue étrangere, n’est pas affecté par le mot querer, comme par le mot aimer, quoique ces mots signifient la même chose.

Cependant les vers latins plaisent plus, ils affectent plus que les vers françois. On ne sçauroit recuser le témoignage des étrangers à qui l’usage de la langue françoise est beaucoup plus familier aujourd’hui que l’usage de la langue latine. Ils disent tous que les vers françois leur font moins de plaisir que les vers latins, quoique la pluspart ils aïent appris le françois avant que d’apprendre le latin. Les françois mêmes qui sçavent assez bien le latin pour entendre facilement les poëtes qui ont composé dans cette langue, sont de leur avis. En supposant que le poëte françois et le poëte latin aïent traité la même matiere, et qu’ils aïent également réussi ; les françois dont je parle trouvent plus de plaisir à lire les vers latins. On sçait le bon mot de Monsieur Bourbon : qu’il croioit boire de l’eau quand il lisoit des vers françois. Enfin les françois et les étrangers, je parle de ceux qui sçavent notre langue aussi bien que nous-mêmes, et qui ont été élevez un Horace dans une main et un Despreaux dans l’autre, ne sçauroient souffrir qu’on mette en comparaison les vers latins et les vers françois considerez mécaniquement. Il faut donc qu’il se rencontre dans les vers latins une excellence qui ne soit pas dans les vers françois. L’étranger qui fait plûtôt fortune dans une cour, qu’un homme du païs, est réputé avoir plus de merite que celui qu’il a laissé derriere lui.

Section 38, que les peintres du temps de Raphaël n’avoient point d’avantage sur ceux d’aujourd’hui. Des peintres de l’antiquité §

Nos poëtes françois sont donc à plaindre lorsqu’on veut leur faire essuïer la comparaison des poëtes latins qui avoient tant de secours et tant de facilitez pour faire mieux qu’il n’est possible de faire aux poëtes françois. Ils pourroient dire ce que Quintilien répond pour les poëtes latins aux critiques qui auroient voulu exiger des écrivains latins, qu’ils plussent autant que les écrivains grecs. Rendez donc notre langue aussi feconde en expressions et aussi agréable dans la prononciation, que la langue de ceux que vous pretendez que nous devions égaler pour meriter votre estime.

L’architecte qui ne sçauroit bâtir qu’avec de la brique, ne peut pas élever un édifice qui plaise autant que s’il pouvoit le bâtir avec de la pierre et avec du marbre. Nos peintres sont en cela bien plus heureux que nos poëtes. Les peintres qui travaillent aujourd’hui emploïent les mêmes couleurs et les mêmes instrumens qu’ont emploïez les peintres, dont on peut opposer les ouvrages à ceux qu’ils font tous les jours. Nos peintres, pour ainsi dire, composent dans la même langue que parloient leurs prédécesseurs. En parlant des peintres les prédécesseurs des nôtres, je n’entends point parler des peintres du tems d’Alexandre Le Grand et de ceux du tems d’Auguste. Nous ne sçavons pas assez distinctement les détails de la mécanique de la peinture antique, pour en faire un paralelle avec la mécanique de la peinture moderne. Par les peintres prédécesseurs des nôtres, j’entends parler seulement des peintres qui se sont produits depuis le renouvellement des lettres et des beaux arts.

Je ne sçache point qu’il soit venu jusques à nous aucun tableau des peintres de l’ancienne Grece. Ceux qui nous restent des peintres de l’ancienne Rome, sont en si petite quantité, et ils sont encore d’une espece telle, qu’il est bien difficile de juger sur l’inspection de ces tableaux de l’habileté des meilleurs ouvriers de ce tems-là, ni des couleurs qu’ils emploïoient. Nous ne pouvons point sçavoir positivement s’ils en avoient que nous n’aïons plus ; mais il y a beaucoup d’apparence qu’ils n’avoient point les couleurs que nos ouvriers ne tirent que de l’Amérique et de quelques autres païs où l’Europe n’a un commerce reglé que depuis deux siécles.

Un grand nombre des morceaux de la peinture antique qui nous reste, est executé en mosaïque, c’est-à-dire, en peinture faite avec de petites pierres coloriées, et des aiguilles de verre compassées et rapportées ensemble, de maniere qu’elles imitent dans leur assemblage le trait et la couleur des objets qu’on a voulu representer. On voit par exemple dans le palais que les barberins ont fait bâtir dans la ville de Palestrine, à vingt-cinq milles de Rome, un grand morceau de mosaïque qui peut avoir douze pieds de long sur dix pieds de hauteur, et qui sert de pavé à une espece de grande niche, dont la voute soutient les deux rampes separées, par lesquelles on monte au premier palier du principal escalier de ce bâtiment.

Ce superbe morceau est une espece de carte géographique de l’égypte, et, à ce qu’on prétend, le même pavé que Sylla avoit fait placer dans le temple de la fortune Prénestine, et dont il est parlé dans le vingt-cinquiéme chapitre du trente-sixiéme livre de l’histoire de Pline. Il se voit gravé en petit dans le latium du pere Kircher ; mais en mil sept cens vingt-un le cardinal Charles Barberin le fit graver en quatre grandes feüilles. L’ouvrier ancien s’est servi pour embellir sa carte de plusieurs especes de vignettes telles que les géographes en mettent pour remplir les places vuides de leurs cartes. Ces vignettes representent des hommes, des animaux, des bâtimens, des chasses, des ceremonies et plusieurs points de l’histoire morale et naturelle de l’égypte ancienne. Le nom des choses qui y sont dépeintes, est écrit au-dessus en caracteres grecs, à peu près comme le nom des provinces est écrit dans une carte generale du royaume de France.

Le Poussin s’est servi de quelques-unes de ces compositions pour embellir plusieurs de ses tableaux, entr’autres celui qui represente l’arrivée de la sainte famille en égypte. Ce grand peintre vivoit encore quand cette superbe mosaïque fut déterrée des ruines d’un temple de Serapis, qui devoit être, pour parler à notre maniere, une chapelle du temple celebre de la fortune Prenestine. Tout le monde sçait que l’ancien Prenesté est la même ville que Palestrine. Par bonheur elle ne fut tirée très-entiere et très-bien conservée ; mais malheureusement pour les curieux, elle ne sortit de son tombeau que cinq ans après que M. Suarez évêque de Vaissons eut fait imprimer son livre proenestes antiquae libri duo. La carte dont je parle étoit alors ensevelie dans les caves de l’évêché de Palestrine où elle étoit comme invisible.

On en appercevoit seulement quelque chose à force d’en laver les endroits qui étoient déja découverts, et l’on ne les voïoit encore qu’à la clarté des flambeaux.

Ainsi M. Suarez n’a pu nous donner dans son ouvrage que la description de quelques morceaux que le cavalier Del Pozzo avoit fait dessiner sur les lieux.

On voit encore à Rome et dans plusieurs endroits de l’Italie des fragmens de mosaïque antique, dont la plûpart ont été gravez par Pietro Santi Bartoli, qui les a inserez dans ses differens recueils. Mais pour plusieurs raisons on jugeroit mal du pinceau des anciens, si l’on vouloit en juger sur ces mosaïques. Les curieux sçavent bien qu’on ne rendroit pas au Titien la justice qui lui est duë, si l’on vouloit juger de son merite par celles des mosaïques de l’église de saint Marc de Venise, qui furent faites sur les desseins de ce maître de la couleur. Il est impossible d’imiter avec les pierres et les morceaux de verre dont les anciens se sont servi pour peindre en mosaïque toutes les beautez et tous les agrémens que le pinceau d’un habile homme met dans un tableau, où il est maître de voiler les couleurs et de faire sur chaque point physique tout ce qu’il imagine, tant par rapport aux traits que par rapport aux teintes. En effet les mosaïques sur lesquelles on se recrie davantage, celles qu’on prend d’une certaine distance pour des tableaux faits au pinceau, sont des mosaïques copiées d’après de simples portraits. Tel est le portrait du pape Paul Cinquiéme, qu’on voit à Rome au palais Borghese.

Il ne reste dans Rome même qu’un petit nombre de peintures antiques faites au pinceau. Voici celles que je me souviens d’y avoir vûës. En premier lieu la nopce de la vigne Aldobrandine, et les figurines de la pyramide de Cestius. Il n’y a point de curieux, qui du moins n’en ait vû des estampes. En second lieu les peintures qui sont au palais Barberin dans Rome, et qui furent trouvées dans des grottes soûterraines lorsqu’on jetta les fondemens de ce palais. Ces peintures sont le paysage ou le nymphée dont Lucas Holstenius a publié l’estampe avec une explication qu’il avoit faite de ce tableau, la Venus retouchée par Carle Maratte, et une figure de Rome qui tient le palladium. Les connoisseurs qui ne sçavent pas l’histoire de ces deux fresques, prennent l’une pour être de Raphaël, et l’autre pour être du Correge.

On voit encore au palais Farnese un morceau de peinture antique, trouvé dans la vigne de l’empereur Adrien à Tivoli, et un reste de plafonds dans le jardin d’un particulier auprès de S. Gregoire. On a trouvé depuis la premiere édition de cet ouvrage plusieurs autres peintures antiques dans la vigne Farnese sur le mont Palatin, mais monsieur le duc de Parme à qui elle appartient, ne les a point fait encore graver. On voïoit aussi il y a quelque tems plusieurs morceaux de peintures antiques dans les bâtimens qui sont compris vulgairement sous le nom des ruines des thermes de Titus ; mais les uns sont peris, comme le tableau qui representoit Coriolan, que sa mere persuadoit de ne point venir attaquer Rome, et dont le dessein fait par Annibal Carrache, et qui a été gravé, est aujourd’hui entre les mains de Monsieur Crozat le cadet ; les autres ont été enlevez. C’est de là que le cardinal Massimi avoit tiré les quatre morceaux qui passent pour representer l’histoire d’Adonis, et deux autres fragmens. Ces sçavantes reliques sont passées à sa mort entre les mains du marquis Massimi, et l’on en voit les estampes dans le livre de M. de La Chausse intitulé : le pitture antiche delle grotte di Roma. Cet auteur a donné dans ce livre plusieurs desseins de peintures antiques qui n’avoient pas encore été rendus publics, et entr’autres le dessein du plafonds d’une chambre qui fut déterrée auprès de saint étienne in rotunda en mil sept cens cinq, c’est-à-dire, une année avant l’édition de son ouvrage. La figure de femme peinte sur un morceau de stuc qui étoit chez le chanoine Vittoria, est presentement à Paris chez M. Crozat le jeune.

Quant à ce qui reste dans les thermes de Titus il n’y a plus que des peintures à demi effacées, le pere De Montfaucon nous a donné l’estampe du morceau le plus entier qui s’y voïe, et qui represente un paysage.

On voïoit encore en mil sept cens deux dans les ruines de l’ancienne Capouë, éloignée d’une lieuë de la ville moderne de Capouë, une gallerie enterrée, en latin Cripto-Porticus, dont la voute étoit peinte, et representoit des figures qui se joüoient dans differens ornemens. En 1709 le prince Emmanuel D’Elbeuf en faisant travailler à sa maison de campagne, située entre Naples et le mont Vesuve, sur le bord de la mer, trouva un bâtiment orné de peintures antiques ; mais je ne sçache point que personne ait publié le dessein de ces peintures, non plus que le dessein de celles de la vieille Capouë.

Je ne connois point d’autres peintures antiques faites au pinceau et qui subsistent encore aujourd’hui, que les morceaux dont je viens de parler.

Il est vrai que depuis deux siecles on en a déterrez un bien plus grand nombre, soit dans Rome, soit dans d’autres endroits de l’Italie ; mais je ne sçai par quelle fatalité, la plûpart de ces peintures sont peries, et il ne nous en est demeuré que les desseins. Le cardinal Massimi avoit fait un très-beau recueil de ces desseins, et par une avanture bizarre, c’étoit d’Espagne qu’il avoit rapporté à Rome les plus grandes richesses de son recueil. Durant sa nonciature il y avoit fait copier un porte-feüille qui étoit dans le cabinet du roi d’Espagne, et qui contenoit le dessein de plusieurs peintures antiques, qui furent trouvées à Rome lorsqu’on commença durant le seiziéme siecle à y foüiller avec ardeur dans les ruines, pour y chercher des débris de l’antiquité.

Le cavalier Del Pozzo, dont le nom est si celebre parmi les amateurs de la peinture, le même pour qui le Poussin peignit ses premiers tableaux des sept sacremens, avoit fait aussi un très-beau recueil de desseins d’après les peintures antiques que le pape Clement XI a acheté depuis quelques années pour le mettre dans la bibliotheque particuliere qu’il s’est formée.

Mais presque toutes les peintures d’après lesquelles ces desseins furent faits, sont peries.

Celles du tombeau des Nasons qu’on déterra près de Pontemole en 1674 ne subsistent déja plus. Il ne nous est resté des peintures de ce mausolée, que les copies coloriées qui furent faites pour M. Colbert et pour le cardinal Massimi, et les estampes gravées par Pietro Santi Bartoli, qui font avec les explications du Bellori un volume in folio imprimé à Rome. à peine demeuroit-il il y a déja trente ans quelques vestiges des peintures originales, quoiqu’on eut eu l’attention de passer dessus une teinture d’ail, qui est si propre à conserver les fresques. Malgré cette précaution elles se sont détruites d’elles-mêmes.

Les antiquaires prétendent que c’est la destinée de toutes les peintures anciennes, qui durant un grand nombre d’années ont été enterrées en des lieux si bien étouffez, que l’air exterieur ait été long-temps sans pouvoir agir sur elles. Cet air exterieur les détruit aussitôt qu’elles redeviennent exposées à son action, au lieu qu’il n’endommage les peintures enterrées en des lieux où il avoit conservé un libre accès, que comme il endommage tous les tableaux peints à fresque. Ainsi les peintures qu’on déterra il y a vingt ans à la vigne Corsini bâtie sur le Janicule, devoient durer encore long-tems. L’air exterieur s’étoit conservé un libre accès dans les tombeaux dont elles ornoient les murailles ; mais par la faute du proprietaire elles ne subsisterent pas long-temps. Heureusement nous en avons les estampes gravées par Bartoli. Cette avanture n’arrivera plus desormais. Le pape Clement XI qui avoit beaucoup de goût pour les arts, et qui aimoit les antiquitez, n’aïant pu empêcher la destruction des peintures de la vigne Corsini sous le pontificat d’un autre, n’a point voulu que les curieux pussent reprocher au sien de pareils accidens, qui sont pour eux des malheurs signalez. Il fit donc rendre un édit dès le commencement de son regne par le cardinal Jean-Baptiste Spinola, camerlingue du saint siege, qui défend à tous les proprietaires des lieux où l’on aura trouvé quelques vestiges de peinture antique, de démolir la maçonnerie où elles seroient attachées, sans une permission expresse.

On conçoit bien qu’on ne peut sans temerité entreprendre un paralelle de la peinture antique avec la peinture moderne, sur la foi des fragmens de la peinture antique, qui ne subsistent plus qu’endommagez du moins par le tems. D’ailleurs ce qui nous reste et ce qui étoit peint à Rome sur les murailles, n’a été fait que long-tems après la mort des peintres celebres de la Grece. Or il paroît par les écrits des anciens, que les peintres qui ont travaillé à Rome sous Auguste et sous ses premiers successeurs, étoient très-inferieurs à Zeuxis et à ses illustres contemporains. Pline qui composoit son histoire sous Vespasien, et quand les arts avoient atteint déja le plus haut point de perfection, où ils soient parvenus sous les empereurs, ne cite point parmi les tableaux qu’il compte pour un des plus grands ornemens de la capitale de l’univers, aucun tableau qu’il donne lieu de croire avoir été fait du tems des césars. On ne sçauroit donc asseoir sur les fragmens de la peinture antique qui nous restent, aucun jugement certain concernant le dégré de perfection où les anciens pourroient avoir porté ce bel art. On ne sçauroit même décider par ces fragmens du dégré de perfection où la peinture pouvoit être lorsqu’ils furent faits.

Avant que de pouvoir juger sur un certain ouvrage de l’état où l’art étoit lorsque cet ouvrage a été fait ; il faudroit sçavoir positivement en quelle estime l’ouvrage a été dans ce tems-là, et s’il y a passé pour un ouvrage excellent en son genre. Quelle injustice, par exemple, ne feroit-on pas à notre siecle, si l’on jugeoit un jour de l’état où la poësie dramatique auroit été de notre tems sur les tragedies de Pradon, ou sur les comedies de Hauteroche ? Dans les tems les plus féconds en artisans excellens, il se rencontre encore un plus grand nombre d’artisans médiocres. Il s’y fait encore plus de mauvais ouvrages que de bons. Or nous courerions le risque de prononcer sur la foi d’un de ces ouvrages médiocres, si, par exemple, nous voulions juger de l’état où la peinture étoit à Rome sous Auguste, par les figures qui sont dans la pyramide de Cestius ; quoiqu’il soit très-probable que ces figures peintes à fresque aïent été faites dans le temps même que le mausolée fut elevé, et par consequent sous le regne de cet empereur. Nous ignorons quel rang pouvoit tenir entre les peintres de son tems l’artisan qui les fit, et ce qui se passe aujourd’hui dans tous les pays nous apprend suffisamment que la cabale fait distribuer souvent les ouvrages les plus considerables à des artisans très-inferieurs à ceux qu’elle fait négliger.

Nous pouvons bien comparer la sculpture antique avec la nôtre, parce que nous sommes certains d’avoir encore aujourd’hui les chefs-d’oeuvres de la sculpture grecque, c’est-à-dire, ce qui s’est fait de plus beau dans l’antiquité. Les romains dans le siecle de leur splendeur, qui fut celui d’Auguste, ne disputerent aux illustres de la Grece que la science du gouvernement. Ils les reconnurent pour leurs maîtres dans les arts, et nommément dans l’art de la sculpture.

Pline est du même sentiment que Virgile. Mais ce qu’il y avoit de plus pretieux dans la Grece avoit été apporté à Rome, et nous sommes certains d’avoir encore aujourd’hui les plus beaux ouvrages qui fussent dans cette capitale du monde après qu’elle eut été enrichie des chef-d’oeuvres les plus précieux, nez sous le cizeau des grecs. Pline nous dit que la statuë d’Hercule, qui présentement est dans la cour du palais Farnese, étoit reputée quand il écrivoit, et Pline écrivoit quand Rome avoit déja dépoüillé l’orient, l’un des beaux morceaux de sculpture qui fussent à Rome. Ce même auteur nous apprend encore que le Laocoon qu’on voit aujourd’hui dans une cour du palais de Belvéder, étoit le morceau de sculpture le plus précieux qui fut à Rome de son temps. Le caractere que Pline donne à ces statuës, les lieux où il nous dit qu’elles étoient dans le temps qu’il écrivoit, et qui sont les mêmes que les lieux où elles ont été déterrées depuis deux siecles, rendent constant malgré les scrupules de quelques antiquitaires, que les statues que nous avons sont les mêmes dont Pline a parlé. Ainsi nous sommes en état de juger si les anciens nous ont surpassez dans l’art de la sculpture. Pour me servir de cette phrase, les parties au procès ont produit leurs titres.

Or je n’entendis jamais prononcer en faveur des sculpteurs modernes. Je n’entendis jamais donner la préference au Moïse de Michel Ange sur le Laocoon du Belvéder. J’avoüerai après cela qu’il seroit imprudent de soûtenir que les peintres de l’antiquité grecque et romaine aïent surpassé nos peintres, parce que les sculpteurs anciens ont surpassé les sculpteurs modernes. La peinture et la sculpture, il est vrai, sont deux soeurs, mais elles ne sont pas dans une union si parfaite, que toutes leurs destinées leur soient communes. La sculpture, bien que la cadette, peut laisser derriere elle sa soeur aînée.

Il ne seroit pas moins témeraire de décider la question sur ce que nos tableaux ne font point ces effets prodigieux que les tableaux des anciens peintres ont fait quelquefois : suivant les apparences, les récits des écrivains qui nous racontent ces effets sont exagerez, et nous ne sçavons pas même ce qu’il en faudroit rabattre pour les réduire à l’exacte verité. Nous ignorons quelle part la nouveauté de l’art de la peinture peut avoir euë dans l’impression qu’on veut que certains tableaux aïent fait sur les spectateurs. Les premiers tableaux, quoique grossiers, ont dû paroître des ouvrages divins. L’admiration pour un art naissant fait tomber aisément dans l’exageration ceux qui parlent de ses productions, et la tradition en recueillant ces récits outrez, aime encore quelquefois à les rendre plus merveilleux qu’elle ne les a reçus. On trouve même dans les écrivains anciens des choses impossibles données pour vraïes, et des choses ordinaires traitées de prodiges. Sçavons-nous d’ailleurs quel effet auroient produit sur des hommes aussi sensibles et aussi disposez à se passionner que l’étoient les compatriotes des anciens peintres de la Grece, plusieurs tableaux de Raphaël, de Rubens et d’Annibal Carrache ?

Enfin on ne sçauroit donner une idée un peu précise des tableaux à ceux qui ne les ont pas vûs absolument, et qui ne connoissent pas la maniere du peintre qui les a faits, que par voïes de comparaison. Nous-mêmes, lorsque nous parlons à quelqu’un des tableaux d’un peintre qu’il ne connoît pas, nous sommes poussez par l’instinct à nous servir de cette voïe de comparaison. Nous donnons l’idée du peintre inconnu en le comparant aux peintres connus, et cette voïe est la meilleure voïe de description quand il s’agit des choses qui tombent sous le sentiment. Il colorie à peu près comme un tel, disons-nous, il dessine comme celui-là ; il compose comme l’autre. Or nous n’avons pas sur les ouvrages des anciens peintres de la Gréce, le sentiment de personne qui ait vû les ouvrages de nos peintres modernes. Nous ne sçavons pas même quelle comparaison on pouvoit faire autrefois entre les fragmens de la peinture antique qui nous restent, et les beaux tableaux des peintres de la Gréce qui ne subsistent plus.

Les écrivains modernes qui ont traité de la peinture antique, nous rendent plus sçavans sans nous rendre plus capables de juger la question de la superiorité des peintres de l’antiquité sur les peintres modernes. Ces écrivains se sont contentez de ramasser les passages des auteurs anciens qui parlent de la peinture, et de les commenter en philologues, sans les expliquer par l’examen de ce que nos peintres font tous les jours, et même sans appliquer ces passages aux morceaux de la peinture antique qui subsistent encore. Je pense donc que pour se former une idée aussi distincte de la peinture antique qu’il soit possible de l’avoir, il faut considerer séparément ce que nous pouvons sçavoir de certain sur la composition, sur l’expression et sur le coloris des peintres de l’antiquité.

Nous avons crû à propos de diviser l’ordonnance en composition pittoresque et en composition poëtique.

Quant à la composition pittoresque, il faut avoüer que dans les monumens qui nous restent, les peintres anciens ne paroissent pas superieurs, ni même égaux à Raphaël, à Rubens, à Paul Véronese ni à Monsieur Le Brun. Supposé que les anciens n’aïent fait rien de mieux dans ce genre que les bas reliefs, les médailles et les peintures qui nous sont demeurées, ils n’ont pas égalé les modernes. Pour ne point parler des autres défauts des compositeurs anciens, leur perspective est ordinairement mauvaise.

Monsieur De La Chausse, dit en parlant du païsage des thermes de Titus : da questa pittura… etc. .

Quant à la composition poëtique, les anciens se piquoient beaucoup d’exceller dans ses inventions, et comme ils étoient grands dessinateurs, ils avoient toutes sortes de facilité pour y réussir. Pour donner une idée du progrès que les anciens avoient fait dans cette partie de la peinture qui comprend le grand art des expressions, nous rapporterons ce qu’en disent les écrivains de l’antiquité. De toutes les parties de la peinture, la composition poëtique est celle dont il est plus facile de donner une idée avec des paroles.

C’est celle qui se décrit le mieux.

Pline qui nous a parlé de la peinture encore plus méthodiquement que les autres écrivains, compte pour un grand mérite dans un artisan les expressions et les autres inventions poëtiques. Il est sensible par ses récits que cette partie de l’art étoit en honneur chez les anciens, et qu’elle y étoit cultivée autant que dans l’école romaine. Cet auteur raconte comme un point d’histoire important, que ce fut un thébain, nommé Aristide, qui fit voir le premier qu’on pouvoit peindre les mouvemens de l’ame, et qu’il étoit possible aux hommes d’exprimer avec des traits et des couleurs les sentimens d’une figure muette, en un mot, qu’on pouvoit parler aux yeux.

Pline parlant encore d’un tableau d’Aristide qui representoit une femme percée d’un coup de poignard, et dont l’enfant sucçoit encore la mammelle, s’énonce avec autant de goût et de sentiment que Rubens l’auroit pû faire en parlant d’un beau tableau de Raphaël. On voit, dit-il, sur le visage de cette femme, abatuë déja et dans les simptômes d’une mort prochaine, les sentimens les plus vifs et les soins les plus empressez de la tendresse maternelle. La crainte que son enfant ne se fit mal en sucçant du sang au lieu de lait, étoit si bien marquée sur le visage de la mere, toute l’attitude de son corps accompagnoit si bien cette expression, qu’il étoit facile de comprendre quelle pensée occupoit la mourante.

On ne parle pas de l’expression aussi-bien que Pline et les autres écrivains de l’antiquité en ont parlé, quand on n’a pas vû un grand nombre de tableaux riches dans cette partie de la peinture. D’ailleurs il falloit bien que des statuës où il se trouve une expression aussi sçavante et aussi correcte que celle du Laocoon, du rotateur, etc. Rendissent les anciens connoisseurs, et même difficiles sur l’expression. Les anciens qui outre les statuës que j’ai citées, avoient encore une infinité d’autres pieces de comparaison excellentes, ne pouvoient pas se tromper en jugeant de l’expression dans les tableaux, ni prendre le médiocre en ce genre pour l’exquis.

Nous lisons encore dans Pline un grand nombre de faits et plusieurs détails qui prouvent que les peintres anciens se piquoient d’exceller dans l’expression, du moins autant que les peintres de l’école romaine se sont piquez d’y exceller. La plûpart des loüanges que les auteurs anciens donnent aux tableaux dont ils parlent, font l’éloge de l’expression. C’est par-là qu’Ausonne vante la Medée de Timomache, où Medée étoit peinte dans l’instant qu’elle levoit le poignard sur ses enfans. On voit, dit le poëte, la rage et la compassion mêlées ensemble sur son visage. à travers la fureur qui va commettre un meurtre abominable, on apperçoit encore des restes de la tendresse maternelle.

On sçait avec quelle affection Pline vante le trait ingénieux de Timante, qui peignit Agamemnon, la tête voilée au sacrifice d’Iphigenie, pour marquer qu’il n’avoit osé tenter d’exprimer la douleur du pere de cette jeune victime. Quintilien parle de cette invention, comme Pline, et plusieurs écrivains de l’antiquité en parlent comme Quintilien. vt fecit Timanthes… etc. c’est un trait qu’il propose pour modele aux orateurs.

Lucien décrit avec admiration une grande composition qui représentoit le mariage d’Alexandre et de Roxane. Il est vrai que ce tableau devoit surpasser pour les graces de l’invention et pour l’élegance des allegories, ce que L’Albane a fait de plus riant dans le genre des compositions galantes. Roxane étoit couchée sur un lit. La beauté de cette fille relevée encore par la pudeur qui lui faisoit baisser les yeux à l’approche d’Alexandre, fixoit sur elle les premiers regards du spectateur.

On la reconnoissoit sans peine pour la figure principale du tableau. Les amours s’empressoient à la servir. Les uns prenoient ses patins et lui ôtoient ses habits. Un autre amour relevoit son voile afin que son amant la vit mieux, et par un sourire qu’il adressoit à ce prince, il le félicitoit sur les charmes de sa maîtresse. D’autres amours saisissoient Alexandre, et le tirant par sa cotte d’armes, ils l’entraînoient vers Roxane dans la posture d’un homme qui vouloit mettre son diadême aux pieds de l’objet de sa passion. éphestion le confident de l’intrigue, s’appuïoit sur l’himenée pour montrer que les services qu’il avoit rendus à son maître, avoient eu pour but de ménager entre Alexandre et Roxane une union légitime. Une troupe d’amours en belle humeur badinoit dans un des coins du tableau avec les armes de ce prince. L’énigme n’étoit pas bien difficile à comprendre, et il seroit à souhaiter que les peintres modernes n’eussent jamais inventé d’allegorie plus obscure. Quelques-uns de ces amours portoient la lance d’Alexandre, et ils paroissoient courbez sous un fardeau trop pesant pour eux. D’autres se joüoient avec son bouclier. Ils y avoient fait asseoir celui d’entr’eux qui avoit fait le coup, et ils le portoient en triomphe, tandis qu’un autre amour qui s’étoit mis en embuscade dans la cuirasse d’Alexandre, les attendoit au passage pour leur faire peur. Cet amour embusqué pouvoit bien ressembler à quelqu’autre maîtresse d’Alexandre, ou bien à quelqu’un des ministres de ce prince qui avoit voulu traverser le mariage de Roxane. Un poëte diroit que le dieu de l’himen se crut obligé de récompenser le peintre qui avoit célebré si galamment un de ses triomphes. Cet artisan ingénieux ayant exposé son tableau dans la solemnité des jeux olimpiques, Pronexides qui devoit être un homme de grande consideration, puisque cette année-là il avoit l’intendance de la fête, lui donna sa fille en mariage.

Raphaël n’a pas dédaigné de craïonner le sujet décrit par Lucien. Son dessein fut gravé par un des disciples du celebre Marc-Antoine.

L’auteur spirituel de qui j’emprunte cette histoire, vante encore principalement la composition poëtique d’un tableau de Zeuxis, représentant la famille d’un centaure. Mais il est superflu de citer davantage les écrivains de l’antiquité. Qui peut douter après avoir vû l’expression des figures du grouppe de Laocoon, que les anciens n’aïent excellé dans l’art qui sçait donner une ame au marbre et au bronze, et qui sçait prêter la parole aux couleurs.

Il n’y a point d’amateur des beaux arts qui n’ait vû des copies du moins de la figure d’un gladiateur expirant, laquelle étoit autrefois à la vigne Ludovise, et qu’on a vûë depuis au palais Chigi.

Ce malheureux blessé à mort d’un coup d’épée à travers le corps est assis à terre, et il a encore la force de se soûtenir sur le bras droit. Quoiqu’il aille expirer, on voit qu’il ne veut pas s’abandonner à sa douleur ni à sa défaillance, et qu’il a encore l’attention à sa contenance, que les gladiateurs se piquoient de conserver dans ce funeste moment. Il ne craint point de mourir, il craindroit de faire une grimace. quis mediocris gladiator… etc. dit Ciceron, dans l’endroit où il nous raconte tant de choses merveilleuses sur la fermeté de ces malheureux.

Je reviens au gladiateur expirant. C’est un homme qui se meurt, mais qui vient de recevoir le coup dont il meurt. On sent donc que malgré la force qui lui reste, il n’a plus qu’un moment à respirer, et l’on regarde long-temps dans l’attente de le voir tomber en expirant.

Qui ne connoît pas le grouppe célebre qu’on voit encore à la vigne Ludovise, et qui représente un évenement célebre dans l’histoire romaine, l’avanture du jeune Papirius. Tout le monde sçait que cet enfant étant un jour demeuré auprès de son pere durant une assemblée du sénat ; sa mere lui fit plusieurs questions à la sortie pour sçavoir ce qui s’y étoit dit, choses qu’elle n’esperoit pas d’apprendre de son mari, les romains étant encore aussi peu polis qu’ils l’étoient alors. La mere ne put jamais tirer de son fils qu’une réponse, laquelle ne lui permettoit pas de douter qu’il n’éludât sa curiosité. Le sénat répondit-il constamment, a déliberé si l’on donneroit deux femmes à chaque mari, ou deux maris à chaque femme. Cet incident a donné lieu au proverbe latin. curiae capax praetexta, qu’on emploïe pour dire qu’un enfant à beaucoup plus de discretion qu’on n’en doit avoir à son âge.

Aucun sentiment ne fut jamais mieux exprimé que la curiosité de la mere du jeune Papirius. L’ame de cette femme paroît être toute entiere dans ses yeux qui percent son fils en le caressant. L’attitude de toutes les parties de son corps concourt avec ses yeux, et donne à connoître ce qu’elle prétend faire. D’une main elle caresse son fils, et l’autre main est dans la contraction. C’est un mouvement naturel à ceux qui veulent réprimer les signes de leur inquiétude prêts à s’échapper. Le jeune Papirius répond à sa mere avec une complaisance apparente ; mais il est sensible que cette complaisance n’est qu’affectée. Quoique son air de tête soit naïf, quoique son maintien paroisse ingénu, on devine à son sourire malin, qui n’est pas entierement formé, parce que le respect le contraint, comme au mouvement de ses yeux sensiblement gêné, que cet enfant veut paroître vrai, mais qu’il n’est pas sincere. On voit qu’il promet de dire la verité, et on voit en même-temps qu’il ne la dit pas. Quatre ou cinq traits que le sculpteur à sçu placer à propos sur son visage, je ne sçais quoi qu’on remarque dans l’action de ses mains, démentent la naïveté et la sincerité qui paroissent d’ailleurs dans son geste et sur son visage.

On peut donner les mêmes loüanges à la figure nommée ordinairement le rotateur ou l’aiguiseur, déterrée à Rome et transportée depuis quarante ans à Florence, où l’on peut la voir dans le cabinet de son altesse roïale. Cette figure représente l’esclave, qui suivant le récit de Tite-Live, entendit par hazard le projet que faisoient les fils de Brutus pour rétablir dans Rome les tarquins, et qui sauva la république naissante en révelant leur conjuration au consul.

Les personnes les moins attentives remarquent, en voïant la statuë dont je parle, que cet esclave qui se courbe et qui se montre dans la posture convenable pour aiguiser le fer qu’il tient, afin de paroître uniquement occupé de ce travail, est néanmoins distrait, et qu’il donne son attention, non pas à ce qu’il semble faire, mais à ce qu’il entend.

Cette distraction est sensible dans tout son corps, et principalement dans ses mains et dans sa tête. Ses doigts sont bien placez comme ils le doivent être pour peser sur le fer, et pour le presser contre la pierre à aiguiser, mais leur action est suspenduë.

Par un geste naturel à ceux qui écoutent en craignant qu’on ne s’apperçoive qu’ils prêtent l’oreille à ce qu’on dit, notre esclave tâche de lever assez la prunelle de ses yeux pour appercevoir son objet sans lever la tête comme il la leveroit naturellement s’il n’étoit pas contraint.

Le talent du dessein donne de grandes facilitez pour réussir dans les expressions. Or il suffit de voir l’antinous, la venus de Medicis et plusieurs autres monumens de l’antiquité, pour être convaincu que les anciens sçavoient du moins aussi-bien que nous dessiner élegamment et correctement. Leurs peintres avoient même plus d’occasions que les notres n’en peuvent avoir, d’étudier le nud, et les exercices qui étoient alors en usage pour dénoüer et pour fortifier les corps, les devoient rendre mieux conformez qu’ils ne le sont aujourd’hui. Rubens dans un petit traité latin que nous avons de lui sur l’usage qu’on doit faire en peinture des statuës antiques, ne doute point que les exercices en usage chez les anciens, ne donnassent aux corps une perfection à laquelle ils ne parviennent plus aujourd’hui.

Comme le temps a éteint les couleurs et confondu les nuances dans les fragmens qui nous restent de la peinture antique faite au pinceau, nous ne sçaurions juger à quel point les peintres de l’antiquité ont excellé dans le coloris, ni s’ils ont égalé ou surpassé les grands maîtres de l’école lombarde dans cette aimable partie de la peinture. Il y a plus.

Nous ignorons si la nopce de la vigne Aldobrandine, et les autres morceaux sont d’un grand coloriste ou d’un ouvrier médiocre de ces temps-là. Ce qu’on peut dire de certain sur leur execution, c’est qu’elle est très hardie. Ces morceaux paroissent l’ouvrage d’artisans, autant les maîtres de leurs pinceaux que Rubens et que Paul Veronése l’étoient du leur. Les touches de la nopce Aldobrandine qui sont très-heurtées, et qui paroissent même grossieres quand elles sont vuës de près, font un effet merveilleux quand on regarde ce tableau à la distance de vingt pas. C’étoit apparemment de cette distance qu’il étoit vû sur le mur où le peintre l’avoit fait.

Il semble que les recits de Pline et ceux de plusieurs auteurs anciens dussent nous persuader que les grecs et les romains excellassent dans le coloris ; mais avant que de se laisser persuader, il faut faire refléxion que les hommes parlent ordinairement du coloris par rapport à ce qu’ils peuvent avoir vû. Le coloriste qui aura mieux réussi que tous les autres coloristes qui seront venus jusques au temps d’un historien qui parlera de l’état où la peinture se trouve de ses jours, sera cité par cet historien pour le plus grand coloriste qui puisse être, pour un homme dont la nature même étoit jalouse. Mais il arrive des temps dans la suite où l’on fait mieux qu’on n’avoit encore fait. Le coloriste divin des temps passez, celui que les écrivains ont tant vanté, devient un artisan ordinaire en comparaison des nouveaux artisans. On ne sçauroit décider notre question sur des recits. Il faut pour la juger avoir des pieces de comparaison. Elles nous manquent.

On ne sçauroit former un préjugé contre le coloris des anciens, de ce qu’ils ignoroient l’invention de détremper les couleurs avec de l’huile, qui fut trouvée en Flandres il n’y a gueres plus de trois cens ans. On peut très-bien colorier en peignant à fresque. La messe du pape Jules, un ouvrage de Raphaël dont nous avons déja vanté le coloris, est peinte à fresque dans l’appartement de la signature au vatican.

Quant au clair-obscur et à la distribution enchanteresse des lumieres et des ombres, ce que Pline et les autres écrivains de l’antiquité en disent est si positif, leurs recits sont si bien circonstanciez et si vrai-semblables, qu’on ne sçauroit disconvenir que les anciens n’égalassent du moins dans cette partie de l’art, les plus grands peintres modernes. Les passages de ces auteurs que nous ne comprenions pas bien quand les peintres modernes ignoroient encore quels prestiges on peut faire avec le secours de cette magie, ne sont plus si embroüillez et si difficiles depuis que Rubens, ses éleves, Michel Ange de Caravage, et d’autres peintres les ont expliquez bien mieux les pinceaux à la main que les commentateurs les plus érudits ne le pouvoient faire dans des livres.

Il me paroît résulter de cette discussion, que les anciens avoient poussé la partie du dessein, du clair-obscur, de l’expression et de la composition poëtique, du moins aussi loin que les modernes les plus habiles peuvent l’avoir fait. Il me paroît encore que nous ne sçaurions juger de leur coloris, mais que nous connoissons suffisamment par leurs ouvrages, supposé que nous aïons les meilleurs, que les anciens n’ont pas réussi dans la composition pittoresque aussi-bien que Raphaël, Rubens, Paul Veronése et quelques autres peintres modernes.

Le lecteur se souviendra de ce qui a donné lieu à cette digression sur la capacité des anciens dans l’art de la peinture. Après avoir parlé de l’avantage que les poëtes latins avoient sur les poëtes françois ; j’avois avancé que les peintres des siecles précedens n’avoient pas eu le même avantage sur les peintres qui travaillent aujourd’hui, ce qui m’a mis dans la necessité de dire les raisons pour lesquelles je ne comprenois pas les peintres grecs et les anciens peintres romains dans ma proposition. J’y reviens donc et je dis, que les peintres qui ont travaillé depuis que les arts sont sortis du tombeau, que Raphaël et ses contemporains n’ont point eu aucun avantage sur nos artisans. Ces derniers sçavent tous les secrets, ils connoissent toutes les couleurs dont les premiers se sont servis.

Section 39, en quel sens on peut dire que la nature se soit enrichie depuis Raphaël §

Au contraire, les peintres qui travaillent aujourd’hui tirent plus de secours de l’art, que Raphaël et ses contemporains n’en pouvoient tirer. Depuis Raphaël, l’art et la nature se sont perfectionnez, et si Raphaël revenoit au monde avec ses talens, il feroit mieux encore qu’il ne l’a pû faire dans le temps où la destinée l’avoit placé, au lieu que Virgile ne pourroit point écrire un poëme épique en françois aussi-bien qu’il l’a écrit en latin.

L’école lombarde a porté le coloris à une perfection où il n’avoit pas encore atteint du vivant de Raphaël. L’école d’Anvers a fait encore depuis lui plusieurs découvertes sur la magie du clair-obscur. Michel Ange de Caravage et ses imitateurs ont aussi fait sur cette partie de la peinture, des découvertes excellentes, quoiqu’on puisse leur reprocher d’en avoir été trop amoureux. Enfin depuis Raphaël la nature s’est embellie. Expliquons ce paradoxe.

Nos peintres connoissent presentement une nature d’arbres et une nature d’animaux plus belle et plus parfaite que celle qui fut connuë aux devanciers de Raphaël et à Raphaël lui-même. Je me contenterai d’en alleguer trois exemples, les arbres des Païs-Bas, les animaux d’Angleterre et de quelques autres païs : enfin les fruits, les fleurs, et les arbres des Indes, tant orientales qu’occidentales.

Raphaël et ses contemporains ont vêcu dans des temps où l’Asie orientale et l’Amerique n’étoient pas encore découvertes pour les peintres. Un païs n’est découvert pour les gens d’une certaine profession, ils ne sçauroient profiter de celles de ses richesses, qui sont à leur usage, qu’après qu’il y a passé des gens de leur profession. Le Brésil, par exemple, étoit découvert pour les marchands long-temps avant que d’être découvert pour les medecins. Ce n’a été qu’après que Pison et d’autres medecins habiles ont été au Brésil, que les medecins d’Europe en ont bien connus les simples et les arbres. De même l’Asie orientale et l’Amerique étoient déja découvertes pour les épiciers et pour les lapidaires au temps de Raphaël ; mais ce n’est qu’après lui que ces parties du monde ont été découvertes pour les peintres, et qu’on en a rapporté les desseins des plantes, des fruits et des animaux rares qui s’y trouvent, et qui peuvent servir à l’embellissement des tableaux.

La temperature du climat des Païs-Bas et la nature du sol, y font croître les arbres plus près l’un de l’autre, plus droits, plus hauts et mieux garnis de feüilles, que les arbres de la même espece qui viennent en Grece, en Italie et même en plusieurs provinces de la France. Les feüilles des arbres des Païs-Bas sont non-seulement en plus grande quantité, mais elles sont encore plus vertes et plus larges.

Ainsi les collines des Païs-Bas donnent l’idée d’un païsage plus vert, plus frais et plus riant que les collines d’Italie.

Les vaches, les taureaux, les moutons, et même les porcs, ont en Angleterre le corsage bien mieux formé qu’ils ne l’ont en Italie et en Gréce. Avant Raphaël les marchands venitiens fréquentoient bien les ports d’Angleterre. Les pellerins anglois alloient bien à Rome en grand nombre gagner les pardons ; mais les uns et les autres n’étoient pas peintres, et ce qu’ils pouvoient raconter des animaux de ce païs-là n’en étoit pas un dessein.

Il est vrai que Raphaël et ses contemporains n’étudioient pas la nature seulement dans la nature même. Ils l’étudioient encore dans les ouvrages des anciens. Mais les anciens eux-mêmes ne connoissoient pas les arbres et les animaux dont nous venons de parler. L’idée de la belle nature que les anciens s’étoient formée sur certains arbres et sur certains animaux, en prenant pour modeles les arbres et les animaux de la Gréce et de l’Italie, cette idée, dis-je, n’approche pas de ce que la nature produit en ce genre-là dans d’autres contrées. Voilà pourquoi les beaux chevaux antiques, même celui sur lequel Marc-Aurele est monté, et à qui Pierre De Cortonne adressoit la parole toutes les fois qu’il passoit dans la cour du Capitole, en lui disant par un entousiasme pittoresque. avances donc : ne sçais-tu pas que tu es vivant ? n’ont pas les proportions aussi élegantes, ni le corsage et l’air aussi nobles que les chevaux que les sculpteurs ont faits depuis qu’ils ont connus les chevaux du nord de l’Angleterre, et que l’espece de ces animaux s’est embellie dans differens païs par le mêlange que les nations industrieuses ont sçû faire des races.

Les chevaux de Montécavallo font pitié par la proportion vitieuse de differentes parties de leurs corps, et principalement par leur encolure énorme, à tous ceux qui connoissent les chevaux d’Angleterre et d’Andalouzie. L’inscription mise sous ces chevaux et qui nous assure que l’un est l’ouvrage de Phidias, et l’autre l’ouvrage de Praxitéle, est une imposture. J’en tombe d’accord. Mais il falloit néanmoins que les anciens les estimassent beaucoup, puisque Constantin les fit venir d’Alexandrie à Rome comme un monument précieux dont il vouloit orner ses thermes. La vache de Myron, cette vache si fameuse, et que les pastres comptoient pour une piece de leur bétail quand il venoit paître autour d’elle, n’approchoit pas, suivant les apparences, de deux mille qui sont aujourd’hui dans les comtez du nord d’Angleterre, puisqu’elle étoit si semblable à ses modeles. Du moins nous voïons certainement que les taureaux, les vaches et les porcs des bas reliefs antiques ne sont point à comparer aux animaux de la même espece que l’Angleterre éleve. On remarque dans ces derniers une beauté où l’imagination des artisans qui ne les avoient point vûs, ne pouvoit pas atteindre.

Il faudroit connoître le monde presqu’aussi-bien que l’intelligence qui l’a créé, et qui a décidé de son arrangement, pour imaginer la perfection où la nature est capable d’arriver à la faveur d’une combinaison de hazards favorables à ses productions, et de circonstances heureuses dans leur nutrition.

Les lumieres des hommes sur la conformation de l’univers étant aussi bornées qu’elles le sont, ils ne peuvent en prêtant à la nature les beautez qu’ils imaginent, l’annoblir dans leurs inventions, autant qu’elle sçait s’annoblir elle-même à la faveur de certaines conjonctures. Souvent leur imagination la gâte au lieu de la perfectionner.

Ainsi tant que les hommes découvriront des païs inconnus, et que les observateurs pourront leur en apporter de nouvelles richesses, il sera vrai de dire que la nature considerée dans les portefeüilles des peintres et des sculpteurs, ira toujours en se perfectionnant.

Section 40, si le pouvoir de la peinture sur les hommes est plus grand que le pouvoir de la poësie §

Je crois que le pouvoir de la peinture est plus grand sur les hommes que celui de la poesie, et j’appuie mon sentiment sur deux raisons. La premiere est que la peinture agit sur nous par le sens de la vûë. La seconde est que la peinture n’emploïe pas des signes artificiels ainsi que le fait la poësie, mais bien des signes naturels. C’est avec des signes naturels que la peinture fait ses imitations.

La peinture se sert de l’oeil pour nous émouvoir. Or comme le dit Horace.

La vûë a plus d’empire sur l’ame que les autres sens.

C’est celui en qui l’ame, par un instinct que l’expérience fortifie, a le plus de confiance. C’est au sens de la vûë que l’ame appelle du rapport des autres sens lorsqu’elle soupçonne ce rapport d’être infidele. Ainsi les bruits et même les sons naturels ne nous affectent pas à proportion des objets visibles. Par exemple, les cris d’un homme blessé que nous ne voïons point, ne nous affectent pas, bien que nous aïons connoissance du sujet qui lui fait jetter les cris que nous entendons, comme nous affecteroit la vûë de son sang et de sa blessure. On peut dire metaphoriquement parlant, que l’oeil est plus près de l’ame que l’oreille.

En second lieu, les signes que la peinture emploïe pour nous parler, ne sont pas des signes arbitraires et instituez, tels que sont les mots dont la poësie se sert. La peinture emploïe des signes naturels dont l’énergie ne dépend pas de l’éducation. Ils tirent leur force du rapport que la nature elle-même a pris soin de mettre entre les objets extérieurs et nos organes, afin de procurer notre conservation. Je parle peut-être mal quand je dis que la peinture emploïe des signes. C’est la nature elle-même que la peinture met sous nos yeux. Si notre esprit n’y est pas trompé, nos sens du moins y sont abusez. La figure des objets, leur couleur, les reflais de la lumiere, les ombres, enfin tout ce que l’oeil peut appercevoir, se trouve dans un tableau comme nous le voïons dans la nature. Elle se presente dans un tableau sous la même forme où nous la voïons réellement. Il semble même que l’oeil ébloüi par l’ouvrage d’un grand peintre, croïe quelquefois appercevoir du mouvement dans ses figures.

Les vers les plus touchans ne sçauroient nous émouvoir que par dégrez et en faisant joüer plusieurs ressorts de notre machine les uns après les autres.

Les mots doivent d’abord réveiller les idées dont ils ne sont que des signes arbitraires. Il faut ensuite que ces idées s’arrangent dans l’imagination, et qu’elles y forment ces tableaux qui nous touchent et ces peintures qui nous interessent. Toutes ces operations, il est vrai, sont bien-tôt faites ; mais il est un principe incontestable dans la méchanique, c’est que la multiplicité des ressorts affoiblit toûjours le mouvement, parce qu’un ressort ne communique jamais à un autre tout le mouvement qu’il a reçû. D’ailleurs il est une de ces operations, celle qui se fait quand le mot reveille l’idée dont il est le signe, qui ne se fait pas en vertu des loix de la nature.

Elle est artificielle en partie.

Ainsi les objets que les tableaux nous presentent agissant en qualité de signes naturels, ils doivent agir plus promptement. L’impression qu’ils font sur nous doit être plus forte et plus soudaine que celle que les vers peuvent faire. Quand nous lisons dans Horace la description de l’amour qui aiguise ses traits enflammez sur une pierre arrosée de sang ; les mots dont le poëte se sert pour faire sa peinture réveillent en nous les idées, et ces idées forment ensuite dans notre imagination le tableau où nous voïons l’amour dépêcher ce travail. Cette image nous touche ; mais quand elle nous est representée dans un tableau, elle nous touche bien davantage. Nous voïons alors en un instant ce que les vers nous font seulement imaginer, et cela même en plusieurs instans. La peinture contenuë dans ces vers Ferus et Cupido semper ardentes acuens sagittas, cote cruenta. paroît en quelque façon une image nouvelle à ceux qui la voïent à Chantilly dans un tableau. Elle ne les avoit pas encore frappez autant qu’elle les frappe alors. Le peintre s’est servi de cette image pour faire le fond d’un tableau dont la principale figure est le portrait d’une princesse sortie du sang de France ; mais qui est plus illustre aujourd’hui dans la societé des nations, et qui doit être encore plus célebre dans l’avenir par sa beauté que par son rang et par sa naissance. On voit dans ce tableau des amours qui tournent une pierre à aiguiser. Un autre amour qui s’est piqué le bras, darde son sang sur cette pierre, où Cupidon affile des traits dont le fer étincelle.

Enfin il n’y a personne qui n’ait eu l’occasion de remarquer plusieurs fois dans sa vie combien il étoit plus facile de faire concevoir aux hommes tout ce qu’on veut leur faire comprendre ou imaginer, par le moïen des yeux que par le moïen des oreilles. Le dessein qui représente l’élevation d’un palais, nous fait concevoir en un instant l’effet de sa masse. Son plan nous fait comprendre en un moment la distribution des appartemens. Un discours méthodique d’une heure, quelqu’attention que nous voulussions y donner, ne nous le feroit pas entendre aussi-bien que nous le concevons, pour ainsi dire, sur un coup d’oeil. Les phrases les plus nettes suppléent mal aux desseins, et il est rare que l’idée d’un bâtiment que notre imagination aura formée, même sur le rapport des gens du métier, se trouve conforme au bâtiment. Il nous arrive souvent, quand nous voïons ce bâtiment dans la suite, de reconnoître que notre imagination avoit conçu une chimere. Il en est de même des environs d’une place de guerre, du campement d’une armée, d’un champ de bataille, d’une plante nouvelle, d’un animal extraordinaire, d’une machine, enfin de tous les objets sur lesquels la curiosité peut s’exercer. Il faut des figures pour faire entendre sûrement et distinctement, les livres les plus méthodiques qui traitent de ces sortes de choses.

L’imagination la plus sage forge souvent des fantômes lorsqu’elle veut réduire en images les descriptions, principalement quand l’homme qui prétend imaginer, n’a jamais vû des choses pareilles à celles dont il lit ou dont il entend la description. Je conçois bien, par exemple, que l’homme de guerre puisse sur une description, se former l’image d’un certain assaut ou d’un certain campement ; mais celui qui ne vit jamais ni campemens ni assauts, ne peut s’en faire une juste idée sur des relations. Ce n’est que par rapport aux choses que nous avons vûës, que nous pouvons imaginer avec quelque précision celles qu’on nous décrit.

Vitruve n’a pas écrit son livre de l’architecture avec autant de méthode et de capacité qu’il l’a fait, sans l’avoir écrit en même-temps avec toute la clarté dont son sujet est susceptible. Cependant il est arrivé que les figures dont Vitruve avoit accompagné ses explications s’étant perduës, la plûpart de ces explications paroissent obscures aujourd’hui. Les sçavans disputent donc sur le sens d’un grand nombre de passages de Vitruve ; mais ils tombent tous d’accord que son texte seroit clair si nous avions ses figures. Quatre lignes tracées sur le papier concilieroient ce que des volumes entiers de commentaires, ne sçauroient accorder. Les anatomistes les plus experts tombent aussi d’accord qu’ils auroient peine à concevoir le rapport d’une nouvelle découverte, si l’on ne joignoit pas une figure à ce rapport. Un des proverbes italiens dont l’usage est le plus fréquent, est qu’on fait tout concevoir à l’aide d’un dessein, d’une figure.

Les anciens prétendoient que leurs divinitez eussent été mieux servies par les peintres et par les sculpteurs, que par les poëtes. Ce furent, selon eux, les tableaux et les statuës qui concilierent à leurs dieux la véneration des peuples ausquels ils firent faire attention sur les merveilles que les poëtes racontoient de ces dieux. La statuë de Jupiter olympien fit ajoûter foi plus facilement à la fable qui lui faisoit disposer du tonnerre.

Pour alléguer des faits plus positifs, lorsqu’on brûla le corps de Jules Cesar, il n’y avoit personne dans Rome qui ne se fut fait raconter les circonstances de cet assassinat. Il n’est pas croïable qu’aucun habitant de Rome ignorât le nombre de coups dont Cesar avoit été percé.

Cependant le peuple se contentoit de le pleurer. Mais tout ce peuple fut saisi de fraïeur dès qu’on eut étalé devant lui la robe sanglante dans laquelle Cesar avoit été massacré. Il sembloit, dit Quintilien, en parlant du pouvoir de l’oeil sur notre ame, qu’on assassinât Cesar devant le peuple.

Du temps des romains, ceux qui avoient fait naufrage portoient en demandant l’aumône un tableau, dans lequel leur infortune étoit représentée, comme un objet plus capable d’émouvoir la compassion et d’exciter à la charité, que les rélations qu’ils pouvoient faire de leurs malheurs. On peut s’en rapporter aux lumieres et à l’expérience des hommes dont la subsistance dépend des aumônes de leurs concitoïens, sur les voïes les plus propres, sur les moïens les plus efficaces d’attendrir le coeur humain.

On peut faire contre mon sentiment, une objection dont on conclueroit que les vers touchent plus que les tableaux. C’est qu’il est très-rare qu’un tableau fasse pleurer, et que les tragédies font souvent cet effet, même sans être des chefs-d’oeuvres.

Je puis répondre deux choses à cette objection. La premiere, qu’elle ne conclut pas absolument en faveur de la poësie. Une tragédie qu’on entend réciter sur le théatre, est aidée par des secours étrangers dont nous exposerons tantôt le pouvoir. Les tragédies qu’on lit en particulier ne font gueres pleurer, principalement ceux qui les lisent sans avoir entendu les réciter auparavant. Car je conçois bien qu’une lecture particuliere qui n’est point capable par elle-même de faire une impression, qui aille jusques aux larmes, est capable de renouveller cette impression lorsqu’elle auroit été faite une fois. Voilà même, suivant mon opinion, pourquoi ceux qui n’ont fait que lire une tragédie, et ceux qui ont entendu réciter la piece sur le théatre, sont quelquefois d’un sentiment opposé dans le jugement qu’ils en portent.

Je réponds en second lieu, qu’une tragédie renferme une infinité de tableaux. Le peintre qui fait un tableau du sacrifice d’Iphigenie, ne nous represente sur la toile qu’un instant de l’action. La tragédie de Racine met sous nos yeux plusieurs instans de cette action, et ces differens incidens se rendent réciproquement les uns les autres plus pathétiques. Le poëte nous présente successivement, pour ainsi dire, cinquante tableaux qui nous conduisent comme par dégrez à cette émotion extrême, qui fait couler nos larmes. Cinquante scénes qui sont dans une tragédie doivent donc nous toucher plus qu’une seule scéne peinte dans un tableau ne sçauroit faire. Un tableau ne represente même qu’un instant d’une scéne. Ainsi un poëme entier nous émeut plus qu’un tableau, bien qu’un tableau nous émouve plus qu’une scéne qui representeroit le même évenement, si cette scéne étoit détachée des autres, et si elle étoit luë sans que nous eussions rien vû de ce qui l’a précedée.

Le tableau ne livre qu’un assaut à notre ame, au lieu qu’un poëme l’attaque durant long-temps avec des armes toûjours nouvelles.

Le poëme est long-temps à ébranler l’ame avant que de la conduire à l’émotion qui la fait pleurer.

Racine pour nous faire frémir d’horreur lors qu’Iphigenie sera conduite à l’autel fatal, nous la peint vertueuse, aimable et chérie d’un amant qu’elle aime. Ce poëte nous fait passer par differens dégrez d’émotion, et pour nous rendre plus sensibles au malheur de la victime, il nous laisse imaginer durant un temps qu’elle soit échappée au coûteau du sacrificateur.

Un peintre qui representeroit l’instant où l’on va plonger le fer sacré dans la gorge d’Iphigenie, n’auroit pas l’avantage d’exposer son tableau devant des spectateurs aussi-bien préparez, et remplis d’amitié, et d’une amitié récente pour cette princesse. Il peut tout au plus nous interesser pour elle ; mais il ne sçauroit nous la rendre aussi chere que le poëte peut le faire. La grandeur d’ame, tous les sentimens élevez d’un beau naturel que le poëte peut prêter à Iphigenie, nous affectionnent bien plus à un personnage de tragédie, que les qualitez extérieures dont un peintre peut orner le personnage d’un tableau, ne nous affectionnent à ce personnage qui ne parle presque pas.

Voilà pourquoi nous sommes plus émus par un tableau que par un poëme, quoique la peinture ait plus d’empire sur nous que la poësie.

L’espece de paralelle que je viens de faire n’est pas aussi rempli d’érudition que la comparaison de la peinture et de la poësie qui se trouve dans le sçavant livre de Dujon le fils sur la peinture des anciens ; mais je m’imagine que mes refléxions vont mieux au fait que l’érudition de cet auteur.

L’industrie des hommes a trouvé quelques moïens de rendre les tableaux plus capables de faire beaucoup d’impression sur nous. On les vernit. On les renferme dans des bordures dorées qui jettent un nouvel éclat sur les couleurs, et qui semblent, en separant les tableaux des objets voisins, réunir mieux entr’elles les parties dont ils sont composez, à peu près comme il paroît qu’une fenêtre rassemble les differens objets qu’on voit par son ouverture. Enfin quelques peintres des plus modernes se sont avisez de placer dans les compositions destinées à être vûës de loin, des parties de figures de ronde bosse qui entrent dans l’ordonnance et qui sont coloriées comme les autres figures peintes entre lesquelles ils les mettent. On prétend que l’oeil qui voit distinctement ces parties de ronde bosse saillir hors du tableau, en soit plus aisément séduit par les parties peintes, lesquelles sont réellement plates, et que ces dernieres font ainsi plus facilement l’illusion à nos yeux. Mais ceux qui ont vû la voûte de l’annonciade de Genes et celle du Jesus à Rome, où l’on a fait entrer des figures en relief dans l’ordonnance, ne trouvent point que l’effet en soit bien merveilleux.

L’industrie des hommes a beaucoup mieux servi les vers que les tableaux. Elle a trouvé trois manieres de leur prêter une force nouvelle pour nous plaire et pour nous toucher. Ces trois manieres sont la simple récitation, celle qui est accompagnée des mouvemens du corps, laquelle on nomme déclamation et le chant.

Section 41, de la simple récitation et de la déclamation §

Les premiers hommes qui ont fait des vers, ont dû s’appercevoir que la récitation donnoit une force aux vers qu’ils n’ont pas, quand on les lit soi-même sur le papier où ils sont écrits. Ils auront donc mieux aimé réciter leurs vers que de les donner à lire.

L’harmonie des vers qu’on récite, flatte l’oreille et augmente le plaisir que le sens des vers est capable de donner. Au contraire, l’action de lire est en quelque façon une peine. C’est une operation que l’oeil apprend à faire par le secours de l’art, et qui n’est pas accompagnée d’aucun sentiment agréable, comme est celui qui naît de l’application des yeux sur les objets que nous offrent des tableaux.

Ainsi que les mots sont les signes arbitraires de nos idées, de même les differens caracteres qui composent l’écriture sont les signes arbitraires des sons dont les mots sont composez. Il est donc necessaire, quand nous lisons des vers, que les caracteres des lettres réveillent d’abord l’idée des sons dont ils se trouvent être les signes arbitraires, et il faut ensuite que les sons des mots, qui ne se trouvent être eux-mêmes que des signes arbitraires, réveillent les idées attachées à ces mots. Avec quelque vitesse et quelque facilité que ces operations se fassent, elles ne sçauroient se faire aussi promptement qu’une seule operation. C’est ce qui arrive dans la récitation où le mot que nous entendons réveille immédiatement l’idée qui est liée avec ce mot.

Je n’ignore pas qu’une belle édition dont les caracteres bien taillez et bien noirs sont rangez dans une proportion élegante sur du papier d’un bel oeil, ne fasse un plaisir sensible à la vûë ; mais ce plaisir plus ou moins grand suivant le goût qu’on peut avoir pour l’art de l’imprimerie, est un plaisir à part, et qui n’a rien de commun avec l’emotion que cause la lecture d’un poëme. Ce plaisir cesse même dès qu’on applique son attention à la lecture, et l’on ne s’apperçoit plus alors de la beauté de l’impression que par la facilité que les yeux trouvent à reconnoître les caracteres et à rassembler les mots. Considerer le Virgile des elzevirs comme un chef-d’oeuvre d’impression, ou lire les vers de Virgile pour en sentir les charmes, ce sont deux actions très-distinctes et très-differentes. Il s’agit ici de la derniere. Elle n’est pas un plaisir par elle-même.

Elle est si peu un plaisir : elle nous fait sentir si peu l’harmonie du vers, que l’instinct nous porte à prononcer tout haut les vers que nous ne lisons que pour nous-mêmes, lorsqu’il nous semble que ces vers doivent être nombreux et harmonieux. C’est un de ces jugemens que l’esprit fait par une operation qui n’est pas prémeditée, et que nous ne connoissons même que par une refléxion qui nous fait retourner, pour ainsi dire, sur ce qui s’est passé dans nous-mêmes.

Telles sont la plûpart des operations de l’ame dont nous avons parlé, et la plûpart de celles dont nous devons parler encore.

La récitation des vers est donc un plaisir pour nos oreilles, au lieu que leur lecture est un travail pour nos yeux. En écoutant réciter des vers, nous n’avons pas la peine de lire, et nous sentons leur cadence et leur harmonie. L’auditeur est plus indulgent que le lecteur, parce qu’il est plus flatté par les vers qu’il entend, que l’autre par ceux qu’il lit.

N’est-ce pas reconnoître que le plaisir d’entendre la récitation en impose à notre jugement, que de remettre à prononcer sur le mérite d’un poëme qui nous a plû, en l’entendant réciter, jusques à la lecture que nous en voulons faire, comme on dit, l’oeil sur le papier ? Il faut, disons-nous, ne point compromettre son jugement, et souvent la récitation en impose. L’experience que nous avons de nos propres sens, nous enseigne donc que l’oeil est un censeur plus sévere, qu’il est pour un poëme un scrutateur bien plus subtil que l’oreille, parce que l’oeil n’est pas exposé dans cette occasion à se laisser séduire par son plaisir comme l’oreille. Plus un ouvrage plaît, moins on est en état de reconnoître et de compter ses défauts. Or l’ouvrage qu’on entend réciter, plaît plus que l’ouvrage qu’on lit dans son cabinet.

Aussi voïons-nous que tous les poëtes, ou par instinct ou par connoissance de leurs interêts, aiment mieux réciter leurs vers que de les donner à lire, même aux premiers confidens de leurs productions. Ils ont raison s’ils cherchent des loüanges plûtôt que des conseils utiles.

C’étoit par la voïe de la récitation que les anciens poëtes publioient ceux de leurs ouvrages qui n’étoient pas composez pour le théatre. On voit par les satyres de Juvenal, qu’il se formoit à Rome des assemblées nombreuses pour entendre réciter les poëmes que leurs auteurs vouloient donner au public.

Nous trouvons même dans les usages de ce temps-là une preuve encore plus forte du plaisir que donne la simple récitation des vers qui sont riches en harmonie. Les romains, qui joignoient souvent d’autres plaisirs au plaisir de la table, faisoient lire quelquefois durant le repas Homere, Virgile et les poëtes excellens, quoique la plûpart des convives dussent sçavoir par coeur une partie des vers dont on leur faisoit entendre la lecture. Mais les romains comptoient que le plaisir du rithme et de l’harmonie dût suppléer au mérite de la nouveauté qui manquoit à ces vers.

Juvenal promet à l’ami qu’il invite à venir manger le soir chez lui, qu’il entendra lire les vers d’Homere et de Virgile durant le repas, comme on promet aujourd’hui aux convives une reprise de brelan après le souper. Si mon lecteur, dit-il, n’est pas des plus habiles dans sa profession, les vers qu’il nous lira sont si beaux, qu’ils ne laisseront pas de nous faire plaisir.

Dès que la simple récitation ajoûte tant d’énergie au poëme, il est facile de concevoir quel avantage les pieces qui se déclament sur un théatre, tirent de la représentation. Si ceux qui trouvent les comédies de Terence froides les avoient vû representer par des comédiens, qui mettoient du moins autant de vivacité dans leur action que les comédiens italiens, ils ne diroient plus la même chose. Pour revenir à Quintilien : qui voudroit mettre dans son cabinet les vendanges de Suresne, s’il falloit faire copier cette comédie, comme il auroit fallu la faire copier de son temps, que l’art de l’impression n’étoit pas encore inventé ? Cependant la representation de cette farce nous amuse.

L’appareil de la scéne nous prépare à être émus, et l’action théatrale donne une force merveilleuse aux vers. Comme l’eloquence du corps ne persuade pas moins que celle des paroles ; les gestes aident infiniment la voix à faire son impression. L’instinct naturel nous l’apprend, en nous enseignant que ceux qui nous écoutent parler sans nous voir, ne nous entendent qu’à demi. En effet, la nature a assigné un geste particulier à chaque passion, à chaque sentiment. Chaque passion a de même un ton particulier et une expression particuliere sur le visage.

Le premier mérite du déclamateur, est celui de se toucher lui-même. L’émotion intérieure de celui qui parle, jette un pathétique dans ses tons et dans ses gestes que l’art et l’étude n’y sçauroient mettre.

On est prévenu pour l’acteur qui paroît être ému lui-même.

On se prévient contre celui qu’on reconnoît n’être point ému. Or je ne sçais quoi de froid dans les exclamations, de forcé dans le geste, et de gêné dans la contenance, décelent toûjours l’acteur indolent pour un homme que l’art seul fait mouvoir, et qui voudroit nous faire pleurer sans ressentir lui-même aucune affliction, caractere odieux, et qui tient quelque chose de celui d’imposteur.

Tous ceux qui exercent un de ces arts dont le but est d’émouvoir les autres hommes, doivent s’attendre d’être jugez suivant la maxime d’Horace : que pour faire pleurer les autres il faut être affligé. On imite mal une passion qu’on ne feint que du bout des lévres. Pour la bien exprimer, il faut que le coeur en ressente du moins quelque legere atteinte.

Je conçois donc que le génie qui forme les excellens déclamateurs, consiste dans une sensibilité de coeur, qui les fait entrer machinalement, mais avec affection, dans les sentimens de leur personnage. Il consiste dans une disposition méchanique à se prêter facilement à toutes les passions qu’on veut exprimer. Quintilien qui avoit cru que sa profession d’enseigner l’art d’être éloquent, le mît dans l’obligation d’étudier les mouvemens du coeur humain, du moins autant que les regles de la grammaire, dit que l’orateur qui touche le plus, c’est celui qui se touche lui-même davantage.

Dans un autre endroit il dit, en parlant de l’imitation des mouvemens des passions que fait l’orateur dans sa déclamation, ou de affectibus quae effinguntur imitatione : que l’essentiel pour le déclamateur c’est de s’échauffer l’imagination en se représentant vivement à lui-même les objets de la peinture, desquels il prétend se servir pour émouvoir les autres, c’est de se mettre à la place de ceux qu’il veut faire parler.

Tous les orateurs et tous les comédiens que nous avons vû réussir éminemment dans leurs professions, étoient des personnes nées avec la sensibilité dont je viens de parler. L’art ne la donne point. Sans elle néanmoins le beau son de voix et tous les autres talens naturels ne sçauroient former un grand déclamateur. On peut faire dans tous les temps sur les bons acteurs la même observation que Quintilien faisoit sur ceux qui joüoient de son temps. C’est que ces acteurs avoient encore les larmes aux yeux au sortir de la scéne, lorsqu’ils venoient d’y joüer quelqu’endroit bien interessant, vidi ego saepe… etc. .

Comme les femmes ont une sensibilité plus soudaine, et qui est plus à la disposition de leur volonté, que la sensibilité des hommes, comme elles ont, pour parler ainsi, plus de souplesse dans le coeur que les hommes, elles réussissent mieux que les hommes à faire ce que Quintilien exige de tous ceux qui veulent se mêler de déclamer. Elles se touchent plus facilement qu’eux des passions qu’il leur plaît d’avoir. En un mot les hommes ne se prêtent pas d’aussi-bonne grace que les femmes aux sentimens du personnage qu’ils veulent joüer. Ainsi quoique les hommes soient plus capables que les femmes d’une application forte et d’une attention suivie, quoique l’éducation qu’ils reçoivent les rende encore plus propres qu’elles à bien apprendre tout ce que l’art peut enseigner, on a vû néanmoins depuis quarante ans sur la scéne françoise un plus grand nombre d’actrices excellentes que d’excellens acteurs. Depuis soixante ans que le théatre de l’opera est ouvert, on n’y a point vû d’homme exceller dans l’art de la déclamation propre pour accompagner une récitation ralentie par le chant, autant que Mademoiselle Rochoix.

Section 42, de notre maniere de réciter la tragédie et la comedie §

Puisque le but de la tragedie est d’exciter la terreur et la compassion, puisque le merveilleux est de l’essence de ce poëme ; il faut donner toute la dignité possible aux personnages qui la representent.

Voilà pourquoi l’on habille aujourd’hui communément ces personnages de vêtemens imaginez à plaisir, et dont la premiere idée est prise d’après l’habit de guerre des anciens romains, habit noble par lui-même, et qui semble avoir quelque part à la gloire du peuple qui le portoit. Les habits des actrices sont ce que l’imagination peut inventer de plus riche et de plus majestueux. Au contraire on se sert des habits de ville, c’est-à-dire, de ceux qui sont communément en usage pour joüer la comedie.

Les françois ne s’en tiennent pas aux habits pour donner aux acteurs de la tragedie la noblesse et la dignité qui leur conviennent. Nous voulons encore que ces acteurs parlent d’un ton de voix plus élevé, plus grave et plus soutenu que celui sur lequel on parle dans les conversations ordinaires. Toutes les négligences que l’usage autorise dans la prononciation des entretiens familiers, leur sont interdites. Cette maniere de réciter est plus pénible à la verité que ne le seroit une prononciation approchante de celles des conversations ordinaires ; mais outre qu’elle a plus de dignité, elle est encore plus avantageuse pour les spectateurs, qui par son moïen entendent mieux les vers. Les spectateurs, qui la plûpart sont assez éloignez du théatre, auroient trop de peine à bien entendre des vers tragiques dont le stile est figuré : s’ils étoient récitez plus vîte et plus bas, sur-tout lorsque ces spectateurs verroient une piece pour la premiere fois. Une partie des vers leur échapperoit, et ce qu’ils auroient perdu les empêcheroit souvent d’être touchez de ce qu’ils entendroient. Il faut encore que les gestes des acteurs tragiques soient plus mesurez et plus nobles, que leurs démarches soient graves, et que leur contenance soit plus sérieuse que les gestes, les démarches et le maintien des personnages de comédie.

Enfin nous exigeons des acteurs de tragedie, de mettre un air de grandeur et de dignité dans tout ce qu’ils font, comme nous exigeons du poëte de le mettre dans tout ce qu’il leur fait dire.

Aussi voïons-nous qu’au sentiment general des peuples de l’Europe, les françois sont ceux qui réussissent le mieux aujourd’hui dans la représentation des tragedies. Les italiens qui nous rendent justice sans trop de répugnance quand il s’agit des arts et des talens, où ils ne se piquent pas d’exceller, disent que notre déclamation tragique leur donne une idée du chant ou de la déclamation théatrale des anciens que nous avons perduë. En effet, à juger de la déclamation des romains, et par conséquent de celle des grecs sur la scéne, desquels la scéne romaine s’étoit formée, par ce qu’en dit Quintilien, la récitation des anciens devoit être quelque chose d’approchant de notre déclamation tragique.

C’est de quoi nous parlerons plus au long dans le traité de la musique des anciens qu’on trouvera à la fin de cet ouvrage.

Il est assez établi en Europe, comme je l’ai déja dit, que les françois, qui depuis cent ans composent les meilleures pieces dramatiques qui paroissent aujourd’hui, sont aussi ceux qui récitent le mieux les tragedies, et qui sçavent les représenter avec le plus de décence. En Italie les acteurs récitent la tragedie du même ton et avec les mêmes gestes qu’ils récitent la comedie. Le cothurne n’y est presque pas different du socque. Dès que les acteurs italiens veulent s’animer dans les endroits pathétiques, ils sont outrez aussitôt. Le heros devient un capitan. Je ne dirai qu’un mot des tragedies des poëtes italiens faites pour être déclamées. Elles sont autant au-dessous des pieces de Corneille et de Racine, que les moins mauvais de nos poëmes épiques sont au-dessous du Roland furieux, de L’Arioste, et de la Jerusalem délivrée du Tasse. Ou par desespoir d’y réussir, ou par d’autres motifs que je ne devine point, il paroît que les italiens négligent depuis long-temps la poësie dramatique. La mandragore de Machiavel, l’une des meilleures comédies qui aïent été faites depuis Terence, et qu’on ne prendroit jamais pour une production d’esprit née dans le même cerveau, où sont écloses tant de refléxions si profondes sur la guerre, sur la politique, et principalement sur les conjurations, est demeurée en Italie une piece unique en sa classe.

La clitie du même auteur lui est bien inférieure. Je ne crois pas que durant le cours du dix-septiéme siecle, les presses d’Italie nous aïent donné plus d’une trentaine de tragedies faites pour être déclamées ; elles, qui dans ce temps-là mirent au jour tant d’ouvrages d’esprit. Du moins n’en ai-je pas trouvé un plus grand nombre dans les catalogues de ces sortes d’ouvrages, que des italiens illustres dans la république des lettres ont donnez depuis douze ans à l’occasion des disputes qu’ils ont soûtenuës pour l’honneur de leur nation.

Les poëtes dramatiques italiens ne composent plus gueres que des opera, en comparaison desquels toute l’Europe dit que les bons opera françois sont des chefs-d’oeuvres d’esprit, de bon sens et de régularité. Monsieur l’abbé Gravina fit imprimer à Naples il y a vingt ans, cinq tragedies composées pour être déclamées. Ce sont Palamede, Andromede, Appius Claudius, Papinien et Servius Tullius. Il se plaint élegamment dans la préface en vers qu’il mit à la tête de ces tragedies, que Melpomene, pour qui la scéne fut inventée, n’y paroisse plus en Italie que comme une suivante de Polimnie ; enfin, qu’elle ne s’y montre plus que comme la vile esclave de la peinture, de la musique et de la sculpture.

Dans une autre contrée de l’Europe le pathétique de la déclamation tragique consistoit encore il n’y a que trente ans, en des tons furieux, en un maintien ou morne, ou bien effaré, et dans des gestes de forcenez. Les acteurs de la scene tragique dont je parle, étoient dispensez de noblesse dans leur geste, de mesure dans leur prononciation, de dignité dans leur maintien, et de décence dans leurs démarches.

Il suffisoit qu’ils fissent parade d’une morgue bien noire et bien sombre, ou qu’ils parussent livrez à des transports de fureur qui les fissent extravaguer. Sur ce théatre, il étoit permis à Jules Cesar de s’arracher les cheveux, ainsi que le feroit un homme de la lie du peuple, pour exprimer sa colere. Alexandre, pour mieux marquer son emportement, y pouvoit frapper du pied, démonstration que nous ne permettons pas aux écoliers qui joüent la tragedie dans nos colleges.

D’un autre côté de la mer, les heros sont entierement avilis par des choses basses ou indécentes sur le théatre, et qu’on leur y fait faire cependant. On voit sur la scéne dont je parle ici, Scipion fumer une pipe de tabac et boire dans un pot de biere sous sa tente, en méditant le plan de la bataille qu’il va donner aux carthaginois.

Je ne parlerai point ici du théatre flamand, parce que dans le tragique, il ne fait presque autre chose que de copier la scéne françoise dès le temps où l’on y représentoit les comedies de la passion. Les comediens flamands ont un petit nombre de tragedies originales, et leur déclamation est seulement un peu moins chantante et moins animée que celle des comédiens françois.

Non-seulement notre scéne tragique est noble, mais elle est encore purgée de tous les appareils frivoles, elle est dégagée de tous les spectacles puériles qui ne sont propres qu’à dégrader Melpomene de sa dignité. Voici comment s’explique un des plus grands poëtes tragiques d’Angleterre sur la décence de nos représentations. je ne sçaurois trop recommander à mes compatriotes, … etc.

Monsieur Adison, c’est lui-même que je viens de citer, dit encore bien des choses dans cet écrit, et dans celui qu’il publia huit jours après contre d’autres usages communs sur le théatre anglois, et qui lui paroissent avec raison des usages vicieux. Tel est l’usage d’y exposer les appareils des supplices les plus affreux, et quelquefois le supplice même. Tel est l’usage d’y faire apparoître des spectres hideux et des fantômes horribles. Il est vrai, suivant son sentiment, que les poëtes françois évitent avec trop d’affectation de donner du spectacle. Par exemple, il reprend le grand Corneille de n’avoir pas fait tuer sur la scéne Camille. Corneille, dit-il, afin d’éviter d’ensanglanter la scéne, rend encore l’action du jeune Horace plus atroce en lui donnant le temps de faire quelque refléxion, et cela sans songer qu’il doit sauver à la fin de la piece le meurtrier de sa soeur. Horace seroit moins odieux s’il tuoit Camille dans le temps même qu’elle profere ses imprécations contre Rome. Quoi qu’il en soit de cette observation, on ne sçauroit disconvenir que si la representation des tragedies est trop chargée de spectacles en Angleterre, elle n’en soit trop dénuée en France. Qu’on demande à l’actrice qui joüe le rolle d’Andromaque, si la scéne dans laquelle Andromaque prête à se donner la mort, recommande Astianax, le fils d’Hector et le sien à sa confidente, ne deviendroit pas encore plus touchante en y faisant paroître cet enfant infortuné, et en donnant lieu par sa présence aux démonstrations les plus empressées de la tendresse maternelle qui ne sçauroient paroître froides en une pareille situation.

Il n’en est pas de la comédie comme de la tragedie.

Je ne crois pas qu’on puisse dire que des differentes manieres dont on récite aujourd’hui la comedie en differens païs, l’une soit meilleure que l’autre.

Chaque païs doit avoir sa maniere propre de réciter la comédie.

Dans la représentation des comédies, il ne s’agit pas de procurer de la veneration aux personnages introduits sur la scéne, mais bien de les rendre reconnoissables aux spectateurs. Il faut donc que les comédiens copient ce que leur nation peut avoir de singulier dans le geste, dans le maintien, et dans la prononciation. Il faut qu’ils se moulent d’après leurs compatriotes. Generalement parlant, il est des peuples qui varient davantage leurs tons de voix, qui mettent des accens plus aigus et plus fréquens dans leur prononciation, et qui gesticulent avec plus d’activité que d’autres.

Comme le naturel de certaines nations est plus vif que le naturel d’autres nations, l’action des unes est plus vive que l’action des autres. Leurs sentimens, leurs passions s’échappent avec une impétuosité qu’on n’apperçoit pas en d’autres nations. Les françois n’usent point de certains gestes, de certaines démonstrations avec les doigts, ils ne rient point comme les italiens. Les françois ne varient pas leur prononciation par de certains accens qui sont ordinaires en Italie, même dans les conversations familieres. Or un acteur de comédie, qui dans sa déclamation imiteroit la prononciation et la gesticulation d’un peuple étranger, pécheroit contre la regle que nous avons rapportée. Par exemple, un comedien anglois qui mettroit autant de vivacité dans ses gestes, qui marqueroit autant d’inquiétude dans sa contenance, autant de contention dans son visage, qui placeroit des exclamations aussi fréquentes dans sa prononciation, qui les feroit aussi marquées, un comédien anglois enfin qui joüeroit comme un comédien italien, joüeroit mal. Les anglois qui doivent lui servir de modele ne se comportent pas ainsi. Ce qui suffit pour agiter un italien, n’est pas suffisant pour remuer un anglois. Un anglois à qui l’on prononce l’arrêt qui le condamne à la mort, montre moins d’agitation qu’un italien que son juge condamne à un écu d’amende.

Le meilleur acteur de comédie est donc celui qui réussit le mieux dans l’imitation théatrale de ses originaux, tels que puissent être les originaux qu’il copie. Si les comédiens d’un païs plaisent plus aux étrangers que les comédiens des autres païs, c’est que ces premiers comediens seront formez d’après une nation, qui naturellement aura plus de gentillesse dans les manieres, et plus d’agrément dans l’élocution, que les autres nations.

Section 43, que le plaisir que nous avons au théatre n’est point produit par l’illusion §

Des personnes d’esprit ont crû que l’illusion fut la premiere cause du plaisir que nous donnent les spectacles et les tableaux. Suivant leur sentiment, la représentation du cid ne nous donne tant de plaisir que par l’illusion qu’elle nous fait. Les vers du grand Corneille, l’appareil de la scéne et la déclamation des acteurs nous en imposent assez pour nous faire croire qu’au lieu d’assister à la représentation de l’évenement, nous assistons à l’évenement même, et que nous voïons réellement l’action et non pas une imitation. Cette opinion me paroît insoutenable.

Il ne sçauroit y avoir d’illusion dans l’esprit d’un homme qui est en son bon sens, à moins que précedemment il n’y ait eu une illusion faite à ses sens. Or il est vrai que tout ce que nous voïons au théatre concourt à nous émouvoir, mais rien n’y fait illusion à nos sens, car tout s’y montre comme imitation. Rien n’y paroît, pour ainsi dire, que comme copie. Nous n’arrivons pas au théatre dans l’idée que nous y verrons veritablement Chimene et Rodrigue. Nous n’y apportons point la prévention avec laquelle celui qui s’est laissé persuader par un magicien qu’il lui fera voir un spectre, entre dans la caverne où le phantôme doit apparoître. Cette prévention dispose beaucoup à l’illusion, mais nous ne l’apportons point au théatre. L’affiche ne nous a promis qu’une imitation ou des copies de Chimene et de Phedre.

Nous arrivons au théatre préparez à voir ce que nous y voïons, et nous y avons encore perpetuellement cent choses sous les yeux, lesquelles d’instant en instant nous font souvenir du lieu où nous sommes, et de ce que nous sommes. Le spectateur y conserve donc son bon sens malgré l’émotion la plus vive. C’est sans extravaguer qu’on s’y passionne. Il se peut faire tout au plus qu’une jeune personne d’un naturel très-sensible, sera tellement transportée par un plaisir encore nouveau pour elle, que son émotion et sa surprise lui feront faire quelque exclamation ou quelques gestes involontaires, qui montreront qu’elle ne fait point une attention actuelle à la contenance qu’il convient de garder dans une assemblée publique. Mais bien-tôt elle s’appercevra de son égarement momentanée, ou, pour parler plus juste, de sa distraction. Car il n’est pas vrai qu’elle ait crû durant son ravissement voir Rodrigue et Chimene. Elle a seulement été touchée presque aussi vivement qu’elle l’auroit été, si réellement elle avoit vû Rodrigue aux pieds de sa maîtresse dont il vient de tuer le pere.

Il en est de même de la peinture. Le tableau d’Attila peint par Raphaël ne tire point son mérite de ce qu’il nous en impose assez pour nous séduire et pour nous faire croire que nous voïons véritablement saint Pierre et saint Paul en l’air, et menaçans l’épée à la main ce roi barbare entouré des troupes qu’il menoit saccager Rome. Mais dans le tableau dont je parle, Attila représente si naïvement un Scythe épouvanté, le pape Leon qui lui explique cette vision, montre une assurance si noble et un maintien si conforme à sa dignité, tous les assistans ressemblent si bien à des hommes qui se rencontreroient chacun dans la même circonstance où Raphaël a supposé ses differens personnages, les chevaux mêmes concourent si bien à l’action principale ; l’imitation est si vrai-semblable, qu’elle fait sur les spectateurs une grande partie de l’impression que l’évenement auroit pû faire sur eux.

On raconte un grand nombre d’histoires d’animaux, d’enfans, et même d’hommes faits qui s’en sont laissé imposer par des tableaux, au point de les avoir pris pour les objets dont ils n’étoient qu’une imitation.

Toutes ces personnes, dira-t-on, sont tombées dans l’illusion que vous regardez comme impossible. On ajoûtera que plusieurs oiseaux se sont froissé la tête contre la perspective de Ruel, trompez par son ciel si bien imité qu’ils ont crû pouvoir prendre l’essort à travers. Des hommes ont souvent adressé la parole à des portraits, croïans parler à d’autres hommes. Tout le monde sçait l’histoire du portrait de la servante de Rembrandt. Il l’avoit exposé à une fenêtre où cette fille se tenoit quelquefois, et les voisins y vinrent tour à tour pour faire conversation avec la toile.

Je veux bien tomber d’accord de tous ces faits, qui prouvent seulement que les tableaux peuvent bien quelquefois nous faire tomber en illusion, mais non pas que l’illusion soit la source du plaisir que nous font les imitations poëtiques ou pittoresques. La preuve est que le plaisir continuë, quand il n’y a plus de lieu à la surprise. Les tableaux plaisent sans le secours de cette illusion, qui n’est qu’un incident du plaisir qu’ils nous donnent, et même un incident assez rare. Les tableaux plaisent, quoiqu’on ait présent à l’esprit qu’ils ne sont qu’une toille sur laquelle on a placé des couleurs avec art. Une tragedie touche ceux qui connoissent le plus distinctement tous les ressorts que le génie du poëte et le talent du comédien mettent en oeuvre pour les émouvoir.

Le plaisir que les tableaux et les poëmes dramatiques excellens nous peuvent faire, est même plus grand lorsque nous les voïons pour la seconde fois, et quand il n’y a plus lieu à l’illusion. La premiere fois qu’on les voit, on est ébloüi de leurs beautez. Notre esprit trop inquiet et trop en mouvement pour se fixer sur rien de particulier, ne joüit veritablement de rien. Pour vouloir parcourir tout et voir tout, nous ne voïons rien distinctement.

Il n’est personne qui n’ait experimenté ce que j’avance, si jamais il lui est tombé dans les mains quelque livre qu’il souhaitât avec beaucoup d’impatience de lire. Avant que d’en pouvoir lire les premieres pages avec une attention entiere, il lui a fallu parcourir son livre d’un bout à l’autre. Ainsi quand nous voïons une belle tragédie, ou bien un beau tableau pour la seconde fois, notre esprit est plus capable de s’arrêter sur les parties d’un objet qu’il a découvert et parcouru en entier. L’idée generale de l’ouvrage a pris son assiete, pour ainsi dire, dans l’imagination ; car il faut qu’une telle idée y demeure quelque-temps avant que d’y bien prendre sa place. Alors l’esprit se livre sans distraction à ce qui le touche. Un curieux d’architecture n’examine une colonne, et il ne s’arrête sur aucune partie d’un palais, qu’après avoir donné le coup-d’oeil à toute la masse du bâtiment, qu’après avoir bien placé dans son imagination l’idée distincte de ce palais.

Section 44, que les poëmes dramatiques purgent les passions §

Il suffit de bien connoître les passions violentes pour desirer sérieusement de n’y jamais être assujeti, et pour prendre des résolutions qui les empêchent du moins de nous subjuguer si facilement.

Un homme qui sçait quelles inquiétudes la passion de l’amour est capable de causer : un homme qui sçait à quelles extravagances elle conduit les plus sages, et dans quels périls elle précipite les plus circonspects, desirera très-serieusement de n’être jamais livré à cette yvresse. Or les poësies dramatiques, en mettant sous nos yeux les égaremens où les passions nous conduisent, nous en font connoître les symptômes et la nature plus sensiblement qu’un livre ne sçauroit le faire. Voilà pourquoi l’on a dit dans tous les temps que la tragedie purgeoit les passions. Les autres poëmes peuvent bien faire quelque effet approchant de celui de la tragedie, mais comme l’impression qu’ils font sur nous, n’est point à beaucoup près aussi grande que l’impression que la tragedie fait à l’aide de la scéne, ils ne sont pas aussi efficaces que la tragedie pour purger les passions.

Les hommes avec qui nous vivons, nous laissent presque toûjours à deviner le véritable motif de leurs actions, et quel est le fond de leur coeur. Ce qui s’en échappe au dehors, et ce qui ne paroît qu’une étincelle, vient souvent d’un incendie qui fait des ravages affreux dans l’intérieur. Il arrive donc souvent que nous nous trompions nous-mêmes, en voulant deviner ce que pensent les hommes, et plus souvent encore ils nous trompent eux-mêmes dans ce qu’ils nous disent de la situation de leur coeur et de leur esprit. Les personnages de tragedies quittent le masque devant nous. Ils prennent tous les spectateurs pour confidens de leurs véritables projets et de leurs sentimens les plus cachez. Ils ne laissent rien à deviner aux spectateurs que ce qui peut être deviné sûrement et facilement. On peut dire la même chose des comedies.

D’ailleurs, la profession du poëte dramatique, est de peindre les passions telles qu’elles sont réellement sans exagerer les chagrins qui les accompagnent, et les malheurs qui les suivent. C’est encore par des exemples qu’il nous instruit. Enfin ce qui doit achever de nous convaincre de sa sincerité, nous nous reconnoissons nous-mêmes dans ses tableaux.

Or la peinture fidelle des passions suffit seule pour nous les faire craindre, et pour nous engager à prendre la résolution de les éviter avec toute l’attention dont nous sommes capables. Il n’est pas besoin que cette peinture soit chargée. Qui peut, après avoir vû le cid, ne point apprehender d’avoir une explication chatoüilleuse dans un de ces momens où nos humeurs sont aigries ? Quelle résolution ne forme-t-on pas de ne point traiter les affaires qui nous tiennent trop au coeur dans ces instans, où il est si facile que l’explication aboutisse à une querelle ? Ne se promet-on point de se taire, du moins dans toutes les occasions où notre imagination trop émuë peut nous faire dire quatre mots, que nous voudrions racheter par un silence de six mois. Cette crainte des passions ne laisse point d’avoir quelque effet.

Il n’est gueres de passion qui ne soit un petit feu dans son commencement, et qui ne s’éteignît bien-tôt, si une juste défiance de nous-mêmes nous faisoit fuir les objets capables de l’attiser.

Phedre criminelle malgré elle-même, est une fable comme celle de la naissance de Bachus et de Minerve.

Qu’on ne me fasse point dire après cela, que les poëmes dramatiques sont un remede souverain et universel en morale. Je suis trop éloigné de rien penser d’approchant, et je veux dire seulement que les poëmes dramatiques corrigent quelquefois les hommes, et que souvent ils leur donnent l’envie d’être meilleurs. C’est ainsi que le spectacle imaginé par les lacedemoniens, pour inspirer l’aversion de l’ivrognerie à leur jeunesse, faisoit son effet. L’horreur que la manie et l’abrutissement des esclaves qu’on exposoit yvres sur un théatre donnoient aux spectateurs, laissoient en eux une ferme résolution de résister aux attraits de ce vice.

Cette résolution empêchoit quelques jeunes gens de prendre du vin avec excès, quoiqu’elle ne fut point capable d’en retenir plusieurs autres. Il est des hommes trop fougueux pour être retenus par des exemples, et des passions trop allumées pour être éteintes par des refléxions philosophiques. La tragédie purge donc les passions à peu près comme les remedes guérissent, et comme les armes défensives garantissent des coups des armes offensives. La chose n’arrive pas toûjours, mais elle arrive quelquefois.

J’ai supposé dans tout ce que je viens de dire, la morale des pieces de théatre aussi bonne qu’elle doit l’être. Les poëtes dramatiques dignes d’écrire pour le théatre, ont toûjours regardé l’obligation d’inspirer la haine du vice et l’amour de la vertu, comme la premiere obligation de leur art. ce que je puis assurer, dit Monsieur Racine à ce sujet, c’est que je n’ai point fait de tragedie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci… etc. .

Les écrivains qui ne veulent pas comprendre comment la tragédie purge les passions, alleguent pour justifier leur sentiment, que le but de la tragédie est de les exciter. Un peu de refléxion leur auroit fait trouver l’éclaircissement de cette ombre de difficulté, s’ils avoient daigné le chercher.

La tragédie prétend bien que toutes les passions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas toûjours que notre affection soit la même que l’affection du personnage tourmenté par une passion, ni que nous épousions ses sentimens. Le plus souvent son but est d’exciter en nous des sentimens opposez à ceux qu’elle prête à ses personnages. Par exemple, quand la tragédie nous dépeint Médée qui se vange par le meurtre de ses propres enfans, elle dispose son tableau, de maniere que nous prenions en horreur la passion de la vengeance, laquelle est capable de porter à des excès si funestes. Le poëte prétend seulement nous inspirer les sentimens qu’il prête aux personnages vertueux, et encore ne veut-il nous faire épouser que ceux de leurs sentimens qui sont loüables. Or quand on dit que la tragédie purge les passions, on entend parler seulement des passions vitieuses et préjudiciables à la societé. Une tragédie qui donneroit du dégoût des passions utiles à la societé, telles que sont l’amour de la patrie, l’amour de la gloire, la crainte du deshonneur, etc.

Seroit aussi vitieuse qu’une tragédie qui rendroit le vice aimable.

Il est vrai qu’il est des poëtes dramatiques ignorans dans leur art, et qui sans connoissance des moeurs, représentent souvent le vice comme une grandeur d’ame, et la vertu comme une petitesse d’esprit et de coeur. Mais cette faute doit être imputée à l’ignorance, ou bien à la dépravation de l’artisan, et non point à l’art. On dit du chirurgien qui estropie celui qu’il saigne, qu’il est un mal-adroit, mais sa faute ne décrie point la saignée, et ne décrédite pas la chirurgie. Un miserable auteur fait une comédie qui détruit un des principaux élemens de la societé, je veux dire la persuasion où doivent être les enfans que leurs parens les aiment encore plus que ces parens ne s’aiment eux-mêmes. Il fait rouler l’intrigue de sa piece sur la ruse d’un pere qui met en oeuvre la fourberie la plus rafinée, pour faire enfermer ses enfans qui sont bien nez, afin de s’approprier leur bien, et d’en joüir avec sa maîtresse. L’auteur dont je parle, expose ce mistere d’iniquité sur la scene comique, sans le rendre plus odieux que Terence cherche à rendre odieux les tours de jeunesse des eschines et des pamphiles, que le boüillant de l’âge précipite malgré leurs remords dans des foiblesses que le monde excuse, et dont les peres eux-mêmes ne sont pas toûjours aussi desesperez qu’ils le disent. D’ailleurs, l’intrigue des pieces de Terence finit par un denoüement qui met le fils en état de satisfaire à la fois son devoir et son inclination. La tendresse paternelle combattuë dans le pere par la raison, les agitations d’un enfant bien né, tourmenté par la crainte de déplaire à ses parens, ou de perdre sa maîtresse, donnent lieu à plusieurs incidens interessans, dont il peut résulter une morale utile. Mais la barbarie d’un pere qui veut sacrifier ses enfans à une passion, que la jeunesse ne sçauroit plus excuser en lui, ne peut être regardée que comme un crime énorme, et tel à peu près que celui de Médée. Si ce crime peut être exposé sur le théatre, s’il peut y donner lieu à une morale utile, c’est en cas qu’il y paroisse dépeint avec les couleurs les plus noires, et qu’il y soit enfin puni des châtimens les plus séveres que Melpomene emploïe, mais dont Thalie ne peut pas se servir. Il est contre les bonnes moeurs de donner l’idée que cette action n’est qu’une faute ordinaire, en la faisant servir de sujet à une piece comique. Qu’on flétrisse donc cette piece odieuse, mais qu’on tombe d’accord en même-temps que les comédies de Terence, et la plûpart de celles de Moliere, sont propres à purger les passions.

Section 45, de la musique proprement dite §

Il nous reste à parler de la musique comme du troisiéme des moïens que les hommes ont inventez pour donner une nouvelle force à la poësie et pour la mettre en état de faire sur nous une plus grande impression. Ainsi que le peintre imite les traits et les couleurs de la nature, de même le musicien imite les tons, les accens, les soupirs, les infléxions de voix, enfin tous ces sons, à l’aide desquels la nature même exprime ses sentimens et ses passions. Tous ces sons, comme nous l’avons déja exposé, ont une force merveilleuse pour nous émouvoir, parce qu’ils sont les signes des passions, instituez par la nature dont ils ont reçû leur énergie, au lieu que les mots articulez ne sont que des signes arbitraires des passions. Les mots articulez ne tirent leur signification et leur valeur que de l’institution des hommes qui n’ont pû leur donner cours que dans un certain païs.

La musique, afin de rendre l’imitation qu’elle fait des sons naturels plus capable de plaire et de toucher, l’a réduite dans ce chant continu qu’on appelle le sujet. Cet art a trouvé encore deux moïens de rendre ce chant plus capable de nous plaire et de nous émouvoir. L’un est l’harmonie, et l’autre est le rithme.

Les accords dans lesquels l’harmonie consiste, ont un grand charme pour l’oreille, et le concours des differentes parties d’une composition musicale qui font ces accords, contribuë encore à l’expression du bruit que le musicien prétend imiter. La basse continuë et les autres parties aident beaucoup le chant à exprimer plus parfaitement le sujet de l’imitation.

Les anciens appelloient rithme en musique, ce que nous appellons mesure et mouvement. Or la mesure et le mouvement donnent l’ame, pour ainsi dire, à une composition musicale. La science du rithme, en montrant à varier à propos la mesure, ôte de la musique cette uniformité de cadence, qui seroit capable de la rendre bien-tôt ennuïeuse. En second lieu, le rithme sçait mettre une nouvelle vrai-semblance dans l’imitation que peut faire une composition musicale, parce que le rithme lui fait imiter encore la progression et le mouvement des bruits et des sons naturels qu’elle imitoit déja par le chant et par l’harmonie. Ainsi le rithme donne une vrai-semblance de plus à l’imitation.

La musique fait donc ses imitations par le secours du chant, de l’harmonie, et du rithme. C’est ainsi que la peinture fait ses imitations par le secours du trait, du clair-obscur et des couleurs locales.

Les signes naturels des passions que la musique rassemble, et qu’elle emploïe avec art pour augmenter l’énergie des paroles qu’elle met en chant, doivent donc les rendre plus capables de nous toucher, parce que ces signes naturels ont une force merveilleuse pour nous émouvoir. Ils la tiennent de la nature même. nihil est enim tam… etc., dit un des judicieux observateurs des affections des hommes. C’est ainsi que le plaisir de l’oreille devient le plaisir du coeur. De-là sont nées les chansons ; et l’observation qu’on aura faite, que les paroles de ces chansons avoient bien une autre énergie lorsqu’on les entendoit chanter, que lorsqu’on les entendoit déclamer, a donné lieu à mettre des récits en musique dans les spectacles, et l’on en est venu successivement à chanter une piece dramatique en entier. Voilà nos opera.

Il est donc une verité dans les récits des opera, et cette verité consiste dans l’imitation des tons, des accens, des soûpirs, et des sons qui sont propres naturellement aux sentimens contenus dans les paroles.

La même verité peut se trouver dans l’harmonie et dans le rithme de toute la composition.

La musique ne s’est pas contentée d’imiter dans ses chants le langage inarticulé de l’homme, et tous les sons naturels dont il se sert par instinct. Cet art a voulu encore faire des imitations de tous les bruits qui sont les plus capables de faire impression sur nous lorsque nous les entendons dans la nature.

La musique ne se sert que des instrumens pour imiter ces bruits, dans lesquels il n’y a rien d’articulé, et nous appellons communément ces imitations des symphonies. Cependant les symphonies ne laissent pas de joüer, pour ainsi dire, differens rôles dans nos opera avec beaucoup de succès.

En premier lieu, bien que cette musique soit purement instrumentale, elle ne laisse pas de contenir une imitation veritable de la nature. En second lieu, il y a plusieurs bruits dans la nature capables de produire un grand effet sur nous, quand on nous les fait entendre à propos dans les scénes d’une piece dramatique.

La verité de l’imitation d’une symphonie consiste dans la ressemblance de cette symphonie avec le bruit qu’elle prétend imiter. Il y a de la verité dans une symphonie, composée pour imiter une tempête, lorsque son chant, son harmonie, et son rithme nous font entendre un bruit pareil au fracas que les vens font dans l’air et au mugissement des flots, qui s’entrechoquent ou qui se brisent contre des rochers.

Telle est la symphonie, qui imite une tempête dans l’opera d’alcione de M. Marais.

Ainsi, quoique ces symphonies ne nous fassent pas entendre aucun son articulé, elles ne laissent pas de pouvoir joüer des rôles dans des pieces dramatiques, parce qu’elles contribuent à nous interesser à l’action, en faisant sur nous une impression approchante de celle que feroit le bruit même dont elles sont une imitation, si nous entendions ce bruit dans les mêmes circonstances que nous entendons la symphonie qui l’imite. Par exemple, l’imitation du bruit d’une tempête qui va submerger un personnage, à qui le poëte nous fait prendre actuellement un grand interêt, nous affecte comme nous affecteroit le bruit d’une tempête, prête à submerger une personne pour laquelle nous nous interesserions avec chaleur, si nous nous trouvions à portée d’entendre cette tempête veritable. Il seroit inutile de répeter ici que l’impression de la symphonie ne sçauroit être aussi sérieuse que l’impression que la tempête véritable feroit sur nous, car j’ai déja dit plusieurs fois, que l’impression qu’une imitation fait sur nous, est bien moins forte que l’impression faite par la chose imitée.

Il n’est donc pas surprenant que les symphonies nous touchent beaucoup, quoique leurs sons, comme le dit Longin, ne soient que de simples imitations d’un bruit inarticulé, et s’il faut parler ainsi, des sons qui n’ont que la moitié de leur être, et une demi vie.

Voilà pourquoi l’on s’est servi dans tous les païs, et dans tous les temps du chant inarticulé des instrumens pour remuer le coeur des hommes, et pour mettre certains sentimens en eux, principalement dans les occasions où l’on ne sçauroit leur inspirer ces sentimens en se servant du pouvoir de la parole. Les peuples civilisez, ont toûjours fait usage de la musique instrumentale dans leur culte religieux. Tous les peuples ont eu des instrumens propres à la guerre, et ils s’y sont servi de leur chant inarticulé, non-seulement pour faire entendre à ceux qui devoient obéïr, les ordres de leurs commandans, mais encore pour animer le courage des combattans, et même quelquefois pour le retenir. On a touché ces instrumens differemment, suivant l’effet qu’on vouloit qu’ils fissent, et on a cherché à rendre leur bruit convenable à l’usage auquel on le destinoit.

Peut-être aurions-nous étudié l’art de toucher les instrumens militaires autant que les anciens l’avoient étudié, si le fracas des armes à feu laissoient nos combattans en état d’entendre distinctement le son de ces instrumens. Mais quoique nous n’aïons pas travaillé beaucoup à perfectionner nos instrumens militaires, et quoique nous aïons si fort négligé l’art de les toucher qui donnoit tant de consideration parmi les anciens, que nous regardons ceux qui exercent cet art aujourd’hui, comme la partie la plus vile d’une armée, nous ne laissons pas de trouver les premiers principes de cet art dans nos camps. Nos trompettes ne sonnent point la charge comme ils sonnent la retraite. Nos tambours ne battent point la chamade du même mouvement dont ils battent la charge.

Les symphonies de nos opera, et principalement les symphonies des opera de Lulli, le plus grand poëte en musique dont nous aïons des ouvrages, rendent vrai-semblables les effets les plus surprenans de la musique des anciens. Peut-être que les bruits de guerre de Thesée, les sourdines d’Armide, et plusieurs autres symphonies du même auteur auroient produit de ces effets qui nous paroissoient fabuleux dans le récit des auteurs anciens, si l’on les avoit fait entendre à des hommes d’un naturel aussi vif que des atheniens, et cela dans des spectacles où ils eussent été émus déja par l’action d’une tragédie. Nous-mêmes ne sentons-nous pas que ces airs font sur nous l’impression que le musicien a eu l’intention de leur faire produire ? Ne sentons-nous pas que ces symphonies nous agitent, nous calment, nous attendrissent, enfin qu’elles agissent sur nous à peu près comme les vers de Corneille et ceux de Racine y peuvent agir.

Si l’auteur anonime du traité de poematum cantu et viribus rithmi, que je crois être Isaac Vossius, parce que ses amis me l’ont dit, et parce que cet ouvrage est rempli des préventions en faveur de la Chine et des chinois, que tout le monde sçait bien avoir été particulieres à ce sçavant homme ; si, dis-je, cet auteur avoit pû entendre les opera de Lulli, et principalement les derniers, avant que d’écrire le traité dont je parle, il n’auroit pas dit, comme il l’a fait, que la musique moderne n’avoit rien, ni de la force, ni de l’énergie de la musique ancienne.

Faut-il s’étonner, c’est le sens de ses paroles, que notre musique ne fasse point les effets que celle des anciens sçavoit faire, puisque les chants les plus variez et l’harmonie la plus riche ne sont que des fadaises sonores et des niaiseries harmonieuses, quand le musicien ne sçait pas faire un usage sensé de ces chants et de cette harmonie, pour bien exprimer son sujet, et quand il ne sçait pas animer encore sa composition par un rithme convenable à ce sujet, de maniere que cette composition exprime quelque chose, et qu’elle l’exprime bien.

Si quelque musique moderne manque du mérite dont parle ici Monsieur Vossius, ce n’est point celle de Lulli. Ce qu’il appelle ici verborum intellectum, ou l’expression, est parfaite dans ce musicien.

Les personnes qui ne sçavent pas le françois, devinent les sentimens et les passions des acteurs qu’il fait déclamer en musique. Qu’on se figure donc quelle comparaison Vossius auroit faite des cantates et des sonates des italiens avec les symphonies et les récits de Lulli, s’il les eut connus, lorsqu’il écrivit le livre dont je parle.

Mais il paroît par la date mise au bas de sa préface qu’il l’avoit faite dès 1671 précisément quand Lulli travailloit à son premier opera.

Les symphonies convenables au sujet et bien caracterisées, contribuent donc beaucoup à nous faire prendre interêt dans l’action des opera, où l’on peut dire qu’elles joüent un rôle. La fiction qui fait endormir Atys, et qui lui présente ensuite des objets si diversifiez durant son sommeil, devient plus vrai-semblable et plus touchante par l’impression que font sur nous les symphonies de differens caracteres qui précedent le sommeil, ou qui se succedent à propos pendant sa durée. La symphonie de l’opera de Roland, qu’on appelle communément Logistille, joüe très-bien son rôle dans l’action où elle est introduite. L’action du cinquiéme acte où elle est placée, consiste à rendre la raison à Roland, qui est sorti furieux de la scéne à la fin du quatriéme acte. Cette belle symphonie donne même l’idée de celles dont Ciceron et Quintilien disent que les pythagoriciens se servoient pour appaiser, avant que de mettre la tête sur le chevet, les idées tumultueuses que les mouvemens de la journée laissent dans l’imagination, de même qu’ils emploïoient des symphonies d’un caractere opposé pour mieux mettre les esprits en mouvement lorsqu’ils s’éveilloient, et pour se rendre ainsi plus propres à l’application.

Pour le dire en passant, le premier air dansant du prologue d’Amadis, celui qui vient après la fin du sommeil, donne l’idée de ces airs, au son desquels les pithagoriciens achevoient de s’éveiller.

Pour revenir à la symphonie de l’opera de Roland, qui nous donne une idée des airs, au son desquels les pytagoriciens se disposoient au sommeil, elle est entierement dans la verité de l’imitation. Il est vrai-semblable qu’elle puisse produire l’effet pour lequel la poësie du musicien la destine. Le sentiment nous enseigne d’abord qu’elle est très-propre à calmer les agitations de l’esprit, et comme une discussion bien faite justifie toûjours le sentiment, nous trouvons en l’examinant par quelles raisons elle est si propre à faire l’impression que nous avons déja sentie.

Ce n’est point le silence qui calme le mieux une imagination trop agitée. L’expérience et le raisonnement nous enseignent qu’il est des bruits beaucoup plus propres à le faire, que le silence même. Ces bruits sont ceux, qui comme celui de Logistille, continuent long-temps dans un mouvement presque toûjours égal, et sans que les sons suivans soient beaucoup plus aigus ou plus graves, beaucoup plus lens ou plus vites que les sons qui les précedent, de maniere que la progression du chant se fasse le plus souvent par les intervalles moindres.

Il semble que ces bruits qui ne s’accelerent ou ne se retardent, quant à l’intonnation et quant au mouvement, que suivant une proportion lente et uniforme, soient plus propres à faire reprendre aux esprits ce cours égal, dans lequel consiste la tranquillité, qu’un silence qui les laisseroit suivre le cours forcé et tumultueux, dans lequel ils auroient été mis. Un homme qui parle long-temps sur le même ton, endort les autres, et la preuve que leur assoupissement vient de la continuation d’un bruit qui se soûtenoit toûjours à peu près le même, c’est que l’auditeur se réveille en sursaut, si l’orateur cesse tout-à-coup de parler, ou s’il lui arrive de faire quelque exclamation sur un ton beaucoup plus haut que le ton sur lequel il déclamoit auparavant. On voit tous les jours des personnes travaillées d’insomnie, ne pouvoir s’endormir qu’au bruit d’une lecture ou d’une conversation. Dès que le bruit cesse, elles se réveillent.

Il est donc une vrai-semblance en symphonie comme en poësie. Comme le poëte est assujetti dans ses fictions à se conformer à la vérité de convenance, de même le musicien doit se conformer à cette verité dans la composition de ses symphonies. Je m’explique. Les musiciens composent souvent des symphonies pour exprimer des bruits que nous n’avons jamais entendu, et qui peut-être ne furent jamais dans la nature. Tels sont le mugissement de la terre quand Pluton sort des enfers, le siflement des airs, quand Apollon inspire la pythie, le bruit que fait une ombre en sortant de son tombeau, et le frémissement du feüillage des chênes de Dodone. Il est une verité de convenance pour ces symphonies. Le convenientia finge d’Horace, a lieu ici comme dans la poësie. On connoît quand la vrai-semblance requise s’y rencontre. La vrai-semblance s’y trouve certainement, quand elles font un effet approchant de l’effet que les bruits qu’elles imitent auroient pû faire, et quand elles nous paroissent conformes à ces bruits inoüis, mais dont nous ne laissons pas de nous être formé une idée confuse par rapport à d’autres bruits que nous avons entendus. On dit donc des symphonies de cette espece, ainsi que de celles qui peuvent imiter des bruits véritables, qu’elles expriment bien ou qu’elles n’expriment pas. On loüe celle du tombeau d’Amadis et celle de l’opera d’Issé, en disant qu’elles imitent bien le naturel, quoiqu’on n’ait jamais vû la nature dans les circonstances où ces symphonies prétendent la copier. Ainsi, bien que ces symphonies soient en un certain sens inventées à plaisir, elles aident beaucoup néanmoins à rendre le spectacle touchant et l’action pathétique. Par exemple, les accens funébres de la symphonie que Monsieur De Lulli a placez dans la scéne de l’opera d’Amadis, où l’ombre d’Ardan sort du tombeau, font autant d’impression sur notre oreille, que le spectacle et la déclamation en font sur nos yeux. Notre imagination attaquée en même-tems par l’organe de la vûë et par l’organe de l’oüie, est beaucoup plus émuë de l’apparition de l’ombre, que si nos yeux seuls étoient séduits. La symphonie par laquelle Monsieur Des Touches fait préceder l’oracle que rendent les chênes de Dodone produit un effet semblable. Le frémissement du feüillage de ces arbres qu’elle imite par son chant, par son harmonie et par son rithme, dispose à trouver de la vrai-semblance dans la supposition qui va leur prêter la parole. Il paroît croïable qu’un bruit approchant de celui de cette symphonie ait précedé, qu’il ait préparé les sons articulez que l’oracle proferoit.

Enfin ces symphonies qui nous semblent si belles, quand elles sont emploïées comme l’imitation d’un certain bruit, nous paroîtroient insipides, elles nous paroîtroient mauvaises, si l’on les emploïoit comme l’imitation d’un autre bruit. La symphonie de l’opera d’Issé dont je viens de parler sembleroit ridicule, si l’on la mettoit à la place de celle du tombeau d’Amadis. Ces morceaux de musique qui nous émeuvent sensiblement, quand ils font une partie de l’action théatrale, plairoient même médiocrement, si l’on les faisoit entendre comme des sonates, ou des morceaux de symphonies détachez, à une personne qui ne les auroit jamais entenduës à l’opera, et qui en jugeroit par conséquent sans connoître leur plus grand mérite, c’est-à-dire, le rapport qu’elles ont avec l’action, où, pour parler ainsi, elles joüent un rôle.

Les premiers principes de la musique, sont donc les mêmes que ceux de la poësie et de la peinture. Ainsi que la poësie et la peinture, la musique est une imitation. La musique ne sçauroit être bonne, si elle n’est pas conforme aux regles generales de ces deux arts sur le choix des sujets, sur la vrai-semblance, et sur plusieurs autres points. Comme le dit Ciceron.

Comme il est des personnes qui sont plus touchées du coloris des tableaux que de l’expression des passions, il est de même des personnes, qui dans la musique ne sont sensibles qu’à l’agrément du chant, ou bien à la richesse de l’harmonie, et qui ne font point assez d’attention, si ce chant imite bien le bruit qu’il doit imiter, ou s’il est convenable au sens des paroles ausquelles il est adapté. Elles n’éxigent point du musicien, qu’il assortisse sa mélodie avec les sentimens contenus dans les paroles qu’il met en chant. Elles se contentent que ses chants soient variez, gracieux, et il leur suffit qu’ils expriment en passant quelques mots du récit. Le nombre des musiciens qui se conforment à ce goût, comme si la musique étoit incapable de faire rien de mieux, n’est que trop grand. S’ils mettent en chant, par exemple, celui des versets du pseaume dixit dominus, qui commence par ces mots, de torrente in via bibet, ils s’attachent uniquement à l’expression de la rapidité du torrent dans sa course, au lieu de s’attacher au sens de ce verset, qui contient une prophétie sur la passion de Jesus-Christ. Cependant, l’expression d’un mot ne sçauroit toucher autant que l’expression d’un sentiment, à moins que le mot ne contint seul un sentiment. Si le musicien donne quelque chose à l’expression d’un mot qui n’est que la partie d’une phrase, il faut que ce soit sans perdre de vûë le sens general de la phrase qu’il met en chant.

Je placerois volontiers la musique où le compositeur n’a point sçû faire servir son art à nous émouvoir, au rang des tableaux qui ne sont que bien coloriez, et des poëmes qui ne sont que bien versifiez. Comme les beautez de l’execution doivent servir en poësie, ainsi qu’en peinture, à mettre en oeuvre les beautez d’invention et les traits de génie qui peignent la nature qu’on imite, de même, la richesse et la varieté des accords, les agrémens et la nouveauté des chants, ne doivent servir en musique que pour faire et pour embellir l’imitation du langage de la nature et des passions. Ce qu’on appelle la science de la composition est une servante, pour user de cette expression, que le génie du musicien doit tenir à ses gages, ainsi que le génie du poëte y doit tenir le talent de rimer. Tout est perdu, qu’on me pardonne cette figure, si l’esclave se rend la maîtresse de la maison, et s’il lui est permis de l’arranger à son gré, comme un bâtiment qui ne seroit fait que pour elle. Je crois même que tous les poëtes et que tous les musiciens seroient de mon sentiment, s’il n’étoit pas plus facile de rimer séverement, que de soûtenir un stile poëtique, comme de trouver sans sortir du vrai, des chants qui soient à la fois naturels et gracieux. Mais on ne sçauroit être pathétique sans avoir du génie, et il suffit d’avoir professé l’art, même quand on s’y seroit appliqué sans génie, pour composer sçavamment en musique, ou pour rimer richement en poësie.

Section 46, quelques refléxions sur la musique des italiens, que les italiens n’ont cultivé cet art qu’après les françois et les flamands §

Ce discours paroît me conduire naturellement à parler de la difference du goût des italiens, et du goût des françois sur la musique. Je parle du goût des italiens d’aujourd’hui beaucoup plus éloigné du goût des françois, qu’il ne l’étoit sous le pontificat d’Urbain VIII. Quoique la nature ne change point, et quoiqu’il semble par consequent que la musique ne dût point changer de goût, elle en change néanmoins en Italie depuis un temps. Il est en ce païs-là une mode pour la musique, comme il en est une en France pour les habits et pour les équipages.

Les étrangers trouvent que nous entendons mieux que les italiens, le mouvement et la mesure, et qu’ainsi nous réussissons mieux que les italiens dans cette partie de la musique, que les anciens nommoient le rithme. En effet, les plus habiles violons d’Italie executeroient mal, je ne dis pas les symphonies caracterisées de Monsieur De Lulli, mais même une gavotte. Quoique les italiens étudient beaucoup la mesure, il semble néanmoins qu’il ne connoissent pas le rithme, et qu’ils ne sçachent pas s’en servir pour l’expression, ni l’adapter au sujet de l’imitation, aussi bien que nous.

Si monsieur l’abbé Gravina ne loüe pas, comme Monsieur Vossius, la musique françoise, du moins, dit-il encore plus de mal que lui de la musique italienne. Voici ses propres paroles. corre per gli theatri… etc. c’est-à-dire. La musique que nous entendons aujourd’hui sur nos théatres, est bien éloignée de produire les mêmes effets que celle des anciens. Au lieu d’imiter et d’exprimer le sens des paroles, elle ne sert qu’à l’énerver, qu’à l’anéantir. Aussi déplaît-elle autant à ceux qui ont de la justesse dans le goût, qu’elle plaît à ceux qui ne sont point d’accord avec la raison. En effet, le chant des paroles doit imiter le langage naturel des passions humaines, plûtôt que le chant des tarins et des sereins de Canarie, lequel notre musique s’attache tant à contrefaire avec ses passages et ses cadences si vantées. Néanmoins nous avons un musicien, qui est à la fois grand artisan et homme de sentiment, lequel ne se laisse pas entraîner au torrent. Mais notre poësie aïant été corrompuë par l’excès des ornemens et des figures, la corruption a passé de-là dans notre musique. C’est la destinée de tous les arts, qui ont une origine et un objet commun, que l’infection passe d’un art à l’autre.

Notre musique est donc aujourd’hui si chargée de colifichets, qu’à peine y reconnoît-on quelque trace de l’expression naturelle. Ainsi elle n’en est point plus propre à la tragédie, parce qu’elle flate l’oreille, puisque l’imitation et l’expression du langage inarticulé des passions, sont le plus grand mérite de la musique dramatique. Si notre musique nous plaît, c’est parce que nous ne connoissons pas rien de mieux, et parce qu’elle chatoüille les sens, ce qui lui est commun avec le ramage des chardonnerets et des rossignols. Elle est semblable à ces peintures de la Chine, qui n’imitent point la nature, et qui ne plaisent que par la vivacité et par la varieté de leurs couleurs.

Mais je ne veux point entrer d’avantage dans l’examen du mérite de la musique françoise et de la musique italienne. C’est un sujet traité depuis un trop petit nombre d’années par des personnes d’esprits.

D’ailleurs, je crois qu’il faudroit la commencer par une question préliminaire, dont la discussion seroit trop longue. Je voudrois donc examiner d’abord le sentiment d’un anglois, homme de beaucoup d’esprit, qui soûtient en reprochant à ses compatriotes le goût que beaucoup d’eux croïent avoir pour les opera d’Italie, qu’il est une musique convenable particulierement à chaque langue, et specialement propre à chaque nation. Suivant lui, le genre de la musique françoise, est aussi bon que le genre de la musique italienne. la musique françoise, continue-t’il, est tres-bien adaptée au son des mots, … etc. .

Je me contenterai donc de faire quelques remarques historiques touchant la musique italienne. L’auteur d’un poëme en quatre chants sur la musique, où l’on trouve beaucoup d’esprit et de talent, prétend que lorsque le genre humain commença, vers le seiziéme siecle, à sortir de la barbarie et à cultiver les beaux arts, les italiens furent les premiers musiciens, et que la societé des nations profita de leur lumiere pour perfectionner cet art. Le fait ne me paroît pas véritable. L’Italie fut bien alors le berceau de l’architecture, de la peinture et de la sculpture, mais la musique reprit naissance dans les Païs-Bas, ou pour mieux dire, elle y fleurissoit déja depuis long-temps avec un succès, auquel toute l’Europe rendoit hommage. Je pourrois alléguer en preuve, Commine et plusieurs autres écrivains, mais je me contenterai de citer un témoin sans reproche et dont la déposition est tellement circonstanciée, qu’elle ne laisse plus aucun lieu au doute. C’est un florentin, Louis Guichardin, neveu du fameux historien François Guichardin. Voici ce qu’il en dit dans un discours sur les Païs-Bas en general, qui sert de préface à sa description de leurs dix-sept provinces, livre très-connu et traduit en plusieurs langues. nos belges sont les patriarches de la musique qu’ils ont fait renaître… etc. en effet, la posterité de Mouton et celle de Verdelet, ont été célebres en France dans la musique jusqu’à nos jours. On observera que Loüis Guichardin, qui mourut l’année de l’avenement de notre roi Henri IV à la couronne, parle de la possession où étoient les Païs-Bas, de fournir l’Europe de musiciens ainsi que l’Italie le fait aujourd’hui concurremment avec la France, comme d’une possession qui duroit depuis long-temps.

L’Italie elle-même, qui pense maintenant que les autres peuples ne sçachent en musique que ce qu’ils ont appris d’elle, faisoit venir ses musiciens de nos contrées avant le dernier siecle, et païoit alors le même tribut à l’art des ultramontains qu’elle prétend recevoir aujourd’hui de tous les peuples de l’Europe. Il me souvient bien d’avoir lû dans les écrivains italiens plusieurs passages qui le prouvent, mais je crois devoir épargner au lecteur la peine de les lire, et à moi celle de les retrouver. Je ne pense pas qu’il demande d’autres preuves que le passage de Guichardin que j’ai cité.

Je me contenterai donc d’alléguer encore un passage du Corio, qui nous a donné une histoire de Milan si curieuse, et si connuë de tous les sçavans. Dans le récit que le Corio fait de la mort du duc Galeas Sforce Viscomti, qui fut assassiné en mil quatre cent soixante et seize dans l’église de saint étienne de Milan, il dit : le duc aimoit beaucoup la musique, … etc. .

L’erreur de croire que les italiens fussent les restaurateurs de la musique en Europe, a jetté le poëte, dont je parle, dans une autre erreur, c’est de faire un italien de Roland Lassé, un des musiciens des Païs-Bas, loüé par Guichardin. Ce poëte le cite donc sous le nom d’Orlando Lasso, et il nous dit qu’il fut un des premiers réparateurs de la musique.

Mais cet Orlando Lasso, quoiqu’on le trouve dans quelques auteurs mal informez avec ses deux noms terminez à l’italienne, n’en étoit pas plus italien que le Ferdinando Ferdinandi de Scarron, et qui étoit natif de Caën en France. La méprise vient de que Roland Lassé a pris à la tête de plusieurs oeuvres dont les paroles sont latines, le surplus d’Orlandus Lassus, en latinisant son surnom suivant l’usage de ce temps-là. Quelqu’un prévenu que tout bon musicien devoit être italien, aura donné à ces deux noms la terminaison italienne, en les traduisant en françois. Roland Lassé étoit françois, ainsi que la plûpart des musiciens citez par Guichardin, à prendre le nom de françois dans sa signification la plus naturelle, qui est de signifier tous les peuples dont la langue maternelle est le françois, sous quelque domination qu’ils soient nez. Comme un homme né à Strasbourg est allemand, quoi qu’il soit né sujet du roi de France, de même un homme né à Mons en Hainault est françois, quoiqu’il soit né sujet d’un autre prince, parce que la langue françoise est dans le Hainault la langue naturelle du païs. Or Roland Lassé, qui mourut sous le regne de notre roi Henri IV étoit de Mons, comme on le peut voir dans l’histoire de Monsieur De Thou, qui fait un éloge assez long de ce musicien. On ne sçauroit même dire que Lassé puisse être reputé italien, parce que l’Italie auroit été sa patrie d’élection. Après avoir demeuré en differens endroits de l’Europe, il mourut au service de Guillaume duc de Baviere, et il fut enterré à Munich. Enfin ce musicien est postérieur à Gaudimelle et à plusieurs autres musiciens célebres du temps de Henri II et de François I. Revenons aux opera et à l’énergie que le chant donne aux vers. Ce que l’art du musicien ajoûte à l’art du poëte supplée en quelque façon à la vrai-semblance, laquelle manque dans ce spectacle. Il est contre la vrai-semblance, me dira-t-on, que des acteurs parlent toûjours en vers alexandrins, comme ils le font dans nos tragédies ordinaires. J’en tombe d’accord, mais la vrai-semblance est encore bien plus choquée par des acteurs qui traitent leurs passions, leurs querelles et leurs interêts en chantant. Le plaisir que nous fait la musique répare néanmoins ce défaut.

Ses expressions rendent aux scénes des opera le pathétique que le manque de vrai-semblance devroit leur ôter.

On pleure donc aux scénes touchantes des opera, ainsi qu’aux scénes touchantes des tragédies qui se déclament. Les adieux d’Iphigénie à Clitemnestre, ne firent jamais verser plus de larmes à l’hôtel de Bourgogne, que la reconnoissance d’Iphigenie et d’Oreste en ont fait répandre à l’opera.

Despreaux auroit pû dire de l’actrice qui faisoit le personnage d’Iphigenie dans l’opera de Duché il y a vingt et un ans, ce qu’il a dit de l’actrice qui faisoit le personnage dans la tragédie de son ami.

Jamais Iphigenie en Aulide immolée n’a coûté tant de pleurs à la Grece assemblée, que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé, en a fait sous son nom verser la chanmeslé.

Enfin les sens sont si flatez par le chant des récits, par l’harmonie qui les accompagne, par les choeurs, par les symphonies et par le spectacle entier, que l’ame qui se laisse facilement séduire à leur plaisir, veut bien être enchantée par une fiction dont l’illusion est palpable, pour ainsi dire.

Je parle du commun des hommes. Ainsi qu’il est plusieurs personnes, qui pour être trop sensibles à la musique, s’en tiennent aux agrémens du chant, comme à la richesse des accords, et qui éxigent d’un compositeur qu’il sacrifie tout à ces beautez, il est aussi des hommes tellement insensibles à la musique, et dont l’oreille, pour me servir de cette expression, est tellement éloignée du coeur, que les chants les plus naturels ne les touchent pas. Il est juste qu’ils s’ennuient à l’opera. L’art du musicien ne sçauroit compenser le plaisir que leur fait perdre le défaut de vrai-semblance, défaut essentiel pour un poëme, et cependant inséparable de l’opera.

Section 47, quels vers sont les plus propres à être mis en musique §

Aprés cela j’oserai décider que generalement parlant, la musique est beaucoup plus efficace que la simple déclamation, que la musique donne plus de force aux vers que la déclamation, quand ces vers sont propres à être mis en musique. Mais il s’en faut infiniment que tous les vers y soient également propres, et que la musique leur puisse prêter la même énergie.

Nous avons dit en parlant de la poësie du stile qu’elle devoit exprimer avec des termes simples les sentimens, mais qu’elle devoit nous présenter tous les autres objets dont elle parle sous des images et des peintures. Nous avons exposé en parlant de la musique, qu’elle devoit imiter dans ses chants les tons, les soupirs, les accens, et tous ces sons inarticulez de la voix, qui sont les signes naturels de nos sentimens et de nos passions. Il est très-aisé d’inferer de ces deux véritez, que les vers qui contiennent des sentimens, sont très-propres à être mis en musique, et que ceux qui contiennent des peintures n’y sont pas bien propres.

La nature fournit elle-même, pour ainsi dire, les chants propres à exprimer les sentimens. Nous ne sçaurions même prononcer avec affection les vers qui contiennent des sentimens tendres et touchans sans faire des soupirs, sans emploïer des accens et des ports de voix qu’un homme doüé du génie de la musique, réduit facilement en un chant continu. Je suis certain que Lulli n’a pas cherché long-temps le chant de ces vers que dit Medée dans l’opera de Thesée.

Mon coeur auroit encore sa premiere innocence s’il n’avoit jamais eu d’amour.

Il y a plus. L’homme de génie, qui compose sur des paroles semblables, trouve qu’il a fait des chants variez, même sans avoir pensé à les diversifier.

Chaque sentiment a ses tons, ses accens et ses soupirs propres. Ainsi le musicien en composant sur des vers, tels que ceux dont nous parlons ici, fait des chants aussi variez que la nature même est variée.

Les vers qui contiennent des peintures et des images, et ce qu’on appelle souvent par excellence de la poësie, ne donnent pas au musicien la même facilité de bien faire. La nature ne fournit presque rien à l’expression. L’art seul aide le musicien qui voudroit mettre en chant des vers tels que ceux où Corneille fait une peinture si magnifique du triumvirat.

Le méchant par le prix au crime encouragé, le mari dans son lit par sa femme égorgé, le fils tout dégoûtant du meurtre de son pere et sa tête à la main demandant son salaire, etc.

En effet, le musicien obligé de mettre en musique de pareils vers, ne trouveroit pas beaucoup de ressource pour sa mélodie dans la déclamation naturelle des paroles. Il faut donc qu’il se jette dans des chants, plûtôt nobles et imposans qu’expressifs, et parce que la nature ne lui aide pas à varier ces chants, il faut encore qu’ils deviennent à la fin uniformes. Comme la musique n’ajoûte presque point d’énergie aux vers dont la beauté consiste dans des images, quoiqu’elle en émousse la force en rallentissant leur prononciation. Un bon poëte lyrique, quelque riche que sa veine puisse être, ne mettra gueres dans ses ouvrages de vers pareils à ceux de Corneille que j’ai citez. Ainsi le reproche qu’on faisoit à Monsieur Quinault quand il composa ses premiers opera, que ses vers étoient dénuez de ces images et de ces peintures qui font le sublime de la poësie, se trouve un reproche mal fondé. On comptoit pour un défaut dans ses vers ce qui en faisoit le mérite. Mais on ne connoissoit pas encore en France en quoi consiste le mérite des vers faits pour être mis en musique. Nous n’avions encore composé que des chansons, et comme ces petits poëmes ne sont destinez qu’à l’expression de quelques sentimens, ils n’avoient pas donné lieu à faire sur la poësie lyrique les observations que nous avons pû faire depuis. Dès que nous avons eu fait des opera, l’esprit philosophique, qui est excellent pour mettre en évidence la vérité, pourvû qu’il chemine à la suite de l’expérience, nous a fait trouver que les vers les plus remplis d’images, et generalement parlant les plus beaux, ne sont pas les plus propres à réussir en musique. Il n’y a pas de comparaison entre les deux strophes que je vais citer, quand elles sont déclamées. La premiere est de l’opera de Thesée écrit par Quinault.

Doux repos, innocente paix, … etc.

La seconde est de l’idille de Sceaux, par Racine.

Déja grondoient les horribles tonneres… etc.

Il s’en faut beaucoup que ces deux strophes n’aïent réussi également en musique. Trente personnes ont retenu la premiere pour une qui aura retenu la seconde.

Cependant l’une et l’autre sont mises en chant par Lulli, qui même avoit dix années d’expérience de plus lorsqu’il composa l’idille de Sceaux. Mais les premiers renferment les sentimens naturels d’un coeur agité d’une nouvelle passion. Il n’y entre qu’une image des plus simples, celle de l’amour qui décoche ses traits sur Medée. Les vers de Racine contiennent les images les plus magnifiques dont la poësie se puisse parer. Tous ceux qui pourront oublier un moment l’effet que font ces vers lorsqu’ils sont chantez, préfereront, avec raison, Racine à Quinault.

On convient donc generalement aujourd’hui que les vers lyriques de Quinault, sont très-propres à être mis en musique, par l’endroit même qui les faisoit critiquer dans les commencemens des opera, je veux dire par le caractere de la poësie de leur stile. Que ces vers y soient très-propres par la mécanique de la composition, ou par l’arrangement des mots regardez en tant que de simples sons, c’est de quoi il a fallu convenir dans tous les temps.

Section 48, des estampes et des poëmes en prose §

Je comparerois volontiers les estampes, où l’on retrouve tout le tableau, à l’exception du coloris, aux romans en prose, où l’on retrouve la fiction et le stile de la poësie. Ils sont des poëmes à la mesure et à la rime près. L’invention des estampes et celle des poëmes en prose, sont également heureuses. Les estampes multiplient à l’infini les tableaux des grands maîtres. Elles mettent à portée d’en joüir, ceux que la distance des lieux condamnoit à ne les voir jamais. On voit de Paris par le secours d’une estampe, les plus grandes beautez que Raphaël ait peintes sur les murs du vatican. Un particulier peut même mettre dans son cabinet, tout l’esprit et toute la poësie qui sont dans des chef-d’oeuvres, dont les beautez sembloient reservées pour les cabinets des princes, ou de ceux qui se sont rendus aussi riches qu’eux en maniant leurs finances.

De même nous avons l’obligation à la poësie en prose, de quelques ouvrages remplis d’avantures vrai-semblables et merveilleuses à la fois, comme de préceptes sages et praticables en même-temps, qui n’auroient peut-être jamais vû le jour, s’il eut fallu que les auteurs eussent assujetti leur génie à la rime et à la mesure. Les auteurs de la princesse De Cleves et de Telemaque, ne nous auroient peut être donné jamais ces ouvrages, s’ils avoient dû les écrire en vers. Il est de beaux poëmes sans vers, comme il est de beaux vers sans poësie, et de beaux tableaux sans un riche coloris.

Qu’on ne dise point que c’est la partie du coloris qui constituë le peintre, et qu’on n’est peintre qu’autant qu’on sçait colorier. C’est alléguer pour preuve une question que je crois même devoir demeurer sans décision. Expliquons-nous.

Section 49, qu’il est inutile de disputer si la partie du dessein et de l’expression, est préferable à celle du coloris §

La perfection du dessein et celle du coloris, sont des choses réelles, et sur lesquelles on peut disputer et convenir à l’aide d’un compas ou de la comparaison.

Ainsi les personnes intelligentes, conviendront bien entr’elles du rang que Le Brun tient entre les compositeurs et les dessinateurs, comme du rang du Titien entre les coloristes. Mais la question, si Le Brun est préferable au Titien, c’est-à-dire, si la partie de la composition poëtique et de l’expression est préferable à celle du coloris, et laquelle de ces parties est superieure à l’autre, je tiens qu’il est inutile de l’agiter. Jamais les personnes d’un sentiment opposé, ne sçauroient s’accorder sur cette preéminence dont on juge toûjours par rapport à soi-même. Suivant qu’on est plus ou moins sensible au coloris, ou bien à la poësie pittoresque, on place le coloriste au dessus du poëte, ou le poëte au-dessus du coloriste. Le plus grand peintre pour nous, est celui dont les ouvrages nous font le plus de plaisir.

Les hommes ne sont pas affectez également par le coloris ni par l’expression, il en est, qui pour ainsi dire, ont l’oeil plus voluptueux que d’autres. Leurs yeux sont organisez, de maniere que l’harmonie et la verité des couleurs y excite un sentiment plus vif que celui qu’elle excite dans les yeux des autres. Un autre homme, dont les yeux ne sont point conformez aussi heureusement, mais dont le coeur est plus sensible que celui du premier, trouve dans les expressions touchantes un attrait superieur au plaisir que lui donnent l’harmonie et la verité des couleurs locales. Tous les hommes n’ont pas le même sens également délicat. Les uns auront le sens de la vûë meilleur à proportion que les autres sens. Voilà pourquoi les uns préferent le Poussin au Titien, quand d’autres préferent le Titien au Poussin.

Ceux qui jugent sans refléxion, ne manquent pas de supposer en faisant leurs jugemens, que les objets affectent intérieurement les autres, ainsi qu’eux-mêmes ils en sont affectez. Celui qui défend la superiorité du Poussin, ne conçoit pas donc qu’on puisse mettre au-dessus d’un poëte, dont les inventions lui donnent un plaisir sensible, un artisan qui n’a sçû que disposer des couleurs, dont l’harmonie et la richesse lui font un plaisir médiocre. Le partisan du Titien de son côté, plaint le partisan du Poussin, de préferer au Titien un peintre, qui n’a pas sçû charmer les yeux, et cela pour quelques inventions dont il juge que tous les hommes ne doivent pas être beaucoup touchez, parce que lui-même il ne l’est que médiocrement. Chacun opine donc en supposant, comme une chose décidée, que la partie de la peinture qui lui plaît davantage est la partie de l’art qui doit avoir le pas sur les autres, et c’est en suivant le même principe, que les hommes se trouvent d’un avis opposé. trahit sua quemque voluptas. ils auroient raison, si chacun se contentoit de juger pour soi. Leur tort est de vouloir juger pour tout le monde. Mais les hommes croïent naturellement que leur goût est le bon goût, et par consequent, ils pensent que les personnes qui ne jugent pas comme eux, ont les organes imparfaits, ou qu’elles se laissent conduire à des préjugez qui les gouvernent sans qu’elles-mêmes s’apperçoivent du pouvoir de la prévention.

Qu’on change les organes de ceux à qui l’on voudroit faire changer de sentiment sur les choses qui sont purement de goût, ou pour mieux dire, que chacun demeure dans son opinion sans blâmer l’opinion des autres. Vouloir persuader à un homme qui préfere le coloris à l’expression en suivant son propre sentiment, qu’il a tort, c’est lui vouloir persuader de prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin, que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu’il dépend d’un homme dont le palais est conformé, de maniere que le vin de Champagne lui fasse plus de plaisir que le vin d’Espagne, de changer de goût, et d’aimer mieux le vin d’Espagne que l’autre.

La prédilection qui nous fait donner la préférence à une partie de la peinture sur une autre partie, ne dépend donc point de notre raison, non plus que la prédilection qui nous fait aimer un genre de poësie preferablement aux autres. Cette prédilection dépend de notre goût, et notre goût dépend de notre organisation, de nos inclinations présentes, et de la situation de notre esprit. Quand notre goût change, ce n’est point parce qu’on nous aura persuadé d’en changer, mais c’est qu’il est arrivé en nous un changement physique. Il est vrai que souvent ce changement nous a été insensible, et que nous ne pouvons même nous en appercevoir qu’à l’aide de la refléxion, parce qu’il s’est fait peu à peu et imperceptiblement. L’âge et plusieurs autres causes, produisent en nous ces sortes de changemens. Une passion triste, nous fait aimer durant un temps des livres assortis à notre humeur présente. Nous changeons de goût aussi-tôt que nous sommes consolez. L’homme, qui durant son enfance, trouvoit plus de plaisir à lire les fables de La Fontaine, que les tragédies de Racine, leur préfere à trente ans ces mêmes tragédies. Je dis préferer et aimer mieux, et non pas loüer et blâmer, car en préferant la lecture des tragédies de Racine à celle des fables de La Fontaine, on ne laisse pas de loüer et même d’aimer toûjours ces fables.

L’homme dont je parle aimera mieux à soixante ans les comédies de Moliere, qui lui remettront si bien devant les yeux le monde qu’il a vû, et qui lui fourniront des occasions si fréquentes de faire des refléxions sur ce qu’il aura observé dans le cours de sa vie, qu’il n’aimera les tragédies de Racine, pour lesquelles il avoit tant de goût, lorsqu’il étoit occupé des passions que ces pieces nous dépeignent. Mais ces goûts particuliers n’empêchent pas les hommes de rendre justice aux bons auteurs, ni de faire le discernement de ceux qui ont réussi, même dans le genre pour lequel ils n’ont point de prédilection. C’est sur quoi nous nous étendrons davantage à la fin de la seconde partie de cet ouvrage.

Section 50, de la sculpture, du talent qu’elle demande, et de l’art des bas-reliefs §

Tout ce que nous avons dit touchant l’ordonnance et l’expression des tableaux, peut aussi s’appliquer à la sculpture. Le cizeau est capable d’imiter, et dans les mains d’un homme de génie, il sçait interesser presque autant que le pinceau. Il est vrai qu’on peut être un bon sculpteur sans avoir autant d’invention qu’il en faut pour être un excellent peintre, mais si la poësie n’est pas si nécessaire au sculpteur, un sculpteur ne laisse pas d’en faire un usage qui le met fort au-dessus de ses concurrens.

Nous voyons donc par plusieurs productions de la sculpture, qu’entre les mains d’un homme de génie, elle est capable des plus nobles operations de la peinture. Telle étoit l’histoire de Niobé, représentée avec quatorze ou quinze statuës liées entr’elles par une même action. On voit à Rome dans la vigne de Medicis les sçavantes reliques de cette composition antique. Tel étoit le groupe d’Alexandre blessé et soûtenu par des soldats, dont le pasquin et le torse de Belveder sont des figures. Pour parler de la sculpture moderne, tels sont le tombeau du cardinal De Richelieu, et l’enlevement de Proserpine par Girardon, la fontaine de la place Navonne, et l’extase de sainte Therese par Le Bernin, comme le grand bas-relief de l’Algarde qui représente saint Pierre et saint Paul en l’air ménaçants Attila, qui venoit à Rome pour la saccager. Ce bas-relief sert de tableau à un des petits autels de la basilique de saint Pierre.

Je ne sçais point même s’il ne faut pas plus de génie pour tirer du marbre une composition pareille à celle de l’Attila, que pour la peindre sur une toile. En effet, la poësie et les expressions en sont aussi touchantes que celle du tableau où Raphaël a traité le même sujet, et l’execution du sculpteur, qui semble avoir trouvé le clair-obscur avec son cizeau, me paroît d’un plus grand mérite que celle du peintre. Les figures qui sont sur le devant de ce superbe morceau sont isolées. Elles sont de véritables statuës. Celles qui sont derriere ont moins de relief, et leurs traits sont plus ou moins marquez, selon qu’elles s’enfoncent dans le lointain. Enfin la composition finit par plusieurs figures, dessinées sur la superficie du marbre par de simples traits. Je ne prétend pas loüer l’Algarde d’avoir tiré de son génie la premiere idée de cette execution, ni d’être l’inventeur du grand art des bas-reliefs, mais bien d’avoir beaucoup perfectionné par l’ouvrage dont il s’agit ici, cet art déja trouvé par les modernes.

Nous ne voïons pas du moins dans les morceaux de la sculpture grecque ou romaine qui nous sont restez, que l’art des bas-reliefs ait été bien connu des anciens. Leurs sculpteurs ne sçavoient que couper des figures de ronde bosse par le milieu ou par le tiers de leur épaisseur, et les plaquer, pour ainsi dire, sur le fond du bas-relief, sans que celle qui s’enfonçoient fussent dégradées de lumiere. Une tour qui paroît à cinq cens pas du devant du bas-relief, à en juger par la proportion d’un soldat monté sur la tour, avec les personnages placez le plus près du bord du plan, cette tour, dis-je, est taillée comme si l’on la voïoit à cinquante pas de distance. On apperçoit distinctement la jointure des pierres, et l’on compte les tuilles de la couverture. Ce n’est pas ainsi que les objets se présentent à nous dans la nature. Non-seulement ils paroissent plus petits à mesure qu’ils s’eloignent de nous, mais ils se confondent encore quand ils sont à une certaine distance, à cause de l’interposition de la masse de l’air. Les sculpteurs modernes, en cela mieux instruits que les anciens, confondent les traits des objets qui s’enfoncent dans le bas-relief, et ils observent ainsi la perspective aërienne. Avec deux ou trois pouces de relief, ils font des figures qui paroissent de ronde bosse, et d’autres qui semblent s’enfoncer dans le lointain. Ils y font voir encore des païsages artistement mis en perspective par une diminution de traits, lesquels étant non-seulement plus petits, mais encore moins marquez, et se confondant même dans l’éloignement, produisent à peu près le même effet en sculpture, que la dégradation des couleurs fait dans un tableau. On peut donc dire que les anciens n’avoient point l’art des bas-reliefs, aussi parfait que nous l’avons aujourd’hui, quoiqu’on voïe des figures admirables dans des bas-reliefs antiques. Telles sont les danseuses du Louvre copiées d’après le bas-relief antique qui est à Rome, et que tant de sculpteurs habiles ont prises pour étude.

Je ne trouve donc pas que la recompense de l’Algarde, à qui le pape Innocent X donna trente mille écus pour son bas-relief, ait été excessive.

Je ferois voir encore que le cavalier Bernin et Girardon, ont mis autant de poësie que lui dans leurs ouvrages, si je ne craignois d’ennuïer mon lecteur. Je ne rapporterai donc de toutes les inventions du Bernin, qu’un trait qu’il a placé dans sa fontaine de la place Navonne, pour exprimer une circonstance particuliere au Nil ; que sa source fut inconnuë, et que, comme le dit Lucain, la nature n’ait pas voulu qu’on put voir ce fleuve sous la forme d’un ruisseau.

La statuë qui représente le Nil, et que Le Bernin a rendu reconnoissable par les attributs que les anciens ont assignez à ce fleuve, se couvre la tête d’un voile. Ce trait qui ne se trouve pas dans l’antique, et qui appartient au sculpteur, exprime ingénieusement l’inutilité d’un grand nombre de tentatives, que les anciens et les modernes avoient faites pour parvenir jusqu’aux sources du Nil en remontant son canal. L’allégorie du Bernin, désigne noblement que le Nil a voulu cacher sa source.

Voilà ce qu’on croïoit encore communément à Rome sous le pontificat d’Innocent X quand Le Bernin fit sa fontaine. Il est vrai que les personnes curieuses y devoient avoir déja connoissance des découvertes du pere Manuël D’Almeïda et du pere Hieronimo Lobo, quoique l’histoire de la haute éthiopie du pere Tellez, qui le premier a donné ces découvertes au public, ne fut pas encore imprimée.

Elle ne parut que six ans après la mort d’Innocent X. Mais les rélations particulieres que les jesuites portugais avoient envoïées à Rome, et ce qu’en avoient raconté ceux d’entr’eux qui étoient repassez en Europe, devoient y avoir appris déja aux curieux comment étoient faites les sources du Nil qu’on avoit enfin découvertes dans l’Abyssinie.

Les faits merveilleux sont encore véritables pour les poëtes de tout genre, long-temps après qu’ils ont cessé de l’être pour les historiens et pour les autres écrivains, dont la verité est le premier objet. Je pense même que sur beaucoup de faits de physique, d’astronomie et de géographie, les peintres, les poëtes et les sculpteurs doivent s’en tenir à l’opinion vulgairement reçûë de leur temps, quoiqu’elle soit contredite avec fondement par les sçavans. Ainsi le vol de l’hirondelle qui rase la terre, sera pour le poëte un vol timide, quoique ce vol soit très-hardi pour Borelli et pour les autres sçavans, qui ont étudié les mouvemens des animaux.

La femelle d’une ruche d’abeilles sera le roi de l’essain, et on lui attribuera encore tout ce qui peut avoir été dit d’ingénieux sur ce roi prétendu qui ne porte point d’aiguillon. Je ne disconviens point que ces veritez devenant plus communes avec le temps, il ne faille un jour que les poëtes s’y conforment. Mais ce n’est point à eux de les établir ni de choquer pour les établir, l’opinion vulgaire, à moins qu’ils n’écrivissent de ces poëmes que nous avons appellez des poëmes dogmatiques.

Seconde partie §

Section 1, du génie en general §

Le sublime de la poësie et de la peinture est de toucher et de plaire, comme celui de l’éloquence est de persuader.

Il ne suffit pas que vos vers soient beaux, dit Horace, en stile de legislateur, pour donner plus de poids à sa décision, il faut encore que ces vers puissent remuer les coeurs, et qu’ils soient capables d’y faire naître les sentimens qu’ils prétendent exciter.

Horace auroit dit la même chose aux peintres.

Un poëme, ainsi qu’un tableau, ne sçauroit produire cet effet, s’il n’a pas d’autre mérite que la régularité et l’élegance de l’execution. Le tableau le mieux peint, comme le poëme le mieux distribué et le plus exactement écrit, peuvent être des ouvrages froids et ennuïeux.

Afin qu’un ouvrage nous touche, il faut que l’élegance du dessein et la verité du coloris, si c’est un tableau, il faut que la richesse de la versification, si c’est un poëme, y servent à donner l’être à des objets capables par eux-mêmes de nous émouvoir et de nous plaire.

Si les heros du poëte tragique ne m’interessent point par leurs caracteres et par leurs avantures, sa piece m’ennuïe, quoiqu’elle soit écrite purement, et quoiqu’il n’y ait pas de fautes contre ce qu’on appelle les regles du théatre.

Mais si le poëte m’expose des avantures, s’il me fait voir des caracteres qui m’interessent autant que ceux de Pyrrhus et de Pauline, sa piece me fait pleurer, et je reconnois l’artisan qui se joüe ainsi de mon coeur, pour un homme qui sçait faire quelque chose de divin.

La ressemblance des idées que le poëte tire de son génie, avec les idées que peuvent avoir des hommes qui se trouveroient être dans la même situation où ce poëte place ses personnages, le pathetique des images qu’il a conçûës avant que de prendre la plume ou le pinceau, font donc le plus grand mérite des poëmes, ainsi que le plus grand mérite des tableaux. C’est à l’intention du peintre ou du poëte : c’est à l’invention des idées et des images propres à nous émouvoir, et qu’il met en oeuvre pour executer son intention, qu’on distingue le grand artisan du simple manoeuvre, qui souvent est plus habile ouvrier que lui dans l’execution. Les plus grands versificateurs ne sont pas les plus grands poëtes, comme les dessinateurs les plus réguliers ne sont pas les plus grands peintres.

On n’examine pas long-temps les ouvrages des grands maîtres sans s’appercevoir qu’ils n’ont pas regardé la régularité et les beautez de l’execution comme le dernier but de leur art, mais bien comme les moïens de mettre en oeuvre des beautez d’un ordre superieur.

Ils ont observé les regles afin de gagner notre esprit par une vrai-semblance jamais démentie, et capable de lui faire endurer que notre coeur s’attendrit sur une fiction. Ils ont mis en oeuvre les beautez d’execution, afin de nous prévenir en faveur de leurs personnages, par l’élegance de leur extérieur, ou par l’agrément de leur langage. Ils ont voulu arrêter nos sens sur les objets destinez à toucher notre ame. C’est le but de l’orateur, quand il s’assujettit aux préceptes de la grammaire et de la réthorique : sa derniere fin n’est pas d’être loüé sur la correction et sur le brillant de sa composition ; deux choses qui ne persuadent point, mais de nous amener à son sentiment par la force de ses raisonnemens, ou par le pathétique des images que son invention lui fournit, et dont son art ne lui enseigne que l’oeconomie.

Or il faut être né avec du génie pour inventer, et l’on ne parvient même qu’à l’aide d’une longue étude à bien inventer.

Un homme qui invente mal, qui produit sans jugement, ne mérite pas le nom d’inventeur. ego porro ne… etc., dit Quintilien, en parlant de l’invention. Les regles qui sont déja réduites en méthode, sont des guides qui ne montrent le chemin que de loin, et ce n’est qu’avec le secours de l’expérience, que les génies les plus heureux, apprennent d’elles comment il faut appliquer dans la pratique leurs maximes succinctes et leurs préceptes trop generaux. Soïez toûjours pathétiques, disent ces regles, et ne laissez jamais languir vos spectateurs ni vos auditeurs. Voilà de grandes maximes, mais l’homme né sans génie, n’entend rien au précepte qu’elles renferment, et le génie le plus heureux ne devient pas même capable en un jour de les bien appliquer. Il convient donc de traiter ici du génie et des études qui forment les peintres et les poëtes.

Si cet enthousiasme divin, qui rend les peintres poëtes, et les poëtes peintres, manque à nos artisans, s’ils n’ont pas, comme le dit Monsieur Perrault, ce feu, cette divine flâme, l’esprit de notre esprit, et l’ame de notre ame.

Les uns et les autres restent toute leur vie de vils ouvriers, et des manoeuvres, dont il faut païer les journées, mais qui ne méritent pas la consideration et les récompenses que les nations polies doivent aux artisans illustres. Ils sont de ces gens dont Ciceron dit : quorum opera non quorum artes emuntur.

Ce qu’ils sçavent de leur profession, n’est qu’une routine qui se peut apprendre comme on apprend les autres métiers.

Les esprits les plus communs, sont capables d’être des peintres et des poëtes médiocres.

On appelle génie, l’aptitude qu’un homme a reçû de la nature, pour faire bien et facilement certaines choses, que les autres ne sçauroient faire que très-mal, même en prenant beaucoup de peine. Nous apprenons à faire les choses pour lesquelles nous avons du génie, avec autant de facilité que nous en avons à parler notre langue naturelle.

Un homme né avec le génie du commandement à la guerre, et capable de devenir un grand capitaine à l’aide de l’expérience, c’est un homme dont la conformation organique est telle que sa valeur n’ôte rien à sa présence d’esprit, et que sa présence d’esprit n’ôte rien à sa valeur. C’est un homme doüé d’un jugement sain, d’une imagination prompte, et qui conserve le libre usage de ces deux facultez dans ce boüillonnement de sang qui vient à la suite du froid que la premiere vûë des grands dangers jette dans le coeur humain, comme la chaleur vient à la suite du froid dans les accès de fiévre. Dans cette ardeur qui fait oublier le péril, il voit, il délibere, et il prend son parti comme s’il étoit tranquille sous sa tente. Aussi découvre-t-il d’un coup-d’oeil le mauvais mouvement que fait son ennemi, et que des officiers plus vieux que lui regarderont long-temps, avant que d’en appercevoir le motif ou le défaut.

On n’acquiert point la disposition d’esprit dont je parle ; on ne l’a jamais si on ne l’a point apportée en naissant.

La crainte de la mort intimide ceux qui ne s’animent point à la vûë de l’ennemi, et ceux qui s’animent trop, perdent cette présence d’esprit, si nécessaire pour voir distinctement ce qui se passe, et pour découvrir ce qu’il conviendroit de faire. Quelqu’esprit qu’ait un homme, quand il est de sang froid, il ne sçauroit être un bon general, si l’aspect de l’ennemi le rend, ou fougueux ou timide.

Voilà pourquoi tant de gens, qui raisonnent si bien sur la guerre dans leur cabinet, la font si mal en campagne.

Voilà pourquoi tant de gens vont à la guerre toute leur vie sans se rendre capables d’y commander.

Je sçais bien que l’honneur et l’émulation font faire souvent à des hommes nez timides, les démarches et les démonstrations que font ceux qui sont nez braves. Les plus impétueux obéissent de même à ceux qui leur défendent de s’avancer où leur ardeur les porte. Mais les hommes n’ont pas le même empire sur leur imagination que sur leurs jambes.

Ainsi la discipline militaire, quoiqu’elle puisse contenir le fougueux dans son rang, et retenir le timide dans son poste, ne sçauroit empêcher que l’interieur de l’un et de l’autre ne soit boulversé, pour me servir d’une expression de Montagne, et que l’ame de l’un n’avance, quand l’ame de l’autre recule.

L’un et l’autre ne sont plus capables d’avoir dans le danger cette liberté d’esprit et d’imagination que les romains mêmes loüoient dans Annibal.

C’est ce que nous appellons être general dans l’action.

Il en est de toutes les professions, comme de celle de la guerre. La gestion des grandes affaires, l’art d’appliquer les hommes aux emplois pour lesquels ils sont nez ; la medecine, le jeu même, tout a son génie. La nature a voulu répartir ses talens entre les hommes, afin de les rendre nécessaires les uns aux autres, parce que les besoins des hommes sont le premier lien de la societé. La nature a donc choisi les uns pour leur distribuer l’aptitude à bien faire certaines choses impossibles à d’autres, et ces derniers ont pour des choses differentes une facilité qu’elle a refusée aux premiers. Les uns ont un génie sublime et étendu en une certaine sphere, d’autres ont dans la même sphere, le talent de l’application et le don de l’attention, si propre à conduire les détails. Si les premiers sont nécessaires aux seconds pour les guider, les seconds sont nécessaires aux premiers pour operer. La nature a fait un partage inégal de ses biens entre ses enfans, mais elle n’a voulu deshériter personne, et l’homme entierement dépourvû de toute espece de talent, est aussi rare qu’un génie universel. Des hommes sans aucun esprit, sont aussi rares que les monstres, dit celui de tous les hommes qui s’est fait la plus grande réputation dans la profession d’instruire les enfans.

Il semble même que la providence n’ait voulu rendre certains talens et certaines inclinations plus communes parmi un certain peuple que parmi d’autres peuples, qu’afin de mettre entre les nations la dépendance réciproque qu’elle a pris tant de soin d’établir entre les particuliers. Les besoins qui engagent les particuliers d’entrer en societé les uns avec les autres, engagent aussi les nations à lier entr’elles une societé. La providence a donc voulu que les nations fussent obligées de faire les unes avec les autres, un échange de talens et d’industrie, comme elles font échange des fruits differens de leurs païs, afin qu’elles se recherchassent réciproquement, par le même motif qui fait que les particuliers se joignent ensemble pour composer un même peuple : le desir d’être bien, ou l’envie d’être mieux.

De la difference des génies, naît la diversité des inclinations des hommes, que la nature a pris la précaution de porter aux emplois, pour lesquels elles les destine, avec plus ou moins d’impétuosité, suivant qu’ils doivent avoir plus ou moins d’obstacles à surmonter, pour se rendre capables de remplir cette vocation. Les inclinations des hommes ne sont si differentes que parce qu’ils suivent tous le même mobile, je veux dire l’impulsion de leur génie.

D’où vient cette difference ? Demandez-le, dit le même philosophe, au génie d’un chacun, qui peut seul vous en rendre compte : chaque particulier a le sien qui ne ressemble pas à celui des autres ; il en est même qui sont aussi differens que le blanc et le noir.

C’est ce qui fait qu’un poëte plaît sans observer les regles, quand un autre déplaît en les observant. Le caractere que les hommes apportent en naissant, fait que les uns plaisent par leurs défauts mêmes, quand les autres déplaisent par leurs bonnes qualitez.

Mon sujet ne veut pas que je parle plus au long de la difference qui se rencontre entre le génie des hommes, et même entre le génie des siecles et des nations. Ceux qui voudroient s’en instruire et perfectionner par des lumieres acquises, cet instinct naturel qui nous fait faire le discernement des hommes, peuvent lire l’examen des esprits par Huarté, et le portrait du caractere des hommes, des siecles et des nations, par Barclai. On peut profiter beaucoup dans la lecture de ces ouvrages, quoiqu’ils ne méritent pas toute la confiance du lecteur : je ne dois parler ici que du génie qui fait le peintre et le poëte.

Section 2, du génie qui fait les peintres et les poëtes §

Je conçois que le génie de leurs arts consiste dans un arrangement heureux des organes du cerveau, dans la bonne conformation de chacun de ces organes, comme dans la qualité du sang, laquelle le dispose à fermenter durant le travail, de maniere qu’il fournisse en abondance des esprits aux ressorts qui servent aux fonctions de l’imagination.

En effet, l’extrême lassitude et l’épuisement, qui suivent une longue contention d’esprit, rendent sensible que les travaux d’imagination font une grande dissipation des forces du corps. J’ai supposé que le sang de celui qui compose s’échauffât ; car les peintres et les poëtes ne peuvent inventer de sang froid : on sçait bien qu’ils entrent en une espece d’entousiasme, lorsqu’ils produisent leurs idées. Aristote parle même d’un poëte qui ne composoit jamais mieux, que lorsque sa fureur poëtique alloit jusques à la phrenesie. Le Tasse n’enfantoit ces peintures admirables, qu’il nous a faites d’Armide et de Clorinde, qu’au prix de la disposition qu’il avoit à une démence véritable, dans laquelle il tomba avant la fin de sa vie ;

Apollon a son yvresse, ainsi que Bacchus.

Croïez-vous, dit Ciceron que Pacuvius composât de sang froid ? Cela ne peut être. Il faut être inspiré d’une espece de fureur, pour faire de beaux vers.

Mais la fermentation du sang la plus heureuse ne produira que des chimeres bizarres dans un cerveau composé d’organes, ou vicieux ou mal disposez, et par consequent incapables de représenter au poëte la nature, telle qu’elle paroît aux autres hommes. Les copies qu’il fait de la nature ne ressemblent point, parce que son miroir n’est pas fidele, pour ainsi dire. Tantôt rampant, et tantôt dans les nuës, il n’est dans le vrai que durant quelques instans, parce qu’il n’y est que par hazard. Tels ont été parmi nous l’auteur du poëme de la Magdeleine et celui du poëme de saint Louis, deux esprits pleins de verves, mais qui n’ont jamais peint la nature, parce qu’ils l’ont copiée d’après les vains phantômes que leur imagination brûlée en avoit formez : tous deux se sont également éloignez du vrai, quoiqu’ils s’en soient écartez par des routes differentes.

D’un autre côté, si ce feu qui provient d’un sang chaud et rempli d’esprits manque en un cerveau bien disposé, ses productions seront régulieres, mais elles seront froides.

Si le feu poëtique l’anime quelquefois, il s’éteint bien-tôt, et il ne jette que des lueurs. Voilà pourquoi on dit que l’homme d’esprit peut bien faire un couplet ; mais qu’il faut être poëte pour en faire trois. L’haleine manque à ceux qui ne sont pas nez poëtes dès qu’il faut s’élever sur le Parnasse. Ils entrevoïent ce qu’il faudroit faire dire à leurs personnages ; mais ils ne peuvent le penser distinctement, et encore moins l’exprimer.

Ils demeurent froids en s’efforçant d’être touchans.

Lorsque la qualité du sang est jointe avec l’heureuse disposition des organes, ce concours favorable forme, à ce que je m’imagine, le génie poëtique ou pittoresque ; car je me défie des explications physiques, attendu l’imperfection de cette science dans laquelle il faut presque toûjours déviner. Mais les faits que j’explique sont certains, et ces faits, quoique nous n’en concevions pas bien la raison, suffisent pour appuïer mon systême. J’imagine donc que cet assemblage heureux est, physiquement parlant, cette divinité que les poëtes disent être dans leur sein pour les animer.

Voilà en quoi consiste cette fureur divine, dont les anciens ont tant parlé, et sur laquelle un moderne composa un sçavant traité, il y a quarante-cinq ans.

C’est ce qui fait dire à Montagne : les saillies poëtiques, qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi… etc. .

Ce bonheur est celui d’être né avec du génie. Le génie est ce feu qui éleve les peintres au-dessus d’eux-mêmes, qui leur fait mettre de l’ame dans leurs figures, et du mouvement dans leurs compositions. C’est l’enthousiasme qui possede les poëtes, quand ils voïent les graces danser sur une prairie, où le commun des hommes n’apperçoit que des troupeaux. Voilà pourquoi leur veine n’est pas toûjours à leur disposition. Voilà pourquoi leur esprit semble les abandonner quelquefois, et quelquefois les tirer par l’oreille, suivant la phrase d’Horace, pour les obliger d’écrire ou de peindre. Comme nous l’exposerons plus au long dans le cours de ces refléxions, le génie doit se sentir de toutes les alterations ausquelles notre machine est si sujette par l’effet de plusieurs causes qui nous sont comme inconnuës. Heureux les peintres et les poëtes, qui ont plus d’empire sur leur génie que les autres, qui sortent de leur enthousiasme en quittant le travail, et qui n’apportent point dans la societé l’yvresse du Parnasse.

L’experience prouve suffisamment que tous les hommes ne naissent pas avec un génie propre à les rendre peintres ou poëtes : nous en voïons qu’un travail continué durant plusieurs années, plûtôt avec obstination qu’avec perseverance, n’a pû élever au-dessus du rang de simples versificateurs. Nous avons vû de même des hommes d’esprit, qui avoient copié plusieurs fois ce que la peinture a produit de plus sublime, vieillir le pinceau et la palette à la main, sans s’élever au-dessus du rang de coloristes médiocres et de serviles dessinateurs d’après les figures d’autrui.

Les hommes nez avec le génie qui forme les grands generaux, ou ces magistrats dignes de faire des loix, meurent souvent avant que leurs talens se soient fait connoître. L’homme dépositaire d’un pareil génie, ne le sçauroit mettre en evidence sans être appellé aux emplois ausquels ce génie le rend propre, et il meurt souvent avant qu’on les lui ait confiez. Supposant même que le hazard l’ait fait naître à une telle distance de ces emplois, qu’il lui soit possible de la franchir dans le cours d’une vie humaine ; il manque souvent des talens qui peuvent les lui faire obtenir.

Capable de les bien exercer, il est incapable de tenir la route par laquelle on y parvient de son temps. Le génie est presque toûjours accompagné de hauteur.

Je ne parle point de celle qui consiste dans le ton de voix et dans l’air de tête, cette espece de hauteur n’est qu’une morgue qui marque un esprit borné, et qui rend un homme plus méprisable aux yeux des philosophes, que ne l’est aux yeux des courtisans, le laquais chargé de la livrée d’un ministre disgracié. Je parle de cette hauteur qui consiste dans la noblesse des sentimens du coeur, et dans une élevation d’esprit, et qui fait mettre un juste prix aux avancemens où l’on peut aspirer, comme à la peine qu’il faut prendre pour y parvenir, sur tout quand il est question de les solliciter auprès de personnes qu’on ne croit pas être des juges compétens du mérite. Enfin les vertus rendent bien capable des grandes places, mais il arrive souvent dans tous les siecles qu’on n’y puisse parvenir que par des bassesses et par des vices.

Il doit donc arriver que plusieurs génies, nez propres aux grands emplois, meurent sans avoir manifesté leurs talens. On n’a pas voulu leur confier le commandement des armées, ni des provinces à conduire. On n’a pas voulu donner à celui qui étoit né avec le génie de l’architecture, la conduite d’un bâtiment où son talent pût se déploïer.

Mais les hommes nez pour être de grands peintres ou de grands poëtes, ne sont point de ceux, s’il est permis de parler ainsi, qui ne sçauroient se produire que sous le bon plaisir de la fortune. Elle ne sçauroit les priver des secours necessaires pour manifester leurs talens : c’est ce que nous allons discuter.

La méchanique de la peinture est très-pénible, mais elle n’est pas rebutante pour ceux qui sont nez avec le génie de l’art. Ils sont soûtenus contre le dégoût par l’attrait d’une profession à laquelle il se sentent propres, et par le progrès sensible qu’ils font dans leurs études. Les éleves trouvent encore par tout des maîtres qui leur abrégent le chemin. Que ces maîtres soient de grands hommes ou des ouvriers médiocres, il n’importe, l’éleve qui aura du génie, profitera toûjours de leurs enseignemens.

Il lui suffit que ces maîtres lui puissent enseigner une pratique, qu’on ne sçauroit ignorer quand on a professé cet art durant quelques années.

Un éleve qui a du génie, apprend à bien faire en voïant son maître faire mal. La force du génie change en bonne nourriture les préceptes les plus mal digerez. Ce qu’un homme né avec du génie fait de mieux, est ce que personne ne lui a montré à faire. Il en est des leçons que les maîtres donnent, dit Seneque, comme des graines. La qualité du fruit que les graines produisent, dépend principalement de la qualité de la terre où elles sont semées.

La plus chetive donne un bon fruit dans une terre excellente. Ainsi quand les préceptes tombent en un esprit disposé, ils germent heureusement, et cet esprit, pour ainsi dire, rapporte une graine de meilleure qualité que la graine qui lui fut confiée. Combien d’hommes illustres en toutes sortes de professions, ont appris les premiers élemens des professions qui les ont rendus si célebres, de maîtres qui n’acquirent jamais d’autre réputation que celle de les avoir eu pour éleves.

Ainsi Raphaël instruit par un peintre médiocre, mais soûtenu par son génie, s’éleva fort au-dessus de son maître, après quelques années de travail. Il n’avoit eu besoin des enseignemens de Pierre Perugin, que pour apprendre comment il falloit étudier. Il en a été de même d’Annibal Carache, de Rubens, du Poussin, de Le Brun, et des autres peintres dont nous admirons le génie.

Quant aux poëtes, les principes de la pratique de leur art sont si faciles à comprendre et à mettre en oeuvre, qu’ils n’ont pas même besoin d’un maître qui leur montre à les étudier. Un homme né avec du génie, peut s’instruire lui-même en deux mois de toutes les regles de la poësie françoise. Il est même capable bien-tôt de remonter jusques à la source de ces regles, et de juger de l’importance de chacune d’elle par l’importance des principes qui l’ont fait établir.

Aussi le monde n’attacha-t-il jamais aucune gloire au bonheur d’avoir enseigné les élemens de la poësie à des éleves qui auront remplis tous les siecles du bruit de leur réputation. On ne parla jamais du maître en poësie de Virgile, ni de celui d’Horace. Nous ignorons qui sont ceux qui peuvent avoir enseigné à Moliere et à Corneille, si voisins de nous, la césure et la mesure de nos vers. On n’a point crû que ces maîtres eussent assez de part à la gloire de leurs éleves, pour mériter qu’on se donnât la peine de demander et de retenir leurs noms.

Section 3, que l’impulsion du génie détermine à être peintre ou poëte, ceux qui l’ont apporté en naissant §

En effet, il n’y a pas un grand mérite à mettre la plume à la main d’un jeune poëte, le premier venu, son génie seul la lui auroit fait prendre. Le génie ne se borne pas à une simple sollicitation, pour obliger celui qui l’a reçû à se produire. Le génie ne se rebute point, parce que ses premieres impulsions n’auroient pas eu d’effet : il presse avec perseverance, et il sçait enfin se faire jour à travers l’inapplication et la dissipation de la jeunesse.

Des emplois, ou trop élevez ou trop bas, une éducation qui semble éloigner l’homme de génie de s’appliquer aux choses pour lesquelles il est né, rien ne sçauroit l’empêcher de montrer du moins qu’elle étoit sa destinée, quand même il ne la remplit pas. Ce qu’on lui propose pour être l’objet de son application, ne sçauroit le fixer, si cet objet n’est pas celui que la nature veut qu’il suive. Il ne s’en laisse jamais écarter pour long-temps, et il y révient toûjours malgré les autres, et quelquefois malgré lui-même. De toutes les impulsions, celle de la nature, dont il tient son penchant, est la plus forte.

Tout devient palettes et pinceaux entre les mains d’un enfant doüé du génie de la peinture. Il se fait connoître aux autres pour ce qu’il est, quand lui-même il ne le sçait pas encore.

Les analistes de la peinture rapportent une infinité de faits qui confirment ce que j’avance. La plûpart des grands peintres ne sont pas nez dans les atteliers.

Très-peu sont des fils de peintre, qui, suivant l’usage ordinaire, auroient été élevez dans la profession de leurs peres. Parmi les artisans illustres qui font tant d’honneur aux deux derniers siecles, le seul Raphaël, autant qu’il m’en souvient, fut le fils d’un peintre.

Le pere du Georgeon et celui du Titien, ne manierent jamais ni pinceaux ni cizeaux, Leonard De Vinci, et Paul Veronése, n’eurent point de peintres pour peres. Les parens de Michel-Ange vivoient, comme on dit, noblement, c’est-à-dire, sans exercer aucune profession lucrative. André Del Sarte étoit fils d’un tailleur, et Le Tintoret d’un tinturier.

Le pere des Caraches, n’étoit pas d’une profession où l’on manie le craïon.

Michel-Ange De Caravage étoit fils d’un masson, et Le Correge fils d’un laboureur.

Le Guide étoit fils d’un musicien, Le Dominiquin d’un cordonnier, et L’Albane d’un marchand de soïe. Lanfranc étoit un enfant trouvé, à qui son génie enseigna la peinture, à peu près comme le génie de M. Paschal lui enseigna les mathematiques. Le pere de Rubens, qui étoit dans la magistrature d’Anvers, n’avoit ni attelier ni boutique dans sa maison. Le pere de Vandick n’étoit ni peintre ni sculpteur. Du Fresnoy, dont nous avons un poëme sur la peinture, qui a mérité d’être traduit et commenté par M. de Piles, et dont nous avons aussi des tableaux au-dessus du médiocre, avoit étudié pour être medecin. Les peres des quatre meilleurs peintres françois du dernier siecle, Le Valentin, Le Sueur, Le Poussin et Le Brun, n’étoient pas des peintres. C’est le génie de ces grands hommes qui les a été chercher, pour ainsi dire, dans la maison de leurs parens, afin de les conduire sur le Parnasse. Les peintres montent sur le Parnasse, aussi-bien que les poëtes.

Tous les poëtes, dont le nom s’est rendu célebre, sont une preuve encore plus forte de ce que j’avance sur la force de l’impulsion du génie. Il n’y auroit point de poëte, si l’ascendant du génie ne déterminoit pas de certains hommes à faire leur profession de la poësie.

Jamais pere ne destina son fils à faire la profession de poëte. Il y a même quelque chose de plus : ceux qui prennent soin de l’éducation d’un enfant de seize ans, tâchent toûjours, et l’on sçait bien pourquoi, de le détourner de la poësie, dès qu’il témoigne un peu trop de goût pour les vers. Le pere d’Ovide ne s’étoit pas même borné à des remontrances pour éteindre la verve de son fils. Mais telle est la force du génie que le petit Ovide, dit-on, promettoit en vers, de ne plus faire des vers, quand on le châtioit pour en avoir fait. La premiere profession d’Horace, fut de porter les armes. Virgile étoit une espece de maquignon. Du moins voïons-nous dans sa vie que ce qui le fit connoître d’Auguste, ce furent des secrets pour guérir les chevaux, à la faveur desquels ce grand poëte s’introduisit dans l’écurie de l’empereur. Mais sans nous arrêter plus long-temps sur l’histoire ancienne, refléchissons sur la vocation des poëtes de notre temps. Ces exemples, dont ont sçait les circonstances plus distinctement, frapperont mieux que les exemples tirez des siecles passez ; et l’on croira facilement que ce qui est arrivé à nos poëtes, est arrivé aux poëtes de tous les temps.

Tous les grands poëtes françois, qui font l’honneur du siecle de Louis XIV étoient éloignez par leur naissance et par leur éducation, de faire leur profession de la poësie. Aucun d’eux n’étoit même engagé dans l’emploi d’instruire la jeunesse, ni dans les autres fonctions, qui conduisent insensiblement un homme d’esprit jusques sur le Parnasse. Au contraire, ils en paroissoient écartez, ou par la profession qu’ils faisoient déja, ou par les emplois ausquels leur naissance et leur éducation les destinoient.

Le pere de Moliere avoit élevé son fils pour en faire un bon tapissier. Pierre Corneille portoit la robe d’avocat, quand il fit ses premieres pieces. Quinault travailloit chez un avocat au conseil, quand il se jetta entre les bras de la poësie. Ce fut sur des papiers à demi barbouillez du grifonnage de la chicane qu’il fit les brouillons de ses premieres comedies. Racine portoit encore l’habit de la plus sérieuse des professions, quand il composa ses trois premieres tragédies. Le lecteur croira même sans peine que les solitaires qui éleverent son enfance, et qui instruisirent sa jeunesse, ne l’avoient jamais excité à travailler pour le théatre. Au contraire ils n’obmirent rien pour éteindre en lui l’ardeur de rimer. M. Le Maître, auprès duquel il étoit particulierement attaché, lui cachoit les livres de poësie françoise, dès qu’il se fut apperçû de son inclination, avec autant de soin, que le pere de M. Pascal en avoit pour dérober à son fils la connoissance de tout ce qui peut faire penser à la géometrie. La Fontaine revêtu d’une charge dans les eaux et forests, étoit destiné par son emploi à faire planter et couper des arbres, et non point à les faire parler. Si M. L’Huillier, le pere de Chapelle, eut été le maître des occupations de son fils, il l’auroit appliqué à toute autre chose qu’à la poësie.

Enfin le monde sçait par coeur les vers dans lesquels Despreaux fils, frere, oncle et cousin de greffier, rend compte de la vocation qui l’appella de la poudre du greffe au Parnasse. Tous ces grands hommes ont montré que c’est la nature, et non pas l’éducation, qui fait les poëtes.

Sans sortir de notre temps, jettons un coup-d’oeil sur l’histoire des autres professions qui demandent un génie particulier. Nous verrons que la plûpart de ceux qui se sont rendus illustres en exerçant ces professions, n’y ont pas été engagez par les conseils et par l’impulsion de leurs parens, mais par une inclination naturelle qui venoit de leur génie. Les parens de Nanteüil firent les mêmes efforts pour l’empêcher d’être graveur, que les parens font ordinairement pour obliger les enfans à s’instruire dans quelque profession. Nanteüil étoit obligé de monter sur un arbre et de s’y cacher pour dessiner.

Le Févre, né pour être algebriste et grand astrologe, commença de remplir sa destinée en faisant le métier de tisseran à Lisieux. Les fils de sa toile furent pour lui l’occasion de se former dans la science des calculs. Roberval, en gardant des moutons, ne put échapper à son étoile, qui l’avoit destiné pour être un grand géometre. Avant que de sçavoir qu’il y eut au monde une science nommée géometrie, il l’apprenoit. Il traçoit sur la terre des figures avec sa houlette, quand il se rencontra une personne qui fit attention sur les amusemens de cet enfant, et qui se chargea de lui procurer une éducation plus convenable à ses talens que celle qu’il recevoit du païsan qui le nourrissoit. Tant de gens ont pris soin de publier l’avanture arrivée à M. Pascal, qu’elle est sçuë de toute l’Europe. Son pere, loin de le pousser à l’étude de la géometrie, lui avoit caché avec une attention suivie, tout ce qui pouvoit lui donner l’idée de cette science, dans la crainte qu’il ne se livrât avec trop d’affection à ses attraits. Mais il se trouva que le génie seul de cet enfant n’avoit pas laissé de le mener jusques à l’intelligence de plusieurs propositions d’Euclide. Dénué de guide et de maître, il avoit fait déja des progrès surprenans dans la géometrie, sans qu’il eut songé à étudier une science.

Les parens de M. Tournefort avoient fait leur possible pour éteindre en lui le génie qui le portoit à l’étude de la botanique.

Il falloit pour aller herboriser qu’il se cachât comme les autres enfans se cachent pour perdre leur temps. M. Bernoulli, qui s’étoit acquis dès la jeunesse une si grande réputation, et qui mourut il y a vingt-sept ans, professeur en mathematiques dans l’université de Basle, s’étoit livré à cette science malgré les efforts que son pere avoit faits durant long-temps pour l’en détourner.

Il se cachoit pour étudier les mathematiques ; et c’est ce qui lui avoit fait prendre pour devise un phaëton avec ces mots : invito patre sidera verso.

C’est ainsi qu’elle est écrite au bas de son portrait, placé dans la bibliotheque de la ville de Basle. Que le lecteur se souvienne enfin de ce qu’il a lû, comme de ce qu’il a entendu dire à des témoins oculaires, sur le sujet dont il s’agit ici. Je l’ennuïerois par les histoires, qui prouvent que rien ne fait un obstacle insurmontable à l’impulsion du génie, il les sçait déja. N’est-ce pas malgré ses parens que l’auteur moderne de la vie de Philippe Auguste et de Charles VII s’est adonné à composer l’histoire, pour laquelle il a reçû de grands talens de la nature ? Hercules, Soliman, et plusieurs autres pieces de theatre, auroient-elles été composées jamais, si le génie n’avoit fait violence à leurs véritables auteurs, et s’il ne les avoit pas forcez de s’occuper à son gré, en dépit de l’éducation qu’ils avoient reçûë, et de la profession qu’ils avoient embrassée ? Que seroit-ce si nous sortions de la republique des lettres, pour parcourir l’histoire des autres professions, et principalement celle des capitaines illustres ? N’est-ce point ordinairement malgré les conseils des parens, que ceux qui ne sont point nez dans une famille, dont l’emploi est d’aller à la guerre, embrassent la profession des armes ?

La naissance des hommes peut être considerée de deux côtez. On peut la considerer du côté de leur conformation physique et des inclinations naturelles qui dépendent de cette conformation.

On peut aussi la considerer du côté de la fortune et de la condition dans laquelle ils naissent comme membres d’une certaine societé. Or la naissance physique l’emporte toûjours sur la naissance morale. Je m’explique. L’éducation, laquelle ne sçauroit donner un certain génie ni de certaines inclinations aux enfans qui ne les ont point, ne sçauroit aussi priver de ce génie, ni dépoüiller de ces inclinations, les enfans qui les ont apportées en naissant.

Les enfans ne sont contraints, ils ne sont gênez que durant un temps, par l’éducation qu’ils reçoivent en conséquence de leur naissance morale ; mais les inclinations qu’ils ont, en conséquence de leur naissance physique, durent plus ou moins vives, aussi longtemps que l’homme même. Elles sont l’effet de la construction et de l’arrangement de ses organes, et sans cesse elles le poussent au penchant où est sa pente, naturam expellas furca tamen usque recurret. dit Horace. Il arrive encore que ces inclinations sont dans toute leur impétuosité, précisément dans l’âge où cesse la contrainte de l’éducation.

Section 4, objection contre la proposition précedente, et réponse à l’objection §

On me dira que je n’ai pas une idée juste de ce qui se passe dans la societé, quand je suppose que tous les génies remplissent leur vocation. Vous ignorez, ajoûtera-t-on, que les besoins de la vie asservissent, pour ainsi dire, la plûpart des hommes à la condition dans laquelle ils ont été élevez dès l’enfance.

Or la misere de ces conditions doit étouffer un grand nombre de génies, qui se seroient distinguez, s’ils fussent nez dans des conditions plus relevées.

La plûpart des hommes, appliquez dès l’enfance à de vils métiers, vieillissent donc sans avoir eu l’occasion d’apprendre ce qu’il étoit necessaire qu’ils sçussent, afin que leur génie pût prendre son essort ? On me dira en stile poëtique, que ce cocher couvert de haillons en lambeaux, qui gagne pauvrement sa vie, en assommant de coups de fouet deux chevaux étiques, liez à un carosse prêt à s’écrouler, seroit peut être devenu un Raphaël ou bien un Virgile, si né dans une famille honnête, il avoit reçû une éducation proportionnée à ses talens naturels.

Je suis déja tombé d’accord que les hommes, qui naissent avec le génie du commandement des armées, ou bien avec le génie de tous les grands emplois, et même, si l’on veut, avec le génie de l’architecture, ne peuvent se manifester qu’ils ne soient secondez par la fortune, et servis par les conjonctures.

Ainsi j’avouë que la plûpart de ces hommes passent quelquefois comme les hommes vulgaires, et qu’ils meurent sans laisser un nom qui apprenne à la posterité qu’ils ont été. Leurs talens restent enfoüis, parce que la fortune ne les déterre pas. Mais il n’en est pas de même des hommes qui naissent peintres ou poëtes, et c’est d’eux qu’il est ici question uniquement. Par rapport à ces derniers, je regarde l’arrangement des conditions diverses qui forment la societé, comme une mer. Les génies médiocres sont submergez ; mais les génies puissans trouvent enfin le moïen d’aborder au rivage.

Les hommes ne naissent pas ce qu’ils sont à l’âge de trente ans. Avant que d’être massons, laboureurs, ou cordonniers, ils sont long-temps des enfans.

Ils sont durant long-temps des adolescens, propres à faire encore l’apprentissage d’une profession, à laquelle ils seroient appellez par leur génie. Le temps que la nature a donné aux enfans destinez à être de grands peintres, pour faire leur apprentissage, dure jusques à vingt-cinq ans. Or le génie qui rend peintre ou poëte, prévient dès l’enfance l’asservissement de celui qui en est le dépositaire aux emplois mécaniques, et il lui fait chercher de lui-même les voïes et les moïens de s’instruire. Supposé qu’un pere soit assez dénué de toute protection, pour être hors d’état de procurer l’éducation convenable à son enfant, qui témoigne une inclination plus noble que celle de ses pareils, un autre en prend soin. Cet enfant la cherche de lui-même avec tant d’ardeur, qu’enfin le hazard la lui fournit. Quand je dis le hazard, j’entens chaque occasion prise en particulier, car ces occasions se présentent si fréquemment, qu’il faut que le hazard qui en fait profiter l’enfant dont je parle, arrive un peu plus-tôt ou un peu plus tard. Les enfans nez avec du génie, et ceux qui cherchent à instruire des enfans de ce caractere, se rencontrent à la fin.

On n’est pas en peine comment les enfans de génie, nez dans les villes, tombent entrent les mains des personnes capables de les instruire. Quant à la campagne, dans la meilleure partie de l’Europe, elle est parsemée de couvents, dont les religieux ne manquent jamais de faire attention sur un jeune païsan, qui montre plus de curiosité et plus d’ouverture d’esprit que ses pareils. On l’y reçoit pour servir à la messe, et le voilà à portée de faire les premieres études.

Il ne lui en faut pas davantage.

L’esprit qu’elles lui donnent lieu de montrer, engage d’autres personnes à l’aider, et lui-même il court au devant des secours qu’elles lui présentent. On doit à ces asyles de génies déplacez, une infinité d’excellens sujets. M. Baillet, à qui nous avons l’obligation d’un grand nombre de livres, remplis d’une érudition très-recherchée, étoit tombé dans cette piscine.

D’ailleurs, le génie qui détermine un enfant aux lettres, ou bien à la peinture, lui donne une grande aversion pour les emplois mécaniques, ausquels on applique ses égaux. Il prend donc en haine les métiers vils, ausquels on voudroit rabaisser l’élevation de son esprit.

Cette contrainte pénible dès l’enfance, lui devient insupportable à mesure que l’âge lui fait encore mieux sentir, et son talent et sa misere. Son instinct, et le peu qu’il entend dire du monde, lui donnent des lumieres confuses de sa vocation. Il sent bien qu’il est hors de sa place. Enfin il se dérobe de la maison paternelle, comme fit Sixte-Quint, et comme ont fait encore tant d’autres, pour venir dans une ville voisine. Si son génie le détermine à la poësie, et par consequent à l’amour des lettres, son heureux naturel méritera qu’un honnête homme le trouve digne de son attention.

Il tombera dans les mains de quelqu’un qui le destinera aux emplois ecclesiastiques ; et toutes les communions chrétiennes sont remplies de personnes charitables qui se font un devoir de procurer l’éducation convenable à des étudians indigens, qui montrent quelque lueur de génie, et cela dans la vûë de procurer de bons sujets à leurs églises. Ces enfans devenus de jeunes gens, ne se tiennent pas toûjours obligez de suivre les vûës pieuses de leurs bienfaicteurs. Si leur génie les pousse à la poësie, ils s’y livrent, et ils prennent un emploi, pour lequel ils n’avoient pas été destinez, mais dont leur éducation les a rendus capables. Comment croire qu’il reste de bonnes graines sur la terre, quand le monde recueille avec soin, celle qui donne la moindre esperance ?

Je dirai encore plus. Quand la malignité des conjonctures auroit asservi l’homme de génie à une profession abjecte avant qu’il eut appris à lire, voilà ce qu’on peut supposer de plus odieux contre la fortune, son génie ne laisseroit pas de se manifester. Il apprendra à lire à vingt ans, pour joüir indépendemment de personne du plaisir sensible que font les vers à tout homme qui est né poëte… bien-tôt il fera lui-même des vers. N’avons-nous pas vû deux poëtes se former dans les boutiques de deux métiers, qui ne sont pas certainement des plus nobles : le fameux menuisier de Nevers, et le cordonnier, reparateur des brodequins d’Apollon ? Aubry maître paveur à Paris, n’a-t-il pas fait représenter depuis soixante ans des tragédies de sa façon ? Nous avons même pû voir un cocher, qui ne sçavoit pas lire, faire des vers, très-mauvais à la verité, mais qui ne laissent pas de prouver que la moindre étincelle du feu poëtique le plus grossier, ne sçauroit être si bien couverte, qu’elle ne jette quelque lueur. Enfin ce ne sont pas les lettres qu’on enseigne à un homme qui le rendent poëte : c’est le génie poëtique, que la nature lui donna en naissant, qui les lui fait apprendre, en le forçant de chercher les moïens d’acquerir les connoissances propres à perfectionner son talent.

L’enfant né avec le génie qui fait les peintres, craïonne avec du charbon, dès l’âge de dix ans, les saints qu’il voit dans son église : vingt années se passeront-elles avant qu’il trouve une occasion de cultiver son talent ? Ce talent ne frappera-t-il personne, qui le menera dans une ville voisine, où, sous le maître le plus grossier, il se rendra digne de l’attention d’un plus habile, qu’il ira bien-tôt chercher de province en province ? Mais je veux bien que cet enfant reste dans sa bourgade : il y cultivera son génie naturel, jusques à ce que ses tableaux surprennent quelque passant. Telle fut la destinée du Correge, qui se trouva être un grand peintre avant que le monde eut entendu dire qu’il y avoit dans le bourg de Corregio un jeune homme d’une grande esperance, et qui montroit un talent nouveau dans son art. Si la chose arrive rarement, c’est qu’il naît rarement des génies aussi puissans que celui du Correge, et qu’il est encore plus rare que de tels génies ne se trouvent point en leur place dès l’âge de vingt ans. Les génies qui demeurent ensevelis toute leur vie, je l’ai déja dit, sont des génies foibles ; ce sont de ces hommes qui n’auroient jamais songé à peindre ni à composer, si l’on ne leur avoit pas dit de travailler ; de ces hommes qui ne chercheroient jamais l’art d’eux-mêmes, mais ausquels il faut l’indiquer. Leur perte n’est pas grande ; ils n’étoient pas nez pour être d’illustres artisans.

L’histoire des peintres, des poëtes et des autres gens de lettres, est remplie de faits qui convaincront pleinement que rien ne sçauroit empêcher les enfans, nez avec du génie, de franchir la plus grande distance que la naissance puisse mettre entr’eux et les écoles. En une pareille matiere, les faits sont plus éloquens que le raisonnement ne peut l’être. Que ceux qui ne voudront pas se donner la peine de lire cette histoire, fassent du moins refléxion sur la vivacité de la jeunesse, sur sa docilité, sur les voïes sans nombre, dont nous n’avons indiqué qu’une partie, et qui peuvent toutes en particulier, conduire un enfant jusques à une situation où il puisse cultiver ses talens naturels. Ils seront convaincus qu’il est comme impossible, que de cent génies, un seul demeure toûjours enseveli, à moins que par une bizarrerie particuliere le hazard ne le fit naître parmi les tartares calmucs, ou qu’on ne l’eut transporté dès son enfance chez les lappons.

Section 5, des études et des progrès des peintres et des poëtes §

Le génie est donc une plante, qui, pour ainsi dire, pousse d’elle-même ; mais la qualité, comme la quantité de ses fruits, dépendent beaucoup de la culture qu’elle reçoit. Le génie le plus heureux, ne peut être perfectionné qu’à l’aide d’une longue étude.

Quintilien, un autre grand maître dans les ouvrages d’esprit, ne veut pas même qu’on agite la question, si c’est le génie, ou si c’est l’étude qui forme l’orateur excellent. Il n’est pas de grand orateur, dit-il, sans le concours de l’art du génie.

Mais un homme né avec du génie, est bien-tôt capable d’étudier tout seul, et c’est l’étude qu’il fait par son choix, et déterminé par son goût, qui contribuë le plus à le former. Cette étude consiste dans une attention continuelle sur la nature. Elle consiste dans une refléxion sérieuse sur les ouvrages des grands maîtres, suivie d’observations sur ce qu’il convient d’imiter, et sur ce qu’il faudroit tâcher de surpasser. Ces observations nous enseignent beaucoup de choses, que notre génie ne nous auroit jamais suggerées de lui-même, ou dont il ne se seroit avisé que bien tard. On se rend propre en un jour des tours et des façons d’operer, qui coûterent aux inventeurs des années de recherche et de travail. En supposant même que notre génie auroit eu la force de nous porter un jour jusques-là, quoique la route n’eut pas été fraïée, nous n’y serions parvenus du moins, avec le seul secours de ses forces, qu’au prix d’une fatigue pareille à celle des inventeurs.

Michel-Ange avoit apparemment travaillé durant long temps avant que de parvenir à peindre la majesté du pere éternel avec ce caractere de fierté divine qu’il a sçû lui donner. Peut être que Raphaël, né avec un génie, moins hardi que Le Florentin, ne seroit jamais parvenu, en volant de ses propres aîles, au sublime de cette idée. Du moins n’y seroit-il arrivé qu’après une infinité de tentatives inutiles, et au prix de grands efforts réïterez plusieurs fois. Mais Raphaël voit un moment le pere éternel peint par Michel-Ange : frappé par la noblesse de l’idée de ce puissant génie, que nous pouvons appeller le Corneille de la peinture ; il la saisit, et il se rend capable en un jour de mettre dans les figures qu’il fait pour représenter le pere éternel le caractere de grandeur, de fierté et de divinité qu’il venoit d’admirer dans l’ouvrage de son concurrent. Racontons le fait historiquement, car il prouve mieux ce que j’avance, que de longs raisonnemens ne le pourroient faire.

Dans le temps dont je parle, Raphaël peignoit la voûte de la gallerie qui distribuë aux appartemens du second étage du vatican. Cette gallerie s’appelle communément les loges. La voûte de la gallerie n’est pas un berceau continu, mais ce berceau est partagé en autant de voussures quarrées, qu’il y a de fenêtres à la gallerie, et les voussures ont chacune leur ceintre particulier. Ainsi chaque voussure à quatre faces, et Raphaël peignoit au temps dont je parle, une histoire de l’ancien testament, sur chacune des faces de la premiere voussure.

Il avoit déja fini sur trois de ces faces, trois journées de l’oeuvre de la création, lorsque l’avanture dont je vais parler arriva.

La figure qui représente Dieu le pere dans ces trois tableaux, est véritablement noble et venerable, mais il y a trop de douceur et point assez de majesté. Sa tête n’est que la tête d’un homme : Raphaël l’a traitée dans le goût des têtes que les peintres font pour les christs, et l’on n’y trouve d’autre difference que celle qu’il faut mettre, suivant les loix de l’art, entre deux têtes, dont l’une est destinée à représenter le pere, et l’autre à représenter le fils. Tandis que Raphaël peignoit la voûte des loges, Michel-Ange peignoit la voûte de celles des chapelles du vatican, qui fut bâtie par le pape Sixte IV. Quoique Michel-Ange, jaloux de ses idées, en fit fermer la porte à tout le monde, Raphaël eut l’adresse de s’y introduire. Frappé de la majesté divine, et de la fierté noble que Michel-Ange faisoit sentir dans le caractere de tête du pere éternel, qu’on voit en differens endroits de la chapelle de Sixte, faisant l’ouvrage de la création : il condamna sa maniere sur ce point, et il prit celle de son concurrent.

Raphaël a représenté le pere éternel dans le dernier tableau de la premiere loge, avec une majesté au-dessus de l’humain. Il n’inspire pas une simple veneration, il imprime une terreur respectueuse.

Raphaël colorioit encore foiblement quand il vit un tableau du Georgeon. Il conçut en un moment, que l’art pouvoit tirer des couleurs qu’il emploïe, bien d’autres beautez que celles que lui-même il en avoit tirées jusques-la. Il comprit qu’il avoit ignoré l’art du coloris.

Raphaël tenta de faire comme Le Georgeon avoit fait, et devinant par la force de son génie, la façon d’operer du peintre qu’il admiroit, il approcha de son modele. Raphaël fit son essai d’imitation en peignant le tableau qui représente un miracle arrivé à Bolséne, où le prêtre qui disoit la messe devant le pape, et qui doutoit de la transubstantiation, vit l’hostie consacrée, devenir sanglante entre ses mains. Le tableau dont je parle, s’appelle communément, la messe du pape Jules, et il est peint à fresque au-dessus et aux côtez de la fenêtre, dans la seconde piece de l’appartement de la signature au vatican.

Il suffit que le lecteur sçache que cette peinture est du bon temps de Raphaël, pour être persuadé que la poësie en est merveilleuse. Le prêtre qui doutoit de la présence réelle, et qui a vû l’hostie qu’il avoit consacrée devenir sanglante entre ses mains durant l’élevation, paroît penetré de terreur et de respect. Le peintre a très-bien conservé à chacun des assistans son caractere propre ; mais sur tout l’on voit avec plaisir le genre d’étonnement des suisses du pape, qui regardent le miracle du bas du tableau où Raphaël les a placez. C’est ainsi que ce grand artisan a sçû tirer une beauté poëtique de la necessité d’observer la coûtume, en donnant au souverain pontife sa suite ordinaire. Par une liberté poëtique, Raphaël emploïe la tête de Jules II pour représenter le pape, devant qui le miracle arriva. Jules regarde bien le miracle avec attention, mais il n’en paroît pas beaucoup ému. Le peintre suppose que le souverain pontife fut trop persuadé de la présence réelle, pour être surpris des évenemens les plus miraculeux qui pussent arriver sur une hostie consacrée. On ne sçauroit caracteriser le chef visible de l’église, introduit dans un semblable évenement par une expression plus noble et plus convenable.

Cette expression laisse encore voir les traits du caractere particulier de Jules II.

On reconnoît dans son portrait l’assiegeant obstiné de la Mirandole.

Mais le coloris de ce tableau, qui est cause que nous en avons parlé, est très-superieur au coloris des autres tableaux de Raphaël. Le Titien n’a pas peint de chair où l’on voïe mieux cette molesse qui doit être dans un corps composé de liqueurs et de solides. Les draperies paroissent de belles étoffes de laine et de soïe que le tailleur viendroit d’emploïer.

Si Raphaël avoit fait plusieurs tableaux d’un coloris aussi vrai et aussi riche, il seroit cité entre les plus excellens coloristes.

Il en est de même des jeunes gens qui sont nez poëtes : les beautez qui sont dans les ouvrages faits avant eux les frappent vivement. Ils se rendent propre facilement la façon de tourner les vers et la mécanique des auteurs de ces ouvrages. Je voudrois que des mémoires fidéles nous apprissent à quel point l’imagination de Virgile s’échauffat et s’enrichit, lorsqu’il lut l’iliade pour la premiere fois.

Les ouvrages des grands maîtres ont encore un autre attrait pour les jeunes gens qui ont du génie : c’est de flatter leur amour propre. Un jeune homme qui a du génie, découvre dans ces ouvrages des beautez et des graces, dont il avoit déja une idée confuse, mises dans toute la perfection dont elles sont susceptibles. Il croit reconnoître ses idées propres dans les beautez d’un chef-d’oeuvre consacré par l’approbation publique.

Il lui arrive l’avanture qui arriva au Correge lorsqu’il vit pour la premiere fois, et quand il étoit encore un simple bourgeois du lieu de Corregio, un tableau de Raphaël. Je dis un simple bourgeois, quoiqu’une erreur établie rabaisse Le Correge à la condition d’un païsan, et d’un pauvre païsan.

Monsieur Crozat a extrait des registres de l’abbaïe de saint Jean de Parme plusieurs preuves, qui font voir que Vasari se trompe dans l’idée qu’il donne de la fortune du Correge, et sur tout dans le récit qu’il fait des circonstances de sa mort.

Le Correge qui n’étoit pas encore sorti de son état, quoiqu’il fut déja un grand peintre, étoit si rempli de ce qu’il entendoit dire de Raphaël, que les princes combloient à l’envi de présens et d’honneurs, qu’il s’étoit imaginé qu’il falloit que l’artisan, qui faisoit une si grande figure dans le monde, fût d’un mérite bien superieur au sien qui ne l’avoit pas encore tiré de sa médiocrité.

En homme sans expérience du monde, il jugeoit de la superiorité du mérite de Raphaël sur le sien, par la difference de leurs fortunes. Enfin Le Correge parvint à voir un tableau de ce peintre si célebre : après l’avoir examiné avec attention : après avoir pensé à ce qu’il auroit fait, s’il avoit eu à traiter le même sujet que Raphaël avoit traité, il s’écria : je suis un peintre aussi-bien que lui.

La même chose arriva peut-être à Racine, lorsqu’il lut le cid pour la premiere fois.

Au contraire, rien ne décele mieux l’homme né sans génie, que de le voir examiner avec froideur, et discuter de sens rassis, le mérite des productions des hommes qui excellerent dans l’art qu’il veut professer. Un homme de génie ne sçauroit parler des fautes que les grands maîtres ont commises, qu’après plusieurs éloges donnez aux beautez de leurs productions. Il n’en parle que comme un pere parle des défauts de son fils. Cesar, né avec le génie de la guerre, fut touché jusques aux larmes en voïant une statuë d’Alexandre. La premiere idée qui lui vint à la vûë de la statuë de ce heros grec, dont la renommée avoit porté la gloire aux extrémitez de la terre, ne fut point l’idée des fautes qu’Alexandre avoit faites dans ses expeditions. Il ne les opposa point à ses belles actions : Cesar fut saisi.

Je ne dis point pour cela qu’il faille prendre à mauvais augure la critique d’un jeune homme qui remarque des défauts dans les ouvrages des grands maîtres : il y en a véritablement, car ils étoient des hommes. Le génie, loin d’empêcher qu’on ne voïe ces fautes, les fait même appercevoir. Ce que je regarde comme un mauvais présage, c’est qu’un jeune homme soit peu touché de l’excellence des productions des grands maîtres : c’est qu’il n’entre point dans une espece d’enthousiasme en les lisant : c’est qu’il ait besoin, pour connoître s’il doit les estimer, de calculer les beautez et les défauts qu’il y compte, et qu’il ne forme son avis sur leur mérite qu’après avoir soudé son calcul. S’il avoit la vivacité et la délicatesse de sentiment, qui sont inséparables du génie, il seroit tellement saisi par les beautez des ouvrages consacrez, qu’il jetteroit sa balance et son compas pour en juger, ainsi que les hommes en ont toûjours jugé, je veux dire par l’impression que ces ouvrages feroient sur lui. La balance est peu propre à décider du prix des perles et des diamans. Une perle baroque et de vilaine eau, de quelque poids qu’elle soit, ne sçauroit valoir la fameuse peregrine ; cette perle, dont un marchand avoit osé donner cent mille écus, en songeant, dit-il à Philippe IV, qu’il y avoit un roi d’Espagne au monde.

Cent mille beautez médiocres mises ensemble ne valent pas, ne pesent pas, pour ainsi dire, un de ces traits qu’il faut bien que les modernes, mêmes ceux qui font des églogues, loüent dans les poësies bucoliques de Virgile.

Le génie se fait sentir bien-tôt dans les ouvrages des jeunes gens qui en sont doüez, ils donnent à connoître qu’ils ont du génie, dans un temps où ils ne sçavent point encore la pratique de leur art. On voit dans leurs ouvrages des idées et des expressions qu’on n’a point vûës encore. On y voit des pensées nouvelles.

On y remarque à travers bien des défauts, un esprit qui veut atteindre à de grandes beautez, et qui, pour y parvenir, fait des choses que son maître n’a point été capable de lui enseigner.

Si ces jeunes gens sont poëtes, ils inventent de nouveaux caracteres, ils disent ce qu’on n’a jamais lû, et leurs vers sont remplis de tours et d’expressions qu’on n’a point vûës ailleurs. Par exemple, les versificateurs sans génie qui écrivent des opera, ne sçavent autre chose que de retourner ces phrases et ces expressions si souvent rebattuës, que Lulli réchauffoit des sons de sa musique, pour parler avec Despreaux. Comme Quinault étoit l’auteur et l’inventeur de ce stile particulier aux opera ; il montre que Quinault n’étoit pas sans genie ; mais ceux qui ne peuvent faire autre chose que de les repeter, en manquent.

Au contraire, un poëte capable par son génie de donner l’être à de nouvelles idées, est capable en même-temps de produire des figures nouvelles, et de créer des tours nouveaux pour les exprimer. Il est bien rare qu’il nous faille emprunter d’autrui des expressions pour rendre ce que nous avons pensé. Il est même rare qu’il les faille chercher avec peine. La pensée et l’expression naissent presque toûjours en même-temps.

Le jeune peintre qui a du génie, commence donc bien-tôt à s’écarter de son maître, dans les choses où le maître s’écarte de la nature. Ses yeux à peine entr’ouverts la découvrent déja. Souvent il la voit mieux que ceux qui prétendent la lui montrer. Raphaël n’avoit que vingt ans, et il étoit encore éleve de Pierre Perrugin, lorsqu’il peignoit à Sienne. Néanmoins Raphaël se distingua si bien qu’on lui distribua des tableaux dont il fit la composition. On y voit que Raphaël cherchoit déja comment il feroit pour varier les airs de tête, qu’il vouloit donner de l’ame à ses figures, qu’il dessinoit le nud sous les drapperies, enfin qu’il faisoit plusieurs choses que son maître ne lui enseignoit point apparemment. Le maître devint même le disciple. On voit par les tableaux que Le Perrugin a faits à la chapelle de Sixte au vatican, qu’il avoit appris de Raphaël.

Un autre indice de génie dans les jeunes gens, c’est de faire des progrès très-lents dans les arts et dans les usages, et les pratiques qui font l’occupation generale du commun des hommes durant l’adolescence, en même temps qu’ils s’avancent à pas de geant dans la profession à laquelle la nature les a destinez entierement. Nez uniquement pour cette profession, leur esprit paroît au-dessous du médiocre, quand ils veulent l’appliquer à d’autres choses. Ils les apprennent avec peine, et ils les font de mauvaise grace. Ainsi le peintre éleve, dont l’esprit s’abandonne aux idées qui ont rapport à sa profession, qui se forme plus lentement pour le commerce du monde, que les jeunes gens de son âge, que sa vivacité fait paroître étourdi, et que la distraction, qui vient de son attention continuelle à ses idées, rend gauche dans ses manieres, devient ordinairement un artisan excellent. Ses défauts mêmes sont une preuve de l’activité de son génie. Le monde n’est pour lui qu’un assemblage d’objets propres à être imitez avec des couleurs. Ce qu’il trouve de plus heroïque dans la vie de Charles-Quint, c’est que ce grand empereur ait ramassé lui-même le pinceau du Titien. Ne désabusez pas si-tôt un jeune artisan, trop prévenu sur la consideration que son art mérite, et laissez-lui croire du moins durant les premieres années de son travail, que les hommes illustres dans les arts et dans les sciences, tiennent encore aujourdhui le même rang dans le monde qu’ils y tenoient autrefois en Grece. L’experience ne le désabusera peut-être que trop-tôt.

Section 6, des artisans sans génie §

Nous avons dit qu’il n’y avoit pas d’hommes, generalement parlant, qui n’apportât en naissant quelque talent propre aux besoins ou aux agrémens de la societé, mais tous ces talens sont differens. Il est des hommes qui viennent au monde avec un talent déterminé pour une certaine profession : d’autres naissent propres à differentes professions. Ils sont capables de réussir en plusieurs, mais aussi leurs succès n’y sçauroient être que médiocres. La nature les met au monde pour suppléer à la disette des hommes de génie, destinez à faire des prodiges dans une sphere hors de laquelle ils n’auront point d’activité.

Véritablement un homme propre à réussir dans plusieurs professions est très-rarement un homme propre à réussir éminemment dans aucune. C’est ainsi qu’une terre propre à nourrir plusieurs especes de plantes, ne sçauroit donner à aucune de ces plantes la même perfection, où elle parviendroit dans un terroir qui lui seroit propre si spécialement, qu’il ne conviendroit point aux autres especes. Une terre aussi propre à porter des raisins qu’à porter du bled, ne rapporte ni du vin exquis ni du bled excellent. Les mêmes qualitez qui rendent une terre spécialement propre pour une certaine plante, font qu’elle ne vaut rien pour une autre plante.

Quand un de ces esprits indéterminez, qui ne sont propres à tout que parce qu’ils ne sont propres à rien, est conduit sur le Parnasse par les conjonctures, il apprend les regles de la poësie, assez bien pour ne point faire des fautes grossieres. Il s’attache ordinairement à quelque auteur qu’il choisit pour son modele. Il se nourrit l’esprit des pensées de son original, et il charge sa mémoire de ses expressions. Comme les personnes dont je parle, destinées pour être la pepiniere des artisans médiocres, n’ont pas les yeux ouverts par le génie, notre imitateur ne sçauroit appercevoir dans la nature même ce qu’il y faut choisir pour l’imiter. Il ne peut les discerner que dans les copies de la nature, faites par des hommes de génie.

Si cet artisan imitateur a du sens, quoique né pauvre, pour ainsi dire, il subsiste honorablement du butin qu’il fait dans le patrimoine d’autrui. Il versifie si correctement, et sur tout, il rime si richement, que ses ouvrages nouveaux ne laissent pas d’avoir un certain cours dans le monde. Si leur auteur n’y passe pas pour un génie, il y passe du moins pour être bel esprit. Il est impossible, dit on, de composer de meilleurs vers à moins que d’être poëte. Qu’il évite seulement de se commettre avec le public attroupé, je veux dire de composer pour le théatre. Les vers les mieux faits, mais vuides d’invention, ou riches uniquement d’une poësie empruntée, ne veulent être produits qu’avec un grand ménagement. Il n’y a que certains réduits qui soient propres à leur servir de berceaux. Il faut qu’ils ne voïent le jour d’abord que devant certaines personnes, et que les indifferens ne les entendent qu’après avoir été informez que tels et tels les ont approuvez. La prévention que ces applaudissemens inspirent, en impose du moins durant quelque temps.

Si notre artisan imitateur manque de sens, il emploïe hors de propos les traits et les expressions de son modele, et ses vers ne nous offrent que des reminiscences mal placées : il se conduit dans la production de ses ouvrages comme dans leur composition : il affronte le public rassemblé avec plus d’intrepidité, que Racine et Quinault n’en avoient dans de pareilles avantures. Sifflé sur un théatre, il va se faire huer sur l’autre.

Plus méprisé à mesure qu’il est plus connu, son nom dévient enfin l’appellation dont le public se sert pour désigner un méchant poëte. Il est heureux quand sa honte ne lui survit pas.

Ces esprits médiocrement propres à beaucoup de choses, ont la même destinée quand on les applique à la peinture.

Un homme de cette trempe, que les conjonctures engagent à se faire peintre, imite servilement plûtôt qu’exactement le goût de son maître dans les contours et dans le coloris. Il devient un dessinateur correct, s’il ne devient pas un dessinateur élegant, et si l’on ne sçauroit loüer l’excellence de son coloris, du moins n’y remarque-t-on pas de fautes grossieres contre la verité ; il est des regles pour n’en point faire : mais comme les regles ne peuvent enseigner qu’aux personnes de génie à réussir dans l’ordonnance et dans la composition poëtique, ses tableaux sont très-défectueux dans ces deux parties. Ses ouvrages ne sont beaux que par endroits, parce que n’aïant pas imaginé tout son plan, mais l’aïant fait seulement piece à piece, rien n’y est ensemble.

C’est en vain qu’un pareil sujet fait son apprentissage sous le meilleur maître, il ne sçauroit faire dans une pareille école les mêmes progrès qu’un homme de génie fait dans l’école d’un maître médiocre. Celui qui enseigne, comme le dit Quintilien, ne sçauroit communiquer à son disciple le talent de produire et l’art d’inventer, qui font le plus grand mérite des peintres et des orateurs. Le peintre peut donc faire part des secrets de sa pratique, mais il ne sçauroit faire part de ses talens pour la composition et pour l’expression. Souvent même l’éleve dépourvû du génie ne peut atteindre la perfection où son maître est parvenu dans la mécanique de l’art. L’imitateur servile doit demeurer au-dessous de son modele, parce qu’il joint ses propres défauts aux défauts de celui qu’il imite. D’ailleurs si le maître est homme de génie, il se dégoûte bien-tôt d’enseigner un pareil sujet. Il est au supplice quand il voit que son éleve n’entend qu’avec peine ce qu’il comprenoit d’abord, lorsque lui-même il étoit éleve.

On ne trouve rien de nouveau dans les compositions des peintres sans génie, on ne voit rien de singulier dans leurs expressions. Ils sont si stériles qu’après avoir long-temps copié les autres, ils en viennent enfin à se copier eux-mêmes ; et quand on sçait le tableau qu’ils ont promis, on devine la plus grande partie des figures de l’ouvrage.

L’habitude d’imiter les autres nous conduit à nous copier nous-mêmes. L’idée de ce que nous avons peint est toûjours plus présente à notre esprit que l’idée de ce qu’ont peint les autres. C’est la premiere qui s’offre aux peintres qui cherchent la composition, et les figures des tableaux qu’ils ont entrepris plûtôt dans leur mémoire que dans leur imagination.

Les uns, comme Le Bassan, se livrent de bonne foi à une repetition sincere de leurs ouvrages. Les autres en voulant cacher les larcins qu’ils se font à eux-mêmes, reproduisent sur la scéne leurs personnages déguisez, mais non pas méconnoissables, et ils rendent ainsi leurs larcins encore plus odieux. Le public regarde un ouvrage dont il est en possession, comme un bien qui lui seroit devenu propre, et il trouve mauvais qu’on lui fasse acheter une seconde fois ce qu’il croit avoir déja païé par ses loüanges.

Comme il est plus facile de marcher sur les pas d’un autre que de se fraïer de nouvelles routes, un artisan sans génie parvient bien-tôt au dégré de perfection où il est capable de s’élever. Il atteint bien-tôt cette grandeur propre à chaque homme, et après laquelle il ne croît plus. Ses premiers essais se trouvent souvent aussi beaux que les ouvrages qu’il fait dans les temps de sa maturité. Nous avons vû des peintres sans génie, mais devenus célebres pour un temps, par l’art de se faire valoir, travailler plus mal durant l’âge viril qu’ils ne l’avoient fait durant la jeunesse.

Leurs chef-d’oeuvres sont dans les païs où ils avoient fait leurs études. Il semble qu’ils eussent perdu la moitié de leur mérite en repassant les Alpes.

En effet, ces artisans de retour à Paris, n’y trouvoient pas aussi facilement qu’à Rome l’occasion de dérober des parties et souvent des figures entieres pour enrichir leurs compositions. Leurs tableaux se sont appauvris dès qu’ils n’ont plus été à portée de rencontrer à point nommé dans les ouvrages des grands maîtres, la tête, le pied, l’attitude, et quelquefois l’ordonnance dont ils avoient besoin.

Je comparerois volontiers ce superbe étalage de chef-d’oeuvres anciens et modernes, qui rendent Rome la plus auguste ville de l’univers, à ces boutiques où l’on étale une grande quantité de pierreries. En quelque profusion que les pierreries y soient étalées, on n’en rapporte chez soi qu’à proportion de l’argent qu’on avoit porté pour faire son emplette. Ainsi l’on ne profite solidement de tous les chef-d’oeuvres de Rome, qu’à proportion du génie avec lequel on les regarde. Le Sueur, qui n’avoit jamais été à Rome, et qui n’avoit vû que de loin, c’est-à-dire, dans des copies, les richesses de cette capitale de beaux arts, en avoit mieux profité, que beaucoup de peintres qui se glorifioient d’un sejour de plusieurs années au pied du Capitole. De même un jeune poëte ne profite de la lecture de Virgile et d’Horace qu’à proportion des lumieres de son génie, à la clarté desquelles il étudie les anciens, pour ainsi dire.

Que les hommes nez sans un génie déterminé, que ces hommes propres à tout s’appliquent donc aux arts et aux sciences, où les plus habiles sont ceux qui sçavent davantage. Il est même des professions où l’imagination, où l’art d’inventer est aussi nuisible, qu’il est necessaire dans la poësie et dans la peinture.

Section 7, que les genies sont limitez §

Les hommes qui sont nez avec un génie déterminé pour un certain art, ou pour une certaine profession, sont les seuls lesquels y puissent réussir éminemment ; mais aussi ces professions et ces arts, sont les seuls où ils puissent réussir. Ils deviennent des hommes au-dessous du médiocre aussi-tôt qu’ils sortent de leur sphere. On n’apperçoit plus alors en eux cette vigueur d’esprit, ni cette intelligence qu’ils montrent, dès qu’il s’agit des choses pour lesquelles ils sont nez.

Non-seulement les hommes dont je parle n’excellent que dans une profession, mais ils sont encore bornez ordinairement à n’exceller que dans quelques-uns des genres dans lesquels cette profession se divise. il est comme impossible, dit Platon, que le même homme excelle en des ouvrages d’un genre different… etc. .

Ceux des peintres qui ont excellé à peindre l’ame des hommes, et à bien exprimer toutes les passions, ont été des coloristes médiocres.

D’autres ont fait circuler le sang dans la chair de leurs figures ; mais ils n’ont pas sçû l’art des expressions aussi-bien que les ouvriers médiocres de l’école romaine. Nous avons vû plusieurs peintres hollandois, doüez d’un talent merveilleux pour imiter les effets du clair-obscur dans un petit espace renfermé, talent, dont ils avoient l’obligation à une patience d’esprit singuliere, laquelle leur permettoit de se clouer long-temps sur un même ouvrage sans être dégoûtez par ce dépit qui s’excite dans les hommes d’un temperamment plus vif, quand ils voïent leurs efforts avorter plusieurs fois de suite. Ces peintres flegmatiques ont donc eu la perseverance de chercher par un nombre infini de tentatives, souvent réïterées sans fruit, les teintes, les demi-teintes, enfin toutes les diminutions de couleurs necessaires pour dégrader la couleur des objets, et ils sont ainsi parvenus à peindre la lumiere même. On est enchanté par la magie de leur clair-obscur. Les nuances ne sont pas mieux fonduës dans la nature que dans leurs tableaux. Mais ces peintres ont mal réussi dans les autres parties de l’art, qui ne sont pas les moins importantes. Sans invention dans leurs expressions : incapables de s’élever au-dessus de la nature qu’ils avoient devant les yeux, ils n’ont peint que des passions basses et une nature ignoble. La scéne de leurs tableaux est une boutique, un corps de garde, ou la cuisine d’un païsan : leurs heros sont des faquins. Ceux des peintres hollandois, dont je parle, qui ont osé faire des tableaux d’histoire, ont peint des ouvrages admirables pour le clair-obscur, mais ridicules pour le reste. Les vêtemens de leurs personnages sont extravagans, et les expressions de ces personnages sont encore basses et comiques. Ces peintres peignent Ulisse sans finesse, Susanne sans pudeur, et Scipion sans aucun trait de noblesse ni de courage. Le pinceau de ces froids artisans, fait perdre à toutes les têtes illustres leur caractere connu.

Nos hollandois, au nombre desquels on voit bien que je ne comprens pas ici les peintres de l’école d’Anvers, ont bien connu la valeur des couleurs locales, mais ils n’en ont pas sçû tirer le même avantage que les peintres de l’école venitienne.

Le talent de colorier, comme l’a fait Le Titien, demande de l’invention, et il dépend plus d’une imagination fertile en expedients pour le mêlange des couleurs, que d’une perseverance opiniâtre à refaire dix fois la même chose.

On peut mettre en quelque façon Teniers au nombre des peintres dont je parle, quoiqu’il fût né en Brabant, parce que son génie l’a déterminé à travailler plûtôt dans le goût des peintres hollandois que dans le goût de Rubens et de Vandick ses compatriotes, et même ses contemporains. Aucun peintre n’a mieux réussi que Teniers dans les sujets bas : son pinceau étoit excellent.

Il entendoit très-bien le clair-obscur, et il a surpassé dans la couleur locale ses concurrens. Mais Teniers, lorsqu’il a voulu peindre l’histoire, est demeuré au-dessous du médiocre. On reconnoît d’abord les pastiches qu’il a faits en très-grand nombre, à la bassesse comme à la stupidité des airs de tête des principaux personnages de ces tableaux. On appelle communément des pastiches les tableaux que fait un peintre imposteur, en imitant la main, la maniere de composer et le coloris d’un autre peintre, sous le nom duquel il veut produire son ouvrage.

On voit à Bruxelles dans la gallerie du prince De La Tour de grands tableaux d’histoires, faits pour servir de cartons à une tenture de tapisserie, qui représente l’histoire de Turriani de Lombardie, dont descend la maison de La Tour-Taxis.

Les premiers tableaux sont de Teniers, qui fit achever les autres par son fils. Rien n’est plus médiocre pour la composition et pour l’expression.

M. de La Fontaine étoit né certainement avec beaucoup de génie pour la poësie ; mais son talent étoit pour les contes et encore plus pour les fables, qu’il a traitées avec une érudition enjoüée, dont ce genre d’écrire ne paroissoit pas susceptible. Quand La Fontaine voulut faire des comédies, le sifflet du parterre demeura toûjours le plus fort.

On sçait la destinée de ses opera. Chaque genre de poësie demande un talent particulier, et la nature ne sçauroit gueres donner un talent éminent à un homme, que ce ne soit à l’exclusion des autres talents. Ainsi, loin d’être surpris que M. de La Fontaine ait fait de mauvaises comédies, il faudroit s’étonner s’il en avoit fait d’excellentes. Si Le Poussin eut colorié aussi-bien que Le Bassan, il ne seroit pas moins admirable parmi les peintres, que Jules Cesar l’est parmi les heros. C’est celui de tous les romains qui feroit le plus d’honneur à l’humanité, s’il avoit été juste.

Il est donc également important aux nobles artisans, dont je parle, de connoître à quel genre de poësie et de peinture leurs talens les destinent, et de se borner au genre pour lequel ils sont nez propres. L’art ne sçauroit faire autre chose que de perfectionner l’aptitude ou le talent que nous avons apporté en naissant ; mais l’art ne sçauroit nous donner le talent que la nature nous a refusé. L’art ajoûte beaucoup aux talens naturels, mais c’est quand on étudie un art pour lequel on est né. … etc., dit Quintilien. Tel peintre demeure confondu dans la foule qui seroit au rang des peintres illustres, s’il ne se fût point laissé entraîner par une émulation aveugle, qui lui a fait entreprendre de se rendre habile dans des genres de la peinture, pour lesquels il n’étoit point né, et qui lui a fait négliger les genres de la peinture ausquels il étoit propre.

Les ouvrages qu’il a tenté de faire sont, si l’on veut, d’une classe supérieure.

Mais ne vaut-il pas mieux être un des premiers parmi les païsagistes que le dernier des peintres d’histoire ? Ne vaut-il pas mieux être cité pour un des premiers faiseurs de portraits de son temps, que pour un miserable arrangeur de figures ignobles et estropiées.

L’envie d’être reputé un génie universel dégrade bien des artisans : quand il s’agit d’apprétier un artisan en general, on fait autant d’attention à ses ouvrages médiocres qu’à ses bons ouvrages.

Il court le risque d’être défini comme l’auteur des premiers. Que de gens seroient de grands auteurs s’ils avoient moins écrit. Si Martial ne nous avoit laissé que les cent épigrammes, que les gens de lettres de toutes nations sçavent communément par coeur, si son livre n’en contenoit pas un plus grand nombre que le livre de Catulle, on ne trouveroit plus une si grande difference entre cet ingénieux chevalier romain et Martial. Du moins jamais bel-esprit n’eut été assez indigné de les voir comparer, pour brûler avec céremonie toutes les années un exemplaire de Martial, afin d’appaiser, par ce sacrifice bizarre, les manes poëtiques de Catulle.

Revenons aux bornes que la nature a prescrites aux génies les plus étendus, et disons que le génie le moins borné, c’est le génie dont les limites sont moins resserrées que ceux des autres. Or rien n’est plus propre à faire appercevoir les bornes du génie d’un artisan, que des ouvrages d’un genre, dans lequel il n’est point né pour réussir.

L’émulation et l’étude ne sçauroient donner à un génie la force de franchir les limites que la nature a prescrites à son activité. Le travail peut bien le perfectionner, mais je doute qu’il puisse lui donner réellement plus d’étenduë qu’il n’en a. L’étenduë que le travail semble donner aux génies n’est qu’une étenduë apparente. L’art leur enseigne à cacher leurs bornes, mais il ne les recule pas. Il arrive donc aux hommes, dans toutes les professions, ce qu’il leur arrive dans la science des jeux. Un homme parvenu dans un certain jeu au point d’habileté dont il est capable n’avance plus, et les leçons des meilleurs maîtres, ni la pratique même du jeu, continuée durant des années entieres ne peuvent plus le perfectionner davantage.

Ainsi le travail et l’experience font bien faire aux peintres, comme aux poëtes, des ouvrages plus corrects, mais ils ne sçauroient leur en faire produire de plus sublimes. Ils ne sçauroient leur faire enfanter des ouvrages d’un caractere élevé au-dessus de leur portée naturelle. Un génie à qui la nature ne donna que des aîles de tourterelle, n’apprendra jamais à s’élever d’un vol d’aigle. Comme le dit Montagne, on n’acquiert gueres, en étudiant les ouvrages des autres, le talent qu’ils avoient pour l’invention. l’imitation du parler suit incontinent… etc. les leçons d’un maître de musique habile développent nos organes, et nous apprennent à chanter méthodiquement ; mais ces leçons ne peuvent changer que très-peu de choses dans le son et dans l’étenduë de notre voix naturelle, quoiqu’elles la fassent paroître plus douce et tant soit peu plus étenduë.

Or ce qui fait la difference des esprits, tant que l’ame demeure unie avec le corps, n’est pas moins réel que ce qui fait la difference des voix et des visages.

Tous les philosophes, de quelque secte qu’ils soient, tombent d’accord que le caractere des esprits vient de la conformation de ceux des organes du cerveau qui servent à l’ame spirituelle à faire ses fonctions. Or il ne dépend pas plus de nous de changer la conformation ni la configuration des organes du cerveau, qu’il dépend de nous de changer la conformation et la configuration des muscles et des cartilages de notre visage et de notre gosier. S’il arrive quelque alteration physique dans ces organes, elle n’y est pas produite par un effort de notre volonté ; mais par un changement physique qui survient dans notre constitution. Ces organes ne s’alterent que comme les autres parties de notre corps viennent à s’alterer. Les esprits ne deviennent donc semblables, à force de se regarder les uns les autres, que comme les voix et les visages peuvent devenir semblables.

L’art n’augmente l’étenduë physique de notre voix, il n’augmente notre génie qu’autant que l’exercice, dans lequel consiste la pratique de l’art, peut changer réellement quelque chose dans la configuration et dans la conformation de nos organes. Or ce qu’y peut changer cet exercice est bien peu de chose.

L’art ne supprime pas plus les défauts d’organisation lesquels il apprend à cacher, qu’il augmente l’étenduë naturelle des talens physiques que ses leçons perfectionnent.

Section 8, des plagiaires. En quoi ils different de ceux qui mettent leurs études à profit §

Mais, me dira-t-on, un artisan ne peut-il pas suppléer au peu d’élevation, et à la stérilité de son génie, en transplantant dans ses ouvrages les beautez qui sont dans les ouvrages des grands maîtres ? Les conseils de ses amis ne peuvent-ils pas l’élever où les forces de son génie n’auroient pû le porter. Je répons, quant au premier point, qu’il fut toûjours permis de s’aider de l’esprit des autres, pourvû qu’on ne le fasse point en plagiaire.

Ce qui constituë le plagiaire, c’est de donner l’ouvrage d’autrui comme son propre ouvrage. C’est de donner, comme étant de nous, des vers entiers que nous n’avons eu aucune peine ni aucun mérite à transplanter d’un poëme étranger dans le nôtre. Je dis que nous avons transplanté sans peine dans notre ouvrage, car lorsque nous prenons les vers dans un poëte, qui a composé dans une langue autre que la langue dans laquelle nous écrivons, nous ne faisons pas un plagiat. Ce vers devient nôtre en quelque façon, à cause que l’expression nouvelle que nous avons prêtée à la pensée d’autrui nous appartient. Il y a du mérite à faire un pareil larcin, parce qu’on ne sçauroit le faire bien sans peine, et sans avoir du moins le talent de l’expression. Il faut autant d’industrie pour y réussir qu’il en falloit à Lacedemone, pour faire un larcin en galant homme.

Trouver en sa langue les mots propres, et les expressions équivalentes à celles dont se sert l’auteur ancien ou moderne qu’on traduit : sçavoir leur donner le tour necessaire, pour qu’elles fassent sentir l’énergie de la pensée, et qu’elles presentent la même image que l’original, ce n’est point la besogne d’un écolier. Ces pensées transplantées d’une langue dans une autre ne peuvent réussir qu’entre les mains de ceux qui du moins ont le don de l’invention des termes. Ainsi, lorsqu’elles réussissent, la moitié de leur beauté appartient à celui qui les a remises en oeuvre.

On ne diminue donc gueres le mérite de Virgile, en faisant voir qu’il avoit emprunté d’Homere une infinité de choses. Fulvius-Ursinus auroit pris une peine fort inutile, s’il n’avoit recüeilli tous les endroits que le poëte latin a imitez du poëte grec que pour diminuer la réputation du poëte latin. Virgile s’est, pour ainsi dire, acquis à bon titre la proprieté de toutes les idées qu’il a prises dans Homere. Elles lui appartiennent en latin, à cause du tour élegant et de la précision avec laquelle il les a renduës en sa langue, et à cause de l’art avec lequel il enchasse ces differens morceaux dans le bâtiment régulier dont il est l’architecte. Ceux qui se seroient flattez de diminuer la réputation de M. Despreaux, en faisant imprimer, par forme de commentaire mis au bas du texte de ses ouvrages, les vers d’Horace et de Juvenal qu’il a enchassez dans les siens, se seroient bien abusez. Les vers des anciens, que ce poëte a tournez en françois avec tant d’adresse, et qu’il a si bien rendus la partie homogene de l’ouvrage, où il les insere, que tout paroît pensé de suite par une même personne, font autant d’honneur à Despreaux, que les vers qui sont sortis tout neufs de sa veine.

Le tour original qu’il donne à ses traductions, la hardiesse de ses expressions, aussi peu contraintes que si elles étoient nées avec sa pensée, montrent presque autant d’invention, qu’en montre la production d’une pensée toute nouvelle.

Voilà ce qui fit dire à La Bruyere que Despreaux paroissoit créer les pensées d’autrui.

C’est même donner une grace à ses ouvrages que de les orner de fragmens antiques. Des vers d’Horace et de Virgile bien traduits, et mis en oeuvre à propos dans un poëme françois y font le même effet que les statuës antiques font dans la gallerie de Versailles. Les lecteurs retrouvent avec plaisir, sous une nouvelle forme, la pensée qui leur plût autrefois en latin. Ils sont bien aises d’avoir l’occasion de réciter les vers du poëte ancien, pour les comparer avec les vers de l’imitateur moderne qui a voulu lutter contre son original. Il n’y rien de si petit dont l’amour propre ne fasse cas quand il flatte notre vanité.

Aussi les auteurs les plus vantez pour la fecondité de leur génie, n’ont-ils pas dédaigné d’ajoûter quelquefois cette espece d’agrément à leurs ouvrages. étoit ce la stérilité d’imagination qui contraignoit Corneille et La Fontaine d’emprunter tant de choses des anciens ?

Moliere a fait souvent la même chose, et riche de son propre fonds, il n’a pas laissé de traduire dix vers d’Ovide de suite dans le second acte du misantrope.

On peut s’aider des ouvrages des poëtes qui ont écrit en des langues vivantes, comme on peut s’aider de ceux des grecs et des romains ; mais je crois que lorsqu’on se sert des ouvrages des poëtes modernes, il faut leur faire honneur de leur bien, sur tout si l’on en fait beaucoup d’usage. Je n’approuve point, par exemple, que M. de La Fosse ait pris l’intrigue, les caracteres et les principaux incidens de la tragédie de Manlius, dans la tragédie angloise de Monsieur Otwai, intitulée, Venise preservée, sans citer l’ouvrage dont il avoit tant profité. Tout ce qu’on peut alléguer pour la défense de M. de La Fosse, c’est qu’il n’a fait qu’user de représailles en qualité de françois, parce que M. Otwai avoit pris lui-même dans l’histoire de la conjuration de Venise par l’abbé de saint-Real, le sujet, les caracteres principaux et les plus beaux endroits de sa piece. Si M. de La Fosse a pris à M. Otwai, quelque chose que l’anglois n’eut pas emprunté de l’abbé de saint-Real, comme l’épisode du mariage de Servilius et la catastrophe, c’est que celui qui reprend son vaisseau enlevé par l’ennemi, est censé le maître de la marchandise que l’ennemi peut avoir ajoûtée à la charge de ce vaisseau.

Comme les peintres parlent tous, pour ainsi dire, la même langue, ils ne peuvent pas emploïer les traits célebres, dont un autre peintre s’est déja servi, lorsque les ouvrages de ce peintre subsistent encore. Le Poussin a pu se servir de l’idée du peintre grec qui avoit représenté Agamemnon la tête voilée au sacrifice d’Iphigenie, pour mieux donner à comprendre l’excès de la douleur du pere de la victime. Le Poussin a pu se servir de ce trait pour exprimer la même chose, en représentant Agrippine qui se cache le visage avec les mains dans le tableau de la mort de Germanicus.

Le tableau du peintre grec ne subsistoit plus, quand le peintre françois fit le sien. Mais Le Poussin auroit été blâmé d’avoir volé ce trait s’il se fût trouvé dans un tableau ou de Raphaël ou du Carrache.

Comme il n’y a point de mérite à dérober une tête à Raphaël ou une figure au Dominiquin : comme le larcin se fait sans grand travail, il est défendu sous peine du mépris public. Mais comme il faut du talent et du travail pour animer le marbre d’une figure antique, et pour faire d’une statuë un personnage vivant, et qui concoure à une action avec d’autres personnages, on est loüé de l’avoir fait. Qu’un peintre se serve donc de l’Apollon de Belveder pour representer Persée ou quelque autre heros de l’âge de Persée, pourvû qu’il anime cette statuë, et qu’il ne se contente pas de la dessiner correctement pour la placer dans un tableau telle qu’elle est dans sa niche. Que les peintres donnent donc la vie à ces statuës, avant que de les faire agir. Voilà ce qu’a fait Raphaël, qui semble, nouveau Promethée, avoir dérobé le feu céleste pour les animer. Je renvoïe ceux qui voudroient avoir des éclaircissemens sur cette matiere à l’écrit latin de Rubens, touchant l’imitation des statuës antiques. Qu’il seroit à souhaiter que ce puissant génie eût toûjours pratiqué dans ses ouvrages les leçons qu’il donne dans cet écrit !

Les peintres qui font de l’antique le même usage que Raphaël, Michel-Ange et quelques autres en ont fait, peuvent être comparez à Virgile, comme à Racine et à Despreaux. Ils se sont servis des poësies anciennes par rapport au temps où ils composoient, comme les peintres illustres que j’ai citez, se sont servis des statuës antiques. Quant à ces peintres sans verve, qui ne sçavent faire autre chose en composant que mettre, pour ainsi dire, à contribution les tableaux des grands maîtres, taxant l’un à deux têtes, imposant l’autre à un bras, et celui qui est plus riche à un grouppe : brigands, qui ne fréquentent le Parnasse que pour y détrousser les passans, je les compare aux couseurs de centons les plus méprisez de tous les faiseurs de vers. Qu’ils évitent de tomber entre les mains du Barigel que le Boccalin établit sur le double mont. Il pourroit les faire flétrir.

Il y a bien de la difference entre emporter d’une gallerie l’art du peintre, entre se rendre propre la maniere d’operer de l’artisan qu’on vient d’admirer, et remporter dans son portefeüille une partie de ses figures. Un homme sans génie n’est point capable de convertir en sa propre substance, comme le fit Raphaël, ce qu’on y remarque de grand et de singulier. Sans saisir les principes generaux, il se contente de copier ce qu’il a dessous les yeux. Il emportera donc une des figures, mais il n’apprendra point à traiter dans le même goût une figure qui seroit de son invention.

L’homme de génie devine comment l’ouvrier a fait. Il le voit travailler, pour ainsi dire, en regardant son ouvrage et saisissant sa maniere, c’est dans l’imagination qu’il remporte son butin.

Quant aux avis des personnes intelligentes, il est vrai qu’ils peuvent empêcher les peintres et les poëtes de faire des fautes ; mais comme ils ne suggerent pas les expressions ni la poësie du stile, ils ne sçauroient suppléer au génie.

Ils peuvent bien redresser l’arbre, mais non pas le charger de fruits. Ces avis ne sont bons que pour corriger les fautes, et principalement pour rectifier le plan d’un ouvrage de quelque étenduë, supposant que les auteurs fassent voir leur plan en esquisse, et que ceux qu’ils consultent le méditent, et se le rendent present comme s’ils l’avoient fait eux-mêmes. diligenter legendum est, dit Quintilien, ac penè… etc. . C’est ainsi que Despreaux donnoit à Racine des avis qui lui furent tant de fois utiles. Que peut gagner en effet un poëte qui lit un ouvrage, lequel a déja reçû sa derniere main, que d’être redressé sur quelque mot, ou tout au plus sur quelque sentiment ? Supposé même qu’on pût, après une simple lecture, donner un bon avis à l’artisan sur la conformation de son ouvrage : seroit-il assez docile pour s’y rendre ? Seroit-il assez patient pour refondre un ouvrage déja terminé, et dont il se tient quitte ?

Les génies les plus heureux ne naissent pas de grands artisans. Ils naissent seulement capables de le devenir. Ce n’est qu’à force de travail qu’ils s’élevent au point de perfection qu’ils peuvent atteindre, doctrina sed… etc. dit Horace. Mais l’impatience de nous produire nous aiguillonne. Nous voulons déja faire un poëme, quand nous sommes à peine capables de bien faire des vers. Au lieu de commencer à travailler pour nous mêmes, nous voulons travailler pour le public. Telle est principalement la destinée des jeunes poëtes.

Mais comme leur génie ne se connoît pas bien lui-même, comme ils n’ont pas encore un stile formé, qui soit propre au caractere de leur génie, et convenable pour exprimer les idées de leur imagination, ils s’égarent en choisissant des sujets qui ne conviennent pas à leurs talens, et en imitant dans leurs premieres productions, le stile, le tour et la maniere de penser des autres. Par exemple, Racine composa sa premiere tragédie dans le goût de Corneille, quoique son talent ne fût pas pour traiter la tragédie comme Corneille l’avoit traitée. Racine n’auroit pû se soutenir, si, pour me servir de cette expression, il eut continué de marcher avec les brodequins de son dévancier.

Il est donc naturel que les jeunes poëtes, qui, au lieu d’imiter la nature du côté que le génie la leur montre, l’imitent du côté par lequel les autres l’ont imitée, qui forcent leur talent, et le veulent assujettir à tenir la même route qu’un autre tient avec succès, ne fassent d’abord que des ouvrages médiocres.

Ce sont des aînez indignes ordinairement de leurs cadets.

Il seroit inutile cependant de vouloir engager de jeunes gens, pressez par l’émulation, excitez par l’activité de l’âge, et entraînez par un génie impatient de s’annoncer au public, d’attendre à se produire qu’ils eussent connu l’espece dont est leur talent, et qu’ils l’eussent perfectionné. On leur représenteroit en vain qu’ils peuvent gagner beaucoup à surprendre le public : que le public auroit bien plus de véneration pour eux, s’il ne les avoit jamais vû des apprentifs : que des chef d’oeuvres inesperez, contre lesquels l’envie n’a point eu le temps de cabaler, font bien un autre progrès que des ouvrages attendus long temps, qui trouvent les rivaux sur leurs gardes, et dont on peut définir l’auteur par un poëme ou par un tableau médiocre.

Rien n’est capable de retenir la fougue d’un jeune homme, séduit encore par la vanité, dont l’excès seul est à blâmer dans la jeunesse. D’ailleurs, comme dit Ciceron, prudentia… etc. .

Ces ouvrages précipitez demeurent ; mais il est injuste de les reprocher à la mémoire des artisans illustres. Ne faut-il pas faire un apprentissage dans toutes les professions ? Or tout apprentissage consiste à faire des fautes, afin de se rendre capable de n’en plus faire. S’avisa-t-on jamais de reprocher à celui qui écrit bien en latin les barbarismes et les solécismes, dont ses premiers thêmes ont été remplis certainement. Si les peintres et les poëtes ont le malheur de faire leur apprentissage sous les yeux du public, il ne faut pas du moins que le public mette en ligne de compte les fautes qu’il leur a vû faire, lorsqu’il les définit après qu’ils sont devenus de grands artisans.

Au lieu que les artisans sans génie, qui sont aussi propres à être les éleves du Poussin que du Titien, demeurent durant toute leur vie dans la route où le hazard les peut avoir engagez, les artisans doüez de génie, s’apperçoivent, quand le hazard les égare, que la route qu’ils ont prise n’est point celle qui leur convient. Ils l’abandonnent pour en prendre une autre ; ils quittent celle de leur maître pour s’en faire une nouvelle.

Par maître, j’entens ici les ouvrages aussi bien que les personnes. Raphaël, mort depuis deux cens ans, peut encore faire des éleves. Notre jeune artisan, doüé de génie, se forme donc lui-même une pratique pour imiter la nature, et il forme cette pratique des maximes résultantes de la refléxion qu’il fait sur son travail et sur le travail des autres. Chaque jour ajoûte ainsi de nouvelles lumieres à celles qu’il avoit acquises précedemment.

Il ne fait pas une élegie ni un tableau, sans devenir meilleur peintre ou meilleur poëte ; et il surpasse enfin ceux qui peuvent avoir été plus heureux que lui, en maîtres et en modeles.

Tout est pour lui l’occasion de quelque refléxion utile, et dans le milieu d’une plaine, il étudie avec autant de profit que s’il étoit dans son cabinet. Enfin, son mérite parvenu où il peut atteindre, se soûtient toûjours jusques à ce que la vieillesse affoiblissant les organes, sa main tremblante se refuse à l’imagination encore vigoureuse. Le génie est dans les hommes, ce qui vieillit le dernier.

Les vieillards les plus caducs se raniment : ils redeviennent de jeunes gens, dès qu’il s’agit des choses qui sont du ressort de la profession dont la nature leur avoit donné le génie. Faites parler de guerre cet officier décrépit, il s’échauffe comme par inspiration ; on diroit qu’il se soit assis sur le trépied : il s’énonce comme un homme de quarante ans, et il trouve les choses et les expressions avec la facilité que donne, pour penser et pour parler, un sang petillant d’esprits.

Plusieurs témoins oculaires m’ont raconté, que Le Poussin avoit été jusques à la fin de sa vie un jeune peintre du côté de l’imagination. Son mérite avoit survécu à la dextérité de sa main, et il inventoit encore quand il n’avoit plus les talens nécessaires à l’éxecution de ses inventions. à cet égard, il n’en est pas tout-à-fait des poëtes comme des peintres.

Le plan d’un long ouvrage, dont la disposition pour être bonne, veut être faite dans la tête de l’inventeur, ne peut être produit sans le secours de la mémoire ; ainsi ce plan doit se sentir de l’affoiblissement de cette faculté : suite trop ordinaire de la vieillesse. La mémoire des vieillards est infidéle pour les choses nouvelles. Voilà d’où viennent les défauts qui sont dans le plan des dernieres tragédies du grand Corneille.

Les évenemens y sont mal amenez, et souvent les personnages s’y trouvent dans des situations où ils n’ont naturellement rien de bon et de naturel à dire : mais on y reconnoît de temps en temps à la poësie du stile l’élevation, et même la fertilité du génie de Corneille.

Section 9, des obstacles qui retardent le progrès des jeunes artisans §

Tous les génies se manifestent bien, mais ils ne parviennent point tous au dégré de perfection où la nature les a rendus capables d’atteindre. Il en est dont le progrès est arrêté au milieu de la course. Un jeune homme ne sçauroit faire dans l’art de la peinture tout le progrès dont il est capable, si sa main ne se perfectionne pas en même-temps que son imagination. Il ne suffit pas aux peintres de concevoir des idées nobles, d’imaginer les compositions les plus élegantes, et de trouver les expressions les plus pathétiques, il faut encore que leur main ait été renduë docile à se fléchir avec précision en cent manieres differentes, pour se trouver capable de tirer avec justesse la ligne que l’imagination lui demande. Nous ne sçaurions faire rien de bien, dit Du Fresnoi, dans son poëme de la peinture, si notre main n’est pas capable de mettre sur la toile les beautez que notre esprit produit.

Le génie a, pour ainsi dire, les bras liez dans un artisan, dont la main n’est pas dénoüée. Il en est de l’oeil comme de la main. Il faut que l’oeil d’un peintre soit accoûtumé de bonne heure à juger par une operation sûre et facile en même-temps, quel effet doit faire un certain mêlange, ou bien une certaine opposition de couleur, quel effet doit faire une figure d’une certaine hauteur dans un grouppe, et quel effet un certain grouppe fera dans le tableau, après que le tableau sera colorié. Si l’imagination n’a pas à sa disposition une main et un oeil capables de la seconder à son gré, il ne résulte des plus belles idées qu’enfante l’imagination, qu’un tableau grossier, et que dédaigne l’artisan même qui l’a peint, tant il trouve l’oeuvre de sa main au-dessous de l’oeuvre de son esprit.

L’étude nécessaire pour perfectionner l’oeil et la main, ne se fait point en donnant quelques heures distraites à un travail interrompu. Cette étude demande une attention entiere et une perseverance continuée durant plusieurs années.

On sçait la maxime qui défend aux peintres de laisser écouler un jour entier sans donner quelque coup de pinceau : maxime qu’on applique communément à toutes les professions ; tant on la trouve judicieuse.

Le seul temps de la vie qui soit bien propre à faire acquerir leur perfection à l’oeil et à la main, est le temps où nos organes tant interieurs qu’exterieurs achevent de se former. C’est le temps qui s’écoule depuis l’âge de quinze ans jusques à l’âge de trente ans. Les organes contractent sans peine durant ces années, toutes les habitudes dont leur premiere conformation les rend susceptibles.

Mais si l’on perd ces années précieuses, si l’on les laisse écouler sans les mettre à profit, la docilité des organes se passe sans que tous nos efforts puissent jamais la rappeller. Quoique notre langue soit une organe bien plus souple que notre main ; cependant nous prononçons toûjours mal une langue étrangere, que nous apprenons après trente ans.

Malheureusement pour nous, ces années si précieuses sont celles où nous sommes distraits le plus facilement de toutes les applications sérieuses. C’est le temps où nous commençons à prendre confiance en nos lumieres, qui ne sont encore que le premier crépuscule de la prudence. Nous avons déja perdu cette docilité pour les conseils des autres, qui tient lieu aux enfans de bien des vertus ; et notre perseverance aussi foible que notre raison, n’est point à l’épreuve des dégoûts. Horace définit un adolescent monitoribus asper… etc. .

D’ailleurs tout est pour cet âge l’occasion d’un plaisir plein d’attraits. Les goûts d’un jeune homme sont des passions, et ses passions sont des fureurs.

Le feu de l’âge en donne plusieurs à la fois, et c’est beaucoup, si la raison encore naissante peut être la maîtresse durant quelques momens.

Je dois encore ajoûter une refléxion ; c’est que le génie de la poësie et celui de la peinture n’habitent point dans un homme d’un temperament froid et d’une humeur indolente. La même constitution qui le fait peintre ou poëte, le dispose aux passions les plus vives. L’histoire des grands artisans, soit en poësie, soit en peinture, qui n’ont pas fait naufrage sur les écueils dont je parle, est remplie du moins des dangers qu’ils y ont courus ; quelques-uns s’y sont brisez, mais tous y ont échoüé.

J’ignore quel sujet peut avoir été cause que l’évêque d’Alba se soit surpassé lui-même dans la peinture qu’il nous donne des inquiétudes et des transports d’un jeune poëte tyrannisé par une foiblesse qui lutte contre son génie, et qui le distrait malgré lui-même des occupations pour lesquelles il est né.

La nature des eaux de l’Hipocrene, ne les rend pas encore bien propres à éteindre de pareils incendies.

La passion du vin est encore plus dangereuse que l’autre. Elle fait perdre beaucoup de temps, et met encore un jeune artisan hors d’état de faire un bon usage de celui qu’elle lui laisse. L’excès du vin n’est pas même un de ces vices dont l’âge corrige les hommes. Cependant en quelques années, il ôte à l’esprit sa vigueur, et au corps une partie de ses forces.

Un homme trop adonné au vin, est morne quand il n’est pas à table, et il n’a plus d’esprit qu’autant que lui en donnent les digestions d’un estomac, qui s’use enfin avant le temps.

Quand Horace parle sérieusement, il dit, que le jeune homme qui veut se rendre habile, doit être temperant.

Petrone, le moins austere des écrivains, exige d’un jeune homme qui veut reussir dans ses études, d’être sobre. Juvenal, en parlant des poëtes de son temps qui composoient de grands ouvrages, dit qu’ils s’abstenoient du vin, même dans les jours que la coutume établie destinoit aux plaisirs de la table.

On ne m’accusera pas du moins de citer les jeunes gens, à qui je veux faire le procès, devant des juges trop severes.

Enfin, comme le succès ne sçauroit répondre toujours à la précipitation d’un jeune peintre, il peut bien se dégoûter de temps en temps d’un travail laborieux, dont il ne voit pas naître un fruit qui le satisfasse. L’impatience naturelle à cet âge, fait qu’on voudroit moissonner un instant après avoir semé. L’attrait qu’un travail où nous pousse notre génie, a pour nous, aide beaucoup à vaincre ces dégoûts, comme à résister aux distractions : mais il est bon encore que le desir de faire fortune vienne au secours de l’impulsion de notre génie.

Il est donc à souhaiter qu’un jeune homme, que son génie détermine à être peintre, se trouve dans une situation telle qu’il lui faille regarder son art comme son établissement, et qu’il attende sa consideration dans le monde, de la capacité qu’il acquerera dans cet art. Si la fortune d’un jeune homme, loin de le porter à un travail assidu, concourt avec la legereté de son âge pour le distraire du travail : qu’augurer de lui, sinon qu’il laissera passer le temps de former ses organes sans le faire ? Un travail souvent interrompu, et distrait encore plus souvent, ne suffit pas à perfectionner un artisan. En effet, le succès de notre travail dépend presque autant de la disposition dans laquelle nous sommes lorsque nous nous appliquons, il dépend presque autant de ce que nous faisions avant que de commencer notre travail, et de ce que nous avons projetté de faire après que nous l’aurons quitté, que de la durée même de ce travail.

Quand la force du génie ramenera notre jeune peintre à une étude plus sérieuse de son art, parce que l’yvresse de la jeunesse sera passée, sa main et ses yeux ne seront plus capables d’en bien profiter. S’il veut faire de bons tableaux ; qu’après les avoir imaginez, il les fasse peindre par un autre.

Les poëtes dont l’apprentissage n’est pas aussi difficile que celui des peintres, se rendent toujours capables de remplir leur destinée. La premiere ardeur que donne le génie, suffit pour apprendre les regles de la poësie ; ce n’est point par ignorance de regles, que tant de gens pechent contre les regles. La plûpart de ceux qui manquent à les observer les connoissent bien, mais ils n’ont point assez de talent pour mettre leurs maximes en pratique.

Il est vrai qu’un poëte peut être dégoûté de nous donner de grands ouvrages par la peine que coûte la disposition de leur plan. La perséverance n’est pas la vertu des jeunes gens. S’il n’est point de travail si pénible et si difficile, qu’ils ne s’y portent avec ardeur, c’est à condition que ce travail ne durera point long-temps. Il est donc heureux pour la societé, que les jeunes poëtes soient déterminez par leur fortune à un travail assidu.

Je n’entens point par necessité de faire fortune, la necessité de subsister. Cette extrême indigence qui force à travailler pour avoir du pain, n’est propre qu’à égarer un homme de génie, qui sans consulter ses talens, s’attache, pressé par le besoin, aux genres de poësie qui sont plus lucratifs que les autres. Au lieu de composer des allegories ingénieuses et des satires excellentes, il fera de mauvaises pieces de théatre : le théatre est en France le Perou des poëtes.

L’enthousiasme poëtique, n’est pas un de ces talens, que la crainte de mourir de faim sçait donner. Si, comme le dit Perse, qui nomme le ventre le pere de l’industrie, ingenü largitor venter, les entrailles à jeûn font croître l’esprit, ce n’est pas aux écrivains, Horace a bû son saoul quand il voit les menades.

Dit Despreaux après Juvenal. En effet, comme ce poëte latin l’expose très-bien, mettre les pieds dans l’olimpe, entrer dans les projets des dieux, et donner des fêtes aux déesses ; ce n’est point la besogne d’un mal vêtu, qui ne sçait point où il pourra souper. Si Virgile, ajoûte Juvenal, n’avoit pas eu les commoditez de la vie, ces hidres, dont il sçait faire des monstres si terribles, n’auroient été que des couleuvres ordinaires.

La furie qui porte la rage dans le sein de Turnus et d’Amata, n’auroit été, pour parler à notre maniere, qu’une furie pareille à la tranquille Eumenide de l’opera d’Isis.

L’extrême besoin dégrade l’esprit, et le génie, réduit par la misere à composer, perd la moitié de sa vigueur.

D’un autre côté, les plaisirs détournent les poëtes du travail, aussi-bien que le besoin. Il est vrai que Lucain composa sa pharsale malgré toutes les distractions qui viennent à la suite de l’opulence. Il reçut les complimens de ses amis sur le succès de son poëme dans ses jardins enrichis de marbre : mais un seul exemple ne conclut pas.

De tous les poëtes qui se sont acquis un grand nom, Lucain est le seul, autant qu’il m’en souvient, qui dès sa jeunesse ait pû vivre dans l’abondance. Tout le monde sera de mon avis, quand j’avancerai que Moliere n’auroit jamais pris la peine necessaire pour se rendre capable de produire les femmes sçavantes, ni celle de composer ensuite cette comédie, après s’être rendu capable de le faire, s’il se fût trouvé un homme de condition, en possession de cent mille livres de rente dès l’âge de vingt ans. Je crois rencontrer quelle est la situation où l’on peut souhaiter que soit un jeune poëte, dans un bon mot de notre roi Charles IX.

Il faut, disoit ce prince, en se servant de la langue latine, dont le bel usage permettoit alors aux personnes polies, de mêler quelques mots dans la conversation. Que les chevaux et les poëtes soient bien nourris, mais non pas engraissez. On doit pardonner la comparaison à la passion demesurée des seigneurs de ce temps-là pour leurs écuries : la mode l’autorisoit. L’envie d’augmenter sa fortune excite un poëte qui se trouve dans cette situation, sans que le besoin lui rabaisse l’esprit, ni l’oblige à courir après un vil salaire, comme ont fait les ouvriers mercenaires de tant de poëmes dramatiques, qui ne se soucioient gueres de la destinée de leurs pieces, attentifs uniquement à toucher l’argent qui devoit leur en revenir.

Comme la mécanique de notre poësie, si difficile pour ceux qui ne veulent faire que des vers excellens, est facile pour ceux qui se contentent d’en faire de médiocres, il est parmi nous bien plus de mauvais poëtes, que de mauvais peintres. Toutes les personnes qui ont quelque lueur d’esprit, ou quelque teinture des lettres, veulent se mêler de faire des vers, et pour le malheur des poëtes, elles deviennent ainsi des juges qui prononcent sur tous les poëmes nouveaux, avec la séverité d’un concurrent. C’est depuis long-temps que les poëtes se plaignent du grand nombre de rivaux, que la facilité de la méchanique de la poësie leur procure. Celui qui n’est pas pilote, dit Horace, n’ose s’asseoir au gouvernail. On ne se mêle point de composer des remedes, quand on n’a pas étudié la vertu des simples. Il n’y a que les medecins qui ordonnent la saignée aux malades. Ce n’est même qu’après un apprentissage qu’on exerce les plus vils métiers, mais tout le monde capable ou non, veut faire des vers.

Les versificateurs les plus ineptes, sont même ceux qui composent le plus couramment.

Delà naissent tant d’ouvrages ennuïeux, qui font prendre en mauvaise part le nom de poëte, et qui empêchent que personne veuille s’honorer d’un si beau titre.

Il me souvient de ce que dit Monsieur Despreaux à M. Racine, concernant la facilité de faire des vers. Ce dernier venoit de donner sa tragédie d’Alexandre, lorsqu’il se lia d’amitié avec l’auteur de l’art poëtique. Racine lui dit en parlant de son travail, qu’il trouvoit une facilité surprenante à faire ses vers. Je veux vous apprendre à faire des vers avec peine, répondit Despreaux, et vous avez assez de talent pour le sçavoir bien-tôt. Racine disoit que Despreaux lui avoit tenu parole.

Mais ces peines et ces contradictions ne sont point capables de dégoûter de la poësie un jeune homme qui tient sa vocation d’Apollon même, et qu’excite encore le desir de se faire un nom et une fortune. Il parviendra, soit un peu plûtôt, soit un peu plus tard, au dégré du parnasse où il est capable de monter : mais l’usage qu’il fera de sa capacité, dépendra beaucoup du temps où son étoile l’aura fait naître. S’il vient en des temps malheureux, sans Auguste et sans Mécene, ses productions ne seront ni fréquentes, ni de si longue haleine que s’il étoit né dans un siecle plus fortuné pour les arts et pour les sciences.

Virgile encouragé par l’attention qu’Auguste donnoit à ses vers : Virgile excité par l’émulation a produit l’éneïde : il a emploïé une infinité de veilles à composer un poëme de longue haleine, qui malgré le goût que son génie devoit lui donner pour ce travail, doit l’avoir fatigué souvent jusques à la lassitude. Si Virgile avoit vécu dans un temps, sans Auguste, sans Mécene, et sans concurrens, Virgile auroit bien été déterminé par l’impulsion du génie, et par le desir de se distinguer à cultiver son talent. Il se seroit bien rendu capable de composer une éneïde, mais on peut croire qu’il n’auroit pas eu la perseverance necessaire pour terminer un si long ouvrage.

Peut être n’aurions-nous de Virgile que quelques églogues qui auroient coulé sans peine d’une veine abondante, et l’esquisse de l’éneïde dont il auroit terminé un livre ou deux.

Les grands artisans ne sont pas ceux à qui leurs productions coûtent le moins.

Leur inaction vient souvent de la crainte qu’ils ont des peines que leur coûtent des ouvrages dignes d’eux, quand il semble que c’est la paresse qui les tient dans l’oisiveté. Comme des matelots qui viennent de mettre pied à terre, après avoir vû, pour me servir de l’expression d’un ancien, la mort dans chaque flot qui s’approchoit d’eux, sont dégoûtez pour un temps de s’exposer aux perils de la mer, de même un bon poëte qui sçait combien il lui en a coûté pour terminer sa tragédie, n’entreprend pas si volontiers d’en faire une autre.

Il faut qu’il se repose durant un temps. Après s’être ennuïé du travail, il faut, avant que de se mettre au travail, qu’il se soit ennuïé de l’oisiveté.

Un poëte ne dispose pas sans un travail pénible et sans une attention laborieuse l’esquisse d’un long ouvrage. Le travail de limer et de polir ses propres vers est encore ennuïeux. Il est impossible que l’attention sérieuse sur des minuties que ce travail exige, ne fatigue pas bien-tôt. Cependant il faut la continuer durant long-temps. J’en appelle à témoin les poëtes à qui la perséverance dans ce labeur a manqué. Il est vrai que les poëtes trouvent un plaisir sensible dans l’entousiasme de la composition.

L’ame livrée toute entiere aux idées qui s’excitent dans l’imagination échauffée, ne sent pas les efforts qu’elle fait pour les produire : elle ne s’apperçoit de sa peine que par cette lassitude et par cet épuisement qui suivent la composition.

Ceux qui composent des vers sans être poëtes, sont contens de ce qu’ils ont produit, plûtôt dans un délire que dans un véritable enthousiasme. La plûpart, comme Pigmalion, deviennent amoureux de leurs productions informes ou languissantes, et ils ne les retouchent plus : car qui dit amoureux, dit aveugle sur les défauts de ce qu’il aime. Aussi aucun tiran de la Grece n’entendit-il jamais autant de flatterie qu’un poëte médiocre s’en dit à lui-même quand il encense les prétenduës divinitez qui viennent de naître sous sa plume. C’est des mauvais poëtes principalement qu’il faut entendre ce que dit Ciceron. Mais un bon poëte n’est pas si facile à se contenter de ce qu’il a mis sur le papier. Il n’est pas encore satisfait de ses vers, quand ils sont déja assez bons pour plaire aux autres, et la peine qu’il ne sçauroit s’empêcher de prendre pour les perfectionner à son gré, l’impatiente souvent contre lui-même.

Section 10, du temps où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables §

Le temps où les génies parviennent au mérite dont ils sont capables, est different. En premier lieu, les génies nez pour ces professions qui demandent beaucoup d’expérience et de la maturité d’esprit, sont formez plus tard que ceux qui sont nez pour ces professions, où l’on réussit avec un peu de prudence et beaucoup d’imagination. Par exemple, un grand ministre, un grand general, un grand magistrat, ne deviennent ce qu’ils sont capables d’être, que dans un âge plus avancé que l’âge où les peintres et les poëtes atteignent le dégré d’excellence où leur étoile leur permet d’atteindre. Les premiers ne sçauroient être formez sans des connoissances et sans des lumieres qu’on n’acquiert que par l’expérience, et même par sa propre expérience. L’étenduë de l’esprit, la subtilité de l’imagination, l’application même ne sçauroient y suppléer. Enfin ces professions demandent un jugement mûr, et sur tout de la fermeté sans opiniâtreté. On naît bien avec une disposition à ces qualitez, mais on ne naît point avec ces qualitez toutes formées. On ne peut même les avoir acquises de si bonne heure.

Comme l’imagination a plûtôt acquis ses forces que le jugement ne peut avoir acquis les siennes, les peintres, les poëtes, les musiciens et ceux dont le talent consiste principalement dans l’invention, ne sont pas si long-temps à se former. Je crois donc que l’âge de trente ans, est l’âge où communément parlant, les peintres et les poëtes se trouvent être parvenus au plus haut dégré du parnasse, où leur génie leur permette de monter. Ils deviennent bien plus corrects dans la suite, ils deviennent bien plus sages dans leurs productions ; mais ils ne deviennent pas ni plus fertiles, ni plus pathétiques, ni plus sublimes.

Comme les génies sont plus tardifs les uns que les autres (c’est ce que j’avois à dire en second lieu) comme leurs progrès peuvent être retardez par tous les obstacles dont nous avons parlé, nous n’avons pas prétendu marquer l’âge de trente ans, comme une année fatale, avant laquelle et après laquelle on ne dût rien attendre. Il peut se trouver cinq ou six années de difference, dans l’âge auquel deux grands peintres ou deux grands poëtes seront parvenus à leur perfection. L’un y peut être arrivé à vingt-huit ans et l’autre à trente-trois.

Racine fut formé dès vingt-huit ans.

La Fontaine étoit bien plus âgé quand il fit les premiers de ses excellens ouvrages.

Le genre de poësie auquel s’applique un artisan paroît même retarder encore cette année heureuse. Moliere avoit quarante ans, lorsqu’il fit les premieres de ces comédies, dignes d’être comptées au nombre des pieces qui lui ont acquis sa réputation. Mais il ne suffisoit pas à Moliere d’être grand poëte pour être capable de les composer : il falloit encore qu’il eût acquis une connoissance des hommes et du monde, qu’on n’a pas de si bonne heure, et sans laquelle le meilleur poëte ne sçauroit faire que des comedies médiocres. Le poëte tragique doit atteindre le dégré de perfection où il est capable de monter, de meilleure heure que le poëte comique, le génie et une connoissance generale du coeur humain, telle que la donnent les premieres études, suffisent pour faire une tragédie excellente. Il faut, pour faire une comédie du même genre du génie, de l’étude, et de plus avoir vécu long-temps avec le monde. En effet, pour composer une excellente comédie, il faut sçavoir en quoi consiste la difference que l’âge, l’éducation et la profession, mettent entre des personnes dont le caractere naturel est le même.

Il faut sçavoir quelle forme le caractere d’esprit particulier à certains hommes, donne aux sentimens communs à tous les hommes. En un mot, il faut connoître à fond le genre humain, et sçavoir la langue de toutes les passions, de tous les âges, et de toutes les conditions.

Dix ans ne sont point trop pour apprendre tant de choses.

Il est naturel que les grands génies atteignent le point de leur perfection un peu plus tard que les génies moins élevez et moins étendus. Les grands génies ont plus de choses à faire que les autres, ils sont comme ces arbres qui portent des fruits excellens, et qui dans le printemps poussent à peine quelques feüilles, lorsque les autres arbres sont déja tous couverts de leurs feüillages. Quintilien, que sa profession obligeoit d’étudier le caractere des enfans, parle avec un sens merveilleux sur ce qu’on appelle communément des esprits tardifs et des esprits précoces. Si le corps, dit-il, n’est pas chargé de chairs dans l’enfance, il ne sçauroit être bien fait dans l’âge viril.

Les enfans, dont les membres sont formez de trop bonne heure, deviennent infirmes et maigres dès l’adolescence : ainsi de tous les enfans ceux qui me donnent le moins d’esperance, ajoûte Quintilien, ce sont ceux-là mêmes à qui le monde trouve plus d’esprit qu’aux autres, parce que leur jugement est avancé. Mais cette raison prématurée, ne vient que du peu de vigueur de leur esprit : ils se portent bien, plûtôt parce qu’ils n’ont pas de mauvaises humeurs, que parce qu’ils ont un corps robuste. Ce passage dont j’ai seulement ramassé quelques traits, mérite d’être lû en entier.

Voilà cependant le caractere que les maîtres trouvent de meilleur augure.

Je parle des maîtres ordinaires, car si le maître lui-même a du génie, il discernera l’éleve de dix-huit ans qui en aura.

Il le reconnoîtra d’abord à la maniere dont il lui verra digerer ses leçons, et aux objections qu’il formera.

Enfin il le reconnoîtra, parce qu’il lui verra faire tout ce qu’il faisoit lui-même quand il étoit éleve. C’est ainsi que Scipion L’émilien avoit reconnu le génie de Marius, quand il répondit à ceux qui lui demandoient quel homme séroit capable de commander les armées de la republique, si l’on venoit à le perdre : que c’étoit Marius. Cependant Marius, à peine officier subalterne, n’avoit encore fait aucun exploit, il n’avoit mis encore en évidence aucune qualité qui le rendît digne dès-lors aux yeux des hommes ordinaires d’être le successeur de Scipion.

Dès que les jeunes gens sont arrivez au temps où il faut penser de soi-même, et tirer de son propre fonds, la difference qui est entre l’homme de génie et celui qui n’en a pas, se manifeste et devient sensible à tout le monde. L’homme de génie invente beaucoup, quoiqu’il invente encore mal, et l’autre n’invente rien. Mais, facile est… etc. .

L’art qui ne sçauroit trouver de l’eau où il n’y en a point, sçait resserrer dans leurs lits les fleuves qui se débordent. Plus l’homme de génie et celui qui n’en a point, s’avancent vers l’âge viril, plus la difference qui est entr’eux devient sensible. Il n’arrive à cet égard dans la peinture et dans la poësie, que la même chose qu’on voit arriver dans toutes les conditions de la vie.

L’art d’un gouverneur et les leçons d’un précepteur, changent un enfant en un jeune homme : elles lui donnent plus d’esprit qu’on n’en peut avoir naturellement à cet âge. Mais cet enfant, dès qu’il est parvenu dans l’âge où il faut penser, parler et agir de soi-même, déchoit tout-à-coup de ce mérite précoce.

Son été dément toutes les esperances de son printemps. L’éducation trop soigneuse qu’il a reçûë lui devient même nuisible, parce qu’elle lui a été l’occasion de prendre l’habitude dangéreuse de laisser penser d’autres pour lui. Son esprit a contracté une faineantise intérieure qui lui laisse attendre des impulsions exterieures pour se déterminer et pour agir. L’esprit contracte aussi facilement une habitude de paresse que les jambes et les pieds. Un homme qui ne va jamais qu’une voiture ne le mene, est bien-tôt hors d’état de se servir de ses jambes, aussi-bien qu’un homme qui se tient dans l’habitude de marcher.

Comme il faut donner la main au premier quand il marche, de même il faut aider l’autre à penser et même à vouloir.

Dans l’enfant élevé sans tant de soins, l’interieur s’évertuë de lui-même, et l’esprit devient actif. Il apprend à raisonner et à décider lui-même comme on apprend les autres choses. Il parvient enfin à bien raisonner et à bien prendre son parti, à force de raisonner et de refléchir sur ce qui l’a trompé, lorsque les évenemens lui ont fait voir qu’il avoit mal conclu.

Plus un artisan doüé de génie met de temps à se former, plus il lui faut d’expérience pour devenir moderé dans ses saillies, retenu dans ses inventions, et sage dans ses productions, plus il va loin ordinairement. Le midi des jours d’été est plus éloigné du levant que le midi des jours d’hyver. Les cérises parviennent à leur maturité dès les premieres chaleurs, mais les raisins n’y parviennent qu’avec le secours des ardeurs de l’été, et de la tiedeur de l’automne.

La nature n’a pas voulu, dit Quintilien, que rien de considerable fut achevé en peu de temps. Plus le genre d’un ouvrage est excellent, plus il faut surmonter de difficultez pour le terminer.

C’est le sentiment de l’auteur que je viens de citer, qui certainement s’y connoissoit, quoiqu’il n’eut pas lû Descartes.

Ainsi, plus les fibres d’un cerveau doivent avoir de ressort, plus ces fibres sont en grand nombre, plus il leur faut de temps pour acquerir toutes les qualitez dont ils sont capables.

Les grands maîtres font donc des études plus longues que les artisans ordinaires.

Ils sont, si l’on veut, apprentifs durant un plus long-temps, parce qu’ils apprennent encore à un âge où les artisans ordinaires sçavent déja le peu qu’ils sont capables de sçavoir. Que le titre d’apprentif n’épouvante personne, car il est des apprentifs qui valent déja mieux que des maîtres, bien que ces maîtres fassent moins de fautes qu’eux.

Quand Le Guide et Le Dominiquin eurent fait chacun leur tableau dans une petite église dédiée à saint André, et bâtie dans le jardin du monastere de saint Gregoire du Mont-Coelius, Annibal Carache leur maître fut pressé de prononcer qui de ces deux éleves méritoit le prix. Le tableau de Guide représente saint André à genoux devant la croix, et celui du Dominiquin représente la flagellation de cet apôtre. Ce sont de grands morceaux, où nos deux antagonistes avoient eu le champ libre pour mettre en évidence tout leur génie, et ils les avoient executez avec d’autant plus de soin, qu’étans peints à fresque vis-à-vis l’un de l’autre, ils devoient être perpetuellement rivaux, et, pour ainsi dire, éterniser la concurrence de leurs artisans. Le Guide, dit Le Carache, a fait en maître, et Le Dominiquin en apprentif ; mais, ajoûta-t-il, l’apprentif vaut mieux que le maître. Véritablement on voit des fautes dans le tableau du Dominiquin, que Le Guide n’a pas faites dans le sien ; mais on y voit aussi des traits qui ne sont pas dans celui de son rival. On y remarque un génie qui tendoit à des beautez où le génie doux et paisible du Guide, n’aspiroit point.

Plus les hommes sont capables de s’élever, plus ils ont de dégrez à monter pour arriver au faîte de leur élevation.

Horace devoit être un homme fait, quand il se fit connoître pour poëte. Virgile avoit près de trente ans quand il fit sa premiere églogue. Monsieur Racine avoit à peu près cet âge, au dire de M. Despreaux, quand il fit joüer Andromaque, qu’on peut regarder comme la premiere tragédie de ce grand poëte. Corneille avoit plus de trente ans quand il fit le cid. Moliere n’avoit point encore fait à cet âge aucune des comédies qui lui ont acquis la réputation qu’il a laissée.

Despreaux avoit trente ans, quand il donna ses satires telles que nous les avons. Il est vrai que les dattes de ses pieces qu’on a mises dans une édition posthume de ses ouvrages disent le contraire ; mais ces dattes souvent démenties, même par la piece de poësie, à la tête de laquelle on les a placées, ne me paroissent d’aucun poids. Raphaël avoit près de trente ans, lorsqu’il fit connoître la noblesse et la sublimité de son génie dans le vatican. C’est-là qu’on voit ses premiers ouvrages, dignes du grand nom qu’il a présentement.

Section 11, des ouvrages convenables aux gens de génie et de ceux qui contrefont la maniere des autres §

Les hommes de génie qui sont jaloux de leur réputation ne devroient du moins mettre au jour que de grands ouvrages, puisqu’il ne leur a pas été possible de dérober leur apprentissage aux yeux du public. Ils éviteroient par cette précaution de donner lieu à des comparaisons mortifiantes. Quand les poëtes et les peintres les mieux inspirez donnent, ou des poëmes composez d’un petit nombre de vers ou des tableaux qui ne contiennent qu’une figure sans expression et posée dans une attitude commune, ces productions sont exposées à des paralelles odieux. Comme on peut sans génie faire quatre ou cinq vers heureux, ou peindre assez bien une vierge avec l’enfant sur ses genoux sans être grand peintre, la difference du simple ouvrier et de l’artisan divin, ne se fait pas sentir dans des ouvrages si bornez, de la même maniere qu’elle se fait sentir dans des ouvrages plus composez, et qui sont susceptibles d’un plus grand nombre de beautez. C’est dans les derniers que cette difference paroît dans toute son étenduë.

Il est quelques vierges de Carle Maratte, que les amis de ce peintre soûtiennent approcher assez de la beauté de celles de Raphaël, sans qu’on puisse les accuser d’une exageration outrée. Quelle difference entre les grandes compositions de ces deux peintres, et qui s’avisât jamais de les mettre en paralelle !

Quoique la présomption soit familiere aux peintres presque autant qu’aux poëtes, Carle Maratte, lui-même ne s’est pas crû digne de mêler son pinceau avec celui de Raphaël. Peu de temps avant la derniere année sainte, on voulut faire racommoder le plafond du salon de ce palais, qu’on appelle à Rome, le petit farnese. C’est la maison bâtie par Le Chigi, qui vivoit sous le pontificat de Leon X. Les peintures que ce Chigi fit faire dans cette maison par Raphaël, ont rendu le nom de Chigi aussi célebre dans l’Europe que le pontificat d’Alexandre VII.

Carle Maratte aïant été choisi comme le premier peintre de Rome pour mettre la main au plafond dont je parle, et sur lequel Raphaël a représenté l’histoire de Psyché, ce galant homme n’y voulut rien retoucher qu’au pastel, afin, dit-il, que s’il se trouve un jour quelqu’un plus digne que moi d’associer son pinceau avec celui de Raphaël, il puisse effacer mon ouvrage pour y substituer le sien.

Vander Meulen auroit peint un cheval aussi-bien que Le Brun, et Baptiste auroit fait un pannier de fleurs mieux que Le Poussin. Pour parler de la poësie, Despreaux a fait des épigrammes très-inférieures à celles de deux ou trois poëtes, qui ne voudroient pas eux-mêmes s’égaler à lui. On connoît mal la supériorité d’un coursier sur un autre coursier, quand ils fournissent une carriere trop courte. Elle se fait bien mieux voir quand la carriere est de longue haleine.

Il seroit superflu d’expliquer ici en quel sens je prend le mot de petit ouvrage, car un tableau de trois pieds peut être quelquefois un grand ouvrage. Un poëme de trois cens vers peut être un grand poëme.

J’ajoûterai encore une consideration touchant les ouvrages qui ne demandent pas beaucoup d’invention, c’est que les faussaires en peinture les contrefont bien plus aisément qu’ils ne peuvent contrefaire les ouvrages où toute l’imagination de l’artisan a eu lieu de se déploïer.

Les faiseurs de pastiches, ce sont ces tableaux peints dans la maniere d’un grand artisan, et qu’on expose sous son nom, bien qu’il ne les ait jamais vûs, les faiseurs de pastiches, dis-je, ne sçauroient contrefaire l’ordonnance, ni le coloris, ni l’expression des grands maîtres.

On imite la main d’un autre, mais on n’imite pas de même, pour parler ainsi, son esprit, et l’on n’apprend point à penser comme un autre, ainsi qu’on peut apprendre à prononcer comme lui.

Le peintre médiocre qui voudroit contrefaire une grande composition du Dominiquin ou de Rubens, ne sçauroit imposer, non plus que celui qui voudroit faire un pastiche sous le nom du Georgeon ou du Titien. Il faudroit avoir un génie presque égal à celui du peintre qu’on veut contrefaire, pour réussir à faire prendre notre ouvrage pour être de ce peintre. On ne sçauroit donc contrefaire le génie des grands hommes, mais on réussit quelquefois à contrefaire leur main, c’est-à-dire, leur maniere de coucher la couleur et de tirer les traits, les airs de tête qu’ils repetoient et ce qui pouvoit être de vicieux dans leur pratique. Il est plus facile d’imiter les défauts des hommes que leurs perfections.

Par exemple, on reproche au Guide d’avoir fait ses têtes trop plates.

Ses têtes manquent souvent de rondeur, parce que leurs parties ne se détachent point et ne s’élevent pas assez l’une sur l’autre. Il suffit donc, pour lui ressembler en cela, de se négliger et de ne point se donner la peine de pratiquer ce que l’art enseigne à faire pour donner de la rondeur à ses têtes.

Jordan le napolitain, que ses compatriotes appelloient il sa presto, ou le depêche besogne, étoit après Teniers un des grands faiseurs de pastiche, qui jamais ait tendu des pieges aux curieux.

Fier d’avoir contrefait avec succès quelques têtes du Guide, il entreprit de faire de grandes compositions dans le goût de cet aimable artisan, et dans le goût des autres éleves du Carache. Tous ces tableaux qui représentent differens évenemens de l’histoire de Persée, sont à Gennes dans le palais du marquis Grillo, qui païa le faussaire mieux que les grands maîtres, dont il se faisoit le singe, n’avoient été païez dans leur temps.

On est surpris en voïant ces tableaux, mais c’est qu’un peintre, qui ne manquoit pas de talens, ait si mal emploïé ses veilles, et qu’un seigneur genois ait fait un si mauvais usage de son argent.

La même chose est véritable en poësie.

Un homme sans génie, mais qui a lû beaucoup de vers, peut bien, en arrangeant ses reminiscences avec discernement, composer une épigramme qui ressemblera si bien à celles de Martial, qu’on pourra la prendre pour être de ce poëte. Mais un poëte, qui après s’être diverti à composer un treiziéme livre de l’éneïde, seroit assez hardi pour l’attribuer à Virgile, n’en imposeroit à personne. Muret a bien pû faire prendre six vers qu’il avoit composez lui-même pour six vers de Trabea, poëte comique latin, qui vêquit six cens ans après la fondation de Rome.

Ces vers ont pû ébloüir Joseph Scaliger au point qu’il les ait citez dans son commentaire sur Varron comme un fragment de Trabea trouvé dans un ancien manuscrit. Si Muret avoit voulu supposer une comédie entiere à Térence, Muret n’en auroit pas imposé à Scaliger. Or les hommes soigneux de leur réputation, ne doivent pas donner lieu aux faussaires à venir, d’imputer à leur mémoire des ouvrages qu’ils n’auront pas faits. C’est assez que d’avoir à répondre de ses propres fautes à la postérité.

Section 12, des siecles illustres et de la part que les causes morales ont au progrès des arts §

Tous les siecles ne sont pas également fertiles en grands artisans.

Les personnes les moins spéculatives ont fait plusieurs fois refléxion, qu’il étoit des siécles où les arts languissoient, comme il en étoit d’autres où les arts et les sciences donnoient des fleurs et des fruits en abondance. Quelle comparaison entre les productions de la poësie dans le siécle d’Auguste et les productions du même art dans le siecle de Gallien !

La peinture étoit-elle le même art, pour ainsi dire, dans les deux siecles qui précederent le siecle de Leon X que dans le siecle de ce pape ? Mais la supériorité de certains siecles sur les autres siecles est trop connuë pour qu’il soit besoin que nous nous arrêtions à la prouver. Il s’agit uniquement de remonter, s’il est possible, aux causes qui donnent tant de supériorité à un certain siecle sur les autres siecles.

Avant que d’entrer en matiere, je dois demander à mon lecteur qu’il me soit permis de prendre ici le mot de siecle en une signification un peu differente de celle qu’il doit avoir à la rigueur.

Le mot de siecle pris dans son sens précis, signifie une durée de cent années, et quelquefois je l’emploïerai pour signifier une durée de soixante ou de soixante et dix ans. J’ai crû pouvoir emploïer le mot de siecle dans cette signification avec d’autant plus de liberté, que la durée d’un siecle est arbitraire essentiellement, et qu’on est convenu de donner cent années à chaque siecle uniquement pour faciliter en chronologie les calculs et les citations. Il ne s’acheve point aucune révolution physique dans la nature en l’espace de cent ans, ainsi qu’il se fait une révolution physique dans la nature dans le terme d’une année, qui est cette révolution du soleil qu’on nomme annuelle. Le mot d’âge signifie un temps trop court pour m’en servir ici, et d’ailleurs le monde est dans l’habitude de se servir du mot de siecle, quand il parle de ces temps heureux, où les arts et les sciences ont fleuri extraordinairement. On est dans l’habitude de dire et d’entendre dire alors, le siecle d’Auguste, le siecle d’Alexandre et le siecle de Louis le grand.

On trouve d’abord que les causes morales ont beaucoup de part à la difference sensible qui est entre les siecles.

J’appelle ici causes morales, celles qui operent en faveur des arts, sans donner réellement plus d’esprit aux artisans, et en un mot sans faire dans la nature aucun changement physique, mais qui sont seulement pour les artisans une occasion de perfectionner leur génie, parce que ces causes leur rendent le travail plus facile, et parce qu’elles les excitent par l’émulation et par les recompenses, à l’étude et à l’application.

J’appelle donc des causes morales de la perfection des arts, la condition heureuse où se trouve la patrie des peintres et des poëtes lorsqu’ils fournissent leur carriere ; l’inclination de leur souverain et de leurs concitoïens pour les beaux arts ; enfin, les excellens maîtres qui vivent de leur temps, dont les enseignemens abregent les études et en assurent le fruit ? Qui doute que Raphaël n’eût été formé quatre ans plûtôt, s’il eût été l’éleve d’un autre Raphaël ?

Croit-on qu’un peintre françois, qui auroit pris son essort au commencement des trente-cinq années de guerre qui désolerent la France jusqu’à la paix de Vervins, eût eu les mêmes occasions de se perfectionner, qu’il eût reçû les mêmes encouragemens qu’il auroit reçus, s’il eût pris son essort en mil six cens soixante.

Les compatriotes des grands artisans, peuvent-ils donner aux beaux arts cette attention qui les encourage avec tant de succès, s’ils ne vivent pas dans un temps où il soit permis aux hommes d’être plus attentifs à leurs plaisirs qu’à leurs besoins. Or cette attention generale aux plaisirs, suppose une suite de plusieurs années exemptes des inquiétudes et des craintes qu’amenent les guerres, du moins celles qui peuvent faire perdre aux particuliers leur état, parce qu’elles mettent en danger la constitution de la societé, dont nous sommes des membres. Le goût pour les beaux arts, ne vint pas aux romains, tandis qu’ils faisoient dans leur propre païs une guerre, dont tous les évenemens pouvoient être mortels à la republique : puisque l’ennemi pouvoit, s’il gagnoit une bataille, venir camper sur les bords du Tévéron. Les romains ne commencerent d’aimer les vers et les tableaux qu’après avoir transporté le siege de leurs guerres en Grece, en Afrique, en Asie et en Espagne, et quand les batailles que donnoient leurs generaux ne décidoient plus du salut de la republique, mais seulement de sa gloire et de l’étenduë de sa domination. Le peuple romain, comme dit Horace, et post punic… etc. .

Les recompenses du souverain viennent à la suite de l’attention des contemporains.

S’il distribuë ses faveurs avec équité, elles sont un grand encouragement pour les artisans, car elles cessent de l’être lorsqu’elles sont mal placées. Il vaudroit mieux même que le souverain ne répandît pas de graces que de les distribuer sans discernement. Un habile homme peut se consoler d’un mépris qui tombe sur son art. Un poëte peut même pardonner de ne point aimer les vers ; mais il est outré de dépit lorsqu’il voit couronner des ouvrages qui ne valent pas les siens. Il est désesperé d’une injustice qui l’humilie personnellement, et il renonce à la poësie autant qu’il lui est possible de le faire.

Les hommes ne se flattent point intérieurement autant qu’on le croit communément.

Ils ont du moins quelque lueur de ce qu’ils peuvent valoir au juste, et ils s’apprétient eux-mêmes dans le fond de leur coeur, à peu près à la valeur qu’ils ont dans le monde. Les hommes qui ne sont ni souverains, ni ministres, ni trop proches parens des uns et des autres, ont des occasions si fréquentes de connoître ce qu’ils valent véritablement, qu’il faut bien qu’ils s’en doutent à la fin, à moins qu’ils ne soient pleinement stupides. On ne s’applaudit pas seul durant long-temps, et Cotin ne pouvoit pas ignorer que ses vers ne fussent huez du public. Cette hauteur de bonne opinion que montrent les poëtes médiocres, est donc souvent affectée.

Ils ne pensent pas tout le bien qu’ils disent de leur ouvrage ? Peut-on douter que les poëtes ne parlent souvent de mauvaise foi sur le mérite de leurs vers ?

N’est-ce pas contre leur propre conscience qu’ils protestent que le meilleur de leurs ouvrages est précisement celui que le public estime le moins.

Mais ils veulent soûtenir le poëme dont la foiblesse a besoin d’appui, en montrant une prédilection affectée pour lui, quand ils abandonnent à leur destinée ceux de leurs ouvrages, qui peuvent se soûtenir avec leurs propres aîles. Corneille a dit souvent, qu’Attila étoit sa meilleure piece, et Racine donnoit à entendre qu’il aimoit mieux Bérenice qu’aucune de ses autres tragédies prophanes.

Non-seulement il faut que les grands maîtres soient recompensez, mais il faut encore qu’ils le soient avec distinction.

Sans cette distinction les dons cessent d’être des récompenses, et ils deviennent un simple salaire commun aux mauvais et aux bons artisans. Personne ne s’en tient plus honoré. Le soldat romain n’auroit plus fait de cas de cette couronne de chêne, pour laquelle il s’exposoit aux plus grands dangers, si la faveur l’eût fait donner quatre fois de suite à des personnes qui ne l’auroient pas méritée.

On trouve que les causes morales ont beaucoup favorisé les arts dans les siecles où la poësie et la peinture ont fleuri.

Les annales du genre humain font mention de quatre siecles dont les productions ont été admirées par tous les siecles suivans. Ces siecles heureux où les arts ont atteint une perfection à laquelle ils ne sont point parvenus dans les autres, sont celui qui commença dix années avant le regne de Philippe pere d’Alexandre le grand, celui de Jules Cesar et d’Auguste, celui de Jules II et de Leon X enfin celui de notre roi Louis XIV.

La Grece ne craignoit plus d’être envahie par les barbares du temps de Philippe.

Les guerres que les grecs se faisoient entr’eux, n’étoient point de ces guerres destructives de la societé, où le particulier est chassé de ses foïers et fait esclave par un ennemi étranger, telles que furent les guerres que ces conquerans brutaux, sortis de dessous les neiges du Nord, firent quelquefois à l’empire romain. Les guerres qui se faisoient alors en Grece, ressembloient à celles qui se sont faites si souvent sur les frontieres du païs-bas espagnol ; c’est-à-dire, à des guerres où le peuple court le risque d’être conquis, mais non pas d’être fait esclave et de perdre la proprieté de ses biens ; et où il n’est pas exposé aux malheurs qui lui arrivent dans les guerres qui se font encore entre les turcs et les chrétiens. Les guerres que les grecs se faisoient entr’eux, étoient donc ce qu’on appelle proprement des guerres reglées où l’humanité se pratiquoit, souvent avec courtoisie. Une loi du droit des gens de ce temps-là portoit, qu’on ne pouvoit point abbatre le trophée que l’ennemi avoit élevé pour éterniser sa gloire et notre honte. Or, toutes les loix du droit des gens, qui distinguent les combats des hommes des combats des bêtes féroces, s’observoient alors si religieusement, que les rhodiens aimerent mieux élever un bâtiment pour renfermer et pour cacher le trophée qu’Artemise avoit dressé dans leur ville après l’avoir prise, que de le renverser, s’il est permis de parler ainsi, d’un coup-de-pied. Toute la Grece étoit encore pleine d’asyles également respectez des deux partis. Une neutralité parfaite régnoit toujours dans ces sanctuaires, et l’ennemi le plus aigri n’osoit pas y attaquer le plus foible. On peut se faire une idée du peu d’acharnement des combats qui se donnoient entre les grecs par la surprise où Tite-Live nous dit qu’ils tomberent, quand ils virent les armes meurtrieres des romains, et leur acharnement dans la mêlée.

Cette surprise fut égale à l’étonnement que les italiens conçurent quand ils virent la maniere dont les françois faisoient la guerre lors de l’expedition de notre roi Charles VIII au roïaume de Naples. l’aisance devoit être naturellement très-grande pour les citoïens de toute condition durant les jours heureux de la Grece ? La societé étoit alors partagée en maîtres et en esclaves, qui la servoient bien mieux qu’elle ne peut être servie par un menu peuple mal élevé, qui ne travaille que par necessité, et qui se trouve encore dépourvû des choses dont il auroit besoin pour travailler avec utilité, lorsqu’il est réduit à travailler.

Les guêpes et les frélons étoient encore alors en plus petit nombre, par rapport aux abeilles, qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Les grecs, par exemple, n’élevoient pas une partie de leurs citoïens pour être ineptes à tout, hors à faire la guerre ; genre d’éducation, qui fait depuis long-temps un des plus grands fleaux de l’Europe. Le commun de la nation faisoit donc alors sa principale occupation de son plaisir, ainsi que ceux de nos citoïens qui naissent avec cent mille livres de rente, et le climat heureux de leur patrie les rendoit très-sensibles aux plaisirs de l’esprit, dont la poësie et la peinture font le charme le plus decevant. Ainsi la plûpart des grecs devenoient des connoisseurs, du moins en acquerant un goût de comparaison.

Un ouvrier étoit donc en Grece un artisan célebre aussi tôt qu’il méritoit de l’être, et rien n’y annoblissoit plus que le titre d’homme illustre dans les arts et dans les sciences. Ce genre de mérite faisoit d’un homme du commun un personnage, et il l’égaloit à ce qu’il y avoit de plus grand et de plus important dans un état.

Les grecs étoient si fort prévenus en faveur de tous les talens qui mettent de l’agrément dans la societé, que leurs rois ne dédaignoient pas de choisir des ministres parmi des comédiens. in scenam verô… etc., dit Cornelius Nepos en parlant de grecs.

Les occasions de recevoir des applaudissemens et des distinctions devant un grand peuple, étoient encore très-fréquentes dans la Grece. Comme nous voïons présentement qu’il se forme de temps en temps des congrès où les représentans des rois et des peuples qui composent la societé des nations, s’assemblent pour terminer des guerres et pour regler la destinée des états ; de même il se formoit alors de temps en temps des assemblées, où ce qu’il y avoit de plus illustre dans la Grece, se rendoit pour juger quel étoit le plus grand peintre, le poëte le plus touchant et le meilleur athlete. C’étoit-là le véritable motif qui attiroit tant de monde aux jeux qui se célebroient en differentes villes. Les portiques publics où les poëtes venoient lire leurs vers, et où les peintres exposoient leurs tableaux, étoient les lieux, où ce qui s’appelle le monde se rassembloit. Enfin, les ouvrages des grands maîtres n’étoient point regardez, dans le temps dont je parle, comme des meubles ordinaires destinez pour embellir les appartemens d’un particulier.

On les reputoit les joïaux d’un état et un tresor du public, dont la joüissance étoit dûë à tous les citoïens.

Qu’on juge donc de l’ardeur que les peintres et les poëtes avoient alors pour perfectionner leurs talens, par l’ardeur que nous voïons dans nos contemporains, pour amasser du bien et pour parvenir aux grands emplois d’un état. Aussi, comme le dit Horace, c’est aux grecs que les muses ont fait present de l’esprit et du talent de la parole, pour les recompenser de s’être attachez à leur faire la cour et d’avoir été désinteressez sur tout, hors sur les loüanges.

Si l’on considere quelle étoit la situation de Rome quand Virgile, Pollion, Varius, Horace, Tibulle et leurs contemporains firent tant d’honneur à la poësie, on verra que de leur temps cette ville étoit la capitale florissante du plus grand et du plus heureux empire qui fut jamais. Rome tranquille goûtoit, après plusieurs années de troubles et de guerres civiles, les douceurs d’un repos inconnu depuis long-temps, et cela sous le gouvernement d’un prince qui aimoit véritablement le mérite, parce que lui-même il en avoit beaucoup. D’ailleurs, Auguste étoit tenu de faire un bon usage de son autorité naissante pour la mieux établir, et par consequent de ne la confier qu’à des ministres amis de la justice, et qui se servissent de leur pouvoir avec pudeur. Ainsi les richesses, les honneurs, et les distinctions couroient au-devant du mérite. Comme une cour étoit à Rome une chose nouvelle et odieuse, Auguste vouloit du moins qu’on ne pût pas reprocher à la sienne rien de plus, que d’être une cour.

Si nous descendons au siecle de Leon X où les lettres et les arts qui avoient été ensevelis durant dix siecles, sortirent du tombeau, nous verrons que sous son pontificat, l’Italie étoit dans la plus grande opulence où elle ait été depuis l’empire des Cesars. Ces petits tyrans, nichez avec leurs satellites dans une infinité de forteresses, et dont la bonne intelligence et les querelles, étoient également un fleau terrible pour la societé, venoient d’être exterminez par la prudence et par le courage du pape Alexandre VI. Les séditions venoient d’être bannies des villes, qui generalement parlant, avoient enfin sçû se former à la fin du siecle précedent, un gouvernement stable et reglé. On peut dire que les guerres étrangeres qui commencerent alors en Italie par l’expedition de Charles VIII à Naples, ne tourmenterent pas la societé autant que la crainte perpetuelle d’être enlevé quand on alloit à la campagne, par les bandits du scélerat qui s’étoit établi, et comme on le disoit alors, qui s’étoit fait fort dans un château, ou l’appréhension de voir le feu mis à sa maison dans une émeute populaire. Les guerres qui se faisoient alors semblables à la grêle, ne venoient que par bouffées, et comme ce fleau, elles ne ravagoient qu’une langue de païs. L’art d’épuiser les provinces pour faire subsister les armées sur une frontiere ; cet art pernicieux qui éternise les querelles des souverains, et qui fait durer les calamitez de la guerre long-temps encore après les traitez, de maniere que la paix ne peut recommencer que plusieurs années après que la guerre est finie, n’étoit pas encore inventé.

On vit successivement sur le trône deux papes, desireux de laisser des monumens illustres de leur pontificat, et conséquemment obligez à rechercher l’attachement de tous les artisans et de tous les gens de lettres qui pouvoient les immortaliser en s’immortalisant eux-mêmes.

François ICharles-Quint et Henry VIII devinrent rivaux de reputation, et ils favoriserent à l’envi les lettres et les sciences. Les lettres et les arts firent donc des progrès merveilleux.

La peinture se perfectionna dans peu d’années, cum expeteretur… etc. .

Le regne du feu roi, fut un temps de prosperité pour les arts et pour les lettres. Dès que ce prince eût commencé de regner par lui-même, il fit des établissemens les plus favorables aux personnes de génie, qui jamais aïent été faits par aucun souverain. Le ministre qu’il emploïa pour ces détails, étoit capable de le servir. La protection de M. Colbert ne fut jamais le prix d’une assiduité servile à lui faire la cour, ni d’un dévoüement feint ou véritable pour ses volontez. Il n’avoit d’autre volonté, que de faire servir son prince par les personnes les plus capables. Seul auteur de ses décisions et maître de sa faveur, il alloit chercher ceux qui avoient cette capacité, et il leur offroit sa protection et son amitié, qu’ils n’osoient encore demander.

Par la magnificence du prince et par la conduite du ministre, le mérite devint alors un patrimoine.

Section 13, qu’il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des arts et des lettres §

Enfin, on ne sçauroit douter que les causes morales ne contribuent aux progrès surprenans, que la poësie et la peinture font en certains siecles. Mais les causes physiques n’auroient-elles pas aussi leur influence dans ces progrès ?

Ne contribuent-elles pas à la difference prodigieuse qui se remarque entre l’état des arts et des lettres dans deux siecles voisins ? Ne sont-ce pas les causes physiques qui mettent les causes morales en mouvement ? Sont-ce les liberalitez des souverains et les applaudissemens des contemporains qui forment des peintres et des poëtes illustres ? Ne sont-ce pas plûtôt les grands artisans qui provoquent ces liberalitez, et qui par les merveilles qu’ils enfantent attirent sur leurs arts une attention que le monde n’y faisoit pas quand ces arts étoient encore grossiers. Tacite remarque que les temps feconds en hommes illustres, sont aussi fertiles en hommes capables de leur rendre justice, virtutes üsdemetc. . Ne sçauroit-on croire donc qu’il est des temps où dans le même païs, les hommes naissent avec plus d’esprit que dans les temps ordinaires ?

Peut-on penser, par exemple, qu’Auguste, quand il auroit été servi par deux mecenes, auroit pû, s’il eut regné aux temps où regna Constantin, changer par ses libéralitez les écrivains du quatriéme siecle en des Tite-Lives et en des Cicerons ? Si Jules II et Leon X avoient regné en Suede, croit-on que leur munificence eut formé dans les climats hiperborées, des Raphaëls, des Bembes et des Machiavels ? Tous les païs sont-ils propres à produire de grands poëtes et de grands peintres ? N’est-il point des siecles stériles dans les païs capables d’en produire ?

En méditant sur ce sujet, il m’est souvent venu dans l’esprit plusieurs idées que je reconnois moi-même pour être plûtôt de simples lueurs que de véritables lumieres. J’ignore donc encore après toutes mes refléxions, s’il est bien vrai que les hommes qui naissent durant certaines années, surpassent autant leurs ancêtres et leurs neveux en étenduë et en vigueur d’esprit, que ces premiers hommes dont parle l’histoire sainte et l’histoire profane, et qui ont vécu plusieurs siecles, surpassoient certainement leurs descendans en égalité d’humeurs et en bonne complexion.

Mais il se trouve assez de vrai-semblance dans mes idées pour en discourir avec le lecteur.

Les hommes attribuent souvent aux causes morales, des effets qui appartiennent aux causes physiques. Souvent nous imputons aux contre-temps, des chagrins dont la source est uniquement dans l’intemperie de nos humeurs, ou dans une disposition de l’air qui afflige notre machine. Si l’air avoit été plus serain, peut-être aurions-nous vû avec indifference une chose qui vient de nous desesperer. Je vais donc exposer ici mes refléxions d’autant plus volontiers, qu’en fait de probabilité et de conjectures, on se voit refuter avec plaisir, quand on apprend dans une réponse des choses plus solides que celles qu’on avoit imaginées.

Comme dit Ciceron : nos qui… etc. .

Ma premiere refléxion, c’est qu’il est des païs et des temps où les arts et les lettres ne fleurissent pas, quoique les causes morales y travaillent à leur avancement avec activité.

La seconde refléxion, c’est que les arts et les lettres ne parviennent pas à leur perfection par un progrès lent et proportionné avec le temps qu’on a emploïé à leur culture, mais bien par un progrès subit. Ils y parviennent quand les causes morales ne font rien pour leur avancement qu’elles ne fissent déja depuis long-temps, sans qu’on apperçût cependant aucun fruit bien sensible de leur activité. Les arts et les lettres retombent encore quand les causes morales font des efforts redoublez pour les soûtenir dans le point d’élevation où ils étoient montez comme d’eux-mêmes.

Enfin les grands peintres furent toujours contemporains des grands poëtes, et les uns et les autres vécurent toujours dans le même temps que les plus grands hommes leurs compatriotes. Il a paru que de leurs jours, je ne sçai quel esprit de perfection se répandoit sur le genre humain dans leur patrie. Les professions qui avoient fleuri en même-temps que la poësie et que la peinture, sont encore déchuës avec elles. première réflexion. il seroit inutile de prouver fort au long, qu’il est des païs où l’on ne vit jamais de grands peintres ni de grands poëtes. Par exemple, tout le monde sçait qu’il n’est sorti des extrémitez du nord que des poëtes sauvages, des versificateurs grossiers et de froids coloristes.

La peinture et la poësie ne se sont point approchées du pole plus près que la hauteur de la Hollande. On n’a gueres vû même dans cette province qu’une peinture morfonduë. Les poëtes hollandois ont montré plus de vigueur et plus de feu d’esprit que les peintres leurs compatriotes. Il semble que la poësie ne craigne pas le froid autant que la peinture.

On s’est apperçû dans tous les temps que la gloire de l’esprit étoit tellement reservée à de certaines contrées, que les païs limitrophes ne la partageoient gueres avec elles. Paterculus dit, qu’il ne faut pas plus s’étonner de voir tant d’atheniens illustres par l’éloquence, que de ne pas trouver à Thebes, à Lacedemone et dans Argos, un homme célebre en qualité de grand orateur.

L’expérience avoit accoûtumé à voir sans surprise cette distribution inégale de l’esprit entre des contrées si voisines. les differentes idées, dit un auteur moderne, sont comme des plantes et des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climats… etc. .

Il seroit à desirer que cet auteur eût bien voulu prendre la peine de déveloper lui-même ce principe. Il auroit éclairci bien mieux que moi les véritez que je tâche de déveloper, lui qui possede en un dégré éminent le talent le plus précieux dont un homme de lettres puisse être revêtu, je veux dire le don de mettre les connoissances les plus abstraites à la portée de tout le monde et de faire concevoir au prix d’une attention médiocre, les veritez les plus compliquées, même à ceux qui n’étudierent jamais les sciences dont elles font une partie, que dans ses ouvrages.

Il ne faut point alleguer que la raison pour laquelle les arts n’ont pas fleuri au-delà du cinquante-deuxiéme dégré de latitude boréale, ni plus près de la ligne que le vingt-cinquiéme dégré, c’est qu’ils n’ont pas été transportez sous la zone ardente ni sous les zones glacées. Les arts naissent d’eux-mêmes sous les climats qui leur sont propres. Avant que les arts aïent pû être transportez, il faut que les arts aïent été nez. Il faut bien qu’ils aïent un berceau, et des premiers inventeurs. Qui avoit transporté les arts en égypte ?

Personne. Mais les égyptiens, favorisez par le climat du païs, leur y donnerent la naissance. Les arts naîtroient d’eux-mêmes dans les païs qui leur seroient propres, si l’on ne les y transportoit pas.

Ils y paroîtroient un peu plus tard, mais ils y paroîtroient enfin. Les peuples chez qui les arts n’ont pas fleuri, sont les peuples qui habitent un climat qui n’est point propre aux arts. Ils y seroient nez d’eux-mêmes sans cela, ou du moins ils y seroient passez à la faveur du commerce.

Les grecs, par exemple, ne fréquentoient pas plus communément en égypte, que les polonois, les autres peuples du nord et les anglois frequentent en Italie. Cependant les grecs eurent bien-tôt transplanté d’égypte en Grece l’art de la peinture, sans que ses souverains et ses republiques, encore grossieres, se fussent fait une affaire importante de l’acquisition de cet art. C’est ainsi qu’un champ qu’on laisse en friche auprès d’une forêt, se seme de lui-même, et devient bien-tôt un taillis, quand son terroir est propre à porter des arbres.

Depuis deux siecles que les anglois aiment la peinture autant qu’aucune autre nation, si l’on en excepte l’italienne, il ne s’est point établi de peintre étranger en Angleterre, qui n’ait gagné trois fois plus qu’il n’auroit pû gagner ailleurs.

On sçait le cas que Henri VIII faisoit des tableaux, et avec quelle magnificence il recompensoit Holbens. La munificence de la reine élisabeth se répandit sur toutes sortes de vertus durant un regne de près de cinquante années.

Charles I qui vécut dans une grande abondance les quinze premieres années de son regne, porta l’amour de la peinture jusqu’à une passion qui avoit tous les caracteres des plus vives. Sa jalousie fit monter les tableaux au prix où ils sont aujourd’hui. Comme il en faisoit acheter par tout avec profusion dans le même temps que Philippe IV roi d’Espagne en faisoit acheter partout avec prodigalité ; la concurrence de ces deux souverains fit tripler dans toute l’Europe le prix des ouvrages des grands maîtres. Les tresors de l’art devinrent des tresors réels dans le commerce. Jusqu’ici cependant aucun anglois n’a mérité d’avoir un rang parmi les peintres de la premiere, et même parmi ceux de la seconde classe. Le climat d’Angleterre a bien poussé sa chaleur jusqu’à produire de grands sujets dans toutes les sciences et dans toutes les professions.

Il a même donné de bons musiciens et d’excellens poëtes, mais il n’a point produit de peintres qui tiennent parmi les peintres célebres le même rang que les philosophes, les sçavans, les poëtes et les autres anglois illustres tiennent parmi ceux des autres nations qui se sont distinguez dans la même profession qu’eux. Les peintres anglois se reduisent à trois faiseurs de portrait.

Les peintres qui fleurirent en Angleterre sous Henri VIII et sous Charles I étoient des peintres étrangers qui apporterent dans cette isle un art que les naturels du païs ne sçurent point y fixer.

Holbeins et Lely étoient allemands.

Vandick étoit flamand. Ceux mêmes qui de nos jours ont passé en Angleterre pour les premiers peintres du païs n’étoient pas anglois. Vario étoit napolitain, et Kneller étoit allemand. Les monnoïes qui furent fabriquées en Angleterre du temps de Cromwel, et les médailles qui y furent faites sous Charles II et sous Jacques II sont d’assez beaux ouvrages, mais celui qui les fit étoit un étranger. C’étoit Rottiers d’Anvers, le compatriote de Guibbons, qui durant long-temps a été le premier sculpteur de Londres.

Nous voïons même que le goût de dessein est mauvais communément dans les ouvrages d’Angleterre qui en demandent.

S’ils sont admirables, c’est par l’execution, c’est par la main de l’ouvrier et non par le dessein de l’artisan.

Véritablement il n’est point d’ouvriers qui aïent plus de propreté dans l’execution ni qui sçachent mieux se prévaloir des outils, que les ouvriers anglois.

Mais ils n’ont pas sçû jusques ici se rendre propre le goût de dessein que quelques ouvriers étrangers qui se sont établis à Londres, y ont porté. Ce goût n’est point sorti de la boutique de ces ouvriers.

Ce n’est pas seulement dans les païs excessivement froids ou humides que les arts ne sçauroient fleurir. Il est des climats temperez où ils ne font que languir.

Quoique les espagnols aïent eu plusieurs souverains magnifiques, et aussi épris des charmes de la peinture qu’aucun pape l’air jamais été ; cependant cette nation si fertile en grands personnages, et même en grands poëtes tant en vers qu’en prose, n’a point eu de peintre de la premiere classe, à peine compte-on deux espagnols de la seconde.

Charles Quint, Philippe II Philippe IV et Charles II ont été obligez d’emploïer, pour travailler à l’Escurial et ailleurs, des peintres étrangers.

Les arts liberaux ne sont jamais sortis d’Europe que pour se promener, s’il est permis de parler ainsi, sur les côtes de l’Asie et de l’Afrique. On remarque que les hommes nez en Europe et sur les côtes voisines de l’Europe, ont toujours été plus propres que les autres peuples aux arts, aux sciences et au gouvernement politique. Par tout où les europeans, ont porté leurs armes, ils ont assujetti les naturels du païs. Les europeans les ont toujours battus quand ils ont pû être dix contre trente. Souvent les europeans les ont défaits, quoiqu’ils ne fussent que dix contre cent. Sans citer ici le grand Alexandre et les romains, qu’on se souvienne de la facilité avec laquelle des poignées d’espagnols et de portugais, aidez par leur industrie et par les armes qu’ils avoient apportées d’Europe, assujettirent les deux Indes.

Alleguer que les indiens ne se seroient pas laissez subjuguer si facilement, s’ils avoient eu les mêmes machines de guerre, les mêmes armes et la même discipline que leurs conquerans ; c’est prouver la supériorité de génie de notre Europe, qui avoit inventé toutes ces choses, sans que les asiatiques et les ameriquains eussent encore rien trouvé d’équivalent, quoiqu’ils fissent continuellement la guerre les uns contre les autres.

S’il est véritable que le hazard ait fait trouver aux chinois plûtôt qu’à nous la poudre à canon et l’imprimerie, nous avons si bien perfectionné ces deux arts dès qu’ils nous ont été connus, que nous autres europeans, nous nous trouvons en état d’en donner des leçons aux chinois mêmes. Ce sont nos missionnaires qui dirigent présentement la fonte de leur canon, et nous leur avons porté des livres imprimez avec des caracteres séparez. Tout le monde sçait bien que les chinois n’imprimoient qu’avec des planches gravées, et qui ne pouvoient servir que pour imprimer une seule chose, au lieu que les caracteres séparez, sans compter les autres commoditez qu’ils donnent aux imprimeurs, ont celle de pouvoir servir à l’impression de plusieurs feüilles differentes. Nous imprimons l’éneïde de Virgile avec les mêmes caracteres qui ont servi à imprimer le nouveau testament. Lorsque les europeans entrerent à la Chine, les astronomes du païs, qui depuis plusieurs siecles étoient très-bien païez, ne sçavoient pas encore prédire les éclipses avec justesse. Il y a plus de deux mille ans que les astronomes europeans les sçavent prédire avec précision.

Les arts paroissent même souffrir dès qu’on les éloigne trop de l’Europe, dès qu’ils la perdent de vûë. Quoique les égyptiens soient des premiers inventeurs de la peinture et de la sculpture, ils n’ont point la même part que les grecs et que les italiens à la gloire de ces deux arts. Les sculptures qui sont constamment des égyptiens, c’est-à-dire, celles qui sont attachées aux bâtimens antiques de l’égypte, celles qui sont sur leurs obelisques et sur leurs mumies, n’approchent pas des sculptures faites en Grece et dans l’Italie. S’il se rencontre quelque sphinx d’une beauté merveilleuse, on peut croire qu’il soit l’ouvrage de quelque sculpteur grec qui se sera diverti à faire des figures égyptiennes, comme nos peintres se divertissent quelquefois à imiter dans leurs ouvrages, les figures des bas-reliefs et des tableaux des Indes et de la Chine. Nous-mêmes n’avons-nous pas eu des ouvriers qui se sont divertis à faire des sphinx ? On en compte plusieurs dans les jardins de Versailles, qui sont des originaux de nos sculpteurs modernes.

Pline ne nous vante pas dans son livre aucun chef-d’oeuvre de peinture ou de sculpture fait par un ouvrier égyptien, lui qui nous fait de si longues énumerations des ouvrages des artisans célebres. Nous voïons même que les sculpteurs grecs alloient travailler en égypte. Pour revenir au silence de Pline, cet auteur vivoit dans un temps où les ouvrages des égyptiens subsistoient encore. Petrone écrit que les égyptiens ne formoient que de mauvais peintres. Il dit que les égyptiens avoient nui beaucoup à cet art, en inventant des regles propres à en rendre l’apprentissage moins long et la pratique moins pénible.

Il y a vingt ans que le feu chevalier Chardin nous donna enfin les desseins des ruines de Persepolis. On voit par ces desseins que les rois de Perse, dont l’histoire ancienne nous vante tant l’opulence, n’avoient à leurs gages que des ouvriers médiocres. Les ouvriers grecs n’alloient point apparemment chercher fortune au service du roi des perses, aussi volontiers que le faisoient les soldats grecs. Quoi qu’il en soit, on n’est plus surpris, après avoir vû ces desseins, qu’Alexandre ait mis le feu dans un palais dont les ornemens lui devoient paroître grossiers en comparaison de ce qu’il avoit vû dans la Grece. Les perses étoient sous Darius ce que sont aujourd’hui les persans qui habitent le même païs qu’eux, c’est-à-dire, des ouvriers très-patiens et très-habiles quant au travail de la main, mais sans génie pour inventer, et sans talent pour imiter les plus grandes beautez de la nature.

L’Europe n’est que trop remplie aujourd’hui d’étoffes, de porcelaine, et des autres curiositez de la Chine et de l’Asie orientale. Rien n’est moins pittoresque que le goût de dessein et de coloris qui regne dans ces ouvrages. On a traduit plusieurs compositions poëtiques des orientaux. Quand on y trouve un trait mis en sa place, ou bien une avanture vraisemblable, on l’admire.

C’est en dire assez. Aussi toutes ces traductions, qui ne se réimpriment gueres, n’ont qu’une vogue passagere qu’elles doivent à l’air étranger de l’original, et à l’amour inconsideré que bien des gens ont pour les choses singulieres. La même curiosité qui fait courir après les compatriotes des auteurs de ces écrits lorsqu’ils paroissent en France vêtus à la mode de leur païs, fait lire avec empressement ces traductions quand elles sont nouvelles.

Si les brachmanes et les anciens perses avoient eu quelques poëtes du mérite d’Homere, il est à croire que les grecs qui voïageoient pour enrichir leurs bibliotheques, comme d’autres peuples naviguent aujourd’hui pour fournir leurs magazins, se le seroient approprié par une traduction. Un de leurs princes l’eût fait traduire en grec, ainsi qu’on dit qu’un des Ptolomées y fit mettre la bible, quoique ce prince païen ne la regardât que comme un livre que des hommes auroient été capables de composer.

Quand les espagnols découvrirent le continent de l’Amerique, ils y trouverent deux grands empires fleurissans depuis plusieurs années, celui du Mexique et celui du Perou. Depuis long-temps on y cultivoit l’art de la peinture.

Les peuples d’une patience et d’une subtilité de main inconcevable, avoient même créé l’art de faire une espece de mosaïque avec les plumes des oiseaux.

Il est prodigieux que la main des hommes ait eu assez d’adresse pour arranger et pour réduire en forme de figures coloriées tant de filets differens. Mais comme le génie manquoit à ces peuples, ils étoient malgré leur dexterité, des artisans grossiers. Ils n’avoient ni les regles du dessein les plus simples, ni les premiers principes de la composition, de la perspective et du clair-obscur.

Ils ne sçavoient pas même peindre avec les mineraux et les autres couleurs naturelles qui viennent de leur païs.

Dans la suite ils ont vû des meilleurs tableaux d’Italie, dont les espagnols ont transporté un grand nombre dans le nouveau monde. Ces maîtres leur ont encore enseigné comme il falloit se servir des pinceaux et des couleurs, mais sans pouvoir en faire des peintres intelligens.

Les indiens qui ont si bien appris les autres arts que les espagnols leur ont enseignez, qu’ils sont devenus, par exemple, meilleurs massons que leurs maîtres, n’ont rien trouvé dans les tableaux d’Europe qui fût à leur portée, que la vivacité des couleurs brillantes.

C’est ce qu’ils ont imité avec succès. Ils y surpassent même leurs originaux, à ce que j’ai oüi dire à des personnes qui ont vû dans le Mexique plusieurs coupoles peintes par des artisans indiens.

Les chinois si curieux des peintures de leurs païs, ont peu de goût pour les tableaux d’Europe, où, disent-ils, on voit trop de taches noires. C’est ainsi qu’ils appellent les ombres. Après avoir fait refléxion sur toutes les choses que je viens d’alleguer, et sur plusieurs autres connuës generalement et qui prouvent notre proposition, on ne sçauroit s’empêcher d’être de l’opinion de Monsieur De Fontenelle, qui dit en parlant des lumieres et du tour d’esprit des orientaux : en verité, je crois toujours de plus en plus… etc. .

Non-seulement il est des païs où les causes morales n’ont jamais fait éclore de grands peintres ni de grands poëtes, mais ce qui prouve encore d’avantage, il y a eu des temps où les causes morales n’ont pas pû former de grands artisans, même dans les païs, qui en d’autres temps en ont produits avec facilité, et pour parler ainsi, gratuitement.

La nature capricieuse, à ce qu’il semble, n’y fait naître ces grands artisans que lorsqu’il lui plaît.

Avant Jules II l’Italie avoit eu des papes liberaux envers les peintres et les gens de lettres, sans que leur magnificence eût fait prendre l’essort à aucun artisan et l’eût fait atteindre au point de perfection où sont parvenus les hommes de sa profession qui se manifesterent en si grand nombre sous le pontificat de ce pape. Durant long-temps Laurent De Medecis avoit fait à Florence cette dépense roïale qui obligea le monde à lui donner le surnom de magnifique, et la plus grande partie de ses profusions étoient des liberalitez qu’il distribuoit avec discernement à toutes sortes de vertus.

Les Bentivoles avoient fait la même chose à Boulogne, et les seigneurs de la maison d’Est à Ferrare. Les Viscomti et les Sforces avoient été les bienfaiteurs des beaux arts à Milan.

Personne ne parut alors dont les ouvrages puissent tenir un rang parmi ceux qui se sont faits dans la suite, et lorsque les sciences et les arts eurent été, pour ainsi dire, renouvellez. Il semble que les grands hommes en tout mérite, et qui, selon le sentiment ordinaire, auroient dû être distribuez dans plusieurs siecles, attendissent le pontificat de Jules II pour paroître.

Tournons les yeux présentement sur ce qui s’est passé en France, par rapport à la poësie comme à la peinture.

Les causes morales ont-elles attendu pour favoriser la poësie et la peinture, que Le Sueur, Le Brun, Corneille, La Fontaine et Racine se produisissent ?

Peut-on dire qu’on ait vû les effets suivre si promtement l’action des causes morales dans notre patrie, qu’il faille attribuer à ces causes les succès surprenans des grands artisans ? Avant François I nous avons eu des rois liberaux envers tous les gens de mérite, sans que leurs largesses aïent procuré à leurs regnes, l’honneur d’avoir produit un peintre ou un poëte françois dont les ouvrages fussent mis en paralelle par la posterité avec ceux qui ont été faits sous Louis XIII et Louis XIV. à peine nous demeure-t-il de ces temps-là quelques fragmens de vers ou de prose que nous lisions avec plaisir. Le chancelier De L’Hôpital dit dans la harangue qu’il prononça aux états generaux assemblez à Orleans : que le bon roi Louis XII prenoit plaisir à oüir les farces et comediesetc. . De toutes ces farces composées sous Louis XII ou bien avant, celle de Patelin est la seule qui ait conservé une place dans nos cabinets.

Le grand roi françois est un des ardens protecteurs dont les lettres et les arts puissent se glorifier. On sçait quelle faveur, ou pour parler plus exactement, quelle amitié il montroit à maître Roux, à André Del Sarte, comme à tous les hommes illustres par quelque talent ou par quelque mérite, Leonard De Vinci mourut entre ses bras.

On sçait avec quelle profusion il païoit les tableaux qu’il faisoit faire à Raphaël.

Ses liberalitez et son accüeil attirerent les peintres en France ; mais bien que continuées durant un regne de trente-trois ans, elles ne purent former de grands peintres parmi ses sujets.

Les peintres qui s’établirent alors en France y moururent sans éleves, du moins qui fussent dignes d’eux, ainsi que ces animaux qu’on transporte sous un climat trop different du leur, meurent sans laisser race.

Ce roi genereux n’aima pas moins la poësie que la peinture, et lui-même il faisoit des vers. Sa soeur Marguerite De Valois, la premiere des deux reines de Navarre qui ont porté ce nom, en composoit aussi. Nous avons encore un volume entier de ses poësies sous le nom de Marguerites françoises.

Aussi le regne de François I produisit-il une grande quantité de poësies, mais celles de Clement Marot et de Saint-Gelais, sont presque les seules dont on lise quelque chose aujourd’hui. Les autres ne servent plus que d’ornement à ces biblioteques, où les livres rares ont autant de droit de prendre place que les bons livres. Comme les changemens survenus dans notre langue ne nous empêchent pas de lire encore avec plaisir les morceaux que Marot a composé dans la sphere de son génie, qui n’étoit pas propre aux grands ouvrages, ils ne nous empêcheroient pas aussi de lire les oeuvres de ses contemporains, si d’ailleurs ils y avoient mis les mêmes beautez que les poëtes du siecle de Louis XIV ont mises dans les leurs.

Henri II et Diane de Valentinois se plaisoient beaucoup avec les muses. Charles IX les honoroit jusqu’à leur sacrifier lui-même, pour ainsi dire, et les vers qu’il composa pour Ronsard, valent bien les meilleurs qu’ait fait ce poëte illustre.

Ta lyre qui ravit par de si doux accords… etc.

Ce prince fit le célebre Jacques Amiot, fils d’un boucher de Melun, grand aumônier de France. On sçait à quels excès Henri III porta ses profusions envers la pleïade françoise, ou la societé des sept astres les plus illustres de la poësie françoise sous son regne. Il ne pratiqua point certainement à leur égard la maxime de son frere Charles IX que nous avons déja citée touchant la subsistance qu’il convient de donner aux poëtes. Tous les beaux esprits qui véquirent sous Henri III et même ceux qui souvent abusoient de leur talent pour prêcher et pour écrire contre lui, eurent part à ses prodigalitez. Dans les temps dont je parle, les poëtes et les sçavans étoient admis par nos rois à une espece de familiarité. Ils en approchoient avec autant de privauté, ils en étoient aussi-bien accüeillis que les mieux huppez de la cour. Cependant toutes ces graces ni tous ces honneurs ne donnerent point assez d’haleine à personne pour s’élever au haut du parnasse.

Tous ces encouragemens ne firent pas beaucoup de fruits dans un païs où un regard affable du souverain suffit pour envoïer vingt personnes de condition affronter gaiement sur une breche la mort la moins évitable.

Il est de l’essence d’une cour d’entrer avec ardeur dans tous les goûts de ses maîtres ; et celle de France épousa toujours le goût des siens avec encore plus d’affection que les autres cours. Ainsi je laisse à penser si ce fut par la faute des causes morales qu’il ne se forma point un Moliere ni un Corneille à la cour des Valois ? Terence, Plaute, Horace, Virgile et les autres bons auteurs de l’antiquité, qui ont tant contribué à former les poëtes du dix septiéme siecle, n’étoient-ils pas entre les mains des beaux esprits de la cour de François I et de Henri III. Est-ce parce que Ronsard et ses contemporains ne sçavoient pas les langues anciennes qu’ils ont fait des ouvrages dont le goût ressemble si peu au goût des bons ouvrages grecs et romains ? Au contraire, le plus grand de leurs défauts est de les avoir imitez trop servilement ; c’est d’avoir voulu parler grec et latin avec des mots françois.

Le feu roi a fait des établissemens aussi judicieux et aussi magnifiques que les romains les auroient pû faire en faveur des arts qui relevent du dessein.

Afin de donner aux jeunes gens nez avec le génie de la peinture, toutes les facilitez imaginables pour perfectionner leurs talens, il a fondé pour eux une academie dans Rome. Il leur a établi un domicile dans la patrie des beaux arts. Les éleves qui jettent quelque lueur de génie, y sont entretenus assez long-temps pour avoir le loisir d’apprendre ce qu’ils sont capables de sçavoir. Les recompenses et la consideration attendent les ouvriers habiles : nous les avons vû même prévenir quelquefois le mérite. Cependant cinquante années de soin et de dépenses ont à peine produit trois ou quatre peintres, dont les ouvrages soient bien marquez au coin de l’immortalité.

On observera même que les trois peintres françois qui firent un si grand honneur à notre nation sous le regne de Louis XIV ne devoient rien à ces établissemens. Ils étoient formez avant que ces établissemens fussent faits. En mil six cens soixante et un, ce fut l’année où le roi Louis XIV prit lui-même les rênes du gouvernement, et où il commença son siecle ; Le Poussin avoit soixante ans, et Le Sueur étoit mort. Le Brun avoit déja quarante ans, et si la magnificence du prince l’a excité à travailler, ce n’est point elle qui l’a rendu capable d’exceller. Enfin la nature que Louis le grand força tant de fois à plier sous ses volontez, a refusé constamment de lui obéïr sur ce point-là. Elle n’a pas voulu produire dans son siecle la quantité d’habiles peintres qu’elle produisit d’elle-même dans le siecle de Leon X. Les causes physiques dénioient leur concours aux causes morales. Ainsi ce prince n’a pû voir en France une école comme celles qui se sont formées subitement en d’autres temps à Rome, à Venise et à Boulogne.

Les dépenses somptueuses de Louis XIV ne réussirent donc qu’à former une grande quantité de sculpteurs excellens.

Comme on est bon sculpteur quand on sçait faire de belles statuës, et comme il n’est pas necessaire pour mériter ce titre, d’avoir mis au jour de ces grands ouvrages dont nous avons parlé dans la premiere partie de nos refléxions, l’on peut dire que la sculpture ne demande point autant de génie que la peinture. Le souverain qui ne sçauroit trouver une certaine quantité de jeunes gens qui puissent, à l’aide des moïens qu’il leur donne, devenir un jour des Raphaëls et des Carraches, en trouve un grand nombre qui peuvent avec son secours devenir de bons sculpteurs.

L’école qui n’a pas été formée en des temps où les causes physiques voulussent bien concourir avec les causes morales, enfante ainsi des hommes excellens dans la sculpture et dans la gravure, au lieu de produire des peintres excellens. C’est précisement ce que nous avons vû arriver en France. Depuis le renouvellement des arts, on n’a jamais vû en quelque lieu que ce soit, le grand nombre de sculpteurs excellens, et de bons graveurs en tout genre et en toute espece, qu’on a vû en France sous le regne du feu roi.

Les italiens, de qui nous avons appris l’art de la sculpture, sont réduits depuis long-temps à se servir de nos ouvriers.

Puget, sculpteur de Marseille, fut choisi préferablement à plusieurs sculpteurs italiens pour tailler deux des quatres statuës dont on vouloit orner les niches des pilastres qui portent le dôme de la magnifique église de sainte Marie De Carignan à Genes. Le saint Sebastien et le saint Alexandre Sauli, sont de lui. Je ne veux point faire tort à la réputation de Domenico Guidi qui fit le saint Jean, ni à l’ouvrier qui fit le saint Barthelemi ; mais les genois regrettent aujourd’hui que Puget n’ait pas fait les quatre statuës. Quand les jesuites de Rome firent élever, il y a trente cinq ans, l’autel de saint Ignace dans l’église du Jesus, ils mirent au concours deux grouppes de cinq figures de marbre blanc qui devoient être placez à côté de ce superbe monument. Les plus habiles sculpteurs qui fussent en Italie présenterent chacun son modele, et ces modeles aïant été exposez, il fut décidé sur la voix publique que celui de Theodon, alors sculpteur de la fabrique de saint Pierre, et celui de Le Gros, tous deux françois, étoient les meilleurs. Ils firent les deux grouppes qui sont citez aujourd’hui parmi les chef-d’oeuvres de la Rome moderne. La balustrade de bronze qui renferme cet autel, laquelle est composée d’anges qui se joüent dans des seps de vigne mêlez d’épis de bleds, est encore l’ouvrage d’un sculpteur françois.

Les cinq meilleurs graveurs en taille douce que nous aïons vûs, étoient françois par leur naissance ou par leur éducation. Il en est de même des graveurs sur métaux. L’orfévrerie en grand et en petit, enfin tous les arts qui relevent du dessein sont plus parfaits en France que par tout ailleurs. Mais comme la peinture ne dépend pas autant des causes morales que les arts dont je viens de parler, elle n’y a point fait de progrès proportionnez aux secours qu’elle a reçû depuis soixante et dix ans.

seconde refléxion.que les arts parviennent à leur élevation par un progrès subit, et que les effets des causes morales ne les sçauroient soûtenir sur le point de perfection où ils semblent s’être élevez par leurs propres forces. voilà ma premiere raison pour montrer que les hommes ne naissent pas avec autant de génie dans un païs que dans un autre, et que dans le même païs ils ne naissent pas avec autant de génie dans un temps que dans un autre temps. La seconde ne me paroît pas moins forte que la premiere. C’est qu’il arrive des jours où les hommes portent en peu d’années jusqu’à un point de perfection surprenant les arts et les professions qu’ils cultivoient presque sans aucun fruit depuis plusieurs siecles. Ce prodige survient sans que les causes morales fassent rien de nouveau à quoi l’on puisse attribuer un progrès si miraculeux.

Au contraire, les arts et les sciences retombent quand les causes morales font des efforts redoublez pour les soûtenir sur le point d’élevation, où il semble qu’une influence secrete les eût portez.

Le lecteur voit déja quels faits je vais emploïer pour montrer que le progrès des beaux arts vers la perfection, devient subit tout-à-coup, et que ces arts franchissant en peu de temps un long espace, sautent de leur levant à leur midi. Dès le treiziéme siecle, la peinture renaquit en Italie sous le pinceau de Cimabué. Il arriva bien que plusieurs peintres se rendirent illustres dans les deux siecles suivans, mais aucun ne se rendit excellent. Les ouvrages de ces peintres, si vantez de leur temps, ont eu en Italie le sort que les poësies de Ronsard ont eu en France : on ne les recherche plus.

En mil quatre cent quatre-vingt, la peinture étoit encore un art grossier en Italie, où depuis deux cens ans on ne cessoit de la cultiver. On dessinoit alors scrupuleusement la nature, mais sans l’annoblir. On finissoit les têtes avec tant de soin, qu’on pouvoit compter les poils de la barbe et des cheveux. Les draperies étoient des couleurs très-brillantes et rehaussées d’or. Enfin la main des ouvriers avoit bien acquis quelque capacité, mais les ouvriers n’avoient pas encore le moindre feu, la moindre éteincelle de génie. Les beautez qu’on tire du nud dans les corps representez en action, n’avoient point été imaginées de personne. On n’avoit point fait encore aucune découverte dans le clair-obscur ni dans la perspective aerienne, non plus que dans l’élegance des contours et dans le beau jet des draperies.

Les peintres sçavoient arranger les figures d’un tableau, mais c’étoit sans sçavoir les disposer suivant les regles de la composition pittoresque aujourd’hui si connuës. Avant Raphaël et ses contemporains, le martyre d’un saint n’émouvoit aucun des spectateurs. Les assistans que le peintre introduisoit à cette action tragique, n’étoient là que pour remplir l’espace de la toile que le saint et les bourreaux laissoient vuide. à la fin du quinziéme siecle, la peinture qui s’acheminoit vers la perfection à pas si tardifs, que sa progression étoit comme imperceptible, y marcha tout-à-coup à pas de géant. La peinture encore gothique a commencé les ornemens de plusieurs édifices, dont les derniers embelissemens sont les chef-d’oeuvres de Raphaël et de ses contemporains.

Le cardinal Jean De Medicis, qui ne vieillit point sous le chapeau, puisqu’il fut fait pape à trente-sept ans, renouvella la décoration de l’église de saint Pierre In Montorio, et il commença d’y faire travailler peu de temps après qu’il eut reçû la pourpre. Les chapelles qui sont à main gauche en entrant et qui furent faites les premieres, sont ornées d’ouvrages de peinture et de sculpture d’un goût médiocre et qui tient encore du gothique. Mais les chapelles qui sont vis-à-vis furent ornées par des ouvriers qu’on compte parmi les artisans de la premiere classe. La premiere en entrant dans l’église est peinte par Fra Sebastien Del Piombo. Une autre est enrichie de statuës faites par Daniel De Voltere. Enfin, on voit au-dessus du maître autel la transfiguration de Raphaël, tableau presque aussi connu des nations que l’éneïde de Virgile.

La destinée de la sculpture fut la même que celle de la peinture. Il sembloit que les yeux des artisans, jusques-là fermez, se fussent ouverts par quelque miracle. Un poëte diroit que chaque nouvel ouvrage de Raphaël faisoit un peintre. Cependant les causes morales ne faisoient rien alors en faveur des artisans, que ce qu’elles avoient fait sans fruit depuis deux siecles. Les statuës et les bas-reliefs antiques, dont Raphaël et ses contemporains sçavoient si bien profiter, avoient été devant les yeux de leurs dévanciers, qui n’en avoient sçû faire usage. Si l’on déterroit quelques ouvrages antiques que ces dévanciers n’eussent pas vûs, combien en avoient-ils vûs qui périrent avant que Raphaël pût les voir ? Pourquoi ces dévanciers ne faisoient-ils pas foüiller dans les ruines de l’ancienne Rome, comme le firent Raphaël et ses contemporains ?

C’est qu’ils n’avoient point de génie ? C’est qu’ils ne reconnoissoient pas leur propre goût dans le Marc-Aurele et dans tous les ouvrages de sculpture et d’architecture qui étoient hors de terre long-temps avant Raphaël.

Le prodige qui arrivoit à Rome arrivoit en même temps à Venise, à Florence et dans d’autres villes d’Italie. Il y sortoit de dessous terre, pour ainsi dire, des hommes illustres à jamais dans leurs professions, et qui tous valoient mieux que les maîtres qui les avoient enseignez : des hommes sans précurseur, et qui étoient les éleves de leur propre génie.

Venise se vit riche tout-à-coup en peintres excellens, sans que la republique eût fondé depuis peu de nouvelles academies, ni proposé aux peintres de nouveaux prix. Les influences heureuses qui se répandoient alors sur la peinture, furent chercher Le Correge dans son village pour en faire un grand peintre d’un caractere particulier. Il osa le premier mettre des figures véritablement en l’air, et qui plafonnent, comme disent les peintres. Raphaël en peignant les nopces de Psyché sur la voûte du sallon du petit farnese, a traité son sujet comme s’il étoit peint sur une tapisserie attachée à ce plafond. Le Correge met des figures en l’air dans l’assomption de la vierge qu’il peignit dans la coupole de la cathédrale de Parme, et dans l’ascension de Jesus-Christ qu’il peignit dans la coupole de l’abbaïe de saint Jean de la même ville. C’est une chose qui seule pourroit faire reconnoître l’action des causes physiques dans le renouvellement des arts. Toutes les écoles qui se formoient alors, alloient au beau par des routes differentes. Leur maniere ne se ressembloit pas, quoiqu’elles fussent si bonnes qu’on seroit fâché que chaque école n’eût pas suivi la sienne.

Le Nord reçut aussi quelques raïons de cette influence. Albert Durer, Holbeins et Lucas de Leyde peignirent infiniment mieux qu’on ne l’avoit fait encore dans leur païs. On conserve dans le cabinet de la bibliotheque de Basle, plusieurs tableaux d’Holbeins, et deux de ces tableaux mettent bien en évidence le progrès surprenant que la peinture faisoit par tout où il y avoit des sujets capables d’être peintres. Le premier de ces tableaux, qu’une inscription mise au bas apprend avoir été fait en 1516 représente un maître d’école qui montre à lire à des enfans. Il a tous les défauts que nous avons reprochez aux ouvrages de peinture faits avant Raphaël.

Le second tableau, que son inscription apprend avoir été fait en mil cinq cens vingt et un, et qui représente une descente de croix est dans le bon goût.

Holbeins avoit vû de nouveaux tableaux et il en avoit profité, ainsi que Raphaël profita en voïant l’ouvrage de Michel-Ange.

Le rétable d’autel, qui représente en huit tableaux séparez les principaux évenemens de la passion, et qu’on conserve à l’hôtel-de-ville de Basle, doit avoir été peint par Holbeins avant l’abolition du culte de la religion catholique à Basle, où la prétenduë reforme fut introduite, et les tableaux ôtez des églises en mil cinq cens vingt-sept.

Ces huit tableaux peuvent être comparez aux meilleurs ouvrages des éleves de Raphaël pour la poësie, et leur être préferez pour le coloris. Il y a même plus d’intelligence du clair-obscur, que les autres peintres n’en avoient en ces temps-là. On y remarque des incidens de lumiere merveilleux, principalement dans le tableau qui représente Jc arrêté prisonnier dans le jardin des oliviers.

Nos peres virent arriver en France, en faveur de la poësie sous le regne de Louis XIII le même évenement qui étoit arrivé en Italie en faveur de la peinture sous le regne de Jules II. On vit réluire subitement un jour lumineux, qui n’avoit été précedé que par un foible crépuscule. Notre poësie s’éleva tout-à-coup, et les nations étrangeres, qui jusques alors la dédaignoient, en dévinrent éprises. Autant que je puis m’en souvenir, Pierre Corneille est le premier des poëtes françois prophanes, dont un ouvrage de quelque étenduë ait été traduit dans la langue de nos voisins.

On trouve des stances admirables dans les oeuvres de plusieurs poëtes françois qui ont écrit avant le temps que je marque, comme l’époque où commence la splendeur de la poësie françoise. Malherbe est inimitable dans le nombre et dans la cadence de ses vers ; mais comme Malherbe avoit plus d’oreille que de génie, la plûpart des strophes de ses ouvrages, ne sont recommandables que par la mécanique et par l’arrangement harmonieux des mots pour lequel il avoit un talent merveilleux.

On n’éxigeoit pas même alors que les poësies ne fussent composées, pour ainsi dire, que de beautez contiguës.

Quelques endroits brillans suffisoient pour faire admirer toute une piece.

On excusoit la foiblesse des autres vers, qu’on regardoit seulement comme étant faits pour servir de liaison aux premiers, et l’on les appelloit, ainsi que nous l’apprenons des mémoires de l’abbé de Marolles, des vers de passage.

Il est des strophes dans les oeuvres de Desportes et de Bertaut, comparables à tout ce qui peut avoir été fait de meilleur depuis Corneille, mais ceux qui entreprennent la lecture entiere des ouvrages de ces deux poëtes sur la foi de quelques fragmens qu’ils ont entendu réciter, l’abandonnent bien-tôt.

Les livres dont je parle sont semblables à ces chaînes de montagnes, où il faut traverser bien des païs sauvages, pour trouver une gorge cultivée et riante.

Nous avions en France une scéne tragique depuis deux cens ans quand Corneille fit le cid. Quel progrès avoit fait parmi nous la poësie dramatique ?

Aucun. Corneille trouva notre théatre presque encore aussi barbare qu’il pouvoit l’avoir été sous Louis XII. La poësie dramatique fit plus de progrès depuis mil six cens trente-cinq jusques en mil six cens soixante-cinq, elle se perfectionna plus en ces trente années-là qu’elle ne l’avoit fait dans les trois siecles précedens. Rotrou parut en même-temps que Corneille, Racine, Moliere et Quinault, vinrent bien-tôt après.

Voïoit-on dans Garnier et dans Mairet une poësie dramatique qui se perfectionnât assez pour faire esperer qu’il parût bien-tôt des poëtes du mérite de Corneille et de Moliere ? Quels sont, pour parler ainsi, les ancêtres poëtiques de La Fontaine ? Pour dire quelque chose de nos peintres, Freminet et Vouet, qui travailloient sous Louis XIII étoient-ils des précurseurs dignes du Poussin, de Le Sueur et de Le Brun ?

Les grands hommes, qui composent ce qu’on appelle le siecle d’Auguste, ne se formerent point durant les jours heureux du regne de cet empereur. Ils avoient acquis le mérite, ils étoient formez avant que ces jours heureux commençassent. Personne n’ignore que les premieres années du siecle d’Auguste furent un siecle de fer et de sang. Ces jours benis de tout l’univers, ne commencerent leur cours qu’après la bataille d’Actium, où le démon tutelaire de Rome terrassa d’un seul coup Antoine, la Discorde et Cleopatre. Virgile avoit quarante ans lorsque cet évenement arriva.

Voici la peinture qu’il fait lui-même des temps durant lesquels il s’étoit formé, et qu’il dit avec tant d’élegance, avoir été le regne de Mars et de la fureur.

Les hommes qui s’étoient fait un nom distingué étoient même plus exposez que les autres dans les proscriptions et durant toutes les horreurs des premieres années du regne d’Auguste. Ciceron qui fut égorgé dans les temps malheureux dont parle Virgile mourut la victime de ses talens.

Horace avoit trente-cinq ans lorsque la bataille d’Actium se donna. La magnificence d’Auguste encouragea bien les grands poëtes à travailler, mais ils étoient devenus déja de grands hommes avant cet encouragement.

Ce qui pourroit achever de convaincre que les causes morales ne font que concourir avec une autre cause seconde, encore plus efficace qu’elles, au progrès surprenant que les arts et les lettres font en certains siecles, c’est que les arts et les lettres retombent quand les causes morales font les derniers efforts pour les soûtenir sur le point d’élevation où ils avoient atteint d’eux-mêmes. Ces grands hommes, qui pour ainsi dire, se sont formez de leurs propres mains, ne sçauroient former par leurs leçons ni par leurs exemples des éleves qui soient leurs égaux. Ces successeurs, qui reçoivent des enseignemens donnez par des maîtres excellens : ces successeurs, qui par cette raison et par bien d’autres, devroient surpasser leurs maîtres, s’ils avoient autant de genie que ces maîtres, occupent leur place sans la remplir. Les premiers successeurs des grands maîtres, sont encore remplacez par des sujets moindres qu’eux. Enfin, le génie des arts et des sciences disparoît jusqu’à ce que la révolution des siecles le vienne encore tirer une autre fois des tombeaux, où il semble qu’il s’ensevelisse pour plusieurs siecles, après s’être montré durant quelques années.

Dans le même païs où la nature avoit produit liberalement et sans secours extraordinaire, les peintres fameux du siecle de Leon X les recompenses, les soins de l’academie de saint Luc, établie par Gregoire XIII et par Sixte-Quint, l’attention des souverains, enfin tous les efforts des causes morales n’ont pû donner une posterité à ces grands artisans nez sans ancêtres. L’école de Venise et celle de Florence dégenererent et s’anéantirent en soixante ans. Il est vrai que la peinture se maintint à Rome en splendeur durant un plus grand nombre d’années. Au milieu du siecle dernier on y voïoit même encore de grands maîtres. Mais ces peintres étoient des étrangers, tels que Poussin, les éleves des Carraches qui vinrent faire valoir à Rome les talens de l’école de Boulogne et quelques autres. Comme cette école avoit fleuri plus tard que celle de Rome, elle a survécu à la premiere.

Qu’on me permette l’expression, il ne vint point de taillis à côté de ces grands chênes. Le Poussin en trente années de travail assidu dans un attellier placé au milieu de Rome, ne forma point d’éleve qui se soit acquis un grand nom dans la peinture, quoique ce grand homme fût aussi capable d’enseigner son art, qu’aucun maître qui jamais l’ait professé. Dans la même ville, mais en d’autres temps, Raphaël mort aussi jeune que l’étoient ses éleves, avoit formé dans le cours de dix ou douze années une école de cinq ou six peintres, dont les ouvrages font encore une partie de la gloire du maître. Enfin, toutes les écoles d’Italie, celles de Venise, de Rome, de Parme et de Boulogne, où les grands sujets se multiplioient si facilement dans les bons temps, en sont aujourd’hui dénuées.

Cette décadence est arrivée précisément en des temps où l’Italie joüissoit des jours les plus heureux dont elle ait joüi depuis la destruction de l’empire romain par les barbares. Toutes les conjonctures qui décideroient de la destinée des beaux arts, s’il étoit vrai que cette destinée dépendît uniquement des causes morales, concouroient à les faire fleurir quand ils y sont tombez en décadence.

Ce fut depuis l’expedition de notre roi Charles VIII à Naples, jusqu’à la paix faite à Cambrai en mil cinq cens vingt-neuf, entre Charles-Quint et François I laquelle fut bien-tôt suivie de la derniere révolution de l’état de Florence, que les guerres désolerent l’Italie. Durant trente-quatre ans, l’Italie, pour me servir de l’expression familiere à ses historiens, fut foulée aux pieds par les nations barbares.

Le roïaume de Naples fut conquis quatre ou cinq fois par differens princes, et l’état de Milan changea de maître encore plus souvent. On vit plusieurs fois des clochers de Venise les armées ennemies, et Florence fut presque toujours en guerre, ou contre les Medicis qui la vouloient assujettir, ou contre les pisans qu’elle vouloit remettre sous le joug. Rome vit plus d’une fois des troupes ennemies ou suspectes dans ses murailles, et cette capitale des beaux arts, fut saccagée par les armes de l’empereur Charles-Quint, avec autant de barbarie que le seroit une ville prise d’assaut par les turcs. Ce fut précisément durant ces trente-quatre années que les lettres et les arts firent en Italie ces progrez qui semblent encore prodigieux aujourd’hui.

Depuis la derniere révolution de l’état de Florence jusqu’à la fin du seiziéme siecle, le repos de l’Italie ne fut interrompu que par des guerres de frontiere ou de courte durée. Aucune de ses grandes villes ne fut saccagée, et il n’arriva plus de révolutions violentes dans les cinq états principaux qui la partagent presque entr’eux. Les allemands ni les françois n’y firent plus d’invasion, si l’on en excepte l’expedition du duc de Guise à Naples sous Paul IV laquelle fut plûtôt une course qu’une guerre. Le dix-septiéme siecle a été pour l’Italie un temps de repos et d’abondance jusqu’à sa derniere année.

Ce fut durant tous les temps dont j’ai parlé, que les venitiens amasserent des sommes immenses en argent monnoïé, et qu’ils firent faire leur fameuse chaîne d’or à laquelle on ajoûtoit tous les ans de nouveaux anneaux. Ce fut alors que Sixte-Quint mit dans le tresor apostolique cinq millions d’écus d’or, que la banque de Genes se remplit, que les grands ducs mirent ensemble de si grosses sommes, que les ducs de Ferrare remplirent leurs coffres, en un mot, que tous ceux qui gouvernoient en Italie, à l’exception des vicerois de Naples et des gouverneurs de Milan, trouvoient après les dépenses courantes et les dépenses faites par précaution, un superflu dans le revenu de chaque année qu’on pouvoit épargner ; voilà le simptôme le plus certain d’un état florissant.

Néanmoins ce fut durant ces années de prosperité que les écoles de Rome, de Florence, de Venise, et successivement que celle de Boulogne s’appauvrirent et devinrent dénuées de bons sujets.

Comme leur midi s’étoit trouvé fort près de leur levant, leur couchant ne se trouva pas bien éloigné de leur midi. Je ne veux point prévoir la décadence de notre siecle, quoiqu’un homme qui a beaucoup d’esprit ait écrit, il y a déja plus de quarante ans, en parlant des beaux ouvrages que ce siecle a produit. il en faut convenir de bonne foi, il y a environ dix ans que ce bon temps est passé. M. Despreaux avant que de mourir, vit prendre l’essort à un poëte lyrique né avec les talens de ces anciens poëtes, à qui Virgile donne une place honorable dans les champs élisées, pour avoir enseigné les premiers la morale aux hommes encore féroces.

Les ouvrages de ces anciens poëtes qui furent un des premiers liens de la societé, et qui donnerent lieu à la fable d’Amphion, ne contenoient pas des maximes plus sages que les odes de l’auteur dont je parle, à qui la nature ne sembloit avoir donné du génie que pour parer la morale et pour rendre aimable la vertu.

D’autres qui vivent encore mériteroient que je fisse une mention honorable de leurs ouvrages, mais comme dit Velleius Paterculus, en un cas à peu près pareil, vivorum censura difficilis. Il est trop délicat d’entreprendre le recensement des poëtes vivans.

Si nous remontons au siecle d’Auguste, nous verrons que les lettres, les arts, et principalement la poësie, tomberent en décadence, quand tout conspiroit à les soûtenir. Ils dégenererent durant les plus belles années de l’empire romain. Bien des gens pensent que les lettres et les arts perirent ensevelis sous les ruines de cette monarchie renversée et devastée par les peuples septentrionaux.

On suppose donc que les inondations des barbares, suivies du bouleversement entier de la societé par tout où ils s’établirent, ôterent aux peuples conquis les commoditez necessaires pour cultiver les lettres et les arts, et même l’envie de le faire. Les arts, dit-on, ne peuvent subsister en un païs dont les villes sont changées en campagnes, et les campagnes en deserts.

Cette opinion, pour être communément reçûë, n’en est pas moins fausse.

Les opinions fausses en histoires, s’établissent aussi facilement que les opinions fausses en philosophie. Les lettres et les arts étoient déja tombez en décadence, ils avoient déja dégeneré, quoiqu’on ne laissât pas de les cultiver avec soin, quand ces nations, le fleau du genre humain, quitterent les neiges de leur patrie. On peut regarder le buste de Caracalla comme le dernier soupir de la sculpture romaine. Les deux arcs de triomphe qui furent élevez à Severe son pere, les chapiteaux des colomnes qui étoient au septizonne qu’on a transportées en differentes églises lorsqu’il fut abbatu, et les statuës connuës pour être faites dans ce temps-là et qui nous sont demeurées, montrent que la sculpture et l’architecture étoient déja déchuës sous le regne de ce prince et de ses enfans. Tout le monde sçait que les bas-reliefs du plus grand de ces deux arcs de triomphe sont de mauvaise main. On peut croire cependant que les sculpteurs les plus habiles y furent employez, quand ce n’auroit été que par égard pour le lieu où l’on l’élevoit. C’étoit dans le quartier le plus considerable de la ville au bout du forum romanum, et comme on a sujet de le croire, au bas de celui des escaliers destinez à monter au Capitole, qui s’appelloit les cent degrez. Or, Severe regnoit plus de deux cens ans avant la premiere prise de Rome par Alaric. Depuis cet empereur les arts allerent toujours en dégenerant.

Les monumens qui nous restent des successeurs de Severe, font encore moins d’honneur à la sculpture, que ne lui en font les bas-reliefs du plus grand des deux arcs de triomphe élevé à l’honneur de ce prince.

Les médailles romaines, frappées après le regne de Caracalla, et après celui de Macrin son successeur, qui ne lui survéquit que deux ans, sont très-inférieures à celles qui furent frappées sous les trente premiers empereurs.

Après Gordien Pie, elles dégenererent encore plus sensiblement, et sous Gallien qui regnoit cinquante ans après Caracalla, elles n’étoient plus qu’une vilaine monnoïe. Il n’y a plus ni goût ni dessein dans leur gravure, ni entente dans leur fabrication. Comme ces médailles étoient une monnoïe destinée autant pour instruire la postérité des vertus et des belles actions du prince sous le regne de qui l’on les frappoit, qu’à servir dans le commerce ; on peut bien croire que les romains, aussi jaloux de leur mémoire, qu’aucun autre peuple, emploïoient à les faire les ouvriers les plus habiles qu’ils pussent trouver. Il est donc raisonnable de juger par la beauté des médailles, de l’état où étoit la gravure sous chaque empereur, et la gravure est un art qui suit la sculpture pas à pas.

Les observations qu’on fait par le moïen des médailles sont confirmées par ce qu’on remarque dans les ouvrages de sculpture dont on connoît le tems et qui subsistent encore. Par exemple, les médailles du grand Constantin qui regnoit cinquante ans après Gallien sont très-mal gravées : elles sont d’un mauvais goût, et nous voïons aussi par l’arc de triomphe élevé à l’honneur de ce prince, qui subsiste encore à Rome aujourd’hui, que sous son regne et cent ans avant que les barbares prissent Rome, la sculpture y étoit redevenuë un art aussi grossier qu’elle pouvoit l’être au commencement de la premiere guerre punique.

Quand le sénat et le peuple romain voulurent ériger à l’honneur de Constantin cet arc de triomphe, il ne se trouva point apparemment dans la capitale de l’empire un sculpteur capable d’entreprendre l’ouvrage. Malgré le respect qu’on avoit à Rome pour la mémoire de Trajan, on dépoüilla l’arc élevé autrefois à son honneur de ses ornemens, et sans égard à la convenance on les emploïa dans la fabrique de l’arc qu’on élevoit à Constantin. Les arcs triomphaux des romains n’étoient pas comme les nôtres des monumens imaginez à plaisir, ni leurs ornemens des embelissemens arbitraires qui n’eussent pour regles que les idées de l’architecte.

Comme nous ne faisons pas de triomphe réel, et qu’après nos victoires on ne conduit pas en pompe le triomphateur sur un char précedé de ses captifs, les sculpteurs modernes peuvent se servir, pour embellir leurs arcs allégoriques, des trophées et des armes qu’ils inventent à leur gré. Les ornemens d’un de nos arcs triomphaux peuvent ainsi convenir la plûpart à un autre arc. Mais comme les arcs triomphaux des romains ne se dressoient que pour éterniser la mémoire d’un triomphe réel, les ornemens tirez des dépoüilles qui avoient paru dans un triomphe, et qui étoient propres pour orner l’arc qu’on dressoit afin d’en perpetuer la mémoire, n’étoient point propres pour embellir l’arc qu’on élevoit en mémoire d’un autre triomphe, principalement si la victoire avoit été remportée sur un autre peuple que celui sur qui avoit été remportée la victoire, laquelle avoit donné lieu au premier triomphe comme au premier arc. Chaque nation avoit alors ses armes et ses vêtemens particuliers très-connus dans Rome. Tout le monde y sçavoit distinguer le dace, le parthe et le germain, ainsi qu’il y sçavoit distinguer les françois des espagnols il y a cent ans, et quand ces deux nations y portoient encore chacune des habits faits à la mode de son païs. Les arcs triomphaux des anciens étoient donc des monumens historiques, et qui exigeoient une verité historique, à laquelle il étoit contre la bienséance de manquer.

Néanmoins on embellit l’arc de Constantin des captifs parthes, et des trophées composez de leurs armes et de leurs dépoüilles enlevez de l’arc de Trajan. C’étoit à eux que Trajan les avoit prises, mais Constantin n’avoit encore rien eu à démêler avec cette nation.

Enfin, on orna l’arc avec des bas-reliefs, où tout le monde reconnoissoit et où tout le monde reconnoît encore la tête de Trajan. Il ne faut pas dire que ce fut pour avoir plûtôt fait qu’on sacrifia le monument de Trajan pour élever l’arc de Constantin. Comme on ne pouvoit pas le composer entierement de morceaux rapportez, il fallut qu’un sculpteur de ce temps-là fit quelques bas-reliefs qui servissent à remplir les vuides. Tels sont les bas-reliefs, qui se voïent sous l’arcade principale : les divinitez qui sont en dehors de l’arc, posées sur les moulures du ceintre des deux petites arcades, ainsi que les bas-reliefs écrasez, placez sur les clefs de voûte de ces arcades. Toute cette sculpture qu’on distingue d’avec l’autre en approchant de l’arc, est fort au-dessous du bon gotique, quoique suivant les apparences, le sculpteur le plus habile de la capitale de l’empire y ait mis la main. Enfin, quand Constantin voulut embellir sa nouvelle capitale, Constantinople, il ne sçut faire mieux que d’y transporter quelques-uns des plus beaux monumens de Rome. Cependant comme la sculpture dépend plus des causes morales que la peinture et la poësie, elle doit décheoir plus lentement que ces deux arts et même que l’éloquence. Aussi voïons-nous par ce que Petrone nous dit de la peinture, que cet art baissoit déja dès le temps de l’empereur Neron.

Quant à la poësie, Lucain fut le successeur de Virgile, et il y a déja bien des dégrez en descendant de l’énéïde à la pharsale. Après Lucain parut Stace, dont les poësies sont reputées très-inferieures à celles de Lucain. Stace, qui vivoit sous Domitien, ne laissa point de successeurs. Horace n’en avoit pas eu dans le genre lyrique. Juvenal soutint la satire jusques sous l’empire d’Adrien, mais ses poësies peuvent être regardées comme le dernier soupir des muses romaines. Ausonne et Claudien, qui voulurent ranimer la poësie latine ne rendirent au jour qu’un phantôme qui lui ressembloit. Leurs vers n’ont ni le nombre ni la force de ceux qui furent faits sous le regne d’Auguste. Tacite qui écrivoit sous Trajan, est le dernier historien latin. C’est être le dernier que de n’avoir pas eu d’autre successeur que l’abbréviateur de Trogue Pompée.

Quoique les sçavans paroissent incertains du temps où Quinte-Curce écrivoit son histoire d’Alexandre et que quelques-uns l’aïent crû un écrivain posterieur à Tacite ; il me paroît décisif par un passage de son livre, que cet auteur la composa sous l’empire de Claudius et par consequent qu’il écrivoit environ quatre-vingt ans avant que Tacite écrivit. Quinte-Curce dit à l’occasion des malheurs dont la mort d’Alexandre fut suivie, parce que les macedoniens prirent plusieurs chefs à la place d’un seul : que Rome avoit pensé perir depuis peu par le projet de rétablir la republique. Or, on reconnoît dans le récit magnifique qu’il fait de cet évenement, toutes les principales circonstances du tumulte qui arriva dans Rome quand le sénat voulut après la mort de Caligula rétablir le gouvernement republiquain, et quand ses partisans se cantonnerent contre les cohortes prétoriennes qui vouloient avoir un empereur. Quinte-Curce caracterise si bien toutes les circonstances de l’avenement de Claudius à l’empire qui calma le tumulte, il parle si nettement de la famille de ce prince, qu’on ne sçauroit hésiter sur l’application de ce passage, d’autant plus que l’exposé qu’on y trouve ne peut être appliqué à l’avenement à l’empire d’aucun des trente successeurs immédiats de Claudius. On ne sçauroit entendre ce passage de Quinte-Curce, que de l’avenement de Claudius à l’empire, ou de celui de Gordien Pie.

Soixante années après Auguste, Quintilien écrivoit déja sur les causes de la décadence de l’éloquence latine. Longin qui écrivoit sous Gallien, a fait un chapitre sur les causes de la décadence des esprits à la fin de son traité du sublime.

Il ne restoit plus que l’art oratoire. Les orateurs avoient disparu. La décadence des lettres et des arts étoit déja un objet sensible. Il frappoit assez les personnes capables de faire des refléxions pour les obliger d’en rechercher les causes.

C’étoit long-temps avant que les barbares dévastassent l’Italie qu’elles faisoient cette observation.

On remarquera encore que les lettres et les arts commencerent à décheoir sous des empereurs magnifiques et qui les cultivoient eux-mêmes. La plûpart de ces princes se piquoient d’être orateurs, et plusieurs d’entr’eux vouloient être poëtes. Neron, Adrien, Marc-Aurele et Alexandre Severe sçavoient peindre. Croit-on que les arts fussent sans consideration sous leur regne ?

Enfin dans les quatre siecles qui se sont écoulez depuis Jules Cesar jusqu’à l’inondation des barbares, il y eut de suite plusieurs regnes tranquilles qu’on peut regarder comme le siecle d’or réel et historique. Nerva, Trajan, Adrien, Antonin et Marc-Aurele qui se succederent immédiatement, et dont l’avenement à l’empire fut aussi paisible que celui d’un fils qui succede à son pere, étoient à la fois de grands princes et de bons princes. Leurs regnes contigus composent presque un siecle de cent ans.

Il est vrai que plusieurs empereurs furent des tyrans, et que les guerres civiles, par le moïen desquelles un grand nombre de ces princes parvint à l’empire ou le perdit, furent très-fréquentes.

Mais la mauvaise humeur de Caligula, de Neron, de Domitien, de Commode, de Caracalla et de Maximin, ne tomboit gueres sur les gens de lettres, et tomboit encore moins sur les artisans.

Lucain le seul homme de lettres distingué qui ait été mis à mort dans ces temps-là, fut condamné comme conspirateur et non pas comme poëte. La mort de Lucain dégoûta-t-elle ceux qui avoient du génie de faire des vers ? Stace, Juvenal, Martial et plusieurs autres qui ont pû le voir mourir, n’ont pas laissé de composer. La mauvaise humeur des empereurs, n’en vouloit qu’aux grands de l’état. L’envie que les plus cruels avoient d’être bien avec le peuple, et qui les obligeoit à rechercher sa faveur en lui donnant toutes sortes de fêtes et de spectacles, les engageoit à procurer l’avancement des lettres et des arts.

Quant à ces guerres civiles dont on parle tant, la plûpart se firent hors de l’Italie, et elles furent terminées en deux campagnes. Elles n’ont pas troublé quarante années des trois cens années qu’on compte depuis Auguste jusqu’à Gallien. La guerre civile d’Othon contre Vitellius, et celle de Vitellius contre Vespasien, qui ne durerent pas mises ensemble, l’espace de neuf mois, ne purent certainement pas préjudicier aux lettres et aux beaux arts autant que les guerres civiles du grand Pompée et de ses enfans contre Cesar, autant que la guerre civile de Modene, et que les autres guerres civiles que fit Auguste contre les meurtriers de Cesar, et contre Marc-Antoine. Cependant les guerres civiles où Cesar et Auguste eurent part, n’arrêterent pas le progrès des lettres et des arts. La mort de Domitien fut l’ouvrage d’un complot de valets, et le lendemain de sa mort Nerva regnoit déja paisiblement. Les choses se passerent à peu près de même à la mort de Commode, et à celle de Pertinax, les premiers des empereurs qui furent tuez et déposez après Domitien. Severe déposseda Didius Julianus sans combat, et la guerre qu’il fit dans l’orient contre Pescennius Niger, et celle qu’il fit ensuite dans les Gaules contre Clodius Albinus, n’empêchoient pas les artisans et les sçavans de Rome de travailler, non plus que les révolutions subites qui se passerent en Asie, et qui mirent Macrin à la place de Caracalla, et Heliogabale à la place de Macrin. Il est vrai que ces révolutions tumultueuses arrivoient quelquefois dans Rome, mais elles se terminoient en un jour ou deux, et sans être suivies de ces accidens qui peuvent retarder le progrès des arts et des sciences.

Neron fut déposé dans Rome sans qu’il s’y donnât aucun combat. Le meurtre de Galba et l’avenement d’Othon au trône fut l’ouvrage d’une matinée, et le tumulte ne coûta point la vie à cent personnes. Le peuple regarda les combats que les troupes de Vespasien, et celles de Vitellius se donnerent dans Rome durant un jour, sans y prendre plus d’interêt qu’il avoit coûtume d’en prendre aux combats des gladiateurs.

Maximin fut déposé et les Gordiens afriquains mis en sa place, sans qu’il se fit à Rome d’autre mouvement que s’il se fut agi de l’execution d’un arrêt rendu contre un particulier.

Quand les Gordiens furent morts en Afrique, Puppien et Balbin leur succederent sans tumulte, et deux jours virent naître et finir la guerre qui commença entre le peuple et les cohortes prétoriennes quand ces deux empereurs furent assassinez, et Gordien Pie mis en leur place. Les autres révolutions furent promptes, et nous avons déja dit qu’elles arriverent hors de Rome. Enfin les guerres civiles des romains, sous leurs cinquante premiers empereurs, étoient des guerres que les armées faisoient les unes contre les autres pour se disputer l’avantage de donner un maître à l’empire, et les deux partis ménageoient les provinces avec autant de soin qu’on ménage dans les guerres, que nos princes chrétiens ne se font que trop souvent, les païs qu’on espere de conquerir et de garder. Il y arrive bien des désordres, mais ils ne sont pas tels qu’ils ensevelissent les arts et les sciences. Toutes les guerres n’empêchent pas leurs progrez. Celles-là seulement peuvent être citées comme une des causes de leur décadence qui mettent l’état des particuliers en danger ; celles dans lesquelles il devient esclave de citoïen qu’il étoit auparavant, ou qui le privent du moins de la proprieté de ses biens.

Telles étoient les guerres des perses contre les grecs, et celles des barbares du nord contre l’empire romain. Telles sont les guerres des turcs et des chrétiens où le peuple entier court encore de plus grands dangers que ceux où les soldats sont exposez dans les guerres ordinaires. De pareilles guerres anéantissent certainement les arts et les sciences dans les païs qu’elles désolent.

Mais les guerres reglées où le peuple ne court d’autre risque que celui de changer de maître, et d’appartenir à un prince chrétien plûtôt qu’à un autre, ne peuvent tout au plus anéantir les arts et les sciences que dans une ville qui seroit assez malheureuse pour être prise d’assaut et saccagée. La terreur que ces guerres répandent, peut tout au plus retarder leurs progrez durant quelques années, et il paroît même qu’elle ne le fait pas. Je ne sçais par quelle fatalité les arts et les sciences ne fleurissent jamais mieux qu’au milieu de ces guerres.

La Grece en essuïa plusieurs dans le siecle de Philippe le pere d’Alexandre Le Grand. Ce fut dans le temps des guerres civiles qui affligerent l’empire romain sous Cesar et sous Auguste que les sciences et les beaux arts firent à Rome de si grands progrez. Depuis mil quatre cens quatre vingt quatorze jusqu’en mil cinq cens vingt-neuf, l’Italie fut presque toujours en proïe à des armées, composées en grande partie de soldats étrangers. Les païs-bas des espagnols, étoient attaquez par la France et par la Hollande lorsque l’école d’Anvers fleurit. N’est-ce pas durant la guerre que les lettres et les arts ont fait en France leurs progrez les plus grands ?

On ne trouve donc point, quand on y veut faire sérieusement refléxion, que durant les trois siecles qui suivirent le meurtre de Cesar, l’empire romain ait essuïé aucune de ces guerres affreuses, qui sont capables de faire tomber en décadence les lettres et les beaux arts.

Ce ne fut que sous Gallien que les barbares commencerent d’avoir quelques établissemens permanens sur les terres de l’empire, et que les tyrans se cantonnerent dans les provinces. Ces gouverneurs qui s’y rendirent souverains, pouvoient bien donner lieu à la dévastation de quelque païs par les guerres qu’ils faisoient les uns aux autres dans des provinces qui n’étoient pas gardées l’une contre l’autre par des frontieres fortifiées, parce qu’elles avoient appartenu long-temps au même maître, mais ces dévastations n’étoient pas capables de faire tomber les lettres et les arts dans la décadence où ils tomberent. Le séjour des arts dans un état contigu, ce fut toujours la capitale de l’état. Ainsi tous les bons ouvriers de l’empire romain devoient se rassembler à Rome.

Il n’y a donc que les dévastations de la ville de Rome qu’on puisse alleguer comme une des causes de l’anéantissement des arts et des lettres. Or, la ville de Rome jusqu’à sa prise par Alaric, évenement qui n’arriva que quatre cens cinquante ans après la mort de Cesar, fut toujours la capitale d’un grand empire, où l’on élevoit chaque jour des bâtimens superbes. Les tumultes des cohortes prétoriennes n’ont pas empêché qu’il n’y eut de grands peintres, de grands sculpteurs, de grands orateurs et de grands poëtes, puisqu’ils n’empêchoient pas qu’il ne s’y trouvât un peuple entier d’artisans médiocres.

Quand les arts sont assez cultivez pour former un grand nombre d’artisans médiocres, ils en formeroient d’excellens, si le génie ne manquoit pas aux ouvriers.

Rome est encore aujourd’hui remplie de tombeaux et de statuës qu’on reconnoît certainement par les inscriptions ou par les coëffures des femmes, pour avoir été faits depuis l’empire de Trajan jusqu’à l’empire de Constantin.

Comme les romaines changeoient leur coëffures aussi souvent que les françoises changent la leur, on peut connoître à peu près par la forme des coëffures, qui se trouvent dans les monumens romains, sous quel empereur ils ont été faits, et cela, parce que nous sçavons par les médailles des femmes et des parentes des empereurs en quel temps une certaine mode a eu cours.

C’est ainsi qu’on pourroit, à l’aide du recueil des modes en usage en France depuis trois cens ans, que Monsieur De Gaignieres avoit ramassé, juger du temps où la figure d’une dame françoise auroit été faite.

Il y avoit disent des auteurs du quatriéme siecle plus de statuës à Rome que d’hommes vivans. Les plus belles statuës de la Grece, dont les restes nous sont si précieux, étoient de ce nombre. Depuis Caracalla, ces statuës ne formerent plus de grands sculpteurs. Leur vertu demeura suspenduë jusques aux temps du pape Jules II. Cependant on continuoit encore sous Constantin de faire élever à Rome des bâtimens somptueux, et par consequent de faire travailler les sculpteurs. Il n’y eut peut être jamais une plus grande quantité d’ouvriers à Rome, que lorsqu’il n’y en avoit plus de bons. Combien Severe, Caracalla, Alexandre Severe et Gordien Pie, firent-ils élever de bâtimens superbes ?

On ne peut voir les ruines des thermes de Caracalla sans être surpris de l’immensité de cet édifice. Auguste n’en bâtit pas d’aussi vaste. Il n’y eut jamais un édifice plus somptueux, plus chargé d’ornemens et d’incrustations, ni qui fit plus d’honneur par sa masse à un souverain, que les thermes de Diocletien, l’un des successeurs de Gallien. Une salle de cet édifice fait aujourd’hui l’église des chartreux de Rome. Une des loges des portiers fait une autre église. Celle des feüillans à Termini.

Ajoûtons encore une remarque à ces considerations. La plûpart des sculpteurs romains faisoient leur apprentissage dans l’état d’esclaves. On peut donc croire que les marchands, dont la profession étoit de négocier en esclaves, examinoient avec soin et avec capacité, si parmi les enfans qu’ils élevoient pour les vendre, il ne s’en trouvoit pas quelqu’un qui fut propre à devenir un sculpteur habile. On peut imaginer aussi avec quel soin ils donnoient à ceux qu’ils jugeoient capables d’exceller dans la sculpture l’éducation propre à perfectionner leur talent. Un esclave bon ouvrier étoit alors un tresor pour son maître, soit qu’il voulut vendre la personne ou les ouvrages de cet esclave. Or les voïes qu’on peut emploïer pour obliger un jeune esclave à s’appliquer au travail, sont tout autrement efficaces que celles qu’on peut emploïer pour y porter des personnes libres.

Quel aiguillon d’ailleurs pour un esclave, que l’esperance de sa liberté ! Les chef-d’oeuvres dont nous admirons les vestiges, étoient encore dans les places publiques, et l’on ne sçauroit imputer qu’aux causes morales la grossiereté des artisans, qui ne sont venus qu’après le sac de Rome par Alaric.

Pourquoi les lettres et les arts ne se sont-ils pas soûtenus dans la Grece au même point d’élevation, où ils y étoient sous le pere d’Alexandre, et sous les premiers successeurs de ce conquérant ?

Pourquoi furent-ils toujours retrogrades, de maniere que sous Constantin les ouvriers grecs étoient redevenus aussi grossiers qu’ils pouvoient l’avoir été deux cens ans avant Philippe. Les lettres et les arts sont tombez sensiblement dans la Grece depuis le temps de Persée, le roi de Macedoine qui fut défait et pris prisonnier par Paul émile.

Mais la peinture ne s’étoit pas soûtenuë jusqu’à lui. Elle avoit dégeneré dès le temps des successeurs d’Alexandre.

Lucien peut passer pour le seul poëte qu’aïent produit les temps suivans, quoiqu’il n’ait écrit qu’en prose. Plutarque et Dion qui approche plus du temps de Plutarque que de son mérite, sont réputez les meilleurs auteurs qui aïent écrit depuis que la Grece fut devenuë une province de l’empire romain.

On doit regarder avec veneration les écrits de ces deux grecs. Ils sont l’ouvrage d’historiens judicieux qui nous racontent avec sens beaucoup de faits importans et curieux, que nous ne tenons que de leurs récits. Les livres de Plutarque sur tout, sont le reste le plus précieux de l’antiquité grecque et romaine par rapport aux détails et aux faits qu’il nous apprend. On peut dire quelque chose d’approchant de Dion et d’Herodien, qui écrivirent sous Alexandre Severe et sous Gordien Pie, mais on ne compare pas ces historiens pour l’art d’écrire avec force comme avec dignité, pour l’art de peindre les grands évenemens à Thucidide et à Herodote.

Nous avons parlé de l’usage qu’on pouvoit faire des médailles pour connoître l’état où les arts se trouvoient dans le temps qu’elles furent frappées. Or, les médailles frappées en très-grand nombre à l’honneur et avec la tête des empereurs dans tous les païs de l’empire romain, où l’on parloit grec, sont mal gravées en comparaison de celles qui se frappoient à Rome en même-temps sous l’autorité du sénat, dont elles portent la marque. Par exemple, les médailles de Severe frappées à Corfou, et que la découverte d’un tresor qui fut faite dans cette isle il y a soixante ans a renduës très-communes, ne sont point comparables aux médailles latines de cet empereur frappées à Rome. Néanmoins les médailles de Corfou sont des médailles grecques les mieux frappées. La regle generale ne souffre presque point d’exception.

La Grece depuis la mort d’Alexandre jusqu’à son assujetissement aux romains, n’essuïa point cependant de ces guerres qui sont capables de faire oublier durant des siecles entiers les lettres et les arts. Le tumulte que causa l’irruption des gaulois dans la Grece environ cent ans après la mort d’Alexandre ne dura point long-temps. Mais supposons que les lettres et les arts aïent pû souffrir par les guerres qui se firent entre les successeurs d’Alexandre, et par celles que firent les romains contre deux rois de Macedoine et contre les étoliens, les lettres et les arts auroient dû remonter vers la perfection, dès que la tranquillité de la Grece eut été renduë stable et permanente par sa soûmission aux romains. L’étude des artisans ne fut plus interrompuë que par la guerre de Mithridate et par les guerres civiles des romains qui donnerent à differentes reprises quatre ou cinq ans d’inquietudes à diverses provinces.

Au plus tard les lettres et les arts auroient dû se relever sous le regne d’Auguste qui les fit fleurir à Rome. La Grece après la bataille d’Actium, joüit durant trois siecles de ses jours les plus tranquilles. Sous la plûpart des empereurs romains, la soumission de la Grece à l’empire, fut plûtôt une mouvance qui assuroit la tranquillité publique qu’un asservissement à charge aux particuliers et préjudicable à la societé.

Les romains ne tenoient pas un corps de troupes dans la Grece, comme ils en tenoient en d’autres provinces. La plûpart des villes s’y gouvernoient par leurs anciennes loix, et generalement parlant, de toutes les dominations étrangeres aucune ne fut jamais moins à charge aux peuples soumis que la domination des romains. C’étoit un gouvernail plûtôt qu’un joug. Enfin, les guerres que les athéniens, les thebains et les lacedemoniens s’étoient faites. Celles de Philippe contre les autres grecs, avoient été bien plus funestes par leur durées et par leurs évenemens, que celles qu’Alexandre, ni que celles que ses successeurs ou les romains firent dans la Grece. Cependant ces premieres guerres n’avoient pas empêché les arts et les sciences d’y faire ces progrez qui font encore tant d’honneur à l’esprit humain.

Tout ce que vous venez d’alleguer, me répondra-t-on, ne prouve point que sous les Antonins et sous leurs successeurs, les grecs n’eussent pas autant de génie qu’en avoient Phidias et Praxitéle, mais leurs artisans avoient dégeneré, parce que les romains avoient transporté à Rome les chef-d’oeuvres des grands maîtres, et qu’ils avoient ainsi dépoüillé la Grece des objets les plus capables de former le goût et d’exciter l’émulation des jeunes ouvriers. La seconde guerre punique duroit encore quand Marcellus fit transporter à Rome les dépoüilles des portiques de Syracuse, lesquelles donnerent à quelques citoïens romains un goût pour les arts, qui devint bien-tôt à Rome un goût universel, et qui fut cause dans la suite de tant de dépredations. Ceux là mêmes qui ne connoissent pas le mérite des statuës, des vases et des autres curiositez ne laissoient pas dans l’occasion de les emporter à Rome où ils voïoient qu’on en faisoit tant de cas. On conçoit que Mummius qui voulut enrichir Rome des dépoüilles de Corinthe ne s’y connoissoit gueres, par la menace ridicule qu’il fit aux maîtres des navires qui les y devoient transporter.

Jamais perte n’auroit été moins réparable que celle d’un pareil dépôt, composé des chef-d’oeuvres de ces artisans rares, qui contribuent autant que les grands capitaines, à rendre leur siecle respectable aux autres siecles. Cependant Mummius en recommandant le soin de cet amas précieux à ceux ausquels il le confioit, les menaça très-sérieusement, si les statuës, les tableaux et les choses dont il les chargeoit de répondre venoient à se perdre, qu’il en feroit faire d’autres à leurs dépens. Mais bien-tôt, continuera-t-on, tous les romains sortirent de cette ignorance, et bien-tôt le simple soldat ne brisat plus les vases précieux en saccageant les villes prises. L’armée de Silla rapporta de l’Asie à Rome, ou pour parler avec plus de précision, elle y rendit commun tous les goûts des grecs.

Dès le temps de la république il y eut plus d’un Verres exerçant les droits de conquête sur des provinces obéïssantes.

Qu’on voïe dans la quatriéme oraison de Ciceron contre ce brigand, la description de ses excez. La licence, loin de finir à Rome avec le gouvernement républiquain, devint un brigandage effrené sous plusieurs empereurs.

On sçait avec combien d’impudence Caligula pilla les provinces. Neron envoïa Carinas et Acratus, deux connoisseurs, dans la Grece et dans l’Asie, exprès pour y enlever les beaux morceaux de sculpture qui pouvoient y être restez, et dont il vouloit orner ses nouveaux bâtimens.

On ôtoit donc aux pauvres grecs, comme le dit Juvenal, jusqu’à leurs penates.

On ne leur laissoit pas les moindres petits dieux qui valussent quelque chose.

Tous ces faits sont véritables, mais il étoit encore resté dans la Grece et dans l’Asie un si grand nombre de beaux morceaux de sculpture, que les artisans n’y manquoient pas de modeles. Il y avoit encore assez d’objets capables d’exciter leur émulation. Les belles statuës qu’on a trouvées dans la Grece depuis deux ou trois siecles, prouvent bien que les empereurs romains et leurs officiers ne les en avoient pas toutes enlevées.

Le Ganimede qui se voit dans la bibliotheque de S. Marc à Venise fut trouvé en Grece il y a trois cens ans. L’Andromede qui est chez le duc de Modene, fut trouvée dans Athenes, quand cette ville fut prise par les venitiens durant la guerre terminée par la paix de Carlowitz. Les rélations des voïageurs modernes sont remplies de descriptions des statuës et des bas-reliefs qu’on voit encore dans la Grece et dans l’Asie Mineure. Les romains avoient-ils enlevé les bas-reliefs du temple de la Minerve dans Athenes ? Pour parler des lettres, avoient-ils enlevé de la Grece tous les exemplaires d’Homere, de Sophocle et des autres écrivains du bon temps ? Non, mais ses jours heureux étoient passez. L’industrie des grecs avoit dégeneré en artifice, comme leur sagacité en esprit de finesse. Les grecs, au talent de s’entre-nuire près, étoient redevenus grossiers. Durant les six derniers siecles de l’empire de Constantinople ils étoient moins habiles, principalement dans les arts, qu’ils ne l’avoient été aux temps d’Amintas roi de Macedoine. Il est vrai que le siecle heureux de la Grece a duré plus long-tems que le siecle d’Auguste et que le siecle de Leon X. Les lettres s’y sont même soûtenuës long-tems après la chute des beaux arts, parce que generalement parlant, les grecs dans tous les temps sont nez avec plus d’esprit que les autres hommes. Il semble que la nature ait une force dans la Grece qu’elle n’a pas dans les autres contrées, et qu’elle y donne plus de substance aux alimens et plus de malignité aux poisons.

Les grecs ont poussé le vice et la vertu plus loin que les autres hommes.

La ville d’Anvers a été durant un temps l’Athenes des païs en déça les monts. Mais quand Rubens commença de rendre son école fameuse, les causes morales n’y faisoient rien d’extraordinaire en faveur des arts. Si c’étoit l’état florissant des villes et des roïaumes, qui seul amenât la perfection des beaux arts, la peinture devoit être en sa splendeur dans Anvers soixante ans plûtôt. Quand Rubens parut, Anvers avoit perdu la moitié de sa splendeur, parce que la republique de Hollande nouvellement établie, avoit attiré chez elle la moitié du commerce d’Anvers.

La guerre étoit aux environs de cette ville, sur laquelle ses ennemis faisoient tous les jours des entreprises qui mettoient en danger l’état des marchands, des ecclesiastiques et de tous les principaux citoïens. Rubens laissa des éleves comme Jordaens et Vandyck, qui font honneur à sa réputation, mais ces éleves sont morts sans disciples qui les aïent remplacez. L’école de Rubens a eu le sort des autres écoles, je veux dire qu’elle est tombée quand tout paroissoit concourir à la soûtenir. Il semble du moins que Quellins, qu’on peut regarder comme son dernier peintre, doive mourir sans éleves dignes de lui.

On n’en connoît pas encore, et il n’y a gueres d’apparence qu’il en fasse dans la retraite où il s’est confiné.

Après tout ce que je viens d’exposer, il est clair que les arts et les lettres arrivent au plus haut point de leur splendeur par un progrès subit, qu’on ne sçauroit attribuer aux causes morales, et il paroît encore que les arts et les lettres retombent quand ces causes font les derniers efforts pour les soutenir. troisième refléxion.que les grands peintres furent toujours les contemporains des grands poëtes leurs compatriotes. enfin, les grands artisans d’un païs, ont presque tous été contemporains.

Non-seulement les plus grands peintres de toutes les écoles ont vécu dans le même temps, mais ils ont été les contemporains des grands poëtes leur compatriotes. Les temps où les arts ont fleuri, se sont encore trouvez feconds en grands sujets dans toutes les sciences, dans toutes les vertus et dans toutes les professions. Il semble qu’il arrive des temps où je ne sçais quel esprit de perfection se répand sur tous les hommes d’un certain païs. Il semble que cet esprit s’en retire après avoir rendu deux ou trois generations plus parfaites que les generations précedentes et que les generations suivantes.

Dans le temps où la Grece étoit feconde en Apelles, elle étoit aussi fertile en Praxiteles et en Lysippes. C’étoit alors que vivoient ses plus grands poëtes, ses plus grands orateurs et ses plus grands philosophes. Socrate, Platon, Aristote, Demosthene, Isocrate, Thucydide, Xenophon, Eschile, Euripide, Sophocle, Aristophane, Menandre et plusieurs autres, ont vécu dans le même siecle. Quels hommes que les generaux grecs de ces temps-là ? Quels grands exploits ne faisoient-ils pas avec de petites armées ? Quels princes que Philippe roi de Macedoine et son fils.

Qu’on ramasse tout ce que la Grece a produit d’hommes illustres dans les siecles qui se sont écoulez depuis Persée roi de Macedoine jusqu’à la prise de Constantinople par les turcs, et l’on ne trouvera pas dans ces dix-sept siecles de quoi composer un essain de grands hommes en toutes sortes de professions, qui soit aussi nombreux que celui qu’on peut ramasser sans sortir du siecle de Platon. Toutes les professions dégenererent en Grece en même-temps que les lettres et les arts. Tite-Live appelle Philopemen, un des préteurs des Achéens durant le regne de Persée roi de Macedoine, le dernier des grecs.

Le siecle d’Auguste eut la même destinée qu’avoit eu le siecle de Platon.

Parmi les monumens de la sculpture romaine, nous n’avons rien de plus beau que les morceaux qui furent faits dans le temps d’Auguste. Tels sont le buste d’Agrippa son gendre, qui se voit dans la gallerie du grand duc, le Ciceron de la vigne Mathei, comme les chapiteaux des colomnes du temple de Jules Cesar, qui sont encore debout au milieu du Campo Vaccino, et que tous les sculpteurs de l’Europe sont convenus de prendre pour modeles quand ils traitent l’ordre corinthien.

Ce fut sous Auguste que les médailles romaines commencerent à devenir belles, et la gravure est un art qui suit ordinairement la sculpture dans toutes ses destinées. Nous reconnoissons le temps où plusieurs pierres gravées ont été faites, par les sujets et par les têtes qu’elles représentent. Les plus belles pierres romaines sont celles que nous reconnoissons pour avoir été faites du temps d’Auguste. Telle est le Ciceron sur une agathe qui étoit à Charles II roi d’Angleterre, et la pierre du cabinet du roi qui représente Auguste et Livie. Telle est la pierre donnée au feu roi par Monsieur Fesch de Basle, où l’on voit Apollon joüant de la lyre sur un rocher. C’est l’attitude qui caracterise l’Apollon actiaque dans les médailles d’Auguste, sous qui cette nouvelle divinité parut au monde après qu’il eut gagné la bataille d’Actium. On a même une autre raison de croire que ces pierres ont été gravées du tems d’Auguste.

C’est le nom des graveurs qu’on y lit dans la place où le nom de l’ouvrier se trouve gravé quelquefois dans ces sortes d’ouvrages. Or Pline et d’autres nous aprennent que ces excellens graveurs sur les pierres, travailloient sous cet empereur.

On peut encore citer l’agathe en relief qui se voit à Vienne dans le cabinet de l’empereur, laquelle représente Auguste et Livie, ainsi que celle dont le De Montfaucon nous a donné le dessein dans son voïage d’Italie, et qui représente Marc-Antoine et Cleopatre. Enfin le plus précieux des joïaux antiques, l’agathe de la sainte chapelle de Paris, dont l’explication a exercé le sçavoir de cinq antiquaires des plus illustres, fut faite sous Auguste ou sous ses deux premiers successeurs.

Peiresc, Tristan, Albert Rubens, M. Le Roi et le P. Hardoüin sont d’accord sur ce point-là.

On peut dire de l’architecture romaine ce que nous venons de dire de la sculpture. Le théatre de Marcellus, le portique et les décorations intérieures de la rotonde, le temple de Jules Cesar dans le Campo Vaccino, le temple du Jupiter Anxur à Terracine, qu’on sçait par une inscription gravée sur un des marbres du gros mur, être l’ouvrage du C. Posthumius fils de Caius et de l’architecte Vitruve Pollion, sont reputez les monumens de la magnificence romaine, les plus honorables pour leurs architectes.

Tout le monde sçait dès le college que les plus grands poëtes romains, ou, pour parler plus juste, que tous les grands poëtes latins, à l’exception de deux ou trois, fleurirent dans le siecle d’Auguste. Ce prince a vû, ou du moins il a pû voir, Virgile, Horace, Properce, Catulle, Tibulle, Ovide, Phédre, Cornelius Gallus et plusieurs autres dont nous avons perdu les ouvrages, mais qui furent autant admirez de leur temps que ceux que nous admirons encore aujourd’hui. Il a pû voir Lucrece qui mourut l’an de Rome six cens quatre vingt dix-neuf, et le jour même que Virgile prit la robe virile, suivant que Donat le remarque dans la vie de Virgile. Monsieur Créech, le dernier et le meilleur commentateur de Lucrece, s’est trompé dans la vie qu’il nous a donnée de son auteur en le faisant mourir le même jour que Virgile étoit né. Mon interêt m’oblige de le reprendre ici de cette faute. Voici ce que dit Horace du mérite de Fundanus, de Pollion et de Varius, trois autres poëtes contemporains d’Auguste.

C’est un grand préjugé en faveur de ces poëtes qu’un écrivain aussi judicieux qu’Horace les mette dans la même classe que Virgile.

La plûpart des poëtes que j’ai citez ont pû voir Ciceron, Hortensius et les autres orateurs romains les plus célebres.

Ils ont vû Jules Cesar citoïen aussi distingué par son éloquence et par plusieurs vertus civiles, que capitaine fameux par ses exploits et par son intelligence dans l’art militaire. Tite-Live le premier des romains dans l’art d’écrire l’histoire, Salluste l’historien, que Paterculus et Quintilien osent comparer à Thucydide, ont vécu du temps d’Auguste. Ils furent contemporains de Vitruve le plus illustre des architectes romains. Auguste étoit déja né quand Aesopus et Roscius les plus célebres comédiens dont les antiquitez romaines fassent mention, moururent. Quels hommes que Caton D’Utique, Brutus et la plûpart des meurtriers de Cesar ? Quel homme devoit être Agrippa qui fit une fortune si prodigieuse sous un prince aussi bon juge du mérite que l’étoit Auguste.

Comme le dit Seneque le pere : quidquid romana… etc. .

Les pontificats de Jules II de Leon X et de Clement VII si fertiles en grands peintres produisirent aussi les meilleurs architectes et les plus grands sculpteurs dont l’Italie puisse se vanter. Il parut en même-temps des graveurs excellens dans tous les genres que cet art renferme.

L’art naissant des estampes, se perfectionna entre leurs mains au sortir du berceau, autant que la peinture se perfectionna dans les tableaux de Raphaël.

Tout le monde connoît le mérite de l’Arioste et du Tasse, qui du moins naquirent dans le même âge.

Fracastor, Sannazar et Vida, firent alors les meilleurs vers latins qui aïent été composez depuis que les lettres romaines ont jetté de nouvelles fleurs.

Quels hommes chacun en son genre que Leon X Paul III les cardinaux Bembo et Sadolet, André Doria, le marquis de Pescaire, Philippe Strozzi, Cosme De Medicis dit le grand, Machiavel et Guichardin l’historien ? Mais à mesure que les arts sont déchus en Italie, les places et les professions de ces grands hommes ont cessé d’être remplies et d’être exercées par des sujets d’un aussi grand mérite.

Les plus grands sculpteurs françois, Sarrazin, les Anguiers, Le Hongre, les Marcy, Girardon, Desjardins, Coyzevox, Le Gros, Theodon et plusieurs autres qui travaillent encore, ont vécu sous le regne du feu roi, ainsi que Le Poussin, Le Sueur, Le Brun, Coypel, Jouvenet, les Boulongnes, Forest, Rigault et d’autres qui font honneur à notre nation ? N’est ce pas sous son regne que les Mansard ont travaillé ? Vermeule, Mellan, Edelink, Simonneau, Nanteuil, les Poilly, Masson, Pitau, Van-Schupen, Mademoiselle Stella, Gerard Audran, Le Clerc, Picart et tant d’autres graveurs, dont les uns sont morts et les autres vivent encore, ont excellé dans toutes les especes de gravures.

Nous avons encore eu dans le même-temps des orfévres et des graveurs de médailles comme Varin, qui méritent que leur réputation dure aussi long-tems que celle de Dioscoride et d’Alcimedon.

Sarrazin, les Corneilles, Moliere, Racine, La Fontaine, Despreaux, Quinault et Chapelle, ont été successivement les contemporains de tous ces illustres. Ils ont vécu en même-temps que Le Nostre, si célebre pour avoir perfectionné et même créé en quelque façon l’art des jardins, en usage aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe. Lulli qui vint en France si jeune qu’on peut le regarder comme françois, bien qu’il fut né en Italie, a tellement excellé dans la musique, qu’il a fait des jaloux parmi toutes les nations. Il a vécu de son temps des hommes rares par leur talent à toucher toutes sortes d’instrumens.

Tous les genres d’éloquence et de litterature ont été cultivez sous le regne du roi par des personnes qui seront citées pour modeles aux sçavans, qui dans l’avenir s’appliqueront aux mêmes études qu’eux. Le pere Petau, le pere Sirmond, Monsieur Du Cange, Monsieur De Launoi, Messieurs De Valois, et Du Chesne, Monsieur D’Herbelot, Monsieur Vaillant, le pere Rapin, le pere Commire, le pere Mabillon, le pere D’Acheri, le pere Thomassin, Monsieur Arnaud, Monsieur Paschal, Monsieur Nicole, le pere Le Bossu, Monsieur Le Maître, Monsieur De La Rochefoucault, le cardinal De Retz, Monsieur Bochard, Monsieur Saumaise, le pere Mallebranche, Monsieur Claude, Monsieur Descartes, Monsieur Gassendi, Monsieur Rohault, l’abbé Regnier, Monsieur Patru, Monsieur Huet, Monsieur De La Bruyere, Monsieur Fléchier, Monsieur De Fenelon archevêque de Cambray, Monsieur Bossuet évêque de Meaux, le pere Bourdaloue, le pere Mascaron, le pere Desmares, Monsieur De Vaugelas, Monsieur D’Ablancourt, l’abbé De Saint Réal, Monsieur Pelisson, Monsieur Regis, Messieurs Perrault et tant d’autres ont vû naître les chef-d’oeuvres de poësie, de peinture et de sculpture qui rendront notre siecle célebre à jamais.

On trouve dans les deux generations qui ont donné à la France les sçavans illustres que je viens de nommer, une multitude de grands hommes en toutes sortes de professions. Combien ce siecle fecond en génies a-t-il produit de grands magistrats ? Le nom de Condé et le nom de Turenne seront l’appellation dont on se servira pour désigner un grand capitaine tant que le peuple françois subsistera.

Quel homme eut été le maréchal De Guebriant sans la mort prématurée qui l’enleva dans la force de son âge ? Tous les talens nécessaires dans les armes ont été exercez par des sujets d’un mérite distingué. Le maréchal De Vauban est regardé non-seulement par les soldats françois, mais encore par tous les soldats de l’Europe, comme le premier des ingénieurs. Quelle réputation n’ont pas encore aujourd’hui dans toute l’Europe plusieurs ministres dont le feu roi s’est servi ? Souhaitons des successeurs à tous les illustres qui sont morts sans avoir encore été remplacez, et que les Raphaëls en tout genre de professions qui vivent encore, laissent du moins des Jules Romains qui nous consolent un jour de leur perte.

Velleius Paterculus qui composa son histoire vers la quinziéme année de l’empire de Tibere, a fait sur la destinée des siecles illustres qui l’avoient précedé les mêmes refléxions que je viens de faire sur ces siecles-là, et sur les autres siecles illustres qui sont venus depuis que cet historien a écrit. Voici comme il s’explique à la fin de son premier livre. je ne sçaurois m’empêcher de mettre ici sur le papier des idées qui me viennent souvent dans l’esprit… etc. le sentiment de Paterculus est ici d’une autorité d’autant plus grande, que ses contemporains avoient entre les mains lorsqu’il écrivoit, une infinité d’ouvrages que nous n’avons plus. La plûpart sont perdus aujourd’hui, et nous ne sçaurions, pour ainsi dire, juger le procès aussi bien qu’on le pouvoit juger alors. D’ailleurs, l’expérience de ce qui s’est passé depuis Paterculus, donne encore un nouveau poids à ses refléxions.

Nous avons vû que la destinée du siecle de Leon X avoit été la même que celle du siecle de Platon et celle du siecle d’Auguste.

Section 14, comment il se peut faire que les causes physiques aïent part à la destinée des siecles illustres. Du pouvoir de l’air sur le corps humain §

Ne peut-on pas soutenir pour donner l’explication des propositions que nous avons avancées et que nous avons établies sur des faits constans, qu’il est des païs où les hommes n’apportent point en naissant les dispositions necessaires pour exceller en certaines professions, ainsi qu’il est des païs où certaines plantes ne peuvent réussir ? Ne pourroit-on pas soutenir ensuite, que comme les graines qu’on seme, et les arbres qui sont dans leur force, ne donnent pas toutes les années un fruit également parfait dans les païs où ils se plaisent davantage, de même les enfans élevez sous les climats les plus heureux, ne deviennent pas dans tous les temps des hommes également parfaits ? Certaines années ne peuvent-elles pas être plus favorables à l’éducation physique des enfans que d’autres années, ainsi qu’il est des années plus favorables que d’autres années à la végetation des arbres et des plantes ? En effet, la machine humaine n’est gueres moins dépendante des qualitez de l’air d’un païs, des variations qui surviennent dans ces qualitez, en un mot, de tous les changemens qui peuvent embarasser ou favoriser ce qu’on appelle les operations de la nature, que le sont les fruits mêmes.

Comme deux graines venuës sur la même plante donnent un fruit dont les qualitez sont differentes, quand ces graines sont semées en des terroirs differens, ou bien quand elles sont semées dans le même terroir en des années differentes : ainsi deux enfans qui seront nez avec leurs cerveaux composez précisément de la même maniere, deviendront deux hommes differens pour l’esprit et pour les inclinations, si l’un de ces enfans est élevé en Suede et l’autre en Andalousie. Ils deviendront même differens, bien qu’élevez dans le même païs, s’ils y sont élevez en des années dont la température soit differente.

Durant la vie de l’homme et tant que l’ame spirituelle demeure unie avec le corps, le caractere de notre esprit et nos inclinations dépendent beaucoup des qualitez de notre sang qui nourrit encore nos organes et qui leur fournit la matiere de leur accroissement durant l’enfance et durant la jeunesse. Or, les qualitez de ce sang dépendent beaucoup de l’air que nous respirons. Elles dépendent encore beaucoup des qualitez de l’air où nous avons été élevez, parce qu’il a décidé des qualitez de notre sang durant notre enfance. Ces qualitez ont contribué alors à la conformation de nos organes, qui par un enchaînement necessaire, contribuent ensuite dans l’âge viril aux qualitez de notre sang. Voilà pourquoi les nations qui habitent sous des climats differens, sont si differentes par l’esprit comme par les inclinations.

Mais les qualitez de l’air dépendent elles mêmes des qualitez des émanations de la terre que l’air enveloppe. Suivant que la terre est composée, l’air qui l’enserre est different. Or, les émanations de la terre qui est un corps mixte dans lequel il se fait des fermentations continuelles, ne sçauroient être toujours précisement de la même nature dans une certaine contrée. Ces émanations cependant ne peuvent varier sans changer la temperature de l’air et sans alterer quelque chose de ses qualitez. Il doit donc en vertu de cette vicissitude, survenir quelquefois des changemens dans l’esprit et dans l’humeur des hommes d’un certain païs, parce qu’il doit y avoir des siecles plus favorables que d’autres à l’éducation physique des enfans.

Ainsi certaines generations seront plus spirituelles en France que d’autres generations, et cela par une raison de même nature que la raison qui fait que les hommes ont plus d’esprit en certains païs qu’en d’autres païs. Cette difference entre deux generations des habitans du même païs arrivera par l’action de la même cause qui fait que les années n’y sont pas également temperées, et que les fruits d’une récolte valent mieux que les fruits d’une autre récolte.

Discutons les raisons dont on peut se servir pour appuïer ce paradoxe, après avoir averti le lecteur de mettre une grande difference entre les faits que j’ai rapportez, et les explications de ces faits que je vais hazarder. Quand les explications physiques de ces faits ne seroient point bonnes, mon erreur sur ce point-là n’empêcheroit pas que les faits ne fussent véritables, et qu’ils ne prouvassent toujours que les causes morales ne décident pas seules de la destinée des lettres et des arts. L’effet n’en seroit pas moins certain, parce qu’on en auroit mal expliqué la cause.

L’air que nous respirons communique au sang dans notre poumon les qualitez dont il est empreint. L’air dépose encore sur la surface de la terre la matiere qui contribuë le plus à sa fécondité, et le soin qu’on prend de la remuer et de la labourer, vient de ce qu’on a reconnu que la terre en étoit plus féconde quand un plus grand nombre de ses parties avoit eu lieu de s’imbiber de cette matiere aerienne. Les hommes mangent une partie des fruits que la terre produit, et ils abandonnent l’autre aux animaux, dont ils convertissent ensuite la chair en leur propre substance.

Les qualitez de l’air se communiquent encore aux eaux des sources et des rivieres par le moïen des neiges et des pluïes qui se chargent toujours d’une partie des corpuscules suspendus dans l’air.

Or, l’air qui doit avoir un si grand pouvoir sur notre machine, est un corps mixte composé de l’air élementaire et des émanations qui s’échappent de tous les corps qu’il enserre ou que son action continuelle peut en détacher. Les physiciens prouvent aussi que l’air est encore rempli d’une infinité de petits animaux et de leur semence. En voilà suffisamment pour concevoir sans peine que l’air doit être sujet à une infinité d’altérations résultantes du mélange des corpuscules qui entrent dans sa composition, qui ne sçauroient être toujours les mêmes, et qui ne peuvent encore y être toujours en une même quantité. On conçoit aussi avec facilité que des altérations differentes ausquelles l’air est exposé successivement, les unes doivent durer plus long-temps que les autres, et que les unes doivent favoriser plus que les autres les productions de la nature.

L’air est encore exposé à plusieurs vicissitudes, qui proviennent des causes étrangeres, comme sont l’action du soleil diversifiée par sa hauteur, par sa proximité et par l’exposition, comme par la nature du terrain sur lequel ses raïons tombent. Il en est de même de l’action du vent qui souffle des païs voisins.

Ces causes que j’appelle étrangeres, rendent l’air sujet à des vicissitudes de froid et de chaud, de sécheresse et d’humidité.

Quelquefois les altérations de l’air causent ces vicissitudes, comme il arrive aussi que les vicissitudes de l’air y causent des altérations. Mais cette discussion n’est pas essentiellement de notre sujet, et nous ne le sçaurions trop débarrasser des choses qui ne sont point absolument necessaires pour l’éclaircir.

Rien n’est plus propre à nous donner une juste idée du pouvoir que doivent avoir sur tous les hommes, et principalement sur les enfans, les qualitez qui sont propres à l’air d’un certain païs en vertu de sa composition, lesquelles on pourroit appeller ses qualitez permanentes, que de rappeller la connoissance que nous avons du pouvoir que les simples vicissitudes, ou les altérations passageres de l’air ont même sur les hommes dont les organes ont acquis la consistance de laquelle ils sont capables. Les qualitez de l’air résultantes de sa composition sont bien plus durables que ces vicissitudes.

Cependant l’humeur, et même l’esprit des hommes faits, dépendent beaucoup des vicissitudes de l’air. Suivant que l’air est sec ou humide, suivant qu’il est chaud, froid ou temperé, nous sommes gais ou tristes machinalement, nous sommes contens ou chagrins sans sujet : nous trouvons enfin plus de facilité à faire de notre esprit l’usage que nous en voulons faire. Si les vicissitudes de l’air, vont jusqu’à causer une altération dans l’air, l’effet de ces vicissitudes est encore plus sensible. Non-seulement la fermentation qui prépare un orage agit sur notre esprit, de maniere qu’il devient pesant et qu’il nous est impossible de penser avec la liberté d’imagination qui nous est ordinaire, mais cette fermentation corrompt même les viandes. Elle suffit pour changer l’état d’une maladie ou d’une blessure. Elle est souvent mortelle pour ceux qui ont été taillez de la pierre.

Vida qui étoit poëte, avoit éprouvé lui-même plusieurs fois ces momens où le travail d’imagination devient ingrat, et il les attribuë à l’action de l’air sur notre machine ; on peut dire en effet que notre esprit marque l’état présent de l’air avec une exactitude approchante de celle des barometres et des thermometres.

On remarque même dans les animaux les effets differens de l’action de l’air.

Suivant qu’il est sérain ou qu’il est agité, suivant qu’il est vif ou qu’il est pesant, il inspire aux animaux une gaïeté où il les jette dans une langueur que la moindre attention rend sensible.

Il est même des temperamens que l’excès de la chaleur irrite et qu’elle rend presque furieux. Si dans le cours d’une année il se commet à Rome vingt mauvaises actions, il s’en commet quinze dans les deux mois de la grande chaleur.

Il est en Europe un païs où les hommes qui se défont eux-mêmes, sont moins rares qu’ils ne le sont ailleurs.

On a observé dans la capitale de ce roïaume, où l’on tient un registre mortuaire, qui fait mention du genre de mort d’un chacun, que de soixante personnes qui se défont elles-mêmes dans le cours d’une année, cinquante se sont portées à cet excès de fureur vers le commencement ou bien à la fin de l’hyver. Il regne alors dans cette contrée un vent de nord-est qui rend le ciel noir, et qui afflige sensiblement les corps les plus robustes. Les magistrats des cours souveraines font en France une autre observation qui prouve la même chose. Ils remarquent qu’il est des années bien plus fertiles en grands crimes que d’autres, sans qu’on puisse attribuer la malignité de ces années à une disette extraordinaire, à une reforme dans les troupes, ni à d’autres causes sensibles.

Le grand froid glace l’imagination d’une infinité de personnes. Il en est d’autres dont il change absolument l’humeur.

Hommes doux et débonnaires dans les autres saisons, ils deviennent presque féroces durant les fortes gelées.

Je n’alleguerai qu’un exemple, mais ce sera celui d’un roi de France, de Henri III.

Monsieur De Thou, dont je ne ferai que traduire le récit, étoit un homme revétu d’une grande dignité, qui donnoit lui-même au public l’histoire d’un prince mort depuis un petit nombre d’années, et dont il avoit approché avec familiarité. dès que Henri III eut commencé à vivre de regime, on le vit rarement malade… etc. le duc de Guise fut tué à Blois la surveille de noël, et peu de jours après la conversation du chancelier De Chiverni et du président De Thou.

Comme les qualitez de l’air que nous avons appellées permanentes, doivent avoir plus de pouvoir sur nous que ses vicissitudes, il doit arriver dans notre machine lorsque ces qualitez s’alterent, des changemens plus sensibles et plus durables, que ne sont les changemens causez par les vicissitudes de l’air. Aussi ces altérations produisent quelquefois des maladies épidemiques qui tuent en trois mois six mille personnes dans une ville où il ne meurt que deux mille personnes dans les années communes.

Une autre preuve sensible du pouvoir que les qualitez de l’air ont sur nous, est ce qui nous arrive en voïageant.

Comme nous changeons d’air en voïageant, à peu près comme nous en changerions si l’air du païs où nous vivons s’altéroit, l’air d’une contrée nous ôte une partie de notre appetit ordinaire, et l’air d’une autre contrée l’augmente.

Un françois refugié en Hollande se plaint du moins trois fois par jour, que sa gaïeté et son feu d’esprit l’ont abandonné.

L’air natal est un remede pour nous. Cette maladie qu’on appelle le hemvé en quelques païs et qui donne au malade un violent desir de retourner chez lui, cum notos… etc., est un instinct qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons n’est pas aussi convenable à notre constitution que celui pour lequel un secret instinct nous fait soûpirer. Le hemvé ne devient une peine de l’esprit, que parce qu’il est réellement une peine du corps. Un air trop different de celui auquel on est habitué est une source d’indispositions et de maladies.

Cet air quoique très-sain pour les naturels du païs, est un poison lent pour certains étrangers. Qui n’a point entendu parler du tabardillo qui est une fievre accompagnée des simptômes les plus fâcheux et qui attaque presque tous les europeans quelques semaines après leur arrivée dans l’Amerique espagnole ? La masse du sang formée de l’air et des nourritures d’Europe, ne pouvant pas s’allier avec l’air d’Amerique ni avec le chile formé des nourritures de ce païs, elle se dissout. On ne guérit ceux qui sont attaquez de cette maladie, très-souvent mortelle, qu’en les saignant excessivement et en les soutenant peu à peu avec les nourritures du païs. Le même mal attaque les espagnols nez en Amerique à leur arrivée en Europe.

L’air natal du pere est pour le fils une espece de poison.

Cette difference qui est entre l’air de deux contrées, ne tombe point sous aucun de nos sens, et elle n’est pas encore à la portée d’aucun de nos instrumens.

Nous ne la sentons que par ses effets. Mais il est des animaux qui paroissent la connoître par sentiment. Ils ne passent pas du païs qu’ils habitent dans les contrées voisines où l’air nous semble être le même que l’air auquel ils sont si fort attachez. On ne voit pas sur les bords de la Seine une espece de grands oiseaux dont la Loire est couverte.

Section 15, le pouvoir de l’air sur le corps humain prouvé par le caractere des nations §

Pourquoi toutes les nations sont-elles si differentes entr’elles de corsage, de stature, d’inclinations et d’esprit, quoiqu’elles descendent d’un même pere ? Pourquoi les nouveaux habitans d’un païs deviennent-ils semblables au bout de quelque temps à ceux qui habitoient le même païs avant eux, mais dont ils ne descendent pas ? Pourquoi des peuples qui demeurent à une même distance de la ligne sont-ils si differens l’un de l’autre. Une montagne sépare un peuple d’une constitution robuste d’avec un peuple d’une constitution foible, un peuple naturellement courageux d’avec un peuple naturellement timide.

Tite-Live dit que dans la guerre des latins, on distinguoit leurs troupes d’avec les troupes romaines au premier coup d’oeil. Les romains étoient petits et foibles, au lieu que les latins étoient grands et robustes. Cependant le Latium et l’ancien territoire de Rome étoient des païs de petite étenduë et limitrophes.

Le corps des païsans andalous est-il conformé naturellement comme le corps des païsans de la vieille Castille ?

Les voisins des basques sont-ils aussi agiles qu’eux ? Les belles voix sont-elles aussi communes en Auvergne qu’en Languedoc ? Quintilien dit qu’on reconnoît la patrie d’un homme au son de sa voix, comme on connoît l’alliage d’un cuivre au son qu’il rend.

La difference devient encore plus sensible en examinant la nature dans des païs fort éloignez l’un de l’autre. Elle est prodigieuse entre un négre et un moscovite. Cependant cette difference ne peut venir que de la difference de l’air dans les païs où les ancêtres des négres et des moscovites d’aujourd’hui, lesquels descendoient tous d’Adam, sont allez s’habituer. Les premiers hommes qui auront été s’établir vers la ligne auront laissé une postérité, qui n’étoit presque pas differente de la postérité de leurs parens qui s’étoient allez établir du côté du pole arctique. Les petits enfans nez les uns plus près du pole et les autres plus près de la ligne, suivant la progression des habitations des hommes sur la terre, se seront moins ressemblé. Enfin cette ressemblance diminuant toujours à chaque géneration et à proportion que des habitations des hommes, les unes s’avoisinoient de la ligne et les autres s’approchoient du pole arctique, les races des hommes se sont trouvées être aussi differentes qu’elles le sont aujourd’hui. Dix siecles ont pû suffire pour rendre les descendans du même pere et de la même mere aussi differens que le sont aujourd’hui les négres et les suedois.

Il n’y a que trois cens ans que les portugais ont planté sur la côte occidentale de l’Afrique les colonies qu’ils y possedent encore aujourd’hui, et déja les descendans des premiers colons ne ressemblent plus aux portugais nez dans le roïaume de Portugal. Les cheveux des portugais afriquains se sont frisez et racourcis, leurs nez se sont écrasez et leurs lévres se sont grossies comme celles des négres dont ils habitent le païs. Il y a déja long-temps qu’ils ont le teint des négres, bien qu’ils s’honorent toujours du titre d’hommes blancs. D’un autre côté les négres ne conservent pas dans les païs froids la noirceur qu’on leur voit en Afrique. Leur peau y devient blanchâtre, et l’on peut croire qu’une colonie de négres établie en Angleterre y perdroit enfin la couleur naturelle aux négres, comme les portugais du Cap-Verd ont perdu la leur dans les païs voisins de la ligne.

Or, si la diversité des climats peut mettre tant de varieté et tant de difference dans le teint, dans la stature, dans le corsage des hommes et même dans le son de leur voix, elle doit mettre une difference encore plus grande entre le génie, les inclinations et les moeurs des nations.

Les organes du cerveau ou les parties du corps humain qui décident, en parlant physiquement, de l’esprit et des inclinations des hommes, sont sans comparaison plus composées et plus délicates que les os et les autres parties qui décident de leur stature et de leur force.

Elles sont plus composées que celles qui décident du son de la voix et de l’agilité du corps. Ainsi deux hommes qui auront le sang d’une qualité assez differente pour être dissemblables à l’extérieur, seront encore plus dissemblables par l’esprit. Ils seront encore plus differens d’inclination que de teint et de corsage.

L’expérience confirme ce raisonnement.

Tous les peuples sont encore plus differens par les inclinations et par l’esprit que par le teint et par le corsage.

Comme le dit un ambassadeur de Rhodes dans le sénat de Rome, chaque peuple a son caractere, ainsi que chaque particulier a le sien. Quintilien après avoir rapporté les raisons morales qu’on donnoit de la difference qui étoit entre l’éloquence des atheniens et l’éloquence des grecs asiatiques, dit qu’il faut la chercher dans le caractere naturel des uns et des autres. En effet, l’yvrognerie et les autres vices sont plus communs chez un peuple que chez un autre peuple. Il en est de même des vertus morales. La conformation des organes et le temperament donnent une pente vers certains vices ou bien vers certaines vertus qui entraîne le gros de chaque nation. Le luxe est toujours assujetti par tout où il s’introduit à l’inclination dominante de la nation qui fait la dépense. Suivant le goût de sa nation, on se ruine ou bien à bâtir avec magnificence ou bien à lever des équipages somptueux, ou bien à tenir une table délicate, ou bien enfin à manger et à boire avec excès. Un grand d’Espagne dépense en galanterie. Un palatin de Pologne dépense en vin et en eaux de vie.

La religion catholique est essentiellement la même pour le culte comme pour les dogmes dans tous les païs de la communion romaine. Chaque nation néanmoins met beaucoup de son caractere particulier dans la pratique de ce culte. Suivant le génie de chaque nation il s’exerce avec plus ou moins de pompe, plus ou moins de dignité, comme avec des démonstrations extérieures de pénitence ou d’allégresse plus ou moins sensibles.

Il est peu de cerveaux qui soient assez mal conformez pour ne pas faire un homme d’esprit ou du moins un homme d’imagination sous un certain ciel ; c’est le contraire sous un autre climat.

Quoique les beotiens et les atheniens ne fussent séparez que par le mont Citheron, les premiers étoient si connus comme un peuple grossier, que pour exprimer la stupidité d’un homme on disoit qu’il paroissoit né en Beotie, au lieu que les athéniens passoient pour le peuple le plus spirituel de l’univers.

Je ne veux pas citer les éloges que les écrivains grecs ont fait du goût et de l’esprit des atheniens. La plûpart, diroit-on, avoient Athenes pour patrie ou par naissance, ou par élection. Mais Ciceron qui connoissoit les atheniens pour avoir long-temps demeuré avec eux, et qu’on ne sçauroit soupçonner d’avoir voulu flatter servilement des hommes qui étoient sujets de sa république, rend le même témoignage que les grecs en leur faveur. Ce que dit Monsieur Racine dans la préface des plaideurs, que les atheniens étoient bien sûrs quand ils avoient ri d’une chose qu’ils n’avoient pas ri d’une sotise, n’est que la traduction du latin que nous venons de citer, et ceux qui ont repris l’auteur françois de l’avoir écrit, lui ont donné, pour me servir de l’expression de Montagne, un soufflet sur la jouë de Ciceron, témoin qu’on ne peut reprocher dans le fait dont il s’agit.

La même raison qui mettoit tant de difference entre les atheniens et les béotiens, fait que les florentins ont des voisins qui leur ressemblent si peu, et que nous trouvons en France tant de sens et tant d’ouverture d’esprit dans les païsans d’une province limitrophe d’une autre où leurs pareils sont presque stupides. Quoique la difference de l’air ne soit pas assez grande dans ces provinces pour rendre les corps differens extérieurement, elle y suffit néanmoins pour rendre très-differens ceux de nos organes qui servent immédiatement aux fonctions de l’ame spirituelle.

Aussi trouvons-nous des esprits qui ne paroissent presque point de la même espece, quand nous venons à refléchir sur le génie des peuples qui sont assez differens les uns des autres, pour qu’on puisse remarquer cette difference dans le corsage et dans le teint. Un païsan de Nord-Hollande et un païsan andalous pensent-ils de même ? Ont-ils les mêmes passions ? Sentent-ils de même les passions qui leur sont communes ?

Veulent-ils être gouvernez de la même maniere ? Dès que cette difference extérieure s’augmente, la difference des esprits devient immense. Les chinois n’ont point un esprit qui ressemble à celui des europeans. voiez, dit l’auteur de la pluralité des mondes, combien la face de la nature est changée d’ici à la Chine… etc. .

Je n’entrerai point ici dans le détail du caractere de chaque nation ni du génie particulier à chaque siecle, j’aime mieux renvoïer mon lecteur à l’euphormion de Barclai qui traite cette matiere dans celui des livres de cette satire, qu’on distingue ordinairement par le titre d’ icon animorum. Mais j’ajoûterai encore à ce que j’ai dit une refléxion, pour montrer combien il est probable que l’esprit et les inclinations des hommes dépendent de l’air qu’ils respirent, et de la terre sur laquelle ils sont élevez. C’est que les étrangers qui se sont habituez dans quelques païs que ce soit, y sont toujours devenus semblables après un certain nombre de generation aux anciens habitans du païs où ils se sont établis. Les nations principales de l’Europe ont aujourd’hui le caractere particulier aux anciens peuples qui habitoient la terre qu’elles habitent aujourd’hui, quoique ces nations ne descendent pas de ces anciens peuples.

Je m’explique par des exemples.

Les catalans d’aujourd’hui descendent des gots et d’autres peuples étrangers qui apporterent en Catalogne, quand ils vinrent s’y établir, des langues et des moeurs differentes de celles du peuple qui l’habitoit au temps des Scipions. Il est vrai que ces peuples étrangers ont aboli l’ancienne langue.

Elle a fait place à une langue composée des idiomes divers qu’ils parloient.

C’est l’usage seul et non pas la nature qui en ont décidé. Mais la nature a fait revivre dans les catalans d’aujourd’hui, les moeurs et les inclinations des catalans du temps des Scipions. Tite-Live a dit des anciens catalans, qu’il étoit aussi facile de les détruire que de les désarmer. Toute l’Europe sçait si les catalans d’aujourd’hui leur ressemblent. Ne reconnoît-on pas les castillans dans le portrait que Justin fait des iberiens. Leurs corps peuvent souffrir la faim et soutenir de grandes fatigues.

La mort ne leur fait point peur. Ils sçavent vivre de peu, et ils craignent autant de perdre la gravité que les autres hommes de perdre la vie. Les iberiens avoient un caractere d’esprit aussi different de celui des gaulois, que le caractere d’esprit des castillans l’est aujourd’hui du caractere d’esprit des françois.

Quoique les françois descendent plûtôt des allemands que des gaulois, ils ont les mêmes inclinations et le même caractere d’esprit que les gaulois. On reconnoît encore en nous la plûpart des traits que Cesar, Florus et les anciens historiens leur attribuent. Un talent particulier aux françois et dont toute l’Europe les loüe comme d’un talent qui leur est propre spécialement, c’est une industrie merveilleuse pour imiter facilement et bien les inventions des étrangers. Cesar donne ce talent aux gaulois, qu’il appelle, genus summaeetc. . Cesar avoit été surpris de voir que les gaulois qu’il assiegeoit eussent très-bien imité les machines de guerre des romains les plus composées, quoiqu’elles fussent nouvelles pour les assiegez. Voilà ce qui le fait parler. Un autre trait fort marqué du caractere des françois, c’est la pente insurmontable à une gaïeté souvent hors de saison, qui leur fait terminer quelquefois par un vaudeville les refléxions les plus sérieuses. Nous retrouvons les gaulois dépeints avec ce caractere dans l’histoire romaine, et principalement dans un récit de Tite-Live. Annibal à la tête de cent mille soldats demandoit passage aux peuples qui habitoient le païs qu’on appelle aujourd’hui le Languedoc pour aller en Italie, et il s’offroit à païer tout ce que ses troupes prendroient, menaçant en même-temps de désoler le païs par le fer et par le feu si l’on traversoit sa marche. Dans le temps qu’on déliberoit sur la proposition d’Annibal, des ambassadeurs de la république romaine, qui n’avoient avec eux que leur suite, demandoient audiance. Après avoir fait sonner bien haut devant l’assemblée qui leur donna cette audiance, les grands noms du peuple et du sénat romain, dont nos gaulois n’avoient entendu parler que comme des ennemis de ceux de leurs compatriotes qui s’étoient établis en Italie, ils proposerent de fermer le passage aux carthaginois. C’étoit demander à ces gaulois de faire de leur païs le théatre de la guerre pour empêcher Annibal de la porter sur les bords du Tibre.

Véritablement la proposition étoit de nature à n’être faite qu’avec précaution à d’anciens alliez. Aussi, dit Tite-Live, se fit-il dans l’assemblée qui donnoit audiance un si grand éclat de rire, que les magistrats eurent peine à faire faire silence afin de pouvoir rendre une réponse sérieuse aux ambassadeurs.

Davila raconte dans l’histoire de nos guerres civiles, qu’il arriva une avanture semblable dans les conferences qui se tenoient pour la paix durant le siege de Paris par Henri IV. Le cardinal De Gondi y aïant dit que c’étoit moins la faim que l’amour des parisiens pour le roi qui les obligeoit à traiter, la présence du roi ne put empêcher les jeunes seigneurs, présens à la conference, d’éclater de rire sur le discours du cardinal, qui devenoit véritablement comique par sa hardiesse.

Les deux partis sçavoient positivement le contraire. Toute l’Europe reproche encore aux françois l’inquiétude et la legereté qui les fait sortir de leur païs pour chercher ailleurs de l’emploi et pour s’enrôler sous toutes sortes d’enseignes.

Florus disoit des gaulois qu’il n’y avoit pas d’armées sans soldats gaulois.

Si dans le temps de Cesar nous trouvons des gaulois dans le service des rois de Judée, de Mauritanie et d’égypte, ne voit-on pas aujourd’hui des françois dans toutes les troupes de l’Europe, et même dans celles du roi de Perse et du Grand Mogol ?

Les anglois d’aujourd’hui ne descendent pas, generalement parlant, des bretons qui habitoient l’Angleterre quand les romains la conquirent. Néanmoins les traits dont Cesar et Tacite se servent pour caracteriser les bretons conviennent aux anglois. Les uns ne furent pas plus sujets à la jalousie que le sont les autres. Tacite écrit qu’Agricola ne trouva rien de mieux pour engager les anciens bretons à faire apprendre à leurs enfans le latin, la rhetorique et les autres arts que les romains enseignoient aux leurs, que de les piquer d’émulation en leur faisant honte de ce qu’ils se laissoient surpasser par les gaulois.

L’esprit des bretons, disoit Agricola, étoit de meilleure trempe que celui des gaulois, et il ne tenoit qu’à eux, s’ils vouloient s’appliquer, de réussir mieux que ces voisins.

L’artifice d’Agricola réussit, et les bretons qui dédaignoient de sçavoir parler latin, voulurent se rendre capables de haranguer en cette langue.

Que les anglois jugent eux-mêmes si l’on n’emploïeroit pas encore aujourd’hui chez eux avec succès l’adresse dont Agricola se servit.

Quoique l’Allemagne soit aujourd’hui dans un état bien different de celui où elle étoit quand Tacite la décrivit, quoiqu’elle soit remplie de villes, au lieu qu’il n’y avoit que des villages dans l’ancienne Germanie, quoique les marais et la plûpart des forêts de la Germanie aïent été changez en prairies et en terres labourables, enfin quoique la maniere de vivre et de s’habiller des germains, soient differentes par cette raison en bien des choses de la maniere de vivre et de s’habiller des allemands, on reconnoît néanmoins le génie et le caractere d’esprit des anciens germains dans les allemands d’aujourd’hui. Les femmes allemandes, comme le faisoient celles des germains, suivent encore les camps en bien plus grand nombre que les femmes des autres peuples ne les suivent. Ce que Tacite dit des repas des germains, est vrai des repas du commun des allemands d’aujourd’hui.

Comme les germains, ils raisonnent bien entr’eux sur leurs affaires dans la chaleur du repas, mais il ne les concluent que de sang froid.

On trouve de même par tout l’ancien peuple dans le nouveau, quoiqu’il professe une autre religion que l’ancien, et bien qu’il soit gouverné par d’autres maximes.

C’est de tout temps qu’on a remarqué que le climat étoit plus puissant que le sang et l’origine. Les gallogrecs descendus des gaulois qui s’établirent en Asie, devinrent en cinq ou six generations aussi mous et aussi effeminez que les asiatiques, quoiqu’ils descendissent d’ancêtres belliqueux, lesquels s’étoient établis dans un païs où ils ne pouvoient attendre du secours que de leur valeur et de leurs armes. Tite-Live en parlant d’un évenement arrivé dans un temps presque également distant de l’établissement de la colonie des gallogrecs et de sa conquête par les romains, dit de ces gaulois asiatiques : gallograeci ea tempestate… etc. .

Tous les peuples illustres par les armes sont devenus mous et pusillanimes dès qu’ils ont été transplantez en des contrées où le climat amolissoit les naturels du païs. Les macedoniens établis en Syrie et en égypte y devinrent au bout de quelques années des syriens et des égyptiens, et dégenerant de leurs ancêtres, ils n’en conserverent que la langue et les étendarts. Au contraire, les grecs établis à Marseille contracterent avec le temps l’audace et le mépris de la mort particulier aux gaulois.

Mais, comme dit Tite-Live en racontant les faits que je viens de rapporter, il en est des hommes comme des plantes et des animaux. Or, les qualitez des plantes ne dépendent pas autant du lieu d’où l’on a tiré la graine, que du lieu où l’on l’a semée, les qualitez des animaux dépendent moins de leur origine que du païs où ils naissent et où ils deviennent grands.

Ainsi les graines qui réussissent excellemment dans un certain païs, dégenerent quand on les seme dans un autre. La graine de lin venuë de Livonie et semée en Flandre, y produit une très-belle plante, mais la graine du lin crû en Flandre et semée dans le même terroir, ne donne plus qu’une plante déja dégenerée. Il en est de même de la graine de melon, de rave et de plusieurs légumes qu’il faut renouveller pour les avoir bonnes, du moins après un certain nombre de generations, en faisant venir de nouvelles graines du païs où elles atteignent leur perfection.

Comme les arbres croissent, et comme ils produisent plus lentement que les plantes, le même arbre donne des fruits differens, suivant le terroir où il étoit et celui où il est transplanté.

Le sep de vigne transplanté de Champagne en Brie, y donne bien-tôt un vin où l’on ne reconnoît plus les qualitez de la liqueur qu’il donnoit dans son premier terroir. Il est vrai que les animaux ne tiennent point au sol de la terre comme les arbres et comme les plantes ; mais d’autant que c’est l’air qui fait vivre les animaux, et que c’est la terre qui les nourrit, leurs qualitez ne sont gueres moins dépendantes des lieux où ils sont élevez, que les qualitez des arbres et des plantes sont dépendantes du païs où ils croissent. Continuons de consulter l’expérience.

Il est arrivé depuis les temps où Tite-Live écrivoit son histoire, que plusieurs peuples de l’Europe ont envoïé des colonies en des climats plus éloignez et plus differens du climat de leur païs natal, que le climat des gaulois n’étoit different du climat de la Gallogrece.

Aussi le changement de moeurs, d’inclination et d’esprit inévitable à ceux qui changent de patrie, a-t-il été plus subit et plus sensible dans les nouvelles colonies que dans les anciennes.

Les francs qui s’établirent dans la terre sainte après qu’elle eut été conquise par la premiere croisade, y devinrent après quelques génerations aussi pusillanimes et aussi enclins à mal faire que les naturels du païs. L’histoire des dernieres croisades est remplie de plaintes ameres contre la déloïauté et contre la molesse des francs orientaux.

Les soudans du Caire n’avoient pas trouvé d’autres moïens de conserver la valeur et la discipline dans leurs troupes, que d’envoïer faire les recruës en Circassie dont leurs mamelus étoient originaires. L’expérience leur avoit enseigné que les enfans de ces circassiens nez et élevez en égypte, n’avoient que les inclinations et le courage des égyptiens.

Les Ptolomées et les autres souverains de l’égypte qui ont été soigneux d’avoir de bonnes troupes, y ont toujours entretenus des corps d’étrangers.

Les naturels du païs, qu’on prétend avoir fait de si grands exploits de guerre sous Sesostris et sous leurs premiers rois, étoient déja bien dégenerez dès le temps d’Alexandre Le Grand.

L’égypte depuis sa conquête par les perses a toujours été le joüet d’une poignée de soldats étrangers. Depuis Cambyses les égyptiens d’origine n’ont jamais, pour ainsi dire, porté l’épée de l’égypte. Et encore aujourd’hui on ne reçoit pas les égyptiens naturels dans les troupes entretenuës par le grand seigneur pour la garde de cette province.

Elles doivent toutes être composées de soldats nez hors de l’égypte.

Les portugais établis dans les Indes orientales, y sont devenus aussi mols et aussi timides que les naturels du païs.

Ces portugais invincibles en Flandres où ils faisoient la moitié de la célebre infanterie espagnole détruite à Rocrois, avoient des cousins dans les Indes qui se laissoient battre comme des moutons. Ceux qui se souviennent des évenemens de guerre arrivez durant les troubles du Païs-Bas, lesquels ont donné naissance à la republique de Hollande, sçavent bien que l’infanterie composée de flamands, ne tenoit pas contre l’infanterie composée d’espagnols naturels. Mais ceux qui ont lû l’histoire des conquêtes des hollandois dans les Indes orientales, sçavent bien d’un autre côté que les hollandois en petit nombre y faisoient fuir des armées entieres de portugais indiens. Je ne veux pas citer des livres odieux, mais qu’on s’informe des hollandois mêmes si leurs compatriotes établis dans les Indes orientales, y conservent les moeurs et les bonnes qualitez qu’ils avoient en Europe.

La cour de Madrid qui fit toujours une attention sérieuse sur le caractere et sur le génie particulier des diverses nations qu’elle gouvernoit, témoignoit beaucoup plus de confiance aux enfans des espagnols nez en Flandres, qu’aux enfans des espagnols nez dans le roïaume de Naples. Les derniers n’étoient pas égalez en toutes choses aux espagnols nez en Espagne, ainsi que les autres.

Cette cour circonspecte a toujours eu pour maxime de ne point confier en Amerique aucun emploi d’importance aux espagnols crioles ou nez en Amerique. Cependant ces crioles sont les habitans qui sont nez d’une mere et d’un pere espagnols, sans aucun mélange de sang americain ou afriquain.

Ceux qui sont nez d’un espagnol et d’une americaine s’appellent mestisses, et ils se nomment mulâtres quand la mere est négresse.

L’incapacité des sujets a eu autant de part à cette politique, que la crainte qu’ils ne se soulevassent contre l’Espagne.

Véritablement on a peine à concevoir à quel point le sang espagnol, si brave et si courageux en Europe, a dégeneré dans plusieurs contrées de l’Amerique.

On ne le croiroit pas, si douze ou quinze rélations differentes des expeditions des flibustiers dans le nouveau monde, ne s’accordoient pas toutes à le dire et à en rapporter des circonstances convaincantes.

Ainsi que les hommes, les animaux prennent une taille et une conformation differentes, suivant le païs où ils sont nez et où ils deviennent grands.

Il n’y avoit point de chevaux en Amerique quand les espagnols découvrirent cette partie du monde. On peut bien croire que les premiers qu’ils y transporterent pour faire race, étoient des plus beaux de l’Andalousie où se faisoit l’embarquement. Comme les frais du transport se montoient à plus de deux cens écus par cheval, on n’épargnoit pas apparemment l’argent de l’achat, et les chevaux étoient alors à grand marché dans cette province. Il est des païs en Amerique où la race de ces chevaux a dégeneré. Les chevaux de Saint Dominique et des Antilles sont petits, malfaits, et ils n’ont que le courage des nobles animaux dont ils descendent, s’il est permis de s’expliquer ainsi.

Véritablement il est en Amerique d’autres païs où la race des chevaux andalous s’est encore annoblie. Les chevaux du Chili sont aussi supérieurs en beauté et en bonté aux chevaux d’Andalousie, que ceux-ci surpassent les chevaux de Picardie. Les moutons de Castille et d’Andalousie transportez en d’autres pâturages ne donnent plus de laine aussi précieuse que celles, quas baeticusetc. . Quand les chévres d’Ancyre ont perdu le pâturage de leurs montagnes, elles ne se couvrent plus de ce poil si prisé dans l’orient, et connu même en Europe. Il est des païs où le cheval est communément un animal doux qui se laisse conduire à des enfans.

En d’autres païs, comme dans le roïaume de Naples, il est presque un animal féroce duquel il faut se garder avec attention.

Les chevaux changent même de naturel en changeant d’air et de nourriture.

Ceux d’Andalousie sont bien plus doux dans leur païs qu’ils ne le sont dans le nôtre. Enfin la plûpart des animaux n’engendrent plus dès qu’ils sont transportez sous un climat trop different du leur. Les tigres, les singes, les chameaux, les élephans et plusieurs espece d’oiseaux ne multiplient point dans nos regions.

Section 16, objection tirée du caractere des romains et des hollandois, réponse à l’objection §

On m’objectera peut-être que nous connoissons aujourd’hui deux peuples à qui le caractere que les anciens écrivains donnent à leurs dévanciers, ne convient plus présentement. Les romains ne ressemblent plus, continuera-t-on, aux anciens romains si fameux par leurs vertus militaires et que Tacite définit, des gens ennemis de toutes ces vaines démonstrations de respect qui ne sont que des céremonies.

Des gens qui ne se soucioient que de l’autorité. Le frere du roi des parthes, Tiridate qui venoit à Rome faire hommage, pour parler suivant nos usages, de la couronne d’Armenie, auroit eu moins de peur du céremonial des romains, ajoûte l’auteur que j’ai cité, s’il les avoit mieux connus.

Les bataves et les anciens frisons, objectera-t-on encore, étoient deux peuples composez de soldats, et qui se soulevoient dès que les romains vouloient exiger d’eux d’autres tributs que des services militaires. Aujourd’hui les habitans de la province de Hollande, laquelle comprend l’isle des Bataves et une partie du païs des anciens Frisons, sont portez au commerce et aux arts.

Ils surpassent tous les autres peuples dans le talent de policer les villes et dans le gouvernement municipal. Le peuple y païe plus volontiers les plus grands impôts qui se levent présentement en Europe, qu’il ne fait le métier de soldat. ad terrestrem… etc., dit Puffendorff, en parlant des hollandois d’aujourd’hui, qui se servent de troupes étrangeres aussi volontiers que les bataves faisoient la guerre pour les étrangers.

Quant aux romains, je répondrai que lorsque le reste de l’Europe voudra se guérir de la maladie du céremonial, ils ne seront pas les derniers à s’en défaire.

Le céremonial est aujourd’hui à la mode, et ils tâchent d’être supérieurs dans sa pratique aux autres peuples, comme ils le furent autrefois dans la discipline militaire. Peut être que les romains nos contemporains montreroient encore cette modestie après les succès, et cette hauteur dans le danger qui faisoient le caractere des anciens romains, si leurs maîtres n’étoient pas d’une profession qui défend d’aspirer à la gloire militaire. Va-t-on se faire tuer à la guerre dès qu’on a du courage, comme on fait des vers dès qu’on est né poëte ? Si les romains ont réellement dégeneré, ce n’est point certainement dans toutes les vertus. Personne ne sçait mieux qu’eux, tenir ferme ou se relâcher à propos dans les affaires, et l’on remarque encore jusques dans la populace de Rome, cet art d’insinuer de l’estime pour ses concitoïens, qui fut toujours une des premieres causes de la grande renommée d’une nation.

Enfin il est arrivé de si grands changemens dans l’air de Rome et dans l’air des environs de cette ville, depuis les Cesars, qu’il n’est pas étonnant que les habitans y soient à present differens de ce qu’ils étoient autrefois. Au contraire, suivant notre systême, il falloit que la chose arrivât ainsi, et que l’altération de la cause altérât l’effet.

Premierement, l’air de la ville de Rome, à l’exception du quartier de la trinité du mont et celui du Quirinal, est si mal sain durant le grand été, qu’il ne sçauroit être supporté que par ceux qui s’y sont habituez peu à peu, et comme Mithridate s’étoit accoutumé au poison. Il faut même renouveller toutes les années l’habitude de supporter la corruption de l’air en commençant à le respirer dès les premiers jours de son altération. Il est mortel pour ceux qui le respirent pour la premiere fois quand il est déja corrompu. On est aussi peu surpris de voir mourir celui qui en arrivant de la campagne, loge dans les endroits où l’air est corrompu, et même ceux qui dans ce temps-là y viendroient habiter des endroits de la ville où l’air demeure sain, que de voir mourir l’homme qu’un boulet de canon a touché. La cause de cette corruption de l’air nous est même connuë. Rome étoit percée autrefois sous terre, comme sur terre, et chaque ruë y avoit une cloaque sous le pavé. Ces égoûts aboutissoient tous au Tibre par differens canaux qui étoient balaïez perpetuellement des eaux de quinze aqueducs, qui voituroient des fleuves entiers à Rome, et ces fleuves se jettoient enfin dans le Tibre par les bouches des cloaques. Les bâtimens de cette ville si vaste aïant été renversez par les gots, par les normands de Naples et par le temps, les décombres des édifices bâtis sur les sept colines ont comblé les vallées subjacentes, de maniere que dans ces vallées, l’ancien rez-de-chaussée est souvent enterré de quarante pieds.

Un pareil bouleversement a bouché plusieurs rameaux par lesquels beaucoup de cloaques médiocres communiquoient avec les grandes cloaques qui aboutissoient au Tibre. Les voûtes écrasées par la chute des bâtimens voisins ou tombées par vetusté, ont ainsi fermé plusieurs canaux et intercepté l’écoulement des eaux. Cependant la plûpart des égoûts par lesquels les eaux de pluïe et les eaux de ceux des anciens aqueducs qui subsistent encore tombent dans les cloaques, sont demeurez ouverts. L’eau a donc continué d’entrer dans ces canaux sans issuë. Elle y croupit, et elle y devient tellement infectée, que lorsqu’il arrive aux fouilleurs d’ouvrir en creusant un de ces canaux, la puanteur et l’infection qui s’en exhalent, leur donnent souvent des maladies mortelles.

Ceux qui ont osé manger des poissons qu’on y trouve quelquefois, ont presque tous païé de leur vie une curiosité témeraire. Or, ces canaux ne sont pas si avant sous terre, que la chaleur qui est très-grande à Rome durant la canicule, n’en éleve des exhalaisons empestées, qui s’échappent d’autant plus librement que les crévasses des voûtes ne sont bouchées qu’avec des décombres et des gravas qui font un tamis bien moins serré que celui d’un terrain naturel ou d’un sol ordinaire.

Secondement, l’air de la plaine de Rome, qui s’étend jusqu’à douze lieuës dans les endroits où l’Appennin se recule le plus de cette ville, réduit durant les trois mois de la grande chaleur les naturels mêmes du païs qui doivent y être accoutumez dès l’enfance, en un état de langueur incroïable à ceux qui ne l’ont pas vû. En plusieurs cantons les religieux sont obligez à sortir de leurs convents pour aller passer ailleurs la saison de la canicule. Enfin l’air de la campagne de Rome tuë aussi promtement que le fer, l’étranger qui ose s’exposer à son activité durant le sommeil.

L’air y est toujours pernicieux de quelque côté que le vent souffle, ce qui met en évidence que la terre est la cause de l’altération de l’air. Cette infection prouve donc qu’il est survenu dans la terre un changement considerable, soit qu’il vienne de ce que la terre n’est plus cultivée comme du temps des Cesars, soit qu’on veuille l’attribuer aux marais d’Ostie et à ceux de l’Ofanté, qui ne sont plus desséchez comme autrefois, soit enfin que cette altération procede des mines d’alun, de souffre et d’arsenic, qui depuis quelques siecles, auront achevé de se former sous la superficie de la terre, et qui présentement envoïent dans l’air, principalement durant l’été, des exhalaisons plus malignes que celles qui s’en échapoient lorsqu’elles n’avoient pas encore atteint le dégré de maturité où elles sont parvenuës aujourd’hui. On voit fréquemment dans la campagne de Rome un phénomene qui doit obliger de penser que l’altération de l’air y vient d’une cause nouvelle, c’est-à-dire, des mines qui se seront perfectionnées sous la superficie de la terre. Durant les chaleurs il en sort des exhalaisons qui s’allument d’elles-mêmes et qui forment de longs sillons de feu ou des colonnes de flâme dont la terre est la base. Tite-Live seroit rempli du récit des sacrifices faits pour l’expiation de ces prodiges, si l’on avoit vû ces phénomenes dans la campagne de Rome au temps dont il a écrit l’histoire.

Ce qui prouve encore qu’il est survenu une altération physique dans l’air de Rome et des environs, c’est que le climat y est moins froid aujourd’hui qu’il ne l’étoit au temps des premiers Cesars, quoique le païs fut alors plus habité et mieux cultivé qu’il ne l’est à présent. Les annales de Rome nous apprennent qu’en l’année quatre cent quatre-vingt de sa fondation, l’hyver y fut si violent que les arbres moururent.

Le Tibre prit dans Rome, et la neige y demeura sur terre durant quarante jours.

Lorsque Juvenal fait le portrait de la femme superstitieuse, il dit qu’elle fait rompre la glace du Tibre pour y faire ses ablutions.

Il parle du Tibre pris dans Rome comme d’un évenement ordinaire. Plusieurs passages d’Horace supposent les ruës de Rome pleines de neiges et de glaces. Nous serions mieux informez si les anciens avoient eu des thermométres, mais leurs écrivains, quoiqu’ils n’aïent pas songé à nous instruire là-dessus, nous en disent encore assez pour nous convaincre que les hyvers étoient autrefois plus rigoureux à Rome qu’ils ne le sont aujourd’hui. Le Tibre n’y gele gueres plus que le Nil au Caire. On trouve à Rome l’hyver bien rigoureux quand la neige s’y conserve durant deux jours, et quand on y voit durant deux fois vingt-quatre heures quelques larmes de glace à une fontaine exposée au nord.

Quant aux hollandois, je puis répondre qu’ils n’habitent pas sur la même terre qu’habitoient les bataves et les anciens frisons, bien qu’ils demeurent dans le même païs. L’isle des Bataves étoit bien un païs bas, mais il étoit couvert de bois. Pour la partie du païs des anciens frisons qui fait aujourd’hui la plus grande portion de la province de Hollande, sçavoir celle qui est comprise entre l’ocean, le Zuiderzée et l’ancien lit du Rhin qui passe à Leyde, elle étoit alors semée de collines creuses en dedans, et c’est ce qu’on a voulu exprimer par le mot de Holland introduit dans le moïen âge. Il signifie une terre vuide en langue du païs. Tacite nous apprend que le bras du Rhin dont je parle, celui qui séparoit alors la Frise de l’isle des Bataves conservoit la rapidité que ce fleuve a dans son cours, et c’est une preuve que le païs étoit montueux. La mer s’étant introduite dans ces cavitez, elle a fait abîmer la terre, qui ne s’est relevée au-dessus de la surface des eaux qui la couvrirent après sa dépression, qu’à l’aide des sables que les flots de la mer y ont apportez, et du limon que les fleuves y ont laissé en l’inondant fréquemment avant qu’on les eut contenu par des digues.

Une autre preuve de ce que je viens d’avancer, c’est que dans la partie de la province de Hollande qui a fait une portion du païs des anciens frisons, on trouve souvent en faisant les fondations, des arbres qui tiennent encore au sol par les racines quinze pieds au-dessous du niveau du païs. Cependant ce païs qui est uni comme un parquet, est déja plus bas que les hautes marées.

Il est de niveau avec les plus basses, et c’est ce qui montre bien que le sol auquel tiennent par les racines les arbres dont j’ai parlé, est un terrain qui s’est abîmé. Ceux qui voudront être instruits plus au long sur le temps et sur les autres circonstances de ces inondations, peuvent lire les deux premiers volumes de l’ouvrage de Monsieur Menson Alting, intitulé, descriptio agri batavi.

Ils ne le liront pas sans profit et sans regreter que cet auteur soit mort il y a vingt ans, avant que de nous avoir donné le troisiéme. La Hollande aïant été desséchée et repeuplée dans les temps suivans, elle est aujourd’hui une prairie de niveau, coupée par une infinité de canaux et sémée de quelques lacs et flaques d’eau. Le terrain y a si bien changé de nature que les boeufs et les vaches de ce païs sont plus grands qu’ailleurs, au lieu qu’autrefois ils étoient très-petits. Enfin le quart de sa superficie est aujourd’hui couvert d’eau, au lieu que l’eau n’en couvroit peut-être pas autrefois la douziéme partie.

Le peuple, par des évenemens qui ne sont pas de notre sujet, s’y étant encore multiplié plus qu’il ne l’a fait en aucun autre endroit de l’Europe, le besoin et la facilité d’avoir des légumes et du laitage dans une prairie continuelle, la facilité d’avoir du poisson au milieu de tant d’eaux douces et salées, ont accoutumé les habitans à se sustenter avec ces alimens flegmatiques, au lieu que leurs anciens prédecesseurs se nourrissoient de la chair de leurs troupeaux, et de celle des animaux domestiques devenus sauvages, dont on voit par Tacite et par d’autres écrivains de l’antiquité que leurs bois étoient remplis.

Le chevalier Temple qui a été frappé de la difference du caractere des bataves et des hollandois, et qui a voulu en rendre raison, attribuë cette difference au changement de nourriture.

De pareilles révolutions sur la surface de la terre, qui causent toujours beaucoup d’altération dans les qualitez de l’air, et qui ont encore été suivies d’un si grand changement dans les alimens ordinaires, que les nouveaux habitans se nourrissent en pêcheurs et en jardiniers, au lieu que les anciens habitans se nourrissoient en chasseurs, de pareilles révolutions, dis-je, ne sçauroient arriver sans que le caractere des habitans d’un païs cesse d’être le même.

Après tout ce que je viens d’exposer il est plus que vrai-semblable, que le génie particulier à chaque peuple, dépend des qualitez de l’air qu’il respire. On a donc raison d’accuser le climat de la disette de génies et d’esprits propres à certaines choses, qui se fait remarquer chez certaines nations. la temperature des climats chauds, dit le chevalier Chardin énerve l’esprit comme le corps… etc. .

Notre auteur parle d’Hispahan, et Rome et Athenes sont des villes septentrionales par rapport à la capitale de la Perse.

C’est le sentiment que donne l’expérience.

Tout le monde ne convient-il pas d’attribuer à l’excès du froid comme à l’excès du chaud la stupidité des négres et celle des lappons ?

Section 17, de l’étenduë des climats plus propres aux arts et aux sciences que les autres. Des changemens qui surviennent dans ces climats §

On m’objectera que les arts et les sciences ont fleuri sous des climats bien differens. Memphis, ajoutera-t-on est plus près du soleil que Paris de dix-huit dégrez, et cependant les arts et les sciences ont fleuri dans ces deux villes.

Je réponds que tout excès de chaleur, et que tout excès de froid ne sont pas contraires à une heureuse nourriture des enfans, mais seulement les excès outrez, soit du froid, soit du chaud.

Loin de borner à quatre ou cinq dégrez la temperature convenable à la culture des sciences et des beaux arts, je crois que cette temperature peut comprendre vingt ou vingt-cinq dégrez de latitude. Ce climat fortuné peut même s’étendre et gagner du terrain à la faveur de plusieurs évenemens.

Par exemple, l’étenduë du commerce donne aujourd’hui aux nations hyperborées le moïen qu’elles n’avoient point autrefois de faire une partie de leur nourriture ordinaire, des vins comme des autres alimens qui croissent dans les païs chauds. Le commerce qui s’est infiniment accru dans les deux derniers siecles, a fait connoître ces choses où l’on ne les connoissoit pas. Il les a renduës très-communes en des lieux où elles étoient fort rares auparavant.

L’accroissement du commerce a rendu le vin une boisson d’un usage aussi commun dans plusieurs païs où il n’en vient point, que dans les contrées où l’on fait des vendanges. Il a mis dans les païs du nord le sucre et les épiceries au nombre de ces denrées, que tout le monde consomme. Depuis un temps les eaux de vie simples et composées, le tabac, le caffé, le chocolat et d’autres denrées qui ne croissent que sous le soleil le plus ardent, sont en usage, même parmi le bas peuple, en Hollande, en Angleterre, en Pologne, en Allemagne et dans le nord. Les sels et les sucs spiritueux de ces denrées jettent dans le sang des nations septentrionales une ame, ou, pour parler avec les physiciens une huile étherée, laquelle ne se trouve point dans les alimens de leur patrie. Ces sucs remplissent le sang d’un homme du nord d’esprits animaux formez en Espagne, et sous les climats les plus ardens. Une portion de l’air et de la seve de la terre des Canaries passe en Angleterre dans les vins de ces isles qu’on y transporte en si grande quantité. L’usage frequent et habituel des denrées des païs chauds rapproche donc, pour ainsi dire, le soleil des païs du nord, et il doit mettre dans le sang et dans l’imagination des habitans de ces païs une vigueur et une délicatesse que n’avoient pas les ayeux, dont la simplicité se contentoit des productions de la terre qui les avoit vû naître. Comme on ressent aujourd’hui dans ces contrées des maladies qu’on n’y connoissoit pas avant qu’on y fit un usage aussi fréquent d’alimens étrangers et qui ne sont peut-être pas assez en proportion avec l’air du païs, on y doit avoir pour cela même plus de chaleur et plus de subtilité dans le sang. Il est certain qu’en même-temps qu’on y a connu de nouvelles maladies, ou que certaines infirmitez y sont devenuës plus fréquentes qu’autrefois, d’autres maladies ou sont disparuës ou sont devenuës plus rares.

J’ai oüi dire à Monsieur Regis, célebre medecin d’Amsterdam, que depuis que l’usage des denrées dont je viens de parler, s’étoit introduit dans cette ville parmi les gens de toute condition, on n’y voïoit plus la vingtiéme partie des maladies scorbutiques qu’on y voïoit auparavant.

Il ne suffit pas qu’un païs soit à une certaine distance de la ligne pour que le climat en soit propre à la nourriture des hommes d’esprit et de talent. L’air y peut être contraire par ses qualitez permanentes à l’éducation physique des enfans que la délicatesse de leurs organes destineroit à être un jour des hommes d’un grand esprit. Le mélange des corpuscules qui entrent dans la composition de l’air dont je parle, peut être mauvais par quelques excès d’un de ses bons principes. Il se peut faire qu’en un certain païs les émanations de la terre soient trop grossieres. Tous ces défauts qu’on conçoit pouvoir être infinis, doivent faire que l’air d’une contrée, dont la temperature paroît la même que celle d’une contrée voisine, ne soit pas aussi favorable à l’éducation physique des enfans, que l’air qu’on respire dans cette derniere. Deux regions qui sont à la même distance du pole peuvent avoir un climat physiquement different. Puisque la difference de l’air d’une contrée limitrophe d’une autre contrée où les hommes sont grands, y rend les habitans petits, pourquoi ne les rendra-t-elle pas plus spirituels dans un païs que dans un autre ? La taille des hommes doit varier plus difficilement que la qualité et le ressort des organes du cerveau.

Plus un organe est délié, plus le sang qui le nourrit le change facilement.

Or de tous les organes du corps humain, les plus délicats sont ceux qui servent à l’ame spirituelle à faire ses fonctions. Ce que je dis ici n’est que l’explication de l’opinion generale, qui a toujours attribué aux differentes qualitez de l’air, la difference qui se remarque entre les peuples. le climat de chaque peuple est toujours… etc., dit un homme à qui l’on pouvoit appliquer l’éloge qu’Homere fait d’Ulisse.

Section 18, qu’il faut attribuer la difference qui est entre l’air de differens païs, à la nature des émanations de la terre qui sont differentes en diverses regions §

Les émanations de la terre sont la seule cause apparente à laquelle on puisse attribuer la difference sensible entre les qualitez de l’air en diverses regions également distantes de la ligne.

Cette opinion s’accommode très-bien avec l’expérience. Les émanations dont dépendent les qualitez de l’air, dépendent elles-mêmes de la nature des corps dont elles s’échappent. Or, quand on vient à examiner quelle est la composition du globe terrestre dans deux païs dont l’air est different, on trouve cette composition differente. Il y a plus d’eau, par exemple, en Hollande dans un quarré donné, qu’il n’y en a dans la comté de Kent. Le sein de la terre ne renferme pas les mêmes corps en France qu’il renferme communément en Italie.

Dans plusieurs endroits de l’Italie la terre est pleine d’alun, de souffre, de bitume et d’autres mineraux. Ces corps dans les lieux de France où on en trouve n’y sont pas en même quantité par proportion aux autres corps qu’en Italie. On trouve presque par toute la France que le tuf est de marne ou d’une espece de pierre grasse, blanchâtre et tendre, et dans laquelle il y a beaucoup de sels volatils. Le sel domine dans la terre de la Pologne, et l’on en trouve des mines toutes formées dans plusieurs endroits de ce roïaume.

Elles suffisent à la consommation du païs et même à celle de plusieurs provinces voisines. C’est à ce sel dominant dans la terre de Pologne que les philosophes attribuent la fertilité prodigieuse de la plûpart de ses contrées, aussi-bien que la grosseur extraordinaire des fruits, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, le grand volume du corps des hommes nez et nourris dans ce païs-là.

En Angleterre le tuf est composé principalement de plomb, d’étain, de charbon de mine, et d’autres mineraux qui vegetent et qui se perfectionnent sans cesse.

On peut même dire que la difference de ces émanations tombe en quelque maniere sous nos sens. La couleur du vague de l’air, celles des nuages qui font un horrison colorié au coucher comme au lever du soleil, dépendent de la nature des exhalaisons qui remplissent l’air et qui se mêlent avec les vapeurs dont ces nuages sont formez.

Or tout le monde peut observer que le vague de l’air et les nuages qui brillent à l’horison ne sont pas de la même couleur dans tous les païs. En Italie, par exemple, le vague de l’air est d’un bleu verdâtre, et les nuages de l’horison y sont d’un jaune et d’un rouge très-foncez. Dans les Païs-Bas le vague de l’air est d’un bleu pâle, et les nuages de l’horison n’y sont teints que de couleurs blanchâtres. On peut même remarquer cette difference dans les ciels des tableaux du Titien et des tableaux de Rubens, ces deux peintres aïant representé la nature telle qu’elle se voit en Italie et dans les Païs-Bas où ils la copioient. Je conclus de ce que j’ai exposé, qu’ainsi que les qualitez de la terre décident de la saveur particuliere aux fruits dans plusieurs contrées, de même ces qualitez de la terre décident de la nature de l’air de chaque païs. Les qualitez et les proprietez de la terre sont également la cause de la difference qui est entre l’air de deux contrées, ainsi qu’elle est la cause de la differente saveur des vins qui sont crus dans deux contrées limitrophes.

Or, cette cause est sujette par sa nature à bien des vicissitudes comme à une infinité d’altérations. Dès que la terre est un mixte composé de solides et de liquides de divers genres et de differentes especes, il faut qu’ils agissent sans cesse l’un et l’autre, et qu’il s’y fasse ainsi des fermentations continuelles, d’autant plus que l’air et le feu central mettent encore les matieres en mouvement. Comme les levains, comme le mélange et la proportion de ces levains ne sont pas toujours les mêmes, les fermentations ne sçauroient aboutir toujours à une même production.

Ainsi les émanations de la même terre ne sçauroient être toujours les mêmes dans la même contrée. Elles y doivent être sujettes à divers changemens.

L’expérience donne un grand poids à ce raisonnement. La même terre envoïe-t-elle toutes les années dans l’air la même quantité de ces exhalaisons qui sont la matiere des foudres et des éclairs ?

Comme il est des païs plus sujets au tonnerre que d’autres, il est aussi des années où il tonne dix fois plus souvent dans le même païs qu’en d’autres années. à peine entendit-on deux coups de tonnerre à Paris l’été de 1716. Il y a tonné trente fois et plus l’été de 1717. La même chose est vraïe des tremblemens de terre. Les années sont-elles également pluvieuses dans le même païs ? Qu’on voïe dans les almanachs de l’observatoire la difference qui se trouve entre la quantité de pluïe qui tombe à Paris dans le cours d’une année, et la quantité qui en tombe dans une autre année. Cette difference va quelquefois à près des deux tiers. On ne sçauroit encore attribuer l’inégalité qui se remarque dans les éruptions des volcans à une autre cause qu’à la varieté des fermentations qui se font continuellement dans le sein de la terre. On sçait que ces montagnes redoutables jettent plus de feu en certaines années que dans d’autres, et qu’elles sont quelquefois un temps considerable sans en vomir.

Toutes les années sont-elles enfin également saines et également pluvieuses, venteuses, froides et chaudes dans la même contrée ?

Le soleil et les émanations de la terre décident en France, comme ailleurs, de la temperature des années, et l’on n’y sçauroit faire intervenir aucune autre cause, à moins que de vouloir faire agir les influences des astres. Or, de ces deux causes il y en a une qui ne varie pas dans son action, je veux dire le soleil. Il faut donc attribuer la difference immense qui s’observe en France entre la temperature de deux années à la variation survenuë dans les émanations de la terre.

Je dis que l’action du soleil ne varie point. Il monte et il descend à Paris toutes les années à une même hauteur.

S’il y a quelque difference dans son élevation, elle n’est sensible qu’aux astronomes modernes, et elle ne pourroit mettre d’autre difference entre l’été de deux années que celle qui se trouve entre un été de Senlis et un été de Paris.

La distance qui est entre Paris et Senlis du sud au nord, revient à la hauteur que le soleil peut avoir de plus à Paris en une année que dans une autre année.

La difference qui est entre la temperature des années est bien une autre variation. Il est à Paris des étez d’une chaleur insupportable. D’autres à peine ne sont pas un temps froid. Souvent il fait plus froid le jour du solstice d’été qu’il ne faisoit six semaines auparavant.

L’hyver y est quelquefois très-rigoureux, et la gelée y dure quarante jours de suite. En d’autres années l’hyver se passe sans trois jours de gelée consécutive.

Il est des années durant lesquelles il tombe à Paris vingt-deux pouces d’eau de pluïe. En d’autres années il n’en tombe pas huit. Il est aussi des années où les vents sont plus fréquens et plus furieux qu’en d’autres. On peut dire la même chose de tous les païs. La temperature des années y varie toujours.

Il est seulement vrai que dans les païs meridionaux, le temps de la pluïe et des chaleurs n’est pas aussi déreglé que dans notre païs. Ces chaleurs et ces pluïes, plus ou moins grandes, y viennent à peu près dans les mêmes jours.

La cause y varie bien, mais elle n’y est pas aussi capricieuse qu’en France.

Mais, dira-t-on, quoique le soleil monte toutes les années à la même hauteur, ne peut-il point arriver quelque obstacle, comme seroit une macule, qui rallentisse son action en certaines années, plus que dans d’autres années. Il auroit ainsi la plus grande part aux variations dont vous allez chercher la cause dans le sein de la terre.

Je répons que l’expérience ne souffre point qu’on impute au soleil cette variation. Il y auroit une espece de regle dans ce dérangement s’il venoit du rallentissement de l’action du soleil, je veux dire que tous les pays sentiroient ce dérangement à proportion de la distance où ils sont de la ligne, et que l’élevation du soleil décideroit toujours du dégré de chaleur, quelle que fut cette chaleur en une certaine année. Le même été plus chaud à Paris qu’à l’ordinaire, supposeroit un été plus chaud à Madrid que les étez ordinaires. Un hyver très doux à Paris supposeroit qu’il seroit encore plus doux à Madrid que les hyvers ordinaires. C’est ce qui n’est point. L’hyver de 1699 à 1700 fut très-doux à Paris et très-rude à Madrid.

Il gela quinze jours de suite à Madrid, et il ne gela pas deux jours de suite à Paris.

L’été de 1714 fut assez sec et très-chaud à Paris. Il fut très pluvieux et assez froid en Lombardie. Le jour du solstice est quelquefois plus froid que le jour de l’équinoxe. La variation de la temperature des années est telle qu’on ne sçauroit l’attribuer au soleil, à une cause generale. Il faut l’imputer à une cause particuliere à chaque païs, c’est-à-dire, à la difference qui survient dans les émanations de la terre. C’est elle qui rend encore certaines années plus sujettes aux maladies que d’autres.

Il est des maladies épidemiques qui sortent de la terre insensiblement, mais il en est qu’on en voit sortir, pour ainsi dire. Telles sont les maladies qui surviennent dans les lieux où l’on a fait de grands remuemens de terre, et qui étoient très-sains avant ces remuemens.

La premiere enveloppe de la terre est composée de terres communes, de pierres, de cailloux et de sables. La nature prudente s’en est servie pour couvrir la seconde enveloppe composée de mineraux et de terres grasses dont les sucs contribuent à la fertilité du sol extérieur.

Ou ces sucs montent dans les tuyaux des plantes, ou bien ils s’élevent dans l’air après s’être exténuez et filtrez à travers la premiere enveloppe de la terre, et ils y forment ce nître aërien qui retombant ensuite sur la terre dont il est sorti, aide tant à sa fertilité.

Or quand on fait de grands remuemens de terre, on met à découvert plusieurs endroits de cette seconde enveloppe, et l’on les expose à l’action immediate de l’air et du soleil, laquelle ne trouvant plus rien d’interposé, en détache des molecules en trop grande quantité.

D’ailleurs, ces molecules encore trop grossieres n’auroient dû s’élever dans l’air qu’après s’être extenuées en passant à travers de la premiere enveloppe comme à travers un tamis. Ainsi l’air de la contrée se corrompt, et il demeure corrompu jusqu’à ce que la terre découverte soit épuisée d’une partie de ces sucs, ou jusqu’à ce que la poussiere chariée sans cesse par les vents l’ait enduite d’une nouvelle croute.

Mais, comme nous l’avons dit, il est des maladies épidemiques qui, pour parler ainsi, sortent du sein de la terre insensiblement et sans qu’il y soit arrivé aucun changement dont on s’apperçoive.

Telles sont encore les pestes qui s’allument quelquefois dans un pays où elles n’ont point été apportées d’ailleurs, et qu’on ne sçauroit imputer qu’aux altérations arrivées dans les émanations de la terre même.

Section 19, qu’il faut attribuer aux variations de l’air dans le même païs la difference qui s’y remarque entre le génie de ses habitans en des siecles differens §

Je conclus donc de tout ce que je viens d’exposer, qu’ainsi qu’on attribuë la difference du caractere des nations aux differentes qualitez de l’air de leurs pays, il faut attribuer de même aux changemens qui surviennent dans les qualitez de l’air d’un certain pays les variations qui arrivent dans les moeurs et dans le génie de ses habitans.

Ainsi qu’on impute à la difference qui est entre l’air de France et l’air d’Italie, la difference qui se remarque entre les italiens et les françois, de même il faut attribuer à l’altération des qualitez de l’air de France la difference sensible qui s’observe entre les moeurs et le génie des françois d’un certain siecle et des françois d’un autre siecle. Comme les qualitez de l’air de France varient à certains égards, et qu’elles demeurent les mêmes à d’autres égards, il s’ensuit que dans tous les siecles, les françois auront un caractere general qui les distinguera des autres nations, mais ce caractere n’empêchera pas que les françois de certains siecles ne soient differens des françois des autres siecles.

C’est ainsi que les vins ont dans chaque terroir une saveur particuliere qu’ils conservent toujours quoique leur bonté ne soit pas toujours égale, et qu’en certaines années ils soient meilleurs sans comparaison que dans d’autres années.

Voilà pourquoi, par exemple, les italiens seront toujours plus propres à réussir en peinture et en poësie que les peuples des environs de la mer Baltique.

Mais comme la cause qui fait cette difference entre les nations est sujette à plusieurs altérations, il semble qu’il doive arriver qu’en Italie certaines generations auront plus de talens pour exceller dans ces arts, que d’autres generations n’en pourront avoir. toute la question de la préeminence entre les anciens et les modernes, dit le grand défenseur des derniers, étant une fois bien entenduë… etc. .

Consultons-la, j’y consens. Que nous répond-elle ? Deux choses. La premiere, c’est que de tout temps certaines plantes ont atteint une plus grande perfection dans une contrée que dans une autre, et que dans le même païs les arbres et les plantes n’y donnent pas toutes les années des fruits également bons.

On pourroit dire des années ce que Virgile a dit des regions quand il écrit : que toutes leurs productions ne sont point également excellentes.

La cause de cet effet montre une activité à laquelle nous pouvons bien attribuer la difference qui se remarque entre l’esprit et le génie des nations et des siecles. N’agit-elle pas déja sensiblement sur l’esprit des hommes en rendant la temperature des climats aussi differente qu’on la voit en differens païs comme en differentes années ? La temperature du climat ne nuit-elle pas beaucoup à l’éducation physique des enfans, ou ne la favorise-t-elle pas beaucoup ?

Pourquoi ne veut-on pas que les enfans élevez en France en certaines années, dont la temperature aura été heureuse, aïent le cerveau mieux disposé que ceux qui auront été élevez durant une suite d’années dont la temperature aura été mauvaise. Tout le monde n’attribue-t-il pas l’esprit des florentins et la grossiereté des bergamasques à la difference qui est entre l’air de Florence et celui de Bergame ?

Mais, objectera-t-on, si ces changemens que vous supposez arriver successivement dans la terre, dans l’air et dans les esprits étoient réels, on remarqueroit dans le même païs quelque changement dans la configuration du corps des hommes. Le changement que vous croïez arriver dans leur intérieur seroit accompagné d’un changement sensible dans leur extérieur.

Je réponds en premier lieu, fondé sur tout ce que j’ai dit précedemment, que la cause qui est assez puissante pour agir sur les cerveaux de toute espece, peut bien n’être pas assez efficace pour altérer la stature des corps. En second lieu je réponds, que si l’on faisoit en France, par exemple, une attention exacte et suivie sur la stature des corps et sur leurs forces, peut-être trouveroit-on qu’il y paroît en certains tems des generations d’hommes plus grands et plus robustes que dans d’autres. Peut-être trouveroit-on qu’il y a des âges où l’espece des hommes va en se perfectionnant, comme il y en a d’autres où elle décheoit. Lorsqu’on voit que nos guerriers trouvent le poids d’une cuirasse et d’un casque un fardeau insupportable, au lieu que leurs ancêtres ne trouvoient pas l’habillement entier du gendarme un poid trop lourd, quand on compare les fatigues des guerres des croisades avec la molesse de nos camps, n’est-on pas tenté de dire que la chose arrive ainsi ?

Il ne faut point alléguer que c’est la molesse de l’éducation qui énerve les corps. Est-ce d’aujourd’hui que les peres et les meres choïent trop leurs enfans, et les enfans de toute condition n’étoient-ils pas élevez par leurs parens dans les tems dont je parle, ainsi que le sont ceux d’aujourd’hui ? Ne seroit-ce point parce que les enfans naissent plus délicats, que l’expérience fait prendre des précautions plus scrupuleuses pour les conserver ? Il est naturel qu’un pere et une mere apportent à l’éducation physique de leurs enfans les mêmes attentions et les mêmes soins dont ils se souviennent d’avoir eu besoin. Il est naturel qu’ils jugent de la délicatesse de leurs enfans, par la délicatesse dont ils ont été durant leur enfance. L’expérience seule peut en apprenant que ces soins ne suffisent plus, nous faire penser qu’il faut emploïer plus d’attention et plus de ménagement pour la conservation de nos enfans qu’on n’en a eu pour la nôtre. L’impulsion de la nature à laquelle on ne resiste gueres, ne fait-elle pas aimer encore aujourd’hui les exercices qui fortifient le corps à ceux à qui elle a donné une santé capable de les soutenir ? Pourquoi le commun du monde les néglige-t-il aujourd’hui ? Enfin notre molesse vient-elle de notre genre de vie, ou bien est-ce parce que nous naissons plus foibles par l’estomac et par les visceres que nos ayeux, que chacun dans sa condition cherche de nouvelles préparations d’alimens, des nourritures plus aisées, et que les abstinences que ces ayeux observoient sans peine, sont aujourd’hui réellement impraticables au tiers du monde. Pourquoi ne pas croire que c’est le physique qui donne la loi au moral ? Je crois donc que le genre de vie, que la mode de se vêtir plus ou moins en certaines saisons qui a lieu successivement dans le même païs, dépend de la vigueur des corps qui les fait souffrir principalement du froid, plus ou moins, suivant qu’ils sont plus ou moins robustes. Il y a cinquante ans que les hommes ne s’habilloient pas aussi chaudement en France durant l’hyver qu’ils s’habillent aujourd’hui, parce que les corps y étoient communément plus robustes et moins sensibles aux injures du froid. j’ai observé, dit Chardin dans mes voyages… etc. .

Quand les corps deviennent plus foibles et plus sensibles aux injures de l’air, il s’ensuit qu’un peuple doive changer quelque chose dans ses moeurs et dans ses coutumes, ainsi qu’il le feroit si le climat étoit changé. Ses besoins varient également par l’un ou par l’autre changement.

Les personnes âgées soutiennent encore qu’une certaine cour étoit composée de femmes plus belles et d’hommes mieux faits qu’une autre cour peuplée des descendans de ceux-là. Qu’on entre en certains temps dans le détail de cent familles, et l’on en trouvera quatre-vingt où le fils sera d’une stature moins élevée que celle de son pere. La race des hommes deviendroit une race de pigmées s’il ne succedoit point à ces temps de décadence, des temps où la stature des corps se releve. Les génerations plus foibles et les generations plus robustes que les generations précedentes se succedent alternativement.

On ne sçauroit encore attribuer qu’aux changemens qui surviennent dans les qualitez de l’air dans le même pays la difference qui se remarque entre les moeurs et la politesse de divers siecles.

On a vû des temps où l’on tiroit facilement les principaux d’une nation de leurs foïers. On les engageoit sans peine d’aller chercher la guerre à mille lieuës de leur patrie au mépris des fatigues de plusieurs mois de voyage qui paroissent les travaux d’Hercule à leur postérité amollie. C’est, dira-t-on, que la mode d’y aller s’étoit établie. Mais de pareilles modes ne s’établiroient pas aujourd’hui.

Elles ne peuvent s’introduire qu’à l’aide des conjectures physiques, pour ainsi dire.

Croit-on que le plus éloquent de nos prédicateurs qui prêcheroit une croisade aujourd’hui, trouvât bien des barons qui le voulussent suivre outre-mer ?

Section 20, de la difference des moeurs et des inclinations du même peuple en des siecles differens §

Il arrive encore des temps dont les évenemens font penser qu’il étoit arrivé quelque altération physique dans la constitution des hommes. Ce sont ceux où des hommes d’ailleurs très-polis et même lettrez se portent aux actions les plus dénaturées avec une facilité affreuse. C’est ce que firent les françois sous les regnes de Charles IX et de Henri III. Tous les personnages qui font quelque figure dans l’histoire de Charles IX et dans l’histoire de ses freres, même les ecclesiastiques, sont péris de mort violente. Ceux des seigneurs de ce temps-là, qui comme le maréchal De Saint-André, le connétable De Montmorenci, le prince De Condé et le duc De Joyeuse furent tuez dans des actions de guerre, y moururent assassinez.

Les coups leur furent portez par des hommes qui les reconnoissoient, et qui en vouloient à eux.

On sçait les noms de ceux qui les tuerent.

Je ne sçais par quelle fatalité Henri II les trois rois ses enfans et Henri IV qui se succederent immédiatement, moururent tous cinq de mort violente, malheur qui n’étoit pas arrivé à aucun de nos rois de la troisiéme race, bien que la plûpart eussent regné dans des temps difficiles, et où les hommes étoient plus grossiers que dans le seiziéme siecle.

Nous avons vû dans le dix-septiéme siecle des guerres civiles en France et des partis aussi aigris et aussi animez l’un contre l’autre sous Louis XIII et sous Louis XIV que pouvoient l’être dans le siecle précedent les factions qui suivoient les ducs De Guise ou l’amiral De Coligni, sans que l’histoire des derniers mouvemens soit remplie d’empoisonnemens, d’assassinats, ni des évenemens tragiques si communs en France sous les derniers Valois.

Qu’on ne dise pas que le motif de religion qui entroit dans les guerres civiles du temps des Valois, envenimoit les esprits, et que ce motif n’entroit pas dans nos dernieres guerres civiles. Je répondrois que le précepte d’aimer ses ennemis n’étant point contesté par Rome ni par Geneve, il s’ensuit que ceux qui prenoient parti pour l’une ou pour l’autre cause de bonne foi, devoient avoir horreur d’un assassinat. C’est la politique, secondée par l’esprit du siecle, qui a fait commettre toutes ces noirceurs à des gens, dont, pour me servir de l’expression du temps, toute la religion gisoit dans une écharpe rouge ou dans une blanche. Si l’on me repliquoit que ces scélerats étoient catholiques ou huguenots par persuasion, mais que c’étoit des cerveaux brûlez, des imaginations forcenées, en un mot des fanatiques de bonne foi, ce seroit adhérer à mon sentiment. Comme il ne s’en est pas trouvé de tels durant les dernieres guerres civiles, il faudra tomber d’accord qu’il est des temps où des hommes de ce caractere qui rencontrent toujours assez d’occasions d’extravaguer, sont plus communs que dans d’autres. C’est établir la difference des esprits dans le même païs, mais dans differens siecles.

En effet, vit-on verser des fleuves de sang au sujet de l’héresie d’Arius, qui causa tant de disputes et tant de troubles dans la chrétienté. Avant le protestantisme il s’étoit élevé en France plusieurs contestations en matiere de religion, mais si l’on excepte les guerres contre les albigeois, il n’étoit pas arrivé que ces disputes eussent fait verser aux françois le sang de leurs freres, parce que la même acreté ne s’étoit pas encore trouvée dans les humeurs, ni la même irritation dans les esprits.

Pourquoi vient-il des siecles où les hommes ont un éloignement invincible de tous les travaux d’esprits, et où ils sont si peu disposez à étudier, que toutes les voïes dont on se sert pour les y exciter demeurent long-temps inutiles ?

Tous les travaux du corps et les plus grands dangers leur font moins de peur que l’application. Quels privileges et quels avantages nos rois n’ont-ils pas été obligez d’accorder aux graduez et aux clercs dans le douziéme et dans le treiziéme siecle, afin d’encourager les françois à sortir du moins de l’ignorance la plus crasse où je ne sçais quelle fatalité les retenoit plongez ? Les hommes avoient alors un si grand besoin d’être excitez à l’étude, qu’en quelques états on étendit une partie des privileges des clercs à ceux qui sçauroient lire. En effet, de grands seigneurs qui ne sçavoient pas signer leur nom, ou qui l’écrivoient sans connoître la valeur des caracteres dont il étoit composé, mais en le dessignant d’après l’exemple qu’on leur avoit enseigné à imiter, étoient une chose très-commune.

D’un autre côté on trouvoit facilement des gens prêts d’affronter les plus grands dangers, et même les travaux les plus longs. Depuis un siecle les hommes se portent volontiers à l’étude comme à l’exercice des arts liberaux, quoique les encouragemens ne soient plus les mêmes qu’autrefois. Les sçavans médiocres et les personnes qui professent les arts liberaux avec un talent chetif, sont même devenus si communs, qu’il est des gens assez bizarres pour penser qu’on devroit aujourd’hui avoir autant d’attention à limiter le nombre de ceux qui pourroient professer les arts liberaux, qu’on en apportoit autrefois à l’augmenter. Leur nombre, disent-ils, s’est trop multiplié par rapport au nombre du peuple qui exerce les arts mécaniques. La proportion où sont présentement ceux qui vivent des arts mécaniques avec ceux qui vivent des arts liberaux, n’est plus la proportion convenable au bien de la societé.

Enfin, pourquoi voit-on dans le même païs des siecles si sujets aux maladies épidemiques, et d’autres siecles presques exempts de ces maladies, si cette difference ne vient point des altérations survenuës dans les qualitez de l’air qui n’est pas le même dans tous ces siecles ?

On compte en France quatre pestes génerales depuis mil cinq cens trente jusqu’en mil six cens trente-six. Dans les quatre-vingt années écoulées depuis jusques à l’année mil sept cens dix-huit, à peine quelques villes de France ont-elles senti une legere atteinte de ce fleau. Il y a plus de quatre-vingt ans que les maladreries des trois quarts des villes du roïaume n’ont pas été ouvertes. Des maladies inconnuës naissent en certains siecles, et elles cessent pour toujours après s’être renouvellées deux ou trois fois durant un certain nombre d’années. Telles ont été en France le mal des ardens et la colique de Poitou. Quand on voit tant d’effets si bien marquez de l’altération des qualitez de l’air, quand on connoît si distinctement que cette altération est réelle, et quand même on en connoît la cause, peut-on s’empêcher de lui attribuer la difference sensible qui se rencontre dans le même païs entre les hommes de deux siecles differens. Je conclus donc, en me servant des paroles de Tacite, que le monde est sujet à des changemens et à des vicissitudes dont le période ne nous est pas connu, mais dont la révolution ramene successivement la politesse et la barbarie, les talens de l’esprit comme la force du corps, et par-consequent les progrez des arts et des sciences, leur langueur et leur déperissement, ainsi que la révolution du soleil ramene les saisons tour à tour. C’est une suite du plan que le créateur a voulu choisir, et des moïens qu’il a élus pour l’execution de ce plan.

Section 21, de la maniere dont la réputation des poëtes et des peintres s’établit §

Je m’acquitte de la promesse que j’ai faite au commencement de cet ouvrage, d’examiner avant que de le finir la maniere dont la réputation des peintres et la réputation des poëtes s’établissent.

Ce que mon sujet m’obligera de dire sur le succès des vers et des tableaux, sera une nouvelle preuve de ce que j’ai déja dit touchant le mérite le plus essentiel et le plus important de ces ouvrages.

Les productions nouvelles sont d’abord apprétiées par des juges d’un caractere bien different, les gens du métier et le public. Elles seroient bien-tôt estimées à leur juste valeur si le public étoit aussi capable de défendre son sentiment et de le faire valoir, qu’il sçait bien prendre son parti. Mais il a la facilité de se laisser troubler dans son jugement par les personnes qui font profession de l’art auquel l’ouvrage nouveau ressortit.

Ces personnes sont sujettes à faire souvent un mauvais rapport par les raisons que nous exposerons.

Elles obscurcissent donc la verité, de maniere que le public reste durant un temps dans l’incertitude ou dans l’erreur.

Il ne sçait pas précisément quel titre mérite l’ouvrage nouveau défini en general. Le public demeure indécis sur la question, s’il est bon ou mauvais à tout prendre, et il en croit même quelquefois les gens du métier qui le trompent, mais il ne les croit que durant un temps assez court.

Ce premier temps écoulé, le public apprétie un ouvrage à sa juste valeur, et il lui donne le rang qu’il mérite, ou bien il le condamne à l’oubli. Il ne se trompe point dans cette décision, parce qu’il en juge avec désinteressement, et parce qu’il en juge par sentiment.

Quand je dis que le jugement du public est désinteressé, je ne prétens pas soutenir qu’il ne se rencontre dans le public des personnes que l’amitié séduit en faveur des auteurs, et d’autres que l’aversion prévient contr’eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison aux juges désinteressez, que leur prévention n’a gueres d’influence dans le suffrage general. Un peintre, et encore plus un poëte, qui tient toujours une grande place dans son imagination, et qui lui-même est encore souvent un homme de ce caractere d’esprit violent, pour lequel il n’est point de personnes indifferentes, se figure qu’une grande ville, qu’un roïaume entier n’est peuplé que d’envieux ou d’adorateurs de son mérite. Il s’imagine le partager en deux factions aussi animées l’une contre lui et l’autre pour lui, que les guelfes et les gibelins l’étoient contre les empereurs et pour les empereurs, lorsque réellement il n’y a pas cinquante personnes qui aïent pris parti pour ou contre lui, et qui s’interessent avec affection à la fortune de ses vers. La plûpart de ceux en qui il suppose des sentimens de haine ou d’amitié très-décidez sont dans l’indifference, et disposez à juger de l’auteur par sa comédie, et non de la comédie par son auteur. Ils sont prêts à dire leur sentiment avec autant de franchise, que les amis commençaux d’une maison disent le leur sur un cuisinier que le maître essaïe. Ce n’est pas le moins équitable des jugemens de notre païs.

Section 22, que le public juge bien des poëmes et des tableaux en general. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages §

Non seulement le public juge d’un ouvrage sans interêt, mais il en juge encore ainsi qu’il en faut décider en general, c’est-à-dire par la voïe du sentiment, et suivant l’impression que le poëme ou le tableau font sur lui.

Puisque le premier but de la poësie et de la peinture est de nous toucher, les poëmes et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu’à proportion qu’ils nous émeuvent et qu’ils nous attachent. Un ouvrage qui touche beaucoup doit être excellent à tout prendre. Par la même raison l’ouvrage qui ne touche point et qui n’attache pas ne vaut rien, et si la critique n’y trouve point à reprendre des fautes contre les regles, c’est qu’un ouvrage peut être mauvais sans qu’il y ait des fautes contre les regles, comme un ouvrage plein de fautes contre les regles peut être un ouvrage excellent.

Or le sentiment enseigne bien mieux si l’ouvrage touche et s’il fait sur nous l’impression que doit faire un ouvrage, que toutes les dissertations composées par les critiques pour en expliquer le mérite et pour en calculer les perfections et les défauts. La voïe de discussion et d’analise, dont se servent ces messieurs, est bonne à la verité, lorsqu’il s’agit de trouver les causes qui font qu’un ouvrage plaît ou qu’il ne plaît pas, mais cette voïe ne vaut pas celle du sentiment lorsqu’il s’agit de décider cette question. L’ouvrage plaît-il ou ne plaît-il pas ? L’ouvrage est-il bon ou mauvais en general, c’est la même chose ? Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poëme ou sur un tableau, que pour rendre raison de la décision du sentiment et pour expliquer quelles fautes l’empêchent de plaire, et quels sont les agrémens qui le rendent capable d’attacher. Qu’on me permette ce trait. La raison ne veut point qu’on raisonne sur une pareille question, à moins qu’on ne raisonne pour justifier le jugement que le sentiment a porté. La décision de la question n’est point du ressort du raisonnement.

Il doit se soumettre au jugement que le sentiment prononce. C’est le juge compétent de la question.

Raisonne-t-on, pour sçavoir si le ragoût est bon ou s’il est mauvais, et s’avisa-t-on jamais, après avoir posé des principes géometriques sur la saveur, et défini les qualitez de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour décider si le ragoût est bon ? On n’en fait rien. Il est en nous un sens fait pour connoître si le cuisinier a operé suivant les regles de son art. On goûte le ragoût et même sans sçavoir ces regles on connoît s’il est bon. Il en est de même en quelque maniere des ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant.

Il est en nous un sens destiné pour juger du mérite de ces ouvrages, qui consistent en l’imitation des objets touchans dans la nature. Ce sens est le sens même qui auroit jugé de l’objet que le peintre, le poëte ou le musicien ont imité. C’est l’oeil lorsqu’il s’agit du coloris d’un tableau. C’est l’oreille lorsqu’il est question de juger si les accens d’un récit sont touchans ou s’ils conviennent aux paroles, et si le chant en est mélodieux.

Lorsqu’il s’agit de connoître si l’imitation qu’on nous présente dans un poëme ou dans la composition d’un tableau est capable d’exciter la compassion et d’attendrir, le sens destiné pour en juger, est le sens même qui auroit été attendri, c’est le sens qui auroit jugé de l’objet imité.

C’est ce sixiéme sens qui est en nous sans que nous voïions ses organes. C’est la portion de nous-même qui juge sur l’impression qu’elle ressent, et qui, pour me servir des termes de Platon, prononce sans consulter la regle et le compas. C’est enfin ce qu’on appelle communément le sentiment.

Le coeur s’agite de lui-même et par un mouvement qui précede toute déliberation, quand l’objet qu’on lui présente est réellement un objet touchant, soit que l’objet ait reçu son être de la nature, soit qu’il tienne son existence d’une imitation que l’art en a faite. Notre coeur est fait, il est organisé pour cela.

Son operation prévient donc tous les raisonnemens, ainsi que l’operation de l’oeil et celle de l’oreille les dévancent dans leurs sensations. Il est aussi rare de voir des hommes nez sans le sentiment dont je parle, qu’il est rare de trouver des aveugles nez. Mais on ne sçauroit le communiquer à ceux qui en manqueroient, non plus que la vûë et l’ouïe.

Ainsi les imitations font leur effet sur nous, elles nous font rire ou pleurer, elles nous attachent avant que notre raison ait eu le temps d’agir et d’examiner. On pleure à une tragédie avant que d’avoir discuté si l’objet que le poëte nous y présente, est un objet capable de toucher par lui-même, et s’il est bien imité. Le sentiment nous apprend ce qui en est avant que nous aïons pensé à en faire l’examen. Le même instinct qui nous feroit gémir par un premier mouvement à la rencontre d’une mere qui conduiroit son fils unique au tombeau, nous fait pleurer quand la scéne nous fait voir l’imitation fidelle d’un pareil évenement.

On reconnoît si le poëte a choisi un objet touchant et s’il l’a bien imité ; comme on reconnoît sans raisonner si le peintre a peint une belle personne, ou si celui qui a fait le portrait de notre ami l’a fait ressemblant. Faut-il pour juger si ce portrait ressemble ou non, prendre les proportions du visage de notre ami et les comparer aux proportions du portrait ? Les peintres mêmes diront qu’il est en eux un sentiment subit qui dévance tout examen, et que l’excellent tableau qu’ils n’ont jamais vû, fait sur eux une impression soudaine qui les met en état de pouvoir, avant aucune discussion, juger de son mérite en general : cette premiere apprehension leur suffit même pour nommer l’auteur du tableau.

On a donc raison de dire communément qu’avec de l’esprit on se connoît à tout, car on entend alors par le mot d’esprit, la justesse et la délicatesse du sentiment. Les françois sont en possession de donner au mot esprit, des significations bien plus abusives. Ainsi Monsieur Pascal n’y avoit pas encore assez refléchi quand il mit sur le papier, que ceux qui jugent d’un ouvrage par les regles, sont à l’égard des autres hommes, comme ceux qui ont une montre sont à l’égard de ceux qui n’en ont point, quand il est question de sçavoir l’heure. Je crois cette pensée du nombre de celles qu’un peu de méditation lui auroit fait expliquer, car on sçait bien que celui des ouvrages de Monsieur Pascal que je cite, est composé d’idées qui lui étoient venuës dans l’esprit, et qu’il avoit jettées sur le papier plûtôt pour les examiner que pour les publier. Elles furent imprimées après sa mort dans l’état où il les avoit laissées.

Lorsqu’il s’agit du mérite d’un ouvrage fait pour nous toucher, ce ne sont pas les regles qui sont la montre, c’est l’impression que l’ouvrage fait sur nous. Plus notre sentiment est délicat, ou si l’on veut, plus nous avons d’esprit, plus la montre est juste.

Monsieur Despreaux se fonde sur cette raison pour avancer que la plûpart des critiques de profession qui suppléent par la connoissance des regles à la finesse du sentiment qui leur manque bien souvent, ne jugent pas aussi sainement du mérite des ouvrages excellens, que les esprits du premier ordre en jugent sans avoir étudié les regles autant que les premiers. permettez-moi de vous dire, il s’adresse à Monsieur Perrault, qu’aujourd’hui même ce ne sont pas, comme vous vous le figurez, … etc. .

En effet, les poëtes anciens seroient aussi surpris d’apprendre sur quels endroits de leurs ouvrages le commun des commentateurs se récrie davantage, que s’ils venoient à sçavoir ce que l’abbé de Marolles et les traducteurs de son espece leur font dire quelquefois ; les professeurs qui toute leur vie ont enseigné la logique, sont-ils ceux qui connoissent le mieux quand un homme parle de bon sens et quand il raisonne avec justesse ?

Si le mérite le plus important des poëmes et des tableaux étoit d’être conforme aux regles redigées par écrit, on pourroit dire que la meilleure maniere de juger de leur excellence comme du rang qu’ils doivent tenir dans l’estime des hommes, seroit la voïe de discussion et d’analyse. Mais le mérite le plus important des poëmes et des tableaux est de nous plaire. C’est le dernier but que les peintres et les poëtes se proposent quand ils prennent tant de peine à se conformer aux regles de leur art. On connoît donc suffisamment s’ils ont bien réussi, quand on connoît si l’ouvrage touche ou s’il ne touche pas. Il est vrai de dire qu’un ouvrage où les regles essentielles seroient violées, ne sçauroit plaire. Mais c’est ce qu’on reconnoît mieux en jugeant par l’impression que fait l’ouvrage qu’en jugeant de cet ouvrage sur les dissertations des critiques, qui conviennent rarement touchant l’importance de chaque regle. Ainsi le public est capable de bien juger des vers et des tableaux sans sçavoir les regles de la poësie et de la peinture, car, comme le dit Ciceron.

Tous les hommes, à l’aide du sentiment intérieur qui est en eux, connoissent sans sçavoir les regles, si les productions des arts sont de bons ou de mauvais ouvrages, et si le raisonnement qu’ils entendent conclut bien.

Quintilien dit dans l’ouvrage que nous avons cité tant de fois, quoique nous ne l’aïons pas cité encore aussi souvent qu’il mérite de l’être : ce n’est point en raisonnant qu’on juge des ouvrages faits pour toucher et pour plaire. On en juge par un mouvement intérieur qu’on ne sçauroit bien expliquer.

Du moins tous ceux qui ont tenté de l’expliquer n’en sont pas venus à bout.

Le parterre sans sçavoir les regles, juge d’une piece de théatre aussi-bien que les gens du métier. il en est du théatre comme de l’éloquence, dit l’abbé D’Aubignac, … etc.

Voilà pourquoi des artisans éclairez consultent quelquefois des personnes qui ne sçavent point les regles de leurs arts, mais qui sont capables néanmoins de donner des décisions sur l’effet d’un ouvrage composé pour toucher les hommes, parce qu’elles sont doüées d’un naturel très-sensible. Souvent elles ont décidé avant que d’avoir parlé et même avant que d’avoir pensé à faire une décision.

Mais dès que les mouvemens de leur coeur qui opere mécaniquement, viennent à s’exprimer par leur geste et par leur contenance, elles deviennent, pour ainsi dire, une pierre de touche qui donne à connoître distinctement si le mérite principal manque ou non dans l’ouvrage qu’on leur montre ou qu’on leur lit. Ainsi quoique ces personnes ne soient point capables de contribuer à la perfection d’un ouvrage par leur avis, ni même de rendre methodiquement raison de leur sentiment, leur décision ne laisse pas d’être juste et sûre.

On sçait plusieurs exemples de ce que je viens d’avancer, et que Malherbe et Moliere mettoient même leurs servantes de cuisine au nombre de ces personnes ausquelles ils lisoient leurs vers, pour éprouver si ces vers prenoient.

Qu’on me pardonne l’expression favorite de nos poëtes dramatiques.

Mais il est des beautez dans ces sortes d’ouvrages, dira-t-on, dont les ignorans ne peuvent sentir le prix. Par exemple, un homme qui ne sçait pas que le même Pharnace qui s’étoit allié aux romains contre son pere Mithridate, fut dépoüillé honteusement de ses états par Jules Cesar quelques années après, n’est point frappé de la beauté des vers prophetiques que Racine fait proferer à Mithridate expirant.

Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse, fiez-vous aux romains du soin de son supplice.

Les ignorans ne sçauroient donc juger d’un poëme en general, puisqu’ils ne conçoivent qu’une partie de ses beautez.

Je prie le lecteur de ne point oublier la premiere réponse que je vais faire à cette objection. C’est que je ne comprens point le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poëmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel dégré ils sont excellens.

Le mot de public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumieres, soit par la lecture, soit par le commerce du monde. Elles sont les seules qui puissent marquer le rang des poëmes et des tableaux, quoiqu’il se rencontre dans les ouvrages excellens des beautez capables de se faire sentir au peuple du plus bas étage et de l’obliger à se récrier. Mais comme il est sans connoissance des autres ouvrages, il n’est pas en état de discerner à quel point le poëme qui le fait pleurer est excellent, ni quel rang il doit tenir parmi les autres poëmes. Le public dont il s’agit ici est donc borné aux personnes qui lisent, qui connoissent les spectacles, qui voient et qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque maniere que ce soit, ce discernement qu’on appelle goût de comparaison, et dont je parlerai tantôt plus au long.

Le lecteur en faisant attention aux temps, aux lieux, comme à la nature de l’ouvrage dont il sera particulierement question, comprendra beaucoup mieux encore que je ne pourrois l’expliquer, à quel étage d’esprit, à quel point de lumieres et à quelle condition le public dont je voudrai parler sera restraint. Par exemple, tous ceux qui sont capables de porter un jugement sain sur une tragédie françoise, ne sont pas capables de juger de même de l’éneïde ni d’un autre poëme latin.

Le public qui peut juger d’Homere aujourd’hui, est encore moins nombreux que le public qui peut juger de l’éneïde.

Le public se restraint suivant l’ouvrage dont il est question de juger.

Le mot de public est encore ou plus resserré ou plus étendu, suivant les temps et suivant les lieux dont on parle. Il est des siecles et des villes où les connoissances necessaires, pour bien juger d’un ouvrage par son effet, sont plus communes et plus répanduës que dans d’autres. Tel ordre de citoïens qui n’a pas ces lumieres dans une ville de province, les a dans une capitale.

Tel ordre de citoïens qui ne les avoit pas au commencement du seiziéme siecle, les avoit à la fin du dix-septiéme.

Par exemple, depuis l’établissement des opera, le public, capable de dire son sentiment sur la musique s’est augmenté des trois quarts à Paris. Mais, comme je l’ai déja dit, je ne crains pas que mon lecteur se trompe sur l’extention qu’il conviendra de donner à la signification du mot de public, suivant les occasions où je l’emploïerai.

Ma seconde réponse à l’objection tirée des vers de Mithridate, c’est que le public ne fait pas le procès en un jour aux ouvrages qui réellement ont du mérite. Avant que d’être jugez, ils demeurent un temps, pour ainsi dire, sur le bureau. Or, dès que le mérite d’un ouvrage attire l’attention du public, ces beautez que le public ne sçauroit comprendre sans quelqu’un qui les lui explique, ne lui échappent pas. L’explication des vers qui les renferment, passe de bouche en bouche et descend jusqu’au plus bas étage du public. Il en tient compte à l’auteur quand il définit son ouvrage en general. Les hommes ont du moins autant d’envie de dire ce qu’ils sçavent, que d’apprendre ce qu’ils ne sçavent pas. D’ailleurs je ne pense point que le public jugeât mal d’un ouvrage en general, quand bien même quelqu’unes de ces beautez lui seroient échappées. Ce n’est point sur de pareilles beautez qu’un auteur sensé qui compose en langue vulgaire, fonde le succès de son poëme. Les tragédies de Corneille et de Racine ne contiennent pas chacune quatre traits pareils à celui de Mithridate que nous avons cité.

Si une piece tombe, on peut dire qu’elle seroit tombée de même quand le public entier auroit eu l’intelligence de ces beautez voilées. Deux ou trois vers qu’il a laissez passer sans y faire attention, et qui lui auroient plû, s’il en avoit compris tout le sens, ne l’auroient pas empêché d’être ennuïé par quinze cens autres qu’il a parfaitement entendus.

Le dessein de la poësie et de la peinture étant de toucher et de plaire, il faut que tout homme qui n’est pas stupide puisse sentir l’effet des bons vers et des bons tableaux. Tous les hommes doivent donc être en possession de donner leur propre suffrage, quand il s’agit de décider si les poëmes ou les tableaux font l’effet qu’ils doivent faire. Ainsi lorsqu’il s’agit de juger de l’effet general d’un ouvrage, le peintre et le poëte sont aussi peu en droit de recuser ceux qui ne sçavent pas leur art, qu’un chirurgien seroit en droit de recuser le témoignage de celui qui a souffert une operation lorsqu’il est question uniquement de sçavoir si l’operation a été douloureuse, sous le prétexte que le malade seroit ignorant en anatomie.

Que penseroit-on du musicien qui soutiendroit que ceux qui ne sçavent pas la musique, sont incapables de décider si le menuet qu’il a composé plaît ou s’il ne plaît pas ? Quand un orateur fait bailler et dormir son auditoire, ne passe-t-il pas pour constant qu’il a mal harangué, sans qu’on songe à s’informer si les personnes que son discours a jettées sur le côté sçavoient la rhetorique.

Les hommes persuadez par instinct que le mérite d’un discours oratoire, ainsi que le mérite d’un poëme et d’un tableau, doivent tomber sous le sentiment, ajoutent foi au rapport de l’auditeur, et ils s’en tiennent à sa décision dès qu’ils le connoissent pour une personne sensée. Quand même un des spectateurs d’une tragédie generalement désapprouvée feroit une mauvaise exposition des raisons qui font qu’elle ennuïe, les hommes n’en défereroient pas moins au sentiment general. Ils ne laisseroient pas de croire que la piece est mauvaise, bien qu’on expliquât mal par quelles raisons elle ne vaut rien. On en croit l’homme, même quand on ne comprend pas le raisonneur.

Est-il décidé autrement que par le sentiment general que certaines couleurs sont naturellement plus gaïes que d’autres couleurs. Ceux qui prétendent expliquer cette verité par principes, ne disent que des choses obscures et que peu de gens croïent comprendre. Cependant la chose est reputée certaine dans tout l’univers. On seroit aussi ridicule aux Indes en soutenant que le noir est une couleur gaïe, qu’on le seroit à Paris en soutenant que le verd-clair et la couleur de chair sont des couleurs tristes.

Il est vrai que lorsqu’il s’agit du mérite des tableaux, le public n’est pas un juge aussi compétent, que lorsqu’il s’agit du mérite des poëmes. La perfection d’une partie des beautez d’un tableau, par exemple la perfection du dessein, n’est bien sensible qu’aux peintres ou aux connoisseurs qui ont étudié la peinture autant que les artisans mêmes. Mais nous discutons ailleurs quelles sont les beautez d’un tableau dont le public est un juge non recusable, et quelles sont ses beautez qui ne sçauroient être apprétiées à leur juste valeur que par ceux qui sçavent les regles de la peinture.

Section 23, que la voïe de discussion n’est pas aussi bonne pour connoître le mérite des poëmes et des tableaux, que celle du sentiment §

Plus les hommes avancent en âge et plus leur raison se perfectionne, moins ils ont de foi pour tous les raisonnemens philosophiques, et plus ils ont de confiance dans le sentiment et dans la pratique. L’expérience leur a fait connoître qu’on est trompé rarement par le rapport distinct de ses sens, et que l’habitude de raisonner et de juger sur ce rapport conduit à une pratique simple et sûre, au lieu qu’on se méprend tous les jours en operant en philosophe, c’est-à-dire, en posant des principes generaux et en tirant de ces principes une chaîne de conclusions.

Dans les arts, les principes sont en grand nombre, et rien n’est plus facile que de se tromper dans le choix de celui qu’on veut poser comme le plus important. Ne se peut-il pas faire encore que ce principe doive varier suivant le genre d’ouvrage auquel on veut travailler ? On peut bien encore donner à un principe plus d’étenduë qu’il n’en devroit avoir. On compte même souvent ce qui est sans exemple pour impossible. C’en est assez pour être hors de la bonne route dès le troisiéme syllogisme.

Ainsi le quatriéme devient un sophisme sensible, et le cinquiéme contient une conclusion dont la fausseté souleve ceux-là mêmes qui ne sont point capables de faire l’analyse du raisonnement, et de remonter jusqu’à la source de l’erreur. Enfin soit que les philosophes physiciens ou critiques posent mal leurs principes, soit qu’ils en tirent mal leurs conclusions, il leur arrive tous les jours de se tromper quoiqu’ils assurent que leur methode conduit infailliblement à la verité.

Combien l’expérience a-t-elle découvert d’erreurs dans les raisonnemens philosophiques qui étoient tenus dans les siecles passez pour des raisonnemens solides ? Autant qu’elle en découvrira un jour dans les raisonnemens qui passent aujourd’hui pour des veritez incontestables. Comme nous reprochons aujourd’hui aux anciens d’avoir cru l’horreur du vuide et l’influence des astres, nos petits neveux nous reprocheront un jour de semblables erreurs, que le raisonnement entreprendroit en vain de démêler, mais que l’expérience et le temps sçauront bien mettre en évidence.

Les deux plus illustres compagnies de philosophes qui soient en Europe, l’académie des sciences de Paris et la société roïale de Londres, n’ont pas voulu ni adopter ni bâtir aucun systême general de physique. Suivant le sentiment du chancelier Bacon, elles n’en épousent aucun dans la crainte que l’envie de justifier ce systême ne fascinât les yeux des observateurs, et ne leur fit voir les expériences, non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’il faudroit qu’elles fussent pour servir de preuves à une opinion qu’on auroit entrepris de faire passer pour la verité. Nos deux illustres académies se contentent donc de vérifier les faits et de les insérer dans leurs regîtres, persuadées qu’elles sont que rien n’est plus facile au raisonnement, que de trébucher dès qu’il veut faire deux pas au-delà du terme où l’expérience l’a conduit. C’est de la main de l’expérience que ces compagnies attendent un systême general. Que penser de ces systêmes de poësie, qui, loin d’être fondez sur l’expérience, veulent lui donner le démenti, et qui prétendent nous démontrer que des ouvrages admirez de tous les hommes capables de les entendre depuis deux mille ans, ne sont rien moins qu’admirables.

Mieux les hommes se connoissent eux-mêmes et les autres, moins, comme je l’ai déja dit, ils ont de confiance dans toutes ces décisions faites par voïe de spéculation, même dans les matieres qui sont à la rigueur susceptibles de démonstrations géometriques. Monsieur Leibnitz ne se hazarderoit jamais à passer en carosse par un endroit où son cocher l’assureroit ne pouvoir point passer sans verser, même étant à jeûn, quoiqu’on démontrât à ce sçavant homme dans une analyse géometrique de la pente du chemin, et de la hauteur, comme du poids de la voiture, qu’elle ne devroit pas y verser. On en croit l’homme préferablement au philosophe, parce que le philosophe se trompe encore plus facilement que l’homme.

S’il est un art qui dépende des spéculations des philosophes, c’est la navigation en pleine mer. Qu’on demande à nos navigateurs si les vieux pilotes qui n’ont que leur expérience, et si l’on veut leur routine pour tout sçavoir, ne devinent pas mieux dans un voïage de long cours en quel lieu peut être le vaisseau que les mathematiciens nouveaux à la mer, mais qui durant dix ans ont étudié dans leur cabinet toutes les sciences dont s’aide la navigation.

Ils répondront qu’ils ne virent jamais ces mathematiciens redresser les pilotes sur l’estime, ailleurs que dans les rélations que ces premiers font imprimer, et ils allegueront le mot du lion de la fable à qui l’on faisoit remarquer un bas-relief où un homme terrassoit un lion ; que les lions n’ont point de sculpteurs.

Quand l’archiduc Albert entreprit le fameux siege d’Ostende, il fit venir d’Italie pour être son principal ingénieur, Pompée Targon le premier homme de son temps dans toutes les parties des mathematiques, mais sans expérience.

Pompée Targon ne fit rien de ce que sa réputation faisoit attendre. Aucune de ses machines ne réussit, et l’on fut obligé de le congédier après qu’il eut bien dépensé de l’argent et fait tuer bien du monde inutilement. On donna la conduite du siege au célebre Ambroise Spinola qui n’avoit que du génie et de la pratique, mais qui prit la place. Ce grand capitaine n’avoit étudié aucune des sciences capables d’aider un ingénieur à se former, quand le dépit qu’il conçut, parce qu’un autre noble genois lui avoit été préferé dans l’achat du palais Turfi de Genes, lui fit prendre le parti de venir se faire homme de guerre dans les païs-bas espagnols en un âge fort avancé, par rapport à l’âge où l’on fait communément l’apprentissage de ce métier.

Lorsque le grand prince De Condé assiegea Thionville après la bataille de Rocroi, il fit venir dans son camp Roberval, l’homme le plus sçavant en mathematique qui fut alors, et mort professeur roïal en cette science, comme une personne très-capable de lui donner de bons avis sur le siege qu’il alloit former. Roberval ne proposa rien qui fut praticable, et on l’envoïa attendre dans Metz que d’autres eussent pris la place. On voit par les livres du Boccalin, qu’il sçavoit tout ce que les anciens et les modernes ont écrit de plus ingénieux sur le grand art de gouverner les peuples. Sur sa réputation le pape Paul V lui confia la police d’une petite ville qu’un homme sans latin auroit très-bien régie. Il fallut révoquer au bout de trois mois d’administration, l’auteur des commentaires politiques sur Tacite, et du fameux livre la pierre de touche.

Un médecin de vingt-cinq ans est aussi persuadé de la verité des raisonnemens physiques, qui prétendent développer la maniere dont le quinquina opere pour guérir les fievres intermittentes : qu’il le peut être de l’efficacité du remede. Un médecin de soixante ans, est persuadé de la verité du fait qu’il a vû plusieurs fois, mais il ne croit plus aux explications de l’effet du remede, que par benefice d’inventaire, s’il est permis d’user de cette expression. Est-ce sur la connoissance des simples, sur la science de l’anatomie, en un mot sur l’érudition ou sur l’expérience du médecin, que se détermine un homme qui a de lui-même de l’expérience, lorsqu’il est obligé de se choisir un médecin. Charles II roi d’Angleterre disoit que de tous les françois qu’il avoit connus, Monsieur De Gourville étoit celui qui avoit le plus grand sens. Monsieur De Gourville eut besoin d’un médecin. Les plus célebres briguerent l’emploi de gouverner sa santé. Il envoïa un domestique de confiance à la porte des écoles de médecine un jour que la faculté s’assembloit, avec ordre de lui amener sans autre information celui des médecins dont il jugeroit la complexion la plus conforme à celle de son maître. On lui en amena un tel qu’il le souhaitoit, et il s’en trouva bien. Monsieur De Gourville se détermina en faveur de l’expérience, laquelle méritoit davantage le titre d’expérience à son égard.

Feu Monsieur De Tournefort, un des plus dignes sujets de l’académie des sciences, dit, en parlant d’un pas difficile qu’il franchit. pour moi je m’abandonnai entierement à la conduite de mon cheval, … etc. c’est l’expérience d’un cheval, d’une machine au sentiment de l’auteur, qui est ici préferée aux raisonnemens d’un homme, d’un académicien. Qu’on me permette la plaisanterie ; ce cheval mene loin.

Les avocats sont communément plus sçavans que les juges. Néanmoins il est très-ordinaire que les avocats se trompent dans les conjectures qu’ils font sur l’issuë d’un procès. Les juges qui n’ont lû qu’un très-petit nombre de livres, mais à qui l’expérience journaliere a montré quels sont les motifs de décision qui déterminent les tribunaux dans le jugement des procez, ne se trompent presque jamais dans leurs prédictions sur l’évenement d’une cause.

Or, s’il est quelque matiere où il faille que le raisonnement se taise devant l’expérience, c’est assurement dans les questions qu’on peut faire sur le mérite d’un poëme. C’est lorsqu’il s’agit de sçavoir si un poëme plaît ou s’il ne plaît pas, si, generalement parlant, un poëme est un ouvrage excellent ou s’il n’est qu’un ouvrage médiocre. Les principes generaux sur lesquels on peut se fonder pour raisonner consequemment touchant le mérite d’un poëme, sont en petit nombre. Il y a souvent lieu à quelque exception contre le principe qui paroit le plus universel. Plusieurs de ces principes sont si vagues, qu’on peut soutenir également que le poëte les a suivis ou qu’il ne les a point suivis dans son ouvrage. L’importance de ces principes dépend encore d’une infinité de circonstances des temps et des lieux où le poëte a composé. En un mot, comme le premier but de la poësie est de plaire, on voit bien que ses principes deviennent plus souvent arbitraires que les principes des autres arts, à cause de la diversité du goût de ceux pour qui les poëtes composent. Quoique les beautez doivent être moins arbitraires dans l’art oratoire que dans l’art poëtique, néanmoins Quintilien dit qu’il ne s’est jamais assujetti qu’à un très-petit nombre de ces principes et de ces regles, qu’on appelle principes generaux et regles universelles.

Il n’y en a presque point, ajoûte-t-il, dont on ne puisse contester la validité par de bonnes raisons.

Il est donc comme impossible d’évaluer au juste ce qui doit resulter des irrégularitez heureuses d’un poëte, de son attention à se conformer à certains principes, et de sa négligence à en suivre d’autres. Enfin, combien de fautes la poësie de son stile ne fait-elle point pardonner ? Souvent il arriveroit encore qu’après avoir bien raisonné et bien conclu pour nous, nous aurions mal conclu pour les autres, et ces autres se trouveront être précisément les personnes pour qui le poëte a composé son ouvrage. L’évaluation géometrique du mérite de l’Arioste faite aujourd’hui pour un françois, seroit-elle bonne par rapport aux italiens du seiziéme siecle. Le rang où un dissertateur françois placeroit aujourd’hui l’Arioste en vertu d’une analyse géometrique de son poëme, seroit-il reconnu pour être le rang dû à Messer Ludovico ? Que de calculs, que de combinaisons à faire avant que d’être en droit de tirer la consequence, si l’on veut la tirer juste. Un gros volume in folio suffiroit à peine pour contenir l’analyse exacte de la Phédre de Monsieur Racine, faite suivant cette méthode, et pour apprétier ainsi cette piece par voïe d’examen. La discussion seroit encore aussi sujette à erreur, qu’elle seroit fatiguante pour l’écrivain et dégoutante pour le lecteur. Ce que l’analyse ne sçauroit trouver, le sentiment le saisit d’abord.

Le sentiment dont je parle est dans tous les hommes, mais comme ils n’ont pas tous les oreilles et les yeux également bons, de même ils n’ont pas tous le sentiment également parfait. Les uns l’ont meilleur que les autres, ou bien parce que leurs organes sont naturellement mieux composez, ou bien parce qu’ils l’ont perfectionné par l’usage fréquent qu’ils en ont fait et par l’expérience.

Ceux-ci doivent s’appercevoir plûtôt que les autres du mérite ou du peu de valeur d’un ouvrage. C’est ainsi qu’un homme, dont la vûë porte loin, reconnoît distinctement d’autres hommes à la distance de cent toises, quand ceux qui sont à ses côtez discernent à peine la couleur des habits des hommes qui s’avancent. Quand on en croit son premier mouvement, on juge de la portée des sens des autres, par la portée de ses propres sens. Il arrive donc que ceux qui ont la vûë courte, hésitent quelque-temps à se rendre au sentiment de celui qui a les yeux meilleurs qu’eux, mais dès que la personne qui s’avance s’est approchée à une distance proportionnée à leur vûë, ils sont tous d’un pareil avis.

De même tous les hommes qui jugent par sentiment, se trouvent d’accord un peu plûtôt ou un peu plus tard sur l’effet et sur le mérite d’un ouvrage.

Si la conformité d’opinion n’est pas établie parmi eux aussi-tôt qu’il semble qu’elle devroit l’être, c’est que les hommes en opinant sur un poëme ou sur un tableau, ne se bornent pas toujours à dire ce qu’ils sentent et à rapporter quelle impression il fait sur eux. Au lieu de parler simplement et suivant leur apprehension, dont ils ignorent souvent le mérite, ils veulent décider par principes, et comme la plûpart ils ne sont pas capables de s’expliquer méthodiquement, ils embroüillent leurs décisions, et ils se troublent réciproquement dans leurs jugemens. Un peu de temps les met d’accord avec eux-mêmes comme avec les autres.

Section 24, objection contre la solidité des jugemens du public, et réponse à cette objection §

J’entens déja citer les erreurs où le public est tombé dans tous les temps et dans tous les païs sur le mérite des personnes qui remplissent les grandes dignitez, ou qui exercent certaines professions. Pouvez-vous, me dira-t-on, ériger en tribunal infaillible un appretiateur du mérite qui s’est trompé si souvent sur les géneraux, sur les ministres et sur les magistrats, et qui s’est vû obligé tant de fois à retracter le jugement qu’il avoit porté ?

Je vais faire deux réponses à cette objection, qui dans le fond est plus ébloüissante que solide. En premier lieu le public se trompe rarement quand il définit en general les personnes qu’on vient de citer comme un exemple de ses injustices, quoiqu’il les louë ou qu’il les blâme à tort quelquefois, sur un évenement particulier.

Expliquons cette proposition.

Le public ne juge pas du mérite du general sur une seule campagne, du ministre sur une seule négociation, ni du médecin si l’on veut, sur le traitement d’une seule maladie. Il en juge sur plusieurs évenemens et sur plusieurs succez. Or, autant qu’il seroit injuste de juger du mérite de ceux dont il s’agit sur un seul succès, autant me paroît-il équitable d’en juger sur plusieurs succez, ainsi que par comparaison aux succez de ceux qui auront eu à conduire des entreprises ou des affaires pareilles à celles dont les personnes desquelles il s’agit ici, auront été chargées.

Un succès heureux et même deux, peuvent être le seul effet du pouvoir des conjonctures. Il est rare que le bonheur seul amene trois succez heureux, mais lorsque ces succez sont parvenus à un certain nombre, il seroit insensé de prétendre qu’ils fussent le pur effet du hazard, et que l’habileté du géneral ou du ministre, n’y eussent point de part.

Il en est de même des succez malheureux.

Le joueur de trictrac, qui de vingt parties qu’il joüe avec la même personne en gagne dix-neuf, passe constamment pour sçavoir le jeu mieux qu’elle, quoique le caprice des dez puisse faire gagner deux parties de suite au joüeur malhabile contre le joueur habile. Or, la guerre et les autres professions que nous avons citées, dépendent encore moins de la fortune que le trictrac, quoique la fortune ait part dans le succès de ceux qui les exercent. Le plan que se propose le general après avoir examiné ses forces, ses ressources, en un mot quels sont ses moïens, et quels sont ceux de l’ennemi, n’est pas exposé à être aussi souvent déconcerté que le projet du joueur. Ainsi le public n’a point de tort de penser que le general, dont presque toutes les campagnes sont heureuses, est un grand homme de guerre, quoiqu’un general puisse avoir un évenement heureux sans mérite, comme il peut perdre une bataille ou lever un siege sans être mauvais capitaine. Le cardinal Mazarin, qui connoissoit aussi-bien que personne, quelle part peut avoir la capacité dans ces évenemens, que les hommes bornez croïent dépendre presque entierement du hazard, parce qu’ils en dépendent en partie, ne vouloit confier les armées et les affaires qu’à des gens heureux, supposant qu’on ne réussit point assez souvent pour mériter le titre d’heureux sans avoir beaucoup d’habileté. Or, le public ne se dedit gueres des jugemens generaux qu’il a porté sur le mérite des capitaines et des ministres en la maniere que nous l’avons exposé.

Ma seconde réponse à l’objection proposée contre la justesse des jugemens du public est de dire : qu’on auroit encore tort de conclure que le public peut se tromper sur un poëme ou sur un tableau, parce que souvent il louë ou blâme à tort les ministres et les generaux sur des évenemens particuliers. Le public ne s’est trompé, par exemple, dans tous les temps, sur la loüange dûë à un general qui venoit de gagner une bataille ou de la perdre, que pour avoir porté son jugement sur tout un objet dont il ne connoissoit qu’une partie.

Lorsqu’il a eu tort, c’est pour avoir blâmé ou loüé avant que d’avoir été bien instruit de la part que le general avoit euë dans le bon ou dans le mauvais succès.

Le public a voulu juger quand il étoit encore mal informé des faits. Il a jugé du general avant que d’être pleinement instruit, et de la contrainte où le jettoient les ordres de son prince ou de sa republique, et des traverses que lui causoient ceux dont l’emploi étoit de l’aider, et des assistances promises et non données. Le public ne sçait pas si le general n’a pas amené lui-même en resserrant l’ennemi ou bien en lui donnant des occasions de tomber dans une confiance témeraire, le hazard qui semble avoir été l’unique cause du succès de ce general, et si l’avantage qu’il tire de ce hazard n’est pas dû aux précautions que sa prévoïance avoit prises d’avance pour en profiter. Il ignore si le general pouvoit écarter, ou du moins s’il devoit prévoir le contre-temps qui fait avorter son entreprise, et qui l’a fait même paroître témeraire après qu’elle est manquée. Le public ignore si le gain de la bataille est l’effet du plan du general, ou s’il est dû à la présence d’esprit d’un officier subalterne. On peut dire la même chose du public quand il loüe ou quand il blâme le ministre, le magistrat, et même le médecin sur un évenement particulier.

Il n’en est pas de même du public quand il loüe les peintres et les poëtes, parce qu’ils ne sont jamais heureux ni malheureux du côté du succès de leurs productions, qu’autant qu’ils ont mérité de l’être. Quand le public décide sur leurs ouvrages, il porte son jugement sur un objet, qu’il connoît en son entier et qu’il voit par toutes ses faces.

Toutes les beautez et toutes les imperfections de ces sortes d’ouvrages sont sous les yeux du public. Rien de ce qui doit les faire loüer ou les faire blâmer n’est caché pour lui. Il sçait tout ce qu’il faut sçavoir pour en bien juger. Le prince qui a donné au general sa commission, ou bien au ministre son instruction, n’est pas aussi capable de juger de leur conduite, que l’est le public de juger des poëmes et des tableaux.

Les peintres et les poëtes, continuera-t-on, sont du moins les plus malheureux de tous ceux dont les ouvrages demeurent à découvert sous les yeux du public. Vous mettez tout le monde en droit de leur faire leur procès, même sans rendre aucune raison de son jugement, au lieu que les autres sçavans ne sont jugez que par leurs pairs, qui sont encore tenus de les convaincre dans les formes avant que d’être reçus à prononcer leur condamnation.

Je ne pense pas que ce fut un si grand bonheur pour les peintres et pour les poëtes de n’être jugez que par leurs pairs. Mais répondons plus sérieusement.

Lorsqu’un ouvrage traite de sciences ou de connoissances purement spéculatives, son mérite ne tombe point sous le sentiment. Ainsi les personnes qui ont acquis le sçavoir nécessaire pour connoître si l’ouvrage est bon ou mauvais sont les seules qui puissent en juger.

Les hommes ne naissent pas avec la connoissance de l’astronomie et de la physique, comme ils naissent avec le sentiment. Ils ne sçauroient juger du mérite d’un ouvrage de physique ou d’astronomie qu’en vertu de leurs connoissances acquises, au lieu qu’ils peuvent juger des vers et des tableaux en vertu de leur discernement naturel. Ainsi les géometres, les médecins et les théologiens, ou ceux qui sans avoir mis l’enseigne de ces sciences ne laissent pas de les sçavoir, sont les seuls qui puissent juger d’un ouvrage qui traite de leur science. Mais tous les hommes peuvent juger des vers et des tableaux, parce que tous les hommes sont sensibles, et que l’effet des vers et des tableaux tombe sous le sentiment.

Quoique cette réponse soit sans replique, je ne laisserai pas de la fortifier encore par une refléxion. Dès que les sciences dont j’ai parlé ont operé en vertu de leurs principes, dès qu’elles ont produit quelque chose qui doit être utile ou agréable aux hommes en general, nous connoissons alors sans autre lumiere que celle du sentiment, si le sçavant a réussi. L’ignorant en astronomie connoît aussi-bien que le sçavant, si l’astronome a prédit l’éclipse avec précision, ou si la machine fait l’effet promis par le mathematicien, quoiqu’il ne puisse pas prouver méthodiquement que l’astronome et le mathematicien ont tort, ni dire en quoi ils se sont trompez.

S’il est des arts dont les productions tombent sous le sentiment, c’est la peinture, c’est la poësie. Ils n’operent que pour nous toucher. Toute l’exception qu’on puisse alléguer, c’est de dire qu’il est des tableaux et des poëmes dont tout le mérite ne tombe pas sous le sentiment. On ne sçauroit connoître à l’aide du sentiment si la verité est observée dans le tableau historique qui représente le siege d’une place ou la céremonie d’un sacre. Le sentiment seul ne suffit point pour connoître si l’auteur d’un poëme de philosophie raisonne avec justesse, et s’il prouve bien son systême.

Le sentiment ne sçauroit juger de cette partie du mérite d’un poëme ou d’un tableau, qu’on peut appeller le mérite étranger, mais c’est parce que la peinture et la poësie elles-mêmes sont incapables d’en décider. En cela les peintres et les poëtes n’ont aucun avantage sur les autres hommes. S’il se trouve des peintres et des poëtes capables de déceler sur ce que nous avons appellé le mérite étranger dans les poëmes et dans les tableaux, c’est qu’ils ont d’autres connoissances que celles de l’art de la peinture et de l’art de la poësie.

Quand il s’agit d’un de ces ouvrages mixtes qui ressortissent à plusieurs tribunaux differens, chacun d’eux juge la question qui est de sa compétence. C’est ce qui donne lieu quelquefois à des jugemens opposez, et néanmoins équitables sur le mérite du même ouvrage.

Ainsi les poëtes loüent avec raison le poëme de Lucrece sur l’univers, comme l’ouvrage d’un grand artisan, quand les philosophes le condamnent comme un livre rempli de mauvais raisonnemens.

C’est ainsi que les sçavans en histoire blâment Varillas, parce qu’il se trompe à chaque page, quand les lecteurs qui ne cherchent que de l’amusement dans un livre, le louent à cause de ses narrations amusantes et de l’agrément de son stile.

Mais pour retourner à Lucrece, le public est juge de la partie du mérite de son poëme qui est du ressort de la poësie, aussi-bien que les poëtes mêmes. Toute cette portion du mérite de Lucrece tombe sous le sentiment.

Ainsi le véritable moïen de connoître le mérite d’un poëme sera toujours de consulter l’impression qu’il fait. Notre siecle est trop éclairé, et, si l’on veut, trop philosophe pour lui faire croire qu’il lui faille apprendre des critiques ce qu’il doit penser d’un ouvrage composé pour toucher, quand on peut lire cet ouvrage, et quand le monde est rempli de gens qui l’ont lû. La philosophie qui enseigne à juger des choses par les principes qui leur sont propres, enseigne en même-temps que pour connoître le mérite et l’excellence d’un poëme, il faut examiner s’il plaît, et à quel point il plaît et il attache ceux qui le lisent.

Véritablement les personnes qui ne sçavent point l’art, ne sont pas capables de remonter jusques aux causes qui rendent un mauvais poëme ennuïeux. Elles ne sçauroient en indiquer les fautes en particulier. Aussi ne prétens-je pas que l’ignorant puisse dire précisement en quoi le peintre ou le poëte ont manqué, et moins encore leur donner des avis sur la correction de chaque faute, mais cela n’empêche pas que l’ignorant ne puisse juger par l’impression que fait sur lui un ouvrage composé pour lui plaire et pour l’intéresser, si l’auteur a réussi dans son entreprise et jusqu’à quel point il y a réussi. L’ignorant peut donc dire que l’ouvrage est bon ou qu’il ne vaut rien, et même il est faux qu’il ne rende pas raison de son jugement.

Le poëte tragique, dira-t-il, ne l’a point fait pleurer, et le poëte comique ne l’a point fait rire. Il allegue qu’il ne sent aucun plaisir en regardant le tableau qu’il refuse d’estimer. C’est aux ouvrages à se défendre eux-mêmes contre de pareilles critiques, et ce qu’un auteur peut dire pour excuser les endroits foibles de son poëme, n’a pas plus d’effet qu’en ont les éloges étudiez que ses amis peuvent donner aux beaux endroits. l’amour tyranique de Scuderi est demeuré au nombre des mauvaises pieces malgré la dissertation de Sarrazin.

En effet tous les raisonnemens des critiques ne sçauroient persuader qu’un ouvrage plaise lorsqu’on sent qu’il ne plaît pas, comme ils ne peuvent jamais faire accroire que l’ouvrage qui interesse, n’interesse pas.

Section 25, du jugement des gens du métier §

Après avoir parlé des jugemens du public sur un ouvrage nouveau, il convient de parler des jugemens que les gens du métier en portent.

La plûpart jugent mal des ouvrages pris en general, par trois raisons. La sensibilité des gens du métier est usée. Ils jugent du tout par voïe de discussion.

Enfin ils sont prévenus en faveur de quelque partie de l’art, et ils la comptent dans les jugemens generaux qu’ils portent pour plus qu’elle ne vaut. Sous le nom de gens du métier, je comprens ici, non-seulement les personnes qui composent ou qui peignent, mais encore un grand nombre de ceux qui écrivent sur les poëmes et sur les tableaux.

Quoi, me dira-t-on, plus on est ignorant en poësie et en peinture, plus on est en état de juger sainement des poëmes et des tableaux ! Quel paradoxe !

L’exposition que je vais faire de ma proposition, jointe à ce que j’ai déja dit, me justifieront pleinement contre une objection si propre à prévenir le monde au désavantage de mon sentiment.

Il est quelques artisans beaucoup plus capables que le commun des hommes de porter un bon jugement sur les ouvrages de leur art. Ce sont les artisans nez avec le génie de cet art, toujours accompagné d’un sentiment bien plus exquis que n’est celui du commun des hommes. Mais un petit nombre d’artisans est né avec du génie, et par consequent avec cette sensibilité ou cette délicatesse d’organes supérieure à celle que peuvent avoir les autres, et je soutiens que les artisans sans génie jugent moins sainement que le commun des hommes, et si l’on veut que les ignorans.

Voici mes raisons. La sensibilité vient à s’user dans un artisan sans génie, et ce qu’il apprend dans la pratique de son art, ne sert le plus souvent qu’à dépraver son goût naturel et à lui faire prendre à gauche dans ses décisions.

Son sentiment a été émoussé par l’obligation de s’occuper de vers et de peinture, d’autant plus qu’il aura été souvent obligé à écrire ou bien à peindre comme malgré lui, dans des momens où il ne sentoit aucun attrait pour son travail. Il est donc devenu insensible au pathétique des vers et des tableaux, qui ne font plus sur lui le même effet qu’ils y faisoient autrefois, et qu’ils font encore sur les hommes de son âge.

C’est ainsi qu’un vieux médecin, bien qu’il soit né tendre et compatissant, n’est plus touché par la vûë d’un mourant autant que l’est un autre homme, et autant qu’il le seroit encore lui-même, s’il n’avoit pas exercé la médecine.

L’anatomiste s’endurcit de même et il acquiert l’habitude de disséquer sans répugnance des malheureux, dont le genre de mort rend les cadavres encore plus capables de faire horreur. Les céremonies les plus lugubres n’attristent plus ceux dont l’emploi est d’y assister.

Qu’il me soit permis d’user ici de l’expression dont Ciceron se servoit pour peindre encore plus vivement l’indolence de la république. Le coeur contracte un calus de la même maniere que les pieds et les mains en contractent.

D’ailleurs, les peintres et les poëtes s’occupent des imitations comme d’un travail, au lieu que les autres hommes ne les regardent que comme des objets interessans. Ainsi le sujet de l’imitation, c’est-à-dire, les évenemens de la tragédie et les expressions du tableau, font une impression legere sur les peintres et sur les poëtes sans génie, qui sont ceux dont je parle. Ils sont en habitude d’être émus si foiblement, qu’ils ne s’apperçoivent presque pas si l’ouvrage les touche ou s’il ne les touche point.

Leur attention se porte toute entiere sur l’execution mécanique, et c’est par là qu’ils jugent de tout l’ouvrage.

La poësie du tableau de Monsieur Coypel, qui représente le sacrifice de la fille de Jepthé ne les saisit point, et ils l’examinent avec autant d’indifference que s’il représentoit une danse de païsans ou quelque sujet incapable de nous émouvoir. Insensibles au pathétique de ses expressions, ils lui font son procès en consultant uniquement la regle et le compas, comme si un tableau ne devoit pas contenir des beautez supérieures à celles dont ces instrumens sont les juges souverains.

C’est ainsi que la plûpart de nos poëtes examineroient le Cid si la piece étoit nouvelle. Mais les peintres et les poëtes, sans enthousiasme, ne sentent pas celui des autres, et portant leur suffrage par voïe de discussion, ils louent ou ils blâment un ouvrage en general, ils le définissent bon ou mauvais suivant qu’ils le trouvent régulier dans l’analyse qu’ils en font. Peuvent-ils être bons juges du tout quand ils sont mauvais juges de la partie de l’ invention, qui fait le principal mérite des ouvrages, et qui distingue le grand homme du simple artisan.

Ainsi les gens du métier jugent mal en general, quoique leurs raisonnemens examinez en particulier se trouvent souvent assez justes, mais ils en font un usage pour lequel les raisonnemens ne sont point faits. Vouloir juger d’un poëme ou d’un tableau en general par voïe de discussion, c’est vouloir mesurer un cercle avec une regle.

Qu’on prenne donc un compas, qui est l’instrument propre à le mesurer.

En effet, on voit tous les jours des personnes qui jugeroient très-sainement si elles jugeoient d’un ouvrage par voïe de sentiment, se méprendre en prédisant le succès d’une piece dramatique, parce qu’elles ont formé leur prognostic par voïe de discussion. Monsieur Racine et Monsieur Despreaux étoient de ces artisans beaucoup plus capables que les autres hommes de juger des vers et des poëmes. Qui ne croira qu’après s’être encore éclairez réciproquement, ils ne dussent porter des jugemens infaillibles, du moins sur le succès de chaque scéne prise en particulier ?

Cependant Monsieur Despreaux avoüoit que très-souvent il étoit arrivé que les jugemens qu’ils portoient après une discussion methodique son ami et lui, sur les divers succès que devoient avoir differentes scénes des tragédies de cet ami, avoient été démentis par l’évenement, et qu’ils avoient même reconnu toujours après l’expérience, que le public avoit eu raison de juger autrement qu’eux. L’un et l’autre, pour prévoir plus certainement l’effet de leurs vers, en étoient venus à une méthode à peu près pareille à celle de Malherbe et de Moliere.

Nous avons avancé que les gens du métier étoient encore sujets à tomber dans une autre erreur en formant leur décision. C’est d’avoir trop d’égard dans l’apprétiation génerale d’un ouvrage à la capacité de l’artisan dans la partie de l’art pour laquelle ils sont prévenus. Le sort des artisans sans génie est de s’attacher principalement à l’étude de quelque partie de l’art qu’ils professent, et de penser après y avoir fait du progrès, qu’elle est la seule partie de l’art bien importante. Le poëte dont le talent principal est de rimer richement, se trouve bien-tôt prévenu que tout poëme dont les rimes sont négligées ne sçauroit être qu’un ouvrage médiocre, quoiqu’il soit rempli d’invention, et de ces pensées tellement convenables au sujet, qu’on est surpris qu’elles soient neuves. Comme son talent n’est pas pour l’invention, ces beautez ne sont que d’un foible poids dans sa balance.

Un peintre qui de tous les talens necessaires pour former le grand artisan, n’a que celui de bien colorier, décide qu’un tableau est excellent ou qu’il ne vaut rien en general, suivant que l’ouvrier a sçû manier la couleur. La poësie du tableau est comptée pour peu de chose, pour rien même dans son jugement.

Il fait sa décision sans aucun égard aux parties de l’art qu’il n’a point.

Un poëte en peinture tombera dans la même erreur en plaçant au-dessous du médiocre, le tableau qui manquera dans l’ordonnance et dont les expressions seront basses, mais dont le coloris méritera d’être admiré. En supposant que les parties de l’art que l’on n’a pas, ne méritent presque point d’attention, on établit, sans être obligé de le dire, qu’il ne nous manque rien pour être un grand maître. On peut dire des artisans ce que Petrone dit des hommes qui possedent de grandes richesses.

Tous les hommes veulent que le genre de mérite dont ils sont doüez, soit le genre de mérite le plus important dans la societé. Le lecteur observera que tout ce que je viens de dire ici, je l’ai dit des jugemens generaux que les gens du métier portent sur un ouvrage. Que les peintres soient plus capables que tous ceux qui ne le sont pas de juger du mérite d’un tableau par rapport au coloris, à la régularité du dessein et à quelques autres beautez dans l’éxecution, personne n’en doute et nous le dirons même dans le vingt-septiéme chapitre de cet ouvrage.

On voit bien que j’ai parlé seulement ici des peintres et des poëtes qui se trompent de bonne foi. Si je cherchois à rendre leurs décisions suspectes, que ne pourrois-je pas dire sur les injustices qu’ils commettent tous les jours de propos déliberé, en définissant les ouvrages de leurs concurrens. Dans les autres professions on se contente ordinairement d’être le premier de ses contemporains.

En poësie comme en peinture, on a peine à souffrir l’ombre de l’égalité. Cesar consentoit bien d’avoir un égal, mais la plûpart des peintres et des poëtes, aussi altiers que Pompée, ne sçauroient souffrir d’être approchez. Ils veulent que le public croïe voir une grande distance entr’eux et ceux de leurs contemporains qui paroîtront les suivre de plus près. Il est donc rare que les plus grands hommes en ces deux professions veuillent rendre justice même à ceux de leurs concurrens, qui ne font que commencer la carriere, et qui ne peuvent ainsi leur être égalez que dans un temps à venir et encore éloigné.

L’on a souvent eu raison de reprocher aux illustres dont je parle, le trait d’amour propre dont Auguste fut accusé ; c’est de s’être choisi dans la personne de Tibere le successeur qu’il croïoit le plus propre à le faire regretter. Si les grands artisans sont sensibles à la jalousie, que penser des médiocres ?

Section 26, que les jugemens du public l’emportent à la fin sur les jugemens des gens du métier §

L’experience confirme le raisonnement que je viens de faire. Il faut bien que les gens du métier se trompent souvent, puisque leurs jugemens sont ordinairement cassez par ceux du public, dont la voix fit toujours la destinée des ouvrages. C’est toujours le sentiment du public qui l’emporte, lorsque les maîtres de l’art et lui sont d’avis differens sur une production nouvelle. un ouvrage, dit Monsieur Despreaux, a beau être approuvé d’un petit nombre de connoisseurs, … etc. .

La même chose arrive lorsque le public donne son approbation à un ouvrage blâmé par les connoisseurs. Le public à venir, qu’on me permette cette expression, qui en jugera par sentiment, ainsi que le public contemporain en avoit jugé, sera toujours de l’avis des contemporains. La posterité n’a jamais blâmé comme de mauvais poëmes, ceux que les contemporains de l’auteur avoient loüez comme excellens, bien qu’elle puisse en abandonner la lecture pour s’occuper d’autres ouvrages encore meilleurs que ces poëmes-là. Nous ne voïons pas de poëmes qui ait ennuïé les contemporains du poëte, parvenir jamais à une grande réputation.

Les livres de parti et les poëmes écrits sur des évenemens récens n’ont qu’une vogue, laquelle s’évanoüit bien-tôt quand ils doivent tout leur succès aux conjonctures où ils sont publiez. On les oublie au bout de six mois, parce que le public les a moins estimez en qualité de bonnes poësies qu’en qualité de gazettes. Il n’est pas surprenant que la posterité les mette au rang de ces mémoires satyriques, qui sont curieux uniquement par les faits qu’ils apprennent ou par les circonstances des faits qu’ils rappellent. Le public les avoit condamnez à cette destinée six mois après leur naissance. Mais ceux de ces poëmes, ceux des écrits de parti, dont le public fait encore cas un an après qu’ils sont publiez, ceux qu’il estime indépendamment des circonstances, passent à la postérité.

Nous faisons encore autant de cas de la satyre de Seneque contre l’empereur Claudius qu’on en pouvoit faire à Rome deux ans après la mort de ce prince. On fait encore aujourd’hui plus de cas de la satyre Menippée, des lettres au provincial, et de quelques autres livres de ce genre, qu’on en faisoit un an après la premiere édition de ces écrits. Les chansons faites il y a dix ans, et que nous avons retenuës seront chantées par la posterité.

Les fautes que les gens du métier s’obstinent à faire remarquer dans les ouvrages estimez du public retardent bien leur succès, mais elles ne l’empêchent point. On répond aux gens du métier qu’un poëme ou un tableau peuvent avec de mauvaises parties être un excellent ouvrage. Il seroit inutile d’expliquer au lecteur, qu’ici comme dans toute cette dissertation, le mot de mauvais s’entend rélativement. On sçait bien, par exemple, que si l’on dit que le coloris d’un tableau de l’école romaine ne vaut rien, cette expression signifie seulement que ce coloris est très-inférieur à celui de plusieurs autres tableaux, soit flamands, soit lombards, dont la réputation est cependant médiocre.

On ne pourroit pas sentir la force des expressions d’un tableau, si le coloris en étoit absolument faux et mauvais. Quand on dit que la versification de Corneille est mauvaise par endroits, on veut dire seulement qu’elle est moins soutenuë et plus négligée que celle de plusieurs poëtes reputez des artisans médiocres. Un poëme dont la versification seroit absolument mauvaise, dont chaque vers nous choqueroit, ne parviendroit jamais à nous toucher.

Car, comme le dit Quintilien, des phrases qui débutent par blesser l’oreille en la heurtant trop rudement, des phrases, qui, pour ainsi dire, se présentent de mauvaise grace, trouvent la porte du coeur fermée.

Les décisions des gens du métier, bien que sujettes à toutes les illusions dont nous venons de parler, ne laissent point d’avoir beaucoup de part à la premiere réputation d’un ouvrage nouveau.

En premier lieu, s’ils ne peuvent pas faire blâmer un ouvrage par ceux qui le connoissent, ils peuvent empêcher beaucoup de gens de le connoître en les détournant de l’aller voir ou de le lire. Ces préventions qu’ils répandent dans le monde, ont leur effet durant un temps. En second lieu, le public prévenu en faveur du discernement des gens du métier, pense durant un temps qu’ils aïent meilleure vûë que lui. Ainsi comme l’ouvrage auquel ils veulent bien rendre justice, parvient bien-tôt à la réputation bonne ou mauvaise qui lui est dûë ; le contraire arrive lorsqu’il ne la lui rendent pas, soit qu’ils prévariquent, soit qu’ils se trompent de bonne foi. Quand ils se partagent, ils détruisent leur crédit, et le public juge sans eux. C’est à l’aide de ce partage qu’on a vû Moliere et Racine parvenir si promptement à une grande réputation.

Quoique les gens du métier n’en puissent pas imposer aux autres hommes assez pour leur faire trouver mauvaises les choses excellentes, ils peuvent leur faire croire que ces choses excellentes ne sont que médiocres par rapport à d’autres. L’erreur dans laquelle ils jettent ainsi le public sur un nouvel ouvrage, est long-temps à se dissiper.

Jusqu’à ce que cet ouvrage vienne à être connu generalement, le prejugé que la décision des gens du métier a jetté dans le monde, balance le sentiment des personnes de goût et désintéressées, principalement si l’ouvrage est d’un auteur dont la réputation n’est pas encore bien établie. Si l’auteur est déja connu pour un excellent artisan, son ouvrage est tiré d’oppression beaucoup plûtôt. Tandis qu’un préjugé combat un autre préjugé, la verité s’échappe, pour ainsi dire, de leurs mains : elle se montre.

Le plus grand effet des préjugez que les peintres et les poëtes sement dans le monde contre un nouvel ouvrage, vient de ce que les personnes qui parlent d’un poëme ou d’un tableau sur la foi d’autrui, aiment mieux en passer par l’avis des gens du métier, elles aiment mieux le repeter, que de redire le sentiment de gens qui n’ont pas mis l’enseigne de la profession à laquelle l’ouvrage ressortit. En ces sortes de choses où les hommes ne croïent point avoir un intérêt essentiel à choisir le bon parti, ils se laissent ébloüir par une raison qui peut beaucoup sur eux. C’est que les gens du métier doivent avoir plus d’expérience que les autres. Je dis ébloüir, car comme je l’ai exposé, la plûpart des peintres et des poëtes ne jugent point par voïe de sentiment, ni en déferant au goût naturel perfectionné par les comparaisons et par l’expérience, mais par voïe d’analyse. Ils ne jugent pas en hommes doüez de ce sixiéme sens dont nous avons parlé, mais en philosophes spéculatifs. La vanité contribuë encore à nous faire épouser l’avis des gens du métier, préferablement à l’avis des hommes de goût et de sentiment. Suivre l’avis d’un homme qui n’a pas d’autre expérience que nous et qui n’a rien appris que nous ne sçachions nous-mêmes, c’est reconnoître en quelque façon qu’il a plus d’esprit que nous. C’est rendre une espece d’hommage à son discernement naturel. Mais croire l’artisan, déferer à l’avis d’un homme qui a fait une profession que nous n’avons pas exercée, c’est seulement déferer à l’art, c’est rendre hommage à l’expérience.

La profession de l’art en impose même tellement à bien des personnes, qu’elles étouffent du moins durant un temps leur propre sentiment pour adopter l’avis des gens du métier. Elles rougiroient d’oser être d’un avis different du leur.

C’est donc avec bienveillance qu’on écoute des personnes de la profession qui font méthodiquement le procès à une tragédie ou bien à un tableau, et l’on retient même ce qu’on peut des termes de l’art. C’est de quoi se faire admirer ou du moins écouter par d’autres.

Section 27, qu’on doit plus d’égard aux jugemens des peintres qu’à ceux des poëtes. De l’art de reconnoître la main des peintres §

Le public écoute avec plus de prévention les peintres qui font le procès à un tableau, que les poëtes qui font le procès à un poëme. On ne sçauroit que loüer le public de placer ainsi sa confiance. Il s’en faut beaucoup que le commun des hommes ait autant de connoissance de la mecanique de la peinture, que de la mécanique de la poësie, et comme nous l’avons exposé au commencement de ces essais, les beautez de l’exécution sont encore bien plus importantes dans un tableau qu’elles ne sçauroient l’être dans un poëme françois.

Nous avons même vû que les beautez de l’exécution pouvoient seules rendre un tableau précieux. Or ces beautez se rendent bien sensibles aux hommes qui n’ont pas l’intelligence de la mécanique de la peinture, mais ils ne sont point capables pour cela de juger du mérite du peintre. Pour être capable de juger de la loüange qui lui est duë, il faut sçavoir à quel dégré il a approché des artisans qui sont les plus vantez pour avoir excellé dans les parties où il a réussi lui-même. Ce sont quelques-uns de ces dégrez de plus ou de moins, qui font la difference du grand homme et de l’ouvrier ordinaire. Voilà ce que les gens du métier sçavent. Ainsi la réputation du peintre, dont le talent est de réussir dans le clair-obscur ou dans la couleur locale, est bien plus dépendante du suffrage de ses pairs, que la réputation de celui dont le mérite consiste dans l’expression des passions et dans les inventions poëtiques, choses où le public se connoît mieux, qu’il compare par lui-même, et dont il juge par lui-même. Nous voïons aussi par l’histoire des peintres que les coloristes sont parvenus plus tard à une grande réputation que les peintres célebres par leur poësie.

On voit bien qu’en suivant ce principe je dois reconnoître les personnes du métier pour être les juges ausquels il faut s’en rapporter, quand on veut sçavoir autant qu’il est possible, quel peintre a fait le tableau, mais elles ne sont point pour cela les juges uniques du mérite de ce tableau. Comme les plus grands ouvriers en ont fait quelquefois de médiocres, on ne connoît pas l’excellence d’un tableau dès qu’on connoît son auteur. Il n’est pas décidé qu’un tableau soit de la premiere classe, parce qu’il est décidé qu’il est l’ouvrage d’un peintre des plus illustres.

Quoique l’expérience nous enseigne que l’art de deviner l’auteur d’un tableau en reconnoissant la main du maître, soit le plus fautif de tous les arts après la médecine, il prévient trop néanmoins le public en faveur des décisions de ceux qui l’exercent, même quand elles sont faites sur d’autres points. Les hommes qui admirent plus volontiers qu’ils n’approuvent, écoutent avec soumission, et ils repetent avec confiance tous les jugemens d’une personne qui montre une connoissance distincte de plusieurs choses où ils n’entendent rien.

On verra d’ailleurs par ceque je vais dire concernant l’infaillibilité de l’art de discerner la main des grands maîtres, quelles bornes on doit donner à la prévention qui nous est naturelle en faveur de tous les jugemens rendus par ceux qui font profession de cet art, et qui décident avec autant de confiance qu’un jeune médecin ordonne des remedes.

Les experts dans l’art de connoître la main des grands maîtres, ne sont bien d’accord entr’eux que sur ces tableaux célebres, qui, pour parler ainsi, ont déja fait leur fortune, et dont tout le monde sçait l’histoire. Quant aux tableaux dont l’état n’est pas certain en vertu d’une tradition constante et non interrompuë, il n’y a que les leurs et ceux de leurs amis qui doivent porter le nom sous lequel ils paroissent dans le monde.

Les tableaux des autres, et sur tout les tableaux des concitoïens sont des originaux douteux. On reproche aux uns de n’être que des copies, et aux autres d’être des pastiches. L’interêt acheve de mettre de l’incertitude dans les décisions d’un art qui ne laisse pas de s’égarer, même quand il opere de bonne foi.

On sçait que plusieurs peintres se sont trompez sur leurs propres ouvrages, et qu’ils ont pris quelquefois une copie pour l’original qu’eux-mêmes ils avoient peint. Vasari raconte, comme témoin oculaire, que Jules Romain, après avoir fait lui-même la draperie dans un tableau que peignoit Raphaël, reconnut pour son original la copie qu’André Del Sarte avoit faite de ce tableau. En effet, quoiqu’il doive être plus facile aujourd’hui de reconnoître la plume d’un homme que son pinceau, néanmoins les experts en écriture se trompent tous les jours. Tous les jours ils sont partagez dans leur rapport.

Le contour particulier du trait avec lequel chaque homme forme les vingt-quatre lettres de l’alphabet, les liaisons de ces caracteres, la figure des lignes, leur distance, la perseverance plus ou moins longue de celui qui a écrit à ne point précipiter, pour ainsidire, sa plume dans la chaleur du mouvement, comme font presque tous ceux qui écrivent, lesquels forment plus exactement les caracteres des premieres lignes que ceux des autres lignes, enfin la maniere dont il a tenu la plume, tout cela, dis-je, donne plus de prise pour faire le discernement des écritures que des coups de pinceau n’en peuvent donner.

L’écriture partant d’un mouvement rapide et continu de tous les organes de la main, elle dépend entierement de leur conformation et de leur habitude.

Un caractere peiné devient d’abord suspect d’être contrefait, et l’on distingue facilement si un caractere est tracé librement, ou s’il est ce qu’on appelle tâté.

On ne connoît pas de même si des coups de pinceau sont étudiez, et l’on ne démêle pas si aisément si le copiste n’a pas retouché et raccommodé son trait pour le rendre plus semblable au trait naturel d’un autre peintre. On est maître en peignant de repasser à plusieurs fois sur son trait afin de le rendre tel qu’on prétend le former : on en est autant le maître, que les anciens l’étoient de reformer leur caractere lorsqu’ils écrivoient sur des tablettes de cire. Or les anciens étoient si bien persuadez qu’on pouvoit contrefaire l’écriture tracée sur leurs tablettes, parce qu’on pouvoit en retoucher les caracteres sans qu’il y parut, que les actes ne faisoient foi chez eux que moïennant l’apposition du cachet de celui qu’ils engageoient. C’est au soin que prenoient les anciens pour avoir des sçeaux singuliers, et qu’on ne pût contrefaire sans bien de la peine, que nous devons apparemment la perfection où fut porté de leur temps l’art de graver les pierres qui servoient de cachets. C’est le soin des anciens pour avoir des cachets qui ne pussent point ressembler à d’autres, qui est cause que nous trouvons aujourd’hui sur les pierres gravées antiques des figures si particulieres, et même si bizarres, et souvent la tête de celui qui se servoit du cachet.

Mais nonobstant tous les moïens que nos experts peuvent avoir pour discerner nos écritures, leur art est encore si fautif, que les nations plus jalouses de proteger l’innocence que de punir le crime, défendent à leurs tribunaux d’admettre la preuve par comparaison des écritures dans les procez criminels ; et dans les païs où cette preuve est reçûë, les juges en dernier ressort la regardent plûtôt comme un indice que comme une preuve parfaite. Que penser de l’art qui suppose hardiment qu’on ne puisse pas si bien contrefaire la touche de Raphaël et du Poussin qu’il y puisse être trompé ?

Section 28, du temps où les poëmes et les tableaux sont apprétiez à leur juste valeur §

Enfin le temps arrive où le public apprétie un ouvrage non plus sur le rapport des gens du métier, mais suivant l’impression que fait cet ouvrage.

Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de l’art, et en s’en rapportant au sentiment, s’entrecommuniquent leurs avis, et l’uniformité de leur opinion change en persuasion l’opinion de chaque particulier. Il se forme encore de nouveaux maîtres dans les arts qui jugent sans intérêt et avec équité des ouvrages calomniez. Ces maîtres désabusent le monde méthodiquement des préventions que leurs prédecesseurs y avoient semées. Le monde remarque encore de lui-même, que ceux qui lui avoient promis quelque chose de meilleur que l’ouvrage dont le mérite a été contesté, ne lui ont pas tenu parole. Les contradicteurs obstinez meurent d’un autre côté. Ainsi l’ouvrage se trouve géneralement estimé à sa valeur veritable.

Telle a été parmi nous la destinée des opera de Quinault. Il étoit impossible de persuader au public qu’il ne fut pas touché aux représentations de Thesée et d’Atys, mais on lui faisoit croire que ces tragédies étoient remplies de fautes grossieres qui ne venoient pas tant de la nature vicieuse de ce poëme, que du peu de talent qu’avoit le poëte. On soutenoit qu’il étoit facile de faire beaucoup mieux que lui, et que si l’on pouvoit trouver quelque chose de bon dans ses opera, il n’étoit pas permis, sous peine d’être réputé un esprit médiocre, d’en loüer trop l’auteur. Nous avons donc vû Quinault plaire durant un temps sans que ceux ausquels il plaisoit osassent soutenir qu’il fut un poëte excellent dans son genre. Mais le public s’étant affermi dans son sentiment par l’expérience, il est sorti de l’espece de contrainte où l’on l’avoit tenu, et il a eu la constance de parler enfin comme il pensoit déja depuis long-temps. Il est venu de nouveaux poëtes qui ont encouragé le public à dire que Quinault étoit un homme excellent dans l’espece de poësie lyrique qu’il a traitée. La Fontaine et quelques beaux esprits, ont fait encore mieux pour bien convaincre le public que certains opera de Quinault fussent des poëmes aussi excellens que le peuvent être des opera. Eux-mêmes ils en ont faits qui se sont trouvez inferieurs de beaucoup à ceux de Quinault.

Il y a cinquante ans qu’on n’osoit dire que Quinault fut un poëte excellent en son genre. On n’oseroit dire le contraire aujourd’hui. Parmi les opera sans nombre qui se sont faits depuis lui, il n’y a que Thetis et Pelée, Iphigénie, les fêtes vénitiennes et l’Europe galante, que le monde mette à côté des bons opera de cet aimable poëte.

Si nous voulons examiner l’histoire des poëtes qui font l’honneur du parnasse françois, nous n’en trouverons pas qui ne doive au public la fortune de ses ouvrages. Les gens du métier ont été long-temps contre lui. Le public a long-temps admiré le Cid avant que les poëtes voulussent convenir que la piece fut remplie de choses admirables.

Combien de méchantes critiques et de comédies encore plus mauvaises, les rivaux de Moliere ont-ils composées contre lui ? Racine a-t-il mis au jour une tragédie dont on n’ait pas imprimé une critique qui la rabaissoit au rang des pieces médiocres, et qui concluoit à placer l’auteur dans la classe de Boyer et de Pradon. Mais la destinée de Racine a été la même que celle de Quinault. La prédiction de Monsieur Despreaux sur les tragédies de Racine s’est accomplie en son entier. La posterité équitable s’est soulevée en leur faveur.

Il en est de même des peintres. Aucun d’eux ne parviendroit que long-temps après sa mort à la distinction qui lui est dûe, si sa destinée demeuroit toujours au pouvoir des autres peintres. Heureusement ses rivaux n’en sont les maîtres que pour un temps. Le public tire peu à peu le procès d’entre leurs mains, et l’examinant lui-même, il rend à chacun la justice qui lui est dûe.

Mais, dira-t-on, si ma comédie tombe opprimée des sifflets d’une cabale ennemie, comment le public qui n’entend plus parler de cette piece pourra-t-il lui rendre justice. En premier lieu, je ne crois pas que la cabale puisse faire tomber une bonne piece, quoiqu’elle puisse la siffler. Le grondeur fut sifflé, mais il ne tomba point. En second lieu, cette piece s’imprime et demeure ainsi sous les yeux du public. Un homme d’esprit et d’une profession trop sérieuse pour être prévenu contre le mérite de la piece par un succès dont il n’aura point entendu parler, la lit sans préjugé, et il la trouve bonne. Il le dit aux personnes qui ont confiance en lui, qui la lisent et qui sentent la vérité. Elles informent d’autres personnes de leur découverte, et la piece que je veux bien supposer avoir été noïée, revient ainsi sur l’eau. c’est le terme. Voilà une maniere de cent, par lesquelles une bonne piece à qui le public auroit fait injustice dans le temps de sa nouveauté, pourroit se faire rétablir dans le rang qui lui seroit dû. Mais, comme je l’ai déja dit, la chose n’arrive point, et je ne pense pas qu’on puisse me citer une seule piece françoise rejettée par le public lorsqu’il la vit dans sa nouveauté, laquelle le public ait trouvée bonne dans la suite, et quand les conjonctures qui l’auroient fait tomber auroient été changées. Au contraire, je pourrois citer plusieurs comédies et plusieurs opera tombez dans le temps de leur nouveauté, et qui ont eu le même malheur quand on les a remis au théatre vingt ans après. Cependant les cabales à qui l’auteur et ses amis imputoient leur premiere chute étoient dissipées quand on les a représentées pour une seconde fois. Mais le public ne varie point dans son sentiment, parce qu’il prend toujours le bon parti. Une piece lui paroît toujours une piece médiocre quand on la reprend, s’il l’a jugée telle à la premiere représentation. Si l’on me demande quel temps il faut au public pour bien connoître un ouvrage et pour former son jugement sur le mérite de l’artisan, je répondrai que la durée de ce temps d’incertitude dépend de deux choses. Elle dépend de la nature de l’ouvrage et de la capacité du public devant lequel il est produit. Une piece de théatre, par exemple, sera plûtôt prisée sa juste valeur qu’un poëme épique. Le public s’assemble pour juger les pieces de théatre, et les personnes qui se sont assemblées s’entrecommuniquent bien-tôt leur sentiment. Un peintre qui peint des coupoles et des voûtes d’église, ou qui fait de grands tableaux destinez pour être placez dans tous les lieux où les hommes ont coutume de se rassembler, est plûtôt connu pour ce qu’il est, que le peintre qui travaille à des tableaux de chevalet destinez pour être renfermez dans les appartemens des particuliers.

Section 29, qu’il est des païs où les ouvrages sont plûtôt apprétiez à leur valeur que dans d’autres §

En second lieu, comme le public n’est pas également éclairé dans tous les païs, il est des lieux où les gens du métier peuvent le tenir plus long-temps dans l’erreur qu’ils ne le peuvent tenir en d’autres contrées. Par exemple, les tableaux exposez dans Rome seront plûtôt apprétiez à leur juste valeur, que s’ils étoient exposez dans Londres ou dans Paris. Les romains naissent presque tous avec beaucoup de sensibilité pour la peinture, et leur goût naturel a encore des occasions fréquentes de se nourrir et de se perfectionner par les ouvrages excellens qu’on rencontre dans les églises, dans les palais, et presque dans toutes les maisons où l’on peut entrer. Les moeurs et les usages du païs y laissent encore un grand vuide dans les journées de tout le monde, même dans celles de ces artisans condamnez ailleurs à un travail qui n’a gueres plus de relâche que le travail des Danaïdes. Cette inaction, l’occasion continuelle de voir de beaux tableaux, et peut-être aussi la sensibilité des organes plus grande dans ces contrées-là que dans des païs froids et humides, rendent le goût pour la peinture si general à Rome, qu’il est ordinaire d’y voir des tableaux de prix jusques dans des boutiques de barbiers, et ces messieurs en expliquent avec emphase les beautez à tous venans, pour satisfaire à la necessité d’entretenir le monde, que leur profession leur imposoit dès le temps d’Horace. Enfin dans une nation industrieuse et capable de prendre toute sorte de peine pour gagner sa vie sans être assujettie à un travail reglé, il s’est formé un peuple entier de gens qui cherchent à faire quelque profit par le moïen du commerce des tableaux.

Ainsi le public de Rome est presque composé en entier de connoisseurs en peinture. Ils sont, si l’on veut, la plûpart des connoisseurs médiocres, mais du moins ils ont un goût de comparaison qui empêche les gens du métier de leur en imposer aussi facilement qu’ils peuvent en imposer ailleurs. Si le public de Rome n’en sçait point assez pour refuter méthodiquement leurs faux raisonnemens, il en sçait assez du moins pour en sentir l’erreur, et il s’informe après l’avoir sentie de ce qu’il faut dire pour la refuter. D’un autre côté les gens du métier deviennent plus circonspects lorsqu’ils sentent qu’ils ont affaire avec des hommes éclairez. Ce n’est point parmi les théologiens que les novateurs entreprennent de faire des proselites de bonne foi.

Le peintre qui travaille dans Rome, parvient donc bien-tôt à la réputation dont il est digne, principalement quand il est italien. Les italiens presque aussi amoureux de la gloire de leur nation que les grecs le furent autrefois, sont très-jaloux de cette illustration qu’un peuple s’acquiert par la science et par les beaux arts. Quant aux sciences, il faut bien que tous les italiens tombent d’accord de ce qu’a écrit Monsieur Ottieri dans l’histoire de la guerre allumée, au sujet de la succession de Charles II roi d’Espagne. Cet auteur après avoir dit que les italiens ne doivent plus appeller les habitans des provinces situées au nord comme au couchant de l’Italie, les barbares, mais les ultramontains, à cause de la politesse qu’ils ont acquise, ajoute.

Mais les italiens ne pensent pas de même sur les beaux arts. Tout italien devient donc un peintre pour les tableaux d’un peintre étranger. Il plaint même, pour ainsi dire, les idées capables de faire beaucoup d’honneur à l’inventeur, d’être nées dans d’autres cerveaux que dans les cerveaux de ses compatriotes.

Un de mes amis fut le témoin oculaire de l’avanture que je vais raconter.

Personne n’ignore les malheurs de Bellizaire, réduit à demander l’aumône sur les grands chemins, après avoir souvent commandé avec des succez éclatans les armées de l’empereur Justinien.

Vandyck a fait un grand tableau de chevalet, où cet infortuné general est représenté dans la posture d’un mandiant qui tend la main devant les passans. Chacun des personnages qui le regardent y paroît ému d’une compassion qui porte le caractere de l’âge et de la condition de celui qui la témoigne.

Mais on attache d’abord ses regards sur un soldat, dont le visage et l’attitude font voir un homme plongé dans la réverie la plus sombre à la vûë de ce guerrier tombé dans la derniere misere d’un rang, qui fait l’objet de l’ambition des militaires. Ce personnage est si parlant, qu’on croit lui entendre dire : voilà quelle sera peut-être ma destinée après quarante campagnes.

Un seigneur de la grande Brétagne étant à Rome, où il avoit porté ce tableau, le fit voir à Carle-Maratte. Quel dommage, dit ce peintre, par une de ces saillies qui font avec un trait la peinture du fond du coeur, qu’un ultramontain nous ait prévenu dans cette invention. J’ai même entendu dire à des personnes dignes de foi, que parmi le bas peuple de Rome, il s’étoit trouvé des hommes assez ennemis de la réputation de nos peintres françois pour déchirer les estampes gravées d’après Le Sueur, Le Brun, Mignard, Coypel et quelques autres peintres de notre nation, que les chartreux de cette ville ont placées avec des estampes gravées d’après des peintres italiens dans la gallerie qui regne sur le cloître du monastere.

Les comparaisons qui s’y faisoient tous les jours entre les maîtres françois et les maîtres italiens avoient autant irrité nos romains jaloux, que les comparaisons qui se faisoient à Paris il y a quatre-vingt ans, entre les tableaux que Le Sueur avoit peints dans le petit cloître des chartreux de cette ville, et ceux que peignoit Le Brun, irritoient les éleves de ce dernier. Comme il fallut alors que les chartreux de Paris enfermassent les tableaux de Le Sueur pour les mettre à couvert des outrages que leur faisoient quelques éleves de Le Brun, il a fallu que les chartreux de Rome ne laissassent plus ouverte à tous venans la gallerie où les estampes des peintres françois sont exposées.

Le préjugé des françois est en faveur des étrangers où il ne s’agit pas de cuisine et de bon air, mais celui des italiens est contraire aux ultramontains.

Le françois suppose d’abord l’artisan étranger plus habile que son concitoïen, et il ne revient de cette erreur, quand il s’est abusé, qu’après plusieurs comparaisons.

Ce n’est pas sans peine qu’il consent d’estimer un artisan né dans le même païs que lui, autant qu’un artisan né à cinq cens lieuës de la France. Au contraire, la prévention de l’italien est peu favorable à tout étranger qui professe les arts liberaux. Si l’italien rend justice à l’étranger, c’est le plus tard qu’il lui est possible. Ainsi les italiens, après avoir négligé long-temps le Poussin, le reconnurent enfin pour un des grands maîtres qui jamais ait manié le pinceau.

Ils ont aussi rendu justice au génie de Monsieur Le Brun. Après l’avoir fait prince de l’académie de saint Luc, ils parlent encore avec éloge de son mérite, en appuïant un peu trop néanmoins sur la foiblesse du coloris de ce grand poëte, quoiqu’il vaille mieux que celui de bien des grands maîtres de l’école romaine. Les italiens peuvent se vanter de leur circonspection, et les françois de leur hospitalité.

Le public ne se connoît pas en peinture à Paris autant qu’à Rome. Les françois en general n’ont pas le sentiment intérieur aussi vif que les italiens. La difference qui est entr’eux est déja sensible dans les peuples qui habitent aux pieds des Alpes du côté des Gaules et du côté de l’Italie, mais elle est encore bien plus grande entre les naturels de Paris et les naturels de Rome. Il s’en faut encore beaucoup que nous ne cultivions autant qu’eux la sensibilité pour la peinture, commune à tous les hommes.

Generalement parlant, on n’acquiert pas ici aussi-bien qu’à Rome le goût de comparaison. Ce goût se forme en nous-mêmes et sans que nous y pensions. à force de voir des tableaux durant la jeunesse, l’idée, l’image d’une douzaine d’excellens tableaux se grave et s’imprime profondément dans notre cerveau encore tendre. Or, ces tableaux qui nous sont toujours présens, et dont le rang est certain, dont le mérite est décidé, servent, s’il est permis de parler ainsi, de pieces de comparaison, qui donnent le moïen de juger sainement à quel point l’ouvrage nouveau qu’on expose sous nos yeux approche de la perfection où les autres peintres ont atteint, et dans quelle classe il est digne d’être placé.

L’idée de ces douze tableaux qui nous est présente, produit une partie de l’effet que les tableaux mêmes produiroient, s’ils étoient à côté de celui dont nous voulons discerner le mérite et connoître le rang. La difference qui peut se trouver entre le mérite de deux tableaux exposez à côté l’un de l’autre, frappe tous ceux qui ne sont pas stupides.

Mais pour acquerir ce goût de comparaison qui fait juger du tableau présent par le tableau absent, il faut avoir été nourris dans le sein de la peinture.

Il faut, principalement durant la jeunesse, avoir eu des occasions fréquentes de voir dans une assiete d’esprit tranquille des tableaux. La liberté d’esprit n’est gueres moins necessaire pour sentir toute la beauté d’un ouvrage que pour le composer. Pour être bon spectateur il faut avoir cette tranquilité d’ame qui ne naît pas de l’épuisement, mais bien de la sérenité de l’imagination.

Or, nous vivons en France dans une suite continuelle de plaisirs ou d’occupations tumultueuses qui ne laissent presque point de vuide dans les journées et qui nous tiennent toujours ou dissipez ou fatiguez. On peut dire de nous ce que Pline disoit des romains de son temps, un peu plus occupez que les romains d’aujourd’hui, quand il se plaint de la legereté de l’attention qu’ils donnoient aux statuës superbes, dont plusieurs portiques étoient ornez.

Notre vie est un perpetuel embarras, ou bien pour faire une fortune capable de satisfaire à nos besoins qui sont sans bornes, ou bien pour la maintenir dans un païs où il n’est pas moins difficile de conserver du bien que d’en acquérir. Les plaisirs qui sont encore plus vifs et plus fréquens ici que par tout ailleurs, se saisissent du tems que nous laissent les occupations que la fortune nous a données, ou que notre inquiétude nous a fait rechercher. Bien des courtisans ont vécu trente ans à Versailles, passant régulierement cinq ou six fois par jour dans le grand appartement, à qui l’on feroit encore accroire que les pelerins d’Emaüs sont de Le Brun, et que les reines de Perse, aux pieds d’Alexandre, sont de Paul Veronese. Les françois me croiront sans peine.

Voilà pourquoi Le Sueur a mérité sa réputation si long-temps avant que d’en joüir. Le Poussin que nous vantons tant aujourd’hui, fut mal soutenu par le public lorsque dans ses plus beaux jours il vint travailler en France, mais quoi qu’un peu tard, les personnes désinteressées et dont l’avis est conforme à la verité se reconnoissent, et prenant confiance dans un sentiment qu’elles voïent être le sentiment du plus grand nombre, elles se soulevent contre ceux qui voudroient faire marcher de pair deux ouvriers trop inégaux. L’un monte d’un dégré toutes les années tandis que l’autre descend d’un dégré, et ces artisans se trouvent enfin placez à une telle distance, que le public désabusé s’étonne de les avoir vûs à côté l’un de l’autre. Concevons-nous aujourd’hui qu’on ait mis durant un temps Monsieur Mignard à côté de Monsieur Le Brun ?

Peut-être que nous serons aussi surpris dans vingt ans, quand nous viendrons à faire refléxion sur les paralelles qui se font aujourd’hui.

La même chose est arrivée dans l’école d’Anvers, où le public n’est pas plus connoisseur en peinture qu’à Paris.

Avant que Vandyck eut travaillé en Angleterre, les autres peintres lui donnoient des rivaux que le public abusé croïoit voir marcher à côté de lui. Mais cette distance paroît infinie aujourd’hui, parce que chaque jour l’erreur a perdu un partisan, et que la verité en a gagné un. Lorsque l’école de Rubens étoit dans sa force, les dominiquains d’Anvers voulurent avoir quinze grands tableaux de devotion pour orner la nef de leur église. Vandyck content du prix qu’on proposoit se presenta pour les faire tous.

Mais les autres peintres firent suggerer à ces bons peres de partager l’ouvrage et d’emploïer douze des éleves de Rubens, qui paroissoient être à peu près de la même classe. On fit entendre à ces religieux que la diversité des mains rendroit la suite de ces tableaux plus curieuse, et que l’émulation obligeroit encore chaque peintre à se surpasser lui-même dans un ouvrage destiné pour être comparé perpetuellement avec les ouvrages de ses concurrens. Des quinze tableaux Vandyck n’en fit que deux, qui sont la flagellation et le portement de croix. Le public ne pense aujourd’hui qu’avec indignation aux rivaux qu’on donna pour lors à Vandyck.

Comme nous avons vû en France plus de poëtes excellens que de grands peintres, le goût naturel pour la poësie a eu plus d’occasions de s’y cultiver que le goût naturel pour la peinture. Si les beaux tableaux sont presque tous renfermez à Paris dans des lieux où le public n’a pas un libre accès, nous avons des théatres ouverts à tout le monde où l’on peut dire, sans craindre le reproche de s’être laissé aveugler par le préjugé de nation presque aussi dangéreux que l’esprit de secte, qu’on représente les meilleures pieces de théatre qui aïent été faites depuis le renouvellement des lettres.

Les étrangers n’adoptent point les comédies et les tragédies des autres nations avec le même empressement ni le même respect pour les auteurs, qu’ils adoptent les nôtres. Les étrangers traduisent nos tragédies, mais ils se contentent d’imiter celles des autres nations. La plûpart des jeunes gens fréquentent les théatres en France, et sans qu’ils y pensent, il leur demeure dans la tête une infinité de pieces de comparaison et de pierres de touche. Les femmes hantent nos spectacles aussi librement que les hommes, et l’on parle souvent dans le monde de poësie, et principalement de poësie dramatique.

Ainsi le public en sçait assez pour rendre justice très-promptement aux mauvaises pieces, et pour soûtenir les bonnes contre la cabale.

La justice que le public rend aux ouvrages qui se publient par la voïe de l’impression, peut bien se faire attendre durant quelques mois, mais ceux qui paroissent sur le theatre ont plûtôt rempli leur destinée. Il n’y auroit rien de certain en vertu des lumieres humaines, si quatre cens personnes qui s’entrecommuniquent leur sentiment, pouvoient croire qu’elles sont touchées quand elles ne le sont pas, ou si elles pouvoient être touchées sans qu’on leur eut présenté un objet réellement interessant. Véritablement le public ne sçauroit faire si-tôt la difference du bon à l’exquis. Ainsi le public ne louera point d’abord une piece comme Phedre autant qu’elle le mérite.

Il ne sçauroit concevoir tout le prix de l’ouvrage qu’après l’avoir vû plusieurs fois, ni lui donner la préeminence dont il est digne, qu’après avoir comparé durant un temps le plaisir qu’il lui fait, avec le plaisir que lui font ces ouvrages excellens qu’une longue approbation a consacrez.

Section 30, objection tirée des bons ouvrages que le public a paru désapprouver, comme des mauvais qu’il a loüez, et réponse à cette objection §

On dira qu’on voit quelquefois une mauvaise farce, une Thalie barbouillée amuser le public long-temps, et attirer encore des spectateurs à une vingtiéme représentation. Mais le public qui va voir ces farces durant la nouveauté, vous répondra lui-même qu’il n’en est pas la duppe, et qu’il connoît le peu de valeur de ce comique des halles. Il vous dira dans le lieu même, qu’il met une difference immense entre ces pieces et le Misantrope, et qu’il n’y vient que pour voir un acteur qui réussit dans quelque personnage bizarre, ou bien une scéne qui aura du rapport avec une avanture récente et dont il est parlé dans le monde.

Aussi dès que le temps de la nouveauté s’est écoulé, dès que la conjoncture qui soutenoit la piece est passée, le public oublie pleinement ces farces, et les comédiens qui les ont joüées ne s’en souviennent plus, ce qui prouve, olim cùm stetit nova, … etc. .

Mais, ajoutera-t-on, le succès du Misantrope fut incertain durant un temps.

La Phedre de Pradon, que le public méprise tant aujourd’hui, et pour dire encore plus, qu’il a si parfaitement oubliée, eut d’abord un succès égal à celui de la Phedre de Racine. Pradon durant un temps eut autant de spectateurs à l’hôtel de Guenegaud, que Racine en avoit à l’hôtel de Bourgogne. En un mot, ces deux tragédies qui parurent dans le même mois, lutterent durant plusieurs jours avant que l’excellente eut terrassé la mauvaise.

Quoique le Misantrope soit peut-être la meilleure comédie que nous aïons aujourd’hui, on n’est pas surpris néanmoins que le public ait hésité durant quelques jours à l’avoüer pour excellente, et que le suffrage general n’ait été déclaré en sa faveur qu’après huit ou dix représentations, quand on fait refléxion aux circonstances où Moliere la joüa. Le monde ne connoissoit gueres alors le genre de comique noble qui commet ensemble des caracteres vrais, mais differens, de maniere qu’il en resulte des incidens divertissans, sans que les personnages aïent songé à être plaisans. Jusques-là, pour ainsi dire, on n’avoit pas encore diverti le public avec des visages naturels. Ainsi le public accoutumé depuis long-temps à un comique grossier ou gigantesque, qui l’entretenoit d’avantures basses ou romanesques, et qui ne faisoit paroître sur la scéne que des plaisans barboüillez et grotesques, fut surpris d’y voir une muse, qui sans mettre de masque à grimace sur le visage de ses acteurs, ne laissoit pas d’en faire des personnages de comédie excellens. Les rivaux de Moliere juroient en même-temps sur la connoissance qu’ils avoient du théatre, que ce nouveau genre de comédie ne valoit rien. Le public hésita donc durant quelques jours. Il ne sçavoit s’il avoit eu tort de croire que Jodelet maitre et valet, et Dom Japhet D’Armenie, fussent dans le bon goût, ou s’il avoit tort de penser que c’étoit le Misantrope qui étoit dans le bon goût. Mais après un certain nombre de représentations, le monde comprit que la maniere de traiter la comédie en philosophe moral étoit la meilleure, et laissant parler contre le Misantrope les poëtes jaloux, toujours aussi peu croïables sur les ouvrages de leurs concurrens, que les femmes sur le mérite de leurs rivales en beauté, il en est venu avec un peu de temps à l’admirer.

Les personnes d’un goût exquis, celles dont nous avons dit qu’elles avoient la vûë meilleure que les autres, prévirent même d’abord quel parti le public prendroit avant peu de jours. On sçait les loüanges que monsieur le duc de Montauzier donna au Misantrope après la premiere représentation. Despreaux après avoir vû la troisiéme, soutint à Racine, qui n’étoit point fâché du danger où la réputation de Moliere sembloit être exposée, que cette comédie auroit bien-tôt un succès des plus éclatans.

Le public justifia bien la prédiction de l’auteur de l’art poëtique, et depuis long-temps les françois citent le Misantrope comme l’honneur de leur scéne comique. C’est la piece françoise que nos voisins ont adoptée avec la plus grande prédilection.

Quant à la Phedre de Pradon, on se souvient encore qu’une cabale composée de plusieurs autres, dans lesquelles entroient des personnes également considerables par leur esprit et par le rang qu’elles tenoient dans le monde, avoit conspiré pour élever la Phedre de Pradon et pour humilier celle de Racine.

La conjuration du marquis de Bedmar contre la république de Venise, ne fut pas conduite avec plus d’artifice, ni suivie avec plus d’activité. Qu’opera cependant cette conjuration ? Elle fit aller un peu plus de monde à la tragédie de Pradon qu’il n’y en auroit été, par le motif seul de voir comment le concurrent de Racine avoit traité le même sujet que ce poëte ingénieux.

Mais cette fameuse conspiration ne sçut pas empêcher le public d’admirer la Phedre de Racine après la quatriéme représentation. Quand le succès de ces deux tragédies sembloit égal, à compter le nombre des personnes qui prenoient des billets à l’hôtel de Guenegaud et à l’hôtel de Bourgogne, on voïoit bien qu’il ne l’étoit pas dès qu’on écoutoit le sentiment de ceux qui sortoient de ces hôtels, où deux troupes separées joüoient alors la comedie françoise. Au bout du mois cette ombre d’égalité disparut, et l’hôtel de Guenegaud, où l’on représentoit la piece de Pradon, devint desert. On sçait les vers de Despreaux sur le succès du Cid de Corneille.

En vain contre le Cid un ministre se ligue, tout Paris pour Chimene a les yeux de Rodrigue.

J’ai allegué déja les opera de Quinault, et je pense en avoir dit assez pour faire convenir du moins intérieurement ceux de nos poëtes dramatiques dont les pieces n’ont pas réussi, que le public ne proscrit que les mauvais ouvrages.

Si l’on peut leur appliquer le vers de Juvenal : ne portons pas d’envie à un poëte qui vit du théatre.

C’est par d’autres raisons qui ne sont pas du sujet que je traite ici.

On pourroit objecter encore que les grecs et les romains rendirent souvent dans leurs théatres des sentences injustes et qu’ils infirmerent dans la suite.

Martial dit, que les hommes atheniens dénierent souvent le prix aux comédies de Menandre.

Des auteurs citez par Aulugelle avoient écrit que des cens comédies composées par Menandre, il n’y en avoit eu que huit assez heureuses pour remporter le prix que les anciens donnoient au poëte qui avoit fait la meilleure piece de celles qui se représentoient à l’occasion de certaines solemnitez.

Nous apprenons encore d’Aulugelle, qu’Euripide ne vit couronner que cinq tragédies des soixante et quinze qu’il avoit composées. Le public soulevé contre l’Hecyre de Terence les premieres fois qu’elle fut représentée, ne permit pas aux comédiens de l’achever.

Je répons :

Aulugelle et Martial ne disent point que les tragédies d’Euripide ni les comédies de Menandre aïent été jugées mauvaises, mais bien que d’autres pieces plurent d’avantage. Si nous avions ces pieces victorieuses peut-être démêlerions-nous ce qui put ébloüir le spectateur.

Peut-être même trouverions-nous que le spectateur auroit bien jugé. Quoique le grand Corneille soit generalement parlant bien supérieur à Rotrou, n’y a-t-il point plusieurs tragédies de Corneille, je n’en ose dire le nombre, qui perdroient le prix contre le Venceslas de Rotrou, au jugement d’une assemblée équitable. De même, quoique Menandre eut fait quelques comédies qui le rendoient supérieur à Philemon, un poëte dont les pieces gagnerent souvent le prix sur celles de Menandre, ne se peut-il pas que Philemon en eut fait plusieurs qui méritassent mieux le prix que certaines comédies de Menandre ?

Quintilien nous dit que les athéniens n’eurent qu’un tort à l’égard de Philemon, ce fut de l’avoir préferé trop souvent à Menandre. Ils auroient eu raison s’ils se fussent contentez de lui donner la seconde place. Au jugement de tout le monde il méritoit de marcher immédiatement après Menandre.

Apulée parle de ce même Philemon dans le second livre des florida, comme d’un poëte qui avoit de très-grands talens, et qui sur tout étoit recommandable par la morale excellente de ses comédies. Il le loüe d’avoir été second en bonnes maximes, d’avoir mis dans ses pieces peu de séductions, et d’y traiter l’amour comme un égarement. Les athéniens n’ont-ils pas été en droit d’avoir égard à la morale de leurs poëtes comiques en leur distribuant le prix ?

Pour Euripide, les meilleurs poëtes dramatiques de la Grece furent ses contemporains, et ce sont leurs pieces, qui probablement ont gagné le prix contre les siennes. On a donc tort de mettre Euripide et Menandre à la tête des poëtes dédaignez par les spectateurs, afin de consoler par l’égalité des destinées ceux de nos auteurs dramatiques, sur les ouvrages desquels le public s’explique quelquefois hautement et désagréablement.

J’ai encore une raison à dire contre l’objection que je refute. C’est que le théatre de ces temps-là n’étoit pas un tribunal à comparer au nôtre. Comme les théatres des anciens étoient très-vastes et qu’on y entroit sans païer, l’assemblée y dégeneroit en une véritable cohuë pleine de gens sans attention, et par consequent toujours prêts à distraire ceux qui auroient été capables d’en avoir.

Horace nous dit que le fracas des vents déchaînez dans les forêts du mont Saint-Ange, et le mugissement de la mer agitée, ne faisoient pas plus de bruit que ces assemblées tumultueuses.

Quels comédiens, dit-il, ont la voix assez forte pour s’y faire entendre ?

Le bas étage des citoïens qui s’ennuïoit, parce qu’il ne s’occupoit pas à suivre la piece, demandoit quelquefois à grands cris dès le troisiéme acte des divertissemens qui fussent plus à sa portée, et il insultoit même à ceux qui vouloient faire continuer les comédiens.

On peut voir dans la suite du passage d’Horace que nous avons allegué, et dans le prologue de l’Hecyre dont la représentation fut interrompuë deux fois par ces saillies fougueuses du peuple, la description du tumulte. Il y avoit bien des magistrats préposez pour empêcher le désordre, mais comme il arrive en choses bien plus importantes, il étoit d’usage qu’ils ne fissent pas leur charge. Dans Rome et sous le regne de Tibere, celui de tous ses princes qui sçut le mieux se faire obéïr, il y eut des principaux officiers de la garde de l’empereur tuez ou blessez dans le théatre en voulant y empêcher le désordre, et pour toute punition le sénat donna permission aux préteurs de releguer les auteurs de pareils tumultes. Les empereurs qui vouloient se rendre agréables au peuple, ôtoient même la garde de soldats qu’on mettoit quelquefois aux théatres. Les notres ne sont point sujets à de pareils orages, et le calme et l’ordre y regnent avec une tranquilité qu’il ne sembloit pas possible d’établir dans des assemblées qu’une nation aussi vive que la nôtre forme pour se divertir, et où une partie des citoïens vient armée et l’autre désarmée. On y entend paisiblement de mauvaises pieces, et quelquefois des comédiens qui ne valent pas mieux.

Le public ne s’assemble point parmi nous pour juger des poëmes qui ne sont pas dramatiques comme il s’assembloit chez les anciens. Ainsi les gens du métier peuvent mieux favoriser, ils peuvent mieux rabaisser tous ces poëmes, qui ne se produisent que par la voïe de l’impression. Ils peuvent en faire valoir les beaux endroits, en excuser les mauvais, comme ils peuvent aussi extenuer le mérite des plus beaux, soit en disant qu’ils sont pillez, soit en les mettant en paralelle avec les vers d’un autre poëte qui aura traité un sujet semblable. Ainsi le public lorsqu’il a été induit en erreur sur la définition generale d’un de ces poëmes, ne sçauroit plus être désabusé en un jour. Il faut du temps aux personnes désinteressées pour se reconnoître et pour s’affermir réciproquement dans leur sentiment par l’autorité du grand nombre. La meilleure preuve qu’on puisse avoir de l’excellence d’un poëme quand il commence à paroître, c’est donc qu’il se fasse lire, et que tous ceux qui l’ont lu en parlent avec affection, quand bien même ce seroit pour lui reprocher des fautes.

Je crois que le temps où le poëme nouveau, qui est un bon ouvrage, se trouve défini en general suivant qu’il mérite de l’être, arrive aujourd’hui, environ deux ans après sa premiere édition.

Quand il est mauvais, le public ne prend pas un si long délai pour le condamner, quelque effort que la plûpart des gens du métier fassent pour soutenir sa réputation. Quand la pucelle de Chapelain parut, elle avoit pour elle les suffrages des gens de lettre étrangers et françois. Les bienfaits des grands l’avoient déja couronnée, et le monde prévenu par ces éloges l’attendoit l’encensoir à la main. Cependant le public si-tôt qu’il eut lû la pucelle revint de son préjugé, et il la méprisa même avant qu’aucun critique lui eut enseigné par quelle raison elle étoit méprisable. La réputation prématurée de l’ouvrage fut cause seulement que le public instruisit ce procès avec plus d’empressement. Chacun apprit sur les premieres informations qu’il fit qu’on bâilloit comme lui en la lisant, et la pucelle devint vieille au berceau.

Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours §

Le jugement du public va toujours en se perfectionnant. La Pucelle devient de jour en jour plus méprisée, et chaque jour ajoute à la véneration avec laquelle nous regardons Polyeucte, Phedre, le Misantrope et l’art poëtique.

La réputation d’un poëte ne sçauroit parvenir de son vivant au point d’élevation où elle doit atteindre. Un auteur qui a trente ans quand il produit ses bons ouvrages, ne sçauroit vivre les années dont le public a besoin pour juger, non-seulement que ses ouvrages sont excellens, mais qu’ils sont encore du même ordre que ceux des ouvrages des grecs et des romains toujours vantez par les hommes qui les ont entendus.

Jusqu’à ce que le public ait placé les ouvrages d’un auteur moderne dans le rang dont j’ai parlé, sa réputation peut toujours augmenter. Ainsi deux ou trois années suffisent bien au public pour connoître si le poëme nouveau est bon ou s’il est médiocre, mais il lui faut peut-être un siecle pour en connoître tout le mérite, supposé qu’il soit un ouvrage du premier ordre dans son espece.

Voilà pourquoi les romains, qui avoient entre les mains les élegies de Tibulle et de Properce, furent un temps avant que de leur associer celles d’Ovide.

Voilà pourquoi les romains ne quitterent pas la lecture d’Ennius aussi tôt que les églogues et les bucoliques de Virgile eurent paru. C’est ce que signifie au pied de la lettre l’épigramme de Martial, où cet auteur a parlé poëtiquement, et que les poëtes qui ne réussissent pas citent si volontiers. Martial ne dit autre chose dans ce vers-ci.

Il seroit d’autant plus ridicule de prétendre que Martial eut songé à dire que les romains aïent mis durant un temps les poësies d’Ennius à côté de l’éneïde, qu’il s’agit précisement dans ce vers de son épigramme de ce qui se passoit à Rome du vivant de Virgile. Or, tout le monde sçait bien que l’éneïde est de ces ouvrages qu’on appelle posthumes, parce qu’ils ne sont publiez qu’après la mort de l’auteur.

Je distingue dans un poëme deux sortes de mérite, qu’on me pardonne cette expression, un mérite réel et un mérite de comparaison. Le mérite réel consiste à plaire et à toucher. Le mérite de comparaison consiste à toucher autant ou plus que certains auteurs dont le rang est déja connu. Il consiste à plaire et à interesser autant que ces grecs et ces romains, qu’on croit communément être parvenus au terme que l’esprit humain ne sçauroit passer, parce qu’on n’a rien vû encore de meilleur que ce qu’ils ont fait.

Les contemporains jugent très-bien du mérite réel d’un ouvrage, mais ils sont sujets à se tromper quand ils jugent de son mérite de comparaison, ou quand ils veulent décider sur le rang qui lui est dû. Ils sont sujets à tomber alors dans une des deux erreurs qu’on peut faire en prononçant sur ce point-là.

La premiere erreur est d’égaler trop tost un ouvrage à ceux des anciens.

La seconde est de le supposer plus éloigné de la perfection des ouvrages des anciens qu’il ne l’est en effet. Je dis donc en premier lieu, que le public se trompe quelquefois lorsque trop épris du mérite des productions nouvelles qui le touchent et qui lui plaisent, il décide en usurpant mal à propos les droits de la postérité, que ces productions sont du même genre que ceux des ouvrages des grecs ou des romains, qu’on appelle vulgairement des ouvrages consacrez, et que ses contemporains leurs auteurs, seront toujours les premiers poetes de leur langue. C’est ainsi que les contemporains de Ronsard et de la pleyade françoise se sont trompez, quand ils ont dit que les poetes françois ne seroient jamais mieux que ces nouveaux Promethées, qui pour parler poetiquement, n’avoient d’autre feu divin à leur disposition que celui qu’ils déroboient dans les écrits des anciens.

Ronsard, l’astre le plus brillant de cette pleyade, avoit beaucoup de lettres, mais il avoit peu de génie. On ne trouve pas dans ses vers d’idée sublime ni même des tours d’expression heureux ni de figures nobles, qu’on ne retrouve dans les auteurs grecs et latins.

Admirateur des anciens sans entousiasme, leur lecture l’échauffoit et lui servoit de trépied. Mais comme il met en oeuvre hardiment, c’est là toute sa verve, comme il emploïe sans se laisser géner aux regles de notre sintaxe, les beautez ramassées dans ses lectures, elles semblent nées de son invention. Ses libertez dans l’expression paroissent les saillies d’une verve naturelle, et ses vers composez d’après ceux de Virgile et d’Homere ont ainsi l’air original. Les beautez dont ses ouvrages sont parsémez, étoient donc très-capables de plaire à des lecteurs qui ne connoissoient pas les originaux, ou qui en étoient assez idolâtres pour chérir encore leurs traits dans les copies les plus défigurées. Il est vrai que le langage de Ronsard n’est pas du françois ; mais on ne pensoit pas alors qu’il fût possible d’écrire à la fois poetiquement et correctement dans notre langue. D’ailleurs des poesies en langue vulgaire, sont aussi necessaires aux nations polies que ces premieres commoditez qu’un luxe naissant met en usage. Quand Ronsard et les poetes ses contemporains, dont il étoit le premier, parurent, nos ancêtres n’avoient presque aucunes poesies qu’ils pussent lire avec plaisir. Le commerce avec les anciens, que le renouvellement des lettres et l’invention de l’imprimerie trouvée vers le milieu du siecle précedent, mettoient entre les mains de cinq cens personnes pour une qui les lisoit soixante ans auparavant, dégoûtoit de l’art confus de nos vieux romanciers. Ainsi les poesies de Ronsard furent regardées comme une faveur céleste par ses contemporains.

S’ils se fussent contentez de dire que ses vers leur plaisoient infiniment et que les peintures dont ils sont remplis les attachoient, quoique les traits n’en fussent pas réguliers, nous n’aurions rien à leur reprocher. Mais il semble qu’ils aïent voulu s’arroger un droit qu’ils n’avoient pas. Il semble qu’ils aïent voulu usurper les droits de la posterité en le proclamant le premier des poetes françois pour leur temps et pour les temps à venir.

Il est venu depuis Ronsard des poetes françois qui avoient plus de génie que lui, et qui ont encore composé correctement.

Nous avons donc quitté la lecture des ouvrages de Ronsard pour faire notre lecture et notre amusement des ouvrages de ces derniers. Nous les plaçons avec raison fort au-dessus de Ronsard, mais ceux qui le connoissent ne sont pas surpris que ses contemporains se soient plûs à lire ses ouvrages malgré le goût gothique de ses peintures. Je finis le sujet de Ronsard en faisant une remarque. C’est que les contemporains de ce poete ne se tromperent pas dans le jugement qu’ils porterent sur ses ouvrages et sur ceux qu’ils avoient déja entre les mains. Ils ne mirent point sérieusement la Franciade au-dessus de l’éneïde quand le poeme françois eut paru. Les mêmes raisons qui les empêcherent de se tromper en cela, les auroient aussi empêchez de mettre la Franciade au-dessus de Cinna et des Horaces, s’ils avoient eu ces tragédies entre les mains.

Après ce que je viens d’exposer on voit bien qu’il faut laisser juger au temps et à l’expérience quel rang doivent tenir les poetes nos contemporains parmi les écrivains qui composent ce recueil de livres que font les hommes de lettres de toutes les nations, et qu’on pourroit appeller la biblioteque du genre humain. Chaque peuple en a bien une particuliere des bons livres écrits en sa langue, mais il en est une commune à toutes les nations. Qu’on attende donc que la réputation d’un poete soit allée en augmentant d’âge en âge durant un siecle, pour décider qu’il mérite d’être placé à côté des auteurs grecs et romains, dont on dit communément que les ouvrages sont consacrez, parce qu’ils sont de ceux que Quintilien définit.

Jusques là, l’on peut bien le croire, mais peut-être n’est-il pas sage de l’assurer.

Je dis en second lieu, que le public fait quelquefois une autre faute en jugeant les ouvrages des contemporains plus éloignez qu’ils ne le sont de la perfection où les anciens ont atteint.

Le public lorsqu’il a entre les mains autant de poesies qu’il en peut lire, rend alors trop difficilement justice à ces ouvrages excellens qui se produisent, et pendant un temps assez long, il les place à une trop grande distance des ouvrages consacrez. Mais chacun fera de lui-même toutes les refléxions que je pourrois faire ici sur ce sujet-là.

Parlons des préjugez sur lesquels on peut, non pas attribuer, mais promettre à des ouvrages publiez de nos jours et de ceux de nos peres, la destinée d’être égalez aux anciens par la posterité.

Un augure favorable pour un de ces ouvrages, c’est que sa réputation croisse d’année en année. C’est ce qui arrive toujours quand son artisan n’a point de successeur, et encore plus lorsqu’il est mort depuis long-temps sans avoir été remplacé. Rien ne montre mieux qu’il n’étoit pas un homme du commun dans la carriere qu’il a courue, que l’inutilité des efforts de ceux qui osent entreprendre de l’atteindre. Ainsi les soixante ans qui se sont écoulez depuis la mort de Moliere, sans que personne l’ait remplacé, donnent un lustre à sa réputation qu’elle ne pouvoit pas avoir un an après sa mort. Le public n’a point mis dans la classe de Moliere les meilleurs des poetes comiques qui ont travaillé depuis sa mort. Il n’a point fait cet honneur à Renard, à Boursault ni aux deux auteurs du grondeur, non plus qu’à quelques poetes comédiens, dont les pieces l’ont diverti quand elles ont été bien représentées. Ceux mêmes de nos poetes qui sont gascons, ne s’égalerent jamais sérieusement à Moliere.

Chaque année qui se passera sans donner un successeur au Terence françois, ajoutera encore quelque chose à sa réputation.

Mais, me dira-t-on, êtes-vous bien assuré que la postérité ne démentira point les éloges que les contemporains ont donnez à ces poetes françois, que vous regardez déja comme placez dans les temps à venir à côté d’Horace et de Terence ?

Section 32, que malgré les critiques la réputation des poëtes que nous admirons ira toujours en s’augmentant §

La destinée des écrits de Ronsard ne me paroît pas à craindre pour les ouvrages de nos poetes françois. Ils ont composé dans le même goût que ceux des bons auteurs de l’antiquité.

Ils les ont imitez, non pas comme Ronsard et ses contemporains les avoient imitez, c’est-à-dire servilement, et comme Horace dit que Servilius avoit imité les grecs. Cette imitation servile des poetes qui ont composé en des langues étrangeres, est le sort des écrivains qui travaillent, quand leur nation commence à vouloir sortir de la barbarie.

Mais nos bons poëtes françois ont imité les anciens comme Horace et Virgile avoient imité les grecs, c’est-à-dire, en suivant comme les autres l’avoient fait le génie de la langue dans laquelle ils composoient, et en prenant comme eux la nature pour leur premier modele. Les bons écrivains n’empruntent des autres que des manieres de la copier. Le stile de Racine, de Despreaux, de La Fontaine et de nos autres compatriotes illustres, ne sçauroit vieillir assez pour dégoûter un jour de la lecture de leurs ouvrages, et jamais on ne pourra les lire sans être touché de leurs beautez. Elles sont naturelles.

En effet, notre langue me paroît être parvenuë depuis soixante et dix ans à son point de perfection. Au temps de D’Ablancourt, un auteur imprimé depuis soixante ans paroissoit un écrivain gothique. Or, quoiqu’il y ait déja plus de quatrevingt ans que D’Ablancourt a écrit, son stile ne nous paroît point vieilli. Pour bien écrire, il faudra toujours s’assujettir aux regles que cet auteur et ses premiers successeurs ont suivies.

Tout changement raisonnable qui peut arriver dans une langue dès que sa syntaxe est devenuë reguliere, ne sçauroit plus tomber que sur des mots.

Les uns vieillissent, d’autres redeviennent à la mode, on en fabrique de nouveaux, et l’on altere l’ortographe de quelques autres pour en adoucir la prononciation. Horace a fait l’horoscope de toutes les langues quand il a dit en parlant de la sienne.

L’usage est toujours le maître des mots, mais il l’est rarement des regles de la syntaxe. Or, des mots vieillis ne font point abandonner la lecture d’un auteur qui a construit ses phrases regulierement, ou qui même s’est approché dans leur construction de la régularité.

Ne lisons-nous pas encore avec plaisir Amiot ? Je le dirai ici en passant, ce n’est point parce que les auteurs latins du second siecle et ceux des siecles suivans, se sont servis de mots nouveaux, ou qu’ils n’ont pas construit leurs phrases suivant les regles de leur grammaire, que leur stile nous paroît tellement inferieur à celui de Tite-Live et de ses contemporains. Les auteurs du second siecle et ceux des siecles suivans, ont, generalement parlant, emploïé les mêmes mots que Tite-Live. Ils ont construit leurs phrases suivant les mêmes regles de syntaxe que lui, du moins il s’en faut très-peu que cela ne soit absolument vrai. Mais de leur temps les tranpositions vicieuses étoient à la mode, l’abus des mots étoit autorisé, et l’on les emploïoit sans égard à leur signification propre, soit dans des épithetes insensées, soit dans ces figures dont le faux brillant ne presente point une image distincte. Il est si vrai de dire que ce sont les jeux de mots et l’abus des métaphores, qui, par exemple, défigurent la prose de Sidonius Apollinaris, que les loix faites par Majorien et par d’autres empereurs contemporains de cet évêque, paroissent faites du temps des premiers Cesars, parce que les auteurs de ces loix astreints par la dignité de leur ouvrage à ne point sortir d’un stile grave et simple, n’ont pas été exposez au danger d’abuser des figures et de courir après l’esprit. Mais quoique le stile se corrompe, quoiqu’on abuse de la langue, on ne laisse point d’admirer toujours le stile des auteurs qui ont écrit quand elle étoit dans sa force et dans sa pureté. On continuë à loüer leur noble simplicité, même quand on n’est plus capable de l’imiter ; car c’est souvent par impuissance de faire aussi-bien qu’eux qu’on entreprend de faire mieux.

On ne substituë souvent les faux brillans, et les pointes au sens et à la force du discours, que parce qu’il est plus facile d’avoir de l’esprit que d’être à la fois touchant et naturel.

Virgile, Horace, Ciceron et Tite-Live ont été lûs avec admiration tant que la langue latine a été une langue vivante, et les écrivains qui ont composé cinq cens ans après ces auteurs, et dans les tems où le stile latin étoit déja corrompu, en font encore plus d’éloge qu’on n’en avoit fait du temps d’Auguste. La veneration pour les auteurs du siecle de Platon a toujours subsisté dans la Grece, malgré la décadence des ouvriers.

On admiroit encore ces auteurs comme de grands modeles, deux mille ans après qu’ils avoient écrit et quand on les imitoit si peu. J’en appelle à témoin les grecs qui vinrent nous les expliquer après la prise de Constantinople par les turcs. Les bons auteurs du siecle de Leon X comme Machiavel et Guichardin, ne sont pas vieillis pour les italiens d’aujourd’hui. Ils en préferent le stile au stile plus orné des écrivains postérieurs, parce que la phrase italienne étoit parvenuë à sa régularité dès le seiziéme siecle.

Ainsi, soit que le stile dans lequel nos bons auteurs du temps de Louis XIV ont écrit, demeure toujours le stile à la mode, je veux dire le stile dans lequel nos poetes et nos orateurs tâchent de composer, soit que ce stile ait le sort du stile en usage sous le regne des deux premiers Cesars qui commença de se corrompre dès le regne de Claudius, sous qui les beaux esprits se donnerent la liberté d’introduire l’excès des figures en voulant suppléer par le brillant de l’expression à la force du sens et à l’élegance simple où leur génie ne pouvoit pas atteindre ; je tiens que les poetes illustres du siecle de Louis XIV seront comme Virgile et comme l’Arioste, immortels sans vieillir.

En second lieu, nos voisins admirent ceux des poetes françois que nous admirons déja, et ils rédisent aussi volontiers que nous, ceux des vers de Despreaux et de La Fontaine qui sont passez en proverbes. Ils ont adopté nos bons ouvrages en les traduisant en leur langue.

Malgré la jalousie du bel esprit, presque aussi vive de nation à nation que de particulier à particulier, ils mettent quelques-unes de ces traductions au-dessus des ouvrages du même genre qui se composent dans leur patrie. Nos bons poemes, ainsi que ceux d’Homere et de Virgile, sont entrez déja dans cette bibliotheque commune aux nations et dont nous avons parlé. Il est aussi rare dans les païs étrangers de trouver un cabinet sans un Moliere que sans un Terence. Les italiens qui évitent autant qu’ils le peuvent de nous donner des sujets de vanité, peut-être parce qu’ils se croïent tous chargez du soin de notre conduite, ont rendu justice au mérite de nos poetes. Comme nous admirions et comme nous traduisions leurs poetes dans le seiziéme siecle, ils ont admiré et traduit les nôtres dans le dix-septiéme.

Ils ont mis en italien les plus belles pieces de nos poetes comiques et de nos poetes tragiques. Castelli secretaire de l’électeur de Brandebourg a mis en italien les oeuvres de Moliere, et cette version a été réimprimée plusieurs fois.

Il y a même des pieces de Moliere, qui non-seulement ont été traduites plus d’une fois litteralement en italien, mais qui ont encore été trouvées assez bonnes pour mériter d’être habillées et travesties, pour ainsi dire, en comédies italiennes. Nous avons une comédie italienne intitulée, Don Piloné, que Monsieur Gigli son auteur dit avoir tirée de la piece du Tartuffe de Moliere. Pour le dire en passant, comme Monsieur Gigli ne fait pas mention dans la préface de ce qu’il me souvient d’avoir lû autrefois dans quelque mémoire : que le Tartuffe étoit originairement une comédie italienne, et que Moliere n’avoit fait que l’accommoder à notre théatre, on peut bien en douter.

L’auteur de ces mémoires l’a peut-être entendu dire. Les italiens rient et ils pleurent à ces pieces avec plus d’affection qu’à la représentation des pieces de leurs compatriotes. Quelqu’uns de leurs poetes s’en sont même plaint. M. l’abbé Gravina dans sa dissertation sur la tragédie qu’il fit imprimer il y a dix-sept ans, dit que ses compatriotes adoptent sans discernement des pieces dramatiques françoises, dont les défauts sont blâmez de notre nation, qui s’en est expliquée par la bouche de deux de ses plus fins critiques. Il entend parler du pere Rapin et de Monsieur Dacier, dont il vient de rapporter les jugemens sur les tragédies françoises, jugemens qu’il adopte avec d’autant plus de plaisir qu’il a composé son ouvrage, principalement pour montrer la supériorité de la tragédie ancienne sur la tragédie moderne. Mais je vais rapporter en entier le passage de monsieur l’abbé Gravina.

Le lecteur ne sçauroit avoir oublié déja que lui-même il étoit poete, et qu’il avoit composé plusieurs tragédies à l’imitation de celles des anciens.

Si, comme cet auteur le prétend, ses compatriotes ajoûtent de faux brillans et des expressions romanesques à nos pieces, le reproche ne nous regarde point.

Les jeunes gens à qui l’on a donné de l’éducation connoissent autant Despreaux qu’Horace, et ils ont retenu autant de vers du poete françois que du poete latin, à La Haye, à Stockholm, à Coppenhague, en Pologne, en Allemagne et même en Angleterre. On ne doit point se défier de l’approbation des anglois. Ils louent cependant Racine.

Ils admirent Corneille, Despreaux et Moliere. Ils leur ont fait le même traitement qu’à Virgile et qu’à Ciceron.

Ils les ont traduit en anglois. Dès qu’une piece dramatique réussit en France, elle est comme certaine de parvenir à cet honneur. Je ne crois point même que les anglois aïent trois traductions differentes des églogues de Virgile, et cependant ils ont trois traductions differentes de la tragédie des Horaces de Corneile. Dès 1675 les anglois avoient une traduction en prose de l’Andromaque de Racine, retouchée et mise au théatre par Monsieur Crown.

En mil sept cent douze, Monsieur Philips fit représenter, et puis imprimer une nouvelle traduction en vers de cette même tragédie. Il y a véritablement ajoûté trois scénes à la fin du cinquiéme acte, et comme elles sont propres à faire connoître le goût de la nation de Monsieur Philips, je dirai ce qu’elles contiennent. Dans la premiere de ces scénes ajoûtées, Phoenix paroît avec une nombreuse suite, à laquelle il ordonne de poursuivre Oreste.

Dans la seconde, Andromaque rentre sur le théatre, non pas comme M. Racine l’y fait revenir dans la premiere édition de sa tragédie, c’est-à-dire, comme captive d’Oreste qui va l’emmener à Sparte. Mais elle y revient pour promettre au corps de Pyrrhus qu’on apporte sur le théatre, tous les soins d’une femme tendre et affligée de la mort de son mari. Dans la troisiéme de ces scénes, Andromaque qui entend un bruit de guerre qui annonce la proclamation de son fils Astianax, se livre aux sentimens convenables à son caractere.

Je ne parle ici que des traductions qu’on donne pour ce qu’elles sont, car il arrive souvent que les traducteurs anglois nient de l’être, et qu’ils veulent donner leur copie pour un original. Combien de fois M. Dryden, au jugement même de ses compatriotes, a-t-il copié les auteurs françois dans des ouvrages qu’il donnoit pour être de son invention ? Mais ces détails deviendroient fatiguans pour le lecteur.

Les allemands ont voulu avoir en leur langue beaucoup d’ouvrages des bons poëtes françois, quoique ces traductions leur fussent moins necessaires qu’à d’autres, d’autant qu’ils font l’honneur à notre langue de la parler très-communément.

Il est même très-ordinaire qu’ils s’écrivent entr’eux en françois, et plusieurs princes se servent de cette langue pour entretenir la correspondance avec leurs ministres, bien que les uns et les autres ils soient nez allemands.

En Hollande toutes les personnes qui ont quelque éducation sçavent parler françois dès leur jeunesse. L’état se sert de cette langue en plusieurs occasions, et il applique même son grand sceau à des actes redigez en françois.

Les hollandois ont traduit néanmoins nos bons ouvrages, principalement les dramatiques. Ils ont voulu, pour ainsi dire, les naturaliser flamands.

Le comte d’Ericeyra, le digne héritier du Tite-Live de sa patrie, a mis en portugais l’art poëtique de Monsieur Despreaux.

Enfin nos voisins ne traduisoient pas les tragédies de Jodelle et de Garnier. On ne voïoit pas sous Henri IV des troupes de comédiens françois parcourir la Hollande, la Pologne, l’Allemagne, le nord, et quelques états d’Italie pour y joüer les pieces de Hardi et de Chrétien. Il y a même aujourd’hui des troupes de comédiens françois qui ont des établissemens fixes dans les païs étrangers.

Le suffrage de nos voisins, aussi libre et aussi désinteressé que le suffrage de la postérité pourra l’être, me semble un garand de son approbation. Les loüanges que Despreaux a données à Moliere et à Racine, concilieront autant de suffrages à ces deux poëtes dans l’avenir, qu’elles peuvent leur en avoir procuré parmi les anglois et parmi les italiens nos contemporains.

Qu’on ne dise point que la vogue où la langue françoise est depuis soixante ans, est la cause de la vogue que nos poësies peuvent avoir dans les païs étrangers. Les étrangers nous diront eux-mêmes que ce sont nos poëmes et nos livres, qui plus qu’aucun autre évenement ont contribué à donner à la langue dans laquelle ils sont écrits un si grand cours, qu’elle a presque ôté à la langue latine l’avantage d’être cette langue que les nations apprennent par une convention tacite pour se pouvoir entendre.

On peut dire aujourd’hui de la langue françoise ce que Ciceron disoit de la langue greque. Lorsqu’un ministre allemand va traiter d’affaire avec un ministre anglois ou un ministre hollandois, il n’est pas question quelle langue ils emploïeront dans leurs conferences.

La chose est convenuë depuis long-temps. Ils parlent françois. Les étrangers se plaignent même que notre langue envahisse, pour ainsi dire, les langues vivantes en introduisant ses mots et ses phrases à la place des anciennes expressions. Les allemands et les hollandois disent que l’usage que font leurs concitoïens des mots, et principalement des verbes françois, en parlant hollandois et allemand, corrompt leurs langues comme Ronsard corrompoit le françois par les mots et par les locutions des langues sçavantes qu’il introduisoit dans ses vers. L’examinateur, c’est l’auteur d’un écrit qui se publioit il y a vingt ans à Londres plusieurs fois chaque semaine, dit que le françois s’est tellement introduit dans les phrases angloises, lorsqu’il s’agit de parler de guerre, que les anglois ne peuvent plus entendre les rélations des sieges et des combats que leurs compatriotes écrivent en anglois. L’abbé Gravina a fait une pareille plainte pour la langue italienne dans son livre sur la tragédie. On peut même penser que les écrits des grands hommes de notre nation, promettent à notre langue la destinée de la langue grecque litterale et de la langue latine, c’est-à-dire, de devenir une langue sçavante, si jamais elle devient une langue morte.

Mais, dira-t-on, ne pourra-t-il pas arriver que les critiques à venir fassent remarquer dans les écrits que vous admirez des fautes si grossieres, que ces écrits deviennent des ouvrages méprisez par la posterité ?

Je répons que les remarques les plus subtiles des plus grands métaphysiciens ne feront pas décheoir nos poëtes d’un dégré de leur réputation, parce que ces remarques, quand bien même elles seroient justes, ne dépoüilleront pas nos poësies des agrémens et des charmes dont elles tiennent le droit de plaire à tous les lecteurs. Si les fautes que ces critiques reprendront sont des fautes contre l’art de la poësie, ils apprendront seulement à connoître la cause d’un effet qu’on sentoit déja. Ceux qui avoient vû le Cid avant que la critique de l’académie françoise parut, avoient senti des défauts dans ce poeme, même sans pouvoir dire distinctement en quoi consistoient ces défauts.

Si ces fautes regardent d’autres sciences, si elles sont contre la géographie ou contre l’astronomie, on aura de l’obligation aux censeurs qui les feront connoître, mais elles ne diminueront gueres la réputation du poete, qui n’est pas fondée sur ce que ses vers soient exempts de fautes, mais sur ce que leur lecture interesse. J’ai dit quand même ces remarques seroient bonnes, car suivant les apparences, pour une bonne remarque, il s’en fera cent qui ne vaudront rien.

Il est certainement plus facile de ne point faire de mauvaises remarques sur des poesies dont a connu les auteurs, et qui parlent des choses que nous avons vûes, ou dont une tradition encore récente a conservé les explications, ou si l’on veut, les applications, qu’il ne le sera dans l’avenir, quand toutes ces lumieres seront éteintes par le temps et par toutes les revolutions ausquelles les societez sont sujettes. Or, les remarques qui se font présentement contre nos poetes modernes, et qui roulent sur des erreurs, où l’on prétend qu’ils soient tombez en parlant de physique ou d’astronomie, montrent souvent que les censeurs ont envie de reprendre, mais non que ces poetes aïent fait des fautes. Citons un exemple.

Monsieur Despreaux composa son épitre à Monsieur De Guilleragues vers mil six cens soixante et quinze, dans un temps où la nouvelle physique étoit la science à la mode, car il est parmi nous une mode pour les sciences comme pour les habits. Les femmes même étudioient alors les nouveaux systêmes que plusieurs personnes enseignoient à Paris en langue vulgaire. On peut bien croire que Moliere qui composa ses femmes sçavantes vers mil six cens soixante et douze, et qui met si souvent dans la bouche de ses héroïnes les dogmes et le stile de la nouvelle physique, attaquoit dans sa comédie l’excès d’un goût regnant, et qu’il y joüoit un ridicule où plusieurs personnes tomboient tous les jours. Quand M. Despreaux écrivit son épitre à M. de Guilleragues, les conversations de physique ramenoient donc souvent sur le tapis les taches du soleil, à l’aide desquelles les astronomes observoient que cet astre tourne sur son axe à peu près en vingt-sept jours. Quelqu’une de ces macules qui étoient disparues avoient même fait beaucoup de bruit jusques sur le Parnasse.

Les beaux esprits avoient dit dans leurs vers que le soleil, pour se rendre encore plus semblable au feu roi qui l’avoit pris pour le corps de sa dévise, se défaisoit de ses taches.

Dans ces circonstances, Monsieur Despreaux, pour dire poetiquement que malgré le goût regnant, il s’attachoit à l’étude de la morale préferablement à celle de la physique, sentiment très-convenable à un poete satirique, écrit à son ami, qu’il abandonne aux recherches des autres plusieurs questions que cette derniere science traite. Qu’un autre, c’est lui qui parle, aille chercher si le soleil est fixe ou tourne sur son axe.

Il est clair que le poete entend parler ici uniquement de la question, si le soleil placé dans le centre de notre tourbillon y tourne sur son axe ou bien s’il n’y tourne pas sur son axe. La construction de la phrase prouve seule qu’elle ne sçauroit avoir un autre sens, et ce sens se présente d’abord. Cependant il a plu à quelques critiques d’interpreter ce vers comme si leur auteur avoit voulu opposer le systême de Copernic, qui fait tourner les planetes autour du soleil placé dans le centre de notre tourbillon, au sentiment de ceux qui soutiennent que le soleil a un mouvement propre par lequel il tourne sur son axe.

Monsieur Despreaux, s’il avoit eu cette vûe, auroit fait une faute. L’opinion de ceux qui soutiennent que le soleil tourne sur son axe, et l’opinion de ceux qui soutenoient avant l’expérience que le globe du soleil étoit immobile au centre du tourbillon, supposent également que le soleil soit placé au milieu du tourbillon, où Copernic a dit qu’il étoit placé. Monsieur Perrault a donc objecté à Monsieur Despreaux, il y a déja plus de trente ans. que ceux qui tiennent que le soleil est fixe et immuable, … etc. mais ce n’est point la faute de Monsieur Despreaux si Monsieur Perrault l’entend mal, et c’est encore moins sa faute s’il plaît à d’autres censeurs de se figurer que par ces mots, si le soleil est fixe ou tourne sur son axe, il ait voulu opposer le systême de Copernic avec le systême de Ptolomée, qui suppose que c’est le soleil qui tourne au tour de la terre. Monsieur Despreaux a dit cent fois qu’il n’avoit songé qu’à opposer le sentiment de ceux qui faisoient tourner le soleil sur son axe au sentiment de ceux qui n’avoient pas voulu qu’il tournât sur son axe, et le vers le dit même assez distinctement pour n’avoir pas besoin d’être interpreté.

De pareilles injustices ne diminueront point la réputation de nos poëtes, puisque celles qu’on fait aux anciens ne diminuent point la leur, quoiqu’elles soient en bien plus grand nombre. Comme ils ont écrit en des langues qui sont mortes aujourd’hui, et comme bien des choses dont ils ont parlé ne sont connuës qu’imparfaitement aux plus doctes, on peut croire sans témerité que leurs censeurs ont tort fort souvent, même en plusieurs occasions où l’on ne sçauroit prouver qu’ils n’ont pas raison.

Ainsi nous pouvons promettre sans trop de témerité la destinée de Virgile, d’Horace et de Ciceron aux écrivains françois, qui font honneur au siecle de Louis Le Grand, c’est-à-dire, d’être regardez dans tous les temps et par tous les peuples à venir comme tenans un rang entre les grands hommes, dont les ouvrages sont réputez les productions les plus précieuses de l’esprit humain.

Section 33, que la veneration pour les bons auteurs de l’antiquité durera toujours. S’il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens §

Mais ces grands hommes, dira-t-on, ne sont-ils pas exposez eux-mêmes à être dégradez. La véneration qu’on a pour les anciens ne pourroit-elle pas en des temps plus éclairez que les temps qui ont bien voulu les admirer, se changer en une simple estime ?

Virgile ne court-il point hazard que sa réputation ait la destinée de celle d’Aristote ? L’Iliade n’est-elle point exposée à subir un jour le sort du systême de Ptolomée, dont le monde est aujourd’hui désabusé ? Nos critiques mettent les poëmes et les autres ouvrages à une épreuve où l’on ne les mit jamais.

Il en font des analyses, suivant la méthode des geometres, méthode si propre à découvrir les fautes échappées aux censeurs précedens. Les armes des anciens critiques n’étoient pas aussi acerées que celles des nôtres.

Qu’on juge par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles de combien notre siecle est déja plus éclairé que les siecles de Platon, d’Auguste et de Leon X. La perfection où nous avons porté l’art de raisonner, qui nous a fait faire tant de découvertes dans les sciences naturelles, est une source féconde en nouvelles lumieres. Elles se répandent déja sur les belles lettres, et elles en feront disparoître les vieux préjugez, ainsi qu’elles les ont fait disparoître des sciences naturelles. Ces lumieres se communiqueront encore aux differentes professions de la vie, et déja l’on en apperçoit le crépuscule dans toutes les conditions.

Peut-être même que la generation qui suivra immédiatement la nôtre, frappée des fautes énormes d’Homere et de ses compagnons de fortune les dédaignera, ainsi qu’un homme devenu raisonnable dédaigne les contes puériles qui ont fait l’amusement de son enfance.

Notre siecle peut être plus sçavant que les siecles illustres qui l’ont précedé ; mais je nie que les esprits aïent aujourd’hui, generalement parlant, plus de pénétration, plus de droiture et plus de justesse qu’ils n’en avoient dans ces siecles-là. Comme les hommes les plus doctes ne sont pas toujours ceux qui ont le plus de sens, de même le siecle qui est plus sçavant que les autres n’est point toujours le siecle le plus raisonnable.

Or, c’est du sens qu’il s’agit ici, puisqu’il s’agit de juger. Dans toutes les questions où les faits sont géneralement connus, un homme ne juge pas mieux qu’un autre, parce qu’il est plus sçavant que lui, mais parce qu’il a plus de sens ou plus de justesse d’esprit.

On ne prouvera point certainement par la conduite que les grands et les petits tiennent depuis soixante et dix ans dans tous les états de l’Europe, où l’étude de ces sciences qui perfectionnent tant la raison humaine fleurit davantage, que les esprits y aïent plus de droiture qu’ils n’en avoient dans les siecles précedens, et que les hommes y soient plus raisonnables que leurs ancêtres.

Cette date de soixante et dix ans qu’on donne pour époque à ce renouvellement prétendu des esprits est mal choisie.

Je ne veux point entrer dans des détails odieux pour les états et pour les particuliers, et je me contenterai de dire que l’esprit philosophique qui rend les hommes si raisonnables, et pour ainsi dire, si consequens, fera bien-tôt d’une grande partie de l’Europe ce qu’en firent autrefois les gots et les vandales, supposé qu’il continuë à faire les mêmes progrès qu’il a faits depuis soixante et dix ans. Je vois les arts necessaires négligez, les préjugez les plus utiles à la conservation de la societé s’abolir, et les raisonnemens spéculatifs préferez à la pratique. Nous nous conduisons sans égard pour l’expérience le meilleur maître qu’ait le genre humain, et nous avons l’imprudence d’agir, comme si nous étions la premiere generation qui eut sçu raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancêtres ont faites en bâtimens et en meubles, seroient perduës pour nous et nous ne trouverions plus dans les forêts du bois pour bâtir ni même pour nous chauffer, s’ils avoient été raisonnables de la maniere dont nous le sommes.

Que les roïaumes et les republiques, dira-t-on, se mettent dans la necessité de ruiner, ou leurs sujets qui leur auront prêté, ou le peuple qui soutient ces états par un travail qu’il ne sçauroit plus continuer dès qu’il est réduit dans l’indigence. Que les particuliers se gouvernent comme s’ils devoient avoir leur ennemis pour héritiers, et que la géneration présente se conduise comme si elle devoit être le dernier rejetton du genre humain ; cela n’empêche pas que nous ne raisonnions mieux dans les sciences que n’ont fait tous les hommes qui nous ont précedé.

Ils nous auront surpassé, si l’on peut se servir de cette expression, en raison pratique, mais nous les surpassons en raison spéculative. Qu’on juge de la supériorité d’esprit et de raison que nous avons sur les hommes des temps passez, par l’état où sont aujourd’hui les sciences naturelles, et par l’état où elles étoient de leur temps.

Il est vrai, repondrai-je, que les sciences naturelles dont on ne sçauroit faire un trop grand cas, et dont on ne sçauroit trop honorer les dépositaires, sont plus parfaites aujourd’hui qu’elles ne l’étoient du temps d’Auguste et de Leon X mais cela ne vient point de ce que nous aïons plus de justesse dans l’esprit, ni que nous sçachions mieux raisonner que les hommes qui vivoient alors.

Cela ne vient point de ce que les esprits aïent été, pour ainsi dire, regenerez. L’unique cause de la perfection des sciences naturelles, ou, pour parler avec précision, l’unique cause qui fait que ces sciences sont moins imparfaites aujourd’hui qu’elles ne l’étoient dans les temps antérieurs, c’est que nous sçavons plus de faits qu’on n’en sçavoit alors. Le temps et le hazard nous ont fait faire depuis quelques siecles une infinité de découvertes où je vais montrer que le raisonnement a eu très-peu de part, et ces découvertes ont mis en évidence la fausseté de plusieurs dogmes philosophiques que nos prédecesseurs substituoient à la verité, que les hommes n’étoient point capables de connoître avant ces découvertes.

Voilà, suivant mon opinion, la solution du problême proposé si souvent.

Pourquoi nos poëtes et nos orateurs ne surpasseroient-ils pas ceux de l’antiquité, comme il est constant que nos sçavans dans les connoissances naturelles surpassent les physiciens de l’antiquité ?

Nous devons au temps tout l’avantage que nous pouvons avoir sur les anciens dans les sciences naturelles.

Il a mis en évidence plusieurs faits que les anciens ignoroient, et ausquels ils substituoient des opinions fausses qui leur faisoient faire cent mauvais raisonnemens.

Le même avantage que le temps nous a donné sur les anciens, il le donnera sur nous à nos arrieres neveux. Il suffit qu’un siecle vienne après un autre pour raisonner mieux que lui dans les sciences naturelles, à moins qu’il ne soit arrivé dans la societé un bouleversement assez grand pour éteindre au préjudice des petits-fils, les lumieres qu’avoient leurs ancêtres.

Mais, dira-t-on, le raisonnement n’a-t-il pas contribué beaucoup à étendre les nouvelles découvertes. J’en tombe d’accord, aussi je ne nie point que nous ne raisonnions avec justesse. Je nie seulement que nous raisonnions avec plus de justesse que les grecs et les romains, et je me contente de soutenir qu’ils auroient fait un aussi bon usage que nous des veritez capitales que le hazard nous a revelées, pour ainsi dire, s’il lui avoit plû de leur découvrir ces veritez. Je fonde ma supposition sur ce qu’ils ont raisonné aussi-bien que nous sur toutes les choses dont ils ont pû avoir autant de connoissance que nous, et sur ce que nous ne raisonnons mieux qu’ils ne raisonnoient que dans les choses où nous sommes plus instruits qu’eux, soit par l’expérience soit par la revelation, c’est-à-dire, dans les sciences naturelles et dans les differentes parties de la théologie.

Afin de prouver que nous raisonnons mieux que les anciens, il faudroit faire voir que c’est à la justesse du raisonnement, et non point au hazard ou aux expériences fortuites que nous devons la connoissance des veritez que nous sçavons et qu’ils ignoroient. Mais loin qu’on puisse faire voir qu’on ait l’obligation des nouvelles découvertes à des philosophes qui soient parvenus aux veritez naturelles les plus importantes par des recherches méthodiques, et par le secours de l’art si vanté, d’enchaîner des conclusions, on peut prouver le contraire.

On peut montrer que ces inventions et ces découvertes originales, pour ainsi dire, ne sont dûës qu’au hazard, et que nous n’en avons profité qu’en qualité de derniers venus.

Premierement, on ne me reprendra point de dénier aux philosophes et aux sçavans qui recherchent méthodiquement les secrets de la nature, toutes les inventions dont ils ne sont pas reconnus les auteurs. Je puis refuser aux philosophes l’honneur de toutes les découvertes faites depuis trois cens ans, qui n’ont pas été publiées sous le nom de quelque sçavant. Comme ils écrivent et comme leurs amis écrivent aussi, le public est informé de leurs découvertes, et on lui apprend bien-tôt à quel illustre il a l’obligation des moins importantes. Ainsi je puis refuser aux philosophes d’être les inventeurs des sas des écluses trouvées il y a deux cens ans, et qui sont non-seulement d’une utilité infinie dans le commerce, mais qui ont encore donné lieu à tant de remarques sur la nature et sur la pente des eaux. Je puis leur dénier d’être les inventeurs des moulins à eau et à vent, comme des horloges à poids et à balancier, qui ont tant aidé aux observations de tout genre, en donnant moïen de mesurer toujours le temps avec exactitude. Ce ne sont point eux non plus qui ont trouvé la poudre à canon, qui a donné lieu à tant d’observations sur la nature de l’air, ni plusieurs autres inventions dont on ne connoît pas certainement les auteurs, mais qui ont beaucoup contribué à perfectionner les sciences naturelles.

Secondement, je puis alléguer des preuves positives de ma proposition. Je puis faire voir que les recherches méthodiques n’ont eu aucune part aux quatre découvertes qui ont le plus contribué à donner à notre siecle la superiorité qu’il peut avoir sur les siecles antérieurs, dans les sciences naturelles. Ces quatre découvertes, sçavoir, la connoissance de la pesanteur de l’air, la boussole, l’imprimerie et les lunettes d’approche sont dûës à l’expérience et au hazard.

L’imprimerie, cet art si favorable à l’avancement de toutes les sciences, qui deviennent plus parfaites à mesure que les connoissances s’y multiplient, fut trouvée dans le quinziéme siecle, et près de deux cens ans avant que Monsieur Descartes, qui passe pour le pere de la nouvelle philosophie, eut fait part au public de ses méditations.

On dispute sur le premier inventeur de l’imprimerie, mais personne n’en fait honneur à un philosophe. D’ailleurs, cet inventeur est venu en des temps où il pouvoit sçavoir tout au plus l’art de raisonner, tel qu’on l’enseignoit alors dans les écoles, art que les philosophes modernes méprisent avec tant de hauteur.

Il paroît que la boussole étoit connuë dès le treiziéme siécle. Mais soit que Jean Goya marinier de Melphi, ou qu’un autre plus ancien que lui en ait trouvé l’usage, cet inventeur aura toujours été dans le même cas que l’inventeur de l’imprimerie. Que de lumieres donne à ceux qui s’appliquent à la physique, la connoissance de la proprieté qu’a l’aimant de tourner toujours vers le pole arctique, le même côté, et la connoissance de la vertu qu’il a de communiquer au fer cette proprieté.

Dailleurs, dès que la boussole a été trouvée, il étoit necessaire que l’art de la navigation se perfectionnât, et que les europeans fissent un peu plûtôt ou un peu plus tard les découvertes qu’il étoit absolument impossible de faire sans un pareil secours, et qu’ils ont faites depuis la fin du quinziéme siecle. Ces découvertes qui nous ont fait connoître l’Amerique et tant d’autres païs inconnus, enrichissent la botanique, l’astronomie, la médecine, l’histoire des animaux, en un mot, toutes les sciences naturelles. Les grecs et les romains nous ont-ils donné lieu de croire qu’ils ne fussent point capables de distribuer en differentes classes et de subdiviser en genres les nouvelles plantes qu’on leur auroit apportées d’Amerique et des extrémitez de l’Asie et de l’Afrique, ou de distribuer en constellations les étoiles voisines du pole Antarctique.

Ce fut au commencement du dix-septiéme siecle que Jacques Metius d’Alcmaër trouva en cherchant autre chose, les lunettes d’approche. Il semble que la destinée se soit plû à mortifier les philosophes modernes, en faisant arriver le hazard qui a donné lieu à l’invention des lunettes de longue vûë, avant le temps qu’ils marquent pour l’époque du renouvellement des esprits. Depuis quatre-vingt ans que les esprits ont commencé à devenir si justes et si pénetrans, on n’a fait aucune découverte de l’importance de celle dont nous parlons. Les sources des connoissances naturelles cachées aux anciens, se sont ouvertes avant le temps où l’on prétend que les sciences aïent commencé d’acquérir la perfection qui fait tant d’honneur à ceux qui les ont cultivées.

Jacques Metius, l’inventeur des lunettes d’approche étoit fort ignorant, au rapport de Monsieur Descartes, qui a vécu long-temps dans la province où le fait dont il s’agit étoit arrivé, et qui le mit par écrit trente ans après l’évenement. Le hazard se plût à donner à Jacques Metius l’honneur de cette invention, qui seule a plus perfectionné les sciences naturelles que toutes les spéculations des philosophes, et cela préferablement à son pere et à son frere, qui étoient de grands mathematiciens.

Jacques Metius ne trouva point les lunettes de longue vûë par aucune recherche méthodique, mais par une expérience fortuite. Il s’amusoit à faire des verres à brûler.

Rien n’étoit plus facile que de trouver les microscopes après l’invention des lunettes d’approche. Or, on peut avancer que c’est à l’aide de ces instrumens qu’ont été faites les observations qui ont enrichi l’astronomie et l’histoire naturelle, et qui ont rendu ces sciences supérieures aujourd’hui à ce qu’elles étoient autrefois. Ces instrumens ont même part à beaucoup d’observations où l’on ne s’en sert point, parce que ces observations n’auroient jamais été tentées, si des observations précedentes, faites avec les instrumens dont je parle, n’avoient donné l’idée de les tenter.

Les effets d’une pareille découverte se multiplient à l’infini. Après qu’ils ont eu perfectionné l’astronomie, l’astronomie a perfectionné d’autres sciences.

Elle a perfectionné, par exemple, la géographie, en donnant les points de longitude certainement, et presque aussi facilement qu’on pouvoit avoir autrefois les points de latitude. Comme le progrès de l’expérience n’est pas subit, il a été nécessaire qu’il s’écoulât un espace de près de quatre-vingt ans depuis l’invention des lunettes de longue vûë jusqu’au planisphere de l’observatoire, et à la mappemonde de Monsieur De L’Isle, les premieres cartes où les points principaux du globe terrestre aient été placez dans leur véritable position. Quelque facilité physique que les lunettes d’approche, depuis que Galilée les eut appliquées à l’observation des astres, donnassent pour avoir la largeur de la mer Atlantique, tous les géographes qui ont fait des cartes avant Monsieur De Lisle, s’y sont trompez de plusieurs dégrez.

Il n’y a pas quarante ans que cette faute grossiere, sur la distance des côtes de l’Afrique et des côtes de l’Amerique meridionale, païs découvert depuis deux cens ans, est corrigée. Il n’y a pas plus long-temps qu’on a rendu sa largeur véritable à l’ocean qui est entre l’Asie et l’Amerique, et qu’on appelle communément la mer du Sud.

L’esprit philosophique, les physiciens speculateurs ne faisoient point usage des faits. Il est venu un homme dont la profession étoit de faire des cartes, et qui s’est servi utilement des expériences.

Peut-être que les grecs et les romains eussent profité plûtôt que nous des lunettes de longue vûë. Les distances et les positions des lieux qu’ils connoissoient, et qu’ils nous ont laissées, mettent en droit de faire cette supposition. Monsieur De Lisle qui a trouvé plus de fautes dans les géographes modernes que ceux-ci n’en reprochoient aux anciens, a montré que c’étoit les modernes qui se trompoient, quand ils reprenoient les anciens sur la distance que les anciens avoient établie entre la Sicile et l’Afrique, comme sur quelques autres points de géographie.

La derniere des découvertes qui ont tant contribué à enrichir les sciences naturelles, est celle de la pesanteur de l’air. Cette découverte épargne à nos philosophes toutes les erreurs où sont tombez ceux qui l’ignoroient, en attribuant à l’horreur du vuide les effets de la pesanteur de l’air. Elle a donné lieu encore à l’invention des barometres et de tous les autres instrumens ou machines qui font leur effet en vertu de la pesanteur de l’air, et qui ont mis en évidence un si grand nombre de véritez physiques.

Le célebre Galilée avoit bien remarqué que les pompes aspirantes élevoient l’eau jusqu’à la hauteur de trente-deux pieds, mais Galilée, comme l’avoient fait ses prédecesseurs, et comme le feroient encore nos philosophes sans la découverte fortuite dont je vais parler, attribuoit cette élevation de l’eau, opposée au mouvement des corps graves, à l’horreur du vuide. En mil six cens quarante-trois Toricelli mécanicien du grand duc Ferdinand II remarqua en essaïant de faire des expériences, que lorsqu’un tuïau fermé par l’orifice supérieur et ouvert par l’orifice inferieur, étoit tenu debout plongé dans un vase plein de vif-argent, le vif-argent demeuroit suspendu à une certaine hauteur dans ce tuïau, et que le vif-argent suspendu tomboit tout entier dans le vase, si l’on ouvroit le tuïau par son orifice superieur. C’est la premiere expérience qui ait été faite sur cette matiere, et qu’on appelloit l’expérience du vuide. Les suites qu’elle a euës l’ont renduë célebre. Toricelli trouva son expérience curieuse. Il en fit part à ses amis, mais sans la rapporter à sa cause véritable, laquelle il ne devinoit pas encore.

Le pere Mersenne minime de Paris, dont le nom est si célebre parmi les philosophes de ce temps-là, en fut informé par des lettres d’Italie dès mil six cens quarante-quatre, et il la divulgua par toute la France. Monsieur Petit et Monsieur Pascal, le pere de l’auteur des provinciales, firent plusieurs expériences en conséquence de celle de Toricelli.

Monsieur Pascal le fils fit aussi les siennes, et il publia ces expériences dans un écrit qu’il donna au public en mil six cens quarante-sept. Personne ne s’avisoit d’expliquer encore ces expériences par la pesanteur de l’air. C’est une preuve incontestable qu’on n’a point été jusqu’à cette verité, en cheminant de principe en principe et par voïe de spéculation. Les expériences en ont donné fortuitement la connoissance aux philosophes, et même ils avoient si peu imaginé que l’air fut pesant, que, pour ainsi dire, ils ont manié long-temps la pesanteur de l’air sans la comprendre.

La verité s’est présentée à eux par hazard, et il semble même que ce soit encore par hazard qu’ils l’aïent reconnuë.

Nous sçavons positivement par ce que les témoins oculaires en ont écrit, que Monsieur Pascal n’eut connoissance de l’idée de la pesanteur de l’air, qui étoit enfin venuë à Toricelli à force de manier son expérience, qu’après avoir publié l’écrit dont il a été parlé.

Monsieur Pascal trouva cette explication tout-à-fait belle, mais comme elle n’étoit qu’une simple conjecture, il fit plusieurs expériences pour en connoître la verité ou la fausseté, et l’une de ces tentatives fut la célebre expérience faite sur le puis de Domme en mil six cens quarante-huit. Enfin Monsieur Pascal composa les traitez de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, qui depuis ont été imprimez plusieurs fois. Dans la suite Monsieur Gerick bourg-maître de Magdebourg, et Monsieur Boyle trouverent la machine pneumatique, et d’autres inventerent ces instrumens qui marquent les differens changemens que les variations du temps apportent au poids de l’air. Les rarefactions de l’air, ont donné encore des vûës sur les rarefactions des autres liquides. Qu’on juge par ce récit, dont personne ne sçauroit contester la verité, si ce sont les doutes éclairez et les spéculations des philosophes qui les aïent conduits de principe en principe, du moins jusqu’aux expériences qui ont fait découvrir la pesanteur de l’air. En verité, la part que le raisonnement peut avoir dans cette découverte ne lui fait pas beaucoup d’honneur.

Je ne parlerai pas de quelques inventions inconnuës aux anciens, et desquelles on connoît les auteurs, comme est celle de tailler le diamant qu’un orfévre de Bruges trouva sous Louis XI et avant laquelle on préferoit les pierres de couleur aux diamans. Aucun d’eux n’étoit philosophe, même philosophe aristotelicien.

On voit donc par ce que je viens d’exposer, que les connoissances que nous avons dans les sciences naturelles, et que les anciens n’avoient pas, que la verité qui est dans les raisonnemens que nous faisons sur plusieurs questions de physique, et qui n’étoit pas dans ceux qu’ils faisoient sur les mêmes questions, sont dûës au hazard et à l’expérience fortuite. Les découvertes qui se sont faites par ce moïen ont été long-temps à germer, pour ainsi dire. Il a fallu qu’une découverte en attendît une autre pour produire tout le fruit qu’elle pouvoit donner. Une expérience n’étoit pas assez concluante sans une autre qui n’a été faite que long-temps après la premiere.

Les dernieres inventions ont répandu une lumiere merveilleuse sur les connoissances qu’on avoit déja. Heureusement pour notre siecle il s’est rencontré dans la maturité des temps, et quand le progrès des sciences naturelles étoit le plus rapide. Les lumieres resultantes des inventions précedentes, après avoir fait séparément une certaine progression, commencerent de se combiner il y a soixante ou quatre-vingt ans.

Nous pouvons dire de notre siecle ce que Quintilien disoit du sien.

Par exemple, le corps humain étoit assez connu du tems d’Hippocrate pour lui donner une notion vague de la circulation du sang, mais il n’étoit pas encore assez développé pour mettre ce grand homme au fait de la verité.

On voit par ses écrits qu’il l’a plûtôt dévinée que comprise, et que loin de pouvoir l’expliquer distinctement à ses contemporains, il ne la concevoit pas lui-même bien nettement. Servet, si connu par son impieté et par son supplice, étant venu plusieurs siecles après Hippocrate, il a eu une notion bien plus distincte de la circulation du sang, et il l’a décrite assez clairement dans la préface de la seconde édition du livre pour lequel Calvin le fit brûler à Geneve. Harvée venu soixante ans après Servet a pû nous expliquer encore plus distinctement que lui les principales circonstances de la circulation. La plûpart des sçavans de son temps furent persuadez de son opinion, et ils l’établirent même dans le monde autant qu’une verité physique, qui ne tombe pas sous les sens, y peut être établie, c’est-à-dire, qu’elle y passa pour un sentiment plus probable que l’opinion contraire.

La foi du monde pour les raisonnemens des philosophes, ne sçauroit aller plus loin, et soit par instinct, soit par principes, les hommes mettent toujours une grande difference entre la certitude des veritez naturelles, connuës par la voïe des sens, et la certitude de celles qui ne sont connuës que par la voïe du raisonnement. Ces dernieres ne sçauroient leur paroître que de simples probabilitez. Il faut pour les convaincre pleinement de ces veritez, en pouvoir mettre du moins quelque circonstance essentielle à portée de leurs sens. Ainsi quoique le grand nombre des physiciens, et la plus grande portion du monde fussent persuadez en mil six cens quatre-vingt-sept, que la circulation du sang étoit une chose certaine, néanmoins il y avoit encore bien des sçavans qui entraînoient aussi leur portion du monde, lesquels soutenoient toujours que la circulation du sang n’étoit qu’une chimere. Dans l’école de médecine de l’université de Paris, on soutenoit encore des theses contre la circulation du sang en cette année-là.

Enfin les microscopes se sont perfectionnez, et l’on en a fait de si bons que par leurs secours on voit le sang couler rapidement par les arteres vers les extrémitez du corps d’un poisson, et revenir plus lentement vers le centre par les veines, et cela aussi distinctement qu’on voit de Lyon le Rhône et la Saone courir dans leurs lits. Personne n’oseroit plus écrire aujourd’hui, ni soutenir une these contre la circulation du sang. Il est vrai que tous ceux qui sont persuadez maintenant de la circulation du sang ne l’ont point vûë de leurs propres yeux, mais ils sçavent que ce n’est plus par des raisonnemens qu’on la prouve, et que c’est en la faisant voir qu’on la démontre. Je le repete, les hommes ajoutent foi bien plus fermement à ceux qui leur disent, j’ai vû, qu’à ceux qui leur disent, j’ai conclu. or, le dogme de la circulation du sang par les lumieres qu’il a données sur la circulation des autres liqueurs, et par des découvertes dont il est cause, a plus contribué qu’aucune autre observation à perfectionner l’anatomie. Il a même perfectionné d’autres sciences comme la botanique. Peut-on nier que la circulation du sang n’ait ouvert les yeux à Monsieur Perrault le médecin sur la circulation de la séve dans les arbres et dans les plantes ? Qu’on juge quelle part peut avoir eu dans l’établissement de ce dogme l’esprit philosophique né depuis quatre-vingt ans.

La verité, le dogme, s’il est permis de parler ainsi du mouvement de la terre autour du soleil, a eu la même destinée que le dogme de la circulation du sang. Plusieurs philosophes anciens ont connu cette vérité, mais comme ces philosophes n’avoient pas en main pour la prouver les moïens que nous avons aujourd’hui, il étoit demeuré indécis si Philolaus, Aristarque et d’autres astronomes avoient raison de faire tourner la terre autour du soleil, ou si Ptolomée et ceux qu’il a suivis avoient raison de faire tourner le soleil autour de la terre. Il sembloit même que le systême qu’on appelle communément le systême de Ptolomée, eut prévalu, lorsque dans le seiziéme siecle Copernic entreprit de soutenir le sentiment de Philolaus avec des preuves nouvelles ou qui paroissoient l’être, tirées des observations.

Le monde se partagea de nouveau, et Tycho Brahé mit au jour un systême mitoïen pour accorder les faits astronomiques dont on avoit alors une connoissance certaine, avec l’opinion de l’immobilité de la terre. Vers ce temps-là les navigateurs commencerent à faire le tour de notre globe, et quelque-temps après on sçut que le vent d’orient souffloit continuellement entre les tropiques dans l’un et dans l’autre hemisphere. Ce fut une preuve physique du sentiment qui fait tourner la terre sur son centre d’occident en orient dans vingt-quatre heures, en même-temps qu’elle fait le tour du zodiaque dans un an. Quelques années après les lunettes d’approche furent trouvées. à l’aide de ce nouvel instrument, on fit des observations si concluantes sur les apparences de Venus et des autres planétes, on trouva tant de ressemblance entre la terre et d’autres planétes, qui tournent en roulant sur leur centre autour du soleil, que le monde est aujourd’hui comme convaincu de la verité du systême de Copernic.

Il y a soixante ans qu’aucun professeur de l’université de Paris n’osoit enseigner ce systême. Presque tous l’enseignent aujourd’hui, du moins comme l’hypothese qui peut seule bien expliquer les faits astronomiques dont nous avons une connoissance certaine. Dans les tems où ces véritez principales n’ont pas encore été mises en évidence, les sçavans au lieu de partir de ce point-là pour aller faire de nouvelles découvertes, perdent le temps à se combattre l’un l’autre. Ils l’emploïent à soutenir par des preuves que le raisonnement seul ne sçauroit fournir bonnes et solides, l’opinion qu’ils ont prise par choix ou par hazard, et les sciences naturelles ne font presque aucun progrès. Mais dès que ces veritez ont été mises en évidence, elles nous conduisent comme par la main à une infinité d’autres connoissances.

Les philosophes qui ont du sens, emploïent alors utilement leur temps à les perfectionner par l’expérience. Si nos prédecesseurs n’avoient point les connoissances que nous nous trouvons avoir, c’est donc que le fil qui nous guide dans le labyrinthe leur manquoit.

En verité le sens, la pénetration et l’étenduë d’esprit que les anciens montrent dans leurs loix, dans leurs histoires, et même dans les questions de philosophie, où par une foiblesse si naturelle à l’homme qu’on y tombe encore tous les jours, ils n’ont pas donné leurs rêveries pour les veritez dont ils ne pouvoient point avoir connoissance de leur temps, parce que le hazard qui nous les a revelées n’étoit pas encore arrivé, tout cela, dis-je, nous oblige à penser que leur raison étoit capable de faire l’usage que nous avons fait des grandes veritez que l’expérience a manifestées depuis deux siecles. Pour ne point sortir de notre sujet, les anciens n’ont-ils pas connus aussi-bien que nous que cette superiorité de raison, que nous appellons esprit philosophique, devoit présider à toutes les sciences et à tous les arts ? N’ont-ils pas reconnu qu’elle y étoit un guide necessaire ? N’ont-ils pas dit en termes exprès, que la philosophie étoit la mere des beaux arts.

Que ceux qui pourroient songer à me répondre avant que d’avoir pensé si j’ai tort, fassent attention et même refléxion sur ce passage. Un des défauts de nos critiques, c’est de raisonner avant que d’avoir refléchi. Qu’ils se souviennent encore, ils paroissent l’avoir oublié, de ce que les anciens ont dit sur l’étude de la geométrie, et que Quintilien a fait un chapitre exprès sur l’utilité que les orateurs mêmes pouvoient tirer de l’étude de cette science.

N’y dit-il pas en termes formels, qu’une difference qui est entre la geométrie et les autres arts, c’est que les autres arts ne sont utiles qu’après qu’on les peut avoir appris, mais que l’étude seule de la geométrie est d’une grande utilité, parce que rien n’est plus propre à donner de l’ouverture, de l’étenduë et de la force à l’esprit que la methode des geométres.

De bonne foi, conclure que notre raison soit d’une autre trempe que celle des anciens, assurer qu’elle est superieure à la leur, parce que nous sommes plus sçavans qu’eux dans les sciences naturelles, c’est inferer que nous avons plus d’esprit qu’eux de ce que nous sçavons guérir les fievres intermittantes avec le quinquina, et de ce qu’ils ne le pouvoient pas faire, quand on sçait que tout notre mérite dans cette cure vient d’avoir appris des indiens du Perou, la vertu de cette écorce qui croît dans leur païs.

Si nous sommes plus habiles que les anciens dans quelques sciences indépendantes des découvertes fortuites que le hazard et le temps font faire, notre superiorité sur eux dans ces sciences, vient de la même cause qui fait que le fils doit mourir plus riche que son pere, supposé qu’ils aïent eu la même conduite, et que la fortune leur ait été favorable également. Si les anciens n’avoient pas, pour ainsi dire, défriché la geométrie, il auroit fallu que les modernes nez avec du génie pour cette science, emploïassent leur temps et leurs talens à la défricher, et comme ils ne seroient point parti d’un terme aussi avancé que le terme dont ils sont partis ils n’auroient pas pû parvenir où ils ont pû s’élever. M. le marquis De L’Hôpital, M. Leibnitz et M. Newton n’auroient point poussé la geométrie où ils l’ont poussée, s’ils n’eussent pas trouvé cette science en un état de perfection qui lui venoit d’avoir été cultivée successivement par un grand nombre d’hommes d’esprit, dont les derniers venus avoient profité des lumieres et des vûës de leurs prédecesseurs.

Archimede venu dans le temps de Monsieur Newton auroit fait ce que Monsieur Newton a fait, comme Monsieur Newton eut fait ce qu’a fait Archimede, s’il fut venu dans le temps de la seconde guerre punique. On pourroit encore prétendre que les anciens eussent fait usage de l’algébre dans les problêmes de geométrie, s’ils avoient eu des chiffres aussi commodes pour les calculs nombreux que le sont les chiffres arabes, à l’aide desquels Alfonse X roi de Castille fit ses tables astronomiques dans le treiziéme siecle.

Il est encore certain que c’est souvent à tort que nous accusons d’ignorance les philosophes anciens. La plus grande partie de leurs connoissances s’est perduë avec les écrits qui la renfermoient. Quand nous n’avons pas la centiéme partie des livres des auteurs grecs et des auteurs romains, nous pouvons bien nous tromper en plaçant les bornes que nous marquons à leurs progrès dans les sciences naturelles, où nous les plaçons. Les critiques n’intentent souvent des accusations contre les anciens que par ignorance. Notre siecle plus éclairé que les generations précedentes, n’a-t-il pas justifié Pline l’oncle sur plusieurs reproches d’erreur et de mensonge qu’on lui faisoit il y a cent cinquante ans.

Mais, repliquera-t-on, il faut du moins tomber d’accord que la logique, que l’art de penser est aujourd’hui une science plus parfaite que ne l’étoit la logique des anciens, et il doit arriver par une consequence necessaire, que les modernes qui ont appris cette logique et qui ont été formez par ses regles, raisonnent sur toute sorte de matieres avec plus de justesse qu’eux.

Je répons en premier lieu qu’il n’est pas bien certain que l’art de penser soit une science plus parfaite aujourd’hui qu’il ne l’étoit aux temps des anciens.

La plûpart des regles qu’on regarde comme nouvelles, sont implicitement dans la logique d’Aristote, où l’on apperçoit la méthode d’invention et la méthode de doctrine. D’ailleurs nous n’avons pas les explications de ces regles que les philosophes donnoient à leurs disciples, et nous y trouverions peut-être ce que nous nous flattons d’avoir inventé, comme il est arrivé à des philosophes célebres de trouver dans des manuscrits une partie des découvertes qu’ils pensoient avoir faites les premiers.

Quand même la logique seroit un peu plus parfaite aujourd’hui qu’elle ne l’étoit autrefois, les sçavans, géneralement parlant, n’en raisonneroient gueres mieux qu’ils raisonnoient dans ces temps-là. La justesse avec laquelle un homme pose des principes, tire des consequences et chemine de conclusion en conclusion, dépend plus du caractere de son esprit leger ou posé, témeraire ou circonspect, que de la logique qu’il peut avoir apprise. Il est insensible dans la pratique, s’il a étudié la logique de Barbey ou celle de port-royal.

La logique qu’il peut avoir apprise n’est peut-être pas à sa façon de raisonner, ce qu’est le poid d’une once ôté ou ajouté à un quintal. Cette science sert plutôt à nous apprendre comment on raisonne naturellement, qu’elle n’influë dans la pratique, qui, comme je l’ai déja dit, dépend du caractere d’esprit particulier à chaque personne.

Voïons-nous que ce soient ceux qui sçavent le mieux la logique, je dis celle de port-royal, et dont la profession est même de l’enseigner aux autres, qui raisonnent le plus consequemment, et qui fassent le choix le plus judicieux des principes propres à servir de base à la conclusion dont ils ont besoin ? Un jeune homme de dix-huit ans qui sçait encore par coeur toutes les regles du syllogisme et de la méthode, raisonne-t-il avec autant de justesse qu’un homme de quarante ans qui ne les a jamais sçûës, ou qui les a parfaitement oubliées ? Après le caractere naturel de l’esprit, c’est l’expérience, c’est l’étenduë des lumieres, c’est la connoissance des faits qui font qu’un homme raisonne mieux qu’un autre, et les sciences où les modernes raisonnent mieux que les anciens, sont précisément celles où les modernes sçavent beaucoup de choses que les anciens nez avant les découvertes fortuites dont j’ai parlé, ne pouvoient pas sçavoir.

En effet, et c’est ma seconde réponse à l’objection tirée de la perfection de l’art de penser, nous ne raisonnons pas mieux que les anciens en histoire, en politique et dans la morale civile. Pour parler des écrivains moins éloignez, Commines, Machiavel, Mariana, Fra-Paolo, Monsieur De Thou, d’Avila et Guichardin, qui sont venus quand la logique n’étoit pas plus parfaite qu’elle l’étoit du temps des anciens, n’ont-ils pas écrit l’histoire aussi méthodiquement et aussi sensément que tous les historiens qui ont mis la main à la plume depuis soixante ans ? Avons-nous un auteur que nous puissions opposer à Quintilien pour l’ordre et pour la solidité des raisonnemens ? Enfin, s’il étoit vrai que l’art de raisonner fut aujourd’hui plus parfait qu’il ne l’étoit dans l’antiquité, nos philosophes seroient mieux d’accord entr’eux que ne l’étoient les philosophes anciens.

Il n’est plus permis aujourd’hui, dit-on, de poser des principes qu’ils ne soient clairs et bien prouvez. Il n’est plus permis d’en tirer une conséquence qui n’en émane point clairement et distinctement. Une conclusion plus étenduë que le principe dont on l’auroit tirée, seroit d’abord remarquée de tout le monde.

On la traiteroit de raisonnement à l’antique. Un chinois qui ne connoîtroit notre siecle que par cette peinture, s’imagineroit que tous nos sçavans sont d’accord. La verité est une, diroit-il, et l’on ne sçauroit plus s’en écarter. Toutes les voïes par lesquelles on peut s’égarer en y allant, sont fermées. Ces voïes sont de mal poser les principes de son argument, ou de tirer mal la consequence de ses principes.

Comment s’égarer ? Ainsi tous les sçavans de quelque profession qu’ils soient doivent se rencontrer au même but. Ils doivent tous convenir quelles sont les choses dont les hommes ne peuvent point connoître encore la verité. Tous les sçavans doivent de même être d’accord dans les choses dont on peut connoître la verité. Cependant on ne disputa jamais plus qu’on dispute aujourd’hui.

Nos sçavans, ainsi que les philosophes anciens, ne sont d’accord que sur les faits, et ils se refutent réciproquement sur tout ce qui ne peut être connu que par voïe de raisonnement, en se traitant les uns les autres d’aveugles volontaires qui refusent de voir la lumiere. S’ils ne disputent plus sur quelques theses, c’est que les faits et l’expérience les ont forcez d’être d’accord sur ces points-là. Je comprens ici tant de professions differentes sous le nom de philosophie et de sciences, que je n’ose les nommer toutes. Il faut bien que les uns ou les autres, quoique guidez par la même logique, se méprennent sur l’évidence de leurs principes, qu’ils les choisissent impropres à leur sujet, ou bien enfin qu’ils en tirent mal les conséquences. Ceux qui vantent si fort les lumieres que l’esprit philosophique a répanduës sur notre siecle, répondront peut-être, qu’ils n’entendent par notre siecle qu’eux et leurs amis, et qu’il faut regarder comme des gens qui ne sont point philosophes, comme des anciens, ceux qui ne sont pas encore de leur sentiment en toutes choses.

On peut appliquer à l’état présent des sciences naturelles l’emblême du temps qui découvre toujours, mais peu à peu, la verité. Si nous voïons une plus grande portion de la verité que les anciens, ce n’est donc pas que nous aïons la vûë meilleure qu’eux, c’est que le temps nous en laisse voir davantage. J’en conclus que les ouvrages, dont la réputation s’est bien soutenuë contre les remarques des critiques passez, la conserveront toujours nonobstant les remarques subtiles de tous les critiques à venir.

Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être §

Il ne s’ensuit pas de ce qu’on a dégradé la physique de l’école et le systême de Ptolomée, qu’on puisse dégrader l’Iliade d’Homere et l’éneïde de Virgile. Les opinions dont l’étenduë et la durée sont fondées sur le sentiment propre, et pour ainsi dire, sur l’expérience intérieure de ceux qui les ont adoptées dans tous les temps, ne sont pas sujettes à être détruites comme ces opinions de philosophie dont l’étenduë et la durée viennent de la facilité que les hommes ont euë à les recevoir sur la foi d’autres hommes, et qu’ils n’ont épousées que par confiance aux lumieres d’autrui. Comme les premiers auteurs d’une opinion de philosophie ont pû se tromper, ils ont pû successivement abuser de generation en generation tous leurs sectateurs. Il peut donc arriver que les neveux rejettent enfin comme une erreur des dogmes philosophiques, que leurs ancêtres auront regardez long-temps comme la verité, et qu’eux-mêmes ils avoient cru tels sur la parole de leurs maîtres.

Les hommes dont la curiosité s’étend bien plus loin que les lumieres, veulent toujours sçavoir à quoi s’en tenir sur la cause de plusieurs effets naturels, et cependant ils ne sont point capables la plûpart d’examiner ni de connoître par eux-mêmes la verité dans ces matieres, en supposant même que cette verité se rencontrât à portée de leur vûë. D’un autre côté il se trouve toujours parmi eux des raisonneurs assez vains pour croire qu’ils ont découvert ces veritez physiques, et d’autres assez faux pour assurer qu’ils en ont une connoissance distincte par principes, quoiqu’ils sçachent eux-mêmes que leurs lumieres ne sont que des tenebres. Les uns et les autres s’érigent en hommes capables d’enseigner. Qu’arrive-t-il ? Les curieux reçoivent comme une verité ce que les personnes en faveur desquelles ils sont prévenus par des motifs differens leur enseignent comme la verité, sans connoître et même sans examiner le mérite et la solidité des preuves dont elles appuïent leurs dogmes philosophiques. Les disciples sont persuadez que ces personnes connoissent la verité mieux que les autres, et qu’elles ne veulent pas les tromper. Les premiers sectateurs en font d’autres qui font ensuite des disciples, qui croïent souvent être fermement convaincus d’une verité dont ils n’ont pas compris une seule preuve. C’est ainsi qu’une infinité de fausses opinions sur les influences des astres, sur le flux et reflux de la mer, sur le présage des cométes, sur les causes des maladies, sur l’organisation du corps humain, et sur plusieurs autres questions de physique se sont établies. C’est ainsi que le systême de physique qui s’enseignoit dans les écoles sous le titre de la physique d’Aristote, étoit devenu le systême generalement reçu.

Le grand nombre de ceux qui ont suivi et défendu une opinion sur la physique établie par voïe d’autorité ou de confiance aux lumieres d’autrui, ni le nombre des siecles durant lesquels cette opinion a regné, ne prouve donc rien en sa faveur. Ceux qui l’ont adoptée l’ont reçuë sans l’examiner, ou s’ils l’ont examinée, leurs efforts n’auront peut-être pas été aussi heureux que pourront l’être un jour les efforts de ceux qui feront le même examen dans la suite, et qui profiteront des nouvelles découvertes, et même des fautes des premiers.

Il s’ensuit donc que dans les questions de physique et des autres sciences naturelles, les neveux font bien de ne s’en pas tenir aux sentimens de leurs ancêtres. Ainsi un homme sage peut très-bien se soulever contre des principes de chymie, de botanique, de physique, de médecine et d’astronomie, qui durant plusieurs siecles auront été regardez comme des veritez incontestables.

Il lui est permis, sur tout lorsqu’il peut alléguer quelque expérience favorable à son sentiment, de combattre ces principes avec aussi peu de pudeur que s’il attaquoit un systême de quatre jours, un de ces systêmes qui n’est encore cru que par son auteur et par les amis de l’auteur, qui même cessent de le croire dès le moment qu’ils sont brouillez avec lui. Un homme ne sçauroit établir si bien une opinion par voïe de raisonnement et de conjecture, qu’un autre homme plus pénetrant ou plus heureux, ne puisse la renverser. Voilà pourquoi la prévention du genre humain, en faveur d’un systême de philosophie, ne prouve pas même qu’il doive continuer d’avoir cours durant les trente années suivantes. Les hommes peuvent être désabusez par la verité, comme ils peuvent passer d’une ancienne erreur dans une nouvelle erreur plus capable de les décevoir que la premiere.

Rien ne seroit donc plus déraisonnable que de s’appuïer du suffrage des siecles et des nations pour prouver la solidité d’un systême de philosophie, et pour soutenir que la vogue où il est durera toujours, mais il est sensé de s’appuïer du suffrage des siecles et des nations pour prouver l’excellence d’un poëme, et pour soutenir qu’il sera toujours admiré. Un systême faux peut, comme je viens de l’exposer, surprendre le monde, il peut avoir cours durant plusieurs siecles. Il n’en est pas ainsi d’un mauvais poëme.

La réputation d’un poëme s’établit par le plaisir qu’il fait à tous ceux qui le lisent. Elle s’établit par voïe de sentiment. Ainsi comme l’opinion que ce poëme est un ouvrage excellent, ne sçauroit prendre racine ni s’étendre qu’à l’aide de la conviction intérieure et émanée de la propre expérience de ceux qui la reçoivent, on peut alleguer le temps qu’elle a duré pour une preuve qui montre que cette opinion est établie sur la verité même. On est même bien fondé à soutenir que les generations à venir seront touchées en lisant un poëme qui a touché toutes les generations passées qui ont pû le lire en sa langue originale. Il n’entre qu’une supposition dans ce raisonnement, c’est que les hommes de tous les temps et de tous les païs soient semblables par le coeur.

Les hommes ne sont pas donc autant exposez à être duppez en matiere de poësie qu’en matiere de philosophie, et une tragédie ne sçauroit, comme un systême, faire fortune sans un mérite véritable. Aussi voïons-nous que les hommes qui ne s’accordent pas sur les choses dont la verité s’examine par voïe de raisonnement, sont d’accord sur les choses qui se jugent par voïe de sentiment. Personne ne reclame contre ces décisions. Que la transfiguration de Raphaël est un tableau merveilleux, et que Polyeucte est une tragédie excellente.

Mais des philosophes s’opposent tous les jours aux philosophes qui soutiennent que la recherche de la verité est un ouvrage qui enseigne la verité.

Si tous les philosophes rendent justice au mérite personnel de Monsieur Descartes, ils sont en récompense partagez sur la bonté de son systême de philosophie. D’ailleurs, comme nous l’avons déja dit, c’est souvent sur la foi d’autrui que les hommes adoptent le systême qu’ils enseignent ensuite, et la voix publique qui s’explique en sa faveur, n’est ainsi composée que d’échos répetans ce qu’ils ont entendu. Le petit nombre qui dit son sentiment propre, ne dit encore que ce qu’il a pû voir à travers ses préjugez, dont le pouvoir est aussi grand contre la raison qu’il est foible contre les sens. Ceux qui parlent d’un poëme, disent ce qu’ils ont eux-mêmes senti en le lisant. Chacun porte un suffrage qu’il a formé sur sa propre expérience. Il l’a formé sur ce qu’il a senti en lisant, et l’on ne s’abuse point sur les veritez qui tombent sous le sentiment, comme on se trompe sur les veritez où l’on ne sçauroit aller que par voïe du raisonnement.

Non-seulement nous ne nous égarons pas en décidant des choses dont on peut juger par sentiment, mais il n’est pas encore possible que les autres nous fassent égarer dans ces matieres. Le sentiment se souleve contre celui qui voudroit nous faire croire qu’un poëme que nous avons trouvé insipide nous auroit interessé, mais le sentiment ne dit mot, pour user de cette expression, contre celui qui nous donne un mauvais raisonnement de métaphisique pour bon. Ce n’est que par effort d’esprit et par des refléxions dont les uns sont incapables par défaut de lumieres, et les autres par paresse, que nous en pouvons connoître la fausseté et en démêler l’erreur. Nous sçavons sans méditer, nous sentons le contraire de tout ce que nous dit celui qui veut nous persuader qu’un ouvrage qui nous plaît infiniment, choque toutes les regles établies pour rendre un ouvrage capable de plaire.

Si nous ne sommes point assez instruits pour répondre à ses raisonnemens, du moins une répugnance interieure nous empêche d’y ajouter aucune foi.

Les hommes naissent convaincus que tout argument qui tend à leur persuader par voïe de raisonnement le contraire de ce qu’ils sentent, ne sçauroit être qu’un sophisme.

Ainsi le poëme qui a plû à tous les siecles et à tous les peuples passez est réellement digne de plaire, nonobstant les défauts qu’on y peut remarquer, et par consequent il doit plaire toujours à ceux qui l’entendront dans sa langue.

La prévention, repliquera-t-on, est presque aussi capable de nous séduire en faveur d’un ouvrage en vers, qu’en faveur d’un systême. Par exemple, quand nous voïons ceux qui nous élevent, ceux qui nous instruisent durant l’enfance, admirer l’éneïde, leur admiration laisse en nous un préjugé qui nous la fait trouver encore meilleure qu’elle ne l’est réellement. Ils nous engagent par le crédit qu’ils ont sur nous à penser comme eux. Leurs sentimens deviennent les nôtres, et c’est à de pareils préjugez que Virgile et les auteurs qu’on nomme communément classiques, doivent la plus grande partie de leur réputation.

Les critiques peuvent donc donner atteinte à cette réputation en sappant le fondement des préjugez qui nous exagerent le mérite de l’éneïde de Virgile, et qui nous font paroître ses églogues si supérieures à d’autres, qui dans la verité ne leur cedent de gueres.

On appuïera ce raisonnement d’une dissertation méthodique sur la force des préjugez dont les hommes sont imbus durant l’enfance. C’est un lieu commun très-connu de tout le monde.

Je répons que des préjugez tels que ceux dont il est ici question, ne subsisteroient pas long-temps dans l’esprit de ceux qui en auroient été imbus, s’ils n’étoient pas fondez sur la verité. Leur propre expérience, leur propre sentiment, les en auroit bien-tôt désabusez. Supposé que durant l’enfance et dans un temps où nous ne connoissions pas encore les autres poëmes, on nous eut inspiré pour l’éneïde une veneration qu’elle ne méritât point, nous sortirions de ce préjugé dès que nous viendrions à lire les autres poëmes, et à les comparer avec l’éneïde. En vain nous auroit-on repeté cent et cent fois durant l’enfance que l’éneïde charme tous ses lecteurs, nous ne le croirions plus si elle ne nous plaisoit que médiocrement, quand nous sommes devenus capables de l’entendre sans secours.

C’est ainsi que tous les disciples d’un professeur de l’université qui auroit enseigné que les déclamations que nous avons sous le nom de Quintilien valent mieux que les oraisons de Ciceron, secoueroient ce préjugé dès qu’ils seroient capables d’entendre ces deux ouvrages.

Les fausses opinions de philosophie que nous avons remportées du college peuvent subsister toujours, parce qu’il n’y a qu’une méditation que nous ne sommes pas souvent capables de faire, qui nous en puisse désabuser. Mais il suffiroit de lire les poëtes dont on nous auroit exageré le mérite pour nous défaire de notre préjugé, à moins que nous ne fussions fanatiques. Or, non-seulement nous admirons autant l’éneïde quand nous sommes des hommes faits, que nous l’admirions durant l’enfance, et quand l’autorité de ceux qui nous enseignoient pouvoit en imposer à une raison qui n’étoit pas encore formée ; mais notre admiration pour ce poëte va en augmentant à mesure que notre goût se perfectionne et que nos lumieres s’étendent.

D’ailleurs, il est facile de prouver historiquement et par les faits que Virgile et les autres poëtes excellens de l’antiquité ne doivent point aux colleges ni aux préjugez leurs premiers admirateurs.

Cette opinion ne peut être avancée que par un homme qui ne veut point porter ses vûës hors de son temps et hors de son païs. Les premiers admirateurs de Virgile furent ses compatriotes et ses contemporains. C’étoient des femmes, c’étoient des gens du monde moins lettrez, peut-être que ceux qui bâtissent à leur mode l’histoire de la réputation des grands poëtes, au lieu de la chercher dans les écrits qui en parlent. Quand l’éneïde parut, elle étoit plûtôt un livre de ruelle, s’il est encore permis d’user de cette expression, qu’un livre de college. La langue dans laquelle l’éneïde étoit écrite, étoit la langue vulgaire. Les femmes comme les hommes, les ignorans comme les sçavans la lurent, et ils en jugerent par l’impression qu’elle faisoit sur eux. Le nom de Virgile n’imposoit point alors, et son livre étoit exposé à tous les affronts qu’un livre nouveau peut essuïer.

Enfin les contemporains de Virgile jugerent de l’éneïde comme nos peres ont jugé des satyres de Despreaux et des fables de La Fontaine dans la nouveauté de ces ouvrages. Ainsi ce fut l’impression que l’éneïde faisoit sur tout le monde, ce furent les larmes que les femmes verserent à sa lecture qui la firent approuver comme un poëme excellent.

Cette approbation s’étoit déja changée en admiration dès le temps de Quintilien, qui écrivoit environ quatre-vingt-dix ans après Virgile. Juvenal, contemporain de Quintilien, nous apprend que de son temps on faisoit déja lire aux enfans dans les écoles, Horace et Virgile.

Cette admiration a toujours été en augmentant.

Cinq cens ans après Virgile et dans un siecle où le latin étoit encore la langue vulgaire, on parloit de ce poëte avec autant de veneration que les personnes les plus prévenuës de son mérite en peuvent parler aujourd’hui.

Les institutes de Justinien, le plus respecté des livres prophanes, nous apprennent que les romains entendoient parler de Virgile toutes les fois qu’ils disoient le poëte absolument et par excellence, comme les grecs entendoient parler d’Homere toutes les fois qu’ils usoient de la même expression.

Virgile ne doit donc pas sa reputation aux traducteurs ni aux commentateurs. Il étoit admiré avant que d’avoir eu besoin d’être traduit, et c’est aussi au succès de ses vers qu’il doit ses premiers commentateurs. Quand Macrobe et Servius le commenterent ou l’expliquerent dans le quatriéme siecle, suivant l’opinion la plus probable, ils ne pouvoient gueres lui donner de plus grands éloges que ceux qu’il recevoit du public. Ces éloges auroient été démentis par tout le monde, puisque le latin étoit encore la langue vulgaire de ceux pour qui Servius et Macrobe écrivoient.

On peut dire la même chose d’Eustatius, d’Asconius Pedianus, de Donat, d’Acron et des autres commentateurs anciens qui ont publié leurs commentaires quand on parloit encore la langue de l’auteur grec ou latin, l’objet de leurs veilles.

Enfin tous les peuples nouveaux qui se sont formez en Europe après la destruction de l’empire romain par les barbares, ont pris leur estime pour Virgile de la même maniere que les contemporains de ce poëte l’avoient prise.

Ces peuples si differens les uns des autres par la langue, par la religion et par les moeurs, se sont réunis dans le sentiment de veneration pour Virgile, dès qu’ils ont commencé à se polir, dès qu’ils ont été capables de l’entendre.

Ils n’ont pas trouvé l’éneïde un poëme excellent, parce qu’on leur eut dit au college qu’il le falloit admirer. Ils n’en avoient pas encore : mais parce qu’ils ont trouvé ce poëme excellent dans la lecture, ils ont tous été d’avis de faire de son étude une partie de l’éducation sçavante de leurs enfans.

Dès que les peuples septentrionnaux ont eu des établissemens sur le territoire de l’empire romain, dès qu’ils ont sçu le latin, ils ont pris pour Virgile le même goût que les compatriotes de cet aimable poëte avoient toujours eu pour lui. Je me contenterai d’en alléguer un exemple. Theodoric premier roi des visigots établis dans les Gaules, et contemporain de l’empereur Valentinien III avoit voulu que son fils Theodoric II s’appliquât à l’étude de Virgile. Ce dernier Theodoric dit en parlant au célebre Avitus, qui fut proclamé empereur l’année quatre cent cinquante-cinq de l’ère chrétienne, et qui le pressoit de s’accommoder avec les romains. Je vous ai trop d’obligation pour vous rien refuser.

Vous avez instruit ma jeunesse : n’est-ce pas vous qui m’avez expliqué Virgile quand mon pere voulut que je m’appliquasse à l’étude de ce poëte ? par vumque ediscere jussit… etc.

Sidonius qui raconte ce fait étoit le gendre d’Avitus.

Il en est de même des autres poëtes célebres de l’antiquité. Ils ont composé dans la langue vulgaire de leur païs, et leurs premiers approbateurs ont donné un suffrage qui n’étoit pas sujet à erreur.

Depuis l’établissement des nouveaux peuples qui habitent aujourd’hui l’Europe, aucune nation n’a préferé aux ouvrages de ces poëtes anciens, les poëmes composez en sa propre langue.

Toutes les personnes qui entendent les poësies des anciens, tombent d’accord dans le nord comme dans le midi de l’Europe, dans les païs catholiques comme dans les protestans, qu’ils en sont plus touchez et plus épris que des poësies composées dans leur langue naturelle.

Voudroit-on supposer que tous les habiles gens qui vivent ou qui ont vécu depuis que ces nations se sont polies aïent conspiré de mentir au désavantage de leurs concitoïens, dont la plûpart morts dès long-temps ne leur étoient connus que par leurs ouvrages, et cela pour faire honneur à des auteurs grecs et romains, qui n’étoient pas en état de leur sçavoir gré de cette prévarication. Les personnes dont je parle ne sçauroient s’être trompées de bonne foi, puisque c’étoit de leur propre sentiment qu’elles rendoient compte.

Le nombre de ceux qui ont parlé autrement est si petit, qu’il ne mérite pas d’exception. Or, s’il peut y avoir quelque question sur le mérite et sur l’excellence d’un poëme, elle doit être décidée par l’impression qu’il a faite sur tous les hommes qui l’ont lû durant vingt siecles.

L’esprit philosophique qui n’est autre chose que la raison fortifiée par la refléxion et par l’expérience, et dont le nom seul auroit été nouveau pour les anciens, est excellent pour composer des livres qui enseignent à ne point faire de fautes en écrivant, il est excellent pour mettre en évidence celles qu’aura faites un auteur, mais il apprend mal à juger d’un poëme en general. Les beautez qui en font le plus grand mérite, se sentent mieux qu’elles ne se connoissent par la regle et par le compas. Quintilien n’avoit pas calculé les bévûës ni discuté en détail les fautes réelles et les fautes rélatives des écrivains, dont il a porté un jugement adopté par les siecles et par les nations. C’est par l’impression qu’ils font sur les lecteurs que ce grand homme les définit, et le public qui en juge par la même voïe a toujours été de son avis.

Enfin dans les choses qui sont du ressort du sentiment, comme le mérite d’un poëme, l’émotion de tous les hommes qui l’ont lû et qui le lisent, et leur veneration pour l’ouvrage, sont ce qu’est une démonstration en geométrie.

Or c’est sur la foi de cette démonstration que les peuples se sont entêtez de Virgile et de quelques autres poëtes. Ainsi les hommes ne changeront point d’opinion sur ce point-là, que les ressorts de la machine humaine ne soient changez.

Les poëmes de nos auteurs ne leur paroîtront des ouvrages d’un mérite médiocre, que lorsque les organes de cette machine seront assez altérez pour faire trouver le sucre amer, et le jus d’absinte doux. Ces hommes répondront aux critiques sans entrer en discussion de leurs remarques, qu’ils reconnoissent déja des fautes dans les poemes qu’ils admirent, et qu’ils ne changeront pas de sentiment, parce qu’ils y verront quelques fautes de plus. Ils répondront que les compatriotes de ces grands poëtes devoient connoître dans leurs ouvrages bien des fautes que nous ne sommes plus capables aujourd’hui de remarquer. Ces ouvrages étoient écrits en langue vulgaire, et ces compatriotes sçavoient une infinité de choses dont la memoire s’est perduë, et qui devoient donner lieu à plusieurs critiques bien fondées. Cependant ils ont admiré ces écrivains illustres autant que nous. Que nos critiques se bornent donc à écrire contre ceux des commentateurs qui voudroient ériger en beautez ces fautes, dont il est toujours un grand nombre dans les meilleurs ouvrages. Les anciens ne doivent pas être plus responsables des puérilitez de ces commentateurs, qu’une belle femme doit être responsable des extravagances que la passion feroit faire à des adorateurs qu’elle ne connoîtroit pas.

Le public est en possession de laisser discuter aux sçavans les raisonnemens qui concluent contre son expérience, et de s’en tenir à ce qu’il sçait certainement par voïe de sentiment. Son propre sentiment, confirmé par celui des autres, le persuade suffisamment que tous ces raisonnemens doivent être faux, et il demeure tranquillement dans sa persuasion en attendant que quelqu’un se donne la peine d’en faire voir l’erreur méthodiquement. Un médecin, homme d’esprit et grand dialecticien fait un livre pour établir que dans notre païs et sous notre climat, les légumes et les poissons sont un aliment aussi sain que la chair des animaux. Il pose méthodiquement ses principes. Ses raisonnemens sont bien tournez, et ils paroissent concluans. Cependant ils ne persuadent personne. Ses contemporains, sans se mettre en peine de démêler la source de son erreur, le condamnent sur leur propre expérience, qui leur apprend sensiblement que dans notre païs la chair des animaux est une nourriture plus aisée et plus saine que les poissons et les légumes. Les hommes sçavent bien qu’il est plus facile d’éblouir leur esprit que d’en imposer à leur sentiment.

Défendre un sentiment établi, c’est faire un livre dont le sujet n’excite gueres la curiosité des contemporains. Si l’auteur écrit mal, personne n’en parle.

S’il écrit bien, on dit qu’il a exposé assez sensément ce qu’on sçavoit déja.

Attaquer le sentiment établi, c’est se faire d’abord un auteur distingué. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que les gens de lettres ont tâché de s’acquerir, en contredisant les opinions reçûës, la réputation d’hommes qui avoient des vûës supérieures, et qui étoient nez pour donner le ton à leur siecle, et non pour le recevoir de lui. Ainsi toutes les opinions établies dans la litterature ont déja été attaquées plusieurs fois. Il n’y a point d’auteurs célebres que quelque critique n’ait entrepris de dégrader, et nous avons vû même soûtenir que Virgile n’avoit point fait l’éneïde, et que Tacite n’avoit point écrit l’histoire et les annales qui sont sous son nom. Tout ce qu’on peut dire contre la réputation des bons ouvrages de l’antiquité a été écrit, ou du moins il a été dit. Mais ils demeurent toujours entre les mains des hommes. Ils ne sont pas plus exposez à être dégradez qu’à périr, comme une partie à péri dans les dévastations des barbares. L’impression en a trop multiplié les exemplaires, et quand l’Europe seroit bouleversée au point qu’il n’y en restât plus, les biblioteques qui sont dans les colonies des europeans établies en Amerique et dans le fond de l’Asie, conserveroient à la posterité ces monumens précieux.

Je reviens aux critiques. Quand nous remarquons des défauts dans un livre reconnu generalement pour un livre excellent, il ne faut donc pas penser que nous soïons les premiers dont les yeux aïent été ouverts. Peut-être les idées qui nous viennent alors, sont-elles déja venuës à bien d’autres, qui dans un premier mouvement auroient voulu pouvoir les publier le jour même, pour désabuser incessamment le monde de ses vieilles erreurs. Un peu de refléxions leur a fait differer d’attaquer encore si-tôt le sentiment general qui leur paroissoit une pure prévention, et un peu de méditation leur a fait comprendre qu’ils ne s’étoient cru plus clairs-voïant que les autres, que parce qu’ils n’étoient pas encore assez éclairez. Ils ont conçu que le monde avoit raison de penser comme il pensoit depuis plusieurs siecles, que si la réputation des anciens pouvoit être affoiblie, il y avoit déja long-temps que le flambeau du temps l’auroit, pour ainsi dire, obscurcie ; en un mot que leur zele étoit un zele inconsideré.

Un jeune homme qui entre dans un emploi considerable, débute par blâmer l’administration de son prédecesseur.

Il ne sçauroit comprendre que les gens sages l’aïent loüé, et il se promet d’empêcher le mal et de procurer le bien mieux que lui. Les mauvais succès de ses tentatives pour reformer les abus et pour établir l’ordre qu’il avoit imaginé dans son cabinet, les lumieres que donne l’expérience et qu’elle seule peut donner, lui font bien-tôt connoître que son prédecesseur s’étoit bien conduit, et que le monde avoit raison de le loüer. De même nos premieres méditations nous révoltent quelquefois contre les opinions que nous trouvons établies dans la république des lettres, mais des refléxions plus sensées sur la maniere dont ces opinions se sont établies, des lumieres plus étenduës et plus distinctes sur ce que les hommes sont capables de faire, notre expérience enfin nous ramene nous-mêmes à ces opinions.

Un peintre françois de vingt ans, qui arrive à Rome pour étudier, ne voit pas d’abord dans les ouvrages de Raphaël un mérite digne de leur réputation.

Il est quelquefois assez leger pour dire son sentiment, mais un an après, et lorsqu’un peu de refléxion l’a ramené lui-même à l’opinion generale, il est bien fâché de l’avoir dit. C’est parce qu’on n’est pas assez éclairé qu’on s’écarte quelquefois de l’opinion commune dans ces choses, dont le mérite peut être connu par tous les hommes.

Section 35, de l’idée que ceux qui n’entendent point les écrits des anciens dans les originaux, s’en doivent former §

Quant à ceux qui n’entendent point les langues dans lesquelles les poëtes, les orateurs et même les historiens de l’antiquité ont écrit, ils sont incapables de juger par eux-mêmes de leur excellence, et s’ils veulent avoir une juste idée du mérite de ces ouvrages, il faut qu’ils la prennent sur le rapport des personnes qui entendent ces langues et qui les ont entendues. Les hommes ne sçauroient bien juger d’un objet dès qu’ils n’en sçauroient juger par le rapport du sens destiné pour le connoître. Nous ne sçaurions bien juger de la saveur d’une liqueur qu’après l’avoir goûtée, ni de l’excellence d’un air de violon qu’après l’avoir entendu.

Or le poëme dont nous n’entendons point la langue, ne sçauroit nous être connu par le rapport du sens destiné pour en juger. Nous ne sçaurions discerner son mérite par la voïe du sentiment, qui est ce sixiéme sens dont nous avons parlé. C’est à lui qu’il appartient de connoître si l’objet qu’on nous présente est un objet touchant et capable de nous attacher, comme il appartient à l’oreille de juger si les sons plaisent, et au palais si la saveur est agréable.

Tous les discours des critiques ne mettent pas mieux celui qui n’entend pas le latin au fait du mérite des odes d’Horace, que le rapport des qualitez d’une liqueur dont nous n’aurions jamais goûté, nous mettroit au fait de la saveur de cette liqueur. Rien ne sçauroit suppléer le rapport du sens destiné à juger de la chose dont il s’agit, et les idées que nous pouvons nous en former sur les discours et sur les raisonnemens des autres, ressemblent aux idées qu’un aveugle né, peut s’être formées des couleurs. Ce sont les idées que l’homme qui n’auroit jamais été malade, peut s’être faites de la fiévre ou de la colique.

Or comme celui qui n’a pas entendu un air n’est pas reçu à disputer sur son excellence contre ceux qui l’ont entendu, comme celui qui n’a jamais eu la fiévre, n’est point admis à contester sur l’impression que fait cette maladie, avec ceux qui ont eu la fiévre, de même celui qui ne sçait pas la langue dans laquelle un poëte a écrit, ne doit pas être reçu à disputer contre ceux qui entendent ce poëte, concernant son mérite et l’impression qu’il fait. Disputer du mérite d’un poëte et de sa superiorité sur les autres poëtes, n’est-ce pas disputer de l’impression diverse que leurs poësies font sur les lecteurs, et de l’émotion qu’elles causent ? N’est-ce pas disputer de la verité d’un fait naturel, sur laquelle les hommes croiront toujours plusieurs témoins oculaires uniformes dans leur rapport, préferablement à tous ceux qui voudront en contester la possibilité par des raisonnemens métaphisiques.

Dès que ceux qui n’entendent pas la langue dont un poëte s’est servi, ne sont point capables de porter par eux-mêmes un jugement sur son mérite et sur la classe dont il est, n’est-il pas plus raisonnable qu’ils adoptent le sentiment de ceux qui l’ont entendu, et de ceux qui l’entendent encore, que d’épouser le sentiment de deux ou trois critiques qui assurent que le poëme ne fait pas sur eux l’impression que tous les autres hommes disent qu’ils sentent en le lisant.

Je ne mets ici en ligne de compte que le sentiment des critiques, car on doit compter pour rien les analyses et les discussions en une matiere qui ne doit pas être décidée par voïe de raisonnement.

Or, ces critiques qui disent que les poëmes des anciens ne font pas sur eux l’impression qu’ils font sur le reste des hommes, sont un contre cent mille. écouteroit-on un sophiste qui voudroit prouver que ceux qui sentent du plaisir à boire du vin, ont le goût corrompu, et qui fortifieroit ses raisonnemens par l’exemple de cinq ou six personnes qui ont le vin en horreur.

Ceux qui sont capables d’entendre les anciens et qui en sont dégoûtez, sont en aussi petit nombre par rapport à ceux qui en sont épris, que les hommes qui ont une aversion naturelle pour le vin, sont en petit nombre par rapport aux autres.

Il ne faut pas se laisser ébloüir aux discours artificieux des contempteurs des anciens, qui veulent associer à leurs dégoûts les sçavans qui ont remarqué des fautes dans les plus beaux ouvrages de l’antiquité. Ces messieurs habiles dans l’art de falsifier la verité sans mentir, veulent nous faire accroire que ces sçavans sont de leur parti. Ils ont raison en un sens de le faire. Dans les questions qui gissent en fait, comme est celle de sçavoir si la lecture d’un certain poëme interesse beaucoup ou si elle n’interesse pas, le monde juge comme les tribunaux ont coutume de juger, c’est-à-dire, qu’il prononce toujours en faveur de cent témoins qui déposent avoir vû le fait, au mépris de tous les raisonnemens d’un petit nombre de personnes qui disent qu’elles ne l’ont point vû et qui le soutiennent même impossible. Les contempteurs des anciens ne sont en droit de reclamer, comme des gens de leur secte, que ceux des critiques qui ont avancé que les anciens ne devoient qu’à de vieilles erreurs et à des préjugez grossiers une réputation dont leurs fautes les rendent indignes. On feroit en deux lignes le catalogue de ces critiques, et des volumes entiers suffiroient à peine pour faire le catalogue des critiques du goût opposé. En verité, pour braver un consentement si general, pour donner le démenti à tant de siecles passez, et même au nôtre, il faut croire que le monde ne fait que sortir de l’enfance, et que nous sommes la premiere generation d’hommes raisonnables que la terre ait encore portée.

Mais, dira-t-on, des traductions faites par des écrivains sçavans et habiles, ne mettent-elles point, par exemple, ceux qui n’entendent pas le latin en état de juger par eux-mêmes, en état de juger par voïe de sentiment de l’éneïde de Virgile ?

Je tombe d’accord que l’éneïde de Virgile en françois, tombe, pour ainsi dire, sous le même sens qui auroit jugé du poëme original, mais l’éneïde en françois n’est plus le même poëme que l’éneïde en latin. Une grande partie du mérite d’un poëme grec ou latin, consiste dans le rithme et dans l’harmonie des vers, et ces beautez très-sensibles dans les originaux ne sçauroient être, pour ainsi dire, transplantées dans une traduction françoise.

Virgile lui-même ne pourroit pas les y transplanter, d’autant que notre langue n’est pas susceptible de ces beautez, autant que la langue latine, comme nous l’avons exposé dans la premiere partie de cet ouvrage. En second lieu la poësie du stile dont nous avons encore parlé fort au long dans cette premiere partie, et qui décide presque entierement du succès d’un poëme, est si défigurée dans la meilleure traduction, qu’elle n’y est presque plus reconnoissable.

Il est toujours difficile de traduire avec pureté, comme avec fidelité, un auteur, même celui qui ne fait que raconter des faits, et dont le stile est le plus simple, principalement quand cet écrivain a composé dans une langue plus favorable pour les expressions fortes et précises que la langue dans laquelle on entreprend de le traduire.

Il est donc très difficile de traduire en françois tous les écrivains qui ont composé en grec et en latin. Qu’on juge donc, s’il est possible, de traduire le stile figuré des poëtes qui ont écrit en grec ou en latin, sans énerver la vigueur de leur stile, et sans le dépouiller de ses plus grands agrémens.

Ou le traducteur se donne la liberté de changer les figures et d’en substituer d’autres qui sont en usage dans sa langue, à la place de celles dont son auteur s’est servi ; ou bien il traduit mot à mot ces figures, et il conserve dans la copie les mêmes images qu’elles présentent dans l’original. Si le traducteur change les figures, ce n’est plus l’auteur original, c’est le traducteur qui nous parle. Voilà un grand déchet quand même, ce qui n’arrive gueres, le traducteur auroit autant d’esprit et de génie que l’auteur qu’il traduit.

On exprime toujours mieux son idée qu’on n’exprime l’idée d’autrui. D’ailleurs, il est très-rare que les figures qu’on regarde comme rélatives en deux langues, y puissent avoir précisément la même valeur. Il peut encore arriver qu’elles n’aïent pas la même noblesse, quand elles auroient la même valeur.

Par exemple, pour dire une chose impossible aux efforts humains, les latins disoient, arracher la massuë à Hercule, et nous disons en françois, prendre la lune avec les dents : la figure latine est-elle bien renduë par la figure françoise ?

Le déchet est du moins aussi grand pour le poëme, quand son traducteur en veut rendre les figures mot pour mot. En premier lieu le traducteur ne sçauroit rendre les mots avec précision, sans être obligé de coudre souvent à un mot qu’il traduit des épithetes pour en restraindre ou pour en étendre la signification. Les mots que la necessité fait regarder comme synonimes ou comme rélatifs en latin et en françois, n’ont pas toujours la même proprieté ni la même étenduë de signification, et c’est souvent cette proprieté qui fait la précision de l’expression, et le mérite de la figure dont le poëte s’est servi.

On traduit ordinairement en françois le mot d’ herus par celui de maître, quoique le mot françois n’ait pas le sens précis du mot latin, qui signifie proprement le maître par rapport à son esclave. Il faut donc quelquefois que le traducteur emploïe une périphrase entiere pour bien rendre le sens d’un seul mot, ce qui fait traîner l’expression et rend la phrase languissante dans la version, de vive qu’elle étoit dans l’original.

Il en est d’une phrase de Virgile comme d’une figure de Raphaël.

Alterez tant soit peu le contour de Raphaël, vous ôtez l’énergie à son expression, et la noblesse à sa tête. De même, pour peu que l’expression de Virgile soit altérée, sa phrase ne dit plus si bien la même chose. On ne retrouve plus dans la copie l’expression de l’original.

Quoique le mot d’empereur soit dérivé de celui d’ imperator, ne sommes-nous pas obligez par l’étenduë differente de la signification de ces deux mots, d’emploïer souvent une périphrase pour marquer précisément en quel sens nous usons du mot d’empereur, en traduisant imperator. Des traducteurs excellens ont choisi même quelquefois d’emploïer dans la phrase françoise le mot latin imperator.

Un mot qui aura précisément la même signification dans les deux langues, ne peut-il pas encore, quand il est consideré en tant que simple son, et pris indépendamment de l’idée, laquelle y est attachée, se trouver plus noble en une langue qu’en une autre langue, de maniere qu’on rencontrera un mot bas dans une phrase de la traduction où l’auteur avoit mis un beau mot dans l’original. Le mot de Renaud est-t-il aussi beau en françois que Rinaldo l’est en italien ? Titus ne sonne-t-il pas mieux que Tite ?

Les mots traduits d’une langue en une autre langue peuvent encore y devenir moins nobles et y souffrir, pour ainsi dire, du déchet par rapport à l’idée attachée au mot. Celui d’Hospes ne perd-il pas une partie de la dignité qu’il a en latin, où il signifie un homme lié avec un autre par l’amitié la plus intime, un homme lié avec un autre jusqu’à pouvoir user de la maison de son ami comme de la sienne propre, quand on le rend en françois par le mot d’ hôte, qui signifie communément celui qui loge les autres, ou qui loge chez les autres à prix d’argent. Il en est des mots comme des hommes. Pour imprimer de la veneration, il ne leur suffit pas de se montrer quelquefois dans des fonctions ou dans des significations honorables, il faut aussi qu’ils ne se présentent jamais dans des fonctions viles ou dans des significations basses.

En second lieu, supposant que le traducteur soit venu à bout de rendre la figure latine dans toute sa force, il arrivera très-souvent que cette figure ne fera pas sur nous la même impression qu’elle faisoit sur les romains, pour qui le poëme a été composé. Nous n’avons qu’une connoissance très-imparfaite des choses dont la figure sera empruntée.

Quand même nous en aurions pleine connoissance, il se trouveroit que par des raisons que je vais exposer, nous n’aurions pas pour ces choses le même goût qu’avoient les romains, et l’image qui remet sous nos yeux ces mêmes choses, ne peut nous affecter comme elle affectoit les romains.

Ainsi les figures empruntées des armes et des machines de guerre des anciens, ne sçauroient faire sur nous la même impression qu’elles faisoient sur eux. Les figures tirées d’un combat de gladiateurs, peuvent-elles frapper un françois qui ne connoît gueres, ou du moins qui ne vit jamais les combats de l’amphitéatre, ainsi qu’elles affectoient un romain épris de ces spectacles ausquels il assistoit plusieurs fois en un mois ? Croïons-nous que les figures empruntées de l’orchestre, des choeurs et des danses de l’opera, affectassent ceux qui n’auroient jamais vû ce spectacle, ainsi qu’elles affectent ceux qui vont à l’opera toutes les semaines ? La figure, manger son pain à l’ombre de son figuier, doit-elle faire sur nous la même impression qu’elle faisoit sur un syrien presque toujours persecuté par un soleil ardent, et qui plusieurs fois avoit trouvé un plaisir infini à se reposer à l’ombre des grandes feüilles de cet arbre, le meilleur abri de tous ceux que peuvent donner les arbres des plaines de son païs. Les peuples septentrionnaux peuvent-ils être aussi sensibles à toutes les autres figures qui peignent la douceur de l’ombre et de la fraîcheur, que le sont les peuples qui habitent des païs chauds, et pour qui toutes ces images furent inventées. Virgile et les autres poëtes anciens auroient emploïé des figures d’un goût opposé, s’ils eussent écrit pour les nations hyperborées.

Au lieu de tirer la plûpart de leurs métaphores d’un ruisseau dont l’eau fraîche désaltere le voïageur, ou d’un bouquet de bois qui donne un ombrage délicieux aux bords d’une fontaine, ils les auroient empruntées d’un poële ou des effets du vin et des liqueurs spiritueuses.

Ils auroient peint le plaisir vif que sent un homme pénetré du froid en s’approchant du feu, ou bien le plaisir plus lent, mais plus doux qu’il éprouve en se couvrant d’une fourure. Nous sommes bien plus sensibles à la peinture des plaisirs que nous sentons tous les jours, qu’à la peinture des plaisirs que nous n’avons jamais goûtez, ou que nous avons goûtez rarement, et que nous ne regrettons gueres. Indifferens et sans goût pour le plaisir même que nous ne souhaitons pas, nous ne pouvons être affectez vivement par sa peinture, fut-elle faite par Virgile. Quel attrait peuvent avoir pour bien des personnes du nord qui ne burent jamais une goute d’eau pure, et qui ne connoissent que par imagination le plaisir décrit par le poëte, les vers de la cinquiéme églogue de Virgile, qui font une image si pleine d’attrait du plaisir que goûte un homme accablé de fatigue à dormir sur un gazon, et le voïageur brulant de soif à se désalterer avec l’eau d’une source vive.

C’est la destinée de la plûpart des images dont les poëtes anciens se sont servies judicieusement pour interesser leurs compatriotes et leurs contemporains.

Une image noble dans un païs, est encore une image basse dans un autre.

Telle est l’image que fait un poëte grec d’un asne, animal qui dans son païs étoit bien fait et qui avoit le poil luisant, au lieu qu’il est vilain dans le nôtre. D’ailleurs cet animal que nous ne voïons jamais que couvert pauvrement et abandonné à la populace pour la servir dans les travaux les plus vils, sert ailleurs de monture aux personnes principales de la nation, et souvent il paroît couvert d’or et de broderie. Voici, par exemple, ce qu’écrit un missionnaire sur l’opinion qu’on a des asnes en certaines contrées des Indes orientales. on trouve ici des asnes comme en Europe… etc. devroit-on juger sur nos idées un poëte de ce païs-là qu’on auroit traduit en françois. Si nous n’avions jamais vû d’autres chevaux que ceux des païsans de l’isle de France, serions-nous affectez ainsi que nous le sommes par toutes les figures dont un coursier est le sujet. Mais, dira-t-on, il faut passer au poëte à qui l’on fait le procès sur une traduction, toutes les figures et toutes les prosopées fondées sur les moeurs et sur les usages de son païs. Voilà en premier lieu ce qu’on ne fait pas. Je ne pense pas que ce soit par prévarication, et j’accuse seulement les critiques de n’avoir point assez de connoissance des moeurs et des usages des differens peuples, pour juger quelles figures ces moeurs et ces usages autorisent ou n’autorisent pas dans un certain poëte.

En second lieu, ces figures ne sont pas seulement excusables, elles sont belles dans l’original.

Enfin qu’on interroge ceux qui sçavent écrire en latin et en françois. Ils répondront que l’énergie d’une phrase et l’effet d’une figure tiennent si bien, pour ainsi dire, aux mots de la langue dans laquelle on a inventé et composé, qu’ils ne sçauroient eux-mêmes se traduire à leur gré, ni donner le tour original à leurs propres pensées, en les mettant de françois en latin, encore moins quand ils les mettent de latin en françois. Les images et les traits d’éloquence perdent toujours quelque chose quand on les transplante de la langue en laquelle ils sont nez.

Nous avons des traductions de Virgile et d’Horace aussi bonnes que des traductions peuvent l’être. Tous ceux qui entendent le latin ne se lassent point de dire que ces versions ne donnent pas l’idée du mérite des originaux, et leur déposition est encore confirmée par l’expérience generale de ceux qui se laissent guider aux attraits des livres dans le choix de leurs lectures. Ceux qui sçavent le latin ne sçauroient se rassasier de lire Horace et Virgile, tandis que ceux qui ne peuvent lire ces poëtes que dans les traductions, y trouvent un plaisir si médiocre qu’ils ont besoin de faire un effort pour achever la lecture de l’éneïde. Ils ne se peuvent lasser d’admirer qu’on lise les originaux avec tant de plaisir. D’un autre côté ceux qui sont surpris que des ouvrages dont la lecture les charme, dégoûtent ceux qui les lisent dans des traductions, ont autant de tort que les premiers. Les uns et les autres devroient faire refléxion que ceux qui lisent les odes d’Horace en françois, ne lisent pas les mêmes poësies que ceux qui lisent les odes d’Horace en latin. Ma reflexion est d’autant plus vraïe, qu’on ne sçauroit apprendre une langue sans apprendre en même-temps plusieurs choses des moeurs et des usages du peuple qui la parloit, ce qui donne une intelligence des figures et de la poësie du stile d’un auteur, laquelle ceux qui n’ont pas ces lumieres ne sçauroient avoir.

Pourquoi les françois lisent-ils avec si peu de goût les traductions de l’Arioste et du Tasse, quoique la lecture du Roland furieux, et de la Jerusalem délivrée, charme avec raison tous les françois qui sçavent assez bien la langue italienne pour entendre les originaux sans peine. Pourquoi la même personne qui aura lû six fois les oeuvres de Racine ne sçauroit-elle achever la lecture d’une traduction de l’éneïde, quoique ceux qui sçavent le latin aïent lû dix fois le poëme de Virgile, s’ils ont lû trois fois les tragédies du poëte françois ? C’est qu’il est de l’essence de toute traduction, de rendre aussi mal les plus grandes beautez d’un poëme, qu’elle rend fidellement les défauts du plan et des caracteres. S’il est permis de parler ainsi, le mérite des choses est presque toujours identifié avec le mérite de l’expression dans la poësie.

Ceux qui lisent pour s’instruire ne perdent que l’agrément du stile de l’historien, quand ils le lisent dans une bonne traduction. Le mérite principal de l’historien ne consiste pas comme celui du poëte à nous toucher. Le stile de l’historien n’est pas la principale chose qui nous interesse dans son ouvrage.

Des évenemens importans nous attachent par eux-mêmes, et la verité seule leur donne du pathetique. Le mérite principal de l’histoire est d’enrichir notre mémoire, et de former notre jugement.

Mais le mérite principal de la poësie consiste à nous toucher. C’est l’attrait de l’émotion qui fait lire un poëme. Ainsi le plus grand mérite d’un poëme nous échappe quand nous n’entendons pas les mots choisis par le poëte même, et quand nous ne les voïons point dans l’ordre où il les avoit arrangez pour plaire à l’oreille, et pour former des images capables de remuer le coeur.

En effet, qu’on change les mots des deux vers de Racine que nous avons déja citez.

Enchaîner un captif de ses fers étonné contre un joug qui lui plaît vainement mutiné.

Et qu’on dise en conservant la figure : mettre des fers à un prisonnier de guerre qui en est surpris et qui fait en vain le mutin contre un joug agréable, on ôte à ces vers l’harmonie et la poësie du stile. La même figure ne forme plus la même image. On barboüille, pour ainsi dire, la peinture que les vers de Racine offrent dès qu’on dérange ses termes et qu’on substituë la définition du mot à la place du mot. Que ceux qui auroient encore besoin de se convaincre à quel point un mot mis pour un autre énerve la vigueur d’une phrase, qui même ne sort pas de la langue où elle a été composée, lisent le vingt-troisiéme chapitre de la poëtique d’Aristote.

Ceux qui traduisent en françois les poëtes grecs et latins, sont réduits à faire bien d’autres altérations dans les expressions de leur original, que celles que j’ai faites dans les vers de Phedre.

Les plus capables et les plus laborieux se dégoûtent des efforts infructueux qu’ils tentent pour rendre leurs traductions aussi énergiques que l’original où ils sentent une force et une précision qu’ils ne peuvent venir à bout de mettre dans leur copie. Ils se laissent abbatre enfin au génie de notre langue, et ils se soumettent à la destinée des traductions après avoir lutté contre durant un temps.

Dès qu’on ne retrouve plus dans une traduction les mots choisis par l’auteur, ni l’arrangement où il les avoit placez pour plaire à l’oreille et pour émouvoir le coeur, on peut dire que juger d’un poëme en general sur sa version, c’est vouloir juger du tableau d’un grand maître, vanté principalement pour son coloris, sur une estampe où le trait de son dessein seroit encore corrompu. Un poëme perd dans la traduction l’harmonie et le nombre que je compare au coloris d’un tableau. Il y perd la poësie du stile que je compare au dessein et à l’expression. Une traduction est une estampe où rien ne demeure du tableau original que l’ordonnance et l’attitude des figures. Encore y est-elle alterée.

Juger d’un poëme sur la traduction et sur les critiques, c’est donc juger d’une chose destinée à tomber sous un sens sans la connoître par ce sens-là.

Mais se faire l’idée d’un poëme sur ce que les personnes capables de l’entendre en sa langue, déposent unanimement concernant l’impression qu’il fait sur elles, c’est la meilleure maniere d’en juger quand nous ne l’entendons pas.

Rien n’est plus raisonnable que de supposer que l’objet feroit sur nous la même impression qu’il fait sur elles, si nous étions susceptibles de cette impression autant qu’elles le sont. écouteroit-on un homme qui voudroit prouver par de beaux raisonnemens que le tableau des nôces de Cana de Paul Veronese qu’il n’auroit pas vû, ne sçauroit plaire autant que le disent ceux qui l’ont vû, parce qu’il est impossible qu’un tableau plaise lorsqu’il y a dans la composition poëtique de l’ouvrage autant de défauts qu’on en peut compter dans le tableau de Paul Veronese ? On diroit au critique d’aller voir le tableau, et l’on s’en tiendroit au rapport uniforme de tous ceux qui l’ont vû et qui assurent qu’il les a charmez malgré ses défauts.

En effet, le rapport uniforme des sens des autres hommes, est après le rapport de nos propres sens, la voïe la plus certaine que nous aïons pour juger du mérite des choses qui tombent sous le sentiment. Les hommes le sçavent bien, et l’on n’ébranlera jamais la foi humaine, ou l’opinion prise sur le rapport uniforme des sens des autres.

On ne sçauroit donc, sans une témerité inexcusable, dire avec confiance lorsqu’il est question d’un poëme qu’on n’entend pas : que l’opinion que les hommes ont qu’il est excellent, n’est qu’un préjugé d’éducation fondé sur des applaudissemens, … etc. et c’est être encore plus témeraire que de composer l’histoire imaginaire de ce préjugé.

Section 36, des erreurs où tombent ceux qui jugent d’un poëme sur une traduction et sur les remarques des critiques §

Que penserions-nous d’un anglois, supposé qu’il en fut un assez leger pour cela, que penserions-nous, dis-je, d’un anglois qui sans entendre un mot de françois, feroit le procès au Cid sur la traduction de Rutter, et qui le termineroit en prononçant qu’il faut attribuer l’affection des françois pour l’original aux préventions de l’enfance ?

Nous connoissons les défauts du Cid encore mieux que vous, lui dirions-nous, mais vous ne pouvez pas sentir aussi-bien que nous les beautez qui nous le font aimer avec ses défauts.

On diroit enfin à ce juge témeraire tout ce que fait dire la persuasion fondée sur le sentiment, quand on ne sçauroit trouver assez-tôt les raisons et les termes propres pour refuter méthodiquement des propositions dont l’erreur nous révolte. Il est difficile qu’il n’échappe point alors des choses dures aux personnes les plus moderées. Or tous ceux qui ont appris le grec et l’anglois, sçavent bien qu’un poëte grec qu’on traduit en françois perd beaucoup plus de son mérite qu’un poëte françois qu’on traduit en anglois.

Tous les jugemens et tous les paralelles qu’on peut faire des poëmes qu’on ne connoît que par les traductions et par les dissertations des critiques, conduisent infailliblement à des conclusions fausses. Supposons, par exemple, que la Pucelle et le Cid soient traduits en polonois, et qu’un sçavant de Cracovie, après avoir lû ces traductions, juge de ces deux poëmes par voïe d’examen et de discussion. Supposons qu’après avoir fait méthodiquement le procès au plan, aux moeurs, aux caracteres et à la vraisemblance des évenemens, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre surnaturel, il apprétie ces deux poëmes, certainement il décidera en faveur de la Pucelle, qui se trouvera dans cette operation un poëme plus régulier et moins défectueux en son genre que le Cid ne l’est dans le sien. Si nous supposons encore que ce polonois raisonneur, vienne à bout de persuader à ses compatriotes qu’on est capable de juger d’un poëme dont on n’entend point la langue, après en avoir lû la traduction et la critique, ils ne manqueront pas de prononcer que Chapelain est meilleur poëte que le grand Corneille. Ils nous traiteront de gens esclaves des préjugez, parce que nous ne nous rendrons pas à leur décision. Que penser d’une procedure laquelle donne lieu à de pareils jugemens ?

Section 37, des défauts que nous croïons voir dans les poëmes des anciens §

Quant à ces défauts que nous croïons voir dans les poemes des anciens, et que déja nous comptons par nos doigts, il peut bien être vrai que souvent nous nous trompions en plus d’une maniere. Quelquefois nous reprocherons au poete comme des fautes qu’il auroit faites dans sa composition, d’y avoir inseré plusieurs choses que le temps où il vivoit, et les égards qu’il devoit à ses contemporains l’auront obligé d’y inserer. Par exemple, quand Homere composa son iliade, il n’écrivoit pas une fable inventée à plaisir, qui lui laissât la liberté de forger à son gré les caracteres de ses heros, de donner aux évenemens le succès qu’il lui plairoit, et d’embellir certains faits par toutes les circonstances nobles qu’il auroit pu imaginer. Homere avoit entrepris d’écrire en vers une partie des évenemens d’une guerre que les grecs ses compatriotes avoient faite depuis quelque temps contre les troyens, et dont la tradition étoit encore recente. Suivant l’opinion la plus commune, Homere vivoit environ cent cinquante ans après la guerre de Troye, et suivant la chronologie de Monsieur Newton, Homere étoit encore bien plus voisin des temps où se fit cette guerre, et il a pû voir plusieurs personnes qui avoient vû Achille et les autres heros célebres dans le camp d’Agamemnon. Je tombe donc d’accord qu’Homere, comme poete, a dû traiter les évenemens autrement qu’un simple historien. Il a dû y jetter le merveilleux compatible avec la vraisemblance, suivant la religion de son temps. Il a dû les embellir par des fictions, et faire en un mot tout ce qu’Aristote le loüe d’avoir fait. Mais Homere, en qualité de citoïen et d’historien, en qualité de faiseur de cantiques, destinez principalement à servir d’annales aux grecs, a souvent été obligé de conformer ses récits à la notorieté publique.

Nous voïons par l’exemple de nos ancêtres, et par ce qui se pratique encore aujourd’hui dans le nord de l’Europe et dans une partie de l’Amerique, que les premiers monumens historiques que les nations posent pour conserver la mémoire des évenemens passez, et pour exciter les hommes aux vertus les plus necessaires dans les societez naissantes, sont des poësies. Les peuples encore grossiers, composent donc des especes de cantiques pour célebrer les loüanges de ceux de leurs compatriotes qui se sont rendus dignes d’être imitez, et ils les chantent en plusieurs occasions. Ciceron nous apprend que même après Numa, les romains étoient encore dans cet usage.

Ils chantoient à table de ces cantiques composez à la loüange des hommes illustres.

Les grecs ont eu des commencemens pareils à ceux des autres peuples, et ils ont été une societé naissante avant que d’être une nation polie. Leurs premiers historiens ont été des poëtes.

Strabon et d’autres écrivains de l’antiquité nous apprennent même que Cadmus, Pherecides et Hecateus, les premiers qui écrivirent en prose, ne retrancherent de leur stile que la mesure des vers. L’histoire s’est sentie chez les grecs pendant plusieurs siecles de son origine. La plûpart de ceux qui dans la suite l’écrivirent en prose, conserverent la poësie du stile, et ils garderent même durant long-temps la liberté de jetter du merveilleux dans les évenemens. Homere n’est pas de ces premiers faiseurs de cantiques dont j’ai parlé. Il n’est venu qu’après eux.

Mais on étoit encore en habitude de son temps de regarder les poesies comme des monumens historiques. Homere auroit donc été blâmé s’il eut changé certains caracteres, où s’il avoit alteré certains évenemens connus, et sur tout s’il avoit obmis dans les dénombremens de ses armées, ceux qui véritablement y parurent. Il est aisé de se figurer les plaintes de leurs descendans contre le poete.

Tacite raconte que les allemands chantoient dans le temps où il écrivoit ses annales, les exploits d’Arminius mort quatre-vingt ans auparavant. étoit-il libre aux auteurs de ces cantiques cherusques d’aller contre la vérité des faits connus et de supposer, par exemple, pour faire plus d’honneur au heros, qu’Arminius n’eut jamais prêté serment de fidélité aux aigles romaines qu’il abbatit ? Lorsque ces poetes auront parlé de son entrevûe sur les bords du Weser avec son frere Flavius qui servoit dans les troupes romaines ; auront-ils pû lui faire finir le pour-parler avec décence et avec gravité quand tout le monde sçavoit que le géneral des germains et l’officier des romains en étoient venus aux injures en présence des armées des deux nations, et qu’ils en seroient venus aux coups, sans le fleuve qui les séparoit ?

Prenons un exemple qui nous frappe encore davantage. Aujourd’hui la profession d’historien et la profession de poete sont deux professions très-séparées.

Nous avons des annalistes que nous lisons quand nous voulons nous instruire de la verité des faits, et nous ne cherchons que de l’agrément dans la lecture de nos poetes. Croïons-nous cependant que Chapelain qui écrivit son poeme de la Pucelle quand il y avoit déja bien plus de temps que l’évenement qu’il chantoit étoit arrivé, qu’il n’y en avoit que Troye avoit été prise par les grecs, quand Homere composa son Iliade ? Croïons-nous, dis-je, que Chapelain fut le maître de traiter et d’embellir à son gré le caractere de ses acteurs principaux ? Pouvoit-il faire d’Agnès Sorel une fille violente et sanguinaire, ou une personne sans élevation d’esprit, et qui auroit conseillé à Charles VII de vivre avec elle dans l’obscurité ?

A-t-il pû donner à ce prince le caractere connu du comte de Dunois ?

A-t-il pû changer à son plaisir les évenemens des combats et des sieges ?

A-t-il pû taire certaines circonstances connues de son action, qui font peu d’honneur à Charles VII. La tradition se fut soulevée contre lui. D’ailleurs, comme nous l’avons exposé dans la premiere partie de cet ouvrage, rien ne détruit plus la vraisemblance, qui est l’ame de la fiction que de voir la fiction démentie par des faits generalement connus.

Si les heros d’Homere ne se battent pas en duel aussi-tôt qu’ils se sont querellez, c’est qu’ils n’avoient pas sur le point d’honneur le sentiment des gots ni de leurs pareils. Les grecs et les romains qui ont vécu avant la corruption de leurs nations, avoient encore moins de peur de la mort que les anglois, mais ils pensoient qu’une injure dite sans fondement ne deshonorât que celui qui la proferoit. Si l’injure contenoit un reproche fondé, ils pensoient que celui qui l’avoit essuïée n’eut d’autre voïe de reparer son honneur que celle de se corriger. Les peuples polis ne s’étoient pas encore avisez qu’un combat singulier, dont le hazard, ou tout au plus l’escrime qu’ils regardoient comme l’art de leurs esclaves, doit décider, fut un bon moïen de se justifier sur un reproche, qui souvent ne touche pas à la bravoure. L’avantage qu’on y remporte prouve seulement qu’on est meilleur gladiateur que son adversaire, mais non pas qu’on soit exempt du vice dont on peut avoir été taxé. Fut-ce la peur qui empêcha Cesar et Caton de se voir sur le pré après que Cesar eut sacrifié en plein sénat le billet galant de la soeur de Caton. La maniere dont l’un et l’autre arriverent à la mort, montre assez qu’ils ne la craignoient gueres.

Je ne me souviens point d’avoir lû dans l’histoire grecque ou romaine rien qui ressemble aux duels gothiques, hors un incident arrivé aux jeux funebres que Scipion l’afriquain donna sous les murs de la nouvelle Carthage en l’honneur de son pere et de son oncle.

Tous deux avoient perdu la vie dans les guerres d’Espagne. Tite-Live raconte que les champions ne furent pas des gladiateurs ordinaires pris chez le marchand, mais des barbares dont peut-être Scipion étoit bien aise de se défaire, et qui se battirent l’un contre l’autre par differens motifs. Quelques-uns, dit l’historien, étoient convenus de terminer leurs disputes et leurs procès à coups d’épée. Les grecs et les romains, si passionnez pour la gloire, ne s’imaginerent jamais qu’il fut honteux au citoïen d’attendre sa vengeance de l’autorité publique. Il étoit reservé à ces peuples que la misere feroit sortir un jour de dessous les neiges du nord, de croire que le meilleur champion devoit être necessairement le plus honnête homme, et qu’une societé où l’honneur obligeroit les citoïens à vanger eux-mêmes à main armée leurs injures, ou vraïes ou prétendues, pouvoit mériter le nom d’état. Si Quinault ne fait pas tirer l’épée à Phaëton dans la conversation qu’il lui fait avoir avec épaphus, c’est qu’il introduit sur la scéne deux égyptiens et non pas deux bourguignons ou deux vandales.

La prévention où la plûpart des hommes sont pour leur tems et pour leur nation, est donc une source féconde en mauvaises remarques comme en mauvais jugemens. Ils prennent ce qui s’y fait pour la regle de ce qui se doit faire par tout, et de ce qui auroit dû se faire toujours. Cependant il n’y a qu’un petit nombre d’usages, et même un petit nombre de vices et de vertus qui aïent été loüez ou blâmez dans tous les temps et dans tous les païs. Or les poetes ont raison de pratiquer ce que Quintilien conseille aux orateurs, c’est de tirer leurs avantages des idées de ceux pour lesquels ils composent, et de s’y conformer. Ainsi nous devons nous transformer en ceux pour qui le poeme fut écrit, si nous voulons juger sainement de ses images, de ses figures et de ses sentimens. Le parthe qui s’éloigne à bride abbatue après n’avoir pas réussi dans une premiere charge, et cela pour mieux prendre son temps et pour ne pas s’exposer sans fruit aux traits d’un ennemi qui ne plie point, ne doit pas être regardé comme coupable de lâcheté, parce que cette maniere de combattre étoit autorisée par la discipline militaire des parthes, fondée sur l’idée qu’ils avoient de la fureur et de la valeur véritable. Les anciens germains, si renommez pour leur bravoure, croïoient aussi que c’étoit prudence et non point lâcheté, que de fuir dans l’occasion pour revenir à la charge plus à propos.

Nous avons vû blâmer Homere d’avoir décrit avec goût les jardins du roi Alcinous, semblables, disoit-on, à celui d’un bon vigneron des environs de Paris. Mais supposé que cela fut vrai, imaginer un jardin merveilleux, c’est la tâche de l’architecte. Le faire planter à grands frais, c’est, si l’on veut, le mérite du prince. La profession du poete est de bien décrire ceux que les hommes de son temps sçavent faire. Homere est un aussi grand artisan dans la description qu’il fait des jardins d’Alcinous, que s’il avoit fait la description de ceux de Versailles.

Après avoir reproché aux poëtes anciens d’avoir rempli leurs vers d’objets communs et d’images sans noblesse, on se croit encore fort moderé quand on veut bien rejetter la faute qu’ils n’ont pas commise, sur le siecle où ils ont vécu, et les plaindre d’être venus en des temps grossiers.

La maniere dont nous vivons avec nos chevaux, s’il est permis de parler ainsi, nous révolte contre les discours que les poëtes leur font adresser par des hommes. Nous ne sçaurions souffrir que le maître leur parle à peu près comme un chasseur parle à son chien couchant.

Mais ces discours étoient convenables dans l’Iliade écrite pour être lûe par des peuples chez qui le cheval étoit en quelque façon un animal commensal de son maître. Ces discours devoient plaire à des gens qui supposoient dans les animaux un dégré de connoissance que nous ne leur accordons pas, et qui plusieurs fois en avoient tenu de pareils à leurs chevaux. Si l’opinion qui donne aux bêtes une raison presque humaine est fausse ou non, ce n’est point l’affaire du poete. Un poete n’est pas fait pour purger son siecle des erreurs de physique. Sa tâche est de faire des peintures fidelles des moeurs et des usages de son païs, pour rendre son imitation la plus approchante du vraisemblable qu’il lui est possible. Homere, par cet endroit-là même qui l’a fait blâmer ici, plairoit encore à plusieurs peuples de l’Asie et de l’Afrique, qui n’ont point changé la maniere ancienne de gouverner leurs chevaux, non plus que beaucoup d’autres usages.

Voici ce que dit Boesbeck, ambassadeur de l’empereur Ferdinand I auprès du grand seigneur Soliman II sur la maniere dont on traite les chevaux en Bithynie, païs très-voisin des colonies grecques de l’Asie, et contrée limitrophe de la Phrygie, où étoit la patrie de cet Hector qu’on voudroit faire interdire pour avoir parlé aux siens. j’observai dans la Bithynie que tout le monde, et même les paisans y traitent leurs poulains avec humanité, … etc. il est bien à croire que cela ne s’étoit point fait sans que l’ambassadeur eut tenu à ses chevaux des propos capables de le bien faire reprimander par nos censeurs.

Il n’y a personne dans la république des lettres qui n’ait oüi parler de monsieur le chevalier d’Arvieux, si fameux par ses voïages, par ses emplois et par son érudition orientale. On ne me reprochera point de citer des témoins recusables pour montrer que bien des asiatiques parlent encore à leurs chevaux comme Hector parloit aux siens en Asie. Monsieur le chevalier d’Arvieux après avoir discouru fort au long dans le chapitre onziéme de sa rélation des moeurs et des coutumes des arabes, sur la docilité, ou s’il est permis de parler ainsi, sur la débonnaireté de leurs chevaux, et de l’humanité avec laquelle leurs maîtres les traitent, ajoute : un marchand de Marseille qui résidoit à Rama, étoit ainsi en societé pour une cavalle avec un arabe… etc. .

Les rélations des païs orientaux sont remplies de semblables histoires. Mais, quoi, l’on ne croit point par tout, et l’on n’a pas cru toujours que les bêtes ne fussent que des machines. C’est une des découvertes que la nouvelle philosophie a faites, il faut l’avoüer, sans le secours de l’expérience, et par la voïe seule du raisonnement.

On sçait son progrès. Je n’en dirai pas davantage.

Il ne suffit pas de sçavoir bien écrire pour faire des critiques judicieuses des poësies des anciens et des étrangers, il faudroit encore avoir connoissance des choses dont ils ont parlé. Ce qui étoit ordinaire de leur temps, ce qui est commun dans leur patrie, peut paroître blesser la vraisemblance et la raison, à des censeurs qui ne connoissent que leur temps et leur païs. Claudien est si surpris que les mules obeïssent à la voix du muletier, qu’il croit qu’on en puisse tirer un argument pour prouver la fable d’Orphée.

Il semble que Claudien auroit eu peine à croire une chose à laquelle les provençaux ne daignent pas faire attention, s’il ne fut jamais sorti de l’égypte, où l’on croit qu’il étoit né. Peut être ses compatriotes l’auront-ils repris de pecher contre la vraisemblance.

Section 38, que les remarques des critiques ne font point abandonner la lecture des poëmes, et qu’on ne la quitte que pour lire des poëmes meilleurs §

Quoiqu’il en soit de ces fautes que les critiques passez ont trouvées, et que les critiques à venir découvriront dans les écrits des anciens, elles n’en feront point abandonner la lecture. On continuera de les lire et de les admirer, à moins que les poëtes à venir ne produisent quelque chose de meilleur. Ce ne furent point des critiques géometriques qui dégoûterent nos ayeux des poësies de Ronsard, et qui leur en firent abandonner la lecture, mais bien des poesies plus interessantes que celles de Ronsard. Ce sont les comédies de Moliere qui nous ont dégoûtez de celles de Scarron et des autres poëtes qui l’avoient précedé, mais non des livres écrits pour mettre en évidence les défauts de ces pieces. Lorsqu’il paroît des poësies meilleures que celles qui peuvent être déja entre les mains du public, il n’est pas necessaire que les critiques le viennent avertir de quitter le bon pour prendre le meilleur.

Le monde n’a pas besoin d’être éclairé sur le mérite de deux poëmes, comme sur le mérite de deux systêmes de philosophie. Il fait le discernement et il juge des poëmes à l’aide du sentiment bien mieux que les critiques ne le peuvent faire avec leurs regles. Qu’on fasse donc un poëme meilleur que l’éneïde, si l’on veut diminuer l’admiration que les hommes ont pour cet ouvrage, et si l’on prétend lui enlever ses lecteurs. Qu’on s’éleve plus haut que Virgile et que ses pareils, non point comme ce roitelet qui se mit sur le dos de l’aigle pour prendre son essort quand l’oiseau de Jupiter seroit las, afin de pouvoir lui reprocher ensuite que ses aîles le portoient plus haut que lui.

Qu’on le fasse en volant de ses propres aîles.

Qu’on choisisse donc dans l’histoire moderne un sujet neuf où l’on ne puisse pas se prévaloir des inventions ni des phrases poëtiques des anciens, mais où il faille tirer de son génie la poesie du stile et toute la fiction. Qu’on fasse un poëme épique de la destruction de la ligue par Henri IV dont la conversion de ce prince, suivie de la reduction de Paris, seroit naturellement le dénouement.

Un homme capable par les forces de son génie d’être un grand poete, et qui pourroit tirer de son propre fond toutes les beautez necessaires pour soutenir une grande fiction, trouveroit mieux son compte à traiter un pareil sujet dans lequel il n’auroit point à éviter de se rencontrer avec personne, qu’il ne pourroit le trouver en maniant des sujets de la fable ou de l’histoire grecque et romaine. Au lieu d’emprunter des heros aux grecs et aux latins, qu’on ose donc en faire de nos rois et de nos princes.

Homere n’a pas chanté les combats des éthiopiens ni des égyptiens, mais ceux de ses compatriotes. Virgile et Lucain ont pris leurs sujets dans l’histoire romaine.

Qu’on ose donc chanter les choses que nous avons sous les yeux, comme sont nos combats, nos fêtes et nos céremonies. Qu’on nous donne des descriptions poëtiques des bâtimens, des fleuves et des païs que nous voïons tous les jours, et dont nous puissions confronter, pour ainsi dire, l’original avec l’imitation. Avec quelle noblesse et quel pathetique Virgile auroit-il traité une apparition de saint Louis à Henri IV la veille de la bataille d’Yvri, quand ce prince, l’honneur des descendans de notre saint roi, faisoit encore profession de la confession de foi de Geneve ?

Avec quelle élegance Virgile auroit-il dépeint les vertus en robes de fêtes qui, conduites par la clémence, seroient venues ouvrir à ce bon roi les portes de sa ville de Paris ? L’interêt que tout le monde prendroit à ce sujet par differens motifs, seroit un garent assuré de l’attention du public sur l’ouvrage. Mais les raisons que nous avons exposées dans ces refléxions et l’expérience du passé, montrent suffisamment que la possibilité de faire un poëme épique françois meilleur que l’éneïde, n’est qu’une possibilité métaphisique, et telle qu’est la possibilité d’ébranler la terre en donnant un point fixe hors du globe.

Tandis qu’on ne fera pas mieux, ni même aussi-bien que les anciens, les hommes continueront à les lire et à les admirer, et cette véneration ira toujours en s’augmentant à mesure que les siecles s’écouleront sans qu’il paroisse personne qui ait pû les atteindre. Nous n’estimons pas leurs ouvrages pour avoir été produits en certains siecles, ce sont certains siecles que nous reverons pour avoir donné le jour à ces ouvrages. Nous n’admirons pas l’Iliade, l’éneïde et quelques autres écrits, parce qu’ils sont faits depuis long-temps, mais parce que nous les trouvons admirables en les lisant, parce que tous les hommes qui les ont entenduës les ont admirées dans tous les temps. Enfin, parce que plusieurs siecles se sont écoulez sans que personne ait égalé leurs auteurs en ce genre de poesie.

Section 39, qu’il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l’art peut donner, et d’autres où le succès dépend plus du secours qu’on tire de l’art que du génie. On ne doit pas inferer qu’un siecle surpasse un autre siecle dans les professions du premier genre, parce qu’il le surpasse dans les professions du second genre §

Il ne faut pas entendre de tous les écrivains de l’antiquité ce que je dis ici des poetes, des historiens et des orateurs excellens. Par exemple, ceux des livres des anciens qui sont écrits sur des sciences dont le mérite consiste dans la multitude des connoissances, ne l’emportent pas sur ceux que les modernes ont écrit touchant ces mêmes sciences.

Je serai même aussi peu surpris qu’un homme qui auroit pris son idée du mérite des anciens sur leurs ouvrages de physique, de botanique, de geographie et d’astronomie, parce que sa profession l’auroit obligé à faire sa principale étude de ces sciences, n’admire point l’étendue des connoissances des anciens, que je suis peu surpris de voir l’homme qui a formé son idée du mérite des anciens, sur leurs ouvrages d’histoire, d’éloquence et de poesie, rempli de véneration pour eux.

Les anciens ignoroient dans les sciences que j’ai citées bien des choses que nous sçavons, et par la démangeaison naturelle aux hommes de porter leurs décisions plus loin que leurs lumieres distinctes, ils sont tombez, comme je l’ai déja dit, en une infinité d’erreurs.

Ainsi l’astronome d’aujourd’hui sçait mieux que Ptolomée tout ce que sçavoit Ptolomée, et il sçait encore toutes les découvertes qui se sont faites depuis les Antonins, soit à l’aide des voïages, soit à l’aide des lunettes de longue vûë. Ptolomée, s’il revenoit au monde, se feroit éleve à l’observatoire.

Il en est de même des anatomistes, des navigateurs, des botanistes et de tous ceux qui professent des sciences dont le mérite consiste plus à sçavoir qu’à inventer, à connoître qu’à produire.

Mais il est d’autres professions où les derniers venus n’ont pas le même avantage sur leurs prédecesseurs, parce que le progrès qu’on peut faire en ces sortes de professions, dépend plus du talent d’inventer et du génie naturel de celui qui les exerce, que de l’état de perfection où ces professions se trouvent lorsque l’homme qui les exerce fournit sa carriere. Ainsi l’homme qui est né avec le génie le plus heureux est celui qui va plus loin que les autres dans ces sortes de professions, et cela indépendamment du dégré de perfection où elles se trouvent lorsqu’il les exerce.

Il lui suffit que la profession qu’il embrasse soit déja réduite en art, et que la pratique de cet art ait une méthode. Il pourroit lui-même inventer l’art et rediger la méthode. La force de son génie, qui lui fait deviner et imaginer un nombre infini de choses, qui ne sont pas à portée des esprits ordinaires, lui donne plus d’avantage sur les esprits ordinaires, qui professeront un jour le même art que lui, après que cet art aura été perfectionné, que ces esprits n’en pourront avoir sur lui, par la connoissance qu’ils auront des nouvelles découvertes et des nouvelles lumieres dont l’art se trouvera enrichi lorsqu’ils viendront à le professer à leur tour. Le secours que donne la perfection où l’un des arts dont nous parlons est arrivé, ne sçauroit mener les esprits ordinaires aussi loin que la supériorité de lumieres et de vûës naturelles, peut porter un homme de génie.

Telles sont les professions du peintre, du poëte, du general d’armée, du musicien, de l’orateur, et même celle du médecin. On devient grand general et grand orateur dès qu’on exerce ces professions avec le génie qui leur est propre, en quelque état qu’on puisse trouver l’art qui enseigne à les bien faire.

Le mérite des ouvriers illustres et des grands hommes dans toutes les professions dont je viens de parler, dépend principalement de la portion de génie qu’ils ont apportée en naissant, au lieu que le mérite du botaniste, du physicien, de l’astronome et du chymiste, dépend principalement de l’état de perfection où les découvertes fortuites et le travail des autres ont porté la science qu’ils entreprennent du cultiver. L’histoire confirme ce que j’ai avancé ici sur toutes les professions qui dépendent principalement du génie.

Parmi les professions que j’ai citées comme ressortissantes principalement du génie, celle du medecin paroît la plus dépendante de l’état où est la médecine quand un certain homme vient à la professer. Cependant quand on entre dans le détail de cet art, on trouve que ses operations sont encore plus dépendantes du génie, à proportion duquel chaque medecin profite des connoissances des autres et de ses propres expériences, qu’elles ne le sont de l’état où est la médecine quand il la fait.

Les trois parties de la médecine sont la connoissance des maladies, celle des remedes et l’application du remede convenable à la maladie qu’on veut guérir.

Les découvertes qui se sont faites depuis Hippocrate dans l’anatomie et dans la chymie, facilitent beaucoup la connoissance des maladies. On connoît encore aujourd’hui une infinité de remedes dont Hippocrate n’entendit jamais parler, et dont le nombre surpasse de beaucoup celui des remedes qu’il connoissoit et que nous avons perdus.

La chymie a fourni une partie de ces remedes nouveaux, et nous devons l’autre aux regions qui ne sont connuës des europeans que depuis deux siecles.

Nos médecins conviennent néanmoins que les aphorismes d’Hippocrate sont l’ouvrage d’un homme à tout prendre, plus habile que les medecins d’aujourd’hui.

Ils admirent sans prétendre les égaler, sa pratique et ses prédictions sur le cours et sur la conclusion des maladies, bien qu’il les fit avec moins de secours que les médecins n’en ont presentement pour faire leurs prognostics.

Aucun d’eux n’hésite quand on lui demande s’il n’aimeroit pas mieux être traité par Hippocrate dans une maladie aiguë, même en supposant les connoissances d’Hippocrate, bornées où elles l’étoient quand il écrivit, que par le plus habile médecin qui soit aujourd’hui dans Paris ou dans Londres. Tous voudroient être remis entre les mains d’Hippocrate. C’est que le talent de discerner le temperament du malade, la nature de l’air, sa temperature présente, les symptomes du mal, ainsi que l’instinct qui fait choisir le remede convenable et le moment de l’appliquer, dépendent du génie. Hippocrate étoit né avec un génie superieur pour la médecine, et ce génie lui donnoit plus d’avantage dans la pratique sur les médecins modernes, que les nouvelles découvertes n’en donnent aux médecins modernes sur Hippocrate.

On dit vulgairement que Cesar, s’il revenoit au monde et qu’il vit les armes à feu et les fortifications à la moderne, en un mot les armes dont nous nous servons pour attaquer et pour défendre, seroit bien étonné. Il lui faudroit, ajoute-t-on, recommencer son apprentissage, et le faire même assez long avant qu’il fut capable de mener deux mille hommes à la guerre. En aucune façon, disoit le maréchal de Vauban, qui sentoit d’autant mieux la force du génie de Cesar, que lui-même il en avoit beaucoup.

Cesar auroit appris en moins de six mois tout ce que nous sçavons, et dès qu’il auroit eu connu nos armes, dès qu’il auroit eu connu, pour s’expliquer ainsi, la nature de nos traits et celle de nos boucliers, son génie en sçauroit faire des usages dont peut-être nous ne nous avisons point.

Quoique l’art de la peinture renferme aujourd’hui une infinité d’observations et de connoissances qu’il ne renfermoit pas encore du temps de Raphaël, nous ne voïons pas cependant que nos peintres égalent cet aimable génie. Ainsi, supposé que nous sçachions quelque chose dans l’art de disposer le plan d’un poëme, et de donner aux personnages des moeurs décentes que les anciens ne sçussent pas, ils n’auront pas laissé de nous surpasser, s’il est vrai qu’ils aïent eu plus de génie que nous, et cela d’autant plus qu’il est certainement vrai que les langues dans lesquelles ils ont composé étoient plus propres à la poësie que les langues dans lesquelles nous composons. Nous ferons peut-être moins de fautes qu’eux, mais nous n’atteindrons pas au dégré d’excellence où ils sont arrivez. Nos éleves seront mieux instruits que les leurs, mais nos artisans seront moins habiles. c’est parmi les anciens, dit un des grands poëtes d’Angleterre, et principalement parmi les écrivains des pais qui sont à notre orient, … etc. . En effet, Monsieur Racine ne paroît plus grand poëte dans Athalie que dans ses autres tragédies, que parce que son sujet tiré de l’ancien testament l’a autorisé à orner ses vers des figures les plus hardies et des images les plus pompeuses de l’écriture sainte, au lieu qu’il n’en avoit pû faire usage que très-sobrement dans ses pieces profanes. On a écouté avec respect le stile oriental dans la bouche des personnages d’Athalie, et ce stile a charmé. Enfin, dit ailleurs l’auteur anglois que nous venons de citer, nous pouvons être plus exacts que les anciens, mais nous ne sçaurions être aussi sublimes. Je ne sçai par quelle fatalité tous les grands poëtes des nations modernes s’accordent à mettre ce que les anciens ont composé si fort au-dessus de ce qu’ils composent eux-mêmes.

C’est même avoüer qu’on est incapable d’écrire dans le goût des anciens, que de tâcher de les rabaisser. Quintilien dit que Seneque ne cessoit point de parler mal des grands hommes qui l’avoient précedé, parce qu’il voïoit bien que leurs ouvrages et les siens étoient d’un goût si different, qu’il falloit que les uns ou les autres déplussent à ses contemporains. En effet, ces contemporains ne pouvoient point admirer les faux brillans et le stile hérissé de pointes des écrits de Seneque, qui annoncerent la décadence des esprits, tandis qu’ils continueroient d’admirer le stile noble et simple des écrivains du siecle d’Auguste.

Troisième partie §

Avant-propos §

La musique des anciens étoit une science bien plus étenduë que ne l’est notre musique.

Aujourd’hui la musique n’enseigne que deux choses, la composition des chants musicaux, ou des chants proprement dits, et l’execution de ces chants avec la voix et sur les instrumens. La science de la musique avoit parmi les grecs et parmi les romains, un objet bien plus vaste. Non-seulement elle montroit tout ce que la notre montre, mais elle enseignoit beaucoup de choses que la notre n’enseigne point, soit parce que l’on n’étudie plus aujourd’hui une partie de ces choses là, soit parce que l’art qui enseigne les autres n’est point reputé faire une partie de la musique, de maniere que l’on ne donne plus le nom de musicien à celui qui le professe. Dans l’antiquité, l’art poetique étoit un des arts subordonnés à la musique ; et par consequent c’étoit la musique qui enseignoit la construction des vers de toute figure. L’art de la saltation, ou l’art du geste étoit aussi l’un des arts musicaux. Ainsi ceux qui enseignoient les pas et les attitudes de notre danse, ou de la danse proprement dite, laquelle faisoit une partie de l’art du geste, étoient appellez musiciens.

Enfin la musique des anciens enseignoit à composer comme à écrire en notes la simple déclamation, ce qu’on ne sçait plus faire aujourd’hui. Aristides Quintilianus nous a laissé un excellent livre sur la musique, écrit en langue grecque, et cet auteur vivoit sous le regne de Domitien ou sous celui de Trajan, comme le conjecture sur de bonnes raisons Monsieur Meibomius qui a fait imprimer avec une traduction latine l’ouvrage dont je parle. Suivant cet Aristides la plûpart des auteurs qui l’avoient précedé, définissoient la musique : un art qui enseigne à se servir de la voix et à faire tous les mouvemens du corps avec grace.

Comme l’on n’a point communement de la musique des grecs et des romains, l’idée que je viens d’en donner, et comme on croit qu’elle fut renfermée dans les mêmes bornes que la nôtre, l’on se trouve embarassé quand l’on veut expliquer tout ce que les auteurs anciens ont dit de leur musique et de l’usage qui s’en faisoit de leur temps. Il est donc arrivé que les passages de la poetique d’Aristote, que ceux de Ciceron, de Quintilien et des meilleurs écrivains de l’antiquité où il est fait mention de leur musique, ont été mal entendus par les commentateurs, qui s’imaginant que dans ces endroits là il étoit question de notre danse et de notre chant, c’est-à-dire, de la danse et du chant proprement dits, n’ont jamais pu comprendre le veritable sens de leurs passages. L’explication qu’ils en donnent n’est propre qu’à les rendre encore plus obscurs. Elle n’est propre qu’à nous empêcher de concevoir jamais la maniere dont les pieces dramatiques étoient exécutées sur le théatre des anciens.

J’ose entreprendre d’expliquer intelligiblement tous ces passages et principalement ceux qui parlent des representations théatrales. Voici le plan de mon ouvrage.

En premier lieu je donnerai une idée generale de la musique speculative et des arts musicaux, c’est-à-dire, des arts qui parmi les anciens étoient subordonnez à la science de la musique. Si je ne dis rien ou très-peu de choses sur la science, qui enseignoit les principes de toute sorte d’accords et de toute sorte d’harmonie, c’est qu’il ne m’appartient pas de changer quelque chose ou d’ajouter rien aux explications que Monsieur Meibomius, Monsieur Brossard, Monsieur Burette et d’autres écrivains modernes ont fait des ouvrages que les anciens ont composez sur l’harmonie, et qui nous sont demeurez.

Je ferai voir en second lieu que les anciens composoient et qu’ils écrivoient en notes leur déclamation theatrale, de maniere que ceux qui la récitoient, pouvoient être, comme ils l’étoient en effet, soutenus par un accompagnement.

Je montrerai en troisiéme lieu, que les anciens avoient si-bien réduit l’art du geste ou la saltation, qui étoit un des arts subordonnez à la science de la musique, en methode reglée, que dans l’execution de plusieurs scenes ils pouvoient partager et qu’ils partageoient en effet la déclamation théatrale entre deux acteurs, dont le premier recitoit tandis que le second faisoit les gestes convenables au sens des vers récitez, et que même il se forma des troupes de pantomimes ou de comédiens muets qui jouoient sans parler des pieces suivies.

Je finirai mon ouvrage par quelques observations sur les avantages et sur les inconveniens qui pouvoient resulter de l’usage des anciens.

Section 1, idée generale de la musique des anciens et des arts musicaux subordonnez à cette science §

On peut regarder le traité sur la musique, écrit en grec par Aristides Quintilianus et traduit en latin par Monsieur Meibomius, comme l’ouvrage le plus instructif que l’antiquité nous ait laissé sur cette science. Il est à mon sens le plus methodique de ces ouvrages ; et comme son auteur grec de nation frequentoit tous les jours les romains, puisqu’il a vécu dans le temps que tous les païs habitez par les grecs étoient soumis aux successeurs d’Auguste, il a dû sçavoir l’usage qu’on faisoit de la musique à Rome et dans la Grece. Ainsi c’est dans son livre que nous prendrons l’idée generale de la musique des anciens. D’ailleurs la musique des romains étoit la même que celle des grecs, dont ils avoient appris cette science. Elle avoit chez les uns et chez les autres la même étendue et les mêmes principes, de maniere qu’on peut se servir également pour expliquer l’étendue et l’usage de la musique des anciens, soit des auteurs grecs, soit des auteurs latins. Aristides Quintilianus définit la musique un art, mais un art qui démontre les principes sur lesquels il opere, et qui enseigne tout ce qui concerne l’usage qu’on peut faire de la voix, ainsi qu’à faire avec grace tous les mouvemens dont le corps est capable. Notre auteur rapporte aussi quelques autres définitions de la musique un peu differentes de la sienne, mais qui supposent toutes également que cette science avoit l’étendue que nous lui donnons.

Les auteurs latins disent la même chose. La musique, c’est Quintilien l’orateur qui parle, donne des enseignemens non seulement pour regler toutes les inflexions dont la voix est susceptible, mais encore pour regler tous les mouvemens du corps. Ces inflexions, ces mouvemens veulent être menagez suivant une methode certaine et judicieuse.

" la décence dans la contenance et dans le geste, est necessaire à l’orateur et il n’y a que la musique qui puisse lui enseigner cette décence. " saint Augustin dans l’ouvrage qu’il a composé sur la musique, dit la même chose que Quintilien. Il y écrit que la musique donne des preceptes sur la contenance, sur le geste, en un mot, sur tous les mouvemens du corps dont il avoit été possible de reduire la theorie en science et la pratique en méthode.

La musique des anciens avoit assujetti à une mesure reglée tous les mouvemens du corps, ainsi que le sont les mouvemens des pieds de nos danseurs.

La science de la musique, ou si l’on veut, la musique speculative, s’appelloit la musique harmonique, parce qu’elle enseignoit les principes de toute harmonie et les regles generales de toute sorte d’accords. C’étoit donc elle qui enseignoit ce que nous appellons la composition. Comme les chants qui étoient l’ouvrage de la composition, se nommoient alors quelquefois ainsi qu’ils se nomment à present : de la musique absolument, les anciens divisoient la musique prise dans le sens que nous venons de dire, en trois genres, sçavoir, le genre diatonique, le genre chromatique et le genre enarmonique. Ce qui constituoit la difference qui étoit entre ces trois genres, c’est que l’un admettoit des sons que l’autre n’admettoit pas dans ses chants. Dans la musique diatonique, le chant ne pouvoit pas faire ses progressions par des intervalles moindres que les semi-tons majeurs. La modulation de la musique chromatique emploïoit les semi-tons mineurs, mais dans la musique enarmonique la progression du chant se pouvoit faire par des quarts de ton. Les anciens divisoient encore leurs compositions musicales en plusieurs genres par rapport au mode ou au ton dont elles étoient, et ils nommoient ces modes du nom des païs où ils avoient été mis principalement en usage. Ils nommoient donc l’un, le mode phrigien, l’autre, le mode dorien et ainsi des autres. Mais je me contenterai de renvoïer aux modernes qui ont traité à fonds de la musique harmonique des anciens, afin de passer plûtôt à ce que j’ai à dire concernant leurs arts musicaux, qui sont l’objet principal de ma dissertation.

Dès que la musique embrassoit un sujet aussi vaste, il étoit naturel qu’elle renfermât plusieurs arts dont chacun eût son objet particulier. Ainsi voïons-nous qu’Aristides Quintilianus compte jusques à six arts subordonnez à la musique.

De ces six arts il y en avoit trois qui enseignoient toute sorte de composition et trois qui enseignoient toute sorte d’execution.

Ainsi la musique par rapport à la composition, se partageoit en art de composer la melopée, ou les chants, en art rithmique et en art poëtique. Par rapport à l’execution, la musique se partageoit en art de joüer des instrumens, en art du chant et en art hypocritique ou en art du geste.

La melopée ou l’art de composer la mélodie étoit l’art de composer et d’écrire en notes toute sorte de chants, c’est-à-dire, non seulement le chant musical ou le chant proprement dit ; mais aussi toute sorte de recitation ou de déclamation.

L’art rithmique donnoit des regles pour assujettir à une mesure certaine tous les mouvemens du corps et de la voix, de maniere qu’on pût en battre les temps, et les battre du mouvement convenable et propre au sujet.

L’art poetique enseignoit la mécanique de la poesie, et il montroit ainsi à composer regulierement des vers de toute sorte de figure.

Nous venons de voir que par rapport à l’exécution, la musique se divisoit en trois arts, l’art de jouer des instrumens, l’art du chant et l’art du geste.

On devine bien quelles leçons pouvoient donner et la musique organique, qui enseignoit à jouer des instrumens, et la musique qui se nommoit l’art du chant. Quant à la musique hypocritique ou contrefaiseuse et qui se nommoit ainsi par ce qu’elle étoit proprement la musique des comediens que les grecs appelloient communement hypocrites ou contrefaiseurs, elle enseignoit l’art du geste, et montroit ainsi à exécuter suivant les regles d’une methode établie sur des principes certains, ce que nous ne faisons plus aujourd’hui que guidez par l’instinct ou tout au plus par une routine aidée et soutenue de quelques observations. Les grecs nommoient cet art musical orchesis, et les romains saltatio.

Porphyre qui vivoit environ deux cens ans après Aristides Quintilianus et qui nous a laissé un commentaire sur les harmoniques de Ptolomée, ne partage les arts musicaux, qu’en cinq arts differens, sçavoir, l’art metrique, l’art rithmique, l’art organique, l’art poetique, pris dans toute son étendue et l’art hypocritique. On trouve même en comparant la division d’Aristides avec celle de Porphyre, que Porphyre compte deux arts de moins qu’Aristides. Ces deux arts sont l’art de composer la melopée et l’art du chant. Si nonobstant la suppression de ces deux arts, Porphyre ne laisse pas de compter cinq arts musicaux, au lieu qu’il ne devroit plus après ce retranchement n’en compter que quatre ; c’est qu’il met au nombre de ces arts, l’art metrique dont il n’est pas fait mention dans Aristides. Mais cette difference dans l’énumeration des arts musicaux n’empêche pas que nos deux auteurs ne disent au fond la même chose.

Tâchons d’expliquer la difficulté.

Dès que Porphyre a dit qu’il prenoit l’art poetique dans sa plus grande étendue comme il prend soin de le dire, il a dû ne point parler de la melopée, ou de l’art de composer la melopée comme d’un art musical particulier, parce que ce dernier art étoit renfermé dans l’art poetique, pris dans toute son étendue.

En effet, suivant l’usage des grecs, l’art de composer la melopée faisoit une partie de l’art poetique. On verra cy-dessous que les poetes grecs composoient eux-mêmes la melopée de leurs pieces. Si au contraire, Aristides fait de l’art poetique et de l’art de composer la melopée deux arts distincts, c’est qu’il a eu égard à l’usage des romains, qui étoit que les poetes dramatiques ne composassent point eux-mêmes la déclamation de leurs vers, mais qu’ils la fissent composer par des artisans compositeurs de profession, et que Quintilien appelle :

(…). C’est ce que nous rapporterons plus au long dans la suite.

C’est par la même raison que Porphyre n’a point ainsi qu’Aristides, fait de l’art du chant un art musical particulier.

Ceux qui enseignoient en Grece l’art poetique dans toute son étendue, enseignoient aussi apparemment l’art de bien executer toute sorte de chant ou de déclamation.

Si Porphyre fait à son tour deux arts distincts de l’art rithmique, dont Aristides ne fait qu’un seul et même art, si Porphyre divise en art metrique et en art rithmique proprement dit, l’art dont Aristides ne fait qu’un seul art qu’il appelle (…), cela vient vraisemblablement de la cause que je vais dire.

Les progrez que l’art des pantomimes né sous le regne d’Auguste, aura fait durant les deux siecles écoulez depuis le temps d’Aristides jusques au temps de Porphyre, avoient engagé les gens de théatre à subdiviser l’art rithmique, et par consequent à en faire deux arts differens. L’un de ces arts qui étoit le metrique ou le mesureur, enseignoit à réduire sous une mesure certaine et reglée, toute sorte de gestes en toute sorte de sons, qui pouvoient être assujetis à suivre les temps d’une mesure, et l’art rithmique n’enseignoit plus qu’à bien battre cette mesure, et principalement à la battre d’un mouvement convenable. Nous verrons cy-dessous que le mouvement étoit, au sentiment des anciens, ce qu’il y avoit de plus important dans l’exécution de la musique, et l’invention de l’art du pantomime les aura encore engagez à faire une étude plus profonde de tout ce qui pouvoit perfectionner l’art du mouvement. Il est certain que depuis le regne d’Auguste jusques au renversement total de l’empire d’occident, les representations des pantomimes firent le plaisir le plus cher au peuple romain.

Je conclus donc que la difference qui se trouve entre l’énumeration des arts musicaux que fait Aristides Quintilianus et celle que fait Porphyre, n’est qu’une difference apparente, et que ces deux auteurs ne se contredisent point quant au fond des choses.

Je m’interomprai ici pour faire une observation. Dès que la musique des anciens donnoit des leçons methodiques sur tant de choses, dès qu’elle donnoit des preceptes utiles au grammairien, et necessaires au poëte comme à tous ceux qui avoient à parler en public, on ne doit plus être surpris que les grecs et les romains l’aïent crue un art necessaire et qu’ils lui aïent donné tant d’éloges qui ne conviennent pas à la nôtre.

On ne doit pas s’étonner qu’Aristides Quintilianus ait dit que la musique étoit un art necessaire à tous les âges de la vie, puisqu’il enseignoit également ce que les enfans doivent apprendre et ce que les personnes faites doivent sçavoir.

Quintilien écrit par la même raison que non seulement il faut sçavoir la musique pour être orateur ; mais qu’on ne sçauroit même être bon grammairien sans l’avoir apprise, puisqu’on ne pouvoit pas bien enseigner la grammaire sans montrer l’usage dont y étoient le metre et le rithme. Cet écrivain judicieux observe encore en un autre endroit que dans les temps precedens la profession d’enseigner la musique et celle d’enseigner la grammaire avoient été unies, et qu’elles étoient alors exercées par le même maître.

Enfin, Quintilien dit dans le chapitre de son livre où il veut prouver que l’orateur est du moins obligé d’apprendre quelque chose de la musique. " on ne me refusera point de tomber d’accord… etc " .

Ce passage paroîtra beaucoup plus clair lorsqu’on aura lû ce que je dois écrire concernant le carmen ou la déclamation notée des vers faits pour être recitez avec un accompagnement.

En un mot, tous les écrits des anciens font foi, que la musique passoit de leur temps pour un art necessaire aux personnes polies, et qu’on regardoit alors comme des gens sans éducation, et comme on regarde aujourd’hui ceux qui ne sçavent point lire, les personnes qui ne sçavoient pas la musique. Je reviens aux arts musicaux.

Malheureusement pour nous, il ne nous est resté aucune des methodes composées pour enseigner la pratique de ces arts, dont il y avoit tant de professeurs dans la Grece et dans l’Italie. D’ailleurs ceux des auteurs anciens qui ont écrit sur la musique et dont les ouvrages nous sont demeurez, ont très-peu parlé de la mécanique des arts subordonnez à la science de la musique qu’ils ont regardez comme des pratiques faciles et communes, dont l’explication n’étoit bonne qu’à exercer les talens de quelque maître à gages. Par exemple saint Augustin qui a composé sur la musique un ouvrage divisé en six livres, dit qu’il n’y traitera point de toutes ces pratiques, parce que ce sont des choses sçues communement par les hommes de théatre les plus mediocres.

Ainsi les auteurs dont je parle, ont écrit plutôt en philosophe qui raisonne et qui fait des speculations sur les principes generaux d’un art dont la pratique est sçue de tous ses contemporains, que comme un auteur qui veut que son livre puisse sans aucun autre secours, enseigner l’art dont il traite.

Cependant j’espere qu’en m’aidant des faits racontez par les écrivains anciens qui par occasion ont parlé de leurs arts musicaux, je pourrai venir à bout de donner une notion ; si non pleine et entiere, du moins claire et distincte de ces arts, et d’expliquer comment les pieces dramatiques étoient representées sur le théatre des anciens.

Nous venons de voir qu’Aristides Quintilianus comptoit six arts musicaux, sçavoir, l’art rithmique, l’art de composer la melopée, l’art poetique, l’art de jouer des instrumens, l’art du chant et l’art du geste ; mais nous reduirons ici ces six arts à quatre, en ne comptant l’art poetique, l’art de composer la melopée et l’art du chant que pour un seul et même art. On a déja vû que l’art poetique, l’art de composer la melopée et l’art du chant avoient tant d’affinité, que Porphyre ne les comptoit que pour un seul art, qu’il nomme l’art poetique pris dans toute son étendue.

Section 2, de la musique rithmique §

Nous avons déja dit que la musique rithmique donnoit des regles pour assujetir à une mesure certaine tous les mouvemens du corps et de la voix, de maniere qu’on pût en battre les temps.

Le rithme musical, dit Aristides, regle aussi-bien le geste que la recitation. Cet art enseignoit donc le grand usage qu’on peut faire de la mesure et du mouvement.

On verra par ce que nous allons dire sur ce sujet, que les anciens faisoient un très-grand cas de cet art. Saint Augustin dit dans l’endroit de ses rétractations où il parle du livre qu’il avoit écrit sur la musique, qu’en l’écrivant son objet principal avoit été d’y traiter du secours merveilleux qu’on peut tirer de la mesure et du mouvement.

Les grecs reconnoissoient comme nous quatre choses dans la musique, la progression des tons du sujet principal, ou le chant, l’harmonie, ou l’accord des differentes parties, la mesure et le mouvement. C’étoit donc ces deux dernieres qu’enseignoit l’art rithmique qui, comme nous l’avons remarqué déja, est partagé par Porphyre en art metrique, ou mesureur, et en art rithmique ou art de mouvement.

Platon pour dire que le mouvement est l’ame d’un chant mesuré, dit que le rithme est l’ame du metre. Le metre écrit Aristote n’est encore qu’une partie du rithme. On lit dans Quintilien, si je l’entends bien, qu’il ne faut pas qu’une mesure emprunter sur l’autre ; mais que celui qui bat la mesure a la liberté d’en presser ou d’en rallentir le mouvement.

Aristides Quintilianus écrit que suivant plusieurs, le metre differoit du rithme, comme le tout differe de sa partie. Mais comme nous disons quelquefois absolument le mouvement pour dire la mesure et le mouvement, les grecs disoient aussi quelquefois le rithme tout court, pour dire le rithme et le metre : c’est en prenant le mot de rithme dans cette acception qu’Aristote a dit dans sa poetique, que la musique fait ses imitations avec le chant, l’harmonie et le rithme ; ainsi que la peinture fait les siennes avec les traits et avec les couleurs.

Les romains qui emploïoient souvent les termes grecs en parlant de musique, en sçavoient certainement l’étimologie et ce que pouvoit changer dans la signification propre de ces termes un usage autorisé. Or saint Augustin dit positivement qu’il étoit en usage de son temps, de donner le nom de rithme à tout ce qui regloit la durée dans l’execution des compositions.

Rien n’est si commun dans toutes les langues que le nom de l’espece donné au genre et le nom du genre attribué à l’espece en stile ordinaire. Sans sortir de notre sujet, nous allons voir que les romains donnoient au mot modulatio une acception beaucoup plus étendue que sa premiere signification. Les romains appelloient soni ou voces le chant ; l’harmonie, concentus ; et la mesure, numeri.

Quand Virgile dans une de ses églogues fait dire à Moeris par Lycidas.

Dites-moi aussi les vers que je vous entendis chanter un soir : j’en ai bien retenu les nombres, mais j’en ai oublié les paroles.

Il ne veut faire dire autre chose à Lycidas, si ce n’est que bien qu’il eut oublié les paroles des vers dont il étoit question, il se souvenoit bien néanmoins de quels pieds ou de quelles mesures ils étoient composez, et par consequent de leur cadence. Ainsi modi, terme que les latins emploïent souvent en parlant de leur musique, ne signifioit proprement que le mouvement. Cependant ils appelloient la mesure et le mouvement du nom seul de modi, et même ils donnoient encore quelquefois le nom de modulation à toute la composition, et cela sans égard à l’étimologie de modulation.

Montrons donc en premier lieu que modulatio ne signifioit proprement que la mesure et le mouvement, que ce qui est appellé rithme dans Porphyre, et montrons en second lieu que malgré cela les romains ont souvent donné le nom de modulation à toute la composition musicale. Nous aurons besoin plus d’une fois de supposer que les anciens se soient permis cette espece d’inexactitude.

Quintilien rapporte qu’Aristoxene, que Suidas dit avoir été l’un des disciples d’Aristote, et qui a écrit sur la musique un livre qui se trouve dans le recueil de Monsieur Meibomius, divisoit la musique qui s’exécute avec la voix en rithme et en chant. Le rithme, ajoûte Quintilien, est ce que nous appellons modulation, et le chant assujeti ou noté, est ce que nous appellons le ton et les sons.

Lorsque Quintilien veut dire qu’il n’exige point de son orateur qu’il sçache la musique à fond, Quintilien dit qu’il ne lui demande point de sçavoir assez bien la modulation pour battre la mesure des cantiques ou des monologues. C’étoient, comme nous le dirons dans la suite, les scenes des pieces de théatre dont la déclamation étoit la plus chantante et la plus approchante du chant musical.

Cependant (et c’est ce que nous avons à dire en second lieu) Quintilien appelle souvent toute la composition une modulation, en comprenant sous ce nom le chant, l’harmonie, la mesure et le mouvement. Par exemple, cet auteur dans le troisiéme chapitre du livre onziéme de ses institutions, où il donne des leçons si curieuses sur le soin qu’un orateur doit avoir de sa voix, et sur la recitation, dit, en parlant de plusieurs mauvaises manieres de prononcer : " il n’y a point de désagrément dans la prononciation qui me choque autant que d’entendre dans les écoles et dans les tribunaux, chanter la modulation théatrale. C’est le vice à la mode, j’en conviens, mais il n’en est pas moins vrai que ce vice dégrade l’orateur. " on voit bien que Quintilien comprend le chant ou la déclamation composée dans la modulation dont il parle. C’est la composition entiere que Quintilien appelle ici modulation.

Dans les inscriptions qui sont à la tête des comedies de Terence, il est dit, que c’est Flaccus qui en a fait les modes, ou qui les a modulées ; pour dire que c’étoit ce Flaccus qui en avoit composé la déclamation.

Saint Augustin rend en quelque sorte raison de cet usage, en disant que tout ce qu’un musicien doit faire est presque renfermé sous le terme de modulation.

Je pourrois encore citer plusieurs passages d’anciens auteurs latins qui ont emploïé les termes de modi et de modulatio dans un sens aussi étendu ; mais pour convaincre le lecteur qu’on s’en servoit communément pour dire toute la composition, il suffira de rapporter la définition que fait du mot de modulation, Diomede grammairien, qui a vécu avant la destruction de l’empire romain.

La modulation, dit cet auteur, est l’art de rendre la prononciation d’une récitation suivie plus agréable, et d’en faire un bruit plus flateur pour l’oreille.

Enfin le terme de modulation avoit parmi les romains, la même signification que carmen : un mot que nous ne sçaurions traduire suivant sa signification précise, parce que n’aïant point la chose, nous n’avons pas le terme propre à la signifier, et qui vouloit dire la mesure et la prononciation notée des vers. Nous parlerons bien-tôt de ce carmen. Revenons à l’art rithmique ou à la modulation proprement dite.

Nous sçavons comment les anciens mesuroient leur musique vocale ou leur musique composée sur des paroles. Comme nous l’avons observé déja en parlant de la mécanique de la poësie, les sillabes avoient une quantité reglée dans la langue grecque et dans la langue latine.

Cette quantité étoit même relative ; c’est-à-dire, que deux sillabes breves ne devoient point durer plus long-temps dans la prononciation, qu’une longue ; et qu’une sillabe longue devoit durer aussi long-temps que deux breves.

La sillabe breve valoit un temps dans la mesure, et la sillabe longue en valoit deux. Les enfans n’ignorent pas, dit Quintilien, que la longue vaut deux temps, et que la breve n’en vaut qu’un.

Cette proportion entre les sillabes longues et les sillabes breves étoit aussi constante que la proportion qui est aujourd’hui entre les notes de differente valeur. Comme deux notes noires doivent dans notre musique durer autant qu’une blanche, dans la musique des anciens deux sillabes breves duroient ni plus ni moins qu’une longue. Ainsi lorsque les musiciens grecs ou romains mettoient en chant quelque composition que ce fut, ils n’avoient pour la mesurer, qu’à se conformer à la quantité des sillabes sur lesquelles ils posoient chaque note. La valeur de la note étoit déja décidée par la valeur de la sillabe.

Voila pourquoi Boëce qui a vécu sous le regne de Theodoric roi des ostrogots, et quand les théatres étoient encore ouverts à Rome, dit, en parlant d’un compositeur de musique qui met des vers en chant : que ces vers ont déja leur mesure en vertu de leur figure ; c’est-à-dire en vertu de la combinaison des sillabes longues et des sillabes breves dont ils sont composez.

D’un autre côté comme nous l’avons dit en parlant de la mécanique des vers grecs et de celle des vers latins, tout le monde sçavoit dès l’enfance la quantité de chaque sillabe. Chacun sçavoit donc sans avoir fait pour cela aucune étude particuliere, la valeur de chaque sillabe, et ce qui étoit la même chose, de chaque note.

Quel nombre de temps les grecs et les romains mettoient-ils dans les mesures des chants, composez sur des paroles de quelque nature que ces chants-là pussent être ? Je répond.

Quant aux chants composez sur des vers, la mesure de ces chants, le nombre des temps de chaque mesure se trouvoit être déja reglé par la figure du vers. Chaque pied du vers faisoit une mesure. En effet on trouvera dans la suite le mot de pes qui signifie un pied, emploïé par Quintilien et par d’autres, pour dire une mesure. Il y a néanmoins une objection à faire contre cette explication ; c’est que suivant son contenu, les mesures du même chant devoient être inégales dans leur durée, parce que les pieds du même vers n’étoient pas égaux.

Les uns n’avoient que trois temps, tandis que les autres en avoient quatre. En effet, les pieds qui n’étoient composez que d’une sillabe longue et d’une breve, ou de trois sillabes breves, ne renfermoient que trois temps, au lieu que les pieds composez de sillabes longues ou d’une sillabe longue et de deux breves, avoient quatre temps. Je tombe d’accord que cela ne pouvoit pas être autrement. Mais cela n’empêchoit point que le batteur de mesure ne pût la marquer toujours avec justesse.

Quant aux chants composez sur de la prose, on voit bien que c’étoit la quantité d’une sillabe qui décidoit de la valeur de la note placée sur cette sillabe. Peut-être les anciens ne mesuroient-ils pas les chants de cette espece là, et laissoient-ils à celui qui battoit la mesure en suivant les principes de l’art rithmique, la liberté de marquer la cadence après tel nombre de temps qu’il jugeoit à propos de réunir, pour ainsi dire, sous une même mesure.

Depuis quel temps écrivons-nous la mesure de notre musique ? Voila pourquoi les anciens mettoient la poësie au nombre des arts musicaux. Voila pourquoi la plûpart des auteurs grecs et latins qui ont écrit sur la musique, traitent fort au long de la quantité des sillabes, des pieds et des figures du vers ; ainsi que de l’usage qu’on en peut faire, pour donner plus d’agrément et plus d’expression au discours. Que ceux qui seront curieux de connoître à quel point les anciens avoient approfondi cette matiere, lisent ce qu’en a écrit saint Augustin dans son livre sur la musique.

D’ailleurs nous apprenons d’Aristides Quintilianus, et nous voyons par ce qu’en ont dit d’autres auteurs, que les anciens avoient un rithme dans lequel chaque pied de vers ne faisoit pas toujours une mesure ; puisqu’il y avoit des mesures composées de huit temps sillabiques, c’est à dire, de huit breves ou de leur valeur. C’étoit un moïen de remedier à l’inconvenient qui naissoit de l’inégalité de durée qui se rencontroit dans les pieds du même vers. Mais comme cela regarde la musique proprement dite, je renvoïerai mon lecteur à ce qu’en a écrit un sçavant homme qui joint à une connoissance profonde de cette science, une grande érudition.

Comment les anciens marquoient-ils la valeur des notes de leur musique organique ou instrumentale, puisque ces notes ne pouvoient pas y tirer leur valeur de la quantité des sillabes sur lesquelles on les auroit placées ? Je l’ignore, mais j’imagine comment on pouvoit donner une valeur certaine dans la musique instrumentale à chaque semeia ou note organique, par des points placez soit au-dessus, soit au-dessous, soit à côté : ou bien en mettant au-dessus de chaque note l’un des deux caracteres qui servoient à marquer si une sillabe étoit breve ou si la sillabe étoit longue, et dont chacun a sçu la figure dès les premieres classes. Nous parlerons fort au long de ces semeia, quand nous expliquerons comment les anciens écrivoient en notes le chant musical, ou le chant proprement dit, et ce chant qui n’étoit qu’une déclamation.

On sera bien plus curieux d’apprendre une autre chose, je veux dire la maniere dont la musique metrique marquoit les temps dans toute sorte de mouvemens du corps. Comment, dira-t-on d’abord, les anciens écrivoient-ils en notes les gestes ? Comment s’y prenoient-ils pour marquer chaque mouvement des pieds et des mains, chaque attitude et chaque démarche par une figure particuliere qui désignât distinctement chacun de ces mouvemens ? Je me contenterai de répondre ici, que l’art d’écrire les notes en geste, ou, si l’on veut, les dictionnaires des gestes (car nous verrons que les anciens avoient de ces dictionnaires là, s’il est permis d’user de cette expression) n’étoient point du ressort de la musique rithmique dont il s’agit presentement. Elle supposoit l’art d’écrire les gestes en notes, un art déja trouvé et pratiqué. C’étoit la musique hypocritique ou la saltation, qui enseignoit cette espece d’écriture. Ainsi nous remettons à en parler, que nous traitions de celui des arts musicaux que les grecs nommoient orchesis et les romains saltatio. Comment, repliquera-t-on, la musique rithmique s’y prenoit-elle pour asservir à une même mesure et pour faire tomber en cadence et le comedien qui recitoit et le comedien qui faisoit les gestes ? Je répondrai que c’est une de ces choses dont saint Augustin dit qu’elles étoient connuës de tous ceux qui montoient sur le théatre, et que pour cela même il dédaigne de l’expliquer. Mais comme nous n’avons plus sous les yeux la chose dont il est question, il ne nous est plus bien facile de concevoir ce que S. Augustin dit que tout le monde sçavoit de son temps. Si les passages des auteurs anciens que nous rapporterons ci-dessous, prouvent que l’acteur qui recitoit et l’acteur qui faisoit les gestes, s’accordoient très-bien, et qu’ils tomboient en cadence avec une grande justesse, ils n’expliquent point la maniere dont ils s’y prenoient pour suivre exactement l’un et l’autre une mesure commune. On trouve néanmoins dans Quintilien quelque chose des principes sur lesquels ce moïen de les accorder avoit été trouvé et établi.

Il paroît donc en lisant un passage de Quintilien, que pour venir à bout de mesurer, pour ainsi dire, l’action, et pour mettre en état celui qui faisoit les gestes, de suivre celui qui recitoit, on avoit imaginé une regle, qui étoit que trois mots valussent un geste. Or comme ces mots avoient une durée reglée, le geste devoit avoir ainsi une durée reglée et qui pouvoit se mesurer. Voici le passage. hic veteres… etc. " ceux qui les premiers ont fait profession de composer la déclamation des pieces de théatre et de les faire representer sur la scene, en ont usé très-sagement quand ils ont reglé que chaque geste commençât avec un sens, et qu’il finît en même temps que ce sens-là.

Ils ont eu raison d’introduire cette regle : car il est également messeant de commencer à gesticuler avant que d’avoir ouvert la bouche, et de continuer à gesticuler après avoir cessé de parler. Il est vrai que nos artisans pour avoir voulu être trop ingenieux, se sont trompez lorsqu’ils ont reglé que le même temps qu’il falloit pour prononcer trois mots seroit le temps de la durée d’un geste. Voila ce qui ne se fait point naturellement, et c’est même ce que l’art ne peut apprendre à bien pratiquer. Mais nos artisans ont cru qu’il falloit à quelque prix que ce fut, prescrire une methode qui reglât la mesure du geste, qui déplaît également, soit qu’il soit trop lent, soit qu’il soit trop précipité, et le principe qu’ils ont établi est ce qu’ils ont pu imaginer de mieux. " j’ai traduit le mot d’ artifices dont se sert ici Quintilien par ceux qui font profession de composer la déclamation des pieces de théatre, et de les faire representer sur la scene, fondé sur deux raisons. La premiere, c’est que Quintilien n’entend point ici parler des professeurs en éloquence, qu’il désigne par d’autres noms dans ses institutions. La seconde, c’est que dans le chapitre où se trouve le passage que je viens de rapporter, Quintilien parle très-souvent des usages pratiquez par les comediens et qu’il y appelle artifices ou artifices pronuntiandi ceux qui faisoient profession de faire representer les pieces de théatre. Nous apporterons ci-dessous un de ces passages dans lequel Quintilien parle fort au long du soin qu’avoient ces artifices pronuntiandi, de donner à chaque comedien un masque assortissant au caractere du personnage qu’il devoit representer.

Voici encore un autre endroit de Quintilien, qui peut fournir quelque lumiere sur les regles que l’art rithmique donnoit pour mesurer les temps des gestes.

" chaque temps de la mesure pris en particulier, n’asservit que le recitateur obligé à prononcer quand on lui bat un temps, la sillabe qu’il doit prononcer sous ce temps là ; mais le rithme assujetit tous les mouvemens du corps. Il faut que celui qui fait les gestes tombe en cadence à la fin de chaque mesure, quoiqu’il lui soit permis de laisser passer quelque temps de cette mesure sans faire aucun geste, et qu’il puisse mettre dans son jeu muet aussi souvent qu’il le veut de ces silences ou de ces repos qui se trouvent rarement dans la partie du recitateur.

Le rithme laisse cette liberté au gesticulateur, qui se contente lorsqu’il s’en sert, de compter les temps qu’il laisse vuides, pour ainsi dire, et qu’il marque même quelquefois pour les compter plus sûrement, tantôt par un mouvement de doigt, tantôt par un mouvement de pied, laissant passer ainsi quatre ou cinq tems sans faire aucun mouvement. C’est ce qui a donné lieu à dire une pause, un repos de quatre temps, un repos de cinq temps. Outre cela, on peut en faveur de celui qui fait les gestes, rallentir encore sans consequence le mouvement de la mesure, parce que nonobstant ce rallentissement chaque signe, chaque frappé, et chaque levé que fait le batteur de mesure n’en vaut pas moins un temps. " quoique le fait, comme je l’ai déja dit, soit certain, il ne m’est pas possible d’expliquer pleinement la méthode enseignée par l’art rithmique, pour faire agir d’un concert si parfait l’acteur qui parloit, et l’acteur qui faisoit les gestes.

Peut-être joignoit-on au caractere qui désignoit le geste que devoit faire l’acteur, un autre caractere qui marquoit le temps que le geste devoit durer.

Quant au mouvement dont les anciens faisoient autant de cas que M. de Lulli et nos bons musiciens françois, il me paroît impossible que les grecs et les romains l’écrivissent, pour ainsi dire, en notes, et qu’ils pussent prescrire par le moïen d’aucun caractere, la durée précise que devoit avoir chaque mesure. Il falloit que, comme nous, ils s’en rapportassent au goût et au jugement de celui qui battoit la mesure, à celui qui faisoit une profession particuliere de l’art rithmique. Il est vrai que quelques musiciens modernes ont cru pouvoir trouver le secret d’enseigner autrement que de vive voix, la durée que devoit avoir un air, et d’apprendre par consequent même à la posterité le mouvement dont il falloit le joüer, mais c’étoit en se servant de l’horlogerie que ces musiciens prétendoient venir à bout de leur projet.

Ils vouloient, par exemple, en marquant combien de secondes doivent durer les vingt premieres mesures de la chaconne de Phaëton, enseigner le mouvement dont il falloit battre la mesure de cet air de violon. Mais sans discuter la possibilité de ce projet, je me contenterai de dire que les anciens ne pouvoient pas même l’imaginer, parce que leur horlogerie étoit trop imparfaite pour leur laisser concevoir une pareille idée. On sçait que loin d’avoir des pendules à secondes, ils n’avoient pas même d’horloges à roüe, et qu’ils ne mesuroient le temps que par le moïen des cadrans au soleil, des sables et des clepsidres.

Nous sçavons que les anciens battoient la mesure sur leurs théatres, et qu’ils y marquoient ainsi le rithme que l’acteur qui recitoit, l’acteur qui faisoit les gestes, les choeurs et même les instrumens devoient suivre comme une regle commune.

Quintilien après avoir dit que les gestes sont autant assujetis à la mesure, que les chants mêmes, ajoute que les acteurs qui font les gestes doivent suivre les signes qui marquent les pieds, c’est-à-dire la mesure qui se bat, avec autant de précision que ceux qui executent les modulations. Il entend par là les acteurs qui prononcent, et les instrumens qui les accompagnent.

Nous voïons d’un autre côté deux passages de celui des ouvrages de Lucien que nous appellons en françois le traité de la danse et qui est l’éloge de l’art des pantomimes, qu’il y avoit auprès de l’acteur qui representoit un homme chaussé avec des souliers de fer, et qui frappoit du pied sur le théatre.

Toutes les convenances portent à croire que c’étoit cet homme-là qui battoit avec le pied une mesure dont le bruit devoit se faire entendre de tous ceux qui devoient la suivre.

Section 3, de la musique organique ou instrumentale §

Il seroit inutile de traiter ici de la structure des instrumens à vent ou à corde dont les anciens se servoient. La matiere a été comme épuisée, soit par Bartholin le fils dans son traité des instrumens à vent de l’antiquité, soit par d’autres sçavans. Je crois même à propos de remettre ce que j’ai à dire concernant l’usage que les anciens faisoient de leurs instrumens pour soustenir par un accompagnement les acteurs qui déclamoient, à l’endroit de cet ouvrage où je traiterai de l’execution de la déclamation composée et écrite en notes.

En effet comme une des preuves les plus convainquantes que je doive apporter pour faire voir que les anciens composoient et qu’ils écrivoient en notes la simple déclamation théatrale, est de montrer que cette déclamation étoit soûtenuë d’un accompagnement : je serois obligé, lorsque je viendrai à traiter de l’execution de cette déclamation, à faire relire les mêmes passages, et à repeter les mêmes réflexions dont je me serois déja servi, si j’avois parlé ici de l’accompagnement. Je me bornerai donc à dire quelque chose des compositions musicales des anciens, qui n’étoient point faites sur des paroles, et qui ne devoient être executées que par des instrumens.

Les anciens avoient la même idée que nous sur la perfection de la musique, et sur l’usage qu’il étoit possible d’en faire.

Aristides Quintilianus, en parlant de plusieurs divisions que les anciens faisoient de la musique considerée sous differens égards, dit que le chant, que la musique par rapport à l’esprit dans lequel elle a été composée, et à l’effet qu’on a voulu lui faire produire, se peut partager en musique qui nous porte à l’affliction, en musique qui nous rend gais, et nous anime, et en musique qui nous calme en appaisant nos agitations.

Nous rapportons ci-dessous le passage d’Aristides.

Nous avons observé déja dans le premier volume de cet ouvrage que les symphonies étoient susceptibles, ainsi que le sont les chants musicaux composez sur des paroles d’un caractere particulier qui rende ces symphonies capables de nous affecter diversement en nous inspirant tantôt de la gayeté, tantôt de la tristesse, tantôt une ardeur martiale et tantôt des sentimens de dévotion : le son des instrumens, écrit Quintilien, l’auteur le plus capable de rendre compte du gout de l’antiquité, nous affecte, et bien qu’il ne nous fasse pas entendre aucun mot, il ne laisse point de nous inspirer divers sentimens.

" c’est en vertu des loix de la nature, dit dans un autre endroit l’auteur que nous venons de citer, que les tons et la mesure font tant d’effet sur nous. Si cela n’étoit point, pourquoi les chants des symphonies qui ne nous font point entendre aucune parole, pourroient-ils nous émouvoir à leur gré, ainsi qu’ils le sçavent faire ? Dira-t’on que c’est par un pur effet du hazard que dans les festes, certaines symphonies échauffent l’imagination en mettant les esprits en mouvement, et que d’autres symphonies les appaisent et les calment !

N’est-il pas évident que ces symphonies ne produisent des effets si differens, que parce qu’elles sont d’un caractere opposé. Les unes ont été composées pour être propres à produire un certain effet, et les autres pour être propres à produire un effet contraire. à la guerre, lorsqu’il faut faire marcher les troupes en avant, les instrumens ne jouent pas un air du même caractere que celui qu’ils jouent, lorsqu’il faut qu’elles se retirent. L’air que sonnent nos instrumens militaires, quand il faut demander quartier, ne ressemble point à celui qu’ils sonnent, quand il faut aller à la charge. " comme les anciens n’avoient point d’armes à feu dont le bruit empêchât les soldats d’entendre durant l’action le son des instrumens militaires dont on se servoit à la fois pour leur faire connoître le commandement, et pour les encourager, les anciens faisoient sur cette partie de l’art de la guerre, une attention et des recherches qu’il seroit inutile de faire aujourd’hui.

Le fracas du canon et de la mousqueterie empêche souvent qu’on entende même les signaux que donnent plusieurs tambours ou plusieurs trompettes qui battent ou qui sonnent ensemble.

Les romains sur tout se piquoient d’exceller dans les airs militaires.

Quintilien après avoir dit qu’on faisoit un grand usage de la musique dans les armées lacedemoniennes pour exciter l’ardeur martiale dans le coeur des soldats, ajoûte : " les trompettes et les cors qui sont dans nos légions servent-ils à autre chose ? N’est il pas même permis de croire que c’est au talent de faire usage des instrumens de guerre, lequel nous possedons superieurement aux autres nations, qu’est dûë en partie la reputation de la milice romaine. "

Tite-Live raconte un fait très-propre à confirmer ce que dit Quintilien. Annibal aïant surpris la ville de Tarente sur les romains, il usa d’un stratagême pour empêcher la garnison de se jetter dans la forteresse de la place et pour la faire prisonniere de guerre. Comme il avoit découvert que le quartier d’assemblée des romains, en cas d’allarme imprevûë, étoit le théatre de la ville, il y fit sonner le même air que les romains faisoient sonner pour s’assembler : mais les soldats de la garnison reconnurent bien-tôt à la mauvaise maniere avec laquelle la trompette étoit embouchée, que ce n’étoit pas un romain qui en sonnoit, et se doutant bien de la ruse de l’ennemi, ils se refugierent dans la forteresse, au lieu de se rendre sur la place d’armes.

Longin parle de la musique organique, comme nous pouvons parler de notre musique instrumentale. Il dit que les simphonies touchent, quoiqu’elles ne soient que de simples imitations d’un bruit inarticulé, et s’il faut parler ainsi, des sons qui n’ont qu’une demi-vie, que la moitié de leur être. Cet auteur entendoit par sons parfaits, auxquels il oppose des sons des simphonies qui n’ont qu’un être imparfait, les sons des recits en musique où le son naturel étant adapté à des mots, se trouve joint avec un son articulé. Voici ce qu’ajoute Longin au passage que nous venons de rapporter. et de vrai ne voyons-nous pas que le son des instrumens à vent remuë l’ame… etc. je vais encore rapporter un endroit de Macrobe qui pourroit paroître inutile, parce qu’il ne dit que la même chose que les passages de Quintilien et de Longin qu’on vient de lire, mais il m’a semblé propre à fermer la bouche à ceux qui voudroient douter que les anciens songeassent à tirer de la musique toutes les expressions que nous voulons en tirer, et qu’ils eussent communément de cet art la même idée qu’en avoit Lulli. Puisqu’on ne sçauroit produire les symphonies des anciens, perduës par l’injure des temps, nous ne sçaurions juger du merite de ces symphonies, que sur le rapport de ceux qui les entendoient tous les jours, qui voïoient l’effet qu’elles produisoient, et qui sçavoient encore dans quel esprit elles avoient été composées.

" le pouvoir que le chant a sur nous est si grand, c’est Macrobe qui parle, qu’on fait jouër aux instrumens militaires un air propre à rechauffer le courage, lorsqu’il faut aller à la charge, au lieu qu’on leur fait jouër un air d’un caractere opposé, lorsqu’il faut faire une retraite. Les symphonies nous agitent, elles nous rendent gais ou inquiets, et même elles nous font dormir.

Elles nous calment, elles nous soulagent même dans les maladies du corps. " comme il arrive quelquefois que les maladies du corps sont causées par les agitations de l’esprit, il n’est pas surprenant que la musique en soulageant les maux de l’esprit, ait soulagé et même qu’elle ait gueri en certaines circonstances les maladies du corps. Que la musique diminuë, qu’elle dissipe nos chagrins et notre mauvaise humeur : chacun en est convaincu par sa propre experience.

Je sçai bien que les circonstances où la musique peut agir avec efficacité sur les maladies, sont rares, et qu’il seroit ridicule d’ordonner des airs et des chansons, comme on ordonne les purgations et la saignée. Aussi les auteurs anciens qui parlent des guerisons operées par la vertu de la musique en parlent-ils comme de cures extraordinaires.

Enfin comme il est quelquefois arrivé de nos jours des miracles de cette espece, les anciens sont pleinement à couvert du soupçon d’avoir cru, concernant les guerisons dont il s’agit, ce qui n’étoit pas, ou de nous avoir debité des fables comme des histoires veritables. Pour le dire en passant, ce point là n’est pas le seul sur lequel notre propre experience les ait défendus contre l’accusation d’imposture ou de credulité. Pline l’historien n’a-t’il pas été justifié contre plusieurs accusations de cette nature que les critiques du seiziéme siecle avoient intentées contre lui ? Pour revenir à la guerison de quelques maladies par la musique ; les memoires de l’academie des sciences qui ne sont point écrits par des personnes qui croïent legerement, font mention sur l’année mil sept cens deux et sur l’année mil sept cens sept, de guerisons operées recemment par la vertu de la musique.

On trouve dans Athenée, dans Martianus Capella et dans plusieurs autres écrivains anciens, des recits surprenans de tous les effets prodigieux que produisoit la musique des grecs et celle des romains. Quelques modernes, comme Monsieur Meibomius et Monsieur Bartholin le fils, ont même ramassé ces faits dans leurs ouvrages. On peut donc lire à ce sujet le recueil de plusieurs auteurs anciens qui ont écrit sur la musique, publié et commenté par le premier, et le livre de tibiisveterum, écrit par le Gaspard Bartholin. Si Monsieur Le Fevre de Saumur avoit pû voir ce dernier livre avant que de faire imprimer son commentaire sur Terence, peut-être n’y auroit-il pas inseré les beaux vers latins qu’il avoit faits contre la flute antique, et contre ceux qui veulent entreprendre d’en expliquer la structure et l’usage.

Il est bon de se ressouvenir en lisant les ouvrages dont je viens de faire mention, que c’étoit sur des grecs ou sur leurs voisins que la musique produisoit des effets si merveilleux. On sçait que les organes de l’oüie ont plus de sensibilité dans ces païs-là, que dans les contrées où le froid et l’humidité regnent huit mois de l’année. Comme la sensibilité du coeur est égale ordinairement à celle de l’oreille, les habitans des païs situez sur la mer égée et sur la mer Adriatique sont aussi naturellement plus disposez à se passionner que nous. Il n’y a pas si loin de l’Isle De France en Italie. Cependant un françois remarque d’abord, quand il est en Italie, qu’on y applaudit aux beaux endroits des operas, avec des transports qui paroîtroient dans son païs les saillies d’une troupe d’insensez.

Au contraire nous avons du côté du nord des voisins qui sont naturellement moins sensibles que nous au plaisir d’entendre de la musique. à en juger par les instrumens qu’ils aiment davantage, et qui nous sont presqu’insupportables, soit à cause du trop grand bruit qu’ils font, soit à cause de leur peu de justesse et leur peu d’étenduë, il faut que ces voisins aïent déja l’oreille plus dure que nous. Trouverions-nous communement parlant, un concert executé par des trompettes placez dans le lieu même où nous mangerions, un bruit fort agréable ?

Aimerions-nous dans un cabinet un clavecin dont les touches, au lieu de faire resonner des cordes de fil-d’archal, feroient sonner des clochettes ? Je dis communement, parce qu’étant situées entre l’Italie et les païs dont je viens de parler, il est naturel que nous aïons des compatriotes qui tiennent les uns des italiens, et les autres des peuples qui sont à notre septentrion.

Section 4, de l’art ou de la musique poëtique, de la mélopée. Qu’il y avoit une mélopée qui n’étoit pas un chant musical, quoiqu’elle s’écrivît en notes §

On a vû par l’énumeration et par la définition des arts musicaux, que la musique poëtique, prise dans toute son étenduë, ne faisoit qu’un seul et même art parmi les grecs, mais que parmi les romains elle faisoit deux arts distincts, sçavoir l’art de composer des vers métriques de toute sorte de figure, et la mélopée ou l’art de composer la mélodie.

Comme dans notre premier volume nous avons discouru fort au long sur les regles que les anciens suivoient dans la construction de leurs vers, nous ne parlerons point ici du premier des arts compris sous le nom de musique poëtique, et nous nous contenterons de traiter du second de ces arts, de celui qui enseignoit la composition de la mélodie, et le chant ou la maniere d’executer la mélodie.

Aristides Quintilianus dit dans l’endroit de son ouvrage, où il traite de la mélopée, qu’elle apprenoit à composer le chant, et qu’elle avoit des épithetes differentes suivant le ton sur lequel elles étoient composées. Par rapport à ce ton une mélopée s’appelloit la basse, l’autre la moïenne et la troisiéme la haute.

Les anciens ne divisoient point comme nous par octaves le sistême general de leur musique. Leur gamme étoit composée de dix-huit sons dont chacun avoit un nom particulier, ainsi que nous serons obligez de le dire dans la suite. Un des plus bas de ces sons s’appelloit hypaté, et un des plus hauts s’appelloit nété. Voilà pourquoi Aristides nomme la mélopée basse, la mélopée hypathoide, et la mélopée haute la mélopée nétoide.

Notre auteur après avoir donné quelques regles generales sur la composition, et qui conviennent aussi bien aux chants, qui pour ainsi dire ne se chantent point, c’est-à-dire, à la simple déclamation, qu’aux chants musicaux, ajoûte, (…).

" la difference qui est entre la mélopée et la mélodie, consiste en ce que la mélodie est le chant même écrit en notes ; et la mélopée, l’art de le composer. La mélopée peut se diviser par rapport au ton sur lequel elle compose : en mélopée dithirambique, en melopée nomique, et en melopée tragique. La melopée nomique, (c’est, comme on le verra, celle dont on faisoit usage dans la publication des loix) compose sur les tons les plus hauts ; la dithirambique compose sur les tons du milieu ; et la tragique sur les tons les plus bas. Voilà les trois genres de melopée, qui peuvent se subdiviser en plusieurs especes, à cause de quelque difference qui se rencontre entre des melopées comprises sous le même genre. Telle est la melopée des vers tendres qui comprend celle des épithalames ; telle est encore la melopée des vers comiques et celle des panegiriques. " ainsi la melopée étoit la cause, et la melodie l’effet. à la lettre, melopée signifioit la composition des chants, de quelque nature qu’ils fussent, et melodie des chants composez. Ainsi l’on ne doit pas être surpris de trouver quelquefois melopée où il auroit fallu écrire melodie. C’est le nom de la cause mis pour le nom de l’effet.

Rapportons pour commencer l’explication du passage d’Aristides, quelques endroits du livre que Martianus Cappella a composé en latin concernant les lettres et la musique. Cet auteur est veritablement posterieur à Quintilianus Aristides ; mais il a vécu avant Boëce qui le cite, et cela suffit pour le rendre d’un grand poids dans la matiere dont il est question. Suivant Capella melos, nom d’où viennent et melopée et melodie, signifioit la liaison du son aigu avec le son grave. Je cite le texte de Capella, suivant les corrections qu’il y faut faire, au sentiment de Monsieur Meibomius. Comme la simple déclamation consiste aussi-bien que le chant proprement dit, dans une suite de tons plus graves ou plus aigus que le ton qui les a precedez, et qui sont liez avec art entr’eux, il doit y avoir de la mélodie dans la simple déclamation aussi-bien que dans le chant proprement dit, et par conséquent une espece de melopée qui enseigne à bien faire la liaison dont parle Capella, c’est-à-dire à bien composer la déclamation. Rapportons de suite tout le passage où se trouvent les paroles qui viennent d’être citées.

" la melopée est l’art de composer la modulation. Le melos est la liaison du son aigu avec le son grave.

La modulation est un chant varié, composé et écrit en notes. Il y a trois especes de melopée. La tragique ou l’hipathoide qui emploïe communement les sons les plus bas. La dithirambique ou la mésoide qui emploïe les sons mitoïens, et dans laquelle la progression du chant se fait le plus souvent par des intervalles égaux ; et la nomique ou la netoide qui emploïe plusieurs sons des plus hauts. Il y a encore quelques especes de melopée, comme la comique, mais qui peuvent se ranger sous les trois genres dont il vient d’être parlé, quoique chacune espece ait son ton propre. Ce n’est pas seulement à l’égard du ton que les melopées peuvent être divisées en differens genres ; car si par rapport à ce ton elles se partagent en basses, en moïennes et en hautes, elles se divisent aussi par rapport aux intervalles qu’elles observent en diatoniques, en chromatiques et en enarmoniques, et par rapport aux modes en melopées phrigiennes, en doriennes et en lydiennes. " notre auteur après avoir ajoûté à ce qu’on vient de lire, quelques avis sur la composition, passe, comme aïant dit tout ce qu’il avoit à dire sur la melopée, à ce qu’il avoit à dire sur le rithme.

Pour retourner à Quintilianus Aristides, voici ce qu’il ajoûte avant que de traiter du rithme, à ce qu’il avoit déja dit de la melopée.

" les melopées peuvent à plusieurs égards être divisées en des genres differens. Il y en a qui sont diatoniques, d’autres enarmoniques et d’autres chromatiques.

Les melopées par rapport au ton du systême general sur lequel elles sont composées, se partagent en melopées dont la modulation est haute, en melopées dont la modulation est basse, et en melopées dont la modulation est moïenne. Par rapport au mode, les unes sont phrygiennes, les autres sont doriennes, et les autres sont lydiennes, etc. Par rapport à la maniere dont le mode est traité, les melopées se partagent en melopées nomiques, en tragiques et en dithirambiques.

Enfin les melopées, par rapport à l’intention du compositeur, par rapport à l’effet qu’elles veulent produire, se peuvent diviser en melopée sistaltique, qui est celle qui nous porte à l’affliction ; en diastalstique, qui est celle qui nous égaye l’imagination, et qui nous anime ; et en melopée moïenne, qui est la melopée qui compose une melodie propre à calmer notre esprit en appaisant ses agitations.

De toutes ces differentes divisions de la melopée considerée sous diverses faces, il n’y en a qu’une à laquelle il nous convienne de nous arrêter ici, celle qui la partage en melopée basse ou tragique, en melopée moïenne ou dithirambique, et en melopée haute ou nomique, et qui par consequent partage aussi les melodies en trois genres de même nature.

Comme le dit Aristides Quintilianus, et comme nous l’avons déja observé, la melopée étoit la cause et la melodie son effet. Il devoit par conséquent y avoir autant de genres de melodie qu’il y avoit de genres de melopée.

Dès qu’on lit avec quelque reflexion les passages d’Aristides et de Capella, où la melopée est divisée en nomique, en dithirambique et en tragique ; on voit bien que toutes leurs melodies ne pouvoient point être des chants musicaux, et que plusieurs d’entr’elles ne devoient être qu’une simple déclamation. On voit qu’il n’y avoit que la melopée dithirambique qui composât des chants proprement dits.

En premier lieu, supposé que quelques-unes des melopées qui étoient les especes du genre tragique, composassent des chants proprement dits ; on ne sçauroit au moins disconvenir que quelques-unes de ces especes ne composassent seulement une simple declamation. Il n’y a point d’apparence que le chant des panegiriques qui étoient une des especes de melodies que la melopée basse ou la melopée tragique composoit, fut veritablement un chant musical. Quant au chant des comedies, qui étoit une autre espece de mélodie tragique, nous prouverons invinciblement ci-dessous que le chant des pieces comiques des anciens, bien qu’il s’écrivit en notes, et que l’acteur qui le recitoit fut soûtenu d’un accompagnement, n’étoit au fond qu’une déclamation, et même une déclamation des plus unies. Il y a plus.

J’espere de faire voir que la melodie des pieces tragiques des anciens, n’étoit pas un chant musical, mais une simple déclamation. Ainsi il n’y avoit peut-être pas dans le genre des melopées tragiques, aucune espece de melopée qui composât un chant musical.

En second lieu, la melodie nomique ne pouvoit pas être un chant musical.

Son nom de nomique ou de legale lui aura été donné, parce qu’on s’en servoit principalement dans la publication des loix, et nomos signifie une loi en langue grecque. Le ton sur lequel la melopée haute ou la nomique composoit, étoit d’ailleurs très-propre à faire entendre plus distinctement, et par plus de monde le crieur public, lorsqu’il recitoit une loi.

Quand on connoît quelle étoit la délicatesse des grecs en matiere d’éloquence, et sur-tout à quel point ils étoient choquez par une mauvaise prononciation, on n’a point de peine à concevoir que quelques-unes de leurs villes, n’aïent été assez jalouses de la reputation de n’avoir en toutes choses que des manieres élegantes et polies, pour ne vouloir pas laisser au crieur public chargé de promulguer les loix, la liberté de les reciter à sa mode, au hazard que souvent il donnât aux phrases, aux mots mêmes qu’il prononceroit, un ton capable de faire rire des hommes nez mocqueurs. Ces republiques, dans la crainte que les vices de prononciation dans lesquels tomberoit leur officier, ne fissent rejaillir une sorte de ridicule sur les loix mêmes, prenoient donc la précaution de faire composer la déclamation de ces loix, et même elles vouloient que celui qui les recitoit fut encore soûtenu par un accompagnement capable de le redresser s’il manquoit. On vouloit qu’il publiât les loix avec la même aide, avec le même secours qu’avoient, comme nous le verrons, les acteurs qui parloient sur le théatre. Martianus Capella dit, en faisant l’éloge de la musique, que dans plusieurs villes de la Grece, l’officier qui publioit les loix, étoit accompagné par un joueur de lyre.

Il seroit superflu d’observer que le recitateur et le joueur d’instrument n’auroient pu se concerter, si la déclamation du recitateur eut été arbitraire.

On voit bien qu’il falloit qu’elle fut assujetie, et par conséquent composée.

Il ne seroit pas impossible de trouver encore dans les anciens auteurs des faits qui supposent l’usage dont parle Capella.

On voit par exemple dans Plutarque que lorsque Philippe, roi de Macedoine, et le pere d’Alexandre Le Grand, voulut après avoir défait les atheniens à Cheronée, tourner en ridicule la loi qu’ils avoient publiée contre lui, il recita sur le champ même de la bataille, le commencement de cette loi, et qu’il la recita comme une déclamation mesurée et assujetie. " or Philippe (c’est Plutarque qui parle,) aïant gagné la bataille, … etc. "

Diodore De Sicile écrit que Philippe, après avoir pris trop de vin la journée dont nous venons de parler, fit plusieurs choses indecentes sur le champ de bataille, mais que les representations de Démadés, athenien, et l’un des prisonniers de guerre, le firent rentrer en lui-même, et que le repentir qu’il eut de s’être oublié, le rendit plus facile, lorsqu’il fut question de traiter avec l’ennemi vaincu.

Certainement Athénes et les autres villes de la Grece qui pouvoient avoir un usage semblable à celui des atheniens, ne faisoient point chanter leurs loix, à prendre le terme de chanter dans la signification qu’on lui donne communement dans notre langue, lorsqu’elles les faisoient publier.

Je crois donc que des trois genres dans lesquels se divisoit la melopée considerée par rapport à la maniere dont elle traitoit son mode, il n’y en avoit qu’une, sçavoir la dithirambique qui composât des chants musicaux ; tout au plus il y avoit quelques especes de la melodie tragique, qui étoient des chants proprement dits. Les autres melodies n’étoient qu’une déclamation composée et écrite en notes.

Comme mon opinion est nouvelle dans le republique des lettres, je ne dois rien omettre pour montrer que du moins je n’ai point grand tort de la soûtenir. Ainsi avant que de rapporter les passages des auteurs grecs ou latins qui en parlant de leur musique par occasion, ont dit des choses qui prouvent, s’il est permis d’user de cette expression, l’existence de la melodie qui n’étoit qu’une simple déclamation, je prie le lecteur de trouver bon que je transcrive encore ici quelques endroits de ceux des anciens auteurs qui ont traité de leur musique dogmatiquement, et qui prouvent cette existence.

Monsieur Wallis cet anglois si celebre par son sçavoir et pour avoir été l’homme de lettres de nos jours qui a vécu le plus long-temps, fit imprimer en mil six cens quatre-vingt-dix-neuf dans le troisiéme volume de ses oeuvres mathematiques, le commentaire écrit en grec par Porphire sur les harmoniques de Ptolomée, et il y joignit une traduction latine de ce commentaire. On voit en le lisant, que la musique des anciens divisoit d’abord en deux genres toutes les operations que la voix peut faire.

L’auteur traite ensuite de la difference qui se trouve entre les sons de la voix. " un de ces sons est continu, et c’est celui-là que la voix forme dans le discours ordinaire, et qu’on appelle à cause de cela le langage de la conversation.

L’autre son qui s’appelle le son mélodique, est assujeti à des intervalles reglez, et c’est le son que forment ceux qui chantent ou qui executent une modulation, et qu’imitent ceux qui jouent des instrumens à vent ou des instrumens à corde. " Porphyre explique ensuite assez au long la difference qui se trouve entre ces deux especes de sons, après quoi il ajoute " voila le principe que Ptolomée établit au commencement de ses reflexions sur l’harmonie, et qui n’est autre que le principe enseigné generalement parlant par les sectateurs d’Aristoxéne. " nous avons déja dit qui étoit Aristoxéne. Ainsi cette division des sons de la voix en son continu et en son mélodique ou en son géné, assujeti à suivre dans sa progression des intervalles reglez, étoit un des premiers principes de la science de la musique. Nous allons voir à present que ce son melodique, que la mélodie se subdivisoit en deux especes, sçavoir en mélodie qui étoit un chant proprement dit, et en mélodie, qui n’étoit qu’une simple déclamation.

Martianus Capella dit : " le son de la voix se peut diviser en deux genres de sons… etc. " or, comme nous le dirons plus bas, carmen signifioit proprement la déclamation mesurée des vers qui ne se chantoient pas, à prendre le mot de chanter dans la signification qu’il a parmi nous.

On ne sçauroit mieux décrire notre déclamation, qui tient un milieu entre le chant musical et la prononciation unie des conversations familieres, que la décrit Capella sous le nom de son moyen.

Je ne crois pas qu’on me reproche de faire signifier ici au terme de modulation le chant musical uniquement, quoique je lui donne ailleurs une acception beaucoup plus étenduë, en lui faisant signifier toute sorte de chants composez.

Il est sensible par l’opposition que Capella fait de la modulation au carmen, qu’il veut emploïer ici le terme de modulation dans le sens où je l’ai entendu, et qu’il veut y faire signifier à ce mot un chant musical proprement dit.

Bryennius nous apprend même comment ce son moïen ou la déclamation se composoit. Cet auteur grec est un de ceux que Monsieur Wallis a inserez avec une traduction latine dans le troisiéme volume de ses oeuvres mathematiques : voici ce que dit Bryennius. " il y a deux genres de chant ou de melodie… etc. " il seroit inutile de faire observer ici au lecteur que dans la déclamation on peut faire sa progression par les moindres intervalles, dont les sons soient susceptibles, ce qui ne peut pas se faire en musique. L’enarmonique même n’admettoit que les quarts des tons.

Non seulement le passage de Bryennius que je viens de rapporter nous enseigne comment se composoit la mélopée qui n’étoit qu’une simple déclamation, mais il nous apprend encore comment elle pouvoit s’écrire en notes.

Avant que d’entrer dans cette discution, il ne sera point mal à propos de rapporter un passage de Boéce, parce qu’il y est dit positivement qu’on écrivoit en notes la déclamation aussi-bien que le chant musical.

" les musiciens de l’antiquité, dit Boéce, pour s’épargner la peine d’écrire tout au long le nom de chaque note, … etc. "

Boéce louë donc ici les musiciens des temps antérieurs, d’avoir trouvé deux inventions ; la premiere d’écrire les paroles et ce chant qui s’appelloit carmen et qui n’étoit, comme on le verra, qu’une simple déclamation ; la seconde étoit d’écrire toute sorte de chant, c’est-à-dire le chant musical même, dont Boéce va donner les notes quand il dit ce qu’on vient de lire. Ainsi la déclamation s’écrivoit en notes aussi-bien que le chant musical. à en juger même par la maniere dont Boéce s’explique, les anciens avoient trouvé l’art d’écrire en notes la simple déclamation avant que de trouver l’art d’écrire en notes la musique.

Le premier étoit, comme on va le voir, plus facile que l’autre, et la raison porte à croire que de deux arts qui ont à peu près le même objet, celui dont la pratique est la plus aisée, ait été trouvé le premier. Voïons presentement quelle étoit la maniere dont la déclamation s’écrivoit en notes, et quelle étoit la maniere dont s’écrivoit aussi en notes le chant proprement dit ou le chant musical.

On en comprendra mieux le sens du passage de Boéce.

Suivant Bryennius la déclamation se composoit avec les accens, et par conséquent on devoit se servir pour l’écrire en notes, des caracteres mêmes qui servoient à marquer ces accens. Or les anciens avoient huit ou dix accens, et autant de caracteres differents pour les marquer.

Sergius ancien grammairien latin compte huit accens, qu’il définit les marques d’une inflexion de voix, et qu’il appelle les aides du chant.

Priscien un autre grammairien latin, et qui vivoit à la fin du cinquiéme siecle, dit dans son traité des accens ; que l’accent est la loi, qu’il est la regle certaine qui enseigne comment il faut relever ou abaisser la voix dans la prononciation de chaque sillabe.

Notre auteur dit ensuite qu’il y a dix accens dans la langue latine, et il donne en même-temps le nom de chaque accent, et la figure dont on se servoit pour le marquer.

Leurs noms sont : acutus, … etc. on peut voir dans le livre que je cite, la figure propre à chaque accent. Isidore De Seville écrit la même chose.

Comme originairement les latins n’avoient que trois accens, l’aigu, le grave et le circonflexe ; comme les autres n’auront été trouvez qu’en differens temps, et qu’il se peut faire encore que quelques accens nouvellement inventez, n’aïent point été generalement reçus, on ne doit pas être surpris que des grammairiens, les uns en comptassent huit seulement, quand les autres en comptoient jusques à dix. Mais ces auteurs s’accordent sur leur usage. Isidore De Seville dit encore dans ses origines que les accens s’appelloient en latins tons ou teneurs, parce qu’ils marquoient une augmentation de la voix et des repos.

Malheureusement nous n’avons point l’ouvrage dans lequel Priscien s’étoit reservé de traiter au long de tous les usages qu’on faisoit des accens.

Cet ouvrage que nous n’avons point, soit qu’il n’ait jamais été composé, soit qu’il se soit perdu, nous auroit enseigné apparemment l’usage qu’en faisoient les compositeurs de déclamation.

Ce qu’écrit Isidore dans ses origines sur les dix accens des romains ne supplée pas au traité de Priscien qui nous manque.

Je conçois qu’un compositeur de déclamation ne faisoit autre chose que de marquer sur les sillabes, qui, suivant les regles de la grammaire, devoient avoir des accens, l’accent aigu, grave ou circonflexe, qui leur étoit propre en vertu de leurs lettres, et que par rapport à l’expression, il marquoit sur les sillabes vuides en s’aidant des autres accens, le ton qu’il jugeoit à propos de leur donner, afin de se conformer au sens du discours.

Que pouvoient marquer tous ces accens, si ce n’est differens haussemens et differens abaissemens de la voix. On faisoit de ces accens à peu près le même usage que les juifs font aujourd’hui de leurs accens musicaux en chantant les pseaumes à leur maniere, ou pour mieux dire, en les déclamant.

Il n’y a gueres de déclamation qu’on ne puisse écrire en notes avec dix caracteres differens dont chacun marqueroit une inflexion de voix particuliere ; et comme on apprenoit l’intonation de ces accens, en même-temps qu’on apprenoit à lire, il n’y avoit presque personne qui n’entendît cette espece de notes.

Dans cette supposition, il n’y avoit rien de plus facile à comprendre que la mécanique de la composition et de l’execution de la declamation des anciens, et saint Augustin aura eu raison de dire qu’il n’en traiteroit point, parce que c’étoient des choses connues du comedien le plus chetif. La mesure étoit pour ainsi dire inherente aux vers. Le compositeur n’avoit qu’à les accentuer et à prescrire le mouvement de la mesure, après avoir fourni au joueur d’instrumens qui devoit accompagner, une partie des plus simples et très-facile à executer.

Quant à la melodie qui étoit un chant proprement dit, nous sçavons précisement comment elle s’écrivoit. Le sistême general, ou, comme l’appelle Boéce, la constitution de la musique des anciens étoit divisée, suivant Martianus Capella, en dix-huit sons, dont chacun avoit son nom particulier. Il n’est pas question d’expliquer ici que quelques-uns de ces sons étoient au fond les mêmes. On appelloit l’un proslambemenos, etc. Afin, comme le dit Boéce, de n’écrire point tout au long le nom de chaque son au-dessus des paroles, ce qui auroit été même impossible ; on avoit inventé des caracteres ou des especes de figures qui marquoient chaque ton. Ces figures s’appelloient semeia ou signes. Le mot de semeia signifie bien toute sorte de signes en general, mais on en avoit fait le nom propre des notes ou des figures dont il est ici question. Toutes ces figures étoient composées d’un monogramme formé de la premiere lettre du nom particulier de chacun des dix-huit sons du sistême general. Nos dix-huit lettres initiales, bien que quelques-unes fussent les mêmes, étoient dessinées de maniere qu’elles formoient des monogrammes, qu’on ne pouvoit pas prendre l’un pour l’autre. Boéce nous a donné la figure de ces monogrammes.

Isaac Vossius indique encore dans celui de ses livres dont nous avons déja parlé, plusieurs ouvrages des anciens où l’on peut voir comment de leur temps les chants musicaux s’écrivoient en notes.

Meibomius parle encore de cette matiere en differens endroits de son recueil d’anciens auteurs qui ont écrit sur la musique, et principalement dans sa préface, où il donne le chant du te deum, écrit suivant la tablature antique et en notes modernes. Ainsi je me contenterai de dire que les signes, que les semeia, qui servoient dans la musique vocale, aussi bien que ceux qui servoient dans la musique instrumentale, s’écrivoient au-dessus des paroles, et qu’ils y étoient rangez sur deux lignes, dont la superieure étoit pour le chant, comme l’inferieure pour l’accompagnement. Ces lignes n’avoient gueres plus d’épaisseur que des lignes d’écriture ordinaire. Nous avons même encore quelques manuscrits grecs où ces deux especes de notes se trouvent écrites, ainsi que je viens de l’exposer. On en a tiré les hymnes à Calliope, à Nemesis et à Appollon aussi-bien que la strophe d’une des odes de Pindare que Monsieur Burette nous a données avec la note antique et la note moderne.

On s’est même servi des caracteres inventez par les anciens, pour écrire les chants musicaux jusques dans le onziéme siecle, que Gui D’Arezzo trouva l’invention de les écrire, comme on le fait aujourd’hui, avec des notes placées sur differentes lignes, de maniere que la position de la note en marque l’intonation.

Ces notes ne furent d’abord que des points où il n’y avoit rien qui en marquât la durée ; mais Jean De Meurs né à Paris, et qui vivoit sous le regne du roi Jean, trouva le moïen de donner à ces points une valeur inegale par les differentes figures de rondes, de noires, de croches, de doubles croches et autres qu’il inventa, et qui ont été adoptées par les musiciens de toute l’Europe. Ainsi l’art d’écrire la musique, comme nous l’écrivons aujourd’hui, est dû à la France aussi-bien qu’à l’Italie.

Il resulte donc de ce qui vient d’être exposé, que des trois genres de melopée, il y en avoit une, sçavoir la dithirambique ou mesoides, qui composoit des chants musicaux ; mais que les deux autres, sçavoir la tragique generalement parlant et la nomique, composoient de la déclamation.

Je ne traiterai point ici de la melodie dithirambique, quoique beaucoup plus approchante de la simple déclamation, que la musique d’à present, et je m’en tiens à ce qu’en a écrit le sçavant homme qui a traité ce sujet.

Quant à la melodie qui n’étoit qu’une déclamation composée, je n’ai rien à dire concernant la nomique ou légale de plus de ce que j’en ai dit. Quant à la melodie tragique, je vais en parler plus particulierement et même assez au long, pour confirmer ce que j’ai écrit déja touchant son existence, par des faits qui la rendent indubitable, en montrant que bien que la melodie théatrale des anciens se composât et s’écrivît en notes ; elle n’étoit pas néanmoins un chant proprement dit. C’est faute d’avoir eu cette notion de la melodie théatrale, et pour l’avoir cruë un chant musical, comme pour n’avoir pas compris que la saltation n’étoit point une danse à notre maniere, mais une simple gesticulation, que les commentateurs ont si mal expliqué les auteurs anciens qui parlent de leur théatre. Ainsi je ne puis appuïer sur trop de preuves, mon opinion nouvelle concernant la melopée tragique et la melodie tragique, comme je ne pourrai trop appuïer mon sentiment concernant la saltation antique, lorsque je viendrai à traiter de la musique hypocritique ; il est aussi un sentiment nouveau.

Section 5, explication de plusieurs endroits du sixiéme chapitre de la poëtique d’Aristote. Du chant des vers latins ou du carmen §

Je ne crois pas pouvoir mieux faire pour confirmer ce que j’ay déja dit concernant la melopée et la melodie tragiques des anciens, que de montrer qu’en suivant mon sentiment, on comprend très-distinctement le sens d’un des plus importans passages de la poëtique d’Aristote, que les commentaires n’ont fait jusques ici que rendre inintelligible.

Rien ne prouve mieux la verité d’un principe, que de voir son application rendre clairs des passages très-obscurs sans sa lumiere. Voici ce passage suivant la traduction latine de Daniel Heinsius, à laquelle je n’ai changé que deux mots pour la rendre plus conforme au texte. tragedia ergo… etc. la tragedie est l’imitation d’une action entiere et de quelque étenduë.

Cette imitation se fait sans le secours de la narration et dans un langage préparé pour plaire, mais dont les divers agrémens émanent de sources differentes. La tragedie met donc sous les yeux les objets mêmes dont elle prétend se servir pour exciter la terreur et la compassion, sentimens si propres à purger les passions. Par langage préparé pour plaire, j’entens des phrases reduites et coupées par mesures, assujeties à un rithme et qui font harmonie. J’ai dit que les divers agrémens du langage des tragedies émanoient de sources differentes, parce qu’il y a de ces beautez qui ne resultent que du metre, au lieu que d’autres resultent de la melodie. Comme l’imitation tragique s’execute sur un theatre, il faut joindre encore à la diction et à la mélopée des ornemens étrangers. On voit bien que j’entens ici par diction les vers mêmes. Quant à la mélopée, tout le monde connoît quel est son pouvoir.

Examinons d’où procedoient ces beautez du langage préparé pour plaire dont il est ici fait mention, et nous trouverons qu’elles n’étoient pas l’ouvrage d’un seul, mais de plusieurs arts musicaux, et par consequent qu’il n’est pas si difficile de bien entendre l’endroit de ce passage, qui dit qu’elles émanoient de sources differentes. Commençons par le metre et par le rithme que doit avoir le langage préparé pour plaire.

On sçait bien que les anciens n’avoient point de pieces dramatiques en prose : elles étoient toutes écrites en vers. Aristote ne veut donc signifier autre chose en disant que la diction doit être coupée par mesures, si ce n’est que la mesure du vers qui étoit l’ouvrage de l’art poëtique, devoit servir de mesure dans la déclamation. Quant au rithme, c’étoient les pieds des vers qui servoient à regler le mouvement de la mesure dans la recitation des vers. C’est même par cette raison qu’Aristote dit dans le chapitre quatriéme de sa poëtique, que les metres sont les portions du rithme ; c’est-à-dire, que la mesure resultante de la figure des vers, doit dans la recitation regler le mouvement. Personne n’ignore qu’en plusieurs occasions les anciens emploïoient dans leurs pieces dramatiques des vers de differentes figures. Ainsi celui qui battoit la mesure sur le théatre, étoit astreint à marquer les temps de la declamation, suivant la figure des vers qu’on recitoit, comme il pressoit ou rallentissoit le mouvement de cette mesure, suivant le sens exprimé dans ces mêmes vers, c’est-à-dire, suivant les principes qu’enseignoit l’art rithmique. Aristote a donc raison de dire que la beauté du rithme ne venoit pas de la même cause qui produisoit les beautez d’harmonie et les beautez de melopée. C’étoit du choix des pieds qu’avoit fait le poëte, par rapport au sujet exprimé dans ses vers, que naissoit la beauté ou la convenance de la mesure, et par conséquent celle du rithme.

Quant à l’harmonie, les acteurs des anciens étoient, ainsi que nous le verrons tantôt, accompagnez par quelque instrument dans la déclamation ; et comme l’harmonie naît de la rencontre des sons des parties differentes, il falloit que la melodie qu’ils recitoient, et la basse continuë qui les soutenoit, allassent bien ensemble. Or ce n’étoit point la musique metrique ni la musique rithmique qui enseignoit la science des accords.

C’étoit la musique harmonique.

Ainsi notre auteur a raison de dire que l’harmonie une des beautez de son langage preparé pour plaire, ne couloit point des mêmes sources que la beauté resultante de la diction. La beauté resultante de la diction venoit des principes de l’art poëtique, comme de ceux de l’art metrique et de l’art rithmique ; au-lieu que la beauté resultante de l’harmonie procedoit des principes de la musique harmonique. Les beautés de la melodie couloient encore d’une source particuliere, je veux dire du choix des accens ou des tons convenables aux paroles et propres par conséquent à toucher le spectateur. C’étoit donc de sources differentes que venoient les beautez du langage preparé pour plaire. Ainsi c’est avec raison qu’Aristote dit que ces beautez naissoient séparément, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, que leurs berceaux étoient differents.

D’autres passages du sixiéme chapitre de la poëtique d’Aristote rendront encore plus claire l’explication qu’on vient de lire. Quelques lignes après l’endroit dont il est question, notre auteur écrit : quare omnis… etc.

" il faut donc six choses pour faire une tragedie, sçavoir la fable ou l’action, les moeurs, les maximes, la diction, la melopée et l’appareil de la representation. "

Aristote nomme ici la cause pour l’effet, en disant melopée au lieu de dire melodie. Notre auteur dit encore à la fin de ce chapitre, et après avoir discouru sommairement sur la fable, les moeurs, les maximes, la diction et la melodie de la tragedie. " de ces cinq parties, celle qui fait le plus d’effet, c’est la melopée. L’appareil de la representation fait aussi un spectacle imposant, mais il n’est point aussi difficile d’y réussir que dans la composition. D’ailleurs la tragedie a son essence et son merite indépendamment des comediens et du théatre. "

" outre ce que j’ai dit, le decorateur a ordinairement plus de part que le poëte, dans l’ordonnance de l’appareil de la scene. " ainsi l’auteur étoit chargé comme crateur, d’inventer la fable ou l’action de sa piece, de donner comme philosophe à ses personnages les moeurs et les caracteres convenables et de leur faire débiter de bonnes maximes. En qualité de poëte, l’auteur étoit chargé de faire des vers bien mesurés, d’en prescrire le mouvement plus ou moins vîte, et d’en composer la melodie dont dépendoit en grande partie le succès de la tragedie.

Pour être surpris de ce que dit Aristote sur l’importance de la melopée, il faudroit n’avoir jamais vû representer des tragedies, et pour être étonné qu’il charge le poëte de la composition de la melodie, il faudroit avoir oublié ce que nous avons remarqué, et promis de prouver, comme nous le ferons ci-dessous, sçavoir, que les poëtes grecs composoient eux-mêmes la déclamation de leurs pieces, au lieu que les poëtes romains se déchargeoient de ce travail sur les artisans, qui, n’étant ni auteurs ni comediens, faisoient profession de mettre au théatre les ouvrages dramatiques.

Nous avons même observé que c’étoit par cette raison là que Porphyre ne faisoit qu’un art de la composition des vers et de la composition de la melodie, lequel il appelloit l’art poëtique pris dans toute son étenduë, parce qu’il avoit eu égard à l’usage des grecs, au lieu qu’Aristides Quintilianus qui avoit eu égard à l’usage des romains comptoit dans son énumeration des arts musicaux, l’art de composer les vers et l’art de composer la melodie pour deux arts distincts.

Voici ce qu’a écrit, au sujet des endroits de la poëtique d’Aristote que nous avons taché d’expliquer, un des derniers commentateurs de cet ouvrage, dans ses remarques sur le sixiéme chapitre.

" si la tragedie peut subsister sans vers… etc. " je doute fort que ce raisonnement excusât le gout des atheniens, suposé que la musique et la danse dont il est parlé dans les auteurs anciens, comme d’agrémens absolument nécessaires, dans la representation des tragedies, eussent été une danse et une musique pareilles à notre danse et à notre musique, mais, comme nous l’avons déja vu, cette musique n’étoit qu’une simple déclamation, et cette danse, comme nous le verrons, n’étoit qu’un geste étudié et assujetti.

Ainsi ce ne sont pas les atheniens qui ont besoin ici d’être excusez.

Il est vrai que Monsieur Dacier n’est pas le seul qui se soit mépris sur cette matiere là, ses dévanciers s’étoient trompez comme lui. Je dirai la même chose de monsieur l’abbé Gravina, qui, pour avoir supposé que la melopée des pieces de théatre étoit un chant musical, et la saltation une danse à notre maniere, a fait dans son livre de la tragedie antique, une description du théatre des anciens, à laquelle on ne comprend rien.

Il est vrai qu’Aristote appelle musique dans le vingt-sixiéme chapitre de sa poëtique, ce qu’il avoit appellé melopée dans son sixiéme chapitre.

" la tragedie ne tire pas un avantage mediocre de la musique et de l’appareil de la representation, qui font tant de plaisir. " mais c’est que l’art de composer cette melodie, qui devoit regner dans toute la piece, puisqu’elle n’étoit pas moins essentielle que les moeurs, étoit un des arts musicaux.

Cet auteur se demande encore à lui-même dans un autre ouvrage, pourquoi le choeur ne chante pas dans les tragedies sur le mode hypodorien ni sur le mode hypophrygien, au lieu qu’on se sert souvent de ces deux modes dans les rolles des personnages, principalement sur la fin des scenes, et lorsque ces personnages doivent être dans une plus grande passion. Il répond à cette question que ces deux tons sont propres à l’expression des passions emportées des hommes d’un grand courage, ou des heros qui font ordinairement les premiers rolles dans les tragedies, au lieu que les acteurs qui composent le choeur sont supposez être des hommes d’une condition ordinaire, et dont les passions ne doivent point avoir sur la scene le même caractere que celles des heros.

En second lieu, continuë Aristote, comme les acteurs du choeur ne prennent point aux évenemens de la piece le même interêt qu’y prennent les principaux personnages, il s’ensuit que le chant du choeur doit être moins animé et plus melodieux que celui des acteurs principaux.

Voila donc pourquoi, conclut Aristote, les choeurs ne chantent point sur le mode hypodorien ni sur le mode hypophrygien.

Le lecteur peut voir dans le dictionnaire de musique fait par M. Brossard, l’explication des modes de la musique des anciens. On ne sçauroit dire plus positivement que le dit Aristote dans le dernier passage : que tout ce qui se recitoit sur le theatre étoit assujeti à une mélodie composée, et qu’il n’étoit pas libre aux acteurs des anciens, comme aux nôtres, de débiter les vers de leurs rolles sur le ton ni avec les inflexions et les ports de voix qu’ils jugent à propos d’emploïer.

Il n’est pas bien certain veritablement qu’Aristote ait rédigé lui-même par écrit ses problemes : mais il doit suffire que cet ouvrage ait été composé par ses disciples, et qu’il ait toujours été regardé comme un des monumens de l’antiquité, et comme étant composé par consequent quand les théatres des grecs et des romains étoient encore ouverts.

Comme les tons sur lesquels on déclame, sont differens les uns des autres, ainsi que les tons sur lesquels nous composons notre musique, la déclamation composée devoit se faire necessairement sur differens modes. Il devoit y avoir des modes qui convinssent mieux que d’autres modes à l’expression de certaines passions, comme il y a des modes dans notre musique plus propres que d’autres à les bien exprimer.

Ce que les grecs appelloient melodie tragique, les romains l’appelloient quelquefois carmen. Ovide qui étoit un poëte latin, et qui par conséquent ne composoit pas lui-même la déclamation de ses pieces dramatiques, dit dans une même phrase où il parle d’un de ses ouvrages qu’on representoit sur le théatre avec succès, notre carmen et mes vers.

Ovide dit nostra carmina, parce qu’il n’y avoit que le rithme et le métre de la declamation qui fussent de lui. La melodie de la déclamation appartenoit à un autre.

Mais Ovide dit mes vers, meos versus, parce que les pensées, l’expression, en un mot les vers considerez sur le papier, étoient entierement de lui.

Ce qui achevera de montrer que le carmen comprenoit outre le vers, quelque chose d’écrit au-dessus du vers, pour prescrire les inflexions de voix qu’il falloit faire en les recitant ; ce sera un passage de Quintilien, l’auteur le plus grave qu’on puisse citer sur cette matiere. Il dit positivement que les anciens vers des saliens avoient un carmen. Voici ses paroles. versus… etc. les vers des prêtres saliens ont leur chant affecté, et comme leur institut vient du roi Numa ; ce chant montre que les romains tout feroces qu’ils étoient alors, ne laissoient point d’avoir déja quelque connoissance de la musique.

Comment ce chant auroit-il été transmis depuis le tems de Numa jusques au tems de Quintilien, s’il n’eut point été écrit en notes, et d’un autre côté s’il étoit un chant musical, pourquoi Quintilien l’appelle-t’il carmen ? Ignoroit-il que ses comtemporains donnoient tous les jours, quoiqu’abusivement, le nom de carmen à des vers qui ne se chantoient pas, dont la déclamation étoit arbitraire, et dont les anciens appelloient la recitation une lecture, parce que celui qui les lisoit, n’étoit astreint qu’à suivre la quantité, et qu’il étoit le maître de faire en les récitant telles inflexions de voix qu’il jugeoit à propos. Pour citer un contemporain de Quintilien, Juvenal dit à un de ses amis qu’il invite à souper, que durant le repas on lira quelque chose des plus beaux endroits de l’iliade et de l’éneide.

Celui qui lira n’est pas, ajoûte Juvenal, un lecteur bien merveilleux, mais qu’importe, de pareils vers font toûjours un grand plaisir.

Dans un autre endroit, Juvenal appelle encore carmina la simple recitation des vers hexametres de la Thébaïde de Stace, que Stace devoit lire lui-même et prononcer à son gré.

Or comme Quintilien s’explique dogmatiquement dans l’endroit qui vient d’être cité, il se seroit bien donné de garde de se servir du terme carmen pour dire un chant musical, et d’emploïer ce mot dans un sens aussi opposé à la signification abusive que l’usage lui donnoit.

Mais carmen originairement signifioit autre chose, et d’ailleurs il étoit le mot propre pour signifier la déclamation, et détermine encore à sa premiere et veritable acception, par l’endroit même où il étoit emploïé. Enfin l’expression versus habent carmen ne laisse aucun doute sur la signification que doit avoir le mot carmen dans le passage de Quintilien, et dans les vers d’Ovide.

Les modernes croïant que carmen eut toujours la signification abusive qu’il a dans les vers de Juvenal qui viennent d’être rapportez, et où il veut dire simplement des vers, la signification propre de ce mot leur a échappé, et faute d’en avoir eu l’intelligence, ils n’ont pas connu que les anciens avoient une déclamation composée, et qui s’écrivoit en notes sans être pour cela un chant musical. Un autre mot mal interpreté a beaucoup encore contribué à cacher aux auteurs modernes l’existence de cette déclamation.

J’entends parler du terme cantus et de tous ses derivez. Les critiques modernes ont donc entendu cantus comme s’il signifioit toujours un chant musical, quoique dans plusieurs endroits il veuille dire seulement un chant en general, une recitation assujetie à suivre une melodie écrite en notes : ils ont entendu canere comme s’il signifioit toujours ce que nous appellons proprement chanter. De-là principalement est venuë l’erreur qui leur a fait croire que le chant des pieces dramatiques des anciens étoit un chant proprement dit, parce que les auteurs anciens se servent ordinairement des termes de chant et de chanter, lorsqu’il parlent de l’execution de ces pieces. Ainsi avant que d’appuïer mon sentiment par de nouvelles preuves tirées de la maniere dont la déclamation composée s’executoit sur le théatre des anciens, je crois qu’il est à propos de faire voir que le mot de chant signifioit en grec comme en latin, non seulement le chant musical, mais aussi toute sorte de déclamation, même la simple recitation ; et que par conséquent on ne doit pas inferer de ce qu’il est dit dans les anciens auteurs, que les acteurs chantoient ; que ces acteurs chantassent, à prendre le mot de chanter dans la signification que nous lui donnons communement. La réputation des auteurs modernes, que mon opinion contredit, exige de moi que je la prouve solidement. Je ne dois donc pas apprehender qu’on me reproche la multitude de passages que je vais rapporter, afin de rendre constant un fait, que deux ou trois de ces passages prouvent peut-être suffisamment.

Section 6, que dans les écrits des anciens, le terme de chanter signifie souvent déclamer et même quelquefois parler §

Strabon qui a vécu sous le regne d’Auguste, nous apprend d’où procedoit la signification abusive que le mot de chant, celui de chanter et leurs dérivez avoient alors. Il dit que dans les premiers âges, tout ce qui se composoit, se composoit en vers, et que comme tous les vers se chantoient dans ce temps-là, on s’étoit habitué à dire chanter, pour dire en general reciter une composition.

Après que l’usage de ne plus chanter toutes les poësies eut été introduit, et qu’on eut commencé à reciter simplement quelques especes de vers, on ne laissa pas de continuer à nommer toujours chant la récitation de toute sorte de poësie. Il y eut encore plus, ajoute Strabon, on continua de dire chanter pour reciter, après qu’on se fut mis à composer en prose. Ainsi l’on en vint jusques à dire chanter de la prose, pour dire reciter de la prose.

Comme nous n’avons point dans notre langue un mot generique qui rende celui de canere, le lecteur voudra bien me pardonner les frequentes periphrases dont je me suis déja servi pour le traduire, et celles dont je serai encore obligé de me servir, afin d’éviter les équivoques où je tomberois, si j’allois emploïer le mot de chanter absolument, tantôt pour dire executer un chant musical, et tantôt pour dire en general executer une déclamation notée.

Rapportons à present les passages des anciens auteurs qui mettent en évidence, que quoique les grecs et les latins donnassent le nom de chant à la déclamation de leurs pieces de théatre, cette déclamation n’étoit pas néanmoins un chant musical.

Dans les dialogues de Ciceron sur l’orateur, Crassus un des interlocuteurs après avoir dit que Laelia sa belle-mere prononçoit uniment et sans affecter des accents trop fréquens et trop marquez, ajoute : lorsque j’entens parler Laelia, je crois entendre joüer les pieces de Plaute et celles de Noevius. Le passage de Ciceron que je ne fais que citer ici, sera rapporté dans la suite en entier.

Laelia ne chantoit point en parlant dans son domestique. Donc ceux qui recitoient les pieces de Plaute et de Noevius ne chantoient pas. Ciceron dit encore dans un autre ouvrage que les poëtes comiques ne faisoient presque pas sentir le nombre et le rithme de leurs vers, afin qu’ils ressemblassent davantage aux conversations ordinaires.

Cette attention à imiter le discours ordinaire auroit été perduë, si l’on eut chanté ces vers.

Cependant les auteurs anciens se servent du mot de chanter lorsqu’ils parlent de la recitation des comedies, ainsi qu’ils s’en servent en parlant de la recitation des tragedies. Donat et Euthemius, qui ont vécu sous le regne de Constantin Le Grand, disent dans l’écrit intitulé : de tragedia et comedia commentatiunculae, que la tragedie et la comedie ne consistoient d’abord que dans des vers mis en musique, et que chantoit un choeur soutenu d’un accompagnement d’instrumens à vent. Isidore De Seville nomme également chantres, ceux qui joüoient les tragedies et ceux qui joüoient les comedies.

Horace avant que d’exposer dans son art poëtique ce qu’il faut faire pour composer une bonne comedie, définit une bonne comedie celle qui retient les spectateurs jusqu’à ce que le chantre leur dise applaudissez.

Qui étoit ce chantre ? L’un des comediens. L’acteur qui joüoit la comedie, Roscius par exemple, étoit aussi-bien soutenu par un accompagnement, que l’acteur qui joüoit la tragedie.

On le verra par la suite.

Quintilien se plaint que les orateurs de son tems plaidassent au barreau comme on recitoit sur le théatre. Nous avons rapporté déja ce qu’il en dit. Croit-on que ces orateurs chantassent comme on chante dans nos opera ? Dans un autre endroit Quintilien défend à son éleve de prononcer les vers qu’il doit lire en particulier pour étudier la prononciation, avec la même emphase qu’on recitoit les cantiques sur le théatre. Nous verrons bien tôt que ces cantiques étoient les scenes de la piece, dont la déclamation étoit la plus chantante. Or il auroit été inutile à Quintilien de dire, (…) et de défendre à son éleve d’imiter le chant des cantiques dans les circonstances où il le lui défend, si ce chant eut été un chant veritable, suivant notre maniere de parler.

Ce même auteur dit encore dans un passage que j’ai déja cité, que ceux qui joüoient les comedies ne s’éloignoient point de la nature dans leur prononciation, du moins assez pour la faire méconnoître dans leur langage, mais qu’ils relevoient par les agrémens que l’art permet, la maniere de prononcer usitée dans les entretiens ordinaires.

Que le lecteur juge si c’est là chanter.

Enfin Quintilien, après avoir dans un passage que nous avons rapporté, défendu à l’orateur de chanter comme les comediens, ajoute, qu’il est fort éloigné de lui interdire une déclamation soûtenuë et le chant convenable à l’éloquence du barreau. Ciceron, continuë-t’il, a reconnu lui-même la convenance de ce chant voilé pour ainsi dire.

Lorsque Juvenal fait dans sa septiéme satyre l’éloge de Quintilien, il y dit entr’autres choses que cet orateur chantoit très-bien, lorsqu’il avoit daigné prendre les soins et les précautions que les romains prenoient pour se nétoïer les organes de la voix, et dont nous parlons ci-dessous.

Quintilien, quand il parloit en public, chantoit-il, à prendre le terme de chanter dans la signification qu’il a parmi nous ?

Mais, dira-t’on, quand les choeurs des anciens chantoient, c’étoit une veritable musique. Quand les acteurs chantoient, ils chantoient comme les choeurs.

Ne voïez-vous pas, dit Seneque, combien il entre de sons differens dans un choeur ? Il y entre des dessus, des tailles et des basses. Les instrumens à vent s’y mélent avec les voix des hommes et des femmes. Cependant il ne resulte qu’un seul concert de tout ce mélange. C’est sans distinguer ces sons qu’on les entend tous. à quelques termes près ce passage se trouve encore dans Macrobe. Il y ajoûte même cette reflexion, fit concentus ex dissonis.

Tous ces sons differens forment un seul concert.

Je réponds en premier lieu, qu’il n’est pas bien certain en vertu de ce passage que les choeurs chantassent une musique à notre maniere. Il est vrai qu’il paroîtra d’abord impossible que plusieurs personnes puissent declamer en choeur, même en supposant que leur declamation fut concertée. On ne conçoit pas que ces choeurs pussent être autre chose qu’une cohue. Mais parce que la chose semble impossible sur la premiere apprehension, il ne s’ensuit pas qu’elle soit telle réellement.

Il seroit même temeraire d’en croire si facilement notre imagination sur les possibilitez, parce qu’on presume volontiers que les choses sont impossibles lorsqu’on ne trouve pas le moïen de les executer, et la plûpart des personnes se contentent même de donner à la recherche de ce moïen un demi quart d’heure d’attention. Peut-être qu’après un mois de meditation on auroit trouvé les mêmes choses possibles dans la speculation, et six mois d’application les auroient fait encore trouver possibles dans la pratique. Un autre homme peut encore imaginer des moïens qui ne sont point à la portée de notre esprit. Cette discussion nous meneroit trop loin. Ainsi je suppose que les choeurs aïent chanté en musique harmonique une partie de leurs rôlles, mais il ne s’ensuit pas que les acteurs y chantassent aussi.

Nous-mêmes nous avons plusieurs pieces dramatiques où les acteurs ne font que déclamer, quoique les choeurs y chantent. Telles sont l’Esther et l’Athalie de Monsieur Racine. Telle est Psyché, tragedie composée par le grand Corneille et par Moliere. Nous avons même des comedies de cette espece, et l’on sçait bien pourquoi nous n’en avons pas un plus grand nombre. Ce n’est point certainement parce que cette maniere de representer les pieces dramatiques soit mauvaise.

J’appuïerai même encore cette réponse d’une reflexion. C’est que les anciens se servoient pour accompagner les choeurs d’instruments differens de ceux dont ils se servoient pour accompagner les recits. Cet usage d’emploïer dans ces deux accompagnemens des instrumens differens prouve quelque chose.

Quoiqu’il en soit, supposé qu’il fallut entendre le terme de chanter au propre, quand il s’agit du chant des choeurs, il ne s’ensuivroit pas qu’il fallut entendre ce mot dans la même acception où il s’agit des recits. Nos preuves et nos raisonnemens ne laisseroient pas d’être encore concluants.

Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens §

Il paroît donc évident que le chant des pieces dramatiques qui se recitoient sur les théatres des anciens, n’avoit ni passages, ni ports de voix cadencez, ni tremblements soûtenus, ni les autres caracteres de notre chant musical : en un mot que ce chant étoit une declamation comme la nôtre. Cette recitation ne laissoit pas d’être composée, puisqu’elle étoit soûtenuë d’une basse continuë, dont le bruit étoit proportionné, suivant les apparences, au bruit que fait un homme qui déclame. Car le bruit qu’une personne fait en déclamant, est un bruit moins fort et moins éclatant que celui que la même personne feroit si elle chantoit. Premierement, on n’ébranle point, on n’agite point autant d’air en déclamant qu’en chantant.

Secondement, lorsque nous déclamons nous ne brisons pas toûjours l’air contre des parties qui aient autant de ressort, et qui le froissent autant que les parties contre lesquelles nous le brisons en chantant.

Or l’air retentit plus ou moins suivant qu’il a été froissé. Voilà, pour le dire en passant, ce qui fait que la voix des musiciens italiens se fait mieux entendre que celle des musiciens françois.

Les musiciens italiens forment entierement avec les cartilages voisins du gozier plusieurs sons que les musiciens françois n’achevent de former qu’avec le secours des jouës interieures.

Je crois donc que la basse continuë, dont la déclamation des acteurs étoit accompagnée, ne rendoit qu’un bruit très-foible. Ainsi qu’on ne s’en forme pas l’idée sur la basse continuë de nos opera.

Cette idée ne serviroit qu’à faire trouver des difficultez mal fondées sur une chose constante, par le temoignage des auteurs les plus respectables de l’antiquité qui ont écrit ce qu’ils voïoient tous les jours.

Ciceron dit que les personnes sçavantes en musique connoissoient dès qu’elles avoient entendu les premieres notes du prélude des instrumens, si l’on alloit voir Antiope ou bien Andromaque, quand les autres spectateurs n’en devinoient encore rien.

Antiope et Andromaque sont deux tragedies dont Ciceron parle en differens endroits de ses ouvrages.

Ce qui suit fera voir que les instrumens ne se taisoient point après avoir préludé, mais qu’ils continuoient et qu’ils accompagnoient l’acteur. Ciceron après avoir parlé des vers grecs, dont le métre n’est presque pas sensible, ajoute que les latins ont aussi des vers que l’on ne reconnoît pour être des vers, que lorsqu’on les entend reciter avec un accompagnement. Il cite pour exemple des vers de la tragedie de Thyeste, qu’on pourroit prendre, dit-il, pour de la prose, quand on ne les entend pas avec leur accompagnement.

La tragedie de Thyeste dont Ciceron avoit tiré ce vers, étoit celle qu’il cite souvent lui-même comme l’ouvrage du poëte Ennius, et non point celle que Varius composa depuis sur le même sujet.

Dans le premier livre des tusculanes, Ciceron, après avoir rapporté l’endroit d’une tragedie où l’ombre de Polydore supplie qu’on veuille donner la sepulture à son corps, pour faire finir les maux qu’elle endure, ajoute : je ne sçaurois concevoir que cette ombre soit aussi tourmentée qu’elle le dit, quand je l’entens reciter des vers dramatiques si corrects, et quand je la trouve si bien d’accord avec les instrumens.

On peut voir dans Diomede pourquoi je traduis septennarios par des vers dramatiques.

L’ombre de Polydore étoit donc soutenuë d’un accompagnement quand elle recitoit. Mais je vais encore rapporter deux passages de Ciceron qui me semblent si décisifs, que peut-être le lecteur trouvera-t’il que j’ai eu tort d’en copier d’autres.

Cet auteur après avoir dit qu’un orateur qui devient vieux peut rallentir sa declamation, ajoute : citons encore ici Roscius, ce grand comedien que j’ai déja cité tant de fois comme un modele d’après lequel les orateurs pouvoient étudier plusieurs parties de leur art.

Roscius dit qu’il déclamera beaucoup plus lentement lorsqu’il se sentira vieux, et qu’il obligera les chanteurs à prononcer plus doucement, et les instrumens à rallentir le mouvement de la mesure. Si le comedien astreint à suivre une mesure reglée, continuë Ciceron, peut soulager sa vieillesse en rallentissant le mouvement de cette mesure, a plus forte raison un orateur peut-il bien soulager sa caducité. Non seulement l’orateur est le maître du rithme ou du mouvement de sa prononciation, mais comme il parle en prose et sans être obligé de se concerter avec personne, il est encore le maître de changer à son gré la mesure de ses phrases, de maniere qu’il ne prononce jamais d’une haleine qu’autant de sillabes qu’il en peut prononcer commodement.

Personne n’ignore que Roscius, le contemporain et l’ami de Ciceron, étoit devenu un homme de consideration par ses talens et par sa probité. On étoit si bien prévenu en sa faveur, que lorsqu’il joüoit moins bien qu’à l’ordinaire, on disoit de lui qu’il se negligeoit, ou que par un accident auquel les bons acteurs sont sujets volontiers, il avoit fait une mauvaise digestion. Enfin la plus grande loüange qu’on donnât aux hommes qui excelloient dans leur art, c’étoit de dire qu’ils étoient des Roscius dans leur genre.

Ciceron nous apprend dans un autre endroit de ses ouvrages, que Roscius tint parole lorsqu’il fut devenu vieux.

Roscius obligea pour lors l’accompagnement et ceux qui prononçoient pour lui certains endroits de la piece, c’est ce que nous expliquerons ci-dessous, à souffrir que le mouvement de la mesure qu’ils étoient tous obligez de suivre, fut rallenti. Dans le livre premier des loix, Ciceron se fait dire par Atticus.

C’est ainsi que votre ami Roscius en usoit dans sa vieillesse. Il faisoit durer plus long-temps les mesures, il obligeoit l’acteur qui recitoit à parler plus lentement, et il falloit que les instrumens qui les accompagnoient suivissent ce nouveau mouvement.

Quintilien dit, après avoir parlé contre les orateurs qui déclamoient au barreau comme on déclamoit sur le théatre : si cet usage doit avoir lieu, il faudra donc aussi que nous autres orateurs nous nous fassions soutenir en déclamant par des lyres et par des flutes. Cela veut dire que la déclamation theatrale est si variée, qu’il est si difficile d’entrer avec justesse dans tous ses differens tons, qu’on a besoin lorsqu’on veut déclamer comme on déclame sur la scene, de se faire soutenir par un accompagnement qui aide à bien prendre ces tons, et qui empêche de faire de fausses inflexions de voix.

C’est une figure dont Quintilien se sert pour montrer qu’un orateur ne doit pas déclamer comme un comedien, à cause de la necessité où il se jette en déclamant ainsi. Suivant l’idée que les anciens avoient de la dignité de l’orateur, cet accompagnement dont on ne pouvoit point se passer en déclamant comme on recitoit sur le theatre lui convenoit si peu, que Ciceron ne lui veut pas même souffrir d’avoir jamais derriere lui lorsqu’il parle en public, un joueur d’instrument pour lui donner ses tons, quoique cette précaution fut autorisée à Rome par l’exemple de C. Gracchus. Il est au-dessous de l’orateur, dit Ciceron, d’avoir besoin d’un pareil secours pour entrer avec justesse dans tous les tons qu’il doit prendre en déclamant.

Quintilien rapporte que ce Gracchus un des plus celebres orateurs de son temps, avoit derriere lui lorsqu’il haranguoit, un joueur d’instrument à vent qui de temps en temps lui donnoit le ton. Il faut que d’autres orateurs eussent suivi l’exemple de Gracchus, puisque la flute qui servoit à l’usage dont nous parlons, avoit un nom particulier. Elle s’appelloit tonorium. On ne doit pas trouver si étrange après cela que les comediens se fissent soutenir par un accompagnement, quoiqu’ils ne chantassent point à notre maniere et qu’ils ne fissent que reciter une déclamation composée.

Enfin nous voyons dans un des écrits de Lucien, que Solon, après avoir parlé au scythe Anacharsis des acteurs des tragedies et de ceux des comedies, lui demande s’il n’a point aussi remarqué les flutes et les instrumens qui les accompagnoient dans leurs recits, et pour traduire mot à mot, qui chantoient avec eux. Nous venons encore de citer un passage de Diomede, qui fait foi qu’on accompagnoit les cantiques ou les monologues.

Mes conjectures sur la composition que pouvoit joüer la basse continuë dont les acteurs étoient accompagnez en déclamant, sont que cette composition étoit differente pour les dialogues et pour les monologues. Nous verrons tantôt que les monologues s’executoient alors d’une maniere bien differente de celle dont les dialogues étoient executez.

Ainsi je crois que dans l’execution des dialogues la basse continuë ne faisoit que jouer de temps en temps quelques notes longues qui se faisoient entendre aux endroits où l’acteur devoit prendre des tons dans lesquels il étoit difficile d’entrer avec justesse. Le son des instrumens n’étoit pas donc un son continu durant les dialogues, comme peut l’être le son de nos accompagnemens, mais il s’échappoit de tems en tems pour rendre à l’acteur le même service que C. Gracchus tiroit de ce fluteur qu’il tenoit auprès de lui en haranguant, afin qu’il lui donnât à propos les tons concertez.

Ce soin occupoit encore Gracchus lorsqu’il prononçoit ces terribles harangues qui devoient armer les citoïens les uns contre les autres, et qui armoient certainement contre l’orateur le parti le plus à craindre dans Rome.

Quant à la basse continuë, qui accompagnoit les monologues ou les cantiques, qui étoient la même chose, comme nous le dirons, je crois qu’elle étoit plus travaillée que l’autre. Il semble même qu’elle imitât le sujet, et pour me servir de cette expression, qu’elle joûtât avec lui. Mon opinion est fondée sur deux passages, le premier est de Donat.

Cet auteur dit dans un endroit qui a déja été cité, que ce n’étoit pas le poëte, mais un musicien de profession qui composoit le chant des monologues : modis… etc. l’autre passage est tiré de l’écrit contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de saint Cyprien. L’auteur dit en parlant des joüeurs d’instrumens qu’on entendoit au théatre. L’un tire de sa flute des sons lugubres. L’autre dispute avec les choeurs à qui se fera le mieux entendre, ou bien il joûte contre la voix de l’acteur, en s’éforçant d’articuler aussi son souffle à l’aide de la souplesse de ses doigts.

Il est vrai qu’au sentiment des meilleurs critiques le traité contre les spectacles que je viens de citer, n’est pas de saint Cyprien, ainsi son autorité ne seroit point d’un poids bien considerable, s’il s’agissoit d’une question de théologie.

Mais dans la matiere que nous tâchons d’éclaircir, son témoignage n’en est gueres moins autentique. Il suffit pour cela que l’auteur de cet écrit, qui est connu depuis plusieurs siecles, ait vécu quand les théatres des anciens étoient encore ouverts. Or l’auteur de cet écrit, quel qu’il ait été, ne l’a composé que pour faire voir qu’un chrétien ne devoit point assister aux spectacles de ces temps là, qu’il ne devoit pas, comme le dit saint Augustin, participer aux infamies du théatre, aux impietez extravagantes du cirque, ni aux cruautez de l’amphithéatre.

Ce que je viens de dire du traité contre les spectacles que nous avons parmi les ouvrages de saint Cyprien, je puis le dire aussi pour ne point le repeter ailleurs, de quelques écrits qui nous sont restez sous le nom de S. Justin martyr, et que les critiques ne reconnoissent pas pour être de lui. Il suffit que ces écrits qui sont très-anciens aïent été composez quand les théatres étoient encore ouverts, pour rendre les faits que j’appuïe de leur témoignage, des faits averez.

Cette étude recherchée de tous les artifices capables de mettre de la force et de jetter de l’agrément dans la déclamation, ces rafinemens sur l’art de faire paroître sa voix, ne passeront point pour les bizarreries de quelques rêveurs auprès des personnes qui ont connoissance de l’ancienne Grece et de l’ancienne Rome. Non seulement l’éloquence y menoit aux fortunes les plus brillantes, mais elle y étoit encore, pour parler ainsi, le merite à la mode. Un jeune homme de condition des plus avant dans le monde, et de ceux qu’on appelle quelquefois en stile enjoué, la fine fleur de la cour, se piquoit de bien haranguer, et même de parler avec applaudissement devant les tribunaux dans les causes de ses amis, comme il se pique aujourd’hui d’avoir un équipage leste et des habits de bon goût. On le loüoit de bien plaider, dans les vers galands qu’on faisoit pour lui, namque… etc. dit Horace en parlant à Venus d’un de ces hommes du bel air. Qu’on se figure que ce monde à qui les jeunes gens ont tant d’envie de plaire, faisoit du moins autant d’accueil au jeune homme éloquent qu’au jeune homme bon officier.

Enfin c’étoit la mode que les souverains parlassent souvent en public. Ils se piquoient de composer eux-mêmes leurs discours, et l’on remarque que Neron est le premier des empereurs romains qui ait eu besoin qu’un autre lui fit ses harangues.

Suetone et Dion nous apprennent que ce prince étoit si sçavant dans l’art de la déclamation, qu’il avoit joüé les premiers rolles dans les tragedies de Canacée, d’Oreste, d’Oedipe et d’Hercule furieux. Le premier raconte même un incident arrivé dans une representation de l’Hercule qui dût divertir l’assemblée autant qu’aucune scene de comedie.

Un soldat des gardes qui servoit depuis peu, et qui étoit en faction sur le théatre, se mit en devoir de défendre son empereur contre les autres acteurs qui le vouloient enchaîner, dans l’endroit de la piece où l’on mettoit les fers aux mains à Hercule.

Je vais alleguer un exemple qui est bien ici d’une autre importance. Thrasea Poetus cet illustre senateur romain que Neron fit mourir, lorsqu’après avoir fait perir tant d’hommes vertueux, il voulut extirper la vertu même, avoit joüé dans une tragedie representée sur le théatre de la ville de Padouë dont il étoit. Tacite dit dans le seiziéme livre de ses annales.

Section 8, des instrumens à vent et à corde dont on se servoit dans les accompagnemens §

Je reviens à la basse continuë. On voit dans un bas-relief antique ce que nous avons lu dans Ciceron, je veux dire que les instrumens ne se taisoient point après avoir préludé, mais qu’ils continuoient de joüer pour accompagner l’acteur. Bartholin le fils qui composa à Rome son livre sur les flutes des anciens, met dans ce livre une planche gravée d’après un bas-relief antique qui represente une scene de comedie, qui se passe entre deux acteurs. L’un qui est vétu de long et qui paroît le maître, saisit son esclave d’une main, et il tient dans l’autre main une espece de sangle dont il veut le frapper. Deux autres acteurs, coeffez comme les premiers du masque que portoient les comediens des romains, entrent sur la scene, au fond de laquelle on voit un homme debout qui accompagne de sa flute.

Cette basse continuë étoit composée ordinairement de flutes et des autres instrumens à vent, que les romains comprenoient sous le nom de tibiae. On ne laissoit pas néanmoins d’y employer aussi quelquefois de ces instrumens, dont les cordes étoient placées à vuide dans une espece de bordure creuse, et dont la concavité faisoit un effet approchant de celui que fait le ventre de nos violes.

Suivant que cette bordure étoit dessinée, suivant qu’elle avoit dans sa partie basse un ventre configuré d’une certaine maniere, on donnoit un nom different à ces instrumens, dont les uns s’appelloient testudines, et les autres citharae, c’est-à-dire lyres ou harpes.

Comme on voulut d’abord tirer de ces instrumens plus de tons differens qu’ils n’avoient de cordes differentes, on racourcissoit la corde dont on prétendoit tirer un son plus aigu que celui qu’elle rendoit quand on la touchoit à vuide, en la pinçant avec deux doigts de la main gauche, armez apparemment de dez d’ivoire, tandis qu’on la faisoit resonner avec la main droite. C’étoit dans cette main que les joüeurs de lyre portoient une espece d’archet court et qui ne consistoit qu’en un morceau d’ivoire ou de quelqu’autre matiere dure, façonné pour l’usage qu’on en vouloit faire. Il s’appelloit pecten en latin. Les anciens ajouterent dans la suite tant de cordes à la lyre, qu’ils n’eurent pas besoin de cet artifice.

Ammien Marcellin dit que de son temps, et cet auteur vivoit dans le quatriéme siecle de l’ère chrétienne, il y avoit des lyres aussi grosses que des chaises roulantes.

En effet, il paroît que dès le tems de Quintilien qui a écrit deux siecles avant Ammien Marcellin, chaque son avoit déja sa corde particuliere dans la lyre. Les musiciens, c’est Quintilien qui parle, ayant divisé en cinq échelles dont chacune a plusieurs dégrez, tous les sons qu’on peut tirer de la lyre, ils ont placé entre les cordes qui donnent les premiers tons de chacune de ces échelles, d’autres cordes qui rendent des sons intermediaires, et ces cordes ont été si bien multipliées que pour passer d’une des cinq maîtresses cordes à l’autre, il y a autant de cordes que de degrez.

Nos instrumens à corde qui ont un manche, à l’aide duquel on peut tirer avec facilité differens tons d’une même corde qu’on racourcit à son plaisir en la pressant contre le manche, auroient été bien plus propres pour un accompagnement, d’autant plus que nous les touchons encore d’un archet fort long et garni de crin, avec lequel on unit et on prolonge aisément les sons, ce que les anciens ne pouvoient point faire avec leur archet. Mais je crois que les anciens n’ont pas connu les instrumens de musique à corde et à manche. Du moins tous les instrumens que nous trouvons sur les monumens antiques, où l’on en voit un grand nombre, ont leurs cordes placées à vuide. Voila, suivant les apparences, pourquoi les anciens se servoient moins volontiers dans l’accompagnement de leurs lyres, quoiqu’ils leur eussent donné dans la suite jusqu’à trente ou quarante cordes, ou principales ou subsidiaires, que de leurs instrumens à vent. Ils avoient un grand nombre de ces instrumens, dont la construction et l’usage se sont perdus. D’ailleurs les instrumens à vent sont si propres pour les accompagnemens, que nous nous en servons dans nos basses continuës, quoique nous aïons des violes et des violons de plusieurs especes.

Cependant les anciens ne laissoient pas d’emploïer quelquefois leurs instrumens à corde pour accompagner ceux qui recitoient des tragedies. Nous voïons qu’ils le faisoient, et par les anciennes scholies sur les poëtes tragiques grecs, et par le traité de Plutarque sur la musique.

La poëtique d’Horace suppose encore cet usage, et Dion raconte que du temps de Neron on se servit de ces instrumens dans la representation de quelques tragedies.

Il est facile de comprendre après ce que nous venons de dire, pourquoi l’on a marqué avec tant d’exactitude au bas du titre des comedies de Terence le nom des instrumens à vent dont on s’étoit servi dans la representation de chaque piece, comme une information sans laquelle on ne pouvoit pas bien comprendre quel effet plusieurs scenes devoient produire dans l’execution, ou comme une instruction necessaire à ceux qui voudroient les remettre au théatre.

La portée de chaque espece de flutes étoit très-bornée du temps de Terence, parce que ces instrumens n’étoient encore percez que d’un petit nombre de trous.

Ainsi cet enseignement empêchoit qu’on ne se méprît sur l’espece de flute dont il falloit se servir, et par consequent qu’on ne se méprît au ton sur lequel il falloit déclamer plusieurs endroits des comedies de ce poëte.

Non seulement on changeoit de flutes lorsque les choeurs venoient à chanter, mais on en changeoit encore dans les recits. Donat nous apprend qu’on se servoit de l’espece de flutes que les anciens appelloient tibiae dextrae, et dont le ton étoit très-bas, pour accompagner les endroits serieux de la comedie. On se servoit des deux especes de flutes que les anciens appelloient flutes gauches et flutes tyriennes ou serranae pour accompagner les endroits de plaisanterie. Ces endroits se prononcent naturellement d’un ton de voix plus élevé que les endroits serieux. Aussi le ton de ces flutes étoit-il plus aigu que le ton des flutes droites.

Dans les scenes meslées de traits serieux et de bouffonneries, on emploïoit alternativement toutes ces especes de flutes.

Il me semble que ce passage jette presentement un grand jour sur le titre des comedies de Terence, qui souvent ont mis à la géne des sçavans commentateurs, sans qu’ils y disent rien sur quoi l’on puisse fonder un jugement arrêté.

Comme nous l’avons exposé dans le premier volume de cet ouvrage, les romains avoient, lorsque Donat écrivoit, des comedies de quatre genres differens.

Celles du premier genre qu’ils appelloient togatae ou les comedies à longues robes, étoient très-serieuses. Les tabernariae l’étoient moins. Les atellanes leur étoient apparemment semblables en cela, et les mimes devoient être de veritables farces. On ne doit donc pas être surpris du détail où entre Donat, en parlant en general des flutes dont on se servoit pour accompagner la recitation des comedies.

Le passage de Donat explique encore un endroit de Pline où cet historien dit, que pour faire les flutes gauches on emploïoit le bas du même roseau, dont le haut servoit à faire les flutes droites.

Le bas du roseau étant plus épais que le haut, il doit rendre un son plus aigu, et le haut du roseau doit par consequent rendre un son plus grave. Tous les livres de physique en donnent la raison.

Mais, me dira-t-on, vous semblez louer les acteurs des anciens, d’une chose qui passe pour un défaut. En disant d’un acteur qu’il chante, on croit le blâmer. Je réponds que cette expression renferme veritablement un reproche dans notre usage, mais c’est uniquement à cause du sens limité dans lequel nous avons coutume d’emploïer le mot de chanter, lorsque nous nous en servons en parlant de la déclamation théatrale.

Il est établi qu’on ne dise d’un acteur qu’il chante, que lorsqu’il chante mal à propos, lorsqu’il se jette sans discernement dans des exclamations peu convenables à ce qu’il dit, et lorsque par des tons empoulez et remplis d’une emphase que le sens des vers désavouë, il met hors de propos dans sa déclamation un patetique toujours ridicule, dès qu’il est faux. On ne dit pas d’un acteur qu’il chante lorsqu’il ne place qu’à propos les soupirs, les accents les plus aigus et les plus graves, comme les tons les plus variez. Enfin lorsqu’il emploïe dans les endroits où le sens de ce qu’il dit le permet, la déclamation la plus approchante du chant musical. On ne dit point que l’actrice qui daigne encore jouer quelquefois le rôlle de Phedre dans la tragedie de Racine, qu’elle chante le recit qui commence par ces paroles. juste ciel ! Qu’ai-je fait aujourd’hui ? quoique sa déclamation ne soit alors differente du chant musical, que parce que les sons que forme une personne qui déclame ne sont point frappez separement et ne reçoivent pas leur perfection dans les mêmes parties de l’organe de la parole, que les sons que forme une personne qui chante.

Or on voit bien que le chant vitieux dont on vient de parler, ne sçauroit être imputé aux acteurs de l’antiquité. Ils avoient tous fait un long apprentissage de leur art, comme je le dirai plus bas, et presque toujours ils ne faisoient que reciter une déclamation composée par des hommes dont cette tâche étoit la profession particuliere.

Section 9, de la difference qui étoit entre la déclamation des tragedies et la déclamation des comedies. Des compositeurs de déclamation, reflexions concernant l’art de l’écrire en notes §

On ne sçauroit douter que la déclamation tragique des anciens ne fut plus grave et plus harmonieuse que leur déclamation comique. Or la déclamation comique des anciens étoit déja plus variée et plus chantante que la prononciation ne l’étoit dans les conversations ordinaires. Quintilien dit que ceux qui joüoient la comedie imitoient bien en quelque chose la prononciation familiere, mais qu’ils ne la copioient pas en tout. Ils relevent, ajoute-t’il, leur prononciation par les ornemens et par l’élegance dont la déclamation comique est susceptible.

Platon après avoir dit que les poëtes qui vouloient composer des tragedies et des comedies n’y réussissoient pas également, ajoute : que le genre tragique et le genre comique demandent chacun un tour d’esprit particulier, et il allegue même : que les acteurs qui déclament les tragedies ne sont pas les mêmes que ceux qui recitent les comedies. on voit par plusieurs autres passages des écrivains de l’antiquité, que la profession de joüer des tragedies et celle de joüer des comedies, étoient deux professions distinctes, et qu’il étoit rare que le même homme se mêlât de toutes les deux. Quintilien dit qu’Aesopus déclamoit beaucoup plus gravement que Roscius, parce qu’Aesopus faisoit sa profession de joüer dans le tragique, au lieu que Roscius faisoit la sienne de joüer dans le comique. Chacun avoit contracté les manieres de la scéne à laquelle il s’étoit particulierement attaché. C’est le caractere qu’Horace avoit déja donné au second.

Lucien, dans son traité de la danse, dit qu’un acteur tragique se démene sur le théatre, qu’il s’y tourne et retourne comme un furieux, et qu’il y chante des complaintes supportables à peine dans la bouche d’une femme. Peut-on souffrir, ajoute Lucien, qu’Hercule couvert d’une peau de lion, et sa massuë à la main, vienne fredonner sur un théatre les vers qui contiennent le recit de ses travaux.

La définition que les anciens faisoient de la tragedie et de la comedie, et que nous avons rapportée en son lieu, suffiroit seule pour nous convaincre que leur maniere de reciter ces poëmes étoit très-differente. Je me contenterai donc d’ajoûter à ce que j’ai déja dit, que les acteurs qui joüoient la comedie n’avoient d’autre chaussure qu’une espece de sandale qu’ils appelloient socque, au lieu que ceux qui déclamoient la tragedie montoient sur le cothurne, espece de brodequin dont la semele étoit de bois, ce qui les faisoit paroître d’une taille fort élevée au-dessus de celle des hommes ordinaires au rapport de Lucien, de Philostrate et de plusieurs autres écrivains qui les voïoient tous les jours. Lucien nous apprend même qu’on leur matelassoit le corps afin que cette taille énorme parut du moins proportionnée, et ce qu’il nous dit sur ce sujet est confirmé dans une lettre attribuée à S. Justin, martyr.

Les habits, les masques et les ornemens dont on se servoit pour la representation des tragedies étoient encore differens de ceux dont on se servoit dans la representation des comedies. La décoration qui servoit à la tragedie ne pouvoit pas servir à la comedie. Celle qui servoit à la tragedie devoit representer des palais et d’autres édifices superbes, au lieu que celle qui servoit à la comedie devoit representer des maisons de particuliers et d’autres bâtimens simples. Enfin Horace et tous les auteurs de l’antiquité qui parlent en passant de la déclamation tragique des anciens, se servent d’expressions qui marquent qu’elle étoit ce que nous appellons chantante.

C’est par où l’attaquent ceux des auteurs anciens qui pour differentes raisons ne l’aimoient pas. Justin martyr, dans l’écrit que nous venons de citer la traite de grande clameur. L’auteur de l’écrit contre les spectacles des anciens qui a passé pour être de saint Cyprien, l’appelle illas magnas tragicae vocis infanias.

Tertullien dans le petit ouvrage qu’il a composé sur le même sujet, dit que l’acteur de tragedie crie de toute sa force. tragaedo vociferante, et Apulée se sert des mêmes termes pour dire la même chose : comaedus sermocinatur, tragaedus vociferatur. Le comedien recite ; mais celui qui joüe la tragedie crie à pleine tête. Lucien qui nous a conservé une description curieuse des personnages des tragedies et des comedies dans la conversation qu’il fait avoir à Solon avec Anacharsis, y fait dire à ce philosophe tartare que les acteurs de comedie ne déclamoient pas avec autant d’emphase que les acteurs qui recitoient des tragedies.

Aussi voïons-nous que Quintilien se fâche, qu’il invective presque contre les professeurs en éloquence qui faisoient chanter ou déclamer leurs écoliers comme on déclamoit sur le théatre. Il s’emporte contre les orateurs qui plaidoient au barreau de la même maniere. Ce n’est point par quelque aversion capricieuse contre les comediens que Quintilien défend aux orateurs d’imiter la déclamation théatrale. Quintilien n’avoit point plus d’aversion pour eux que Ciceron. Il nous dit que Démosthene avoit l’obligation au comedien Andronicus de déclamer aussi-bien qu’il le faisoit.

Il permet non seulement au jeune homme qui veut faire du progrès dans l’éloquence d’apprendre l’art du geste ; mais il consent encore qu’il prenne durant quelque-temps des leçons d’un comedien, et qu’il étudie sous ce maître les principes de l’art de la prononciation.

Dans un autre endroit Quintilien dit que son éleve doit se faire enseigner plusieurs choses par un comedien.

Je vais encore rapporter plusieurs passages des auteurs anciens que je crois propres à prouver mes opinions. Du moins éclairciront ils la matiere. On n’y a point fait jusques à present toute l’attention qu’ils meritoient, parce qu’ils sont comme ensevelis dans les choses, à l’occasion desquelles ces auteurs les ont écrits.

Nos passages s’attireront plus d’attention quand on les verra rassemblez, à cause du jour si propre à les bien éclaircir qu’ils se prêtent reciproquement.

Ceux qui ont quelque habitude avec l’ancienne Grece n’auront pas été surpris de lire que les poëtes y fissent eux-mêmes la déclamation de leurs pieces. musici… etc., dit Ciceron en parlant des anciens poëtes grecs qui avoient trouvé le chant et la figure des vers.

L’art de composer la déclamation des pieces de théatre faisoit à Rome une profession particuliere. Dans les titres qui sont à la tête des comedies de Terence, on voit avec le nom de l’auteur du poëme et le nom du chef de la troupe de comediens qui les avoit representées, le nom de celui qui en avoit fait la déclamation, en latin : qui fecerat modos. j’ai deja prevenu le lecteur sur l’usage qu’on faisoit ordinairement de ce terme.

C’étoit la coûtume, suivant Donat, que celui qui avoit composé la déclamation d’une piece mit son nom à la tête avec le nom du poëte qui l’avoit écrite, et le nom du principal acteur qui l’avoit jouée. Je cite ce passage suivant la correction de Gerard Vossius. Sur tout la déclamation des cantiques ou monologues qui s’executoit d’une façon très-singuliere, et que nous expliquerons, n’étoit jamais mise en musique par le poëte, mais par des hommes consommez dans la science des arts musicaux, et qui faisoient leur profession de faire representer les pieces dramatiques composées par d’autres. Ce sont ces artisans que Quintilien appelle artifices pronuntiandi dans un passage que nous allons rapporter. Mais Donat que nous venons de citer, dit : (…).

Ciceron se sert de la même expression, facere modos, pour designer ceux qui composoient la declamation des pieces de théatre. Après avoir dit que Roscius declamoit exprès certains endroits de son rôlle avec un geste plus nonchalant que le sens des vers ne sembloit le demander.

Après avoir dit que Roscius plaçoit des ombres dans son geste pour relever davantage les endroits qu’il vouloit faire briller, il ajoute : le succès de cette pratique est si certain que les poëtes et les compositeurs de déclamation s’en sont apperçûs comme les comediens. Ils sçavent tous s’en prevaloir.

Ces compositeurs de déclamation élevoient, ils rabaissoient avec dessein, ils varioient avec art la recitation. Un endroit devoit quelquefois se prononcer suivant la note plus bas que le sens ne paroissoit le demander, mais c’étoit afin que le ton élevé où l’acteur devoit sauter à deux vers de là frappât davantage. C’est ainsi qu’en usoit l’actrice à qui Racine avoit enseigné lui-même à joüer le rôlle de Monime dans Mithridate. Racine aussi grand declamateur que grand poëte, lui avoit appris à baisser la voix en prononçant les vers suivants, et cela encore plus que le sens ne semble le demander.

Si le sort ne m’eut donnée à vous, mon bonheur dépendoit de l’avoir pour époux.

Avant que votre amour m’eut envoïé ce gage nous nous aimions.

Afin qu’elle pût prendre facilement un ton à l’octave au-dessus de celui sur lequel elle avoit dit ces paroles : nous nous aimions, pour prononcer, seigneur, vous changez de visage. Ce port de voix extraordinaire dans la déclamation, étoit excellent pour marquer le désordre d’esprit où Monime doit être dans l’instant qu’elle apperçoit que sa facilité à croire Mithridate, qui ne cherchoit qu’à tirer son secret, vient de jetter, elle et son amant dans un péril extrême.

Pour entendre les passages des anciens, qui parlent de leurs représentations théatrales, il me semble necessaire de sçavoir ce qui se passe sur les théatres modernes, et même de consulter les personnes qui professent les arts lesquels ont du moins quelque rapport avec les arts que les anciens avoient, mais dont la pratique est perduë. Tels étoient l’art du geste et l’art de composer et d’écrire en notes la déclamation. Les commentaires qu’ont voulu faire sur ces passages des sçavans illustres, mais qui ne connoissoient bien que leurs cabinets, les éclaircissent mal.

J’aimerois autant un commentaire sur Tacite écrit par un chartreux.

Nous voïons par le livre de Quintilien que ceux, qui faciebant modos, où les compositeurs de déclamation furent appellez dans la suite, artifices pronuntiandi, mot à mot des artisans en prononciation.

" voilà pourquoi dans les pieces faites pour être représentées sur le théatre, les artisans en prononciation etc. " je rapporterai le passage entier en parlant des masques dont les comédiens de l’antiquité se servoient.

On n’aura point de peine à concevoir comment les anciens venoient à bout de composer la déclamation, même celle des comédies, quand on fera refléxion que dans leur musique les progressions se faisoient par des intervalles moindres encore que les intervalles les plus petits qui soient en usage dans la nôtre. Quant à la maniere d’écrire cette déclamation, nous avons déja dit dans la quatriéme section de ce volume, qu’il est très vraisemblable qu’elle se notoit avec les caracteres des accens.

L’art d’écrire en notes les chants de toute espece, étoit déja très-ancien à Rome dès le temps de Ciceron. Il y étoit connu long-temps avant qu’on y ouvrît les théatres. Ciceron, après avoir parlé de l’usage que les pythagoriciens faisoient de la musique dans leur régime, pour ainsi dire, et après avoir dit que Numa le second roi des romains, tenoit de l’école de Pythagore plusieurs usages qu’il avoit introduits dans son petit état, cite comme une preuve de ce qu’il venoit d’avancer la coutume de chanter à table les loüanges des grands hommes avec un accompagnement d’instrumens à vent.

C’est ce qui prouve, ajoûte cet auteur, que l’art de noter les tons des chants et la déclamation des vers étoit connu dès-lors.

Nous avons expliqué déja ci-dessus ce que les romains entendoient par le mot carmen. Ciceron dit aussi dans le cinquiéme livre des tusculanes, en parlant des plaisirs qui restent encore à ceux qui ont eu le malheur de perdre l’ouïe : que s’ils aiment les beaux chants, ils auront peut-être plus de plaisir à les lire qu’ils n’en auroient eu à les entendre executer.

Ciceron suppose que, generalement parlant, tout le monde en sçut assez pour lire du moins une partie de ces chants, et que par consequent ils fussent écrits la plûpart avec les accens.

Enfin voici un passage de Tite-Live qui suffiroit seul pour prouver que les anciens composoient la déclamation des pieces de théatre, qu’ils l’écrivoient en notes et qu’elle s’executoit avec un accompagnement d’instrumens à vent. Cet auteur a jugé à propos de faire dans son septiéme livre une courte dissertation sur l’origine et sur l’histoire des représentations théatrales à Rome. Après avoir dit que l’an de Rome, trois cens quatre-vingt-dix, Rome fut affligée d’une peste, et que pour l’y faire cesser on y célebra des jeux qui consistoient en réprésentations de pieces de theatre, il ajoûte : l’art de ces réprésentations étoit alors nouveau à Rome, l’on n’y connoissoit que les spectacles du cirque. Ainsi ce furent des comédiens qu’on avoit fait venir d’étrurie qu’on vit dans ce tems-là sur notre théatre, où ils représentoient suivant la maniere de leur païs, c’est-à-dire, en faisant assez bien les gestes à la cadence des instrumens à vent, et en récitant des vers qui n’avoient point encore aucune déclamation composée, à laquelle nos comédiens fussent obligez d’assujettir leur action. Mais l’art des représentations théatrales où nos jeunes gens avoient pris un grand goût se perfectionna avant peu : d’abord on récitoit des vers faits sur le champ, mais bien-tôt on apprit, continuë Tite-Live, à faire des pieces suivies, et du temps du poëte Andronicus la récitation de quelques-unes de ces pieces se trouvoit déja être mesurée, et l’on en écrivoit déja la note pour la commodité des joüeurs de flutes. L’action y étoit déja assujetie.

J’ai demandé à plusieurs musiciens s’il seroit bien difficile d’inventer des caracteres avec lesquels on pût écrire en notes la déclamation en usage sur notre théatre. Nous n’avons point assez d’accens pour l’écrire en notes avec les accens ainsi que les anciens l’écrivoient.

Ces musiciens m’ont répondu que la chose étoit possible, et même qu’on pouvoit écrire la déclamation en notes en se servant de la gamme de notre musique, pourvu qu’on ne donnât aux notes que la moitié de l’intonation ordinaire. Par exemple, les notes qui ont un semi ton d’intonation en musique, n’auroient qu’un quart de ton d’intonation dans la déclamation. Ainsi on noteroit les moindres abaissemens et les moindres élevations de voix qui soient bien sensibles, du moins à nos oreilles.

Nos vers ne portent point leur mesure avec eux comme les vers metriques des grecs et des romains la portoient.

Mais on m’a dit aussi qu’on pourroit en user dans la déclamation pour la valeur des notes comme pour leur intonation. On n’y donneroit à une blanche que la valeur d’une noire, à une noire la valeur d’une croche, et on évalueroit les autres notes suivant cette proportion.

Je sçais bien qu’on ne trouveroit pas d’abord des personnes capables de lire couramment cette espece de musique et de bien entonner les notes. Mais des enfans de quinze ans à qui l’on auroit enseigné cette intonation durant six mois en viendroient à bout. Leurs organes se plieroient à cette intonation, à cette prononciation de notes faite sans chanter, comme ils se plient à l’intonation des notes de notre musique ordinaire.

L’exercice et l’habitude qui suit l’exercice, sont par rapport à la voix, ce que l’archet et la main du joüeur d’instrument sont par rapport au violon.

Peut-on croire que cette intonation fut même difficile ? Il ne s’agiroit que d’accoutumer la voix à faire méthodiquement ce qu’elle fait tous les jours dans la conversation. On y parle quelquefois vîte et quelquefois lentement. On y emploïe toutes sortes de tons, et l’on y fait les progressions, soit en haussant la voix, soit en la baissant par toutes sortes d’intervalles possibles. La déclamation notée ne seroit autre chose que les tons et les mouvemens de la prononciation écrits en notes. Certainement la difficulté qui se rencontreroit dans l’execution d’une pareille note, n’approcheroit pas de celle qu’il y a de lire à la fois des paroles qu’on n’a jamais lûës, et de chanter et d’accompagner du clavessin ces paroles sur une note qu’on n’a pas étudiée. Cependant l’exercice apprend même à des femmes à faire ces trois operations en même-temps.

Quant au moïen d’écrire en notes la déclamation, soit celui que nous avons indiqué, soit un autre, il ne sçauroit être aussi difficile de le réduire en regles certaines, et d’en mettre la méthode en pratique, qu’il l’étoit de trouver l’art d’écrire en notes les pas et les figures d’une entrée de ballet dansée par huit personnes, principalement les pas étant aussi variez et les figures aussi entrelacées qu’elles le sont aujourd’hui.

Cependant Feüillée est venu à bout de trouver cet art, et sa note enseigne même aux danseurs comment ils doivent porter leurs bras. J’ajouterai encore que quoique sa corégraphie n’ait été publiée qu’en mil sept cens six, néanmoins les personnes de la profession, tant en France que dans les païs étrangers, y sçavent déja lire couramment.

Section 10, continuation des preuves qui montrent que les anciens écrivoient en notes la déclamation §

des changemens survenus vers le temps d’Auguste dans la déclamation des romains. Comparaison de ce changement avec celui qui est arrivé dans notre musique et dans notre danse sous Louis XIV. retournons aux preuves de fait, qui montrent que les anciens écrivoient en notes la déclamation de leurs pieces de théatre. Elles sont ici d’un tout autre poids qu’un raisonnement fondé sur des possiblitez.

Toutes les fois que Ciceron parle de la déclamation des vers dramatiques, il en parle, non pas comme nous parlerions de la déclamation des vers de Corneille qui est arbitraire. Ciceron parle de la déclamation des vers dramatiques comme d’une mélodie constante, suivant laquelle on prononçoit toujours ces vers. Il en parle comme d’une beauté, pour ainsi dire, aussi inherente aux vers qu’il cite, que la beauté qui résultoit du sens qu’ils renferment, et du choix des mots dont ils sont composez. Ciceron, après avoir rapporté quelque vers d’une tragédie, dit, voilà des vers excellens. Les sentimens, l’expression, la modulation, tout y respire le deüil.

C’est ainsi que nous loüerions un récit des opera de Lulli.

Ciceron dans plusieurs endroits de ses ouvrages parle des pieces de théatre de Livius Andronicus, d’Ennius et de Noevius, trois poëtes qui vivoient environ deux cens ans avant lui, comme d’une déclamation composée quand ils avoient mis leurs pieces au théatre, et qu’on suivoit encore cependant dans le temps qu’il écrivoit. Si cette déclamation n’eut point été couchée par écrit, auroit-elle pû se conserver si long-temps ? Qu’on juge si je change rien au sens de Ciceron. Nous avons vû, dit-il, introduire sur la scéne, à la place de la musique simple et grave, des pieces de Noevius et de Livius Andronicus une musique si pétulante, que les acteurs, pour suivre la mesure, sont obligez de s’agiter, de faire des roulemens d’yeux et des contorsions de tête, en un mot, de se démener comme des forcenez.

C’est ainsi qu’il s’explique après avoir dit que Platon n’a point tout-à-fait tort lorsqu’il soutient qu’on ne sçauroit changer la musique dans un païs sans que ce changement produise une altération sensible dans les moeurs des habitans.

Nous avons déja vû que le geste des comédiens des anciens étoit aussi assujetti à la mesure que la récitation même.

On commençoit donc du temps de Ciceron à changer la déclamation théatrale.

Cent ans après Ciceron, Quintilien trouvoit déja cette déclamation si remplie de tons effeminez et si lascive, qu’après avoir décidé qu’il faut faire apprendre la musique aux enfans, il ajoute, qu’il n’entend point dire qu’il faille leur faire prendre le goût de la musique, qui de son temps regnoit sur la scéne. Ses chants, continuë-t-il, sont si remplis d’impudence et de lasciveté, qu’on les peut accuser d’avoir beaucoup contribué à étouffer le peu de courage viril qui nous restoit.

Tous les anciens étoient persuadez que le caractere de la musique qui étoit le plus en usage dans un certain païs, influoit beaucoup sur les moeurs de ses habitans. Oserons-nous condamner une opinion si generale sur des choses de fait et qui se passoient sous les yeux de ceux qui les ont écrites, quand nous n’avons qu’une connoissance imparfaite de la musique des anciens ? J’en appellerois à la philosophie dont notre siecle fait particulierement profession. On peut même observer aujourd’hui dans les lieux où les habitans sont de religions differentes qu’ils ne sortent pas de leurs églises après le service avec la même humeur. Cette affection passagere s’y tourne même en habitude. En quelques païs le souverain a été obligé d’exciter par des actes publics le peuple devenu protestant, à prendre les mêmes divertissemens les jours de dimanche après le service, qu’il prenoit bien avant que le culte religieux y eut été changé avec la confession de foi, sans qu’on l’y exhortât. Quittons une matiere qui deviendroit bien-tôt trop sérieuse, et revenons à notre sujet.

Ceux qui ne connoissent pas d’autres théatres que le théatre françois, ne comprendront pas d’abord tout le sens du passage de Quintilien que je viens de citer. Quoiqu’on y ait vû quelques pieces assez licentieuses, néanmoins on y a toujours observé une grande décence, soit quant aux tons, soit quant aux gestes. Mais il y a des théatres étrangers où les acteurs tombent tous les jours dans le vice que Quintilien reprend, en imitant tous les tons et tous les accens pour ne point entrer dans d’autres détails, que prennent les personnes les plus passionnées quand elles se trouvent enfin en pleine liberté.

En lisant l’art poëtique d’Horace, on voit bien que le vice reproché par Quintilien à la déclamation théatrale de son temps, venoit de ce qu’on l’avoit voulu rendre plus vive, plus affectueuse et plus expressive, tant du côté de la récitation que du côté du geste, qu’elle ne l’avoit été dans les temps anterieurs. Comme Horace a écrit après Ciceron et avant Quintilien, il est curieux d’examiner ce qu’il dit sur les changemens arrivez dans la déclamation théatrale, et sur la difference qu’il y avoit entre la nouvelle maniere de réciter, et l’ancienne.

Autrefois, dit Horace, on ne se servoit point pour accompagner ni pour soutenir les choeurs de flutes d’un volume égal à celui de nos trompettes, et qu’il fallut relier avec du fil de laiton. On n’emploïoit au théatre que des instrumens à vent des plus simples, et dont la portée étoit très-bornée, parce qu’ils n’étoient percez que d’un petit nombre de trous.

Mais, ajoute Horace, la chose est bien changée. Premierement, le mouvement a été acceleré, et l’on se sert pour le regler de mesures dont on ne se servoit pas autrefois, ce qui a fait perdre à la récitation son ancienne gravité.

On a encore donné, continuë Horace, aux instrumens une portée plus grande que celle qu’ils avoient précedemment. Les tons sur lesquels on déclame s’étant ainsi multipliez, il entre plus de sons differens dans la récitation qu’il n’y en entroit autrefois. Il faut que les acteurs tirent de leurs poumons bien des sons qu’ils n’étoient pas obligez d’en tirer, s’ils veulent suivre ces nouveaux instrumens dont les cordes leur font leur procès avec severité quand ils y manquent. En effet, plus une déclamation étoit chantante, plus les fautes de ceux qui l’executoient devoient être sensibles.

Qu’il me soit permis, pour éclaircir ce passage d’Horace, de me servir d’une comparaison tirée du chant de l’église. Saint Ambroise ne fit entrer dans le chant qu’on nomme encore aujourd’hui le chant ambroisien, que quatre modes, qu’on appelle les autentiques.

Ce chant en étoit toujours plus grave, mais il en avoit moins de beauté et moins d’expression. Des quinze cordes ou des quinze notes principales qu’avoit le systême de la musique harmonique, il y avoit même quatre tons, sçavoir le ton le plus haut et les trois tons les plus bas qui n’entroient point dans le chant ambroisien. Quand saint Ambroise le composa, les théatres étoient encore ouverts, et l’on y récitoit dans la même langue en laquelle on chantoit à l’église. Ce saint ne voulut point, suivant l’apparence, qu’on entendît à l’église les tons propres et fréquens au théatre. Saint Grégoire qui regla le chant qu’on appelle gregorien, environ cinquante ans, après que les théatres eurent été fermez, y emploïa huit modes, en ajoutant aux quatre dont S. Ambroise s’étoit servi, les modes appellez plagaux. Ainsi les quinze cordes de la musique ancienne entrerent dans le chant gregorien, et tout le monde a trouvé que le chant grégorien surpassoit tellement en beauté le chant ambroisien, que dès le temps de nos rois de la seconde race, les églises des Gaules quitterent l’usage du chant ambroisien pour y substituer le chant grégorien.

Horace reprend la parole. Les acteurs se sont encore trouvez en même-temps dans l’obligation de presser leur geste et de hâter leur prononciation, parce que le mouvement avoit été acceleré. Ainsi leur déclamation précipitée a paru une maniere de réciter toute nouvelle.

Enfin il est devenu necessaire que le joüeur d’instrument qui doit donner des tons si difficiles à prendre, passât souvent d’un endroit de la scéne à l’autre, afin que les tons qu’il donneroit fussent mieux entendus des acteurs quand il seroit plus proche d’eux. Ainsi notre déclamation théatrale est devenuë si vive et si passionnée, que l’acteur qui devroit réciter le plus posément, qu’un personnage qui raisonne sensément sur l’avenir, débite aujourd’hui les maximes les plus sages avec autant d’agitation que la prêtresse de Delphes en pouvoit montrer lorsqu’elle rendoit ses oracles assise sur le trépié.

La gesticulation précipitée de ces acteurs aura paru des mouvemens convulsifs à ceux qui avoient été accoutumez à une récitation plus unie et plus lente.

C’est ainsi que le jeu des comédiens italiens paroîtroit une déclamation de possedez à des spectateurs qui n’auroient jamais vû joüer que des comédiens anglois.

La nouvelle maniere de réciter aura donc paru fort extraordinaire aux romains dans ses commencemens, mais ils s’y seront habituez dans la suite, parce qu’on s’accoutume facilement aux nouveautez, qui mettent plus d’action et qui jettent plus d’ame dans les représentations théatrales.

Il y a même de bonnes raisons pour croire que la premiere cause du changement qui survint dans la déclamation théatrale du temps de Ciceron, venoit de ce que les romains, qui depuis cent ans avoient beaucoup de commerce avec la Gréce où ils alloient même étudier les arts et les sciences, changerent alors leur maniere de prononcer. Le théatre n’aura fait qu’imiter le monde et copier son original.

C’est Ciceron même qui nous apprend que la prononciation des romains de son temps étoit bien differente de la prononciation de leurs ancêtres. Elle étoit devenuë chargée d’accens, d’aspirations et de ports de voix imitez de la prononciation des étrangers. Voilà ce que Ciceron appelle une nouvelle mode venuë d’ailleurs.

Jugeons, fait dire cet auteur à Crassus, de l’ancienne prononciation, par la maniere dont quelques femmes prononcent encore aujourd’hui. Comme les femmes sont moins souvent dans le monde que les hommes, elles sont moins sujettes qu’eux à rien altérer dans la prononciation qu’elles ont apprise durant l’enfance. Lorsque j’entens parler ma belle-mere Laelia, continuë Crassus, il me semble que j’entens réciter les pieces de Plaute et de Noevius, car elle prononce uniment, sans emphase et sans affecter les accens et les infléxions de voix des langues étrangeres.

Ne suis-je pas bien fondé à croire que le pere de Laelia prononçoit comme elle prononce.

Nous avons déja cité ce passage pour montrer que la déclamation des pieces de théatre n’étoit point un chant proprement dit, puisqu’elle étoit si semblable à celle des conversations ordinaires. Les nations peuvent changer de prononciation comme elles peuvent changer de langue.

Sous le regne de Henri IV le ton et l’accent des gascons s’introduisoient à la cour de France. Mais la mode de prendre l’un et l’autre y finit avec le regne de ce prince, qui aimoit les gascons et qui les avançoit préferablement à ses autres sujets, parce qu’il étoit né et parce qu’il avoit été élevé dans leur païs.

Il est comme impossible que le geste des personnes qui parlent une langue dont la prononciation est devenue plus vive et plus accentuée, ne devienne pas aussi et plus vif et plus fréquent. Cela s’ensuit de l’organisation du corps humain.

(…), dit Quintilien. En effet, cet auteur après avoir loüé les préceptes que Ciceron donne sur le geste de l’orateur, ajoute : nous sommes accoutumez présentement à voir un geste plus animé. Nous exigeons même de nos orateurs cette action plus agitée, pour ainsi dire.

Pline le jeune qui avoit été disciple de Quintilien, écrit à un de ses amis qu’il a honte de lui raconter ce qu’avoient dit les orateurs qu’il venoit d’entendre, et de l’entretenir des diminutions de voix efféminées, dont leur déclamation étoit remplie.

Une déclamation où l’on veut mettre trop d’expression, doit tomber dans les deux vices opposez. Quelquefois elle doit être trop emportée et remplie de ports de voix outrez. Quelquefois la récitation doit être trop énervée.

Aussi Pline reproche-t-il encore à la déclamation qu’il censure, de dégenerer quelquefois en criaillerie. Il l’appelle, (…). Cet auteur raconte encore que Domitius Afer, orateur célebre dans l’histoire romaine, et qui pouvoit avoir commencé de plaider environ trente ans après la mort de Ciceron, appelloit la nouvelle mode de déclamer la perte de l’éloquence. artificium hoc periit, disoit-il, après avoir entendu plaider de jeunes gens. Mais la critique d’Afer étoit peut-être une censure outrée.

Du moins est-il certain que cet orateur déclamoit dans un goût entierement opposé à celui qu’il reprend ici, et qu’il prononçoit gravement, et même avec beaucoup de lenteur.

(…), dit Pline, en parlant d’Afer. Aussi mon intention n’est-elle pas, en rapportant tous ces passages, de prouver que les romains aïent eu tort de changer leur maniere de déclamer, mais bien de montrer qu’ils la changerent réellement, et que ce fut du temps de Ciceron qu’ils commencerent à la changer.

Il est vrai, suivant les apparences, qu’on aura outré les choses, parce que la moderation est rare parmi les hommes, et parce que les compositeurs de déclamation, les joüeurs d’instrumens et les acteurs se seront piquez de rencherir les uns sur les autres en fait d’expression.

C’est ce qui arrive toujours dans les nouveautez qui sont goûtées du public.

Quelques artisans restent en deça des bornes que la raison prescrit. D’autres les passent et donnent dans des excez outrez.

La musique a eu en France depuis quatre-vingt ans une destinée approchante de celle que la déclamation eut à Rome du temps de Ciceron. Il y a six vingt ans que les chants qui se composoient en France, n’étoient, géneralement parlant, qu’une suite de notes longues, et ce que les musiciens appellent quelquefois du gros fa. Le mouvement de l’execution étoit très-lent.

Les chantres ni les joueurs d’instrumens n’étoient point même capables d’executer une musique plus difficile.

On ne songeoit pas encore à en composer d’autres. Peut-être avoit-on fait mieux dans les temps anterieurs, mais on étoit déchu. Ceux qui sçavent le mieux la musique et l’histoire de notre musique, que j’ai toujours consultez avant que de rien mettre sur le papier, m’ont assuré que l’état de notre musique étoit, il y a six vingt ans, tel que je le décris. La necessité n’avoit pas même encore enseigné à la mesurer en l’écrivant. Le goût a bien changé depuis, et la progression de nos chants est devenuë si accelerée, qu’ils sont quelquefois et sans agrément et sans expression.

Ce changement a été l’occasion d’un changement encore plus grand survenu dans notre danse, et principalement dans la danse du théatre. Il y a quatre-vingt ans que le mouvement de tous les airs de ballet étoit un mouvement lent, et leur chant, s’il est permis d’user de cette expression, marchoit posement, même dans sa plus grande gaïeté.

On executoit ces airs avec des luths, des theorbes et des violes qu’on mêloit à quelques violons, et les pas et les figures de ballets composez sur les airs dont je parle, étoient lents et simples.

Les danseurs pouvoient garder toute la décence possible dans leur maintien, en executant ces ballets, dont la danse n’étoit presque pas differente de celle des bals ordinaires.

Le petit Moliere avoit à peine montré par deux ou trois airs qu’il étoit possible de faire mieux, quand Lulli parut, et quand il commença de composer pour les ballets de ces airs qu’on appelle des airs de vitesse. Comme les danseurs qui executoient les ballets composez sur ces airs, étoient obligez à se mouvoir avec plus de vitesse et plus d’action que les danseurs ne l’avoient fait jusqu’alors, bien des personnes dirent qu’on corrompoit le bon goût de la danse, et qu’on alloit en faire un baladinage. Les danseurs eux-mêmes n’entrerent qu’avec peine dans l’esprit des nouveaux airs, et souvent il arriva que Lulli fut obligé de composer lui-même les entrées qu’il vouloit faire danser sur les airs dont je parle. Il fut obligé de composer lui-même les pas et les figures de l’entrée de la chaconne de Cadmus, parce que Beauchamps qui faisoit alors ses ballets, n’entroit point à son gré dans le caractere de cet air de violon.

Le succès des airs de vîtesse donna l’idée à Lulli d’en composer qui fussent à la fois et vîtes et caracterisez. On appelle communément des airs caracterisez ceux dont le chant et le rithme imitent le goût d’une musique particuliere, et qu’on imagine avoir été propre à certains peuples, et même à de certains personnages fabuleux de l’antiquité, qui peut-être n’existerent jamais.

L’imagination se forme cette idée sur le chant et sur la musique, convenable à certains personnages, suivant ce qu’on peut sçavoir du caractere de ces personnages à qui le musicien prête des airs de son invention. C’est sur le rapport que des airs peuvent avoir avec cette idée, laquelle bien qu’elle soit une idée vague est néanmoins à peu près la même dans toutes les têtes, que nous jugeons de la convenance de ces mêmes airs. Comme nous l’avons déja dit, il est un vraisemblable, même pour cette musique imaginaire. Quoique nous n’aïons jamais entendu la musique de Pluton, nous ne laissons pas de trouver une espece de vraisemblance dans les airs de violon, sur lesquels Lulli fait danser la suite du dieu des enfers dans le quatriéme acte de l’opera d’Alceste, parce que ces airs respirent un contentement tranquille et sérieux, et comme Lulli le disoit lui-même, une joïe voilée. En effet, des airs caracterisez, sont susceptibles de toutes sortes d’expressions de joïe et de douleur, d’amour et d’emportemens furieux, comme les autres airs. Ils expriment bien la même chose que les autres airs, mais c’est dans un goût particulier et conforme à ce caractere, que j’appellerois, si je l’osois, un caractere personnel.

Comme les compositeurs de ballet dont Lulli se servoit, ne se perfectionnoient pas aussi vîte que lui, il fut obligé souvent de composer encore lui-même le ballet des airs d’un caractere marqué. Lulli, six mois avant que de mourir fit lui-même le ballet de l’air sur lequel il vouloit faire danser les ciclopes de la suite de Poliphême. Mais les danseurs se sont tellement perfectionnez dans la suite qu’ils ont rencheri sur les musiciens, ausquels ils ont suggeré quelquefois l’idée d’airs de violon d’un caractere nouveau et propre à des ballets dont nos danseurs avoient imaginé l’idée.

Cette émulation a donné lieu de mettre dans les ballets et dans les airs de violon une varieté et une élegance qu’on n’y voïoit pas autrefois. Il y a soixante ans que les faunes, les bergers, les païsans, les ciclopes et les tritons dansoient presque uniformement.

La danse est aujourd’hui divisée en plusieurs caracteres, si je ne me trompe, les gens du métier en comptent jusques à seize, et chacun de ces caracteres a sur le théatre des pas, des attitudes et des figures qui lui sont propres.

Les femmes mêmes sont entrées peu à peu dans ces caracteres. Elles les font sentir dans leur danse aussi-bien que les hommes.

Je ne dirai pas qu’on n’ait point quelquefois gâté notre musique et notre danse à force de les vouloir enrichir et de vouloir les rendre plus expressives.

Mais c’est une destinée inévitable à tous les arts qui font un progrès considerable. Il se trouve toujours des artisans qui passent le but et qui défigurent leur ouvrage à force de vouloir le rendre élegant. Les personnes qui tiennent pour l’ancien goût alleguent ordinairement les excez où tombent les artisans qui outrent ce qu’ils font, lorsqu’elles veulent prouver que le goût nouveau est vicieux. Mais le public qui sçait discerner entre les défauts de l’art et les fautes de l’artisan, ne trouve pas que les inventions nouvelles soient de mauvaises choses, parce qu’on en abuse. Ainsi le public s’est si bien accoutumé à la nouvelle danse de théatre, qu’il trouveroit fade aujourd’hui le goût de danse, lequel y regnoit il y a soixante ans. Ceux qui ont vû notre danse théatrale arriver par dégrez à la perfection où elle est parvenuë, n’en sont pas si frappez, mais les étrangers qui ont été long-temps sans venir en France sont très-surpris d’un progrès qui leur semble un progrès subit. Je reviens à la déclamation théatrale des anciens. Ce que je vais dire sur la maniere dont elle s’executoit, suffiroit seul pour prouver tout ce que je puis avoir avancé.

Section 11, les romains partageoient souvent la déclamation théatrale entre deux acteurs, dont l’un prononçoit tandis que l’autre faisoit des gestes §

La déclamation de plusieurs scénes des pieces dramatiques étoit souvent partagée entre deux acteurs. L’un étoit chargé de prononcer, et l’autre étoit chargé de faire les gestes. Or, comment auroit-il été possible que ces deux acteurs eussent toujours été d’accord entr’eux, et que l’un et l’autre ils fussent en cadence avec l’accompagnement, si la déclamation n’avoit pas été concertée, de maniere que chacun sçut précisément ce que son compagnon devoit faire, et dans quel espace de temps il l’executeroit ? Cela pouvoit-il s’arranger sans qu’il y eut rien d’écrit. Tite-Live, après avoir fait l’histoire des premieres représentations théatrales qu’on vit à Rome, après avoir dit concernant les premiers progrez de ces représentations ce que nous avons rapporté dans la section précédente, raconte en continuant l’histoire de la scéne romaine, l’avanture qui donna l’idée de partager la déclamation, pour ainsi dire, en deux tâches, et il dit les raisons qui furent la cause que cet usage s’établit comme le bon usage.

Livius Andronicus, poëte célebre et qui vivoit à Rome environ cinq cens quatorze ans après sa fondation, et environ six vingt ans après qu’on y eut ouvert les théatres, joüoit lui-même dans une de ses pieces. C’étoit alors la coutume que les poëtes dramatiques montassent eux-mêmes sur le théatre pour y réciter dans leurs ouvrages. Le peuple qui se donnoit la liberté qu’il prend encore en France et en Italie de faire repeter les endroits qui lui plaisent : le peuple, dis-je, à force de crier bis, le mot est latin, fit réciter si long-temps le pauvre Andronicus qu’il s’enroüât. Hors d’état de déclamer davantage, il fit trouver bon au peuple qu’un esclave placé devant le joueur d’instrumens récitât les vers ; et tandis que cet esclave récitoit, Andronicus fit les mêmes gestes qu’il avoit fait en récitant lui-même. On remarqua que son action étoit alors beaucoup plus animée, parce qu’il emploïoit toutes ses forces à faire les gestes quand un autre étoit chargé du soin et de la peine de prononcer. Delà, continuë Tite-Live, naquit l’usage de partager la déclamation entre deux acteurs, et de réciter, pour ainsi dire, à la cadence du geste des comédiens ; et cet usage a si bien prévalu que les comédiens ne prononcent plus eux-mêmes que les dialogues.

Je crois qu’il seroit inutile d’exposer dequel poids est ici l’autorité de Tite-Live, et de faire voir que tous les raisonnemens possibles ne doivent pas balancer un moment sa déposition, il n’y aura personne qui ne sente bien cette verité.

Le passage que je viens de citer n’a pas besoin d’autre commentaire que d’une explication autentique des mots canticum et diverbium. Nous la trouvons dans Diomede. Cet ancien grammairien après avoir dit que les pieces de théatre étoient composées de choeurs, de dialogues et de monologues, ajoute : les dialogues sont les endroits d’une piece où plusieurs personnes conversent ensemble. Les cantiques ou monologues sont les endroits d’une piece dans lesquels un acteur parle étant seul, ou dans lesquels, supposé qu’il y ait un second acteur sur la scéne, le second personnage ne dialogue point avec le premier, et cela de maniere que si ce second personnage dit quelque chose, il ne le dise qu’en forme d’ aparté, c’est-à-dire, sans adresser la parole au premier.

On fera refléxion que ces endroits d’une piece dramatique que les anciens appelloient des cantiques, sont ordinairement les endroits les plus passionnez, parce que l’acteur qui se croit dans une entiere liberté, y donne l’effort à ses sentimens les plus secrets et les plus impétueux qu’il contraint ou qu’il déguise dans les autres scénes.

On peut se faire quelque idée du chant ou de la déclamation harmonieuse de ces cantiques, par ce qu’en dit Quintilien, quoiqu’il n’en parle que par occasion. Cet auteur en raisonnant sur un endroit de l’oraison de Ciceron pour Milon, qui devoit devenir emphatique dans la prononciation, dit que cet endroit tenoit du cantique. On sent bien, ajoute Quintilien, qu’il est impossible de le réciter sans renverser un peu la tête en arriere, comme l’on est porté à le faire par un instinct machinal, lorsqu’on veut prononcer quelque chose avec emphase. La voix a une issuë plus aisée lorsqu’on tient la tête dans cette situation.

Quintilien dit encore dans un autre endroit, que nous avons déja cité quand nous avons voulu prouver que la déclamation des anciens n’étoit pas un chant musical tel que les nôtres, qu’il faut bien qu’un enfant à qui l’on fait lire les poëtes les lise autrement qu’il ne liroit de la prose, mais qu’il ne faut pas qu’il laisse échapper sa voix comme s’il récitoit un cantique sur le théatre.

Comme Tite-Live ne fait que narrer l’origine de l’usage qui se pratiquoit de son temps, je ne songerois point à confirmer son récit par le témoignage d’autres auteurs, si la chose qu’il nous apprend, ne devoit point paroître extraordinaire. Mais d’autant qu’il est impossible que bien des gens ne la trouvent pas étrange, je crois à propos de rapporter encore quelques passages des auteurs anciens, qui disent la même chose que Tite-Live.

Valere Maxime qui écrivoit sous Tibere, raconte l’avanture d’Andronicus presque dans les mêmes termes que Tite-Live. Il dit, en parlant de ce poëte.

Andronicus en joüant dans une de ses tragédies, fut obligé par les spectateurs à repeter tant de fois un endroit de la piece, qu’il s’enroüât de maniere qu’il fut obligé pour continuer à faire réciter les vers par un de ses esclaves accompagné du joüeur de flute, tandis que lui, Andronicus, il faisoit les gestes.

Lucien dans l’écrit qu’il a composé sur l’art de la danse, tel que l’avoient les anciens, dit en parlant des personnages tragiques, qu’on leur entend prononcer de temps en temps quelques vers iambes, et qu’en les prononçant ils n’ont attention qu’à bien faire sortir leur voix, car les artisans ou les poëtes qui ont mis les pieces au théatre ont pourvû au reste. Cet auteur ajoûte quelques lignes après. autrefois c’étoit les mêmes personnes qui récitoient… etc.

Aulugelle contemporain de Lucien, dit que les chanteurs qui de son temps récitoient sans se remuer, faisoient aussi les gestes en récitant sur l’ancien théatre.

Tous ces récits sont encore appuïez du témoignage de Donat, qui a écrit expressément sur le théatre. Les comédiens, dit-il, en parlant des pieces de Térence, prononçoient eux-mêmes les dialogues, mais les cantiques étoient mis en modulation non point par le poëte, mais par un habile musicien.

Enfin Isidore De Seville, qui du moins a pû voir des gens qui eussent vû représenter sur les anciens théatres de Rome, fait mention de ce partage de la déclamation entre deux acteurs.

Il dit en parlant d’une des parties du théatre, que c’étoit-là que les poëtes et ceux qui chantoient des tragédies ou des comédies, se plaçoient pour prononcer leurs recits, durant lesquels d’autres acteurs faisoient les gestes. On voit par l’histoire de Livius Andronicus rapportée dans Tite-Live, et par plusieurs autres passages des auteurs anciens, que les poëtes chantoient souvent dans leurs pieces, c’est-à-dire, qu’ils y prononçoient eux-mêmes ces endroits que les gesticulateurs ne prononçoient pas.

Quatre vers d’une épigramme de l’anthologie latine, décrivent très-bien un acteur qui fait les gestes convenables à ce que récitent d’autres acteurs après que le choeur a cessé de parler.

Nous exposerons plus bas pourquoi nous traduisons saltator par acteur.

Il est à propos de faire penser ici le lecteur à trois choses. L’une est que les théatres des anciens étoient bien plus vastes que les nôtres, et qu’ils étoient encore moins éclairez. Comme je le dirai tantôt, le jour qui éclairoit la scéne antique n’y pouvoit pas jetter autant de lumiere que nos illuminations théatrales en jettent sur la scéne des théatres modernes. Ainsi les anciens ne voïoient pas leurs acteurs d’aussi près ni aussi distinctement que nous voïons les nôtres. La seconde est que les acteurs des anciens joüoient masquez, et par consequent on ne pouvoit pas voir aux mouvemens de la bouche et des muscles du visage s’ils parloient ou s’ils ne parloient pas. Ainsi le spectateur ne sentoit pas le ridicule qu’on imagine d’abord dans deux personnes dont l’une feroit des gestes sans parler, tandis que l’autre réciteroit sur un ton pathetique les bras croisez.

En troisiéme lieu, comme les masques des comédiens servoient alors pour augmenter la force de la voix, ainsi que nous l’exposerons plus bas, ces masques devoient en alterer le son assez pour rendre difficile de connoître si, par exemple, la voix que Micion avoit euë dans le cantique étoit la même voix que Micion avoit dans les dialogues.

Suivant les apparences, on choisissoit un chanteur dont la voix approchât, autant qu’il étoit possible, de la voix du comédien, et l’on peut croire qu’il n’étoit plus possible de reconnoître les deux voix et de les distinguer quand elles avoient passé par le masque. Ce chanteur se plaçoit sur une espece d’estrade, laquelle étoit vers le bas de la scéne.

Section 12, des masques des comédiens de l’antiquité §

Je crois devoir faire ici une espece de digression sur les masques dont les comédiens grecs et les comédiens romains se couvroient la tête en joüant. Elle aidera à mieux entendre ce qui me reste à dire sur le partage de la déclamation entre le gesticulateur et le chanteur. Eschile avoit introduit en Gréce cet usage. Diomede nous dit bien que ce fut un Rosius Gallus, qui le premier porta un masque sur le théatre à Rome pour cacher le défaut de ses yeux qui étoient bigles, mais il ne nous dit pas quand Rosius vivoit.

Cet usage s’est même conservé en partie sur les théatres modernes. Plusieurs personnages de la comédie italienne sont masquez. Quoique nous n’aïons jamais fait prendre le masque à tous nos acteurs, comme les anciens, néanmoins il n’y a pas encore long-temps qu’on se servoit assez communément du masque sur le théatre françois dans la réprésentation des comédies. On s’en servoit même quelquefois dans la représentation des tragédies. Le masque quoique banni de nos tragédies, ne l’est pas encore entierement de nos comédies.

Tous les acteurs des anciens joüoient masquez, et chaque genre de poësie dramatique avoit des masques particuliers.

Dans le traité de Lucien, intitulé le gimnase, et qui est en forme de dialogue entre Solon et le scythe Anacharsis, ce dernier dit à Solon qui venoit de lui parler de l’utilité des tragédies et des comédies. " j’en ai vû joüer aux baccanales. Dans la tragédie, les acteurs sont montez sur des especes d’échasses, et ils portent des masques, dont la bouche est d’une ouverture énorme. Il en sort avec fracas des mots graves et sententieux.

Dans la comédie, les acteurs chaussez et vétus à l’ordinaire ne crient point si haut, mais leurs masques sont encore plus ridicules que ceux des premiers. " il est vrai qu’à l’aide de ces masques, l’acteur paroissoit aussi conforme qu’il le vouloit au caractere qu’il devoit soutenir.

Les acteurs anciens, tant ceux qui joüoient la tragédie, que ceux qui joüoient la comédie, avoient plusieurs masques, et ils en changeoient.

Car les gens de théatre croïoient alors qu’une certaine phisionomie étoit tellement essentielle au personnage d’un certain caractere, que pour donner une connoissance complette du caractere de ce personnage, ils pensoient qu’ils devoient donner le dessein du masque propre à le représenter. Ils plaçoient donc après la définition de chaque personnage, telle qu’on a coutume de la mettre à la tête des pieces de théatre et sous le titre de dramatis persone, un dessein de ce masque. Cette instruction leur sembloit necessaire.

En effet, ces masques représentoient non-seulement le visage, mais ils représentoient encore la tête entiere, ou serrée ou large, ou chauve ou couverte de cheveux, ou ronde ou pointuë, quoique feu Monsieur Perrault ait cru le contraire. Cet écrivain plein d’honneur et de probité, étoit de plus si galand homme, que lui-même il me pardonneroit la remarque que je vais faire. La véneration que je conserve pour sa mémoire, me fait même croire qu’il auroit corrigé sa faute si l’on l’en avoit averti.

Tout le monde sçait la fable de Phedre, dans laquelle un renard s’écrie après avoir examiné un masque de tragédie ? Avec quelle mine on manque de cervelle ?

Voici la critique de M. Perrault. dans Esope c’est un singe, … etc. mais les masques dont parle Phedre, étoient dans le même cas que la tête d’Esope. Ces masques couvroient toute la tête de l’acteur, et ils paroissoient faits pour avoir de la cervelle. On peut le voir en ouvrant l’ancien manuscrit de Térence qui est à la biblioteque du roi, et même le Térence de Madame Dacier.

L’usage des masques empêchoit donc qu’on ne vît souvent un acteur déja flétri par l’âge joüer le personnage d’un jeune homme amoureux et aimé.

Hypolithe, Hercule et Nestor ne paroissoient sur le théatre qu’avec une tête reconnoissable par sa convenance avec leur caractere connu. Le visage sous lequel l’acteur paroissoit, étoit toujours assorti à son rôlle, et l’on ne voïoit jamais un comédien joüer le rôlle d’un honnête homme avec la phisionomie d’un fripon parfait. Les compositeurs de déclamation, c’est Quintilien qui parle, lors qu’ils mettent une piece au théatre, sçavent tirer des masques mêmes le pathetique. Dans les tragédies, Niobé paroît avec un visage triste, et Medée nous annonce son caractere par l’air atroce de sa phisionomie. La force et la fierté sont dépeintes sur le masque d’Hercule. Le masque d’Ajax est le visage d’un homme hors de lui-même.

Dans les comédies, les masques des valets, des marchands d’esclaves et des parasites, ceux des personnages d’hommes grossiers, de soldat, de vieille, de courtisanne et de femme esclave, ont tous leur caractere particulier.

On discerne par le masque le vieillard austere d’avec le vieillard indulgent, les jeunes gens qui sont sages d’avec ceux qui sont débauchez, une jeune fille d’avec une femme de dignité. Si le pere des interêts duquel il s’agit principalement dans la comédie, doit être quelquefois content et quelquefois fâché, il a un des sourcils de son masque froncé, et l’autre rabatu, et il a une grande attention à montrer aux spectateurs celui des côtez de son masque lequel convient à sa situation presente.

C’est ainsi que Monsieur Boindin explique les dernieres lignes du passage de Quintilien, en supposant que le comedien qui portoit ce masque, se tournoit tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pour montrer toujours le côté du visage qui convenoit à sa situation actuelle, quand on joüoit les scénes où il devoit changer d’affection sans qu’il pût aller changer de masque derriere le théatre. Par exemple, si ce pere entroit content sur la scéne, il présentoit d’abord le côté de son masque dont le sourcil étoit rabatu, et lorsqu’il changeoit de sentiment il marchoit sur le théatre, et il faisoit si bien qu’il presentoit le côté du masque dont le sourcil étoit froncé, observant dans l’une et dans l’autre situation de se tourner toujours de profil. Les comédiens romains avoient une attention particuliere à cette partie de leur jeu.

Pollux dans l’ouvrage que nous citons, dit quelque chose qui me paroît propre à confirmer la conjecture ingénieuse et sensée dont je viens de parler. Cet auteur, en parlant des masques de caractere, dit que celui du vieillard qui joüe le premier rôlle dans la comédie doit être chagrin d’un côté, et serain de l’autre. Le même auteur dit aussi en parlant des masques des tragédies qui doivent être caracterisez, que celui de Thamiris, ce fameux témeraire que les muses rendirent aveugle, parce qu’il avoit osé les défier, devoit avoir un oeil bleu et l’autre noir.

Les masques des anciens mettoient encore beaucoup de vraisemblance dans ces pieces excellentes, où le noeud naît de l’erreur qui fait prendre un personnage pour un autre personnage par une partie des acteurs. Le spectateur qui se trompoit lui-même en voulant discerner deux acteurs dont le masque étoit aussi ressemblant qu’on le vouloit, convevoit que les acteurs s’y méprissent eux mêmes. Il se livroit donc sans peine à la supposition sur laquelle les incidens de la piece sont fondez, au lieu que cette supposition est si peu vraisemblable parmi nous, que nous avons beaucoup de peine à nous y prêter. Dans la representation des deux pieces que Moliere et Renard ont imitées de Plaute, nous reconnoissons distinctement les personnages qui donnent lieu à l’erreur, pour être des personnages differens. Comment concevoir que les autres acteurs qui les voïent encore de plus près que nous, puissent s’y méprendre ? Ce n’est donc que par l’habitude où nous sommes de nous prêter à toutes les suppositions établies sur le théatre par l’usage, que nous entrons dans celles qui font le noeud de l’Amphitrion et des menechmes, et je ne conseillerois à personne de composer une comédie françoise toute neuve dont l’intrigue consistât dans un pareil embarras.

Ces masques donnoient encore aux anciens la commodité de pouvoir faire joüer à des hommes ceux des personnages de femmes, dont la déclamation demandoit des poulmons plus robustes que ne le sont communément ceux des femmes, sur tout quand il falloit se faire entendre en des lieux aussi vastes que les théatres l’étoient à Rome. En effet, plusieurs passages des écrivains de l’antiquité, entr’autres le récit que fait Aulugelle de l’avanture arrivée à un comédien nommé Polus qui joüoit le personnage d’Electre, nous apprennent que les anciens distribuoient souvent à des hommes des rôlles de femme. Aulugelle raconte donc que ce Polus joüant sur le théatre d’Athenes le rôlle d’Electre dans la tragédie de Sophocle, il entra sur la scéne en tenant une urne où étoient véritablement les cendres d’un de ses enfans qu’il venoit de perdre. Ce fut en l’endroit de la piece où il falloit qu’Electre parut tenant dans ses mains l’urne où elle croit que sont les cendres de son frere Oreste.

Comme Polus se toucha excessivement en apostrophant son urne, il toucha de même toute l’assemblée.

On introduisit aussi à l’aide de ces masques toutes sortes de nations étrangeres sur le théatre avec la phisionomie qui leur étoit particuliere. Le masque du batave aux cheveux roux, et qui est l’objet de votre risée, fait peur aux enfans, dit Martial.

Ces masques donnoient même lieu aux amans de faire des galanteries à leurs maîtresses. Suetone nous apprend que lorsque Neron montoit sur le théatre pour y représenter un dieu ou un heros, il portoit un masque fait d’après son visage, mais que lorsqu’il y représentoit quelque déesse ou quelque heroïne, il portoit alors un masque qui ressembloit à la femme qu’il aimoit actuellement.

Julius Pollux qui composa son ouvrage pour l’empereur Commode, nous assure que dans l’ancienne comédie grecque, qui se donnoit la liberté de caracteriser et de joüer les citoïens vivans, les acteurs portoient un masque qui ressembloit à la personne qu’ils représentoient dans la piece. Ainsi Socrate a pû voir sur le théatre d’Athenes un acteur qui portoit un masque qui lui ressembloit lors qu’Aristophane lui fit joüer un personnage sous le propre nom de Socrate dans la comédie des nuées. Ce même Pollux nous donne dans le chapitre de son livre que je viens de citer, un détail très-long et très-curieux sur les differens caracteres des masques qui servoient dans les representations des comédies et des tragédies.

Mais d’un autre côté ces masques faisoient perdre aux spectateurs le plaisir de voir naître les passions, et de reconnoître leurs differens symptomes sur le visage des acteurs. Toutes les expressions d’un homme passionné nous affectent bien, mais les signes de la passion qui se rendent sensibles sur son visage, nous affectent beaucoup plus que les signes de la passion qui se rendent sensibles par le moïen de son geste et par la voix.

Cependant les comédiens des anciens ne pouvoient pas rendre sensibles sur leur visage les signes des passions.

Il étoit rare qu’ils quittassent le masque, et même il y avoit une espece de comédiens qui ne le quittoit jamais. Nous souffrons bien, il est vrai, que nos comédiens nous cachent aujourd’hui la moitié des signes des passions qui peuvent être marquez sur le visage. Ces signes consistent autant dans les altérations qui surviennent à la couleur du visage que dans les altérations qui surviennent à ses traits. Or le rouge dont il est à la mode, depuis vingt ans que les hommes même se barbouillent avant que de monter sur le théatre, nous empêche d’appercevoir les changemens de couleur, qui dans la nature font une si grande impression sur nous. Mais le masque des comédiens anciens cachoit encore l’altération des traits que le rouge nous laisse voir.

On pourroit dire pour défendre l’usage du masque, qu’il ne cache point au spectateur les yeux du comédien.

Or s’il est vrai de dire que les passions se rendent encore plus sensibles par les altérations qui surviennent sur notre visage, que par les altérations qui surviennent dans notre geste et dans toutes nos attitudes et dans notre ton de voix ; il est aussi vrai que les passions se rendent encore plus sensibles par ce qui arrive dans nos yeux que par ce qui arrive dans les autres parties de notre visage. Nos yeux seuls sont capables d’enseigner distinctement tout ce qui se passe sur le visage, et pour user de cette expression, ils le font voir tout entier malgré le masque.

L’imagination supplée, continuera-t-on, ce qui nous est caché, et quand nous voïons des yeux ardens de colere, nous croïons voir le reste du visage allumé du feu de cette passion. Nous sommes aussi émus que si nous le voïons véritablement. Plusieurs passages de Ciceron et de Quintilien, font foi que les acteurs des anciens marquoient parfaitement tous les signes des passions par le mouvement de leurs yeux, aidez et soutenus par les gestes et par la contenance. On peut dire la même chose de ceux des comédiens italiens qui joüent masquez.

C’est sur le visage que l’ame se peint, et les yeux sont la partie du visage, qui, pour ainsi dire, nous parle le plus intelligiblement.

Je m’en tiens au sentiment le plus simple, et je pense que la plûpart des passions, principalement les passions tendres, ne sçauroient être aussi-bien exprimées par un acteur masqué que par un acteur qui joüe à visage découvert.

Ce dernier peut s’aider de tous les moïens d’exprimer la passion que l’acteur masqué peut emploïer, et il peut encore faire voir des signes des passions dont l’autre ne sçauroit s’aider.

Je crois donc que les anciens qui avoient tant de goût pour la représentation des pieces de théatre, auroient fait quitter le masque à tous les comediens sans une raison. C’est que leurs théatres étant très-vastes et sans voûte ni couverture solide, les comédiens tiroient un grand service du masque qui leur donnoit le moïen de se faire entendre de tous les spectateurs, quand d’un autre côté ce masque leur faisoit perdre peu de chose.

En effet, il étoit impossible que les altérations du visage que le masque cache fussent apperçûës distinctement des spectateurs, dont plusieurs étoient éloignez de plus de douze toises du comédien qui récitoit. Entrons dans l’explication de la raison que je viens d’alléguer.

Aulugelle qui écrivoit sous l’empereur Adrien, louë l’étimologie que Caïus Bassus donnoit au mot latin persona, qui signifioit un masque, en faisant venir ce terme du verbe personare, qui veut dire resonner. En effet, ajoûte-t-il, le visage, et toute la tête étant renfermez sous la couverture du masque, de maniere que la voix ne sçauroit s’échapper que par une sortie qui est encore resserrée, il s’ensuit que la voix ainsi contrainte rend des sons plus forts et plus distincts. Voilà pourquoi les latins ont donné le nom de persona aux masques qui font retentir et resonner la voix de ceux qui les portent.

Que Bassus eut raison ou non dans son étimologie, cela ne nous fait rien. Il nous suffit qu’Aulugelle ne l’auroit point louée ni adoptée, si de son temps les masques n’eussent point été une espece d’échos. Boéce confirme encore ici notre sentiment.

La concavité du masque augmente la force de la voix, dit ce philosophe, en parlant des masques.

On ne sçauroit douter, après avoir lû le passage d’Aulugelle et celui de Boéce qui écrivoient ce qu’ils voïoient tous les jours, que les anciens ne se servissent des masques pour augmenter le son de la voix des acteurs. Ma conjecture est que l’on plaçoit dans la bouche de ces masques une incrustation qui faisoit une espece de cornet.

On voit par les figures des masques antiques qui sont dans les anciens manuscrits, dans les médailles, dans les ruines du théatre de Marcellus et de plusieurs autres monumens, que l’ouverture de leur bouche étoit excessive.

C’étoit une espece de gueule béante qui faisoit peur aux petits enfans.

Suivant les apparences, les anciens n’auroient pas souffert ce désagrément dans les masques s’ils n’en avoient point tiré quelque avantage, et je ne vois pas que cet avantage pût être autre chose que la commodité d’y mieux ajuster les cornets propres à rendre plus forte la voix des acteurs.

Nous voïons d’ailleurs par un passage de Quintillien, que le rire souffroit une altération si considerable dans la bouche du masque, qu’il en devenoit un bruit désagréable. Cet auteur en conseillant aux orateurs de bien examiner quels sont leurs talens naturels, afin de prendre un goût de déclamation convenable à ces talens, dit qu’on peut réussir à plaire avec des qualitez differentes. Il ajoûte, qu’il a vû deux comédiens célebres également applaudis, quoique leur maniere de déclamer fut bien differente, mais chacun avoit suivi son naturel dans la maniere de joüer la comédie qu’il avoit prise. Demetrius, l’un de ces comédiens, lequel Juvenal met au nombre des meilleurs acteurs de son temps, et qui avoit un son de voix fort agréable, s’étoit attaché à joüer des rolles de divinitez, des femmes de dignité, des peres indulgens et des amoureux. Stratocles, c’est le nom de l’autre comedien, de qui parle aussi Juvenal, avoit une voix aigre. Il s’étoit donc attaché à joüer les personnages des peres austeres, des parasites, des valets fripons, en un mot, tous les personnages qui demandoient beaucoup d’action. Son geste étoit vif, ses mouvemens étoient empressez, et il hazardoit beaucoup de choses capables de faire siffler un autre que lui. Une de ces choses que Stratocles hazardoit, étoit de rire, quoiqu’il sçut très-bien, dit Quintilien, par quelles raisons le rire fait un effet désagréable dans le masque.

Le rire ne déplaît point par lui-même sur la scéne comique, et nous le sentons bien. Moliere lui-même fait rire quelquefois ses personnages à plusieurs reprises. Il falloit donc que les éclats de rire redoublez retentissent dans la bouche du masque, de maniere qu’il en sortit un son désagréable. C’est ce qui ne devoit pas arriver, si la bouche et les parties interieures du masque les plus voisines de cette bouche n’eussent pas été revêtuës d’un corps dur et resonnant qui changeoit quelque chose au son naturel de la voix en augmentant ce son.

Je hazarderai ici une conjecture toute nouvelle, et qui peut donner l’intelligence d’un passage de Pline mal entendu jusques ici ; c’est que les anciens après s’être servi d’airain pour incruster les masques, y emploïerent ensuite des lames fort minces d’une espece de marbre.

Pline, en parlant des pierres curieuses, dit que la pierre qu’on appelle calcophonos ou son d’airain est noire, et que suivant l’étimologie de son nom, elle rend un son approchant du son de ce métail lorsqu’on la touche. C’est pourquoi, ajoute-t-il, on conseille aux comédiens de s’en servir.

Quel usage veut-on que les comédiens pussent faire d’une pierre qui avoit cette proprieté, si ce n’étoit d’en incruster une partie de la bouche de leurs masques, après qu’elle avoit été sciée en lames fort minces. Ces masques qui étoient de bois, comme nous l’apprenons dans les vers que prudence a fait contre Symmaque, étoient propres à recevoir cette incrustation. Ceux qui récitent dans les tragedies, dit notre poëte, se couvrent la tête d’un masque de bois, et c’est par l’ouverture qu’on y a ménagée, qu’ils font entendre leur déclamation ampoulée.

Solin qui a écrit quelque temps après Pline semble nous apprendre pourquoi l’usage de cette pierre étoit à préferer à celui de l’airain dans le revêtement intérieur d’une partie des masques. C’est qu’en repercutant la voix, elle n’altere point la clarté du son, au lieu que le bruissement de l’airain met toujours un peu de confusion dans les sons qu’il renvoïe. Après avoir dit que la pierre au son d’airain resonne comme ce métail, il ajoute qu’elle ne préjudicie point à la netteté de la voix lorsqu’on l’emploïe avec discrétion.

Nous pouvons juger de l’attention que les anciens avoient pour tout ce qu’ils jugeoient capable de mettre de l’agrément ou de la facilité dans l’execution de leurs pieces de théatre, par ce que Vitruve nous dit sur la maniere d’y placer des echaea ou des vases d’airain propres à servir d’échos. Cet auteur, en parlant de l’architecture du théatre, entre dans un détail long et méthodique sur la forme de ces vases, qui n’étoient apparemment autre chose que des plaques d’airain rondes et un peu concaves, ainsi que sur les endroits où il falloit les placer, afin que la voix des acteurs trouvât à propos des échos consonans.

Vitruve en nous disant que tous ces vases devoient être de tons differens, nous dit assez que l’ouverture et leurs autres dimensions ne doivent pas être les mêmes, et comme ces vases étoient encore placez à une distance differente des acteurs, il falloit bien qu’ils fussent des échos plus ou moins faciles à ébranler afin de répondre uniformement. Vitruve se plaint que de son temps les romains négligeassent de placer de ces echaea dans leurs théatres, à l’imitation des grecs, qui étoient soigneux d’en mettre dans les leurs. Apparemment que les romains profiterent de l’avis de Vitruve, car Pline se plaint que ces vases et les voûtes dans lesquelles on les plaçoit, absorbassent la voix des acteurs.

Il prétend qu’ils faisoient un aussi méchant effet que le sable de l’orchestre, c’est-à-dire, de l’espace qui étoit entre le théatre et les spectateurs les plus avancez.

D’un autre côté, Cassiodore dit dans l’épitre cinquante et une du livre premier, que la voix de ceux qui joüent des tragédies, étant fortifiée par les concavitez, rendoit un son tel qu’on avoit peine à croire qu’il pût sortir de la poitrine d’un mortel.

Ces concavitez ne pouvoient être que les echaea et le cornet du masque. On peut juger par l’attention que les anciens faisoient sur toutes ces choses, s’ils avoient négligé de chercher des inventions propres à faire faire aux masques de théatre l’effet, qui, suivant Aulugelle, leur avoit fait donner le nom de persona.

Si les écrivains de l’antiquité avoient pû croire que les generations à venir pussent être jamais en peine d’expliquer des choses qui étoient sans difficulté pour eux, soit parce qu’ils les voïoient tous les jours, soit parce que tout le monde avoit alors entre les mains des livres qui expliquoient méthodiquement ces choses-là, ils auroient mieux circonstancié leurs narrations. Mais ils ont cru que la posterité seroit toujours au fait des choses dont ils parloient, ainsi ils n’en ont dit le plus souvent que ce qu’il convenoit d’en dire pour appuïer un raisonnement, pour fonder une comparaison, pour expliquer une circonstance, ou pour rendre raison d’une étimologie. Ceux mêmes qui ont écrit méthodiquement sur la poësie, sur l’architecture et sur plusieurs autres arts, jugeant qu’il étoit inutile de faire préceder leurs raisonnemens et leurs dogmes par des descriptions exactes de ce qui étoit sous les yeux de tout le monde, se jettent d’abord dans des préceptes et dans des discussions que les contemporains trouvoient très-claires, mais qui sont des énigmes pour la postérité, à cause que le flambeau qui éclairoit les contemporains s’est éteint. Par exemple, comme les anciens ne nous ont pas laissé la description de l’interieur du colisée, les architectes doutent encore quelle étoit la distribution intérieure du troisiéme étage de cet amphithéatre, quoique les deux premiers étages intérieurs soient encore à peu près dans leur entier. Par la même raison, il reste encore aux antiquaires bien des choses à expliquer sur les masques. Peut-être que cela ne seroit point si nous n’avions pas perdus les livres que Denis D’Halicarnasse, Rufus et plusieurs autres écrivains de l’antiquité avoient écrit sur les théatres et sur les representations. Ils nous auroient du moins instruits de beaucoup de choses que nous ignorons, s’ils ne nous avoient pas tout appris. On peut voir un catalogue de ces écrivains dont les livres sont perdus, dans le quatriéme chapitre de la premiere partie de l’ouvrage que le P. Boulanger jesuite a composé sur le théatre des anciens.

Mais nous en sçavons encore assez pour concevoir que les anciens tiroient un grand service des masques qui mettoient les comediens en état de se faire entendre sur des théatres sans couverture solide, et où il y avoit plusieurs spectateurs qui étoient éloignez de douze toises de la scéne où l’on récitoit. D’ailleurs, comme nous l’avons déja dit, le masque faisoit perdre peu de chose aux spectateurs, dont les trois quarts n’auroient pas été à portée d’appercevoir l’effet des passions sur le visage des comediens, du moins assez distinctement pour les voir avec plaisir. On ne sçauroit démêler ces expressions à une distance de laquelle on peut néanmoins discerner l’âge et les autres traits les plus marquez du caractere d’un masque. Il faudroit qu’une expression fut faite avec des grimaces horribles pour être renduë sensible à des spectateurs éloignez de la scéne au-delà de cinq ou six toises.

Je repeterai encore une observation : c’est que les acteurs des anciens ne joüoient pas comme les nôtres à la clarté des lumieres artificielles qui éclairent de tous côtez, mais à la clarté du jour qui devoit laisser beaucoup d’ombres sur une scéne où le jour ne venoit guere que d’en haut. Or la justesse de la déclamation exige souvent que l’altération des traits dans laquelle une expression consiste, ne soit presque point marquée.

C’est ce qui arrive dans les situations où il faut que l’acteur laisse échapper malgré lui quelques signes de sa passion.

Nous avons donc raison de faire joüer nos acteurs à visage découvert, et les anciens n’avoient pas tort de faire porter des masques aux leurs. Je reviens à mon sujet.

Section 13, de la saltation ou de l’art du geste, appellé par quelques auteurs la musique hypocritique §

Dés qu’on est une fois au fait du partage de la déclamation sur le théatre des anciens, on en rencontre des preuves dans bien des livres où l’on n’en apperçoit pas avant que d’avoir été éclairé sur cet usage. On entend, par exemple, distinctement le passage où Suetone dit que Caligula aimoit avec tant de passion l’art du chant et l’art de la danse, que même dans les spectacles publics il ne s’abstenoit pas de chanter tout haut avec l’acteur qui parloit, ni de faire le même geste que l’acteur qui étoit chargé de la partie de la gesticulation, soit pour approuver ce geste, soit pour y changer quelque chose.

On remarquera que Suetone emploïe ici les termes de chanter et de prononcer, comme des termes sinonimes en langage de théatre, et qu’il emploïe de même le mot de danse et celui de faire les gestes. Cet auteur ne fait en cela que donner à l’espece le nom du genre. Comme nous l’avons dit déja, chez les anciens l’art du geste étoit une des especes dans lesquelles l’art de la danse se divisoit. Notre danse n’étoit qu’une des especes de l’art que les grecs appelloient orchesis, et les romains saltatio. Mais comme les traducteurs françois rendent ces deux mots par celui de danse, cet équivoque a donné lieu à bien des idées fausses. Voïons ce qu’on peut sçavoir à ce sujet.

Platon dit que l’art que les grecs nomment orchesis, consiste dans l’imitation de tous les gestes et de tous les mouvemens que les hommes peuvent faire. En effet, suivant Varron, le mot de saltatio ne venoit pas de saltus, qui signifie sault, mais du nom d’un arcadien appellé Salius, qui le premier avoit enseigné cet art aux romains.

Le témoignage de Varron ne sçauroit être balancé par aucun raisonnement fondé sur l’étimologie apparente du mot saltatio. Ainsi l’on doit se défaire du préjugé tiré du nom de saltation, et qui porteroit à croire que toute saltation tirât son origine du mot saltus qui signifie un sault.

On conçoit bien donc que celles des danses artificielles des anciens, où l’on imitoit, par exemple, les saults et les gambades que des païsans peuvent faire après avoir bû, ou les bonds forcenez des bacchantes ressembloient à nos danses, en un mot qu’on y tripudioit.

Mais les autres danses des anciens, où l’on imitoit l’action des gens qui ne sautent pas, et, pour parler à notre maniere, qui ne dansent point, n’étoit qu’une imitation des démarches, des attitudes du corps, des gestes, en un mot de toutes les démonstrations dont les hommes accompagnent ordinairement leurs discours, où dont ils se servent quelquefois pour donner leurs sentimens à comprendre sans parler. C’est ainsi que David dansoit devant l’arche en témoignant par son attitude et par des gestes, le profond respect qu’il avoit pour le gage de l’alliance du seigneur avec le peuple juif. On voit dans le soixante et dix-neuviéme livre de Dion, qu’élagabale dansoit, non-seulement quand il voïoit représenter des pieces dramatiques de la place où l’empereur se mettoit, mais qu’il dansoit encore en marchant lorsqu’il donnoit audience, quand il parloit à ses soldats, et même quand il faisoit des sacrifices. Quelque peu sensé que fut élagabale, il ne dansoit point à notre maniere dans les circonstances où Dion dit que cet empereur dansoit. Il convient donc de se faire une idée de l’art appellé saltatio, comme d’un art qui comprenoit non-seulement l’art de notre danse, mais aussi l’art du geste, ou cette danse dans laquelle on ne dansoit point, à proprement parler. Ce que je vais dire le prouvera encore.

Suivant Athenée, Thelestes avoit été l’inventeur de cette espece de jeu muet ou de danse sans saults et sans pas élevez, et laquelle nous appellerons ici le plus souvent l’art du geste.

Nous ne ferons en cela que lui donner le même nom que lui donnoient souvent les anciens. Ils l’appelloient souvent chironomie, et ce mot traduit litteralement signifie la regle de la main.

Comme l’art du geste se subdivisoit encore en plusieurs especes, on ne doit pas être surpris qu’il se soit trouvé chez les anciens un nombre de danses differentes, assez grand pour mettre Meursius en état de composer de leurs noms, rangez suivant l’ordre alphabetique, un dictionnaire entier. C’étoit de tous les arts musicaux, celui que les anciens aimoient le plus, et par consequent celui qu’ils avoient cultivé davantage : ainsi cet art qui enseignoit à l’histrion ce qu’il devoit faire sur le théatre, en même-temps qu’il enseignoit à l’orateur à bien faire ses gestes, s’étoit subdivisé en plusieurs talens dont quelques-uns convenoient aux personnes les plus graves.

Tous ceux qui ont lû les ouvrages des anciens dans les langues où ils ont été écrits, peuvent se souvenir qu’ils ont vû plusieurs fois le mot de saltatio, emploïé en des occasions où l’on ne sçauroit l’entendre d’une danse pareille à la nôtre. J’espere néanmoins que je n’ennuïerai personne en rapportant beaucoup de choses qui prouvent que les anciens avoient plusieurs saltations où l’on ne dansoit pas.

Les auteurs qui ont donné la division de la musique des anciens, font présider à leur danse la musique hypocritique. Elle étoit la même que les latins appellent quelquefois la musique muette. Nous avons dit que son nom venoit de celui d’hypocrite, qui signifie dans son sens propre un contrefaiseur.

Mais c’étoit le nom le plus ordinaire que les grecs donnassent à leurs comédiens.

Le lecteur voit déja par le peu que j’ai dit touchant cet art que les gestes dont il enseignoit la signification et l’usage, n’étoient pas ainsi que ceux de nos danseurs le sont ordinairement, des attitudes et des mouvemens qui ne servissent que pour la bonne grace.

Les gestes de la danse antique devoient dire, ils devoient signifier quelque chose. Ils devoient, pour user de cette expression, être un discours suivi. Voici les preuves que j’ai promises.

Apulée nous a laissé la description d’une représentation du jugement de Paris, executée par des comédiens pantomimes qui joüoient sans parler, et dont le jeu s’appelloit saltatio. Lorsque cet auteur parle de la démarche de ses acteurs sur le théatre, il emploïe le terme incedere, qui signifie proprement marcher. En un autre endroit, pour dire que Venus ne déclamoit que des yeux, il dit qu’elle ne dansoit que des yeux. Aussi voïons-nous que les anciens ne vantent presque jamais les jambes et les pieds des saltatores ou de leurs danseurs. Ce sont les bras, ce sont principalement les mains des danseurs que les anciens loüent. Une épigramme de l’anthologie grecque réproche à un acteur, qui avoit dansé le rolle de Niobé, qu’il ne s’étoit pas remué plus que l’auroit fait le rocher dans lequel Niobé avoit été métamorphosée, et qu’il n’étoit pas sorti de sa place, et par consequent qu’il n’avoit point fait un seul pas de danse. Rien ne convient moins qu’un habillement long à un homme qui danse à notre maniere. Or nous voïons que les saltatores des anciens étoient souvent vétus de long. Suetone dit en parlant de Caligula, qui aimoit la saltation avec fureur. " ce prince aïant mandé au palais plusieurs personnes des plus considerables de l’état, il entra brusquement vétu d’un habit à la grecque, et qui lui venoit jusques sur les talons, dans le lieu où ses gens les avoient fait entrer, et là il fit devant eux, au bruit des instrumens les gestes d’un monologue, après quoi il se retira sans leur avoir dit un mot. " ce que dit Quintilien en parlant de la necessité d’envoïer les enfans dans les écoles où l’on enseignoit l’art de la saltation, suffiroit seul pour persuader que l’art du geste en étoit la principale partie. Il ne faut pas, dit cet auteur, avoir honte d’apprendre ce qu’on doit être obligé de faire un jour. D’ailleurs, ajoute-t-il, la chironomie ou l’art du geste est un art connu dès les temps heroïques. Les plus grands hommes de la Gréce, et Socrate même l’ont approuvé. Ne voïons-nous pas encore par l’ancienne institution des danses des prêtres saliens, que nos vieux romains n’ont pas dédaigné cet art. Enfin, l’usage s’en est conservé jusqu’à nous sans être blâmé. Mais je veux qu’on quitte son maître au sortir de l’enfance, et qu’on ne retienne de cet exercice que la grace et l’air aisé dans l’action. Le geste de l’orateur doit être très-different du geste du danseur.

Cependant Macrobe, nous a conservé le fragment d’une harangue de Scipion L’Emilien, dans laquelle le destructeur de Carthage parle avec chaleur contre des inconveniens qu’il n’étoit pas facile d’écarter des écoles où l’on enseignoit l’art du geste. Nos jeunes gens, dit Scipion, vont dans l’école des comédiens apprendre à réciter, exercice que nos ancêtres regardoient comme une profession d’esclave. Il y a plus, des garçons, des filles de condition fréquentent les écoles où l’on enseigne l’art de la saltation. En quelle compagnie s’y trouvent-ils ?

On peut voir encore dans l’oraison de Ciceron pour Murena, à qui Caton avoit reproché d’être un danseur, que l’usage de la saltation n’étoit toleré dans les hommes graves, qu’à la faveur de bien des circonstances.

Revenons à Quintilien. Cet auteur dit encore dans un autre endroit, qu’il ne faut pas qu’un orateur prononce comme un comédien, ni qu’il fasse ses gestes comme un danseur. Voici, suivant les apparences, une de ses raisons.

Les gestes que l’art appellé saltatio enseignoit, n’étoient point toujours des gestes, servans uniquement à donner bonne grace, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, des gestes vuides de sens, mais souvent des gestes qui devoient signifier quelque chose intelligiblement, des gestes qui devoient parler. Or les gestes significatifs sont de deux especes. Les uns sont des gestes naturels, et les autres sont des gestes artificiels.

Les gestes naturels sont ceux dont on accompagne naturellement son discours, et dont on se sert en parlant. Ce geste, qui, pour user d’une expression poëtique, parle aux yeux, donne bien plus de force au discours. Il anime à la fois, et la personne même qui parle, et celle qui écoute. Qu’on empêche un homme vif de gesticuler en parlant, son expression devient languissante, et le feu de son éloquence s’éteint ? D’un autre côté l’orateur que nous voïons et que nous entendons en même temps, nous remuë bien davantage que celui dont nous entendons la voix, mais dont nous ne voïons pas les gestes. Mais il est rare que le geste naturel signifie quelque chose distinctement quand on le fait sans parler. Cela n’arrive même qu’en deux cas. En premier lieu, cela arrive lorsque le geste naturel signifie une affection, comme un mal de tête ou de l’impatience. Mais le geste naturel ne suffit pas même alors pour donner à connoître les circonstances de cette affection. En second lieu, le geste naturel signifie quelque chose sans le secours de la parole, lorsqu’on reconnoît ce geste pour être la même démonstration qui accompagne ordinairement une certaine phrase. Alors on suppose que celui qui fait ce geste, a aussi l’intention de dire ce qu’on dit ordinairement en faisant cette démonstration. Le geste des peuples qui sont à notre midi étant plus marqué que le nôtre, il est beaucoup plus facile de comprendre son langage quand on le voit sans rien entendre, qu’il ne l’est de concevoir en une pareille circonstance, ce que notre geste signifie. Mais ces gestes naturels n’ont encore qu’une signification toujours imparfaite, et même équivoque le plus souvent.

Ainsi l’homme qui veut exprimer distinctement sans parler, une autre chose qu’une affection, est obligé d’avoir recours à ces démonstrations et à ces gestes artificiels, qui ne tirent pas leur signification de la nature, mais bien de l’institution des hommes. La preuve qu’ils ne sont que des signes artificiels, c’est que comme les mots ils ne sont entendus que dans un certain païs. Les plus simples de ces gestes ne signifient que dans une certaine contrée, et l’on se sert ailleurs de signes differens pour dire la même chose. Par exemple, le geste de la main dont on se sert en France pour appeller quelqu’un, n’est pas le geste dont on se sert en Italie pour le même usage. Le françois fait signe à ceux qu’il veut appeller de s’approcher de lui, en levant la main droite dont les doigts sont tournez en haut, et en la ramenant plusieurs fois vers son corps, au lieu que l’italien, pour faire le même mouvement, baisse la main droite dont les doigts sont tournez vers la terre. En differens païs on saluë differemment. Les démonstrations et les gestes dont se sert un homme qui ne veut pas, ou qui ne peut point parler, ne sont donc pas les mêmes précisément dont on se sert en parlant. Celui qui veut dire par signes et sans proferer aucune parole, mon pere vient de mourir, est obligé de suppléer par des signes étudiez et differens de ceux qu’il emploïeroit en prononçant, aux paroles qu’il ne dit pas.

Ces signes peuvent s’appeller des gestes artificiels, et en suivant l’esprit de la logique, des gestes d’institution. On sçait que la logique divise tous les signes en deux genres, qui sont les signes naturels et les signes d’institution.

La fumée, dit-elle, est le signe naturel du feu, mais la couronne n’est qu’un signe d’institution de la roïauté. Ainsi l’homme qui se bat la poitrine fait un geste naturel qui marque un saisissement.

Celui qui décrit en gesticulant un front ceint du diadême, ne fait qu’un geste d’institution qui signifie une tête couronnée.

Quoiqu’on joignit sur le théatre la parole avec le geste dans les representations ordinaires, l’art du geste étoit néanmoins enseigné dans les écoles comme un art qui montroit à s’exprimer, même sans parler. Ainsi l’on peut croire que les professeurs qui l’enseignoient, suggeroient non-seulement tous les moïens imaginables de se faire entendre à l’aide du geste naturel, mais qu’ils montroient encore comment on pouvoit dire sa pensée en se servant des gestes d’institution pour l’exprimer. L’orateur qui parloit, n’avoit pas besoin d’emploïer ces gestes artificiels pour se faire entendre. D’ailleurs il est comme impossible que plusieurs de ces gestes ne fussent incompatibles avec la décence qu’il devoit garder dans sa déclamation.

Voilà, suivant mon sentiment, la raison pour laquelle Quintilien défend si souvent à son orateur d’imiter la gesticulation des danseurs ou des saltatores.

Ce que dit Quintilien dans un autre endroit semble rendre ma conjecture une chose certaine. Tous les gestes dont je viens de faire mention, c’est Quintilien même qu’on entend, partent naturellement avec la parole. Mais il y a une autre espece de gestes qui ne signifient que parce qu’ils décrivent la chose qu’on veut exprimer par leur moïen.

Tel est le geste représentant l’action d’un médecin qui tâte le poul, et dont on se sert pour signifier un malade.

Rien n’est plus vicieux dans un orateur, ajoute Quintilien, que d’emploïer dans sa déclamation des gestes de cette espece. La déclamation de l’orateur doit être entierement differente de celle du danseur. L’orateur doit assortir son geste avec le sentiment qu’il exprime, et non pas avec la signification particuliere du mot qu’il prononce.

Nous voïons même, continuë notre auteur, que les comédiens qui veulent joüer avec décence s’assujetissent à l’observation de ce précepte, c’est-à-dire, qu’ils n’emploïent pas, ou du moins qu’ils n’emploïent que rarement dans leur déclamation des gestes d’institution.

Ciceron avoit déja dit à peu près la même chose que Quintilien. Ciceron veut bien qu’un homme qui se destine à parler en public tâche d’acquerir la grace et l’air aisé de Roscius, mais il ne veut pas qu’il moule son geste sur le geste qu’on enseignoit aux gens de théatre.

Apparemment que la plûpart des comédiens ne faisoient pas comme ceux que Quintilien appelle, histriones paulo graviores. Plusieurs histrions aimoient mieux se servir des gestes d’institution que de gestes naturels, parce que les gestes d’institution leur paroissoient plus propres à faire rire. Ils pensoient que ces gestes rendissent l’action plus animée.

Cependant les gens de bon goût désapprouvoient cette pratique. Ciceron dit que ce qui leur plaît davantage dans le jeu des comediens, ce sont les gestes simples et naturels. Les comédiens déplaisent, ajoute-t-il, lorsqu’ils font des gestes ineptes, ce qui leur arrive quelquefois.

On trouve une description curieuse de l’art du geste dans une lettre que Cassiodore écrivit à Albinus, pour lui donner la commission de faire décider par le peuple qui de Thodoron ou de Halandius étoit le meilleur acteur. Il étoit question d’avancer le plus habile.

Nos ancêtres, dit Cassiodore, ont appellé musique muette celui des arts musicaux, qui montre à parler sans ouvrir la bouche, à dire tout avec les gestes, et qui enseigne même à faire entendre par certains mouvemens des mains comme par differentes attitudes du corps, ce qu’on auroit bien de la peine à faire comprendre par un discours suivi ou par une page d’écriture.

Je crois cependant que les gestes d’institution ne signifioient pas toujours bien distinctement ce qu’on vouloit leur faire dire, quoiqu’on observât en les instituant une espece d’allusion aux choses qu’ils décrivoient. mimus hallucinatur, dit Apulée. Nous verrons par ce que saint Augustin dit des pantomimes, que le rapport qui étoit entre le geste et la chose signifiée n’étoit pas si bien marqué, qu’on pût toujours le deviner sans interprete, lorsqu’on n’avoit pas appris le langage de la danse antique.

Les orientaux ont encore aujourd’hui plusieurs danses semblables à celles que décrit Cassiodore. Toutes les relations, principalement celles de la Perse, parlent de ces danses. Les états de l’Asie ont toujours été aussi sujets que les états de l’Europe aux revolutions politiques ; mais il semble que les états de l’Asie aïent été moins sujets que les états de l’Europe aux revolutions morales. Dans l’Asie, les coutumes, la maniere de se vêtir, enfin les usages nationnaux, n’ont jamais été aussi sujets au changement qu’ils l’ont été, et qu’ils le sont encore dans les parties occidentales de l’Europe.

Nous voïons que les anciens appelloient indistinctement la même personne, danseur et faiseur de gestes, parce que la saltation étoit le genre, et l’art du geste l’espece. L’orateur Hortensius, le contemporain et le rival de Ciceron, étoit dans ses manieres et dans la façon de se mettre, ce que nous appellons précieux. On disoit de lui qu’après avoir été long-temps un comédien, il étoit devenu une comédienne, une faiseuse de gestes, et on ne l’appelloit plus que Dyonisia. C’étoit le nom d’une célebre danseuse, ajoute Aulugelle, qui fait ce récit.

D’un autre côté l’action du comédien s’appelloit aussi gesticulation, comme on peut le voir dans le récit de l’avanture du poëte Andronicus. Ainsi non-seulement on disoit danser pour dire faire des gestes, mais on disoit aussi danser pour dire joüer la comédie. saltare et gestum agere, s’emploïent si bien indistinctement, qu’on disoit danser une piece dramatique pour dire la réciter sur le théatre, et cela, non-seulement en parlant des représentations des pantomimes, qui joüoient sans ouvrir la bouche, comme nous le dirons tantôt, mais même en parlant des représentations des tragédies ou des comédies ordinaires dans laquelle la récitation des vers faisoit une partie de l’execution de la piece. quand vous m’écrivez, dit Ovide à un ami qui lui mandoit que Médée ou quelque autre piece de la composition de ce poëte étoit fort suivie, que le théatre est plein lorsqu’on y danse notre piece, et qu’on y applaudit à mes vers.

Aulugelle pour dire que dans les temps anterieurs à ceux dont il parle, l’acteur qui prononçoit faisoit aussi les gestes, dit que ceux qui chantoient de son tems sans se remuer dansoient autrefois en chantant.

Juvenal nous apprend que l’écuïer tranchant qui coupoit la viande sur les bonnes tables les coupoit en dansant.

On peut bien couper la viande en gesticulant, mais non pas en dansant à notre maniere. D’ailleurs ce poëte ajoute en plaisantant, qu’il y a du mérite à couper la poularde et le liévre avec un geste varié et propre à chaque operation. Il y avoit à Rome des écoles particulieres pour cette espece de saltation.

Enfin Aristides Quintilianus après avoir parlé de l’amitié de Ciceron pour Roscius, qui charmoit Ciceron par son exactitude à suivre la mesure et par l’élegance de son geste, appelle ce comédien célebre un danseur. Il le nomme orchestam en grec, c’est-à-dire, saltatorem en latin. Nous verrons même par un passage de Cassiodore, que le mot grec avoit été latinisé. En effet quoique Roscius parlât souvent sur la scéne, c’est néanmoins par le geste que Ciceron le louë presque toujours. Lorsqu’il le louë dans son oraison pour Archias, c’est par le geste qu’il le vante.

Ciceron disputoit même quelquefois avec Roscius à qui exprimeroit mieux la même pensée en plusieurs manieres differentes, chacun des contendans se servant des talens dans lesquels il excelloit particulierement. Roscius rendoit donc par un jeu muet le sens de la phrase que Ciceron venoit de composer et de reciter. On jugeoit ensuite lequel des deux avoit réüssi le mieux dans sa tâche. Ciceron changeoit ensuite les mots ou le tour de la phrase, sans que le sens du discours en fut énervé, et il falloit que Roscius à son tour rendit le sens par d’autres gestes, sans que ce changement affoiblît l’expression de son jeu muet. et certe satis constat… etc. dit Macrobe en parlant de Ciceron et de Roscius.

En voilà suffisamment sur l’art de la saltation consideré dans toute son étenduë.

On voit bien par ce que nous en avons dit, que les anciens mettoient en pratique ses leçons dans les céremonies religieuses, à table et en d’autres occasions.

Mais notre sujet ne demande pas que nous suivions la saltation dans tous les usages qu’ils en faisoient. Parlons encore de la saltation théatrale en particulier.

Section 14, de la danse ou de la saltation théatrale. Comment l’acteur qui faisoit les gestes pouvoit s’accorder avec l’acteur qui récitoit, de la danse des choeurs §

L’art du geste convenable à la déclamation théatrale étoit partagé en trois méthodes. Il étoit subdivisé en trois arts differens. La premiere méthode enseignoit l’ emelie ou le geste propre à la déclamation tragique.

On appelloit cordax le recueil des gestes propres à la déclamation des comedies, et sicinis celui qui étoit à la propre récitation des pieces dramatiques que les anciens appelloient des satyres. Les personnages qui récitoient dans ces trois genres de poësies, faisoient plusieurs gestes qui étoient propres spécialement à chaque genre.

Lucien dit néanmoins dans son traité de la danse, qu’en executant les pieces comiques, on mêloit souvent les gestes propres à la satyre, avec les gestes propres à la comédie, le sicinis avec le cordax.

Comment, dira-t-on, les anciens avoient-ils pû venir à bout de rediger ces méthodes par écrit, et de trouver des notes et des caracteres qui exprimassent toutes les attitudes et tous les mouvemens du corps. Je n’en sçais rien, mais la chorégraphie de Feuillée dont j’ai déja parlé, montre suffisamment que la chose étoit possible. Il n’est pas plus difficile d’apprendre par des notes quels gestes il faut faire, que d’apprendre par des notes quels pas il faut former. C’est ce qu’enseigne très-bien le livre de Feuillée.

Quoique le geste ne soit pas réduit en art parmi nous, quoique nous n’aïons pas approfondi cette matiere, et par consequent divisé les objets autant que les anciens l’avoient fait, nous ne laissons pas de sentir que la tragédie et la comédie ont des gestes qui leur sont propres spécialement. Les gestes, les attitudes, le maintien et la contenance de nos acteurs qui récitent une tragédie, ne sont pas les mêmes que ceux des acteurs qui joüent une comésie.

Nos acteurs guidez par l’instinct, nous font sentir les principes sur lesquels les anciens avoient fondé la division de l’art du geste théatral, et l’avoient partagé en trois méthodes. Comme le dit Ciceron, la nature a marqué à chaque passion, à chaque sentiment son expression sur le visage, son ton et son geste particulier et propre.

Les passions que la tragedie traite le plus ordinairement, ne sont point celles que la comédie traite le plus communément.

Dans le chapitre où Quintilien parle avec plus d’étenduë qu’ailleurs, du geste convenable à l’orateur, on trouve bien des choses qui font voir que de son temps les comédiens avoient des écoles particulieres où l’on enseignoit l’art du geste propre au théatre.

Quintilien y détourne quelquefois son disciple de suivre ce que les comédiens enseignoient sur certains détails.

Quelquefois il les cite comme de bons maîtres.

Ceux qui enseignent l’art de la scéne, dit-il, dans un autre endroit du même chapitre, trouvent que le geste qu’on fait de la tête seule est un mauvais geste. On voit même que ces professeurs avoient ce qu’on appelle les termes de l’art. Quintilien en parlant de la contenance qu’un orateur sur qui tous les yeux des auditeurs sont déja tournez, quoiqu’il n’ait pas encore commencé à parler, doit tenir durant un temps avant que d’ouvrir la bouche, dit que les comédiens appellent en leur stile ce silence étudié, des retardemens.

Comme les gens de théatre ne devoient gueres se servir des gestes d’institution, en un mot, comme leur saltation étoit d’une espece particuliere, il étoit naturel qu’ils eussent des écoles et des professeurs à part. D’ailleurs il falloit qu’ils sçussent un art qui leur étoit particulier, je veux dire celui de faire tomber leur geste en cadence avec la récitation du chantre, qui parloit quelquefois pour eux. Je vais tâcher d’expliquer encore plus intelligiblement que je ne l’ai fait jusques ici, comment ils en venoient à bout et comment l’action de celui qui gesticuloit pouvoit s’unir avec la prononciation de celui qui parloit. J’ai dû attendre que mon lecteur se fut mis peu à peu au fait pour lui faire lire cette derniere explication, au hazard de tomber dans quelques redites.

Le lecteur se souviendra de ce que nous avons déja dit, que la musique hypocritique présidoit à la saltation. Or la musique, dit Quintilien, regle les mouvemens du corps comme elle regle la progression de la voix.

Ainsi la musique hypocritique enseignoit à suivre la mesure en faisant les gestes, comme la musique metrique enseignoit à la suivre en recitant. La musique hypocritique s’aidoit de la musique rithmique, car les arts musicaux ne pouvoient point avoir chacun son district si bien séparé, qu’ils ne se retrouvassent quelquefois dans la même leçon. Il falloit souvent qu’un art musical empruntât le secours d’un autre. Voilà déja quelque chose.

L’acteur qui récitoit et l’acteur qui faisoit les gestes, étoient donc obligez de suivre une même mesure dont l’un et l’autre devoient également observer les tems. Nous avons vû dans Quintilien qu’on tâchoit d’établir une proportion entre les gestes et les mots que disoit l’orateur, de maniere que son action ne fut ni trop fréquente ni trop interrompuë. On peut croire que cette idée venoit de ce que l’acteur qui récitoit sur le théatre, ne devoit dire qu’un certain nombre de mots, tandis que l’autre acteur chargé de la gesticulation faisoit un certain geste. Le premier devoit dire apparemment un plus grand nombre de mots lorsque le second faisoit un autre geste. Quoi qu’il en soit, il est toujours constant que l’un et l’autre suivoient les temps d’une même mesure batuë par le même homme, qui avoit sous les yeux les vers qui se récitoient, et dont les syllabes marquoient les temps, comme on l’a vû. Au-dessus de ces vers on avoit écrit en notes les gestes que devoient faire les histrions mesure par mesure. Le rithme musical, dit Aristide Quintilianus, regle aussi-bien le geste que la récitation des vers.

Quoi qu’il en ait été, nous sçavons que les acteurs dont il est question s’accordoient bien. Seneque dit qu’on voit avec étonnement sur la scéne que le geste des comédiens habiles atteint la parole, et qu’il la joint, pour ainsi dire, malgré la vitesse de la langue.

Certainement Seneque n’entend point parler ici d’un homme qui parle et qui fait les gestes en même-temps. Il n’y a rien de moins admirable que de voir son geste aller aussi vîte que sa prononciation. La chose arrive naturellement. Elle ne peut être admirable que lorsque c’est un acteur qui parle, et un autre acteur qui fait les gestes.

Nous voïons encore qu’un comédien qui faisoit un geste hors de mesure, n’étoit pas moins sifflé que celui qui manquoit dans la prononciation d’un vers. Lucien dit de même, qu’un geste hors de mesure passoit pour une faute capitale dans un acteur. C’est ce qui avoit donné lieu au proverbe grec, faire un solecisme avec la main. comme l’art de la saltation est perdu, il seroit témeraire d’entreprendre de deviner tous les détails d’une pratique perfectionnée par l’expérience et par les refléxions de vingt mille personnes.

Ce qui est de certain, c’est que le peuple voïoit bien quand on y manquoit.

Il est vrai que l’habitude d’assister aux spectacles l’avoit rendu si délicat qu’il trouvoit à redire même aux infléxions et aux accords faux lorsqu’on les repetoit trop souvent, quoique ces accords produisent un bon effet lorsqu’ils sont menagez avec art.

Pour en revenir à l’art du geste, on ne sçauroit gueres douter que les comediens des anciens n’excellassent dans cette partie de la déclamation. Ils avoient de grandes dispositions naturelles pour y réussir, à en juger par leurs compatriotes, qui sont nos contemporains.

Ces acteurs s’appliquoient beaucoup à leur profession, comme nous le dirons tantôt, et s’ils manquoient ou s’ils se négligeoient, les spectateurs qui étoient capables d’en juger avoient le soin de les redresser. Aussi Tertullien dit-il, que ce geste étoit aussi séduisant que le discours du serpent qui tenta la premiere femme.

Si les critiques qui ont voulu censurer ou éclaircir la poëtique d’Aristote eussent fait attention à la signification de saltatio, ils n’auroient pas trouvé si bizarre que les choeurs des anciens dansassent, même dans les endroits les plus tristes des tragédies. Il est facile de concevoir que ces danses n’étoient autre chose que les gestes et les démonstrations que les personnages des choeurs faisoient pour exprimer leurs sentimens, soit qu’ils parlassent, soit qu’ils témoignassent par un jeu muet combien ils étoient touchez de l’évenement auquel ils devoient s’intéresser. Cette déclamation obligeoit souvent les choeurs à marcher sur la scéne, et comme les évolutions que plusieurs personnes font en même-temps, ne se peuvent faire sans avoir été concertées auparavant, quand on ne veut pas qu’elles dégenerent en une foule, les anciens avoient prescrit certaines regles aux démarches des choeurs. Ce sont ces évolutions reglées, pour ainsi dire, lesquelles ont beaucoup aidé à faire prendre aux critiques la saltation des choeurs, pour des ballets à notre mode.

Les choeurs avoient d’abord des maîtres particuliers qui leur enseignoient leurs rolles, mais le poëte Eschile qui avoit beaucoup étudié l’art des représentations théatrales, entreprit de les instruire lui-même, et il semble que son exemple ait été suivi par les autres poëtes de la Grece.

On ne doit pas donc se faire l’idée du spectacle que ces choeurs donnoient sur le théatre d’Athénes et sur celui de Rome, par le spectacle que nous imaginons que nous verrions sur nos théatres si l’on y faisoit déclamer des choeurs. Nous nous figurons d’abord les choeurs immobiles de l’opera, composez de sujets dont la plûpart ne sçavent point même marcher, rendre ridicules par une action gauche les scénes les plus touchantes. Nous nous représentons les choeurs de la comédie composez des gagistes et des plus mauvais acteurs, qui joüent très-mal un rolle auquel ils ne sont point accoutumez.

Mais les choeurs des tragédies anciennes étoient executez par de bons acteurs bien exercez, et la dépense qui se faisoit pour les représenter étoit même si grande, que les athéniens avoient ordonné par un reglement particulier que les magistrats en feroient les frais.

Qu’on se représente donc pour se faire une juste idée de ces choeurs un grand nombre d’acteurs excellens répondans au personnage qui leur adresse la parole. Qu’on se représente chacun des acteurs du choeur, faisant les gestes et prenant les attitudes convenables à ce qu’il vouloit exprimer actuellement, et propres encore au caractere particulier qu’on lui avoit donné. Qu’on se figure le vieillard, l’enfant, la femme, et le jeune homme des choeurs témoignans, ou leur joïe ou leur affliction ou leurs autres passions, par des démonstrations propres et particulieres à leur âge comme à leur sexe. Il me semble qu’un pareil spectacle n’étoit pas la scéne la moins touchante d’une tragédie. Aussi voïons nous qu’un des choeurs d’Eschile fit accoucher plusieurs femmes grosses dans le théatre d’Athénes. Cet évenement fut même cause que les athéniens réduisirent à quinze ou vingt personnes le nombre des acteurs de ces choeurs terribles qui avoient été composez quelquefois de cinquante personnages.

Quelques endroits des opera nouveaux où le poëte fait adresser la parole au choeur par un principal personnage à qui le choeur répond quelques mots, ont plû beaucoup, quoique les acteurs du choeur ne déclamassent point. Je m’étonne que cette imitation des anciens, qu’on me permette un jeu de mots, n’ait point eu d’imitateurs.

Enfin nous avons vû des choeurs qui ne parloient pas, et qui ne faisoient qu’imiter le jeu muet des choeurs de la tragédie antique réussir sur le théatre de l’opera, et même y plaire beaucoup, tant qu’ils y ont été executez avec quelque attention. J’entends parler de ces ballets presque sans pas de danse, mais composez de gestes, de démonstrations, en un mot d’un jeu muet, et que Lulli avoit placez dans la pompe funébre de Psyché, dans celle d’Alceste, dans le second acte de Thesée où le poëte introduit des vieillards qui dansent, dans le ballet du quatriéme acte d’Atis et dans la premiere scéne du quatriéme acte d’Isis, où Quinault fait venir sur le théatre les habitans des regions hyperborées.

Les demi-choeurs dont je parle, qu’on excuse mon expression, donnoient un spectacle interessant lorsque Lulli les faisoit executer par des danseurs qui lui obéissoient et qui osoient aussi peu faire un pas de danse lorsqu’il le leur avoit défendu, que manquer à faire le geste qu’ils devoient faire, et à le faire encore dans le temps prescrit. Il étoit facile en voïant executer ces danses de comprendre comment la mesure pouvoit regler le geste sur les théatres des anciens. L’homme de génie dont je viens de parler avoit conçû par la seule force de son imagination que le spectacle pouvoit tirer du pathetique, même de l’action muette des choeurs, car je ne pense pas que cette idée lui fut venuë par le moïen des écrits des anciens, dont les passages qui regardent la danse des choeurs n’avoient pas encore été entendus, comme nous venons de les expliquer.

Lulli faisoit une si grande attention sur les ballets dont il s’agit ici, qu’il se servoit pour les composer d’un maître de danse particulier nommé D’Olivet.

Ce fut lui et non pas des Brosses ou Beauchamps, dont Lulli se servoit pour les ballets ordinaires, qui composa les ballets de la pompe funébre de Psyché et de celle d’Alceste. Ce fut encore D’Olivet qui fit le ballet des vieillards de Thesée, des songes funestes d’Atys et des trembleurs d’Isis. Ce dernier étoit composé uniquement des gestes et des démonstrations de gens que le froid saisit.

Il n’y entroit point un seul pas de notre danse ordinaire. On remarquera encore que ces ballets qui plûrent dans le temps, étoient executez par des danseurs très-novices dans le métier que Lulli leur faisoit faire. Je reviens à mon sujet.

Section 15, observations concernant la maniere dont les pieces dramatiques étoient représentées sur le théatre des anciens. De la passion que les grecs et les romains avoient pour le théatre, et de l’étude que les acteurs faisoient de leur art et des récompenses qui leur étoient données §

L’imagination ne supplée pas au sentiment. Ainsi comme nous n’avons pas vû représenter des pieces de théatre, dans lesquelles un acteur récitât tandis qu’un autre faisoit les gestes, je crois que nous aurions tort de loüer, et encore plus de tort de blâmer décisivement le partage de la déclamation que faisoient les anciens.

J’ai déja dit pourquoi l’on n’y sentoit pas le ridicule que nous y concevons d’abord. Nous ignorons encore quels agrémens les circonstances et l’habileté des acteurs pouvoient prêter à ce spectacle.

Plusieurs sçavans du nord, qui sur la foi d’une exposition avoient décidé que nos opera ne pouvoient être qu’un spectacle ridicule et propre seulement pour amuser des enfans, ont changé d’avis après en avoir vû quelques représentations. L’expérience les avoit convaincus de ce qu’elle seule peut persuader, c’est qu’une mere qui pleure en musique la perte de ses enfans, ne laisse point d’être un personnage capable d’attendrir et de toucher sérieusement.

Les marionnettes où la déclamation est partagée nous amusent, quoique l’action n’y soit executée que par une espece d’automate. Il ne faut pas dire que ce spectacle puérile nous divertit, parce que le ridicule de l’execution s’y trouve parfaitement bien assorti avec le ridicule du sujet. L’opera des bamboches, de l’invention de la grille, et qui fut établi à Paris vers l’année mil six cens soixante et quatorze, attira tout le monde durant deux hyvers, et ce spectacle étoit un opera ordinaire, avec la difference, que la partie de l’action s’executoit par une grande marionnette, qui faisoit sur le théatre les gestes convenables aux récits que chantoit un musicien, dont la voix sortoit par une ouverture ménagée dans le plancher de la scéne. J’ai vû en Italie des opera représentez de cette maniere, et personne ne les trouvoit un spectacle ridicule. Les opera qu’un cardinal illustre se plaisoit à faire executer de cette maniere-là, quand il étoit encore jeune, plaisoient même beaucoup, parce que les marionnettes qui avoient près de quatre pieds de hauteur approchoient du naturel.

Qui nous peut déterminer à croire que ces mêmes spectacles auroient deplû, si des acteurs excellens, et que nous eussions été déja dans l’habitude de voir joüer avec un masque, avoient bien executé la partie de la gesticulation qu’une marionnette ne pouvoit qu’executer mal ?

La conduite et les écrits des romains sont un assez bon témoignage qu’ils n’étoient pas un peuple d’insensez.

Lorsque les romains se déterminerent pour le genre de la déclamation, où le geste et la prononciation s’executoient souvent par des acteurs differens, ils connoissoient depuis plus de six vingt ans la maniere de réciter naturelle, qui est la nôtre. Ils la quitterent cependant pour l’autre bien plus composée.

D’ailleurs, la dépense immense que les grecs et les romains faisoient pour la représentation des pieces dramatiques, nous est un bon garent de l’attention qu’ils y donnoient. Or cette attention continuée durant huit cens ans (les théatres furent encore ouverts à Rome durant huit siecles après l’avanture de Livius Andronicus,) n’auroit-elle pas été suffisante pour désabuser les romains de l’usage de partager la déclamation entre deux acteurs, si cet usage eut été aussi mauvais qu’on est porté à le croire par un premier mouvement.

Il faut donc se défier de ce premier mouvement autant que les personnes sages se défient de celui qui porte à désapprouver d’abord les modes et les coutumes des païs étrangers.

La représentation de trois tragédies de Sophocle coûta plus aux athéniens que la guerre du Peloponese. On sçait les dépenses immenses des romains pour élever des théatres, des amphithéatres et des cirques, même dans les villes des provinces. Quelqu’uns de ces bâtimens qui subsistent encore dans leur entier, sont les monumens les plus précieux de l’architecture antique. On admire même les ruines de ceux qui sont tombez. L’histoire romaine est encore remplie de faits qui prouvent la passion démesurée du peuple pour les spectacles, et que les princes et les particuliers faisoient des frais immenses pour la contenter. Je ne parlerai donc ici que du païement des acteurs. Macrobe dit qu’Aesopus, un célebre comédien tragique dont nous avons déja parlé, et le contemporain de Ciceron, laissa en mourant à ce fils, dont Horace et Pline font mention comme d’un fameux dissipateur, une succession de cinq millions qu’il avoit amassez à jouer la comédie. On lit dans l’histoire de Pline, que le comédien Roscius, l’ami de Ciceron, avoit par an plus de cens mille francs de gages.

Il faut même qu’on eut augmenté les appointemens de Roscius depuis le temps où l’état que Pline avoit vû fut dressé, puisque Macrobe dit que notre comédien touchoit des deniers publics près de neuf cent francs par jour et que cette somme étoit pour lui seul.

Il n’en partageoit rien avec sa troupe.

L’oraison que Ciceron prononça pour ce même Roscius justifie bien le rapport de Pline et celui de Macrobe.

Le principal incident du procès qu’avoit Roscius, rouloit sur un esclave qu’on prétendoit que Fannius avoit remis à Roscius, afin qu’il lui enseignât à joüer la comédie, après quoi Roscius et Fannius devoient vendre cet esclave pour en partager le prix. Ciceron ne tombe pas d’accord de cette societé, et il prétend que Panurgus, c’est le nom de l’esclave, devoit être censé appartenir en entier à Roscius qui l’avoit instruit, parce que la valeur du comédien excedoit de bien loin la valeur de la personne de l’esclave. La personne de Panurgus, ajoute Ciceron, ne vaut pas trente pistolles, mais l’éleve de Roscius vaut vingt mille écus.

Quand l’esclave de Fannius n’auroit pas pû gagner dix-huit sols par jour, le comédien instruit par Roscius pouvoit gagner dix-huit pistolles. Croirez-vous, dit Ciceron dans un autre endroit, qu’un homme aussi désinteressé que Roscius, veuille s’approprier aux dépens de son honneur un esclave de trente pistolles, lui qui depuis douze ans nous joue la comédie pour rien, et qui par cette generosité a manqué de gagner deux millions. Je n’apprétie pas trop haut, ajoute Ciceron, le salaire que Roscius auroit reçu. Du moins lui auroit-on donné ce qu’on donne à Dyonisia. Nous avons déja parlé de cette actrice. Voilà comment la république romaine païoit les gens de théatre. Macrobe dit que Jules Cesar donna vingt mille écus à Laberius pour engager ce poëte à joüer lui-même dans une piece qu’il avoit composée.

Nous trouverions bien d’autres profusions sous les autres empereurs.

Tite-Live finit sa dissertation sur l’origine et le progrès des représentations théatrales à Rome, par dire qu’un divertissement dont les commencemens avoient été peu de chose, étoit dégeneré en des spectacles si magnifiques et si somptueux, que les roïaumes les plus riches auroient eu peine à en soutenir la dépense.

Comme les romains étoient la plûpart devenus eux-mêmes des déclamateurs et des faiseurs de gestes, on ne doit pas être étonné qu’ils fissent un si grand cas des gens de théatre.

Seneque le pere dit dans l’avant-propos du premier livre de ses controverses : que les jeunes gens de son temps faisoient leur plus sérieuse occupation de ces deux arts.

Le mal ne fit qu’aller en augmentant.

Ammien Marcellin qui vivoit sous le regne de Constantin Le Grand, écrit :

" dans combien peu de nos maisons cultive-t-on encore les arts liberaux ?

On n’y entend plus que chanter et jouer des instrumens. On y fait venir, au lieu d’un philosophe, un chantre, et au lieu d’un orateur, un professeur dans les arts qui servent au théatre. On ferme les bibliotheques comme on ferme les tombeaux pour toujours, et l’on ne songe qu’à faire faire des hidrauliques, des lyres énormes, des flutes de toute espece et tous les instrumens qui servent à regler les gestes des acteurs. " je dois avertir le lecteur qu’en évaluant la monnoïe romaine par notre monnoïe de compte, je n’ai pas suivi le calcul de Budé, quoique ce calcul fut juste lorsque ce sçavant homme le fit. Mais le même marc d’argent qui ne valoit pas douze francs monnoïe de compte quand Budé écrivoit, vaut soixante francs marqué au coin qui avoit cours. C’est à quoi ceux qui traduisent ou qui commentent les auteurs anciens doivent avoir égard, aussi-bien qu’à évaluer la somme dont parle leur auteur, métail par métail, parce que la proportion entre l’or et l’argent n’est plus la même à beaucoup près qu’elle l’étoit du temps de la république romaine.

Dix onces d’argent fin païoient alors un once d’or fin, et pour païer aujourd’hui en France un once d’or fin, il faut donner près de quinze onces d’argent fin. Il y a même plusieurs états en Europe où l’or est encore plus cher.

Enfin il me paroît raisonnable de juger du progrès qu’une certaine nation pouvoit avoir fait dans les arts qui ne laissent point de monument durable sur lequel on puisse asseoir une décision solide, par le progrès que cette même nation avoit fait dans ces arts qui laissent de tels monumens. Or les monumens de la poësie, de l’art oratoire, de la peinture, de la sculpture et de l’architecture des anciens qui nous sont demeurez, font connoître que les anciens étoient très-habiles dans tous ces arts, et qu’ils les avoient portez à une grande perfection. Puisqu’il nous en faut tenir au préjugé sur leur habileté dans l’art des représentations théatrales, ce préjugé ne doit-il point être qu’ils y réussissoient, et que nous donnerions à ces représentations si nous les voïions, les mêmes loüanges que nous donnons à leurs bâtimens, à leurs statuës et à leurs écrits.

Ne pouvons-nous pas même tirer de l’excellence des poëmes des anciens un préjugé sur le mérite de leurs acteurs ?

Ne sçavons-nous pas encore par les conjectures les plus certaines, que ces acteurs devoient être excellens. La plûpart étoient nez dans la condition d’esclave, et soumis par consequent dès l’enfance à faire un apprentissage aussi long et aussi rigoureux que leurs patrons le jugeoient à propos. Ils étoient encore assurez de devenir un jour libres, opulens et considerez s’ils se rendoient habiles. En Gréce les comédiens illustres étoient reputez des personnages, et l’on y a vû même des ambassadeurs et des ministres d’état tirez de cette profession.

Quoique les loix romaines eussent exclu la plûpart des gens de théatre de l’état de citoïen, on avoit néanmoins à Rome beaucoup de consideration pour eux, et nous en citerons tantôt de bonnes preuves. Ils y faisoient impunément les importans, du moins autant que les eunuques qui chantent aujourd’hui en Italie.

Nous sçavons par des faits que l’apprentissage des gens de théatre, qu’on choisissoit apparemment avec de la disposition à réussir, étoit un apprentissage très-long. Suivant le récit de Ciceron, ceux qui joüoient des tragédies s’exerçoient des années entieres avant que de monter sur le théatre. Ils faisoient même une partie de leur apprentissage en déclamant assis, afin qu’ils trouvassent ensuite plus de facilité à déclamer sur le théatre où ils parloient debout. Quand on est accoutumé une fois à faire une chose plus difficile que les fonctions ordinaires de son emploi, on en remplit mieux et de meilleure grace ces fonctions. Or la poitrine se trouve plus à son aise dans un homme qui est debout que dans un homme assis.

Voilà pourquoi l’on exerçoit alors les gladiateurs avec des armes plus pesantes que les armes avec lesquelles ils devoient combattre.

Il faut que les travaux ausquels on nous assujettit pour nous faire faire un apprentissage, soient plus difficiles que le travail dont on veut nous rendre capables. (…), dit Seneque le pere.

Les grands acteurs n’auroient pas voulu prononcer un mot le matin avant que d’avoir, pour s’exprimer ainsi, developé méthodiquement leur voix en la faisant sortir peu à peu, et en lui donnant l’effort comme par dégrez, afin de ne pas offenser ses organes en les déploïant précipitamment et avec violence.

Ils observoient même de se tenir couchez durant cet exercice. Après avoir joüé ils s’asseoïent, et dans cette posture ils replioient, pour ainsi dire, les organes de leur voix en respirant sur le ton le plus haut où ils fussent montez en déclamant, et en respirant ensuite successivement sur tous les autres tons, jusqu’à ce qu’ils fussent enfin parvenus au ton le plus bas où ils fussent descendus. Quelque avantage que l’éloquence procurât à Rome, quelque lustre qu’une belle voix donne à l’éloquence, Ciceron ne veut pas qu’un orateur se rende l’esclave de sa voix, ainsi que le faisoient ces comédiens, me autore nemo… etc. il paroît néanmoins que peu de temps après la mort de Ciceron lequel Seneque le pere avoit pû voir, à ce qu’il dit lui-même, les orateurs romains mettoient en usage pour conserver leur voix les pratiques les plus superstitieuses des acteurs.

Seneque écrit donc comme une chose rare, en parlant de Porcius Latro, un orateur son compatriote, son ami et son camarade d’étude : que ce Porcius qui avoit été élevé en Espagne, et qui étoit accoutumé à la vie sobre et laborieuse qu’on menoit encore dans les provinces, ne faisoit aucun remede pour conserver sa voix, qu’il n’observoit pas la pratique de la déploïer méthodiquement depuis le ton le plus haut jusques au plus bas et de la replier de même.

Aristote avoit dit la même chose que Ciceron sur les soins que les acteurs, et ceux qui chantoient dans les choeurs apportoient pour conserver leur voix. Apulée nous apprend encore que les acteurs de tragédie déclamoient tous les jours quelque chose, afin que leurs organes ne s’enroüillassent pas, pour ainsi dire.

Les écrits des anciens sont remplis de faits qui prouvent que leur attention sur tout ce qui pouvoit servir à fortifier ou bien à embellir la voix alloit jusqu’à la superstition. On peut voir dans le troisiéme chapitre de l’onziéme livre de Quintilien, que par rapport à tout genre d’éloquence, les anciens avoient fait de profondes refléxions sur la nature de la voix humaine, et sur toutes les pratiques propres à la fortifier en l’exerçant. L’art d’enseigner à fortifier et à menager sa voix, devint même une profession particuliere. Pline indique dans differens endroits de son histoire une vingtaine de plantes, de spécifiques, ou de receptes propres à fortifier la voix. Ce soin faisoit une partie des occupations serieuses de toutes les personnes qui parloient ou qui récitoient en public. Je ne citerai ici que Neron, cet homme de théatre à qui les dieux trouverent bon de donner le monde à gouverner. Pline rapporte que ce prince fut l’auteur d’une nouvelle méthode pour se fortifier la voix. Elle consistoit à déclamer de toute sa force en portant une lame de plomb sur la poitrine.

Suetone ajoute même quelques particularitez assez curieuses, au récit de Pline. Après avoir parlé du régime dont on usoit et des remedes dont on se servoit pour avoir la voix plus belle, il raconte que Neron après qu’il fut de retour de son voïage de Gréce, avoit tant d’attention à sa voix, qu’il faisoit beaucoup de remedes afin de la conserver, et que pour l’épargner il ne voulut plus, lorsqu’il faisoit une revûë des troupes, appeller, suivant l’usage des romains, chaque soldat par son nom. Il les faisoit appeller par ce domestique que les romains tenoient auprès de leurs personnes pour parler pour eux dans les occasions où il falloit parler haut afin de se faire entendre.

De tout temps un peu de vision fut l’appanage des gens de théatre. Mais les visions mêmes de Neron et de ses pareils, montrent en quelle consideration tous les arts où la beauté de la voix est d’un grand avantage, se trouvoient dans ces temps-là.

Section 16, des pantomimes ou des acteurs qui joüoient sans parler §

Les anciens non contens d’avoir réduit la musique hypocritique ou l’art du geste en méthode, l’avoient tellement perfectionné, qu’il se trouva des comédiens qui oserent entreprendre de joüer toutes sortes de pieces de théatre sans ouvrir la bouche. Ce furent les pantomimes qui exprimoient tout ce qu’ils vouloient dire avec les gestes qu’enseignoit l’art de la saltation.

Est-ce une raison pour Venus de s’appaiser, dit Arnobe dans son ouvrage contre les superstitions des païens, qu’un pantomime ait représenté Adonis en se servant des gestes qu’enseigne l’art de la danse ?

C’étoit sans parler que les pantomimes se faisoient entendre communement.

Les histrions nous exposent, ils nous font entendre une fable ordinairement sans parler.

En effet, il semble en lisant Lucien, qu’on chantât quelquefois le sujet que le pantomime executoit, mais il est aussi constant par plusieurs passages que je citerai plus bas, que le pantomime représentoit souvent sans que personne chantât ni prononçât les vers des scénes qu’il déclamoit dans son jeu muet.

Le nom de pantomime, qui signifie imitateur de tout, étoit donné à cette espece de comédiens, apparemment parce qu’ils imitoient et parce qu’ils expliquoient toutes sortes de sujets avec leur geste. Nous allons voir que non-seulement le pantomime représentoit quelquefois un personnage comme le faisoient les autres comédiens, mais qu’il peignoit quelquefois, qu’il décrivoit avec son geste l’action de plusieurs personnages.

Par exemple, si quelquefois on partageoit entre deux pantomimes la scéne de Mercure et de Sosie dans la comédie d’Amphitrion, si quelquefois un acteur y joüoit le rolle de Sosie, et un autre acteur le rolle de Mercure, quelquefois aussi le même acteur joüoit les deux rolles en faisant alternativement le personnage de Mercure et le personnage de Sosie.

Nous avons dit ci dessus que l’art du geste étoit composé de gestes naturels et de gestes d’institution. On peut bien croire que les pantomimes se servoient des uns et des autres, et qu’ils n’avoient pas encore trop de moïens pour se faire entendre. Aussi, comme le dit saint Augustin, tous les mouvemens d’un pantomime signifioient quelque chose. Tous ses gestes étoient des phrases, pour ainsi dire, mais seulement pour ceux qui en avoient la clef.

Comme les pantomimes emploïoient plusieurs gestes d’institution dont la signification étoit arbitraire, il falloit du moins être habitué à les entendre pour ne rien perdre de tout ce qu’ils vouloient dire. En effet, saint Augustin nous apprend dans le même livre qui vient d’être cité, que lorsque les pantomimes eurent commencé à joüer sur le théatre de Carthage, il fallut durant long-temps que le crieur public instruisit le peuple à haute voix du sujet qu’ils alloient représenter avec leur jeu muet.

Même encore aujourd’hui, ajoute ce pere, il y a des vieillards qui se souviennent, à ce qu’ils m’ont dit, d’avoir vû pratiquer cet usage. D’ailleurs, nous voïons que ceux qui ne sont pas initiez aux mysteres de ce spectacle, n’entendent gueres ce que les pantomimes veulent dire, à moins que celui auprès de qui ils sont placez ne le leur explique.

Mais l’usage apprenoit à entendre le langage muet des pantomimes à ceux qui ne l’avoient pas étudié par méthode, à peu près comme il apprend la signification de tous les mots d’une langue étrangere, dont on sçait déja plusieurs termes, quand on vit au milieu d’un peuple qui parle cette langue. Le mot qu’on sçait fait deviner le mot qu’on ne sçait pas, et celui-là fait à son tour deviner un autre mot. Quand on avoit une fois l’intelligence de ce langage, les gestes qu’on connoissoit faisoient deviner les nouveaux gestes que les pantomimes inventoient, suivant les apparences, de temps en temps, et ces gestes servoient dans la suite pour en deviner encore de plus nouveaux.

Le poëme de Sidonius Apollinaris, qui a pour titre, Narbonne, et qui est adressé à Consentius citoïen de cette ville-là, fait foi que plusieurs pantomimes joüoient leurs pieces sans prononcer un seul mot. " Sidonius y dit à son ami : lorsqu’après avoir terminé vos affaires vous alliez vous délasser au théatre, tous les comédiens trembloient devant vous. Il sembloit qu’ils dussent joüer devant Apollon et les neuf muses. Vous étiez d’abord au fait de ce que Caramalus et Phabaton représentoient sans prononcer une parole, en se faisant entendre par un geste parlant, pour ainsi dire, et en s’exprimant tantôt d’un signe de tête, tantôt de la main, et tantôt par un autre mouvement du corps. Vous sçaviez d’abord si c’étoit Jason, Thyeste ou quelque autre personnage qu’ils vouloient representer. " ce Caramalus et ce Phabaton étoient, comme nous l’apprend le pere Sirmond dans ses notes sur Sidonius, deux pantomimes illustres, et dont il est fait mention dans les lettres d’Aristenete et dans Leontius le scolastique. Le commentateur de Sidonius rapporte même à ce sujet l’épigramme ancienne qu’on va lire, et dont on ne connoît point l’auteur… etc.

Tous les membres du corps d’un pantomime sont autant de langues, à l’aide desquelles il parle sans ouvrir la bouche.

On conçoit bien comment les pantomimes pouvoient venir à bout de décrire intelligiblement une action, et de donner à entendre par le geste les mots pris dans le sens propre, comme le ciel, la terre, un homme, etc. Aussi-bien que les verbes qui marquoient des actions ou des affections. Mais, dira-t-on, comment pouvoient-ils donner à entendre les mots pris dans le sens figuré, qui sont si fréquens dans le stile poëtique. Je répondrai en premier lieu, que le sens de la phrase donnoit quelquefois l’intelligence de ces mots pris au sens figuré.

En second lieu, Macrobe nous donne l’idée de la maniere dont les pantomimes s’y prenoient lorsqu’ils avoient quelqu’un de ces mots à exprimer. Il raconte qu’Hilas, l’éleve et le concurrent de Pylade, qui fut l’inventeur de l’art des pantomimes, comme nous l’allons dire, executoit à sa maniere un monologue qui finissoit par ces mots, Agamemnon le grand. Hilas pour les exprimer, fit tous les gestes d’un homme qui veut mesurer un autre homme plus grand que lui. Pylade lui cria du parterre, mon ami, tu fais bien de ton Agamemnon un homme grand, mais tu n’en fais pas un grand homme ? Le peuple voulut que dans l’instant Pylade joüât le même rolle. Auguste, sous le regne de qui cette avanture arriva, aimoit mieux que le peuple fut le maître au théatre que dans le champ de Mars.

Le peuple fut donc obéi, et lorsque Pylade executa l’endroit où il avoit repris si hautement son éleve, il représenta par son geste et par son attitude la contenance d’un homme plongé dans une profonde méditation, pour exprimer le caractere propre au grand homme. Il n’étoit pas difficile de concevoir qu’il vouloit dire par-là qu’un homme plus grand homme que les autres, c’étoit un homme qui pensoit plus profondément qu’eux. L’émulation étoit si grande entre Pylade et Bathylle un autre pantomime, qu’Auguste, a qui elle donnoit quelquefois de l’embarras, crut qu’il devoit en parler à Pylade et l’exhorter à bien vivre avec son concurrent que Mecenas protegeoit. Pylade se contenta de lui répondre que ce qui pouvoit arriver de mieux à l’empereur, c’étoit que le peuple s’occupât de Bathylle et de Pylade. On croit bien qu’Auguste ne trouva point à propos de repliquer à cette réponse.

Parlons de la personne des pantomimes.

L’auteur du traité contre les spectacles des anciens que nous avons dans les oeuvres de saint Cyprien, définit le pantomime, un monstre qui n’est ni homme ni femme, dont toutes les manieres et tous les mouvemens sont plus lascifs que ceux d’aucune courtisanne, et dont l’art consiste à prononcer avec son geste. Cependant, ajoute-t-il, toute la ville se met en mouvement pour lui voir représenter en gesticulant les infamies de l’antiquité fabuleuse.

Il falloit que les romains se fussent mis en tête que l’operation qu’on feroit à leurs pantomimes pour les rendre eunuques, leur conserveroit dans tout le corps une souplesse que des hommes ne peuvent point avoir. Cette idée, ou, si l’on veut, le caprice, faisoit exercer sur les enfans qu’on destinoit à ce métier, la même cruauté qu’on exerce encore dans quelques païs sur les enfans dont on ne veut point que la voix muë. Saint Cyprien, dans la lettre qu’il écrivit à Donat pour lui exposer les motifs de sa conversion à la religion chrétienne, dit que les spectacles qui font une partie du culte des païens, sont pleins d’infamies et de barbarie.

Après avoir cité les horreurs de l’amphithéatre, il ajoute, en parlant des pantomimes, qu’on dégrade les mâles de leur sexe pour les rendre plus propres à faire un métier si deshonnête, et que le maître qui a sçu faire ressembler davantage un homme à une femme, est celui qui passe pour avoir fait le meilleur disciple.

Combien, dit Tertullien dans son traité contre les spectacles, un pantomime est-il obligé de souffrir de maux dans son corps, afin qu’il puisse devenir un comédien ?

En effet, Lucien dit que rien n’étoit plus difficile que de trouver un bon sujet pour faire un pantomime. Après avoir parlé de la taille, de la souplesse, de la legereté et de l’oreille qu’il doit avoir, il ajoute, qu’il n’est pas plus difficile de trouver un visage à la fois doux et majestueux. Il veut ensuite qu’on enseigne à cet acteur la musique, l’histoire, et je ne sçais combien d’autres choses capables de faire mériter le nom d’homme de lettres à celui qui les auroit apprises.

Nous apprenons de Zozime et de Suidas, que l’art des pantomimes naquit à Rome sous l’empire d’Auguste, et c’est ce qui fait dire à Lucien que Socrate n’avoit vû la danse que dans son berceau. Zozime compte même l’invention de l’art des pantomimes parmi les causes de la corruption des moeurs du peuple romain, et des malheurs de l’empire.

En effet, les romains, comme on va le voir, devinrent fous de cette espece de spectacle.

Les deux premiers instituteurs du nouvel art furent donc Pylade et Batylle, qui ont rendu leurs noms aussi célebres dans l’histoire romaine, que le peut être dans l’histoire moderne le nom du fondateur de quelque établissement que ce soit. Pylade avoit composé son recueil, de gestes tirez, pour m’exprimer ainsi, des trois recueils de gestes dont nous avons déja parlé, et qui servoient pour la tragédie, pour la comédie et pour ce poëme dramatique que les anciens appelloient satyres.

Pylade avoit nommé l’ italique l’art du geste propre aux pantomimes. Ainsi depuis le temps de Pylade il y eut quatre recueils de gestes propres au théatre : l’ emmelie qui servoit à joüer la tragédie, le cordax qui servoit pour la comédie, le sicinis qui servoit pour la satyre, et l’ italique qui servoit pour les pieces executées par les pantomimes.

Monsieur Calliachy Candiot, mort vers l’année 1708, professeur en belles lettres dans l’université de Padoüe, prétend que l’art des pantomimes fut plus ancien qu’Auguste, mais il prouve mal son opinion. Cet auteur prend pour l’art des pantomimes, qui consistoit à réciter une piece ou une scéne suivie sans parler, ce que Tite-Live appelle amitandorum carminum actum, l’art d’exprimer à son gré et arbitrairement en dansant, quelques passions, art qui étoit certainement plus ancien qu’Auguste.

Nous rapporterons dans la suite un passage de Seneque le pere qui avoit pû voir Pylade et Bathylle, dans lequel il est dit que Pylade réussissoit beaucoup mieux que Bathylle dans les sujets tragiques, mais que dans les sujets comiques Bathylle réussissoit beaucoup mieux que Pylade. Athénée nous donne la même idée de ces deux pantomimes. Nous trouvons la même remarque dans un grand nombre d’anciens écrivains.

Pour dire que les pantomimes joüoient une piece, on disoit fabulam saltabant, mais nous en avons déja exposé les raisons.

On se servoit dans ces représentations de flutes d’une espece particuliere, et qu’on appelloit tibia dactilica.

Apparemment que le son de cette flute imitoit mieux le son de la voix humaine que les autres, et comme l’imitent nos flutes traversieres. Elle en étoit plus propre à joüer le sujet, c’est-à-dire, suivant ma conjecture, le chant noté des vers, ou la déclamation qui se récitoit dans les représentations ordinaires : car on voit par un passage de Cassiodore rapporté ci-dessous que la flute dactilica étoit soutenuë par d’autres instrumens qui servoient apparemment de basse continuë à son chant.

Ce qui paroîtra surprenant, c’est que ces comédiens qui entreprenoient de représenter des pieces sans parler, ne pouvoient pas s’aider des mouvemens du visage dans leur déclamation. Qu’on me permette cette phrase. Il falloit qu’ils eussent de l’expression de reste.

Mais il est toujours constant qu’ils joüoient masqués ainsi que les autres comédiens. Lucien dit dans son traité de la danse, que le masque du pantomime n’avoit pas une bouche béante comme les masques des comédiens ordinaires, et qu’il étoit beaucoup plus agréable. Macrobe raconte que Pylade se fâcha un jour qu’il joüoit le rolle d’Hercule furieux, de ce que les spectateurs trouvoient à redire à son geste trop outré suivant leur sentiment. Il leur cria donc, après avoir ôté son masque : fous que vous êtes, je représente un plus grand fou que vous. Macrobe rapporte encore dans le même endroit d’autres traits de ce fameux instituteur des pantomimes.

Il est à croire que ces comédiens commencerent d’abord par executer à leur maniere les scénes des tragédies et des comédies qui s’appelloient des cantiques. Je fonde cette conjecture sur deux raisons. La premiere, est que les écrivains de l’antiquité qui ont vécu avant Apulée, ne parlent point, autant qu’il m’en souvient, de pieces dramatiques executées par une troupe de comédiens pantomimes. Ils ne font mention que de monologues ou de cantiques dansez par ces comédiens muets. Nous trouvons même dans l’ouvrage de Lucien, qui vient d’être cité, qu’un étranger voïant cinq habits préparez pour un même pantomime qui devoit joüer successivement cinq rolles differens, demanda si la même personne les porteroit tous cinq. Il semble qu’il n’y auroit pas eu lieu à faire cette question, si l’on avoit vû dès-lors des troupes de comédiens pantomimes. La seconde raison, c’est que vraisemblablement la chose a dû arriver ainsi. Il aura fallu que les premiers pantomimes, pour être goûtez par les spectateurs, s’en fissent entendre, et nos comédiens, pour être plus aisément entendus, auront commencé par executer en déclamation muette les plus belles scénes des pieces dramatiques les plus connuës.

S’il se formoit des pantomimes à Paris, ne conçoit-on pas qu’ils débuteroient par executer dans leur jeu muet les belles scénes du Cid et des autres pieces les plus connuës, en choisissant celles où l’action demande que le comédien prenne plusieurs attitudes singulieres, qu’il fasse plusieurs gestes faciles à remarquer, et qu’on puisse reconnoître aisément quand on les voit faire sans entendre le discours dont ils sont l’accompagnement naturel. Ils débuteroient, par exemple, en représentant la scéne qui se passe entre Mercure et Sosie dans le premier acte d’Amphitrion.

Si les pantomimes vouloient executer les scénes de nos opera, ils débuteroient par la derniere scéne du quatriéme acte de Roland, où ce heros devient furieux.

Peut-être fut-ce du temps de Lucien même qu’il se forma des troupes complettes de pantomimes, et qu’ils commencerent à joüer des pieces suivies.

Apulée qui a pû voir Lucien, nous rend un compte exact de la représentation du jugement de Paris faite par une troupe de pantomimes. On voit dans ce récit curieux que Junon, Pallas et Venus parlerent l’une après l’autre à Paris, et qu’elles lui firent les promesses que tout le monde sçait, en s’expliquant par des gestes et par des démonstrations concertées avec les instrumens qui les accompagnoient. Apulée remarque même plusieurs fois, que c’étoit en gesticulant qu’elles se faisoient entendre nutibus, ou gestibus. Apulée, dit en parlant de Junon : haec puella varios… etc. chaque déesse avoit encore sa suite particuliere et composée de plusieurs acteurs.

Comme les pantomimes étoient dispensez de rien prononcer, et comme ils n’avoient que des gestes à faire, on conçoit aisément que toutes leurs démonstrations étoient plus vives, et que leur action étoit beaucoup plus animée que celle des comédiens ordinaires.

Ces derniers ne pouvoient dans les dialogues donner à la gesticulation qu’une partie de leur attention et de leurs forces, parce qu’alors ils parloient eux-mêmes, et qu’ils étoient obligez dans les monologues où ils ne parloient pas, à faire tomber en cadence leur jeu muet avec la récitation de celui qui prononçoit pour eux. Le pantomime au contraire étoit entierement le maître de son action, et son unique soin étoit de rendre intelligiblement ce qu’il vouloit exprimer. Aussi Cassiodore appelle-t-il les pantomimes des hommes dont les mains disertes avoient, pour ainsi dire, une langue au bout de chaque doigt.

Des hommes qui parloient en gardant le silence, et qui sçavoient faire un récit entier sans ouvrir la bouche. Enfin des hommes que Polymnie, la muse qui présidoit à la musique, avoit formez, afin de montrer qu’il n’étoit pas besoin d’articuler des mots pour faire entendre sa pensée. C’est ainsi qu’il s’en explique dans la lettre qu’il écrit au nom de Théodoric roi des ostrogots, à Simmaque préfet de Rome, pour lui ordonner de faire réparer le théatre de Pompée aux depens de ce prince.

Cassiodore après y avoir parlé des tragédies et des comédies qui se représentoient sur ce théatre, ajoute donc : orchestarum… etc. si l’on en croit Martial et quelques autres poëtes, les pantomimes faisoient des impressions prodigieuses sur les spectateurs. On sçait les vers de Juvenal. chironomum laedam… etc. mais la plûpart de ces passages sont tels qu’on ne sçauroit les citer même en latin. D’ailleurs, les poëtes sont suspects d’exageration. Ainsi contentons-nous de citer les écrivains en prose.

Seneque le pere qui exerçoit une profession des plus graves qui fussent de son temps, confesse que son goût pour les représentations des pantomimes étoit une véritable passion. Pour citer ma folie, ce sont ses termes, Pylade n’étoit plus le même acteur dans le comique, ni Bathylle dans le tragique.

Quand Seneque dit ce qu’on vient de lire, il parle de la difficulté qu’il y a de réussir dans plusieurs professions.

Lucien dit qu’on pleuroit aux représentations des pantomimes comme à celles des autres comedies.

L’art des pantomimes auroit eu plus de peine à réussir parmi les nations septentrionales de l’Europe, dont l’action naturelle n’est pas fort éloquente ni assez marquée pour être reconnuë bien facilement lorsqu’on la voit sans entendre le discours dont elle doit être l’accompagnement naturel. La copie est toujours moins animée que son original.

Mais, comme nous l’avons observé déja, les conversations de toute espece sont plus remplies de démonstrations, elles sont bien plus parlantes aux yeux, s’il est permis d’user de cette expression, en Italie que dans nos contrées. Un romain qui veut bien quitter la gravité de son maintien étudié, et qui laisse agir sa vivacité naturelle, est fertile en gestes, il est second en démonstrations, qui signifient presque autant que des phrases entieres. Son action rend intelligible bien des choses que notre action ne feroit pas deviner, et ses gestes sont encore si marquez, qu’ils sont faciles à reconnoître lorsqu’on les revoit. Un romain qui veut parler en secret à son ami d’une affaire importante, ne se contente pas de ne se point mettre à portée d’être entendu ; il a encore la précaution de ne se point mettre à portée d’être vû, craignant avec raison que ses gestes et que les mouvemens de son visage ne fissent deviner ce qu’il va dire.

On remarquera que la même vivacité d’esprit, que le même feu d’imagination, qui fait faire par un mouvement naturel des gestes animez, variez, expressifs et caracterisez, en fait encore comprendre facilement la signification lorsqu’il est question d’entendre le sens des gestes des autres. On entend facilement un langage qu’on parle. Mais le langage des muets du grand seigneur, que leurs compatriotes n’ont pas de peine à comprendre, et qui leur semble un langage distinctement articulé, ne paroîtroit qu’un bourdonnement confus aux peuples du nord de l’Europe. Joignons à ces remarques la refléxion qu’on fait ordinairement, qu’il y a des nations dont le naturel est plus sensible que celui d’autres nations, et l’on n’aura pas de peine à comprendre que des comédiens qui ne parloient point pussent toucher infiniment des grecs et des romains, dont ils imitoient l’action naturelle.

J’alleguerai comme une espece de preuve de ce que je viens d’avancer, le livre d’un auteur italien, Giovanni Bonifacio, intitulé, l’ arte de’ cenni ou l’art de s’expliquer par signes. On ne voit pas en lisant cet ouvrage que son auteur ait sçu que les pantomimes des anciens se fissent entendre sans parler, cependant la chose lui a paru possible.

C’est ce qui lui a fait composer un volume in quarto de plus de six cens pages et divisé en deux parties. Il enseigne dans la premiere la méthode de dire ce qu’on veut par signes et par gestes, et il montre dans la seconde partie l’utilité de ce langage muet. Ce livre fut imprimé à Vicenze en mil six cens seize.

Je reviens aux auteurs de l’antiquité qui parlent du succès des représentations que faisoient les pantomimes.

Lucien se déclare lui-même zelé partisan de l’art des pantomimes, et l’on sent qu’il avoit du plaisir à raconter les faits qui pouvoient faire honneur à cet art. Il dit entr’autres choses qu’un philosophe cinique traitoit de badinage puérile l’art de ces comediens muets, et qu’il le définissoit un recueil des gestes que la musique et l’appareil de l’execution faisoient passer. Mais un pantomime de la cour de Neron, pour montrer à ce philosophe qu’il avoit tort, executa devant lui en déclamation muette et sans aucun accompagnement les amours de Mars et de Venus.

Le cinique fut obligé de tomber d’accord que l’art du pantomime étoit un art réel. Lucien raconte encore qu’un roi des environs du Pont Euxin, qui se trouvoit à Rome sous le regne de Neron, demandoit à ce prince avec beaucoup d’empressement un pantomime qu’il avoit vû joüer, pour en faire son interprete en toutes langues. Cet homme, disoit-il, se fera entendre de tout le monde, au lieu que je suis obligé de païer je ne sçais combien de truchemens pour entretenir commerce avec mes voisins qui parlent plusieurs langues differentes que je n’entens point.

Nous sommes aussi peu capables de décider sur le mérite de l’art des pantomimes, que sur le mérite du partage de la déclamation entre deux acteurs.

Nous ne les avons pas vû représenter.

Il me semble néanmoins que les personnes qui se plaisent à voir la comédie italienne, et principalement celles qui ont vû joüer le vieil Octave, le vieil Scaramouche et leurs camarades Arlequin et Trivelin, sont persuadées que l’on peut bien executer plusieurs scénes sans parler. Mais nous pouvons alleguer des faits qui prouveront mieux que des raisonnemens que cette execution est possible. Il s’est formé en Angleterre des troupes de pantomimes, et même quelques-uns de ces comédiens ont joüé à Paris sur le théatre de l’opera comique, des scénes muettes que tout le monde entendoit. Quoique Roger n’ouvrit point la bouche, on comprenoit sans peine tout ce qu’il vouloit dire. Quel apprentissage Roger avoit-il fait en comparaison de celui que faisoient les pantomimes des anciens ?

Roger sçavoit-il seulement qu’il y eut jamais eu un Pylade et un Bathylle.

Il y a environ vingt ans qu’une princesse, qui joint à beaucoup d’esprit naturel, beaucoup de lumieres acquises, et qui a un grand goût pour les spectacles, voulut voir un essai de l’art des pantomimes anciens qui pût lui donner une idée de leurs représentations plus certaine que celle qu’elle en avoit conçue en lisant les auteurs. Faute d’acteurs instruits dans l’art dont nous parlons, elle choisit un danseur et une danseuse, qui véritablement étoient l’un et l’autre d’un génie supérieur à leur profession, et pour tout dire, capables d’inventer. On leur fit donc représenter en gesticulant sur le théatre de Sceaux la scéne du quatriéme acte des Horaces de Corneille, dans laquelle le jeune Horace tuë sa soeur Camille, et ils l’executerent au son de plusieurs instrumens qui joüoient un chant composé sur les paroles de cette scene, qu’un habile homme avoit mises en musique comme si l’on eut dû les chanter. Nos deux pantomimes novices s’animerent si bien réciproquement par leurs gestes et par leurs démarches où il n’y avoit point de pas de danse trop marquez, qu’ils en vinrent jusques à verser des larmes. On ne demandera pas s’ils toucherent les spectateurs. Nous savons aussi que les chinois ont encore aujourd’hui des comédiens, qui comme les pantomimes joüent sans parler, et que les chinois aiment beaucoup ces comédiens.

Les danses des persans ne sont-elles pas des scénes de pantomimes ?

Ce qui est certain, c’est que l’art des pantomimes charma les romains dès sa naissance, qu’il passa bien tôt dans les provinces de l’empire les plus éloignées de la capitale, et qu’il subsista aussi-long-temps que l’empire. L’histoire des empereurs romains fait mention plus souvent des pantomimes fameux que des orateurs célebres. Les romains étoient épris des spectacles, comme on le voit dans le traité de la musique qui est dans les oeuvres de Plutarque. tous ceux qui se mettent à la musique se donnent à la théatrale pour delecter. or les romains préferoient les représentations des pantomimes à celles des autres comédiens.

Nous avons vû que cet art avoit commencé sous Auguste. Il plaisoit beaucoup à ce prince, et Bathylle enchantoit Mecenas. Dès les premieres années du regne de Tibere, le sénat fut obligé de faire un reglement pour défendre aux sénateurs de fréquenter les écoles des pantomimes, et aux chevaliers romains de leur faire cortege dans les ruës. On n’avoit pas fait ce reglement sans necessité.

Quelques années après il fallut chasser de Rome les pantomimes. L’extrême passion que le peuple avoit pour leurs représentations, donnoit lieu de tramer des cabales pour faire applaudir l’un plûtôt que l’autre, et ces cabales devenoient des factions. Nous voïons même dans une lettre de Cassiodore que les pantomimes avoient pris des livrées differentes à l’imitation de ceux qui conduisoient les chariots dans les courses du cirque. Les uns s’appellerent les bleus, et les autres les verds, etc. Le peuple se partagea donc aussi de son côté, et toutes les factions du cirque, dont il est parlé si souvent dans l’histoire romaine, épouserent des troupes de pantomimes. Ces factions dégeneroient quelquefois en partis aussi échauffez les uns contre les autres, que les guelfes et les gibelins peuvent l’avoir été sous les empereurs d’Allemagne.

Il falloit avoir recours à un expédient triste pour le gouvernement qui ne cherchoit que les moïens d’amuser le peuple en lui fournissant du pain et en lui donnant des spectacles, mais devenu necessaire ; c’étoit celui de faire sortir de Rome tous les pantomimes.

Seneque, le précepteur de Neron, après s’être plaint que plusieurs de ces écoles qui portoient le nom du philosophe dont on y enseignoit le systême, se fussent anéanties, et que le nom de leur instituteur fut oublié, ajoute. La mémoire d’aucun pantomime célebre ne s’éteint. L’école de Pylade et celle de Bathylle subsistent toujours conduites par leurs éleves, dont la succession n’a point encore été interrompuë. La ville de Rome regorge de professeurs qui enseignent cet art et qui ne manquent pas de disciples. Ils trouvent des théatres dans toutes les maisons. Les maris et les femmes se disputent à qui leur donnera le haut du pavé.

L’équivoque affecté qui se trouve dans les derniers mots de ce passage, s’explique par ce que Tertullien dit de la passion effrenée que les hommes et les femmes avoient alors pour les pantomimes.

On peut ajouter à cela ce que dit Gallien dans ses pronostics : qu’ayant été appellé pour voir une femme de condition attaquée d’une maladie extraordinaire, il découvrit par les altérations qui survinrent dans la malade quand on parla d’un certain pantomime devant elle, que son mal venoit uniquement de la passion qu’elle avoit conçûë pour lui, et des efforts qu’elle faisoit pour la cacher.

Les pantomimes furent encore chassez de Rome sous Neron et sous quelques autres empereurs, mais comme nous l’avons déja dit, leur exil ne duroit pas long-temps, parce que le peuple ne pouvoit plus se passer d’eux, et parce qu’il survenoit des conjonctures où le souverain, qui croïoit avoir besoin de la faveur de la multitude, cherchoit à faire des actions qui lui fussent agréables.

Par exemple, Domitien les avoit chassez, et Nerva son successeur les fit revenir, quoiqu’il ait été un des plus sages empereurs. Nous voïons aussi que le peuple fatigué des désordres ausquels les pantomimes donnoient lieu, demanda lui-même quelquefois leur expulsion avec autant d’empressement, qu’il demandoit leur retour en d’autres temps. neque à te minore… etc., dit Pline le jeune en parlant à Trajan.

Quelques auteurs modernes ont cru que Neron avoit chassé de Rome tous les comédiens, parce que Tacite, en racontant l’expulsion des pantomimes use du mot general dont on se servoit pour désigner ceux qui joüoient sur le théatre. Il chassa d’Italie tous les histrions, dit Tacite ; c’étoit l’unique moïen d’empêcher les tumultes qui naissoient au théatre. Mais on peut faire voir qu’il n’y eut alors que les pantomimes de chassez, et que Tacite par une négligence excusable en un pareil sujet a mis le nom du genre pour le nom d’une de ses especes. La premiere raison, c’est que Tacite immédiatement après les mots que je viens de citer, ajoute une circonstance qui prouve bien que Neron n’avoit pas fait fermer les théatres. Il ordonna, dit cet historien, que dorenavant les soldats monteroient une garde au théatre comme ils l’avoient montée précedemment. Depuis quelque temps, Neron avoit ôté cette garde pour paroître plus populaire.

La seconde raison c’est que Tacite en parlant du retour des histrions dont il avoit raconté l’expulsion, les appelle pantomimes.

Section 17, quand ont fini les représentations somptueuses des anciens. De l’excellence de leurs chants §

L’art des pantomimes, celui des comédiens qui sçavoient executer la déclamation partagée en deux tâches, l’art des compositeurs de déclamation, en un mot, plusieurs des arts subordonnez à la science de la musique seront péris, suivant les apparences, quand les représentations somptueuses qui avoient donné l’être à la plûpart de ces representations, et qui faisoient subsister ceux qui les cultivoient, auront cessé sur le théatre de Marcellus et sur les autres théatres vastes et capables de contenir des milliers de spectateurs. En quel tems précisément ces théatres magnifiques, et dont la grandeur avoit donné lieu à mettre dans la représentation des pieces dramatiques tous les rafinemens dont nous avons parlé, furent-ils abandonnez ?

Je répons : nous voïons bien dans les ouvrages de saint Augustin, qui mourut l’an quatre cens trente de l’ère chrétienne, que dès son temps les théatres commençoient à se fermer dans la plûpart des villes de l’empire romain.

L’inondation des nations barbares qui se répandoient dans tout l’empire, ôtoit au peuple des païs désolez le moïen de faire la dépense des spectacles. nisi fortè… etc., dit ce pere, en parlant de la situation présente de l’état. Mais d’un autre côté nous voïons aussi dans plusieurs lettres de Cassiodore, qui ont été déja citées, et qui sont écrites vers l’an de Jesus-Christ cinq cens vingt, que les théatres étoient encore ouverts à Rome un siecle entier après les temps dont parle S. Augustin. Les grands théatres de cette capitale n’avoient pas été fermez, ou bien on les avoit rouverts.

Suivant les apparences, ils ne furent fermez pour toujours, que lorsque Rome eut été prise et ruinée par Totila.

Ce sac plus cruel dans toutes ses circonstances que les précedens, et qui fut la cause qu’on vit des femmes patriciennes mandier à la porte de leurs propres maisons, dont les barbares s’étoient rendus les maîtres, est la véritable époque de l’anéantissement presque total des lettres et des arts, que du moins on cultivoit toujours, quoique ce fut sans beaucoup de fruit. Les grands artisans étoient bien disparus depuis long-temps, mais ce ne fut que dans ce temps-là que les arts mêmes disparurent. Tous les nouveaux désastres qui suivirent de près le sac de Rome par Totila, firent sécher, pour ainsi dire, les plantes qu’il avoit déracinées.

Voilà quel fut le sort du théatre antique dans l’empire d’occident. Ces hommes nez plus industrieux que laborieux, et qui veulent toujours subsister d’un travail qui ne soit point pénible, ne pouvant plus vivre des profits du théatre qui les avoit nourris jusqu’alors, ou moururent de faim ou changerent de métier, et les personnes du même caractere qui vinrent après eux exercerent leurs talens dans d’autres professions.

J’interromprai ici par quelques lignes la suite de mon discours, pour expliquer en quel sens j’ai dit que les theatres avoient été fermez dans Rome, suivant toutes les apparences, quand cette ville fut saccagée par Totila. J’ai voulu dire seulement que le théatre de Marcellus et les autres théatres magnifiques furent détruits ou devinrent inutiles par le dommage qu’ils avoient souffert, et que ces représentations somptueuses qu’on y donnoient cesserent, mais je n’ai pas prétendu dire que toute représentation de comédies ait cessée, au contraire, je crois que dans Rome et dans les autres grandes villes qui avoient essuïé les mêmes malheurs que cette capitale, on commença dès que les temps furent redevenus moins orageux, à joüer des pieces de théatres, mais sans l’appareil ancien. Par une révolution ordinaire dans le monde, la scéne si somptueuse dans le douziéme siecle de la fondation de Rome, sera redevenuë dans le treiziéme siecle de cette ère, aussi simple qu’elle l’étoit au commencement de son cinquiéme siecle. Elle sera redevenuë dans l’état où Livius Andronicus l’avoit trouvée.

Nous avons une preuve sensible dans les capitulaires de nos rois de la seconde race, pour montrer que de leur temps il y avoit des comédiens de profession qui joüoient des pieces de théatre. C’est qu’ils y ont renouvellé la loi du code théodosien, laquelle défendoit toute sorte de profanation sur la scéne. nous condamnons, disent les capitulaires, à peine afflictive et à l’exil… etc. les comédiens auroient dû dans tous les temps s’interdire à eux-mêmes cette profanation. Cependant notre roi Charles IX fut encore obligé de la défendre dans l’édit qu’il publia en mil cinq cens soixante et un sur les cahiers et doleances des états generaux assemblez dans Orleans. L’article vingt-quatriéme de cet édit, porte : défendons à tous joüeurs de farces, bâteleurs et autres semblables… etc. ce qui prouve que cette loi ne fut point exactement observée, c’est qu’elle fut renouvellée dans l’édit que publia le roi Henri III sur les remontrances des états géneraux assemblez à Blois en mil cinq cens soixante et seize. On auroit aujourd’hui peine à le croire, ces loix si sages ne furent point encore observées. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans un livre intitulé : rémontrances très-humbles au roi de France et de Pologne Henri III du nom, imprimé en mil cinq cens quatre-vingt huit, et à l’occasion des états generaux que ce prince venoit de convoquer, et qu’on appelle communement, les seconds états de Blois, parce qu’ils furent encore tenus dans cette ville.

" il y a encore un autre grand mal qui se commet et tollere… etc. " c’est trop nous écarter de notre sujet, et retournons aux théatres qui subsistoient à Rome avant qu’elle eut été dévastée par les barbares.

On voit par un passage d’Ammien Marcellin que le nombre des personnes qui de son temps vivoient à Rome des arts qui, pour ainsi dire, montoient sur le théatre, étoit prodigieux. Cet historien raconte avec indignation que Rome se trouvant menacée de la famine, on avoit pris la précaution d’en faire sortir tous les étrangers, même ceux qui professoient les arts liberaux. Mais, ajoûte-t’il, tandis qu’on chassoit les sçavans comme bouches inutiles, et qu’on leur prescrivoit même un temps fort court pour sortir, on ne dit mot aux gens de théatre ni à tous ceux qui voulurent bien se mettre à l’abri de ce beau titre. On laissa demeurer tranquillement dans Rome trois mille danseuses, et autant d’hommes qui joüoient dans les choeurs, ou de professeurs en arts musicaux.

Qu’on juge par-là combien étoit prodigieux le nombre des gens de théatres qui pouvoient être à Rome aux temps de Diocletien et du grand Constantin.

Quand il y avoit un si grand nombre de personnes qui faisoient leur profession des arts musicaux ; faut-il s’étonner que les anciens eussent tant de méthodes et tant de pratiques relatives à la science de la musique, lesquelles nous n’avons pas.

C’est la multitude des artisans qui font profession d’un certain art, qui lui donne de l’étenduë, et qui est cause qu’il se subdivise en plusieurs arts particuliers.

La science de la musique subsista bien après la cloture des théatres, mais le plus grand nombre des arts musicaux périt donc pour toujours. Je ne sache pas même qu’il nous soit resté aucun monument de la musique rithmique, de l’organique, de l’hypocritique et de la metrique. Nous retrouvons les regles de la musique poëtique dans les vers des anciens, et je crois que l’église peut bien nous avoir conservé quelqu’unes de leurs mélopées dans le chant de son office.

Parmi les réponses aux questions des chrétiens, ouvrage attribué à S. Justin martyr qui vivoit dans le second siecle, on en trouve une, qui décide que les fideles pouvoient emploïer à chanter les loüanges de Dieu des airs composez par les payens pour des usages prophanes, à condition qu’on executât cette musique avec modestie comme avec décence. Ce passage peut s’expliquer par ce que dit saint Augustin dans un des discours qu’il prononça aux anniversaires du martyre de saint Cyprien.

Les circonstances du temps et du lieu font voir que ce passage doit s’entendre des chrétiens. D’ailleurs, ce fut l’évêque qui fit cesser le desordre. " il n’y a pas encore long-temps, c’est la traduction du latin, que les danseurs osoient venir exercer leur art dans ce lieu si respectable, et jusques sur le tombeau de notre saint martyr. Durant toute la nuit on y chantoit des airs profanes, et les gesticulateurs y déclamoient. " apparemment que quelque chrétien avoit mis en vers la passion de saint Cyprien, et qu’on executoit ce poëme sur son tombeau, de la même maniere qu’on executoit les pieces prophanes sur le théatre. Ainsi ce que Justin ne veut pas, c’est qu’en chantant dans les églises les airs composez par les payens, on les y déclame, il veut qu’on les chante sans faire aucun geste.

Quoi qu’il en soit, l’office de l’église contient plusieurs hymnes composées avant le sac de Rome par Totila. Toute hymne se chantoit. si non cantatur non est hymnus, dit Isidore. Or comme les chants de ces hymnes sont les mêmes dans tous les offices, il est raisonnable de penser que ces chants furent composez dans le temps où ces hymnes furent faites. Poursuivons cette matiere.

L’office ambrosien qui se chante encore dans plusieurs églises est composé ou reglé par ce saint, mort cent cinquante ans avant le sac de Rome par Totila. Lorsque cet évenement arriva, saint Gregoire Le Grand, le même qui a composé ou reglé l’office et le chant gregorien qui sont encore en usage dans un très-grand nombre d’églises catholiques, étoit déja né. Ces saints ne créerent pas une nouvelle musique pour composer ceux des chants de leur office qu’ils firent lorsqu’ils reglerent ces offices : car il paroît par la maniere dont s’expliquent les auteurs contemporains qu’ils admirent dans les églises plusieurs chants dont on se servoit déja. Mais tous ces chants soit qu’ils ayent été composez avant saint Gregoire, soit qu’ils aïent été faits de son temps, peuvent toûjours servir à donner une idée de l’excellence de la musique des anciens. Si dans mille ans d’icy les chants prophanes qui sont composez depuis quatre-vingt ans étoient perdus, et si les chants d’église qui se sont faits depuis le même temps s’étoient conservez, ne pourroit-on pas alors se faire une idée de la beauté de nos chants prophanes sur celle de nos chants d’église.

Quoique le caractere de ces chants soit different, ne reconnoît-on pas l’auteur d’Armide dans le dies irae de Lulli ? Ce qui est de certain, c’est que tous les connoisseurs admirent la beauté de la preface et de plusieurs autres chants de l’office gregorien, quoique comme nous l’avons remarqué dès le commencement de cette troisiéme partie, il s’éloigne beaucoup moins de la déclamation naturelle, que ne s’en éloignent nos chants musicaux.

Je reviens au sujet de tant de discussions, je veux dire à l’usage de composer et d’écrire en notes la declamation qui avoit lieu autrefois.

Section 18, reflexions sur les avantages et sur les inconveniens qui resultoient de la déclamation composée des anciens §

Deux raisons me font croire qu’il y avoit plus d’avantage que d’inconvenient dans l’usage dont il est ici question, et que c’étoit l’experience, laquelle avoit fait preferer par les anciens la déclamation composée à la declamation arbitraire. Premierement l’usage des anciens épargnoit aux comediens tous les contre-sens que les plus intelligents donnent quelquefois aux vers qu’ils recitent sans les bien entendre.

Secondement, un habile compositeur de declamation suggeroit souvent aux comediens des expressions et des beautez qu’ils n’étoient point toujours capables de trouver par eux-mêmes. Ils n’étoient pas tous aussi doctes que Roscius.

C’est l’épithete que lui donnoit Horace.

On sçait avec quel succès la Chanmeslé recita le rolle de Phédre, dont Racine lui avoit enseigné la declamation vers par vers. Despreaux en daigna parler, et notre scene a même conservé quelques vestiges ou quelques restes de cette declamation qu’on auroit pû écrire si l’on avoit eu des caracteres propres à le faire, tant il est vrai que le bon se fait remarquer sans peine dans toutes les productions dont on peut juger par sentiment, et qu’on ne l’oublie pas, quoiqu’on n’ait point pensé à le retenir.

Enfin une tragedie dont la declamation seroit écrite en notes auroit le même mérite qu’un opera. Des acteurs mediocres pourroient l’executer passablement. Ils ne pourroient plus faire la dixiéme partie des fautes qu’ils font, soit en manquant les tons, et par consequent l’action propre aux vers qu’ils recitent, soit en mettant du pathetique dans plusieurs endroits qui n’en sont pas susceptibles. Voilà ce qui arrive tous les jours sur les théatres modernes, où des comediens dont quelques-uns n’ont jamais étudié même leur métier, composent à leur fantaisie la déclamation d’un rolle dont souvent ils n’entendent pas plusieurs vers.

En second lieu, quand bien même chaque comedien pris en particulier seroit aussi capable de composer la declamation d’une tragedie qu’un maître de l’art, il seroit encore vrai de dire que la declamation d’une piece qui auroit été composée d’un bout à l’autre par une seule personne, devroit être et mieux conduite et mieux ménagée qu’une declamation où chaque acteur recite son rolle à sa mode. Cette declamation arbitraire auroit mis souvent Roscius hors de mesure. à plus forte raison doit-elle déconcerter quelques-uns de nos comediens qui ne s’étant gueres avisez d’étudier la diversité, les intervalles, et s’il est permis de s’expliquer ainsi, la simpathie des tons, ne sçavent par où sortir de l’embarras où le défaut de concert les jette très-souvent. Or il est aussi facile de concerter differens rolles qui doivent être recitez alternativement en redigeant par écrit la declamation, qu’il est difficile de la rediger quand on ne l’a point mise sur le papier.

Aussi voïons nous que nos comédiens dont plusieurs n’ont d’autre guide que l’instinct et la routine, ne sçavent par où se tirer d’affaire lorsque l’acteur qui recite avec eux ne finit pas sur un ton qui leur permette de debuter par le ton auquel ils se sont preparez, autant par habitude que par reflexion. Voilà pourquoi ils s’entr’accusent si souvent les uns les autres de reciter sur des tons vitieux, et principalement de finir mal leur couplet, de maniere qu’ils mettent à la gêne, disent-ils, celui qui doit prendre la parole immediatement après eux. Ces inconveniens n’arrivoient point lorsque la declamation étoit notée, ou du moins ils ne pouvoient arriver que comme ils arrivent à l’opera quand un acteur chante faux. C’est-à-dire que la faute venoit de l’artisan et non point de l’art qui avoit pourvû suffisamment à empêcher qu’on ne la fist.

Les spectateurs et les acteurs sont d’autant plus à plaindre aujourd’hui, que les spectateurs sentent aussi-bien les fautes des acteurs que si l’art de la declamation existoit encore tel qu’il étoit aux temps de Quintilien, quoique les acteurs ne puissent plus s’aider de cet art qui est peri.

Tous les arts ne sont autre chose que des methodes reglées sur de certains principes, et quand on examine ces principes, on trouve qu’ils sont des maximes formées en consequence de plusieurs observations faites sur les effets de la nature. Or la nature produit toujours ses effets conformément aux regles qui lui ont été prescrites. Ainsi dans les choses qui doivent tomber sous notre sentiment, les effets de la nature causent toujours en nous les mêmes sensations agreables ou desagreables, soit que nous observions, soit que nous n’observions pas comment la chose arrive, soit que nous nous embarrassions de remonter jusqu’aux causes de ces effets, soit que nous nous contentions d’en joüir : soit enfin que nous aïons réduit en methode l’art de ménager, suivant des regles certaines, l’action des causes naturelles, soit que nous ne suivions que l’instinct dans l’application que nous faisons de ces causes.

Nous ne laissons pas donc de sentir les fautes où tombent nos comediens, quoique nous ne scachions pas l’art qui enseigne à ne les point faire. On va voir même dans Ciceron que parmi ceux qui sifloient les acteurs de son temps dès qu’ils manquoient à la mesure, il y avoit un petit nombre de personnes qui sçussent l’art et qui eussent pû dire précisement en quoi la faute consistoit. La plûpart ne la connoissoient que par voie de sentiment. Dans une assemblée de spectateurs, combien peu de personnes y a-t-il, qui sçachent à fonds la musique ? Cependant dès qu’un acteur manque à la mesure, soit en allongeant, soit en abregeant trop une sillabe, toute l’assistance se recrie d’une commune voix.

Mais, me dira-t’on, nous avons plusieurs comediens intelligens dans leur art, et qui peuvent en composant eux-mêmes la déclamation de leurs rolles, par rapport à leurs talens naturels, y jetter des beautez et des agrémens qu’un autre qu’eux n’y pourroit pas mettre. En second lieu, ajoûtera-t’on, une declamation composée doit ôter à des acteurs qui seroient assujetis à la suivre, et leur feu et leur enthousiasme. Leur jeu ne sçauroit être naturel, et du moins il doit devenir froid. L’usage ancien mettoit le comedien excellent au niveau du comedien mediocre.

Je réponds à la premiere objection.

Cet usage, il est vrai, faisoit perdre quelques beautez à un rolle declamé par un comedien excellent. Par exemple, si l’actrice qui joue le personnage de Pauline dans Polieucte étoit astreinte à suivre une declamation notée par un autre, cet assujetissement empêcheroit qu’elle ne mît dans quelques endroits de sa declamation les beautez qu’elle y jette ordinairement. Mais pour me servir du même exemple, cette actrice joueroit également bien tout le rolle de Pauline, si ce rolle étoit composé et noté. D’un autre côté combien gagnerions-nous si tous les rolles de Polieucte étoient composez ? Qu’on songe comment les seconds rolles sont declamez par les acteurs qui les recitent à leur gré. Enfin dès qu’on voudra bien tomber d’accord qu’il y aura toujours sur tous les théatres un plus grand nombre d’acteurs mediocres que d’excellents acteurs, on ne pourra plus disconvenir que la perte dont l’objection parle ne fut compensée de maniere qu’il y auroit dix à gagner pour un que l’on perdroit.

Le seconde objection, est que l’assujetissement à suivre une déclamation composée, devoit ôter aux acteurs leur enthousiasme, et que cet assujetissement devoit par conséquent mettre de niveau l’acteur qui a du genie et celui qui n’en a point. Je réponds à cette objection, qu’il en étoit de cette déclamation notée comme de la musique de nos opera.

Le compositeur de déclamation le plus exact et le plus intelligent laissoit encore lieu aux bons acteurs de mettre leurs talens en évidence, et de faire sentir, non-seulement dans le geste, mais encore dans la prononciation, leur superiorité sur les acteurs mediocres. Il est impossible de noter tous les accens, les soupirs, les adoucissemens, les inflexions, les ports et les éclats de voix, en un mot, s’il est permis de parler ainsi, l’esprit de la déclamation dont la varieté des tons n’est que le corps. Dans la musique même on ne sçauroit écrire en notes tous ce qu’il faut faire pour donner au chant son expression veritable, sa force et les agrémens dont il est susceptible.

On ne sçauroit écrire en notes quelle doit être précisement la vitesse du mouvement de la mesure, quoique ce mouvement soit l’ame de la musique. Ce que tous les musiciens, et principalement les musiciens italiens écrivent en lettres ordinaires à côté de la composition, pour dire si le mouvement doit être ou vif ou bien lent, ne l’enseigne qu’imparfaitement.

Jusques ici, je l’ai déja dit, le veritable mouvement d’une composition n’a pû se conserver que par tradition, pour parler ainsi, car les instrumens inventez pour tacher d’avoir par le moïen de l’horlogerie, le mouvement juste que les compositeurs avoient donné à leurs airs et à leurs chants, afin de le conserver avec précision, n’ont point eu jusques ici un grand succès.

Ainsi l’acteur mediocre qui chante le rolle d’Atis ou celui de Roland ne le chante point comme le chante un bon acteur, quoique tous les deux ils entonnent les mêmes notes et qu’ils suivent la mesure de Lulli. Le bon acteur qui sent l’esprit de ce qu’il chante, presse ou bien rallentit à propos quelques notes, il emprunte de l’une pour prêter à l’autre, il fait sortir de même ou bien il retient sa voix, il appuïe sur certains endroits, enfin il fait plusieurs choses propres à donner plus d’expression et plus d’agrément à son chant qu’un acteur mediocre ne fait pas ou qu’il fait mal à propos. Chaque acteur supplée de son fonds à ce qui n’a point pû s’écrire en notes, et il le supplée à proportion de sa capacité.

Ceux qui ont vû representer les opera de Lulli qui sont devenus le plaisir des nations, lorsque Lulli vivoit encore, et quand il enseignoit de vive voix à des acteurs dociles ces choses qui ne sçauroient s’écrire en notes, disent qu’ils y trouvoient une expression qu’ils n’y trouvent plus aujourd’hui. Nous y reconnoissons bien les chants de Lulli, ajoûtent-ils, mais nous n’y retrouvons plus l’esprit qui animoit ces chants. Les recits nous paroissent sans ame et les airs de ballet nous laissent presque tranquilles. Ces personnes alleguent comme une preuve de ce qu’elles disent que la representation des opera de Lulli dure aujourd’hui plus long-temps que lorsqu’il les faisoit executer lui-même, quoi qu’à present elle dut durer moins de temps, parce qu’on n’y repete plus bien des airs de violon que Lulli faisoit jouer deux fois. Cela vient selon ces personnes, car je ne suis garant de rien, de ce qu’on n’observe plus le rithme de Lulli que les acteurs alterent, ou par insuffisance ou par presomption.

Il est donc constant que la note des opera n’enseigne pas tout, et qu’elle laisse encore beaucoup de choses à faire et que l’acteur fait suivant qu’il est capable de les executer. à plus forte raison peut-on conclure que les compositeurs de déclamation n’ensevelissoient pas le talent des bons acteurs.

Enfin l’assujetissement à suivre une déclamation écrite en notes ne rendroit pas les acteurs de l’antiquité, des acteurs froids et par conséquent incapables de toucher le spectateur. En premier lieu, comme les acteurs qui recitent des opera ne laissent pas d’être touchez eux-mêmes en recitant, comme l’assujetissement où ils sont de suivre la note et la mesure ne les empêche point de s’animer, et par consequent de déclamer avec une action aisée et naturelle, de même l’assujetissement à suivre une déclamation notée dans laquelle étoient les acteurs des anciens, n’empêchoit pas ces acteurs de se mettre à la place du personnage qu’ils representoient.

Cela suffit. En second lieu, et ceci détruiroit seul l’objection à laquelle je réponds, nous sçavons très certainement que les acteurs des anciens se touchoient autant quoiqu’ils fussent astreints à suivre une déclamation composée, que les nôtres se touchent en déclamant arbitrairement. Quintilien dit qu’il avoit vu souvent les histrions et les comediens sortir de la scene les larmes aux yeux, lorsqu’ils venoient d’y jouer des scenes interessantes. Ils étoient touchez, donc ils faisoient pleurer comme les nôtres.

D’ailleurs quelle difference les anciens ne mettoient-ils pas entre leurs acteurs ? Cette objection contre l’usage de composer et d’écrire en note la déclamation, auroit pû paroître considerable avant qu’on connût les opera, mais le succès de ce spectacle, où l’acteur est astreint, comme nous venons de le dire, à suivre la note et la mesure, rend l’objection frivole.

Notre experience sçait dissiper en un moment bien des ombres de difficultez que le raisonnement seul ne viendroit peut-être point à bout d’éclaircir. Il est même dangereux de hasarder à faire des raisonnemens avant l’experience. Il faut faire plusieurs reflexions avant que de bien juger si un raisonnement qui roule sur des possibilitez est sensé, au lieu que l’experience met au fait dans l’instant.

Enfin pourquoi les anciens qui connoissoient le merite de la déclamation arbitraire aussi-bien que nous, se seroient-ils déterminez après l’experience en faveur de la déclamation notée.

Mais, me dira-t-on, la lupart des gens du métier se soûlevent contre l’usage de composer et d’écrire en notes la déclamation, sur la premiere exposition de cet usage. Je répondrai en premier lieu, que plusieurs personnes dignes de foi m’ont assuré que Moliere guidé par la force de son génie et sans avoir jamais sçu apparemment tout ce qui vient d’être exposé concernant la musique des anciens, faisoit quelque chose d’approchant de ce que faisoient les anciens, et qu’il avoit imaginé des notes pour marquer les tons qu’il devoit prendre en déclamant les rolles qu’il recitoit toujours de la même maniere.

J’ai encore oüi dire que Beaubourg et quelques autres acteurs de notre théatre, en avoient usé ainsi. En second lieu, on ne doit pas être surpris du sentiment des gens du métier. L’esprit humain hait naturellement la gêne où le mettent toutes les methodes qui prétendent l’assujetir à n’operer que suivant certaines regles. Il ne veut pas être contraint dans ses allures, dit Montagne.

Qu’on propose la discipline militaire à des barbares qui ne la connoissent pas. Ses loix, diront-ils d’abord, doivent ôter au courage l’impetuosité qui le fait vaincre. On sçait bien cependant que la discipline militaire soûtient la valeur par les regles mêmes ausquelles elle l’assujetit. Ainsi parce que des gens qui auront toûjours declamé sans connoître d’autres regles que l’instinct et la routine désaprouveront l’usage des anciens par un premier mouvement, il ne s’ensuit pas que cet usage fut mauvais.

Il ne s’ensuit pas même qu’ils continuassent à le blamer, s’ils s’étoient donné une fois la peine de reflechir sur ses avantages et sur ses inconveniens pour les compenser. Peut-être même regretteront-ils qu’il n’y ait pas eu un pareil art quand ils étoient encore dans la jeunesse, temps où l’on apprend à operer facilement, suivant une certaine methode.

L’attention à se conformer aux regles qu’on apprend dès l’enfance, cesse bientôt d’être une contrainte. Il semble que les regles qu’on a étudiées alors deviennent en nous une portion de la lumiere naturelle. Quintilien répond à ceux qui prétendoient que l’orateur qui ne suivoit que sa vivacité et son enthousiasme en déclamant, devoit être plus touchant qu’un orateur qui regloit son action et ses gestes prémeditez sur les préceptes de l’art ; que c’est blâmer tout genre d’étude que de penser ainsi ; et que la culture embellit toujours le naturel le plus heureux.