Alcide Dusolier

1860

Ceci n’est pas un livre

2018
Alcide Dusolier (1836-1918), Ceci n’est pas un livre, Paris, Poulet-Malassis et Debroise, 1860, 300 p. PDF : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (OCR, XML-TEI).
[p.I]

[Épigraphe] §

La vérité est un cercle dont la circonférence peut être partout, mais dont le centre n’est certainement nulle part.

PENSÉE DE DON PASQUALE.
{p. 1}

À M. Henri Tolra §

Mon ami,

Les philosophes et les almanachs de statistique sont d’accord « qu’on vit très vite à notre époque ». J’ajoute : on écrit vite, on lit vite — et l’on oublie de même.

Un ouvrage de longue haleine, médité dans une solitude studieuse et consciencieusement exécuté, partant d’une idée et aboutissant à un enseignement, un tel ouvrage effarouche notre société affairée — et frivole.

Nous ne demandons plus si un livre est bon, mais s’il est court.

Que cet ouvrage sérieux ait la fortune rare d’être lu jusqu’au bout, il est aussi promptement {p. 2}oublié qu’un article de journal… Et voilà pourquoi les romanciers sont devenus des journalistes. Le lecteur moderne est un enfant : il faut lui couper ses romans par feuilletons, pour qu’il consente à prendre sa nourriture intellectuelle. Et encore ne veut-il pas toujours, l’enfant : c’est si long, un feuilleton, de quatre cents lignes ! surtout quand le Fait divers est là, tout auprès, tout au-dessus, dont la brièveté affriande votre paresse.

Ah ! le Fait divers aura fait une rude concurrence à la littérature contemporaine ! Je ne crois pas que la littérature s’en relève.

Nos poètes eux-mêmes, « ces contempteurs superbes de la foule, qui planaient dans les hauteurs », voilà qu’ils redescendent aux exigences mesquines de la foule — et que « les aigles » se font une raison, comme on dit. — Savez-vous quel volume de poésies a, dans ces dernières années, remporté le prix de la faveur publique ? un volume de sonnets !

Nous devenons poussifs et nous n’avons d’haleine
      Que pour quatorze vers au plus.

{p. 3}En vérité, je vous le dis, les temps sont proches où les acteurs se borneront à débiter des scénarios sur le théâtre, et les journaux à publier des canevas de romans : ce qui dispensera M. Ponson du Terrail d’avoir du style ; M. Ponsard, de la gaieté ; M. Laferrière, un jeu naturel ; — et le public, cette attention soutenue, si préjudiciable aux bonnes digestions.

L’attention morte, la littérature mourra bientôt. C’est navrant, mais logique.

Voyez, les signes apparaissent déjà : les livres deviennent rares, et les volumes se multiplient.

Ceci n’est pas un livre, mon ami ; ce n’est qu’un volume.

C’est-à-dire un assemblage disparate de pages disparates, d’impressions au jour le jour qui n’ont d’autre unité — que celle de la couverture ! Figure-toi un régiment composé de soldats portant chacun un costume différent, — où le zouave emboîterait le pas au cent-garde et le cent-garde au chasseur de Vincennes. Il y a des chances pour que, dans {p. 4}ces conditions, les hommes se marchent mutuellement sur les talons, et que les manœuvres manquent de précision et d’ensemble.

Nous sommes loin des œuvres « harmonieuses » dont parlait M. Sainte-Beuve.

Ainsi, mon ami, ne cherche ici ni un plan ni une idée-mère ; nul but précis — proposé ; nul résultat identique à atteindre, sinon l’oubli rapide et mérité… L’oubli ? puis-je même compter sur l’oubli ?

On n’oublie que ce qu’on a lu, dirait un observateur hardi. Et me lira-t-on jamais ?

Te dédier ces pages, mon ami, c’est m’assurer contre cette éventualité fâcheuse : tu me liras, ne serait-ce que pour m’accuser réception.

Cette dédicace est une marque d’affection, — mais c’est aussi un acte de prudence.

Alcide Dusolier.
{p. 5}

Le maître au lapin §

{p. 7}

I. 
L’homme. §

Connaissez-vous une toute petite nouvelle de M. Champfleury intitulée de ce titre bizarre : Chien-Caillou ? C’est l’histoire d’un pauvre diable d’artiste qui nourrit de son travail un lapin qu’il aime beaucoup et une maîtresse qu’il adore. Un jour, la maîtresse s’en va, ou meurt — je ne sais plus lequel — et cette séparation trouble si bien la cervelle de l’infortuné Caillou, qu’il tue {p. 8}son lapin, de désespoir, en lui cognant la tête contre un mur.

Voilà, si j’ai bonne mémoire, toute la nouvelle.

Chien-Caillou passe pour être une copie dont Rodolphe Bresdin — le très remarquable artiste que je veux vous présenter — serait l’original. Mais, à s’en rapporter à l’original, le peintre réaliste a mis beaucoup d’imagination dans ce récit, qui affiche des prétentions biographiques. Rodolphe Bresdin élève obstinément des lapins — quoiqu’il soit loin de s’en faire trois mille livres de rente — ceci est exact, mais il n’assassine point ses pensionnaires. Cette accusation de meurtre a beau être accolée à un nom de fantaisie (Chien-Caillou), elle met Rodolphe hors de lui toutes les fois qu’il y songe. C’est la faute de son exquise sensibilité.

« Concevez-vous, Monsieur, me disait-il avec une adorable amertume, qu’on ait pu ME charger d’une atrocité semblable ? Il faut être d’une nature bien perverse pour imaginer de pareilles choses ! »

Et, en disant cela, il frottait paternellement son lapin blanc contre sa barbe rousse. Que M. Champfleury se cache : Rodolphe brûle de se retrouver en présence de son biographe (qu’il a connu autrefois) pour lui reprocher son dénouement calomnieux.

Moi qui n’ai pas ici un roman à faire, je vais vous dire tout bonnement la vie actuelle et véridique de Rodolphe Bresdin, avant de vous dire mon admiration pour ce grand talent ignoré. L’homme raconté, nous passerons à l’artiste.

Un jour de 1849 (il avait alors vingt-trois ou vingt-quatre ans), Rodolphe Bresdin sortait de Paris par la barrière Saint-Jacques, fuyant la Bohême, dont il n’a gardé que de mauvais souvenirs — et pas un ami. Tout est cher à Paris, Bresdin avait été à même de constater cette triviale vérité. Il aurait pu certainement, en aidant son talent d’un peu d’intrigue, — à l’instar de ses {p. 10}camarades de la littérature et des arts, — arriver, lui aussi, c’est-à-dire vivre. Mais, d’une fierté, d’une honnêteté niaise et sublime, Rodolphe avait la bonhomie de penser qu’il est indigne d’un artiste d’ameuter le public au bruit de la grosse caisse, et qu’il est bien de laisser cela aux marchands de crayons. — Rien qu’une démarche, une simple démarche prenait à ses yeux des proportions monstrueuses.

Dans ces idées, Paris restait pour lui une ville impossible, où la misère avait trop beau jeu. Puis, il faut bien le dire, les peintres et les gens de lettres, au milieu desquels il s’était trouvé tout naturellement vivre, révoltaient avec leurs mœurs bohémiennes sa dignité si susceptible ; leurs petites jalousies dégoûtaient sa fierté.

Il partit donc sans un regret ; — il partit sans rien dire à personne, se promettant de ne plus rentrer jamais dans cette pétaudière de la Bohême parisienne. Où allait-il ? il ne le savait. Il marcha longtemps, longtemps… Rodolphe et son {p. 11}lapin blanc, l’un portant l’autre, finirent par s’arrêter après deux cent cinquante lieues : ils étaient à Toulouse. Ce climat bienveillant invitait l’artiste, cette splendide végétation méridionale le tentait. Et, comme il n’avait point lu madame de Staël, il n’eut pas grand-peine à trouver la Garonne plus belle que le ruisseau de la rue Saint-Jacques.

Lorsqu’il s’arrêta, Rodolphe possédait encore vingt francs. C’est vous dire qu’il ne pensa pas une seule minute à se mettre en quête des maisons à vendre, ni même des maisons à louer.

Où se logera-t-il ?

À un kilomètre environ de la ville s’élève (s’élève est une expression bien ambitieuse) une de ces cabanes moitié terre et moitié chaume, qui servent aux paysans de vestiaire pour leurs outils de labour. C’est à cet hôtel sans hôtelier que descendit notre voyageur. Comme pour entrer en possession, le lapin se mit immédiatement à dîner d’un chou colossal épanoui devant la cahute, {p. 12}pendant que Rodolphe mordait dans un magnifique bouquet de salade. Il avait déjà levé le loquet de la porte, il allait emménager, lorsque le propriétaire, qui bêchait non loin de là, accourut en sacrant. Le bonhomme était furieux et parla des gendarmes. Mais, quand il se fut suffisamment enroué à crier, l’honnête et douce figure de Rodolphe le rassura, et une causerie amicale s’établit bientôt entre l’artiste et le paysan. Un quart d’heure n’était pas écoulé, que Rodolphe avait passé — pour la cahute — un bail de cinq ans, à raison de cent sous par année. Il paya d’avance !

Vous allez croire que je fais de l’imagination, à mon tour, comme M. Champfleury : Rodolphe a vécu là cinq ans avec son inséparable lapin blanc, se nourrissant exclusivement d’herbes et de légumes, de salade surtout. Quant au pain, il en mangeait comme les métayers mangent de la viande ; une fois par semaine. Allant à la ville, tous les quinze jours, vendre pour cent sous ou {p. 13}dix francs, à quelque brocanteur, un de ses admirables dessins à la plume, l’artiste pouvait gagner un napoléon par mois, — la vie de son lapin et la sienne. La somme suffisait largement aux exigences du ménage, si bien qu’ils eussent été fort embarrassés — m’a-t-il dit depuis — de l’emploi du surplus, s’il y avait eu un surplus.

Le lapin engraissait à vue d’œil. Pour Rodolphe, doué d’une vigoureuse santé, il résista.

Mais la villa ne laissait pas que d’être humide ; son parquet de terre glaise se détrempait horriblement pendant l’hiver. La dernière année, Rodolphe eut quelques atteintes de rhumatisme. Puis le lapin se faisait vieux, et son camarade l’avait plus d’une fois surpris à grelotter dans sa fourrure.

C’est alors que Rodolphe se résolut à quitter la villa pour la ville. Après deux jours de recherches, il découvrit, sur les derrières d’une grande maison mal bâtie, un petit rez-de-chaussée ouvrant sur un immense potager. Quel Éden ! {p. 14}les choux et la salade tant aimés étalaient jusque sous la fenêtre leurs vives couleurs appétissantes. Ajoutez que le loyer de ce rez-de-chaussée, infiniment plus luxueux que la cabane, ne dépasse pas sept à huit francs par mois : nous sommes à Toulouse, où il n’est pas encore question de percer des boulevards de Sébastopol — pour la plus grande joie des propriétaires !

Pour la première fois depuis cinq ans, Rodolphe Bresdin coucha dans un lit. Cette chambre, qu’il occupe encore aujourd’hui, est coupée en deux par une mauvaise cloison : d’un côté s’étend la cuisine, de l’autre l’atelier. La croisée, grâce à une visière de casquette en carton adaptée par Rodolphe, éclaire d’un jour presque favorable une table de bois blanc légèrement inclinée ; sur la table, quelques plumes s’échelonnent au-dessous d’un pot rempli d’encre de Chine. C’est là qu’il travaille, inconnu et admirable. Parfois Rodolphe interrompt le dessin commencé, pour causer avec le lapin blanc, un miracle de longévité, {p. 15}le Mathusalem des lapins. Il l’appelle : le lapin, qui trottinait par la chambre, s’arrête soudain et se met à écouter le maître en se faisant la barbe avec ses pattes. — Dans un coin, une rainette à la robe verte grimpe après un arbuscule fiché entre deux carreaux ; tout auprès, une grenouille fait la planche dans une cuvette qui joue le rôle de bassin. Le vieux lapin, cette rainette et cette grenouille, voilà toute la famille de Rodolphe. Ils sont, avec l’Art, sa seule joie et sa seule sollicitude.

Rodolphe est presque riche maintenant : avec un travail constant, il ne gagne pas moins de trente-cinq à quarante francs par mois. Qui donc a prétendu que les artistes mouraient de faim ? Loué soit Dieu ! Le propriétaire a vu par deux fois Rodolphe Bresdin faire cuire un morceau de bœuf sur quelques branches mortes ramassées dans le verger ! — L’ordinaire de l’artiste est demeuré ce qu’il était lorsque Rodolphe habitait la {p. 16}campagne : exclusivement végétal. Ce régime est-il suffisamment fortifiant ? Rodolphe a le teint blanc et rosé, il est même grassouillet, son extérieur annonce presque la santé. Extérieur menteur. De grandes faiblesses prennent souvent le pauvre diable ; une bouteille de vin et une livre de viande par semaine ne lui nuiraient peut-être pas !

Mais comment se permettrait-il ces prodigalités luculléiennes ?

Il est trop fier (j’ai déjà parlé de cette fierté pure et solide comme le diamant), il est trop digne, — je ne sais comment dire, — trop lui enfin pour discuter un prix avec l’acheteur : on l’a déjà augmenté, du reste, d’une quarantaine de sous par chef-d’œuvre. Vainement ses rares amis s’évertuent à lui répéter qu’il peut demander à vivre, sans cesser d’être honorable ; rien n’y fait. Vous vous emportez, vous tempêtez devant cette insouciance admirable et absurde, —  {p. 17}Rodolphe vous sourit doucement pour toute réponse, et vous lui serrez la main, avec une larme dans les yeux.

Ce n’est pas qu’il soit atteint d’une fausse modestie. Il a la conscience de son talent, de son génie, j’ose dire… C’est peut-être pour cela que les discussions d’argent font plus que lui répugner : il ne les comprend même pas.

Un dernier mot sur l’homme — et j’arrive à l’artiste.

Doux et bienveillant, Rodolphe cause volontiers avec les quelques personnes qui le visitent, et vous offre le plus cordialement du monde la chaise sur laquelle il était assis à votre entrée. Sa conversation, grâce à la vie tout intérieure qu’il mène, est fine et substantielle à la fois. Il a une probité de jugement, une franchise de sensation, inconnues à nous tous que la société a faussés en nous façonnant. Cette société, il ne s’en plaint pas, il ne parle point d’en « réformer les abus », quoiqu’il ait vécu autrefois avec des {p. 18}réformateurs et des Messies de toute sorte. Elle ne lui a jamais rien refusé : il ne lui a jamais rien demandé.

II.
L’artiste. §

La reproduction matérielle de la nature, si exacte que soit cette reproduction, est par elle-même impuissante à éveiller en nous l’émotion poétique qui doit naître de la contemplation d’une œuvre d’art. Demandez plutôt à la photographie. Les photographes ont pris les plus merveilleux points de vue de l’univers, les paysages les plus pittoresques et les plus grandioses ont posé pour eux ; — il semble que la peinture soit vaincue et qu’elle n’ait plus qu’à s’exiler dans quelque bourgade encore barbare, en compagnie de l’antique diligence de nos pères. Mais, s’il en est ainsi, d’où vient donc qu’on s’arrête devant les travaux {p. 19}photographiques avec curiosité toujours, avec admiration quelquefois, mais qu’on n’est jamais impressionné ; tandis qu’un paysage réel (le moins compliqué) un coin de verdure, un arbre, un ruisseau, nous fait rêver des heures entières ?

La photographie ne rendrait-elle pas complètement le paysage ? Le paysage lui échappe en effet par un de ses côtés.

La nature contient un élément poétique, puisque l’âme est remuée, puisque notre cœur se trouble, puisque notre esprit devient songeur aux spectacles qu’elle nous offre. Mais cet élément poétique — ceci est de toute évidence — ne peut être saisi par les quelques morceaux de bois et de cuivre qui s’appellent un instrument photographique ; partant, l’instrument ne le reproduira point. Et cependant, pour que la nature nous apparaisse dans son entière vérité, son élément poétique doit nécessairement être reproduit. Ce n’est, pas assez, pour cette tâche, d’un objectif plus ou moins perfectionné ! il faut davantage, il faut une {p. 20}intelligence, il faut un artiste ! l’artiste, qui, mêlant son âme à l’âme des bois et des fleuves, peut seul — ce mystérieux hymen accompli — évoquer sur la toile leurs poésies intimes. C’est la gloire de l’artiste de ne pas reproduire seulement, mais d’interpréter. — L’interprétation peut varier à l’infini, elle restera toujours vraie : celui-ci reçoit de la vue d’un paysage une impression mélancolique ; cet autre, devant le même paysage, sent palpiter en lui une émotion joyeuse. L’interprétation sera diverse. Qu’importe ? Les deux artistes (la nature, comme l’homme, a plus d’un aspect intérieur) nous en donneront-ils moins le paysage tel qu’il est réellement, le paysage vivant que la photographie et le réalisme pur ne nous donneront pas ?

Donc, sous peine de froisser l’art dans un de ses principes les plus susceptibles, ne séparons jamais la forme de l’idée. C’est dire assez que les idéalistes, qui ne s’inquiètent nullement de la forme, et les réalistes, qui s’en contentent, qui ne {p. 21}voient dans la nature que des contours plus ou moins fermes, plus ou moins vagues, des masses plus ou moins éclairées, sont également en dehors de la vérité artistique. C’est expliquer pourquoi les réalistes sont forcément des coloristes — incomplets assurément, — et pourquoi les idéalistes (Overbeck et son école, Cornélius lui-même) ne le sont pas et ne peuvent pas l’être.

Ne demandez pas à Rodolphe Bresdin s’il est idéaliste ou réaliste. Il vous tournerait le dos en riant.

Romantique comme Albert Dürer et Rembrandt, Rodolphe Bresdin est exact et minutieux comme Van Eyck : il a de Rembrandt le sentiment mystique et les éblouissements prodigieux de lumière ; d’Albert Dürer, la rêverie profonde ; de Van Eyck, la science passionnée du détail. J’en veux pour preuve sa Sainte Famille :

Par un jour de sabbat, saint Joseph et la Vierge Marie sont allés promener l’enfant Jésus. Nous sommes en pleine campagne ; fatigués, les divins {p. 22}promeneurs viennent de s’asseoir au bord d’un torrent dont les rives s’ébouriffent d’excroissances bizarres. Sur leurs têtes un superbe chêne (nous étudierons tout à l’heure ce chêne d’une merveilleuse exécution) verse la fraîcheur qui, montant du torrent, s’est infiltrée dans le branchage. On entrevoit à l’arrière-plan, au milieu des arbres, une ville orientale (Bethléem sans doute) avec ses fortifications crénelées. — Pour le moment, Joseph est fort occupé à tresser une couronne de fleurs sauvages pour amuser le petit Jésus : ce détail familier, avec de tels personnages, n’est-ce pas là une idée touchante et hardie ? L’exécution du groupe sacré, on s’en aperçoit facilement, n’a pourtant pas préoccupé l’artiste ; ce n’est pas ce groupe qui attachera votre attention. La Sainte Famille ne me semble ici qu’une enseigne : par elle le public est averti que l’artiste veut le frapper d’une impression mystique. Puisque ce n’est pas à l’aide des personnages eux-mêmes, comment et par quoi arrivera-t-il {p. 23}à produire cette impression ? Par l’arbre dont j’ai déjà parlé, par ce chêne où le dessinateur a jeté tout un monde de poésie religieuse. Quelle forme ! et avec quelle profusion l’idée flotte sur cette forme !

Quatre ou cinq grandes branches vigoureuses s’élancent d’un tronc puissant, et, à mesure qu’elles montent, mille rameaux en jaillissent qui montent à leur tour, ou qui se tordent et se roulent convulsivement sur eux-mêmes, comme désespérés de ne pouvoir — à l’exemple de leurs frères — atteindre les hauteurs. C’est partout un emmêlement, un entrecroisement merveilleux comme le songe, logique comme la vérité. Jamais plus fin talent d’observation ne fut au service d’une imagination plus puissante. Les plus minces détails — quelle petite chose n’est intéressante dans la nature ? — sont rendus, l’arbre est analysé avec une admirable science ; et pourtant l’infinité des détails ne nuit pas à la masse imposante du chêne. Et quelle lumière ! comme elle se joue {p. 24}à travers cette multitude de branches défeuillées par l’automne, et comme elle met en valeur les moindres ramilles ! Parfois il vous semble entrevoir ces figures étranges, ces monstres, que l’œil devine dans les arbres réels. Mais cet effet mystérieux et féerique, Rodolphe Bresdin ne l’obtient pas aux dépens de l’exactitude de l’arbre : c’est au contraire parce que l’arbre est vrai, puissamment vrai, que l’élément fantastique qui y est contenu se dégage sous la lumière, — se dégage naturellement, si l’on peut s’exprimer ainsi.

Le ciel d’où tombe cette lumière est un ciel d’automne pâle et froid, dont la pâleur s’interrompt par intervalles de nuages sombres.

J’ai dit plus haut que Rodolphe Bresdin est exact et minutieux comme Van Eyck. Étudiez cette Sainte Famille, vous y verrez qu’à l’exemple du peintre flamand, il pousse sa sollicitude des détails jusque sur les plans les plus éloignés, mais, je le répète, sans que le paysage se morcelle et s’éparpille : tout en gardant son individualité, {p. 25}chaque détail vient s’y rattacher à l’ensemble, — l’analyse vient s’y fondre dans la synthèse.

Je ne crois pas qu’on trouvât — en feuilletant l’œuvre des Allemands — beaucoup d’eaux-fortes d’un effet aussi terrifiant que la Comédie de la Mort. Je ne sais ce qu’on doit le plus admirer ici, de la composition ou de l’exécution :

La Mort va travailler. À son approche, la nature a peur ; l’homme et la bête cherchent, pour s’y enfouir, les profondeurs les plus cachées des bois inaccessibles Le lapin effaré s’enfuit à toutes pattes vers son clapier, à travers ronces et broussailles… L’oiseau inquiet, perché sur le bord de son nid effondré que le vent de la destruction a jeté à bas de l’arbre, semble l’écouter venir. Tout auprès, un vieux singe, repliant ses deux genoux et plongeant ses bras entre ses deux genoux, s’étudie à se faire petit, petit, dans l’espérance que la mort ne le verra pas. Les chats-huants eux-mêmes, l’orfraie, la chouette, toute la {p. 26}bande des oiseaux funèbres, stupéfiés, se retiennent de leurs griffes aux branches des arbres pour ne pas tomber… Une chauve-souris, qui s’entêtait à voler, sent tout à coup ses ailes se détendre, et va sombrer dans une mare. — Par terre sont éparpillés des crânes et des carcasses de squelettes. — Le dos appuyé contre un vieux tronc, les bras pendants, un homme regarde vaguement devant lui d’un œil hébété par la lourde ivresse de la mort ; un autre serre sa tête dans ses deux mains pour ne rien voir. L’horreur et l’atonie du désespoir partout. En vain le Christ montre du doigt le ciel. Aussi insensible que la nature mourante, l’homme mourant ne voit pas le Christ ; la créature expirera sans une prière, sans une élévation d’âme : la Mort a tué jusqu’à l’espérance ! À ce spectacle, un groupe de diables, qui observe tout d’un coin de la scène, se tord de rire et s’essaye à des gambades ironiques. C’en est fait, le Christ sera vaincu aujourd’hui. Deux squelettes triomphants, plantés chacun {p. 27}sur un arbre mort, élèvent en l’air leurs bras joyeux, et se préparent à entonner l’Hosanna de la destruction !

Telle est à peu près la composition. Je dis à peu près, car analyser tous les détails est impossible. — Quant à l’exécution, je ne puis — et nul ne m’accusera d’hyperbole — l’imaginer plus vigoureuse et plus savante. Tout, depuis les trois arbres morts jusqu’au squelette, révèle cette science inouïe d’observation que j’ai déjà signalée ; tout, depuis l’homme affaissé et les diables guillerets jusqu’à cette chauve-souris qui se noie, tout porte l’empreinte d’une merveilleuse habileté de main autant que d’une pensée philosophique profonde. Mais ici, comme dans la Sainte Famille, mon admiration est surtout pour les trois arbres. Je ne sais si les maîtres allemands ont jamais surpassé cette puissance dans cette exactitude.

Si je ne vous parle que de la Sainte Famille et de la Comédie de la Mort, lorsque Rodolphe {p. 28}Bresdin a produit tant d’autres œuvres remarquables, hélas ! c’est que je n’ai que ces deux dessins en ma possession. Où sont les autres ? où les retrouver ? Lui-même, lui en reste-t-il quelques-uns dans la foule ? Je me rappelle pourtant (et je vais terminer par là), mais trop vaguement pour la décrire avec détail, une très belle composition intitulée le Char gaulois : — Les compagnons du brenn, l’haleine encore essoufflée par le dernier combat, se remettent en marche, fuyant les émanations pestilentielles du champ de bataille. Ils emmènent avec eux leurs femmes et leurs enfants. Un chariot immense porte entassés pêle-mêle les blessés, les mères et les petits suspendus aux mamelles des mères. Les bœufs attelés au chariot et les guerriers qui poussent à bras les roues de derrière sont surtout d’une allure et d’une structure incomparables. — Les expressions superlatives reviennent sous ma plume avec une monotonie fatigante, je m’en aperçois bien, mais est-ce ma faute si (allons ! je récidive) Bresdin est un maître-artiste ?

{p. 29}J’ai fini.

Lorsqu’un talent aussi rare est ignoré, n’est-ce pas un devoir pour le premier qu’un hasard amène sur le seuil désert de l’artiste d’ouvrir sa porte toute grande aux admirations publiques ? Et, si l’artiste reste inconnu par sa faute, s’il se cache de parti pris, n’avons-nous pas le droit d’entrer violemment dans son obscurité ? Hélas ! les dieux ne sont pas gênés dans nos Panthéons !

Rodolphe Bresdin lira-t-il ces pages ? S’il les lit, tant pis pour moi. Il pourrait bien m’arriver ce qui arriva à certain journaliste de Toulouse. Ce journaliste, ayant vu je ne sais quel dessin de Rodolphe, écrivit sur lui quelques lignes fort élogieuses dans un journal de la ville. Le bruit de cette petite apothéose vient aux oreilles de l’artiste. Vite Rodolphe passe un paletot, prend sa canne et va trouver son panégyriste.

« Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis de faire publiquement mon éloge. Or, je vous {p. 30}connais pour un sacripant ! Que cela ne vous arrive plus. »

Et il sortit. — Vous reconnaissez à ce trait l’homme droit jusqu’à la brutalité que je vous ai présenté en commençant.

Je suis cependant à peu près rassuré sur les suites de mon article. D’abord, je ne passe pas auprès de mes amis pour un sacripant ; et puis… quand même je mériterais la corde, je ne me crois pas davantage exposé à la mésaventure du journaliste toulousain : où Rodolphe trouverait-il les quatre-vingts francs indispensables pour faire, avec son lapin, les deux cent-cinquante lieues qui séparent Toulouse de Paris ?

{p. 31}

Une préface abandonnée §

{p. 33}Il est mort, laissant une préface.

Cette préface abandonnée me navre.

Il me semble voir une maison dont le vestibule seul aurait été achevé. Au-delà du vestibule, rien : des murs tristes et nus, condamnés à {p. 34}espérer éternellement les rouleaux de papier peint qui gisent à terre, dans l’embrasure d’une fenêtre, — d’une fenêtre sans carreaux ! Sur les portes non vernies, des trumeaux vides, où l’araignée pend déjà son hamac, et qui attendront vainement le pinceau, — le pinceau au bout duquel la couleur, fraîchement broyée, sèche et se cristallise !

Il est mort, laissant une préface.

N’apercevez-vous pas, dans ce vestibule, comme des formes raides à l’attitude contrariée ? Ce sont les héros du roman… Ils avaient fini de s’ajuster, — ils étaient prêts, — ils avançaient déjà le pied pour faire la révérence en entrant dans ce salon — qui n’existe pas ! Et voilà qu’ils se sont brusquement arrêtés. Ils demeureront toujours ainsi, immobiles et debout, la bouche {p. 35}entrouverte comme pour laisser échapper une parole qui ne sortira point — devant une porte qui restera inflexiblement fermée !

Il est mort, laissant une préface.

Mais je fais de la mélancolie Un réaliste comparerait tout bonnement, s’il la comparait à quelque chose, cette préface à un portier qui n’a pas de locataires.

Il est mort, laissant une préface.

Si quelque auteur sans ouvrage allait adopter cette préface et la marier à un roman selon son cœur… Notre-Dame-d’Étretat, priez pour Alphonse Karr !

{p. 36}

Il est mort, laissant une préface.

Je l’ai recueillie par commisération, et je la dépose aujourd’hui dans le tour de la publicité.

! ¡ !
SOUS UN CATALPA
——

PRÉFACE.
À L’ILLUSTRE ALPHONSE KARR,
romancier retiré
Présentement horticulteur à Nice,

Monsieur,

Vous avez inventé le Roman à digressions et une variété de roses, la Rose Karr. Je ne connais pas la rose qu’on a baptisée de votre nom ; je ne sais si l’Académie d’horticulture a enregistré votre rose au nombre des roses officielles, et si Vilmorin lui a donné la consécration de son catalogue.

{p. 37}Mais, — pour le Roman à digressions, — je le connais, lui. Oh ! ne craignez rien. Je ne jetterai pas, à ce propos, de pierres dans votre jardin… de Nice, au risque d’écraser vos hortensias et d’émousser votre bêche d’acier fin.

J’aime vos livres, je vous lis et je vous relis ; je vous relis, parce que le bon sens et l’esprit coulent tout ensemble de votre plume, et que votre scepticisme est traversé et comme amolli — par moments — des tristesses du sentiment vrai.

Et je vous ai tant lu et tant aimé, cher écrivain, que je dois vous faire expier le plaisir que vous m’avez donné. C’est la logique humaine.

Hugo, sans doute, fut désagréablement affecté quand Baudelaire lui présenta son bouquet des Fleurs du mal. Il se fâcha tout rouge peut-être… Et pourtant !… il est facile de prouver que, si Hugo n’avait point écrit Hernani, Baudelaire n’aurait pas fait des queues de six heures devant la Porte-Saint-Martin pour entendre le chef-d’œuvre ; si Baudelaire n’avait pas fait queue, il ne serait point entré ; et, s’il n’était pas entré, il n’aurait pas entendu. Hélas ! Baudelaire entra, et, tout grisé du vin capiteux des métaphores romantiques, il se glissa dans le cabinet des accessoires, et emporta sous son paletot le sombrero de Hernani.

{p. 38}Et voilà qu’on l’a vu se promenant par la littérature, avec le sombrero sur la tête. Mais il l’a si traîtreusement déformé, il l’a tant et tant de fois jeté en l’air, que le sombrero en est tout grotesquement bossué ; il a roulé à l’entour tant de rubans ridicules, il en a tourmenté les bords d’une telle façon, que le grave couvre-chef du conspirateur est devenu un chapeau d’arlequin.

Vous voyez bien. Il est clair que, si Hernani n’avait pas eu de sombrero, Baudelaire ne l’aurait pas volé et réduit en ce piteux état.

Sans Hugo, peut-être Baudelaire aurait dit ses prières devant le Lycée de M. de La Harpe et collaboré à Ninus II avec M. Brifaut. Peut-être le Courrier de Paris imprimerait-il ses tragédies ! — Après cela, je trouverais Hugo bien osé de ne pas faire relier les Fleurs du mal en cuir de Cordoue, gaufré et ornementé1.

{p. 39}Eh bien ! mon pauvre grand écrivain, votre Baudelaire à vous est venu ! c’est le sort commun. Quel est l’illustre qui n’a pas eu un Baudelaire dans sa vie ? « Quel est le sourire qui n’a pas eu sa grimace ? »

Vous avez les cheveux taillés en brosse, — je me suis fait raser la tête à fleur de crâne ;

Chaque matin, — dans votre parterre de Nice, — vous versez, du col de votre arrosoir vert, de fraîches ondées sur vos géraniums assoiffés ; — moi, qui n’ai pas de jardin, j’ai mis un arrosoir sur ma cheminée, en guise de pendule ;

Portez-vous des pantalons collants ou des pantalons à la hussarde ? Je m’informerai. Si vous avez des prédilections pour le pantalon collant, je mettrai un maillot ; si, au contraire, vous nourrissez des préférences pour le pantalon à la hussarde, je n’hésiterai pas à passer un jupon.

Je vous exagérerai, vous et vos ouvrages :

Vos romans me représentent un salon avec un fauteuil au milieu. Cinq ou six tabourets subalternes sont rangés autour du fauteuil.

Vous êtes dans le fauteuil, vos personnages sont juchés sur les tabourets. Sur l’un des tabourets, un jeune homme fume invariablement dans une pipe de porcelaine {p. 40}auprès d’une jeune fille qui égrène, grain à grain et d’un air distrait, le chapelet du sentiment. Le reste des tabourets est occupé par quelques autres personnes de sexe et d’habitudes divers, mais généralement en âge — de ne plus se marier. Toutes les oreilles, tous les yeux sont tendus vers l’homme du fauteuil : vous causez ! Et, comme vous êtes un causeur philosophe et spirituel, c’est à peine si le jeune homme et la jeune fille songent à s’esquiver, — le temps d’aller cueillir un wergiss-mein-nicht au bord de l’étang qui dort sous les fenêtres. Sortent-ils, ils rentrent bien vite et bien vite ils remontent sur leur tabouret. Puis personne ne bouge plus.

Vous leur dites si bien et si longuement (jamais trop longuement pour moi) les dangers, les passions, les déceptions de la vie, — avec les diverses manières de cultiver les tulipes, qu’ils n’ont presque plus le temps de courir des dangers, d’avoir des passions, de subir des déceptions — et d’arroser leurs tulipes.

Il est vrai, les imbéciles diront que vos digressions sont des pierres dont vous accotez à chaque instant, avec une espièglerie irritante, les roues de l’action ; que vos personnages feraient peut-être bien de marcher, au lieu de rester assis ; qu’au total, vos romans ne sont pas {p. 41}des romans. Ils soutiendront que vous êtes en dehors du genre et vous liront le règlement ! Laissez dire les imbéciles. Si les imbéciles étaient de l’avis des gens d’esprit, il ne vaudrait pas la peine d’être un homme spirituel.

Malgré eux, cher écrivain, vos livres sont bien et dûment des romans, par la seule raison que vous avez collé cette étiquette sur la couverture, — et les meilleurs que je connaisse, puisque j’ai vu pleurer ma maîtresse en lisant Sous les tilleuls.

Ils auront beau vous renvoyer à l’école — apprendre la grammaire de l’intrigue, à côté du petit Ponson du Terrail et du petit La Landelle, ils ne savent ce qu’ils disent.

Donc, en dépit des imbéciles, vous êtes le dieu du roman. Et je voudrais bien être votre prophète. Mais je trouve infiniment plus facile d’être votre Baudelaire, c’est-à-dire votre charge. Je sais bien que mes personnages bâilleront à m’écouter ; ils auront des envies folles de s’en aller cueillir des wergiss-mein-nicht, et de ne plus rentrer ! mais je les maintiendrai sur leurs tabourets jusqu’au dénouement, — et, je vous le jure, ils agiront encore moins que les vôtres.

…………………………………………………………………………………

{p. 42}Cela dit, pour vous montrer le danger qu’il y a à publier de bonnes et belles pages, quand elles peuvent tomber aux mains d’un fanatique comme moi, qui n’ai rien de plus pressé que d’écrire sur le verso,

Ô Karr, pardonnez-moi ! j’ai fait vœu d’acheter — avec les tas d’or que me rapportera ce roman — une terrine de réséda. Et, de même que vous avez écrit le Voyage autour de mon jardin, j’écrirai un jour le Voyage autour de ma terrine.

Personnages, à vos tabourets !

Adieu, cher écrivain ; que vos orangers de Nice vous consolent de mes romans !…

! ¡ !

Il est mort, laissant une préface.

Ah ! si Champfleury pouvait contempler — comme moi — la dernière ligne de ce manuscrit, {p. 43}où la mort n’a pas laissé le temps de jeter le point final, certes son œil deviendrait morne et s’humecterait… peut-être même ferait-il une Méditation lamartinienne, en songeant que les réalistes de ce bas monde ne sont que vanité !

Il est mort, laissant une préface.

Alphonse Karr doit aller — à cloche-pied — en pèlerinage de Nice à Notre-Dame-d’Étretat.

{p. 45}

Ceux qu’on aime.
Henry Murger §

{p. 47}

I §

Il est certains ouvrages qui, la lecture achevée, vous laissent au cœur une sorte de désir dont on ne se rend pas bien compte. Vous venez de poser le livre sur le guéridon ; les dernières pages, encore moites de votre haleine, se rabattent peu à peu, les unes après les autres, — comme pour vous dire adieu. La couverture jaune ou bleue s’affaisse à son tour… Tout est bien fini. Qu’avez-vous donc, Madame, pour ne pas reprendre {p. 48}votre broderie ? Et vous, Monsieur, que tardez-vous à faire sauter la bande du journal nouvellement apporté ? On dirait que vous attendez. Votre regard pensif s’arrête vaguement sur le volume ; — il le quitte, puis il revient… Oui, quelque chose ou quelqu’un vous manque. Vous voudriez avoir l’auteur là, auprès de vous, assis au coin de la cheminée, pour le remercier et lui serrer la main.

Henry Murger est un de ces écrivains qui se font aimer. On voit si bien, à travers sa phrase émue, qu’il a souffert toutes ces douleurs, tressailli de toutes ces joies, combattu toutes ces luttes ! On sent si bien, aux palpitations de sa pensée, qu’il a poursuivi d’une course haletante tous ces rêves et toutes ces espérances ! Il y a telle page où vous pouvez dire hardiment : « Ici la plume a tremblé, — et le mot que voilà a été mouillé d’une larme. »

Avez-vous jamais rencontré Murger ? même aux heures de sa gaieté, son œil noir garde une {p. 49}mélancolie résignée qui vous expliquera son œuvre. Il a été le Balzac du monde des artistes, — non pas le Balzac impassible de la Comédie humaine, voyant et n’éprouvant pas, — mais un Balzac miséricordieux. Comme l’autre, il va droit à la réalité ; il l’interroge avec persistance, mais ce n’est qu’en tremblant qu’il sténographié ses réponses souvent si poignantes. Comme l’autre, il enfonce si bas le scalpel investigateur que les fibres les plus intimes et les plus profondes saillissent à nu et saignent sous l’instrument. Mais observez la physionomie de l’opérateur : un frissonnement vient de rompre le calme de ses traits. Il a reconnu chacune de ces blessures, toutes ont chez lui une cicatrice correspondante. La sensibilité de Murger est vraiment exquise ; sa sympathie, toujours en éveil, est universelle. Comme vous savez, l’auteur de la Vie de Bohême est chasseur. Mais il a d’étranges façons de comprendre l’art de M. d’Houdetot : plus d’une fois, lorsqu’un lapin lui est parti entre les jambes, {p. 50}Murger a retenu son doigt sur la détente du fusil, et la bête de s’enfuir sous le regard souriant de ce Nemrod original. Au lieu de tirer, Murger songe que le lapereau a peut-être une Mimi qui occupe les attentes du rendez-vous à se lustrer le museau de sa patte — au bord du clapier. Ce serait cruauté que de faire manquer l’heure à Rodolphe. Et le brave homme d’écrivain rentre au logis — le carnier vide, l’esprit rêveur — et suspend au clou sa cartouchière, en se disant qu’il est mieux de faire le bonheur des lapins que de les manger en civet.

II §

La Vie de Bohême m’offre une belle occasion de faire de l’indignation contre les autobiographies modernes. Mais à quoi bon ? Je n’égalerais jamais M. Saint-Marc Girardin, qui a brûlé en Sorbonne tant d’hérétiques littéraires, et qui dressa — vers 1856 ou 1857 un autodafé spécial {p. 51}pour les Calvin et les Jean Huss de l’autobiographie. Cela vint, je crois, à propos de V. Hugo, lequel était venu à propos de J.-B. Rousseau. La poésie personnelle, qui n’est autre chose que l’autobiographie en vers, fut traitée selon ses mérites en ce jour mémorable. Encore aujourd’hui, il me semble voir flamber les périodes vengeresses dont le Torquemada de rhétorique avivait le feu sacré. De quels sourires, de quelles ironies brûlantes il marquait à l’épaule, avant de les livrer aux flammes, ces effrontés qui étalent leur propre cœur en montre dans une ode ou dans une élégie ; ces innovateurs sacrilèges, échappés de la tradition, qui, au lieu d’écrire : « Voilà ce qu’éprouve Pierre ou Jacques » écrivent : « Voilà ce que j’éprouve moi-même ! »

Si je ne partage pas l’intolérance de M. Saint-Marc à l’endroit des autobiographies, je ne lui fais pas un crime de cette intolérance : le Haut Enseignement l’exige ! Mais moi, qui ne suis pas obligé d’apprendre par cœur le dogme dans le {p. 52}Catéchisme universitaire, moi qui ne suis pas même maître d’études, j’ai le droit d’apercevoir sous les passions et les doutes qui ont arraché à Musset, Byron, Hugo, des confessions navrantes, le roman moral de toute une génération, — et de le dire hautement. J’ai le droit de reconnaître ; dans l’Odyssée personnelle d’Henry Murger, le journal fidèle de tous les jeunes gens qui gravissent les âpres et dures montées de l’art — et d’imprimer mon avis. Ma toque professorale ne branlera pas d’indignation sur ma tête, puisque je n’ai pas de toque.

La question, entre les amis et les ennemis de l’autobiographie, peut se réduire à ceci : les uns veulent que le musicien qui nous enivre de ses mélodies joue derrière un paravent de carton ; il doit rester invisible, sous peine de n’être plus qu’un histrion. C’est là l’opinion de M. Saint-Marc. — Les autres préfèrent voir l’homme et l’artiste tout à la fois, et si l’âme de l’instrument se réfléchit dans sa physionomie, leur émotion {p. 53}en est doublée. Je pense comme ces derniers.

Pourtant, je ne prétends pas défendre tous les autobiographes. Il y a autobiographie et autobiographie. L’autobiographie est haïssable quand elle est un prétexte :

Pour la vanité — à faire la roue en public ;

Pour le cynisme — à se poser devant la foule, avec le cortège crotté de ses turpitudes ;

Pour la malveillance. — à affubler d’anciens amis de rôles odieux ou ridicules.

Qui osera dire que c’est là le cas de Murger ?

Allons ! Monsieur Saint-Marc, faites-nous une leçon de critique morale sur Lui, Elle et Lui — et Eux tous, et Elles toutes ! À la bonne heure. Nous vous applaudirons des pieds et des mains, et nous vous rappellerons après le cours.

III §

Les différentes parties de l’œuvre de Balzac sont reliées entre elles par ce titre synthétique : {p. 54}La Comédie humaine. De même, l’œuvre plus restreint de Murger peut se ranger tout entier sous celui-ci : Scènes de la vie de Bohême. Les Vacances de Camille, les Buveurs d’eau, le Pays latin, le Bonhomme Jadis, etc., ne sont que les chapitres du même livre, les développements épisodiques de la même idée. J’excepte le Roman de toutes les femmes, dont je reparlerai.

J’en viens, par une pente toute naturelle, à songer que Balzac, lui aussi, a consacré deux tableaux de son drame universel à la Bohême littéraire.

1er Tableau. — La Bohême travailleuse, complètement absorbée dans sa tâche ; celle qu’on trouve échelonnée, la tête entre ses mains, le long des tables de la bibliothèque Sainte-Geneviève, où elle use ses coudes luisants ; — La Bohême silencieuse et recueillie, fuyant les réunions aux expansions bruyantes ; la Bohême vivant par le cerveau et guère par le cœur, n’ayant pas de maîtresses, — peut-être par sagesse et {p. 55}par principes, mais peut-être aussi parce que le sens de l’amour lui manque ; ne se passant aucune faiblesse, mais impitoyable encore pour celles d’autrui. Les personnages de ce côté, que j’appellerais volontiers les bénédictins de la Bohême, peuvent se résumer dans un type : d’Arthez.

2e Tableau. — La Bohême sans dignité dans sa conduite et sans hauteur dans ses idées ; — la Bohême soupant tous les soirs, et ne se levant du souper, si elle se lève, qu’ivre et chancelante ; écrivant à la hâte de petits articles pour de petits journaux malsains, sur les genoux d’une danseuse, et invoquant la chaste muse dans les coulisses des théâtres ; faisant de l’art un moyen comme la première en fait un piédestal ; n’ayant pas de maîtresses (toujours comme la première), mais des intrigues d’une nuit, dont elle est souvent lasse avant que le matin soit venu. Lousteau est l’incarnation de ce monde-là.

On le voit, Balzac est allé chercher ses modèles {p. 56}aux deux extrémités de la Bohême. Il a complètement négligé le milieu. Aussi sa peinture n’est-elle vraie qu’à la manière des exceptions, et les exceptions ne sont pas sympathiques, parce qu’elles ne sont pas humaines. — Si Lousteau est un vaurien méprisable, et d’Arthez un travailleur que nous respectons infiniment, nous ne sommes pas plus attirés par l’un que par l’autre. Si Lousteau laisse flotter à tous les vents du vice son existence débraillée, d’Arthez se boutonne dans sa morgue et dans son pédantisme. Attendez-vous, quand il portera sa dernière chemise au mont-de-piété, à l’entendre s’écrier dans une attitude théâtrale : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » Lousteau voit tout le monde — et tous les mondes ; d’Arthez ne se réunit qu’à quelques amis triés, mais ces réunions sont un cénacle. Le mot, qui est de Balzac, accuse fortement la raideur et la pose chez ces Catons de vingt ans dont la tête a tué le cœur.

C’est dans le milieu, dans la généralité négligée {p. 57}par Balzac, que Murger a choisi ses personnages. Schaunard, Rodolphe, Marcel, Colline, ne sont ni des d’Arthez, ni des Lousteau, ni des héros de tragédies romaines, ni-des sacripants de boudoir. — Ils pensent et ils sentent, ils sentent surtout. Ils ont des maîtresses qu’ils aiment sincèrement, sinon avec constance ; — forcés de se battre continuellement avec la nécessité, ils ne trouvent pas là un motif suffisant de mettre leur conscience aux enchères comme Lousteau, ou de draper « leur gueuserie avec leur arrogance » comme d’Arthez. Ils ne se baissent pas au niveau de toutes les bassesses, ils ne se haussent pas non plus orgueilleusement sur les talons de leurs bottes éculées.

Pour le travail, ils travaillent à leurs heures. Vous ne les voyez pas sans cesse occupés à se comprimer le front pour en faire sortir, à force de méditation, des idées avant terme. Ils laissent le plus souvent flâner leur esprit, — ils rêvent. Et ce n’est pas du temps perdu : la rêverie {p. 58}est un travail latent qui, pour s’accomplir à l’insu de l’artiste, n’en féconde pas moins son cerveau. Vienne la réflexion maintenant ! le terrain est gras et fumé, — elle n’a qu’à le labourer.

Ce sont bien des artistes, ceux-là, ce sont bien des jeunes gens. Regardez-les : navigateurs hardis, fraternellement groupés sur un radeau aux planches mal jointes, sans vivres pour le lendemain ! ils voguent gaiement à l’avenir inconnu, répondant par des calembours aux bourrasques du destin ; si l’un d’entre eux vient à faiblir et pleure, les autres lui montrent du doigt — à travers la brume — la maison Hachette…, l’Académie royale de musique… ou le palais de l’Exposition… Et, dans le lointain, le dôme de l’Institut, visible à peine, apparaît par intervalles. Nargue aux mauvais conseils du découragement ! la chanson est revenue avec l’espérance. Je les aime riant, je les aime pleurant, je les aime naïfs et railleurs, ces artistes. Ils tiennent {p. 59}à la nature humaine par toutes ses douloureuses faiblesses et par toutes ses passions élevées. Soyez sûrs qu’ils seront habiles un jour à nous les représenter.

Tels sont les personnages de Murger, sympathiques et profondément vrais.

Bien des gens n’apercevront pas, derrière cette insouciance des dehors, la dignité intérieure ; bien des gens ne sauront pas voir, dans les mystificateurs du café Momus, cette vivacité et cet imprévu de l’esprit qui feront plus tard l’originalité de l’œuvre de l’artiste. — Le chef de bureau décoré qui économise sur les robes de sa femme et l’éducation de ses enfants pour entretenir discrètement une drôlesse à un petit théâtre, le magistrat cravaté de blanc qui vit en concubinage réglé avec sa cuisinière, crieront au scandale ! ils tireront pudiquement le rideau devant leurs fenêtres quand MM. Rodolphe et Marcel passeront dans la rue, — chemises bouffantes, nez et foulards au vent, — en compagnie {p. 60}de mesdemoiselles Musette et Mimi, qui portent leur bonnet de travers — quand elles ont un bonnet !

« Ce sont de vrais bandits ! Ils n’ont pas d’ordre. ». D’accord. Ils dépensent d’un coup, dans un souper joyeux ou dans l’achat d’une vieille toile, le rare bank-note qui s’échappe pour eux du portefeuille de la Providence. Je pense, comme vous, qu’il serait plus sage de distribuer la somme, étapes par étapes, tout le long du mois ; — mais ils manquent entièrement du sens pratique. Et est-ce réellement un mal ? Ne vous arrêtez pas aux effets ; remontez aux causes, et vous conclurez que le sens artistique a tout envahi, a pris toute la place. Leur bien-être et vos convenances y perdent ; — qui sait ? l’art y gagne peut-être. Puis, cette insouciance innée de l’argent a son bon côté : ils ne comptent pas avec eux-mêmes, ce m’est un garant qu’ils ne compteront pas avec leurs amis. Depuis que cet excellent Colline est en bons termes avec la fortune ; {p. 61}depuis qu’il peut s’écrier : “ Et moi aussi, je suis créancier ! » il n’a pas fait pratiquer, soyez-en sûrs, une seule saisie chez son débiteur insolvable. L’ordre contient l’avarice, et la prodigalité contient la générosité, — dirait sentencieusement le philosophe hyperphysique.

Je suis loin de vouloir soutenir qu’on ne peut être à la fois hommes de lettre et homme d’ordre, — que les hasards de l’amour libre sont plus favorables que le mariage aux créations de l’esprit, que l’art enfin se trouve mal assis au foyer domestique et mal couché sur le lit conjugal. Non. J’aime l’intérieur allemand de Mozart et le ménage bourgeois de Corneille. Mais dans les circonstances et dans l’époque où sont jetés les personnages de Murger, cette médiocrité tranquille et rangée, qu’ils envient peut-être, ils ne peuvent guère y atteindre. Et la faute n’en est-elle pas à vous, ô vigilants gardes du corps de la Bonne tenue et des Convenances ? Vous vous étonnez bien haut qu’ils n’épousent pas comme {p. 62}vous, qu’ils n’aient pas un pot au feu comme vous, qu’ils ne se tiennent pas dans les exigences sociales comme vous ! Mais lequel d’entre vous veut donner sa demoiselle à cet être inutile et paresseux qu’on appelle un artiste ? lequel offre au vagabond une chaise à la table de famille ? Vous leur fermez la porte au nez, — et vous leur demandez gravement pourquoi ils n’entrent pas ! Quelle est cette plaisanterie ? Vous leur refusez les moyens d’aimer légalement et pour la vie, vous n’avez pas le droit de les blâmer d’aimer en dehors des lois et au jour le jour. Un tout petit peu d’impartialité, s’il vous plaît ! Ce n’est pas au nom de la fantaisie, c’est au nom du bon sens (qui vous est si cher, dites-vous) que je vous le demande.

IV §

On a infligé, bien légèrement selon moi, la qualification de réaliste à Murger. Il serait temps cependant de s’entendre sur la portée exacte {p. 63}de cette expression. Je crois inutile d’attendre le bon plaisir du Dictionnaire de l’Académie, qui se hâtera sans doute de définir le mot quand la chose n’existera plus.

À consulter la terminologie, le réalisme consisterait à représenter des sentiments vrais et des mœurs vraies. Prenons-y garde : à ce compte, Shakespeare serait un réaliste. Qu’est-ce donc que le Réalisme ? Un barbarisme contemporain qui veut dire… Si vous voulez des renseignements précis, allons ensemble à Cette échoppe aux vitres poussiéreuses qui se dresse là-bas avec de faux airs de temple. Nous y sommes. Soulevez le loquet.

— Pardon, monsieur Champfleury, auriez-vous l’extrême obligeance de nous dire ce que c’est que le Réalisme ?

— Le Réalisme, c’est moi !

— J’en suis persuadé ; mais soyez plus explicite, je vous prie.

— Quand je vous dis que le Réalisme, c’est {p. 64}moi !!! Hors de moi, il n’y a que perdition et idéal ! »

Puisque M. Champfleury refuse d’ouvrir sa cassette aux procédés, nous ferons sauter la serrure.

M. Champfleury travaille principalement, — comme tous ses confrères de la littérature, — sur le sentiment de l’amour. C’est là un sentiment fort élevé, et même entaché quelque peu de poésie. — Il s’agit de l’accommoder à la façon réaliste. Rien de plus simple : prenez le petit Cupidon de cire aux pieds délicats et rosés, chaussez-le de sabots ferrés et lourds, plongez-le, la tête la première, au fond d’un baquet rempli d’eau de vaisselle ; maintenez-le quelque temps dans cette mare gluante ; vous le retirez avec de la chassie aux yeux, des détritus infects pris à sa chevelure blonde, et de la crotte aux ailes. Bien ! il ne reste plus qu’à placer le petit dieu ainsi revu, corrigé et augmenté, derrière la vitrine de la boutique. Que le public s’approche maintenant, le tour est fait : Roméo et Juliette sont devenus les Amoureux de Sainte-Périne.

{p. 65}Généralisons. Les réalistes partagent l’âme humaine par le milieu — comme une pomme ; et jetant sournoisement sous la table le quartier, succulent, ils vous offrent le plus gentiment du monde le quartier pourri, et vous disent avec un sourire : « Voyez donc les amours de petits vers qui grouillent là-dedans ! » Ce qui vous donne, pour le reste de vos dîners, l’aversion de toutes les pommes en général, et Vous êtes bien près de penser qu’elles naissent sur l’arbre toutes gâtées… à moins que vous ne regardiez sous la table : alors l’amphitryon vous paraîtra un maniaque ou un impoli, — et M. Champfleury un mauvais plaisant qui se moque de vous. Malgré lui, vous croirez encore aux pommes appétissantes et aux romans savoureux.

En résumé, et pour parler sans métaphore : Prendre le Laid de préférence au Beau ; quand on rencontre le Beau, en faire quelque chose de Laid, — voilà le procédé réaliste. — Le Laid seul est littéraire, et je suis son prophète, —  {p. 66}telle est la devise de M. Champfleury. Je ne suis pas fâché de lui rendre publiquement ici ce que la niaiserie et la mauvaise foi ont prêté si longtemps au romantisme.

Pas plus que Balzac, qui est un admirable poète (comme l’a si bien démontré M. Taine), pas plus que Balzac, père de ces ravissantes créations : Madame de Mortsauf, Eugénie Grandet, Ursule Mirouët, etc., Henry Murger n’est un réaliste. Il a représenté dans toute leur vérité les amours et les luttes de la vingtième année, mais il les a chantés en même temps. Quel souffle de poésie douce et triste agite les pages de son œuvre, à cette heure terrible où les illusions sont brutalement biffées, — comme des fautes d’orthographe, par le coup de plume de la Réalité ! Est-il besoin de citer ? Et ne vous rappelez-vous pas ces élégies navrantes qu’on appelle le Dernier rendez-vous et le Manchon de Francine ? Ces délicatesses du sentiment, Murger les prend craintivement, du bout des doigts, « comme {p. 67}chose ailée et fragile ». N’ayez crainte qu’il les froisse ; elles garderont dans sa main toute la virginité et toute la poussière de leurs nuances. Un réaliste, lui, écraserait bêtement le papillon de son pouce lourd et massif, — et il ne vous resterait plus que la chenille2.

{p. 68}

V §

J’aborde, en terminant, une question à laquelle — aujourd’hui moins que jamais — nul auteur ne peut se soustraire : la question de style.

{p. 69}Le style est le côté faible du talent d’Henry Murger.

Encore une déclaration de principes à faire ! En ce glorieux siècle de lumière, nous voyons si clair dans le sens des mots que personne n’y voit de la même façon. Si j’ai des lunettes à verres {p. 70}concaves, il y a mille à parier que mon voisin porte un binocle à verres convexes. Pas d’accord possible. Chacun se forge une définition à soi, un sens à son usage exclusif. — Je viens d’écrire : « Le style est le côté faible, etc. » Eh bien ! me voilà forcé d’expliquer ce que j’entends par le style.

Je n’ai jamais compris pourquoi on séparait l’expression en littérature de la forme en peinture, en musique, en statuaire. Tout se tient nécessairement dans l’Art. Ce sont les deux mêmes qualités qui feront le grand sculpteur, le grand peintre, le grand compositeur, — le grand écrivain : la ligne et la couleur. Si l’on se donnait la peine d’y réfléchir une minute, on éviterait bien des querelles fort bruyantes et peu concluantes.

L’écrivain a la ligne — quand l’idée naît franche et nette dans son cerveau. Alors le contour de la phrase est ferme et bien arrêté ; nulle épithète vague qui flotte dans l’intérieur ou qui déborde {p. 71}au dehors. Jules Janin n’a pas la ligne.

L’écrivain a la couleur — quand l’idée naît avec intensité dans le cerveau. Alors l’expression s’applique si vigoureusement sur la pensée qu’elle la modèle pour ainsi dire ; et l’image se déroule logiquement jusqu’au bout. La couleur manque à Jules Janin comme à M. Nisard, parce que la prodigalité de tons faux, — pas plus que l’absence complète de tons — ne fait le coloriste.

Pour moi, Théophile Gautier est le type de l’écrivain « sans reproches ». Et je le trouve fort conséquent, quoi qu’on dise, d’aimer d’un amour égal Ingres et Delacroix : l’homme de style explique parfaitement le critique d’art.

Ceci posé — ou plutôt proposé — on conclura facilement que Murger n’est guère un écrivain. Son style est lâche et peu précis ; sa phrase ne se tient pas toujours bien ; — elle vacille, elle trébuche plus d’une fois avant d’être rendue au point final. Peut-être lui passera-t-on plus volontiers qu’à un autre ces défaillances de style, et les sentiments {p. 72}qu’il exprime y gagnent-ils en désinvolture et en spontanéité. Puis, il est juste de reconnaître que, si Murger n’est pas dans les secrets de la forme, de temps en temps il les devine — comme par instinct. Je voudrais transcrire ici, tout entier, le De profundis aux versets émus chanté par Rodolphe sur ses amours défunts, et quelques couplets de cette adorable chanson de Musette qui clôt la Vie de Bohême :

Tu remettras la robe blanche
Dont tu te parais autrefois,
Et comme autrefois, le dimanche,
Nous irons courir dans les bois !
Assis, l’été, sous la tonnelle,
Nous boirons encor ce vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s’envoler dans l’air !
Voilà qui est fait, comme on dit3.

{p. 73}En somme, Henry Murger restera, sinon un habile écrivain, du moins un romancier sympathique et un fantaisiste bien aimé (un fantaisiste ! nous sommes bien loin du réalisme et bien près de la poésie), dont l’originalité consiste dans le coudoiement perpétuel de l’esprit et du sentiment : {p. 74}ils vont toujours de compagnie à travers son œuvre, — l’un prodiguant ses éclats de rire ironiques, et l’autre ses intarissables pitiés, — comme dans Alfred de Musset et dans Alphonse Karr, avec des diversités, bien entendu. C’est que la science de la vie leur a laissé à tous trois le regret et le culte des illusions parties.

Un dernier mot.

Henry Murger n’a étudié qu’un des mille côtés des mœurs contemporaines. Quelques-uns ont vu là « une preuve d’impuissance ». On a conclu qu’il était cul-de-jatte de ce qu’il se promenait toujours dans la même allée et sous les mêmes arbres. Poussé sans doute par ces criailleries malveillantes, Murger tenta un jour une excursion par-delà la Bohême. Il nous est revenu, rapportant, en manière de Souvenir de voyage, le Roman de toutes les femmes. Sincèrement, ce n’était pas la peine de se déranger. Hélas ! comme on s’aperçoit à chaque page qu’il s’est aventuré en pays étranger ! Il marche au hasard, il {p. 75}se heurte gauchement à toutes les pierres de la route, il donne du front contre tous les obstacles, — il voit à faux, ou plutôt il n’y voit pas du tout — et finit par tomber dans les bas-fonds du mélodrame. Rien n’y manque, que la musique de M. Ancessy.

C’est en vain que Murger s’évertuera à reproduire des joies et des douleurs qu’il n’a pas éprouvées lui-même ! Il est de ces écrivains pour qui l’observation n’est que la réflexion directe de leur propre cœur. N’a pas qui veut, comme Balzac, l’intuition, cette longue-vue de l’observation.

Du reste, Henry Murger semble l’avoir compris ; car, avant la fin même du volume, il est rentré dans son monde d’artistes par une petite nouvelle de vingt pages intitulée Biographie d’un inconnu qui… Je l’appellerais volontiers un chef-d’œuvre, si les camaraderies et les complaisances intéressées n’eussent fait de ce mot une ridicule banalité. — Croyez-moi, quand on prononce de tels actes de contrition, on mérite {p. 76}l’absolution la plus entière, eût-on sur la conscience les deux cents volumes de péchés littéraires de M. Ponson du Terrail.

Allez en paix, ô Murger ! et ne voyagez plus. On n’est jamais mieux que chez soi, — comme dit le proverbe. Et vous avez un chez-soi qui peut faire encore la jalousie de bien des auteurs. J’en sais tant, et de renommés par le monde des lettres, qui sont toujours chez les autres !

{p. 77}

Décentralisation et décentralisateurs §

{p. 79}Une grande activité se dépense, en ce moment, dans les journaux de province. C’est partout un remue-ménage assourdissant ; — on dirait un camp de Philistins, la veille d’une prise d’armes : maint Goliath brandit belliqueusement sa plume et s’essaye à des attitudes menaçantes ; — celui-ci ramasse un argument oublié dans un coin, cet autre fourbit à neuf une vieille phrase qui se rouillait.

Tous sont ardents à la besogne : et, entre tous, je remarque le valeureux Kuntz de Rouvaire, lequel s’exerce — pour se faire la main — à faire tenir des périodes en équilibre sur des points d’exclamation.

{p. 80}L’entendez-vous ?

« Il faut que ça finisse ! il est temps que ça finisse ! la Dé—cen—tra—li—sa—tion ou la mort ! »

Car il s’agit — ne plus, ne moins — de la Décentralisation littéraire. À bas Paris et la centralisation ! C’est à Paris que s’impriment tous les journaux qu’on lit ; c’est à Paris que s’éditent tous les livres qu’on achète ; c’est le train de Paris que prennent obstinément tous les talents robustes et hardis ; Paris est la ville sainte, où toute royauté intellectuelle a besoin de se faire sacrer pour être reconnue et acclamée ; rien de beau, rien de grand, qui ne se fasse et ne se défasse à Paris… Tout pour Paris et par Paris !

Et les départements restent seuls avec leurs poètes patois.

« Il est temps que ça finisse ! »

À Toulouse — ville de progrès, essentiellement — devait naître le moniteur officiel des Rénovateurs. Cela s’appelle : la Province, journal {p. 81}de décentralisation intellectuelle. On y voit des rédacteurs occupés à sonner le tocsin d’alarme à toutes volées de phrases. Les fervents s’attroupent au bruit, on chuchote, on se concerte, et la conclusion invariable de tout est que « ça ne peut pas durer ».

Pourtant, aucune démonstration sérieuse n’a été faite jusqu’à présent. On en est toujours aux préparatifs.

Évidemment, les colonnes de la province attendent, pour s’ébranler et marcher sur Paris… Qu’attendent-elles ? Le décentralisateur en chef !

Ce décentralisateur en chef — c’est Alexandre Dumas. Son drame, les Gardes Forestiers, représenté, pour la première fois, par permission de Monsieur le Maire, sur le théâtre de Marseille, est l’ultimatum lancé à la Centralisation. — Si M. Marc Fournier a repris Richard Darlington4, c’est de son autorité privée, et tout à fait contre les intentions de Dumas, qui avait signé un traité avec le directeur de Perpignan.

{p. 82}Le Midi de la France sait à quoi s’en tenir.

*
*  *

L’Académie des Jeux-Floraux — comme toute académie de province — devait apporter sa manifestation contre la Centralisation littéraire

Qui produit tant de ravages,

Qui pervertit le goût public,

Qui n’enfante que des œuvres immorales,

Qui danse irrévérencieusement sur les saines traditions et les saintes routines, etc., etc.

Ces charitables académies de province ont été créées et mises au monde pour corriger les injustices, — pour laver les iniquités de la Ninive (Babylone a tant servi !) de la Ninive moderne. Voyez-les ! Elles s’en vont — à petit bruit — relever pieusement les éclopés du champ de bataille parisien, tombés sous les coups de la cabale et des coteries.

Tous les impuissants qui ont usé infructueusement leur belle jeunesse à casser des cordons {p. 83}de sonnettes à la porte des journaux et des théâtres de la capitale — l’académie de province les reçoit, les prend et les fait sauter maternellement sur ses genoux, en leur recommandant bien de ne plus aller vers ces méchants, qui n’ont eu garde de les écouter — craignant d’être obligés de les admirer.

Hélas ! ce n’est point parce qu’on n’a pas voulu lire leurs manuscrits ; c’est, au contraire, parce qu’on les a lus, qu’on n’édite pas leurs livres et qu’on ne joue pas leurs pièces. Ô Académies trop indulgentes, il y a des serpents cachés sous ces élégies éconduites et sous ces tragédies méconnues ! Renvoyez-moi bien vite ces vilains.

Ils n’ont plus le droit de se poser en grands hommes. Ah ! si ces chasseurs de renommée avaient eu la prudence de mon ami Bianchon, le chasseur de perdreaux…

*
*  *

Bianchon, jeune homme de mœurs irréprochables {p. 84}du reste, a été piqué, comme un chacun, par sa tarentule : lui qui, de sa vie, n’a pu abattre une pièce de gibier, il tient à passer pour un héros du Journal des Chasseurs. Aussi ne chasse-t-il jamais de compagnie ; pas un ne l’a vu tirer, donc pas un ne l’a vu manquer. Et lorsque le soir, au cercle, se laissant aller sur un fauteuil dans une attitude harassée, il s’étire les bras en soupirant : « Mon Dieu ! que je suis donc fatigué ! Figurez-vous que je trimbale, depuis ce matin, sept perdreaux et deux lièvres dans mon carnier… je n’en puis plus », nul ne s’inscrit en faux.

Puis, Bianchon entre avec un sang-froid superbe dans le détail de ses coups doubles ; et personne n’est à même de les contester.

Voilà comment Bianchon avait un renom de chasseur parfaitement immaculé.

Un jour, il se laissa séduire — chose tout à fait en dehors de ses principes — par une proposition de chasse en commun… Les circonstances {p. 85}étaient graves. Bianchon arriva au rendez-vous, tout soucieux et se grattant l’oreille.

« Diable ! se disait-il, je suis bien sûr de ne tuer aujourd’hui que ma réputation de chasseur. Il serait temps d’aviser. »

On se met en marche, les gardes lâchent les chiens… Bianchon demandait une inspiration au Seigneur… Tout à coup, une idée providentielle traverse son front, et je le vois introduire sournoisement — avant de charger son fusil — un grain de plomb dans la cheminée. De la sorte, toute communication se trouvait coupée entre la capsule et la poudre — l’arme ne pouvait partir.

On bat le pays.

Une perdrix se lève à portée, Bianchon ajuste, le fusil rate (naturellement). Bianchon renouvelle tranquillement l’amorce. — Un lièvre déboule à dix pas, Bianchon ajuste, le fusil rate… Ainsi de suite durant toute la chasse, et ses voisins de dire :

« Ce pauvre Bianchon ! il n’a pas de chance, {p. 86}lui qui est un si adroit tireur ! Son fusil capsule à tout coup… Le gibier est bien heureux ! »

Et Bianchon, brochant sur le tout :

« Je ne sais ce que cela veut dire… C’est une fatalité. Je tenais ce lièvre au bout de mon fusil. » Voilà comment Bianchon est resté un Nemrod incontesté.

*
*  *

Les impuissants littéraires n’ont pas, malheureusement pour eux, l’imaginative de l’ami Bianchon.

Que ne se contentent-ils de se lire à eux-mêmes — à eux seuls — leurs élucubrations vides et mal ponctuées ; et, tenant leur manuscrit d’une main, de s’applaudir de l’autre ? sauf à dire au vulgaire : « Vous ne pouvez pas en juger, mais je vous assure que je suis un grand écrivain. »

Le vulgaire serait mal fondé à les contredire.

Mais non ! ils veulent chasser de compagnie. {p. 87}Et les rédacteurs de journaux, les éditeurs de livres, les directeurs de théâtres, se voient forcés de répondre à leurs avances :

« Pas moyen, cher ami. Vous feriez fuir indubitablement les abonnés, les lecteurs, les spectateurs ; et si nous sortons avec vous, nous sommes sûrs de rentrer bredouille. Bien obligés ! restez chez vous. »

Ces dédaignés sont irrités de la réponse, mais ils ne savent pas en extraire une morale. Au lieu de commander chez le papetier du coin un cent de cartes de visite avec « homme de lettres » en vedette (ce qui serait une consolation), et puis de se tenir tranquilles, — ils courent les rues de Paris en criant à la cabale et aux coteries !

Ou bien, ils se décident à fuir l’ingrate ville — lui lancent les imprécations de Camille — font leur malle — secouent, à la barrière, la boue du macadam…

Les voilà partis. Ils se sont faits décentralisateurs. Où vont-ils ? Ils vont se réfugier dans le {p. 88}sein des académies de province, toujours compatissantes : là, toute production piètre et mal venue, qui n’a ni sang ni vigueur, a des chances de trouver bon accueil.

Cela s’explique.

Les académiciens de province sont tout ce que vous voudrez — excepté des littérateurs et des artistes. Ils sont : conseillers à la cour, conseillers municipaux, architectes, maîtres de pension, — gens du monde. Ces honorables, qui font de la poésie, du roman, de l’histoire, du théâtre par pure distraction, se réunissent, de temps en temps, pour jouer à la littérature — comme les marmots en congé pour jouer aux barres. Le conseiller, entre deux audiences ; le maître de pension, entre deux classes ; l’homme du monde, entre deux whists, s’improvisent ex abrupto juges souverains des œuvres littéraires.

N’allez pas les effaroucher ; ils sont si peu préparés, ces dignes académiciens ! Une idée hardie, une forme originale les fâcherait, les déconcerterait, {p. 89}les bouleverserait. Donnez-leur des hémistiches débonnaires, — d’une parenté visible avec ceux qu’ils mâchent et ruminent depuis les bancs du collège : cela leur rappellera le printemps de leur vie et la littérature de l’empire. Ils les digéreront béatement, avec un sourire satisfait.

Le reste, — c’est-à-dire toute, œuvre en dehors de la routine et procédant d’elle-même, d’elle seule, — troublerait l’économie de leur intelligence.

Rien de tant soit peu personnel surtout ; pour eux, les personnalités littéraires sont des monstres. Je crois même qu’ils ne pardonneraient pas à Racine, s’ils n’avaient entendu dire que Racine est un élève des anciens.

Les académiciens de province sont essentiellement les consolateurs-nés de tous les imitateurs éconduits, de toutes les médiocrités affligées.

C’est une chose aussi instructive qu’elle est fastidieuse — que de parcourir le recueil des {p. 90}compositions (vers ou prose) couronnées dans les concours annuels. Quand on a eu ce courage, on comprend pourquoi ces Instituts ridicules demandent à cor et à cris la Décentralisation ; on comprend pourquoi ils fulminent contre la Centralisation, c’est-à-dire contre Paris.

C’est que Paris adopte toute hardiesse, c’est que Paris salue toute nouveauté, pourvu que cette hardiesse soit une vérité, que cette nouveauté soit un enseignement. Paris ne demande pas à V. Hugo s’il est fils légitime de J.-B. Rousseau, pour inscrire son nom sur les glorieux registres de son état civil littéraire.

Que ces morts en veuillent aux vivants d’être vivants — car les vivants sont les seuls qui puissent se faire entendre et se faire écouter — mon Dieu ! cela est dans la logique des choses, et je ne m’en étonne pas le moins du monde.

Les académiciens de province et les médiocrités trouveraient leur compte à la Décentralisation : les académiciens, parce qu’ils tiendraient {p. 91}alors la littérature sous leur férule et régleraient les intelligences comme une montre ; les médiocrités, parce qu’il est de leur nature de vouloir être régentées. Décentralisons ! Décentralisons !

*
*  *

Mais, regardez ! me disait hier un émissaire de Kuntz de Rouvaire. Est-ce que la Décentralisation littéraire n’existe pas en Allemagne ?

Regardons :

L’Allemagne est une portion de l’Europe où vivotent — d’une vie très contestable — trente petits États différents, sans lien aucun, tous parfaitement séparés et distincts. L’Allemagne n’est pas une nation, l’Allemagne n’est pas une unité. Il n’y a pas de centralisation littéraire, pas plus qu’il n’y a de centralisation politique — par la raison bien simple qu’il n’y a pas de centre. L’esprit de localité est partout.

{p. 92}Et c’est un grand bien sans doute ? — Pour moi, je ne vois en Allemagne que des littérateurs clairsemés çà et là… Mais où est la littérature, où est le mouvement intellectuel ?

Ne répondez pas Allemagne — quand on vous parle France.

La France, elle, c’est bien une nation, une unité — longtemps déjà avant la Révolution. Cette unité implique un centre, qui est Paris. Comme en Allemagne, je vois des littérateurs, mais je vois de plus une littérature, un mouvement littéraire perpétuel.

Il fut un temps où la France aussi était féodale, et tout entière — esprit de localité. Alors non seulement chaque province, mais chaque ville, presque chaque châtellenie avait son littérateur. C’était l’époque de la Décentralisation par excellence, j’espère ! Mais, pour la troisième et dernière fois, où était la littérature ?

Voyez la logique. Aussitôt que, par Richelieu qui continue Louis XI, et par Louis XIV qui {p. 93}Continue Richelieu, l’unité politique est réalisée, — l’unité littéraire se fait, la centralisation littéraire (avec Paris, ou Versailles qui est alors le pseudonyme de Paris), la centralisation littéraire existe ; le seizième siècle, puis le dix-septième siècle, se lèvent, — la littérature française est née ! Les rayons isolés se réunissent, et pourtant ne s’absorbent pas mutuellement ; ils luisent ensemble, il y a foyer. Le foyer flamboie et projette au loin son flamboiement. — Le rayon solitaire brillait et s’éteignait inaperçu, dans un cercle de quelques pieds.

C’est alors, c’est à partir de ce moment seulement que l’écrivain de génie peut demander et recevoir la gloire : Paris-centre a seul la voix assez puissante pour faire entendre au monde entier le nom qu’il lui crie.

N’est-il pas bon et beau, ce résultat ? Et dites-moi, je vous prie, quel est l’homme supérieur qui se résignerait aujourd’hui à rentrer dans ce huis-clos étouffant de la décentralisation, et qui {p. 94}s’habituerait à cette pensée : « Tout ce que j’ai dans la tête, toutes ces idées que je sens vivre, marcher, s’agiter dans mon cerveau, je vais les produire au dehors, les formuler dans une magnifique expression, pour qu’elles meurent entre Angoulême et Barbezieux ? »

— Il fallait être bien décentralisateur pour inventer les grands hommes d’arrondissement !

*
*  *

Autre argument en faveur de la Décentralisation : Combien d’hommes de génie Paris, avec ses coteries et ses cabales (encore !) n’a-t-il pas méconnus et découragés ! Combien de talents, dont ces coteries et ces cabales ont empêché l’épanouissement, — qui auraient eu, dans leur ville natale, de splendides floraisons !

Ici, nous avons affaire à l’éternelle lamentation des Incompris, la variété la plus désagréable de cette grande classe des impuissants. Il s’y {p. 95}mêle les pleurnichements de ces natures molles qui n’ont pas eu l’énergie de se jeter à travers la foule

Pour s’y tailler leur place à coups de volonté.

Ils vont, — ces risibles martyrs de l’art, — proclamant partout que les dispensateurs suprêmes de la publicité se tiennent sûr des Olympes inaccessibles.

Si leurs pièces ne sont pas jouées au Gymnase, c’est que Dumas fils monte la garde à la porte, avec la consigne de ne laisser passer que lorsqu’on répond « Dumanoir ou Barrière » à son qui-vive.

Si le feuilleton de la Presse ne s’ouvre pas pour eux, c’est que George Sand l’occupe militairement, la plume au bras.

Les chétifs n’avoueront pas que ce n’est qu’après avoir constaté leur complexion antilittéraire qu’on les a déclarés « mauvais pour le service ». Leur vanité regimbe à cette confession. {p. 96}On leur montre un inconnu d’hier, jeune célébrité d’aujourd’hui : « Allons donc ! s’il est arrivé, c’est par les protections et l’intrigue. »

*
*  *

Les coteries de Paris ! — mais n’y en aura-t-il pas de bien plus puissantes et de tout à fait impitoyables, en province, avec votre Décentralisation ? Supposons cette Décentralisation accomplie.

Nous sommes à Bordeaux : cinq littérateurs décorent la ville. Sur les cinq (la moyenne est indulgente), un a du talent, un vrai talent ; les quatre autres n’ont qu’une vocation littéraire fort discutable.

Que font les quatre ? Les quatre, qui ont lu les Treize de Balzac, et qui se sentent fort gênés par le cinquième, se réunissent dans un serment d’extermination ; car le cinquième empoche, à lui seul, les dépenses d’admirations et d’applaudissements {p. 97}que font les 80 000 habitants de l’endroit. — Écrasons l’infâme !

La campagne est ouverte.

Les trahisons de sa cuisinière aidant, on fait main basse sur tous les ridicules domestiques de « l’infâme ». On prend des renseignements sur l’aspect et la couleur du mouchoir où le grand homme enferme, la nuit, sa tête dantesque ; on apprend qu’il nourrit un goût dépravé pour les escargots cuits sur le gril ; — l’habitude malpropre qu’il a contractée de combattre ses irritations de nez avec du suif de chandelle n’est plus un mystère ; on sait que le pingre a refusé hier un manchon aux sollicitations de sa femme… On le guette, on le suit, on le traque — on le connaît de sa salle à manger à son alcôve.

Tous ces détails, colportés par les Quatre, feront demain la joie des soirées de M. Dandin et l’amusement des matinées de M. de Sotenville.

« Oh ! madame, comment pouvez-vous admirer les Romans de galanterie d’un homme qui {p. 98}porte de la flanelle et quitte, chaque soir, ses dents en même temps que son pantalon !

— Est-il possible de se laisser émouvoir par un poète qui donne — dans ses vers — sa vie pour sa bien-aimée, et refuse un manchon de trente francs à sa femme !

C’est une vérité hors d’âge, qu’il n’y a pas de grand homme pour ses familiers. En province, les familiers — c’est tout le monde. On peut y définir le voisin : un monsieur qui n’est pas de chez vous, mais qui sait tout ce qui s’y passe ; — tandis qu’à Paris, le voisin est simplement celui qui reste à côté. Pour mieux dire, à Paris le voisin n’existe pas. C’est une pure abstraction.

Le pauvre auteur, battu et harcelé de la sorte, — mis, pour ainsi dire, en coupe réglée, que fera-t-il ? Il écrasera, de colère et de dégoût, sa plume contre son pupitre et s’en ira — de désespoir — faire de l’agriculture aux champs, s’il a des champs. Grâce à la Décentralisation {p. 99}littéraire, il n’aura plus, pour s’y réfugier, Paris « ce lieu d’asile » où toute force a raison tôt ou tard de l’Envie.

Les Quatre se frotteront les mains, jusqu’à ce que trois se disent qu’il est temps de dévorer le quatrième : car les loups se mangent entre eux, quoi qu’en dise la sagesse des nations.

Et quelle guerre ne feront-ils pas, — ces arrivés, — au naïf inconnu qui voudra monter sur la scène, à côté d’eux ? Comme ils secoueront vivement l’échelle, aussitôt qu’il posera le pied sur le premier échelon !

Ô Paris, pays des coteries et des cabales !

Ô province, terre bénie des tendresses et des embrassades littéraires !

*
*  *

La fièvre que donne Paris — (c’est trop joli !) voilà encore un des griefs des décentralisateurs.

Mais, ô décentralisateurs, ce que vous appelez {p. 100}la fièvre, n’est-ce pas tout bonnement la vie ?

Cette vie, cette activité de la pensée, c’est la centralisation qui la donne et qui peut seule la donner. C’est de ce contact perpétuel des intelligences réunies, de cet échange incessant des idées — de la main à la main — que sort la vie ! — Dans l’ordre intellectuel, le frottement n’use jamais, il dilate, il étend — il féconde. Les idées tassées en famille se reproduisent, comme les êtres ; elles ont une postérité : deux idées mises en rapport en procréent une troisième.

Qui dit Décentralisation — dit isolement et léthargie.

Je ne fais pas ici le procès à la solitude : la solitude a été la mère de beaucoup de beaux livres, — mais la solitude qui suit la réunion bruyante et vivante.

Cette solitude, tu ne l’auras pas en province. Tu n’auras que l’isolement.

{p. 101}Que je comprends bien cette parole d’un jeune écrivain plein de sève et de fougue, qui était venu passer six mois dans un département du Midi, six mois de commerce journalier avec des gens qui ne hasardent jamais une idée sans s’être assurés qu’elle a pour elle la prescription :

« Si je devais rester ici trois mois de plus, je n’aurais plus la force de produire une pensée. »

C’est grâce à la centralisation — maudite et honnie — que sont possibles ces hardies innovations où se retrempent les littératures fatiguées. Eût-elle été réalisable, cette magnifique révolution romantique de 1828, sans la vie jour à jour, sans la communion incessante et fortifiante des grands esprits qui la conçurent, l’élaborèrent, et enfin la firent éclater sur la tête des Geoffroy et des Auger stupéfaits et impuissants ?

La Décentralisation, c’est une condamnation à la routine — à perpétuité. Et puis, en somme, nous sommes dans une époque d’activité, de vie, — de vie forcenée, de fièvre, comme vous dites. {p. 102}Il faut que les idées et les mots vivent, que leur pouls batte fort — pour qu’on le sente battre seulement un peu. Le siècle n’est pas aux poésies de M. de Laprade : notre génération prend le livre, le livre lui glisse forcément et fatalement des mains. Malheur aux langues mortes !

M. de Laprade (dont je suis loin de nier les facultés poétiques) est bien un des prophètes — un prophète sans le savoir, peut-être — de votre Décentralisation. C’est l’éloignement de Paris, direz-vous, c’est sa séquestration volontaire en province, qui ont conservé au poète de Psyché cette pureté de pensées qu’on tache si vite à Paris. Les baisers platoniques qu’il reçoit de la muse seraient devenus, là-bas, d’obscènes attouchements.

« Laissez donc ! V. Hugo n’est-il pas aussi pur et aussi religieux que M. de Laprade ? La fée Uline des Feuilles d’automne, la Péri des Orientales, ne sont-elles pas des vierges aussi ? Mais l’œil de la Vierge brille, mais son regard parle, {p. 103}mais on voit courir un sang rouge dans ses veines5. »

Et c’est la plus belle — parce que rien n’est beau comme la vie.

*
*  *

Une dernière question :

Où s’arrêtera votre Décentralisation littéraire ? la décentralisation limitée est un contresens.

Si Toulouse a ses littérateurs, Castelnaudary demandera les siens — et il les aura. Les candidats de concours, que Toulouse aura sacrifiés aux pieds de Clémence Isaure, se poseront en victimes de la centralisation (toujours !). Regardez : ils ramassent leurs manuscrits dédaignés, — les voilà partis pour aller se faire délivrer un certificat de génie par l’Académie prochaine. Repoussés de Montpellier, ils courront demander {p. 104}des arcs de triomphe à Tarbes ou à Dax. Hués à Dax, c’est de Castelnaudary et de Villefranche qu’ils feront leurs cités d’élection.

Il n’y a rien d’opiniâtre et d’infatigable comme un manuscrit — sans place. Après des tribulations infinies et des pérégrinations sans nombre, le manuscrit s’arrêtera enfin chez quelque imprimeur prédestiné, qui le tirera à cinquante exemplaires, avec la certitude d’en écouler deux ou trois : car, comme a dit Boileau, un niais trouve toujours un plus niais pour lui attacher une branche de laurier à la boutonnière.

Je l’ai dit et je le redis : la Décentralisation ne se ferait qu’au bénéfice des impuissances et des nullités. Encore faut-il distinguer : au bénéfice de leur sotte gloriole, oui. Mais que deviendra le corps, « cette vile partie de nous-mêmes » ? Il faut qu’il mange, pourtant.

Et ici surgit la question matérielle que j’indique en passant :

Qui payera les œuvres des romanciers, des {p. 105}poètes de localité ? Quel théâtre de province nourrira ses dramaturges ?

Y a-t-il un éditeur à Mâcon, pour acheter à M. de Lamartine ses Méditations et son Histoire des Girondins ?

Y a-t-il un éditeur à Besançon, pour faire vivre le romancier de Notre-Dame, le poète des Feuilles d’automne ?

Toute œuvre payée à l’écrivain sa valeur suppose des bénéfices réalisables par l’éditeur : or, l’éditeur de province n’aura que des débouchés nécessairement très restreints ; et il faudra un miracle de vogue, rien que pour couvrir les frais d’impression !

La muse a des ailes — mais elle a aussi un estomac. Pauvre muse ! tes ailes, la Décentralisation les couperait, si toutefois elle leur permettait de pousser. Ton estomac, elle le laissera crier la faim.

{p. 106}À moins que le Gouvernement ne daigne faire — des littérateurs — une nouvelle classe de fonctionnaires.

Alors le budget allouera tant par an à M. un tel pour aller distribuer la manne littéraire aux habitants de Saint-Quentin,

Tant à M. tel autre, pour entretenir — par des élégies quotidiennes — le feu poétique chez les naturels de Montauban.

Nous aurons des littérateurs :

De première classe,

De deuxième classe,

De troisième classe.

Et le Moniteur publiera — au 1er janvier et au 15 août — des nominations de sous-préfets littéraires, avec variation dans les traitements !

{p. 107}

Une croisade universitaire §

Humbles remontrances à M. Francisque Sarcey.

Lettre à un bon jeune homme.

La légende de Sarcey-le-Farouche.

{p. 109}

Argument §

A-t-on souvenir de l’émeute universitaire soulevée, l’année dernière, par M. Francisque Sarcey, — et continuée par M. Edmond About dans L’Opinion nationale ? Ces messieurs (qui s’étaient couchés sans doute un peu en gaieté) se réveillèrent un beau matin avec serment d’exterminer tout homme de lettres ne pouvant justifier d’un diplôme de licencié : Francisque, le plus osé {p. 110}des deux, se réserva de tomber le romantisme, tandis qu’Edmond retroussait en riant ses manches pour assommer ses anciens amis du Figaro. — Journalistes et romantiques, poètes et polémistes, qui vaquaient sans défiance à leur besogne littéraire, sont assaillis pêle-mêle… Victor Hugo et Villemessant, Th. de Banville et Monselet, tous reçoivent sur la tête le buste de Voltaire. — Ils se contentent d’abord de s’étonner, puis finissent par se fâcher sérieusement. Et pif ! paf ! pouf !

L’auteur, gardé par son obscurité de toute attaque personnelle, mais attiré par le bruit des coups, se jeta dans la mêlée et se mit à jouer de la plume le plus énergiquement possible : pour rien, pour le plaisir ! On est Français ou on ne l’est pas.

Je n’ai certes pas la prétention d’avoir aidé à la défaite des Universitaires ; — et c’est à titre de simple renseignement, de simple date, que je reproduis les pages suivantes.

{p. 111}

Humbles remontrances à monsieur Francisque Sarcey §

« Mes amis, mes chers amis ! On nous accuse d’être unis tous ensemble ; unissons-nous donc.

« Le romantisme n’est plus qu’une grande ruine qui en impose encore aux badauds. Démolissons-le. Qu’il n’en reste plus qu’un souvenir, une place vide où nous écrirons : Ci-gît la littérature de 1825… En avant, mes amis. Sus au romantisme ! Voltaire et l’École normale ! »

Sarcey de Suttières.

I §

Monsieur,

Il est de très bon ton — depuis quelque temps — de dire des gros mots au Romantisme, et le moindre gamin de lettres se permet de donner des pichenettes sur le nez à V. Hugo.

{p. 112}En 1857, un journal (Le Réalisme) fut créé tout exprès pour apprendre aux populations que V. Hugo et Lamartine étaient des poètes de troisième catégorie, que leur génie était simplement un bruit qu’on faisait courir, — acceptable tout au plus comme un conte de nourrice. Le Réalisme dit carrément leur fait à ces deux usurpateurs de renommée, et se mit en devoir de les corriger — à coups de fautes de français. Il y allait de tout cœur, ce brave journal ! même il s’échauffa tellement à cette besogne qu’il y prit une pleurésie dont il mourut, après six numéros d’agonie.

Le chant d’extermination que MM. Duranty, Assézat et Max Buchon, — que Dieu fit un jour avec une côte de M. Champfleury, — ont crié à tous les échos des brasseries, voilà que vous, l’ennemi « des grands hommes d’estaminet », vous le reprenez, et sur une note encore plus haute. À votre tour, vous proclamez la déchéance du Romantisme : non pas au bénéfice des mêmes dieux que les Réalistes ! Vous vous {p. 113}croisez pour Racine, l’École normale et Voltaire, qui sont en très mauvais termes avec M. Champfleury, et qui se battraient avec lui si Hugo ne se trouvait justement entre les deux partis. Hugo gêne fort les deux partis, il les empêche de se bien voir. Aussi les deux partis ne balancent pas une minute à l’exterminer pour être plus immédiatement en présence. Et de chaque côté on tire sur l’obstacle, — c’est-à-dire sur Hugo. Les brasseries et l’École normale font cause commune, on se passe fraternellement des cartouches.

Je n’ignore pas, Monsieur, ce que cette alliance avec le Réalisme peut avoir de pénible et de douloureux pour un écrivain d’un style pur, pour un ancien élève de l’École normale. Mais le fait est là, — manifeste et brutal. Il n’y a pas à s’en défendre !

II §

Vous allez même beaucoup plus loin que {p. 114}MM. Assézat et Duranty, Monsieur de Suttières. Eux chargeaient leurs phrases jusqu’à la gueule avant de les pointer sur le Romantisme : ils faisaient de véritables efforts, on les voyait suer à la peine. C’est qu’ils ne se dissimulaient pas que le Romantisme était solidement bâti. Ils avaient même jugé indispensable de fonder un journal rien que pour l’anéantir. Vous, Monsieur, vous n’y mettez pas tant de façons ; pour vous, le Romantisme n’est qu’un château de cartes : un souffle, — un article, et l’on n’en entendra plus parler. Et vous entrez gaillardement dans la place, la plume derrière l’oreille ! Que dis-je ? ce n’est pas même un château de cartes ! Je vous cite textuellement : « Le Romantisme n’est plus qu’une grande ruine qui en impose encore aux badauds. » C’est bien dit, et il n’y a plus sans doute qu’à semer sur l’emplacement de la graine de tragédies !

Vous ajoutez : « Démolissons-le ! » Mais, {p. 115}puisque c’est une ruine, mon pauvre monsieur de Suttières… je ne vois pas d’à-propos à démolir les démolitions.

« Démolissons-le, qu’il n’en reste plus qu’un souvenir, une place vide où nous inscrirons : “Ci-gît la littérature de 1825.” »

— N’est-ce pas un peu présomptueux à vous de composer l’épitaphe de l’ours avant de l’avoir tué ? Pour moi, j’opine que, si cette phrase est arrivée jusqu’à V. Hugo, V. Hugo n’a pas dû s’émouvoir beaucoup au petit bruit qu’elle a fait en tombant à côté de lui, et qu’il s’est contenté de dire tout tranquillement : « La plume qui écrira cela, n’est pas encore taillée » ; et avouez qu’il a eu raison.

Le lyrisme vous emporte au galop, Monsieur. C’est très mal, vous avez fait vœu d’aller toujours à l’amble du bon sens, et Voltaire, que vous encensez exclusivement, n’aime pas le parfum acre et violent de l’ode.

{p. 116}Voltaire ! vous l’associez étrangement à vos antipathies. Certes, il ne peut trouver mauvais que vous l’appeliez le père du « bon style » et que vous invitiez la jeunesse littéraire à venir faire ses dévotions sur sa tombe. Mais vous approuve-t-il de jeter son nom, — comme un bâton, dans les jambes du romantisme ? J’en doute.

Soyez persuadé que, si Voltaire vivait de notre temps, Hugo et lui se tireraient très courtoisement leurs chapeaux et se tiendraient l’un l’autre en grande estime. — S’il vivait de notre temps, Voltaire écrirait l’Histoire de Charles XII et le Siècle de Louis XIV dans le style preste, clair et net que vous savez ; mais il ne médirait pas pour cela de la phrase colorée, pittoresque et précise de Notre-Dame de Paris. Il est même fort probable qu’il n’hésiterait pas à faire des cocottes de papier avec la Henriade et Zaïre une fois qu’il aurait entendu Ruy-Blas et lu les Chants du crépuscule.

{p. 117}Croyez-moi, Monsieur, ne soyons pas exclusifs. Saluons Voltaire bien bas, mais rangeons-nous respectueusement sur le passage de V. Hugo. — Aurait-on raison, parce qu’on serait le petit cousin de l’architecte de la Madeleine, de traiter Notre-Dame de bicoque ? — M. Edmond About, votre camarade d’École normale, écrit La Grèce contemporaine et Le Roi des montagnes d’une plume vive et alerte ; Fortunio et Mademoiselle de Maupin de Th. Gautier, qui n’a certes aucune parenté de style avec M. About, en auront-ils moins une grande et vraie valeur ?

La langue, comme le Romantisme l’a faite ou l’a refaite, — d’après les maîtres du seizième siècle, — bien étudiée et bien comprise, n’est-ce pas là pour l’écrivain un outil aussi solide et aussi merveilleux que la langue de Voltaire ? Et cet outil, êtes-vous autorisé à le jeter par la fenêtre parce que des maladroits se seront blessés — eux et la langue — en voulant y toucher ? Eh ! ces gens-là, tout le monde vous les abandonne ; {p. 118}fustigez les paillasses du Romantisme tant que vous voudrez, personne ne s’y oppose ; mais ne concluez pas de leurs pantalonnades de style au principe mauvais et à l’abolition urgente du Romantisme ! Il serait tout aussi raisonnable de faire Racine et Voltaire responsables de Pagès (du Tarn) ; c’est comme si l’on disait à la Phèdre du dix-septième siècle : « C’est vrai, tu es très éloquente et très admirable ; mais il court par les rues une créature imbécile et bossue qui se fait appeler la Nouvelle Phèdre ; donc, toi aussi, tu es imbécile et bossue, et nous allons vous chasser toutes deux ensemble ! »

Mais alors abattez donc tout de suite le chêne magnifique, puisque le champignon difforme pousse au bas du tronc, — et n’en parlons plus.

III §

J’ai, quelques lignes plus haut, écrit le nom d’Edmond About. À vrai dire, je doute qu’il {p. 119}prenne du service dans votre légion exterminatrice. Pour Taine, les Études qu’il publia — en 1858 — dans les Débats, sur Balzac et sur Racine, vous interdisent de lui offrir la moindre lieutenance. Voulez-vous m’écouter, Monsieur de Suttières ?

Tenez, si vous êtes sage, vous retirerez votre harangue napoléonienne, et, renonçant tout de suite à votre expédition, vous rentrerez pacifiquement chez vous. Ce n’est vraiment pas la peine de battre le rappel aussi belliqueusement et de crier « Aux armes ! » sous les fenêtres des dortoirs de l’École normale… à propos de quoi ? À propos d’un article d’un monsieur Bonaventure Soulas ! Eh ! mon Dieu, si ce monsieur a manqué de respect aux palmes vertes, tancez-le comme il le mérite, ce sera bien fait ; et je serai le premier à rire des bons coups de batte que vous lui appliquerez sur les épaules. Tenez-vous absolument à faire une croisade ? Faites-une croisade tout seul contre M. Bonaventure Soulas tout {p. 120}seul. Rien de mieux. Le Romantisme et le public n’ont rien à voir là-dedans.

IV §

Si j’osais, je vous renverrais — avant de terminer — au dernier livre de l’auteur de Tragaldabas (!!!), de ce féroce mangeur de tragédies au berceau, — d’Auguste Vacquerie, puisqu’il faut l’appeler par son nom ! Cette audace me vaudra la qualification de Jeune-France, et vous ne manquerez pas de dire que je suis sorti hier soir de la première représentation d’Hernani.

Qu’importe ? ■

Je ne vous en conseille pas moins de lire attentivement Profils et grimaces. Ce livre, — gonflé d’idées, — écrit sous l’œil de V. Hugo, et certainement contrôlé par lui, est une sorte de manuel officiel du Romantisme. Entre autres monstruosités, vous y verrez ceci : « Le style n’existe pas plus sans l’idée que l’idée sans le {p. 121}style. » Et encore : « Traitez votre pensée comme Dieu traite ses montagnes, — du granit dessous, des fleurs dessus (pages 92 et 95). »

La doctrine romantique sur l’idée et le style est tout entière dans ces deux lignes. Rien de plus net et de plus précis. — Puisqu’il parle et qu’il s’exprime de manière à être compris, le Romantisme n’a pas besoin qu’on parle pour lui et qu’on lui fasse dire officieusement que « la forme est le principal, et la pensée l’accessoire », lorsqu’il dit tout le contraire. Et pourquoi s’obstiner à mettre sa fausse signature au bas de cette formule absurde de « l’art pour l’art » qu’il n’a jamais écrite nulle part ?

J’y tiens et j’y reviens. Lisez le livre de Vacquerie, Monsieur ; et, quand vous l’aurez bien lu et bien médité, — au lieu de retaper et de ravauder les ineptes balourdises et les redites vieillies dont on a voulu écraser le Romantisme, détachez soigneusement et textuellement les principes émis dans Profils et grimaces, reproduisez-les {p. 122}entre guillemets, rangez-les chacun dans un casier particulier ; puis vous les discuterez corps à corps, un à un ; ce sera plus neuf — et plus loyal.

Cela fait, et quand vous m’aurez prouvé que tout est bien faux et bien niais dans ces principes, qu’il n’y a plus que les « badauds » qui s’arrêtent devant sans hausser les épaules, — je m’empresserai de donner mon buste de Hugo à mon portier. Je m’engage même d’avance à fournir le bois de la croix qu’on ira planter sur la fosse du Romantisme.

Jusque-là, vous me permettrez de rester « badaud », et de rire à gorge déployée, — au rebord de ma fenêtre, — en voyant passer le bataillon de l’École normale allant délivrer la Littérature des mains des infidèles — et des Romantiques !

V §

J’ai honte. Monsieur, — encore plus pour vous que pour moi, — de cette lettre. Ce que je viens {p. 123}d’écrire est tellement élémentaire et tellement banal que je m’abîme en des étonnements profonds en songeant qu’on l’a rabâché pendant trente ans sans réussir à le faire entendre. Il y a des gens qui se bouchent les oreilles, de parti-pris. Vous, un homme d’esprit pourtant, vous êtes de ces sourds volontaires… Ne connaissant le Romantisme que par M. Nisard, vous vous écriez avec le plus grand sang-froid qu’il faut en finir avec le Romantisme ! Et vous allez — tout consterné — affichant sur les murs que la littérature est en danger !

Certes, le spectacle est drolatique. Mais ne serait-on pas en droit d’exiger qu’un ancien élève de l’École normale, un homme qui vient de se nommer à l’unanimité porte-drapeau du « bon sens », se donnât la peine d’avoir du sens commun ? Réfléchissez un peu, et vous ne vous battrez plus avec des mots contre des idées : ce qui peut être sans péril, mais ce qui est certainement sans dignité.

{p. 124}Encore une fois, tout cela est très ridicule.

Ne serait-il pas temps enfin de laisser les imbéciles crier tous seuls à la décadence des lettres dans un siècle (et il n’est encore qu’à sa moitié !) qui a déjà vu Lamennais, Balzac, Hugo, Musset, George Sand, Lamartine : comme si, hors de Voltaire, il n’y avait pas de salut littéraire possible !

De grâce, qu’on cesse de ne chercher dans le culte des morts qu’une occasion d’insulte pour les vivants, et de faire de la littérature une veuve inconsolable qui n’a plus qu’à geindre et à se lamenter dans le cimetière du passé.

La comédie a duré beaucoup trop longtemps déjà. Baissez donc la toile : la farce est jouée !

{p. 125}

À Monsieur Valentin de Quévilly, dit Edmond About. Paris. §

Mon cher Valentin,

Ta dernière équipée a désolé profondément notre famille ; la cousine Madeleine, qui est toujours prête à défendre son Valentin, — même quand il attaque les autres, — ne sait plus où donner de la tête depuis ton incroyable article de L’Opinion nationale. On la regarde d’un air railleur quand elle traverse la place, et nos ennemis se frottent les mains, en chuchotant, sur le pas de leurs portes ; la pauvre fille est bien malheureuse. Les Gribouillet, qui en ont toujours voulu à notre famille, s’étaient abonnés à ton journal, se doutant bien que tu y ferais des bêtises. Grâce à eux, le fameux numéro a couru déjà toute la ville ; et, pendant trois jours, leur {p. 126}salon a présenté l’aspect d’un vrai cabinet de lecture. Infortunée Madeleine !

Mais qui donc, mon pauvre garçon, te forçait à cet aveu lamentable ? Tu déclares, en te jouant, d’un air guillery, que tu t’es fait journaliste uniquement pour servir tes petites rancunes et frapper à tour de bras sur les gens qui ne t’apportent qu’une admiration contenue ! Où donc était Francisque pour t’arrêter sur la pente de cette dangereuse confession ? Tu conclus en donnant pour excuse « ta grande jeunesse » : la justification ne justifie rien, mon ami. Tu avais bien, dans ce temps-là, vingt-six ou vingt-sept ans ; et moi, qui en ai vingt-trois à peine, je rougirais jusqu’aux oreilles d’avoir fait ce triste métier. Madeleine en a rougi pour toi : une cousine est parfois bonne à quelque chose ; mais il est des soins, mon cher Valentin, dont on ne devrait se reposer sur personne.

Et, cette confession navrante achevée, comme furieux de l’avoir laissée échapper, tu te frappes {p. 127}la poitrine en criant à ton ancien rédacteur en chef : « C’est votre faute ! votre très grande faute ! » C’est perfide, mais c’est illogique. Parce qu’il t’aura plu de débuter assez peu honorablement (tu l’avoues) dans le journalisme, le Figaro devient tout de suite un atelier de « calomnie » où l’on n’est admis à travailler que sur un certificat de mauvaises mœurs littéraires ! Mécontent et honteux de toi-même, tu demandes qu’on inflige un peu de honte à tes anciens collaborateurs.

Malheureusement, mon cher Valentin, j’ai vu les choses par moi-même… Je suis entré dans l’atelier avec l’intention (je t’en fais mes excuses) d’y travailler honnêtement. Personne ne s’est formalisé de cette prétention. « L’entrepreneur » n’a exigé aucun serment maçonnique de ma part, et l’on ne m’a point fait jurer sur les mânes de Basile d’exterminer la probité et le talent, partout où je les rencontrerais : ce qui n’a pas laissé de me surprendre un peu, après ce que {p. 128}vous m’aviez dit, toi et l’ami Jacques : il est vrai (je viens de l’apprendre) qu’on avait refusé trois ou quatre manuscrits de Jacques pour insuffisance d’orthographe.

Tu vas marcher d’étonnement en étonnement : chacun ici écrit ce qu’il veut et ce qu’il pense ; on ne distribue pas de mot d’ordre, et même il ne nous a point été défendu de prendre part à la souscription Lamartine. Liberté entière. Cette indépendance absolue a son charme, et offre, ce me semble, quelques garanties d’honnêteté. J’aurais pu avec ta protection, me caser à L’Opinion nationale ; mais j’ai craint qu’on ne me commandât, comme à toi, d’y faire de la « démocratie spirituelle ». J’ai préféré ma liberté de la presse.

Je suis donc au Figaro, mon cher cousin, et je n’y ai point trouvé aussi mauvaise compagnie que tu veux bien le dire. Les gens qu’on y voit n’ont rien volé à personne — pas même leur talent.

Si Henry… Schaunard ne sort point de l’École {p. 129}normale, il n’est jamais entré au bagne. Et, s’il a un ruban rouge à sa boutonnière, je ne sache pas qu’on l’ait poursuivi pour port illicite de décoration.

Il est complètement erroné que Monselet soit un journaliste retour de Cayenne, et je n’ai pas ouï dire qu’il eût emporté à Paris la caisse de la maison où il était commis à Bordeaux.

Jouvin ne passe point pour être subventionné par la Société des auteurs dramatiques, à la seule fin de porter leurs pièces sur le pavois du feuilleton ; s’il parle parfois des comédiens et des comédiennes, on ne peut rigoureusement en conclure que des serviteurs chargés de présents viennent le saluer, chaque matin, au nom du Vaudeville et du Théâtre-Français.

J. Rousseau est fort gai : tout le monde s’accorde à le reconnaître, et tout le monde s’accorde à reconnaître aussi que la gaieté est la marque d’une conscience tranquille.

A. Duchesne écrivit un jour qu’Henry d’Audigier {p. 130}avait manqué ses classes à l’École normale, et que, vu sa faiblesse notoire, il se faisait confectionner ses versions latines et ses discours français par toi ou ton copin Sarcey. Mais cette donnée me paraît insuffisante pour établir l’immoralité de ce rédacteur.

Quant à Villemot, il est connu pour faire de la propagande voltairienne, et je ne serais pas étonné qu’il fût surveillé par la police du cardinal Antonelli.

Voilà donc dans quelle caverne de bandits je me trouve ! Je m’y trouve bien. La caverne m’a l’air d’une honnête caverne, et je me suis promené avec quelques-uns des bandits sur le boulevard, sans crainte de me compromettre ! Nul concours de sergents de ville ne se pressait sur nos pas. — J’ose même espérer que, si mes jambes me permettent un jour de faire le tour de France de l’écrivain, c’est-à-dire le tour de la presse parisienne, on ne me fermera pas au nez la porte des gazettes en criant à la garde !

{p. 131}Ses antécédents du Figaro n’ont point empêché Henry Schaunard de publier des romans au Moniteur et à la Revue des Deux-Mondes ; — Monselet a donné de la copie à La Presse (on a même trouvé qu’il n’en donnait pas assez) ; et toi-même, malgré toutes les chroniques dont tu es atteint et convaincu, n’es-tu pas arrivé à L’Opinion nationale ? Si tu n’habites plus le rez-de-chaussée du Moniteur, ce n’est pas à l’ancien rédacteur du Figaro qu’on a signifié son congé.

Tu avais mal vu, mon pauvre ami : c’est que la mauvaise foi rend myope.

J’ai donc la confiance, cher cousin, que mon nouveau titre de rédacteur au Figaro ne me déshonore pas tout à fait à tes yeux, et que tu n’as pas encore recommandé à ton concierge le frère de Madeleine.

Ma foi, tant pis ! je veux être franc jusqu’au bout. À quoi servirait-il d’être cousins, si l’on ne pouvait, de temps en temps, se dire la vérité sur son propre compte, quitte à la défigurer quand {p. 132}il s’agit des autres ? Eh bien ! là, sans flatterie, après la solennelle déclaration faite par toi de ta pauvre conduite au Figaro, cela gênerait ma délicatesse d’écrire en ta compagnie et de faire fraterniser nos signatures dans le même journal. — Tu ne m’en veux point, n’est-ce pas ? — Le voisinage de ton ménechme Sarcey ne me tente pas davantage : tu te rappelles sans doute l’éreintement de Champfleury et du Réalisme que ce critique publia, il y a quelques mois, dans le Figaro ; et voilà qu’aujourd’hui le même Sarcey demande — entre deux feuilletons du même Champfleury — l’avènement du Champfleurisme au théâtre ! Je n’ignore pas que « sa grande jeunesse » l’excuse. Je sais encore qu’il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des convictions ; mais du moins peut-on exiger un peu de tenue.

Un conseil en terminant : ma sollicitude pour ton avenir autorise cette audace. Ne te drape plus dans un manteau de gravité qui dérobe imparfaitement la vue de ton pet-en-l’air ; il y a des {p. 133}trous larges comme la main dans ce manteau. Tu auras beau monter sur des échasses aussi hautes que celles de Maître Pierre, et proclamer de là ton dévouement aux intérêts des nationalités opprimées ; tu feras en même temps quelque cabriole grotesque, et personne ne te croira. Évite surtout, quand tu prends en main la plume du politique, les phrases de ce genre : « Dans les légations ce sont les mêmes personnes qui administrent les revenus et les sacrements » (Question romaine), bien que je ne me dissimule pas l’irrésistible influence de cette phrase sur les destinées futures de l’Italie centrale.

Post-Scriptum. — Tes amis commencent à remuer Quévilly, dans l’attente des nouvelles élections au Corps législatif. Le vieux capitaine Durand, qui fut sous le Directoire l’amant d’une ex-déesse Raison, et à qui les réquisitoires contre le « parti prêtre » viennent de causer un retour de jeunesse en lui rappelant Le Constitutionnel {p. 134}de 1825, fera voter pour toi tous ses métayers. — Il va résilier son abonnement à L’Indépendant de Quévilly pour prendre L’Opinion nationale.

L’élection marchera toute seule.

Nous aurons contre nous M. Bergholetti, le réfugié romain. Malgré les protestations de Madeleine, M. Bergholetti soutient que tu te moques, dans ta Question romaine, autant des opprimés que des oppresseurs. Rien ne le ferait démordre de cette idée. En vain nous lui avons lu et relu le passage du journal où tu voues ton existence au bonheur des Romagnes ; il s’est mis à rire et nous a tourné le dos. Mais ceci est de peu d’importance : M. Bergholetti n’a de métayers que dans les environs de Pérouse, qui ne fait pas partie de la circonscription électorale de Quévilly.

Ainsi, encore une fois, tout ira bien. Nous n’avons qu’une crainte : c’est que tu veuilles écrire toi-même ta profession de foi aux électeurs. Il faut un peu de dignité dans ces sortes de déclarations, mon cher Valentin ; et tu ne {p. 135}peux t’empêcher de montrer, de temps en temps, entre deux phrases, ce que M. Thiers montra un certain soir entre deux bougies. Les provinciaux de Quévilly, gens timides, seraient capables de s’en formaliser. — Prie ton rédacteur en chef de se charger de cette besogne, ça vaudra mieux.

Madeleine, qui fait la couture comme un ange, est en train d’arranger l’habit brodé (que tu devais mettre comme secrétaire d’ambassade) à la mode du Corps législatif. Si nos ennemis politiques triomphent, chose inadmissible, l’habit ne serait pas perdu : on ajouterait quelques palmes vertes, et tout serait dit… Mais nous avons bien le temps.

Au revoir, mon cher Valentin ; sois prudent, Madeleine te le recommande ; elle craint pour toi les mauvaises connaissances : tu es « si jeune » encore !

Ton affectionné cousin, 
François de Quévilly.
{p. 136}

La légende de Sarcey-le-Farouche §

Il y avait une fois dans le Figaro un critique qui avait nom Sarcey de Suttières.

C’était, — au moral s’entend, — un petit vieillard bien conservé, portant fort correctement sa perruque à trois marteaux. Il avait, dans sa jeunesse, tourné assez gentiment le madrigal à la Boufflers et collaboré à la Guerre des dieux du chevalier de Parny. — On assure qu’il fit plus d’un acrostiche mythologique sur les beaux yeux de madame Tallien, et que le Mercure de France fut, à une époque, tout fleuri de ses bouquets à Chloris.

Une chose reste constante : au temps qu’il faisait sa rhétorique au collège des Quatre-Nations, le petit Suttières passait ses jours de congé à Ferney, chez M. de Voltaire, son correspondant.

Le petit vieillard regrettait fort l’ancien régime {p. 137}littéraire : — une fois par semaine, régulièrement, il venait se plaindre — poliment et spirituellement — au public que le présent ne valût pas le passé. Cela était finement pensé, ingénieusement dit ; moi et bien d’autres, nous avions pris goût aux innocentes causeries du petit vieillard.

Retiré dans son Coblentz, il maugréait avec tant de grâce et d’urbanité contre les révolutions de syntaxe et la littérature violente et anarchique de notre temps ! Il jurait si agréablement par la canne de Voltaire qu’il ne reconnaîtrait jamais le nouvel état de choses !

Le petit vieillard, il est vrai, contrecarrait toutes nos idées ; mais il ne faisait pas beaucoup de bruit, et c’est pourquoi on l’écoutait avec plaisir.

Voilà qu’un beau jour tout changea d’une façon inattendue : voyant qu’on regimbait à rentrer dans l’ordre ancien et que la littérature vagabondait obstinément loin des principes si longtemps {p. 138}frayés, le chevalier du madrigal, le cérémonieux émigré de Coblentz, se mit en colère. Sa perruque à marteaux s’agita comme une chevelure romantique et secoua un nuage de poudre à l’entour de sa tête… Il donna violemment du poing contre un guéridon marqueté, en lâchant un juron formidable, — le même qu’affectionnait Ajax quand il causait politique avec Achille ; — du coup, le tabac d’Espagne qui parfumait la boîte d’écaille illustrée par Boucher se répandit sur le parquet. Le chevalier ne ramassa pas sa tabatière ! Mais, après avoir fait une simple breloque de la petite épée de cour dont il s’était contenté jusqu’alors de moucheter galamment le romantisme, il décrocha la longue et lourde rapière que ceignait le terrible abbé Geoffroy pour faire sa ronde — dans les Débats de 1812.

Puis, pour ne laisser aucun doute sur ses féroces intentions, le chevalier courut acheter une moustache d’occasion, qu’il retroussa gaillardement… et, ainsi transformé, il prit son élan et {p. 139}vint s’abattre au beau milieu de la littérature courante, prenant tous les diables à témoins « qu’il allait mettre ce monde-là à la raison ».

Or, dans ces temps, Théodore de Banville-l’Ingénu folâtrait dans les sentiers perdus et s’amusait, — tout le long, le long des buissons fleuris de la fantaisie, — à faire des bouquets de fraîches métaphores. Bien plus, il se gaussait tout haut, l’imprudent ! des élégies incolores et fades du chevalier de Parny, l’ami du chevalier de Suttières.

Ajoutez qu’il était grandement question alors, chez les frères Lévy, d’une nouvelle édition des Odes funambulesques, avec aggravation de neuf pièces toutes neuves.

Voici ce qui arriva :

Un matin de janvier, Banville-l’Ingénu s’en allait — insoucieux — corriger ses épreuves, lorsque Sarcey-le-Farouche l’arrêta par la basque de son habit et lui demanda de quel droit il publiait {p. 140}des Odes funambulesques, puisque Voltaire ne s’était jamais permis de rien faire sous ce titre ? Il lui dit encore qu’il n’avait pas de « bon sens », et… le pendit à une colonne du Figaro.

Je n’ai pas l’intention de dresser ici le martyrologe de toutes les victimes du sanguinaire Sarcey. Monselet prépare sur ce sujet, hélas ! trop fécond, un volume de complaintes.

…………… Venez pourtant,
Écoutez tous, petits et grands,
La triste fin d’Bouilhet (d’Rouen) !

Il y a huit jours, ce « bon jeune homme » rêvait — au clair des étoiles — à cheval sur un des lions du palais Mazarin. Sarcey rôdait par là… il s’avança et lui tint à peu près ce langage :

“ Qui vous a permis de faire des contes romains ? Est-ce que Voltaire, lui, a jamais fait des contes romains ?… L’imagination, qu’est-ce que {p. 141}c’est que ça ?… La fantaisie !… où prenez-vous la fantaisie, s’il vous plaît ? Il n’y a que le “bon sens”, Monsieur, entendez-vous bien ! et vous n’avez pas de bon sens. »

Après une pause, Sarcey reprit sur une note lugubre.

« Récitez une tragédie, si vous en savez une. Vous allez mourir ! »

Hélas ! où étaient les quarante Rouennais de Louis Bouilhet ?… Seules, les naïades de la Seine ont assisté — dans leurs stalles rembourrées de varechs — au dénouement de ce drame lamentable !

Il n’y a pas la moindre illusion à se faire : tout ce qui est atteint et convaincu de romantisme partagera le sort néfaste de Banville-l’Ingénu et de Louis Bouilhet le bon jeune homme. Pour ma part, je me suis bien promis de ne pas imprimer mes Sonnets chevelus, — dût Janin me couvrir d’une préface imperméable ! — tant que M. de Suttières ne sera pas entré dans un couvent.

{p. 142}Avant deux mois, il aura conduit à l’abattoir les quelques romantiques clairsemés qui subsistent. Ils sont tout effarouchés, les pauvrets, ils ne savent plus où se cacher. Et l’on voit les fantaisistes aux abois s’aborder avec cette morne question : « Quel est celui d’entre nous qu’on va entraîner aujourd’hui dans l’article Suttières ? »

De quoi Duranty se frotte les mains et rit à se tenir les côtes, en confectionnant des nœuds coulants — ou étrangloirs — qu’il vend, au plus juste prix, à Sarcey.

Si Th. Gautier veut m’en croire, il se fera délivrer des lettres de naturalisation à Saint-Pétersbourg. Les journaux ne sont plus sûrs à Paris !

Et Poulet-Malassis, qui vient de publier une nouvelle édition d’Émaux et camées ! Vraiment, le moment est bien choisi. — Je recommande spécialement à M. de Suttières Nostalgies d’obélisques. Je vous demande un peu s’il est jamais venu à l’idée de Voltaire de décorer de sphinx en {p. 143}granit rose le péristyle de son Temple de mémoire ? Gautier est un drôle bien osé !

Surtout, n’oubliez pas le Docteur Mathéus de MM. Erckmann et Chatrian. Voilà de la chair fraîche, ô Barbe-Bleue !

J’ai été bien scandalisé, l’autre jour, en voyant le Rêve et la Fantaisie danser des sarabandes effrénées dans le rez-de-chaussée du Figaro, sur ce motif : L’Auberge des Trois-Pendus, juste au moment où l’article Suttières faisait un cours de bon sens et de bonne tenue — au premier étage. Je restais là, les yeux fixes, choqué de cette inconvenance, lorsque tout à coup…

Il m’a semblé voir, à travers la brume qui montait de mon cigare, les lignes trembler sur le papier et s’agiter d’une façon tout à fait insolite, et des phrases entières rouler sur elles-mêmes… Ô spectacle saugrenu ! un adjectif se cognait lourdement contre un verbe qui ne le connaissait pas ; — les virgules grimpaient dans l’intérieur {p. 144}des lettres, les points des i chevauchaient sur les c stupéfaits…

L’article-Suttières, en désordre, se sauvait à toutes jambes, poursuivi par le feuilIeton-Erckmann, qui l’assourdissait d’apostrophes insensées. Je suivais de l’œil, en riant aux éclats, ce steeple-chase forcené, quand j’ai été ramené aux choses et aux journaux de ce monde par la voix du garçon, qui criait : « Le Siècle demandé, voilà ! »

Après tout est-il possible que MM. Erckmann et Chatrian trouvent grâce devant M. de Suttières. Ils ont sans doute vu le jour dans la visionnaire Allemagne, — ou, s’ils ne sont pas Allemands, leurs noms le sont pour eux. Et vous savez que c’est aux Français seuls qu’il est interdit — de par Voltaire — de rêver, d’être mélancoliques et de faire de la fantaisie.

Quand j’y songe, je trouve Shakspeare bien heureux d’être Anglais. La Tempête et Comme il vous plaira l’échappent belle !

{p. 145}

Épilogue §

Th. de Banville, qu’un classique repentant et miséricordieux a dépendu à temps, recommence à faire des siennes. Je l’ai entrevu hier soir, dans la rue d’Ulm, en compagnie de Philoxène Boyer (je saisis l’occasion de dénoncer Philoxène aux sévérités de M. de Suttières : un érudit croisé de fantaisiste, horreur !). — Banville, monté sur les épaules de Boyer, traçait à la craie, en majuscules insolentes, ces mots sur la grand-porte de l’École normale :

M. DE SUTTIÈRES PASSE, LE ROMANTISME RESTE

(Sagesse des nations.)

Puis Philoxène et Théodore se sont précipités dans une rue transversale, à la poursuite d’une métaphore qui rentrait. Il n’était plus temps ! Bouilhet l’avait déjà retenue pour son drame prochain.

{p. 146}Nota. —  Est-il be soin de dire que le poète de Mœlenis, après avoir barboté quelques minutes dans le flot jaune de la Seine, avait été recueilli par un bateau de blanchisseuses  ?

Allons, monsieur de Suttières, tout est perdu —  fors vos ennemis !

{p. 147}

Mosaïque §

Les fautes d’impression. — Critiques à la main. — Un Pirate. — Au pays de Bohême. — Les dernières Calinodies. — Les mauvaises habitudes. — Petite gazette des tribunaux. — Une rivière qui s’ennuie.

{p. 149}

Fautes d’impression §

Je dînais, l’autre jour, en compagnie d’un de ces rares savants — qui aiment la science pour elle-même, et non pas pour ses croix.

Le savant, tout en découpant une aile de perdreau, communiquait — d’un ton pénétré — ses projets d’amélioration sur le jardin des plantes de Toulouse.

Un convive — tout frais débarqué de son Paris — saisit au passage le mot de « jardin des plantes ».

— Je l’ai vu, votre jardin des plantes, monsieur {p. 150}le professeur. Je le connais ! Mais pourquoi donc appelez-vous cela un jardin des plantes, puisqu’il n’y a ni ours, ni singes ?

Le professeur sourit — et se retournant de mon côté :

— Ce monsieur, dit-il à voix basse, vient d’émettre une balourdise qui me fait songer, malgré moi : ne croyez-vous pas qu’il existe certains mots — comme certains hommes — fatalement prédestinés à n’être jamais compris, quelque claire que soit leur signification ? Vous aurez beau faire : ce mot « jardin des plantes » éveillera toujours une idée de ménagerie — plutôt qu’une idée de botanique.

Depuis ce jour, je rêve aux souffrances secrètes des mots incompris.

Et je les plains.

*
*  *

Je suivais dernièrement le convoi d’un compositeur sexagénaire, mort en alignant des caractères {p. 151}d’imprimerie, sur le dernier feuilleton des Drames de Paris.

Un curieux type que le père Darnet. Il fallait le voir à sa casse ! Tantôt, c’était avec recueillement, avec amour, qu’il se penchait sur son travail. Un sourire calme et béat inondait sa physionomie ; on aurait été mal venu à le déranger dans ces moments-là : c’est qu’il composait alors une page de George Sand ou un chapitre de Michelet. L’épreuve tirée, pas une lettre qui fût transposée, pas un mot qui grimpât sur le dos du mot voisin, pas une virgule qui ne fût à son poste. Le correcteur pouvait se croiser les bras.

Tantôt, — l’air goguenard, la plaisanterie aux lèvres, riant avec l’un, causant avec l’autre — il laissait sa main distraite courir au hasard dans la casse : c’est qu’il composait alors un feuilleton de M. La Landelle ou de M. de Gondrecourt. Et l’on ne voyait partout, la besogne terminée, que fautes d’impression s’épatant lourdement au beau milieu des phrases ou se suspendant {p. 152}ironiquement au bout de chaque ligne : le brave homme que le père Darnet !

C’est à lui qu’on doit cette coquille qui est digne de passer à la postérité la plus reculée :

« Tu fais la honte de mes chapeaux gris ! »

Il va sans dire que le manuscrit portait cheveux.

*
*  *

Le lendemain, l’auteur mutilé entrait comme une bombe à l’imprimerie, demandant à cor et à cri son compositeur. On met en présence le bourreau et la victime. À toutes les récriminations du plaignant, le père Darnet se contenta de répondre tranquillement :

— Après tout, de chapeau à cheveux la distance n’est pas si grande. On peut bien se tromper de ça.

*
*  *

— Ai-je si grand tort, monsieur ? me disait-il un jour pour justifier son incurie à l’endroit de {p. 153}certains manuscrits. Et n’y a-t-il pas des articles et des livres qui sont — par eux-mêmes — d’un bout à l’autre, de longues fautes d’impression ? Les miennes se noient dans le tas.

*
*  *

Depuis quelque temps, je suis en proie à des préoccupations philologiques qui ne me laissent pas de repos. — Suivez bien mon raisonnement.

Les Alsaciens disent Pâtiment pour bâtiment ;

Et Brébaration pour préparation.

Donc, ils peuvent prononcer également le P et le B. Comment se fait-il alors qu’ils se servent de ces deux lettres toujours à contresens, toujours ? D’où vient qu’ils se trompent invariablement cent fois sur cent fois ?

Le hasard n’a pas de ces persistances et de ces illogismes tenaces. La fatalité ne se cacherait-elle pas derrière cette prononciation ? Pour moi, après y avoir mûrement réfléchi, je vois là-dedans {p. 154}la main de Dieu s’appesantissant sur la race maudite qui donna Alexandre Weill à la France.

*
*  *

Vous avez bien souvent entendu dire — avec un étonnement plein d’amertume — par les gens qui viennent d’éprouver un cataclysme dans leurs affections :

« On n’est jamais trahi que par ses amis. »

L’étonnement de ces gens-là m’étonne. Par qui diable veulent-ils donc être trahis ? Et ne serait-il pas bien surprenant qu’on fût trahi par ses ennemis ?

*
*  *

Tout le monde connaît — pour l’avoir vu sur les quais — le Tableau de Paris par Mercier, un bien bon auteur !

J’y cueille cette phrase, qui vaut à elle seule un long poème de M. Viennet ;

{p. 155}« On peut placer  les boulevards à côté  des plus belles choses de la capitale. »

Si Mercier vivait encore, il me ferait un sensible plaisir de m’enseigner la manière de placer le boulevard Montmartre à côté de la Concorde. Cela pourrait ajouter à la beauté du coup d’œil les jours de fête publique. On en serait quitte, le lendemain, pour faire reconduire le boulevard chez lui.

Il est vrai que Mercier est un écrivain de l’école du bon sens.

*
*  *

Je termine par une petite observation de mœurs dramatiques que me communiquait hier mon ami — et vaudevilliste Ma…

Nous venions de relâcher en vue du Gymnase. Me montrant l’affiche du doigt :

« Vous voyez bien, me dit-il, cette pièce en un acte qui allonge son titre au-dessus de ces trois {p. 156}noms d’auteurs ? Soyez sûr que c’est le dernier nommé qui a fait la pièce, et que les deux autres n’ont pas rédigé — une virgule.

— Mais alors que font ici les deux autres ?

— Que vous êtes jeune !… Aimez-vous la crinoline ?

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien, le public des théâtres aussi aime la crinoline, et ailleurs que sur la scène. Les directeurs le savent bien ; aussi exigent-ils que tous les jeunes auteurs qui débutent en mettent une, et quelquefois deux ! — La première crinoline dramatique de notre temps, c’est M. Scribe ; — la seconde, M. Dennery. »

Nota. — Cette faute d’impression est très répandue.

Critiques à la main §

J’ai trouvé — fiacre restant — ce fragment d’étude sur Jules Janin :

« M. Janin, avec son interminable et vide {p. 157}phraséologie, me fait l’effet d’un individu qui, ayant une personne à dîner, demanderait pour lui et son invité un salon de deux cents couverts. Il lui faut toujours deux cents lignes pour y attabler une idée. »

La critique est juste. Mais n’eût-il pas été plus simple d’écrire :

Le style de Jules Janin est un style à rallonges ?

*
*  *

La Dordogne lettrée commence seulement à lire Fanny : ce qui prouve une fois de plus que la centralisation littéraire est une excellente chose.

Cela prouve encore que la gloire de M. Feydeau voyage à petite vitesse.

Donc, on causait de Fanny dans le salon sous-préfectoral de ***. Chacun disait son mot : le percepteur trouvait que c’était bien écrit, mais révoltant ; — le maire, que ce n’était point là {p. 158}« un ouvrage de bibliothèque » ; — le contrôleur, fonctionnaire aux yeux de flamme, trouvait que Fanny était une femme charmante, et avec un enthousiasme qui pourrait bien nuire à son établissement conjugal. Le reste trouvait… le reste ne trouvait rien.

— Et vous, madame, dis-je à une Allemande réfugiée (la seule Parisienne présente) qui n’avait encore rien dit, que trouvez-vous ?

— Mon Dieu, répondit-elle, la lecture de Fanny a fortifié cette conviction déjà ancienne chez moi : que les Allemands écrivent pour leurs femmes, et les Français pour leurs maîtresses.

*
*  *

La dernière œuvre (est-ce bien une œuvre ?) de M. Ernest Feydeau, Daniel, a tenu ce que promettait Fanny. C’est toujours le même monsieur avec les mêmes passions épileptiques et les mêmes curiosités libertines. Seulement, cette {p. 159}fois, au lieu d’escalader nuitamment les balcons pour photographier — à travers les persiennes — les intérieurs d’alcôve, il se contente de glisser son regard par les fentes des cloisons et les entrebâillements des portes.

En vérité ! je vous le dis, cette littérature finira par causer des ennuis à l’administration des contributions directes.

— J’attends M. Feydeau à son prochain livre, s’est exclamé M. Prudhomme en lisant Daniel ; et, si ça continue, je refuse l’impôt des portes et fenêtres.

*
*  *

Je ne sais plus qui pronostiquait, de cette façon claire et concise, les destinées, du nouveau (est-il bien nouveau ?) roman de M. Feydeau :

— Pauvre Daniel ! il n’a décidément pas de chance. Il y a quelque mille ans, on le jetait dans la fosse aux lions — et voilà qu’aujourd’hui il va tomber dans la fosse aux ours !

{p. 160}

Un Pirate §

Qui de vous ne l’a rencontré ? Car, encore ; plus que l’esprit, la bêtise et l’impuissance courent les rues.

Au physique, c’est un petit jeune homme remarquable par une absence complète de physionomie. — Pour son intelligence, elle réside tout entière dans son oreille droite : une oreille toujours en éveil, occupée à faire le guet autour des conversations — par la raison que le cerveau d’Alidor est un appartement non meublé.

Alidor se fournit chez les autres, il prend publiquement la responsabilité des mots que les autres ont faits.

Avez-vous un article en tête ? gardez-vous de laisser traîner sur le tapis… de la confiance les idées dont vous comptez le nourrir. Ces idées — Alidor est là qui rôde, tout prêt à les amener à lui du bout de sa plume ; et, comme il n’est pas {p. 161}fier, il se chargera de propager vos vues personnelles — sous sa signature.

Deux jours se passent : il n’est plus temps d’écrire votre article. Ne l’écrivez pas. Alidor vous accuserait de plagiat.

Il a fait hier cette réponse à un journaliste qui lui reprochait un abus de confiance de ce genre :

— Eh bien, après ? Je prends ton bien où je le trouve !

C’est lui qui, au collège, — la tête sous la couverture de son pupitre, — copiait, de son écriture la plus soignée, le Feu du ciel ou la Prière pour tous, signait Alidor au bas, et puis faisait passer, de main en main, ses vers par la salle d’études.

Au pays de Bohême §

Madame D… avait un amant. — Un caprice le lui avait donné, une fièvre typhoïde le lui reprit. Jusque-là, rien que de très naturel. Madame D… prit le deuil du défunt.

{p. 162}Cela est moins commun.

En même temps que le deuil du premier — madame D… prit un second amant.

Ici nous rentrons dans la vraisemblance.

Une amie s’étonnait de cette nouvelle liaison.

— C’est bien simple pourtant, répondit madame D… avec un sanglot dans la voix. C’est pour être deux à le pleurer !

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Première biche. — Tu as donc lâché Arthur ? Tout le monde disait que tu étais toquée de lui.

Deuxième biche (avec un soupir à fendre le corset le plus résistant). — Oh ! oui, je l’ai bien aimé, cet homme.

Première biche. — Il est si gentil ! Pourquoi l’as-tu planté là, alors ?

Deuxième biche (indignée et dramatique). — Croirais-tu, ma, chère, que ce pignouf ne m’a jamais donné un louis de sa vie ? Ça désillusionne, à la fin !

*
*  *

{p. 163}« L’un est un grand brun avec éperons et cravache, et l’autre, un petit blond sentimental avec des bagues en cheveux. »

Mademoiselle Mar… les aime tous deux —  au même prix et au même degré. C’est un ménage à trois qui a trouvé son équilibre européen.

Dernièrement la colombe s’envolait, loin de ses deux pigeons, vers le pays où fleurit… la roulette. —  Avant de partir, elle voulut emporter un souvenir de chacun d’eux. D’abord, elle passe chez le petit blond, qui lui abandonne une boucle de ses cheveux. Puis… puis, comme il n’est pas avec le train des accommodements, elle n’eut pas le temps de passer chez le grand brun.

Le remords la prit à la première station. En vain elle cherchait le moyen de rétablir l’équilibre européen si involontairement rompu.

—  Bah ! s’écria-t-elle tout à coup en regardant la boucle de cheveux ; je les ferai teindre !

 

{p. 164}— Je viens de rencontrer mademoiselle X… du Vaudeville, sur le boulevard. Elle était tout en larmes.

— Cette femme d’une insensibilité proverbiale ? C’est impossible.

— Je te donne ma parole d’honneur !

— Allons donc ! mademoiselle X… pleurer ? elle dégèle.

*
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Un bien joli mot d’une de ces petites blanchisseuses que Monselet a marquées d’un couplet indélébile.

On causait — entre étudiants et étudiantes — d’une partie à faire le lendemain.

— Il faut prévenir Léon, dit un de ces messieurs ; il sera volontiers des nôtres.

(Léon est un carabin universellement connu pour ses paletots maculés, et des foulards qui s’effilent sur ses gilets gras.)

{p. 165}— Léon ! interrompit une d’elles, je n’oserai jamais me montrer en compagnie d’un pareil individu : il est toujours mis comme une révolution !!!

*
*  *

Un La Palférine, sans coeffe et sans semelle, sollicitait un quatrième délai auprès d’un de ses créanciers.

— Savez-vous que ça commence à n’être plus drôle ? hurla M. Dimanche. Vous m’aviez pourtant dit, lors du dernier renouvellement : Cette fois, vous pouvez compter sur moi, je n’ai qu’une parole !

— C’est bien pour cela que je tiens à la retirer, riposta le bohême.

La réponse est canaille, mais elle est si logique !

*
*  *

L… rencontre Balochard, étudiant de sixième {p. 166}année, — une lettre à la main, — profondément consterné.

— D’où te vient aujourd’hui, etc. (voir Phèdre).

— C’est mon père qui m’envoie sa malédiction…

— Pauvre garçon !… Enfin, que veux-tu ? Il faut en prendre son parti.

— Encore, reprend Balochard avec un soupir, encore si elle était affranchie !…

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*  *

Avez-vous connu feu M. Sturm de l’Institut — et de la Bohême ?

Il y a dans une petite rue, — la rue des Fossés-Saint-Jacques, un petit café, — le café des Mousquetaires, où vont très peu de d’Artagnans, mais où tous les Planchets du quartier se livrent à des débauches de dominos. — C’est là que chaque {p. 167}jour, à la même heure, on voyait entrer M. Sturm.

M. Sturm signifiait pour le garçon : une bouteille d’eau de Seltz, un carafon d’absinthe, une canette de bière.

L’illustre savant combinait les trois liquides, à l’ébahissement des habitués, savourait le mélange à petites gorgées, — et puis s’essuyait les lèvres avec le sourire de l’homme satisfait, — et la manche de son habit, un habit dont M. Vapereau eût écrit la biographie, s’il l’eût jamais rencontré.

Chose étrange ! après l’absorption de ce breuvage, que je ne qualifierai point, la physionomie de M. Sturm, — alourdie tout à l’heure par l’abus du parallélogramme et du trapèze, se transformait soudain : les yeux prenaient de l’esprit, la bouche de la finesse.

C’était alors un charmant causeur que M. Sturm.

— Aurions-nous Rolla et les Contes d’Espagne, si nous n’avions pas l’absinthe ?

*
*  *

{p. 168}Laissez-moi vous dire un mot après boire de M. Sturm.

C’était en décembre 1851, dans un moment où les attroupements étaient sévèrement interdits. — Tout à coup, à l’aspect d’un monsieur gros, court, énorme comme J.-J. ou Mousqueton, qui se dirigeait vers la porte, M. Sturm se lève brusquement, saisit par le bras le consommateur stupéfait, et le rejette violemment sur sa chaise, en lui criant d’une voix effrayante.

— Mais malheureux, ne sortez donc pas : on va vous prendre pour un rassemblement !

Les dernières Calinodies §

Calino se trouvait dernièrement dans un château — de ses amis, plein de chasseurs et de bruit.

{p. 169}Le lendemain de son arrivée — dès l’aube — les chiens faisaient grand tapage dans la cour : le départ pour la chasse était imminent.

Le voisin de chambre de Calino vient l’avertir officieusement qu’il est temps de se lever, s’il veut courre le lièvre. Calino répond qu’il préfère rêver dans son lit « aux douces émanations de la rosée matinale » que d’aller tremper ses pieds dedans.

— Alors je m’en vais, dit le voisin.

Il tournait déjà le bouton de la porte, lorsque, faisant tout à coup volte-face :

— Un conseil, mon cher Calino : prenez bien garde de faire du bruit en dormant — de peur de vous réveiller !

Calino chercha tellement à comprendre, qu’il ne put jamais se rendormir.

*
*  *

Calino, fatigué, arrête un fiacre sur le boulevard.

{p. 170}— Rue Mazarine, 11 !

— Suffit, mon bourgeois.

Le fiacre s’élance dans la carrière. Calino, précipitant sa tête à la portière :

— Cocher ! cocher ! rue Mazarine, 11, — au rez-de-chaussée !

Les mauvaises habitudes §

Il y a des gens qui passent leur vie à pester contre les mauvaises habitudes ;

Vous préférez le havane au cigare d’un sou, — mauvaise habitude.

Le farniente au travail, — mauvaise habitude ;

Un fauteuil moelleux à une chaise de paille, mauvaise habitude ;

L’étudiant aime mieux suivre une jolie femme que les cours de l’École, — mauvaise habitude !

Etc., etc., etc., etc.

Ces moralistes me font mal. Que deviendrions-nous sur cette terre d’exil, Seigneur ! sans les mauvaises habitudes ?

*
*  *

{p. 171}J’ai la mauvaise habitude de prendre, chaque soir, un verre de chartreuse ; cette mauvaise habitude se complique naturellement de la mauvaise habitude d’aller au café. Or, sachez que mon café est hospitalier aux musiciens nomades, et que les consommateurs y ont, en général, le moss compatissant.

Hier donc, entre dans la salle, archet et violon en main, un vieillard d’au moins quatre - vingts ans. Il se met en position et en devoir d’écorcher une ouverture de Rossini  : ce qu’il fait avec toute l’énergie que lui laissent ses cheveux blancs. Puis il promène « le casque de Bélisaire  » autour des tables.

Arrivé à la mienne, se redressant de toute sa taille  :

—  Tel que vous me voyez, messieurs, di t-il, je suis le propre fils d’É mile Marco Saint-Hilaire.

{p. 172}Le sourire du scepticisme erre sur tous les visages.

— Comment, Marco Saint-Hilaire ? mais il a quinze ans de moins que vous !

— C’est pourtant comme j’ai l’honneur de vous le dire, mes bons messieurs. Il y a de ces choses qu’on ne peut pas s’expliquer…

En effet !

Avis. — Il est bon, par le temps de guerre qu’il fait, d’être un peu le fils de Marco Saint-Hilaire, cela ne peut pas nuire. Le moyen, quand on est bon Français, de refuser cinquante centimes à un fils de Marco Saint-Hilaire ! Nous invitons nos compatriotes à la recherche d’un état civil et d’une position sociale, à adopter cette paternité.

Petite gazette des tribunaux §

Le greffier donne lecture des charges qui pèsent sur un membre distingué de la famille de Jean Hiroux.

{p. 173}Il arrive à l’article des précédents, — précédents terribles et mortels peut-être ! Tout à coup l’accusé l’interrompt, et s’adressant au ministère public avec le ton de la plus exquise compagnie :

— Pardon ! monsieur le procureur général, mais je vous avais prévenu, ce me semble, que je désirais garder l’incognito.

*
*  *

M. le président, au prévenu. — Vous n’avez pas eu honte de vous porter à de pareilles voies de fait sur un faible et malheureux vieillard ?

Le prévenu. — Que voulez-vous, monsieur le président ? Il faisait des façons pour me prêter sa montre !

Le président. — Ne plaisantez pas devant la justice.

Le prévenu. — Et puis, j’ai si souvent entendu répéter qu’il fallait dépouiller le vieil homme !

*
*  *

{p. 174}un gamin lisant un journal. — Papa, tu ne sais pas ? Jacques, le cordonnier de mon oncle, qui vient d’être condamné à cinq ans de réclusion.

Le père. — Pour quel motif, mon fils ?

— Pour vol avec effraction.

— Quel dommage ! un si brave garçon !

Une rivière qui s’ennuie §

Au bas de la ville de Poitiers — coule, ou plutôt paraît couler, une rivière stagnante qu’on nomme le Clein.

Vers 1814, Napoléon passait par Poitiers.

Tout le long de la rivière, sur le chemin qu’il devait parcourir, s’élevaient d’innombrables poteaux portant tous cette inscription : je m’ennuie. Plus on approchait de la ville, plus les poteaux {p. 175}se multipliaient. L’Empereur, très intrigué, s’arrête et fait appeler le maire de la ville pour avoir l’explication de cette inscription énigmatique.

— Sire répond le maire, cette pauvre rivière, obstruée de joncs, aux eaux dormantes comme celles d’un marais, n’est bonne à rien et voudrait bien être bonne à quelque chose. Son inutilité la fatigue, elle s’ennuie et se plaint à Votre Majesté de n’être pas navigable. La municipalité de Poitiers avait espéré qu’en plaçant…

— C’est bien : j’y songerai, dit l’Empereur, qui n’avait cependant pas un faible pour les gens d’imagination.

Napoléon n’eut pas le temps d’y songer. Six mois après, il partait pour l’exil. Le Clein s’ennuie toujours.

{p. 177}

Les arrière-petits-fils.
Sotie parisienne §

{p. 178}

Personnages : §

  • Saturet. Sans profession. Passe sa vie à braconner des pièces de cinq francs — sur la lisière du Code pénal.
  • Bidault, concierge et créancier. Remplissant — par moments — les fonctions du chœur dans la tragédie antique.
  • Cascaret, créancier. ———
  • Nichot, créancier. Signe particulier : A des principes. ———
  • Poupardot, créancier. ———
  • Derville, directeur de l’Odéon.
  • Francisque, factotum de l’Odéon. Signe particulier : Fait courir le bruit qu’il a « des intérêts dans le théâtre ».
  • De Martray, directeur de la Comédie-Française.
  • Finette, demoiselle de compagnie à la journée.
  • L’Ombre de Regnard.
La scène est à Paris — en 1860.
{p. 179}
LES ARRIERE-PETITS-FILS.
sotie parisienne

Premier tableau §

Une chambre dégarnie. — Une malle devant la cheminée ; à terre, cinq chaussettes, une botte dépenaillée s’échappant d’un lambeau de journal, deux ou trois chemises finissant à la ceinture… Tout ce qu’il faut enfin pour écrire un roman réaliste. — Midi sonne à l’estomac du locataire.

Scène première §

Saturet seul, assis sur la malle.

Il faut vivre pourtant ! Cet animal d’huissier qui sort d’ici n’a pas l’air de se douter de ces choses-là, lui… Que faire ? J’ai fait de tout, j’ai abusé de {p. 180}tout. Vendre des mots aux gens d’esprit du journalisme ? Ma collection est épuisée ; il ne me reste plus que deux calembours qui ont déjà servi. — Donner des leçons d’argot, à quinze sous le cachet, aux vaudevillistes du Palais-Royal ? Impossible aujourd’hui : le ministre d’État vient d’obliger — par décret — les vaudevillistes à parler français…, et puis ils le savent tous — l’argot ! — Pas une idée ! — Allons trouver M. de Rothschild… attendrir sa caisse au récit des malheurs d’un père de famille sans ouvrage ? Vulgaire, vulgaire. Décidément, je deviens bête comme un honnête homme. Je ne trouve rien, rien, rien. (Il se lève et parcourt à grands pas les cinq chaussettes, la botte et les trois chemises.) Cristi ! j’ai faim. Quel est donc l’imbécile qui a dit que l’appétit vient en mangeant ? L’appétit vient en ne mangeant pas. — Si je faisais un petit somme ? Qui dort dîne, a dit un autre, — un autre imbécile ! La preuve, c’est que, quand je dors, j’ai beau m’être repu, {p. 181}je rêve toujours que j’ai faim et que je n’ai rien pour dîner… (Il laisse tomber ses deux bras et reste, les yeux baissés, dans l’attitude du découragement. Son regard rencontre le journal qui enveloppe la botte.) Lisons, ça mettra mon imagination en train… Si je me faisais journaliste ? Ah ! oui, une rude idée ! je n’ai pas de quoi prendre des leçons d’armes seulement pendant huit jours. — Voyons ce qu’elle raconte, cette feuille. (Lisant.) « Faits divers : On vient de découvrir en province une arrière-petite-fille de Racine. Aux termes de la nouvelle loi sur la propriété littéraire, mademoiselle Noëmi Trochu (c’est ainsi qu’elle se nomme) n’aurait-elle pas des droits à percevoir dans les tragédies de notre immortel poète ?… » Et caetera, et caetera… (Amer.) Pourquoi n’est-ce pas moi qu’on a découvert ? ce journal est idiot. (Continuant sa lecture.) « … Hier, une foule innombrable se pressait aux portes de l’Odéon pour assister à la reprise du Légataire universel… » {p. 182}Dire qu’il y a des morts qui font de l’argent, quand les vivants crèvent de faim… Intrigants, allez !… « Le rôle de Crispin a été rendu de la façon la plus remarquable par Thiron… » Crispin ! ah ! voilà le compagnon que j’ai toujours rêvé. S’il vivait encore (s’exaltant), s’il vivait encore (il monte sur la malle), à nous deux, nous abrogions le Code pénal ! nous tenions Paris entre nos mains ! (Il jette le journal et reste quelque temps rêveur. Tout à coup, comme frappé d’une révélation subite) Oh !!! (accentuant chaque mot) : « Hier, une foule innombrable se pressait aux portes de l’Odéon pour assister à la reprise du Légataire universel… » (Allant par la chambre avec agitation.) Oui… non… pourquoi pas, après tout ? (Entre Finette.)

Scène II §

Finette.

Que fais-tu ?

Saturet, une chaussette à la main.

Je déménage !

{p. 183}

Finette.

Encore ! Tu seras donc toujours panné ?… tu te figures que ça m’arrange, cette vie-là ?

Saturet, tendre.

Que veux-tu, ma colombe… il y a des hauts et des bas dans l’existence. (Contemplant mélancoliquement la chaussette.) Des bas ? — pas toujours.

Finette.

Ne m’exaspère pas, Saturet. (Larmoyante.) Toi qui m’avais promis de me faire un sort… ha ! ha ! ha ! j’ai été trop crédule. (Sévère.) Tiens, tu n’es qu’une canaille !

Saturet, évidemment absorbé.

Oui… non… pourquoi pas, après tout ?

Finette.

Une vraie canaille ! Comme si tu ne pouvais travailler un peu à mon avenir…

Saturet, avec dignité.

Finette, vous oubliez que j’ai le cœur trop haut placé pour ne pas mettre l’indépendance au-dessus de tous les biens de cette terre. L’indépendance, c’est le droit de ne pas travailler !

Finette.

Tu n’as pas de cœur. Ah ! j’aurais {p. 184}mieux fait d’écouter le petit bijoutier de la rue de Rivoli.

Saturet.

Je vous l’ai toujours dit, Finette : le chrysocale vous perdra.

Finette, elle s’assied sur la malle.

Et penser que je lui ai tout donné à cet homme, tout, tout !

Saturet.

N’exagérons pas. — Allons, soyez gentille… Oui… non… pourquoi pas, après tout ? (Il esquisse un léger cancan par. la chambre.)

Finette.

Ô ma mère ! ma mère ! Pourquoi avez-vous laissé ma jeunesse sans guide ? (À Saturet.) Finis donc de sauter. Il me semble que tu me piétines le cœur.

Saturet, s’arrêtant.

Sais-tu lire ?

Finette.

Une insulte de plus !

Saturet, il lui met le journal sous les yeux.

Regarde. « On vient de découvrir… Droits à percevoir… » Et plus bas : « Hier, une foule innombrable… Légataire universel… Au théâtre de l’Odéon… »

{p. 185}

Finette.

Eh bien ! qu’est-ce que ça me fait, ces écritures ? Tu ne me mènes jamais au spectacle.

Saturet.

Qu’est-ce que cela te fait ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que je t’achèterai bientôt une robe, deux robes, trois robes, avec des volants, beaucoup de volants ! (Entrent, sans être vus, Bidault, Nichot, Cascaret et Poupardot tenant des notes à la main.) Cela veut dire que je vais hériter ! (Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot, s’approchent peu à peu de Saturet.) Hériter ! Il me semble (il étend les mains) que je palpe déjà des billets de cent, des billets de mille… (Ses mains étendues rencontrent les notes élevées en l’air par Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot.) Enfer et protêts !

Scène III §

Bidault, Nichot, Cascaret, Poupardot, ensemble.

C’est…

{p. 186}

Saturet.

C’est bien, messieurs… vous êtes exacts : l’exactitude est l’impolitesse des créanciers. Donnez-vous la peine de vous asseoir… Finette, avance la malle à ces messieurs. (Présentant Finette.) Mademoiselle Finette ; demoiselle de compagnie à la journée. — Maintenant, procédons avec ordre, je vous prie. Vous concevez que je ne puis vous entendre tous à la fois. Je vous écouterai par rang de taille… À vous, papa Bidault. (Bidault tend sa note. Saturet la parcourant :)

— 3 sous de tabac ;

— Une reprise aux bottes de monsieur, 15 sous ;

— Pour avoir éloigné, par trois fois différentes, le tailleur de monsieur, 2 fr. (Regardant Nichot.) Ironie !

— 30 sous pour ce qu’on peut avoir oublié…

— Total : 19 fr. 80.

(À part.) 19 fr. 50 ! — Et l’on soutient que l’instruction manque aux classes ouvrières ! {p. 187}(Haut, avec impassibilité.) Concierge, il y a une erreur, à votre préjudice. C’est 20 fr. 50 que je vous dois.

Bidault, embarrassé.

Possible, monsieur. Je n’ai pas fait mes classes, moi.

Saturet.

Effacez-vous, papa Bidault. À votre tour, monsieur Cascaret. Pas de détail ; votre total, simplement, — en deux chiffres, si c’est possible ?

Cascaret.

105 francs.

Saturet.

Je suis sûr, cher monsieur Cascaret, que vous oubliez les six sous de l’omnibus qui vous a déposé devant ma porte. Ajoutez ces 30 centimes, je vous en prie.

Cascaret.

Vous êtes bien honnête. (À part.) Si j’osais, je lui dirais que j’ai pris un sapin.

Saturet.

Vos griefs sont entendus, monsieur Cascaret. — Créancier Poupardot, approchez sans crainte. Votre âge ? pardon… votre total ?

Poupardot.

77 fr. 85 cent. Si vous voulez vérifier…

{p. 188}

Saturet.

Oh ! monsieur Poupardot ! Je m’en rapporte à vous. Vous n’êtes pas de ces gens… (Poupardot se rengorge.) Passez-moi donc votre note. Bien. — Monsieur Nichot, je suis à vos ordres. Vous dites ?

Nichot.

210 fr. Je ferai de plus observer à monsieur que je suis venu en remise.

Saturet, regardant les bottes et le pantalon crottés de Nichot.

Il était macadamisé, à ce qu’il paraît, votre remise ! Après ça, vous aurez peut-être été éclaboussé par un piéton… (Nichot se dissimule avec confusion derrière Poupardot.) Personne ne dit plus mot ? (Sondant la ruelle du lit, se penchant sous le manteau de la cheminée. Avec la voix de Me Pillet) il n’y a pas encore un créancier par là ? Une fois, deux fois, trois fois, personne ne dit mot ? Adjugé ! (Nichot, Bidault, Cascaret, Poupardot tendent vers lui une main avide.) À bas les pattes ! Messieurs, je proteste de mon ardent désir de me libérer envers vous. (Mouvement d’inquiétude dans l’auditoire.) Malheureusement {p. 189}la fatalité s’y oppose… (Murmures.) De toutes mes splendeurs et de tous mes bibelots passés, il ne me reste plus que cette malle. Et encore j’ai perdu le cadenas… (Explosion des murmures.) Messieurs ! (Il prend Finette par la main.) la loi me défend de mener cette femme au marché des esclaves pour vous désintéresser avec le prix qu’elle représente… Si nous étions en Amérique… mais nous ne sommes pas en Amérique.

Finette.

Ami, s’il te faut ma liberté pour te sauver, l’honneur, prends-la.

Saturet.

Noble femme !

Cascaret.

Il ne s’agit pas de ça. Nous voulons de l’argent, nous voulons de l’argent !

Nichot, promenant son regard autour de lui.

Il ne reste plus rien à saisir ici ?

Poupardot, féroce.

Emparons-nous de ses vêtements, ce sera toujours cela. (Nichot, Cascaret, Bidault, Poupardot, se précipitent avec ensemble sur Saturet.)

{p. 190}

Saturet, calme.

Déshabillez-moi ; c’est ce que je veux. J’ai besoin que vous me déshabilliez. (Ils se reculent étonnés.) Déshabillez-moi donc : il faut que je sorte !

Cascaret, Nichot, Bidault, Poupardot.

Que dit-il ?

Saturet.

Je dis ceci : qu’un homme mal habillé a besoin de se déshabiller pour bien s’habiller. Monsieur Nichot, prêtez-moi votre paletot ; — monsieur Cascaret, prêtez-moi votre gilet ; — monsieur Poupardot, prêtez-moi votre cravate ; — monsieur Bidault, allez me chercher votre pantalon noir des dimanches ! (Silence et stupéfaction.) Insensés ! vous hésitez, et c’est le destin de vos notes qui s’agite en ce moment ! Déshabillez-moi et déshabillez-vous, je vous le répète !

Cascaret.

Cette plaisanterie passe les bornes de l’indécence, monsieur.

Saturet hausse les épaules.

Il faut donc tout vous dire. Écoutez. (Il se place au milieu {p. 191}d’eux. Explication à voix basse très animée. Cascaret, Poupardot, Nichot, Bidault, se regardent.)

— Comprenez-vous, maintenant ?

Cascaret.

Mais la morale publique, monsieur, la sixième chambre !

Nichot.

Moi, d’abord, j’ai des principes. Jamais je ne prêterai mon concours — et encore moins mon paletot…

Poupardot.

Je ne crois pas que la probité nous permette…

Saturet, impassible.

À votre aise, messieurs. Faites saisir ma malle alors : il y a bien pour 30 sous de bois.

Cascaret, à Nichot.

Si c’est le seul moyen pourtant !

Nichot.

Puis, en somme, on n’est pas une canaille parce qu’on cherche à se faire payer. C’est égal, j’ai des principes. Et ça m’ennuie de confier mon paletot à un torse étranger : il y a un bouton qui ne tient pas.

{p. 192}

Poupardot, avec énergie.

Décidons-nous et déshabillons-nous. Vous concevez, il doit avoir une tenue convenable. Moi, je ne serais pas flatté qu’un individu se présentât dans mon salon (montrant Saturet) accoutré comme il l’est ! Il faut se mettre à la place des gens, aussi. Monsieur Saturet, voici ma cravate.

Bidault.

M. Poupardot parle le langage de la raison. Je m’en vais chercher le pantalon noir. (Exit. Nichot et Cascaret dépouillent leur paletot et leur gilet.)

Saturet.

Vous êtes de braves gens. Merci ! Finette embrasse ces messieurs. Ce sont nos seconds pères !

Finette.

Tous trois ?

Saturet, avec conviction.

Tous trois. — Maintenant, fais un paquet des vêtements de ces hommes généreux.

Poupardot.

Un paquet ? Vous ne vous habillez donc pas ici ?

Saturet.

Oh ! monsieur Poupardot, devant {p. 193}madame ! Chez elle, à la bonne heure ; ce sera plus convenable.

Finette, bas à Saturet.

Chez moi ? Où prends-tu ça : chez moi ?

Saturet, bas à Finette.

C’est une manière de parler. Saisis ma pensée : Je ne me déshabille pas… je garde sur moi mon paletot, que je trouve attendrissant. (Montrant les vêtements de Cascaret, Nichot, etc.) Quant à cette défroque de l’opulence, nous l’accrocherons en passant… il faut tout prévoir… je puis ne pas réussir ! Et, là-dessus, viens un peu que je t’explique le journal, à toi aussi. (Ils se retirent tous deux vers le fond du théâtre. Haut.) Vous permettez, messieurs ? (Pantomime véhémente de Saturet et de Finette.)

Finette.

Je n’oserai jamais.

Saturet.

Bah ! tu oseras… Tu as bien osé m’aimer !

Finette.

Eh bien ! oui… mais j’aurai mes trois robes ?

{p. 194}
Bidault rentre avec le pantalon noir,
dont s’empare Saturet.

Saturet.

Dieu vous le rendra.

Bidault.

Et vous aussi, monsieur ?

Saturet annexe le pantalon au paquet. Bas à Finette.

Tu comprends que tu ne peux pas te trimballer par les rues avec la tenue en question. Nous irons en voiture… Je monte le premier ; si je ne suis pas descendu au bout de dix minutes, tu montes à ton tour.

Finette.

Très bien. Mais comment payerons-nous le cocher ?

Saturet.

Nous le prendrons à l’heure ! — À bientôt, messieurs. (Exeunt Finette et Saturet. — Nichot, Cascaret, Bidault, Poupardot s’asseoient sur la malle. Silence.)

Scène IV §

Bidault, se levant tout à coup.

Ah ! mon Dieu ! le pantalon noir ! Moi qui ai cousu dans {p. 195}la ceinture mes trois obligations du Nord ! (Il sort comme une tempête.)

Cascaret, Nichot, Poupardot.

Que dit-il ? Suivons ce concierge ! Qui sait où le mènerait la vengeance ? (Ils sortent comme un ouragan.)

Deuxième tableau §

Le cabinet du directeur de l’Odéon. Bureau couvert de paperasses. Sonnette sur le bureau. Derville souriant est assis au bureau. Feu de manuscrits dans la cheminée. Porte au fond.

Scène première §

Derville, seul.

1 820 francs de recette ! Oui, c’est dix-huit cent vingt francs que porte le livret du caissier. 1 820 ! ce zéro n’est point un imposteur… Avec une pièce du vieux répertoire qui n’est pas de Molière ! (Il se frotte les mains.) J’ai bien envie de me donner le plaisir d’une seconde addition. (Railleur.) Voilà une opération {p. 196}d’arithmétique que je puis me vanter d’avoir inaugurée à l’Odéon… Voyons ça. Nous disons :

Loges, 325 francs…

Je voudrais que Royer fût là…

Fauteuils d’orchestre, 250 francs…

Avec Gustave Vaëz…

Balcon et galeries, 318… francs…

Pourvu que Regnard n’ait pas par là dans un coin quelque arrière-petite-fille, lui aussi ! Cette demoiselle Trochu me trotte par la tête… Le directeur du Théâtre-Lyrique m’en parlait hier encore… Ah ! ah ! la bonne farce, s’il lui tombait un de ces soirs une arrière-petite-fille de Gluck en pleine caisse (bruit à la porte)… que c’est ?

{p. 197}

Scène II §

Francisque.

Un homme peu recommandable par ses vêtements demande à voir monsieur. Mais je ne conseille pas à monsieur…

Derville.

Faites entrer.

Francisque.

Je ne me suis peut-être pas fait comprendre. Je répète, je ne saurais trop répéter à monsieur le directeur que ce… solliciteur viole — dans sa tenue — les lois les plus élémentaires de l’étiquette. Puis il sent l’absinthe. Je ne crois pas qu’il soit de la dignité de monsieur le directeur…

Derville.

Faites entrer tout de même… Ah ! Francisque, les recettes du Testament vous enflent, mon ami, vous gonflent ! prenez garde. Vous devenez exigeant sur la mise des auteurs. Qui sait ? celui-là apporte peut-être cent représentations dans le pli de sa redingote râpée.

Francisque, d’un air fin.

Il y a tant de {p. 198}trous à sa redingote qu’il doit les avoir perdues en route, les cent représentations.

Derville, sévèrement.

Un ancien serviteur de M. Ponsard qui fait des mots ! (Avec reproche.) C’est mal, Francisque ; vous finirez par collaborer avec Siraudin. (L’horreur se peint sur le visage de Francisque.) Je crois à votre repentir et je vous pardonne. Maintenant, faites entrer. (Exit. Francisque. À part.) Je reprendrai tout à l’heure le cours de mes additions… Dix-huit cents ! (Saturet se précipite dans l’antre directorial.)

Scène III §

Saturet.

Ah ! monsieur, que c’était beau, que c’était admirable ! Quel succès ! Si le cher grand homme avait pu voir Thiron hier soir… Quelle pièce, monsieur, et quelle interprétation !

Derville, flairant un manuscrit.

D’abord, est-ce en vers ? (Il se pourléche les lèvres.) C’est {p. 199}que, voyez-vous, de bons alexandrins, là, bien tournés, bien sonnants…

Saturet, saisissant de force les mains de Derville.

Un légitime orgueil, mon cher monsieur, doit vous emplir l’âme en songeant que c’est par vous, par votre initiative, qu’un pareil chef-d’œuvre est remis à la scène ! (Triste.) Ah ! oui !… et dire que moi, moi…

Derville.

Nous allons commencer. Mais jurez-moi d’abord que vous n’êtes pas M. Pagès (du Tarn).

Saturet, solennel.

Vous avez devant vous Anatole-Isidore Regnard, l’arrière-petit-fils de l’immortel auteur du Légataire et du Joueur, — de l’émule de Molière enfin !

Derville, accablé, s’affaissant dans un fauteuil.

Les pressentiments ! les pressentiments !

Saturet.

Moi-même. Et dans quelle douloureuse position, — vous le voyez. Un arrière !!! Ma vieille mère expire dans le besoin ; ma jeune sœur, une arrière-petite-fille, monsieur ! s’étiole {p. 200}dans la misère… Les derniers cent sous du ménage ont passé dans trois places de seconde galerie — hier au soir. (D’un accent où vibre le sentiment du devoir.) Nous devions à l’illustrateur de notre famille d’aller rire à un de ses chefs-d’œuvre, avant de mourir !… Ah ! (Son œil essaye une larme.) Ah !

Derville, à part.

Aussi Francisque avait dans la voix quelque chose qui présageait un malheur.

Saturet.

Une vieille mère et une jeune sœur ! (Imitation de sanglots.)

Derville.

Bien, monsieur, je vois ce qui vous amène. Croyez que je suis heureux, oui certes, très heureux…

Saturet, avec noblesse.

Soyez béni au nom de ma famille reconnaissante, et au nom de Regnard, monsieur.

Derville.

Oui. Seulement, ce n’est pas à moi que vous devez vous adresser directement. Il faut d’abord faire valoir vos titres auprès du {p. 201}Ministre d’État, produire des actes authentiques, en un mot, prouver votre filiation. (À part.) En effet, il a dans les traits quelque chose du Regnard qui est au foyer de la Comédie-Française. (Bruit singulier à la cantonade : c’est Francisque qui ricane.)

Saturet.

Des titres ? des actes ? Hélas ! ils ont disparu dans la tourmente de 93. (Mouvement de Derville.) Je crois pourtant que ma vieille mère a dans un tiroir… (À part.) Je me ferai confectionner ça. C’est dangereux ; mais il est bien plus dangereux de crever de faim. (Haut.) Je comprends, monsieur, que j’ai besoin de me mettre en règle. — Je m’y mettrai. Mais d’ici là, si vous étiez assez bon pour m’avancer quelque chose sur la recette d’hier, cela nous aiderait bien, allez ! (Dramatique et montrant la pendule.) Il est trois heures ; et ma mère, la petite-fille de Regnard, n’a pas encore pris son café au lait !!! Vous ne me répondez pas, monsieur le directeur ?

{p. 202}

Derville, parcourant le cabinet avec agitation.

(À part.) Des titres, des actes brûlés en 93 ; — cet homme qui pue l’absinthe… Tout ça n’est pas naturel. Je vais bien voir. (Haut.) Monsieur, vous n’êtes pas un arrière-petit-fils, vous n’êtes qu’un intrigant. Vous abusez d’un nom illustre pour surprendre ma religion. Sortez ! (À part.) Il ne se trouble pas. Étayons mon argument, alors. (Il agite la sonnette.) Francisque ! Francisque ! (Entre Francisque.)

Saturet, à part.

Si elle s’était endormie dans la voiture ? Ah ! Finette, Finette, vous ne m’avez jamais aimé. Je te cognerai en rentrant, va, n’aie pas peur.

Francisque, avec une pointe d’ironie.

Que désire monsieur ?

Derville.

Francisque, priez le sergent de ville qui est toujours à lire les affiches sous le portique — d’interrompre sa lecture et de monter ici, tout de suite. (Francisque ricane en dedans.)

{p. 203}

Saturet, à part.

Un sergent de ville ? Je ne l’ai probablement jamais vu, mais je suis sûr qu’il me reconnaîtrait, lui. (Haut.) Cette violence est inutile, monsieur. Notre siècle n’aura pas cette honte qu’un Regnard soit traité comme un malfaiteur. (À part.) Gredine de Finette, va ! (Il se dirige vers la porte, poussé par Francisque.) Je sors. Je vais chez le ministre ! (Francisque ouvre la porte… apparaît Finette en statue du commandeur, avec le masque de Regnard.)

Scène IV §

Francisque, effaré, vient tomber dans un angle du cabinet.

Oh !!!

Derville, se voilant la face.

Grands dieux ! (Ses cheveux se dressent sur sa tête.)

Francisque, d’une voix altérée.

Et les morts s’échapperont du sépulcre pour attendrir les directeurs endurcis !

{p. 204}

Saturet, aux genoux de l’ombre.

Salut à toi, illustre aïeul. (Il se relève ; — l’ombre et Saturet s’avancent — d’un pas rythmé — vers Derville, dont les esprits s’égarent visiblement.) Au nom de Regnard ici présent, je réclame les droits d’auteur dans les 487 représentations du Légataire universel, du Joueur et autres pièces qui ont été données sur le théâtre de l’Odéon, depuis soixante ans !

Derville.

Horreur !

Saturet.

Cependant, je renoncerai à tous droits passés, présents et futurs, en échange d’un bon de vingt mille francs — sur la caisse du théâtre.

L’ombre, présentant une plume à Derville

Sapristi !

Derville.

Hein ?

L’ombre, à Saturet.

Imbécile, tu viens de marcher sur mon œil…

Derville, de plus en plus intrigué.

Hein ?

Saturet. Il montre Francisque à moitié {p. 205}évanoui.

C’est ce subalterne qui exhale des plaintes.

L’ombre, d’un accent sépulcral.

Signe !

Derville.

Jamais ! jamais !

L’ombre, à mi-voix.

Va-t’y nous faire trimer longtemps ? J’ai bien envie de me la casser…

Derville.

Hein ?

Saturet.

Ce n’est rien, — un simple alexandrin d’outre-tombe. (À Finette, bas.) Tais-toi donc. Tu n’as pas la moindre tenue pour une ombre.

Derville, songeur.

Penser qu’on fait des vers de dix-sept pieds, dans le sépulcre !

L’ombre.

Signe ! signe ! signe !

Derville, faiblement.

Ah ! Francisque ! ah !

Francisque.

Hélas ! hélas !

Derville, l’ombre implacable lui présente la plume.

En délire, l’œil égaré, il se lève. — Laissez-moi ! je vous reconnais, vous êtes tous des arrière-petits-fils… Ils viennent, ils m’enveloppent… je les vois… partout, partout. (Il court {p. 206}par le cabinet.) J’obéirai, je vous jure… mais lâchez-moi donc !

Francisque, il saisit Derville par la basque de son habit.

Maître, mon pauvre maître, chassez ces visions, reconnaissez votre fidèle…

Derville.

Oui, je te reconnais. Tu es l’arrière-petit-fils de Ponsard, toi… Veux-tu me lâcher !… Mon Dieu ! mon Dieu !… Ah ! (Il s’affaisse avec un cri de douleur. — Grand bruit à la porte.)

Scène V §

De Martray, en dehors.

C’est moi, ce n’est pas un auteur… (Il pousse la porte et entre.) C’est donc une maison abandonnée que cet établissement ? Personne chez le concierge…, personne au secrétariat… rien qu’un pompier, le regard effaré, le casque en désordre, — en prière dans les escaliers.

Derville, avec une obstination blâmable.

Encore un ! Je suis maudit.

{p. 207}

De Martray, plein de sollicitude.

Je t’en conjure, reviens à toi… et je te prête Got pour trois représentations.

Francisque.

Sauvez-nous, monsieur, sauvez-nous.

De Martray, à Saturet sévèrement.

Qu’est-ce que vous lui avez donc lu, monsieur ? (Il aperçoit l’ombre.) Ah ça, je n’y comprends plus rien. Est-ce qu’on répète le Festin de Pierre, ici ? Mais il y a des trappes alors… (Il saute.) Où sont les trappes ? Réponds, Francisque, où sont-elles ? (Francisque se tait sans murmurer.) Mais vous êtes donc tous fous ou morts dans cette maison !

Scène VI §

(Cascaret, Nichot, Poupardot, Bidault, entrent comme une bombe.)

Ensemble.

Rendez-nous-les !

Finette.

Tout ça m’embête à la fin… {p. 208}(À Saturet.) Viens-tu-t’en… (Elle se débarrasse violemment de son attirail de draperies.)

Derville, comme frappé d’une lueur de raison.

Mais alors, vous n’êtes pas une ombre ? mais alors, vous n’êtes pas Regnard ? (À Saturet.) Mais alors, vous n’êtes pas un arrière-petit-fils ?

De Martray.

Hein ?

Chœur de Bidault, Poupardot, Cascaret, Nichot.

Rendez-nous-les !

Saturet.

Rue de Condé, 9, au rez-de-chaussée… Mon porte-manteau ordinaire. (Il sort une reconnaissance du Mont-de-Piété.) Voici une lettre de recommandation.

Chœur de Bidault, Poupardot, Cascaret, Nichot.

Courons ! (Exeunt.)

Finette.

Où dînerons-nous ce soir ?

Saturet.

Il nous reste la souscription nationale ! (Ils sortent.)

Derville.

Cette émotion m’a tué… Francisque, qu’on raye le Légataire de l’affiche de {p. 209}ce soir… Demain, je demande le privilège des Délassements-Comiques. Les arrière-petits-fils d’Ernest Blum ne sont pas nés encore. (La toile tombe… et la pièce aussi.)

{p. 211}

Une conspiration sous Abdul-Théo.
Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales §

{p. 212}

Personnages : §

  • Abdul-Théo Gautier, commandeur des croyants.
  • Bernar-med-Lopez, grand vizir et collaborateur.
  • Feydeau-Pacha, aga des janissaires.
  • Villemot-Pacha, conspirateur et chef de la conspiration.
  • Méry-Achmet, conspirateur.
  • Champfleury-Pacha, conspirateur.
  • Max Buchon, Duranty, ses fidèles calebs.
  • Monselet-Pacha, libre penseur.
  • Omer-Dinochau, hôtelier.
  • Baudelaire-Asem, derviche tourneur.
  • Minaret-Saint-Ybars, musicien.
  • Ali Sarcey, tellack, personnage muet.
  • ……, ……, ……, eunuques. [En note :] Pas d’imprudences !
La scène est à Constantinople — en 1868.
{p. 213}

Prologue §

Nous, par la grâce du Figaro et notre propre volonté, secrétaire d’État au département de la Fantaisie,

Vu l’internement du peuple turc en Asie Mineure ;

Vu la cherté des loyers et l’exiguïté des logements parisiens ;

Vu l’endurcissement des propriétaires ;

Considérant que, par suite de l’internement du peuple turc en Asie Mineure, les appartements de Constantinople sont inoccupés ;

Que la magnificence et la somptuosité orientales règnent avec profusion dans ces appartements ;

{p. 214}Que les littérateurs, en leur qualité de gens d’imagination, ont évidemment droit à tout le luxe possible ; —

Arrêtons :

Article premier. — À partir du 15 janvier 1864, les hommes de lettres seront transportés à Constantinople sur des galères richement décorées.

Article 2. — Le transport se fera aux frais de l’État.

Article 3. — Aussitôt après leur installation, les susdits hommes de lettres devront procéder à l’élection d’un chef suprême et absolu qui portera le titre de Commandeur des Croyants.

Article 4. — La dénomination de « république des lettres » est et demeure abolie, comme jurant avec la couleur locale de l’Orient.

Article 5. — M. Théophile Gautier est nommé Commandeur des Croyants provisoire.

{p. 215}

Première journée (1865).
Les soucis du pouvoir §

Dans le palais du Bosphore. — Une salle de bain en albâtre d’Égypte. — Une troupe de musiciens, dirigés par Minaret-Saint-Ybars, sont rangés autour de la salle et jouent du tarbouka : ce sont les rédacteurs du Siècle. — Trois eunuques brûlent du benjoin dans des cassolettes d’argent. — Bernar-med-Lopez est accroupi, les jambes croisées, sur un tapis de Kashmir.

Scène unique §

ABDUL-THÉO, BERNAR-MED-LOPEZ, VILLEMOT-PACHA, MÉRY-ACHMET, CHAMPFLEURY-PACHA

Abdul-Théo, dans le bain.

Eh bien ! vizir, as-tu découvert quelque chose ? Peux-tu me nommer les instigateurs des murmures qui montent jusqu’à mes oreilles augustes ?

Bernar-Med-Lopez.

Hélas ! Seigneur, je n’ai rien découvert, et votre peuple murmure toujours.

{p. 216}

Abdul-Théo, avec amertume.

Les ingrats !… Quel meilleur maître espèrent-ils ?

Bernar-Med.

C’est ce que je me dis.

Abdul-Théo.

Songe donc, Bernar-med ; ils ne sont ni jurés, ni législateurs, ni gardes nationaux, ni électeurs. Je fais et je défais les lois, sans qu’ils aient à s’en inquiéter. Ils peuvent contempler, vingt-quatre heures par jour, les blancs minarets qui se découpent splendidement sur l’azur d’un ciel de lapis, sans que nulle préoccupation dérange leurs contemplations… Et ils ne sont pas contents ! À moi tous les soucis, à eux toute la rêverie… Ils n’ont plus ni livres à écrire, ni journaux à faire, j’ai aboli l’imprimerie ; — et leurs contemplations muettes leur sont payées cent sous l’heure sur ma cassette impériale. Que veulent-ils donc ? (Il éternue.) Cette résine de benjoin épand une insupportable odeur. Tu feras pendre ce soir mon fournisseur ordinaire.

Bernar-Med, souriant.

Je le ferai pendre, Seigneur.

{p. 217}

Abdul-Théo.

Les ingrats !… (Il se retourne dans le bain.) Je ne sais ce que j’ai, mes membres sont lourds, mes articulations ne jouent pas avec souplesse. Ce mécréant de Sarcey a raté ses manipulations encore aujourd’hui ! On ne fera jamais rien de ce tellack… Il est peut-être de la conspiration ?

Bernar-Med.

Peut-être, en effet, seigneur.

Abdul-Théo.

Ô bien-aimé vizir, tu lui feras couper la tête vers la neuvième heure.

Bernar-Med, souriant.

Oui, cèdre de clémence. (Il soupire.)

Abdul-Théo.

Tu soupires, Bernar-med ? Te plaindrais-tu, toi aussi ? Et, pourtant, n’es-tu pas le plus fortuné des vizirs, toi que j’ai choisi entre tous, pour t’initier au vaudeville « trucidaire et portenteux » ? Le vent du désespoir agite convulsivement les lignes harmonieuses de ton visage. Fatmé n’est-elle plus fidèle, et t’aurait-elle trompé avec Champfleury-Pacha ?

Bernar-Med.

Fatmé est fidèle, seigneur, et {p. 218}la pluie de vos faveurs a inondé le sol de mes désirs.

Abdul-Théo.

Que te manque-1-il, alors ? Épanche-toi.

Bernar-Med.

Mon maître exige que je parle ? Eh ! bien, seigneur, je suis horriblement fatigué de rester ainsi toujours accroupi, les jambes croisées… J’ai des inquiétudes dans les mollets. Ô mon cher sultan, que Votre Sublime Bienveillance m’accorde, par un petit bout de firman, une chaise d’honneur… Il y a si longtemps que je ne me suis assis ! Et votre serviteur vous bénira.

Abdul-Théo.

Une chaise ? Tu extravagues, Bernar-med. Une chaise dans mon empire ! Et la couleur locale, malheureux ! tu veux donc la fouler aux pieds, la couleur locale, l’anéantir, l’annihiler ? Certes, je t’aime, tu es le plus cher à mon cœur parmi tous les plus chers ; mais, dussent tes muscles sécher sous toi et se racornir comme de vieilles cordes de violon, — tu n’auras {p. 219}point ta chaise ; tu demeureras, jusqu’au dernier jour, accroupi dans la posture sacrée de nos pères.

Bernar-Med, souriant.

Oui, seigneur.

Abdul-Théo.

Ainsi, pas un indice, pas une piste ? On conspire, et je ne sais pas qui conspire ! Je puis être assassiné dans mon bain comme un simple Marat-bout !… Comme cela, bêtement, d’un moment à l’autre. Ceci est grave, Bernar-med. Je te fais étrangler dans ton lit si tu ne m’as pas livré les conspirateurs avant le troisième quartier de la lune.

Bernar-med.

Mais s’il n’y a pas de conspirateurs, seigneur ?

Abdul-Théo.

Tant pis pour toi.

Bernar-med, souriant.

Oui, seigneur.

Une voix au dehors, chantant.

Bien loin de ces sots dômes,
À Bade d’où nous sommes,
Ce sont de fortes sommes
Qu’on joue à rouge et noir !

Abdul-Théo.

Je reconnais ce timbre.

{p. 220}

Bernar-med.

C’est Méry-Achmet, qui passe en caïque.

Abdul-Théo, rêveur.

Méry-Achmet, dis-tu ? Son visage était sombre et son sourcil farouche, hier, au baise-main. J’ai peut-être eu tort de ne pas inaugurer, à mon avènement, la roulette orientale.

Méry-Achmet, au dehors.

Enfin, c’est pour demain…

Bien loin de ces sots dômes,
À Bade, etc.
(Le bruit des derniers vers se perd dans la brise marine.)

Abdul-Théo.

Quel jour sommes-nous, Bernar-med ?

Bernar-med.

Le huitième de la cinquième lune.

Abdul-Théo.

Il bâille. — Qu’on remplisse jusqu’aux bords mon chibouck du Latakyéh qui endort les soucis !

{p. 221}Pluie de roses. Minaret Saint-Ybars exécute sur le tarbouka la Folle du logis, solo grave et désolé. Abdul-Théo fume et paraît s’assoupir peu à peu.

Bernar-med, à part.

Tu n’auras pas ta chaise, il l’a dit !… Mes tibias sont douloureux… mais je crois qu’il s’est endormi. (Il décroise ses jambes.)

Voix au dehors, chantant :

Soit lointaine, soit voisine,
Espagnole ou sarrasine,
Il n’est pas une cité
Qui se vante sans berlue
D’tomber Molinchard l’Élue
Pour le chic et la beauté,
Et qui, gracieuse, amasse
Plus d’enchanteresse crasse
Sous un ciel plus enchanté !

Abdul-Théo, se frottant les yeux.

Qu’est-ce que tu me racontes là, Bernar-med ?

Bernar-med.

Ce n’est pas moi, seigneur… Cette voix vient du Bosphore ; c’est {p. 222}Champfleury-Pacha qui passe en caïque. (Il recroise ses jambes.)

Champfleury-Pacha, au dehors.

Je m’embête carrément ici. Ils s’figurent que ça m’amuse, leurs mosquées de marbre et leurs étoffes lamées… Enfin, c’est pour demain !…

Abdul-Théo, pensif.

Voilà trois jours qu’ils ne se quittent pas d’une sandale, Méry-Achmet et Champfleury-Pacha… Que présage cette intimité subite ? (À Bernar-med.) Ne disais-tu pas que nous étions au huitième jour de la cinquième lune, vizir ? Mais alors c’est demain que s’ouvre la sainte quarantaine du Rhamadan ? Que par tes soins les viandes défendues soient précipitées dans le Bosphore, et que mes sujets observent le jeûne dans toute sa rigueur, et avec toute la couleur locale désirable. — Ah ! à propos, refuser à Monselet-Pacha la dispense qu’il a demandée. — Nous, pour sanctifier nos âmes, nous resterons enfermés dans l’appartement de la sultane Validé ; là, nous terminerons, loin des plumes {p. 223}profanes, le vaudeville sacré du Crocodile : De sa première représentation datera une nouvelle hégire.

Voix au dehors, chantant :

En une scène folle,
J’aime, au Palais-Royal,
Que Ravel batifole
Près d’Aline Duval,
Et qu’ardent et farouche,
Trouvant cela très louche,
Hyacinthe se mouche
Pour troubler son rival !

Abdul-Théo.

Horreur ! ils ne me comprendront jamais, et ne seront jamais que des Européens !

Bernar-med.

Oui, seigneur.

Abdul-Théo.

Qui blasphème ainsi ?

Bernar-med.

Villemot-Pacha qui passe en caïque.

Villemot-Pacha, au dehors.

Je voudrais {p. 224}bien m’en aller. Il est dommage que le Bosphore ne se jette pas dans la Seine : je filerais tout de suite… Enfin, c’est pour demain !

Abdul-Théo, avec mélancolie.

Ah ! j’ai besoin de tes consolations, Bernar-med… Dès ce soir nous coulerons la troisième scène.

Bernar-med.

Collaborerai-je en me promenant, Seigneur, ou accroupi par terre, les jambes croisées ?

Deuxième journée.
Les conspirateurs §

Chez Omer-Dinochau, restaurateur, à l’enseigne du Pèlerin de la Mecque. — Salle longue. — En face de la porte est suspendue une charge signée Carjat-Bey, qui représente Omer-Dinochau abjurant la foi chrétienne entre les mains de l’iman. — Autour de la salle, des nattes où sont étalés six concombres crus, un morceau de mouton, des boulettes de riz et des crêpes au miel.

Scène première §

Omer-Dinochau, Monselet-Pacha

Omer-Dinochau. Il se promène avec agitation.

Je suis en contravention ; il y a deux heures {p. 225}que le Rhamadan a commencé… Et cette épaule de mouton sur ma natte !

Monselet-Pacha.

Elle est même fort bonne… Prends garde ! tu marches dans mon dîner.

Omer-Dinochau.

Dépêche-toi, je t’en prie ; tu feras fermer mon établissement. (À part.) Et les autres qui vont arriver !

Monselet-Pacha.

Ce n’est pas commode du tout de dépecer avec ses doigts… Mes ongles ne coupent pas aujourd’hui. Passe-moi donc ton cimeterre.

Omer-Dinochau.

Heureusement, tout est bien clos, et mes volets sont fidèles. Si pourtant j’éteignais le dernier bec, par prudence ?

Monselet-Pacha.

Ah ! non. Je dîne du regard aussi, moi. (Il boit une cuillerée de jus de cerises.) Pouah ! la déplaisante boisson.

Omer-Dinochau.

Voyons, sois bien gentil ! Promets-moi d’avoir fini dans dix minutes, et je vais le servir d’un petit vin… je ne te dis que {p. 226}ça… d’un petit vin comme le tyran n’en boit pas.

Monselet-Pacha.

Quel tyran ?

Omer-Dinochau.

Rien. (Il se penche dans l’escalier.) Une Ténédos première, une !

Monselet-Pacha, il boit.

Par Mohamed ! ce vin grec me réjouit l’âme. (Il boit.)

Omer-Dinochau, inquiet.

N’a-t-on pas frappé à la porte de la rue ?

Monselet-Pacha.

Une Circassienne sans doute ? Elle accepterait peut-être quelque chose. (Il se lève et veut ouvrir la fenêtre.)

Omer-Dinochau.

Arrête, malheureux !

Monselet-Pacha.

Au fait, si cette Circassienne était un Circassien ? (Il boit.) Dis donc, mon petit Omer, quoique tu ne sois qu’un mahométan inférieur, je veux trinquer avec toi ! Une larme de ténédos ?

Omer-Dinochau, pensif.

Après tout, on pourra toujours le massacrer.

Monselet-Pacha.

Oui, c’est un sujet à tenter le pinceau d’un grand artiste : Prendre huit {p. 227}verres, remplis chacun d’un vin différent, et les peindre avec une telle vérité qu’on puisse dire, au premier coup d’œil jeté sur la toile, le cru de chaque vin et l’année ! Voilà mon rêve. (Triste.) Mais ce pinceau n’est pas né encore. (Il boit.)

Omer-Dinochau.

Il n’aura jamais fini. (On frappe trois coups à la porte de la rue.) Ce sont eux !

Monselet-Pacha, l’œil émerillonné.

Les hétaïres ? Qu’elles montent !

Omer-Dinochau, entrouvrant la fenêtre avec précaution.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Villemot-Pacha, d’en bas.

Cantacuzène et Chronique.

Omer-Dinochau.

Bien, je descends.

Scène II §

MONSELET-PACHA

Monselet-Pacha, seul.

Elle va monter… mon cœur bat… La première fois que je la vis, la belle Grecque, c’était devant la mosquée de {p. 228}Bayézid : Je revenais de Montmartre… Qu’est-ce que je dis donc là ? — Des pas résonnent dans l’escalier, c’est sans doute, quelqu’un. (Entre Villemot-Pacha, vêtu d’une cotte de maille. Un yatagan et deux pistolets sont pendus à sa ceinture. Une barbe épaisse inonde son visage. Il tient à la main une lanterne sourde.)

Scène III §

MONSELET-PACHA, OMER-DINOCHAU, VILLEMOT-PACHA, PUIS MÉRY-ACHMET, CHAMPFLEURY-PACHA, etc.

Villemot-Pacha.

Il montre Monselet. — Il n’en est pas, lui ?

Omer-Dinochau.

Non, mais soyez tranquille ; nous l’enfermerons dans la cave, le moment venu.

Villemot-Pacha.

Hum ! (Il enfonce son turban sur ses yeux.) Soyons prudent.

MONSELET, se levant.

Je ne me trompe pas, c’est ce cher Asselineau…

Villemot-Pacha.

Chut !

Omer-Dinochau.

Chut !

Monselet-Pacha.

{p. 229}Ah ! ce n’est pas le même nom. Mille excuses… C’est étonnant. Cette ressemblance… (Trois nouveaux coups de marteau à la porte de la rue.)

Omer-Dinochau, à la fenêtre.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Méry-Achmet, d’en bas.

Roulette et discrétion.

Omer-Dinochau.

Bien, je descends. (Il sort.)

Monselet-Pacha, à Villemot-Pacha.

Ne seriez-vous pas une femme déguisée ? (Pressant.) Si cela est, ne me le cachez pas plus longtemps, je suis un honnête pacha, je vous jure. (Entre Méry-Achmet armé d’un long fusil albanais.)

Méry-Achmet.

Je suis harassé. Omer, tiens, prends ma carabine.

Monselet-Pacha, fredonnant :

« Sur toi veillera Dieu ! »

Villemot-Pacha.

Quelles nouvelles ?

Méry-Achmet.

Vers la tombée de la nuit, {p. 230}vingt barils de poudre ont été débarqués par les nôtres — clandestinement et sans bruit — sur le quai de la Corne d’Or… Ce sera un superbe incendie, presque aussi beau que les décors d’Herculanum.

Villemot-Pacha, avec sollicitude.

Et la princesse ?

Méry-Achmet.

Toujours pleine de courage et de confiance.

Monselet-Pacha.

Seigneurs, n’êtes-vous pas de mon avis ? Je maintiens que les employés de l’octroi doivent faire payer les droits d’entrée au nez de Guichardet… Il y a bien longtemps que je le dis, mais on ne veut pas m’écouter… (Trois nouveaux coups à la porte de la rue.)

Omer-Dinochau, à la fenêtre.

Eh ben, la débouche-t-on ?

Monselet-Pacha.

Parbleu ! (Méry-Achmet et Villemot le bâillonnent.)

Champfleury-Pacha, d’en bas.

Molinchart et liberté.

{p. 231}

Omer-Dinochau.

Bien. Je descends.

Monselet-Pacha.

Ce mouton est coriace en diable ! (Il fait un effort et avale son bâillon.) Entre Champfleury, armé des pieds à la tête, et suivi de Max Buchon et Duranty, équipés en guerre.

Champfleury-Pacha.

Ça y est-il ?

Méry, à part.

Quelle grammaire ! (Haut.) Oui, ça y est.

Max.

Bûchons, alors !

Duranty.

Allons-y de suite ; nous sommes des durs à cuire, nous !

Villemot-Pacha.

Soldats ! je partage votre généreuse ardeur, mais je vous prie de la modérer quelques instants encore… Je n’ai pas l’habitude des harangues, et, nourri loin de l’Académie, je n’en connais pas les périphrases… Et pourtant je vous dois un discours bien senti avant de vous faire faire le pas décisif dans cette route glorieuse, mais semée d’écueils, où je vous ai engagés… C’est un devoir, je saurai le remplir… {p. 232}(Il rougit.) Soyez persuadés qu’il faut un concours de circonstances bien graves pour que je me décide à débiter de pareilles phrases… (Il brandit son yatagan.) Je le dis avec conviction, c’est une noble entreprise, digne de gens de cœur. Il y va de la tête, mais il y va de la liberté ! Je le vois à votre mâle attitude, vos cimeterres ont soif du sang de la tyrannie…

Tous, excepté Monselet.

Oui ! oui !

Monselet-Pacha.

Ce pauvre Villemot, il baisse.

Villemot, avec exaltation.

Nul de vous ne reculera d’un pas, j’en ai la certitude ; vous me suivrez toujours dans le chemin de… Ah ! ma foi non, c’est trop bête, à la fin, ce que je dis… J’aime encore mieux la manière de Champfleury : en un mot, ça y est-il ? y êtes-vous ?… (Bruit de voix, cliquetis d’armes dans la rue. La porte est enfoncée, et une troupe de janissaires, à la tête desquels marche Feydeau-Pacha, fait irruption dans la salle.)

{p. 233}

Tous, excepté Monselet.

Tout nous porte à croire que nous sommes découverts.

Feydeau-Pacha.

Emparez-vous de ces mécréants, et enchaînez-les !

Monselet, à Feydeau-Pacha.

J’ai beaucoup connu dans le temps, à Paris, un lieutenant de la garde qui vous ressemblait — comme deux gouttes de ténédos. Votre frère, sans doute ? C’était un aimable compagnon… Quand vous lui écrirez, faites-lui mes compliments, brave gendarme. (Il veut sortir ; mais on l’arrête et on l’enchaîne avec les autres.)

Méry-Achmet, à part.

Je voudrais bien être à Bade.

{p. 234}

Troisième journée.
Tout s’explique §

Dans le palais du Bosphore. — La chambre du grand conseil. — Bernar-med-Lopez, Feydeau-Pacha et les dignitaires du Divan sont accroupis sur des peaux de gazelles au-dessous d’Abdul-Théo. — Debout derrière Abdul-Théo, Baudelaire-Azem, l’incomparable derviche, mâche du haschich dans une attitude mystique. — Au fond de la salle, Champfleury-Pacha, Méry-Achmet, Villemot-Pacha, Omer-Dinochau, Monselet-Pacha, chargés de fers et gardés par huit janissaires. — Les quatre premiers sont très abattus. — Monselet-Pacha semble en proie à une douce folie et joue avec ses chaînes.

Bernar-med-Lopez.

Faut-il interroger ces maudits, seigneur ?

Abdul-Théo.

Peut-être serait-il préférable, pour rester dans la tradition et la couleur locale, de les faire exécuter sommairement. Qu’en pense Feydeau-Pacha, la lumière du Divan ?

Monselet-Pacha.

Le divan Lepelletier ? Je l’ai beaucoup fréquenté, je me rappelle même une certaine chartreuse verte… (Il se pourlèche les lèvres et joue avec ses chaînes.)

{p. 235}

Bernar-med, souriant.

Si on lui arrachait la langue ?

Feydeau-Pacha.

Moi, je suis pour l’interrogatoire. Quels que soient leurs crimes, c’est un devoir pour nous de recueillir les dernières métaphores de ces misérables… (À part.) C’est une occasion de remonter ma garde-robe. (Haut.) Pour Monselet-Pacha, spécialement, je crois qu’on fera bien de lui arracher la langue, mais seulement après l’avoir interrogé : si l’on pratiquait cette opération tout de suite, cela pourrait nuire à la clarté de ses réponses.

Abdul-Théo.

L’esprit du prophète parle par ta bouche. — Voyons, Bernar-med, interroge un peu Villemot-Pacha. (On amène Villemot.) Mets-y de la modération.

Bernar-med.

Chien ! pourquoi voulais-tu faire périr ton sultan et muphti Abdul-Théo ?

Abdul-Théo, attendri.

C’est bien cela. Continue.

Bernar-med.

Répondras-tu ? (Villemot {p. 236}garde un noble silence.) Ah ! tu ne veux pas répondre, boue de mes sandales ? Eh bien ! ça m’est égal… je répondrai moi-même à mes propres questions, et je lèverai sans ton aide le couvercle qui cache l’abîme de ta perversité ! — Tu nourris, dès la plus tendre enfance, une ambition effrénée, Villemot-Pacha… — et il est prouvé, — par la collection du Figaro qu’on a trouvée chez toi, — que tu songeais depuis longtemps à rétablir à Stamboul la dynastie des Cantacuzène.

Abdul-Théo, douloureusement.

Lui que j’avais comblé de biens, pour qui j’ai inventé l’ordre du grand chroniqueur ! Voilà donc le prix de mes bienfaits !

Bernar-med, persifleur.

Et, le jour même où elle serait montée sur le trône, grâce à tes trames détestables, — la princesse devait te faire empereur-époux, n’est-ce pas ?… (Villemot-Pacha reste impassible.) Ta figure ne trahit aucune émotion, chien ! Il faut que ton âme soit bien endurcie. — Et, à peine empereur-époux, {p. 237}il étranglait la princesse dans le lit nuptial, vendait l’Empire aux barbares du Nord, et, tout couvert de ces richesses sacrilèges, il retournait à Paris pour éclabousser, sur le boulevard des Italiens, les diamants de M. de Brunswick ! (Villemot pâlit.) Cette pâleur dénonce la pusillanimité de ton âme. — Et maintenant, écoute bien ceci, Villemot-Pacha : tu seras empalé sur le paratonnerre de Sainte-Sophie ; les ibis te creuseront le foie de leur bec sacré, et ton esprit maudit roulera éternellement dans les sept enfers !… (À part.) Pourtant, je ne suis pas féroce. Je crains d’avoir fâché Villemot contre moi. (Haut.) Qu’on l’emmène.

Abdul-Théo.

Recueillons-nous un instant. (Silence. — L’incomparable derviche tourneur de Péra, Baudelaire-Azem — les yeux extasiés et les bras pendants — se met à valser avec une volubilité effrayante.)

Feydeau-Pacha, à Méry-Achmet.

N’est-ce pas toi, rebut du monde, qui devais planter le {p. 238}poignard dans le glorieux sein d’Abdul-Théo ?… Heureusement ta correspondance a été découverte sous l’écorce d’un palmier. (Méry-Achmet tremble de tous ses membres.) Oui, Baudelaire-Azem était à méditer dans le désert, en compagnie de son chameau favori, lorsqu’il le voit tout à coup s’arrêter près d’un palmier : Le chameau est friand de l’écorce de cet arbre, et celui de Baudelaire-Azem se mit à brouter… Au troisième coup de dent, des papiers s’échappaient de l’écorce… c’était ta correspondance ! Nous tenions le fil de la conspiration !!!

Méry-Achmet, vivement.

Qu’on me les rende ! Je veux mes papiers ! Ils contiennent un plan détaillé de la grande martingale qui fera sauter la banque de Hombourg !

Feydeau-Pacha.

Je le sais. Et maintenant, écoute ceci, Méry-Achmet : on va t’enfermer dans une cage de fer treillissé, — une roulette sera établie devant le treillis ; et, tous les jours, pendant cent années consécutives, ton plus cruel {p. 239}ennemi gagnera des millions sous tes yeux, en se servant de ta martingale. (Méry pousse un gémissement terrible.) Qu’on l’emmène.

Bernar-med, montrant Champfleury-Pacha, Duranty et Max Buchon.

Comme ces mécréants ne manqueraient pas de souiller d’incongruités grammaticales les oreilles immaculées d’Abdul-Théo, je demande qu’ils ne soient pas interrogés.

Abdul-Théo.

Tu es le plus prévenant des vizirs, ô Bernar-med !

Bernar-med, souriant.

Ils seront cousus dans des sacs et jetés aux requins.

Abdul-Théo.

C’est cela même.

Bernar-med.

Toi, Monselet-Pacha…

Monselet-Pacha.

Mais je n’en étais pas, moi. Laissez-moi vous expliquer ; c’est bien simple…

Bernar-med.

Tais-toi. Tu as rompu le jeûne du Rhamadan. Au lieu d’offenser Mohamed dans la personne de son mufti, tu l’as offensé directement.

{p. 240}

Monselet-Pacha.

Ça m’est bien égal.

Bernar-med.

Tu blasphèmes !

Monselet-Pacha.

Je demande à m’expliquer, voilà tout. D’abord, cette épaule de mouton était fort dure… (Sur un signé d’Abdul-Théo, Baudelaire-Azem, l’incomparable derviche, prend Monselet-Pacha et l’entraîne malgré lui dans une valse mystique et furibonde. C’est un tourbillon, un délire ! Les lunettes de Monselet tombent et se brisent. — Et lui-même, bientôt, il s’affaisse avec épuisement.)

Bernar-med.

On te coupera la langue, pour que tu ne puisses plus interrompre.

Monselet-Pacha, faiblement.

Et goûter !

Abdul-Théo, rêveur.

J’ouvre au vaudeville de nouveaux horizons !!! — (La toile tombe.)

{p. 241}

Hors barrières §

{p. 243}

Un jeudi en province §

Les horloges de la ville de *** viennent de sonner trois heures — sans ensemble, les unes après les autres, à l’instar de ces gardes nationaux novices qui dépose arme ! pour la première fois.

Nous sommes jeudi.

Les musiciens de la garnison, tunique bien brossée, boutons reluisants, instruments fourbis comme les boutons, quittent la caserne et se dirigent vers les Allées Neuves : c’est l’heure où le soleil, prenant la promenade en biais, y fait {p. 244}étinceler ces myriades de petits cailloux blancs dont les pointes écorchent le sol. Quel soleil ! un de ces soleils qui mûrissent instantanément les apoplexies !

Je plains les musiciens de la garnison. Shako de plomb en tête, emprisonnés dans des tuniques qui compriment leurs poumons, où prennent-ils l’air qu’ils soufflent dans leurs instruments de cuivre ? Mais la consigne est là : tel jour, à telle heure, ils doivent se rendre sur les Allées Neuves, se ranger en cercle — et enivrer la population de leurs harmonies guerrières. Et ils viennent, et ils se rangent en cercle, et ils jouent.

Est-ce vraiment par sollicitude artistique pour la province, que nos gouvernements leur infligent — depuis trente ans — cette rude corvée ? Je ne le crois pas : Cette mesure musicale me paraît purement une mesure de salubrité publique. Tenez pour certain que les habitants ne feraient point la promenade hebdomadaire prescrite par l’hygiène la plus élémentaire, s’ils {p. 245}n’avaient ce prétexte : Aller à la musique. — Qu’on s’avise de déshériter les chefs-lieux de leurs Orphées en pantalon rouge, et vous verrez quelle mortalité ! Il y a peut-être un livre utile à faire : De l’influence de la musique militaire sur la santé des provinciaux. Je recommande le sujet aux étudiants en médecine à la recherche d’un sujet de thèse, et je leur indique la ville de *** comme centre d’observation.

À trois heures donc, chaque jeudi, la population se transporte sur les Allées Neuves. Voici la corporation des maris, doublés de leurs femmes aux mantelets éclatants ; voici la corporation des célibataires provocateurs aux lorgnons adultères ; — voici la bande des bonnes d’enfants cherchant d’un œil langoureux — dans le cercle formé par les musiciens — le timbalier dont parle le poète ; — voici le clan des voyous en quête des bouts de cigares… Toute la ville enfin : tiers-état, menu peuple, noblesse. Bourgeoisie et plèbe sont à pied. Quant à la noblesse, qui dispose à *** de {p. 246}douze ou quinze voitures, c’est au pas solennel de ses chevaux caparaçonnés qu’elle va, vient et revient le long de la chaussée qui borde les Allées Neuves.

Ici, le cocher seul distingue le noble du roturier.

Maintenant que j’ai fait ma mise en scène, je pourrais — comme tant d’autres — jetant le harpon dans cette foule, en retirer au hasard cinquante types plus ou moins grotesques. Mais à quoi bon ? À quoi bon apporter ma pelletée à ce tas de descriptions qu’ont amoncelées — dans notre époque d’Études de mœurs — les romanciers qui énumèrent un individu bouton par bouton, ridicule par ridicule ? Notaire aux besicles d’or, commis d’huissier éclatant dans son habit trop étroit, sous-préfet à l’allure administrative, — tous ces gens dont on s’est servi pour mettre l’imagination à la porte de la littérature, ne m’ont jamais séduit que médiocrement. — Si je vous présente à mon tour quelques types, {p. 247}c’est que leur individualité se détache vivement de la trivialité de l’ensemble. J’écrème cette foule. Voici d’abord

L’INCONSOLABLE BOURGEOIS

Adolphe Maillet ne se mêle pas au flot des promeneurs. Il suit, solitaire, l’étroite lisière qui sépare les Allées Neuves de la chaussée. Ce n’est pas la musique qui le préoccupe, lui. Attentif, l’œil au guet, pas une voiture armoriée ne passe, qu’il ne salue bien bas les mortels étalés sur les coussins aristocratiques. Et, le salut donné, il se retourne vers le gros du public avec un sourire qui signifie : Voyez, vous autres manants, en quels termes je suis avec la noblesse ! Mais ce sourire cache bien des désillusions ; car, ses saluts, on ne les lui rend pas ; — car les gentilshommes qu’il encense à coups de chapeau ne le connaissent point. Qu’importe ? Maillet salue toujours… Un regard amical part-il d’un {p. 248}équipage pour aller trouver un promeneur, il arrête ce regard au passage…, il s’en décore, pour ainsi dire ! Et il faut voir alors quelle béatitude orgueilleuse inonde son visage.

La conscience de sa roture accable Maillet. Son grand désespoir est de n’avoir pas eu un seul oncle guillotiné sous la Terreur : Il ne s’en consolera jamais.

Vingt ans il a fouillé les bibliothèques publiques ; vingt ans il a épelé — ligne par ligne — Monstrelet, Lachesnaye des Boys, d’Hozier — nulle part le nom des Maillet n’était inscrit dans le livre d’or de la noblesse. Mais, par exemple, il est plus qu’homme de France au courant des généalogies les plus embrouillées ; il les déviderait toutes sans une hésitation. Et si quelque nouvel Omar, fanatisé par les articles de M. Havin, faisait un autodafé des recueils héraldiques en masse, il n’y aurait — pour réparer ce désastre — qu’à faire relier Adolphe Maillet.

Ô torture ! Connaître l’histoire de tous les {p. 249}blasons qui fleurissent les panneaux des équipages dont les roues l’éclaboussent en passant, et n’avoir pas même une chevalière armoriée au doigt ! Moïse inassouvi, il contemplera éternellement — du haut des Allées Neuves — le Chanaan tant souhaité où s’épanouissent les couronnes comtales, — il n’y mettra jamais le pied !

Un moment pourtant, Adolphe Maillet eut l’espérance de se faire adopter par

LE BARON DE FILOUZE

Ce baron, un fidèle des Allées Neuves, perdit son père à dix-huit ans — et sa fortune au lansquenet six mois plus tard. Il ne lui restait plus qu’à choisir entre un coup de pistolet et l’Amérique : il choisit l’Amérique. Après avoir été mousse sur un navire marchand, aventurier avec de Pindray au Mexique, — et chenapan partout, le baron revint dans la ville de ses pères, misérable, déguenillé, abruti. Aujourd’hui, {p. 230}il promène sur les Allées Neuves un éventaire garni d’allumettes et d’almanachs… Splendeurs effacées ! Son pantalon effiloché se répand en lambeaux sur des bottes crevées ; et le crayon seul de Gavarni pourrait analyser sa redingote qui montre la corde — que son cou revendique. — Repoussant et repoussé, il fait, quand il passe, le vide autour de lui.

Adolphe Maillet, qui adore la noblesse « jusque dans ses verrues », osa rêver l’amitié de Filouze ! Et, certain soir que le fils des croisés criait : « A-Almanachs ! A-Allumettes ! » sur les Allées Neuves, il accosta cette guenille morale d’un : « Votre serviteur, monsieur le baron ! » Filouze répondit :

« A-Almanachs ! A-Allumettes ! »

Maillet soupira, mais il ne se rebuta point. Il déclara ses nom et prénoms, et finit par offrir au voyou fleurdelisé une glace à la vanille ; mais Filouze, qui n’a soif qu’aux comptoirs des marchands de vin, se redressant tout à coup, accabla {p. 251}de cette réponse sanglante le malheureux Maillet :

« Si je vends des allumettes à la bourgeoisie, apprenez, Monsieur, que je ne socie pas avec elle ! »

Les dernières espérances de Maillet venaient de s’écrouler douloureusement en lui. Il s’éloigna, la tête basse et le cœur gros, se disant que : “ Après tout, le baron de Filouze a son rang à garder ». Le rencontre-t-il dans la rue, il lui achète des boîtes d’allumettes par douzaines : c’est une de ses consolations de songer qu’il aide un gentilhomme « à redorer son blason. »

Filouze, grand contempteur, n’accorde son admiration qu’au journaliste

JACQUES MONLEAU

Il est vrai que Jacques Monleau l’appelle « crapule » quand il le coudoie — faisant le jeudi sur les Allées Neuves.

{p. 252}Jacques Monleau est le grand homme incontesté de ***, bien que ce soit un garçon spirituel. Comme l’Arétin, dont il a les vices et les appétits, il mène en laisse une meute de courtisans qui ne se lassent d’aboyer ses louanges. Cet entourage passe son temps à s’estomirer devant la stature herculéenne et les Revues hebdomadaires de Monleau. Aussi Monleau ne se fait-il jamais tirer l’oreille pour arroser leur bruyante admiration : un roi intelligent n’est jamais un ladre.

Malgré sa grosse bonhomie, Monleau n’en mène pas moins sa suite haut la main. Voici, mot pour mot, la déclaration de principes qu’il fit — dans un de ses jours d’épanchement — à ceux qu’il appelle ses demoiselles de compagnie :

— Retenez bien ceci, mes enfants : Si je vous prodigue les canettes et les petits verres, ce n’est pas que je vous trouve drôles, ni que vous m’amusiez outre mesure. Oh ! non. Mais j’achète par là le droit de vous dire que vous n’êtes que des crétins et des idiots — ce qui entretient ma verve {p. 253}de journaliste militant. Je paye, courbez la tête, vils Sicambres ! »

À quoi le plus hardi de la troupe se contenta de répondre, en lui frappant sur l’épaule :

« Toujours farceur, ce Monleau ! »

La ville entière partage ce fétichisme. Et, les jours de musique, Monleau récolte à lui seul plus de coups de chapeau qu’Adolphe Maillet n’en prodigue aux équipages armoriés.

C’est lui qui rédige la partie littéraire de la feuille gouvernementale de ***. Sa plume facile et spirituelle court dans le feuilleton avec la faconde d’un avocat mérydional. D’une instruction étendue, mais sans profondeur, il ne traite vraiment aucun sujet dans sa revue de la semaine : — il les effleure tous (agriculture, opéra, livres nouveaux, hospices, embellissements de la ville), et donne, dans le même alinéa, un coup de fouet au ténor qui s’attarde dans une note, et au conseil municipal qui s’obstine dans les routines administratives.

{p. 254}Mais c’est au théâtre de *** que Monleau est surtout beau à contempler. Il s’étale, il se répand, — pour ainsi dire, — dans sa stalle, souriant aux actrices qu’il n’écoute pas et riant à son voisin qui l’écoute. Dans l’entracte, il parle haut, il s’exclame, il échange de sa place de joyeux dialogues avec les étudiants du parterre, auxquels il permet de tutoyer ses quarante-cinq ans.

Chaque année, Monleau écrit un drame — qu’il fait représenter sur le théâtre de la ville pour flatter les instincts décentralisateurs de la population. Ce n’est pas qu’il les partage, ces instincts ; mais popularité oblige. Le soir d’une de ses premières (on venait de baisser la toile) je l’ai entendu demander avec des clameurs furieuses par une salle en délire. Il parut, ou plutôt il apparut ! il se livra à l’enthousiasme public, — vêtu d’une veste en toile blanche et d’un pantalon de couleur : il est aimé d’une sympathie qui lui permet de ces insolences. À la sortie du spectacle, {p. 255}les ouvriers de son imprimerie le portèrent en triomphe !

Grassement appointé pour, distribuer la pâture littéraire aux trois mille abonnés du Courrier, fameux dans dix sous-préfectures environnantes, l’amour-propre doucement dorloté par la faveur locale, ce journaliste fortuné ne changerait pas sa position contre celle d’un chroniqueur parisien.

« J’aime mieux, me disait-il, être le premier à *** que — D’Audigier à Paris. »

Jacques Monleau n’a qu’un ennemi. Mais, heureux jusqu’au bout, il ne soupçonne même pas l’existence de cet infiniment petit que j’appellerai

L’USURPATEUR

L’Usurpateur — Jules Minoret dans la vie privée — est un petit jeune homme effilé, aux allures doucereuses et félines. La nature en a fait un sot, la sottise en a fait un envieux. En {p. 256}rhétorique, il haïssait et jalousait le premier ; à ***, il hait et jalouse Jacques Monleau, qui lui fait ombre de sa large personnalité.

Impuissant à conquérir, par ses propres forces, même une célébrité départementale, Minoret voulait pourtant donner la pâtée à son amour-propre qui criait la faim. Qu’a-t-il fait ? Il s’est décoré, — non pas publiquement, il est lâche, — mais auprès de quelques niais, d’un nom qu’il a volé et d’une réputation qui appartient légitimement à un autre :

Il laisse entendre qu’il fait la critique dramatique du Figaro, sous le pseudonyme de Jouvin.

Le bruit, semé d’abord timidement dans l’oreille de deux ou trois intimes, a fini par s’en répandre, dans son cercle, à dix tables à la ronde.

Quand le facteur apporte le Figaro, Minoret demande négligemment le journal au garçon « pour voir si ces imbéciles de compositeurs auront fait des fautes d’impression, comme l’autre fois ». C’est risible, — et personne n’en rit.

{p. 257}« Mais comment donc, demandai-je un jour à un de ses croyants, M. Minoret s’y prend-il pour écrire à *** des appréciations sur les opéras et les drames qu’on joue à Paris ?

— C’est bien simple, me répondit l’ami : il a là-bas un correspondant qui lui envoie des notes. »

Cela me fut dit avec une naïveté qui accusait une foi robuste. — Mais, impatienté de la suffisance du Minoret, j’étais bien résolu à renverser le piédestal menteur sur lequel il avait juché sa petite vanité. Prenant l’ami à part :

« Savez-vous que votre Minoret n’est qu’un impudent ? lui dis-je brusquement.

1º Jouvin n’est pas un pseudonyme, c’est un nom ; 2º je connais M. Jouvin ; 3º je l’ai vu, de mes propres yeux vu, rédigeant sa revue théâtrale, dans les bureaux du Figaro.

— Vous plaisantez !

— Pas du tout. Et…

— Ah ! je vois ce que c’est, interrompit-il tranquillement : vous voulez parler d’un ami de {p. 258}Minoret, qui va corriger ses épreuves chez Dubuisson ? Un nommé Jouvin, en effet. Minoret lui a emprunté son nom, — parce qu’il ne voulait pas signer… Vous comprenez, les convenances ! Voilà l’homme que vous avez vu. Taille moyenne, n’est-ce pas ? de larges épaules… avec un faux air de Cromwell… et un binocle en permanence sur le nez ? C’est bien cela… Merci du renseignement. Il faut que j’avertisse Minoret, pour qu’il écrive à ce geai de ne plus se parer — de sa plume. Ha ! ha ! Elle est bonne, celle-là ! »

Je restai interdit. Il me tourna les talons — pour aller demander un cigare à Minoret : j’avais affaire à une conviction incurable.

Minoret traite, en petit comité, Jacques Monleau de gazetier de province. Monleau, qui ne s’en doute point, passe, rêvant au dîner qu’il fera après la promenade, et à l’article qu’il fera après le dîner. Heureusement pour Minoret ! Car Monleau, qui, s’il n’était pas Monleau, pourrait être Arpin, écraserait le Minoret d’une chiquenaude, {p. 259}— et le Jouvin d’un entrefilet dans le Courrier.

Nota. Minoret a plus d’un confrère en province. On m’affirmait, tout dernièrement encore, que Théophile Gautier était un bourgeois de Lyon, sans ventre et sans barbe ; du reste, on n’a point ajouté qu’il fût chauve.

Le comte de Saint-Germain

Depuis longtemps, sa physionomie étrange, extra-humaine, m’avait frappé.

Il arrivait chaque soir, à la même heure — au même café, s’appuyant d’une main sur la large pomme d’ivoire d’une canne courte et trapue, — et de l’autre, sur un parapluie couleur feuille morte.

Il s’asseyait toujours à la même table, une table isolée au fond de la salle.

{p. 260}Personne ne le connaissait.

Je suis resté bien souvent une heure entière en contemplation devant cette figure froide et ratatinée, coupée en deux par un nez droit à l’arête aiguë où chevauchait une paire de lunettes dont les branches allaient se perdre dans les pattes d’oie des tempes. Son petit œil gris ne se reposait jamais que sur deux journaux : la Gazette de France et le Charivari.

De temps en temps un rire sec, imitant le bruit d’un morceau de bois qu’on casse, faisait de sa physionomie tout entière une grimace. Était-ce les dessins de Cham qui l’égayaient ainsi — ou la politique de M. Janicot ?…

Toutes les cinq minutes environ, il interrompait sa lecture pour plonger une main osseuse et jaune comme un vieux cierge, — où les veines n’étaient plus indiquées que par des filaments d’un rouge violet, — dans la poche de sa redingote. La main tâtait quelque chose là-dedans, — puis il la retirait et revenait à ses journaux.

{p. 261}Les visites périodiques de cette main m’intriguaient très fort. J’aurais donné ma plus belle pipe de cummer pour sonder la grand-poche, qui me paraissait être un abîme de mystères ! Mais comment m’y prendre ? Après de longues méditations, je m’arrêtai à ce plan :

« Demain soir, j’arrive de bonne heure au café, je me place à la table de mon petit vieux, — j’accapare sa Gazette et son Charivari. Il vient à son tour, il s’approche, me demande le journal… nous causons ; et de Gazette en Charivari… Demain le secret de la grand-poche est à moi ! »

Le lendemain j’étais à mon poste, guettant du coin de l’œil l’entrée de mon problème. Le premier regard du petit vieux fut pour sa place ; en la voyant occupée, une vive contrariété entassa quelques rides de plus sur les rides permanentes qui sabraient son front. — Ce pendant, je dévorais — de mon air le plus innocent — la Gazette de France.

D’abord, il fit mine de se diriger vers {p. 262}l’autre extrémité de la salle, mais, la force de l’habitude l’emportant, il tourna lentement sur sa canne et son parapluie, — et vint s’asseoir tout à côté de moi, à la table accoutumée. — N’y aurait-il pas des attractions irrésistibles entre certains objets et certaines personnes ?

« Après vous, mon journal, s’il vous plaît ? »

Je répondis en lui présentant la Gazette. J’attendais un remerciement : il avait dû s’apercevoir que j’interrompais ma lecture par pure déférence pour son âge. Rien, pas un mot. J’avais cédé le journal, je ne cédai pas la place.

Il entama le bulletin politique ; mais je remarquai bientôt que son attention n’était pas centralisée comme d’habitude. C’était par saccades qu’il lisait : la grand-poche le préoccupait visiblement, — et sa main y multipliait les voyages, si bien qu’elle finit par rester au fond. Évidemment, le petit vieux se défiait de moi, je le gênais.

Pourquoi ?

Ma curiosité était agacée au suprême degré. Je {p. 263}résolus de percer, — sans plus de retard, les ténèbres de ce pourquoi où se perdait ma pensée.

« Si vous avez sur vous un objet qui vous embarrasse, hasardai-je avec une obséquieuse intonation, déposez-le au comptoir, vous-le reprendrez en sortant. »

À ces mots si simples, il trembla, — il grelotta de tous ses membres ; sa figure pâle pâlit… et sa main sortit violemment de la poche, étreignant un mince flacon au long col, dont il avala précipitamment quelques gouttes. Puis il se mit à presser contre lui le flacon avec la sollicitude effrayée d’une mère qui défend son fils… Mais j’avais eu le temps de lire au vol ces mots incrustés en rouge dans le verre : ÉLIXIR DE LONGUE VIE.

« Vous avez vu ? balbutia-t-il.

— J’ai vu. »

Son corps tout entier n’était plus qu’un frisson.

« Eh bien ! oui, reprit-il avec effort, je suis le comte de Saint-Germain. Mais (et son regard froid se mouilla d’une larme) ne me prenez pas {p. 264}mon flacon, je vous en supplie !… Ne dites à personne qui je suis… »

………………………………………………………………………

Depuis, le petit vieux et moi nous avons passé bien des soirées ensemble ; et je vous redirai peut-être un jour les révélations curieuses qu’il me faisait, quand nous allions, le jeudi, entendre la musique sur les Allées Neuves.

Jeudi dernier, appuyé sur mon bras (j’avais remplacé le parapluie feuille-morte), il était en train de me prouver la supériorité des paniers sur la crinoline… Tout à coup, il me lâche et se met à trottiner devant moi.

Il s’arrêtait, à trente pas de là, auprès d’une vieille femme sordide et repoussante. Je les regardai de tous mes yeux : ils causèrent ensemble pendant près d’un quart d’heure, avec une singulière volubilité ; puis la vieille disparut à l’angle d’une rue mal famée, — et mon compagnon me revint, guilleret, ricanant, sautillant presque.

{p. 265}« Quelle est cette dame ? demandai-je.

— Hé ! hé ! hé ! c’est une de mes anciennes connaissances. Nous ne nous étions pas vus depuis soixante-quinze ans, — depuis le jour de sa mort… Hé ! hé ! hé ! c’est cette bonne amie, madame Dubarry.

— Madame Dubarry ? Elle a été guillotinée en 93 !

— Hé ! hé ! hé !

— Mais c’est de l’histoire, cela.

— Des histoires, voulez-vous dire ? Hé ! hé ! hé ! » Ce ricanement intermittent me faisait mal, il me tiraillait horriblement les nerfs.

« Le flacon ! toujours le flacon ! » reprit le petit vieux.

Après une pause :

« Vous ne savez pas ce qu’elle vient de me dire ? Elle part demain matin pour Versailles, — non, pour Paris… Hé ! hé ! hé ! Elle va là-bas demander la main de M. Capefigue… Il s’est {p. 266}fortement compromis pour elle, paraît-il… Elle lui doit bien cette réparation… hé ! hé ! hé !

— Dieu est juste ! pensai-je… et Philarète Chasles sera bien content. »

Le soir, le petit vieux ne vint pas au café, — le lendemain non plus. Je le cherchai vainement, le jeudi suivant, sur les Allées Neuves… Il était mort. Sa bonne amie madame Dubarry avait escamoté, tout en causant, le flacon d’élixir du petit vieux. Il était tout naturel qu’elle eût songé à son futur ! Voilà M. Capefigue immortel : Philarète Chasles sera bien vexé.

Je ne vais plus entendre la musique sur les Allées Neuves.

{p. 267}

Une ville incomprise §

{p. 269}

I. À M. X…, rue Mazarine, à Paris

Mon Ami,

Tu me demandes ce que c’est que Toulouse ? Je vais essayer de te le dire ; cela t’évitera la dépense d’une géographie. D’abord :

Toulouse est une cité, et non pas une ville.

Cité, tu le sais, est un mot d’un rang beaucoup plus relevé que ville, — un mot de qualité, un mot gentilhomme qui a pignon sur rue, avec vue sur les tragédies environnantes. Il existe entre ville et cité la même différence qu’entre un {p. 270}homme et un monsieur. — Racine n’eût jamais lâché — à travers un alexandrin — ce substantif mal né de « ville » ; et je me garderai bien de l’infliger à Toulouse.

Toulouse est donc une cité : la cité de Clémence Isaure.

La cité de Clémence Isaure est tout entière bâtie en briques, mais bien mal à propos. Les Toulousains, effarouchés sans doute par les tons ardents de la brique, les ont amortis à l’aide d’un enduit blanchâtre, fort désagréable à l’œil. Partout la brique a subi la truelle du gâcheur de plâtre, — partout, excepté sur le quai de la Daurade. Pourquoi cette exception ? Après avoir longuement réfléchi, je suis arrivé à cette conclusion, que :

Si le rouge de brique persiste sur les maisons qui bordent la Garonne, c’est uniquement parce que les propriétaires reculent devant la dépense de l’enduit incriminé plus haut, — dont s’empâtent uniformément les façades des beaux {p. 271}quartiers : le quai de la Daurade est habité par la plèbe.

Cette protestation n’est que de la résignation.

Ce pittoresque n’est que de l’économie.

*
*   *

Les monuments.

Capitolium : Capitole, en langue vulgaire. (Je traduis, pour rester à la portée des bonnes d’enfants qui n’ont pas été élevées à Saint-Denis.)

Le Capitole, construction d’un style encore innommé, est une longue bicoque en plâtre — couleur lilas pâle.

La partie la plus remarquée est la façade. La partie la plus remarquable de cette façade, c’est l’étiquette Capitolium. Balzac dit quelque part que « il est facile de conclure de la chambre à l’habitant de la chambre ». — Il est facile de conclure de cette inscription à l’un des caractères le plus fortement accusés de la population {p. 272}toulousaine : le pédantisme. — Ne serait-ce pas à cette inscription que Toulouse doit d’être connue, à Villefranche et dans le reste de l’Europe, sous le nom flatteur de Toulouse la savante ?

Ce mot latin, « Capitolium », te fait peut-être songer, mon ami, à quelque bâtisse vingt fois séculaire, — de l’âge des Thermes, rue de Cluny, à Paris ; et tu murmures déjà le vers des Feuilles d’automne :

Toulouse la romaine, où, dans des jours meilleurs, etc.

Ta mémoire n’a rien à faire ici. Le Capitolium est une antiquité du premier Empire, — non l’Empire de César, — mais l’Empire de Napoléon ;

Le Capitolium est contemporain, — non des commentaires de bello gallico, — mais des tragédies de M. de Lancival et de M. de La Harpe.

Disons-le pourtant : il existe aussi un vieux Capitole, un Capitule authentiquement vieux, hérissé de fort curieuses sculptures ; mais il est caché derrière le neuf comme un beau fauteuil {p. 273}en chêne fouillé sous une housse de calicot blanc ! Il ne s’est pas encore rencontré un administrateur assez osé pour enlever la housse.

Saint-Saturnin. Saint-Saturnin console du Capitolium. Église très originale — et très pittoresque… Je me borne forcément à ces qualificatifs un peu vagues, n’ayant jamais fait mes études d’archéologie.

Le Musée. Oh ! le musée et son cloître gothique ! J’aime ce cloître, comme V. Hugo aime Notre-Dame, moins savamment bien entendu, mais aussi passionnément. Mon rêve est d’avoir un jour la direction de ce musée, — pour avoir la jouissance du cloître : il n’y a que ce moyen ; on a impitoyablement refusé de me louer une arcade.

Une fois directeur, je passerai un pourpoint moyen-âge que je ne quitterai plus… Et je vaguerai béatement, jour et nuit, sous les arceaux dentelés, lisant Ronsard et fumant des londrès odorants.

{p. 274}Il va sans dire que j’inaugure ma direction en interdisant l’entrée du musée au public. Je suis de ceux qui pensent que la foule gâte le monument — et qu’il est surtout agréable d’habiter là où il n’y a pas d’habitants.

Si j’empoisonnais le directeur actuel ?

*
*   *

Voilà, mon ami, pour le côté matériel de Toulouse. — Je viens de te parler des pierres, — veux-tu connaître les caractères ? C’est l’affaire de quelques mots. La physiologie de Toulouse peut se réduire à ceci : Toulouse est une ville artiste.

Toulouse est une ville artiste. — Tout indigène convaincu de puberté est incorporé — de gré ou de force — dans une société savante ou académie. En naissant, on est fatalement voué aux Jeux Floraux, comme en Bretagne on est voué au bleu. — Quels alexandrins il en résulte !

{p. 275}Toulouse est une ville artiste. — Il s’est trouvé un Marseillais pour dire que Paris n’était qu’un faubourg de Marseille. Il se trouverait mille Toulousains pour affirmer que l’Académie française n’est qu’une section de l’Académie des Jeux Floraux — en mission. Faubourg, section, la même chose sous deux mots différents.

Toulouse est une ville artiste. — J’ai vu la population siffler ou ne pas applaudir (ce qui revient au même dans l’espèce) Mélingue, le plus artiste de nos acteurs français.

Pour me résumer :

Toulouse, c’est la rue Saint-Denis jouant à la rue savante et spirituelle ; Toulouse, c’est M. Prudhomme voulant bêtement « s’essayer dans la littérature » avec la plume de Paul de Saint-Victor.

Que sera et que restera éternellement Toulouse ? UNE VILLE INCOMPRISE !

Conclusion. Je ne me mêlerai jamais d’une révolution, dans la crainte que le gouvernement {p. 276}ne m’interne à Toulouse… Et pourtant, si l’on me nommait directeur du musée ? Dans ce cas, je fais démolir le cloître, numéroter les pierres, — et je le rebâtis sur le boulevard des Italiens.

{p. 277}

Les mensonges de l’été §

{p. 279}Depuis nombre d’années, il circule à travers les Courriers parisiens un paradoxe assez bien constitué. Si nous le laissons aller encore un peu, il passera bientôt, — par droit d’ancienneté, — au rang de chose inattaquable. Attaquons-le tout de suite ; nous n’avons que le temps.

À partir du jour où mai, le mois des roses et des grippes, a donné sa première feuille, jusqu’au jour où septembre donne son dernier soleil, vous entendez le chœur des courriéristes d’été {p. 280}entonner, — comme un seul journaliste, — le grand refrain de la saison : « Tout Paris est aux Eaux ! » Alors la roulette de Bade éveille une danse macabre de guinées, de napoléons et de florins, — et le râteau du croupier passe et repasse avec un bruit métallique dans tous les feuilletons ; alors, M. Eugène Guinot, — un journaliste qui se croit toujours à la mairie, — célèbre, pour la cinquante-troisième fois, le mariage du jeune clerc d’huissier Nanouchet avec la charmante comtesse Pascalowich, dont le saute-ruisseau a sauvé, — au péril de ses pantalons, — le voile vert pris aux branches d’un acacia ; alors, l’éternel suisse d’Aix-la-Chapelle étale en montre, dans la colonne réservée que lui loue tout chroniqueur bien élevé, les deux crânes de Charlemagne enfant et de Charlemagne empereur.

Voilà, pendant quatre mois, la vue des journaux — à vol d’oiseau. Je ne parle pas d’Heildberg et autres villes moyen âge qu’on exhume à point nommé ! et cela parce que « Tout Paris {p. 281}est aux Eaux. » Car, remarquez bien que, si Paris occupait son été à digérer la poussière du boulevard, — comme il a passé son hiver à prendre des bains de pieds dans la boue du macadam, — il n’y aurait pas moyen de couper en feuilletons hebdomadaires le Rhin de V. Hugo et les impressions de voyage — de tout le monde. Le Parisien est le sine qua non. Il faut qu’il prenne sa casquette de voyage pour que le Rhin commence à rouler dans le lit de phrases que lui creusent les journaliers de la chronique. Vous avez beau en être humiliés, burgs démantelés et carpes aux nageoires d’or, — il n’y a pas la moindre illusion à se faire, vous existez seulement du moment où le notaire Barsac et l’agent de change Duflot allument leurs cigares à l’embarcadère de Strasbourg. Les chroniqueurs ont fait de vous un épisode dans l’odyssée des Ulysses parisiens, pas autre chose.

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Eh bien ! il est temps de démasquer les {p. 282}chroniqueurs ! Disons-le hautement : le notaire Barsac et l’agent de change Duflot continuent de paître, — comme de simples brebis de madame Deshoulières, — les bords de la Seine fleuris de contrats et de coupons de rente ; ou, s’ils prennent les eaux quelque part, c’est au lac d’Enghien. Taillez à nouveau votre plume, ô Villemots de la presse ! En vain, désormais, vous ferez courir le bruit que Paris est exclusivement habité par des cochers de fiacre pleurant le départ d’Ulysse, — et qu’on a vu des serpents à sonnettes glisser entre les herbes poussées sur le boulevard Montmartre !

Non, tout Paris n’est pas aux Eaux. Et le jeune Anacharsis est assez fatigué d’avoir couru la Grèce, sans le traîner de force en Allemagne ! Tout Paris, — moins quinze mille oisifs qui ont assez de fortune pour aller faire celle des autres, — tout Paris est à Paris, et encore toute la province est à Paris. La preuve, c’est que me trouvant dernièrement à Bagnères-de-Luchon, j’ai eu {p. 283}beau éplucher les listes périodiques de voyageurs, je n’ai guère pu constater la présence que de quinze ou seize Parisiens, en comptant les Parisiennes. Et de ce nombre, je serais fort en peine de détacher un seul homme de lettres. Pour le moment la littérature française se trouve représentée à Luchon par un artiste pédicure qui rédige ses affiches en vers épiques : quelque lauréat des Jeux Floraux dans le besoin !

Cette lacune ne m’étonne pas. L’homme de lettres, — j’excepte Dumas fils et Philibert Audebrand, — gagne, en général, assez pour mal vivre quatre mois sur six à Paris ; comment voulez-vous, à moins de chercher une ressource sérieuse dans l’extermination des œils-de-perdrix, qu’il prélève, sur les deux mois qui lui restent à ne pas vivre du tout à Paris, de quoi vivre seulement un peu à Luchon, — Luchon, où les hôtelleries n’ont qu’un but : réduire le voyageur à la mendicité ? — Simple question. On taxe les avoués, on taxe la viande de boucherie ; pourquoi ne taxerait-on {p. 284}pas ces aubergistes de grand chemin qui amassent de quoi se meubler, — sur leurs vieux jours, — des appartements en bois-de rose, en nous louant des chambres qu’on est forcé de meubler avec sa malle ?

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Ici, deux mots de politique. Touchons aux questions les plus graves, dût l’alliance anglaise en être ébranlée !

Voilà quarante ans que l’Anglais habite la France. À son arrivée, il y reçut une hospitalité trop écossaise peut-être pour l’honneur français. En retour des prévenances dont nous avons fleuri sa route, savez-vous ce que l’Anglais nous réserve ? L’Anglais a imaginé de nous ruiner. Et, pour cela, il n’a pas trouvé de moyen plus sûr que de nous enrichir (en apparence) ! Suivez le raisonnement du perfide enfant d’Albion : « Payons chaque chose le double de sa valeur, — une {p. 285}côtelette panée 3 fr. 50 c ; — une chambre, avec salon et vue sur les Tuileries, 88 fr. par jour. Ce sera un sacrifice, mais un sacrifice momentané ; car tout deviendra si cher en France, que les Français seront obligés de fuir leur patrie et d’aller sous d’autres cieux chercher d’autres biftecks. Et, lorsqu’il n’y aura plus de Français en France, naturellement nous nous emparons du pays, — pour rentrer dans nos frais. »

Et l’Anglais a persuadé, à force de schellings, aux restaurateurs et aux hôteliers, de réviser leurs cartes constitutionnelles, — et il a été décidé que le besoin d’une hausse sur les petits pois se faisait généralement sentir. Mais le Français, qui est né malin, a vu clair dans les trames ténébreuses qu’ourdissait l’Anglais, né perfide. Alors, il s’est pris à le haïr d’une haine terrible, d’une haine nationale. Haine stérile, hélas ! L’Anglais fait marcher ses bataillons carrés de guinées sur Paris, — et un jour viendra où {p. 286}quelque maître d’hôtel lui présentera les clefs de la France sur un plat à rôti.

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Et, dans ces temps, Mirès et Rothschild prendront leurs repas au restaurant des Pieds humides ! (Apocalypse.)

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Haïssons John Bull, en attendant. Et j’entonne le premier :

   Guerre aux tyrans !
Non, non, jamais en France,
Jamais l’Anglais ne régnera !

en songeant que je paye, à Luchon, ma chambre 6 francs par nuit. Le jour, je la sous-loue à un ancien préfet qui gagne le pain de cinq enfants en bas âge.

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Voulez-vous un exemple des additions qui naissent de notre envahissement par le perfide Anglais ? Hier, je montais le Superbagnères, il {p. 287}faisait horriblement chaud et horriblement soif. Sur le point de boire mon sang, comme Beaumanoir, — faute d’une choppe, — j’avise, entre deux rochers, une maisonnette que j’appellerai une chaumière, pour flatter les faiseurs d’idylles. J’entre. Un Tityre en cheveux blancs berçait sur ses genoux un jeune pâtre à la mamelle. On aurait dit un intérieur de… Allons, bon ! j’ai failli prendre la queue, à la suite de ces honorables littérateurs qui ne peuvent faire une mise en scène ou une description de deux lignes sans se rappeler et rappeler immédiatement un tableau de Rembrandt ou de Miéris, — Qu’ils n’ont, la plupart du temps, jamais vu. Ce procédé est bien usé aujourd’hui, — si usé que je ne connais rien de plus agaçant…. Et je ne finirai certes pas ma phrase.

« Bon montagnard, fais-je, donne-moi une jatte du lait de tes chèvres bêlantes. L’aspect de tes montagnes fait tressaillir mon cœur, mais il altère terriblement. »

{p. 288}Et le bon montagnard me versa un verre de la boisson virgilienne :

« Bon montagnard, combien te dois-je ? » repris-je, non sans une certaine hésitation.

Je craignais de blesser les sentiments de libérale hospitalité de mon hôte. Ce que c’est que d’avoir dans la tête les montagnards de la Dame Blanche !

Le bon montagnard contempla le verre vide d’un œil méditatif ; et puis, comme se parlant à lui-même :

« Deux sous de lait ? un franc cinquante. »

La réponse est belle, mais elle implique une science déplorable de la multiplication chez les classes ouvrières. Un franc cinquante, ce verre de lait ! et en rendant le verre encore !

J’ai bien envie d’acheter un couteau espagnol et de faire une descente sur les côtes d’Angleterre.

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{p. 289}Justement, — comme je revenais, — je fis rencontre, à mi-côte, d’une caravane d’Espagnols qui promenaient un arsenal de coutellerie. « Oh ! la bonne lame de Tolède ! » Et je me mis à contempler ces vestes en velours vert, relevé de rubans jaunes et rouges, et ces chatoyantes écharpes — omnicolores à humilier le style de Saint-Victor. N’oublions pas les espadrilles en ficelle tressée. En somme, beaucoup de couleurs : — sans compter la couleur locale.

« Le senor voulio un coutello ? »

Cette question me donna un tressaillement. Ce qu’on me parlait là, c’était un espagnol de fantaisie : la couleur locale tendait à s’effacer.

« Vous êtes Castillans ? fis-je en dissimulant.

— Oui, monsieur, certanamento ! » me fut-il répondu avec l’accent le moins déguisé du centre de la France.

{p. 290}Tout à coup, un souvenir me traverse l’esprit — et donne un vigoureux coup d’éperon à mes soupçons, qui avaient déjà pris le galop de chasse, — comme dirait Henry Murger.

« C’est étrange, mais il me semble que vous, — le vieux, — vous m’avez offert des couteaux à Châtellerault, il n’y a pas bien longtemps. »

Et en effet, après avoir provoqué l’expansion du chef de bande par l’achat d’un poignard que j’avais marchandé jadis au buffet de Châtellerault, j’appris :

Que ces Espagnols n’étaient que des Espagnols en strass ;

Que ces Castillans étaient nés natifs de la Vienne ;

Qu’au lieu de guérilleros sans emploi faisant trafic de bonnes lames de Tolède, j’avais levé trois Français en rupture — de nationalité ;

Que le chef Pedro Bobinardino avait été, dans une existence antérieure, coutelier à Châtellerault — et s’appelait Pierre Bobinard ;

{p. 291}Que ledit Bobinard avait vu sombrer son industrie à l’époque de la grande débâcle des diligences Laffitte et Gaillard ;

Que, sur le point de se jeter sous les roues de la locomotive qui le ruinait, une idée lumineuse lui avait représenté le suicide comme un acte profondément immoral ;

Que cette idée consistait à courir les Pyrénées en costume espagnol, pour écouler, sous prétexte de Vieille-Castille, le fonds de Châtellerault ;

Que l’idée était une Californie : le touriste se faisant une joie de posséder un couteau espagnol qui ferait, l’hiver prochain, l’admiration et la jalousie de Castelnaudary ;

Que les adolescents de dix-huit ans, en bonne fortune à Luchon avec quelque baronne de hasard, donnaient particulièrement dans le couteau espagnol : vu qu’on ne peut, décemment, aux heures des grandes colères passionnées, menacer sa folle maîtresse du couteau français, qui n’a rien de dramatique ;

Que le matin même M. Prud’homme, — ému {p. 292}des malheurs récents de l’Espagne, — leur avait acheté douze poignards, à la condition qu’eux, les débris de l’armée de don Carlos (!), ils renonceraient à troubler ce pays « livré aux factions » ;

Et qu’enfin, être Espagnol à Luchon était une profession, — tout comme d’être Polonais à Paris.

Mon désappointement fut cruel, je l’avoue. Au lieu de bons et vrais Espagnols, je n’avais devant moi que du plaqué ! Je continuai d’opérer ma descente du Superbagnères avec d’amères réflexions, surexcitées par des tiraillements d’estomac : le bon montagnard m’avait vendu du lait tourné !

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De retour dans la vallée, je me mis, — par manière de vengeance, — à semer la défiance, parmi les habitués du café de la Terrasse et du café Divan, à l’endroit des Espagnols de Luchon. En vain reluisaient sur les allées d’Étigny les écharpes omnicolores, en vain les espadrilles en {p. 293}ficelle tressée élargissaient leurs extrémités plates ; en vain les culottes de velours vert faisaient carillonner, — tout le long de la jambe, — leurs brochettes, de grelots ; le flot de mon scepticisme montait, montait toujours ! Je ne répondais que par un ricanement aux propositions de foulards de Barcelonne et de ceintures de Saragosse.

« Faux ! faux ! » m’écriais-je à chaque exhibition.

Et j’avais raison. Ces Espagnols qui paradent sur les allées d’Étigny (un cousin du secrétaire de la mairie me l’a confié sous le sceau du secret) sont tout simplement des paysans de la Haute-Garonne, dont les vignes ont été grêlées dans l’année, — et que M. le maire a organisés, à deux francs par jour, pour donner un peu de couleur locale à Bagnères — et suppléer la compagnie d’assurances !

Du moment qu’une pensée humanitaire était au fond de tout cela, je n’avais plus qu’à rentrer mon exaspération.

{p. 294}« Il leur sera beaucoup pardonné, parce qu’ils ont été beaucoup grêlés », me dis-je évangéliquement.

Et j’achetai six mouchoirs de Barcelonne, en expiation des ravages qu’avaient produits mes soupçons communiqués.

Puis, en somme, ces faux Espagnols ont incomparablement plus le type espagnol, — ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi, — que les sujets de la reine Isabelle.

Les seuls Espagnols authentiques que j’aie rencontrés à Luchon sont complètement en dehors du type prétendu : à voir ces nez épatés, ces yeux longs où dort un regard stupide, ces larges lèvres retombant sur le menton en margelles de puits, ces têtes plates serrées d’un foulard qui pourrait bien n’être que le turban corrompu, on dirait des Asiatiques — et pas du tout nos voisins d’outre-Pyrénées. Ajoutez à cela, qu’au lieu de la guitare qui endormait de ses sérénades la marchesa d’Amaëgui, ces Espagnols tourmentaient des instruments inclassés, dont les grincements {p. 295}se mêlaient à des chants étranges pour une oreille du continent.

Ce groupe avait un parfum anti-européen, acre et fort, qui vous montait à l’esprit.

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Cette observation sur nature m’a conduit à faire — sur ce qu’on appelle les types nationaux, — une théorie excessivement remarquable, où je démontre clairement que les Allemands ne sont pas plus blonds que les Espagnols, — que les Espagnols n’ont pas l’œil plus vif que les Anglais, — et que les Anglais n’ont pas l’air plus distingué que les Français. Si je ne développe pas ma théorie, c’est que je me suis résolu à ne jamais l’écrire, — crainte de perdre mon manuscrit, comme il est arrivé pour la Théorie de la volonté de Balzac.

Et, du reste, qu’en résulterait-il ?

Cela n’empêcherait pas mon bottier de me dire {p. 296}— parce que j’ai la figure longue, — que moi, Périgourdin, j’ai le type anglais ;-et mon tailleur, de vouloir me convaincre que je commis une erreur en ne naissant pas à Bruxelles !

Les types nationaux sont un préjugé, donc ils sont immortels.

Les types moraux, eux, existent bien véritablement, — et en assez grand nombre pour défrayer les loisirs des esprits observateurs.

Tenez, voici la foule des petits jeunes gens avec leurs petits panamas à petits bords, leur petite raie courant, entre deux haies de cheveux, du front à la nuque, — leurs petits airs qui voudraient bien paraître de grands airs, et leur petite vanité qui s’efforce d’être impertinente. Ils sont ridicules ici comme ailleurs, ils promènent à Luchon comme à Paris leur physionomie satisfaite et nulle.

Ils me font revenir en mémoire cette parole d’un ami :

« Dieu nous a donné la nature pour nous consoler des petits jeunes gens. »

{p. 297}Et, les montrant d’une main, mon ami m’indiquait de l’autre la Maladetta avec ses effets de neige étincelants, ses arêtes aiguës qui prennent sous le soleil des teintes ardoisées, — et ses précipices aussi pittoresques et aussi dangereux que peut les souhaiter un Anglais atteint d’un spleen à son dernier période.

Si Bernardin de Saint-Pierre — et tout le monde un peu — n’avaient pas écrit les Études de la nature, ce serait ici le lieu de vous décrire les cascades d’Oo s’épanouissant — à leur tombée — en lacs transparents, et la vallée de Litz, remarquable par beaucoup de choses… et encore par l’Album des touristes : un registre, où l’aubergiste de l’endroit collectionne les autographes des commis-voyageurs en villégiature. Il y a de tout dans cet album, excepté de l’esprit et du sens commun : des déclarations d’amour à Madeleine Brohan — et des vers de quatorze syllabes sur les sapins orgueilleux dont le front touche les cieux, — l’alexandrin étant d’une insuffisance {p. 298}notoire à rendre les massives majestés des Pyrénées.

Détachons pourtant cette pensée, jetée, en manière de conclusion, à la suite de considérations sur les finances de l’État, par un ex-caissier qui a perdu ses illusions :

« En général, ceux qui prennent le sac sont ceux qui ne l’ont pas. »

Mon Dieu ! cette littérature d’album vaut bien les peintures murales dont M. Romain-Gaze a enduit la nef de l’église de Luchon — et dont on a fait tant de bruit. — Je ne pardonne pas à M. Romain-Caze d’avoir placé le trône de la Vierge Marie sur une estrade d’un gris si pâle et si effacé : le gris ne sera jamais de mise dans ce lumineux pays du Paradis qui fera l’éternelle joie des coloristes morts en état de grâce !

FIN.