Émile Faguet

1894

Études littéraires : seizième siècle

2015
Émile Faguet, Études littéraires : seizième siècle (Commynes, Clément Marot, Rabelin, Calvin, Ronsard, Du Bellay, D’Aubigné, Montaigne), Paris, Lecène, Oudin et Cie éditeurs, 1894. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (Édition TEI) et Stella Louis (Édition TEI).

Avant-propos §

Ce volume, comme ceux que j’ai précédemment, publiés sur le dix-septième, le dix-huitième et le dix-neuvième siècles, est particulièrement destiné aux étudiants. Il n’est pas une histoire littéraire et n’a nullement la prétention d’embrasser le xvie siècle littéraire en France tout entier. On s’y borne à analyser en leurs principaux traits les quelques écrivains qui ont paru représenter le plus exactement, le plus puissamment aussi, les différents penchants de l’esprit français au xvie siècle.

Ces penchants sont très différents en effet, et assez nombreux. Trois influences générales dominent, au xvie siècle, les esprits adonnés aux choses de l’esprit : c’est à savoir la Réforme, la Renaissance et l’Humanisme. On verra, par ce qui suit, qu’il ne faut nullement confondre ces deux derniers, et qu’ils se distinguent, d’abord d’une façon sensible, ensuite profondément, pour se rapprocher enfin sans se confondre.

La Renaissance fut une émancipation de l’esprit humain suscitée par le commerce des hommes du xvie siècle avec la pensée antique. En d’autres termes, comme la plupart des émancipations, ce fut un changement de servitude. Les hommes, éblouis par les grâces récemment ressuscitées de l’antiquité, sortirent de l’école de l’Église pour se mettre à l’école des anciens, et devinrent des dévots de Platon, de Plutarque et d’Epictète, pour se délivrer d’être les disciples de saint Augustin ou de saint Thomas. Un homme comme Montaigne est un Latin, de sentiments, de pensée et même de style ; un homme comme Rabelais est un Grec, de sentiments et de pensée au moins ; de langue parfois. Le christianisme a laissé en eux quelques traces, mais si légères qu’elles ne semblent que des habitudes de geste et de langage, et ne semblent nullement intéresser leur vie intérieure. Ce sont des philosophes anciens dans des tempéraments de Français ou de Gaulois, avec quelques façons d’être et de parler qui sentent le chrétien.

Cet état d’esprit, extrêmement intéressant dans des hommes d’esprit, et qui a eu des suites infinies, a des causes nombreuses et diverses.

D’abord l’apparition des livres anciens en leur intégrité et pureté, et c’est sur quoi l’on n’a pas besoin d’insister.

Ensuite le monde agrandi par les découvertes sur la terre et dans le ciel. Le monde a été découvert il y a un peu plus de trois cents ans. Il n’y a pas plus de temps que les hommes savent que la terre est ronde, qu’elle est petite et que le ciel est infini. Cela a changé toutes les idées. Le monde tout petit du moyen âge, avec son ciel très bas et Dieu tout près, cela a disparu presque brusquement. Nous habitions une petite maison basse, où nous étions surveillés, du haut d’une tour attenante, par un maître sévère et bon, qui nous avait donné sa loi, nous suivait des yeux, nous envoyait souvent des messagers, nous protégeait, nous punissait, et nous tenait toujours comme en sa main. Nous habitâmes subitement un coin perdu de l’univers immense ; le ciel recula dans des espaces sans mesure, et Dieu s’enfuit dans l’infini. Il n’en était qu’agrandi, dira-t-on. Rien de plus vrai, et toutes les grandes idées théologiques qui ont paru depuis lors viennent précisément de là ; mais pour les esprits communs, et même pour des esprits assez grands, la présence réelle de Dieu disparaissait. On le savait encore, on ne le sentait plus. La science de Dieu, ou la recherche de Dieu, remplaçant le sentiment de Dieu, c’est justement les temps modernes. Et avec le sentiment de Dieu, l’amour de Dieu s’affaiblissait. On n’aime, communément, que de près. Il se passa alors un phénomène moral tout semblable à celui que madame de Staël a si admirablement signalé à l’avènement du christianisme. Les petits dieux du paganisme, dit-elle, étaient sans cesse mêlés aux hommes ; l’homme les sentait autour de lui ; Dieu devint unique et lointain ; « la solitude et l’effroi de l’homme s’en accrurent. » Encore plus au xvie siècle, Dieu resta unique et s’éloigna. Il n’en devait être que conçu comme plus grand par les esprits puissants, et plus aimé des âmes fortes ; mais les puissants esprits sont rares, et plus encore les fortes âmes.

Il n’y avait pas là de quoi ramener à l’antiquité, puisque au contraire on s’en éloignait plus encore qu’à l’avènement du christianisme. — Si vraiment ! Cela ne pouvait ramener à l’antiquité mythologique ; mais cela ramenait très bien à l’antiquité des philosophes. Justement parce que les religions antiques étaient trop populaires et enfantines pour satisfaire des esprits élevés, les philosophes anciens avaient supprimé pour eux la mythologie, et cherché Dieu. Ils l’avaient cherché avec leur raison, leur savoir et leur logique, nullement avec leurs sentiments et leur amour, l’amour de Dieu supposant toujours qu’on l’a vu, ou que nos pères l’ont vu et nous ont transmis son souvenir et sa parole. Ils se trouvaient donc juste dans les mêmes conditions que les philosophes de la Renaissance, ou les philosophes de la Renaissance se trouvaient dans les mêmes conditions qu’eux. Ceux-ci, dans le monde agrandi, en présence d’une religion, à son tour, à leurs yeux, devenue trop petite et comme trop locale, écartant cette religion ou l’oubliant, ou ne lui donnant plus dans leur vie intellectuelle la place maîtresse, cherchant le secret du monde avec leur savoir, leur logique et leur raison, se rencontraient comme de plain-pied avec les philosophes et les penseurs antiques, et par-delà tout le moyen âge plus ou moins ouvertement méprisé, reprenaient l’antiquité pensante comme par la main ; et, comme étonnés, du reste, par la force, la grandeur ou l’adresse des conceptions de ces maîtres lointains, devenaient à leur égard des disciples aussi respectueux et fervents que les hommes des précédents âges l’avaient été de l’Église chrétienne.

Parmi les causes de cette Renaissance de l’antiquité, il ne faut pas oublier l’imprimerie, l’imprimerie coïncidant avec la découverte et la diffusion des manuscrits antiques. Si l’imprimerie eût été découverte deux cents ans plus tôt ou deux cents ans plus tard, elle n’eût pas fait autant de tort au moyen âge. — Découverte en 1300, elle eût imprimé et répandu la philosophie chrétienne et la littérature des onzième, douzième et treizième siècles ; et l’antiquité faisant irruption plus tard, n’eût qu’ajouté ses livres à ceux que le moyen âge eût laissés, très vulgarisés et très multipliés, derrière lui. — Découverte en 1700, la première ferveur pour l’antiquité épuisée, elle aurait imprimé concurremment les livres anciens et les livres du moyen âge, également ou presque également répandus jusqu’à cette date par les copistes. — Elle a été inventée juste au moment où, les livres antiques, ayant, sans compter leur incomparable valeur, le charme victorieux de la nouveauté, s’imposaient à toutes les attentions et emportaient tous les suffrages, si bien que pendant un siècle on n’a presque imprimé qu’eux. Dès lors, à l’exception des livres essentiels, comme la Bible, l’Ilitation, et quelques autres, un départ très net s’établit : d’une part le livre ancien et le livre du xvie siècle, ceux-ci imprimés, portatifs, facilement lisibles, incroyablement multipliés, d’autre part le livre du moyen âge, manuscrit, peu maniable, susceptible, peu lisible, et introuvable. L’imprimerie a à peu près supprimé le moyen âge ; et d’autre part, présentant l’antiquité et le seizième siècle aux yeux et aux esprits sous les mêmes formes, dans les mêmes formats, dans la même écriture et comme dans la même langue, elle exprimait et accusait fortement cette continuation de l’antiquité par le seizième siècle qui était dans la pensée confuse de tout le monde, et rejetait d’autant dans l’ombre tout le moyen âge comme non avenu.

De là pour un temps, qui a été long, qui à certains égards dure encore, cette idée assez répandue, que le moyen âge n’existe pas, qu’il est comme un grand vide, dans l’histoire de la pensée humaine. De là ce mot si étrange et si significatif de Renaissance, désignant l’esprit antique comme esprit de vie, le seizième siècle comme résurrection, le moyen âge comme mort, mise au sépulcre et long anéantissement de la pensée humaine. Jamais peut-être ; et non pas même aux commencements du christianisme, et non pas même, en France, à la fin du xviiie siècle l’orgueil humain ayant pour forme la réaction contre le passé et le mépris de la tradition, quitte à remplacer celle qu’on laisse par une autre, ne s’est déclaré avec une telle force et un pareil enivrement.

Ce fut mêlé de bien et de mal, comme toutes choses humaines ; mais ce fut très fécond. L’antiquité repensée par des esprits très ouverts, et, — parce que le moyen âge, quoi qu’ils en eussent, laissaient en eux sa marque, — plus subtils que les esprits antiques, c’était non seulement une direction nouvelle, mais plusieurs nouvelles directions données à l’esprit public ; c’était le stoïcisme, c’était l’épicurisme, et c’était le naturalisme, avec tout ce qu’ils contenaient ou d’effort, ou d’abandonnement résigné, ou de conception de l’ordre universel et d’adhésion à cet ordre, avec tout ce qu’ils contenaient de sagesse héroïque, de sagesse pratique ou de sagesse philosophique perdant volontairement l’homme dans le vaste dessein des choses ; c’était tout cela qui était jeté à nouveau et versé dans les esprits. — C’était en même temps une nouvelle conception sociale, et l’idée du citoyen remplaçant celle du sujet, et l’idée de patrie remplaçant celle de fidélité dynastique, et l’idée de contrat libre remplaçant, confusément encore, l’idée d’attache traditionnelle, héritée et comme organique. — Tout cela était gros des conséquences les plus imprévues un siècle auparavant et les plus considérables. L’esprit moderne rencontrant l’esprit antique, s’engouant de lui, se pénétrant de lui, modifié par lui et comme retourné par lui, c’est, dans le sens précis du mot, la révolution la plus complète que l’esprit humain ait subie.

Si la Renaissance était une rupture avec la tradition, la Réforme en était une autre. Le moyen âge encore était par elle renié et repoussé avec horreur. Elle aussi était un retour vers le passé. Mais son passé n’était pas le même que celui de la Renaissance. Il était très différent et même contraire. La Renaissance était la renaissance de l’antiquité ; la Réforme était la renaissance du christianisme primitif. Elle repoussait le moyen âge non pas comme ayant rompu avec la philosophie ancienne, mais comme ayant altéré le premier esprit, chrétien. Il s’en suivait qu’elle était en lutte avec tout le monde, avec tout ce qui n’était pas elle-même. Elle était en lutte avec l’antiquité, parce que l’antiquité n’était pas chrétienne avec l’esprit de la Renaissance, puisque cet esprit n’était que l’antiquité restaurée ; avec le moyen âge parce qu’elle était le moyen âge lui-même, mais le moyen âge en ses racines les plus anciennes, en son germe premier, et en son essence, que lui-même avait été altérée.

À la Renaissance elle disait: « Vous êtes Platon, Épicure, Lucrèce, Epictète. Vous êtes l’esprit humain dans son orgueil ou dans son ignorance, dans son ignorance et dans son orgueil, car à l’ignorance de la révélation vous ajoutez l’orgueil de la vouloir ignorer, ou de vous en soucier médiocrement1. » — Au moyen âge elle disait : « Vous êtes entaché et de paganisme et de philosophisme. Vous avez laissé s’infiltrer en vous des conceptions païennes, des habitudes d’esprit païennes et des pratiques païennes. Vous êtes très loin d’avoir l’idée de Dieu unique et de Dieu infini. D’autre part, vous avez en vous des traces de philosophisme antique, des conceptions anti-chrétiennes que vos docteurs et vos conciles des troisièmes et quatrième siècles ont laissées, incomplètes, ou tolérées, confuses, par crainte du philosophisme antique encore vivace, et imposant ou séducteur. Ma lâche est de combattre et chez vous et dans mon sein même le paganisme qui s’y conserve et le philosophisme qui y renaît. »

De son côté, la Renaissance voyait dans la Réforme un ennemi aussi dangereux que le moyen âge, puisque, au fond, pour elle, c’était le même ; elle se trouvait en face d’elle comme le philosophisme antique vieilli en face du christianisme primitif, et non pas même avec cette différence que lui se sentait vieilli et elle jeune ; car ces choses-là ne se sentent guère, et ce n’est qu’après coup qu’on s’en avise et par le succès qu’on en juge ; elle était donc simplement en cette affaire l’antiquité contre le christianisme, avec un sentiment d’étonnement, de méfiance et un peu de mépris, et s’il n’y a pas d’homme qui s’écarte plus résolument du moyen âge que Montaigne et Rabelais, il n’y en a pas non plus qui soit plus hostile que Rabelais et Montaigne, à la théologie de Genève.

Ces forces étaient contraires. Elles représentaient des tournures d’esprit différentes et inconciliables, c’est-à-dire conciliables seulement dans les tempéraments de la vie pratique, dans les concessions qu’impose la nécessité d’être ensemble sur la terre, et dans l’oubli volontaire, pour pouvoir vivre, de ce qui divise. La Réforme devait devenir tout autre chose en son développement que ce qu’elle était en son principe, et, loin de continuer à être une barrière devant l’esprit de la Renaissance, il était dans sa destinée de devenir si philosophique elle-même qu’elle en arrivât à être un auxiliaire de cet esprit et presque à se confondre avec lui ; mais au xvie siècle ni lui ni elle ne pouvait, sauf vaguement et par échappées, ni espérer ni craindre cette lointaine évolution. En attendant, ils se combattaient, et le moyen âge combattait l’un et l’autre. La Sorbonne demandait à la fois à François Ier l’extinction de l’hérésie et l’abolition de l’imprimerie, l’imprimerie étant considérée avec raison comme le véhicule et de la Renaissance et de l’hérésie, parce qu’elle l’était et de tout ce qui était ancien et de tout ce qui était nouveau, et n’était l’ennemi naturel que du moyen âge. En Allemagne, la Réforme étranglait net la Renaissance, en retardait l’avènement jusqu’au xviiie siècle, ce qui explique en grande partie toute l’histoire politique, toute l’histoire sociale et toute l’histoire littéraire de ce pays longtemps arriéré, brusquement lâché, en un essor plus rapide que celui des autres peuples. En Italie et en France, la Renaissance l’emportait sur la Réforme, l’écartait, et restait en face du moyen âgé très fort encore, épuré du reste et fortifié par l’amendement que lui avait imposé le péril que la Réforme lui avait fait courir ; et entre ces deux forces une lutte s’établissait, qui devait durer jusqu’à nos jours.

Mais entre ces tendances diverses un autre état d’esprit encore s’établissait, se répandait, très particulier, très complexe, d’une très grande importance en France, dont il nous reste à parler. L’humanisme n’est pas le moyen âge, il n’est pas la Réforme et il n’est pas la Renaissance. La Renaissance c’est la résurrection des idées antiques, l’humanisme c’est le goût de l’art antique. Il y a souvent un humaniste dans l’homme de Renaissançe, il y a moins souvent un homme de Renaissance dans l’humaniste ; et il n’est pas forcé que l’homme de Renaissance soit un humaniste (Rabelais ne l’est presque point) ; il l’est moins encore que l’humaniste soit un homme de Renaissance. L’humanisme n’a point, du reste, la même date que la Renaissance. La Renaissance est du xve siècle en Italie et du xvie siècle en France ; l’humanisme n’a presque point cessé d’être depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Si haut qu’on remonte dans le moyen âge, on trouve dans la littérature le culte et l’imitation des lettres antiques. L’humanisme s’est seulement accusé et précisé au xvie siècle, et a seulement reçu de la Renaissance de nouvelles forces. — L’humanisme est un état d’esprit très spécial qui demande à être analysé avec quelque détail.

En son fond c’est le souci de bien connaître et de bien imiter les grands artistes littéraires des siècles passés ; c’est, si l’on veut, l’Alexandrinisme. À un degré supérieur c’est un effort, pour échapper au temps où l’on vit, et pour se faire une âme antique. C’est une manière d’atavisme artificiel. Quand l’humanisme est très fort chez un homme, il est cela. Il est cela, souvent du moins, car on n’échappe jamais à son époque, chez Daurat, chez Ronsard et chez André Chénier.

Cet état d’esprit tout littéraire, tout livresque, a, au point de vue littéraire, de bons et de mauvais effets. Il forme une littérature qui ne peut avoir rien de populaire, qui d’une part ne puise pas ses inspirations dans l’imagination populaire, d’autre part, n’est pas destinée à être comprise par le peuple, qui par conséquent, entre elle et la foule, soit pour recevoir, soit pour donner, dresse un rempart. Il forme une littérature qui n’est pas ou qui est peu nationale. L’atavisme s’y oppose. L’âme antique, dans un humaniste, combat l’âme nationale, non pas jusqu’à la détruire, mais jusqu’à l’écarter ; et cela a de très graves conséquences ; car ce que j’appelle l’âme nationale, l’âme héritée, l’âme paternelle, c’est ce qu’il y a de plus personnel en nous ; et c’est donc lui-même dans une certaine mesure que l’humaniste écarte de son œuvre et en retranche, ce qu’il y a de plus spontané et de plus naïf dans son imagination qu’il refoule, et que, peu à peu, il tarit. Enfin l’humanisme forme, ou a de très grandes chances de former une littérature d’imitation indéfinie. Il est timide par essence. Il commencera par imiter l’antique ; puis, quand les anciens, encore qu’inépuisables, commenceront à paraître épuisés, il imitera les belles choses qu’on aura tirées de l’antiquité, et il arrivera ainsi à des imitations d’imitations, ce qui sans doute est la fin d’une littérature.

À côté de ces défauts, l’humanisme a de très grandes qualités. L’humanisme a naturellement le souci de la perfection de la forme. Il est en face d’œuvres que le hasard des circonstances, sans doute, mais beaucoup plus leur perfection de style, a conservées. Il se sent indigne d’elles, et il fait tous ses efforts pour rivaliser, au moins par le soin scrupuleux de l’expression.

L’humanisme a naturellement aussi l’amour de la grandeur. Plus encore que les œuvres achevées, ce sont les œuvres d’ample dessein qui ont frappé l’attention de l’humanité et qui se sont sauvées à travers les âges ; c’est à ces œuvres que l’humaniste se ramène toujours et ce sont elles qu’il essaye de reproduire ou d’égaler.

Enfin l’humanisme crée comme forcément une littérature impersonnelle, ou apparemment impersonnelle. L’étude des grands écrivains très éloignés de nous, nous fait sortir de nous. Elle donne à notre art un certain degré nécessaire de généralité, d’objectivité. L’humaniste en essayant de se faire une âme antique gagne ces deux choses, d’abord qu’il l’essaye, et ensuite qu’il n’y réussit pas ; et c’est juste ce qu’il faut. Il l’essaye, et par conséquent sort un peu de lui, élargit son horizon, augmente son âme ; il n’y réussit pas, et par conséquent reste encore lui-même, garde sa faculté créatrice, n’est arrivé, et c’est heureux, qu’à avoir un moi plus riche, un moi plus renseigné et un moi plus souple. Gœthe est le type même de l’humaniste de génie. Mais, au moins dans sa forme, dans les œuvres.· qu’elle fera, dans les genres qu’elle croira devoir adopter, dans les corps pour ainsi parler qu’elle animera, la littérature humaniste aura un caractère impersonnel.

L’auteur ne s’épanchera point, il travaillera. Il fera peu d’odes et d’élégies ; il fera des tragédies, des épopées, des comédies, des romans. C’est-à-dire qu’il créera des êtres et des événements : êtres qui sans doute ne feront souvent que traduire ses propres sentiments et pensées, et qui souvent ne seront que, projetés au dehors, les différents êtres que chacun de nous porte en soi ; événements qui sans doute ne seront souvent que les rêves caressés et poursuivis par l’auteur, et, réalisées par son imagination, les démarches de sa vie intérieure ; êtres et événements détachés de lui cependant, ayant acquis une apparence de vie propre, tableaux où l’auteur se retrouve, non portrait où il se peint ou glace où il se mire, choses enfin aussi impersonnelles que les choses littéraires le peuvent être. — L’humanisme partout où il s’établit fonde une littérature aussi impersonnelle qu’il est possible qu’une littérature le soit.

Or l’humaniste a été un personnage très fréquent en France au xvie siècle. On peut même dire que l’humaniste est le type du Français au xvie siècle. Le Français du xvie siècle, j’entends le Français qui pense, n’est pas homme de Renaissance précisément, n’est que rarement chrétien réformé ; il est humaniste. Il l’est parce qu’il est timide, traditioniste, peu partisan des ruptures brusques et des insurrections violentes contre les générations qui l’ont précédé. Or la Renaissance, en son fond, est une hérésie ; mais l’humanisme ne l’est pas. L’admiration de l’antiquité non en ses idées, mais en ses œuvres littéraires et artistiques, n’a jamais été condamnée par le christianisme, il a hésité sur ce point un instant, puis s’humanisant, dans tous les sens du mot, il a permis d’admirer les anciens pour leur beautés, et de les cultiver, en quoi, du reste, pour ses intérêts, il a eu tort2. Et pendant tout le moyen âge l’humanisme, un peu élémentaire et superficiel, mais l’humanisme cependant, a vécu, non seulement toléré, mais protégé par le christianisme et bien vu de lui. Le Français humaniste ne se sent donc ni hérétique, ni insurgé, ni novateur. Il est bien de son pays, de sa race et de son histoire. Il ne fait que continuer une tradition en lui donnant plus d’importance et plus de place dans la vie intellectuelle qu’elle n’en avait.

Humaniste, le Français l’est encore par une certaine légèreté et manque de profondeur. Être humaniste sans être homme de Renaissance, c’est dans l’antiquité s’attacher à la forme sans aller au fond ; car ces belles œuvres antiques, ce sont bien, cependant, des idées antiques qu’elles revêtent, qu’elles illustrent ou qu’elles expriment, et tout se tient, et l’on ne peut pas être humaniste conséquent sans être homme de Renaissance du même coup. Sans doute ; mais ce n’est que pour les hommes systématiques que tout se tient, et pour les autres tant s’en faut que tout se tienne. Or le Français n’est pas un homme systématique à l’ordinaire ; la logique ne le contraint pas très impérieusement ; et il est fait pour être éclectique très facilement et très volontiers. Il trouvait donc possible et très naturel de rester catholique pour ce qui était de la foi et d’être dévot à l’antiquité pour ce qui était de la littérature, d’avoir une âme chrétienne et un art païen ; et l’on dira sans doute que cela tenait à ce qu’il n’était ni chrétien très profondément ni païen très ardemment, ni l’un ni l’autre très logiquement ; mais encore il associait très bien en lui ces parties contraires, ou plutôt il les gardait en lui très intactes et assez solides et fortes, à la condition précisément de ne les point associer, à quoi lui servaient sa légèreté naturelle, sa facilité d’esprit, son hospitalité intellectuelle et le don qu’il a de se poser sur les choses sans peser sur elles.

Humaniste, le Français l’était encore par le goût qu’il avait et qu’il est à espérer qu’il aura toujours des moyens termes ; car c’en était un que l’humanisme. Il ne contrariait décidément personne : ni le moyen âge qui l’avait admis, ni la Renaissance, dont il était comme la forme extérieure et l’écorce brillante ; il n’y avait guère que Genève qu’il désobligeât un jeu, justement parce qu’il était un moyen terme. Il donnait aux esprits des satisfactions diverses. Il leur laissait la religion et même savait l’orner ; il leur révélait les beautés antiques sans toucher aux idées dangereuses, et encore, même des idées antiques, il reprenait et redonnait au monde celles qui ne contrariaient point le christianisme ; et ce n’étaient pas toujours les plus grandes, mais c’étaient les plus aimables, les plus gracieuses, les plus charmantes. Il formait ainsi un état d’esprit tempéré, très doux, très tolérant, assez libre, et où les éléments essentiels de notre esprit national se trouvaient à l’aise, et qui était certainement un des mieux accommodés au tempérament français qui aient jamais été.

Il faut convenir qu’il contenait pour l’avenir certaines difficultés. Avoir une âme chrétienne et un art païen, quelque accommodement que la flexibilité de l’esprit et la douceur du caractère mettent entre ces choses, cela donne à ce qu’on pense je ne sais quelle incertitude et met dans ce qu’on écrit je ne sais quelle indécision. Il y a, en Italie surtout, et même en France, des espèces d’infiltration du Paganisme tout au travers des pensées les plus chrétiennes des humanistes. D’Aubigné, après Ronsard, ajustera l’histoire d’Hercule à la personne de Jésus en s’en excusant, mais pour recommencer le lendemain. C’est au milieu d’une pièce d’inspiration très catholique que Ronsard exprimera, moitié souriant, moitié sérieux, le regret de ne pas être né au temps où l’on pouvait être païen3. Le plus souvent ces mélanges poétiques sont très innocents de la part de leurs auteurs ; quelquefois, pour tel ou tel dessein, ils le sont moins4. Toujours ils révèlent dans la pensée de l’écrivain quelque chose d’hybride et d’incohérent.

On s’apercevra de cette sorte d’antinomie un peu plus tard, au xviie siècle. On verra très bien que l’humaniste a deux hommes en lui, l’un pour lui et l’autre pour l’art, l’un qui est chrétien, qui est Parisien, qui va à Notre-Dame, qui aime son roi et qui aime sa femme ; l’autre qui est païen, qui est Romain, qui adore Jupiter, qui est républicain, et qui aime Glycère ; et que le premier vil la vie pratique, et que le second écrit, et que le second ne met dans ses écrits rien ou presque rien, du premier. Et, ceci reconnu, la conséquence qu’on en tire est curieuse. On est si convaincu de l’excellence de l’art antique et de l’impossibilité qu’un art soit autre chose que lui, que pour rester artistes, et d’autre part pour ne pas risquer ce mélange coupable » dès choses profanes qui sont choses d’art et des choses chrétiennes qui sont vérités, mélange où les humanistes du xviie siècle avaient trop donné, on fait le ferme propos de ne mettre jamais dans l’art que les choses profanes, jamais que mythologie, jamais que sujet antique, jamais que matière aussi éloignée que possible du temps où l’on vit et du pays dont on est. C’est alors le divorce complet, toujours nécessairement atténué dans la pratique, mais complet en théorie, entre l’homme et l’écrivain, et c’est la littérature humaniste, impersonnelle par définition, devenue, en cours de son évolution, aussi extrêmement impersonnelle qu’il soit loisible de l’imaginer, en telle sorte que la littérature classique française est restée le modèle même de la littérature impersonnelle, et, parce que du reste elle était belle, la littérature la plus universelle qu’on ait connue. — Tel était le dernier terme où l’humanisme en choses purement littéraires devait aboutir, après quoi il n’avait, ayant produit tout ce qu’il contenait et plus qu’il n’avait annoncé, qu’à céder la place à un art tout différent et même contraire.

Voilà les principales tendances qui se partageaient les esprits au xvie siècle. Elles semblent discordantes, et elles le sont, et elles sont restées telles pendant tout ce siècle et bien au-delà. Remarquez cependant qu’elles ont un trait commun : elles sont toutes des réactions, des marches plus ou moins vives en arrière, des retours, au-delà du passé prochain, à un passé éloigné. Ce que cherche la Réforme, c’est l’antiquité chrétienne ; — ce que cherche la Renaissance, c’est l’antiquité classique en ses idées ; — ce que cherche l’Humanisme, c’est l’antiquité classique en son art. Tous trois provoquent une résurrection, chacun, celle de son choix. C’est un signe d’un grand mouvement dans les esprits, d’une crise d’activité intellectuelle, en un mot d’une révolution. Les révolutions procèdent toujours ainsi. Elles cherchent le progrès par la réaction, la marche en avant par le retour. Rien n’est plus naturel. Le progrès, le vrai progrès, le progrès réel ne procédant jamais que pas à pas et d’un mouvement insensible, n’a jamais l’air que de la continuation du passé prochain, et même que de la persistance du passé prochain ; et à cause de cela il ne paraît jamais le progrès aux yeux des hommes. Eux qui rêvent le grand progrès, le progrès vaste, le progrès changeant la face du monde, ne peuvent pas se le figurer, construit de toutes pièces, dans l’avenir. Il y faudrait trop d’imagination. Il faudrait bâtir un monde qui ne ressemblât à rien ni de ce qui se voit ni de ce qui a été vu. Mais ce progrès, ils le voient très bien dans le passé lointain. Ils avisent telle époque éloignée, qui, parce qu’elle est éloignée, est très différente de la leur, et, parce qu’elle est très différente, semble meilleure, et c’est elle qu’ils prennent pour en faire le progrès de demain. Ils disent non pas :

« Voici l’avenir, marchons-y ! » car ils ne le voient pas ; ils disent : « L’humanité s’est trompée de route ; c’est à telle époque qu’elle était dans le vrai. Rebroussons. » Ainsi dira Rousseau, ainsi parlent les novateurs du xvie siècle. Le retour à un certain primitif, celui-ci ou celui-là, est la pensée maîtresse de tous les révolutionnaires. — Ceux du xvie siècle avaient des primitifs très différents, mais tous rebroussaient, et tous, par conséquent, se rencontraient dans une commune haine, celle du passé prochain, celle du moyen âge.

C’est cette commune haine qui a fini par les concilier. Ils se sont longtemps combattus. L’esprit de Renaissance, réprimé et refoulé au xviie siècle, reprenant le dessus au xviiie, avait autant de répulsion pour le protestantisme que pour le catholicisme, et autant encore pour ce protestantisme tempéré qui s’appelait jansénisme. Le protestantisme combattit longtemps le philosophisme libre avec autant d’ardeur qu’il faisait le moyen âge.

L’humanisme avait eu, lui, au point de vue de la direction des esprits, des destinées assez curieuses. Il était devenu catholique ; et à vrai dire nous avons vu qu’il n’avait jamais cessé de l’être ; mais il l’était devenu très formellement. Les sévérités que le christianisme fougueux, calvinisme ou jansénisme, avait à son égard, l’avait rejeté de ce côté-là, et il y avait été bien accueilli. Seulement il s’associait naturellement avec le catholicisme le plus superficiel, le plus accommodant et le moins sévère, et, en même temps, à ce catholicisme anti janséniste il donnait un caractère encore plus léger, encore plus aimable et encore plus mondain. Il amollissait le catholicisme ; il en faisait décidément une religion trop littéraire, c’était peut-être le mettre au goût du jour ; mais ce n’était pas le fortifier, parce que, le christianisme, quoi qu’il fît, et encore qu’ainsi paré, restait en son fond la religion simple et sans art de ses origines ; et l’ornement qu’il se donnait c’était à l’antiquité, son ennemie, qu’il rempruntait. L’esprit de Renaissance pouvait lui dire un jour, et il le lui dit : « C’est la beauté, la grâce, l’élégance qui sont adorables, vous le reconnaissez, puisque vous cherchez à vous les donner ; mais ces grâces c’est à l’antiquité que vous les prenez ; par vous-même vous êtes pauvre, grossier, inélégant. Le monde doit s’écarter de vous à mesure même qu’il s’éprend de ces beautés qui ne vous sont qu’un ornement d’emprunt. » Quand Madame de Sévigné écrivait en riant: « Comment peut-on aimer Dieu quand on n’en entend pas bien parler ? Il faut des grâces particulières », elle disait sans s’en douter le mot le plus profond du monde. Elle formulait le mot d’ordre de tout le xviiie siècle contre le christianisme. Dieu adorable seulement s’il a des beautés littéraires, le Dieu des chrétiens digne de dédain parce qu’il n’a pas de beautés littéraires, ou n’a que celles que l’humanisme, fils de l’antiquité, veut bien lui donner ; c’est l’argumentation du xviiie siècle contre le christianisme, celle que Chateaubriand essaiera de réfuter ; et Madame de Sévigné s’est montrée ce jour-là la « jolie païenne » qu’un de ses amis jansénistes disait qu’elle était. — L’humanisme fut donc l’ennemi le plus dangereux peut-être du moyen âge, en ce qu’il lui fut un allié compromettant, c’est-à-dire un ennemi secret et insidieux.

Et peu à peu la conciliation se fil, ou la demi-conciliation entre toutes les tendances qui, de près ou de loin, étaient hostiles à l’esprit du moyen âge.

La Réforme, peu à peu pénétrée par l’esprit de la Renaissance, dont elle avait été d’abord l’ennemie la plus redoutable, devenue peu à peu, à cause de la tendance à l’examen personnel et au « sens propre » qu’elle portait en elle, une manière de libre philosophie, se rapprochant ainsi de l’esprit de la Renaissance, sans jamais se confondre avec lui, mais le servant, poussait, sinon au même but, du moins dans la même direction.

L’humanisme, d’une part, au point de vue de la production littéraire, ayant donné ses plus beaux fruits et étant presque épuisé, s’effaçait, s’éclipsait dans le rayonnement de l’esprit de la Renaissance et ne faisait pas grande figure, avec ses petites tragédies ou ses comédies pédagogiques, devant un Esprit des Lois ou un Essai sur les mœurs ; d’autre part, comme influence sur les esprits, passait décidément au camp du philosophisme, finissait par reconnaître qu’il était comme lui fils de l’antiquité, s’avisait qu’il était la forme de ce dont la Renaissance était le fond, devenait l’auxiliaire et la décoration encore brillante des petits-fils de Montaigne, destiné ainsi à être tour à tour à chaque parti contraire un ornement.

Enfin l’esprit de la Renaissance lui-même, fort par soi, nonobstant la courte éclipse, et partielle, du xviie siècle, puisant des forces dans ces alliés plus ou moins inattendus qui lui venaient de points si divers ; puisant des forces dans tout le mouvement scientifique, prodigieux pendant deux siècles et demi, resté longtemps indépendant, mais qu’il savait attirer à soi et présenter comme lui étant favorable ; triomphait pleinement, l’adressait et remettait debout l’antiquité philosophique tout entière, déisme, naturalisme, matérialisme, épicurisme, et jusqu’à l’antiquité républicaine avec Rousseau ; rejetait le moyen âge somme un corps étranger introduit dans l’organisme de la civilisation ; et Voltaire posait cette loi de la philosophie de l’histoire : antiquité, pleine lumière ; temps chrétiens, barbarie et mort ; temps modernes, retour à l’antiquité, résurrection. — L’esprit de la Renaissance remporte. « Tu as vaincu, Julien l’apostat ! » Autant du moins que dans l’histoire de l’humanité un principe peut jamais être victorieux d’un autre. Car ce triomphe, quoique réel, quoique très grand, n’était, en partie, qu’apparent. Ce qui résulte des grands combats, c’est sans doute la victoire pour quelqu’un, mais c’est surtout l’affaiblissement pour tout le monde. Ce qui résulte de ces grandes luttes et rivalités intellectuelles, c’est la dispersion, la dissémination, l’éparpillement. Ce que tous ces partis intellectuels si divers ont préparé surtout parleurs luttes, c’est leur ruine à tous, c’est-à-dire c’est l’individualisme intellectuel de notre temps. Briser le « pouvoir spirituel » du moyen âge, c’était ce qu’ils voulaient ; mais ce qu’ils voulaient surtout, c’était en établir un autre, à quoi ils n’ont pas réussi. D’abord ils n’ont qu’affaibli l’ancien ; ensuite ils n’en ont pas fondé un nouveau qui soit très fort. Ils ont abouti, après bien des luttes contre l’ennemi commun et entre eux, à réinstaller le philosophisme de la Renaissance, c’est-à-dire le philosophisme antique. Mais c’est en cela précisément que le triomphe est apparent, parce que le philosophisme antique n’est pas une doctrine, c’en est mille. Si la Réforme avait vraiment réussi, elle substituait un « pouvoir spirituel » à l’ancien ; mais du moment que c’était la Renaissance qui réussissait, ce qui triomphait, c’était l’absence de pouvoir spirituel. C’était la liberté de penser, d’abord, et c’était de plus le goût, le soin, le souci, la passion, l’habitude considérée comme un devoir, de penser chacun par soi-même et pour soi-même, de se faire chacun à soi-même sa doctrine, son dogme et son credo. C’était l’individualisme intellectuel, ou, si l’on veut, l’anarchie intellectuelle ; car il ne faut pas avoir peur des mots.

Voilà l’état général des esprits que les trois siècles qui nous précèdent, à commencer par le seizième, et en lui faisant la plus grande part dans cette œuvre, ont créé pour nous, et voilà pourquoi le seizième siècle est le plus intéressant à étudier des siècles modernes. Cet état est-il bon ? Nous devons presque nous récuser quand on nous le demande, parce que nous y sommes. Le plaisir de penser librement et de croire librement, et de dire librement ce que l’on pense et ce qu’on croit, est si grand, qu’il peut nous faire illusion sur l’utilité qu’il peut y avoir pour l’humanité à ce que l’individu pense et croie de cette manière. — Au point de vue purement littéraire, qui surtout nous occupe ici, nous pouvons répondre. Il n’y a rien qui soit plus utile aux lettres que l’individualisme intellectuel, ou ce qui y tend, surtout ce qui y tend, à vrai dire, mais lui aussi. La littérature ne vit pas uniquement d’idées, mais elle vit d’idées essentiellement. L’état intellectuel que nous venons de marquer est celui qui suscite les idées en forçant pour ainsi dire l’homme à les chercher sans cesse5. C’est pour cela que ce que nous connaissons de l’antiquité a été si plein d’idées et si éclatant comme époque littéraire : ce que nous connaissons de l’antiquité est un temps où la mythologie des âges préhistoriques s’éteignait et où l’humanité cherchait sa croyance, par conséquent étudiait l’homme. Les siècles qui nous précèdent ont ce même caractère. La Renaissance n’est que la renaissance d’une crise intellectuelle et morale de l’humanité. C’est pour cela qu’elle-même et ce qui en dérive est un âge littéraire incomparable dans l’histoire humaine. — Nous avons écrit ce volume pour contribuer, dans notre petite mesure, mais avec conscience et probité, à l’étude de cet âge si considérable.

Comme je fais toujours, je recommande aux jeunes gens de lire les auteurs ci-dessous étudiés, ce qui leur sera plus facile pour le seizième siècle que pour tout autre, ces auteurs ayant relativement peu écrit, et les lectures de textes qui doivent accompagner celle de ce livre pour qu’il soit utile, se réduisant à une cinquantaine de volumes. Ils feront bien, de plus, de lire les bonnes études critiques qui ont été publiées sur le seizième siècle. Le livre de Sainte-Beuve sur la Poésie au xvie siècle n’est nullement à négliger, et, quoiqu’un peu suranné, reste charmant. Ce qu’a écrit Nisard sur le seizième siècle, c’est-à-dire un demi-volume environ, est excellent.Le tableau de la langue de la littérature française au xvie siècle de MM. Arsène Darmesteter et Hatzfeld est le plus précieux instrument de travail. Sur Rabelais le livre de M. Gebhardt et celui de M. Stapfer sont de tout intérêt, et celui de M. Pierre Gauthiez (Études sur le xvie siècle) contient des renseignements instructifs. Sur Montaigne il faut consulter l’étude si diligente de M. Paul Bonnefon, et l’article exquis de Prévost-Paradol dans ses « Moralistes français ». Sur Commynes, Ronsard, du Bellay et d’Aubigné, je ne vois aucune étude particulière qui exige qu’on en prenne connaissance, et pour Ronsard surtout cette lacune est déplorable. Sur Marot on fera bien de lire l’article peu heureux peut-être, mais fécond, comme toujours, en réflexions, que Scherer lui a consacré (Études sur la littérature contemporaine, viii). Enfin, non pas sur Calvin, malheureusement, mais surtout le mouvement social, moral et religieux qui l’a précédé et dont il procède, l’admirable livre de J.Janssen, l’Allemagne et la Réforme, qui vient d’être traduit en français avec le plus grand soin par M. E. Paris, sans qu’on soit tenu d’en accepter les tendances et les conclusions, est indispensable et est une bonne fortune intellectuelle. Le livre de M. Ferdinand Buisson sur Castellion (et sur Calvin) en est une autre.

Commynes §

I. Sa vie. §

Philippe de la Clyte, sire de Commynes et d’Argenton, était né vers 1445 au château de Commynes, en Flandre. Orphelin de bonne heure et mal élevé par un tuteur négligent, il n’apprit guère qu’à montera cheval, et ne sut jamais ni grec ni latin, dont il eut regret plus tard, peut-être à tort, car ceux qui croient les études antiques funestes dans l’éducation, ne manquent jamais de citer son nom avec celui de La Rochefoucauld, et cela le met en bonne compagnie et entretient sa gloire. À dix-sept ans on l’envoya à la Cour, c’est-à-dire auprès de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, qu’il ne connut jamais que vieux et malade, et dont il a gardé le plus tendre souvenir. Il avait l’œil bon déjà et des qualités d’observateur ; car il se rappelle quand il écrit ses Mémoires que la Bourgogne était heureuse, à cette époque, et un peu trop heureuse, amollie, voluptueuse, fastueuse, trop riche.

Quelqu’un se levait qui devait mettre ordre à cela.

Charles, comte de Charolais, fils du duc, était lui-même un homme de plaisirs, mais ce n’était pas un homme d’esprit. Fort aimable et en particulier assez attaché au jeune Commynes, qui avait su lui plaire, c’était un jeune prince de trente ans plus étourdi que son page. À la ligue du Bien Public, il commanda les Bourguignons et leurs alliés contre son ancien ami Louis XI, et gagna, ou à peu près, la bataille de Montlhéry. Dès lors il se crut un Alexandre. Il n’était guère qu’un Picrochole, rêvant toutes les conquêtes imaginables, incapable de conseil, ne demandant ni n’écoutant jamais aucun avis, se jetant à toutes les aventures, et, signe le plus grave selon Commynes, mélancolique et solitaire dans la mauvaise fortune. Au fond il était sot, et quand Commynes parle si amèrement de la « bestialité » de certains princes, il est à croire que c’est à Charles le Téméraire qu’il pense un peu, sans préjudice de quelques autres.

Au bout d’un certain temps, qui fut long, ce qui est à l’honneur de Commynes, le prudent et sagace Flamand se demanda ce qu’il faisait auprès d’un tel homme, rabroué, brutalisé même, paraît-il, par lui, et ne lui servant à rien. En 1472 il passa au service de Louis XI. Il avait vingt-cinq ans. Studieux, avisé, mettant à profit tous ceux qui l’approchaient, il savait l’italien, l’espagnol et l’allemand, sans compter le français. Il eût valu quatre hommes pour Charles-Quint. Il les valait pour Louis XI. Surtout il savait les hommes, ce qui est le plus rare. Il était un excellent diplomate. Il avait exercé même, en cette qualité, en Angleterre, mieux encore à Péronne, entre Louis XI et Charles. Le roi de France n’avait pas oublié ce jeune homme grave, aimable et fin qui avait contribué alors à arranger les choses au moins mal possible. Il est certain qu’il le désira. Ils se désiraient l’un l’autre. Commynes vint, et resta. Jusqu’à la mort de Louis, il ne quitta pas la maison du roi, à peine sa chambre. Ce fut un ministre et ce fut un ami. Louis XI avait tout pour plaire à Commynes: il était très intelligent. La réciproque était vraie. Dans ces conditions, et quand on est de caractère froid de part et d’autre, on ne se quitte jamais.

La mort de Louis XI fut une catastrophe pour Commynes. Louis XI l’avait comblé, selon son habitude, des biens des autres. On jugea qu’il fallait rendre. Commynes, ne se prêtant pas de bonne grâce à ce règlement, fut arrêté, emprisonné et même confiné dans une de ces cages que Louis XI avait inventées. Il parle de cette mésaventure en ses Mémoires avec la négligence la plus philosophique. Réintégré dans la partie de ses biens qu’on estima légitime, il reprit faveur, suivit Charles VIII en Italie, fut ambassadeur à Venise pendant que le roi de France traversait la péninsule comme un triomphateur, et au retour, qui fut plus rude, assista à Fornoue.

Il vit presque mourir Charles VIII, ayant été appelé à Amboise pour trouver le cadavre du « petit roi » gisant encore sur un tas de paille dans la galerie où il était tombé. Il se retira alors à Argenton, dans ses terres, sans regrets, semble-t-il, et sans plus d’ambition. Il avait cinquante ans. Il avait vu quelques grandes choses ; il n’avait plus qu’à les écrire. Il les écrivit en français, priant « monsieur l’archevesque de Vienne », ancien aumônier et médecin de Louis XI, de les traduire en latin. Ceci, quoi qu’en ait pensé Sainte-Beuve, sans aucune malice, et simplement dans le regret de ne pas savoir le latin ; car en ce temps-là et même plus tard, On écrivait l’histoire pour toute l’Europe, et l’on n’imaginait guère qu’on pût l’écrire autrement qu’en langue européenne. Il mourut presque jeune, en 1511. Son livre n’a été publié qu’en 1523. Il eut vite, soit dans le texte, soit dans la vulgate de l’archevêque de Vienne, un très grand succès. Charles-Quint l’appelait « mon bréviaire ».

II. Sa tournure d’esprit. §

Commynes est avant tout un homme très intelligent, et c’est presque toute sa définition. Il y a des hommes qui sont nés pour agir, et, selon qu’ils ont du bon sens ou n’en ont point, ce sont des actifs ou des agités. Il y a d’autres hommes qui sont nés pour comprendre, et qui ne s’en lassent jamais. Ils peuvent être actifs aussi, mais comme en seconde ligne. L’homme d’action se sert de son intelligence pour agir, et l’homme intelligent qui est mêlé à l’action, ne se sert guère de l’action que pour comprendre plus de choses. Tel était Commynes. Personne plus que lui n’a contribué à faire l’histoire, en ayant l’air de rester témoin curieux plus qu’acteur. Il devait savoir se dédoubler, s’occuper d’une affaire en la conduisant au but, mais en même temps en l’étudiant pour elle-même, et les hommes qui y étaient mêlés comme objets très intéressants pour le curieux de choses humaines. Très différent en cela de Saint-Simon, à qui du reste ou n’a pas eu tort de le comparer. Saint-Simon, parfaitement incapable d’action, est possédé par la curiosité, et malgré toute sa pénétration, malgré tout son génie, qui n’est pas ici en cause, reste toujours extérieur aux choses dont il est témoin. Commynes est dedans, à l’intérieur même de ces choses-là ; il y est mêlé intimement, il les fait ; mais il est assez froid pour les observer cependant, et il les observe comme du centre. Delà, avec cent fois moins de talent qu’un Saint-Simon, une sûreté, une certitude, une plénitude de sens, un manque merveilleux d’imagination, qui sont des qualités supérieures d’historien. Commynes me paraît un homme dont le mot perpétuel était pourquoi ? Pourquoi est le mot et la pensée des hommes intelligents, ou qui voudraient l’être. D’abord « pourquoi est-ce que je fais ceci ? » Et c’est ici l’homme d’action réfléchi, qui ne laisse rien au hasard, et qui se rend compte de son désir, de son intention, de ses moyens et de son but. — Ensuite : « pourquoi tel obstacle ? Il vient d’un homme. Quel est cet homme, et que veut-il, et que peut-il ? 11 vient d’un peuple. Quel est ce peuple, quel tempérament, quelles tendances et quelles ressources ? » Ainsi de suite ; et c’est ici le psychologue, le moraliste, le sociologue qui à cause du pourquoi ? sortent naturellement de l’homme d’action, lequel ne veut agir que par l’intelligence, ou par la force intelligemment.

Cette intelligence, dans ses Mémoires, Commynes l’applique d’abord aux hommes. Nous voyons dans ce livre l’observateur au regard aigu et tranquille, comme celui de Saint-Simon est aigu et inquiet, qui a posément, patiemment pénétré les personnages, non pas qui passaient, mais qui séjournaient devant ses yeux. Très peu de portraits, tandis que dans Saint-Simon il yen a mille. Commynes n’a étudié que ceux qui en valaient la peine. Il parle de Coitier, sans le nommer même, et pour dire combien de milliers d’écus il extorquait par semaine au roi par la terreur, mais sans le peindre, ce que même on regrette, sans le peindre, parce que ce n’est pas un homme d’État, parce que ce n’est pas un homme d’intelligence, ou tenu par sa fonction d’en avoir, et coupable de n’en avoir pas. Il ne compte point.

Et jamais de portrait artistique, ni où on sente au moins l’artiste poindre ; point de portrait composé, arrangé, ramené à un trait principal et subordonné à lui. De cela Commynes n’a cure, ou croirait qu’un portrait tel serait déformé et infidèle, en quoi il aurait raison. Mais des portraits d’hommes d’État, de négociateurs, de princes, et lentement tracés, à plusieurs reprises, avec des retouches, il en a, et d’admirables.

Voyez cet Olivier le Daim, barbier du roi et son compère. C’était un sot, parce qu’il n’avait pas d’éducation. Le roi l’envoya à Gand, parce qu’Olivier était de ce pays-là, pour « pratiquer » les gens de la ville et pour persuader à Mademoiselle de Bourgogne, fille du duc Charles, qui y était alors, de se remettre entre ses mains. Il fut piteux. Devant toute la cour il s’obstina à vouloir parler à Mademoiselle de Bourgogne seul à seule, et devant les objections, resta court, ne sut rien inventer pour couvrir sa déconvenue, et se départit sans rouvrir la bouche. On le moqua, on lui fit croire qu’on le jetterait à la rivière, ce que d’ailleurs on eût fait peut-être, et, de la ville comme du palais, il s’enfuit en courte honte. Quel ambassadeur !

C’était un sot ; mais ce n’était pas une bête. Pour un coup de main mêlé d’un coup d’adresse il en valait un autre. Huit jours après, il réussissait à Tournay. Il y faisait entrer les gens du roi sans coup férir, par une habileté de maquignon. C’était là son ballot. Ridicule ambassadeur, forban adroit. Aussi, de l’avoir envoyé là-bas « ne faut-il blâmer qui avait charge trop grande pour lui, mais ceux qui la lui baillèrent. » — Dans tout ce chapitre on voit le drôle au naturel, déconcerté hors de sa sphère, vite remis sur pied, et dans son élément inférieur reprenant ses avantages.

Avez-vous connu Edouard IV, roi d’Angleterre ? C’était le plus beau des souverains, grand, de belle taille, de belle figure, trop beau pour avoir de l’esprit, de ces hommes qui sont nés pour le plaisir élégant dans leur jeunesse, pour le plaisir bête, la paresse et l’obésité dans l’âge mûr. Louis XI le mesura d’un coup d’œil. Ce corps ne pesait guère devant cet esprit. On le hâta et on le paya pour qu’il partît. Il ne fut pas long à partir. C’est peu de chose qu’un roi qui aime l’argent pour acheter des femmes, devant un roi qui aime l’argent pour acheter des hommes.

Ce Charles le Téméraire valait mieux, quoique valant peu. Au moins il était énergique dans l’action et hardi. « Jamais homme ne put porter plus de travail que lui en tous endroits où il faut exerciter sa personne… Je ne lui ai onque entendu dire: Je suis las, ni ne lui vis jamais faire semblant d’avoir peur. » Mais avec « des pensées grandes » c’était un homme qui n’avait qu’une voie, celle qui s’ouvrait devant lui. Il était incapable d’hésitation, de retour ou de détour, parce qu’il était incapable de réflexion. Son père, qui savait écouter, ne lui avait pas légué cet art. Il ne pouvait pas entendre un conseil. Il allait tout droit, avec des œillères qui enveloppaient jusqu’aux oreilles. Il était borné à lui-même, ce qui, si grand qu’on soit, est être borné. Surtout il perdait l’es prit dans les revers ; les gens qui en ont se reconnaissent ci ce que c’est là qu’ils le retrouvent.

C’était le cas de Louis XL II avait ses défauts. Il était caustique, ce qui est dangereux chez un homme d’État, et au moins inutile, puisque cela ne rapporte rien. Il était capable d’indiscrétion et plusieurs fois il s’y est pris lui-même et s’en est puni. Il ne se connaissait point en hommes, malgré d’excellents choix, que Commynes n’oublie pas, autant qu’il eût fallu. Il eut même des distractions fortes, et Péronne est une étourderie singulière. Mais il était si intelligent qu’il savait acquérir des qualités. Ses qualités sont acquises, et sont souvent des défauts corrigés. Il était de ces hommes si rares à qui les écoles qu’ils font servent de leçons. Il acquit de la prudence, de la souplesse et même de la grâce. Sa vie devint une partie liée où tous les coups étaient prévus, et où même les incidents fortuits semblaient avoir été devinés, tant ils rentraient vite à une place comme toute prête dans le plan général. C’est le modèle des souverains, parce que gouverner c’est prévoir.

Commynes ne tarit pas sur Louis XI, comme Montesquieu « ne pouvait pas quitter les Romains ». Quand il l’a montré mort, quand il l’a enterré, il y revient encore longuement, comme à regret de s’en séparer et un peu dégoûté à l’avance de ce qui va suivre.

Non pas qu’il ait l’admiration béate de la créature pour son créateur. La pitié de Commynes est profonde et n’est point sans amertume à peindre Louis XI à Plessis-lès-Tours. Ce roi emprisonné par la peur, se hérissant de gardes et de broussailles de fer aux murailles, l’encageur encagé par lui-même, fait un tableau à la Tacite admirable en sa simplicité : « Est-il possible de tenir roi pour le garder honnêtement en plus étroite prison que lui-même se tenait ? Les cages où il avait tenu les autres avaient quelques huit pieds en carré, et lui, qui était si grand roi, avait une bien petite cour de château à se pour mener. Encore n’y venait-il guère ; mais se tenait en la galerie, sans partir de là. »

Et quelle grande parole pourtant encore, en raison même de cette terreur et attache à la vie, que ce mot, souvent répété parle vieux roi en ses derniers jours : « Le roi, mon fils » ! C’est que Louis XI avait en lui le trait distinctif où se reconnaît la force de l’intelligence. C’était dans le malheur qu’il était plus intelligent qu’à l’ordinaire, « surtout dans l’adversité le plus sage homme qui fût » ; et cette sagesse suprême ne l’a pas abandonné, ou lui est revenue au milieu du suprême malheur, le sentiment qu’on n’est déjà plus.

L’intelligence avide et curieuse de Commynes s’est appliquée aux peuples comme aux individus. Les premiers essais de ce qu’on appelle prétentieusement de nos jours psychologie des peuples sont dans Commynes. Et c’est bien chez Commynes de la psychologie, de l’étude morale, et non point de la recherche de couleur locale. La couleur locale, il costume, c’est dans Froissart qu’on les peut chercher. Commynes, avec son pourquoi, n’a jamais cherché que le tempérament intime, la complexion secrète du peuple qu’il s’agissait de vaincre, de gagner, de balancer, ou simplement de connaître. Dès ses premières armes comme soldat et comme moraliste, se trouvant aux portes de Paris, il s’avise du caractère parisien ; il remarque que cette ville est toujours divisée en factions, non point, lui semble-t-il, par ardeur de convictions contraires, mais par amour des changements. Et pourquoi cet amour des changements ? Par désir d’obtenir places et offices devenus vacants, « offices et états étant plus désirés en cette ville que en nulle autre du monde. » Voilà déjà le moraliste qui s’éveille, scrute, touche le point précis, et saura désormais ce qu’on aura à espérer de Paris ou à en craindre, selon qu’on voudra le prendre ou qu’on le tiendra.

De même il a bien observé ce caractère des Français, toujours vérifié depuis, qui est en ardeur d’entreprise et en dégoût du persévérer. On croit déjà lire le mot de Richelieu : « Si les Français avaient la persévérance, ils seraient maîtres du monde », quand on lit dans Commynes: « Et aussi dit-on que c’est la nature d’entre nous Français, et l’ont écrit les Italiens en leurs histoires, disant qu’au venir les Français sont plus que hommes, à leur retraite sont moins que femmes ; et je le crois du premier point que véritablement ce sont les plus rudes gens à rencontrer qui soient en tout le monde, mais à la retraite d’une entreprise, tous gens du monde ont moins cœur que au partir de leurs maisons. » Juste remarque et très mesurée, qui reconnaît et confesse la qualité et le défaut de la race, tout en faisant observer sur le dernier point que, si française que soit cette imperfection, c’est une défaillance commune et à peu près universelle.

Il a de bonnes observations sur le tempérament colérique des Anglais, « comme de toutes les nations des pays froids »,, sur les Flamands plus inconsidérés que « malicieux », très turbulents, fort impatients de tous les jougs, « très humbles » quand ils ont fait quelque « grand erreur », et alors n’épargnant aucun sacrifice pour rentrer en grâce ; sur les Italiens un peu enclins de nature à céder à l’ascendant de la victoire: « … et ce peuple [de Pise] commence a incontinent à crier Noël, et vont au bout du pont jeter à la rivière un grand lion qui représentait la seigneurie de Florence, et firent faire en place un roi de France foulant un lion. Et depuis quand le roi des Romains y est entré, ils ont fait du roi comme ils avaient fait du lion ; et est la nature de ce peuple d’Italie de ainsi complaire aux plus forts. »

Il a fait la plus grande attention à l’influence des climats. Nous avons vu ce qu’il dit des peuples habitant les pays froids. Il ajoute : « Notre pays, comme vous voyez, est situé entre les uns et les autres, et est environné de l’Italie, de l’Espagne et Catalogne du côté du levant, et Angle terre, Flandres, Hollande et Allemagne vers le ponant. Ainsi nous tenons de la région chaude et de la froide ; par quoi avons gens de deux complexions. Et mon avis est que, en tout le monde, n’y a région mieux située que celle de France. »

Tel est Commynes de son naturel, avant tout observateur pratique des hommes et des nations, peu lettré et peu artiste, qui ni ne cherche dans les livres des révélations sur le caractère des peuples, ni n’est curieux des détails de moeurs pittoresques, ou des anecdotes piquantes sur les hommes, mais qui va d’abord au fond des choses, trouve, au moins veut trouver, la qualité maîtresse ou le vice essentiel soit d’un homme, soit d’un peuple, très délié d’ailleurs et singulièrement avisé et pénétrant en cette enquête. À le lire il donne cette impression, que c’est le premier homme réfléchi qui ait écrit en français, à excepter, si l’on veut, Villehardouin. On ne se tromperait pas précisément en jugeant de la sorte ; mais il faut songer à ceci qu’il y a eu des hommes d’État en France avant Commynes ; seulement, qu’ils n’ont pas écrit ; à ceci encore que Commynes s’est trouvé dans cette situation particulière d’homme d’État consultant ; ce qui donne un certain loisir et place à la méditation générale ; à ceci enfin, ’qui peut-être est important, que Commynes était le confident perpétuel de Louis XI, et que c’est sans doute quelquefois la pensée du grand souverain que nous trouvons dans les Mémoires de son serviteur.

Cela se voit aux précautions que prend Commynes toutes les fois qu’il croit devoir blâmer Louis XI. Il hésite, il se donne comme peu sur de l’avis qu’il hasarde, du moment qu’il n’est pas conforme à celui du feu roi ; Il fait comme ses excuses à l’ombre de son maître. Preuve peut-être, ou demi-preuve, que quand il est sûr de lui et affirmatif, c’est la pensée de Louis XI, au moins approximativement, qu’il rapporte. Il n’est pas impossible que le « bréviaire des rois » soit parti sinon de la main, du moins de l’esprit d’un roi de France.

III. Ses idées politiques §

Ce tour d’esprit de moraliste a conduit Commynes à avoir desidées générales en politique. Ces idées politiques sont très peu ambitieuses, très circonspectes et très mesurées, comme tout son esprit ; mais elles sont originales, devancent le temps dont il est, font de Commynes un véritable moderne, à chaque instant font songer à Montesquieu, ce qui, on l’avouera, au moins pour un homme du xve siècle, ne laisse pas d’être lin certain mérite. Comme Montesquieu, car il ne faut pas craindre d’insister sur ce rapprochement, Commynes a pour idée maîtresse en politique la haine et le mépris du despotisme, et comme Montesquieu il le déteste d’abord parce qu’il le trouve bête. Montesquieu reprochait surtout à Louis XIV d’avoir été un sot (Persanes, xxxvii) ; il disait : « le despotisme… tout le monde est bon pour cela… L’extrême obéissance suppose de l’ignorance chez celui qui obéit ; elle en suppose même chez celui qui commande. » Commynes a les mêmes principes parce qu’il a les mêmes répulsions. Il n’a pas pardonné à Charles de Bourgogne d’être un téméraire, c’est-à-dire un imbécile. L’obstination avec laquelle il revient sur ce malheureux prince est la rancune de n’avoir pas été prisé par lui comme conseiller, et aussi le mépris pour un homme qui était incapable d’avoir quelque conseiller que ce fût son dédain pour Edouard IV est de même nature.

Avant tout, un roi pour Commynes doit être un homme qui sait écouter, et qui ne décide qu’après avoir entendu. Un vrai souverain, c’est « un roi en son conseil ». Un roi n’est pas un, ou ne l’est que pour l’action ; pour le projet, il est, il doit être multiple ; il est lui-même, assisté de plusieurs autres ; il ne peut y avoir de raison dans un seul homme ; la raison humaine est œuvre de discussion et d’hésitation ; elle suppose plusieurs têtes bien faites.

On le voit parler assez complaisamment de Warwick. Un Warwick, moins ambitieux et moins agité, non faiseur de rois, mais protecteur fidèle d’un seul roi, se faisant écouter et sachant écouter lui-même, grand ministre régulier d’une monarchie régulière, c’est un peu son rêve de derrière la tête.

Pour qu’un roi sache écouter, il faut d’abord qu’il ne soit pas borné, et la « bestialité » des princes est une des désolations de Commynes. C’est à elle qu’il attribue la ruine et l’avilissement des plus grands empires ; c’est le plus grand fléau de l’humanité ; car la cruauté se lasse et la sottise ne se lasse jamais. Pour obviera cet inconvénient, il faut au moins que les princes soient bien instruits. L’éducation du prince est la chose la plus considérable dans un État bien réglé. C’est à quoi l’on songe le moins au temps de Commynes. « On les nourrit à faire les fols en habillement et en paroles. De nulle lettre ils n’ont connaissance. Un sage homme on ne leur met à l’entour. Ils ont des gouverneurs à qui on parle de leurs affaires ; ci eux rien, et ceux-là disposent de leurs affaires. Tels seigneurs y a qui n’ont treize livres de rente en argent et qui se glorifient de dire : « parlez à nos gens », cuidant par cette parole contrefaire les grands. Aussi ai-je vu bien souvent leurs serviteurs faire leur profit d’eux, et leur donner bien à connaître qu’ils étaient bêtes. » — Or il faut savoir que « Dieu n’a pas établi l’office de roi ni d’autre prince pour être exercé par les bêtes », mais par gens ayant « sens naturel perfectement bon et aimant ci demander et à entendre, de toutes choses », comme était Louis XI.

À vrai dire, l’instruction peut aboutir à rendre plus mauvais un mauvais prince ; « car les mauvais empirent de beaucoup savoir, et les bons en amendent. Toutefois il est à croire que le savoir amende plutôt un homme qu’il ne l’empire ; et n’y eut-il que la honte de connaître son mal, si est-ce assez pour le garder de mal faire, ou du moins d’en faire moins. »

Les grands, en effet, pèchent moins par cruauté que par bêtise, et moins encore par bêtise que par ignorance de l’étendue de leurs droits. « Ils n’ont point de connaissance jusqu’à où s’étend le pouvoir et seigneurie que Dieu leur a donnés sur leurs sujets ; car ils ne font point lu ni entendu par ceux qui le savent. » Ces limites de l’autorité royale, Commynes est de « ceux qui les savent. » Il est très nettement, et quelquefois à étonner, ce que nous appelons constitutionnel et parlementaire.

Non qu’il ait rien de l’esprit démocratique, et Montesquieu, qui n’en a guère, en a beaucoup plus que lui il méprise ces gouvernements bourgeois des villes de Gand et autres voisines, où « ce sont toujours grosses gens de métier qui ont crédit et autorité, qui n’ont nulle connaissance des grandes choses ni de celles qui appartiennent à gouverner un État. » Il admire le gouvernement de Venise, non pas d’être républicain, mais d’être aristocratique. C’est un gouvernement copié sur celui des

Romains, moins les tribuns du peuple, et cet oubli est un grand perfectionnement. De la sorte, personne ne s’y appuie sur le peuple pour parvenir à la tyrannie, et ne se fait de la popularité un marchepied au trône. « Il ne s’y fait nuls hommes de tel cœur ni de telle vertu pour avoir seigneurie, comme ils avaient à Rome ; et par ce n’ont-ils nulle question civile en la cité [nulle question politique à la délibération du peuple], qui est la plus grande prudence que je leur voye. Et y ont merveilleusement pourvu… car ils n’ont point de tribuns du peuple comme avaient les Romains (qui fut en partie cause de leur destruction) ; car le peuple n’y a crédit ni n’y est appelé en rien, et tous offices sont aux gentilshommes… Et si ont bien connaissance par Titus Livius des fautes que firent les Romains ; car ils en ont l’histoire et sien sont les os en leur palais de Padoue. Et par ces raisons et maintes autres que j’ai connues en eux, je dis encore une autre fois qu’ils sont en voie d’être bien grands seigneurs pour l’avenir. »

Commynes est donc très aristocrate ; mais il n’est pas moins formellement l’imitateur des pouvoirs de la monarchie. Les rois ne sont pas propriétaires de leurs sujets, ils ne sont même pas des maîtres, ils sont des chefs. Ils ne doivent prendre le bien de leurs sujets, lever impôt que pour leur défense et avec leur agrément. Le roi de France, par exemple, « est le seigneur du monde qui moins a cause d’user de ce mot : « J’ai privilège de lever sur mes sujets ce qu’il me plaît » ; car lui ni autre ne l’a.  » — Aussi faut-il, de strict devoir royal, convoquer les États de la nation sinon périodiquement (Commynes n’est pas formel sur ce point), du moins toutes les fois qu’on prépare la guerre ou qu’on s’y attend. C’est remettre le droit de guerre et de paix à la nation, et Commynes s’en aperçoit fort bien ; mais ce n’est qu’une raison de plus d’agir ainsi ; car on évite de la sorte les guerres précipitées et capricieuses qui sont un des fléaux du monde. S’il s’agit d’une guerre offensive, on est de loisir, et d’ailleurs presque toujours vaut-il mieux ne pas la faire ; s’il s’agit d’une guerre défensive, « on voit d’assez loin venir l’orage » (du temps de Commynes c’est exact) pour consulter le pays. — Ainsi fait-on en Angleterre, et même, comme il arrive toujours des meilleures choses, avec quelques abus ; car les rois de ce pays-là consultent le pays sur la guerre avec l’intention de ne pas la faire, font voter une contribution, ne guerroient pas, et gardent l’argent ; mais mieux vaut ce dommage que l’autre.

Aussi bien, dit Commynes, « de toutes les seigneuries du monde dont j’ai connaissance où la chose publique est mieux traitée, où règne moins de violence sur le peuple, où il n’y a nul édifice abattu ni démoli par la guerre, c’est l’Angleterre. » C’est là que « le roi ne peut entreprendre telle œuvre [belliqueuse] sans assembler son parlement, qui est chose très juste et sainte ; et en sont les rois plus forts et mieux servis. »

Une royauté intelligente, instruite, constitutionnelle, parlementaire et pacifique, voilà donc ce qu’entendait Commynes par une royauté sachant écouter ; et c’est de cette royauté qu’il est le partisan et qu’il voudrait être le ministre. C’est le premier de nos constitutionnels, de nos royalistes aristocrates à monarchie limitée et contrôlée.

À monarchie pacifique surtout. Commynes a fait la guerre, non sans plaisir même, comme il le confesse, il l’a vue sans cesse, il a compté et il compte encore dans ses Mémoires ce qu’elle coûte ; et il la déteste. Elle a pour objet la conquête, et dans la philosophie de l’histoire des romanciers on sait que la conquête est le but des plus grands cœurs. Pour l’homme d’État, elle est une absurdité ; car rien n’est plus rare qu’une conquête qui se maintient : « A la longue il rit est nulle des grandes guerres dont le pays à la fin ne demeure aux paysans [aux nationaux]. Et le pourrez voir par France où les Anglais ont eu des seigneuries plus quarante ans, et pour cette heure n’ont plus que Calais… Le demeurant ont perdu beaucoup plus légèrement qu’ils ne le conquirent et en ont plus perdu en un jour qu’ils n’en gagnèrent en un an. Et aussi parce royaume de Naples et par l’île de Sicile et autres provinces que les Français ont possédées… et pour toutes enseignes n’y est mémoire d’eux que pour les sépultures de leurs prédécesseurs. »

Cela vient de la persistance du sentiment national, et aussi de ce penchant presque invincible qu’ont les conquérants de fouler les pays conquis. Il leur est difficile de ne s’y pas conduire en maîtres durs et insolents. Vous rappelez-vous ce seigneur Pierre d’Archambault qui commandait à Basle pour le duc de Bourgogne et qui fut massacré par les gens du pays ? « Un prince doit bien avoir l’œil quels gouverneurs il met en un pays nouveau joint à sa seigneurie ; car au lieu de traiter les sujets en grande douceur et bonne justice, et faire mieux qu’ils n’ont eu le temps passé, cettuy-ci fit tout le contraire ; car il les traita en grande violence et en grand rapine. » Que conclure de tout cela, sinon que c’est la guerre elle-même qui est chose folle plus encore que criminelle ? « Tombe le sort et le malheur sur ceux qui font la guerre ! » Comme on voit excellemment ce qu’aime un homme

à bien voir ce qu’il déteste, il faut bien suivre les impression de Commynes pendant l’expédition de Charles VIII en Italie. Il aime ce petit roi, frôle, délicat et généreux ; mais il ne comprend rien à ce qu’il fait là. C’est une stupéfaction pour le vieux politique que cette chevauchée sans préparation, sans pratiques préalables, sans alliances, presque sans troupes, et comme sans but, car que faire d’un royaume si éloigné du centre d’action, si on le gagne ? Toutes les idées de Commynes sont heurtées de front en cette affaire : son horreur de la guerre, son horreur des conquêtes, son horreur des conquêtes surtout lointaines, son horreur des dépenses improductives, et son horreur des choses improvisées.

Et ce qui l’étonne et presque le désoblige le plus, c’est le succès. Comment Charles réussit-il si vite, contre toute vraisemblance ? Le roman va-t-il l’emporter sur l’histoire ? Il n’est pas bien, il est contrariant pour le sage et il est de mauvais exemple que ce qui n’est pas raisonnable réussisse. Commynes est morose et dépaysé. Il lui semble qu’à la fin de sa carrière il est repassé du service du roi de France au service du duc de Bourgogne.

Quand les revers viennent, ou du moins le retour en alarmes, quoique glorieux, il reprend son assiette.

Il était à sa place, du reste, dans cette affaire, à Venise, pour tâcher d’amuser et contenir les Vénitiens pendant que Charles poussait sa pointe ; à Fornoue, en Xenophon, pour diriger la retraite et rassurer les dix mille par son expérience. Il n’a pas dû se plaindre du dernier rôle, très honorable et utile, qu’il a joué dans l’histoire.

L’histoire, à vrai dire, a été son étude constante, son travail dans son âge actif, son divertissement sévère dans ses derniers jours. Il a toujours désiré en connaître le secret, et comme c’est le très noble, quoique décevant souci de tous les historiens et de tous les politiques sérieux, il a cherché, sans se flatter jamais de l’avoir trouvée, à en formuler la loi générale. Il a une philosophie de l’histoire, un peu arbitraire, insuffisamment informée, et que quelques-uns peut-être trouveront puérile, mais qui est curieuse cependant. Il lui semble que Dieu a voulu que les hommes fussent dans une sorte d’équilibre violent. Il a disposé les choses de telle sorte que chaque puissance fût contrebalancée par une autre puissance voisine, d’égale force et d’égal poids, et chacun « a l’œil que son compagnon ne s’accroisse. » Aux Français s’opposent les Anglais, aux Anglais les Écossais, à l’Espagne le Portugal, aux princes d’Italie les villes de communauté, comme Venise, Florence ; et, entre villes même, à Venise Florence, aux barons d’Allemagne les villes libres, à l’Autriche la Bavière, et ainsi par toute l’Europe.

De là naissent les guerres, qui’, à la vérité, sont funestes et détestables, mais qui prennent fin à cause de cette multiplicité d’oppositions et rivalités, chaque agresseur ayant son ennemi qui le tire en arrière, et de là se fait une sorte d’équilibre sans cesse rompu, continuellement l’établi. « Il pourrait donc sembler que ces divisions fussent nécessaires par le monde, et que ces aiguillons et choses opposites que Dieu a donnés à chacun état et presque à chacune personne soient nécessaires. Et de prime face, et parlant comme homme non lettré, ce me semble ainsi. »

C’est une vue assez juste après tout de l’état du monde au temps de Commynes et aux temps précédents et aux temps qui ont suivi, que celle-ci. Cet équilibre existait en effet, et si ce n’est point une loi de l’histoire, c’est du moins une idée générale d’homme politique fort sérieuse, et même salutaire comme pensée directrice. On sent très bien ici que Commynes, quoiqu’il ne l’ait point dit, estime que l’homme politique doit connaître cet état d’équilibre des forces et s’en rendre compte, pour y adhérer. Il doit toujours conserver cette idée que toute conduite tendant à maintenir cet équilibre a des chances de réussir, sera confirmée par l’ensemble des faits pour être d’accord avec lui ; que toute conduite ou entreprise allant à rompre démesurément ce même équilibre, porte en elle un principe de ruine, et que contre elle l’équilibre, puisqu’il est si général et presque si universel, ne peut manquer de prendre sa revanche. C’est la pensée dirigeante de l’homme d’État que nous livre ici Commynes beaucoup plus que la suprême loi historique, comme aussi bien c’est toujours, l’homme d’État, dans les Mémoires de Commynes, qui écrit l’histoire.

Plus « lettré », comme il dit, sans peut-être trouver davantage, il eût porté ses regards plus loin et se fût demandé si cet état des choses qui est celui de son temps, a bien ce caractère de loi éternelle et cette marque comme providentielle qu’il semble lui donner. Il va eu aussi en Europe des moments, et même des siècles, d’équilibre pacifique et non violent. L’Empire romain a existé, qu’oublie Commynes, tant le souvenir au commencement du xvie siècle en est loin, et au fond du rêve de tous les conquérants, de tous ceux qui veulent rompre démesurément l’équilibre par division que contemple Commynes, il y a, ou du moins on peut leur faire l’honneur de le croire, un désir d’établir le véritable équilibre, qui est l’équilibre par l’unité. Cela, tout au moins, Commynes devrait le dire, ne fût-ce que pour le réfuter ; il devrait le faire entrer dans l’ensemble de ses considérations. Il a trop l’air de n’y avoir pas songé. Il n’en reste pas moins que ses vues sur ce point sont justes pour son temps et même pour les siècles suivants, et ne sont pas sans avoir pour l’homme politique la valeur d’un véritable principe dirigeant.

IV. Commynes moraliste. §

Le livre de Commynes n’est pas seulement le bréviaire des princes, il peut souvent servir de bréviaire à tous les hommes. Il est peu d’ouvrages d’histoire où les préoccupations de moraliste se montrent autant que dans les Mémoires de Commynes. Au fond même, Commynes est surtout un moraliste. Il s’est inquiété sans doute des conditions dans lesquelles une société d’hommes doit être placée ou se placer pour être à peu près bien ; mais il s’est demandé encore plus ce qu’est l’homme et comment il doit être pour vivre à peu près heureux dans quelque société que ce soit. Il a d’ailleurs comme la marque et les traits distinctifs du moraliste. J’ai parlé de sa curiosité et du pourquoi  ? Remarquez encore sa prudence extrême et sa circonspection dans les jugements, ce qui est un des signes où le moraliste se connaît: « Alors usurpèrent ceux de là maison d’Yorck ce royaume, ou l’eurent à bon titre, je ne sais lequel ; car de telles choses le partage [jugement] s’en fait au ciel. » Commynes est plein de ces petites phrases-là, où il peut entrer un peu de malice, et encore je ne sais, mais où surtout se révèle, comme dans les hésitations et suspensions de jugement et les utrum… an… nescio de Tacite, l’esprit très réfléchi, l’observation lente et la défiance de soi dans la curiosité, qui sont la physionomie même du moraliste.

Il l’a été très diligent, très sérieux et même très touchant. Où l’on voit bien qu’il est moraliste d’instinct et comme sans y songer, c’est à ceci que le conseil qu’il donne, en passant, soit à un ministre, soit à un prince, s’élargit naturellement et s’étend sous sa plume, de manière à s’appliquer à tous les hommes. Il y a une page charmante qui est autant de Louis XI que de Commynes, comme on va le voir, sur la manière dont un ministre doit vivre avec un souverain. C’est le manuel du ministre ou du favori ; mais faites attention à la fin. Le ministre doit plutôt retenir son souverain par l’affection que le tenir par la crainte, et il est bon qu’il soit son obligé plutôt que son bienfaiteur : « Je conseillerai à un ancien ami, si je l’avais, qu’il mît peine que son maître l’aimât, mais non point qu’il le craignît… Encore en ce pas me faut alléguer notre maître en deux choses, qui une fois me dit que avoir trop bien servi perd aucune fois les gens… qui trop arrogamment veulent user de leur bonne fortune… Me dit, davantage, que, à son avis, c’est plus grand heur à un homme quand le prince lui a fait quelque grand bien… que ce ne serait s’il avait fait au prince un grand service, et qu’ils aiment plus naturellement ceux qui leur sont tenus qu’ils ne font ceux à qui ils sont tenus. Ainsi en tous états y a bien à faire à vivre en ce monde, et fait Dieu grande grâce à ceux à qui il donne bon sens naturel. »

C’est-à-dire que ce qui est vrai des ministres l’est aussi de tous les hommes, que ce qui est vrai des serviteurs des grands l’est aussi des serviteurs du monde, ce que nous sommes tous, et qu’en toutes conditions savoir un peu se souvenir des services reçus et un peu oublier les services qu’on rend est aussi habile qu’il est généreux. Le conseil de sagesse ministérielle s’agrandit en précepte de sagesse humaine.

De même Conmynes remarque qu’après certains revers, Charles de Bourgogne se réfugiait dans une solitude morne et farouche, se refusant au commerce et à la conversation des siens. Mauvaise hygiène morale. On ne secoue, au contraire, l’affliction, que par deux moyens qui sont la confidence et le travail, l’une qui soulage, l’autre qui divertit : « En cas semblable le premier refuge est à Dieu… Après cela fait grand bien de parler à quelque ami, si vous pouvez, et devant lui hardiment plaindre ses douleurs et n’avoir point de honte de montrer sa douleur devant respécial ami ; car cela allège le cœur et le réconforte et les esprits reviennent en la vertu pour parler ainsi à un conseil, ou pour prendre, autre labeur, … et non point prendre le chemin que prit ledit duc de se cacher et tenir solitairement. » Commynes est plein, comme cela, de petits sermons, très courts, très convaincus aussi et très pénétrants, où l’on sent qu’il veut bien que tout le monde prenne son profit, et ce n’est pas tout à fait pour rien qu’il a donné à ses Mémoires la forme d’une conversation continue avec un archevêque ou d’une longue lettre qu’il lui écrit. Et c’est ainsi que le bréviaire des rois et des ministres devient insensiblement, maintes fois, un très bon manuel moral pour nous tous ; car « nous sommes tous hommes », comme il aime à dire, et ce qui est bon pour les uns n’est pas mauvais pour les autres. Ce n’est pas la première fois, comme Marc-Aurèle nous le montre, que de très haut sont tombées d’excellentes leçons morales pour les petits.

Les petits, du reste, sont les amis de Commynes, et sinon ceux qu’il envie, du moins ceux ; qu’il tient pour heureux. Personne plus que Commynes n’a été convaincu du bienfait de la médiocrité, comme de l’incurable misère des grands. On n’a pas manqué de le comparer à Tacite et à Machiavel. Il n’a assurément presque rien de l’un ni de l’autre ; mais on peut dire que, beaucoup plus que l’amertume de Tacite, la pitié profonde que Commynes éprouve pour les grands est une éloquente dénonciation de leur douloureux état. Il les plaint sans phrases, sans raisonnements aussi, sans rien ni de Tacite, ni de Sénèque, ni de Massillon. Il les plaint vraiment du fond d’un cœur qui est resté très droit et très sain dans les hautes affaires, et d’un esprit qui a toujours

été admirablement, lucide et froid. Quand il voit s’en aller Louis XI, au cours de son récit, il s’arrête longtemps sur ce qu’il vient d’écrire, comme sur une tombe, et il se demande, non pas ce qui reste de tant de labeurs et de succès, mais, bourgeoisement et bonnement, en quoi le pauvre souverain eh a joui pendant sa vie même, et de quoi d’ailleurs il a pu jouir. « Or donc en quel temps pourrait-on dire qu’il eut joie ni plaisir à avoir eu toutes ces choses ? Je crois que depuis l’enfance et l’ignoscence, il n’eut jamais que travail jusqu’à la mort. Je crois que si tous les bons jours qu’il a eus en sa vie lesquels il a eu plus de plaisir que d’ennui étaient bien nombres, il s’y en trouverait bien peu, et crois qu’il s’en trouverait bien vingt de peine et de travail contre un de plaisir et d’aise. »

Il ne tarit point sur ce propos ; il y revient bien des fois ; il semble se demander pour quelle raison ceux qui n’y sont pas forcés se donnent tant de mal, et son pourquoi ? Comme chez la plupart des moralistes, se tourne en une sorte de à quoi bon ?

Quelquefois même, avec le ton tranquille qui lui est ordinaire et qui double l’effet produit, il a des réflexions, de simples remarques en passant, qui sont terribles et qui font frémir sur les secrètes misères des grands. D’Aubigné avec tout son fracas de colère est moins poignant que Commynes quand il écrit ceci, avec placidité et comme chose bien naturelle ; « Charles VIII… ne fut jamais que petit homme de corps et peu entendu, mais était si bon qu’il n’est possible de voir meilleure créature…  » Or son fils mourut, « bel enfant et audacieux en paroles, ayant environ trois ans, et ne craignait point les choses que les autres enfants ont accoutumé de craindre ; et vous dis que pour ces raisons le père en passa aisément son deuil, ayant déjà doute que tôt cet enfant ne fût grand ci que continuant ces conditions il ne lui diminuât l’autorité et puissance… Le roi Louis XI avait eu peur de son fils— ledit roi Louis avait fait peur à son père… »

Telle est la destinée commune des puissants, ils sont malheureux: à consoler les plus malheureux de leurs sujets. « Les pauvres gens qui travaillent et labourent pour nourrir eux et leurs enfants et payent la taille et les subsides à leurs seigneurs, devraient vivre en grand déconfort si les grands princes n’avaient que tous plaisirs, en ce monde ; mais la chose va bien autrement ; car si je me voulais mettre à écrire les passions que j’ai vu porter aux grands depuis trente ans seulement, j’en ferais un gros livre… et s’en abrège tant la vie que à grand peine s’est vu nul roi en France depuis Charlemagne avoir passé soixante ans. »

Certes cet esprit grave n’a pas été ébloui. On se prend à croire qu’à côté de l’ambition qu’il a sentie comme un autre et de l’amour des richesses dont il n’a nullement été exempt, il a eu pour servir les rois un motif d’affection où la pitié entrait pour quelque chose. Il devait un peu considérer comme un devoir d’alléger leur lourde croix ; il n’a rien, quand il en parle, du ton extatique de l’ancien ministre pour le souverain qui l’a honoré de sa confidence ; il en parle comme d’amis malheureux à qui il a rendu tous les services qu’il pouvait rendre et qu’il a assistés dans la mesure de ses forces en leurs traverses. Et il faut reconnaître que de tous il n’a abandonné que celui à qui il était inutile d’essayer de se faire entendre.

Cette habitude de réflexion sur les choses humaines et de méditation un peu mélancolique sur les misères de l’humanité l’a conduit à Dieu. On peut trouver qu’il eu parle trop, et c’est en effet comme un refrain qu’on finit par prévoir quand on lit les Mémoires de Commynes ; mais on a eu tort, je crois, d’insinuer qu’il y avait un peu de malice dans ces propos. L’ironie n’est guère du xve siècle, et quel raffinement on suppose là dans Commynes qui ignore tous les détours ! Il me semble qu’il a beaucoup parlé de Dieu d’abord parce qu’il était chrétien, ensuite par un effet de ce pourquoi ? que je crois toujours lui entendre dire.

L’esprit de Commynes est solide, sérieux et exigeant. Il veut se rendre compté de tout et qu’à toute chose il y ait une explication au moins satisfaisante et à toute question une réponse au moins plausible. Or, comme homme d’État et comme historien, il a vu, sinon le hasard gouverner le monde, du moins au-delà des conseils bien suivis et des plans bien conçus, quelquefois même contre eux, une force inexplicable régir les événements, décider des succès et des revers, changer brusquement la face des choses qu’on croyait le mieux connaître et sur lesquelles on s’avançait comme sur terrain ferme. En un mot, il a vu qu’il y a un domaine de la prévoyance qui est réel mais petit, et un domaine de la fortune qui est immense. Fortune et hasard sont des mots sans signification, des « nous ne savons » qui ne satisfont pas l’esprit de Commynes. Il aime mieux voir dans les événements imprévus les décisions d’une raison supérieure que notre raison ne connaît pas: « Il avait été dit que… Toutefois tout le contraire se fit… Et en cela montra Dieu que les batailles sont en sa main et dispose de la victoire à son plaisir… [Il faut] reconnaître que c’est un des accomplissements des œuvres que Dieu a commandées aucunes fois par petites movettes et occasions, donnant la victoire aucunes fois à un, aucunes fois à l’autre ; et est ce mystère si grand que les royaumes et grands seigneurs en prennent aucunes fois fin et désolation et les autres accroissement et commencements de règnes. »

Ces occasions et petites movettes, ces légères impulsions insensibles qui font pencher d’un côté ou d’un autre le fléau de la balance, qu’on ne saurait prévoir, qu’on voit à peine, irrésistibles cependant, pour beaucoup c’est la part du hasard, pour Commynes c’est la part de Dieu. Il voit Dieu partout, ce qui est assez naturel de la pari d’un homme qui a si souvent rencontré le hasard, et s’est trouvé si souvent face à face avec l’inexplicable. Il est déiste comme tant d’autres hommes d’action sont fatalistes ; il est déiste comme un homme qui, après avoir combiné pour une affaire tout ce qui pouvait être combiné, a mille fois dit: « Et maintenant à la grâce de Dieu ! » Cela n’incline pas médiocrement à y croire, ou ne confirme pas peu dans la créance qu’on y a déjà. Dieu complète pour Commynes le système d’explications des choses qu’il s’est fait, et qui sans Dieu, pour Commynes comme pour tous les hommes, resterait ouvert, aurait une immense lacune ; Dieu ferme le cercle ; il répond au dernier pourquoi ? Commynes aime bien un système d’idées clos et plein où a sa place même l’inexplicable sous un nom précis. — Ce déisme d’historien et d’homme d’État est naturel, très logique, et si l’on fait attention au nombre proportionnellement si considérable des choses qui ne s’expliquent pas en regard des choses qui s’expliquent, on ne trouvera pas trop fréquent le refrain théologique de Commynes. On trouvera même qu’il y a mis de la discrétion.

V. L’écrivain. §

Comme artiste littéraire, Commynes est très digne d’attention. Il a cette première qualité, qui est essentielle, de se tenir d’instinct dans les limites du genre qu’il a adopté. Il écrit des Mémoires. Des mémoires sont une dernière conversation d’homme qui a vu sur ce qu’il a vu ; ce sont des relations de voyage. Le mémorialiste ne doit que nous rapporter ce dont il a ôté témoin ou presque témoin, j’entends ce qui lui a été raconté par quelqu’un qui venait d’être témoin lui-même. Jamais Commynes ne s’égare au-delà de cette borne. Les batailles où il a assisté, les pays qu’il a traversés, les villes qu’il a vues, les hommes avec qui il a causé, voilà son livre. Dès que les nécessités mêmes de son récit l’entraînent un peu au-delà, ce qu’il ne leur accorde qu’à peine, il prévient, se garde, se précautionne, et même se récuse. De là cet accent de vérité et cette couleur de réalité qui frappent tout d’abord et qui retiennent quand on lit Commynes. Commynes n’écrit pas, à proprement parler ; il dépose. L’effet est excellent. Il donne au lecteur comme une sorte de sécurité.

Le mémorialiste a le droit de réfléchir, et d’exprimer ses réflexions, il raconte son voyage et les impressions que son voyage a faites sur lui. On lui en voudrait s’il prétendait juger et trancher les grands différends de l’histoire ; mais on lui en voudrait aussi de ne pas nous dire ce que l’histoire qu’il a traversée a laissé en lui de méditations, d’étonnements, de tristesses, de sagesses et en un mot d’expérience.

Et c’est ainsi en effet que se sont faits, comme tout seuls, ces charmants Mémoires de Commynes. C’est une narration coupée de réflexions morales et politiques. Cela dans une proportion qu’on voit bien que Commynes n’a nullement calculée, mais qui se trouve parfaitement juste, parce que Commynes a de la justesse d’esprit. À intervalles très irréguliers, comme il convient, quelquefois formant un chapitre, quelquefois deux ou trois (les chapitres de Commynes sont courts), quelquefois simple ligne ou simple incise jetée négligemment, la remarque arrive, comme au moment même où on la désirait, c’est-à-dire au moment où on allait la faire, et l’on sait toujours gré à l’auteur de réfléchir avec vous précisément quand on était en humeur de philosopher.

En vérité, ce Commynes est bien élevé. Il raconte et il raisonne en homme du monde, sans jamais rien qui sente l’auteur. Ses railleries, qui sont très rares, sont d’un tour discret et joli. À Montlhéry, un homme du roi s’enfuit jusqu’à Lusignan sans boire ni manger, « sans repaître », et un homme du duc jusques au Quesnoy-le-Comte. « Ces deux n’avaient garde de se mordre l’un l’autre. » Comme ce sourire vaut une indignation ! On voit le geste de la tête narquoise. — Et ta mine grave et comme pieusement humiliée que l’on entrevoit à travers ces lignes, quand il parle des malheurs qui ont frappé en même temps la maison de France et celle de Castille : « Et semble que Notre-Seigneur ait regardé ces deux maisons de son visage rigoureux et qu’il ne veut point qu’un royaume se moque de l’autre. »

Lorsque ses réflexions sont un peu plus longues qu’à l’ordinaire, il s’en excuse avec une bonhomie aimable qui ne laisse pas de les recommanderai ! souvenir, tout en leur ôtant tout caractère didactique et pédantesque : « Or j’ai longtemps tenu ce propos, duquel je ne sors pas bien. » — Quelquefois il ne se refuse point une digression qui n’est pas une « méditation » ou un « aperçu », qui est un intermède, mais qui a toujours une valeur et une portée morale. C’est ainsi qu’il nous raconte un épisode historique qui a des airs de roman, l’histoire du duc de Gueldres et de son fils. Ce fils « trouvait qu’il y avait quarante-quatre ans que son père était duc et qu’il était bien temps qu’il [que lui] le fût » ; il disait que plutôt que d’entrer en arrangement avec son père, « il aimerait mieux avoir jeté son père la tête devant dans un puits et s’être jeté après. » Il fut, après maintes péripéties, arrêté, et retenu en prison à Namur, jusqu’après la mort de son père, et jusqu’à celle du duc de Bourgogne, et périt devant Tournay « méchamment et mal accompagné, comme si Dieu n’eût pas été saoul de venger cet outrage qu’il avait fait à son père. » On voit toujours dans Commynes le moraliste qui aime à faire éclater les misères des grands, et aime aussi à voir punie leur « bestialité. »

Quel agréable intermède encore que celui-ci, et comme on sent que c’est un peu Commynes qui fait parler l’empereur d’Allemagne (Frédéric III) sollicité par Louis XI de partager l’empire du duc Charles : « Combien que cet empereur ait été toute sa vie homme de très peu de vertu, si était-il bien entendu, et pour le longtemps qu’il a vécu, avait beaucoup d’expérience. Et puis ces partis, entre nous, lui avaient beaucoup duré, et il était las de la guerre… Ledit empereur répondit que emprès une ville d’Allemagne y avait un grand ours qui faisait beaucoup de mal. Trois compagnons de ladite ville, qui hantaient les tavernes, vinrent à un tavernier, à qui ils devaient, prier qu’il leur accrût encore un écot, et que, avant deux jours, ils paieraient du tout ; car ils prendraient cet ours… Et ainsi cedit ours laissa ce pauvre homme sans lui faire aucun mal et se retira en sa caverne. Dès que le pauvre homme se vit délivré, il se leva tirant Vers la ville. Son compagnon qui était sur l’arbre, lequel avait vu ce mystère, descend, court et crie après l’autre qui allait devant qu’il l’attendît. Quand ils furent joints, celui qui avait été sur l’arbre demanda à son compagnon par serment ce que l’ours lui avait dit en conseil, qui si longtemps lui avait tenu le museau en l’oreille. À quoi son compagnon lui répondit : « Il me disait que jamais je ne marchandasse de la peau de l’ours jusqu’à ce que la bête fût morte. » Et avec cette fable paya l’empereur notre homme sans faire autre réponse. »

N’est-ce pas là une page d’Hérodote, et ne voilà-t-il pas bien, sans « portrait » savamment tracé, une vive image et au naturel de Frédéric le Pacifique ?

Voyez encore, sobre et serrée, mais d’un relief si net, la description de Venise ; et pour savoir comment Commynes fait le « tableau », la scène de Mademoiselle de Bourgogne au milieu du peuple de Gand qui veut faire mourir le chancelier Hugo net et le seigneur de Hambercourt. L’échafaud dressé, les patients attendant, le peuple ému, en armes, deux partis, Mademoiselle de Bourgogne « sur le Marché » en son « habit de deuil, suppliant au peuple, les larmes aux yeux et toute échevelée, qu’il leur plût vouloir lui rendre ses deux serviteurs. » Tout vit, tout est présent ; on entend les cris: « et se baissèrent les piques l’un contre l’autre comme pour combattre ; mais ceux qui voulaient la mort se trouvèrent les plus forts, et finalement criaient à ceux qui étaient sur l’échafaud qu’ils les expédiassent. Et finalement ils eurent tous deux les têtes tranchées. Et s’en retourna cette pauvre demoiselle en cet état en sa maison, bien doulente et déconfortée ; car c’étaient les principaux personnages où elle eût mis sa confiance. »

À l’ordinaire le récit de Commynes est comme un récit intellectuel: négociations petites et grandes, échange de vues, échanges de notes diplomatiques, plans conçus, suivis, déjoués, abandonnés, repris, c’est de quoi, en son fond, il se compose ; l’auteur semble être comme au centre de cinq ou six parties d’échecs qui se jouent aux bouts du monde et qu’il surveille, si en partie il ne les dirige, et dont il prévoit, note et compte les coups ; mais on voit que l’histoire concrète et palpable, celle qui frappe les yeux et qui exige un peintre pour la rendre, ne l’étonne point, et n’est pas sans lui porter bonheur. Il n’eût pas été un mauvais historien de la Révolution française.

Il aurait même eu l’éloquence qu’il y eût fallu. Ce n’est pas un orateur, en général, que Commynes, et il faut en féliciter cet historien ; mais encore, quand une des idées qui lui sont chères l’échauffe et l’anime, surtout quand l’objection irréfutable, cet aiguillon de l’orateur, cette nécessité salutaire qui force l’éloquence à paraître parce qu’on n’a pas d’autre ressource en tel besoin, l’oblige à sortir de la réserve un peu froide qui lui est habituelle, il a la parole haute et forte et chaude et vibrante. Il a tracé, et avec une grande vigueur d’honnêteté et d’équité, les devoirs des rois. Mais ces devoirs, lui peut-on dire, et il se le dit, où en sera la sanction ? Qui sera le gardien des gardiens et le juge des juges ? Un démocrate aurait à répondre ; lin monarchiste ne peut répliquer qu’à la manière de Bossuet dans la Politique tirée de l’Écriture sainte ; mais s’il le fait avec quelque chose du style de Bossuet, sa réponse ne laisse pas d’être assez satisfaisante : « J’ai demandé en un article précédent qui fera l’information des grands, et qui la portera au juge, et qui sera le juge qui punira les mauvais ? L’information sera la plainte et clameur du peuple, qu’ils foulent et oppressent en tant de manières, sans en avoir compassion ni pitié ; les douloureuses, lamentations des veuves et orphelins dont ils auront fait mourir les maris et pères ; et généralement tous ceux qu’ils auront persécutés tant en leurs personnes que leurs biens. Ceci sera information et leurs grands cris pour plaintes et piteuses larmes les présenteront devant Notre-Seigneur qui en sera le vrai juge, et qui, par aventure, ne voudra attendre à les punir jusques à l’autre monde et les punira en cettui-ci. Donc faut entendre qu’ils seront punis pour n’avoir voulu croire et pour ce qu’ils n’auront eu ferme foi et créance ès commandements de Dieu. »

On voit assez que les Mémoires de Commynes sont une belle œuvre littéraire, à la rencontre, et même souvent, autant qu’ils sont un ouvrage de penseur et d’homme d’État. Ils sont écrits dans cette belle langue du xve siècle finissant, complètement formée déjà, beaucoup plus moderne et proche de nous que celle du xvie parce qu’elle est plus claire et n’a pas été encore embarrassée et alourdie par le latinisme et l’imitation maladroite du mot latin et de la syntaxe latine. Cette observation que nous aurons encore à faire, explique l’étonnement des lecteurs peu familiers avec la littérature française ancienne, quand, remontant de Rabelais et surtout de Ronsard au siècle précédent, ils croient redescendre ; elle explique en particulier pourquoi Commynes semble à très peu près le contemporain de Duperron. — Cette langue, on vient de le voir, bien entendu quand elle était maniée par un habile, et surtout par un diplomate dressé à la nécessité d’être facilement compris même des étrangers, était limpide, souple, facile et gracieuse, comme aussi parfaitement capable d’ampleur, de richesse et d’éclat. Elle n’était pas vive, preste et courante ; elle a une certaine lenteur ; les incises, les parenthèses et les car trop répétés, sans donner la sensation du traînant, font longueur pourtant, et sentent jusqu’à un certain point la négligence. Quelquefois il y a des mots de trop, et, sans embarras, un certain prolongement nonchalant de la phrase. Mais c’est un langage naturel, uni et aimable, aussi éloigné que possible de toute affectation et qui fleure la bonne compagnie. L’homme qui a écrit ainsi devait être d’une merveilleuse « propreté » et d’une « brave ie » scrupuleuse, sans aucune recherche, en son vêtement.

VI §

Cet homme est bien le premier en date de nos écrivains modernes. Il est moderne en toutes choses, par sa tournure d’esprit, par les objets habituels de sa pensée et de ses préoccupations, par sa manière d’entendre son art et par son style. Ni Mezerai, ni Bossuet, ni Montesquieu, ni Guizot ne l’eussent étonné. Il est de leur famille. Il n’est que plus jeune, comme étant plus ancien ; il n’est auprès d’eux, qu’un homme moins instruit, moins expérimenté, et qui n’a pu faire qu’un moindre nombre de comparaisons. Mais il a l’âme moderne autant qu’eux. Un abbé de Saint-Pierre, un Ballanche, un Quinet, peut-être même un Michelet, par certains côtés, ont beaucoup plus que lui l’air d’appartenir au moyen âge, et ce qu’on a appelé « l’âme gothique. » Le mysticisme dans la pensée et l’hallucination dans l’imagination sont ce qui est le plus éloigné de Commynes, et on peut presque le définir par ces contraires. Son déisme même, si profond, si sincère, si énergique aussi, mais si simple, si peu embarrassé de théologie, pur recours, fervent, mais tout uni, à la cour d’appel et de cassation de là-haut, est encore un trait tout moderne. Une âme pieuse du xviiie ou du xixe siècle était pieuse de cette façon-là. Son amour des petits, des humbles, des meurtris et des foulés, sans l’ombre de sensiblerie, ni non plus d’indignation déclamatoire, le fait encore notre contemporain, ou, et plutôt, celui de nos grands-pères. C’est étonnant comme la page, tant admirée comme révolutionnaire, de La Bruyère sur les paysans, a été souvent écrite avant La Bruyère. On la trouve dans Montaigne une fois, et plusieurs fois dans Commynes. Il a été le ministre favori et fidèle du premier roi de France moderne. Il était bien fait pour lui, sans compter qu’il a été un peu fait par lui. Il était digne d’un plus grand honneur encore. Ce Père Joseph de Louis XI n’aurait point si mal fait comme Éminence grise de Richelieu. Ils se seraient probablement très bien compris l’un l’autre. Ils avaient la même manière d’envisager les choses, d’entendre la politique, de pratiquer la diplomatie, et de juger et de traiter les comtes de Saint-Pol. Un peu de tendresse de cœur et d’amabilité d’humour qu’avait Commynes aurait pu même être d’une contagion salutaire sur le cardinal. Il aurait pu morne, discrètement, lui donner des leçons de style.

Clément Marot §

I. Sa vie. §

Clément Marot naquit en 1497 à Cahors. Il était fils de Jean des Mares (ou des Marais, ou des Marets ; car son nom est écrit de ces différentes manières dans les papiers du temps), qui était de Caen, ou des environs, qui avait été écrivain (secrétaire) d’Anne de Bretagne, qui était passé comme valet de chambre au service de Louis XII, puis de François Ier, qui était un poète fort estimé, et qui avait reçu à la cour et gardé dans le public le surnom de Marot.

Le jeune Clément, basochien pendant quelque temps et affilié à la confrérie des Enfants-sans-souci, passa vite au service de Messire Nicolas de Neuville, seigneur de Villeroy6. — Il resta peu, fit peut-être avec lui la campagne de 1513, et passa, peu de temps après l’avènement de François 1er, au service de Marguerite d’Angoulême, sœur du nouveau roi duchesse d’Alençon.

Il n’eut jamais d’autre titre auprès d’elle que de valet de chambre. Il lit avec le duc d’Alençon, son mari, la campagne de 1521, dont il envoyait à Marguerite des relations en vers plus pittoresques qu’historiques.

En 1524 il suivit le roi en Italie et fut blessé et pris à Pavie. Rentré en France, sa fortune, jusque-là brillante, eut une première éclipse. Ses protecteurs étaient éloignés et malheureux, le roi à Madrid’, Marguerite en route pour Palier voir. Marot fut arrêté et emprisonné pour cause ou sous prétexte d’hérésie. Il protesta, il n’était ni « luthériste, ni zwinglien et moins anabaptiste. » On ne l’eut pas arrêté si Marguerite eût été là ; mais elle était loin ; « elle va voir un plus grand prisonnier. » — Il avait probablement raison. On ne voit pas qu’il ait jamais été très fort schismatique ; mais « il ne pouvait contenir sa langue », comme dit Florimond de Rémond, très bien renseigné sur lui. Il était grand faiseur d’épigrammes et avait de l’esprit. Cela suffisait pour être haï. Il était homme à dire à propos des embellissements de Paris :

 

Le roi aimant la décoration De son Paris, entre autres biens ordonne Qu’on y bâtisse avec proportion Et pour ce faire argent et conseil donne. Maison de ville y construit belle et bonne, Les lieux publics devise tout nouveaux, Entre lesquels au milieu de Sorbonne, Doit, ce dit-on, faire la place aux veaux.

 

En quelque temps qu’ait été faite cette épigramme, elle donne le ton. La Sorbonne ne lui pardonna jamais cette boutade, ou une autre, et une fois le premier grief de calvinisme porté, elle faisait souche, et fut périodiquement renouvelée et rajeunie.

Cette première fois il s’en tira assez facilement. Un ami de Marguerite, Gaillard, évêque de Chartres, obtint de convertir la prison du Châtelet, cet « Enfer », comme l’a appelée Marot, en un emprisonnement chez lui, eu son palais, dans un pavillon au milieu des jardins. C’était un délicieux purgatoire.

En 1526, libéré définitivement, Marot perdit son père et obtint pour lui-même la survivance de la place de valet de chambre du roi.

Il était en pleine faveur ; il n’avait qu’à rester tranquille. Ce n’était pas dans son naturel. Ne s’avisa-t-il point, dans les rues de Paris, de faire échapper un prisonnier des mains des archers qui remmenaient ? Dans Monsieur le valet de chambre, personnage officiel, il y avait toujours du page et du basochien. Il fut emprisonné derechef, et de nouveau sollicita sa grâce. Il l’obtint. Le roi, par lettre du 1er novembre 1527, ordonna que « toutes excusations cessantes » on élargît le prisonnier. La cour des Aides obéit. Mais Marot semble, à cette aventure, avoir perdu sinon son titre, du moins ses fonctions ; car on le voit se retirer à Nérac, auprès de Marguerite, qui, veuve du duc d’Alençon, venait d’épouser le roi de Navarre.

Il y resta longtemps, et c’est ici qu’on perd un peu sa trace. Il paraît avoir été sage pendant quelques années et s’être occupé de ses vers, dont il publia un recueil en 1532 sous le titre d’Adolescence Clémentine. En 1533, était fort en grâce, puisqu’il accompagnait à Marseille François Ier allant conférer avec le Pape. Mais en 1535 nouvel orage. Il était à Blois avec la cour. À Paris, des placards huguenots contre la messe furent affichés aux portes des églises. On instruisit. Des amis de Marot furent arrêtés. Lui-même, qu’on n’oubliait point, fut dénoncé. On perquisitionna chez lui, on saisit des livres. Il y en avait de compromettants. Cela ne prouvait rien, comme il le dit plus tard, et un lettré peut posséder des livres qu’il condamne. Mais il eut peur. Parti, au premier moment, pour Paris, il rebroussa. Il n’osa pas se présenter au roi, craignant « d’avoir mauvais visage de son seigneur. » Il se sauva, d’abord en Béarn, auprès de Marguerite, puis à Ferrare, auprès de la duchesse Renée de France qui était dévouée à la nouvelle religion. C’était un peu s’avouer coupable au moment même où il protestait, dans de beaux vers adressés à François Ier, de sa parfaite orthodoxie.

Son exil n’était pas encore assez lointain. Le pape Paul III obligea le duc de Ferrare à chasser de ses Etats Marot, ainsi que Calvin, qui s’y trouvait au même moment Marot s’enfuit jusqu’à Venise.

Il obtint en 1536 de revenir en France, mais moyennant une abjuration formelle qu’on a longtemps niée, mais qui est maintenant prouvée par des textes peu discutables7.

Voilà nos gens rejoints, et avec joie ; car François Ier n’avait pas cessé de chérir son gentil poète. Il y eut là sept bonnes années pour Marot. Il était, de l’avis unanime, le plus grand poète de France ; il avait des amis chauds, des disciples ; il était chef d’école ; il avait des ennemis impuissants ; ce sont là de grands éléments de bonheur.

En 1543 un trop grand succès le perdit encore, comme il arrive. Il s’était mis à traduire les Psaumes de David, du gré du roi, et peut-être sur son conseil. La vogue en fut prodigieuse. Le roi, les princes, les princesses les chantaient à l’envi, chacun sur un air de son choix. Les protestants les chantaient aussi. Ils les chantaient trop. La Sorbonne s’émut, toujours très disposée à s’émouvoir quand il s’agissait de Marot. Elle censura les psaumes et lit des remontrances et plaintes au roi.

Quelles pouvaient être ses raisons ? D’abord sa haine pour Marot ; ensuite l’horreur pour la Bible en français, ce qui sentait fort les pratiques calvinistes ; enfin, ce à quoi on ne songerait pas, et qui est cependant assez sérieux, l’habitude qu’on avait de mettre les psaumes français sur des airs populaires, ce qui les dégradait en quelque sorte, leur donnait un faux air de chansons joyeuses, les compromettait au moins par la confusion possible ou une manière de voisinage. On retrouve cette observation dans les historiens qui ont plus tard ou attaqué ou défendu Marot, et l’on sait que les calvinistes, pour faire des psaumes de Marot des chants religieux, ont bien pris soin de les mettre sur une musique nouvelle, écrite pour eux.

Quoi qu’il en soit, le roi céda aux instances de la Sorbonne et défendit à Marot de continuer. On ne voit pas que les choses aient été plus loin, et que Marot ait été forcé de s’exiler encore. Peut-être eut-il peur que la Sorbonne ne poursuivît ses avantages, « craignant d’être mis en cage », dit Florimond de Rémond. Peut être fut-il simplement lassé de tant de tracas, séduit par les applaudissements et lès appels de ses amis génevois, et persuadé qu’à Genève il serait plus libre.

Il se trompait bien. À Paris on suspectait ses écrits, et l’on tolérait ses mœurs ; à Genève on mit ses écrits en musique et l’on fut scandalisé de sa faconde vivre. Qu’y fit-il au juste ? On ne le sait, l’affaire étant compliquée de là pruderie hyperbolique des Génevois de ce temps de l’amitié de Calvin pour Marot qui a pu au contraire dissimuler une faute grave et la convertir en simple infraction, à la condition que Marot quittât la ville ; de l’indulgence enfin et du pardon et des regrets des calvinistes des temps plus rapprochés, qui, ayant fait de Marot un des leurs, ont pu jeter le manteau sur tout cela. Tout ce que l’on sait, c’est que, selon les versions diverses, la faute de Marot va d’avoir commis un adultère avec la femme de son liote. à avoir joué une partie de trictrac. Il y a entre ces deux péchés un assez grand espace où les hypothèses peuvent se donner carrière.

Le certain, c’est que ses mœurs furent jugées mauvaises. Le témoignage de Théodore de Bèze, en sa généralité et son obscurité voulues, est grave et formel : « … quoique, en homme qui avait passé à peu près toute sa vie à la cour, cette détestable éducatrice tant pour la piété que pour l’honneur, il ait, jusqu’à la fin de sa vie, conservé des mœurs peu chrétiennes et peu châtiées… —quamvis, ut qui un aula pessima pietatis et honestatis magisira, vitam fere omnem consumpsisset, mores parum christianos ne in extrema, quidem aetateemendarit.  » C’est là ce que nous avons de plus précis et de plus sincère sur le crime de Ma rot à Genève.

Il dut fuir encore. Il se réfugia à Turin. C’était assez bien fait. Turin était alors sous la puissance de François Ier. Marot y était à la fois en France et hors des atteintes de laSorbonne. Il y fut tranquille, protégé par les gouverneurs qui savaient faire plaisir au roi de France en le traitant bien. Il y mourut, pauvre et obscur, peu de temps après, en 1544, à l’âge de quarante-neuf ans.

Cette vie qui nous semble assez malheureuse parce que nous en voyons surtout les traverses, eut de très heureux moments. Pendant de longues périodes, Marot fut le favori de deux princes généreux, magnifiques et qui adoraient les beaux-arts, François et Marguerite. Il est à déplorer que quelques incartades de conduite, certaines intempérances d’humeur satirique, et surtout la fureur tenace de la Sorbonne, « cette honte du xvie siècle », comme dit Bayle sans trop de sévérité, aient gâté si souvent et peut-être abrégé l’existence d’un poète aimable, léger et inoffensif, souvent accablé, toujours reprenant bon courage, « fâché d’ennuis, consolé d’espérance. »

II. Caractère, tournure d’esprit, idées littéraires. §

Car c’était un homme charmant, sans grand sens moral, sans grande élévation d’esprit, mais distingué, spirituel, très lettré, assez laborieux, et infiniment consciencieux dans son art. C’est une première épreuve de La Fontaine, manquée, si l’on veut, par comparaison avec l’épreuve définitive, mais déjà intéressante et singulièrement originale. Comme La Fontaine, il n’est que poète, parfaitement dénué de sens pratique et d’esprit de conduite, incertain et vagabond, ne se fixant guère que dans la compagnie et au service d’une femme supérieure qu’il aime, qui le séduit, qui le retient et qui lui impose ; comme La Fontaine, il est grand liseur de toutes sortes de choses, très divers et « volant à tous les vents » de la lecture capricieuse, et faisant son miel de toutes fleurs ; comme La Fontaine, avec de la tendresse, de la délicatesse et de l’esprit, il n’a d’élévation en sentiments et en pensées, à la rencontre, que ce qu’en donnent le goût du beau, l’éducation littéraire et le tour d’esprit poétique, ce qui est quelque chose, et ce qui n’est pas assez ; comme La Fontaine, il est surtout homme de style, fin et savant et passionné ouvrier de lettres, artiste en tours de phrases, en choix de mots et en rythmes, orfèvre en langue française. Il n’y a entre eux qu’une différence de degré, qui du reste est immense.

Son éducation est toute littéraire. Il est poète de naissance, de complexion, de caractère, d’instruction, de pratique et de commerce. Il est fils de poète assez distingué pour l’inviter à l’imitation, assez secondaire pour ne point le décourager ni offusquer sa jeune gloire. Il passe dix ans à Cahors, où l’on ne parle pas français, il le dit, et n’apprend « sa langue paternelle » qu’aux approches de l’adolescence, ce qui n’est pas mauvais, quand on est bien doué, pour parler cette langue, presque naturelle et presque apprise, avec soin, attention, scrupule et respect. Elle vous a été révélée ainsi, ni trop tard ni trop tôt, au moment où, en la faisant sienne facilement, on savait déjà l’apprécier pourtant et la goûter comme chose de choix. — Il a eu des maîtres en poésie, point mauvais, bizarres quelquefois, mais ingénieux et tourmentés du désir du mieux, non pas les rhétoriqueurs proprement dits, mais son père « l’avocat des dames », Legouvé père d’un Legouvé fils, Guillaume Crétin, Le Maire de Belges. Le Maire fut son Malherbe, Crétin son Voiture. Ces poètes savants lui donnèrent le goût des anciens, des Italiens et des vieux poètes français, et voilà trois ressemblances, précises encore, avec La Fontaine. Il lut Ovide, le plus pratiqué peut-être au moyen âge et au xvie siècle des poètes latins, Martial qu’il connaît intimement, le Roman de la Rose, qu’il cite souvent, honorant tour à tour le docteur Jean de Meung et « notre Ennius Guillaume de Lorris. » On ne s’attendait guère à Ennius en cette affaire ; mais il faut songer que pour Marot Le Maire de Belges a « l’âme homérique », ce qui n’est pas moins surprenant. Il lut Villon avec dévotion, y reconnaissant tout de suite, par-delà les rhétoriqueurs de la fin du xve siècle, le vrai poète déjà moderne, soucieux de la forme, sans puérile recherche des jeux difficiles et tours de force métriques.

Ce fut là son éducation littéraire, qu’il continua toujours ; car, trait essentiel, qui marque l’homme de métier, le bon ouvrier littéraire, il fit toujours des exercices. Il fut curieux de bons textes et soucieux de s’entretenir la main. Il fut éditeur, il fut traducteur. Il procura une édition du Roman de la Rose, une édition de Villon. Il traduisit beaucoup de Martial en vers ; en vers encore deux gros livres des Métamorphoses d’Ovide, du Virgile, du Lucien, du Musée (?)(Héro et Léandre), du Pétrarque, du Beroaldo, de l’Érasme. Ce n’est point un poète amateur. Tout en étant poète de cour, il est homme de bibliothèque, de travail littéraire minutieux, attentif et même ingrat. Il corrige des erreurs de copie ou d’impression, rétablit des textes, et est fier de ses restitutions. De celle-ci, par exemple : « Me suis avisé de vous mettre ici un couplet du mal imprimé Villon qui vous sera exemple et témoin d’un grand nombre d’autres autant brouillés et gâtés que lui :

Or est vrai qu’après plaincts et pleurs,
Et angoisseux gémissemens,
Après tristesses et douleurs,
Labeurs et griefs cheminemens,
Travaille mes lubres sentimens
Aiguysés ronds, comme une pelote,
Montrent plus que les comments
Et sens moral de Aristote.

« Qui est celui qui voudrait nier le sens n’eu être grandement corrompu ? Ainsi pour vrai l’ai-je trouvé aux vieilles impressions et pis encore aux nouvelles. Or voyez maintenant comment il a été rhabillé, et en jugez gratieusement :

Or est vrai qu’après plaincts et pleurs,
Et angoisseux gémissemens,
Après tristesses et douleurs,
Labeurs et griefs cheminemens,
Travail mes labres sentimens
Aiguisa (ronds comme pelote)
Me montrant plus que les Comments
Sur le sens moral d’Aristote.

« Voilà comment il me semble que l’auteur l’entendait, et vous suffise ce petit amendement pour vous rendre avertis de ce que puis bien avoir amendé en mille autres passages, dont aucuns ont été aisés et les autres très difficiles. Toutefois partie avec les vieux imprimés, partie avec l’aide des bons vieillards qui en savent par cœur, et partie par deviner avec jugement naturel, a été réduit notre Villon en meilleure et plus entière forme qu’on ne l’a vu de nos âges. »

Il est ainsi, vrai homme de lettres, avec tout le souci du métier bien fait, et de tout ce qui peut servir à bien faire le métier. Il s’inquiète, et envers encore, en quoi il a tort, de l’accord du participe selon que le substantif le précède ou vient après lui ; il donne une sentence sur le mot viser, nouveau alors. Il a des idées littéraires, les unes qui nous paraissent étranges, quoiqu’elles fussent du temps, et parce qu’elles en sont, les autres très justes, toutes intéressantes. Il donne, par exemple, quatre ou cinq explications mythiques et allégoriques du Roman de là Rose, pour prouver, ce dont je ne crois pas qu’il soit très convaincu, que ce poème ne contient rien qui ne soit de tous points édifiant. « Je ne veux pas, ajoute-t-il spirituellement, ce que je dis affirmer ; mais il me semble qu’il peut ainsi avoir fait. » Et du reste à qui ne voudrait s’appliquer qu’au sens littéraire encore l’ouvrage pourrait profiter singulièrement, « pour les doctrines et diverses sciences dedans contenues. » Ainsi « les philosophes naturels et moraux: y peuvent apprendre ; les théologiens, les astrologues, les géométriens, les alchimistes, faiseurs de mirouers, peintres et autres gens. » — On ne peut mieux dire, et ces lignes pourraient servir d’épigraphe au poème de Jean de Meung.

Il apprécie très bien Villon. Il ne cache pas sa répugnance de fin versificateur pour « la façon de rimer » du vieux poète, « ses mêlées (syntaxes compliquées) et longues parenthèses, ses coupes tant féminines que masculines », qui ne sont pas à imiter. Mais que les jeunes poètes « cueillent ses sentences comme belles fleurs », qu’ils « contemplent l’esprit qu’il avait », que « de lui ils apprennent àproprement décrire » et qu’ils contrefassent sa veine, « mêmement celle dont il use dans ses ballades, qui est vraiment belle et héroïque. »

Voilà un excellent jugement. Les restrictions dont il est accompagné ne sont pas moins justes. Marot sait bien pourquoi Villon a vieilli, déjà au moment où Marot écrit. Il a été beaucoup trop un poète de circonstances et comme un poète local. Un poète local reste toujours une manière de poète de province. Il a décrit et chanté des curiosités parisiennes de son temps. Rien de plus intéressant pour l’érudition. Mais la gloire générale d’un poète est en raison inverse de l’intérêt qu’il offre à l’érudit. Cinquante ans après sa mort, des parties considérables de Villon sont inintelligibles pour le public.

« Quanta l’industrie des lais qu’il fit en ses Testaments, pour suffisamment la connaître et entendre, il faudrait avoir été de son temps à Paris et avoir connu les lieux, les hommes et les choses dont il parle, la mémoire desquels tant plus se passera tant moins se connaîtra icelle industrie de ses lais dits. » Il y a une leçon et une règle de littérature à tirer de cet exemple : « Pour cette cause, qui voudra faire une œuvre de longue durée, ne prenne son sujet sur telles choses basses et particulières.  » Marot parle là en véritable chef d’école et en précurseur très intelligent de la Pléiade. Il sent la nécessité, sinon des « grands genres », qu’il est loisible de contester, du moins des « grands sujets. » Il devine cette vérité que, comme l’a dit Aristote, et dans un sens plus étendu que celui où il l’a dit, la poésie-est plus philosophique, c’est-à-dire plus générale que l’histoire, qu’elle doit dépasser les limites étroites du fait curieux, que le poète qui ne fait que préparer des matériaux à l’historien n’est qu’un chroniqueur, que le vrai poète est celui qui parle aux hommes de leurs sentiments éternels avec sa manière particulière de les éprouver.

On voit que Marot, avec sa légèreté de caractère, qu’il ne faut ni nier ni oublier, est un lettré attentif, informé et réfléchi. C’est un homme qui a les traditions de son art, et qui a médité sur son art, et qui s’en fait une idée élevée. Sa grande situation littéraire pendant une trentaine d’années tient en partie à cela. Ses nombreux amis littéraires sont des disciples. C’est plaisir, comme, dans sa querelle avec Sagon, il les appelle et les convoque autour de lui comme un roi de l’Iliade fait ses compagnons de guerre :

Venez mes disciples gentils
Combattre cette lourderie…

C’est Borderie, Fontaine, Gallopin, Brodeau. C’est encore Saint-Gelais, « créature gentille ». Heroët, l’auteur quelquefois charmant de la Parfaite amie, et Maurice Scève, plus tard pétrarquiste et symboliste extrêmement obscur, mais qui commença par être un imitateur aimable et clair de « maître Clément. » Ces poètes de la première « bande » ou de la première « volée », pour parler comme Pasquier, ces « avant-coureurs » de la Pléiade ont appris leur métier avec Marot. Il a été le maître en poésie et en versification de la première moitié du xvie siècle. Il a donné, de préceptes, d’exemples, de propagande littéraire, une nouvelle direction aux esprits. Il y a eu trois Malherbes de 1500 à 1610 : c’est Marot, Ronsard et Malherbe. Le moins convaincu, le moins actif, le moins influent, n’a pas été le premier. Comme on connaît surtout le « gentil Marot », l’auteur de pénétrantes épigrammes et de jolis madrigaux, comme souvent on oublie le savant, l’humaniste, et je ne dirai pas le théoricien, mais le critique et le bon conseiller en choses de lettres, il fallait insister sur ce qui précède.

III. Marot poète courtisan, poète familier. §

À considérer Marot simple ment comme faiseur de vers, il y a dans Marot un poète de cour, un poète de causerie familière, un poète polémiste, un poète religieux, et ce que j’appellerai un poète versificateur.

Le poète de cour est insipide. C’est Lien là qu’à son dam, Marot vérifie la justesse de sa théorie sur certaines parties des œuvres de Villon. La pièce de vers courtisanesque est essentiellement une pièce de circonstance, et qui ne peut pas dépasser les limites de la circonstance qui l’a fait naître. Entrée d’une reine dans une ville, arrivée d’une duchesse, de part d’une princesse ou retour d’un duc, ces choses intéressent d’autant moins le grand public et la postérité qu’elles intéressent davantage les personnes qui sont entrées, qui sont arrivées, qui sont parties ou qui sont revenues, et celles qui les accompagnaient dans ces déplacements. Tirer de ces incidents les choses d’intérêt universel qui transforment la pièce de circonstance en poème véritable est impossible ici, et même ne l’est guère qu’ici. Tous les poèmes doivent être des poèmes de circonstance, a dit Goethe, et c’est presque vrai ; mais à la condition que ces circonstances soient telles que la personne de l’auteur y soit intéressée et en soit émue ; parce qu’alors c’est un homme qui sent qu’il met dans son poème, et par conséquent tous les hommes qui sentent qu’il peut émouvoir ; et c’est ainsi qu’il peut se faire que, plus un poème est personnel, plus il soit universel. Mais dans te poésie courtisanesque il n’en va pas ainsi. Cette poésie est tout ce qu’il y a de plus objectif, et son objet n’intéresse que son objet. Il reste qu’elle soit aussi indifférente au public qu’elle l’est en vérité à l’auteur. Elle est indifférente au public comme m’est indifférent un compliment que, sans grande sincérité du reste, quelqu’un fait à mon voisin.

À la vérité, le talent se moque des règles et la poésie se moque de la poétique, et dans ce genre, faux par définition, Marot aurait pu montrer du talent. Mais il n’avait pas assez de génie pour triompher de la difficulté, au moins plus grande qu’ailleurs, qu’il y a à exceller dans un genre qui est ingrat parce qu’il est factice. Il n’y a réussi aucunement. Son joli vers y devient lourd, et sa langue vive et claire y devient terne. La moitié de l’œuvre de Marot est faite d’ouvrages de ce genre, et c’est pour cela qu’on ne lit guère Marot de suite et d’ensemble. C’est un malheur irréparable.

Le poète familier, le poète causeur est charmant. Il faut avoir lu Meschinot, Molli net et Guillaume Crétin (je ne dis pas Le Maire de Belges) pour savoir quelle lumière nouvelle a dû être Marot dans ce temps-là. Il a comme assoupli t élocution, la composition et l’invention elle-même, qui toutes étaient guindées et raidies. Il y a une plus grande distance entre Marot et ses prédécesseurs qu’entre Marot et la Pléiade, et même qu’entre Marot et Malherbe. Marot a l’invention libre et spontanée, l’allure facile et le style franc. C’est merveille comme, il ne faut pas dire dès sa seconde manière (on l’a dit), mais dès sa seconde pièce, il rompt avec les éternelles allégories et abstractions personnifiées du moyen âge. Il en reste beaucoup plus dans Ronsard et dans d’Aubigné. Son premier poème Le Temple de Cupido est une œuvre d’écolier brillant ; c’est une imitation du Roman de la Rose. Mais ce tribut payé, Marot s’est tenu quitte. Plus d’allégories, plus d’êtres de raison, plus de temple de Ferme-Amour et plus de Château de Sapience. L’esprit qui parle de plain-pied à l’esprit et quelquefois te cœur qui parle au cœur. Ses pièces sont courtes à l’ordinaire, bien conduites et d’un mouvement vif, quelquefois rapide. Elles ont le ton de l’entretien familier et facilement ingénieux. Elles ont quelque chose de direct, et vont par les chemins courts de celui qui parle au lecteur qui écoute plutôt qu’il ne lit. Tantôt il conte, tantôt il expose ses idées légères et aimables. Quand il conte, c’est avec infiniment d’esprit naturel et de bonne grâce spontanée. On connaît la fable du Rat et du Lion :

Lors le lion ces deux grands yeux vêtit
Et vers le rat les tourna un petit,
En lui disant : O povre verminière,
Tu n’as sur toi instrument ni manière.
Tu n’as couteau, serpe ni serpillon,
Qui sût couper corde nicord il Ion,
Pour me jeter de cette étroite voie.
Va te cacher, que le chat ne te voie.
— Sire Lion, dit le fils de souris,
De ton propos certes je me souris :
J’ai des couteaux assez, ne te soucie,
De bel os blanc plus tranchants qu’une scie ;
Leur gaîne c’est ma gencive et ma bouche.
Bien couperont la corde qui te touche
De si très près ; car j’y mettrai bon ordre.

Quel mouvement, et quelle aisance, et quel art de peindre ! Ces yeux dédaigneux du lion, a moitié vêtus de leurs paupières, et tournés un petit vers le rat, quelle science du geste et quel art pour le rendre en trois mots !

Quel tour preste, alerte et franc et qui, remarquez-le, est un charme pour l’oreille amusée comme pour l’esprit, dans ce petit Art d’aimer du Dialogue des deux Amoureux :

Quand les petites vilotières
Trouvent quelque hardi amant
Qui veuille mettre un diamant
Devant leurs yeux riants et verts,
Coac ! elles tombent à l’envers.
Tu ris ? Maudit soi t-il qui erre !
C’est la grand vertu de la pierre
Qui éblouit ainsi les yeux.
Tel don, tels présens servent mieux
Que beauté, savoir ni prières.
Ils endorment les chambrières,
Ils ouvrent les portes fermées,
Comme s’elles étaient charmées ;
Ils font aveugles ceux qui voient
Et taire les chiens qui aboient.
Ne me crois-tu point ?…

Est-ce assez français ? Et qu’il y avait longtemps qu’on ne pouvait dire d’un couplet de vers qu’il eût vraiment le tour français ! Je ne cite point comme trop connue l’Epître au roi pour avoir été dérobé. Elle est tout entière un petit chef-d’œuvre de bonne humeur, de gaîté fine et d’esprit.

Quand à cet esprit si spontané et naturel se mêle un grain de sensibilité, que Marot n’est pas incapable d’avoir quelquefois, c’est plaisir comme en son vieux style il a des grâces qui semblent nouvelles, et comme il fait songer, par exemple, aux petites pièces sans hautes prétentions et simplement aimables et caressantes de Musset :

Au bon vieux temps un train d’amour régnait
Qui sans grand art et dons se démenait,
Si qu’un bouquet donné d’amour profonde
C’était donner toute la terre ronde ;
Car seulement au cœur on se prenait.

Et si par cas à jouir on venait,
Savez-vous bien comme on s’entretenait ?
Vingt ans, trente ans, cela durait un monde
Au bon vieux temps.

Or est perdu ce qu’amour ordonnait ;
Rien que pleurs feints, rien que changes on oyt
Qui voudra donc qu’à aimer je me fonde,
Il faut premier que l’amour on refonde,
Et qu’on le mène ainsi qu’on le menait,
Au bon vieux temps.

C’est à cause de cette sensibilité légère unie à sa grâce d’esprit qu’il a su si bien tourner le compliment. Je ne parle plus de ces froids éloges de princes ou de princesses à l’occasion de leurs voyages ; mais du compliment rapide et discret, glissé aux premières lignes ou aux dernières d’une lettre en vers, du madrigal impromptu qui coule de la plume au cours d’une épître, et qui est comme un sourire tombé sur le papier. Marot est passé maître en ces grâces toutes françaises, comme La Fontaine. Un compliment, c’est un peu d’amour dans beaucoup d’esprit ; c’est juste la mesure du cœur et de l’esprit de Marot. Il est admirablement à l’aise dans ce genre secondaire, si l’on veut, mais où peu ont bonne grâce :

Qui eût pensé que l’on pût concevoir
Tant de plaisir pour lettres recevoir ?
Qui eût cuidé le désir d’un cœur franc
Être caché dessous un papier blanc ?
Et comment peut un œil au cœur élire
Tant de confort pour une lettre lire ?
Dont je maintiens la plume bien heurée
Qui écrivit lettre tant désirée ;
Bienheureuse est la main qui la ploya
Et qui vers moi de grâce l’envoya ;
Bienheureux est qui apporter ta sut,
Et plus heureux celui qui la reçut.

Aussi Marot est-il charmant dans le madrigal proprement dit, qui n’est qu’un compliment bien tourné. Il faut remarquer, à propos de ce « genre éminemment français », que peut-être en effet les étrangers (à en excepter les Italiens) n’y ont pas réussi du tout ; mais aussi que le nombre est très petit des Français qui y ont fait bonne figure. En vérité, j’en compte un par siècle, en en accordant deux, si l’on veut, pour le dix-huitième. Il faut croire que tourner une flatterie délicate qui ne soit pas fade est donc chose assez difficile, et partant le mérite n’en est pas petit. Dans Marot ; de ces flatteries-là on a le choix, et du choix on a l’embarras. Que dirons-nous de celle-ci ?

Mes yeux sont bons, Grelière, et ne vois rien :
Car je n’ai plus la présence de celle
Voyant laquelle au monde vois tout bien ;
Et voyant tout, je ne vois rien sans elle.
À ce propos souvent, mademoiselle,
Quand vous voyez mes yeux de pleurs lavés,
Me venez dire: «  Ami, qu’est-ce qu’avez ? »
Mais le disant vous parlez mal à point ;
Et m’est avis que plutôt vous devez
Me demander : « Qu’est-ce que n’avez point ? »

Nous en dirons peut-être qu’il n’y a pas beaucoup de poètes ambrés du xviiie siècle qui eussent été capables d’amener si gracieusement le trait final. Cela est joli comme une courbette correcte et savante, où se marque, tout en se disciplinant, la grâce naturelle. Et voyez encore ce jeu de coquetterie amoureuse, plus profond du reste qu’il ne lui plaît d’en avoir l’air, où l’on voit et où l’on peut comme suivre le sourire moitié audacieux, moitié soumis qui demande, qui hésite, et qui refuse pour se faire offrir :

Un doux nenni avec un doux sourire
Est tout honnête ! Il le vous faut apprendre.
Quant est d’oui, si veniez à le dire,
D’avoir trop dit je voudrais vous reprendre.
Non que je sois ennuyé d’entreprendre
D’avoir le fruit dont le désir me point ;
Mais je voudrais qu’en me le laissant prendre,
Vous me disiez : « Non. Vous ne l’aurez point. »

Boileau a raison, et « l’élégant badinage » est tout à fait le mot juste pour définir cette grâce enjouée, légèrement impertinente, et tendre encore, du courtisan spirituel, de l’homme du monde qui ne renonce pas tout à fait à être un homme de cœur, et qui met un grain d’amour vrai dans les jolis manèges du flirt pour le parfumer. — Je sais bien que cela mène au précieux. Oh ! que nous en sommes près, et, au goût des hommes très graves, comme déjà nous y sommes ! Et je sais bien que Marot y tombe. Je sais bien, car il ne faut rien cacher, qu’il est fort capable d’écrire ceci:

Ce nouvel au pour étrennes vous donne
Mon cœur blessé d’une nouvelle plaie.
Contraint j’y suis : amour ainsi ordonne,
En qui un cas bien contraire j’essaie.
Car ce cœur-là c’est ma richesse vraie :
Le demeurant n’est rien où je me fonde ;
Et faut donner le meilleur bien que j’aie,
Si j’ai vouloir d’être riche en ce monde.

Mais il est bien difficile d’être spirituel sans incliner vers la subtilité ; et à quelqu’un qui avait dit de Nisard qu’il avait de l’esprit, mais un esprit un peu précieux, Nisard répondait: « L’esprit est toujours précieux. » Il ne l’est pas toujours, mais il est rare qu’il n’y tende point ; à un homme d’esprit il ne faut point reprocher de tomber quelquefois dans la préciosité, mais rendre grâces de ce qu’il reste souvent en deçà ; et c’est le cas de Clément Marot.

Ce sont les hommes de ce genre à qui l’on pardonne de parler d’eux. On sait qu’ils n’en parleront pas en poètes lyriques, qu’ils n’en parleront pas avec intempérance, avec ostentation et avec des attitudes. Le grain de sottise naturel et indispensable au lyrique moderne leur manque pour cela. Marot, comme La Fontaine, parle de lui avec une naïveté qui n’a rien de commun avec la sottise que je viens de dire, et qui en est le contraire, avec un abandon familier et simple et un ton de confidence moitié souriante, moitié mélancolique. Ses souvenirs d’enfance, qu’on n’a pas assez rem arqués,

«  parce qu’ils sont déguisés sous la forme devenue un peu agaçante d’une églogue, comme dans Virgile, sont très gracieux et méritent d’être relevés :

Sur le printemps de ma jeunesse folle
Je ressemblais l’hirondelle qui vole,
Puis çà, puis là. L’âge me conduisait.
Sans peur ni soin, où mon cœur me disait.
En la foret, sans la crainte des loups
Je m’en allais souvent cueillir des houx,
Pour faire glus à prendre oiseaux ramages,
Tous différens de chants et de plumages.
…………………………………
Déjà pourtant je faisais quelques notes
De chant rustique et dessous les ormeaux
Quasi enfant sonnais les chalumeaux.
Si ne saurais bien dire ni penser
Qui m’enseigna sitôt d’y commencer,
Ou la nature aux Muses inclinée,
Ou ma fortune en cela destinée
À te servir : si ce ne fut l’un d’eux.
Je suis certain que ce fut tous les deux.
Ce que voyant le bon Janot, mon père,
Voulut gager à Jacquet son compère
Contre un veau gras deux agnelets bessons
Que quelque jour je ferais des chansons…
Aussi le soir quand les troupeaux épars
Étaient serrés et remis en leurs parcs,
Le bon vieillard après moi travaillait,
Et à la lampe assez tard me veillait,
Ainsi que font leurs sansonnets ou pies
Auprès du feu bergères accroupies.

Ces deux tableaux opposés l’un à l’autre, et cette enfance échappée, et cette première adolescence recueillie sous la lampe, et ce vieux poète sifflant son petit sansonnet, tout cela est bien joli et d’un ton bien fin. On aime à rapprocher de ce passage où il fait revivre le bon Janot son père, celui, le seul je crois, où il fait une allusion rapide à ses enfants. Il est aimable encore. Clément, moins jeune et moins gai que quand il sonnait les chalumeaux, est à Ferrare. Il demande un « petit sauf-conduit » pour revoir la France.

Ce que je quiers et que de vous j’espère,
C’est qu’il vous plaise au roi, votre cher père,
Parler pour moi, si bien qu’il soit induit
À me donner un petit sauf conduit
De demi an, qui la bride me lâche,
Ou de six mois, si demi an lui fâche,
Non pour aller visiter mes châteaux..
Mais bien pour voir mes petits Marotteaux.

Et rien n’est plus touchant, à cause de sa discrétion même, que ce propos d’exil où il y a un sourire et le commencement d’une larme.

IV. Marot poète polémiste, poète religieux, poète versificateur. §

Le polémiste dans Marot était redoutable. Il faut, quand on le lit, tenir compte de la crudité de langage du temps et ne pas se laisser rebuter par les injures dont ses œuvres satiriques sont parsemées. Il en a été de même jusqu’au milieu du xviie siècle, jusqu’à l’école de 1660, et ce n’est guère qu’à dater d’elle qu’il a été entendu qu’injurier est avouer qu’on manque d’esprit. Mais dans Marot, à côté des grosses insultes, il y a une raillerie joviale et puissante, et souvent aussi une ironie mordante et serrée, qui sont de vraies et fortes qualités de satirique. L’épître du valet de Marot à Sagon est une pièce rare, d’une vivacité et d’un mouvement singulièrement énergiques, sans compter que ce tour qui consiste à faire répondre à ses ennemis par son valet est pour le temps une idée neuve et d’une savoureuse ’ impertinence. Les épigrammes de Marot sont meilleures encore que ses épîtres satiriques ou ses coq-à-l’âne, souvent amusants, mais toujours obscurs. Les épigrammes sont la gloire même de Marot. En ce genre il est inventeur, créateur, absolument original. Toutes ses qualités ici lui servent. Il est court, ce que personne avant lui en France, et non pas même Villon, ira su être, il est clair, il est vif, il est spirituel, il a l’expression trouvée et inattendue, il a un certain tour à la fois facile en apparence et d’une précision très savante qui fait merveille dans l’attaque et la raillerie ; il a un ton de naïve té narquoise qui ajoute le ragoût et qui achève. Il est bien là sur un domaine qui est à lui. On n’a pleinement réussi depuis dans l’épigramme qu’en l’imitant, ou, sans qu’on l’imitât, quand on y était bon on semblait l’imiter. L’épigramme éloquente sur Samblançay et le lieutenant Maillard est dans toutes les mémoires :

Lorsque Maillart, juge d’enfer, menait
À Monfaulcon Samblançay l’âme rendre,
À votre avis lequel des deux tenait
Meilleur maintien ? Pour vous le faire entendre,
Maillart semblait homme que mort va prendre ;
Et Samblançay fut si ferme vieillard
Que l’on cuidait, pour vrai, qu’il menait pendre
À Monfaulcon le lieutenant. Maillart

L’épigramme de M. l’abbé et son valet est le modèle de cette épigramme à deux tranchants dont usera plus tard Racine contre Boyer et Coras, et dont Voltaire saura si souvent armer sa colère. Dans Marot elle n’est encore qu’amusante, gouailleuse et gaie :

Monsieur l’abbé et monsieur son valet
Sont faits égaux tous deux comme de cire :
L’un est grand fol, l’autre petit folet ;
L’un veut railler, l’autre gaudir et rire ;
L’un boit du bon, l’autre ne boit du pire.
Mais un débat au soir entre eux s’émeut ;
Car maître abbé toute la nuit ne veut
Être sans vin, que sans secours ne meure ;
Et son valet jamais dormir ne peut
Tandis qu’au pot une goutte demeure.

Quelques-unes des épigrammes de Marot sont encore obscures, quelques-unes sont trop libres pour notre goût, quelques-unes sont plates. La plupart se lisent encore avec beaucoup de plaisir. Elles sont la manifestation la plus naturelle, la plus franche et la plus aisée de cet esprit tout français, à la fois aimable, joyeux et agressif, qui avait pris le nom de Marot.

Cet esprit savait s’élever, sans effort, car il n’en fit jamais, et c’est le fond même de son charme qu’on n’en n’en sent jamais chez lui, jusqu’à une poésie assez forte, assez vigoureuse et grave. Marot, à travers toutes ses légèretés, était sérieusement et presque profondément religieux. On s’est demandé comment il a pu allier les écarts de sa vie et les obscénités de ses oeuvres à un sentiment religieux qui paraît sincère. On s’est posé le problème comme avec angoisse, et l’on a avoué comme avec accablement ne le pouvoir résoudre. Il ne me paraît pas qu’il y ait problème. Marot était un homme et un homme de son temps. Les incartades de sa conduite ne me paraissent pas avoir été beaucoup plus loin que celles de Racine, si même elles ont été jusque-là, et personne ne songe à s’étonner de la piété de Racine en songeant à ses erreurs morales, ou de ses erreurs en songeant à sa piété. Quant aux obscénités littéraires de Marot, en vérité elles sont assez rares, et il ne faut en grossir ni la mesure ni le nombre. Il a mis de temps en temps en vers les anecdotes, historiettes et fabliaux qui défrayaient les conversations libres de son temps, ni plus ni moins que Marguerite de Valois les a mis en nouvelles ; et ces sortes de divertissements, non seulement au xvie siècle, mais jusqu’au temps de madame de Sévigné, ne scandalisaient personne. Il y a même à remarquer, si l’on veut, et si l’on nous pousse sur ce point, que ces mêmes historiettes, que Marguerite raconte longuement, Marot les met généralement en une épigramme de dix vers. En pareille matière, la brièveté est une pudeur, ou du moins une marque de goût. Et le bon goût, au moins relatif, qu’on le compare à ses prédécesseurs, à ses contemporains ou à ses héritiers, c’est toujours ce qui met Marot à part et assez haut, et à quoi il faut toujours revenir pour le définir et le bien entendre. Il n’y a donc pas là le moindre problème, mais bien un cas qui était, au temps de Marot, un cas très commun et à bien peu près universel.

Le problème écarté, reste à dire que Marot avait des sentiments religieux et savait les exprimer fortement. C’est ici même que cet autre problème, celui de la ténacité des haines catholiques contre Marot, qui est beaucoup plus obscur, peut s’éclaircir un peu. Nous l’avons déjà expliqué par la virulence de certaines morsures de Clément. On peut essayer aussi de se figurer l’âme d’un docteur en Sorbonne d’alors à l’égard de Marot, de la façon suivante. Ce Marot est un poète de cour, un homme frivole, un faiseur de madrigaux et d’épigrammes, un plaisantin, un homme du reste sur qui on raconte des histoires galantes ; et il est religieux en quelques-uns de ses vers, avec un véritable accent de sincérité et de ferveur ! Ne faut-il pas pour cela qu’il soit affilié à la nouvelle secte ? Seule l’ardeur secrète du néophyte peut faire sortir ainsi un homme de son caractère naturel, et de temps en temps le ramener brusquement à des sentiments de piété inattendus. Catholique comme on est à la cour, Marot n’écrirait jamais un vers pieux de toute sa vie. Il doit y avoir un peu de Luther là-dessous. — Je crois que tel a pu être le système d’interprétation assez naturel et point trop hypocrite à l’endroit de Marot.

Et la vérité, probablement, est qu’il n’était point protestant et qu’il était pieux de sa nature. Protestant il l’est devenu, parce que, quand on vous attribue avec obstination persécutrice une opinion, on finit toujours par vous la donner : « Eh bien ! oui ! je le suis ! Là ! Vous m’ennuyez ! » Il est donc devenu protestant ; mais jusqu’à l’affaire des Psaumes, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême lin de sa vie, il y a à parier qu’il ne l’était point. Il était pieux ; il avait au fond de lui, comme pensée de derrière la tête et sentiment du creux du cœur, une certaine loi et espérance, et je ne dis pas charité, mais ardeur et ferveur, qui le portait naturellement vers Dieu ; et il n’y songeait pas toujours, naturellement ; mais il y songeait souvent ; et c’était un homme comme un autre, un peu meilleur.

On a cité comme beaux vers religieux certains passages de l’épître au roi du temps de l’exil de Marot à Ferrare. Ils peuvent être un peu suspects, parce qu’il s’agissait alors pour Marot de se laver des accusations portées contre lui pour obtenir son retour en grâce. C’est une pièce officielle. Cependant l’accent est bien fort, et du reste, comme ce sont au moins des vers très brillants, je les cite à mon tour :

De luthériste ils m’ont donné le nom.
Qu’à droit ce soit, je leur réponds que non.
Luther pour moi des ci eux n’est descendu,
Luther en croix n’a pas été pendu
Pour mes péchés ; et tout bien avisé
Au nom de lui ne suis point baptisé.
Baptisé suis au nom qui tant bien sonne
Qu’au nom de lui le Père éternel donne
Ce que l’on quiert ; le seul nom sous les cieux
En et par qui ce monde vicieux
Peut être sauf ; le nom tant fort puissant
Qu’il a rendu tout genou fléchissant
Soit infernal, soit céleste ou humain ;
Le nom par qui du Seigneur Dieu la main
M’a préservé de ces grands loups rabis
Qui m’épiaient dessous peaux de brebis.

Voilà celui pour qui il voudrait mourir, de mort cruelle, sur le bûcher, mais vraiment pour le servir, et non par l’effet d’un sauvage caprice :

Ô Seigneur Dieu, permettez-moi de croire
Que réservé m’avez à votre gloire.
Serpens tortus et monstres contrefaits,
Certes sont bien à votre gloire faits,
Puisque n’avez voulu donc condescendre
Que ma chair vile ait été mise en cendre,
Faites au moins, tant que serai vivant,
Que votre honneur soit ma plume écrivant ;
Et si ce corps avez prédestiné
À être un jour par flamme terminé.
Que ce ne soit au moins pour cause folle,
Ainçois pour vous et pour votre parole.
Et vous supply, père, que le tourment
Ne lui soit pas donné si véhément
Que l’âme vienne à mettre en oubliance
Vous, en qui seul git toute sa fiance ;
Si que je puisse avant que d’assoupir
Vous invoquer jusqu’au dernier soupir.

Certes, ce sont là des vers non seulement oratoires, mais où un véritable mouvement lyrique se fait déjà sentir. Si l’on tient cependant à saisir la pensée religieuse de Marot dans une pièce où il eût moins que dans celle-ci intérêt à la mettre en lumière, j’appellerai l’attention du lecteur sur cette belle Complainte de la mort8, qui est, à mon gré, ce que Marot a écrit de plus élevé, de plus fort, de plus pur, et aussi de plus ferme comme style. Songez qu’avant Marot la pensée de la mort n’inspire jamais, même à Villon, que l’effroi, l’horreur tragique, un beau frisson, mais un frisson seulement. Elle est celle qui « d’une tremblante horreur fait hérisser la peau » ; et, certes, cette sensation, chez Villon comme chez Gautier, peut être inspiratrice de très beau vers pittoresques, patibulaires et macabres. Mais la grande pensée philosophique et religieuse, c’est à Marot qu’il nous faut venir pour la trouver. Il est ainsi le premier qui, rarement, je le sais, mais non sans succès, à la rencontre, rend le vers français capable de porter l’idée philosophique. De l’abus qu’on a fait plus tard de la poésie gnomique en France il ne faut pas le rendre responsable, et du premier essai sérieux fait en ce genre il faut le louer. Voici comme il fait parler la Mort :

L’apôtre Paul, saint Martin charitable
Et Augustin de Dieu tant écrivant,
Maint autre saint plein d’esprit véritable
N’ont désiré que moi en leur vivant.
Or est ta chair contre moi écrivant ;
Mais pour l’amour de mon Père céleste
J’enseignerai comme iras ensuivant
Ceux à qui oncq mon dard ne fut moleste
L’âme est le feu, le corps est le tison ;
L’âme est d’en haut ; et le corps inutile
N’est autre cas qu’une basse prison
En qui languit l’âme noble et gentile.
De tel prison j’ai la clef très subtile :
C’est le mien dard, à l’âme gracieux,
Car il la tire hors de sa prison vile,
Pour d’ici-bas la renvoyer aux cieux.

Au seul point de vue humain la mort est bonne, puisqu’elle est libératrice, et la seule libératrice qui soi sûre. Tendez à ce port, au lieu de redouter cet écueil :

Confesse donc que je suis bien heureuse,
Puisque sans moi tu ne peux être heureux,
Et que ta vie est aigre ou rigoureuse
Et que mon dard n’est aigre ou rigoureux ;
Car, tout au pis, quand l’esprit vigoureux ;
Serait mortel comme le corps immonde,
Encore t’est ce dard bien amoureux
De te tirer des peines de ce monde.

Et au point de vue religieux le mystère de la mort est le mystère même du christianisme. C’est l’amour de la mort que Jésus a voulu nous enseigner par le spectacle de la sienne :

Jésus, afin que de moi n’eusses crainte,
Premier que toi voulut mort encourir ;
Et en mourant ma force a si éteinte
Que quand je tue on ne saurait mourir.
Vaincue m’a pour les siens secourir,
Et plus ne suis qu’une porte ou entrée
Qu’on doit passer volontiers pour courir
De ce vil monde en céleste contrée.

Ce beau poème est important à tous les égards. Il montre Marot, qu’il soit catholique ou protestant, comprenant fortement la religion chrétienne et la haute philosophie qu’elle contient ; il montre Marot capable d’une pensée grave et même sévère, et n’étant jamais mieux inspiré que quand il en a une qui est telle ; il marque la date vraie de la première tentative sérieuse et heureuse en France de la poésie philosophique, dont on donne trop souvent Ronsard comme l’initiateur ; il nous présente comme le premier de nos poètes philosophes le gentil, frivole et étourdi Clément Marot, ce qui peut amuser, mais ce qui doit surtout nous instruire à nous former de Marot une idée plus complète que celle que nous avons accoutumé d’en avoir.

Et comme il ne faut rien cacher, j’ai dit qu’il y avait enfin dans Marot un poète versificateur, et je m’explique sur ce point. Le poète versificateur, qui est une des hontes de l’esprit humain, est, au-dessous du poète de cour, au-dessous du poète de circonstances, au-dessous du poète d’album, le poète professionnel, le poète qui fait le vers pour le vers, le poète qui est artisan de rimes comme on est luthier, et qui fait un poème comme on fait une pendule, pour reprendre le mot de La Bruyère, simplement parce qu’il sait les procédés et a fait un bon apprentissage. Les rhétoriqueurs de la fin du xve siècle n’étaient pas autre chose. Marot les méprise, il le dit, et ne laisse pas de faire parfois comme eux. Il était professionnel. Il était fils de poète, et son père lui avait appris à « sonner du chalumeau » comme « les bergères leurs sansonnets à siffler. » Le métier est très grand chez Marot, ce qui est une excellente chose ; mais le métier persuade quelquefois aux poètes de se contenter de lui. Marot a cédé trop souvent à cette sollicitation. Il lui arrive alors de parler sans avoir rien à nous dire et seulement pour nous faire admirer son adresse verbale ou rythmique. Il fait alors aux hommes de notre âge l’effet d’un Banville du xvie siècle. Rien n’est plus puéril. Marot devient en ce cas le rival du « bon Crétin au vers équivoqué. » Il nous donnera toute une ballade de trente-neuf vers en rimes de ac, ec, ic, oc et ne. Voici un bel exercice de haute difficulté :

Or est Noël venu son petit trac,
Sus donc aux champs, bergères de respec ;
Prenons chacun pannetier et bissac,
Flûtes, flageol, cornemuse et rebec ;
Ores n’est pas temps de clore le bec.
Chantons, sautons et dansons ric à ric ;
Puis allons voir l’enfant au pauvre nic
Tant exalté d’Elie, aussi d’Enoc,
Et adoré de maint grand roi et duc ;
S’on nous dit nac, il faudra dire noc.
Chantons Noël, tant en soit qu’au déjusc.

Et ensuite, cela recommence. Un homme est à fouetter quand il fait de ces choses-là, et les imprime. Des équivoques proprement dites, c’est-à-dire des rimes-calembours, il nous en donne, même dans les pièces sérieuses, avec une complaisance coupable :

L’une maudit par angoisse très dure
Le jour auquel elle se maria ;
L’autre se plaint que jaloux maria ;
Et les saints mots que l’on dit pour les âmes
Comme Pater et Ave Maria,
C’est le babil et le caquet des dames.

On trouve chez lui les rimes équivoquées : « mortel être — tel être » — « sous France — souffrance » — « crotté —obsecro te  » — « argentier— large et entier. » Nul doute qu’il ne se félicitât de ces gentillesses, comme dit Pasquier de siennes trouvailles, à peu près pareilles. En semblable affaire il faut être sévère sans doute ; mais il faut toujours se demander si de tels défauts sont chez un auteur restes d’une mauvaise mode dont il se détache, ou premiers traits d’une manie qu’il inaugure. Or il faut bien savoir que cette frénésie était beaucoup plus forte chez les devanciers de Marot que chez lui ; que par exemple dans la hiérarchie des rimes, telle qu’on la trouve chez les faiseurs d’arts poétiques jusqu’en 1550, la « rime équivoquée » occupe le premier rang, la place d’honneur, est recommandée comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain auquel il y a bien peu qui atteignent. Marot ici paye un dernier tribut. Il a tort de le payer ; mais il ne fait, comme il arrive souvent, qu’adorer encore un peu ce qu’il brûle. Dans Marot, le poète versificateur, le poète professionnel, le rhétoriqueur existe ; mais il est juste de ne le signaler que pour mémoire.

V. Son style et ses rythmes §

C’est surtout comme écrivain que Marot est un homme très considérable dans la littérature française. Il avait le plus grand souci de la langue. Malgré ce qu’il a dit de « sa plume essorée et rustique », sa plume est très circonspecte et très savante. Il donne de vraies consultations à ses disciples, comme Ronsard, comme Malherbe, sur la syntaxe, sur le tour et sur le choix des mots. Pour l’un de ses écoliers il enveloppe d’un joli compliment une fine critique du trop haut style et une protestation contre le galimatias :

Tes points sont grands, tes mètres mesurés,
Tes dits tout d’or, tes termes azurés,
Voire si hauts et ardus, à tout prendre.
Que mon esprit travaille à les comprendre.

À d’autres il donne des avis minutieux sur certains néologismes, dès termes impropres, des tournures vicieuses. Il tance vertement son ennemi Sagon sur l’infinitif concluer, qui, à vrai dire, est fâcheux :

Ce vilain mot de concluer
M’a fait d’ahan le front suer.

C’est un puriste, et il ne craint pas plus qu’un autre « de regratter un mot douteux au jugement. » C’est à ce soin et à ce scrupule sévère qu’il a dû d’écrire plus purement que tous ses contemporains et que la plu part de ses successeurs jusqu’au xviie siècle. Sa syntaxe, comme on l’a vu, est nette, claire et facile, très dépouillée et très unie. On le lit aussi facilement qu’un moderne. Quelquefois, pour la rime, et surtout pour ces malheureuses rimes équivoquées qu’il n’a pas eu le courage de proscrire, il a quelques inversions un peu dures pour nous, très complaisamment tolérées alors, et qui même passaient pour des élégances. Mais en général clarté et pureté de diction sont les traits essentiels de Marot, et où on le reconnaît entre vingt, non seulement de son époque, mais des générations suivantes. C’est à Voltaire qu’il ressemble le plus pour la vivacité et la grâce aisée de l’allure preste. Est-ce point un début de Voltaire que ceci :

Pour à plaisir ensemble deviser.
On ne saurait meilleur temps aviser
Que de Noël la minuit ou la veille.
En cette nuit le Dieu d’amour réveille
Ses serviteurs, et leur va commandant
De ne dormir, mais rire, cependant
Que Faux-Dangier, Maubec et Jalousie
Sont endormis au lit de Fantaisie.
Ô nuit heureuse ! ô douce noire nuit !
Ta noireté aux amants point ne nuit,
Plutôt endort les langues serpentines,
Si que feignant d’aller droit à Matines,
Plusieurs amants peuvent bien, ce me semble,
En lieu secret se rencontrer ensemble…

Il n’y a rien de plus précis, de plus arrêté en une ligne sûre et ferme que ce petit couplet, d’une si juste philosophie, du reste :

Pourquoi voulez-vous tant durer ?
Ou renaître en fleurissant fige ?
Pour pécher et pour endurer ?
Y trouvez vous tant d’avantage ?
Certes celui n’est pas bien sage
Qui quiert deux fois être frappé,
Et veut repasser un passage
Dont à peine il est échappé.

Sauf un peu de gaucherie au quatrième vers, quel succès de précision délicate, quelle « réussite » élégante que ce joli madrigal :

Si jamais fut un paradis en terre.
Là où tu es, là est-il sans mentir.
Mais tel pourrait en toi paradis querre
Qui ne viendrait, fors à peine, sentir.
Non toutefois qu’il s’en doit repentir ;
Car heureux est qui souffre pour tel bien.
Doncques celui que tu aimerais bien
Et qui reçu serait en si bel être,
Que serai t-il ? Certes je n’en sais rien,
Fors qu’il serait ce que je voudrais être.

On admire, et avec raison, la gracieuse chanson de Malherbe : « Ils s’en vont, ces rois de ma vie, ces yeux, ces beaux yeux… » ; mais ne la donneriez-vous pas pour ces deux stances de Marot où la netteté lumineuse s’allie à tant de grâce mélancolique ?

Puisque de vous je n’ai autre visage,
Je m’en vais rendre hermite en un désert,
Pour prier Dieu, si un autre vous sert,
Qu’autant que moi eu votre honneur soit sage.

Adieu amours, adieu gentil corsage,
Adieu ce teint, adieu ces friands yeux !
Je n’ai pas eu de vous grand avantage.
Un moins aimant aura peut-être mieux.

Voilà ce qui manquait à la poésie, à la langue des vers, jusqu’à Marot, la précision, le tour net, le relief ferme, la sûreté de révolution et de l’arrêt, de l’essor, du vol et de la chute. La langue des vers avait jusqu’à lui quelque chose de flottant, d’incertain et de mou. Un beau vers ou deux, de temps en temps, se détachait, au travers d’une prose ri niée moins forte et moins consistante que la prose ordinaire. Marot, non pas toujours, mais souvent, comme on vient de le voir, et c’est pour qu’on le vît que j’ai multiplié les citations, lui a donné le nerf, la vigueur intime et comme le ton qui lui manquaient. Il est à cet égard un maître inattendu, hors de pair, à qui ses héritiers doivent beaucoup et auraient du devoir davantage, et qui doit peu lui-même à ceux qui le précédent. C’est un honneur à son temps de l’avoir tant estimé, et une mauvaise marque pour l’âge suivant de ne l’avoir pas estimé assez. Il doit compter, comme poète, pour un de nos bons auteurs ; comme écrivain, pour un de nos classiques, pour un de ceux qui ont contribué à faire, à dégager au moins, et à pétrir vigoureusement et diligemment la langue française, avec l’intelligence avisée et sûre du génie particulier qui est le sien.

Comme métricien, Marot, dont je ne songe pas à lui faire un crime, est peu inventeur. Il se sert communément des rythmes de son temps, ballade, rondeau, chant royal. Comme tout son temps il a peu usé de l’alexandrin. Je trouve qu’il ne l’a employé que huit fois, et toujours pour des pièces très courtes. Il avait trop dans l’oreille le rythme du décasyllabe, qu’il manie si bien, qui est le vers marotique par excellence, pour être à l’aise dans cet alexandrin que jusqu’à Ronsard on trouvera trop long et traînant. Il a traduit quantité d’hexamètres latins et toujours en décasyllabes, sans être averti par l’ampleur du vers latin, de l’insuffisance du décasyllabe français à le rendre. Cette découverte que tous les vers français, et peut-être l’alexandrin lui-même, sont trop courts, il a laissé à d’autres l’intelligence et l’honneur de la faire.

Il n’est pas sans avoir admis quelques nouveautés assez intéressantes pour le temps où il écrivait. Il a un sonnet, qui même est assez bon, et qui même, sauf l’alternance des rimes masculines et féminines aux tercets, est régulier9. Il a une pièce (le psaume xi) où il entremêle alternativement les tercets elles quatrains. La rime laissée en suspens par le tercet est une des deux rimes du quatrain suivant. Cela fait un rythme assez singulier, qui semble comme boiteux ; mais la nouveauté est du moins curieuse, car c’est comme un compromis entre la terza rima italienne, nouvellement connue alors, et le poème en quatrains, essentiellement français et traditionnel.

Quand il n’emploie ni la ballade ni le chant royal, les strophes dont il use le plus volontiers sont la stance de quatre vers décasyllabes, — la stance de six vers décasyllabes, déjà assez ample :

Sus ; louez Dieu, mon âme en toute chose
Et tout cela qui dedans moi repose ;
Louez son nom très saint et accompli.
Présente à Dieu louanges et services,
Ô toi mon âme, et tant de bénéfices
Qu’en as reçus ne les mets en oubli.

et le quatrain octosyllabique, beaucoup trop grêle et incapable de porter une pensée un peu forte :

Rendez à Dieu louante et gloire ;
Car il est bénin et clément ;
Qui plus est sa bonté notoire
Dure perpétuellement.

Marot est très capable de ces erreurs en choses de rythme. Il cherche surtout à varier beaucoup ses mètres. Ce n’est pas tant varier qu’accommoder bien le rythme à la pensée, qui est utile en cette affaire. On trouvera, par exemple, souvent chez lui le vers décasyllabe alterné avec le vers de six syllabes, et ce rythme est très agréable ; mais on trouvera aussi le décasyllabe alterné avec l’octosyllabe, et il n’y a pas une assez grande différence de longueur entre ces deux vers : l’oreille est déroutée plutôt que satisfaite.

On trouvera aussi chez lui de vrais contre-sens rythmiques, comme celui-ci. Il emploie le rythme célèbre de « Bel aubépin verdissant, — Fleurissant », à exprimer l’effroi de l’homme sous la colère de Dieu :

Las ! en ta fureur aigue
Ne m’argue
De mon fait, Dieu tout-puissant.
Ton ardeur un peu retire,
En ton ire,
Ne me punis languissant.

Un air de danse et des paroles d’adoration. C’est tout à fait « le Dies iræ sur le mirliton » dont parle quelque part Emile Augier. Ce vieil air de ronde, qui est très joli, et qui vient du moyen âge, car si haut qu’on remonte dans notre littérature, on le retrouve toujours, est très aimé de nos poètes ; mais il leur a joué souvent d’assez méchants tours. Il est une des pierres de touche de leur sûreté d’oreille.

Certaines habitudes rythmiques de Marot sont au contraire très heureuses. Par exemple il a souvent employé la strophe suivante :

Douce santé, de langueur ennemie.
De jeux, de ris, de tous plaisirs amie,
Gentil réveil de la Force endormie,
Douce santé,

Soit à ton los mon cantique chanté,
Car par toi est l’aise doux enfanté,
Par toi la vie en corps aggravante
Est restaurée.

On voit que la rime laissée en suspens au premier quatrain devient la rime maîtresse et comme unique du second, et ainsi de suite, et qu’ainsi les quatrains, quoique très autonomes, sont reliés les uns aux autres par un son de rappel. C’est le principe de la terza rima, que l’on peut appliquer avec diverses modifications à bien des combinaisons rythmiques très différentes de la terza rima. Ce rythme, dont les poètes du moyen âge sont très coutumiers, convient extrêmement bien aux stances. On peut dire, sans crainte de se tromper, qu’autant les strophes, longues, amples, solides, doivent être nettement séparées les unes des autres, autant les stances courtes, légères, un peu fluides, s’accommodent bien d’être ainsi reliées plus ou moins étroitement par un artifice de la rime et de former comme une tresse plus ou moins serrée. Il y a à remarquer que La Fontaine, qui, en son vers libre, est presque toujours rythmique, et donne presque toujours, sans en avoir l’air, en la dissimulant, ou sans s’en douter, une suite de stances, fait jouer à la rime, très souvent, d’une stance à l’autre, exactement le même rôle que Marot ci-dessus10.

Il faut encore noter un grand goût de Marot pour le rythme impair, je ne dis pas le vers impair, qu’il n’aime pas, mais la stance composée d’un nombre impair de vers. Il est très visible que ce genre de combinaisons est tout à fait à son gré. Il y revient sans cesse. La stance de cinq vers, sous diverses formes, lui plaît particulièrement. Tantôt il la fera de deux vers masculins et trois féminins :

Le cœur de vous ma présence désire,
Mais pour le mieux, belle, je me retire ;
Car sans avoir autre contentement
Je ne pourrais servir si longuement.
Venons au point, au point qu’on n’ose dire.

tantôt de trois masculins et deux féminins :

Dieu du haut ciel a regardé ici
Sur les humains avec diligence,
S’il enverrait quelqu’un d’intelligence
Qui d’invoquer la divine merci
Fût en souci.

ou encore :

Qui est-ce qui conversera,
Ô Seigneur, en ton habitacle,
Et qui est celui qui sera
Si heureux que par grâce aura
Sur ton saint mont son tabernacle ?

Cette prédilection marque une oreille attentive et juste. Les rythmes impairs permettent et exigent un redoublement d’une des deux rimes qui est très agréable, très périlleux aussi, alanguissant un peu la phrase musicale, mais, précisément pour cela, ôtant au rythme quelque chose de la rigueur et de la raideur qu’il a très souvent en français, et, quand il est employé à sa place, donnant à tout le morceau une flexibilité et une douceur charmantes. Ai-je besoin de rappeler les vers immortels de Lamartine ?

Ainsi tout fuit, ainsi tout passe ;
Ainsi nous-même nous passons.
Hélas ! sans laisser plus de trace
Que cette barque où nous glissons.
Sur cette mer où tout s’efface.

Il faut donc savoir gré à Marot de sa tendresse pour le rythme impair. Il l’a une fois essayé sur la strophe de sept vers. Cette strophe est déjà peut-être un peu longue pour l’admettre. L’effet ne me semble pas très heureux. Le lecteur va en juger :

Bacchus alors chapeau de paille avait
Et arrivait pour benistre la vigne ;
Avec flacons Silenes le suivait,
Lequel buvait aussi droit qu’une ligne ;
Puis il trépigne et se fait une bigne ;
Comme une guigne était rouge son nez ;
Beaucoup de gens de sa race sont nés.

Il faut que le rythme impair soit assez court pour que l’oreille s’avise facilement qu’il est impair. Ici elle ne s’aperçoit pas très nettement qu’il y a sept vers et non pas huit.

On voit que Marot, sans être précisément un inventeur en matière de rythmes, sans être, d’autre part, d’un instinct rythmique infaillible, ce qui est donné à infiniment peu de versificateurs, est cependant un très bon métricien, un très diligent et avisé amateur et chercheur de combinaisons musicales ingénieuses enfin un homme qui a donné des leçons et des exemples aux poètes de son temps presque autant en choses de rythmes qu’en choses de style. Là aussi il est créateur, quoique beaucoup moins que comme écrivain ; là aussi il est judicieux ; là aussi, sauf quelques erreurs, qu’encore on peut contester, il a sa qualité maîtresse, le goût, qui le distingue toujours à travers tous ses contemporains, et qu’il faut n’avoir presque rien lu de tous ceux qui l’entourent pour lui dénier.

VI §

« Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et au contraire que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été si tôt suivis d’un Racan et d’un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée.  » La Bruyère, qui du reste est à peu près le seul homme du xviie siècle qui connaisse le xvie, a vu ici la suite des choses avec beaucoup d’exactitude. La langue, du moins celle des vers, prend sa force, sa netteté, sa grâce, son tour vraiment français avec Marot ; elle les perd en partie, ou risque grandement de les perdre avec Ronsard et les plus boursouflés de ses disciples ; elle les retrouve avec Malherbe. À certains égards la Pléiade a rendu de grands services au style et à la langue ; mais, essentiellement et en son fond, elle est une déviation, un écart, après lequel la marche naturelle reprend son cours. Aussi Malherbe semble-t-il venir, non après Ronsard, mais après Marot. C’est encore ce que La Bruyère dit très bien : « Marot par son tour et par son style semble avoir écrit depuis Ronsard : il n’y a guère entre Marot et nous que la différence de quelques mots. » Rien n’est plus vrai. La Pléiade a son grand rôle que nous apprécierons ; mais on la croit trop sur parole quand on estime avec elle qu’avant elle il n’y a rien. Il faut bien se garder surtout de la confondre avec la Renaissance. Elle est une forme, intéressante, curieuse, utile même, mais seulement une forme particulière, et qui n’est point très bonne, de la Renaissance ; elle n’est pas la Renaissance elle-même. La Renaissance a ses premiers traits dans Villon, et commence décidément et distinctement avec Marot, aussi savant, à bien peu près, que Ronsard, aussi nourri, à bien peu près, de lettres grecques et latines, mais plus discrètement savant, plus averti du secret génie de la langue qu’il parle, et, depuis le commencement du xvie siècle jusqu’à La Fontaine, le plus Français des hommes qui savent le latin.

C’est ainsi qu’il a créé pour un siècle environ la vraie langue poétique française, et qu’il a, phénomène curieux et unique, créé pour plus d’un siècle, pour Racine, pour Boileau, pour J.-B Rousseau, pour Voltaire, pour Lebrun, la langue spéciale de l’épigramme, que les Français écrivent tout naturellement en style marotique. — Comme tour d’esprit son influence est plus grande encore, ou, si l’on veut, et l’honneur ne lui en sera que plus beau, son tour d’esprit s’est trouvé celui des hommes de France qui ont été les plus spirituels. Il a en lui du Maurice Scève, du Joachim du Bellay, du Voiture, du La Fontaine, du Voltaire, et tout le dix-huitième siècle des « petits vers », qui est charmant, procède de lui ou lui ressemble ; et comme, par tout un côté, Musset procède du xviiie siècle, par toute cette partie-là il rappelle Marot à chaque instant. — Capable, du reste, sinon de grandeur, du moins de force, il a su s’élever souvent, et sans effort, au-dessus de ce qu’il était à son ordinaire, et l’on reconnaîtra sans doute que Voltaire est injuste à son endroit quand il assure que « Marot n’a qu’un style et chante du même ton les psaumes de David et les merveilles d’Alix. »

Il a dû à tout cela, malgré le tort que lui a fait momentanément la Pléiade, d’être toujours lu, ou tout au moins d’être toujours tenu pour un homme qu’on devrait lire. Ronsard lui-même s’en souvient plus qu’il ne voudrait le dire ou plus qu’il ne le croit :

Et la Touvre qui court toute blanche de cygnes

est un joli vers : Marot avait dit :

La pauvre Touvre arrosant Angoulême…
Et sur son eau chantent de jour et nuit
Ces cygnes blancs dont toute elle est couverte.

La Fontaine le reconnaît formellement pour son maître ; Boileau veut qu’on l’imite, et consacré ainsi, il a traversé toute la période classique, honoré comme un maître un peu suranné, mais considérable.

Il l’est en effet. Les trois grands ouvriers de notre littérature poétique classique, à différents titres, et encore que dédaigneux les uns des autres, sont Marot, Ronsard et Malherbe. Ce sont eux qui la créent, qui la pétrissent, qui la forment, la déforment et la redressent, dans ces tâtonnements des premiers jours où les erreurs sont aussi nécessaires et contribuent autant à l’œuvre définitive que les sagesses. Et des trois, Marot est le premier en date, et des trois, il est le plus aimable, et des trois, ce qui a son importance chez un initiateur de la littérature française, il est le plus spirituel. Et je n’ai pas dit pour cela qu’il soit le plus grand.

Rabelais §

Les critiques, les professeurs de littérature, les conférenciers ou les simples causeurs ont toujours été très embarrassés en présence de Rabelais et de son œuvre. C’est une énigme. La Bruyère l’a dit en une de ses pages les plus élégantes, « c’est une énigme, quoi qu’on en dise, inexplicable » ; et tous de répéter avec un redoublement d’indécision et de confusion : « C’est une énigme ». Mon embarras n’est pas moins grand ; il est pire ; car c’est un très grand embarras de ne point se sentir embarrassé où tout le monde l’est, et c’est avec une défiance de soi qui est un grand trouble qu’on déclare ne voir nulle énigme où tout le monde en trouve une. Mais il n’est que de dire naïvement, fût-ce à sa honte, ce que l’on pense, et je ne trouve nulle énigme, et, sinon nulle profondeur, du moins nul abîme, dans Rabelais.

Un docteur très savant, très laborieux, très grave dans l’exercice de sa profession et dans la suite persévérante de ses études, de bonne santé du reste, de bonne conscience et partant de naturel gai, a fini sa journée commencée à cinq heures du matin ; il est huit heures du soir ; il vient de dîner intelligemment mais largement ; ses amis sont là qui aiment à l’entendre causer ; il cause, il se détend, il raconte des histoires, quelquefois grasses et en mots crus, car sa profession, depuis les dîners d’internat, lui a fait perdre la pudeur du mot ; il égrène ses souvenirs, cite des anecdotes, rappelle des farces d’écolier, souvent se lance dans des imaginations énormes et des fantaisies plantureuses, fait des calembours, sème des brocards, rit le premier à gorge déployée et à panse redondante de ses bons mots et de ses folies ; entre temps, laisse comme échapper sa science qui est prodigieuse, ou, à propos de n’importe quoi, montre sans y songer son bon sens ferme, sa raison lumineuse, point élevée, point distinguée, mais solide, droite, puissante et généreuse comme le coup de bistouri assuré et triomphant qu’il donnait ce matin de sa poigne robuste pour sauver un malade ; et il renvoie son monde avec de bonnes tapes amicales, l’écoute un instant descendre avec des rires le grand escalier sonore, dit une parole affectueuse et cordiale au bon Dieu, et s’endort à poings fermés d’un gros sommeil de bon géant. — Il n’y a rien de très compliqué dans ce brave homme, et à bien peu de chose près, il me semble que c’est Rabelais.

I. Sa vie et son caractère. §

Il naquit en Touraine, en plein pays bien français, riche, gras, point pittoresque, mais aimable et toujours riant. Il était de famille populaire, pauvre, mais robuste et de forte sève. Enfant il grimpa et dévala mille fois dans les ruelles montantes et tortueuses de Chinon, « le bois en haut, au pied la Vienne », du château escarpé à la rivière douce et joyeuse, dans une petite ville de paysans presque aisés et de bourgeois presque rustiques, dans de bonnes mœurs faciles et gaies, loin des frontières troublées et inquiètes, en grande-tranquillité d’âme.

Adolescent il fut moinillon, jeune homme il fut moine. C’était moins gai, nullement triste pourtant, grâce au désordre qui régnait alors dans ces maisons-là. On y pouvait rire, on y pouvait ne rien faire, on y pouvait même travailler, j’entends lire. C’était plein de vieux livres auxquels personne ne touchait. Le jeune homme s’aperçut qu’il était né savant, c’est-à-dire curieux et pourvu d’une mémoire exorbitante. Il lut. Il lut du latin, il lut du grec. Vers 1515 c’était chose grave. Le grec était langue suspecte ; mais aussi c’était une recommandation auprès de quelques habiles. Les gens lisant dans le grec formaient une sorte de franc-maçonnerie. On se reconnaissait en Mnémosyne. Il suffit au « gentil Rabelais » de savoir le grec pour être, quoique si éloigné de Paris, l’ami de Budé. L’amitié de Budé le mena à l’amitié de d’Estissac, évêque lettré du temps, et l’amitié de d’Estissac fut pour le jeune moine la clef des champs. Plus de couvent, une chambrette chez l’évêque à Maillezais ou à Ligugé, des livres à planté, des loisirs studieux, comme office amuser Monseigneur, qui, aimant la science et les gais propos, était facile à amuser.

Ce fut alors que Rabelais, qui était plein de bonne qualités, s’en découvrit une nouvelle II vit qu’il savait plaire et qu’il pourrait avoir dans la vie de très bons et très solides protecteurs. Il prit bonne note de cela, et dès lors sa vie fut tracée. Elle est très nette, quoi qu’il paraisse, et parfaitement suivie, encore qu’errante. Ce fut une vie d’étudiant à perpétuité. Rabelais n’a pas fait autre chose en toute son existence qu’étudier sans cesse, et professer un peu, ce qui est une manière de résumer ses études, c’est-à-dire d’étudier encore.

On remarque qu’il avait la manie des voyages et le goût de vagabonder. Point du tout. Il était étudiant, tout simplement, comme on l’était en ce temps-là. Un étudiant du seizième siècle voyage sans cesse, d’université en université, pour varier et compléter ses connaissances. Le « Tour de France » était nécessaire autrefois à l’ouvrier pour se perfectionner dans son métier et recueillir ici et là les différents procédés de fabrication. Au seizième siècle, la science, elle non plus, n’étant point centralisée, l’étudiant allait de ville en ville à travers l’Europe, il faisait son tour à travers la « Latinité », parce qu’on enseignait la médecine ou le droit de manière très différente à Bourges, Orléans, Montpellier ou Lyon, et parce que les livres rares, les manuscrits précieux et les professeurs considérables devaient être déterrés où ils étaient. On n’était point disqualifié pour être vagabond de cette manière. Au contraire, on était accueilli avec curiosité, et si l’on était un savant soi-même, avec enthousiasme. Le seizième siècle a de mauvais côtés ; il en a de très bons aussi. La science ou l’amour de la science y était un passeport et un sauf-conduit. Dans chaque ville savante le lettré qui arrive est chez lui ; il a des pairs, des alliés, des défenseurs et demain des disciples. Il entre tout poudreux, il dit : « Argumentabor », et s’il argumente bien, il est du pays, du grand pays latin, qui s’étend du fond de l’Allemagne à Salamanque et de Paris à Salerne.

C’est de cette vie qu’a vécu Rabelais, avec délices. Moitié étudiant moitié professeur, moitié carabin moitié médecin, moitié clerc moitié prêtre, « studieux » toujours à quelque titre que ce fût, il amassait une quantité prodigieuse de connaissances. Il passait dans les régions savantes, comme une grosse éponge, aspirait « tout le savoir de par de là acquis » et s’en allait ailleurs s’exprimer un peu et surtout se remplir encore et s’imbiber davantage. Il vit ainsi Poitiers, Toulouse, Montpellier, Lyon ; très probablement (si l’on s’en rapporte au chapitre v de Pantagruel, qui ne laisse pas d’avoir un air autobiographique) Bordeaux, qu’il estime peu comme ville savante, Nîmes, Avignon, Valence, où les écoliers sont battus « dont il eut dépit », Bourges et sa « faculté des Loix », Orléans, et Paris.

Partout on lui faisait « bonne chère », ce qui veut dire bonne figure et bel accueil. Il était très beau, grand et fort, aisé en son port avant, l’obésité de sa vieillesse, avec de beaux grands yeux rieurs, un front magnifique, des mâchoires puissantes sous le manteau flottant de la longue barbe. Il parlait bien, discutait avec verve et répandait à flots les trésors d’une mémoire miraculeuse. Il sut, à bien peu près, tout ce qu’on savait de son temps, l’hébreu, le grec, le latin, l’allemand, l’anglais, l’italien, le droit, la médecine, l’astronomie, l’histoire naturelle, le tout très bien, ayant lu tous les anciens et tous les modernes, et sur certains points ayant fait des recherches personnelles, herborisant, visitant les collections, parcourant les fabriques, disséquant, avant Vésale, et interrogeant tout le monde. La science affluait en lui, et débordait, sans l’étonner, ni sans qu’il en eût aucune fatigue.

Peu d’incidents dans cette vie presque exclusivement intellectuelle. Il eut un fils naturel à Lyon, où il fut un peu plus résident qu’ailleurs, le reconnut et l’éleva, puis le perdit au bout de deux ans. Aucune autre aventure. Soigneux, sans aliéner son indépendance, de se créer des protecteurs, il s’était lié avec le cardinal du Bellay, et trois fois, à longs intervalles, il accompagna à Rome l’évêque diplomate. Il en profita pour plaire au Pape et obtenir d’être relevé de ses vœux monastiques. Dès lors ami et « domestique » de la puissante famille des du Bellay, chéri de François Ier, plus tard bien vu de Henri II, très cher aux Guise, sans être précisément un homme de cour, il fut tout le contraire d’un persécuté. Il n’avait d’ennemis qu’à la Sorbonne, ce qui suffit pour lui créer des embarras, mais peu graves, et, sauf une certaine retraite à Metz, démarche prudente, à un mo ment ou il n’était pas encore sûr du bon vouloir d’Henri II, sa vie fut très calme, très douce, très avisée aussi, très peu batailleuse, assez aisée même à partir du succès de ses livres, toujours à l’abri du besoin grâce aux « aumônes » (le mot n’avait pas de sens humiliant alors, puisqu’il remploie) de ses riches, généreux et toujours dévoués amis.

Il était curé de Meudon, sur le domaine des Guise, vers la fin de sa vie, sans qu’on puisse savoir s’il exerçait les fonctions de sa charge, ce qui, du reste, paraît probable. Il mourut à temps, vers 1553, au moment où ses audaces devenaient plus dangereuses, et où ses amis devenaient peut-être moins puissants, avant la publication du cinquième livre (quatrième de Pantagruel), que, du reste, il n’aurait probablement pas fait imprimer, lui vivant.

Il a pu dire en mourant le fameux : « Je vais trouver un grand peut-être » que la légende lui prête ; il n’a certainement pas dit : « La farce est jouée » ; car rien ne ressemble moins à une farce que sa vie. Elle fut très sérieuse, très belle, prudente sans machiavélisme, point mensongère, laborieuse, généreuse et cordiale, et beaucoup moins accidentée que mainte existence de savant et de lettré de cette époque. Il lut, il étudia, il professa, il « pansa » des malades, il cultiva ses amis et eut un excellent caractère. On voit par la place qu’il leur donne dans ses écrits qu’il avait un culte pour ceux qui l’avaient aimé, l’évêque d’Estissac, le médecin Rondelet, les du Bellay, le poète Guillaume Crétin. C’était un bon professeur, un bon médecin, un bon ami, et la légende n’erre peut-être pas en le montrant, sur la fin, comme un bon prêtre. Il a fort bien employé sa vie, qui, si elle ne fut pas tout à fait une moralité, est encore plus loin d’être une farce. Les lettres qui nous restent de lui et qui ne ressemblent en rien au Pantagruel, nous le montrent sérieux, attentif, bien informé des affaires du temps, de haute raison, de bon conseil, et très digne d’être le secrétaire d’un diplomate. Il y a eu en lui un peu de Frère Jean, beaucoup d’Epistémon, beaucoup de Ponocratès, beaucoup de Pantagruel, et de Panurge presque rien. C’était un savant, un sage, un habile, un bonhomme, et, sauf quelques incartades, un très honnête homme.

II. Son dessein. §

Si son livre peut tromper un peu sur lui, c’est qu’on a trop l’habitude de considérer le livre d’un homme comme le tout de cet homme. La première chose à bien savoir du livre de Rabelais, c’est qu’il a tenu une place insignifiante dans sa vie. Ce livre a cinq cents pages et fut écrit en vingt ans. Cela fait deux pages par mois. On ne peut reprocher à Rabelais d’avoir perdu beaucoup de temps en billevesées. Il faut l’en croire, ou plutôt il faut en croire beaucoup moins qu’il n’en dit, quand il nous affirme qu’il n’a jamais donné à ses œuvres d’imagination que le temps de sa « réfection corporelle, buvant et mangeant. » Tant s’en faut qu’il ait accordé à Grand-gousier et à sa famille un quart d’heure après chaque souper. Non seulement nous n’avons là que les heures digestives du docteur Rabelais, mais encore il ne nous les a pas consacrées toutes. Il écrivait cela de temps en temps, quand il n’avait pas un ami à côté de lui à sa table, et quand il songeait à ses amis inconnus du présent et de l’avenir. Ce sont les récréations d’un homme qui n’en prenait guère, la centième partie sans doute, des joyeux propos que ce laborieux a échangés avec ses bons compagnons, sans cesser de travailler tous les jours toute la journée. C’est un de ces livres qui se font tout seuls, par végétation vagabonde, sur le bord d’une vie laborieuse, et dans les interstices des sillons.

Tel qu’il est, et si peu d’importance qu’il y ait attaché, ce livre pourquoi l’a-t-il écrit ? Pour se délasser d’abord, et se divertir ; ensuite pour rafraîchir ses malades. Rabelais est médecin, bon médecin, et à chaque page de ce qu’il a écrit, on voit que de tous les titres qu’il avait, c’est à celui-là qu’il tient le plus. Or il sait que le premier devoir du médecin c’est d’amuser (le mot a deux sens), c’est d’amuser la maladie en amusant le malade. Rabelais, tout en se divertissant lui-même, a préparé pour ses malades une potion calmante et tonique. Ses malades ce sont tous les hommes, mortales ægri, et quand il écrivait, c’est à tous les hommes qu’il pensait, élargissant généreusement sa clientèle. Ce joyeux ne se fait pas d’illusion sur ce point. Il sait, comme le dira Buffon plus tard, qui, nonobstant sa gravité, est un de ses successeurs, que « la plupart des hommes meurent de chagrin. » Il faut combattre le chagrin ; c’est le premier point, et c’est son premier mot :

………………………………..
Vrai est qu’ici peu de perfection
Vous apprendriez, sinon en cas de rire :
Autre argument ne peut mon cœur élire,
Voyant le deuil qui vous mine et consomme.

Il le dit en vers ; il le dit en prose, ce qui est plus significatif : « Vous êtes dûment averti d’équants grands personnages j’ai été et suis journellement stipulé, requis et importuné pour la continuation des mythologies pantagruéliques, alléguant que plusieurs gens langoureux, malades ou autrement fâchés et désolés avoient à la lecture d’icelles trompé leurs ennuis et reçu allégresse et consolation nouvelle… Icelles par ébat composant ne prétendais gloire aucune ; seulement avais égard et intention par écrit donner ce peu de soulagement que pouvais ès affligés et malades absents… Hippocrate et autres auteurs pareillement ont composé l’institution du médecin en gestes, maintien, regard, contenance, grâce, honnêteté, netteté de face, vêtement, barbe, cheveux, mains, bouche, ongles, comme s’il dût jouer le rôle de quelque amoureux en quelque insigne comédie… Sur toutes choses les auteurs susdits ont au médecin baillé avertissement particulier des paroles, propos, abouchements et confabulations qu’il doit tenir avec les malades, lesquelles doivent toutes à un but tirer et tendre à une fin, c’est les réjouir sans offense de Dieu. »

Voilà le but du bon médecin Rabelais ; il n’en a pas d’autre, et ce sont ici onguents pour la brûlure des soucis. Nous sommes étonnés quelquefois qu’en si triste monde ou puisse rire, et rire pendant cinq cents pages, presque sans un relâche. Cela nous paraît singulière frivolité d’esprit. Mais si le monde est mauvais, c’est précisément pour cela qu’il faut le faire rire, qui peut, pour le distraire. Autant « il n’y a rien de si sot qu’un sot rire », autant l’homme qui connaît la misère humaine, qui la voit, qui l’atteste, comme celui-ci, et qui, au lieu d’y ajouter en en gémissant, ne songe qu’à l’alléger ou la dissiper pour un instant, est raisonnable, judicieux, généreux et vénérable. C’est ce qu’il faut dire de Rabelais. Il veut réjouir les hommes parce qu’il les plaint. Il ne vise pas à autre chose. Il déplairait à son bon cœur d’avoir un moment de belle humeur, qu’il ne la fît partager un peu à tant de « langoureux » qui ne savent pas en trou ver autant en eux-mêmes. C’est bonne médecine et pertinent dépuratif qu’il ne faut pas garder pour soi.

Quant aux profondes intentions philosophiques, quant aux mystères qu’il faudrait aller chercher sous ses folles histoires et propos ragaillardissants, n’y croyez point. Rabelais a mis le plus grand soin à vous détourner de ces recherches sibyllines, de ces enquêtes éleusiennes et de ces perquisitions oedipodiques.

Il y a même mis trop de soin ; car pour s’être moqué trop savamment de ce système d’interprétation parabolique, il a fait croire qu’il le recommandait, et on n’a pas manqué de s’y livrer en s’y croyant invité par lui, ce qui prouve que l’ironie est un instrument très périlleux. Il nous dit dans le premier chapitre du Gargantua : Faites bien attention. C’est très grave. Ces livres ont l’air de simples plaisanteries ; mais ce n’est là que l’enseigne. Ouvrez-les, creusez-les, et, comme fait le chien, brisez l’os. Vous trouverez là « doctrine absconse, très hauts sacrements et mystères horrifiques de religion, de politique et d’économie ». Quand Homère écrivait l’Iliade, il ne se doutait pas de l’encyclopédie philosophique que Plutarque, Heraclides, Ponticus, Eustathe, Phornute et Politien y ont trouvée. Quand Ovide écrivait les Métamorphoses, il ne se doutait pas que « Frère Lubin » y découvrirait tout l’Evangile. De mes livres c’est tout de même. Vous y pouvez trouver la déclaration des droits de l’homme et le système de Kant, pour peu que vous les y mettiez, « encore que je n’y pensasse plus que vous, qui par aventure buviez comme moi.  »

Ironie robuste et de haut relief à crever les yeux, qui pourtant n’a pas toujours été comprise. Elle doit l’être comme un avertissement d’avoir à ne lire dans Rabelais que ce qu’il écrit, de négliger les interlignes, et de ne pas chercher Isis sous les voiles du Pantagruel, qu’ils soient de pourpre ou de bureau.

Ce livre est bien simplement un livre joyeux. Il est sorti, comme l’arbre du germe, des almanachs populaires et burlesques que Rabelais rédigeait à Lyon vers 1530, et dont il nous reste un amusant spécimen dans la Pantagruéline Prognostication. Il est œuvre d’imagination bouffonne ; il ne contient aucun mythe et nulle parabole ; il contient des allusions aux choses du temps, mais sans détours et sans voiles ; il contient des choses sérieuses, mais très directes, exprimées très clairement, plus clairement même que tout le reste, et sur lesquelles, loin qu’un appareil mythique épaississe les ombres, la netteté et la gravité soudaine du ton et du tour appellent au contraire l’attention. C’est un livre qui, sans laisser d’être prudent, est très loyal, livre de bonne foi beaucoup plus que celui de Montaigne ; c’est un livre qui veut amuser d’abord, amuser presque toujours, instruire et moraliser, à la rencontre, sans feinte et de plain-pied, de temps en temps.

III. Son art. §

Pour ce qui est d’amuser, il n’y a pas mal réussi. Il faut s’entendre. Rabelais n’a guère de ce que nous appelons particulièrement l’esprit. Le sien est gros. Ses calembours sont presque toujours insipides ; ses « thèses », comme il dit (mots coupés en deux, queues de mots), parfaitement plates, ses coq-à-l’âne tellement dénués de toute signification qu’on se demande non seulement quel genre de sel il peut y avoir là, mais ce que c’est que cela, et quel plaisir un homme a pu trouver à mettre des mots dans un chapeau, à les secouer, et à les transcrire dans l’ordre dans lequel ils en sortaient. Il y a, en ce genre, des pages de Rabelais qui sont ébouriffantes de nullité. C’est là, si l’on veut, qu’est l’énigme.

À un degré au-dessus nous trouvons l’esprit de mot, ou plutôt le burlesque verbal, de caractère populaire et rustique. Il consiste, par exemple, dans les enfilades de mots qui riment entre eux avec un semblant de sens. Cela est assez stupide ; mais il est incontestable que c’est d’un effet divertissant en France pour les oreilles des illettrés ; on retrouve ce procédé maintenant encore dans certains récitatifs de café chantant. Rabelais avait été paysan. Il s’en souvenait parfois quand il écrivait ses folâtreries. Il y a de l’almanach forain dans le Pantagruel. Ceci, par exemple, est absolument esprit de village français: « Sais-tu pourquoi, des poulets qu’ils prennent, jamais les renards ne mangent le blanc ? — Non. Pourquoi ? — Parce qu’ils ne les font pas cuire, et que le blanc de poulet est rouge quand il est cru. » Voilà bien le piège tendu à l’enfant ou au nigaud, et le gros éclat de rire quand celui-ci y est tombé. C’est le type même de la plaisanterie maraîchère, et celle-ci doit être un souvenir de Chinon. Tabarin plus tard sera plein de cet esprit-là qui ne manque pas de saveur, du reste, pour les lecteurs au-dessous de douze ans. La moitié du livre de Rabelais est en dialogues, et la moitié des dialogues est faite de ce genre d’esprit élémentaire.

Il a aussi quelquefois un genre d’esprit un peu laborieux et pénible, populaire encore, qui consiste à ajuster une histoire à un bon mot qu’elle amène, mais qu’elle amène malaisément parce que c’est pour le mot qu’elle a été faite. Telle l’anecdote de « petite pluie abat grand vent », que le lecteur voudra bien chercher lui-même, s’il tient à la connaître. Telle l’histoire des six pèlerins mangés en salade par Gargantua. Six pèlerins se cachant dans les laitues de Gargantua, sont accommodés en salade par le géant, entrent dans sa bouche, en sont retirés par lui, traversent à grand’peine une rivière qui est de son fait, tombent dans un piège à loups, s’en échappent… Voilà des aventures bien compliquées où l’on sent un certain effort. Elles ont été prédites par David, nous dit-on à la fin : « Les hommes ont failli nous manger vivants… l’eau a failli nous engloutir… Notre âme a passé le torrent… Notre âme a été arrachée du filet des chasseurs. » Nous y voilà: l’anecdote a été faite pour le texte, et c’est pour cela qu’elle était si compliquée, et un peu gauche. Il y a de ces tours de reins dans le comique populaire, surtout quand il s’exerce sur les choses d’église, et Rabelais n’est pas exempt de ce genre d’esprit un peu contourné et qui s’applique.

Mais il en a d’autre sorte. Il a d’abord tous les genres possibles de parodie, et il y est maître. D’abord son livre tout entier est une parodie. Comme les romanciers grecs ont tourné en vastes plaisanteries les livres de voyages extraordinaires qui circulaient au iie siècle siècle, comme l’Arioste a mis sur le ton comique et Cervantes sur le ton burlesque les romans de chevalerie du moyen âge, de même Rabelais raille en les imitant et les récits de voyage un peu fabuleux qui étaient en vogue de son temps et que Montaigne a peut-être trop lus, et les romans de chevalerie encore en honneur et que Montaigne a tant méprisés. Il y a dans son livre une Histoire véritable  », un « Voyage de Charlemagne à Constantinople  », un « Roland furieux  » et un « Don Quichotte  », moins les plus précieuses des qualités qui font le charme de ces deux derniers livres.

Cette parodie robuste et qui appuie circule dans le livre tout entier et se marque davantage à mesure qu’on avance. On sent Rabelais très dégoûté de l’imagination facile et de « l’extravagance aisée » de l’invention fantastique. Il faut remarquer cependant qu’il y a dans la parodie, comme dans l’ironie, dont la parodie est une des formes, un péril dont ne se tirent que ceux qui ont une bien rare légèreté de main. La parodie consiste à prendre les défauts des autres pour en faire éclater le ridicule. Mais il peut se faire qu’on les prend trop, — ou qu’on ne les prend si facilement que parce qu’on n’était pas sans les avoir, — ou qu’on s’y accoutume jusqu’à les aimer un peu, en telle sorte qu’on en arrive à ceci, quand on les raille, que c’est, un peu de soi qu’on se moque. Rabelais rit de l’invention trop facile, il l’imite pour en rire, et il l’imite d’une façon un peu trop originale. Les voyages de Pantagruel sont une parodie ; mais il est quelquefois nécessaire, pour les trouver très piquants, d’être prévenu que c’en est une. Le ton général de l’ouvrage nous en avertit suffisamment, mais la pointe d’humour, délicate et chatouillante, n’est pas toujours là pour nous le rappeler, comme il serait bon peut-être, au tournant de chaque feuillet.

Rabelais a un autre genre de parodie où peut-être il réussit plus entièrement: c’est la parodie des idées générales. On sait assez dans chaque siècle, et peut-être particulièrement au nôtre, que l’homme est un animal essentiellement généralisateur. Il lui faut rattacher toujours une observation à une série d’observations et une série d’observations à tout un système embrassant l’ensemble de toutes les choses qu’il croit connaître. S’il observe, par exemple, que son essence à lui est dans la volonté, il sera satisfait de voir la volonté partout et de considérer le monde entier comme une volonté qui agit ; ou, inversement, s’il croit voir dans le monde un système de phénomènes soumis à des lois fatales, il transportera le fatalisme de ce qui lui est extérieur à lui-même, et se considérera comme une succession de faits s’engendrant aveuglément les uns les autres ; — et toujours ou il modèlera le monde sur lui-même ou lui-même sur le monde, dans une sorte de soif et d’avidité d’analogies et de concordances. C’est là qu’est la source des idées générales, qui sont un des divertissements les plus chers à l’humanité.

Rabelais a très bien aperçu cette tendance, et il charge Panurge, qui s’en acquitte avec beaucoup de verve, d’en faire la parodie. Panurge est un « debteur » relaps et un emprunteur impénitent. Il s’en excuse en s’en glorifiant, et il s’en glorifie parle procédé de l’idée générale. — Debteur, Monsieur, mais non seulement c’est chose naturelle à l’homme et salutaire, mais remarquez, s’il vous plaît, que c’est chose conforme aux grandes lois de la nature. « J’ai estimé toute ma vie dettes être comme une connexion et colligeance des cieux et terre, être par aventure cette grande âme de l’univers, laquelle toute chose vivifie. Un monde sans dettes ! Entre les astres ne sera cours régulier quelconque. Jupiter, ne s’estimant debteur de Saturne, le déposera de sa sphère… La lune restera sanglante et ténébreuse. À quel propos lui départirait le soleil sa lumière ?… Le soleil ne luira sur la terre… Entre les éléments ne sera permutation aucune ; car l’un ne se reconnaîtra obligé à l’autre. De la terre ne sera fait eau ; l’eau en l’air ne sera transmuée, de l’air ne sera fait le feu, … et de ce monde rien ne prêtant ne sera qu’une chiennerie. »

Voilà la parodie, et l’une des plus fines et des plus fortes qu’on ait imaginées. La fureur de généralisation y est saisie sur le vif ; et cette sorte de chaleur que la généralisation donne au cerveau, à la parole, au geste quand elle s’empare de l’homme, ce galop rapide et emporté, dont, chevauchant sur elle, l’homme parcourt le monde entier en quelques instants, sont marqués ici des traits les plus justes, les plus vigoureux et les plus frappants. Souvenons-nous souvent de la généralisation de Panurge sur la créance universelle.

Une autre manière de parodie c’est le paradoxe. Le paradoxe c’est quelquefois une simple vérité qui a contre elle de n’être pas généralement admise. L’unité de Dieu a été un paradoxe ; la souveraineté du peuple a été un paradoxe. Mais ce n’est pas là paradoxe dans le vrai sens du mot. Il faudrait donner à cela un autre nom. C’est tout simplement une idée originale. — Le vrai paradoxe c’est une opinion fausse pour celui-là même qui la soutient, défendue avec vigueur et démontrée avec toutes les ressources d’une dialectique spécieuse ; en telle sorte que, pour le définir bien, le paradoxe c’est la parodie de la logique. Il consiste à donner par la logique l’illusion de la vérité, ou, et plus souvent, cette idée que la vérité n’est pas sûre, puisqu’on peut si facilement en montrer l’ombre, ou l’image, ou le masque. C’est une arme terrible aux mains des sophistes, des sceptiques, ou simplement de ceux qui voient un danger à ce que les hommes soient trop convaincus de ce qu’ils croient et trop surs de posséder le vrai. Pour Rabelais c’est un peu cela, si l’on veut, et j’y consens à moitié, mais c’est surtout un divertissement intellectuel où il s’amuse de tout sou cœur et où il faut confesser qu’il réussit bien. C’est encore notre ami Panurge qui le plus souvent est le représentant du paradoxe dans Rabelais. C’est lui qui nous dira quelle est la vraie règle de bonnes vie et mœurs, laquelle est de « prendre argent d’avance, acheter cher, vendre bon marché, brûler grosses souches pour la vente des cendres, et manger son blé en herbe. » Car ce n’est là autre chose que pratique des quatre vertus principales, qui sont Prudence, Justice, Force et Tempérance. C’est Prudence de « prendre argent d’avance ; car on ne sait si le monde durera encore trois ans » ; c’est Justice « d’acheter cher à crédit, et de vendre bon marché au comptant », et chacun sait que Caton voulait que le bon père de famille fût vendeur perpétuel. Et c’est Tempérance de manger son blé en herbe, « comme font les bons ermites qui ne vivent que de salades et de racines et s’émancipent des appétits sensuels. » Voilà de bonnes raisons. Ce sont petits prestiges de dialectique à l’usage des écoliers qui ont beaucoup argumenté en baralipton.

Ajouterai-je pour mémoire que Rabelais n‘a pas négligé, comme c’est un peu son défaut de me mépriser rien, ce genre de parodie un peu bas qui consiste à « travestir » les inventions d’un ouvrage d’art sérieux et célèbre ? Nous trouvons chez lui, souvent, des épisodes, ordinairement courts, qui sont des morceaux de l’antiquité classique retournés pour ainsi dire, et renversés. Le plus long, qui n’est pas très bon, est la descente aux Enfers de maître Epistémon. Il faut remarquer, du reste, que ce genre de parodies est très répandu et comme consacré et traditionnel au xvie siècle. Il y a une descente aux Enfers jusque dans le très grave Jean Le Maire de Belges, que précisément Rabelais n’a pas oublié de mettre à son tour, avec honneur du reste, dans le sien.

Voilà les principales formes de ce qu’on peut appeler l’esprit de Rabelais ; mais en vérité cet esprit, qui est réel, ne se définit guère et ne se décompose point. Il est surtout fait de bonne humeur, et la bonne humeur se sent à tout ce que vous dit un homme, et même à sa seule présence, sans que vous puissiez dire à quel mot de lui ou à quel moment précis vous l’avez vue s’exhaler : « Cordieu, s’écrie Frère Jean. — Comment, dit Ponocrates, vous jurez, Frère Jean ? — Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique cicéroniane. » Ceci n’est pas très spirituel, et c’est amusant, parce que c’est propos d’humeur gaillarde et réjouie ; ce n’est pas très spirituel et ce n’a pu tomber que de la plume d’un homme d’esprit.

Et enfin il faut dire que Rabelais a aussi, très souvent, le véritable esprit, celui qui consiste dans l’expression inattendue et ingénieuse d’une pensée juste, ou dans la révélation inattendue et prompte d’un trait vrai de caractère. La délibération de Picrochole et de ses conseillers n’est pas seulement un morceau de haute bouffonnerie, c’est-à-dire révélant une puissante imagination dans le grotesque ; c’est un morceau spirituel aussi, parce qu’il contient des traits de caractère à la fois naturels, imprévus et vifs, des malices discrètes et pénétrantes à l’égard des folies humaines. On vient de persuader à Picrochole qu’après avoir vaincu Grand-gousier, ce qui n’est rien, il conquerra l’Espagne, l’Italie, Malte et Jérusalem en un tournemain. « Je ferai donc bâtir le temple de Salomon. » — Non, lui répond-on, « attendez un peu, ne soyez jamais tant soudain dans vos entreprises. » — Et quand le monde est conquis : « Baste, dit Picrochole, je ne crains que ces légions de Grandgousier ; cependant que nous sommes en Mésopotamie, s’ils nous donnaient sur la queue, quel remède ? » Il oublie qu’il les a détruites dès le commencement du discours. Voilà de l’esprit vrai et du comique, qui sent bien le terroir et la race, qu’imitera ou que rencontrera Molière, que goûtera en gourmet La Fontaine, et dont il se souviendra quand il demandera s’il y a jamais eu un homme qui ait eu plus d’esprit que Rabelais.

Mais le véritable secret de Rabelais n’est pas encore là, le secret de son succès, de sa gloire, de l’immense, dirai-je influence, de l’immense retentissement de son œuvre à travers les esprits tant français qu’étrangers, les plus différents du reste. Le secret de Rabelais c’est qu’il sait conter ; c’est qu’il est un grand conteur. Rien n’est plus rare. Encore que raconter soit le premier emploi que l’homme fasse de sa parole, encore que l’homme soit historien et romancier de naissance et de complexion, les grandscon leurs sont plus rares dans l’humanité que les grands lyriques, les grands élégiaques et même les grands poètes dramatiques. C’est un art qui n’a pas de règles, à proprement parler, et qui est un don, et qui, parce qu’il est un pur don, se rencontre chez fort peu de gens. La plupart des conteurs ennuient. Rabelais, quand il raconte, n’ennuie jamais.

Et remarquez qu’on ne sait vraiment pas pourquoi. Ce ne sont pas précisément ses personnages qui sont intéressants. Grande ressource, à l’ordinaire, du conteur. Il nous intéresse à une âme humaine, à un caractère qu’il s’attache à nous bien faire connaître, à un caractère que nous pourrions avoir, dont nous avons certainement en nous certaines parties ou certaines tendances. À partir de ce moment, en vérité c’est nous qu’il nous raconte, c’est notre histoire, ou ce qui pourrait l’être demain, ou ce qui aurait pu l’être hier, qu’il nous déroule, et sans dire qu’il n’y faille pas de talent, il a par cela seul d’assez grandes facilités à nous retenir et à nous mener où il veut.

Ce n’est point là la manière de Rabelais, ni le talent où il fût propre. Ses personnages, sans que je veuille dire qu’ils soient insignifiants, sont peu individuels et ne vivent point d’une vie minutieuse. Rabelais n’avait pas l’âme compliquée, et n’aurait pas su animer des personnages très différents les uns des autres, ayant chacun une personnalité fortement marquée. Trois de ses héros se ressemblent beaucoup : Grandgousier, Gargantua et Pantagruel ; on peut les confondre quelque peu dans le souvenir qu’on garde d’eux et attribuer à celui-ci une lettre de celui-là. De son âme simple et sans détours, ce qui veut dire sans recoins reculés, Rabelais a bonnement tiré les deux ou trois hommes, sans plus, qu’elle contenait, pour en faire les principaux acteurs de son drame comique.

Il y avait en Rabelais un homme de bon sens et de raison, studieux, prudent et grave ; et de cet homme il a composé Grandgousier, Gargantua et Pantagruel, qui ne font guère qu’un. — Il y avait en Rabelais un moine défroqué par goût de l’action, chaleur de sang, et curiosité des aventures ; et de celui-là il a fait Frère Jean. — Il y avait en Rabelais un étudiant relaps et prolongé, basochien raillard, amateur plutôt que héros d’histoires grasses et de farces grosses ; et de celui-là, en le forçant et chargeant un peu (et ce n’est guère qu’avec celui-ci qu’il a eu un peu besoin d’imagination pour l’achever) il a fait Panurge. Les autres sont des comparses très pâles. — Et voilà tout. Rabelais n’est pas un grand créateur de types et de caractères : il est un homme qui fait des personnages de ses penchants propres, et qui n’a pas un très grand nombre de penchants différents.

C’est même ceci qui explique l’intimité, qui peut paraître singulière, qui subsiste entre les trois principaux héros du Pantagruel. On s’est quelquefois un peu étonné de l’amitié très fidèle de Pantagruel, non seulement pour Frère Jean, qui en est à peu près digne, mais pour Panurge qui en vérité ne la mérite pas. Ce n’est que l’amitié, qui ne va pas sans faiblesse, toujours tendre encore que parfois combattue, toujours fidèle parce qu’elle est faite d’habitude, c’est-à-dire de l’attache la plus forte qui soit ici-bas, que nous conservons toujours pour les parties même un peu inférieures de nous-mêmes. Rabelais était surtout Pantagruel, personne n’en est plus convaincu que moi ; mais il n’aurait pas pu se décider à se séparer du Frère Jean, ni même du Panurge qui restaient en lui. Il aimait l’un, il était indulgent à l’autre ; l’un était son ami intérieur, l’autre son bouffon intime ; il se plaisait à l’un et s’amusait à l’autre, et ce n’est pas à Rabelais qu’il faut demander de faire le sacrifice de ses parties inférieures.

Et c’est ainsi, sans y songer peut-être, et comme sans y toucher, qu’il a fait cependant, avec si peu de personnages, presque un tableau complet de la race française. Il n’est, pour peindre la race dont on est, que de se connaître soi-même, et de se décrire naïvement en ses différentes parties. Grandgousier, Gargantua et Pantagruel sont le Français sensé, d’esprit droit, d’imagination très mesurée, de cœur ferme, sûr et pitoyable, partisan de raison en toutes choses, surtout de raison positive et pratique, idéal que notre race poursuit sans cesse, est près d’atteindre quelquefois. De ceux qui Sont ainsi dans son livre Rabelais a fait des rois et des géants ; ce sont les princes et les grands hommes selon son cœur.

Frère Jean, c’est le Français énergique, décidé, prompt, homme d’action, de coups de main et d’aventures, batailleur et colérique, l’homme qui jure et sacre le plus de tout le livre, au demeurant bon serviteur, loyal ami, soldat admirable. Celui-là doit être Picard ; il peut être aussi Jurassien.

Panurge, sans compter ses méfaits d’escolier, qui sont peintures de mœurs locales, est surtout le Français hâbleur, parleur intarissable, conteur drôle, discuteur acharné et spirituel, dialecticien captieux et arrogant, qui n’a pour lui que la parole, mais qui s’en est fait, sous forme ou de fanfaronnade, ou degouaillerie, ou de paradoxe, ou de mensonge spécieux, ou de réplique déconcertante ou désarmante, une ressource à tout, à pallier ses fautes, à masquer ses lâchetés, à rendre amusants ses vices, à forcer ou à capter jusqu’à l’amitié des honnêtes gens.

Et c’est quelque chose que d’avoir ainsi donné, en se jouant, les deux ou trois grands traits généraux de la race à laquelle on appartient ; mais ces caractères, on le voit, ne sont pas nombreux ; ils ne sont pas très creusés non plus ; ils ne sont que chacun le développement abondant plutôt que varié d’une qualité ou d’un défaut unique, d’une tendance unique qui les constitue tout entiers ; ils ne se modifient point, ils n’évoluent point peu à peu sous nos yeux, je ne dirai pas comme font les grandes créatures des romanciers ou poètes puissants, mais comme fait un simple Gil Blas. On a même remarqué qu’ils présentent quelques contradictions, ce qui est vrai, mais défaut si léger que je ne relèverais point, n’était pour montrer à quel point Rabelais y tient peu lui-même et attache peu d’importance à cette partie de son art. Rien ne lui eût été plus facile que d’effacer ces très minimes discordances, s’il s’était soucié de tracer des portraits sérieux et de mettre sur pied des personnages faisant illusion. Il n’en avait cure que très peu, et dans l’art du conteur ce n’est pas l’art du créateur d’âmes ni qu’il eût, ni qu’il fit semblant d’avoir, ni qu’il cherchât.

Et ce n’est pas non plus la grande manière du poète épique qui nous impose et nous maîtrise dans ce grand conteur. Le poète épique, même sans un grand génie de peintre de caractères, peut nous séduire et nous retenir par l’importance, la gravité et les vastes proportions du sujet. Un empire à fonder ou à défendre, une patrie à créer ou à sauver, un monde à découvrir, le bonheur ou le malheur moral de l’homme mis en question, un voyage dans le triple au-delà des châtiments, des expiations ou des récompenses d’outre-tombe, ce sont de grands sujets, ce sont de grandes choses, parce que les destinées de l’humanité en dépendent ou s’y rattachent, y sont intéressées. Ces vastes rêveries nous entraînent avec elles parce que ce sont les formes poétiques de vastes pensées.

Il n’y a rien de pareil dans Rabelais. Non seulement son roman est un poème héroï-comique ; mais ce n’est pas un poème héroïque même à moitié ; non seulement c’est un poème comique, mais c’est un poème bourgeois. Nul souci du grand, même pour le tourner au comique, comme dans Cervantes ou dans l’Arioste. Le personnage héroï-comique serait, si l’on veut, Picrochole ; c’est le seul qui ait de grands desseins ridicules, mais de grands desseins, et qui trace, au moins, comme le programme ou l’argument d’une grande odyssée, destinée à devenir burlesque. Mais il ne fait qu’en tracer le programme et il quitte vite la scène, transit delirando. Les autres ne sont mêlés à aucune grande aventure ; et ils n’ont aucun vaste dessein, comique ou autre ; à proprement parler ils n’ont pas de dessein du tout. C’est un roman bourgeois joué par des géants. Gargantua part pour Paris, sur sa grande jument qui fauche de sa queue les forêts de la Bauce, pour y faire son droit. Pantagruel y vient à son tour pour juger le procès fantasque des seigneurs de Baisecul et de Humevesne. Quand vient le moment des grands voyages à travers le monde, Pantagruel ne les entreprend que pour s’instruire, et pour savoir de la bouche de quelque oracle, si Panurge sera trompé quand il prendra femme. C’est une histoire de bourgeois de France qui cherchent distraction plutôt qu’aventures.

Rabelais est essentiellement homme de moyen état, dans ses conceptions, dans l’invention de ses personnages, dans l’invention des faits, comme dans son tour d’esprit et son comique.

Que reste-t-il donc pour qu’il soit grand conteur, et certes il l’est. Précisément l’art propre du conteur sans rien qui le soutienne et l’appuie, l’art du conteur en soi, le talent de bien conter n’importe quoi. Il l’a à ravir. Son récit va d’une allure juste, qui n’est ni hâtive ni lente, d’un ton gai, d’un tour aisé, d’un mouvement qui tantôt se précipite et s’apaise ; il semble se faire tout seul ; sans aucune intervention d’auteur qui pense, prévoit et compose. Le récit de Rabelais est un animal qui naît, vit, se meut, gambade et meurt naturellement ; c’est une création de la nature. Il n’y a jamais eu d’art plus impersonnel. Ce n’est pas Rabelais qui raconte l’histoire de Panurge et de Dindenaut, c’est Panurge qui vit comme il doit vivre, et Dindenaut, et les moutons aussi. Que nous sommes loin des contes de Voltaire, qui du reste sont des chefs-d’œuvre, mais où l’on voit toujours dans le fond, et non pas très loin, la fine silhouette du malin auteur qui sourit, fait un joli geste, ou cligne de l’œil ! Je dirai presque qu’auprès de Rabelais La Fontaine même paraît maniéré. Le conte gras et large abondant et facile, spacieux et aisé, qui non seulement coule de Source, mais se déroule et se déploie en jeux puissants, joyeux et alertes où il semble se plaire lui-même, c’est dans l’Homère bouffon qu’il faut le chercher. Voilà bien des mots pour dire que Rabelais est naturel. C’est le mot qui suffisait et qui dit tout. Mais c’est qu’il l’est comme personne chez nous ni peut-être ailleurs ne l’a été. C’est le roi du naturel dans le récit. Mérite secondaire peut-être, mais, à ce degré-là, si puissant, si décisif, que c’est pour ce don-là uniquement, presque uniquement, si l’on veut, que Rabelais a eu des légions de lecteurs et en aura toujours.

IV. Ses idées §

Car la philosophie de Rabelais, j’en parlerai, puisqu’on en parle, et puisqu’elle existe ; mais ce n’est pas la philosophie de Rabelais qu’on va chercher quand on le lit, et il n’y aurait pas un lecteur pour lui s’il n’avait qu’elle, et ce ne serait pas une injustice criante qu’il n’y en eût pas. Cette philosophie est la philosophie du bon sens, et certes ce n’est pas un méprisable mérite que d’avoir du bon sens au xvie siècle ; mais elle n’a rien d’original, ni de profond, ni même de très utile. On peut ne l’avoir pas étudiée sans un grand dommage, et c’est plaisir de voir comme lui-même y tient peu.

Cela se voit à ce qu’il en a dit, d’abord, et que j’ai rapporté fidèlement, et ensuite au peu de place qu’il lui donne dans son roman. Quand un homme tient à ses idées générales, n’ayez peur qu’il les oublie, et craignez plutôt qu’il ne les mette partout. Dans Cervantès, Sancho et Don Quichotte discutent sans cesse sur les questions les plus élevées ; Voltaire ne raconte que pour exposer ses idées avec un surcroît d’agrément ; La Fontaine n’expose presque jamais, Rabelais très rarement, et voilà la vraie mesure : Rabelais n’est qu’un peu plus philosophe que La Fontaine.

La philosophie de Rabelais, c’est lui qui l’a nommée, c’est le Pantagruélisme. Le Pantagruélisme, il l’a défini plusieurs fois, c’est « une certaine gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites.  » — Autrement dit, c’est un stoïcisme gai ? — Précisément La conclusion, ou pour mieux en parler, Je point d’aboutissement de Rabelais ne diffère guère de celui de Montaigne. La différence est du stoïcisme souriant au stoïcisme joyeux.

C’est une différence de tempérament. Très souvent, en voyant Montaigne se peindre lui-même, on se rappelle le portrait suivant, qui n’est pas de lui : « C’était le meilleur petit bonhommet qui oncques ceignit l’épée. Toutes choses prenait en bonne partie, tout acte interprétait à bien ; jamais ne se tourmentait, jamais ne se scandalisait. » De qui parlons-nous, de Montaigne ou de Pantagruel ? Montaigne fut pantagruéliste « et non autre. »

Rabelais a le même point d’arrivée qu’aura Montaigne et pour les mêmes raisons. Comme il adviendra à l’auteur des Essais, Rabelais n’a pas été touché par la Réforme ; et il a été captivé, sinon pénétré par la Renaissance. Il a accepté avec bonheur l’Antiquité tout entière et en a fait la nourriture de son esprit. Je ne dis point de son caractère. D’humeur Rabelais est moyen âge, et d’esprit, il est Renaissance. D’humeur il est gaulois des temps précédents, amateur de coq-à-l’âne, de gaillardes plaisanteries, de propos de beuverie, et de bons contes ; c’est le dernier des lecteurs, des diseurs et des auteurs de fabliaux. D’esprit il est Renaissance, amateur d’antiquité, de sagesse antique, de bon sens socratique, de prudence et savoir hippocratiques et de justesse d’esprit cicéronienne. C’est son fond intellectuel. L’Antiquité n’est pas sa mère, mais elle est sa nourrice. C’est elle, par les stoïciens, un peu aidés des cyniques, qui lui a enseigné le Pantagruélisme et mépris gai des choses fortuites. Seulement il l’a moins approfondie que n’a fait Montaigne ; il s’en est moins pénétré. Il n’a pas été jusqu’aux maîtresses pièces, aux parties hautes et aux parties fortes. Moins qu’elle et moins que Montaigne il connaît l’homme, moins qu’elle et moins que Montaigne il considère, même sans vouloir en décider, les destinées probables ou possibles de l’humanité. Il se borne à avoir, ce que les anciens enseignent très bien, un bon sens ferme, une raison pratique droite, et le mépris des événements qui ne dépendent pas de nous, sorte d’ataraxie allègre, qui est faite de beaucoup de réflexions sur un fond non altéré de bonne humeur.

Au portrait qu’il a tracé plus haut de son cher Pantagruel il ajoute, parlant formellement en son propre nom, ce petit commentaire qui est tout le Pantagruélisme : « Aussi eut-il été bien forissu [sorti] du déifique manoir de raison si autrement se fût contristé ou altéré. Car tous les biens que le ciel couvre et que la terre contient en toutes ses dimensions, hauteur, profondité, longitude et latitude, ne sont dignes d’émouvoir nos affections et troubler nos sens et esprit.  » — Voilà le Pantagruélisme en toute son ampleur. Qui est choses fortuites ? En général tout ce que le globe enserre. Nous sommes sur la terre pour ne pas nous en soucier. Elle nous ennuiera beaucoup, nous transira, nous brûlera, nous rendra malades, nous donnera des soucis, nous imposera des tâches, nous infligera des peines. C’est une maîtresse dure et inintelligente. Il faut s’en moquer. C’est très bien fait. Il faut cultiver notre esprit dans le dessein de la connaître, ce qui est essentiel pour n’en être pas dupe, et excellent pour la mépriser. À cette condition elle est habitable et même amusante. Le mépris des choses fortuites c’est sans doute d’abord le mépris de ce grand peut-être qui est l’univers tel que nous le voyons.

Si nous entrons dans le détail, les choses fortuites ce sont les choses ou nous portent le plus vivement nos passions. C’en est la marque. Est fortuit tout ce que nous aimons avec ardeur. Ce qui est fortuit c’est l’objet de l’ambition, l’objet des désirs, l’objet de l’amour. Il n’y a rien qui soit plus que l’ambition application aux choses fortuites ; car l’ambition est un jeu. Elle consiste à compter pour un sur cent sur soi et pour quatre-vingt-dix-neuf sur cent sur le hasard. Dans ces conditions, ’homme est le féal du fortuit, et son corvéable, et sa chose. Il n’y a point de destinée plus, misérable. Picrochole joue sa vie aux dés. Il s’attache à la roue de la Fortune et tourne avec elle. Il faut être fou du cerveau pour se mettre dans une barque au cours des rapides et compter qu’on a des chances d’arriver quelque part et d’y être bien.

Il en faut dire autant des désirs, des vœux que nous formons sans cesse. Ils consistent à souhaiter comme meilleur ce que nous ne connaissons point. C’est fort naturel et excellemment absurde. Il n’y a qu’un vœu raisonnable, c’est celui de notre ami Couillatris, qui, ayant perdu sa cognée, demande sa cognée, rien qu’elle et celle-là même qu’il a perdue. À la bonne heure ! Celle-là, il la connaît, et quand il la demande, il sait ce qu’il désire. Et ce sont là, comme l’histoire le prouve, les seuls vœux que le ciel tienne pour justes.

Quant à l’amour, c’est l’empire même du hasard, n’y ayant rien de plus hasardeux que les femmes. Elles sont essentiellement fortuites et aléatoires. Elles ont toutes sortes de défauts, dont Rabelais n’épargne point la nomenclature ; mais la capriciosité est leur vice de fondation et de nature. Le bréviaire de Frère Jean nous apprend « qu’en la Révélation », je ne sais laquelle, « fut comme chose admirable, vue une femme ayant la lune sous les pieds. » Que signifiait ce symbole ? « Qu’elle n’était de la nature des autres qui toutes, au rebours, ont la lune en tête. » L’amour a donc pour objet un être parfaitement instable, et nul ne s’abandonne au hasard plus que celui qui se laisse aller à l’amour.

Voilà les principales des choses fortuites.

Il en est une qu’il ne faut pas oublier de ranger dans cette classe : c’est la mort. Dieu a voulu que la mort fût fatale en soi et fortuite quant à son heure, quant à ses causes, quant à ses approches, en un mot quant à sa manière d’être. Il faut la traiter comme les autres fortuits, ne pas la désirer, ne pas la craindre, quand elle arrive l’accueillir avec douceur. Ainsi fit le poète Raminagrobis (très probablement Guillaume Crétin), que Panurge et Frère Jean, le jour de sa mort, trouvèrent en si grande tranquillité d’esprit et d’âme. « Sur l’heure fut par eux chemin pris, et arrivant au logis poétique trouvèrent le bon vieillard en agonie, avec maintien joyeux, face ouverte et regard lumineux. » — Puisque la mort arrive à l’improviste, sans que nous puissions ni nous en garder, ni la vaincre, il faut la traiter comme toutes les choses qui ne dépendent pas de nous, par le mépris.

Inutile d’ajouter que se rattache aux choses fortuites tout ce qui entretient en nous le goût que nous en avons, les superstitions, la prétention à connaître l’avenir, l’art des devineurs et des devineresses, la magie, les sortilèges, la démonologie, tout « l’occultisme. » Rabelais a vivement combattu toute cette classe des penchants humains. C’est certainement l’ordre d’idées que lui est le plus fermé, et où le médecin, le naturaliste, le savant, le « positiviste » pouvait le plus difficilement entrer. Ce qu’il y voit, c’est du mystérieux d’abord, et personne n’eut moins que lui le sens du mystère ; c’est ensuite, comme dans tous les sentiments ou passions qui poussent l’homme vers les choses fortuites, une manière de faiblesse de cœur, une forme subtile de la paresse, une sorte d’abandonnement à des puissances supérieures ou étrangères, dans le dessein de ne plus se sentir seul et de se décharger de soi-même sur autrui. C’est le sens du discours hardi de Grandgousier aux pèlerins qui reviennent supplier saint Sébastien : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en garde perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces odieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun en sa vocation, instruisez vos enfants et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisant vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous. »

Telles sont les choses fortuites ou les choses ayant parentage avec elles.

Ce qui n’est pas fortuit c’est le savoir, et surtout le savoir scientifique. L’homme doit connaître soi-même et sa maison, sa maison surtout. Il doit réfléchir sur lui-même, quoique ce ne soit pas où Rabelais le pousse le plus, pour connaître ses vraies forces et faire le départ des instincts qui l’en traînerai eut vers les hasards, et de ceux qui le retiennent au raisonnable et au pratique. Il doit surtout connaître cette terre où la destinée l’a placé, pour s’y accommoder le mieux possible. Trait essentiel dans Rabelais, en pleine Renaissance, presque à l’aurore de la Renaissance française, au moment où les esprits sont surtout frappés et ravis des beautés littéraires et artistiques que l’Antiquité apporte avec elle, l’éducation selon Rabelais, l’éducation que donne Ponocrates, est surtout, est presque exclusivement scientifique. C’est l’esprit positiviste qui la domine, le goût des faits, le goût (ce qui est comme un signe précurseur très longtemps à l’avance) des masses de faits, d’abord parce que les faits ne commencent en effet à prouver ou à faire prévoir quelque chose que quand ils sont en masse, ensuite parce que l’homme d’esprit positif aime comme à remplir de l’amas des notions exactes les places que le surnaturel ou le rêve pourrait occuper dans son cerveau, ou comme à dresser le monceau des faits précis en rempart compact entre le surnaturel et lui. L’air formidable et cyclopéen des travaux et recherches de Ponocrates avec son élève tient à cela, tout autant qu’au goût d’exagération gigantesque que Rabelais n’abandonne jamais complètement au cours de son livre.

Toujours est-il que Ponocrates est un professeur du xvie siècle qui ressemble beaucoup moins à un Budé ou à un Érasme qu’à un Buffon, un Darwin ou un Spencer. Surtout il ne ressemble pas à un Montaigne. C’est ici qu’est la plus sensible différence. Au fond Montaigne désire qu’à l’enfant on n’apprenne rien du tout. Il veut qu’on cause avec lui et qu’on le plie doucement à avoir un jugement sain. Savant pour lui-même, il ne craint nullement l’ignorance. Il ne craint que la déraison. Tous ses conseils, un peu copieux en paroles, se réduisent à ceci : « Tâchez que votre fils ait du bon sens. » Rabelais estime la raison infiniment ; mais il veut que l’homme sache beaucoup. Il ne se borne pas à le dresser, il l’arme et ne laisse pas de le « remplir », ce qui à Montaigne déplaît si fort.

Remarquez même, sans que je veuille pousser loin cette considération un peu hasardée, qu’il ne semble pas que Ponocrates tienne beaucoup à entretenir Pantagruel de discours vertueux. Il en est question, mais en passant. Il l’entretient de propos raisonnables, et de notions concrètes, et de leçons de choses. En somme il forme très peu son caractère. Rabelais s’est arrangé de manière à lui donner un élève qui d’avance avait un caractère très bon. S’il y a songé, peut-être veut-il dire par là qu’on ne forme pas un caractère, qu’il naît bon ou mauvais, et qu’on ne peut, sur un caractère né bon, que mettre une tête bien faite et bien nourrie. Il n’est pas impossible que c’ait été là sa pensée.

Mépris des passions, culture de l’esprit, insouciance gaie de tous les peut-être qui nous environnent et qui nous dépassent ; cette doctrine a quelque chose d’un peu égoïste, et, malgré la vigueur morale qu’elle comporte, d’un peu décourageant. Il y a là-dedans beaucoup de qu’importe ? Est-ce le scepticisme qui en va sortir ?

Non pas précisément le scepticisme. Rabelais croit à un petit nombre de choses, mais il y croit bien. Il aime Dieu, la raison et le savoir, et il y croit. Il les tient pour choses réelles, et il ne portera jamais jusqu’à elles ni l’analyse dissolvante de Montaigne, ni son qu’importe à lui. Il y a même, relativement au scepticisme aperçu déjà, ou prévu, une scène grave et presque solennelle dans ce livre bouffon. Cependant que Panurge consulte Trouillogan dans une scène merveilleuse, imitée plus tard par Molière, et que Trouillogan lui répond : « Il se pourrait ; il y a apparence ; par aventure ; la chose est faisable, etc. », le vieux Gargantua, qui ne disait mot, « se lève » tout à coup et dit avec tristesse : « Loué soit le bon Dieu en toutes choses ! À ce que je vois, le monde est devenu beau-fils depuis ma connaissance première. En sommes-nous là ? Donc sont hui les plus doctes et prudents philosophes entrés au phrontistère et école des pyrrhoniens, aporétiques, sceptiques et éphectiques. Loué soit le bon Dieu ! Vraiment on pourra dorénavant prendre les lions par les jubés, les chevaux par les crins, les buffles par le museau, les bœufs par les cornes, les loups par la queue, les chèvres par la barbe et les oiseaux par le pied ; mais jamais ne seront tels philosophes par leurs paroles pris. Adieu mes bons amis. »Ces mots prononcés, se retirade la compagnie. Pantagruel et les autres le voulaient suivre ; mais il ne le voulut permettre. » — Mélancolie de Gargantua, chose rare, et retraite, un peu précipitée et boudeuse, du bon géant, grand homme d’action, qui, devant l’incertitude se faisant dogme, ne répond rien, mais s’étonne, se lève, se départ de la compagnie et prie qu’on le laisse. L’amertume de Rabelais n’est jamais vive, mais il y en a ici quelque trace.

Non, ce n’est pas au scepticisme que tend Rabelais, c’est à une certitude limitée par une grande prudence, restreinte à un petit nombre de points, et dans cette certitude, à une grande tranquillité d’esprit dédaigneuse des vaines disputes, du fracas des passions, des agitations mondaines, et de tous les hommes qui n’ont pas su se donner cette paix de l’âme. L’ataraxie dans deux ou trois certitudes raisonnables et consolantes et dans le savoir, voilà bien l’idéal de Rabelais. Il a détesté les raisonneurs, les abstracteurs de quintessence, ce que nous appelons les métaphysiciens ; il a attaqué les catholiques dans ses premiers livres, les protestants dans le quatrième, la cour de Rome dans le cinquième, si le cinquième est de lui, en général tous ceux qui se battent et qui bouleversent le monde pour des idées subtiles. Il croit fermement que l’homme, à la condition de savoir beaucoup de faits et de prendre à cet exercice un esprit juste, a en lui de quoi se conduire, de quoi bien vivre, et de quoi bien mourir, en sérénité et en joie, et sans secours religieux, chose à noter, comme a fait le bon poète Raminagrobis. Une vie de bon sens, de prudence, d’occupations intellectuelles, et de calme un peu dédaigneux et ironique, c’est ce qu’il souhaite pour lui et recommande aux autres.

Ce n’est pas la pleine confiance en la « bonne nature » et en tout ce qu’elle conseille ; et il ne faut pas faire de Rabelais un pur « naturaliste. » Il emploie beaucoup le mot nature, mais toujours ou comme synonyme ou comme compagnon et associé du mot raison. « Nature ne veut et raison condamne ; —le vœu de nature et raison ; —le peut par raison, le doit par nature  » ; ce sont ses formules habituelles. On pourrait dire que ce qu’il veut c’est la raison naturelle, c’est-à-dire la raison qui raisonne peu, la raison qui ne raffine point, c’est-à-dire le bon sens un peu cultivé.

Raison naturelle, calme d’esprit, insouciance des folies et témérités humaines, voilà Rabelais.

À cet idéal il a donné une forme concrète ; il a bâti le sanctuaire de l’ataraxie intelligente ; il a construit ses Templa serena ; c’est l’abbaye de Thélème. Abbaye extraordinaire et anormale, mais abbaye. On y est très libre, très à l’aise, hommes et femmes réunis ; on y lit, on y joue, on s’y promène, on n’y obéit à aucune règle, on y « fait ce qu’on veut » ; mais on y est séparé du monde ; on y est désintéressé des affaires terrestres, égoïste et célibataire. Quand on veut se marier, il faut la quitter. — C’est le rêve d’un moine intelligent et instruit ? — Sans aucun doute. Au fond Rabelais est resté moine, ou au moins clerc. Il est sorti de l’Église ; il n’est jamais sorti complètement de l’esprit ecclésiastique. Il était moine révolté à Fontenay ; il devait être chanoine très satisfait à Saint-Maur.

Ne forçons rien pourtant. Ce que nous venons de voir, c’est bien le fond de Rabelais ; c’est bien sa pensée intime et son penchant le plus naturel. Mais nous avons plusieurs caractères. Tel homme qui, chez lui, parmi ses papiers et ses livres, ne demande à l’immense univers que de le laisser tranquille, aussitôt qu’il est sorti est bon, serviable et presque dévoué. La vie pratique, et ce n’est pas un mal, est loin d’être modelée sur la vie intérieure. Où l’on voit la vie intérieure de Rabelais, c’est à ses propos, à ses réflexions, à ses dissertations et à ses rêveries ; où l’on voit le reste, c’est à ce que font ses personnages, qui, comme je l’ai montré, ne sont que lui-même. Or ses personnages ne sont pas égoïstes. Ils sont très pitoyables, secourables et généreux. Le pardon et la charité envers les ennemis vaincus, l’horreur du sang versé, l’horreur des guerres de conquête, l’amour de la paix, l’horreur même du droit strict et de l’amour-propre puéril qu’on met à soutenir tout son droit, des sacrifices faits en ce sens à l’intérêt commun de l’humanité, voilà les traits essentiels de Grandgousier, Gargantua et Pantagruel. Ils représentent en perfection la royauté paternelle et le despotisme intelligent, qui est l’idéal politique de Rabelais comme de presque tous les artistes et « studieux ». Surtout ils ont à un très haut point les vertus de famille. Nuls pères, nuls fils meilleurs, ni plus tendres, ni plus respectueux, les fils du respect que l’on doit aux pères, les pères du respect particulier, non moins délicat, que l’on doit aux enfants. — Ce livre est un livre doux, de bonne conscience en même temps que de bonne humeur, et, à travers toutes ses folies, très bon, très pacifique et très apaisant. Il faut bien que la dureté du siècle s’y retrouve, et on la rencontrera dans certaines farces de Panurge qui passent la plaisanterie, qui sont cruelles et quelquefois même sanglantes ; mais Rabelais les rapporte sans les approuver et en général son roman est plein d’hospitalité, d’amitié, de bienveillance et de « aimez-vous les uns les autres. » Son esprit général est fait de Pantagruélisme avant tout, et nous savons ce que Pantagruélisme veut dire, mais en y ajoutant un peu de bonté et d’Evangile, d’Evangile enseigné « simplement et entièrement », sans subtilité et sans casuistique. C’est à peu près là, si doctrine il y a, la doctrine de Rabelais quand il est sérieux.

Et la conclusion, la formule définitive et le dernier mot ? demandera-t-on peut-être. Il n’y a pas dans Rabelais de conclusion ni de dernier mot. On a voulu les surprendre dans les dernières pages, dans l’oracle de la Dive Bouteille, et l’on a fait remarquer que dans ces dernières pages éclatent le mépris de l’intempérance et particulièrement du vin, l’éloge de la sobriété, et le mot « Bois  » prononcé par 1 oracle, mot qui ainsi préparé, entouré et interprété par les entours, doit signifier « Bois la sagesse, bois la science, bois la vérité », — d’autant, fait-on observer, que la dive bouteille qui sert d’oracle est une bouteille d’eau.

C’est là un très beau commentaire, spécieux, et peut-être juste après tout, et qui fournit matière à une belle élévation philosophique. Il n’est pas très convainquant. D’abord la visite à l’oracle, puisqu’elle est dans le cinquième livre, est-elle de Rabelais ? Ensuite, à la tenir pour étant de lui, et à la prendre en elle-même, elle n’est pas si claire qu’on veut bien le dire.

Oui, le personnage qui conduit Pantagruel et ses amis vers la Dive Bouteille leur commande de mettre des pampres dans leurs souliers pour marquer « que le vin leur est en mépris et par eux conculqué et subjugué » ; — mais elle leur fait manger à chacun trois raisins et les fait passer sous l’arc de Bacchus, « ce que n’eût osé faire le pontife de Jupiter. » — Jusqu’ici les choses se balancent.

Au seuil même du temple que lit-on « écrit en lettres ioniques d’or très pur » ? Cette « sentence : En oinô alêthéia ; c’est-à-dire en vin vérité. » La mosaïque du temple que représente-t-elle ? La victoire de Bacchus sur les Indiens. — Il me semble que le mépris du vin diminue et que les hommages au vin se multiplient.

La fontaine où l’on mène boire les pèlerins est pleine d’eau, il est vrai ; mais cette eau a goût de vin de Bordeaux, de Bourgogne ou de Chinon, selon le goût et l’imagination du buveur, parabole aimable pour nous avertir que nous trouvons dans les plaisirs ce que nous y mettons, mais non pas condamnation bien formelle ni du vin, ni des plaisirs.

La Dive Bouteille elle-même de quoi est-elle pleine ? Non point d’eau. Elle repose dans une vasque pleine d’eau, mais qu’elle contienne elle-même eau, vin ou autre liqueur, c’est ce que l’auteur n’a point marqué.

Et que dit-elle ? « Bois », et rien de plus. Mais que boire ? C’est ce qu’elle n’indique nullement.

Et comment le grand prêtre interprète-t-il l’oracle mystérieux du sacré flacon ? En faisant déguster à Panurge un beau livre sacré qui n’est autre chose qu’un cruchon de vin de Falerne, sur quoi tous mes galants entonnent des chants sibyllins qui n’ont absolument rien de religieux, et qui ne respirent point l’amour de la tempérance.

Il faut conclure de tout cela qu’il n’y a rien à en conclure, que Rabelais (ou son continuateur) a voulu se moquer de Panurge et de nous jusqu’à la fin, peut-être beaucoup plus à la fin qu’au commencement, et que la visite à l’oracle, après tant de traverses, pourrait bien être une dernière mystification. Ce n’est pas là que s’ouvre le Saint des saints ; ce n’est pas là qu’est le dernier mot ; et c’est à l’ensemble du livre qu’il faut revenir pour en saisir l’esprit général.

Cet esprit général, j’ai essayé plus haut de le démêler.

Il reste complexe et un peu confus, sans mystères du reste. C’est ainsi que l’a voulu l’auteur. Quelques vérités de bon sens et de bon cœur, sans lien très ferme entre elles, c’est tout ce qu’il a prétendu nous donner.

V. Rabelais et les mœurs de son temps. §

Le satirique dans Rabelais vient immédiatement après le conteur dans l’estime des hommes. Rabelais est un peintre humoristique de son temps singulièrement clairvoyant et avisé. Ce qu’il a poursuivi de sa verve abondante et forte, c’est tout ce qui, à son avis, trompe les hommes, à savoir les juges, les moines, les pédants, les charlatans, et si vous tenez à faire une épigramme facile, vous pouvez y ajouter les femmes.

Les juges lui paraissent iniques par leur art de prolonger indéfiniment les procès, par leur complaisance à souffrir le verbiage énorme et funeste des avocats, par leur souci des formes et leur insouciance du fond, par cette conviction, commune à tous les serviteurs privilégiés du public, que le public est fait pour eux. De là ses boutades continuelles contre eux ; ses peintures, consacrées désormais et devenues immortelles, des chat-fourrés ; de là surtout ce portrait merveilleux, tracé avec une ironie tranquille et imperturbable, digne de Swift, du juge parfait et idéal. Ce modèle du juge jouait les procès aux dés. Quelle idée de génie ! Quelle solution ! Ni plus ni moins d’erreurs qu’avec l’autre façon de juger ; et quelle célérité, quelle simplicité, quelle loyauté, quelle impartialité, quel retranchement salutaire de tous les auxiliaires coûteux et tous les parasites encombrants de la justice !

Les moines sont des ennemis de Rabelais pour d’autres causes. Il leur reproche leur inutilité sociale, sans songer que le thélémiste rabelaisien est inutile aussi à la société, et « ni ne garde la maison comme le chien, ni ne tire l’aloi comme le bœuf, ni ne produit laine et lait comme la brebis, ni ne porte faix comme le cheval » ; il leur reproche leur grossièreté, leur ignorance, leur malpropreté, leur couardise et leurs mauvaises mœurs. Le moine lui paraît être je ne sais quel gui attaché à l’humanité et qui lui prend tout sans rien lui rendre. Il n’a que trop raison pour son temps. Le siècle n’est plus des moines défricheurs et civilisateurs, le siècle n’est pas venu des moines lettrés et érudits, défricheurs aussi, à la moderne. Le moine du xvie siècle est un être dégénéré qui n’est pas encore régénéré. — Mais alors pourquoi Thélème ? Il est vrai que Frère Jean, le moine selon le cœur de Rabelais, ne reste pas longtemps à Thélème, et je ne sais même s’il y met le pied ; et peut-être Rabelais a-t-il voulu faire entendre par là qu’il ne faut pas prendre Thélème fort au sérieux ; c’est très possible.

Voici maintenant les pédants, les professeurs de scolastique, les bourreaux de jeunesse, la tourbe noire de Montaigu. Rabelais exècre ces tourmenteurs de l’âme, de l’esprit et du corps. « Ne pensez pas, Seigneur, dit Ponocrates, que je l’ai mis [Gargantua] à ce collège de pouillerie ; mieux l’eusse voulu mettre entre les guenaux [gueux] de Saint-Innocent pour l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connue ; car mieux sont traités les forcés entre les Maures, les meurtriers en la prison criminelle, les chiens en votre maison que ne sont ces malautrus au dit collège ; et si j’étais roi de Paris, le Diable m’emporte si je ne mettais le feu dedans ! » — Plus que l’ignorance, plus que la subtilité vide, plus que la cruauté, ce que Rabelais reproche à Montaigu, c’est la saleté. Autant en disait-il des moines. La crasse du moyen âge a eu un très grand ennemi dans Rabelais. Il y a beaucoup d’hygiène dans l’éducation de Pantagruel. Médecin, homme du monde, familier de prélats grands seigneurs, Rabelais estime que la propreté est une vertu, et je gagerais qu’il a pratiqué scrupuleusement au moins celle-là.

Tous les genres de superstitions sont pourchassés dans les livres « légers et hardis au pourchas11 » de François Rabelais : les pronostiqueurs, les devins, les oracles, les songes considérés comme signes des choses futures. Presque tout le troisième livre du Pantagruel est consacré à la parodie de ces exercices qui étaient en si grand honneur au moyen âge, au xvie siècle et même aux siècles suivants. La démonologie ou diabologie, comme dit Rabelais, tellement prise au sérieux alors qu’on sait que Rodin la traite comme sujet très scientifique et que jusqu’au milieu du xviie siècle il y aura, à la honte de l’humanité, des procès de sorcellerie, est moquée par le médecin naturaliste avec une ironie froide et dure où l’on sent un peu de colère. Ici même le penseur gêne le conteur. Le conteur a besoin des sibylles pour faire son conte, le moraliste proteste. Rabelais s’en tire en donnant à tous les deux la parole, et à chacun selon son caractère, laissant au lecteur à juger qui a raison : « Jamais ne me ferez entendre, dit Epistémon, qui est le sage, que chose beaucoup avantageuse soit prendre d’une femme, et d’une telle femme, conseil et avis. » — « Je me trouve fort bien, dit ce fou de Panurge, du conseil des femmes et mêmement des vieilles… Bien proprement parlent ceux : qui les appellent sages femmes, et ma coutume et mon style est de les nommer présages femmes… Croyez que vieillesse féminine est toujours foisonnante en qualité soubeline [sublime], je voulais dire sibylline. » — Et le sage Epistémon consent, pour que le conte se poursuive.

Il faut songer à la masse énorme de puériles superstitions diverses qui encombrait alors les cerveaux, pour comprendre chez Rabelais, comme chez Montaigne, comme chez quelques autres, la grande défiance à l’égard de la métaphysique. La raison en est là. C’est le merveilleux qui a fait tort au surnaturel, comme de chaque chose, institution, doctrine, opinion, métier, les parties basses ont toujours fait tort aux parties supérieures. Une métaphysique, une philosophie tenant compte de suprasensible, une religion, ont beau être pures, elles traînent toujours à leur suite, dans les demi-ténèbres des cerveaux enfantins, c’est-à-dire dans les cerveaux des trois quarts des hommes, des crédulités, si grossières et si susceptibles de devenir funestes, que toujours de très grands esprits se sont trouvés pour rompre, par réaction, même avec les hypothèses, même avec les probabilités métaphysiques les plus élevées, les plus belles et les plus salutaires, ou tout au moins pour avoir à l’égard, de ces conceptions si honorables pour l’humanité, une prudence, une réserve, un mouvement de recul ou d’hésitation, un manque d’abandon et même de complaisance dont ils ne savaient que trop les raisons et dont il serait un peu injuste de leur en vouloir. Le temps peut venir où les crédulités basses ¡auront assez disparu pour que ces raisons de résister aux très nobles excursions de l’âme humaine dans l’infini disparaissent aussi, ou s’atténuent.

En l’attendant, Rabelais poursuit la superstition jusque dans la médecine, dans cette médecine du moyen âge qui, comme l’a très bien vu Victor Le Clerc, avait été infectée de trois illusions, l’astrologie, l’alchimie, la magie. Comme fera plus tard Montaigne, qui, je ne suis pas fâché de le montrer en passant, doit beaucoup, sans s’en être vanté, à Rabelais, il poursuit de sarcasmes leurs airs magiques, leurs procédés qui sentent un peu trop le sorcier, leurs nombres cabalistiques. Frapper neuf fois sur le ventre d’un hydropique, attacher une queue de renard du côté gauche à la ceinture des fiévreux, tout cela, — comme le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard et le foie d’une taupe des médecins de Montaigne, — comme les grains de sel en nombre impair des médecins de Molière, — ne sont que mines et simagrées. Faites comme moi, semble dire le docteur Rabelais, disséquez.

Rabelais a touché, plus légèrement, à bien d’autres travers et ridicules de son temps, au commerce des indulgences, par exemple, sur lequel il n’a qu’un trait, mais singulièrement vif : « Je vis là [aux Enfers] maître Jean Le Maire qui contrefaisait du pape… et donnait sa bénédiction disant : « Gagnez les pardons, coquins, gagnez. Ils sont à bon marché ; je vous absous de pain et de soupe, et vous dispense de valoir jamais rien.  »

Il a dit son mot sur une question grave, le mariage des jeunes gens contre la volonté de leurs parents. À cette époque, le consentement paternel n’était pas nécessaire, et très souvent les jeunes filles riches étaient circonvenues par des entremetteurs intéressés, ecclésiastiques ou autres, pour conclure des mariages où les officieux trouvaient leur compte. Rien de plus grave ni de plus sain, comme il arrive toutes les fois que Rabelais parle de la famille, que la page du Pantagruel où cet abus est dénoncé : « Démon temps, dit le vénérable Gargantua, … ont été dites [établies] bien malignes et barbariques lois sur le fait de mariage… Telles sanctions connubiales toutes sont à l’avantage des mystes [associations religieuses, couvents], nulles au bien et profit des mariés… Moyennant les lois dont je vous parle n’est ruffien, scélérat, pendard, ladre, brigand, voleur qui violentement ne ravisse quelle fille il voudra choisir, tant soit noble, belle, riche, honnête, pudique, de la maison de son père, d’entre les bras de sa mère, malgré tous ses parents, si le ruffien s’y ha une fois associé quelque myste qui quelquejour participera de sa proie… Fils très cher, après mon décès, gardez que telles lois « ne soient en cettui royaume reçues ; tant que serai en ce corps spirant et vivant, je y donnerai ordre très bon avec l’aide de mon Dieu. » — On sait que le concile de Trente, très peu de temps après que Rabelais eût écrit cette page, donna raison à Rabelais et exigea « sur le fait de mariage » le consentement des parents.

C’était un abus un peu moindre à coup sûr que la fureur latinisante qui sévissait alors dans les moindres discours des lettrés ou prétendus tels. Si Rabelais l’a attaqué si joliment, c’est d’abord parce qu’il s’amuse et que tous les ridicules sont de sa juridiction ; c’est ensuite parce qu’il est, sinon très patriote, du moins très national, de bonne souche gauloise et que l’importation soit étrangère, soit antique, n’est point du tout son fait. Là aussi son ferme bon sens le guide droit. Certes il sait l’antiquité ; mais c’est pour les choses qu’il l’aime et non pour les mots, pour sa sagesse et non pour sa langue, pour son esprit et non pour sa forme. Il voit très bien dans l’affectation de l’écolier limousin un vice assez grave, ou une infirmité d’esprit assez triste, le goût de ne prendre des choses que l’écorce et non le solide. Quand Rabelais vit Ronsard à Meudon, chez les Guise, « ils se picotèrent » l’un l’autre, dit un contemporain, et la rancune, comme on peut le voir par les œuvres de Ronsard, ne fut pas courte. Cette entrevue réelle a quelque chose de symbolique. Rabelais en présence de

Ronsard, c’étaient deux Renaissances qui se rencontraient. Sans doute Ronsard n’est pas l’écolier limousin ; bien au contraire il a toujours recommandé, jusqu’au « testament », de maintenir et de garder sauve la « bonne vieille langue » des Français ; mais cependant Ronsard et son école ont eu ce défaut, dans l’adoration qu’ils professaient pour l’antiquité, d’être éblouis par les beautés de forme et de s’y trop arrêter sans pousser au-delà. Rabelais c’était la Renaissance savante, scientifique et rationnelle ; Ronsard c’était la Renaissance lettrée, littéraire, scolaire, « pure livresque », comme dit Montaigne, et qui au pédantisme scolastique en allait substituer un autre. Rien d’étonnant que ces deux Renaissances ne se soient pas reconnues l’une dans l’autre, et n’aient guère eu d’oreille à s’entendre ni de prise à se joindre.

VI. Rabelais écrivain. §

Ce n’est pas un médiocre écrivain que Rabelais. On s’en aperçoit surtout quand on prend garde à ne pas l’admirer pour ses défauts. Autant qu’on a dit qu’il était « mystérieux », autant on a répété qu’il était « énorme » et quelque chose de gigantesque, d’anormal et de magnifiquement monstrueux comme une force de la nature. Il prête un peu à ces admirations compromettantes et à ces louanges périlleuses, par quelques énumérations surabondantes, quelques fracas de mots roulant et s’écroulant les uns sur les autres, quelques caprices de syntaxe et désordres de fougue verbale, où, comme il serait difficile de trouver du talent, rien n’est plus aisé que de trouver du génie.

Mais ce n’est là qu’un Rabelais accidentel. Le plus souvent, et il semble qu’il n’y eût qu’à lire pour s’en apercevoir, le style de Rabelais est court, rapide, succulent et nerveux.

C’est un style de narration, très vigoureux, très puissant, d’une merveilleuse force à lancer le récit sur une pente où il court en bondissant ; mais précis, net, d’un mouvement franc et d’un geste vif, nullement surchargé ou encombré.

C’est un style de dialogue, souple, vivant et marchant droit, relevant le mot qui tombe, lançant la réplique, croisant les interruptions et les aparte, le tout avec une précision, une netteté, une exactitude et une justesse suprêmes.

C’est un style de description, sans surabondance, à l’ordinaire, sans surcharge et surtout sans vague, d’un relief et d’une saillie incomparables. Personne n’a mieux vu que Rabelais. Il voit les choses et leurs mouvements (songez au combat du Frère Jean défendant son monastère ; à la jument de Gargantua fauchant les forêt de Beauce ; à la tempête dont sont assaillis les explorateurs, Pantagruel au gouvernail, Panurge geignant sur le pont, Frère Jean partout). Il voit mieux encore, dans une lumière plus vive, dans un ramassé plus énergique, les figures humaines. Les portraits sont courts, serrés et éclatants : « La vieille était mal en point, mal vêtue, mal nourrie, édentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, langoureuse, et faisait un potage de choux verts avec une couanne de lard jaune… La vieille resta quelques instants en silence pensive et rechignant des dents… puis déchaussa un de ses sabots, mit son devanteau sur sa tête, comme les prêtres mettent leur amict quand ils veulent chanter, puis avec un antique tissu riolé le lia sous sa gorge. » — Voyez encore Frère Jean « regardant les filles de côté comme un chien qui emporte un plumail », — ou Couillatris retrouvant sa cognée et « souriant du bout du nez. » Autant d’expressions promptes et brusques qui n’ont d’autre mérite que d’être la vérité même, mais qu’il fallait trouver.

Ce style est vivant. Il a cette beauté rare de ressembler à la parole, d’être continuellement ce qu’est la parole quand elle rencontre juste, et l’on sait ce qu’alors, unissant au spontané l’exactitude, la parole a de puissance, de grâce et de charme. Montaigne écrit ; il écrit admirablement ; mais il écrit. Rabelais parle. Il cause, il discute, il interpelle, il se parle à lui-même, quelquefois il crie ; mais il parle toujours, et c’est sa voix, alerte, sonore, joyeuse, puissante, quelquefois profonde, parfois empâtée, et l’on se demande pourquoi, toujours vivante, toujours personnelle et gardant son accent propre, que nous entendons.

Non pas absolument toujours. Il lui arrive (très rarement) d’être emphatique et d’approcher du galimatias. Je ne parle pas des discours ridicules qu’il prête à quelques-uns de ses personnages et où il parodie le beau style du temps. Mais deux ou trois fois, faisant parler ses personnages sympathiques, et par conséquent ne faisant aucune parodie, il leur donne un langage affecté qui détonne fort. C’est principalement quand il suppose des lettres écrites par eux qu’il glisse à ce travers. La fin de la lettre de Gargantua à Pantagruel étudiant à Paris, citée partout, est admirable ; mais elle commence bien par ceci : « Très cher fils, entre les dons grâces et prérogatives, desquels le souverain plasmateur Dieu tout puissant a endouairé et aorné l’humaine nature à son commencement, celle me semble singulière et excellente par laquelle elle peut, en état mortel, acquérir espèce d’immortalité et en décours de vie transitoire perpétuer son nom et sa semence… » — À Pantagruel explorateur Gargantua écrit à peu près sur le même style : « Fils très cher, l’affection que naturellement porte le père à son fils bien aimé est en mon endroit tant accrue par l’égard et révérence des grâces particulières en toi par l’élection divine posées, que depuis ton partement m’a non une fois tollu tout autre pense ment… » — A quoi Pantagruel répond en accord parfait : « Père très débonnaire, comme à tous accidents en cette vie transitoire non doutés ni soupçonnés, nos sens et facultés animales pâtissent plus énormes et impotentes perturbations (voire jusques à en être souvent l’âme désemparée du corps quoique telles subites nouvelles fussent à contentement et souhait) que si eussent auparavant été propensées et prévues ; ainsi m’a grandement ému et perturbé l’inopinée venue de votre écuyer Malicorne. »

Il est évident que quand Rabelais s’avise qu’une chose qu’il rapporte est censée chose écrite, il songe à écrire, et que quand il songe à écrire, il écrit majestueusement et lourdement, avec des souvenirs malheureux et des imitations maladroites de la rhétorique cicéronienne. Les quelques lettres que nous avons de lui sont très soignées et un peu du même ton que ce que je viens de citer.

Rien ne montre mieux que le style ordinaire de Rabelais est un style parlé, et parlé par un homme qui parlait admirablement quand il ne se surveillait point. C’est un style que Montaigne a parfaitement défini en croyant, définir le sien : « décousu et hardi, le même au papier qu’en la bouche. »

Ce qui ne veut point dire que Rabelais n’atteigne pas le vrai grand style, la haute éloquence, le discours soutenu, large et fort et pathétique. Seulement il les atteint quand il ne les cherche point, et quand cette même parole parlée, s’échauffant et s’animant à vouloir prouver et convaincre, à poursuivre une iniquité ou une ineptie, grandit, brusque, comme une flamme, ou roule, large, comme une marée qui monte à l’assaut : « … Et voyent les dolents père et mère hors leurs maisons enlever et tirer par un inconnu, étranger, barbare, matin, leurs tant belles, délicates, riches et saines filles, lesquelles tant chèrement avaient nourries en tout exercice vertueux, avaient disciplinées en toute honnêteté, espérant en temps opportun les colloquer par mariage avec les enfants de leurs voisins et antiques amis, pour parvenir à cette félicité de mariage que d’eux ils vissent naître lignage rapportant et héréditant non moins aux mœurs de leurs pères et mères qu’à leurs biens meubles et héritages. Quel spectacle pensez-vous que ce leur soit ? Ne croyez que plus énorme fut la désolation du peuple romain entendant le décès de Germanicus. Ne croyez que fut plus pitoyable le déconfort des Lacédémoniens quand de leur pays virent par l’adultère troyen furtivement enlevée Hélène grecque… Et restent en leurs maisons privées de leurs filles tant aimées, le père maudissant le jour et l’heure de ses noces, la mère regrettant que n’était avortée en tel tant triste et malheureux enfantement ; et en pleurs et lamentations finissent leur vie, laquelle était de raison finir en joie et contentement d’icelles. »

Ainsi parlait le grand orateur Gargantua autorisant son fils à marier Panurge et lui conseillant de se marier lui-même en bonne maison avec consentement des parents, comme le veulent raison et nature, et jamais il ne fut plus éloquent, ne songeant qu’à penser juste, ou plutôt ne songeant à rien qu’à L’affaire qu’il avait à cœur. — Vrai Français dans son style comme en tant d’autres choses, latin seulement quand il s’avise de faire l’écrivain, Rabelais, avant Montaigne, est le père de cette prose française claire, robuste et souple, qui est faite pour être parlée plutôt qu’écrite, qui est faite pour tomber des lèvres, et qui n’a jamais été plus belle, comme Bossuet l’a prouvé peut-être, que chez ceux qui ne récrivent que pour la parler, ou qui en écrivant la parlent encore.

VII §

Tel me paraît être cet homme très peu singulier, très peu mystérieux, et même assez peu profond, qui a eu ce seul mérite, mais assez rare, d’être à la fois un homme de bon sens et un homme d’imagination, et d’être l’un et l’autre fort également.

Son bon sens est de qualité très rare et de trempe extrêmement solide. Il lui rend les plus grands services. S’il l’empêche, à la vérité, d’être un philosophe puissant et qui impose, il l’empêche d’être systématique, et il y a de la tolérance en Rabelais jusqu’au fond même de sa pensée, toujours conciliatrice, médiatrice, ou au moins exclusive de tout parti pris. Son bon sens combat ou réprime salutairement ses penchants secrets qui étaient épicuriens, jusqu’à en faire sinon l’apôtre, sinon même le professeur, du moins le peintre sympathique et presque ému de la générosité, de la charité et du dévouement. Il lui donne de la bonté ; car s’il ne suffit pas du bon sens pour être bon, du moins le bon sens persuade qu’il n’y a rien de plus raisonnable et de plus judicieux que d’être bon. — Son bon sens lui donne surtout et toujours l’idée de justice ; car la justice n’est pas autre chose que la raison appliquée ; c’est la raison sociale. Cette idée remplit Rabelais. Ce médecin ne voit pas dans la justice autre chose que la santé du corps politique, et le livre de Rabelais n’est qu’un livre à l’honneur, au service et au profit de la santé, tant du corps que de l’âme, que de l’esprit, que de la nation et que du monde. Son ataraxie ou son pantagruélisme, qu’on l’appelle de son nom ou de son sobriquet, est un système d’hygiène morale et intellectuelle ; ce système transporté dans le domaine des relations humaines devient la justice, l’équité, la tolérance, et le respect de la liberté d’autrui, tout naturellement. Au milieu des paissions déchaînées qui sont les maladies de l’âme, et des subtilités envenimées qui sont les maladies de l’esprit, il n’est pas douteux que son livre ne tombât très bien, jusqu’à être un très bon régime, non seulement pour son siècle, mais pour tous les temps.

Son imagination, qui était magnifique dans le bouffon d’abord, et même aussi dans la conception de grandes scènes humaines ou naturelles, comme batailles et tempêtes, n’a pas laissé d’être un peu limitée par son bon sens. Son roman, quoiqu’on ait dit, n’a de gigantesque que ses personnages, dont, du reste, il oublie à chaque instant les statures anormales. C’est un roman très réel, et très réaliste, où la part de fantaisie est très restreinte. C’est le roman bourgeois du xvie siècle. L’imagination de Rabelais est tellement compagne inséparable de son bon sens qu’elle ne va guère qu’à inventer des pays dont les naturels sont des lanternes, et à donner à des hommes des noms d’oiseaux. Ce n’est pas là une débauche de fantaisie. — Grand artiste cependant et grand créateur, en ce que l’incident gai et imprévu, le détail curieux, l’anecdote bouffe, le tableau plaisant abondent dans sa cervelle féconde et, intarissablement sans monotonie, s’en élancent en tourbillonnant ; grand artiste dans ses portraits, dans ses croquis, dans ses vignettes, qui à chaque instant arrêtent les yeux et amusent le regard ; grand artiste dans ses larges descriptions de ville populeuse, de foule grouillante, de festin copieux, de beuverie large et bruyante ; grand artiste dans l’art de conter, qu’il a poussé plus loin qu’homme au monde, dans l’art de faire d’un récit un monde vrai où nous sommes transportés, où nous vivons, où nous circulons à travers les choses, où nous coudoyons les hommes, et où nous sentons le temps couler, ce qui fait, le récit lu, que nous avons vécu véritablement un jour de plus ; grand artiste enfin dans son style sobre le plus souvent et alerte, pittoresque et infiniment expressif quand il le faut, abondant et touffu à la rencontre, extrêmement varié comme le ton et l’accent d’un homme qui cause et qui a naturellement l’art de causer, toujours vrai, toujours sincère, toujours personnel, toujours sonnant la voix humaine, si savant avec cela que toutes les formes de style français, depuis celui de Bossuet jusqu’à celui de Voltaire, en passant par celui de La Bruyère, trouveraient, ce qu’on ne peut dire d’aucun autre de nos vieux auteurs, sinon leur modèle, du moins leur premier trait, déjà très marqué, dans l’historiographe de Panurge.

Rien donc qui doive étonner dans l’immense succès de Rabelais, et la dévotion si longue, peut-être éternelle des Français à son endroit. Certainement on l’a surfait, en voulant le trouver profond, ce qu’il ira jamais visé à être, en voulant le trouver énigmatique, ce que son bon sens se serait refusé à affecter, et en voulant le trouver pyramidal, ce qui est aussi loin que possible de son génie et de son art tout français. Certainement Montaigne a presque raison, quoique peut-être un peu jaloux, en disant de son livre : « parmi les livres simplement plaisants…  » Certainement Gargantua et Pantagruel sont avant tout des livres joyeux, et c’est ainsi qu’on doit les prendre ; mais ils sont aussi des livres intéressants, des livres qui, sans faire méditer, font réfléchir, des livres de bonne raison moyenne, et de bon profit moral.

C’est une plaisanterie de les estimer immoraux parce qu’ils sont souvent indécents. Sans doute ils ne sont pas lecture de jeunes femmes ; mais ils ne contiennent pas un atome d’immoralité. L’immoralité littéraire est dans les peintures lascives et dans les narrations complaisantes d’actes honteux. De ces narrations et de ces peintures il n’y en a pas une, je dis pas une, dans Rabelais. Il y a, relativement aux choses honteuses, des propos libres et des allusions goguenardes en termes crus. C’est inconvenant, mais ce n’est pas immoral, ce n’est pas corrupteur. Je dirai même que rien l’est moins. Les romans modernes le sont cent fois plus. Rabelais est choquant, il n’est pas dangereux. Au fond c’est un livre très sain, écrit par un très honnête homme qui était rail lard, dans un temps où l’on n’était pas bien élevé.

L’esprit général n’en est pas très sublime ; mais il est pur, généreux et surtout droit. Au fond ce médecin a tenu à nous dire, ou plutôt a bien voulu nous dire en se jouant : « Il y a un art de se bien porter. — Cet art contient une morale qui est simple, mais étendue, presque complète, et non point si facile à bien pratiquer ; et que voici. — Il contient une politique qui est plus simple encore, mais assez difficile aussi à réaliser, puisque vous êtes aussi loin que possible, d’ici à trois siècles, de la mettre en pratique ; et que voici. — Il contient une règle de conduite personnelle qui n’est pas bien raffinée, mais que les plus sages d’entre vous n’ont point encore réussi à s’imposer ; et que voici. — Cet art a pour résultats bonne conscience et joie de l’âme. Je vous souhaite de l’acquérir en lisant mon livre ; et c’est le sens de ces mots que je répète soir et matin : Vivez joyeux et portez-vous bien. »

Et ce n’est pas si peu que d’avoir donné ce traité-là, avec de belles illustrations dans le texte. Après tout Rabelais a raison : il n’est pas sûr que les « mélancolieux » ne soient pas un peu coupables. Dante place dans un des cercles de son Enfer ceux qui pendant leur vie « pleurèrent quand ils pouvaient être joyeux. »

Calvin §

I. Sa vie. §

Jean Cauvin, en latin Calvinus, et, en francisant la forme latine, Calvin, comme la plupart des réformateurs génevois du xvie siècle, comme Guillaume Farel, comme Froment, comme Alexandre Dumoulin, comme Théodore de Bèze, était Français. Il était né à Noyon, le 10 juillet 1509, d’une famille de bourgeoisie aisée. Son père était notaire apostolique, procureur fiscal du comté, scribe en cour d’église, secrétaire de l’évêque, quelque chose comme moitié robin moitié clerc, moitié de basoche et moitié d’église. On peut trouver dans Calvin les instincts de discipline ecclésiastique et les goûts de dispute et de chicane rappelant ce double caractère originel.

Ce qui est plus sûr, c’est que son éducation fut tournée tour à tour du côté de l’Église et du côté du Palais. Il fit de bonnes études générales en compagnie des enfants de la famille de Monmor, protectrice de la sienne. Puis on l’envoya à Paris comme étudiant en Sorbonne. On le destinait à la théologie. Par quel revirement, en 1529, son père songea à le pousser vers le droit, on ne sait trop ; mais toujours est-il que le jeune Calvin fut envoyé à Orléans pour suivre les leçons de Pierre de l’Etoile, puis à Bourges pour écouter André Alciat.

C’était un étudiant passionné. Il était tout entier à ses professeurs et à ses livres, écoutant, compulsant, rédigeant, exposant et argumentant. Fréquentant peu les compagnies, très retiré, peu causeur, n’aimant à parler que pour faire une leçon ou discuter, c’était à cette époque un jeune homme de moyenne taille, d’aspect grave, maigre déjà, le teint brun et pâle, le nez aquilin, la barbe noire, rare et taillée en pointe. Ses yeux noirs éclataient d’un feu ardent ; sa voix était forte, sonore et comme métallique. Opiniâtre et captieux dans la dispute, il faisait dire à un de ses maîtres, Melchior Wolmar : « Ce sera un grand défenseur de nos opinions, pour ce qu’il ne pourra si aisément être pris qu’il ne puisse envelopper ses adversaires en des empêchements plus grands. »

Il a toujours dit de lui-même qu’il était « de nature un peu sauvage et honteuse » et « timide et craintif. » Il n’y paraît guère à sa vie ; mais il est possible. Il est vraisemblable même qu’il avait ce courage nerveux et violent des hommes timides et convaincus, volontiers retirés et tranquilles, indomptables et intrépides dès qu’on touche à leurs croyances ; et que ce courage particulier, sans cesse sollicité par les circonstances, il dut l’exercer toute sa vie, ce qui l’abrégea. Il aura sans cesse souhaité le repos et aussi l’établissement de sa foi, et toujours sacrifié celui-là à celui-ci, chaque fois contre son gré, et s’épuisant dans cette lutte d’une partie de sa nature contre l’autre.

Son père étant mort, vers la fin de l’an 1530 ou le commencement de fan 1531, Calvin fut probablement libéré d’une certaine contrainte. Il est vraisemblable que son père l’avait dirigé du côté du droit pour le détourner, moins de la théologie que d’une certaine théologie. Dès son séjour à Paris, en 1527, le jeune homme avait fait la connaissance de Farel, beaucoup plus âgé que lui, très mêlé déjà à tout le mouvement protestant, et avait commencé à lire Luther. Le droit à Orléans et à Bourges fut sans doute une diversion. Libre de ses actions, Calvin réalisa sa part d’héritage, vendit les bénéfices ecclésiastiques, dont son père, de très bonne heure, l’avait fait pourvoir, s’assura une modique fortune qui le mettait à l’abri des besoins pressants, et vint à Paris, très décidé à ne plus s’occuper que de religion.

Il était bien armé, savait admirablement le latin, fort bien le grec et l’hébreu, avait beaucoup pratiqué Aristote, connaissait, on le voit par ses œuvres, les auteurs de L’antiquité profane (surtout les prosateurs), traduisait, comme protestation contre les supplices des protestants, qui commençaient, le De Clementia de Sénèque, avait pris dans l’étude du droit l’habitude de la dialectique déliée et du maniement des abstractions. Sa parole était vigoureuse, pressante, soutenue par une conviction profonde et l’impossibilité de supposer un instant que quiconque ne pensait pas exactement comme lui pût avoir raison.

Il prêcha, et il lit prêcher. Il prêcha dans les environs de Paris, à Paris, dans des conférences particulières. Pour faire entendre sa pensée en pleine Sorbonne, il inspira à Nicolas Cop, recteur, un discours tout plein de propositions très nouvelles, puis une justification de ce discours, moins novatrice, mais hétérodoxe encore, et tout autant, sur le point principal. Cop et Calvin durent s’enfuir, l’un à Bâle, l’autre à Nérac auprès de la reine de Navarre. C’est là que l’Institution chrétienne, en sa première forme, fut écrite. Elle contenait déjà toute la doctrine de Calvin, moins rigoureuse, moins impérieuse et moins despotique qu’elle ne devint plus tard, mais entière, et déjà sous cette forme et en cet appareil systématique qui devait lui donner tant de puissance sur les esprits.

En 1534 Calvin se rendit à Baie où il publia l’In titution (1536), puis à Ferrare, auprès de la duchesse, très attachée, comme on sait, aux doctrines nouvelles. Forcé par la pression du Pape de quitter cette cour, il se rendait à Strasbourg, et passait seulement par Genève pour y saluer son ancien ami Guillaume Farel, lorsque toute sa destinée, au moins politique, se décida. Farel le retint.

Il avait beaucoup à faire. Genève après avoir successivement secoué le joug du duc de Savoie, de l’évêque souverain de Genève et des petits seigneurs crénelés de la banlieue, qui l’entouraient comme d’une ceinture de féodalité, était devenue une ville absolument libre. Elle avait, par horreur de son duc et de son évêque, adopté le protestantisme, et Farel y jouissait d’une grande autorité ; mais la situation pourtant étaitdifficile. Il y avait un parti catholique, un parti libertin et un parti protestant. Le parti libertin était le parti des vieux patriotes, genevois avant tout, et qui voyaient de fort mauvais œil, sous couleur de protestantisme, les Français d’un côté s’introduire à Genève et y gouverner, les Bernois de l’autre exercer une influence sur les affaires intérieures de la République. Ces partis étaient en lutte. Ils s’appuyaient l’un sur Fribourg, catholique, ancienne alliée des Genevois, l’autre sur Berne, protestante, alliée également, et qui tendait à faire payer assez cher l’appui qu’elle avait donné à Genève pour la conquête de son indépendance.

Partis à contenir, alliés gênants à ménager, c’était beaucoup pour Farel, citoyen courageux, grand orateur populaire, à me ardente, mais nullement homme d’État. Il reconnaissait à Calvin les qualités qui lui manquaient. Il retint Calvin.

Celui-ci semble avoir peu hésité. C’était un homme très avisé et un des plus grands politiques qui aient été. Il vit très vite les immenses difficultés de l’entreprise, mais aussi les chances de succès. Il comprit une très grande vérité, qui n’était pas alors mise en lumière comme aujourd’hui, et qu’il fallait une vue perçante et une grande connaissance des hommes pour démêler: c’est qu’après une grande et douloureuse révolution lc hommes ont besoin du despotisme, et sont merveilleusement disposés à l’accepter, à condition que ce soit un despotisme plus dur que l’ancien, et très différent, — Il le faut très différent, pour que le peuple ne s’aperçoive pas que c’est le despotisme, et ne reconnaisse pas l’ancien sous le nouveau. — Il le faut plus dur que l’ancien, pour comprimer les ferments d’agitation sans but, d’agitation naturelle, que la révolution qui, elle, avait un but et l’a atteint, a remués en passant et a laissés derrière elle ; pour que le peuple se sente gouverné, ce qu’il ne sentirait pas, après les grands troubles, s’il n’était que gouverné à la manière ordinaire ; enfin pour que les conquêtes que la révolution a faites, non seulement soient consolidées, mais très manifestement paraissent l’être, ce qu’elles ne paraîtraient pas à tous les yeux s’il restait des partis libres, puissants, parlant haut et qui sembleraient toujours près de prendre revanche.

Ce qui avait des chances de succès à Genève après la période héroïque de cette cité, c’était donc un despotisme qui ne vînt pas d’une puissance étrangère, qui ne fût pas catholique, qui ne fût pas aristocratique et qui fût très rude. Être très visiblement l’ennemi du duc de Savoie (ou du souverain régnant au-delà des monts), être protestant, n’être pas grand seigneur et affecter en ses mœurs la simplicité la plus démocratique, être en mauvais termes avec Berne, qui n’était pas sans quelques airs de vouloir substituer sa suzeraineté à celle du Savoyard, être énergiquement local et municipal, enfin être un homme d’une volonté indomptable et d’une intolérance absolue, né pour commander et pour risquer continuellement sa vie à rencontre de toute résistance, impitoyable du reste sans colère et sans caprice de cruauté : c’était être le souverain désigné de Genève à cette époque.

Sans que ce fût nécessaire, il n’était pas mauvais, non plus, que le nouveau despotisme fût très moral, puritain et théocratique. Genève au xve siècle était une ville riche, luxueuse et assez dissolue. Peu gênés par leurs évêques dans la liberté de leurs mœurs, du reste décentes, mais aimables et un peu abandonnées, les Génevois, d’abord touchés, pour la plupart, par cette contagion d’esprit religieux et de régénération morale qui est le grand fait psychologique du xvie siècle, devaient, de plus, pour que le despotisme nouveau fût très différent à leurs yeux de l’ancien, souhaiter obscurément, aimer ensuite, une autorité très sévère sur les mœurs, et qui, au moins en apparence, les réformât. C’est aux différences que les hommes mesurent le progrès. À voir Genève devenue triste, il fallait bien croire qu’elle avait changé, et à la voir changée, conclure qu’elle avait marché en avant. Son changement de caractère était le signe éclatant de sa rupture avec le passé, et il est impossible aux yeux des hommes que rompre avec le passé ne soit pas un progrès. La gaîté était réactionnaire, la tristesse signe de régénération, gage d’avenir et dignité nationale.

Voilà tout ce que Calvin dut comprendre pendant son premier séjour à Genève, de 1536 à 1538, et ne jamais oublier. Il vit très bien qu’il était de la tète aux pieds l’homme dont Genève avait besoin.

Mais ce raisonnement, qui fut certainement le sien, n’est qu’un raisonnement d’ambitieux. Il en eut un autre, de sectaire, de prophète et d’homme de foi. Il vit que si Genève avait besoin de lui, il avait, pour sa foi, besoin de Genève. Les protestants allemands avaient été comme absorbés par les princes séculiers. C’est le grand péril des nouvelles religions de ne pouvoir guère se passer des puissances temporelles. Elles s’appuient sur elles pour lutter contre la religion établie, et cet appui devient un joug. Ce que Luther avait fondé c’étaient, en somme, des églises indépendantes de Rome, et dépendantes des puissances allemandes ; c’étaient des « églises gallicanes » germaniques. « Le magistrat », comme dit Bossuet, a s’y était rendu maître de tout, et même de la doctrine », et ce qu’on gagna souvent au change, ce fut « en rejetant le pape ecclésiastique de se donner un pape laïque. » Rien n’était plus périlleux, rien n’était plus odieux à Calvin, et souvent il s’en plaignit comme du plus grand désordre qu’on put introduire dans l’Église.

L’eût-il voulu du reste, et il ne le voulait pas, il n’aurait pas pu, et il est homme à l’avoir compris, faire en France ce que Luther avait fait en Allemagne. Les rois de France ont hésité quelquefois entre le protestantisme qui flattait leurs ambitions secrètes, et le catholicisme qu’ils sentaient en majorité dans ce pays de race latine ; mais ils n’avaient pas un très grand intérêt à s’affranchir en appuyant la religion nouvelle ; car ils étaient très peu liés. Par la Pragmatique Sanction de Charles VII, par le Concordat avec Léon X, ils s’étaient rendus for ! indépendants sans être devenus hostiles. Nommant les évêques, ils étaient les vrais chefs du clergé français. Ils auraient pu désirer s’approprier les biens du clergé ; mais, par des moyens constitutionnels et traditionnels, ils le faisaient contribuer aux charges de l’Etat, ce qui suffisait, et même valait mieux.

Cette situation était excellente ; ils n’étaient pas sans le comprendre, et le bon sens pratique français leur montrait qu’ils avaient peu de chose à gagner à appuyer la Réforme et d’assez grands risques à courir. Le mouvement protestant français avait de grandes chances d’être féodal s’il était aristocratique, ou communaliste s’il était populaire, dans les deux cas peu monarchique. Tel qu’il se montrait, il semblait devoir être aristocratique et féodal, ce qui était ce que la monarchie française craignait et détestait par-dessus tout. En ces conditions, mieux valait sans doute s’en tenir au Concordat, et, à travers les flux et reflux de la politique, c’est encore où la monarchie française se ramenait assez constamment.

Calvin vit très bien ces choses. Comme les autres, il avait bien commencé par tâter un peu le gué du côté des puissances temporelles, et son Epître à François Ier si admirable d’ailleurs, est une avance ; mais il n’y revint pas, et, Genève trouvée, il sut très exactement ce qu’il voulait et devait faire.

Il devait aviser une ville libre, très indépendante, et très jalouse de son indépendance récemment conquise, ennemie des princes étrangers, pour en avoir trop fait l’épreuve, s’y établir fortement, ne rien demander à personne, y constituer une religion municipale et nationale, chère au peuple à ces deux titres, exercer par rayonnement une influence toute morale sur le reste de l’Europe, faire ainsi de cette cité la « ville de sûreté » par excellence, le lieu d’asile des réformés, en même temps la capitale morale du protestantisme ; et de cette sorte établir quelque part le protestantisme dans toute sa pureté, sans compromission et sans alliage, et faire de la ville qui l’aurait accueilli une ville sainte, une tête glorieuse d’un monde religieux, capable, sans alliance ni soutien temporel, de regarder Rome en face.

Le dessein était grand, hardi, très pratique aussi et très prudent, un des plus intelligents et des plus justes qu’ait formés une tète humaine. Il réussit.

Il ne réussit pas tout d’abord. Quelque bon qu’il fût, il avait un défaut, relativement léger, mais irrémédiable. Calvin n’était pas Génevois. Il n’était pas prince, il n’était pas noble, il n’était pas évêque, il n’était pas Bernois ; et tout cela était excellent ; mais il n’était pas Génevois. Il le devint, le temps aidant, mais il ne l’était pas. Ce fut toujours sa plus grande difficulté. Au commencement elle le fit échouer. Les « libertins », c’est-à-dire les vieux patriotes génevois, qui avaient versé leur sang pour faire la patrie, trouvaient étranges ces Français, ces Froment, ces Farel, ces Calvin, qui, tout en assurant qu’ils n’étaient que des ministres de la religion, par leur influence dans les conseils de la cité, gouvernaient une ville qu’ils n’avaient nullement affranchie. En 1538 ils l’emportèrent aux élections, et tirent chasser Farel et Calvin. Calvin s’en alla à Strasbourg, s’y établit dans le personnage de pasteur et de professeur, et attendit les événements. Renonçait-il à ses grands projets ? On le peut croire, puisqu’il se maria, et avec une Allemande. Il était plutôt dans son plan d’épouser une Génevoise. Mais, au moins, sa femme n’était pas française, et son mariage ne lui fut pas plus tard une difficulté de plus.

En 1540 son parti à Genève reprit le dessus, et il fut rappelé avec instances. Il hésita ou feignit d’hésiter. Les deux hypothèses sont acceptables. Il ne faut pas oublier, puisqu’il l’a dit, qu’au fond, tout à fait au fond, il était craintif. On peut dire aussi que rien n’était plus habile sans laisser d’être très légitime, que de se faire prier pour se faire désirer. L’ambition, et j’ai montré quelle noble ambition, l’emporta. Il revint à Genève en 1541, et n’en sortit plus.

Il avait trente-deux ans, parlait de lui dans ses lettres comme d’un vieillard, et l’était presque. Blanchi de bonne heure, creusé, les traits tirés, les bras maigres, la main sèche, faible et de mine chétive comme ce saint Paul qu’il a tant aimé, n’ayant pour ainsi dire que les y eux et la voix, et une physionomie plutôt qu’un visage, et un geste plutôt qu’un corps, torturé de maladies sans nombre, le cerveau tenaillé d’une migraine presque incessante, il resta sur la brèche pendant vingt-trois ans, gouvernant, prêchant, écrivant et dogmatisant sans trêve, domptant les souffrances du corps à force de volonté, profitant de son mauvais estomac pour ne pas manger, et de ses migraines pour ne pas dormir, passant toute sa vie, comme il l’a dit, in tumultu et feslinatione.

Ce fut un combat admirable de tous les instants. Il fallait gouverner d’abord. Ce n’était pas facile. Les catholiques n’étaient plus en nombre ; mais les « libertins » étaient encore forts. Ils l’étaient par eux-mêmes, par les anciens services rendus, aussi par les arguments qu’ils tiraient de l’entourage de Calvin. Calvin attirait à lui des Français persécutés dans leur pays, et s’en faisait comme une garde personnelle. Il ne pouvait pas agir autrement. La charité évangélique l’y obligeait absolument, l’humanité même ; et qu’eût été Genève si elle n’avait pas été lieu d’asile, et quel était son intérêt sinon de s’agrandir des pertes de ses voisins, et qu’eût été Calvin s’il se fût borné au rôle de chef religieux, exclusif, égoïste et obscur, d’une petite ville ? Il le devait donc. Mais c’était aussi son intérêt ; il constituait ainsi son armée et son instrument de règne, et c’est ce que ses ennemis faisaient remarquer sans cesse. Cette force était donc pour Calvin une faiblesse, en raison même de sa force, et augmentait les difficultés en s’accroissant. De là des conspirations et des séditions perpétuelles (quatre en huit ans, de 1548 à 1555), qui avaient de bonnes raisons pour elles et qui étaient presque légitimes. Il les étouffa avec la dernière rigueur, et sans scrupule fit couler le sang. Il y mit fin par un gouvernement qui est un modèle de tyrannie.

L’inquisition et la délation du haut en bas de la société, à la fois pour raison et sous prétexte de régénération morale, tel fut le système. Les « Anciens », sortes de censeurs à la mode de Rome, mais infiniment plus nombreux, surveillant et examinant la conduite des citoyens, ayant le droit de pénétrer à toute heure dans la vie privée, et faisant procès aux citoyens pour des infractions morales comme pour des crimes sociaux ; au-dessous d’eux une légion de délateurs leur rapportant tous les méfaits commis contre la loi, contre la religion, contre la morale et contre Calvin, ce fut l’organisation de la société génevoise à cette époque. C’était la Terreur. Elle n’a jamais été ailleurs en aucun temps plus savamment ajustée. Calvin y tint la main jusqu’à sa mort avec une inflexible constance.

Il fallait ensuite gouverner, non plus la cité, mais l’Église, poursuivre les hétérodoxes, extrêmement nombreux à cette époque, où le réveil religieux avait naturellement pour effet que chacun avait son système religieux, extrêmement nombreux surtout à Genève, où, par une illusion assez plaisante, mais naturelle, une foule de gens venaient pour penser librement. Il fallait combattre contre les anabaptistes, les antiprédestinataires, les antitrinitaires, les « libertins spirituels », contre Bolsec, contre Gentil, contre Castellion, contre Servet. Il fallait démêler leurs erreurs, les réfuter, démontrer qu’ils étaient bien hérétiques, puis les faire chasser.

Je dis les faire chasser. En général, et il n’est que juste de le dire, Calvin n’a pas tué l’hérétique. Théodore de Bèze fait remarquer qu’en France on brûle les protestants, qu’en Allemagne « on met les anabaptistes à mort, àbon droit  », qu’à Genève on s’est « contenté du bannissement », que « Bolsec, Valentin (Gentil), Castellion ont blasphémé et ont été simplement bannis » ; que « le seul Servet a été mis au feu. Mais qui en fut jamais plus digne ? » — De Bèze a à peu près raison ; je veux dire qu’il compte à peu près juste. Cependant je ferai remarquer qu’il est très difficile de faire ce compte et d’établir ces proportions, parce que les conspirateurs qui ont été mis à mort comme conspirateurs l’ont toujours été aussi comme hérétiques. Gruet par exemple, coupable de chansons contre Calvin et de placards séditieux, fut exécuté le 24 juillet 1547. Calvin poursuivant sa vengeance contre lui, même après sa mort, et demandant au Conseil de Genève de brûler un livre attribué au malheureux, dit formellement : « Comme ainsi soit que tel et tel jour Jacques Gruet, tant pour blasphèmes énormes contre Dieu et moquerie de la religion chrétienne que pour conspiration contre l’État public de notre cité, a été condamné à telle punition… »

Et en effet Gruet avait été condamné pour avoir « insulté Calvin ; été plutôt enclin à dire, réciter et écrire fausses opinions et erreurs qu’à la vraie parole de Notre-Seigneur ; affiché le placard de Saint-Pierre. » Il semble donc que l’on tuait juridiquement à Genève, quelquefois pour hérésie, souvent, non proprement pour hérésie, mais pour mépris de Calvin et tendance à ne pas croire à la religion réformée ; et la distinction est subtile. Reconnaissons cependant qu’il semble qu’on a moins tué à Genève pour hérésie, proportionnellement, que dans les autres parties de l’Europe.

Ce gouvernement de l’Église, il fallait y pourvoir même au-delà des frontières, discuter et négocier avec Berne, soutenir le zèle protestant de la duchesse de Ferrare, encourager et éclairer celui de la reine, de Navarre et la prémunir contre les séductions des « libertins spirituels12 », réchauffer sans cesse et réconforter ces pauvres petites églises protestantes de France, église de Lyon, église de Paris, église du Poitou, d’Angers, de Loudun, « des Iles » (Ré, Oléron) ; et ces exhortations aux martyrs dont est pleine la volumineuse correspondance de Calvin sont ce qu’il a écrit de plus élevé, de plus fort et de plus touchant.

Il fallait faire pénétrer partout l’esprit de Calvin, cet esprit d’intransigeance et de rigueur dont il marquait tout ce qu’il touchait. À côté de ces lettres si belles et si évangéliques que je citais tout à, l’heure, il y en a qui peignent bien l’homme de gouvernement et de gouvernement tyrannique qu’était Calvin. On connaît la fameuse lettre « à Monsieur de Poët, dauphinois », que Voltaire cite avec horreur dans l’Essai sur les mœurs: «  Ne faites faute de défaire le pays de ces zélés faquins qui exhortent les peuples à se bander contre nous, noircissent notre conduite, et veulent faire passer pour rêverie notre croyance. Pareils monstres doivent être étouffés comme fut ici en l’exécution de Michel Servet, espagnol. » — Eh bien… cette lettre est fausse, très probablement. De très bonnes raisons le font croire. Mais les défenseurs de Calvin qui triomphent de cette inauthenticité, publient eux-mêmes la lettre suivante à Madame de Cany : « Madame, il me fait bien mal que l’acte si louable que vous fîtes il y a environ demi an n’a mieux rencontré. C’est que quelque bon serviteur de Dieu ne s’était trouvé à l’endroit d’un tel secours qu’a reçu une aussi méchante et malheureuse créature qu’il y en ait au reste du monde. Sachant en partie quel homme c’était, j’eusse voulu qu’il fût pourri en quelque fosse si c’eût été à mon souhait, et sa venue me réjouit autant comme qui m’eût navré le cœur d’un poignard. Mais jamais je ne l’eusse jugé un monstre si exécrable en toute impiété et mépris de Dieu comme il s’est ici déclaré, et je vous assure, s’il ne se fût sitôt échappé, que pour m’acquitter de mon devoir il n’eût pas tenu à moi qu’il ne fût passé par le feu. » — La lettre à Madame de Cany vaut la lettre à M. de Poët, et Voltaire n’a qu’égaré son indignation.

C’est avec moins de cruauté, mais le même souci d’inquisition tyrannique, qu’on le voit s’inquiéter dans les pays les plus éloignés du sien des plus menus détails, pourvu qu’ils soient de quelque intérêt pour la religion. En Angleterre il y a des universités et dans ces universités des boursiers. Ces boursiers ne sont pas tous très bons protestants, et il faut veiller à cela. Lettre au duc de Sommers et, lettre au roi d’Angleterre, pour faire cesser cet abus et retirer ces facilités à des jeunes gens « qui, au lieu de donner bon espoir de servir l’Église, montrent plutôt signe d’y vouloir nuire, et qui font profession manifeste de résister à l’Evangile. »

Ce qu’il voudrait, c’est que non seulement la religion de Genève, mais le gouvernement de Genève servit de modèle à l’univers tout entier, et que toutes les puissances protestantes fussent réglées sur les maximes et sur les pratiques de Calvin. Conseils ou plutôt programme de gouvernement au duc de Sommers et : « Je viens maintenant au dernier article, qui est de châtier les vices et réprimer les scandales. Je ne doute point qu’il n’y ait loix et statuts bons et louables au royaume pour tenir le peuple en honnêteté de vie. Mais les grands débauchements et énormes que je vois par le monde me contraignent de vous prier à prendre aussi cette sollicitude que les hommes soient tenus en bonne et honnête discipline. Surtout que l’honneur de Dieu vous soit recommandé pour punir les crimes dont les hommes n’ont point accoutumé de faire grand cas. Je le dis parce que quelquefois les larcins, batteries et extorsions seront âprement punis, pour ce que les hommes y sont offensés. Cependant on souffrira les paillardises, adultères, ivrogneries, blasphèmes au nom de Dieu quasi comme choses licites ou bien de petite importance. L’office des évêques et des curés est de veiller sur cela ; mais en l’autorité où Dieu vous a mis, la principale charge en revient sur vous, voire de mettre les autres en train afin que chacun s’acquitte de son devoir. »

Le monde entier soumis à des gouvernements théocratiques, l’homme par tout pays régi et surveillé de près en ses mœurs, en sa conduite privée, en ses propos, en sa tenue et en son maintien, le grand couvent universel sur le modèle du couvent genevois, voilà le grand rêve, dépassant toutes les puissances humaines, et presque l’imagination, que le rude réformateur poursuit à travers toute l’Europe, et essaye de commencer à réaliser, en prodiguant ses conseils, ses exhortations, son temps et ses forces.

Et il faut ensuite revenir à Genève, et y trouver ces difficultés locales, presque domestiques, dont l’exiguité rebute et dont la multiplicité épuise. C’est son frère Antoine qui le compromet par ses mœurs relâchées, c’est son vieux maître et ami Farel, qui, à Neufchâtel, s’avise de se marier à quatre-vingts ans et qu’il faut essayer de dissuader, puis excuser ; c’est son armée même, sa vieille garde de réfugiés français, qui est compromettante aussi, quelquefois, et quémandeuse et indisciplinée. Il a souvent à la gourmander avec une âpre éloquence qui lui fait honneur, et qui, du reste, à l’adresse des vieux Genevois, est une habileté : « De ceux même, dit-il13, qui ont abandonné leur pays pour venir ici servir Dieu, il y en a qui s’y portent assez lâchement… Que ceux qui sont venus ici de loin qu’ils avisent à se gouverner saintement, comme en la maison de Dieu. Ils pouvaient bien vivre ailleurs en débauche et ne fallait point qu’ils bougeassent de la papauté pour mener un train dissolu. Et de fait il y en a aucuns desquels il vaudrait mieux s’être rompu le cou que d’avoir jamais mis le pied en cette église pour s’y porter si mal. »

L’embarras est grand de maintenir dans le devoir ce peuple errant, très mêlé et très suspect, de gens qui viennent à Genève pour y chercher le salut, ou la paix, ou la fortune, ou du pain, et parmi lesquels il est difficile de démêler du premier coup les croyants, les persécutés, les faméliques et les intrigants : « il y a beaucoup d’affronteurs qui courent l’aiguillette, trottant çà et là pour dérober et tromper. Tels rustres, étant déjà si décriés qu’ils ne peuvent trouver lieu aux églises de Dieu, pour user de leurs ruses, prenant leur vol d’un autre côté, babillent contre nous impudemment, disant tout ce qui vient en leur bouche. Que devons-nous faire ? Nous voyons des fainéants de moines ou d’autres qui leur ressemblent du tout, encore qu’ils n’aient jamais vêtu le froc, qui tous promettent qu’ils seront petits anges, et si on leur trouve moyen de vivre, qu’ils se contenteront de pain et d’eau. Toutes ces belles vanteries de patience s’en vont incontinent en fumées, et après avoir montré quelque temps combien ils sont fainéants et inutiles, troussent quilles sans sonner mot. Je confesse que beaucoup qui seront venus ici espérant y trouver condition après l’avoir cherchée s’en retournent frustrés de leur espoir, comme il ne se peut autrement en si grande multitude de gens qui demandent… et ces galants iront ensuite semer leurs complaintes partout, pleines de mensonges incroyables… »

C’est au milieu de ces embarras incessants, chef d’église, chef d’État, chef d’églises extérieures, chef de partis extérieurs, négociateur avec des puissances étrangères, chef de doctrine et ayant à la défendre sans cesse contre une religion traditionnelle quinze fois séculaire et contre vingt « hérésies », écrivant, parlant, discutant, administrant, négociant, sollicitant et sollicité, sans aucune interruption qu’un sommeil maladif de quelques heures par jour, traînant à travers ces tracas un corps débile et usé, qu il a vécu vingt-trois ans, soutenu par une volonté de laquelle il semble que celle des plus grands conquérants et chefs d’empire n’approche pas.

Toujours impérieux, il devint, vers la fin de sa vie, « colère, chagrin et difficile », au témoignage même de Théodore de Bèze qui l’excuse, et qui, en vérité, n’a pas besoin de l’excuser. Il avait perdu en 1549 sa femme après une union de dix ans, n’en ayant eu qu’un enfant qui ne vécut pas. Il vieillissait dans le tumulte des affaires et la solitude domestique, les deux choses qui tuent le plus vite. En 1563 il était épuisé, et les crises morbides se multipliaient pour lui. Il était prêt. Il fit au commencement de 1564 ce testament d’une admirable simplicité de forme, au fond un peu orgueilleux, où, du moins, si l’on veut, la satisfaction du devoir accompli se montre trop. Le 27 mai 1564, il s’éteignit au milieu de ses frères, si complètement usé par le labeur et la maladie que dans ces funérailles si simples et dénuées, dignes de sa vie, on n’avait presque plus rien à remettre à la terre. — Ce fut un homme de combat et de création, qui sut renverser et qui sut bâtir, une des plus vigoureuses intelligences qui aient été, une des plus hautes consciences, surtout un des plus grands courages qui se soient montrés dans la race humaine.

II. Son dessein. §

La doctrine de Calvin c’est le protestantisme qui se démêle après la période d’insurrection tumultueuse, qui se dégage, se trouve, et s’arrête en sa forme la plus nette et la plus rigoureuse. C’est la clarté systématique dans la passion régénératrice ; c’est l’esprit français dans le tempérament protestant.

Le protestantisme avait été jusque-là très confus. Il était en son fond une rébellion contre Rome et un appel à Dieu. Il venait d’un grand dégoût d’abus ecclésiastiques

qui, comme dit Bossuet, « n’étaient que trop véritables », d’un besoin d’indépendance et de croyance non imposée, pour être plus forte, d’un grand mépris des hommes interprètes de la parole divine, et du ferme propos de ne s’en rapporter qu’à Dieu. Il était l’homme croyant, passionné de foi, se détournant des hommes jugés impurs ou tièdes et criant à Dieu : « Inspire-moi ! » C’est le plus grand réveil de l’esprit mystique dans l’humanité depuis l’avènement du christianisme.

De là son horreur instinctive tant de l’Église organisée que de la tradition. L’Église organisée c’est que que chose entre l’homme et Dieu, pour l’interpréter, sans doute, mais pour le voiler aussi. Il ne faut pas, il ne faudrait pas d’Église. Si l’on ne peut s’en passer, et il est difficile en effet, parce que les hommes sont faits pour penser en commun, et il est difficile surtout quand on crée une religion nouvelle ; car c’est bien alors qu’il faut s’entendre ; du moins que l’Église soit un lien entre égaux, une communication de pensées fraternelles, où l’on sera édifié les uns par les autres, non instruit tous par un seul. Système à chercher, très difficile à trouver.

La tradition, c’est la même chose. C’est quelque chose entre l’homme et la parole de Dieu. Dieu a parlé, dans l’Écriture sainte. La tradition c’est, entre la parole de Dieu et nous, la pensée humaine, pour interpréter, sans doute, la parole divine, mais aussi pour obscurcir. Il ne faut pas de tradition. Il faut, ici encore, marcher droit à Dieu, revenir purement et simplement à l’Évangile, « Christum ex fontibus prædicare.  » — Ne voyez-vous pas que le catholicisme est un paganisme ? Il l’est par son culte pour les images, par ses pompes extérieures, sa dévotion luxueuse, son caractère artistique, son adoration, car il les adore, quoiqu’il en dise, de saints régionaux et de vierges locales, qui sont de véritables dieux. Mais ceci n’est encore que secondaire : il l’est parce qu’il est une religion qui se développe, qui se transforme, qui à des dogmes anciens ajoute des dogmes nouveaux, tout au moins à des idées anciennes, des idées nouvelles, qui mêle sans cesse de la pensée humaine à la pensée divine ; une religion où, comme dans le paganisme, l’imagination se permet de travailler sur le fond primitif et d’y ajouter. Cette religion, avec une essence première excellente, puisqu’elle est divine, a contre elle qu’elle est une religion humaine. Elle l’est devenue, en partie. Il ne doit y avoir dans une religion que du divin. Débarrasser le catholicisme de tout ce qu’il a pensé depuis ses fondateurs, Christ et apôtres, de tout ce que l’homme a ajouté à Dieu, de tout ce qu’il appelle la tradition, voilà ce que nous faisons. Place à Dieu ! Il n’y a de divin que Dieu. Il n’y a de parole que la parole de Dieu. Il n’y a de livre que la Bible.

Cette réaction formidable, ce retour violent, dans le temps, au primitif, dans l’ordre des idées, à l’absolu, est, sans doute, un effort admirable et d’esprit et de conscience. Mais il renferme en soi une terrible antino mie où les premiers docteurs de la religion nouvelle étaient restés enveloppés. Il place l’homme en face de Dieu ou en face du Livre, et il supprime l’intermédiaire. Il supprime donc l’Église catholique ; mais aussi il va à supprimer toute église. L’église ancienne est humaine, soit, et parce qu’il faut retrancher tout, ce qui s’est mêlé d’humain à Dieu, il faut la proscrire ; mais l’église nouvelle est humaine aussi, et le même raisonnement va s’appliquer à elle. La tradition est humaine et par conséquent méprisable ; mais les nouveaux pasteurs et leur enseignement qu’est-ce autre chose qu’une tradition qui commence ? Faut-il plus respecter la tradition qui commence que la tradition qui continue, et pourquoi le faut-il ? Nos nouveaux docteurs sont, dites-vous, inspirés de Dieu. Les anciens pouvaient donc l’être aussi, et nous, voilà ramonés à eux libres du moins de ne pas les mépriser à titre d’hommes, puisque vous l’êtes comme eux, et eux comme vous. — Mais nous, nous n’apportons que l’Evangile, nous n’y ajoutons rien, nous ne faisons que l’expliquer ; ce n’est pas nous que vous croyez, c’est lui ; nous ne sommes que des verres à travers lesquels il passe. — Eux aussi ; et ils n’ont pas prétendu être autre chose. — Mais ils se contredisent. — Vous aussi. — Moins qu’eux. — Parce que vous commencez. Dans trois siècles, et sans doute avant, il y aura autant de contradictions dans votre tradition que dans la leur.

La doctrine qui met l’homme en face de Dieu doit supprimer tout interprète. Elle doit laisser l’homme en face de ce que Dieu a dit, l’interprétant lui-même, en priant Dieu de l’aider à le comprendre. En d’autres termes, la religion nouvelle supprime toute religion collective, et en supprimant toute religion collective se supprime elle-même au moment qu’elle se constitue. Elle se tue de l’effort qu’elle fait pour naître, et se nie plus elle s’affirme. Ne vous glorifiez pas de vos disciples. S’ils sont disciples, ils mentent à votre principe ; plus ils vous écoutent, plus ils vous réfutent ; plus ils vous sont dévoués, plus ils sont des catholiques sans le savoir ; plus ils sont fidèles, moins ils sont convaincus. Le vrai protestant est celui qui se tient à l’écart de vous, qui lit la Bible en priant Dieu, et qui redoute qu’une parole humaine, même la vôtre, ne s’interpose entre l’absolu et lui.

Vous aurez beau faire : tempérez-vous, atténuez-vous, exténuez-vous ; dites que vous n’êtes qu’un ignorant comme moi, qui ne veux que parler avec moi des choses divines ; encore est-il que vous m’appelez, que vous m’exhortez, que vous prétendez à m’instruire. D’après vos principes, qu’êtes-vous pour cela ?

Cette antinomie est insoluble. La religion nouvelle, brisant l’autorité humaine, ruinait la sienne ; elle contenait en elle le libre examen, le sens propre, la religion personnelle, la liberté de pensée, toutes choses que le nouveau fidèle n’avait besoin que d’un peu d’orgueil, ou de conviction, ou de logique, pour dégager.

À vrai dire, elle ne s’en doutait pas encore beaucoup. Elle avait, en ses commencements, à côté du mal le remède, et le remède beaucoup plus fort, pour un temps, que le mal. Le remède c’était la nécessité d’exister, et le grand plaisir que la religion nouvelle avait à être. Les protestants étaient des isolés par leur principe, et une collectivité par leur passion. Leurs idées leur commandaient d’être désunis, et leur ferveur d’être frères, et la lutte d’être disciplinés. Ils l’étaient presque. Ils écoutaient leurs ministres non pas tant comme des pasteurs que comme des chefs. Ils faisaient corps, moins comme religion que comme armée, moins comme église que comme ville bloquée. Cela suffisait pour un temps. Mais vienne la liberté et passe le péril, la doctrine reprendra ses droits, la pensée tiendra la place que tenait la passion, et l’individualisme ombrageux, âme même de la Réforme, conduira le protestant au pur sens propre et à la liberté de foi ; et c’en sera fait du protestantisme comme religion, si religion veut dire lien, et c’en sera fait du protestantisme comme Église, si église veut dire foi commune.

Déjà Luther le sent, et presque il l’accepte. La doctrine qui veut que tout chrétien soit un prêtre et ne relève que de lui-même est une doctrine hussite. Luther, sans s’être formellement déclaré là-dessus, car cette pensée flatte ses idées et heurte ses passions, n’y répugne pas. Il dit que, sinon tout chrétien, du moins tout groupe chrétien a le droit d’être autonome : « Toute communauté aie droit de prononcer sur la doctrine et d’élire ou de déposer ses docteurs ou pasteurs. » — « Nulle doctrine ne peut être établie avant d’avoir été examinée et adoptée par la communauté. Non seulement les auditeurs ont le pouvoir et le droit d’apprécier l’orthodoxie de ce qui leur est enseigné, mais encore ils y sont formellement obligés, sous peine de perdre leur âme. » Le chrétien même, isolé, peut et doit se considérer comme une église. Il a en lui le caractère sacerdotal : « Tout chrétien sait ce qu’il doit savoir ; tout chrétien a reçu l’onction. » — « Un chrétien sort à peine des eaux du baptême qu’il est prêtre, et peut se vanter d’avoir reçu l’ordination et d’être clerc, évêque et pape. » La différence entre le fidèle et le prêtre n’est qu’une différence de fonctions, et ces fonctions il ne les tient et ne les doit tenir que du choix des fidèles, qui sont ses égaux : « Ce n’est que par rapport aux fonctions qu’il existe quelque différence entre chrétiens. Or les fonctions sacerdotales sont conférées à l’individu par le peuple, sans la volonté et l’ordre duquel personne ne doit se charger d’exercer le ministère ; et s’il arrivait qu’un chrétien, élu prêtre de cette manière, fut ensuite révoqué, il en serait quitte pour redevenir ce qu’il était auparavant. Dès que les fidèles font déposé, il redevient bourgeois ou paysan comme les autres… »

La liberté absolue de croyance, la religion sans sacerdoce, qui sera plus tard ridée favorite de Benjamin Constant, l’individualisme religieux, et en définitive chacun maître de sa foi, rencontrant des croyances semblables à la sienne et les saluant, mais ne faisant partie d’aucun corps stable et durable où il soit attaché, tout cela à travers des incertitudes et des contradictions, est dans Luther, et, pour ainsi parler, ne pouvait pas n’y pas être. C’était l’essence même de la religion nouvelle, à savoir ce qui, à l’ordinaire, s’aperçoive moins d’abord, mais les langes du berceau écartés, se développe, s’accroît et domine, d’une marche précipitée et invincible.

Or c’est à cette marche que Calvin a voulu s’opposer. Elle n’était que trop sensible déjà au temps où il parut. Trente ans après les premiers commencements de Luther, il y avait dans le monde protestant plus de doctrines différentes et opposées qu’il n’y avait eu d’hérésies dans les quatre premiers siècles du christianisme, et toutes ces doctrines se réclamaient sans le savoir de la liberté de penser. Toutes avaient un Luther qui ne reconnaissait pas plus à Luther qu’au pape ou qu’à un autre le droit de dire de ce qu’il disait : « ceci est le vrai » ; toutes prétendaient apporter au monde uniquement l’Évangile, et de l’Évangile tiraient des conceptions sensiblement différentes. Comme aux premiers siècles de l’ère chrétienne, c’était la pensée philosophique qui, sous le couvert de l’Évangile, s’ouvrait toutes ses voies diverses, et coulait et courait sur toutes ses pentes. Le protestantisme c’était déjà la liberté dépensée ; c’était déjà le débordement et le déchaînement du philosophisme.

Ce que voulut construire Calvin, c’est la digue. Il voulut, en reprenant les premiers principes du protestantisme, en leur donnant leur dernière clarté et leur dernière rigueur, en en faisant un système très lié et solide, en l’imposant par tous les moyens, en combattant « l’opinion particulière » et le sens propre par toutes les rigueurs, en arrêtant le dogme dans une netteté, dans une dureté et dans une intransigeance redoutable, faire un protestantisme fermé, cohérent, résistant et crénelé, véritable église ferme et massive qui saurait où seraient ses limites, sa borne et son fossé, faire proprement un néo-catholicisme, un catholicisme ramené à ses origines, très dépouillé et très net, mais aussi imperméable et immobile que le catholicisme papal prétendait l’être. — Et pourquoi cette église au milieu des vingt autres serait-elle le vrai protestantisme et aurait-elle le droit d’exclure, d’anathématiser et de proscrire ? Parce qu’il l’établissait sur sa volonté, plus forte et plus inflexible qu’aucune volonté humaine.

Effort inouï ! Triple réaction : réaction contre l’Église catholique et retour aux premiers âges du christianisme on s’engageant à en avoir toutes les vertus et toute l’ardeur ; — réaction contre l’esprit moderne sous sa forme scientifique et rationaliste, et aussi sous sa forme littéraire, humaniste, néo-païenne, qu’affectait la Renaissance ; réaction enfin contre le protestantisme même en ce qu’il contenait, ou admettait ou tolérait ou laissait s’infiltrer en lui de liberté d’examen et de sens personnel ; — réaction contre le monde entier, oui, sans doute, car c’était réaction contre la nature humaine elle-même, qui, en son développement, en ses curiosités successives, avait introduit l’art, l’imagination et la grâce souriante dans le christianisme, inventé vaguement une conception naturaliste de l’univers, revivifié et ramené avec tous ses charmes séducteurs l’antiquité, transformé déjà, en quelque mesure, le protestantisme naissant en une libre arène de penseurs subtils et une psychomachie philosophique. — Tout ce monde il fallait le ramener à vivre dans l’enceinte apparemment étroite du christianisme primitif, dans l’église pauvre, nue et triste saint Paul, dans une maison très ancienne, très oubliée et très obscure. Comment ? En lui montrant de ce qu’il ignorait ainsi, ou méprisait, ou trouvait petit, qu’il n’y avait rien de plus grand.

III. Sa doctrine. §

Il commença, comme tout protestant, mais plus que tout protestant, par répudier toute la tradition : « Il y a un erreur par trop commun d’autant qu’il est pernicieux : c’est que l’Écriture sainte a autant d’autorité que l’Eglise par advis commun lui en octroie ; comme si la vérité éternelle de Dieu était appuyée sur la fantaisie des hommes. » — « L’Église n’a pas le droit de forger nouveaux articles de foi. » Toute l’ Institution chrétienne, comme dit très bien M. Ferdinand Buisson14, est écrite « pour faire ce départ entre le christianisme authentique et les superfétations qui l’ont altéré. » Aux yeux de Calvin, ces superfétations sont infinies. La pensée première du christianisme n’a pas cessé d’être torturée et dénaturée par les grands docteurs même très anciens, que Calvin respecte, mais ne se croit pas tenu ni de croire ni d’acorder, et qui n’ont qu’obscurci au lieu d’éclaircir. On ne sait pas combien il y a de vraies hérésies dans Chrysostome et dans saint Hilaire. Tout le christianisme, et il faut en croire un homme qui alu de près tous les Pères, lient dans saint Paul et dans saint Augustin. Encore faut-il suivre ce dernier avec liberté et l’écouter avec réserve : « Les Sorboniques croient que la grâce est seulement auxiliatrice des œuvres ; ils prétendent suivre l’opinion de saint Augustin ; mais ce qui était dit clairement par le saint homme, ils l’obscurcissent, et ce qui était un petit entaché de vice ils le corrompent du tout.  »

En toute rigueur tout le christianisme est dans saint Paul, et il n’est que là. C’est une étude salutaire pour le docteur que d’en suivre le développement ailleurs, mais pour le fidèle on sent que Calvin estime que ce serait une assez vaine curiosité. C’est là une de ces « décisions hardies », comme dit Bossuet, conforme à l’esprit général du protestantisme, mais très caractéristique de Calvin. Si ce n’était pas l’effet d’une conviction très sûre, ce serait une très grande habileté. L’esprit d’examen n’a pas besoin d’être excité. Ce qui convient au fidèle c’est d’être l’homme d’un seul livre, du meilleur, sans doute, et aussi du plus difficile, pour lequel il ait besoin de l’éclaircissement de son pasteur, et qu’il lise guidé par lui. Pour Calvin, le christianisme c’est saint Paul expliqué par Calvin. Point d’intermédiaire entre eux. Le christianisme se compose de cinq ou six grandes vérités. Elles sont dans saint Paul ; elles sont expliquées dans saint Augustin. Tenons-nous-en là ; pénétrons-nous-en et faisons-en un corps de doctrines solide toujours appuyé sur ces deux assises. Tout le reste de la tradition est négligeable. — Et maintenant voyons quelle doctrine en effet Calvin a tirée de ces deux maîtres.

L’invention du christianisme c’est l’infini. Au point de vue moral, il a apporté d’autres choses au monde ; au point de vue philosophique, il a apporté cette idée-là. Elle était absolument étrangère à l’antiquité. Ni Jérusalem, ni Athènes, ni Rome ne l’ont connue. Le Dieu des Juifs est un Dieu national et un Dieu humain. Il est un roi très puissant qui gouverne son peuple, le défend contre l’étranger, le punit quelquefois en l’abandonnant et en le laissant conquérir, reparaît pour le sauver, a des susceptibilités et presque des caprices, en un mot est un homme, un peu plus juste, un peu meilleur, un peu moins imparfait, surtout plus fort, et qui vit toujours. — Les dieux du paganisme, quand ils ont cessé d’être des forces de la nature, sont des hommes aussi, plus forts, plus grands, à peine meilleurs, surtout plus beaux ; c’est une aristocratie céleste, exigeante, impérieuse, fastueuse et éblouissante, ne différant de la plèbe humaine que d’un degré hiérarchique. Le dieu des philosophes antiques, très vague du reste, est fini encore ; il est d’ordinaire conçu surtout comme un démiurge, comme une intelligence supérieure qui a trouvé de la matière sous sa main, qui l’a organisée, mise en branle et qui, plus ou moins, la surveille. Dans tout cela la notion d’infini ne se trouve point.

C’est dans les premiers temps du christianisme que cette idée a traversé le monde. Un être infini existe et un être parfait, c’est-à-dire un être qui n’est pas séparé de là terre et de l’homme par une différence de degré, si immense qu’on la fasse, mais par une différence de tout à néant, un être tel que comparé à lui le monde n’est rien, l’homme nul, la vertu humaine crime, la plus grande splendeur terrestre nuit. Plus aucune commune mesure. Entassez les grandeurs ; le monceau comparé à lui n’augmente pas d’une ligne, il reste un rien, il n’existe pas. Accumulez les héroïsmes ; comparée à la sienne, la grandeur morale humaine reste une turpitude misérable et ridicule. Ces définitions mêmes, où l’on essaye de faire comprendre la différence de tout à zéro, sont des blasphèmes encore pour le définir, parce qu’étant en langue humaine, elles ne peuvent encore que le rapetisser et l’avilir, et ce n’est que l’imagination sans parole, et l’extase silencieuse dans le tremblement qui met sur le chemin seulement de le concevoir.

Cette idée extraordinaire, cette idée violente, par laquelle l’homme cherche à se dépasser lui-même, et à sortir de ses moyens propres de connaître et de penser, est parfaitement étrangère à l’humanité moyenne en tous les temps ; mais elle peut s’emparer de certains hommes, et quand elle les possède, elle ne les lâche plus. Elle est une ivresse intellectuelle ravissante, extrêmement dangereuse pour les âmes faibles, qui heureusement en sont presque toujours incapables, merveilleusement salutaire aux âmes fortes, capables, non pas de la soutenir sans cesse, mais d’en avoir toujours au fond d’elles-mêmes le ressentiment secret et l’arrière-goût. Cette idée de l’infini c’est le christianisme des esprits puissants. Depuis que le christianisme existe elle vit, quelquefois très faible et seulement dans quelques rares esprits, quelquefois, d’une contagion soudaine, se répandant, faisant conquête, s’ampliliant par le retentissement du succès, se fortifiant par la juxtaposition de ceux qui communient en elle, créant ou une religion nouvelle, ou un mouvement religieux inattendu, sans que l’ancienne forme religieuse soit changée, dans tous les cas renouvelant le monde moral.

Le protestantisme a été une explosion de l’idée d’infini.

Quelles causes prochaines à cette explosion, ou ne sait. On peut croire, si l’on veut, que les découvertes scientifiques du xve siècle y ont contribué. La terre agrandie par Christophe Colomb, c’est déjà Dieu s’éloignant, senti moins proche, pour les esprits légers commençant à s’évanouir, pour les esprits vigoureux connu comme plus grand. Mais ce n’est que le ciel agrandi par Copernic, l’ancien firmament tout voisin de nous brisé, les champs de l’éther indéfiniment prolongés et élarg s, qui ont pu vraiment avoir ces effets, et le livre de Copernic est postérieur à Luther. L’exaltation protestante a été une révolution morale, apparemment non préparée, sans cause précisément connue.

Quant à être une renaissance de l’idée d’infini, cela est certain. Voyez, pour vous en convaincre, que sur bien des points essentiels, les premiers protestants ne sont pas d’accord. Sur la présence réelle Luther est d’un avis et les autres d’un autre avis ; sur le péché originel, d’une si capitale importance dans le christianisme, Luther dit oui et Zwingle dit non ; mais sur la justification par les œuvres et sur le libre arbitre, ils disent tous la même chose ; ils sont tous résolument négatifs. Cela signifie qu’ils comprennent que Dieu est tout et que l’homme n’est rien, et qu’ils poussent cette idée jusqu’à ses dernières conséquences avec une vaillance que l’homme ne met pas d’ordinaire à se dépouiller. L’homme n’est pas libre si Dieu est tout-puissant et tout prescient. Donc l’homme n’est pas libre. Qu’il frémisse de cette conséquence et que son bon sens y répugne, c’est qu’il n’a pas l’idée de l’infini, c’est qu’il fait une part à Dieu pour s’en réserver une. Faire une part à Dieu est insensé ; c’est une idée de païen.

L’homme ne se justifie pas devant Dieu par ses œuvres, c’est-à-dire n’a devant Dieu aucun mérite à bien faire, parce que quand il s’agit de l’homme en face de Dieu, une bonne action humaine est un pur rien. Fût-elle immense, elle reste un pur rien ; multipliez furieusement cette immensité humaine, en face de Dieu, elle reste un néant. Toutes les bonnes œuvres de toute l’humanité supposée sainte, devant Dieu seraient encore une fumée. Celui qui ne comprend pas cela n’a pas l’idée du parfait ; il le prend pour un degré ou deux de plus. Entre le parfait et ce qui ne l’est pas il n’y a pas de degré, parce qu’il n’y a pas de commune mesure.

L’homme est donc sans mérite aucun. Il n’en a que si Dieu veut prendre pour des mérites les ombres de vertu qu’il peut montrer ; en d’autres termes, il n’a que les mérites que Dieu lui donne. C’est Dieu qui le justifie.

Voilà les idées sur lesquelles les protestants étaient d’accord. Ils étaient d’accord sur les idées religieuses et morales dérivant de la notion d’infini, comprise et sentie comme jamais elle n’avait été comprise ni surtout sentie encore. Ce sont ces idées qu’avec sa logique et avec sa passion dans la logique, Calvin a poussées jusqu’à la dernière rigueur possible, jusqu’à une rigueur comme implacable.

Pour lui le protestantisme, sa main dans celle de saint Augustin, c’est l’anti-manichéisme, et le manichéisme peu s’en faut que ce ne soit pas le catholicisme tout entier. Les manichéens croyaient en Dieu, mais ils donnaient au principe contraire presque autant de puissance ; il y avait pour eux un Dieu du bien, et, en vérité, un Dieu du mal, l’homme entre les deux. Autrement dit, ils n’avaient pas l’idée d’infini. Ils concevaient Dieu comme un roi très puissant qui a un adversaire très redoutable lequel lui dispute ses sujets. C’étaient des païens. Leur christianisme était un paganisme simplifié. L’effort qu’il faut que l’homme fasse pour s’élever à l’idée d’infini, ils n’avaient pu le faire et étaient restés à mi-chemin, ce qui en pareille affaire équivaut à n’être pas parti. Or le catholicisme glisse et retombe sans cesse au manichéisme, comme entraîné par le poids de l’humanité qu’il ne soulève pas à Dieu d’un bras assez vigoureux.

Il ne sait pas montrer Dieu comme tout-puissant. Croit-il Dieu tout-puissant ? Il ne laisse pas de montrer le diable comme un personnage très fort, et redoutable, ce qu’il est, mais, de plus, comme un personnage indépendant, ce qu’il n’est pas, agissant pour lui et de par lui, comme s’il avait une puissance personnelle. C’est du manichéisme. D’abord il n’y a pas un diable. Quand l’Ecriture dit : le diable, c’est le chef des démons qu’elle désigne ainsi (Institution i, xiv, 14). Il y a des diables, des esprits immondes à qui Dieu permet de tenter l’homme. N’oublions pas ce point pour ne pas tomber dans la grossière conception de Manès, digne des Persans. Ensuite le diable, si nous le nommons ainsi, n’est que l’exécuteur des volontés de Dieu : « Quant est du combat et discord que nous avons dit que Satan a contre Dieu, il le faut entendre en sorte que cependant nous sachions qu’il ne peut rien faire sinon par le vouloir et congé de Dieu. Le Diable qui tourmentait Saül est nommé esprit mauvais de dieu. Dieu a frappé de plaies l’Egypte par ses mauvais anges… Quand nous disons donc que Satan résiste à Dieu et que ses œuvres sont contraires à celles de Dieu, nous entendons que telle répugnance ne se fait pas sans la volonté divine. » — En somme, le diable n’est pas l’ennemi de Dieu, mais l’ennemi de l’homme elle ministre de Dieu irrité, et le ministre irrité de Dieu. Il n’y a pas deux principes. Il n’y a pas deux puissances. Il n’y a que le tout-puissant ; il n’y a que Dieu.

— Il n’y a oue Dieu.Le diable n’est pas libre. L’homme non plus. S’il était libre, il y aurait encore deux puissances, et le machéisme renaîtrait. Il y aurait deux êtres pouvant quelque chose, l’homme et Dieu, l’un beaucoup et l’autre peu, mais il n’importe ; dès que l’infini est limité, il n’est pas. Quand l’homme croit pouvoir quelque chose, il nie le tout-puissant ; dès qu’il se croit libre, demi-libre, un peu libre, tout comme il voudra, il nie Dieu. Dieu est, donc l’homme est sa chose. Dieu « besogne » en nous pour le bien, comme, pour nous éprouver, il permet aux démons de besogner en nous pour le mal Mais c’est toujours de lui que vient tout acte, et tout ce qui se fait dans l’univers est de lui.

Nous n’avons pas même de liberté pour les choses indifférentes, et qui ne sont ni bien ni mal ? — D’abord il n’y a pas de choses indifférentes ; ensuite, pour celles qu’on peut à la rigueur nommer ainsi, même pour celles-là, il est mauvais de nous croire libres. Cela nous inclinerait à nous croire libres dans les affaires d’importance. La vérité est que nous ne le sommes jamais : « Veuillons ou non, l’expérience journelle nous contraint d’estimer que notre cœur est plutôt conduit parle mouvement de Dieu que par notre élection et liberté: vu que souvent la raison et entendement nous défaut en choses qui ne soint point trop difficiles à connaître et perdons courage en choses qui sont aisées à faire ; au contraire en choses très obscures et douteuses nous délibérons sans difficulté et savons comment nous en devons sortir ; en choses de grande conséquence et de grand danger le courage nous y demeure ferme et sans crainte. D’où procède cela, sinon que Dieu besogne tant d’une part que de l’autre ? Le Seigneur fait que l’oreille oye et l’œil voie. »

— Mais rien ne répugne plus au bon sens humain ; nous nous sentons libres toutes les fois que nous agissons. Nous ne pouvons pas nous imaginer autrement que libres, même dans le moment où nous faisons le raisonnement qui nous démontre esclaves. — Il est vrai ; mais le bon sens n’est pas juge de ces choses, a « L’homme naturel, comme a dit saint Paul, ne comprend point les choses qui sont de l’esprit de Dieu. Dieu a affolé la sagesse humaine pour confondre la gloire des sages. »

Il ne suffit pas de concevoir l’infini, et de tirer de cette pensée la conviction que nons ne sommes pas libres ; il faut s’y perdre avec joie et sentir alors qu’on n’est que goutte d’eau dans l’océan, et cette sensation devient aussi habituelle en nous que l’était celle de tou. à l’heure qui nous persuadait que nous étions une force.

Mais c’est la nature humaine changée ? — Précisément, et le christianisme n’est pas autre chose qu’une nouvelle nature donnée à l’homme.

Mais il y a un immense danger à persuader à l’homme qu’il est incapable d’agir par lui-même. Il va s’endormir dans la nonchalance. — Et quand il se croit libre, « il s’élève en vaine confiance et témérité ». Lequel vaut le mieux ? La doctrine qui flatte le moins son orgueil. Il faut lui apprendre qu’il est « dénué de tout bien » et que, dénué de tout bien, « il doit aspirer au bien dont il est vide, à la liberté dont il est privé. »

Mais pourquoi la prière ? Pourquoi priez-vous ? On ne prie pas la fatalité ; on ne prie pas une puissance infinie qui atout réglé de toute éternité et dans laquelle nous sommes engagés comme la poussière dans le vent. On prie un être qui peut s’adoucir, s’apitoyer, être fléchi. — En d’autres termes qui est un homme. C’est toujours comme un homme que vous considérez Dieu. Vous êtes des païens. On ne prie pas Dieu pour le fléchir ou l’apitoyer. Ce serait comme lui donner des conseils. L’homme donnant des conseils à Dieu ! On ne prie pas Dieu pour l’éclairer sur nos besoins. Ce serait comme lui donner des renseignements. L’homme renseignant Dieu ! On ne prie pas Dieu pour obtenir. C’est païen encore. Dieu sait ce qu’il a à nous donner. On prie Dieu pour s’unir à lui, « pour s’accoutumer à avoir en lui notre refuge comme au port unique de salut », pour, non pas le faire témoin de notre âme, il l’est sans cela ; mais nous rappeler sans cesse qu’il en est témoin, « pour que notre cœur ne soit ému d’aucun désir duquel nous ne l’osions faire immédiatement témoin, déployant tout notre cœur devant lui. » La prière est humiliation devant Dieu, élévation à Dieu. Dès qu’elle est autre chose, elle est païenne, elle est ce blasphème : proclamation que Dieu est fini.

Mais si l’homme n’est pas libre, où est son mérite ? — Les mérites de l’homme ? Ceci est la grande question. Reprenons.

IL N’y A que Dieu. Nous sommes imparfaits, il est parfait ; nous ne sommes rien devant lui, ni rien de ce que nous faisons n’est quelque chose. Dès lors quel mérite avons-nous ? Jamais aucun. Je ne dis pas qu’une action bonne soit mauvaise, je dis que devant Dieu elle est nulle. Je ne dis pas qu’elle déplaise à Dieu, je dis qu’elle ne l’oblige point, qu’il n’a aucun compte en tenir, qu’elle ne constitue pas pour nous une dignité, un mérite, un gags de salut, que c’est un crime épouvantable d’orgueil que de croire que parce que nous l’avons faite Dieu nous doit quelque chose ; car ici encore c’est traiter avec lui, sinon d’égal à égal, du moins de petit à grand. Or Dieu n’est pas grand, il est ; nous ne sommes pas petits, nous ne sommes pas. Ici encore, comme toujours, nous le prenons pour un roi, nous pour des sujets : « Nous te servons bien. Paye-nous. » Paganisme pur. Rien n’est plus difficile à arracher de l’esprit de l’homme que cette folie. « Cette fierté est une ivrognerie mortelle de l’entendement. C’est s’adorer au lieu de Jésus. » Il faut en finir avec cette idolâtrie. «  Il est difficile de nous attirer à ce point de quitter toute gloire entièrement à Dieu ; car nous voulons

toujours être je ne sais quoi et sommes si fois de penser être ce que nous ne sommes pas. » Mais il y faut arriver. Point de ménagement, point de tempérament là-dessus. Il n’y en a pas entre tout et rien.

On tergiverse, on dit : Nos mérites ne sont rien si Dieu n’y ajoute ; mais ils valent avec l’aide divine. Un peu de nous et beaucoup de lui, c’est ce qui nous sauve. — Toujours un peu et beaucoup dans des choses qui n’admettent, par définition, que rien et tout ! Que la faiblesse humaine est étrange en cela ! « La plupart des hommes imaginent une justice mêlée de la foi et des œuvres… La justice de foi diffère tellement des œuvres que si l’une est établie, l’autre est renversée… Il faut que celui qui veut obtenir la justice du Christ abandonne la sienne… Tant qu’il nous reste quelque goutte de justice en nos œuvres, nous aurons quelque matière à nous glorifier. » La prétendue justice des œuvres, le prétendu mérite des bonnes actions n’est que cela, de l’orgueil. Être orgueilleux devant Dieu, ce n’est pas seulement de la démence, c’est le plus grand crime que l’homme puisse commettre envers Dieu ; car c’est le nier.

— Cependant ne peut-il y avoir un certain mérite, non pas à bien agir, mais à bien agir parce que Dieu l’ordonne ? Ne peut-il pas y avoir un certain mérite dans l’obéissance à Dieu ? Exécuter la Loi n’est-ce pas un mérite ? — Comment serait-ce un mérite, puisque nous sommes parfaitement incapables d’exécuter la Loi par nous-mêmes, puisque nous ne l’exécutons que si Dieu veut que nous l’exécutions et que par conséquent le mérite de l’exécution en revient à Dieu ? Sommes-nous donc capables de quelque chose ? Mais de rien absolument. Dieu seul est une force. Si nous exécutons la Loi, c’est qu’il l’exécute par nous. « L’homme est insuffisant, non seulement à accomplir la Loi, mais même à la commencer. Non seulement la plénitude de justice parfaite, mais la plus petite partie d’icelle surmonte toutes nos facultés. »

Alors pourquoi Dieu commande-t-il ? — Pourquoi ? Mais précisément pour nous faire sentir notre impuissance, et pour que nous lui demandions la force de réaliser ce qu’il commande. « Il nous prescrit pour que nous lui demandions la vertu de lui obéir. » Dieu est infini, sa loi est infinie, et s’impose à des êtres finis. Pour qu’ils l’exécutent ? Ce serait contradictoire. Non ; pour que nous n’ayons de recours et d’espoir qu’en lui. Il nous impose une loi infiniment disproportionnée à notre nature, « et qui nous battrait les oreilles en vain, sinon que Dieu inspirât à nos cœurs ce qu’elle enseigne. » Autrement dit, il nous prescrit une loi que nous ne pouvons accomplir qu’à la condition qu’il l’accomplisse en nous. Dès lors où est le mérite ? Il est nul. Il est l’illusion d’un être qui croit remplir une mission parce qu’il la connaît, exécuter un ordre parce qu’il l’entend, aller au but parce qu’il y est porté par un fleuve qui l’entraîne. C’est le chemin qui marche et non lui qui chemine. Son devoir, c’est de ne pas essayer, de remonter le courant ; être fier d’arriver où le courant le mène, s’en faire un mérite, c’est ridicule.

Et la foi même, enfin, n’est-elle pas un mérite ? Dire : je ne fais rien, quoi que je fasse, je ne puis rien, je ne suis rien. J’adhère seulement à la volonté de Dieu qui est tout, j’ai foi en elle, j’espère en elle, je n’espère qu’en elle, je m’y réfugie et je m’y confonds ; ceci n’est-il pas un mérite devant Dieu ? — Ce n’est pas un mérite à proprement parler. C’est l’excellence de l’homme, c’est son état de perfection, si ce mot n’est pas blasphématoire à lui appliquer, c’est ce qui le justifie, c’est par quoi il devient un juste. Mais point d’orgueil encore, et ne nous croyons pas méritants pour cela. Cette foi elle-même, étiez-vous capables de vous la donner ? Prétendez-vous qu’elle vient de vous ? Est-ce là que se réfugiera voire éternelle illusion de vous croire capables de quelque chose ? Abandonnerez vous toutes vos autres prétendues puissances pour vous croire doués de celle-là seule qui mènerait à la perfection humaine ? Non, certes ; la foi même vous vient de Dieu, comme le reste. Il vous la donne parce qu’il lui plaît ainsi. De cela, comme de tout ce qui est en vous, ne vous glorifiez pas ; remerciez. De cela, comme de tout ce qui est en vous, ne vous faites pas un mérite, mais une humilité de plus. Dites-vous (et que dire autre chose ?) : Je crois parce que Dieu veut que je croie. S’il me refusait la foi, je blasphémerais. « L’homme naturel n’est point capable d’entendre les choses spirituelles, mais au contraire ce lui est folie de la doctrine de Dieu, d’autant qu’elle ne peut être connue que spirituellement. Pourtant [c’est pourquoi] l’œuvre du Saint-Esprit en cet endroit est nécessaire, ou plutôt il n’y a que sa seule vertu qui règne ici. »

— Mais la vérité de Dieu devrait être éclatante comme la lumière du jour ! — Certes, et elle l’est : « La parole de Dieu est semblable au soleil ; mais c’est sans efficace contre les aveugles. Or nous sommes tous aveugles naturellement en cet endroit. »

L’homme n’a donc aucun mérite devant Dieu. Il n’a pas de mérite parce qu’il n’est pas libre. Il n’a pas besoin d’être libre, puisqu’il ne saurait avoir ni mérite ni démérite. Ces cieux idées sont connexes, et sont preuves l’une à l’autre. Le faisceau de la doctrine se forme à la fois et se resserre. Le centre en est : Dieu tout, l’homme rien.

S’il en est ainsi, quelle est la destinée de l’homme ? Que faites-vous de cet être aveugle, impuissant, dépouillé et trébuchant ? Il sera bon, si Dieu le veut ; il sera obéissant, si Dieu veut qu’il obéisse ; il sera croyant, si Dieu veut qu’il croie. Et après ce court passage ici-bas que deviendra-t-il ? Calvin n’a pas deux réponses, et voici ce qu’il nous répond encore :

— Il n’y a que Dieu. Il n’y a que la volonté de Dieu. Et cette volonté ne change pas. Qui pourrait la faire changer ? Nous, avec nos mérites, avec nos prières ? J’ai répondu à cela. Lui ? S’il avait deux volontés, il serait deux Dieux, celui d’avant son changement et celui d’après. Il se combattrait ; donc il serait deux forces contraires. Il aurait le système manichéen en lui-même. Il aurait un principe mauvais, ou moins bon, dont triompherait à un moment donné un principe supérieur. L’infini ne peut pas changer, le parfait ne peut pas se démentir ; il ne peut avoir deux décisions différentes, dont l’une, évidemment, ne serait pas parfaite. Il est un, il est immuable, ou il n’est pas infini. Il est infini, donc il est inflexible. — Ajoutez que le temps n’existe pas pour lui. Vivre dans le temps c’est vivre par fractions ; l’infini ne se fractionne pas ; il n’est pas successif ; il vit pleinement dans l’éternité, depuis les commencements jusqu’à la fin des temps, pour parler en langage humain, comme dans un seul moment. Il voyait au commencement ce qui se passait, ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se passera indéfiniment. Tout cela est contenu dans la notion d’infini ou il faut renoncer à cette notion, nier Dieu, encore une fois.

Donc, de toute éternité, Dieu a su tous les pécheurs à venir et tous les justes. Il les a sus et il les a faits. Il les a sus, ou il n’est pas prescient, et n’est qu’un homme ; il les a faits, ou il n’est pas tout-puissant et n’est qu’un homme. Donc tous les justes et tous les pécheurs sont prédestinés. Vous êtes justes ou vous êtes pécheur, si Dieu l’a voulu depuis des milliards d’années, ce qui veut dire si Dieu le veut. Par conséquent vous êtes élu ou réprouvé d’avance en langage humain, vous êtes élu ou réprouvé, simplement, en langage divin, puisque d’avance en Dieu ne signifie rien. Vous êtes choisi ou exclu. Ces mots ne sont pas justes. Aux yeux de Dieu vous êtes sien ou non. Ou Dieu n’est pas infini, c’est-à-dire ou Dieu n’est pas, ou cela est. Il faut choisir.

Voilà le fatalisme calviniste, car il n’y a pas d’autre définition, arrivé à son terme. La prédestination est le point d’arrivée nécessaire du Calvinisme, c’est-à-dire de la notion d’infini comprise avec emportement et embrassée avec ivresse. La prédestination est renfermée dans tout ce qui précède et le renferme. Le faisceau est complet et serré d’une attache victorieuse. L’homme n’est pas libre parce qu’il est prédestiné, il n’est pas méritant parce qu’il n’est pas libre ; il n’a pas besoin d’être libre puisqu’il n’a aucun mérite à avoir, il faut qu’il soit prédestiné puisqu’il n’est pas libre ; et il est prédestiné, esclave et imméritant parce qu’il n’y a que Dieu.

Cette prédestination, centre nécessaire de toute sa doctrine, c’est sans réserve que Calvin nous l’expose, et l’assène, pour ainsi parler, sur notre faiblesse. Il ne nous l’épargne pas. Il nous montre d’abord qu’elle est un fondement du christianisme depuis ses plus lointaines origines, ce qui est vrai, puisque la Bible est pleine de cette idée. Dieu a toujours choisi. Il a choisi son peuple entre mille autres dans l’antiquité. Il proscrit mille nations pour s’en réserver une : « Moïse crie que Dieu ayant rejeté toutes les nations, il en a aimé une seule. Les prophètes sont pleins de cette doctrine que les Juifs ne sont point plus excellents que les ai très, sinon d’autant que Dieu les a aimés gratuitement. Dieu a dit : Je suis le Dieu jaloux faisant miséricorde en mille générations et me vengeant jusqu’à trois ou quatre races… En ce qu’il adopta jadis la semence d’Abraham, il a rendu un clair témoignage qu’il n’aimait pas également tout le genre humain. En ce qu’ayant rejeté Esaü, il lui préféra Jacob, qui était plus jeune ; par un tel choix il a donné une enseigne manifeste de son amour libre de laquelle il n’aime sinon qui lui plaît. » Il est ainsi, c’est la loi divine : « Tous ceux sont haïs de Dieu qui sont étrangers de lui. »

Et cette loi biblique, Calvin montre qu’elle n’est pas autre chose que la loi naturelle. La Bible l’inscrit, le monde la proclame. Ce que les cieux racontent et la terre, c’est La gloire de Dieu, et sa partialité aux yeux de l’infirme raison humaine. Est-ce que le choix gratuit et arbitraire n’est pas partout sous nos regards ? Pourquoi ceux-là naissent-ils et non ceux-ci ? Pourquoi ceux-là meurent-ils en naissant et non ceux-ci ? Pourquoi ceux-là meurent-ils jeunes et non ceux-ci ? Pourquoi ceux-là sont-ils misérables et non ceux-ci ? Le bonheur est choix, la longévité est élection, la vie au lieu du néant est prédestination déjà. Et l’on s’étonnera de voir s’appliquer aux choses du salut une loi qui est universelle !

Vous me direz qu’elle est injuste ! Ce qui est injuste c’est le Fatum des stoïciens que l’on confond avec le nôtre le qui ne l’est pas. « Nous ne sommes pas des stoïciens qui songions un Fatum, c’est-à-dire une nécessité, laquelle soit contenue en nature pour une conjonction perpétuelle de toutes choses… Les stoïciens ont appelé Fatum une nécessité faite et composée d’un labyrinthe divers et entortillé, laquelle assujettit Dieu même… » — Le nôtre est une nécessité résidant non dans la nature aveugle, mais dans une infinie intelligence : c’est « un libre conseil, de Dieu par lequel il gouverne le genre humain et chaque partie du monde selon sa sagesse infinie et sa justice incompréhensible… » ; c’est Dieu « présidant par-dessus le monde qu’il crée et non seulement ayant en sa main le gouvernement des choses, mais aussi gouvernant le cœur des hommes… » Ce qui est injuste attribué à l’enchaînement mécanique des causes et effets naturels doit cire cru juste attribué à une intelligence supérieure à la notre et qui ne lui échappe que parce qu’il la dépasse, attribué à un être vivant et pensant, et vivant et pensant infiniment, attribué à l’infini intelligent. Nous échappons au scandale de la fatalité, dès que la fatalité est infinie, véritablement infinie, c’est-à-dire infinie en sagesse comme en toutes choses, dès que ce n’est pas la fatalité qui lie Dieu, mais Dieu qui fait la fatalité.

Du reste, même à nos yeux humains, si débiles, la justice de cette fatalité-là se fait entrevoir. L’homme est maltraité parce qu’il a péché. Adam a péché, et tous les hommes en lui. Pourquoi tous les hommes ? Parce qu’il les contenait tous, étant le premier. La race humaine, c’était lui. L’espèce humaine paraissant dans le monde se montrait vicieuse. Elle a été condamnée. Nous sommes tous des coupables. Que parmi tous ces coupables Dieu pardonne à quelques-uns, ce n’est pas injustice à ceux qu’il laisse condamnés, c’est bonté imméritée à ceux qu’il sauve, c’est indulgence à ceux qu’il aide.

Calvin tient essentiellement au dogme de la chute et du péché originel. C’est qu’il justifie Dieu ; c’est qu’il le montre, même au jugement humain, moins incompréhensible en ses choix arbitraires ; c’est qu’il permet à Calvin d’être fataliste sans avouer qu’il l’est et pour ainsi dire sans l’être ; c’est qu’il lui permet de croire à la fatalité après la chute et au libre arbitre humain avant. Adam était libre, les hommes ne le sont pas. Adam avait une volonté, les hommes n’en ont pas. Ils n’ont que la concupiscence. La concupiscence c’est la volonté corrompue depuis la chute. Adam vivait dans la liberté, les hommes vivent sous la nécessité. « Origène déclare hérétiques ceux qui ôtent à l’homme le libre arbitre ». Il faut s’entendre. « S’il entend cela du premier état de nature, il ne dit rien que nous aussi nous ne tenions. Mais s’il ne fait distinction entre la nature entière et la corruption survenue depuis, il n’y a fidèle qui ne dise qu’il confond les principes de la loi. »

À la vérité, cette concession est considérable ; car voici qu’on va dire à Calvin (et on le lui a dit) : « S’il a existé un état humain où l’homme fût libre, Dieu est entamé. Votre Dieu tout-puissant est ; mais alors il n’était pas. Votre Dieu tout prescient est ; mais alors il n’était pas. Adam était prédestiné à cette chute même après laquelle la prédestination a commencé pour l’homme, ou il ne l’était pas : s’il l’était, il n’était pas libre, et sa chute n’est qu’une volonté de Dieu, et que venez-vous nous parler de l’homme coupable de par la chute et de par la chute méritant la mort ? S’il ne l’était pas, il y avait, alors, quelque chose qui n’était pas dans le conseille Dieu et qui ne dépendait pas de lui. Donc Dieu, d’après vos principes mêmes, n’était pas infini. Quelque chose était en dehors de sa prescience et de sa puissance ; quelque chose était en dehors de lui. Il n’y avait pas que Dieu. Dieu avait sa borne. Dieu était fini avant la chute, et a conquis son infinitude après. Qu’est-ce que c’est que ce Dieu qui change ? »

Calvin n’a pas répondu à cette objection. C’est ici pour lui que le mystère commence. Dix fois, quand cette objection se dressait, il a dit : « Mettre ici en avant la prédestination de Dieu est hors de propos… Quant à ce que Dieu n’a pas soutenu Adam en la vertu de persévérance, cela est caché en son conseil étroit et notre devoir est de ne rien savoir qu’avec sobriété  »15.

Et du reste, en général, tant pour ce qui se place dans cette période préhumaine, en quelque sorte, dans cette période théologique de l’humanité avant la chute, que pour ce qui, même autour de nous, comme le mal sur la terre frappant les êtres qui n’ont pas péché, é enne notre jugement balbutiant, « il faut garder cette modestie de ne vouloir attirer Dieu à nous rendre compte, mais porter telle révérence à ses jugements secrets que sa volonté nous soit toujours cause très Juste de tout ce qu’il fait. »

Encore une fois, oui, Dieu c’est la fatalité ; mais c’est la fatalité dans une personne, et dans une personne infiniment sage. La fatalité des choses exaspère l’homme, la tyrannie d’un homme semblable à nous nous indigne, la fatalité résidant en un être souverainenent intelligent ne doit que nous rassurer et nous affermir : « Si un homme mortel prononçait que sa volonté lui fût pour raison, je confesse que ce serait une voix tyrannique ; mais de ranger Dieu à une telle mesure, c’est une rage par trop excessive… il convient porter cet honneur à sa volonté qu’elle nous suffise pour toute raison, d’autant qu’elle est la fontaine et règle de toute justice. »

Telle est cette doctrine rude et contraignante, admirablement liée et nouée, où l’on se sent pris comme dans un filet serré et lourd. Garrotter l’homme dans la logique, comme aussi dans la rigueur matérielle, le serrer de près et quant à sa pensée et quant à ses actes, discipliner le protestantisme qui tendait à l’anarchie, c’est bien en effet ce qu’a voulu Calvin. L’homme fait toujours Dieu à son image ; Calvin a fait un Dieu qui ressemblait à Calvin, volontaire, rigoureux, tenace, qui ne change point, qui a toujours la même pensée, qui a les siens, qui les a d’avance, qui prédestine tel homme à la mort, comme Calvin prédestinait sept ans à l’avance Servet au feu, dont les desseins sont immenses, prolongés et invariables, et qui est tout dans sa cité. — Il a fait un Dieu intelligent, sage, infatigable, qui suffit à tout, qui ne s’endort jamais, et qui est froid et implacable. Il a fait une théologie sur le modèle de la République de Genève et une République de Genève sur le modèle de sa théologie. Il a fait une religion où l’homme est dans le tremblement sous le juge terriblement sagace et terriblement vigilant qui le regarde, une religion rigoureusement théocratique et strictement dogmatique, où le « sens propre » n’a plus de place à se déclarer et à pousser ses audaces, aussi fermée de toutes parts que pourrait l’être le catholicisme le plus intransigeant d’un de Maistre ou d’un Bonald. « Œuvre éminemment ecclésiastique », comme dit très bien M. Ferdinand Buisson, qui rappelle bien moins l’exaltation lyrique des prophètes que l’instinct minutieusement gouvernemental d’un Moïse.

Œuvre très belle du reste, inspirée en ses parties hautes, en ses parties essentielles, par l’idée de l’infini aussi fortement conçue qu’il soit possible à un être humain de la concevoir, et qui semble faite par un homme qui a contemplé l’infini face à face, et qui en est resté ébloui, sans en avoir éprouvé d’élourdissement. Œuvre d’une suprême moralité, d’ailleurs, quoi qu’on puisse objecter, ou craindre. Calvin n’a pas de peine à montrer qu’en ruinant le « mérite des œuvres » il ne ruine qu’un calcul intéressé de notre concupiscence. Si l’on fait l’acte bon pour mériter le ciel, il n’est plus bon. Il est même détestable. Il ajuste le mérite de l’usure : « Ce ne sont pas bonnes œuvres que celles faites en vue duloyer… C est bien mal profité si l’on ne cherche autre chose sinon que les hommes servent Dieu pour rétribution et soient comme mercenaires qui lui vendent leur service. » Nous devons être purs parce que nous sommes enfants de Dieu, « temples du Saint-Esprit, lesquels il n’est point licite de polluer », et « cette seule cause nous devrait assez émouvoir à bien vivre afin que Dieu soit glorifié en nous.  »

Cette morale gratuite qui est celle de Kant, cette obéissance au devoir sans raison d’y obéir, et simplement parce qu’il commande, cette morale qui dépouille l’homme de tous les motifs intéressés ou agréables de faire le bien pour le mettre comme en face même du bien absolu et lui commander de l’adorer pour lui-même, est certainement un des plus beaux efforts de la conscience humaine vers la vertu pure16.

Quant au terrible danger de « nonchalance », quant au danger que l’homme, trop pénétré de l’idée de cette fatalité qui domine toute la doctrine, ne se relâche, ne s’abandonne, se sachant perdu d’avance ou sauve d’avance, ce danger existe certainement. Mais on a remarqué une chose assez singulière, c’est que les doctrines qui inclinent le plus à une sorte ou à une autre sorte de fatalisme, le stoïcisme par exemple, ou le protestantisme, comptent en leur sein les hommes les plus énergiques, les plus intraitables et les moins abandon nés. Le fait n’est pas douteux. La raison en est peut-être très simple. Elle est peut-être que pour inventer ou accepter une doctrine aussi rude il faut être très énergique. On fait souvent aux doctrines l’honneur d’avoir fait ce qui au contraire les a produites. Ce n’est pas le stoïcisme qui fait les stoïques, c’est les stoïques qui font le stoïcisme. Ce n’est pas le protestantisme qui crée puritain, c’est le puritain qui crée le protestantisme. Du même fond d’énergie sombre, d’entêtement, de rigueur et de dureté, le calviniste tire une conscience qui le tyrannise, et une doctrine qui le flagelle, et du tout une vie sévère. Sa doctrine n’est que la généralisation systématique de sa conscience ; son Dieu, comme toujours, n’est que lui-même projeté à l’infini, et son Dieu est presque cruel pour lui, parce que lui-même est presque féroce pour lui-même. Toutes les fois qu’il y aura des hommes qui sentiront le besoin de se maîtriser durement, ils inventeront un maître infini qui sera terrible. À cela le système s’ajoute, avec sa logique captieuse et tenace, qui tisse et serre le filet, et rive la chaîne. Et sans doute du système, de la généralisation qui embrasse le monde entier, l’instinct de conscience qui Ta produit revient à l’homme, renforcé, agrandi, multiplié, s’imposant à lui et s’étreignant d’une puissance nouvelle, cent fois plus considérable, et confirme en l’homme la tendance première d’où tout est parti ; et c’est là ce que produit la doctrine ; mais la doctrine elle-même a pris sa source dans le cœur, les entrailles, le fond secret de la complexion du croyant.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’une doctrine fataliste n’incline point les hommes qui l’embrassent à la nonchalance et à l’abandonnement, puisqu’elle ne peut être embrassée que par des hommes incapables d’abandonnement et de relâche et qui ne la conçoivent ou ne l’adoptent que parce qu’ils sont incapables de s’abandonner. Reste qu’une doctrine semblable n’est sans péril que pour ceux qui sont, de nature, très sévères déjà pour eux-mêmes et très énergiques, que pour ceux qui ne l’acceptent que parce qu’ils seraient capables de l’inventer, et que pour les autres elle ne laisse pas d’avoir les dangers que les adversaires de Calvin lui signalaient ; et c’est en effet ce que je crois.

Ce dogme, Calvin l’a exposé avec une fermeté, une science et une habileté magistrales, un progrès aussi dans la rigueur qui est une des marques et de son tempérament et de son génie. Dans les successives éditions de l’Institution chrétienne, la doctrine prend comme chaque année un nouveau degré de précision. Dans les Opuscules (sermons, lettres de polémique, discussions, petits traités), le ton comme il est naturel, est plus varié. Tantôt comme dans la Supplication et remontrance sur le fait de la chrétienté et de la Ré formation de l’Église aux princes tenant journée impériale à Spire, le plus bel ouvrage peut-être de Calvin, la doctrine est résumer avec une netteté et une plénitude merveilleuse ; tantôt quand il s’agit de combattre les conciliateurs, les « moyenneurs » ou « médiateurs » ouïes tièdes, comme ceux que Calvin appelle spirituellement Nicodémites17 la doctrine est présentée avec un renforcement de rudesse et de majesté terrible tantôt (moins souvent), quand il s’agit de défendre les idées nouvelles contre le reproche d’exagération et de violence, la doctrine, sans se faire plus douce, montre ses parties conciliables avec le bon sens humain et ce qu’on pourrait appeler la conscience commune.

Calvin, comme tous ceux qui ont, non seulement bâti un système, mais qui l’ont de plus discuté et défendu pied à pied, ne laisse pas d’être quelquefois sur le bord et aux premières pentes du sophisme. De ses demi-sophismes, de ses demi-atténuations et de ses demi-tempéraments inattendus, il y a une raison générale qui est fort importante. Calvin prétendait rompre la tradition prochaine, mais se rattacher très fermement à l’ancienne. Il repoussait l’autorité des Pères, mais il se réclamait de la Bible et de l’Evangile, et c’était le christianisme tel qu’il fut depuis le commencement du monde jusqu’à saint Paul où il prétendait ramener le monde, et qu’il prétendait faire revivre. À qui lui demandait : Où est la vérité ? il répondait : Dans la Bible, dans l’Evangile, dans saint Paul ; de plus, dans saint Augustin qui a compris saint Paul.

Il pensait ainsi, d’abord parce qu’il n’était pas un philosophe libre, pour quoi il aurait eu horreur de passer, mais un chrétien, ayant absolument foi aux livres saints ; ensuite parce que, de cette manière, il ne renonçait pas au bénéfice de l’autorité de la tradition. Il ne la rompait, il ne la considérait, avec douleur, comme ayant été rompue, que pour un temps relativement court. Du commencement du monde au second siècle après Jésus-Christ la parole de Dieu a été comprise, et c’est à cette immense période de temps que, nous nous rattachons. Plus tard elle a été obscurcie, sauf encore pour quelques grands esprits, comme Augustin, qui l’ont bien entendue ; nous la reprenons. Nous ne sommes donc pas des isolés ; nous sommes les successeurs, trop tardifs, des patriarches, des prophètes, de Jésus et des apôtres, rapportant leur parole si longtemps en autorité, depuis quelques siècles seulement en oubli ou altération.

Il se tenait ferme en cette posture ; mais elle ne laissait pas de le gêner, parce qu’en vérité sa doctrine était quelque chose de nouveau, de rare dans le christianisme, dans l’Ancien Testament surtout, quelque chose, au moins dans son extrême rigueur, de très personnel, et que de vouloir la concilier de tous points avec l’Ancien Testament et même parfois avec le Nouveau, c’était des affaires.

De là les sophismes de Calvin. Le Dieu de la Bible, n’est point du tout le Dieu immobile de Calvin, le Dieu qui ne change pas. Il est un Dieu qui s’irrite, qui s’apaise, qui menace et qui n’accomplit pas ses menaces, qui se repent, qui a des regrets, qui travaille et qui trouve son œuvre bonne après l’avoir faite, comme s’il y avait pour lui un avant et un après, ou qui la trouve mauvaise et se veut du mal de l’avoir faite, en bref c’est un homme, c’est un roi très puissant, ce n’est pas un être infini, et rien n’est plus étranger à la Bible que la notion de l’infini, si continuellement présente à l’esprit de Calvin, et qui est comme le tout de sa pensée.

Il n’était pas difficile de faire remarquer cela à Calvin et il lui était très difficile d’y répondre : « Dieu s’est repenti, lui criait-on : d’avoir créé l’homme, d’avoir élu Saül, d’avoir trop châtié son peuple. C’est littéral dans la Bible. Vous contredisez la Bible. » — Ce sont des « figures », répondait Calvin, « comme toutes les autres formes de parler qui nous décrivent Dieu humainement. » De même la colère » de Dieu. Dieu ne se met pas on colère. Il y est de toute éternité contre ceux que de toute éternité il réprouve ; seulement sa colère éclate a ix yeux des hommes à tel moment. Dieu ne se repent pas. Ici « repentance ne veut dire que changement.  » — Donc Dieu change ? — « Mais changement prévu de toi te éternité. » C’est bien un peu subtil.

Cent fois, quand il a eu affaire à la Bible, Calvin a dû avoir recours à ces tours de pensée et à ces interprétations, sans s’apercevoir qu’il pouvait être accusé de tomber dans le travers qu’il a tant reproché « à la secte phantastique et furieuse des Libertins qui se nomment spirituels » de « contrefaire les livres saints par un tas d’allégoriques interprétations. » Avec les idées de Calvin il fallait rompre au moins avec l’Ancien Testament, qui, non seulement dans sa lettre, mais encore dans tout son esprit, est aussi peu conforme que possible à l’idée génératrice du système de Calvin, à l’idée métaphysique qui soutient ce système et en fait la grandeur. Mais comment rompre avec un livre où l’on rencontre un « Dieu terrible » et où la prédestination se retrouve à toutes les pages ? Ne sont-ce point marques certaines de sa vérité ? Et donc, là où il est embarrassant, il faut essayer d’interpréter.

Il en arrive de même parfois aussi pour l’Evangile. À la vérité, il ne faut pas dissimuler que l’Evangile est plus près du cœur de Calvin que la Bible : « C’est ce qu’emportent les mots de Jésus-Christ que combien qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes Jean-Baptiste soit le plus grand, toutefois celui qui est moindre au royaume des cieux est plus excellent que lui [ce qui veut dire que] après avoir préféré Jean à tous les prophètes, il exalte l’Evangile en degré souverain et le nomme à sa façon commune Royaume des Cieux. » Mais l’Evangile lui-même le contrarie quelquefois encore et le force à louvoyer un peu. Jésus-Christ n’a-t-il pas dit qu’on est sauvé par les œuvres ? N’a-t-il pas dit qu’on est sauvé par le seul fait « d’obéir à la Loi » ? C’est contraire au Calvinisme, cela ; c’est contraire au Calvinisme qui assure qu’on n’est sauvé que par la grâce, et qu’obéir à la Loi n’est point un mérite. C’est contraire au Calvinisme et c’est une parole de Jésus !

Calvin interprète. Il nous prie de remarquer à qui Jésus-Christ parle ainsi, ce qui, au premier regard, semble importer peu. Jésus par ces paroles répondait à un docteur de la Loi qui lui demandait quelles choses sont nécessaires au salut : « Si tu veux entrer en la vie, garde les commandements », répondit Notre-Seigneur. Sans doute, explique Calvin, mais « le Christ a toujours conformé ses réponses à ceux auxquels il avait à faire. Or en ce passage il avait été interrogé par un docteur de la Loi… La personne qui parlait induisait Notre-Seigneur à ainsi répondre. Car ce docteur enflé d’une fausse opinion de la justice légale était aveuglé en la fiance de ses œuvres… C’est donc à bon droit qu’il est renvoyé à, la Loi… La somme est telle : si nous cherchons salut en nos œuvres, il nous faut garder les commandements, lesquels nous instruisent à parfaite justice. Mais il ne faut pas ici nous arrêter si nous ne voulons défaillir au milieu du chemin ; car nul de nous n’est capable de les garder… Comme le Seigneur en ce passage renvoie à la Loi le docteur d’icelle, lequel il connaissait être enflé de vaine confiance en ses œuvres, afin qu’il se connaisse pour pécheur, aussi en un autre lieu il console par promesse de sa grâce ceux qui sont humiliés par telle reconnaissance et les console sanz faire mention de la Loi. »

L’explication est bien difficultueuse, et il semble en résulter que, tout compte fait, Jésus a trompé le docteur, ou lui a insposé une épreuve périlleuse et assez vaine, alors qu’il pouvait l’éclairer entièrement tout de suite. Mais Jésus n’a pas pu croire aux mérites des œuvres, voilà l’essentiel pour Calvin, et voilà ce qu’au prix de grandes tortures de textes, et presque irrévérencieuses, il fallait sauver.

Calvin est sans doute plus à l’aise avec les Pères, puisqu’une fois pour toutes il les récuse. Mais comme encore il les respecte, il tergiverse aussi quand ils son ! contre lui ; car il voudrait bien avoir moins de contradicteurs parmi les chrétiens considérables, et décidément il s’en rencontre trop. Il faut expliquer pourquoi les anciens Pères de l’Église ont penché presque tous pour le libre arbitre. Ils ont été timides, répond Calvin ; ils ont eu peur que les philosophes ne se moquassent d’eux. Ils ont tempéré la doctrine pour l’insinuer plus facilement dans le monde, alors que les difficultés étaient si multipliées qu’il fallait ménageries passages. Il suppose encore (ceci moins nettement) qu’ils ont eu peur du fatalisme oriental, et que, de ce chef, une confusion ne s’établît.

Il faut expliquer pourquoi les anciens docteurs ont cru très fermement au mérite des œuvres. La cause en est que les philosophes encore, et gens du monde, étaient tellement enchantés de cette idée fausse qu’ils auraient repoussé tout l’Evangile si on l’avait trop résolument combattue. L’Evangile vient dire rudement « que tout ce que nous apportons du nôtre devant Dieu n’est qu’ordure puante. » C’est un scandale pour le bon sens humain tout pénétré encore de paganisme. « Ç’a été la principale cause pourquoi les philosophes et gens d’état se sont formalisés contre l’Evangile dès le commencement… Plût à Dieu que tes anciens docteurs ne se fussent pas tant étonnés de la résistance de tels gens ; car en mettant peine à les apaiser ils nous ont laissé une théologie froide et déguisée… Origène, Tertullien, saint Basile, saint Chrysostome ont voulu complaire aux sages du siècle… Ils ont laissé quelque chose au franc arbitre et quelque vertu naturelle aux hommes ; mais ce pendant la pureté de la doctrine est profanée. » Pour Calvin, tous les fondateurs, à peu près, de la religion chrétienne sont des semi-pélagiens.

Le vrai en tout cela, c’est que la doctrine de Calvin se cache en germe dans le christianisme des premiers siècles, et dans les parties métaphysiques les plus abstraites du christianisme des premiers siècles, mais ne l’est pas ; que Calvin la cherche dans tous les Pères, ne la trouve que dans quelques-uns, et mêlée, dans saint Augustin même, s’irrite de ne pas l’y trouver, sans vouloir briser absolument avec les anciens docteurs, et tantôt accuse les Pères de ne l’avoir pas osé exprimer, tantôt se console de ne pas l’y trouver en l’y mettant, le tout avec des souplesses de dialectique un peu inquiétantes.

De là viennent aussi, à l’ordinaire, les très légères mais sensibles atténuations qu’il apporta à sa doctrine même. Par exemple, après avoir fermement établi son principe du serf arbitre, il arrive à cette objection qu’on lui fait : « Si le commencement même du désir de croire ne peut être donné à l’homme que par Dieu, il est inutile que vous prêchiez. » — Pardon ! réplique-t-il, avec plus d’esprit que de logique, « c’est comme si l’on disait qu’il est inutile de semer. Il faut semer, encore que ce soit Dieu qui fasse lever la graine. » — Mais n’est-ce pas là un partage entre l’homme et Dieu, et ne voilà-t-il pas l’homme qui redevient quelque chose, et Dieu qui cesse d’être tout, et Dieu qui cesse d’être infini, d’après vos principes mêmes ? N’est-ce pas là un partage, inégal même, et où l’homme a une part plus grande que Dieu, puisque c’est l’homme qui sème et Dieu qui seulement arrose ? Vous repondrez : « mais à moi exhortant c’est Dieu qui inspire l’exhortation, et toute gloire lui revient encore et toute puissance. » Je le veux bien et cela met l’exhortant hors du débat, mais non l’exhorté. L’exhorté peut-il être tenu pour tout passif ? Le seul fait de vous prêter l’oreille est un acte, et voilà encore l’homme qui fait quelque chose. — Il fait quelque chose, direz-vous, qui est inspiré encore et voulu de Dieu. — Et si Dieu voulait qu’il fût converti, il était inutile que vous vous missiez à prêcher ; et nous voilà revenus ; nous voilà au rouet. Il faut toujours ou que l’homme, celui-ci ou celui-là, peu importe, n’ait rien à faire et ne fasse rien, ou que Dieu ne soit pas tout, et dès que vous dites : « il faut semer », tousfaites une concession compromettante.

C’est comme quand vous dites au franciscain que vous maltraitez si fort : « Dieu endurcit ceux qu’il lui plaît et a pitié de ceux qu’il lui plaît, sans qu’on puisse lui demander pourquoi il le fait ; mais ce n’est pas à dire pourtant que les réprouvés, étant endurcis de Dieu, ne s’endurcissent aussi. « De quelle sorte et de quelle puissance, s’ils ne peuvent rien ? Si l’homme peut s’endurcir, comme en collaboration avec Dieu, il y a partage et encore, il y a liberté, partielle au moins, de l’homme ; et l’homme est libre comme était Adam. Et l’on va vous demander si l’homme, ayant une certaine liberté pour s’endurcir, n’en a pas une aussi pour s’amender, et il vous sera difficile de ne l’accorder pas ; et nous voilà dans la grâce seulement auxiliatrice et en plein pélagianisme.

C’est surtout, comme il arrive toujours, contre les exagérateurs de sa doctrine que Calvin emploie des arguments par où il semble reculer jusqu’au camp de ses adversaires ordinaires. Les « libertins qui se nomment spirituels » prétendant sans aucune espèce de réserve que Dieu littéralement fait tout, Calvin se moque beaucoup d’eux, et non sans esprit, mais semble à chaque instant se réfuter lui-même. Il en vient à leur dire que si Dieu fait tout, il n’est plus licite de rien condamner, et c’est précisément ce que les catholiques disent à Calvin, et l’on ne voit pas très nettement alors par quoi Calvin est séparé sur ce point ou des catholiques ou des spirituels.

Tout cela ce sont des concessions au sens commun, au sens général, lequel ne se pique pas de logique rigoureuse, et avec qui les plus rigoureux et intraitables logiciens sont forcés de compter. Elles sont rares dans Calvin, mais elles existent, elles ont dû l’inquiéter lui-même, et, sinon elles prouvent contre lui, du moins elles montrent que sa doctrine, puisqu’elle était forcée sous sa plume même de se tempérer, devait s’adoucir singulièrement après lui et comme s’exténuer parmi les hommes.

C’est qu’en effet l’idée de infinitude de Dieu est une idée dont les hommes sont capables, et qui révèle chez eux un magnifique effort de conscience comme aussi d’esprit, mais qui est rare, qui est comme intermittente dans l’humanité, toujours réservée du reste à quelques esprits supérieurs, et parfaitement étrangère, surtout en ses conséquences extrêmes, à l’humanité moyenne. L’humanité moyenne a épuré le paganisme, elle l’a « nettoyé », comme dit de Maistre ; elle ne la pas abandonné. Dieu est toujours pour elle un Dieu. Il est unique, à la vérité (en ajoutant presque : à peu près), et cela fait une grande différence ; mais il est un Dieu. Il est fini. Il est un père, très bon, très puissant, très secourable ; non pas tout-puissant. Il est un roi qu’il faut servir bien, qui a de bons sujets qui a des ennemis, qui court des dangers, qui dispute le monde à quelqu’un, qui n’a pas victoire certaine. Il est un être qui nous aide beaucoup, que nous aidons aussi, qui fait beaucoup en nous, pour qui nous faisons quelque chose, à qui nous pouvons ne pas obéir, qui s’en irrite alors, et qui nous punit, et qui nous pardonne ; à qui nous pouvons obéir, à qui nous plaisons alors, aux yeux de qui c’est un mérite, faible sans doute, mais réel, parce que nous pouvions faire autrement, et qui nous aime alors, non comme des choisis, mais comme des serviteurs qui ont su se faire choisir. — C’est ce Dieu que nous imaginons sans cesse, qui est à la portée de nos intelligences faibles, et il faut confesser que c’est à condition de l’imaginer ainsi que nous l’aimons. — Tout cela est plein de manichéisme et infecté de pélagianisme, c’est incontestable ; mais c’est cependant à cela que l’humanité moyenne et même assez élevée se ramène toujours, et c’est sur quoi les religions les plus épurées, les plus fières et les plus rigides finissent toujours par fermer un peu les yeux.

C’est ce qui est arrivé au Protestantisme comme aux autres doctrines. Un siècle après Calvin, Voltaire s’amusait à prouver aux docteurs de Genève qu’ils étaient semi-pélagiens, et il n’avait tort que de s’en amuser. Des hauteurs de l’infinitude divine le calvinisme était redescendu dans ces régions moyennes, où 1 exaltation de l’infini entrevu ne règne point, où la logique « contraignante et rudoyante ne gouverne pas ; mais où il y a place encore pour les hommes de sens droit, de conscience délicate et de bonne volonté.

Il devait, je ne dis pas descendre plus bas, mais s’éloigner encore plus du programme étroit que Calvin lui avait tracé, et de l’espérance tout particulièrement chère à son cœur qu’il avait conçue. Il devait devenir une libre philosophie, en s’abandonnant à ce « sens propre » que personne n’a plus redouté ni détesté que Calvin.

 

Calvin n’avait que trop prévu cette déviation, et il l’avait combattue à l’avance de toutes forces ; car il était vivant tout homme de gouvernement et à ce titre de ceux pour qui « gouverner c’est prévoir. » Il s’emportait, tout autant que contre les hérétiques, contre ces tiède » et ces indépendants, ces « Nicodémites » qui « convertissent à demi la chrétienté en philosophie ; ou, pour le moins, ne prennent pas les choses fort à cœur. » Il y en a « une partie », disait-il, « qui imaginent des idées platoniques en leur tête touchant la façon de servir Dieu. »

C’était là le danger qu’entraînait nécessairement le mouvement religieux d’alors, d’abord parce qu’il n’y a pas de mouvement religieux sans un grand travail intellectuel portant sur les idées religieuses, partant pas de mouvement religieux sans divergences, et c’est pourquoi l’Eglise a dit : « oportet hereses esse  » ; mais c’était une nécessité que Calvin ne voyait guère ; — ensuite parce que, par une coïncidence remarquable, le mouvement religieux du xvi° siècle rencontrait la Renaissance des lettres et de la philosophie antiques, comme le christianisme commençant avait rencontré les lettres et la philosophie antiques elles-mêmes, et ne pouvait pas en éviter l’infiltration, non plus que le christianisme naissant n’avait pu l’exclure.

C’était pour Calvin une raison de plus de sonner l’alarme et de serrer l’étau. Non, il n’est pas loisible il chacun d’adopter ou de rejeter ce qu’il lui plaît, selon l’inspiration de sa conscience. Il faut rester attaché à son église, et ne jamais faire sécession. Les plus scandaleux spectacles qu’on serait exposé à y voir ne seraient pas une excuse à la quitter.

« C’est une chose horrible à lire ce qu’écrivent Isaïe, Jérémie, Joël, Habacuc et les autres du désordre qui était en l’église de Jérusalem… Néanmoins les prophètes ne forgeaient point nouvelle Église pour eux, et ne dressaient pas des autels nouveaux pour faire leurs sacrifices à part, mais, quels que fussent les hommes, pour ce qu’ils réputaient que Dieu avait mis là sa parole, au milieu des méchants ils adoraient Dieu d’un coeur pur et élevaient pures leurs mains au ciel. Il n’y avait autre chose qui les induit à demeurer en l’Église au milieu des méchants que l’affection qu’ils avaient de garder unité. Or, si les saints prophètes ont fait conscience de s’aliéner de l’Église à cause des grands péchés qui y régnaient, et non point d’un seul homme, mais quasi de tout un peuple, c’est une trop grande outrecuidance à nous de nous oser séparer de la communion de l’Église dès que la vie de quel qu’un ne satisfait pas à notre jugement… Pourtant [par conséquent] que ces deux points nous soient résolus que celui qui de son bon gré abandonne la communion externe d’une Église en laquelle la parole de Dieu est prêchée et ses sacrements sont administrés n’a nulle excuse ; secondement que les vices des autres, encore qu’ils soient en grand nombre, ne nous empêchent pas que nous ne puissions là faire profession de notre chrétienté, usant des sacrements de Noire-Seigneur en commun avec eux, d’autant qu’une borne conscience n’est point blessée par l’indignité des autres, fût-ce même du pasteur. »

On dirait que cette page est d’un catholique gourmandant Calvin, et il n’y en a pas un mot que Calvin ne pût s’appliquer à lui-même pour se condamner ; mais ce n’est pas, naturellement, à cela qu’il songe, et s’il s’en avise, quelques pages plus loin, il en est quitte pour dire que les protestants ont beaucoup plus de raison de se séparer des catholiques que les prophètes des prêtres idolâtres ; et, ce n’est pas cela qui est intéressant à relever ici, aux yeux des gens habitués aux querelles des partis, rien n’étant moins étonnant que ce genre de naïveté ; ce qu’il faut remarquer en ce passage, c’est l’horreur de Calvin pour toute liberté d’opinion particulière, horreur que Bossuet lui-même n’est pas capable de ressentir davantage ni d’exprimer plus vivement. Si Bossuet ne l’avait pas dit, c’est Calvin qui l’aurait déclaré : « L’hérétique est celui qui a une opinion » ; et, pour mieux en parler, ils l’ont proclamé l’un et l’autre.

C’est de cette horreur que procède chez Calvin, non seulement le despotisme qu’il a exercé, lequel on peut expliquer par des nécessités locales, mais le despotisme qu’il a recommandé sans relâche, son despotisme doctrinal. La liberté de conscience lui paraît un monstre exécrable qu’il faut exterminer de la terre. À la vérité, au temps où il écrit, ce monstre tient peu de place sous le soleil ; il le voit pourtant et le signale à la réprobation : « Il est aisé de rédarguer la folie de ceux qui voudraient que les magistrats, mettant Dieu et la religion sous leurs pieds, ne se mêlassent que de faire droit aux hommes… Si les princes et autres supérieurs connaissent qu’il n’y a rien de plus agréable à Dieu que leur obéissance ; s’ils veulent plaire à Dieu en piété, justice et intégrité, qu’ils s’emploient à la punition et correction des pervers ; Moïse était ému de cette affection quand il punit l’idolâtrie du peuple par la mort de trois mille hommes. »

Personne n’est plus que Calvin ému de cette affection-là. Aussi les guerres religieuses sont très loin de lui déplaire. Elles sont même, très évidemment, les seules qu’il admette comme vraiment légitimes : S’il n’était question que de la servitude des corps, il vaudrait possible mieux quelquefois la porter patiemment que de mouvoir grandes séditions qui viennent jusqu’à l’effusion du sang… mais quand il est question de la ruine éternel le des aines nous ne devons estimer nulle paix si précieuse que pour la garder nous périssions à notre escient. Il vaudrait mieux que le ciel et la terre fussent abîmés ensemble que l’honneur qui lui a été donné de Dieu son père fut diminué. Faut-il que pour vivre nous quittions l’auteur de vie ? »

Une chose surtout l’inquiète, et à très bon droit ; c’est qu’on peut faire le raisonnement suivant : Rome, partout où elle le peut, soutient sa doctrine en faisant mettre à mort ceux qui ne la partagent pas. Ne serait-ce pas lui ressembler que de faire comme elle ? Et le moyen de se montrer anti-papiste ne serait-il pas de faire différemment ? Oui, il y a des intelligences assez faibles ou des sophistes assez effrontés pour raisonner de la sorte ou feindre d’argumenter ainsi. Qu’on se garde bien de se laisser séduire ou à ces défaillances ou à ces prestiges. Ce n’est pas de tuer que Rome est coupable, c’est de tuer sans avoir pour elle la vérité. Quant à ceux qui l’ont, quel scrupule les pourrait arrêter ?

« Quelques-uns scandalisés » par les moyens employés par les catholiques « ont en horreur toutes punitions sans discerner si elles sont justes ou non… Mais quoi ? Si les papistes sont ainsi excessifs en tyrannie, ce n’est pas à dire pourtant que toute sévérité soit à condamner… Nous condamnons à juste raison le zèle enragé et sans science qui transporte les papistes ; … mais si on repousse un zèle inconsidéréà cause de l’ignorance, pour ce qu’il n’est point fondé en raison, pourquoi, je vous prie, le zèle ne sera-t-il louable en un fidèle quand il débat pour la vraie foi, qui lui est certaine ?  » — C’est la certitude qui donne le droit de punir, et l’infaillibilité qui en donne le devoir. Par conséquent les calvinistes seuls auront et ce devoir et ce droit :

« Dieu ne commande pas de maintenir si étroitement toute religion quelle qu’elle soit, mais celle qu’il a ordonné de sa propre bouche… Ainsi le scandale qui trouble beaucoup de simples gens est ôté : ils craignent que sous couleur de défendre la vraie religion les bourreaux du Pape ne soient armés à faire leurs cruautés… Dieu condamne la témérité de tous ceux qui entreprennent de défendre à feu et à sang une religion forgée à l’appétit des hommes. » — On ne saurait accuser Calvin d’avoir incliné vers la liberté de croyances, ni d’avoir fondé une religion ouverte.

Elle l’était pourtant, comme sans le vouloir, par le seul fait qu’elle existait. Elle était une sécession. La sécession autorise, du droit qu’elle a pris elle-même, la sécession dans son propre sein. Elle l’était parce quelle avait rompu la tradition. Une partie des autorités récusée, devant quelles autorités s’arrêtera-t-on ?

Elle l’était parce qu’elle contenait en son essence même le droit d’examen. Il est déjà dans Luther ; il est même dans Calvin, au moment même où il le nie ; il y est, entouré de mille précautions, mais de précautions qu’il ne réussit pas ci rendre fortes, et qui paraîtront faibles malgré toute la force qu’il tache à leur donner, parce qu’elles le sont en soi : « Faut-il permettre à chacun de recevoir ou de rejeter ce qui aura été déterminé en un concile ? Je dis que non. Il faut qu’on pèse diligemment en quel temps il a été tenu, à quelle fin, et quels gens y ont assisté ; puis, après, qu’on examine, à la règle de l’Écriture, le point dont il est question. »

Fort bien ; mais qui on  ? Pour Calvin, on veut dire Calvin. Mais quand Calvin ne sera plus là, et là où il n’est pas, qui on  ? Une église, un consistoire ? C’est-à-dire un autre concile à qui s’appliqueront les mêmes règles que vous venez d’établir pour le premier, et ainsi de suite. Nous arrivons par degré à l’individualité, au libre examen personnel, au sens propre. On veut dire tout le monde et veut dire chacun.

Ailleurs : « La Foi gît en la connaissance de Dieu et de Christ, non en la révérence de l’Église… Ignorants reçoivent tout ce qui leur est présenté sous le titre d’Église… Ils (les Papistes) déterminent que ceux qui s’abrutissent en ne sachant rien et même se flattent en leur bêtise croient dûment ainsi qu’il est requis… » Non ! « L’Intelligence est conjointe avec la Foi. »

Rien n’agrée pins à un philosophe que cette définition de la foi éclairée ; mais elle ouvre évidemment la porte à toutes les religions individuelles. On peut faire une église fermée avec des bonnes volontés décidées à soumettre leurs intelligences aux exigences d’un dogme, non avec des intelligences que l’on convie sans doute à se « conjoindre avec la foi », mais d’abord à s’exercer sur elle. Les Eglises qu’on fondera ainsi, seront des Eglises, et je ne chicanerai pas sur ce terme ; ce seront des Eglises, parce que les hommes se sentent unis et ramassés en un corps bien plus, ou au moins autant, par le sentiment qui les anime que par la foi qu’ils professent ; ce seront des Eglises par la communauté des sentiments, des sympathies, des haines et des espérances ; ce seront des Eglises pendant les persécutions par la communauté des périls, après les persécutions, quelque temps encore, par la communauté des grands souvenirs qui sont une immense force à former et à soutenir les religions et les patries ; ce seront des Eglises parce que ce seront des familles ; mais au point de vue desdoctrines, ce qui vous importe si fort, ce seront des Académies. Elles le deviendront de plus en plus, par l’effet naturel de leur tempérament même, et sans le vouloir, mais par l’effet même de leur bonne volonté. Leur honneur sera de s’éclairer sans cesse, et en s’éclairant elles courront le risque, que vous leur permettez d’accepter, ou d’adhérer plus fortement à votre pensée, ou de s’en éloigner infiniment.

Il arrivera même, et fort naturellement encore, qu’elles se feront gloire de leurs changements et variations, de la variété surtout des conclusions de leurs différents groupes, et ce que Bossuet leur reprochera, ce que vous avez mis toutes les forces de votre vie à combattre, sera ce dont elles auront penchant à se glorifier ; et ce ne sera pas si étrange, puisqu’il est impossible parmi les hommes que la recherche la plus sincère, pourvu qu’elle soit ardente, ne mène pas à des conclusions les plus diverses et qui n’ont de commun que leur bonne foi ; et puisque, en cherchant ainsi, vos héritiers pourront être infidèles à votre église en proportion de ce qu’ils seront fidèles à votre esprit.

Et par suite éclatera ce revirement imprévu qu’on pouvait prévoir. Vous reprochiez à l’Église catholique, depuis si longtemps qu’elle élaborait pour ainsi dire la parole du Christ, d’avoir changé cette parole, d’y avoir ajouté, de l’avoir surchargée, de l’avoir enveloppée et fait disparaître sous le monceau d’interprétations qui n’étaient que des idées étrangères et nouvelles ; et vous en vouliez revenir à la parole pure, dépouillée et une ; et qu’on s’y tînt ; — et voilà que ce seront vos successeurs qui paraîtront plus que les catholiques partir de la parole pour aboutir où ils voudront, avoir des idées à eux, ce que vous teniez pour un sacrilège, et non seulement, comme vous avez très bien dit, « convertir a demi la chrétienté en philosophie », mais la transformer en plusieurs philosophies ; — et le coup de génie de Bossuet sera précisément le vôtre, sera de dire contre les vôtres ce que vous aviez dit contre les siens, à savoir que la vérité ne peut pas être dans une multiplicité de doctrines différentes et de vérités qui se combattent.

Cela marque qu’entre les mains des hommes les doctrines qu’on prétend arrêter le plus fermement évoluent toujours, quoi qu’on fasse, et qu’on ne peut, quand on a le souci de l’unité, que voiler discrètement les variations inévitables, ou, ce qui est mieux, au-dessus des variations éphémères, montrer l’esprit général commun, qui est encore, pour la doctrine toujours flottante, un signe au moins d’unité ou de ralliement. Cela veut dire aussi que les esprits les plus grands ici-bas fondent ordinairement le contraire de ce qu’ils ont rêvé, et cela n’est pas une mauvaise leçon. Cela rappelle à l’humilité, que vous avez connue, que vous avez estimée, dont vous avez fait, le plus grand cas, et dont vous avez eu l’éternel souci, surtout s’il faut tout dire, pour la recommander aux autres.

IV. Calvin écrivain. §

Calvin fut un très grand écrivain. Je dirais même que ce fut le plus grand écrivain du xvie siècle si j’estimais plus que je ne fais le style proprement dit. Le style est une chose et la parole en est une autre. L’art d’écrire et l’art de parler sont deux arts. Si j’étais convaincu plus que je ne suis de ce que je dis là, je déclarerais que le style de Calvin est le plus grand style du xvie siècle, parce que c’est celui qui en sa sévérité, en sa tenue, en sa rigueur, en son aspect correct et châtié, s’éloigne le plus du style parlé. Mais j’ai une faiblesse pour les écrivains qui ont quelque chose en écrivant des libertés et des grâces spontanées de la parole, et Montaigne, et plus encore Rabelais, me séduiront toujours d’un charme victorieux. Encore est-il qu’il me faut bien reconnaître que le style de Calvin est de tous les styles du xvie siècle celui qui a le plus de style.

Il est clair, d’une clarté suprême en des choses qui sont par elles-mêmes d’une extrême obscurité, et c’est comme une gageure admirablement gagnée que le plus clair de nos écrivains avant l’époque classique soit un théologien, et un théologien qui ne vulgarise pas une théologie, mais qui l’invente. C’est qu’il était doué, d’abord ; c’est ensuite que tout en inventant sa théologie il faisait un effort plus grand encore peut-être pour la rendre populaire du même coup. Admirable école de clarté que de ne pas mépriser la foule, et au contraire de la vouloir conquérir. C’est ensuite que, tout en ayant fait d’excellentes études classiques, et sachant en profiter, Calvin n’est pas un humaniste passionné. Les écrivains antiques ont commencé par rendre d’assez mauvais services aux nôtres. Ils le sont enchantés d’élégances fausses ou excessives, sous prétexte d’ornements, et embarrassés de phrases longues et sinueuses, sous prétexte de belles périodes. Tout cela devait se mettre au point plus tard, mais pour commencer, et dans la période pour ainsi dire scolaire, rendait détestables les écrivains médiocres, et gâtait un peu les meilleurs. Calvin ne se soucie nullement d’imiter les écrivains antiques, qu’il méprise un peu comme un chrétien primitif les méprisait ; il s’est borné à prendre chez eux les qualités générales de composition bien réglée et de large développement ; il n’est pas atteint non plus par, le mauvais goût trop fréquent des Pères latins, qu’il n’aime nullement, et le seul qui ait son estime, saint Augustin, est justement celui qui a la langue la plus simple et dépouillée. — Reste qu’il parle l’admirable prose, si claire, limpide et facile, du xvesiècle, avec ce quelque chose de plus ferme, de plus nourri et de plus viril que l’étude des classiques donne à ceux qui ne poussent pas jusqu’à l’imitation servile et à l’admiration des menus jolis détails. Reste qu’il parle la langue du xve siècle avec quelques qualités déjà du xviie. C’est précisément ce qu’il a fait, et il est un des bons, sinon des sublimes, fondateurs de la prose française.

Clarté, netteté, précision, force secrète, infiniment sensible à la longue, de l’expression juste, telles sont les vertus solides et durables de sa plume diligente et attentive. Il a parlé plusieurs fois avec satisfaction de la brièveté de son style18. Cela peut faire sourire aujourd’hui. Rien n’est plus juste pourtant par comparaison. Calvin est bref en ce qu’il est sobre. Ses phrases sont longues, mais ne sont pas surchargées ; et il a des longueurs, mais point de verbiage. Et quand on jette les yeux à coté de lui à peu près sur n’importe lequel de ses contemporains, on comprend à quel point il devait paraître court, et même concis. Ses moindres traités nous paraissent bien étendus, il est vrai ; mais ceci est à son honneur, étant un effet de « son extrême conscience. Calvin quand il enseigne, comme dans l’Institution, le Catéchisme, la Supplication et Remontrance sur le fait de la chrétienté, ne donne jamais que l’esse ni ici ; quand il réfute, il ne veut jamais laisser un seul point de son adversaire sans réponse, ce point, comme il arrive, ne fût-il, à très peu près, que le précédent déjà réfuté et l’antéprécédent déjà discuté ; mais dans la polémique, accepter l’ordre de son adversaire et le suivre, en eut-on un infiniment préférable à lui substituer, est une loyauté, et Calvin semble l’avoir tenu pour un devoir.

Une qualité manque à ce grand style sévère, c’est la grâce, le sourire, tous les sourires. Il y en a un qui est de gaîté, il y en a un qui est d’indulgence, il y en a un qui est de sensibilité doucement émue, il y en a un qui est d’imagination brillante qui se plaît à ses découvertes et à ses jeux ; et Calvin parce qu’il manque de charité, de sensibilité et d’imagination, n’en a aucun. L’onction lui fait absolument défaut19. De là cette sécheresse, et ce je ne sais quoi qui fait songer à un métal dur, souple et sans éclat. Bossuet, comme toujours, a tout dit d’un seul mot : C’est un style « triste. » C’est un style qui n’a ni la joie d’une passion douce qui s’épanche, ni celle d’une imagination qui se donne carrière et qui s’espace. « Ceux qui écrivent par humeur », dit La Bruyère, ont un style tantôt, bon, tantôt mauvais, mais du moins original. Calvin de tous ceux qui ont écrit est celui qui aie moins écrit par humeur. Il a, de tous les styles, celui qui est le plus impersonnel. Il n’a écrit exactement que « pour être entendu. » C’est la première règle et c’est la première qualité du style ; mais il y en a d’autres. Calvin n’a presque voulu connaître que celle-là. Le contraste est étourdissant quand on le compare à un Père de l’Église, quel qu’il soit ; car ceux-là, souvent si étranges, au moins tirent de leur cœur et de leurs entrailles autant que de leur intelligence tout ce qu’ils écrivent.

Il est juste d’ajouter qu’il a cependant une passion : c’est celle de convaincre, et qu’elle lui suffit pour donner à sa parole, sinon l’éclat, du moins la vigueur et le mouvement. Ne sent-on pas une force de raison dominatrice et impérieuse dans ces paroles qu’il adresse aux tièdes : « Il ne faut pas confesser Dieu seulement intérieurement… Quand il est dit que nous sommes os de ses os et chair de sa chair, c’est bien pour montrer que nous sommes conjoints à lui de corps et d’âme. Et pourtant [c’est pourquoi] on ne peut souiller son corps en quelques superstitions qu’on ne se prive de cette union sacrée par laquelle nous sommes faits membres du Fils de Dieu. Que ces docteurs subtils me répondent s’ils ont reçu le baptême seulement en leurs âmes. Dieu n’a-t-il pas ordonné que ce signe lut engravé en notre chair ? Le corps donc auquel la marque de Jésus-Christ a été imprimée doit-il être pollué aux abominations contraires ? La Cène se reçoit-elle seulement de l’âme, et non pas aussi des mains et de la bouche ? Dieu met les armoiries de son fils en nos corps, et nous les souillerons de fanges et d’ordures ? Il n’est pas licite d’imprimer des coins en une pièce d’or ou de mettre en un instrument public des sceaux contraires l’un sur l’autre, et l’homme mortel se donne congé de falsifier le baptême et la sainte cène de Jésus ! »

Ce qu’il y a de plus original comme expression dans toutes ses œuvres, ce sont ses sermons, et dans ses sermons les passages d’éloquence populaire, qui sentent à la fois le « censeur » et le « tribun » et qui rappellent très souvent saint Jean Chrysostome. Il maltraite souvent avec une verve singulièrement âpre tout ce petit monde cosmopolite qui venait à la fois augmenter Genève et un peu l’embarrasser : parmi ces gens-là il y en a qui vivent mal. « Il y a des ménages où les maris et les femmes sont comme chien et chat ; il y en a qui haussent leur état et contrefont les seigneurs sans propos, sont adonnés à pompes et à superfluités mondaines. Les autres deviennent si délicats qu’ils ne savent plus que c’est de travailler, et n’y a nul contentement pour la nourriture. Il y en a de médisants et détracteurs qui trouveraient à redire aux anges du Paradis… Cependant il leur semble à tous que Dieu est bien tenu à eux de ce qu’ils ont fait le voyage de Genève, comme s’il n’eût pas mieux valu qu’ils fussent demeurés sur leurs fumiers que de venir faire scandale en l’Église de Dieu. »

Il a des boutades vives et rudes, sans esprit, à proprement parler, mais d’une impertinence et même d’une gouaillerie incisive qui sent encore le français et le picard. On l’ennuie un peu, on le harcèle d’oiseuses questions ; il se rebiffe et regimbe : « Si l’on me vient demander ceci et cela par le menu, je renverrai tels enquêteurs à la règle générale que je liens de Dieu. Je dis ceci parce qu’il y en a de si importuns que jamais ce ne serait fait avec eux si on voulait répondre ci toutes leurs difficultés. Telles gens à bon droit pourraient être comparées à ceux qui après avoir écouté un sermon où ils sont exhortés à s’accoutrer modestement, voudraient que le prêcheur leur taillât leurs chausses et leur cousît leurs souliers. »

Cette plaisanterie lourde et massive, mais assez contondante de Calvin (très rare du reste), est un aspect de son talent qu’il ne faut pas oublier, et qui ne laisse pas d’éclairer comme il faut le sombre portrait. Il pousse assez loin quand il se permet de s’y livrer. Les « libertins spirituels » prétendaient que la mort est le retour ou à Dieu ou au néant : « Un certain Bertrand Desmoulins, qui depuis est devenu Dieu, ou rien, selon leur doctrine, c’est-à-dire qu’il est mort  » — Les mêmes spirituels assuraient que c’est Dieu qui fait tout en nous, comme en toutes choses, et que nous ne sommes que ses instruments : « Cette grosse fouasse de Quintin se trouva une fois en une rue où on avait tué un homme. Il y avait là d’aventure quelque fidèle [quelque « spirituel »] qui dit : « Hélas ! qui a fait ce méchant acte ? » Incontinent Quintin répondit en son picard : « Cha été my. » L’autre, comme tout étonné : « Comment seriez-vous bien si lâche ? » À quoi il répliqua : « Cha été Dieu. » — «  Comment, dit l’autre, faut-il imputer à Dieu les crimes qu’il commande être punis ? « Adonc Quintin : « Oui ! Chet ty, chet my, chet Dieu ; car che que ty ou my faisons, chet Dieu qui le fait ; et che que Dieu fait nous le faisons. ».

Mais ce ne sont là que les moments de repos d’un homme qui ne se reposait guère. Le plus souvent sa muse unique, muse austère et impérieuse, c’est la logique. Elle ne laisse pas de le bien servir. Elle réchauffe presque ; du moins, quand elle pousse avec lui ses avantages, elle précipite sa parole, jette comme par saccades vigoureuses son argumentation pressante et rude : « Il y a des hommes qui restent ministres de l’Église catholique pour que ces places ne soient pas occupées par plus méchants qu’eux. Mauvaise raison : combien qu’ils reconnaissent ne pas être du tout hors de faute, toutefois ils disent qu’il n’y a pas tant de mal, cependant qu’ils ont la charge des églises, comme si d’autres plus méchants tenaient la place… Mais si cette raison a lieu, que n’entrons-nous dedans les cavernes ? Pourquoi ne tenons-nous les bois ? Que n’épions-nous pas les chemins ? Pourquoi ne sommes-nous aux embûches à l’intention de ne meurtrir point les pauvres passants, comme font les brigands, mais seulement de leur faire rendre la bourse ? »

C’est elle encore, mais aidée et renforcée pour ainsi dire par un profond et ardent sentiment du devoir, qui lui inspire ces belles paroles où l’on trouve non seulement la conviction, l’autorité et l’élévation, ordinaires à Calvin, mais encore l’émotion sacerdotale et la véritable ampleur oratoire : « Il n’y a ici ni exception ni privilège pour grands ou pour petits, pour riches ou pauvres. Que tous donc ploient le col. Que le pauvre craigne, de peur que s’il dit : « Je sais que faire ? » Dieu lui réponde : « Je sais aussi que faire de toi. » Que les riches ne s’enivrent pas en leurs aises, comme en croupissant sur leur lit ; mais plutôt qu’ils apprennent, à l’exemple de saint Paul, de tenir pour ordure et dommage tout ce qui les divertit ou retarde de vivre chrétiennement. Cependant n’oublions pas aussi de notre côté d’appliquer ceci à notre instruction pour être toujours prêts quelque part que nous soyons transportés, ou quelque chose qui nous advienne, de persister en la pure confession de notre foi, détestant toutes les superstitions, idolâtries et abus qui contrarient à la vérité de Dieu, obscurcissent son honneur et renversent son service. »

Calvin a laissé des modèles du style d’exposition didactique et de beaux exemples du style de discussion ; et il n’a pas laissé d’atteindre parfois à la grandeur. Comme sa réforme religieuse a eu la plus grande influence sur la correction de la discipline religieuse catholique, son style aussi n’a pas laissé de contribuer à l’amendement du style ecclésiastique en France.

V §

« C’était un homme à qui Dieu avait conféré de grands talents, beaucoup d’esprit, un jugement exquis, une fidèle mémoire, une plume solide, éloquente et infatigable, un grand savoir, un grand zèle pour la vérité. » — Ce jugement modéré et tranquille de notre cher Pierre Bayle ne doit pas être réformé. Il reste juste. Il est incomplet. Calvin fut un grand esprit que n’eût pas diminué, que n’eût pas égaré, et qu’aurait rendu plus aimable, et très probablement plus puissant qu’il n’a été, un plus grand cœur. Cet homme qui avait en lui des parties de philosophe, d’homme d’État et de conquérant, semble avoir été toutes choses, excepté un vrai prêtre ; ou si l’on trouve ceci trop dur, je dirai que du prêtre il avait ce qui peut faire le martyr, et non ce qui fait l’apôtre. Il a confessé Dieu, c’est-à-dire ce qu’il croyait vrai, et il l’a enseigné ; je ne vois pas qu’il l’ait fait aimer. Il est professeur de religion, non propagateur de sentiments religieux. Il a l’esprit théologique, et un cœur qui n’a pas le goût du divin. La grandeur de Dieu, l’infirmité et le néant de l’homme, ce sont des idées et de sublimes idées religieuses ; mais ce sont des idées. Personne n’en a été plus rempli et comme entêté que Calvin, et n’en a été un plus fort et plus éloquent interprète. L’amour de Dieu, c’est une passion, et c’est peut-être le dernier fonddu Christianisme, sa source la plus profonde, et sa véritable découverte et sa véritable révélation ; et c’est ce que Calvin a eu peut-être, mais ne donne pas. La terreur de Dieu, c’est beaucoup plus ce qu’il inspire, et si, par certains côtés, il paraît plus chrétien que biblique, par celui-ci il paraît plus biblique que chrétien.

La charité, la tendresse est presque absente de toute son œuvre, l’abnégation n’y paraît jamais. Ces excès touchants et charmants, dangereux, je le reconnais et contraires aux nécessités sociales, ces excès de la doctrine, ou bien plutôt du sentiment évangélique, que l’on trouve si souvent dans les paroles de Jésus, et qui sont comme la fleur exquise et trop enivrante du christianisme : « Point de procès, point de serments, tu ne tueras pas, donnez encore votre manteau, tendez l’autre joue », étonnent Calvin, ce que j’admets, et l’étonnent trop, ce qui me déplaît. Je voudrais qu’il les écartât en les adorant. Il les repousse d’une main trop ferme : « … Néanmoins cette douceur et modération de leurs courages n’empêchera pas qu’en gardant entière amitié envers les ennemis, ils ne s’aident du confort du magistrat à la conservation de leurs biens, ou que pour l’affection du bien public ils ne demandent la punition des pervers et des pestilents, lesquels on ne peut corriger qu’en les punissant.  » Il a raison ; mais il est trop sûr en cela d’avoir raison, et supprime trop résolument des préceptes, dont, au moins comme de conseils, il est bon de garder quelque chose, et qu’on pourrait presque tout bravement recommander à la lettre, tant il y a peu de chances qu’ils étendent très loin leurs périls. Calvin a tenu et gardé avec un soin jaloux les clefs du tabernacle, il en a peu répandu l’huile sainte.

Il a été très grand cependant parmi les hommes, parce qu’une puissante idée religieuse, ranimée en quelque sorte, redressée et rétablie dans toute sa grandeur, fortement imprimée par de vigoureuses formules et une argumentation solide et claire dans le cerveau des hommes, est toujours un vif, un durable, et un fécond levain de moralité. L’homme est fait pour essayer de penser l’infini, non, certes, qu’il y réussisse, ni qu’il parvienne à mi-chemin ; mais quelques déconvenues qui l’attendent, le commerce des hautes pensées lui est sain en ce qu’il l’habitue au moins un peu à mépriser ce qui doit être méprisé. Que dans ces recherches il garde toujours la prudence ; qu’il ne s’enivre pas, et il lui suffira pour cela d’aimer quelqu’un autour de lui, des vertiges métaphysiques ; que surtout il ne croie jamais qu’il est assez grand pour avoir trouvé ou assez saint pour qu’on lui ait jeté de là-haut la clef de l’éternel mystère, ce qui est insensé ; et qu’il ne s’en targue pas pour vouloir, au nom d’une idée qu’il croit avoir comprise, opprimer, s’il est fort, ceux qui ne le sont pas, ce qui est abominable ; mais qu’il les fasse, ces nobles et salutaires recherches ; car « travailler à bien penser c’est le principe même de la morale ». — Et ceux qui ont consacré leur vie, en sincérité et bonne foi, à quelqu’une de ces enquêtes ardues, ont pu fonder quelque chose dans l’ordre civil ; ils ont surtout fondé quelque chose dans l’ordre moral ; ils ont donné à l’humanité une de ces secousses profondes qui semblent lui être nécessaires ; ils ont éveillé et guidé un mouvement d’esprits dont le contre-coup n’a pas laissé d’être utile même à leurs adversaires. Calvin a été un de ces hommes, en précisant et en disciplinant le protestantisme, en le marquant à l’empreinte d’un esprit clair, logique et ordonné, — en donnant à une insurrection la forme d’un gouvernement.

Et comme dit un des vieux commentateurs de Calvin, « sic de Calvino scripsimus, neque amici neque inimici. »

Ronsard §

I. Sa vie. §

Pierre de Ronsard naquit le 11 septembre 1324 au château de la Poissonnière, près du village de Cousture « en la Varenne du bas Vendômois. » Sa famille avait de grandes prétentions à la noblesse ancienne et assurait descendre de certains Ronsart des marches de Hongrie et Bulgarie. Quelques recherches récentes font supposer qu’elle était plutôt flamande, et anoblie seulement du xve siècle. Bien apparentés du reste, les Ronsard étaient alliés des Chaudrier, des Bouchage, des La Trimouille et des Rouaux. Le Père de Ronsard, Louis, était lettré, faisait des vers à la mode de Marot, avait le goût des nouvelles études. Le jeune Pierre fut mis quelque temps au collège de Navarre. Il s’y déplut fort ; il dépérissait. Son père, alors maître d’hôtel de François Ier qui était en Avignon, se préparant à la guerre contre Charles-Quint (1535), l’appela à lui et le donna comme page au dauphin François.

Celui-ci étant mort presque aussitôt, le jeune Ronsard passa au service du second fils de François Ier, Charles duc d’Orléans, qui lui-même le donna à Jacques Stuart, roi d’Ecosse.

Ronsard suivit son nouveau maître en Ecosse où il resta deux ans ; puis revint, s’attardant six mois en Angleterre, et reprit service auprès du duc d’Orléans jusqu’à la mort de ce prince (1540).

Il passa alors dans la maison du nouveau dauphin, Henri, qui devait devenir Henri IL Ronsard était alors un grand garçon de seize ans. Il pouvait être une manière de petit secrétaire d’ambassade. C’est ce qu’on en fit. Il suivit à Spire Lazare de Baïf qui y allait pour diplomatie.

Lazare de Baïf, très lettré, poète, traducteur d’Electre et d’Hécube, estima l’intelligence du jeune Ronsard, en fit le compagnon et le custos de son jeune fils Antoine de Baïf, âgé de huit ans alors. C’est là que commença une amitié qui devait être de toute la vie.

Après un court voyage à Turin avec Guillaume de Langey du Bellay, Ronsard revint à Paris en 1542. Il avait dix-huit ans, ne savait rien qu’un peu d’anglais et un peu d’italien ; mais il avait vu beaucoup de pays et beaucoup de choses, avait des relations mondaines et littéraires des plus distinguées et était un homme de cour parfait. Blond aux yeux bleus, élancé et souple, élégant, joli causeur, danseur charmant, il avait devant lui une admirable carrière d’homme inutile.

Elle fut brusquement traversée par un accident. Il devint sourd. Cela en fit un « studieux ». Jusque-là il était à peine un amateur en littérature ; il lisait un peu le Roman de la Rose et Le Maire de Belges ; désormais il songea à faire ses études. C’était un moyen peut-être d’acquérir la gloire par un autre chemin :

Puisque Dieu ne m’a fait pour supporter les armes
Et pour mourir sanglant au milieu des alarmes
En imitant les faits de mes premiers aïeux,
Si ne veux je pourtant demeurer ocieux ;
Ains, comme je pourrai, je veux laisser mémoire…

Il se fit petit écolier. Il demeurait au palais des Tournelles, près de la Bastille, à titre de page aux écuries du roi. Son jeune ami Antoine de Baïf, qui avait douze ans alors, étudiait chez son père, rue des Fossés-Saint Victor, sous la direction de Daurat. Ronsard passait l’eau et venait partager les leçons d’Antoine de Baïf. Cela dura ainsi à peu près quatre ans. Ronsard travaillait de tout son courage. Il fut « souventes fois retansé de son père de ce qu’il aimait trop « les deux filles d’Homère » ; mais son père mourut en 1544, et Ronsard put suivre son goût sans obstacle.

Daurat, nommé principal du collège Coqueret, y installa ce qu’on appelait une académie, c’est-à-dire une réunion libre de jeunes et vieux étudiants. Là étaient Ronsard et Baïf, à demeure ; là venaient Antoine de Carnavalet, Turnèbe, Remi Belleau, Jodelle. Là Ronsard amena Joachim du Bellay qu’il avait rencontré dans un voyage à Poitiers. La Pléiade était formée. Elle s’appela d’abord plus simplement la Brigade. Plus tard (vers 1549 s’apercevant qu’en comptant leur maître ils étaient sept (Daurat, Ronsard, Baïf, du Bellay, Jodelle, Belleau, Pontus de Thyard), ils prirent le nom ambitieux de Pléiade. Plus tard encore, pour y faire entrer soit Grévin, soi Garnier, en respectant toujours le nombre sept, on supprima Daurat, ou un autre ; mais la vraie Pléiade primitive est composée des noms cités plus haut.

Les exercices de ces jeunes gens ne variaient point : c’étaient toujours lectures, traductions, imitations. Ronsard s’essayait soit à traduire le Plutus d’Aristophane, soit, comme dit Binet, « à faire quelques petits poèmes, où paraissait je ne sais quoi du caractère magnanime de son Virgile. » Daurat savait enseigner, procéder par degrés, faire » attendre et faire désirer des révélations nouvelles de l’art antique. Le jour où il lut « de plein vol » à Ronsard le Prométhée d’Eschyle : « Eh quoi ! s’écria Ronsard, m’aviez-vous caché si longtemps ces richesses ! »

Daurat ne dissimulait pas, du reste, à son élève « qu’il serait quelque jour l’Homère de la France. »

Cette éducation dura sept ans, de 1543 à 1550. Dès lors Ronsard se sentit armé, et lança coup sur coup la Défense et Illustration qui est de lui autant que de du Bellay, et les trois premiers livres de ses Odes. Le succès fut grand et du premier coup, malgré les protestations des poètes de l’ancienne école, Ronsard fut salué comme une lumière nouvelle.

De 1550 à 1560 il vécut dans la familiarité de Henri II et de François II, très aimé, très choyé, et sans autre nuage qu’une querelle avec du Bellay, vite oubliée, et une autre avec Mellin de Saint-Gelais, vite endormie.

C’est de 1560 à 1574 que se place l’époque de pleine gloire de Ronsard. Charles IX l’aimait très chèrement, pouvait à peine se passer de lui ; Marie Stuart lui écrivait comme à quelqu’un qui était plus que son égal ; les grands seigneurs et les grandes dames se disputaient les faveurs de sa muse. Dans le monde littéraire il trônait plutôt comme un dieu que comme un roi.

Quelques légères traverses lui vinrent même de sa grandeur. Se sentant si haut, il parla en homme d’état, écrivit le Discours sur les misères du temps et quelques poèmes analogues. Les protestants, qu’il y traitait mal, ripostèrent. Ce fut un orage où Ronsard perdit l’amitié de Jacques Grévin et quelques autres. Mais il avait pour lui les plus heureux et les plus forts. — Un autre inconvénient de sa faveur, plus grand à nos veux, fut qu’il lui fallut jouer le rôle de poète officiel, rimer des Mascarades, des Eglogues à allusions, des entrées, des ballets, tout le « Bocage royal  », comme il l’appelle. Mais il n’en souffrait point et même en ce genre d’ouvrages, trouvait le moyen de montrer, par digressions, un très grand talent.

À partir de 1574 commencent les années de tristesse. Henri III l’aimait moins passionnément que Charles IX.

Il vieillissait. Ses amitiés littéraires lui étaient enlevées les unes après les autres, assez rapidement, par la mort. En 1500 avaient disparu Olivier de Magny et du Bellay, en 1570 Grévin qu’il aima toujours, malgré les différends politiques, en 1573 Jodelle ; en 1577 il allait perdre Belleau. Marie Stuart lui écrivait encore ; mais c’était de sa prison. De nouvelles gloires se levaient, irritantes, d’autant plus qu’elles étaient des erreurs du public. On préférait Du Bartas à Ronsard. Il s’en plaignait amèrement et à juste titre. D’illustres et de douces amitiés lui restaient encore. Henri III ne laissait pas de l’honorer et de l’appeler dans son Académie du Palais. Catherine de Médicis lui conservait sa faveur, Pontus de Thyard et Baïf lui restaient. Duperron et Desportes se rangeaient auprès de lui. Hélène de Surgères lui permettait de l’aimer et de faire pour elle les plus beaux vers qu’il ait écrits. Mais il était las et souffrant. Il se retirait peu à peu du monde. Il s’isolait. Des scrupules religieux, tout en le consolant, l’attristaient. À cause d’eux il préparait cette édition de 1584, où il s’expurgeait, se corrigeait avec inquiétude, le plus souvent mal, quelquefois très heureusement.

Il vivait beaucoup plus en Vendômois et en Touraine qu’à Paris, changeant du reste à chaque instant de résidence, comme font les malades d’esprit et de corps, allant de Croix-Val à Cousture, de Cousture au prieuré de Saint-Cosme près Tours). Il badinait encore, et plein de souvenirs classiques, tournait à son usage l’épigramme d’Hadrien : « animula, vaguta, blandxda…  »

Amelette ronsardelette,
Mignonnelette, doucelette,
Très chère hotesse de mon corps,
Tu descends là-bas faiblelette,
Pâle, maigrelette, seulette.
Dans le froid royaume des morts ;
Toutefois simple, sans remors
De meurtre poison ou rancune,
Méprisant faveurs et trésors
Tout enviés par la commune.
Passant j’ai dit ; suis ta fortune,
Ne trouble mon repos : je dors.

Sa fin fut douce et très chrétienne. Il mourut au prieuré de Saint-Cosme le 27 décembre 1585.

Il avait vécu soixante et un ans, dix-huit dans les plaisirs, les voyages et les sociétés brillantes, sept dans l’étude et la claustration, vingt-cinq dans la gloire la plus enivrante que jamais poète ait goûtée, dix environ dans les mélancolies du déclin. Il avait eu de très belles amours, au moins parce qu’elles lui ont inspiré, et c’est sans doute ce qu’elles peuvent avoir de meilleur : Cassandre vers 1545, Marie vers 1550, Hélène son amour d’automne, le plus tendre, ou du moins le plus attendri, vers 1575. Il avait eu des amitiés très fortes et très fidèles, dont une, royale, ne semble pas avoir été la moins profonde. C’est, tout compensé, une des vies les plus heureuses qu’on ait vues, surdité à part ; et du Bellay lui a prouvé en vers très spirituels que c’était encore un avantage.

II. Son caractère. §

Il semble avoir eu deux caractères, comme il arrive à ceux qu’un brusque accident fait changer de voie. Léger, brillant, aventureux, voyageur, amoureux de gloire bruyante pendant sa jeunesse, qui, si elle finit prématurément, avait commencé de très bonne heure, il fut, pendant tout le reste de sa vie, un peu timide, craintif même, volontiers retiré et solitaire. Il n’aime point la lutte, redoute les nouveautés et déleste les novateurs aime à s’appuyer sur les grands et sur les princes et à rester à couvert sous leur protection. Il a dit son avis une fois, et dans un sens très conservateur, sur les agitations de son temps, puis est rentré vite dans le silence à cet endroit, et semble s’être repenti de l’avoir rompu. Il a insulté très congrûment Rabelais, mais un peu après que Rabelais fut mort. À vrai dire, il était peu fait pour la lutte et particulièrement pour la lutte littéraire. Comme presque tous ceux qui ont de l’éloquence, il manquait d’esprit. Ses invectives ne sont que violentes, et elles sont lourdes. Passe pour la violence, qui est du temps ; mais il n’est pas gai. Songez à Rabelais, à Marot, à Saint-Gelais, à la Ménippée. Ronsard n’a rien de cela. Il se fâche, ou il plane, il aime mieux planer. En général il évite toute occasion de descendre dans l’arène. Il aime la sécurité, le calme, les protections solides et les études graves.

On, a cru qu’il était orgueilleux. C’est presque une erreur. Il ne l’est que rarement, et, eu égard à son étourdissante fortune littéraire, il ne l’est pas. Il a dit sans doute aux poètes de son temps : « Vous êtes mes sujets et je suis votre roi », ce qui, du reste, était vrai ; mais très fréquemment il se traite de « demi-poète sans plus. » Ses préfaces sont presque excessivement modestes :

A genoux Franciade !
Adore l’Eneïde, adore l’Iliade ;
Révère leurs portraits et les suis d’aussi loin
Qu’ils m’ont passé d’esprit d’artifice et de soin20 !

Il avait beaucoup plus d’ambition que d’orgueil, et sans doute c’est un orgueil que l’ambition, mais surtout quand on se flatte d’atteindre aussi haut qu’on vise, et c’est ce que Ronsard ne fait pas. L’empreinte laissée sur lui par ses sept années de recueillement et de labeur solitaire est restée profonde. Il aime se retirer. Ou se le figure trop poète de cour et toujours tournant autour des grands fauteuils. Il vivait auprès des grands, souvent, mais plus souvent encore, semble-t-il, à la campagne, qu’il adorait, c’est à savoir à Croix-Val, tout près de la forêt de Gâtine et de la fontaine de Bellerie, qu’il a chantées, à Montoire, près Croix-Val, à Bourgeuil en Touraine, où il avait cette meute que lui avait donnée Charles IX, à Saint-Cosme en l’Isle près Tours ; plus près de Paris à Saint-Cloud, à Gentilly, à Meudon. Il « aimait les jardins, était prêtre de Flore », c’est-à-dire qu’il était bon horticulteur. Il savait particulièrement bien élever les rosiers. « L’innocente beauté des jardins et du jour » était encore le plus grand charme qu’il trouvât dans la vie, et c’en est un que de peindre le caractère de Ronsard avec îles vers de La Fontaine,

Il s’entendait en peinture, en sculpture et surtout en musique, « se plaisant à chanter et à ouïr chanter ses vers », nous dit naïvement le bon Binet, et « appelant la musique sœur puînée de la poésie. » À ces divertissements honnêtes il a passé très probablement plus de temps qu’à figurer dans les réceptions royales, encore qu’il en fût friand. C’était une âme d’artiste douce, délicate, susceptible et un peu timide.

Et dans ce caractère de son âge mur, son premier caractère remontait et reparaissait quelquefois pour en faire à nouveau un courtisan un peu trop attentif ou, à la rencontre et rarement, un polémiste un peu plus vif qu’on n’eut attendu, ou un amoureux tardif risquant un léger ridicule, et du reste charmant ; mais le fond de son humeur pendant quarante ans a bien été d’un poète rêveur et un peu mélancolique, d’une pacifique lettré et d’un humaniste très enclin à la vita umbratilis.

III. Doctrine littéraire de Ronsard et de la Pléiade. §

Son éducation littéraire fut antique d’abord et avant tout, et, sans oublier les autres traits, c’est sur celui-là qu’il faut insister d’abord comme sur l’essentiel. Elle fut antique et portant sur les parties les plus difficiles et les plus malaisées à aborder de l’antiquité. C’est ce qui la distingue de l’éducation d’un Marot ou de tel autre poète antérieur. Il n’y a pas d’erreur plus forte que de croire que la renaissance littéraire a commencé à Ronsard, ou même à Marot, ou même à Villon. Aussi haut qu’on remonte dans le moyen âge, la Renaissance littéraire, c’est-à-dire la littérature française inspirée de l’antiquité, on la retrouve toujours, si bien qu’on finit par se dire que la Renaissance est un préjugé. Il n’y a pas de poème plus inspiré de la littérature latine, même plus copié sur elle que le Roman de la Rose. Seulement la Renaissance dans Ronsard se distingue de celles qui l’ont précédée, à ce qu’elle est plus ambitieuse et plus curieuse des difficultés que les autres. C’est là sa seule originalité, son seul caractère distinctif, important du reste. Guillaume de Lorris et Jean de Meung imite ni et traduisent Ovide, le De Senectute, le De Amicitia. Tite-Live et Boëce ; Marot imite et traduit Ovide, Virgile, Martial, Lucien, Musée (?)(Héro et Léandre). Ils sont aussi lettrés que Ronsard et aussi soucieux de se servir de leur littérature ; mais ils sont moins savants, d’abord parce qu’ils ont moins de textes sous les yeux, et moins curieux de s’attaquer aux choses difficiles, même parmi celles qu’ils ont à leur disposition. Ils ne touchent ni à Hésiode, ni à Théocrite, ni à Homère, ni a Sophocle, ni à Eschyle, ni à Juvénal21. Ils aiment une antiquité d’abord facile et de commence commode.

Ronsard (et son école, mais tout particulièrement Ronsard) s’attache au contraire à ce qu’il y a de plus malaisé dans l’antiquité. Surtout dans sa jeunesse, il va droit, à qui ? simplement à Aristophane, à Eschyle et à Pindare. Son premier livre est et veut être un Pindare français. C’est là la marque même de Ronsard. On attache du prix aux choses, et même aux personnes, en raison de la peine qu’on s’est donnée pour les posséder. Ronsard a pâli sur l’antiquité, sur des textes rudes, mal établis du reste, et obscurs. C’est à ceux-là, qui lui « ont fait à trente ans le chef grison », qu’il s’attache de tout son amour comme il s’y est appliqué de tout son courage. La Renaissance de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung, c’est la Renaissance de l’antiquité un peu banale, à lieux communs de sentiments ou d’idées ; la Renaissance de Marot, c’est la Renaissance de l’antiquité aimable ; la Renaissance de Ronsard, c’est la Renaissance de toute l’antiquité, et particulièrement de l’antiquité un peu hérissée et rébarbative.

Il faut ajouter à cette éducation par l’antiquité, qui reste de beaucoup la plus importante, l’éducation que Ronsard a dû à quelques écrivains français et italiens. Il a lu le Roman de la Rose, Le Maire de Belges, Marot, Héroët, Maurice Scève. Je ne signale que ceux que lui ou du Bellay nomment, pour ne rien donner à la conjecture. Il leur doit peu. Cependant il ne faut pas oublier qu’à titre de poème érudit, et qu’à titre de poème philosophique, le Roman de la Rose n’a pas dû laisser de plaire à Ronsard, qui a été toujours un poète érudit et souvent un poète philosophe. Il faut savoir que le plan général de la Franciade est dans les illustrations des Gaules de Jean Le Maire, que Jean Le Maire par son érudition curieuse, aussi par le souci qu’il a de créer de nouveaux rythmes ou de rajeunir des rythmes oubliés, même encore par la tentative qu’il a faite de restaurer l’alexandrin délaissé, est un vrai précurseur et un heureux, précurseur de la Pléiade. Quant à Héroët et Maurice Scève, ils ont du plaire à Ronsard et à ses disciples comme intermédiaires entre la poésie italienne et la poésie française, et comme introducteurs de la poésie italienne en France. Héroët et Maurice Scève sont des Pétrarquistes. Héroët voulut être le Pétrarque français. Il a écrit dans sa Parfaite amie, qui du reste n’est pas sans mérite, un poème de métaphysique amoureuse, et de haut raffinement platonique. Il a été, comme dit Duverdier, « l’heureux illustrateur du haut sens de Platon. »

Quant à Maurice Scève, qui est presque un grand poète, c’est un Pétrarquiste intempérant. Le dernier terme même et tout l’excès possible du raffinement idéaliste et de l’obscurité mystérieuse de Pétrarque, c’est Maurice Scève. Amour profond et subtil, qui est une manière d’adorer sa dame comme les Byzantins adoraient Dieu, symbolisme compliqué et bizarre à travers lequel on surprend parfois et on démêle d’éclatantes et brusques beautés, ce dont est fait le talent de

Maurice Scève est quelque chose de précieux, d’étrange et de rare, qui séduisit les hommes de là Pléiade, qui les édifia aussi, parce que l’amour sérieux substitué à la gauloiserie, et la réaction, même excessive, contre les licences marotiques était tout à fait pour leur agréer. Ajoutez que Maurice Scève avait été d’abord l’élève de Marot, puis, changeant complètement de manière, avait passé au camp de Pétrarque. Il devait plaire à Ronsard plus encore comme transfuge de Marot que comme pétrarquiste ; on devait dans l’école de Ronsard lui savoir gré et de son chant, et plus encore de sa palinodie.

Enfin Pétrarque est, presqu’à l’égal des anciens, un des maîtres de Ronsard. Ronsard et ses disciples adorent Pétrarque d’abord comme un grand humaniste érudit, ensuite comme un homme qui a eu la passion de la forme châtiée et raffinée, ensuite comme le théoricien et comme le peintre de l’amour chaste, élevé et délicat. Il est l’inspirateur de ce qu’ils ont de plus pur et de plus grave Pour lui ils font infidélité à l’antiquité, et pour lui seul ; ou plutôt Pétrarque complète pour eux l’antiquité, et la seule chose qu’ils ne trouvent pas dans l’antiquité, ils la trouvent dans Pétrarque, et le seul regret que l’antiquité leur laisse, Pétrarque les en console. L’antiquité a connu l’amour à l’état de passion ardente ; elle ne l’a pas connu à l’état de sentiment tendre ; elle ne la pas connu comme une occupation de l’imagination jointe à l’attendrissement du cœur. Cette nuance particulière de l’amour, sentiment ambigu, fugitif, presque faux, très dangereux, n’en est pas moins charmante, et en tout cas elle existe chez les modernes, particulièrement chez les poètes, et elle est même la façon d’aimer des hommes d’imagination. C’est directement chez Pétrarque, ou indirectement dans Héroët ou dans Maurice Scève, que les Ronsardistes la trouvaient ; et ils l’aimaient en elle-même d’abord, plus encore peut-être par ce qu’elle excluait et repoussait. Pétrarque avait pour eux d’être Pétrarque, et d’être le contraire de Rabelais.

Telles sont les principales influences qui ont agi sur Ronsard, et l’éducation littéraire que, tant dans ses années de claustration que dans la suite de sa carrière, il s’est donnée. Il a pris des idées littéraires très nettes, très arrêtées, tranchantes même et impérieuses. Ronsard est un professeur, comme il arrive assez souvent à ceux qui ont fait leurs études un peu tard. Personne n’est moins dogmatique que Montaigne qui a commencé ses études à quatre ans, pour ne pas dire à six mois ; personne n’est plus dogmatique que Rousseau qui a commencé les siennes vers la quarantaine. Peut-être les choses qu’on apprend prennent-elles un peu le caractère de l’âge où on les apprend, et ont-elles, étudiées de bonne heure, la mobilité et la souplesse du jeune âge, abordées tard, la fermeté et la raideur de l’âge moins aimable. Inutile d’ajouter qu’en pareille affaire le caractère est toujours pour beaucoup plus que les circonstances. Tant y a que Ronsard, comme Malherbe qui, lui aussi, est un tard venu aux lettres, a des idées littéraires qui sont des doctrines. Il les a exposées dans plusieurs manifestes, préfaces et traités, et dans quelques digressions au cours de ses œuvres en vers. J’étudierai ici les unes et les autres, en y joignant la Défense et Illustration de du Bellay, pour ne pas revenir deux fois sur un sujet qui est absolument le même, et parce que, sans vouloir faire tort à Joachim, il est évident que la Défense et Illustration, écrite par lui, est de Ronsard autant que de lui, pour tout ce qui est idées générales et doctrine littéraire.

La Défense et Illustration parut en 1549. Il faut bien faire attention au titre. Défenseet Illustration de la langue française, c’est-à-dire, comme on le comprend après qu’on a lu le traité : 1° des raisons qu’il y a d’employer la langue française et non le latin, pour tous genres d’ouvrage — 2° et des moyens d’enrichir, du reste, d’élever, de réhausser et d’ennoblir la langue française. Voilà les deux objets du livre. 1° Il faut écrire en français, 2° il faut écrire en français mieux qu’on a fait jusqu’à présent. Mais, quand la question d’écrire en français, et non en latin, sera réglée, et qu’on en viendra aux moyens d’illustrer la langue française, les moyens d’illustrer une langue étant avoir du génie dans l’invention, la composition et le style, c’est tout un traité de l’art d’écrire que l’auteur devra faire, et voilà pourquoi, quand la « défense  » devient « illustration  », elle se tourne en une manière de poétique complète et même de Discours sur le style.

La Défense et Illustration est donc d’abord un manifeste contre ceux qui écrivent en latin, ensuite un art poétique. Nous ne nous occuperons guère que de la seconde partie. — La langue française, selon Ronsard et du Bellay, est assez souple, assez agréable et assez forte ; elle n’est pas assez riche. Pour l’enrichir il faut d’abords, voir recours à l’éternelle source du rajeunissement des langues, à ces « langues techniques » qui sont sur les marges, en quelque sorte, de la langue générale, que le public connaît peu et qu’il appartient aux auteurs d’enseigner au public et de verser dans la circulation, langues des métiers, langues des arts, langue de la guerre ou de la chasse » etc. : « Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois non seulement les savans ; mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques, comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, … pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. »

— Il faut ensuite et surtout étudier et imiter les anciens et tirer peu à peu toute une langue nouvelle des Latins et des Grecs, comme les Latins en ont tiré une de leur commerce avec la Grèce, les Italiens de leurcommerce avec les Latins.

Mais le vrai moyen d’enrichir une langue, c’est d’avoir un beau génie. Un beau génie ne s’acquiert pas ; mais ri se confirme et s’assure, comme une bonne constitution, par un bon régime. De là l’utilité, non pas d’un traité sur l’invention : il n’y a pas de règles pour avoir des idées ; mais d’un petit traité de auxiliis inventionis. Par exemple, il est recommandé à l’auteur de travailler, et avec acharnement, aucun talent naturel ne dispensant du travail, de corriger beaucoup, d’avoir un bon conseiller et d’écouter ses avis, de fréquenter les grands, les princes, la cour, où le goût est plus affiné (cf. Boileau, Molière) ; de chercher, selon la saison ou l’humeur, des lieux différents pour le travail, mais toujours la solitude, cette épouse du génie.

Enfin il faut imiter les bons auteurs, ce qui n’augmente pas la sottise, et la fait seulement éclater, mais ce qui féconde et double le génie quand on en a. Et nous voici au fond même et comme au cœur de la doctrine Ronsardienne.

Cette doctrine de l’imitation, dans la Défense, dans la Préface de l’Olive, dans les Arts poétiques de Ronsard, est assez flottante. Je la prendrai d’abord dans ce qu’elle a de plus général, puis peu à peu je tâcherai de la saisir là où elle semble prendre plus de précision et de netteté.Passim dans la Défense elle a quelque chose de violent en quelque sorte et de brutal. Il faut tout imiter des anciens, fond et forme. Il faut « piller » ; il faut copier ; il faut s’approprier jusqu’à la « tournure » latine et grecque. Autant voudrait dire qu’il ne faut que traduire. Or, précisément, Joachim nous enseigne qu’il ne faut pas de traduction ; il a un chapitre, le vie du premier livre, contre les traducteurs des poètes. Que veut-il donc, et s’entend-il bien ?

Heureusement le porte-parole de la Pléiade n’a pas toujours été aussi loin, et voici les passages où l’imitation qu’il recommande est plus discrète. D’abord remarquez qu’il ne veut pas d’imitation dans la même langue : « Entende celui qui voudra imiter que ce n’est chose facile que de bien suivre les vertus d’un bon auteur… vu que la nature même aux choses qui paraissent très semblables, n’a su tant faire que par quelque note et différence elles ne puissent être discernées… Et certes comme ce n’est point chose vicieuse mais grandement louable, emprunter d’une langue étrangère les sentences et les mots pour les appropriera la sienne, aussi est-ce chose grandement à reprendre, voire odieuse à tout lecteur de libérale nature, voir en une même langue une telle imitation, comme celle d’aucuns savans même qui s’estiment être des meilleurs quand plus ils ressemblent un Héroët ou un Marot.  » — Remarquez ensuite que Joachim ne pousse pas à l’imitation des Italiens. Sans doute il estime que, quoique ce ne soit pas dans la même langue, cette imitation d’une langue à une langue voisine est trop rapprochée encore, et que limitation n’est féconde qu’à chercher son objet dans une langue assez éloignée, parce qu’alors il es impossible qu’elle soit servile, et ne peut être, en même temps qu’une étude, qu’une émulation. Voilà déjà un premier point très important, une première réserve qui tempère ce qu’il y a, à l’ordinaire, de trop absolu dans la doctrine de l’imitation selon la Défense.

Il y a mieux, et, — non pas, malheureusement, dansla Défense, manifeste officiel, mais dans la Préface de l’Olive, profession de foi personnelle, — nous trouvons enfin la véritable théorie de l’imitation littéraire, c’est-à-dire la théorie de l’innutrition. L’écrivain ne doit PAS imiter. Il doit, il y a longtemps, très longtemps, s’être pénétré par ses lectures des grandes pensées et des sentiments qui sont dans les auteurs, et puis, quand il écrit, sans y songer et sans le vouloir, les laisser sortir de lui, tout imprégnés de lui-même et devenus siens par le long commerce : « Si par la lecture des bons livres je me suis imprimé quelques traits en la fantaisie, qui après, venant à exposer mes petites conceptions, selon les occasions qui m’en sont données, me coulent beaucoup plus facilement en la plume qu’ils ne me reviennent en la mémoire, doit-on pour celle raison les appeler pièces rapportées ? » Et la suite. Voilà cette fois la véritable doctrine de l’imitation, celle qui fui plus tard exposée avec une merveilleuse clarté élégante par La Fontaine dans la lettre à Huet.

Il n’en est pas moins^ue dans, la Défense Joachim s’est laissé emporter bien loin par une sorte de fougue scolaire qui n’est guère la sienne et qui sent le voisinage immédiat de Ronsard et de Daurat, et que, par cet excès, il est tombé dans une sorte de contradiction. La contradiction fondamentale de la Défense est celle-ci : 1° il faut écrire en français et être français ; 2° il faut étudier les anciens et s’en emparer. Poussés à leurs extrêmes, les deux termes tendent à s’exclure. Joachim du Bellay veut maie mort à ceux qui ne sortent pas du latin et du grec, lia tout un chapitre contre eux (xime du premier livre). Il leur crie : « Que pensent donc faire ces reblanchisseurs de murailles qui jour et nuit se rompent la tête à imiter, que dis-je imiter ? mais transcrire un Virgile et un Cicéron, bâtissant leurs poèmes des hémistiches de l’un et jurant en leur prose aux mots et sentences de l’autre ?… Pensent-ils donc, je ne dy égaler, mais approcher seulement ces auteurs en leur langue, recueillant de ce poète ores un nom, ores un verbe, ores un vers et ores une sentence ? » etc. Quand Joachim en est à parler ainsi, c’est qu’il ne songe qu’à ceux qui écrivent en latin, Virgiliens et Cicéroniens. Mais il ne s’avise pas que tout cela pourra se retourner contre lui quand il en sera à recommander l’imitation et le pillage des auteurs latins pour l’enrichissement des ouvrages français. Vous aussi, pourra-t-on lui dire, comme les latiniseurs vous ne faites que reblanchir les murailles et bâtir vos poèmes des hémistiches de l’un, des sentences de l’autre. La seule différence, c’est que vous le faites en français et non en latin, et elle n’est pas suffisante.

Cette contradiction est vraie. Elle est au fond même de la question. Elle est une véritable petite antinomie. On ne peut la résoudre qu’en sacrifiant l’un des deux termes, ou en atténuant l’un et l’autre, étant vrai qu’ils ne sont en contradiction que quand ils sont extrêmes. L’atténuation nécessaire elle est dans ce passage de la Préface de l’Olive que j’ai cité ; mais le malheur c’est qu’elle n’est que là, et que les deux termes de l’antinomie étant poussés à bout en toute vigueur d’éloquence à travers toute la Défense, la contradiction, surtout à comparer le premier livre au second, y règne pleinement.

Il est même amusant de la voir reparaître très éclatante, dans les dernières lignes de la conclusion : « Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine… Donnez en cette Grècementeresse et semez-y encore un coup la fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple Delphique… Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par les oreilles avec une chaîne attachée à sa langue. » — Gallo-Grecs, Marseille-Athènes, Apollon et Hercule gaulois ; c’est-à-dire soyez français et soyez anciens. Rien n’est plus conciliable ; mais il fallait montrer le moyen de conciliation, ce que du Bellay n’a pas fait assez. Un siècle encore sera nécessaire et l’organisation d’une école toute pareille en son fond à la Pléiade, mais plus mûre, plus avisée et plus discrète, pour que la véritable doctrine et la vraie pratiquede l’imitation originale soient établies.

Comme idées de détail sur les genres littéraires, le style, la langue et la rythmique, la Défense est très riche encore et très intéressante. La nouvelle école y recommande d’adopter les grands genres par opposition aux petits, c’est-à-dire les genres cultivés par l’antiquité par opposition à ceux que les quatorzième et quinzième siècles ont honorés, épopée au lieu du roman, ode au lieu de la ballade ou du chant royal, épître au lieu de la lettre familière, satire dans le goût d’Horace au lieu du coq-à-l’âne, trop aimé de Marot. Elle ajoute à cette liste des genres nobles le sonnet, par déférence pour les italiens. Il était assez facile de ne voir là qu’une question et une querelle de mots, et c’est à quoi Barthélémy Aneau, sous le nom de Charles Fontaine, dans le Quintil Horatien, n’a pas manqué. Votre réforme se borne, disait-il, à appeler de beaux noms des choses très connues, et à croire inventer des choses nouvelles parce que vous introduisez des mots nouveaux, qui du reste sont anciens. Vous appelez épopée le roman envers, épître la lettre envers, satire le coq-à-l’âne, et vous croyez avoir inventé quelque chose. Tous les genres que vous introduisez en France nous les avons, seulement sous des désignations plus modestes.

Il y a du vrai dans cette protestation maligne. Cependant, avec leur invention des grands genres, les Ronsardiens entendaient bien quelque chose de plus réel que leurs adversaires ne voulaient croire. Ils entendaient par là, assez distinctement : 1° une transposition, un relèvement des genres, usités il est vrai, mais laissés un peu trop bas ; 2° une distinction plus rigoureuse des genres.

C’étaient deux nouveautés assez importantes. Le coq-à-l’âne est une satire, il est vrai ; mais la satire d’Horace est une satire un peu plus distinguée. Le Roman de la Rose ou tel roman de chevalerie du xive siècle est une épopée, mais l’Enéide est une épopée plus imposante ; le chant royal est une ode (et ici les adversaires de la Pléiade ont presque pleinement raison) ; mais le beau système savant d’une ode de Pindare est quelque chose de plus puissant ; et c’est presque une plaisanterie d’appeler tragédie la moralité, comme le fait Sibilet, sous prétexte que la moralité, telle qu’on la traite au xvie siècle, est touchante.

De plus, créer ainsi, ou restaurer, ou feindre d’établir des genres inusités, c’est une occasion et un moyen d’apprendre à respecter les limites des genres. Les genres littéraires connus des hommes du xvie siècle, d’abord sont un peu bas, ensuite, usés qu’ils sont, en quelque sorte, par l’emploi, ils ne sont pas suffisamment distincts et tranchés. Des genres tout neufs seront plus exactement délimités, et on en respectera plus scrupuleusement les limites, surtout l’autorité de l’antiquité s’attachant à leur nom et ajoutant au respect. Ici les Ronsardiens ont vraiment raison. La distinction des genres est une œuvre préliminaire très utile, qui aura pour résultat, un jour, l’unité de ton dans l’œuvre poétique, mais qui a pour premier effet de fixer l’attention de l’auteur sur ce qu’il fait et ne lui point permettre de s’abandonner à une trop libre fantaisie.

Voilà pourquoi la distinction des genres est une marque des siècles classiques ; c’est qu’elle est ou une cause, ou un effet, ou une marque au moins, d’une sérieuse attention apportée à l’œuvre littéraire. Cela est si vrai que la distinction des genres, si nette dans ce qui nous est resté de l’antiquité, si peu connue du moyen âge, si indifférente encore aux Villon, aux Marot et aux Saint-Gelais, même chez les hommes de la Pléiade, quoique très respectée, sera insuffisamment bien connue. Nous verrons dans leurs œuvres à cet égard une sorte d’indécision et de flottement. Deux défauts des siècles non classiques, c’est-à-dire des siècles qui n’ont pas de Kart une assez haute idée ou un respect assez superstitieux : confusion des genres, manque de composition. Ces deux défauts, ils se trouvent encore chez les hommes de la Pléiade, chez Ronsard même, quoique moindre que chez leurs prédécesseurs. Leur honneur est du moins de les avoir sentis, ce qui est le commencement de s’en corriger, et de les avoir signalés, ce qui est le commencement d’en garder les autres.

Sur le style la Défense est très formelle et très décidée. Le but qu’elle poursuit en cette affaire est rétablissement d’une langue et d’un style poétiques distincts de la prose, à l’imitation des anciens. C’est un dogme chez les Ronsardiens que cette langue et ce style privilégiés. Ce n’est pas tout à fait une erreur. Il est bien certain qu’en tout pays les poètes ont une langue et un style plus ou moins différents de ceux des prosateurs, et la chose s’aperçoit du premier coup d’œil, dès qu’un poète écrit en prose et dès qu’un prosateur écrit en vers. Mais c’est une question de mesure, et rien au monde n’est plus difficile que de déterminer cette mesure selon le génie de chaque peuple. Chez tel peuple la différence, comme langue et comme style, de la prose au vers, est très grande, chez tel autre elle est légère, et ce n’est qu’à l’user et par tâtonnements qu’on apprend ce que permet de jeu en cela et de liberté et de hardiesse le naturel de chaque langue, c’est-à-dire de chaque esprit public.

Les Ronsardiens en cette question allaient très loin. Style et langue ils voulaient ennoblir à l’usage des poètes l’une et l’autre. Ils voulaient un idiome spécial, aristocratique, pour la poésie. Pour le créer il fallait d’abord des mots nouveaux. La Défense a tout un chapitre sur les néologismes. Elle n’indique pas la manière de former des mots nouveaux. Elle ne recommande nullement les mots composés, dont usera modérément Ronsard, et d’une manière extravagante du Bartas ; elle se borne à dire qu’il faut se permettre des néologismes, et ce qu’il y a de curieux, et de très louable du reste, c’est que la seule indication pratique qu’elle donne est de faire des mots nouveaux par résurrection des vieux mots français tombés en désuétude : « Pour ce faire te faudrait voir tous ces vieux romans et poètes français où tu trouveras un ajourner pour faire jour, annuiter pour faire nuit, assener pour frapper où l’on visait, isnel pour léger, et mille autres bons mots que nous avons perdus par notre négligence. » — Ronsard parlant en son propre nom, La Bruyère, Fénelon, Voltaire quelquefois, les poètes et prosateurs du commencement du xixe siècle diront la même chose, et rien ne montre mieux combien par certains côtés la Pléiade était conservatrice et nationale.

Voilà pour la constitution de la langue poétique. Pour la constitution du style poétique, la Défense recommande une syntaxe spéciale à l’imitation du latin, qui consistera, par exemple, dans remploi de « l’infinitif pour le nom » (le vivre, le mourir, le chanter), « de l’adjectif substantivé  » (le vide de l’air, le frais des eaux), « des noms pour les adverbes » (il vole léger). Surtout elle préconise les périphrases, sous le nom d’antonomasies : « La grâce de cette figure est quand on désigne le nom de quelque chose par ce qui lui est propre, comme le Père foudroyant pour Jupiter, la Vierge chasseresse pour Diane. »

Cette rhétorique va, comme on le voit, à enseigner, par dédain du mot populaire, l’horreur du mot propre. La classification de Malherbe, le départ qu’il a fait entre les mots nobles et les mots vulgaires, n’est pas autre chose que le développement de la doctrine de la Pléiade sur ce point, et à travers toute la période classique, depuis le « style noble » de Boileau jusqu’au « familier noble » de Marmontel et aux « choses nommées par les termes les plus généraux » de Buffon, cette théorie sera le fond même de l’art d’écrire pour les Français. Avant la Pléiade on n’avait eu aucune idée de cela. C’est le style classique qui commence à se former avec elle. — Car de ses deux tentatives parallèles, l’une qui était de créer une langue poétique, l’autre qui était de créer un style poétique, la première a échoué, mais la seconde a fort bien réussi. C’est d’elle que partent ces habitudes particulières de style chez les poètes, c’est d’elle que date ce qu’on a appelé pendant deux cent cinquante ans « le style poétique. » Ce style se distingue par une certaine force et vigueur, par une certaine trace d’effort, même, qu’il ne déteste pas laisser en lui, par un souci continu de dignité et de tenue ; et ce sont là des qualités ; de plus, par une certaine tendance à la magnificence, au noble contour, à la « pompe », aux comparaisons ambitieuses et aux périphrases savantes, à « l’éloquence continue » dont se moque Pasca, et ce sont là des défauts. Défauts et qualités sont contenus dans la théorie de du Bellay et dans les habitudes de style de la Pléiade. En cela ils sont les créateurs du classicisme français, dont Malherbe n’a été que le régulateur.

Sur les questions de métrique la Défense contient peu de chose, ce qui est extraordinaire ; car les hommes de la Pléiade ont porté leurs efforts autant au moins de ce côté que sur les autres questions. La Défense se borne à recommander la rime riche sans affectation, à proscrire définitivement le jeu puéril et ridicule de la rime équivoquée, que Marot avait abandonné, il faut le dire, mais sans en avoir horreur et en y retombant quelquefois, à enseigner qu’il faut rimer pour les oreilles et non pour les yeux(maître et prêtre, Athènes et Fontaine, bonnes rimes), à approuver, sans en faire un dogme, l’alternance des rimes masculines et féminines, à ordonner, comme fera plus tard Malherbe, les césures concordant avec le sens22.

Los idées littéraires de Ronsard parlant en son propre nom ne sont qu’un complément et le plus souvent qu’une confirmation de celles qui sont consignées dans la Défense. On les trouve dans les deux préfaces de la Franciade et dans le très court Art poétique dédié à l’abbé Delbenne. Ces trois pièces sont intéressantes parce qu’elles sont toutes trois très postérieures à la Défense. L’Abrégé de l’Art poétique français est de 1565. La première préface de la Franciade est de 1572 et la seconde (date inconnue, brouillon recueilli par Binet dans les papiers de Ronsard et publié dans les œuvres posthumes ; est supposée de 1573 ou 1574.

Dans ces ouvrages Ronsard recommande encore d’écrire en français. Plutôt que d’écrire en latin mieux vaudrait écrire en langue du moyen âge : « Encore vaudrait-il mieux, comme un bon bourgeois et citoyen [en bon patriote], rechercher et faire un bon lexicon des vieils mots d’Artus, Lancelot et Gauvain, ou commenter le Roman de la Rose que s’amuser à je ne sais quelle grammaire latine qui a passé son temps. » C’est une idée très arrêtée chez lui. Il répétera cela toute sa vie. D’Aubigné dans la préface des Tragiques nous rapporte le « testament » littéraire de Ronsard à ce sujet : « Le bonhomme Ronsard disait quelquefois à d’Aubigné et à d’autres : « Mes enfants, défendez votre mère de ceux qui veulent faire servante une demoiselle de bonne maison. Il y a des vocables qui sont français naturel, qui sentent le vieux mais le libre français, comme tenüe, empour, dorne, bauger, bouger, et autres de telle sorte. Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et défendiez hardiment contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n’est pas écorché du latin et de l’italien et qui aiment mieux collauder, contemner, blasonner, que louer, mépriser, blâmer: tout cela c’est pour l’écolier limousin. » Voilà les propres termes de Ronsard. »

Et voilà l’opinion vraie de Ronsard sur la langue. Il la veut exclusivement française ; mais comme la Défense, il la veut plus riche. Comment l’enrichir ? D’abord par emprunts aux langues techniques : « Tu les chercheras des artisans de fer et des veneurs, pêcheurs, architectes et maçons » (seconde préface de la Franciade). — « Tu pratiqueras bien souvent les artisans de tous métiers, comme de marine, de vénerie, fauconnerie, et principalement les artisans du feu, orfèvres, fondeurs, maréchaux, minéraliers. » (Art poétique.) — On l’enrichira ensuite par néologismes ; mais avec beaucoup de discrétion et de prudence : « Je te veux bien encourager de prendre la sage hardiesse d’inventer des vocables nouveaux, pourvu qu’ils soient moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple.  »

Et où les prendre ? Chez les anciens, dans les patois français, dans l’ancienne langue française.

Chez les anciens : « Tu composeras hardiment des mots à l’imitation des Grecs et Latins, pourvu qu’ils soient gracieux et plaisans à l’oreille. »

Dans les patois français : « Je te conseille d’user indifféremment de tous les dialectes » (seconde préface de la Franciade). — « Tu sauras dextrement choisir et approprier à ton œuvre les mots plus significatifs des dialectes de notre France quand tu n’en auras pas de si bons ni si propres en ta nation. »

Dans la vieille langue française : ce néologisme par archaïsme, que l’expérience a prouvé qui est le plus sûr, ajuste raison du reste, puisque les vieux mots qui ont longtemps été usités ont plus de chances d’être dans le génie de la langue qu’un mot qu’on invente, est aussi celui qui semble agréer le plus à Ronsard ; on l’a vu plus haut. Il dit encore : « Outre je t’avertis de ne faire conscience de remettre en usage les antiques vocables et principalement ceux du langage wallon et picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue française, j’entends de celle qui eut cours après que la latine n’eut plus d’usage en Gaule, et choisir les mots les plus prégnants et significatifs non seulement du dit langage, /nais de toutes les provinces de France. »

Enfin on pourra user du néologisme par provignement, comme il dit fort bien, c’est-à-dire par dérivés des mots en usage. « Si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejeton, comme les branches des arbres coupés se rajeunissent de nouveaux drageons, tu le pourras provigner, et amender et cultiver afin qu’il se repeuple de nouveau : exemple de Lobber, qui est un vieil mot français qui signifie moquerie ; tu pourras faire sur le nom le verbe Lobber, et mille autres de telle façon. »

On voit combien il fut injuste de reprocher à Ronsard d’avoir voulu que la langue française se surchargeât de mots latins et grecs. L’emprunt des mots anciens n’est qu’un des quatre ou cinq procédés qu’il conseille et qu’il emploie pour enrichir et renforcer la langue française, et des quatre ou cinq ce n’est pas celui-là qu’il a ni le plus conseillé, ni employé le plus.

Sur ce qui concerne non plus la langue, mais le style, Ronsard ne dit rien de plus que la Défense. Il veut, lui aussi, un style très aristocratique, très courtisan, très éloigné du vulgaire. C’est pour cela que, comme la Défense, il se montre très partisan des périphrases et des descriptions. Il insiste sur les premières autant que du Bellay, et sur les dernières davantage : « Tu n’oublieras pas les descriptions de lieux, de fleuves, forets, montagnes, de la nuit, du lever du soleil, du midi, des vents, de la mer, des dieux et déesses avec leurs propres métiers, habits, chars et chevaux, te conformant en cela à l’imitation Homère. » — « Tu n’oublieras pas la piste et battement du pied des chevaux, et représenter en tes vers la lueur et splendeur des armes frappées de la clarté du soleil, et de faire voler les tourbillons de poudre sous les pieds des soldats… et le cri des soldats frappés de piques, brisement, de lances, accrochements des haches, et le son diabolique des canons et harquebuses qui font trembler la terre, froisser l’air à l’entour… »

Pour ce qui est des épithètes, il se sépare un peu de du Bellay. Du Bellay se déliait beaucoup des adjectifs, déclarait que dans la plupart des poètes français et ils sont froids ou ocieux, ou mal à propos. » Ronsard se borne à recommander les épithètes « signifiantes  » et à proscrire les « naturelles » ; c’est-à-dire à proscrire les épithètes générales, homériques, « mer inféconde », « ciel bleu », et à recommander les épithètes qui ajoutent une idée particulière et circonstancielle au mot qu’elles accompagnent : « un regard sombre », une « mer furieuse. »

Il est très sévère sur les inversions, dont il ne veut pas : « Tu ne transposeras jamais les paroles ni de ta prose ni de tes vers ; car notre langue ne le peut porter, non plus que le latin un solécisme. Il faut dire : le roi alla coucher de Paris à Orléans ; et non pas : de Paris à Orléans le roi coucher alla. » L’expérience a prouvé que Ronsard en cela avait pleine raison en général. Cependant l’inversion, très rarement employée, et placée où il faut, produit de très beaux effets. Mais il faut songer que Ronsard avait à réagir contre l’abus de l’inversion qui est assez sensible dans Marot, dans Saint-Gelais, et surtout dans Maurice Scève.

Ronsard, dans ses trop courts traités d’art poétique, a beaucoup plus insisté que du Bellay sur les questions de rythmique. Il semble que sur cette affaire il veuille compléter la Défense qui sur ce point est trop succincte. Musicien lui-même, il sait et il dit que les vers sont de la musique et doivent être chantés : « Je te veux aussi bien avertir de hautement prononcer tes vers quand tu les feras, ou plutôt les chanter, quelque voix que tu puisses avoir ; car cela est bien une des principales parties que tu dois plus curieusement observer. » — « L’oreille est certain juge [juge sûr] de la structure des vers, comme l’œil de la peinture d’un tableau. » Les rimes doivent être pleines et fortes, de deux syllabes pour les féminines (table — redoutable), d’une au moins pour les masculines(beautébonté), mais toujours avec le « son entier et parfait », c’est-à-dire avec ce que nous appelons la consonne d’appui : « France, espérance, familière, fourmilière, surmonter, monter, douter, sauter, Jupiter. »

Mais il faut surtout, et ceci est l’observation la plus profonde que Ronsard ait faite sur la rime et la plus utile à mediter, prendre garde à la longueur des vers pour savoir comme on doit se comporter à l’égard de la rime. Plus les vers sont longs, plus la rime doit être riche, pour que l’appel de son quelle constitue ne s’oublie pas d’un vers à l’autre. Ainsi les alexandrins doivent être rimés richement : « Ils sentiraient la prose s’ils n’étaient d’une rime assez riche, afin qu’elle se garde toujours dans les oreilles, jjusques à la fin de l’autre vers. » — On n’a qu’à suivre la pensée de Ronsard sur ce point pour se persuader qu’à plus forte raison dans les couplets à rimes croisées et à rimes embrassées la rime doit être pleine et sonore.

Mais encore dans toute cette question de là rime, une vaine superstition est à fuir : « Tu serais plus soigneux de la belle invention et des mots que de la rime, laquelle vient assez aisément d’elle-même après quelque peu d’exercice et de labeur. » — Boileau ne savait pas que cette pensée de lui fût de Ronsard.

Un peu plus libéral que la Défense, ou plus explicite qu’elle, Ronsard permet l’enjambement. « J’ai été d’opinion en ma jeunesse [du temps de la Défense probablement] que les vers qui enjambent l’un sur l’autre n’étaient pas bons en notre poésie. Toutefois j’ai connu depuis le contraire par la lecture des auteurs grecset romains, comme : « Lavinia venit — Littora.  »

Il a varié de même sur l’hiatus, et il s’est arrêté, avec ’grande raison, à le permettre : « J’aurais aussi pensé que les mots finissant par des voyelles et des diphtongues et rencontrant après un autre vocable commençant par une voyelle ou diphtongue rendaient le vers rude. J’ai appris d’Homère et Virgile que cela n’était point malséant : « sub Ilio alto ». La raison n’est pas bonne, puisque en latin la voyelle s’élide et qu’en français elle heurte vraiment l’autre voyelle ; mais la tolérance est juste pourtant et nous avons perdu à la sévérité de Malherbe sur cette affaire.

Il a semblé varier encore, et encore plus, sur l’emploi de l’alexandrin. Mais ce n’est qu’une apparence. L’histoire estasses curieuse, et en même temps qu’intéressante au sujet de la métrique, instructive sur le caractère de Ronsard. Dans l’Art poétique (1565) il affirme énergiquement que l’alexandrin est le vrai vers noble français : « Les alexandrins tiennent la place, en notre langue, telle que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins… La composition des alexandrins doit être grave, hautaine et s’il faut ainsi parler altiloque, d’autant qu’ils sont plus longs que les autres et sentiraient la prose s’ils n’étaient composés de mots élus, graves et résonnants… » — Et quand il eut commencé la Franciade, laquelle est en décasyllabes, il ajouta, en 1573 : « Si je n’ai commencé la Franciade en vers alexandrins, lesquels j’ai mis, comme lu sais, en vogue et en honneur, il s’en faut prendre à ceux qui ont puissance de me commander [Charles IX] et non à ma volonté ; car cela est fait contre mon gré, espérant un jour la faire marcher à la cadencealexandrine ; mais pour cette fois il faut obéir. » — Et à, cette même époque (1572) il écrit dans la première préface de la Franciade : « Et si tu me dis, lecteur, que je devaiscomposer mon ouvrage en vers alexandrins pour ce qu’ils sont pour le jourd’hui plus favorablement reçus de nos seigneurs et dames de la cour et de toute la jeunesse française, lesquels vers j’ai remis le premier en honneur, je te réponds qu’il m’eût été cent fois plus aisé d’écrire mon œuvre en vers alexandrins qu’aux autres, d’autant qu’ils sont plus longs et par conséquent moins sujets, sans la honteuse conscience que j’ai qu’ils sentent trop leur prose. » — Et à cette même époque à peu près (1573 ou 1574) il écrit dans la seconde préface de la Franciade: « Il ne faut t’émerveiller, lecteur, de quoi je n’ai composé ma Franciade en vers alexandrins, qu’autrefois en ma jeunesse, par ignorance, je pensais tenir en notre langue le rang des carmes héroïques… Depuis j’ai vu, connu et pratiqué par longue expérience que je m’étais abusé ; car ils sentent trop la prose très facile et sont trop énervés et flasques, si ce n’est pour les traductions, auxquelles, à cause de leur longueur, ils servent de beaucoup pour interpréter les sens de l’auteur23. » — Ainsi à la même époque, pour son ami d’Elbenne et pour la postérité, il déclare que l’alexandrin est le seul vers héroïque, et dans les préfaces officielle, ou projets de préface officielle, il se déclare pleinement converti au décasyllabe. Il y a là une faiblesse qui concorde bien avec le caractère timide et respectueux qui nous paraît être celui de Ronsard. Mais remarquez que même dans les préfaces officielles il jette quelques fleurs à l’alexandrin tout en le sacrifiant : il est fier d’avoir le premier remis ce vers en honneur, il le déclare encore excellent pour les traductions de poètes anciens, etc. On peut conclure de tout cela, et surtout de sa pratique presque constante après comme avant la Franciade, qu’il était chaudement partisan de l’alexandrin. Le plus grand honneur peut-être de la Pléiade est d’avoir fait la fortune de l’alexandrin, de l’avoir imposé à la France, de l’avoir créé, en vérité, comme vers français ; car il n’était auparavant qu’un accident et comme un divertissement de versification. Elle a très bien vu cette vérité que les vers français sont trop courts, et tout ce quia été fait en versification depuis elle lui donne raison en cela : substitution de l’alexandrin au décasyllabe à peu près partout, artifices pour faire paraître l’alexandrin lui-même plus long et plus ample qi/il n’est en soi par des coupes nouvelles et ingénieuses, tentatives modernes pour chercher un vers plus long réellement que l’alexandrin.

Telles sont les principales idées de Ronsard et de son groupe sur la révolution littéraire qu’ils essayaient. Elles se résument à ceci : imiter les anciens — cultiver les « genres nobles » — créer un style poétique particulier — créer une langue poétique particulière. C’est une révolution toute scolaire. Il y a trois choses qu’il faut bien distinguer : la Renaissance littéraire, la Renaissance dans les idées, l’Humanisme. La Renaissance littéraire c’est limitation des anciens ; elle ne date nullement de Ronsard, ni de Marot, ni de Jean de Meung. À vrai dire, elle n’a pas de date. Elle existe à travers tout le moyen âge. Seulement elle est plus forte progressivement à mesure qu’on se rapproche du xvie siècle et que les livres anciens se multiplient. — La Renaissance dans les idées, c’est l’antiquité comprise, c’est l’antiquité ressaisie et aimée et suivie en ses idées philosophiques, morales, politiques ; cette renaissance-là date bien du xvie siècle ; Érasme, Rabelais, Montaigne en sont les plus illustres représentants elles hommes de la Pléiade ne la sentent nullement et s’en doutent à peine. — L’Humanisme enfin c’est l’antiquité ressaisie, aimée et imitée en ses procédés littéraires, et particulièrement en ses procédés littéraire les plus difficiles, et de cela Ronsard est le représentant et presque le créateur. Et cela, énergiquement imposé à la France par la main de Ronsard, amendé, adouci et rectifié par Malherbe, deviendra le classicisme français, forme plutôt qu’esprit, moule plutôt qu’inspiration, mais moule très bien accommodé à l’esprit français, et dans lequel il jettera pondant cent ans de belles choses et pendant cent ans encore des choses agréables.

IV. Les quatre manières de Ronsard. §

Ronsard a eu, à prendre les choses un peu sommairement, quatre manières successives.

1° De 1550 a 1554, tout frais émoulu de l’école de Daurat, il est l’humaniste exagéré et indiscret. C’est l’époque des trois premiers livres d’odes, qui prétendent ressusciter Pindare ; c’est l’époque des Amours de Cassandre où il veut faire revivre Pétrarque. Pindarisme, et Pétrarquisme, c’est tout le Ronsard des débuts.

2° En 1554 il s’est produit un événement littéraire de grande conséquences. L’Anacréon a été publié par Henri Estienne. Cela a été pour les hommes de la Pléiade une grande joie et une sorte d’affranchissement : ils ont goûté vivement Anacréon, et croyant que le livre qu’on leur donnait sous ce nom remontait à la haute antiquité, à la vraie, à celle de Pindare et de Sophocle, ils se sont crus autorisés sous ce couvert à se détendre, à être légers, gracieux et aimables. Anacréon leur apparut comme un Marot antique, et donc il devenait permis de marotiser dans la mesure d’Anacréon. Ronsard salua ce nouveau « modèle » avec transport :

Je vais boire à Henri Estienne
Qui des enfers nous a rendu
Du vieil Anacréon perdu
La douce lyre téïenne.
À toi gentil Anacréon
Doit son plaisir le biberon
Et Bacchus te doit ses bouteilles ;
Amour, son compagnon, te doit
Vénus et Silène qui boit
L’été dessous l’ombre des treilles.

Et en 1556 Ronsard faisait encore une dédicace pourl’Anacréon de Remi Belleau. Cette publication marque une date dans la vie littéraire de Ronsard. De 1554 à 1560 environ il abandonne Pindare, sans abandonner Pétrarque, et il fréquente Anacréon et Horace. Il est moins guindé, moins forcé, moins ambitieux, souvent charmant. C’est l’époque des Amours de Marie, des quatrième et cinquième livres d’odes, lesquelles sont souvent des odelettes, des.Hymnes, lesquelles sont le plus souvent des récits, et ne sont presque jamais lyriques. C’est la meilleure époque de Ronsard, avec la dernière.

3° De 1560 à 1574 Ronsard, poète de cour, devient très inégal et très mêlé. Il est poète courtisan proprement dit (Mascarades, Entrées, Bergeries à allusions, etc.). Il est poète de circonstances, et quelquefois très brillant dans ce rôle (Discours sur les misères du temps, etc.). Il est poète épique et commence, pour ne jamais l’achever, Dieu merci, cette fameuse Franciade.

4° De 1574 à 1584, ses œuvres, plus rares, ont, le plus souvent, quelque chose de plus personnel, et sont d’un accent plus profond. Il se plaint de ses infortunes, il entretient ses amis de ses déboires, il écrit ses admirables sonnets à Hélène, et c’est l’époque où, sans avoir rien perdu de son génie, il est le plus lui-même.

J’étudierai successivement Ronsard imitateur des anciens, Ronsard imitateur des Italiens, et puis enfin Ronsard lui-même, c’est-à-dire, selon la théorie de la Préface de l’Olive, le véritable humaniste, celui qui l’est sans y songer ou au moins sans y faire effort.

V. Ronsard imitateur. §

La première admiration littéraire de Ronsard fut Pindare. Elle était bien placée, mais l’idée de l’imiter était malheureuse. Pindare est essentiellement national. C’est un prêtre, « sacer, interpresque Deorum. » C’est un érudit tout rempli et tout hanté des légendes fabuleuses de sa race et de son pays. C’est un philosophe, et un philosophe très subtil, d’un idéalisme très raffiné et très abstrait. A tous les égards il est inimitable en son fond. Même dans sa forme très compliquée, très savante, il est un guide excessivement périlleux, et l’on voit bien qu’Horace imite peut-être tous les autres lyriques grecs et ne l’imite pas : « Pindarum quisquis studet æmulari ceratis ope Dœdalea nititur pennis… » — Ronsard a eu plus d’audace qu’Horace, et, fond et forme, il a voulu tout imiter de Pindare. Pour le fond il a cru, sur la foi et l’exemple de Pindare, que l’ode était faite pour célébrer les grands de ce monde. Il a loué en vers lyriques le Roi, la Reine, Marguerite duchesse de Savoie, le Cardinal de Lorraine, François de Bourbon, le comte d’Anguien, la reine de Navarre, Michel de l’Hospital, etc. Cela était assez naturel chez les Grecs, parce que chez, eux la vie était toute publique, et l’homme se confondait avec la cité. La poésie lyrique y pouvait être et y était le plus souvent, je ne dis pas toujours, nationale, et en quelque sorte collective. Déjà chez les Romains la poésie lyrique, parce qu’elle s’est développée, non pas au temps de la République, mais aux temps où le pouvoir absolu dispense le citoyen de se confondre avec la cité, est beaucoup plus individuelle, et des lyriques grecs imite ceux qui, par goût, ont eu un lyrisme un peu personnel. Enfin chez les modernes la poésie lyrique est devenue l’expression la plus vigoureuse, la plus vive et comme la plus aiguë des sentiments les plus personnels et les plus intimes de l’auteur, de telle sorte qu’il n’y a rien de plus différent du pindarisme que le lyrisme moderne. Il n’y a pas de genre qui ait subi, de l’antiquité aux modernes, de modifications plus profondes, ou pour mieux dire, qui ait changé plus absolument de caractère

Or ce lyrisme moderne, expression des sentiments les plus personnels de l’auteur, il existait avant Ronsard. Sans remonter aux Troubadours, qui, du reste, me donneraient raison, une ballade de Charles d’Orléans, une ballade de Villon, une canzone de Pétrarque sont des poésies lyriques personnelles, c’est-à-dire, pour aller au tond des choses, sont des élégies lyriques, caractère qu’a le lyrisme moderne tout entier. Remonter à Pindare, c’était donc rompre la tradition et remonter tout le courant. C’était, sans doute, risquer d’avoir raison ; mais c’était à coup sûr beaucoup risquer.

 

Toujours est-il que Ronsard fit cette sorte de gageure. C’est du reste avec une intelligence très avisée de la méthode de composition de Pindare que Ronsard a procédé. Il le contrefait très judicieusement. L’ode de Pindare, poème d’un genre unique, et dont je ne trouve un fac-similé, un peu grossier et un peu gauche, que dans les Peristephanon de Prudence, est un mélange de lyrisme et d’épopée. C’est un chant qui admet en lui, parce qu’il est sûr de les emporter avec lui et de les entraîner dans son mouvement, desrécits, desanecdotes, des légendes, des fragments épiques. Ronsard, en bon élève, procède exactement ainsi. Voyez l’ode (I, G) sur la victoire de François de Bourbon à Cérisoles. En voici le dessin : — I. « Je chante Bourbon, mieux que Marot n’a pu faire, avec toutes les ressources d’un art plus savant… »

Il « Il a vain eu à Cérisoles ». Court récit de la bataille.

III. « Que la Renommée, aidée de la Muse de Ronsard, aille porter aux aïeux de Bourbon le bruit de sa victoire. » — Voilà qui est très bien composé. Mais, la plupart du temps chez Ronsard, l’épopée déborde sur la partie lyrique et l’étouffe, ou au moins l’offusque. La plus célèbre, la plus glorieuse des odes de Ronsard, l’ode à Michel de l’Hospital est tout entière narration. En voici le sommaire très exact fait par Richelet. « Le poète y traite la naissance des Muses — et le voyage qu’elles font chez l’océan pour y voir leur père — où étant arrivées comme il soupait, elles chantent trois sujets qui représentent trois styles divers [cela fait cinq narrations déjà]. — Puis avec un ravissement merveilleux l’une d’elles demande à Jupiter plusieurs choses excellentes et dignes de leur profession ; — après, ayant obtenu ce qu’elles demandent, le poète les fait revenir en terre où il décrit les commencements de la poésie, ses progrès et son déclin ; — enfin, pour venir au sujet spécial et particulier de son œuvre, il les fait retourner au ciel contraintes par l’Ignorance jusqu’au jour préfix de la naissance de l’Hospital. » — Voilà, de compte fait, •sept narrations, plus un épilogue, et c’est de quoi l’ode est composée. Il n’y a rien là de lyrique. — De même encore l’ode (I, 1) au roi sur la paix de 1550. Voici le plan : I. La Paix a souri sur le berceau de Henri II. Eloge de la Paix. — II. Histoire de la Paix. Elle a dompté le chaos.

III. Elle a protégé Francus quand il a quitté Troie.

IV. Invocation à la Paix. Qu’elle protège toujours Henri II. Ici le chant (I et IV) encadre en quelque sorte les narrations (II et III) ; mais les narrations sont incomparablement plus longues que la partie lyrique, laquelle n’a dès lors plus l’air que d’une simple bordure. Ronsard a toujours dans ses odes été comme surchargé d’épopée et a comme cédé sous le poids.

L’imitation mal entendue de Pindare a aussi donné à Ronsard le goût ou plutôt le souci de ce fameux « beau désordre » dont parlera plus tard Boileau. Pindare a une composition, non pas flottante, mais un peu secrète et cachée, qui ne se marque point par des traits précis et accusés. Un disciple à demi expert peut prendre cela pour absence de composition et croire que cette absence même est une règle de l’art lyrique. C’est l’erreur où est tombé Ronsard. La digression brusque et le manque de transition, c’est où l’on voit que Ronsard s’applique constamment. Il s’applique à la négligence. Il cache avec soin la route qu’il suit. La digression surgit, et soudainement aussi disparaît. Il le sait très bien, et s’en excuse (Odes, I, 1) :

Muse, reprend l’aviron,
Et racle la prochaine onde,
Qui nous baigne à l’environ,
Sans être ainsi vagabonde.
Toujours un propos déplaît
Aux oreilles attendantes,
Si plein, outre règle, il est
De paroles abondantes.
Celui qui en peu de vers
Etreint un sujet divers
Se met au chef la couronne…

Mais s’il le sait, s’il s’en excuse et s’il recommence, c’est qu’il croit être dans la règle de son art, et son excuse n’est qu’une manière de souligner son procédé, et donc encore une façon de s’en vanter.

Ce beau désordre, installé par Ronsard, proscrit par Malherbe, réhabilité et consacré par Boileau, a été une plaie de notre littérature lyrique. Rien n’étant plus contraire à l’esprit français, quand les Français s’y livrent, c’est qu’ils s’y efforcent, et il n’y a rien de plus gauche que le désordre prémédité.

C’est donc presque une erreur complète que le pindarisme dans Ronsard.

Cependant il faut remarquer, d’abord que les odes pindariques de Ronsard sont peu nombreuses (15, dont quelques-unes courtes, 2000 vers environ) ; ensuite que le goût de Pindare adonné à Ronsard celui de la grande strophe, de l’élargissement de là période lyrique, ce qui n’était pas mauvais. Comme l’habitude de l’hexamètre latin a donné aux Ronsardiens l’amour de l’alexandrin, de meure les larges strophes de Pindare les ont amenés à chercher des combinaisons lyriques plus pleines et moins sautillantes que celles qui plaisaient tant à leurs prédécesseurs. Il y avait bien le chant royal de dix ou douze vers, la strophe de quatorze vers hasardée par Le Maire de Belges ; mais le plus souvent c’était à la ballade, au triolet, à la stance de quatre ou cinq vers octosyllabiques que se ramenaient toujours les lyriques du xve et du xvie siècle. La phrase poétique renfermée dans ces limites étroites est une phrase courte ; ce n’est pas une période. Un élargissement était nécessaire. Au moins Pindare en a donné à Ronsard le désir et l’ambition.

Tout n’a donc pas été dommage dans cette incursion peu heureuse de Ronsard dans le lyrisme grec.

C’est encore le caractère tout grec de ce lyrisme qui est le plus à regretter. Répétons-le en finissant. Ce lyrisme impersonnel n’était ni français ni moderne. Les modernes devaient ne comprendre le lyrisme que comme l’expression vive et ardente des sentiments de l’auteur lui-même. Ils étaient déjà habitués à cette manière d’entendre le lyrisme avant Ronsard. Ronsard rétrogradait. Or, comme en ceci Malherbe a suivi Ronsard, le lyrisme s’est trouvé comme interrompu par ces deux obstacles successifs, détourné plutôt, et amené à se réfugier dans la tragédie, où la place luiétait mesurée, dans quelques œuvres religieuses(Imitation de Corneille), et dans l’opéra. On dit parfois que Malherbe avec sa façon de comprendre le lyrisme l’a tué pour deux cents ans. Il ne l’a que gêné et détourné, comme je viens de l’indiquer, mais il est certain qu’il lui a fait du tort ; mais aussi il faut ajouter qu’en cela il n’a que continué Ronsard, entendant le lyrisme tout à fait comme Ronsard l’entendait, et que Ronsard est la vraie cause première de cette déviation du lyrisme en France à laquelle seul le Romantisme, sous l’impulsion de Chateaubriand, devait mettre fin.

Quand Ronsard eut abandonné Pindare… Car il l’abandonna franchement. Il semble même lui en avoir voulu. Il rapportait de cette lutte disproportionnée une sorte de courbature dont il gardait rancune. Il écrivait à Remi Belleau :

Me loue qui voudra les replis recourbés
Des torrens de Pindare en profond embourbés,
Obscurs, rudes, fâcheux, et ses chansons connues
Je ne sais bien comment, par songes et par nues :
Anacréon me plaît, le doux Anacréon.

Il l’aima même trop, si l’on peut trop l’aimer. La grande qualité de ce que nous possédons sous le nom d’Anacréon est la concision élégante. Ronsard délaie un peu le texte de son modèle(l’Amour mouillél’Amour piqué). Il insiste et il alourdit. Il avait peu d’esprit, et l’esprit « qui sert à tout » sert surtout dans l’imitation qu’on veut faire des hommes spirituels. Il prévient de la mesure qu’il faut garder, laquelle en choses de badinage est infiniment délicate. Marot était mieux fait que ne pouvait l’être Ronsard pour transposer Anacréon, et je n’ai pas besoin de dire que La Fontaine l’était non seulement pour lui conserver toutes ses grâces, mais pour en ajouter.

Théocrite l’a mieux inspiré. Ronsard avait assez fort le sentiment de la nature. Il était provincial, et volontiers rural aussi. Théocri te l’était de tout son cœur. Ils se sont bien entendus. Il faut bien savoir qu’il y a dans Ronsard plus de Théocrite que de tout autre poète ancien.L’index en serait gros, même sommaire. Il y en a dans les Amours de Marie, dans les poésies pour Hélène, dans les Hymnes, dans les Eglogues. Ronsard a transposé la Quenouille et presquetraduit le Cyclope. Il mêle un peu Théocrite, d’une part de vulgarités, et, d’autre part, de pointes qui sentent l’influence italienne ; mais enfin il le sent bien, et c’est encore le poète grec qu’il a le mieux senti. Avec lui il était en pleine et saine poésie, mais à mi-côte en quelque sorte, et pour parler comme Sainte-Beuve, sur les coteaux modérés.

Homère aussi, si grand qu’il soit, est accessible, et même il est accessible parce qu’il est grand. Ronsard l’adorait du reste :

Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère,
Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi :
Si rien me vient troubler, je te jure ma foi,
Tu sentiras combien peinte est ma colère.

Il la « pillé » très congrument. On trouve dans Ronsard : l’allégorie des Prières, Priam aux pieds d’Achille, le chant des Sirènes, le chien Argos mourant aux pieds de son maître, Euriclée reconnaissant la cicatrice d’Ulysse, Achille regrettant la vie, l’évocation des morts aux bords d’une fosse, les adieux d’Hector et d’Andromaque, Hélène sur les murs de Troie. Ce dernier morceau est si beau, du reste, que je ne peux pas le laisser passer sans le citer :

Il ne faut s’ébahir, disaient ces bons vieillards,
Dessus le mur troyen voyant passer Hélène,
Si pour telle beauté nous souffrons tant de peine.
Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards.

Toutefois il vaut mieux pour n’irriter point Mars,
La rendre à son époux afin qu’il la remmène,
Que voir de tant de sang notre campagne pleine,
Notre havre gagné, l’assaut à nos remparts.

Pères, il ne fallait, à qui la force tremble.
Par un mauvais conseil les jeunes retarder ;
Mais, et jeunes et vieux, vous deviez tous ensemble

Pour elle corps et biens et ville hasarder.
Ménélas fut bien sage et Paris, ce me semble,
L’un de la demander, l’autre de la garder.

Et l’on peut trouver qu’il est d’un goût déjà hasardé de terminer un couplet d’Homère par un trait de Properse pour en faire un sonnet. Ce sont jeux d’humaniste ; mais ici le jeu ne laisse pas d’avoir grand air.

Virgile n’est pas le poète que Ronsard imite le plus. On peut même dire qu’en dehors de la Franciade, et d’Orphée (dans le Bocage royal), il l’imite peu. A peine ou trouverait çà et là quelques courts souvenirs (« On cueille du baciet la fleur toute noirette, Et le beau lis tout blanc tombe souvent à bas.  » — « … je n’ose espérer Pour mon salut que la désespérance.  » — « … de sa faux tortue Le laboureur façonne une dague pointue  ») ; mais ces traces sont assez rares.

Quant à la Franciade, elle est toute pétrie d’Enéide. On sent que Ronsard, et c’est la plus grande erreur qu’il ait faite, a relu l’Enéide, crayon en main, avant d’écrire la Franciade, et pour l’écrire. Vous trouverez dans la Franciade : Francion excité par Vénus et Jupiter à assembler les Troyens (Enéide, II) ; Neptune et Junon ligués contre Francion (Enéide, I) ; Tempête (Enéide, I) ; Ile de Crète (Enéide, I) ; Les filles de Dircé, deux Didon au lieu d’une, amoureuses de Francion (Enéide, IV) ; Combat de Francion contre te Géant(Enéide, XII) ; Amours de Francion et de Hyante, et ici tout le quatrième livre de Y Enéide, mêlé d’allégories dans le goût du moyen âge ; la descente aux Enfers avec le cours de métempsycose et toute l’histoire de France montrée à l’avance en une vision (Enéide, VI). On ne voit guère comment la Franciade aurait pu continuer, Ronsard ayant déjà versé à peu près toute l’Enéide dans les quatre chants de la Franciade qu’il a écrits.

Il doit beaucoup à Horace qu’il connaît très bien. On trouve chez lui les quatre genres d’odelettes qu’Horace a coutume de parcourir comme en cercle : l’odelette amoureuse, l’odelette littéraire, l’odelette paresseuse chantant les doux loisirs, l’odelette philosophique. La philosophie d’Horace surtout, la morale discrètement et élégamment épicurienne du « Carpe diem  » est répandue dans tout Ronsard et lui donne, en quelque sorte, son refrain. Il faudrait ajouter à cette liste Martial, Tibulle, Properce, Ovide, Catulle, dont Ronsard a imité faiblement le Vivamus (à Cassandre : « La lune est coutumière… ») et enfin Lucrèce, dont il reproduit les traits connus(vitaï lampada, etc.) et dont il a traduit tout l’épisode de la Vache (Franciade, III).

On voit que toute la littérature poétique latine est présente à la mémoire de ce prodigieux écolier. Il le dit, avec orgueil :

Mais que me sert d’avoir tant lu Tibulle,
Gallus, Ovide et Petrarque et Catulle…24 ?

Et l’on voit que toute l’antiquité a été mise à contribution par cette abeille diligente, comme il aime à dire. Je n’aperçois qu’une lacune : les Tragiques Grecs. Ronsard les avait pratiqués ; on se rappelle l’anecdote du Prométhée d’Eschyle ; mais il ne les imite point. Je n’en chercherai pas les raisons qui n’auraient rien que de conjectural. Ce qu’il vaut mieux remarquer, c’est que Pindare et Virgile semblent avoir été étudiés par lui une seule fois et dans un but déterminé, l’un en vue des Odes, l’autre en vue de la Franciade, puis plus ou moins laissés de côté, et qu’au contraire sont toujours présents à sa mémoire Homère, Anacréon, Théocrite, Horace et les élégiaques latins. Et en effet Ronsard a été poète épique (ailleurs que dans la Franciade), poète élégiaque, poète rural, et ce que j’appellerai petit lyriqueà la manière d’Horace, après avoir été un temps lyrique pindarique et avoir renoncé à l’être.

L’influence de Pétrarque sur lui, quoique beaucoup moindre, doit être étudiée encore d’assez près, quoique brièvement. Ronsard a été pétrarquiste dans les Amours de Cassandre, dans la seconde partie des Amours de Marie et un peu, à la rencontre et çà et là, dans toutes ses œuvres élégiaques. Il faut d’abord lui savoir gré de n’avoir pas pris dans Pétrarque et d’avoir laissé aux Héroët et aux Maurice Scève la métaphysique amoureuse, l’idée cent fois exprimée, et toujours d’une façon plus raffinée, qu’un grand amour est une vertu, épure l’âme et l’élève jusqu’au domaine sacré des idées pures. Cette conception très féconde en galin atias està peu près25étrangère à Ronsard. Mais ce qu’il emprunte à Pétrarque et connaît bien, et exprime heureusement, c’est, plus humainement, les délicatesses de l’amour pur, respectueux, élevé sans être sublime, et qui est une admiration et une tendresse sans être un désir. Cette nuance moyenne, ce Pétrarquisme adouci, il l’a bien, il en use comme de quelque chose qui est sien, et avec beaucoup de bonheur. C’est, je crois, le degré de Platonisme où les Français, qui ne mêlent presque jamais aucun mysticisme à leurs sentiments, peuvent atteindre, et c’est celui de Ronsard. Ce qu’il sauta très agréablement peindre, à l’imitation de Pétrarque, c’est le silence ému en présence de la femme aimée. Pétrarque avait dit : « Plus d’une fois trompé par les apparences de son air compatissant, j’ai conçu l’audace d’aborder mon ennemie avec des paroles respectueuse » et courtoises et dans une attitude humble et suppliante. Mais aussitôt ses yeux rendent ma résolution vaine. C’est pourquoi je n’ai jamais pu assembler un propos qui pût être compris d’un autre que de moi-même, tellement l’amour m’a rendu tremblant et timide… » — Ronsard dira très élégamment et sobrement :

Quand je te vois seule assise à part toi,
Toute amusée avec que ta pensée,
Un peu la tête en contre-bas baissée,
Te retirant du vulgaire et de moi ;

Je veux souvent, pour rompre ton émoi,
Te saluer ; mais ma voix offensée
De trop de peur se retient amassée
Dedans la bouche et me laisse tout coi.

Souffrir ne puis les rayons de ta vue ;
Craintive au corps mon âme tremble émue ;
Langue ni voix ne font leur action.

Seuls mes soupirs, seul mon triste visage
Parlent pour moi et telle passion
De mon amour donne assez témoignage.

Il savait encore bien interpréter ce sentiment qui consiste à porter envie aux lieux habités par la femme aimée, ou inversement à retrouver partout et en tout objet la personne qu’on aime. Ici l’imitation est flagrante. Pétrarque : « Depuis que ma mauvaise fortune m’a éloigné de mon meilleur bien, Amour m’a soutenu par le seul souvenir… En regardant les feuilles sur la branche ou les violettes sur la terre, j’ai dans les yeux les violettes et la verdure dont l’amour était tellement armé au commencement de la guerre qu’il me fit… Je ne vis jamaisaprès une pluie nocturne les étoiles s’en aller vagabondes dans le ciel serein sans avoir devant moi les beaux yeux de Laure… Si jamais mes yeux ont contemplé en un vase d’or des roses vermeilles et blanches que venait de cueillir la main d’une vierge, il leur a semble voir le visage de celle qui surpasse toutes les autres merveilles… » — Ronsard, avec plus de netteté et de précision, quelques-uns diront avec plus de sècheressse :

Et soit que j’erre aux plus hautes montagnes
Ou dans lesbois loin des gens et du bruit,
Ou dans lesprés ou parmi les campagnes,
Toujours à l’œil ce beau portrait me suit.
Si j’aperçois quelque champ qui blondoie
D’épis frisés à travers les sillons.
Je pense voir ses beaux cheveux de soie
Refrisottés en mille crépillons.

Quand à mes yeux les étoiles brillantes
Viennent la nuit en temps calme s’offrir,
Je pense voir ses prunelles ardentes
Que je ne puis ni fuire ni souffrir.

Quand j’aperçois la rose sur l’épine,
Je pense voir de ses lèvres le teint ;
Mais la beauté de l’une au soir décline,
L’autre beauté jamais ne se déteint.

Voilà comment, pour être fantastique,
En cent beautés ses beautés j’aperçois,
Et m’éjouis d’être mélancolique
Pour recevoir tant de formes en moi.

On pourrait multiplier les rapprochements. Je n’en ferai plus qu’un bien significatif. On sait quelle tendresse vraie respirent les regrets sur la mort de Marie. C’est pourtant quelquefois avec des souvenirs de Pétrarque que Ronsard la pleure, ce qui ne veut pas dire que Ronsard ne soit pas sincère. Un humaniste pleure sincèrement un être cher avec une réminiscence classique, comme un dévot le pleure profondément avec une citation des livres saints. Pétrarque avait parlé ainsi de la mort de Laure : « Ce gracieux, doux, cher et chaste regard semblait dire : Prends de moi ce que tu peux ; car jamais plus tu ne me verras ici-bas, quand tu auras porté hors d’ici tes pas si lents à te mouvoir… Silencieux, étincelants que de coutume, ils disaient : Ô lumières amies qui pendant si longtemps avez fait de nous vos miroirs, le ciel nous attend… » — Ronsard, avec plus de clarté, moins de raffinement et de maniérisme, à la française, s’exprime ainsi :

Si je n’eusse eu l’esprit chargé
De vaine erreur, prenant congé
De sa belle et vive figure,
Ayant sa voix qui sonnait mieux
Que de coutume, et ses beaux yeux
Qui reluisaient outre mesure,
Et son soupir qui m’embrasait,
J’eusse bien vu qu’elle disait :
Or soule-toi de mon visage,
Si jamais tu en eus souci :
Tu ne me verras plus ici,
Je m’en vais faire un long voyage.

Il faut bien ajouter que c’est aussi le mauvais Pétrarquisme que Ronsard a imité souvent. Les Amours de Cassandre surtout sont pleins d’une certaine langueur fade, qu’on peut préférera la gauloiserie, mais qui est bien monotone et fatigante, de pleurs éternels, d’éternelle inquiétude, d’éternels appels à la mort. Combien de ces sonnets semblent être adressés à Toboso ! Le Pétrarquisme devient très facilement une manière de Dulcinisme. Ronsard est loin d’en être exempt, et des mignardises puériles où ce genre mène fatalement. Pétrarque avait maudit les miroirs ou celle qui l’aime va l’oublier. Ronsard renchérit, et ce grand et fier poète nous étale des colifichets comme celui-ci :

Je parangonne à vos yeux ce cristal,
Qui va mirer le meurtrier de mon âme,
Vive par l’air il éclate une flamme,
Vos yeux un feu qui m’est saint et fatal.

Heureux miroir ! Tout ainsi que mon mal
Vient de trop voir la beauté qui m’enflamme,
Comme je fais, de trop mirer ma dame,
Tu languirais d’un sentiment égal.

Et toutefois, envieux, je t’admire
D’aller mirer le miroir où se mire
Tout l’univers devant lui remiré…

Etc., et en voilà sans doute assez. Toutes ces contorsions de la pensée, autithèses recherchées, comparaisons et parallèles forcés, métaphores tirées et bizarres, avaient séduit les Français du xvie siècle, autant, il faut le savoir, que les beautés antiques. Scève, en un sonnet brillant du reste, avait comparé la beauté impérieuse qui le dompte à un cavalier, et chanté « le mors de sa beauté et l’éperon de ses grâces. » C’était du Pétrarque : « Beau visage où Amour mit à la fois les éperons et le frein dont il m’excite et me tourne comme il lui plaît. » De même dans Ronsard on trouvera le « marbre de mon cœur », « le havre de sa grâce », « le roc de ma mémoire », « le phare de ses yeux. » Tout le précieux et toutes les précieuses sont contenus dans Pétrarque et s’ébattent déjà dans les Sonnets à Cassandre. Ici encore c’est Malherbe qui mettra le holà, et arrêtera la contagion pour quelque temps, pour très peu de temps ; et ce sont les disciples de Malherbe, les hommes de 1660 qui la contiendront à nouveau, et pour un temps un peu plus long. Il faut dire pourtant que chez Ronsard le Pétrarquisme a presque le caractère d’un épisode, comme le Pindarisme. Il ne va pas beaucoup plus loin que les amours de Cassandre. Il est à peu près oublié ensuite, et l’antiquité règne sur Ronsard désormais sinon sans partage, du moins sans rivale redoutable. De son passage à travers le Pétrarquisme il restera toujours, néanmoins, à Ronsard et une certaine nuance de délicatesse et un certain degré d’afléterie.

VI. Ronsard épique, poète-orateur, élégiaque, lyrique. §

J’étudie maintenant Ronsard lui-même, c’est-à-dire, non point Ronsard affranchi de tout souvenir scolaire, car il ne le fut jamais, mais Ronsard n’imitant point, et se contentant de se souvenir sans s’y contraindre. Il y a eu dans Ronsard un épique, un élégiaque, un poète-orateur et un lyrique.

Ce n’est pas dans la Franciade, dont nous aurons le plaisir de ne plus parler, qu’il faut chercher le Ronsard épique. C’est çà et là dans les Hymnes, le Bocage royal, les Elégies et les Poèmes Car Ronsard intitule très mal et ne compose pas très bien, ce qui veut dire, comme je l’ai indiqué plus haut, que tout en se souciant beaucoup des limites des genres, il ne les distingue pas nettement. Il intitulera Elégie ce qui est un récit, Hymne (par imitation, il est vrai, des hymnes homériques) ce qui est une narration, et Poème ce à quoi il ne voit pas de nom plus précis à donner. Et, d’autre part, à un poème vraiment élégiaque il mêlera souvent un récit, et réciproquement, et ainsi de suite. À chercher donc aussi bien dans le Bocage et les Poèmes que dans les Elégies et les Hymnes les morceaux épiques, voici ce qu’on trouve.

D’abord le conte ; mais le conte un peu relevé de ton, n’ayant plus rien du fabliau, ayant déjà quelque prétention à la grandeur. C’est l’histoire, par exemple, d’Hylas et d’Hercule (Poèmes, I) qui est très agréablement contée et d’un vrai charme mélancolique.

Ensuite la nouvelle en vers ou petit roman en vers. Un jeune homme est très amoureux de sa cousine et les parents mettent des obstacles. Entrevues furtives, à un repas de noces, à la foire Saint-Germain. Réalisme discret et d’assez bon goût, avec un peu de prosaïsme et aussi un peu de longueurs (Elégie xxxiii). Très curieux à étudier.

Ensuite le fragment épique proprement dit. La méthode consiste ici pour Ronsard à rattacher à un événement contemporain une histoire mythique ou légendaire à peu près analogue, comme l’aventure de Phinée (Hymnes, i, 2), les combats de Castor contre Lynce, et de Pol aux contre Amycus(Hymnes, i, 3). Les batailles sont vraiment belles. Combat du ceste :

Plus tôt que deux éclairs qui s’élancent de nuit,
Se trouvèrent debout : une guerre s’ensuit
Plus forte que devant, et la vertu honteuse
Rallume dans leur cœur une ire généreuse.
Sans épargner les mains de-ci de-la dispos,
Halettent l’un sur l’autre, et se battent les os,
Et meurtrissant leurs chairs de leurs dures courroies,
S’entrecassent les dents et s’enivrent de plaies.

Ensuite le poème historique, c’est-à-dire le récit épique emprunté non plus à l’antiquité fabuleuse ou légendaire, mais aux souvenirs nationaux. Où Ronsard a-t-il pris le sujet de l’Equité des vieux Gaulois, je ne sais. C’est sans doute une vieille chronique du moyen âge qui lui est parvenue. C’est un poème féroce où un Gaulois sacrifie sa femme sur l’autel, en guise de victime pour faire honneur à son hôte, le Milésien. Cette femme, le Gaulois l’avait ravie jadis au Milésien, et le Milésien étant venu la réclamer, elle excitait le Gaulois à tuer le Milésien. C’est elle que le Gaulois, en son « équité », dont Ronsard L’applaudit, mit à mort. Ce singulier Pâris ne ressemble en rien à celui que Ronsard félicitait de « garder » Hélène. Cette œuvre bizarre est intéressante comme marque du souci qu avait Ronsard, vieux quand il l’écrivit, de se renouveler. Evidemment il fouillait sinon les vieux poèmes, du moins les romans qui en conservaient quelques traces. Cette histoire sent son moyen âge.

Enfin on trouve chez Ronsard le poème symbolique, où les allégories du moyen âge rajeunies emparées de l’éclat mythologique reparaissent comme rehaussées et agrandies Hymne vi). La Justice, chassée de la terre, invoque Jupiter, qui perdrait toute la race humaine si la Clémence n’intervenait, etc. L’imprécation de la Justice contre les hommes est belle comme du d’Aubigné quand il est bon :

Ce que voyant Justice, ardente de fureur,
Contre le méchant peuple empoisonné d’erreur
Qui pour suivre discords rompait les bois tranquilles,
Vint encore de nuit se planter sur les villes,
Où, plus comme devant le peuple ne pria,
Mais d’une horrible voix hurlante s’écria,
Si effroyablement que les murs et les places
Et les maisons tremblaient au bruit de ses menaces :
Peuple lâche et méchant, disait-elle, est-ce ainsi
Qu’à moi, fille de Dieu, tu rends un grand merci
De t’avoir si longtemps couvé dessous mes ailes,
Te nourrissant du lait de mes propres mamelles ?
Je m’envole de terre ; or je te dis adieu
Pour la dernière fois, et t’assure que Dieu
Vengera mon départ d’une horrible tempête
Que jà déjà son bras élance sur ta tête…
Dieu te fera mourir au milieu des batailles
Accablé l’un sur l’autre et fera les murailles
De tes grandes cités dessous terre abîmer
Et sa foudre perdra tes navires en mer…

Dans cette classe des poèmes symboliques on peut ranger ce curieux poème intitulé Les Astres, qui est moitié didactique, moitié épique et d’une si piquante singularité. Les étoiles n’avaient d’autre office autrefois que de brûler sereines dans la nuit. Quand les géants attaquèrent le ciel, la grande Ourse, seule immobile au milieu dès astres errants, appela au secours de Jupiter Farinée éparse des soldats célestes. Ils se rangèrent devant Jupiter comme une armée étincelante et le défendirent. Pour récompense, Jupiter leur accorda d’avoir désormais l’influence qu’elles ont gardée sur les destinées des mortels.

On voit que Ronsard épique, pour peu qu’on le cherche où il est, avait une très puissante, très originale et très variéeimagination. Il a la fécondité, l’abondance, la largeur et l’éclat. Il sait trouver l’idée poétique. L’exécution est toujours au-dessous de la conception, mais elle est aisée encore, et n’est que trop aisée, et elle est comme généreuse en son abandon copieux. Après tout c’est bien leur faute, ou c’est leur punition de n’avoir pas lu Ronsard, si les Français du xviie et du xviiie siècle ont été si peu épiques ou l’ont été si malheureusement. Ronsard leur avait donné sinon des exemples, du moins toutes les indications. Ce serait exagérer mais non point se moquer que de dire que toutes les formes que la poésie épique a revêtues au xixe siècle ont leurs premiers traits dans Ronsard, et que le conte antique c’est Hylas de Ronsard et l’Aveugle de Chénier, le roman en vers l’Elégie XXVIII de Ronsard et Jocelyn, le fragment épique l’Hymne III de Ronsard et les poèmes de la première légende des siècles, le poème symbolique Les Astres de Ronsard et le Titan et le Satire. Tout au moins Ronsard avait-il ouvert la voie, et toutes les voies, et ce n’était peut-être pas à l’école des Tasse et des Camoens que les épiques français eussent dû se mettre, mais plutôt à la sienne. Mais quand on parlait de l’épopée dans Ronsard, on ne songeait qu’à la Franciade, et à ne pas la lire. Encore que la Franciade soit à éviter, l’étude de l’épopée dans Ronsard ne doit pas se borner à ne pas lire la Franciade.

— J’appelle poète orateur celui qui met en vers ce qu’on met ordinairement en prose, les choses didactiques, les dissertations philosophiques ou morales, les discours d’actualité. Ronsard, né gentilhomme, mais devenu écolier et, par conséquent, professeur, aime extrêmement ces différents genres qui ont entre eux des analogies. Il aime à enseigner. Dans les Hymnes il y a beaucoup de morceaux didactiques ; quelques-uns, même, sont tout entiers didactiques. Lisez, par exemple, les quatre hymnes intitulés les Saisons. Ils forment un poème didactique complet. Ils renferment des parties mythiques qui sont très belles ; par exemple les noces de Flore et du Printemps. Flore « la belle fée » n’avait encore subi aucun joug :

Un jour qu’elle dansait, Zéphyre l’épia
Et tendant ses filets la prit et la lia,
De rets enveloppée26 et jeune et toute belle,
Au Printemps la donna qui languissait pour elle.
Sitôt que le Printemps en ses bras la reçut,
Femme d’un si grand Dieu fertile elle conçut
Les beautés de la terre, et sa vive semence
Fit soudain retourner tout le monde en enfance.
Alors d’un nouveau chef les bois furent couverts,
Les prés furent vêtus d’habillements tout verts,
Les vignes de raisins, les campagnes portèrent
Le blé que sans labeur les terres enfantèrent,
Le doux miel distilla du haut des arbrisseaux
Et le lait savoureux coula par les ruisseaux.

Il faut lire encore l’hymne de For, très original, où le métal souverain est salué comme roi du monde. Sa naissance fut solennelle et divine. Il y avait dispute entre les dieux sur la prééminence. Ils allaient s’accorder à saluer Neptune comme le plus puissant ou le plus terrible lorsque la terre

Ouvrit son large sein, et au travers des fentes
De sa peau, leur montra les mines d’or luisantes,
Qui rayonnent ainsi que l’éclair du soleil
Reluisant au matin lorsque son beau réveil
N’est point environné de l’épais d’un nuage,
Ou comme l’on voit luire au soir le beau visage
De Vesper la Cyprine allumant les beaux crins
De son chef bien lavé dedans les îlots marins.
Incontinent les dieux étonnés confessèrent
Qu’elle était la plus riche…

Ronsard a tout un traité de Démonologie en vers (Hymnes, i, 7), qui est plus clair et plus agréable que toutes les Diabologies du temps, comme dit Rabelais. Il y a intercalé une anecdote personnelle qui est curieuse et qui se rapporte au temps des Amours de Marie. C’est une des mille hallucinations qu’a produites la croyance autrefois universelle à la chasse nocturne, de quelque nom qu’on l’ait appelée :

Un soir, vers la minuit, guidé de la jeunesse
Qui commande aux amants, j’allais voir ma maîtresse
Tout seul, outre le Loir, et passant un détour
Joignant quelque grand’croix dedans un carrefour,
J’ouy, ce me semblait, une aboyante chasse
De chiens qui me suivaient pas à pas à la trace.
Je vis auprès de moi sur un grand cheval noir
Un homme qui n’avait que les os, à le voir,
Me tendant une main pour me monter en croupe…
Si fussé-je étouffé d’une crainte pressée
Sans Dieu qui promptement me mit en la pensée
De tirer mon épée et de couper menu
L’air tout autour de moi avec que le fer nu.
Ce que je fis soudain, et sitôt ils ouyrent
Siffler l’épée en l’air que tous s’évanouirent…

Et la dissertation reprend sur la crainte que les esprits ont du tranchant de l’acier, croyance très répandue à cette époque.

— Ce qui est plus intéressant pour nous, c’est ce qu’on pourrait appeler non plus Ronsard didactique, mais en vérité Ronsard sermonnaire. Il a prêché envers. Il a prêché le peuple, il a prêché le roi. Les deux Discours sur les misères du temps sont dirigés contre les protestants ; mais il ne faudrait pas les prendre pour des pamphlets. Ce sont des sermons. Il s’y montre d’une grande raison et d’une haute impartialité. Comme Bossuet plus tard dans ses Variations, Ronsard reconnaît nettement ces « abus » de l’Église catholique « qui n’étaient que trop véritables », et il donne au parti dont il est d’excellents et éloquents conseils. Cette raison est plus touchante encore quand avec une aimable modestie il met ses conseils dans la bouche de du Bellay, mort à cette époque :

Et me disait : « Ronsard que sans tache d’envie,
J’aimai quand je vivais comme ma propre vie,
Qui premier me poussas et me formas la voix
À célébrer l’honneur du langage françois,
Et compagnon de l’art tu me donnas l’adresse
De me laver la bouche ès ondes du Permesse,
Puisqu’il a plu à Dieu me prendre devant toi,
Entends cette leçon et la retiens de moi.
Grains Dieu sur toute chose et jour et nuit médite.
En la loi que son fils nous a laissée écrite.
Toute ton espérance et de corps et d’esprit
Soit fermement fichée au Seigneur Jésus-Christ…
Quant au monde où tu es, ce n’est qu’une chimère
Qui te sert de marâtre au lieu de douce mère ;
Tout y va par fortune et par opinion.
Et rien n’y est durable en parfaite union.
Dieu seul ne change point. L’homme n’est que fumée
Qu’un petit trait de feu tient un jour allumée…

Surtout ces poèmes sont des poèmes de pitié. Tout autant que d’Aubigné plus tard, Ronsard est navré des îlots de sang qui coulent depuis si longtemps sur cette terre de France. Il voudrait qu’elle respirât enfin de tant de tortures et de tant d’horreurs. Il supplie beaucoup plus qu’il n’invective. Il crie à Catherine de Médicis :

La France à jointes mains vous en prie et reprie,
Las ! qui sera bientôt et proie et moquerie
Des princes étrangers, s’il ne vous plaît en bref
Par votre autorité apaiser son méchef.
Ah ! que diront là-bas, sous leurs tombes poudreuses
De tant de vaillans rois les ombres généreuses,
Que dira Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Lois ?…
Ils se repentiront d’avoir tant travaillé,
Querellé, combattu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin, divisé de courage,
Qui perd en se jouant un si bel héritage…

Le même sentiment règne, et exprimé avec la même éloquence, dans la très belle quoique un peu longue

Remontrance au peuple de France et dans l’Institution pour l’adolescence de Charles IX. Cette dernière pièce est le chef-d’œuvre de Ronsard orateur. Elle est grave, forte, contenue, sobre, ce qui est rare chez Ronsard, d’une dignité magistrale qui s’interdit le développement facile, les digressions, les imaginations, les ornements mêmes, toute surabondance. Le début, qu’on cite partout, en est très beau :

Sire, ce n’est pas tout que d’être Roi de France :
Il faut que la vertu honore votre enfance ;
Car un roi sans vertu porte le sceptre en vain,
Et lui sert d’un fardeau qui lui charge la main.

C’est ensuite une sorte de catéchisme de la royauté qui rappelle la gravité émue, l’onction, à la fois pontificale et paternelle de Joad parlant à Joas :

Il faut premièrement apprendre à craindre Dieu
Dont vous êtes l’image, et porter au milieu
De votre cœur son nom et sa sainte parole
Comme le seul secours dont l’homme se console.
Après si vous voulez en terre prospérer,
Vous devez votre mère humblement honorer,
La craindre et la servir qui seulement de mère
Ne vous sert pas ici, mais de garde et de père.
Après il faut tenir la loi de vos aïeux
Oui furent rois en terre et sont là-haut aux cieux,
Et garder que le peuple imprime en sa cervelle
Le curieux discours d’une secte nouvelle.

Et ainsi le poème s’avance, comme un programme précis qui serait une exhortation convaincue et éloquente. Il se termine sans grands éclats, sans invocation ni prosopopées, par un couplet ferme encore et volontairement discret et atténué, mais où se mêle une douceur et tendresse de cœur pénétrantes :

Or, Sire, pour autant que nul n’a le pouvoir
De châtier les Rois qui font mal leur devoir,
Punissez-vous vous-même, afin que la justice
De Dieu qui est plus grand, vos fautes ne punisse.
Je dis ce Dieu puissant dont l’Empire est sans bout,
Qui de son trône assis en la terre voit tout,
Et fait à un chacun ses justices égales.
Autant aux laboureurs qu’aux personnes royales ;
Lequel je supplierai vous tenir en sa loi,
Et vous aimer autant qu’il fit David son roi,
Et rendre comme à lui votre sceptre tranquille,
Car sans l’aide de Dieu la force est inutile.

Voilà ce que j’appelais Ronsard orateur, et c’est le Ronsard, sinon le plus grand, du moins le plus original. Jamais la poésie en France n’avait eu ces accents, ni mémo ce rôle. C’est ici que décidément nous sommes loin de Marot et de Saint-Gelais. Et c’est ici que Ronsard n’a en vérité point de maître, même dans l’antiquité. L’antiquité ici n’a servi, et à peine, qu’à indiquer la voie. Ronsard est bien le premier en France qui s’est servi de la poésie pour la parole publique. Il a créé là un genre, et un genre qui est tout à fait dans le caractère des Français, naturellement orateurs et qui aiment plus que tout autre peuple le discours en vers. Ces discours en vers, ils les ont mis tantôt dans leurs poèmes lyriques, comme Malherbe, tantôt dans leurs tragédies, comme Corneille, ou comme Racine quand il fait parler Burrhus, ou comme Voltaire quand il fait parler n’importe qui ; tantôt dans leurs comédies, comme Molière souvent et comme toutes les comiques du xviiie siècle ; tantôt dans leurs satires et épîtres ; et c’est encore dans le discours en tiers proprement dit, et franchement avoué, qu’ils sont certainement le mieux placés, comme dans les Discours sur l’homme de Voltaire ou les méditations et contemplations de Victor Hugo.

Ce n’est nullement un genre faux, d’abord parce qu’à vrai dire ’il n’y a pas de genre faux, mais seulement de faux esprits, et qu’ensuite, si l’on appelle genre faux un genre hybride, on un genre trop mince en quelque sorte, et qui n’est qu’un procédé pris pour un genre tout entier (genre descriptif, par exemple), le genre oratoire en vers n’a ni l’un ni l’autre de ces défauts. Il est simplement le genre oratoire ; lui-même, pratiqué par quelqu’un qui sait écrire en vers et qui a bien raison d’écrire ainsi, puisqu’il s’y connaît. Ronsard [en a donné les premiers grands traits et quelquefois le modèle. Il est un initiateur en cette affaire, et un initiateur qui a été suivi, si l’on songe, non seulement à ce que j’ai dit plus haut, mais, — plus près de Ronsard et directement sous son influence, — à ceci que les Tragiques de d’Aubigné ne sont pas autre chose que de trop longs discours en vers et morceaux oratoires sur les Misères du temps.

— J’ai insisté sur le Ronsard relativement inconnu, parce qu’on ne lit plus beaucoup Ronsard et qu’on le lira de moins en moins, et qu’à n’en prendre vue que dans les Morceaux choisis, on s’en fait trop l’idée d’un simple élégiaque répétant sous diverses formes : « Mignonne, allons voir si la rose… » ; mais ce n’est pas à dire que je méprise dans Ronsard ni l’élégiaque, ni le petit lyrique, dont il nous reste à parler. Dans Ronsard élégiaque et faiseur d’odelettes, il faut considérer son sentiment de la nature, sa manière d’exprimer l’amour, sa mélancolie. Ronsard a aimé profondément la nature. On trouvera l’expression de ce sentiment un peu dans toute son œuvre, dans les Elégies, dons les Odes et dans les Eglogues.

Les Eglogues de Ronsard sont un peu méprisées parce qu’on sait que ce ne sont pas des églogues, mais, dans un cadre rural, des allusions à des événements contemporains. Si deux bergers s’entretiennent de leurs troupeaux bien protégés par leurs maîtres Francin et Henriot et leur maîtresse Catin, on sait qu’il faut entendre par le troupeau la France, par Catin, Catherine de Médicis, par Francin François II, et par Henriot Henri II. Cela détourne. C’était un procédé poétique dont avait usé Marot, qui, du reste, avait pour lui l’autorité de Virgile et que par conséquent la Pléiade ne pouvait qu’accepter. On aurait tort, pour si peu, de s’abstenir de lire les Eglogues. Le mieux pour les goûter est de ne pas s’inquiéter le moins du inonde des allusions et de l’allégorie, et de les lire tout uniment comme si elles ne voulaient dire que ce qu’elles disent. Alors on les trouve souvent charmantes, parce que, nonobstant les intentions politiques, la poésie s’y est glissée et s’y est fait une large place. Il y a souvent des descriptions très agréables où « la tendre vigne aux ormeaux se marie », où « l’ombrage frais va les feuilles mouvant, errantes ça et là sous les ailes du vent », où l’on suit des yeux aies eaux argentines de la Touvre, qui court toute blanche de cygnes. » Ce que j’aime le mieux et ce que peut-être nos « bergers » plus modernes du xviie siècle et du xviiie siècle auraient pu lire avec profit, ce sont les scènes plus intimes, plus minutieuses, vues de plus près, plus « réalistes », comme on dit de nos jours, de la vie campagnarde, et qui sont inspirées de Théocrite plus que de Virgile. Voici deux petits tableaux qui ont à la fois le dessin précis, le relief d’un bas-relief antique, et la vérité dans le détail, révélant l’homme qui a vu en artiste, amoureusement, de ses propres yeux. Enjeux de bergers qui se portent défi :

Une tasse
Qui quatre fois le prix de ton gage surpasse.
Nouvellement tournée, encores elle sent
La cire et le burin. Une vigne descend
Tout à l’entour des bords, qui, de raisins chargée,
Est de quatre ou de cinq pucelles vendangée.
L’une tient un panier, l’autre tient un couteau
Et l’autre à pieds déchaux gâche le vin nouveau,
Qui semble s’écouler dans la tasse profonde.
Sur une autre face de la coupe :

Un pécheur est assis au bord du gobelet
Qui, courbé, fait semblant de jeter son filet
En la mer, pour pêcher, et de toute sa force
Et de mains et de nerfs et de veines s’efforce
De le tirer de l’eau. Ses muscles grands et gros
S’enflent depuis son chef jusqu’au bas de son dos ;
Tout le front lui dégoutte, et bien qu’il soit vieil homme,
Le labeur toutefois ses membres ne consomme.
Son rets est dessous l’eau, et diriez, à le voir,
Qu’en tirant il ahanne et ne peut le ravoir.

Quelquefois, et même assez souvent, à ce sentiment juste et vrai de la nature une émotion se mêle, apitoiement sur la fragilité des choses (« Bel aubépin verdissant… »), vénération et piété pour le mystère sacré des forêts antiques(la Forêt de Gâline), amour mêlé aux harmonies de la nature et à la douceur de vivre ; et alors l’églogue devient lyrique sans y faire effort, et du meilleur lyrisme, de celui du moins où les Français atteignent le mieux et où ils sont le plus à l’aise, lyrisme tempéré et caressant que l’on pourrait appeler le lyrisme élégiaque. Deux bergers alternant leurs chansons :

Daphnis : Que ne tiens-je en mes bras la douce pastourelle
Qui le cœur m’a ravi d’un regard gracieux ;
Qui de corps et détaillé et de face est si belle
Que je suis trop heureux de languir pour ses yeux !

Thyrsis : Je ne voudrais avoir les troupeaux d’Arcadie,
Ni des plus riches rois les trésors plantureux :
Si je tenais un jour sur cette herbe ma mie
Assise auprès de moi, je serais trop heureux.

Daphnis : Si tôt que dans ces champs arrive Galathée,
Les herbes et les fleurs naissent partout ici ;
Mais si tôt qu’autre part sa vue est écartée,
Pour s’en aller de moi les fleurs s’en vont aussi.

Thyrsis : Si tôt que dans ces champs arrive Pasithée,
Partout où elle va le beau printemps la suit ;
Mais sitôt qu’autre part sa vie est écartée,
Pour s’enfuir de moi le beau printemps s’enfuit.

Daphnis : Bouc, le mari barbu de mon troupeau champêtre
Va dire à Galathée afin de l’enflammer,
Que le divin Protée a souvent mené paître
Du grand prince Neptun’ les troupeaux sous la mer.

Thyrsis : Bélier fidèle guide à mes brebis fertiles,
Va dire à Pasithée, elle chante ici près,
Que Pallas toute seule aille habiter les villes.
Je veux avec Phébus habiter les forêts.

Ronsard est un des poètes que l’amour a le mieux inspirés. Ses tendresses sont toujours sincères, et ne sont jamais tragiques, et ce sont sans doute les meilleures conditions pour être un poète de l’amour. Ce sentiment, quand il est violent, peut inspirer quelques beaux cris, mais non des poèmes achevés. Il le faut à la fois sérieux, et douloureux seulement à moitié, pour qu’il se transforme en une rêverie, ce qui est la poésie même. En tous cas Ronsard est bien dans cette mesure et garde bien cette nuance. J’ai dit que dans les amours de Cassandre il est trop poursuivi par les souvenirs de Pétrarque ; mais le plus souvent, dans les amours de Marie et dans les amours d’Hélène, il est bien lui-même, et il est exquis. Le page se retrouve ici, après avoir passé par les études classiques, ce qui ne lui a pas nui. Quelquefois une gaîté malicieuse relève la tendresse d’une pointe de badinage : « Marie, levez-vous ; vous êtes paresseuse… » Quelquefois, surtout dans les amours d’Hélène, les demi-tristesses du déclin, les teintes rouillées de l’automne mettent au tableau une nuance grave qui ne fait qu’en augmenter le charme :

Adieu, cruelle, adieu ! Je te suis ennuyeux.
C’est trop chanté d’amour sans nulle récompense ;
Te serve qui voudra, je m’en vais, et je pense
Qu’un autre serviteur ne te servira mieux.
Amour en quinze mois m’a fait ingénieux,
Me jetant au cerveau de ces vers la semence ;
La raison maintenant me rappelle et me tance :
Je ne veux si longtemps devenir furieux.
Il ne faut plus nourrir cet enfant qui me ronge,
Qui les crédules prend comme un poisson à l’hain,
Une plaisante farce, une belle mensonge,
Un plaisir pour cent maux qui s’envole soudain ;
Mais il se faut résoudre, et tenir pour certain
Que l’homme est malheureux qui se repait d’un songe.

Il y a encore, çà et là, bien des beaux vers dans l’Elégie trop peu connue à Genèvre (Elégie XXIV). C’est là qu’est cet arbre d’amour planté au cœur du poète…

Des mains d’amour la radice plantée
En un moment devint si augmentée
Et le sommet de feuilles si couvert
Que tout mon cœur n’était qu’un arbre vert.

C’est là qu’est le bouquet donné par la main amie et qui devient le compagnon jalousement chéri du poète :

Un beau bouquet faisiez de votre main
Que vous cachiez une heure en votre sein,
Puis le baisant au sortir de la porte,
Me le donniez d’une si douce sorte
Que tout le jour j’en sentais revenir
La fleur à l’œil, au cœur le souvenir.

Et je ne cite ni le célèbre « Mignonne, allons voir si la rose », ni l’immortel « Quand vous serez bien vieille… » comme étant non seulement dans tous les recueils, mais dans toutes les mémoires.

 

Mais ce sont les charmes amers de la mélancolie à qui doit Ronsard ses plus belles œuvres ou élégiaques ou lyriques. En cela il est non seulement moderne, mais encore notre contemporain. Ne dirait-on pas un début des Feuilles d’Automne, quand on lit ces premiers vers de l’Elégie III ?

L’autre jour que j’étais assis auprès de vous,
Prisonnier de vos yeux si cruels et si doux,
Dont amour fit le trait qui me rend fantastique,
Vous demandiez pourquoi j’étais mélancolique,
Et que toutes les fois que me verriez ainsi,
Vouliez savoir le mal qui causait mon souci.

Ne semble-t-il pas avoir quelque chose de Lamartine, ce morceau du Discours amoureux de Genèvre (Elégie IV) ?

« Or adieu ! Je m’en vais aux rives amoureuses,
Compagnon du troupeau des âmes bienheureuses,
Dessous la grand forêt des myrtes ombrageux
Que l’orage cruel ni les vents orageux
N’effeuilleront jamais.
Pour souvenance au moins garde bien la peinture
Où sont tirés au vif les traits de ma figure…
Et lui diras : « Peinture, ombre de ce visage
Qui mort et consumé encore me soulage,
Que tu m’es douce et chère ; …
Et seulement de toi se contentent mes yeux.
Ainsi tu parleras, ayant quelque mémoire
De moi qui vais loger dans une fosse noire
Et qui rien au tombeau n’emporte avec que moi,
Sinon le souvenir que j’emporte de toi. »
Tels ou semblables mots d’une bouche mourante
Me disait mon ami.

Et s’il a trouvé, soit dans les pièces précédentes, soit dans l’ode Sur l’Election de mon sépulcre, soit ailleurs encore, des accents pénétrants pour gémir sur lui-même, ils ne lui ont pas manqué non plus pour honorer et caresser la mémoire des êtres chers qu’il a perdus. Tous ses poèmes sur les morts de ses amis sont touchants, encore que parfois un peu maniérés ; et des femmes qu’il a aimées la seule qui lui ait été enlevée par la mort lui a inspire ce petit poème merveilleux, ce sonnet exquis, la plus fine peut-être et la plus achevée de toutes les œuvres de Ronsard : Sur la mort de Marie :

Comme on voit sur la branche, au mois de mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur.
Quand l’aube de ses pleurs au point du jour l’arrose ;
La grâce dans sa feuille et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur ;
Mais, battue, ou de pluie ou d’excessive ardeur,
Languissante, elle meurt feuille à feuille déclose.

Ainsi, dans ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honorait ta beauté,
La Parque t’a tuée et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif ou mort ton corps ne soit que roses.

L’opinion générale ne s’est donc pas trompée en tenant Ronsard surtout pour un grand poète élégiaque. Elégiaque et petit lyrique, et l’on voit maintenant le sens que je donne à ce mot, faute d’un autre, élégiaque et artiste en petits poèmes lyriques, restreints, délicats et gracieux, c’est en effet ce qu’il est plus qu’autre chose, ce qu’il est avec plus de perfection et de bonheur. Mais il ne faut oublier ni le poète orateur, très vigoureux, ni le poète épique, très fécond, très varié et très brillant. Que de routes il ouvrait qui se sont à peu près fermées après lui ! La faute en est au je ne sais quoi d’abord, et c’est celui-là toujours qu’on peut accuser le plus sûrement ; elle est ensuite un peu à Malherbe (encore que l’influence directe de Malherbe ait été beaucoup, ait été infiniment moins grande qu’on ne croit communément) pour avoir décidément un peu trop assagi les poètes, et pour avoir enseigné à ne pas lire Ronsard, en quoi il a eu une influence indirecte de grande conséquence ; — elle est encore au trop d’esprit des Français, n’y ayant rien comme être spirituel et aimera montrer qu’on l’est pour détourner de l’élégie, du lyrisme et de l’épopée ; — elle est enfin à la frénésie du théâtre, belle fureur sans doute, mais chez nous si maligne, si enivrante et si tyrannique qu’elle a entraîné à la comédie et à la tragédie, souvent très contrairement à leur genre de talent, à peu près tous les Français qui étaient poètes ou qui croyaient l’être. — Cela est fâcheux. Quoiqu’il ne soit pas un des dix ou douze génies poétiques dont s’honore l’humanité, Ronsard était une très grande imagination et par son soin incessant de se renouveler, un initiateur, un guide et un maître excellent, à la condition qu’on prît le soin assez facile d’éviter ses fautes. Mais les Français suivent la mode, et ils n’ont pas, pour parler à peu près comme La Rochefoucauld, « l’économie » de leurs talents. C’est pour cela qu’ils n’ont fait que du théâtre et des madrigaux, au lieu de faire, en prenant comme leurs points de départ dans Ronsard, tout ce dont ils étaient capables.

VII. Ronsard écrivain §

J’ai fait assez de citations pour n’avoir point besoin de m’étendre longuement sur le style de Ronsard. On en a jugé. C’est un style composite, mêlé de vulgarités, de préciosités et de parties excellentes. C’est par le style, encore qu’il ait des trouvailles de style très distinguées, qu’il est le moins original. C’est qu’il le créait quelquefois, et souvent le fabriquait. Il le créait, du geste même de sa pensée, voilà pour le tour ; ou de la vision intérieure qui se dressait en lui, voilà pour l’image, dans ses poèmes amoureux et même assez souvent dans ses poèmes oratoires. Il le fabriquait de réminiscences latines ou grecques, de souvenirs italiens, d’industrie personnelle aussi, mais d’industrie et non de mouvement naturel, dans ses poèmes épiques, sauf exceptions heureuses, dans ses grandes odes, dans son Bocage royal. Le passage de l’une à l’autre manière est souvent sensible. On peut se livrer au jeu de le surprendre, qui sera utile.

Surtout ce style est trop fluide, trop abandonné, traînant. Ronsard est presque toujours trop long. De la dernière chose dont on s’avise, parce que c’est la première qui devrait sauter aux yeux, que le vers doit être beaucoup plus concis et ramassé que la prose, Ronsard ne s’est pas avisé du tout ; et il n’est condensé, solide et cristallise qu’à la rencontre et par fortune.

À la vérité, les rythmes lui ont rendu à cet égard de grands services. Ils l’ont forcé à se resserrer. On remarquera que dans les rythmes courts comme celui de l’Election de son sépulcre, son style est plus ferme, et si ce qu’il a écrit de meilleur ce sont ses sonnets, la raison en est la même II était pénible et heureux pour lui qu’un sonnet n’eût que quatorze vers. Ne chicanons point Malherbe ici. Au point de vue particulier du style, il est très vrai que c’est lui qui a été le bon maître de nos versificateurs en leur apprenant à écrire difficilement, et à mettre beaucoup de choses en une strophe claire. Suffit de remarquer que Ronsard, nonobstant, en était capable.

Il en était capable parfaitement. Tout ce que je viens de dire est la vérité, et voici des vers, qui ne sont ni sonnets ni strophes rigoureuses, qui ne sont que des stances, et qui me contredisent à souhait. Ils sont si curieux à cet égard et du reste si peu connus que je cite presque tout le morceau : dialogue des Muses et de Ronsard :

Ronsard : Pour avoir trop aimé votre bande inégale,
Muses qui défiez, ce dites-vous le temps,
J’ai les yeux tout battus, la face toute pâle,
Le chef grison et chauve, et je n’ai que trente ans.
Muses : Au nocher qui sans cosse erre sur la marine,
Le teint noir appartient. Le soldat n’est point beau
Sans être tout poudreux. Qui courbe la poitrine
Sur nos livres n’est beau s’il n’a pâle la peau.
Ronsard : Mais quelle récompense aurai-je de tant suivre
Vos danses nuit et jour un laurier sur le front ?
Et cependant les ans auxquels je dusse vivre
En plaisirs et en jeux comme en poudre s’en vont.
Muses : Vous aurez en vivant une fameuse gloire,
Puis, quand vous serez mort, votre nom fleurira ;
L’âge de siècle en siècle aura devons mémoire,
Votre corps seulement au tombeau pourrira.
Ronsard : Ô gentil loyer ! Que sert au vieil Homère,
Ores qu’il n’est plus rien sous la tombe là-bas
Et qu’il n’a plus de chef, ni bras, ni jambe entière,
Si son renom fleurit, ou s’il ne fleurit pas ?
Muses : Vous êtes abusé. Le corps dessous la lame
Pourri ne sent plus rien. Aussi ne lui en chaut.
Mais un tel accident n’arrive point à l’âme
Qui sans matière vit immortelle là-haut

Et certes il y a peu de vers qui soient plus pleins, d’un grain plus serré et d’une plus solide carrure. Mais c’est une exception. Elle tendrait à faire croire qui si Ronsard a écrit rarement de cette manière, c’est qu’il ne l’a point voulu. Une fois, presque sans plus, il a eu le caprice de faire des « vers dorés », à la pythagoricienne, et l’on voit s’il y a réussi. Mais ni ce n’est sa manière habituelle, ni peut-être qu’il les trouve bons. Notez que ces vers sont parmi ceux qu’il a retranchés dans ses dernières éditions.

Pour ce qui est de l’éclat et de la richesse, Ronsard les a, et presque trop. Ses descriptions sont, comme on la vu, larges et somptueuses ; ses comparaisons sont vastes et minutieuses à la fois. Il a beaucoup soigné cette partie de son style. Il cherche des comparaisons neuves et vraiment inédites, ce qui, de tout temps, a été rare. Il comparera le génie à un feu follet :

Le don de poésie est semblable à ce feu
Lequel aux nuits d’hiver comme un présage est veu
Ores dessus un fleuve, ores sur une prée,
Ores dessus le chef d’une forêt sacrée,
Sautant et jaillissant, jetant de toutes parts
Par l’obscur de la nuit de grands rayons épars.
Le peuple le regarde et de frayeur et crainte,
L’âme lui bat au corps voyant la flamme sainte…

et l’amour à la salamandre, ou, ce qui est plus rare, à la pyralide :

On dit qu’en ses fourneaux où le métal liquide
Se coule à la chaleur, on voit la pyralide,
Animal né du feu qui se nourrit en feu…
  Je lui ressemble, hélas !

et encore l’amour fidèle au polype de mer, dont on racontait en ce temps-là que vous allez voir :

Je suis semblable au polype de mer
Qui aime tant les branches de l’olive
Qu’il sort de l’eau et vient dessus la rive
Les caresser, festoyer, embrasser.
Et tellement il se laisse enlacer
En l’arbre aimé, que glaive ni épée
Dedans son sang mille fois retrempée
Ne peut l’ôter d’un tel embrassement.

Ce sont là de bien vaines curiosités, mais qui montrent

combien Ronsard était soucieux, ainsi, qu’il s’y était engagé, d’inventer un style tout nouveau, combien aussi celui qu’il inventait avait quelque chose, souvent, de factice et comme, j’ai dit, de fabriqué. Voyez encore, mais ici l’effort me semble heureux, comme il essaye parfois de trouver le style figuratif de l’action, le style qui peint et qui représente par le tour même et la disposition des mots :

Vous triomphez de moi et pour ce je vous donne
Ce lierre qui coule et se glisse à l’entour
Des arbres et des murs, lesquels, tour dessus tour,
Plis dessus plis, il serre, embrasse et environne…

Oui, oui, on voit le lierre monter et déborder de corniche en corniche, et l’enjambement est mis ici avec esprit et avec grâce. Ronsard avait bien des ressources variées de style. Il est fâcheux qu’il n’ait pas eu assez de goût pour les employer toujours chacune où il la fallait, et pour en user avec discrétion.

— Sa langue est extrêmement riche et peut servir encore d’un très utile dictionnaire. C’est d’abord la langue du xvie siècle, une des plus abondantes et des plus luxueuses qui aient été, non encore appauvrie par la délicatesse un peu trop dédaigneuse du xviie siècle et surtout du xviiie ; et c’est ensuite un vocabulaire inventé curieusement par Ronsard et ses amis, qui n’est pas très considérable, à vrai dire, mais qui s’ajoute cependant à l’autre et le complète, quelquefois heureusement, qui surtout le relève, le rehausse et le brode pour ainsi dire, y jette çà et là une note plus éclatante, parfois bizarre, souvent charmante, qui attire et amuse les yeux.

Ce vocabulaire de la Pléiade, qu’il ne faut pas confondre avec celui de la génération suivante, et particulièrement de du Bartas, se compose d’environ deux cents mots empruntés, suivant la doctrine, aux langues techniques, aux patois, à la vieille langue, aux langues étrangères, au grec, au latin, — d’autre part composés soit par « provignement », soit par « juxtaposition »27.

Aux langues techniques Ronsard prend des noms d’instruments et d’outils : bésaigüe, havet, dolouère, sarcloère, maillet, tines, creuset, coupelle (alchimie) ; des termes de vénerie surtout : rembucher, gaignages, andouillers, broquars, brisées, frayoirs, foulures, erre. Le joli mot de siller (fermer les yeux : « Vous tient d’un doux sommeil encor les yeux sillés ». — Nous avons gardé dessiller, sans le bien comprendre) est un terme de fauconnerie.

Aux patois, sans qu’on puisse bien en faire le compte, car il faudrait connaître tous les dialectes de France tels qu’ils étaient parlés au xvie siècle, on voit qu’il prend : astelles (échardes), bers (berceau), crouillet(loquet), dougé (menu), harsoir (hier soir), rabas (lutin de nuit), besson (jumeau — conservé par George Sand).

De la vieille langue, il ressuscite greigneur (plus grand), souloir (avoir coutume), douloir (peiner), challoir (se soucier de), avaller (abaisser), cuider(croire), déduit (plaisir), guerdon (récompense), hoir (héritier), los (louange), ost (armée), etc.

Aux langues étrangères il emprunte : mots espagnols : guiterre (devenu guitare), vasquine (devenu basquine), parangon (terme de comparaison, modèle), truchement ; — mots italiens : escrime, brave, colonel, morion, mousquette, pennache, scadron, soldat, courtisan, madrigal, accort, baster, garbe (galbe), sérée (soir), etc.

Au grec et au latin (sans compter les mots qui étaient d’usage courant au xvie siècle) il n’a emprunté que des noms ou adjectifs mythologiques : Evaste, Aguien, Lénéan, et quelques noms communs : entelechie, carolle, pynéralide, lychnite, idole, enthousiasme, métamorphose, phare, prognostique, sympathie, blandice, fame (gloire), mercerie, moleste, perennel, roter, vitupère, musser, tollir ; plus un très petit nombre d’adjectifs : odieux, oblivieux, odoreux, facond.

Restent les mots qu’il a composés lui-même de mots français par « provignement » et dérivation, ou par juxtaposition.

Par dérivation : emparfumer, enrocher, englacer, enfouer (mettre dans le feu), encordeler, emperler, engemmer, emmanteler, s’ennuer(se couvrir de nues), envieillir, embrunir, enfleurir, blondoyer, rousoyer (se couvrir de rosée : les herbes rousoyantes), vanoyer (de vanus, s’évanouir), sourcer (jaillir), planer, printaner, ventreux, piéteux, fromenteux, écumier, albatrin, rosin, musin, sommeillard, songeard, raillard, rosard, mangeard, tortis, et les diminutifs : paillardelet, doucelet, grasselet (grassouillet, moins joli, est resté), mignonnelet, seulet, maigrelet, Ronsardelet Tous ces mots sont bien formés de mots français, et de suffixes français, selon les usages traditionnels ; la plupart sont très jolis, et quelques-uns sont restés.

Par juxtaposition : chevrepied, serpentpied, cuissené ; — doux-fier, humble-fier, fier-humble (« une humble-fière et fière-humble guerrière »), aigre-doux, pale-vermeil, — porteciel, irritemer, donneblé, donnevin, rongepoumon, chassemal, aimeforets, aimebois, mangesujets, pousse-terre, embrasse terre, chasse peine, donne vie, ôte soin. La première manière de juxtaposer est seule blâmable ; les deux autres sont dans le génie de la langue qui ne déteste pas accoler deux adjectifs : douce-amère (aigre-doux, qui est de l’invention de Baïf, est resté), et qui aime assez accoler un verbe et un substantif (portemanteau, portefeuille, portefaix… 125 mots usités formés de porte et d’un substantif, —gardefoi, gardemalade…47 mots usités formés degarde et d’un substantif, coupejarret, coupegorge, coupefile, etc., et innombrables noms propres). C’est de la troisième que Ronsard a usé surtout, et vraiment il était là, dans son droit ; cette manière de former les mots est dans la langue depuis ses origines.

On voit, d’abord, ce qu’il ne faut jamais oublier, que Ronsard a innové très discrètement, puisque c’est tout au plus si de son industrie et de celle de ses amis littéraires deux cents mots nouveaux sont sortis. C’est tout ce qu’on arrive à compter, et pour ma part je crois que le chiffre est exagéré, la tendance étant naturellement à attribuer à Ronsard qui est plus connu, des mots qui étaient déjà dans des auteurs précédents, moins explorés. Je lais à chaque instant de ces découvertes. De plus, on voit que la plupart de ces nouveautés sont tout simplement des emprunts faits aux langues techniques, qui sont parfaitement françaises, ou aux patois, qui, après tout, sont des dialectes, ou à l’ancienne langue française, qui est notre patrimoine, et où, à nos risques et périls, mais très souvent à notre honneur, nous devons toujours essayer de revenir discrètement, parce que c’est la tendance contraire qui appauvrit et dessèche une langue. Ce soin a souvent réussi aux auteurs du xixe siècle.

On voit surtout qu’où Ronsard a le moins puisé, c’est dans le grec et le latin, et que la remarque de Boileau, presque vraie pour la pensée de Ronsard, à demi-vraie pour son style, est fausse où elle s’adresse, c’est-à-dire pour sa langue. Je n’ai pas besoin de réfuter une fois de plus les railleries faciles sur le fameux vers « ocymore, dyspotme, oligochronien », du reste harmonieux et que Gautier devait admirer. On sait bien que, loin de l’écrire, Ronsard regrettait de ne pouvoirrécrire, et affirmait qu’il ne le pouvait point :

Ah ! que je suis marri que la langue françoise
Ne peut dire ces mots, comme fait la grégeoise,
Ocymore, dyspotme, oligochronien.
Certes je les dirais du sang Valésien.

Et précisément il voyait bien la limite ; il la plaçait un peu au-delà du point où notre goût l’a mise, ayant de la hardiesse, mais vraiment très peu au-delà, et juste assez pour faire quelques tentatives dont bon nombre ont été justifiées par le succès.

Il a usé aussi des infinitifs pris pour noms propres : cuider pour la confiance («  Cuider l’ensorcela. Paresse le pourrit »), ce qui n’est pas contraire au génie de la langue : nous disons : « Boire rend joyeux », ce qui est exactement la même chose, et La Fontaine dit « le dormir », et « le manger » et « le boire », comme du reste avec ses ronge-maille et grippe fromage il imite les mots composés de Ronsard, ou plutôt de la vieille langue.

Il a aimé les mots abstraits sans article : « jeunesse l’allaita ». C’était une habitude très ancienne, très commode au versificateur, qui donne de la vivacité au tour et qui du reste a subsisté longtemps. Il n’y a pas beaucoup d’années que nous disions encore Amour, pour l’amour.

Il a aimé les diminutifs, qui donnent bien à la langue quelque chose de mignard, et qu’il ne faut pas reprocher à la langue française d’aimer peu, mais qui ont de la grâce pourtant et comme une caresse, qu’à cause de cela nous employons constamment pour les noms propres dans les relations familiales, et qu’il faut regretter que notre langage n’admette pas un peu plus, parce qu’elle y gagnerait de n’être pas encombré par le mot petit indéfiniment répété. Du reste, si Ronsard en a un peu abusé, il a fait amende honorable. Il les efface dans ses dernières éditions28.

Ronsard a admirablement connu sa langue. Il en a bien senti le génie ; il en a bien étudié sinon les origines, du moins les vieux monuments. Il a voulu en accroître les ressources ; mais cela modérément, avec une grande discrétion et sagesse, et toujours, ou le plus souvent, par les procédés les plus naturels et dont elle usait déjà le plus longtemps. Il allait de l’avant, mais il ne s’écartait pas. Il restait dans la direction normale et historique. Il a trop osé, cela est certain ; mais en pareille affaire c’est le succès seul qui décide » et dans l’ignorance où l’on est à l’avance, de ce qu’il pourra être, on ne sait pas jusqu’où l’audace doit aller, et la prudence serait de n’oser rien. Or elle serait mauvaise, puisqu’enfïn les langues font des conquêtes ou des récupérations, et ne les font que par des tentatives qui, à l’heure où elles ont lieu, sont des audaces.

VIII. La rythmique de Ronsard. §

Ronsard est le plus savant métricien de tous les versificateurs français.

Il faut songer à ce qu’il trouvait de rythmes usités autour de lui quand il parut. Ballade, rondeau, triolet, chant royal, strophe de six vers décasyllabiques

Quand je fus pris au doux commencement
D’une douceur si doucettement douce.

Pour l’édition de 1584 Ronsard écrit :

Doux fut le trait qu’Amour hors de sa trousse
Tira sur moi, doux fut l’accroissement
Que je reçus dès le commencement
Par une fièvre autant aigre que douce.

(Le Maire de Belges, Marot), de quatre vers décasyllabiques, de quatre vers octosyllabiques (Marot), de cinq et de sept vers décasyllabiques (Marot), strophe de «  Bel aubépin verdissant, —fleurissant  », jolie, mais dont on abusait, voilà d’où le xvie siècle ne sortait point. Ajoutez le sonnet nouvellement importé (Marot, Saint-Gelais) et la terza rima essayée timidement par Le Maire.

Tous ces rythmes, sauf le chant royal et le sonnet, sont un peu courts et grêles. Ronsard l’a, senti et c’est toute une nouvelle rythmique qu’il a voulu créer et imposer à la France. Il a commencé, à tort du reste, — car il faut conserver les rythmes anciens pour cela à quoi ils sont propres et en chercher de nouveaux seulement pour surcroît, par — proscrire les anciens rythmes traditionnels, ballade, rondeau, triolet, et aussi chant royal, car sa strophe de 12 et sa strophe de 14 vers, comme disposition intérieure, diffère entièrement du chant royal. — Il a conservé le sonnet, les strophes de quatre, cinq, six et sept vers, le rythme de « Bel aubépin  » ; il a négligé, sauf un cas qu’on verra plus loin, la terza rima ; et puis il a cherché toutes les combinaisons possibles, ou à peu près, depuis la strophe de 20 vers jusqu’à la stance de deux. — Il a des strophes de 20, de 18, de 17, de 16, de 15, de 14, de 13, de 12, de 10, de 8, de 7, de 6, de 5, de 4 et de 2 vers. — Il a des vers de 12, de 11, de 10, de 9, de 8, de 7, de 0, de 5, de 4 syllabes. — Il a tous les systèmes d’alternance, de croisement et d’embrassement de rimes, sans compter qu’il admet, en vers lyriques, les rimes plates, et aussi les rimes toutes masculines ou toutes féminines. Avec les combinaisons que l’on peut faire de ces éléments, c’est des milliers peut-être de systèmes rythmiques différents qu’on pourrait construire. Il n’a pas été jusque-là ; mais le nombre de cadres différents qu’il a employés est déjà imposant. J’en compte, sans m’astreindre à une statistique rigoureusement vérifiée, plus de cent.

Cent et quelques cadres de strophes dont pas un n’est exactement le même qu’un autre, voilà où il est arrivé, alors qu’avant lui il n’y en avait qu’une douzaine. Les cadres qui semblent pareils au premier abord ne le sont pas. S’ils ont le même nombre de vers, ces versn’ont pas le même nombre de syllabes ; s’ils ont le même nombre de vers ayant le même nombre de syllabes, la disposition des rimes, féminine, masculine, féminine, masculine — féminine féminine masculine, masculine — masculine, féminine, féminine, masculine — masculine, féminine, féminine, masculine, etc., etc., est différente.

Il semble s’ingénier, quand il a employé un système rythmique, à ne plus en user, sans s’astreindre cependant à une contrainte à cet égard, mais avec le visible désir d’essayer toujours du nouveau. Dans ses grandes strophes pindariques par exemple, il n’a qu’une ode à strophes de 20 vers, qu’une à strophes de 18, qu’une à strophes de 17, qu’une à strophes de 16, qu’une à strophes de 15, que deux à strophes de 14, qu’une à strophe de 13, que cinq à strophes de 12, et je n’ai pas besoin de dire que les deux à strophes de 14 et les cinq à strophes de 12 ne se ressemblent que par le nombre de vers de chaque strophe, et comme disposition rythmique de ces 14 ou de ces 12 vers sont trois différentes.

Ces rythmes si nombreux et si divers les a-t-il inventés ? Sans aucun doute. Pour les longues strophes c’est évident. On ne trouverait rien dans tout le moyen âge qui y ressemblât, même de loin. Pour les strophes plus courtes c’est tout aussi certain. On trouverait au moyen âge des rythmes semblables, et encore en petit nombre relativement. Mais Ronsard ne s’en doutait point. Ronsard n’a lu que les imprimés, et à cette époque tout le moyen âge, sauf le Roman de la Rose et les romans de chevalerte en prose, était manuscrit. C’est ainsi que les strophes qu’il semble avoir restaurées, il les a inventées comme les autres. Cela est arrivé souvent au xve siècle. Par exemple Le Maire de Belges se croit inventeur du tercet a à l’imitation des Florentins, ce que personne, dit-il, n’a encore fait en langue française. » Or le tercet est dans le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle, et dans le Mariage de Rutebœuf. — Ronsard a donc inventé même ce qu’il semble avoir déterré. Il faut faire exception pour le rythme de Bel aubépin, puisqu’il est dans Marot, et pour l’artifice rythmique qui consiste à terminer un couplet par un vers à rime suspendue, laquelle va rimer avec le couplet suivant qui lui-même laisse en suspens une rime finale, et ainsi de suite. Exemple :

Belle dont les yeux doucement m’ont tué
Par un doux regard qu’au cœur ils m’ont rué
Et m’ont en un roc insensible mué
En mon poil grison ;

Que j’étais heureux en ma jeune saison
Avant qu’avoir bu l’amoureuse poison !
Bien loin de soupirs, de pleurs et de prison
Libre je vivais.

Cette disposition est classique au moyen âge à ce point même qu’elle en est monotone. C’est à Marot, qui l’a maintenue, que Ronsard remprunte. Le curieux, c’est que Ronsard la combine ici avec l’innovation archaïque la plus hardie, puisque c’est l’hendécasyllabe latin qu’il ressuscite en même temps. Voilà de l’éclectisme, très probablement involontaire.

Sauf ces quelques habitudes rythmiques du moyen âge transmises à Ronsard par Marot et Le Maire, on peut dire que Ronsard invente tout. C’est une rénovation complète de la rythmique française. Ronsard fait ici son double métier, qu’il a toujours fait, d’écolier et de professeur. Le devoir de l’écolier est d’imiter, et c’est ce que fait Ronsard à l’égard des anciens, et de tâtonner, de tenter toutes les voies. Le devoir du professeur est d’imaginer tous les modèles possibles pour servir de motifs d’expériences et d’émulation à ses élèves. Il semble que Ronsard se soit attaché à inventer autant de combinaisons rythmiques qu’il pouvait, afin qu’il y en eût, sur le grand nombre, trois ou quatre qui, entre les mains de trois ou quatre bons ouvriers, parvinssent à leur perfection, s’imposassent par cette excellence, et fussent définitivement des conquêtes faites. C’est ce qui est arrivé pour la strophe de 10 vers, qu’il a inventée parmi tant d’autres, et qui, elle, repétrie par Malherbe, est devenue la strophe classique française.

Seulement, à inventer tant de rythmes on diminue à l’avance la gloire qu’on peut acquérir d’en avoir inventé un bon. Quelle gratitude peut on avoir à Ronsard de ce qu’il a créé la grande strophe classique française, puisqu’il en a créé cent autres sans paraître préférer celle-là ? C’est ainsi que quand il trouve bien, il ne semble qu’être tombé juste.

À tant varier on court aussi le risque de tomber dans de véritables erreurs ou de donner dans des bizarreries. Il y a des égarements rythmiques formels en très grand nombre dans Ronsard. Ses longues strophes, ses strophes démesurées, où il s’est donné un mal infini, et qui sont d’une diligence déplorable, curiosa infelicitate, «  montrent moins trop d’esprit que peu de jugement. Elles ne sont jamais qu’une suite de doux, trois ou quatre strophes mises bout à bout, et l’oreille les scande ainsi, isole en chacune d’elles soit une strophe de huit vers et une de six, soit deux strophes de six vers et une de huit, etc… ruinant tout le travail qu’a fait l’auteur pour doter la France d’une strophe longue.

Il ne s’est pas avisé qu’il n’y a que deux moyens pour mainteniràune strophe longue le caractère de strophe unique. L’un est un moyen littéraire : il consiste à lui donner une forte cohésion par le sens même ; il faut alors que la strophe ne soit et ne puisse être qu’une seule phrase, une seule période très fortement liée que, même en prose, on lirait, on serait forcé de lire d’une haleine29. L’étude de la prose française lui aurait appris qu’une telle strophe ne peut guère dépasser douze ou quatorze vers octosyllabes. — L’autre moyen est un artifice musical : il consiste à répéter les mêmes rimes ; tant que l’oreille entend les mêmes rimes, elle se sent dans la même strophe, sauf quand cela dure trop longtemps ; car alors elle se contente de s’ennuyer ; mais encore peut on par ce moyen pousser plus loin que par l’autre. Ici c’est le chant royal avec ses douze et quatorze vers sur deux rimes quia raison contre Ronsard ; il est fondé sur une observation ou une expérience juste. Et c’est précisément pour cela que le sonnet a des répétitions de rimes. Il est la plus longue strophe possible en français ; pour se prolonger autant il a besoin, au moins en son commencement, d’une répétition de rimes pour se soutenir. On peut donc dire que dans ses tentatives de strophes au-delà de dix ou douze vers, Ronsard a complètement échoué.

Il a d’autres erreurs rythmiques, comme de terminer des strophes par des vers plus longs que ceux du commencement ; jamais cela n’a réussi en français ; — comme de terminer par des rimes plates des strophes qui commencent par des rimes croisées ; — comme, et surtout, de mêler des vers d’un certain nombre de pieds à des vers d’un nombre de pieds égal, moins un (huit et sept).

La France d’Homères est pleine
Et d’eux lirait-on les faits
S’ils étaient tous satisfaits
Autant que mérite leur peine.

Une syllabe de moins, ce n’est pas assez. Il en faut au moins deux. À la différence d’une seule, l’oreille ne saisit pas la cadence ; elle n’est que déconcertée, a la sensation ou le soupçon de vers faux. Au moyen âge on entremêlait huit et six, huit et cinq, huit et quatre, huit et sept jamais. Ils avaient l’oreille juste. Mais quoi ? Ronsard aussi avait l’oreille juste, mais il voulait essayer de tout.

Ce n’est pas que même dans ses démarches aventureuses Ronsard ne fasse des trouvai les qui deviennent les délices des curieux. J’ai parlé de ses hendécasyllabes : ils sont charmants. Très rigoureusement Ronsard les coupe par cinq syllabes, puis six, admirablement guidé par son sens musical (peut-être aussi par le vers décasyllabique toujours coupé jusqu’à lui en deux parties dont la seconde est la plus longue), et il le manie avec la grâce un peu molle que ce rythme semble solliciter en français comme en latin, « dulces hendecasyllabos revolvens.  »

En mon jeune Avril, d’amour je fus soudard
Et vaillant guerrier portais son étendard ;
Ores à l’autel de Vénus je l’appens,
Et forcé me rends.
Plus ne veux ouïr ces mots délicieux :
« Ma vie, mon sang, ma chère âme, mes yeux. »

C’est pour les amants à qui le sang plus chaud
Au cœur ne défaut.
Donc sonnets, adieu ; adieu, douces chansons ;
Adieu danse ! adieu de la lyre les sons !
Adieu traits d’amour ! Volez en autre part
Qu’au cœur de Ronsard.

Il a une chanson en vers de neuf syllabes qui est une petite merveille. Dans ce rythme étrange, un peu gauche, comme tous les impairs, un peu inquiet et égaré, c’est une « chanson du fou » et une sensation de crépuscule qu’il a mises. Vraie intuition de grand artiste !

Chère Vesper, lumière dorée
De la belle Vénus Cythérée,
Vesper dont la belle clarté luit
Autant sur les astres de la nuit
Que reluit par-dessus toi la lune,
Ô claire image de la nuit brune,
Au lieu du beau croissant, tout ce soir
Donne lumière et te laisse choir
Bien tard dedans la marine source.

Je ne veux, larron, ôter la bourse
À quelque amant, ou comme un méchant
Voleur, dévaliser un marchand.
Je veux aller outre la rivière
Voir m’amie ; mais sans ta lumière
Je ne puis mon voyage achever.
Sors donc de l’eau pour te lever
Et de ta belle nuitale flamme
Éclaire au feu d’amour qui m’enflamme.

C’est sans doute en cette nuit sans lune, où il allait voir s’amie outre la rivière, en rimant cette chanson, qu’il rencontra cette chasse de sabbat dont il a parlé ailleurs.

Pour revenir à la rythmique plus normale, ne tenons plus compte ni des essais, divertissements ou incartades, ni des strophes démesurées de la période pindarique, et voyons ce que Ronsard préfère comme strophes, et où il se ramène plus souvent qu’à autre chose.

Comme tous les poètes français sans aucune exception, il a des préférences évidentes pour les rythmes pairs et même pour les vers pairs. Il prend beaucoup plus souvent la strophe de 10, de 8, de 6, de 4 et le vers de 12, de 10, de 8, de 6, que la strophe de 9, de 7, de 5 et le vers de 11, de 9, de 7, de 5. Il est même à remarquer qu’il n’a jamais usé ( sauf, bien entendu, dans les sonnets) du tercet. Jamais de terza rima. Je ne trouve qu’un rythme, curieux du reste et joli, qui ait avec la terza rima quelque analogie. Il consiste en un quintain dont la rime médiane, comme dans le tercet de la terza rima, reste en suspens, pour aller rimer avec deux vers du quintain suivant. La combinaison est agréable :

Tu croîtras donc pour le souci
De maint peuple et de moi aussi
Et si feras les fleurs compagnes
Qui croissent à l’envi de toi
Pâlir d’amour ainsi que moi.

Et les eaux baignant les campagnes,
Celles qui touchent aux montagnes
Frappant contre leur bord dolent
Bruiront leurs amours éternelles,
Si ton bel œil se mire en elles.

Après maint cours de l’an volant,
Les cieux pour t’enfanter voulant
Se piller eux-mêmes, ont pris
Tout le beau vers eux retourné,
Et de toi le monde ont orné.
…………………….

Mais c’est le seul exemple de quelque chose qui ait lointain parentage avec la terza rima, et, de même, tous les rythmes impairs sont relativement rares. Les strophes que Ronsard emploie le plus sont les strophes de huit, de six, de quatre vers, de six surtout ; et le vers lyrique dont il use le plus est le vers de huit syllabes, que l’expérience du reste a démontré qui est le vers lyrique français par excellence.

Mais la vraie conquête lyrique de Ronsard, et même sa vraie conquête en tout ce qui est versification, c’est d’avoir Introduit l’alexandrin dans le lyrisme. — Il l’a restauré dans la versification, soit ; mais encore ce vers y avait son droit de cité, et n’en avait jamais été banni. Ce que Ronsard a compris le premier, c’est que l’alexandrin, non seulement est un vers épique, dramatique, didactique, mais encore peut être un très beau vers lyrique, soit seul avec entre-croisement de rimes, soit alterné ou mêlé avec des vers plus courts. C’est ainsi qu’on obtient la vraie stance, une sorte de strophe où les vers sont plus longs et les couplets plus courts que dans la strophe proprement dite, la stance, véritable et nécessaire instrument du genre élégiaque français. Je crois bien qu’il ne peut pas y avoir en français de bonne élégie où l’alexandrin ne paraisse point, soit seul, soit en compagnie. L’élégie s’accommode d’un quatrain d’alexandrins à rimes croisées ; d’un quatrain fait de deux alexandrins et de deux octosyllabes ; d’un sixain fait de deux alexandrins, un octosyllabe, deux alexandrins, un octosyllabe, etc. ; mais on peut dire qu’elle exige l’alexandrin. Que l’alexandrin est un vers lyrique, propre à l’élégie, voilà ce que Ronsard a compris. Il suffirait d’avoir fait cette découverte ; mais de plus Ronsard manie fort heureusement cet instrument qu’il a trouvé. Alexandrin seul :

Quand je veux en amour prendre mes passe-temps,
M’amie en se moquant, laid et vieillard me nomme :
« Quoi, dit-elle, rêveur, tuas plus de cent ans,
Et tu veux contrefaire encore le jeune homme.
……………………………………
Alexandrin combiné, en sixain, avec l’octosyllabe :
Les douces fleurs d’Hymette aux abeilles agréent
Et les eaux de l’été les altérés recréent ;
Mais ma peine obstinée
Se soulage en chantant sur le bord faiblement
Les maux auxquels l’amour a misérablement
Soumis ma destinée.

Alexandrin combiné en quatrain avec le vers de six syllabes : Épitaphe de Jean de la Péruse :

Tu dois bien à ce coup, chétive Tragédie,
Laisser tes graves jeux,
Laisser ta scène vide, et contre toi hardie,
Te tordre les cheveux.

Cours donc échevelée et dis que La Péruse
Est mort, et qu’aujourd’hui
Le second ornement de la tragique Muse
Est mort avec que lui.

Car un dormir de fer lui sille la paupière
D’un éternel sommeil,
Et jamais ne verra la plaisante lumière
De notre beau soleil.

Et voilà trouvé le rythme élégiaque dont Malherbe tirera de si beaux effets dans les Stances à du Perrier sur la mort de sa fille.

Enfin ce dont il faut féliciter le plus Ronsard, ce n’est pas tant d’avoir cherché, il a cherché trop ; ce n’est pas tant d’avoir trouvé quelques rythmes nouveaux dont le succès a démontré qu’ils étaient bons ; c’est d’avoir (le plus souvent) bien accommodé le rythme à la pensée, bien rencontré pour le sentiment qu’il voulait exprimer, juste le rythme qui convenait à ce sentiment. Les égarements rythmiques de Ronsard sont assez nombreux, ses contre-sens rythmiques sont assez rares, et ses justes adaptations du rythme au sentiment sont fréquentes. Par exemple, j’ai fait remarquer que la villanelle si chantante, populaire au moyen âge, et que Victor Hugo a rajeunie dans Sara la baigneuse des Orientales, Marot l’emploie pour exprimer le désespoir du pécheur ; Robert Garnier l’emploie, de même, pour peindre la misère de l’homme :

L’alme foi n’habite pas
Ici-bas :
La grande victorieuse,
L’ayant bannie à son tour.
Fait séjour
Sur la terre vicieuse.

Ronsard ne tombe pas dans ces erreurs, ou plutôt n’a pas cette indifférence sur le choix du rythme. Ce rythme en sa fureur de variété, il le change quelquefois, et, à mon avis, il l’altère ; il y remplace le vers de 7 syllabes par le vers de 8 ; mais enfin, soit en vers de huit et trois, soit en vers de sept et trois, il ne l’emploie que là où il est propre. Vous pouvez en juger : en vers de huit et trois : À des roses :

Dieu te gard, honneur du printemps,
Qui étends
Tes beaux trésors dessus la branche
Et qui découvres au soleil
Le vermeil
De ta beauté naïve et franche.

En vers de sept et trois :

Bel aubépin verdissant.
Fleurissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu’au bas
Des longs bras
D’une lambrunche sauvage.

C’est cette même justesse d’oreille, ce même sentiment de l’harmonie intime qui doit exister entre le sentiment et le rythme, comme entre la parole et le geste, qui a inspiré à Ronsard le rythme de l’Élection de son sépulcre, si justement admiré de Sainte-Beuve :

Antres, et vous fontaines
De ces roches hautaines
Qui tombez contre bas
D’un glissant pas ;

Et vous forêts et ondes
Par ces prés vagabondes,
Et vous, rives et bois,
Oyez ma voix.

Enfin j’ai dit que la grande strophe classique française, la strophe malherbienne, Ronsard l’avait inventée. J’ai un peu triché. Ronsard n’a pas découvert la strophe de dix vers octosyllabes faite d’un quatrain à rimes croisées et d’un sixain par deux et une et deux et une. Il a tourné tout autour, il s’en est approché extrêmement, il ne l’a pas tout à fait trouvée. Il n’a que vu la Terre promise. Mais on peut dire qu’il en est cependant l’inventeur ; car il nous donne exactement la strophe malherbienne, avec la disposition classique de ses rimes, et en la composant d’après toutes les règles qu’on dit qu’elle n’observe que depuis Malherbe : demi-repos après le quatrième vers, mais non arrêt, et toute la strophe liée et équilibrée comme une belle période nombreuse et aisée, de prose ; il nous donne tout cela, toute la strophe classique —sauf que les vers sont de sept syllabes et non de huit. Et cette différence, en vérité, altère très peu ce beau rythme. Je ne sais même s’il n’y eût pas eu quelque avantage pour nous, au moins pour les odes d’une carrière un peu courte, à préférer cette mesure à celle qui a prévalu. Voyez ce début de poème lyrique :

Comme un qui prend une coupe,
Seul honneur de son trésor,
Et de rang verse à la troupe
Le vin qui rit dedans l’or ;
Ainsi versant la rosée
Dont ma langue est arrosée
Sur la race des Valois,
De son doux nectar j’abreuve
Le plus grand roi qui se trouve
Soit en armes, soit en lois.

On dit que Malherbe a biffé tout Ronsard. Il n’a pas pu biffer cette strophe. Elle a trop l’air d’être de Malherbe. Il a dû dire ce jour-là, comme il l’a dit une autre fois : « Ces vers sont les plus beaux du monde ; ils doivent être de moi. » — Ronsard a donné les plus savantes, les plus ingénieuses, les plus audacieuses, souvent les plus heureuses leçons de versification française. Il n’a eu que le tort de les trop multiplier.

IX §

Tel est ce très grand artiste, un des ouvriers les plus énergiques et les plus habiles de la Renaissance des lettres en France, qui, sans doute, n’a rien compris à la Renaissance proprement dite, c’est-à-dire au retour des idées antiques dans le monde moderne, mais qui a compris l’humanisme, c’est-à-dire l’admiration, et l’imitation et l’émulation à l’égard de l’art antique, et qui par là contribuait au travail et au succès de la Renaissance véritable. Inspirés par l’adoration de l’antiquité, ses projets d’agrandissement littéraire l’étaient tout autant, je l’ai fait voir sans doute, par sa nature même et sa complexion littéraire. Il avait une grande imagination, qui se trouvait à l’aise dans les « grands genres » et dans les grandes œuvres, qui avait besoin d’espace et de champ, à l’ordinaire, et aussi de beaucoup de mots, ce qui explique ses nouveautés de vocabulaire, et de rythmes larges, et de rythmes variés, ce qui explique ses innovations de métrique ; à l’aise du reste, quelquefois, dans les petits sujets, et là meilleur même, au gré des lecteurs un peu pressés, parce qu’il s’y surveille et s’y guindé moins, et que, souvent, pour plaire, il n’a manqué à Ronsard qu’un peu de négligence.

Cette grande imagination et cette puissance verbale ont fait de Ronsard un remarquable poète épique, un grand poète orateur, et un charmant poète élégiaque. Il a atteint quelquefois même à la grande poésie lyrique ; mais en cet ordre de créations il reste d’ordinaire au-dessous de son effort, et c’est plutôt le demi-lyrisme, le lyrisme des odelettes, le lyrisme à la mode d’Horace, le lyrisme qui tient le milieu entre le lyrisme et l’élégiaque, où il a laissé des chefs-d’œuvre ; c’est pour cela qu’il est un sonnettiste merveilleux.

Sa fortune littéraire a été singulière. Adoré de son temps ; — étranglé net par Malherbe, et d’autant plus malheureusement que Malherbe n’a réussi qu’à empêcher de lire Ronsard, sans créer le moins du monde et laisser après lui une école malherbienne ; — méprisé ensuite, et, ce qui est beaucoup plus grave, ignoré par l’École de 1660, qui pourtant, sans le savoir, ne fait que recommencer, en s’y prenant mieux, ce qu’il a fait ; — enterré à ce point que de 1620 à la fin du xviiie siècle, La Bruyère seul en dit un mot à demi favorable en lui reconnaissant « de a verve et de l’enthousiasme » ; — recommencé par André Chénier, mais guillotiné avec lui ; — il n’a trouvé que chez les Romantiques, c’est-à-dire chez ceux qui étaient le plus exactement tout le contraire de ce qu’il était, des admirateurs peu informés, des partisans qui le compromettent, et des louangeurs à contre sens ; — de sorte qu’il n’a commencé à entrer dans les préoccupations de la postérité que juste au moment où le système littéraire dont il était le premier représentant était épuisé peut-être, et répudié certainement.

Il représentait l’humanisme, c’est-à-dire quelque chose destiné à devenir le classicisme. Il le représentait très nettement, et très complètement, comme épique, comme poète orateur, comme poète élégiaque, comme lyrique. Comme épique, par son mélange du réel et du merveilleux, sa mythologie, ses descriptions, son ampleur, sa majesté un peu froide, l’absence de psychologie et de ressorts moraux ; — comme poète orateur, par son goût des beaux lieux communs, son goût de prédication morale, ses procédés d’exhortation par amplification et développement ; — comme poète élégiaque, par plus d’esprit que de passion et plus de grâce que de force, par sa tendance à raisonner en aimant, et à faire toujours intervenir des considérations, joliment exprimées du reste, sur la brièveté des jours pour prouver qu’on doit l’aimer ; — comme poète lyrique, par son goût de consacrer le lyrisme aux événements nationaux, à l’éloge des grands, aux victoires et conquêtes, comme Pindare et Malherbe, à l’expédition contre La Rochelle ou à la prise de Namur ; — en général, et aussi bien dans un genre que dans l’autre, par sa recherche d’une langue et d’un style éloignés du vulgaire ; — par un certain souci de la noblesse de la pompe et de l’éloquence continue, par l’imitation constante et trop rapprochée et trop domestique, sinon trop servile, des anciens ; — surtout par le caractère impersonnel de sa production poétique (sauf exceptions, vraiment rares, mais brillantes, et qui ont complètement trompé sur lui ceux qui, parce qu’elles sont brillantes, ne connaissent qu’elles), par le goût qu’il a de parler presque toujours des autres et non de lui, de peindre, de raconter, d’exhorter, de raisonner, au lieu d’exhaler ses sentiments propres et ses propres émotions.

Tout cela, c’est l’esprit classique français, et l’on voit pourquoi j’ai dit que Ronsard en est le premier représentant complet.

Il en est le premier représentant ; il n’en a pas été l’initiateur. Parce que les erreurs de son goût et les bizarreries de sa langue ont déplu à Malherbe, surtout parce que l’esprit français, un peu paresseux, ne s’est pas donné longtemps la légère peine de le comprendre, et l’a laissé tomber au commencement du xviie siècle, il n’a été pour rien dans la seconde formation de l’esprit classique qui date de 1660, et même il a été en horreur, par ignorance, à ceux qui l’ont réalisée. — Les hommes de 1660 sont ses fils, ne le savent point, et méprisent leur père. Ils ont refait le classicisme sans se douter qu’il avait été fait une première fois. — C’est ainsi que Ronsard est pour l’historien littéraire le point de départ du classicisme, sans qu’il en soit le moins du monde le créateur. L’esprit classique a été constitué selon lui, sans lui, et, en apparence, contre lui. Il l’a eu, il ne l’a pas inspiré. Il en reste le premier type, et n’en est pas le fondateur. Il en est la première date et il n’en est pas la source. Ce n’est pas sa faute.

Et quand une même chose est créée deux fois, elle ne l’est jamais de la même façon. Le classicisme de Boileau est celui de Ronsard, exactement ; rigoureusement et strictement, non. Aurait-il mieux valu que l’empreinte classique fût donnée à la littérature française par Ronsard que par l’École de 1660 ? Encore que la différence eût été petite, je le crois. Le classicisme de Ronsard est un peu plus large que celui de 1660. Il est le même, assurément ; mais, parce qu’il est plus savant, il a un peu plus d’horizon. Remarquez qu’il est grec autant que latin, sinon plus. Celui du xviie siècle est un peu plus latin que grec : seuls les tragiques grecs ont été en honneur au xviie siècle, et Homère est beaucoup mieux compris de Ronsard que de Boileau. Remarquez que le classicisme de Ronsard admet l’italien : il n’eût pas été mauvais que le xviie siècle, suivant cette tradition, conservât le goût des grands poètes italiens, et, de Pétrarque, remontât à Dante. A bien des égards le classicisme de Ronsard est celui du xviie siècle, agrandi, et semble venir après celui du xviie siècle. Du moins la loi du progrès l’exigerait.

Il aurait donc été bon que Ronsard eût eu de l’influence. Il aurait été bon qu’il eût été non seulement le premier représentant isolé du classicisme, mais le maître qu’on aurait écouté, qu’on aurait suivi, en évitant ses fautes, dont on aurait recommencé l’œuvre avec plus de goût et plus de mesure, mais en la connaissant, en ne la méprisant pas, et en en conservant l’esprit. La littérature poétique française eût été ce qu’elle est, certainement ; mais peut-être avec plus d’ampleur, plus de matériaux anciens, et même modernes, remis en œuvre, et aussi plus « de verve et d’enthousiasme » et d’essor.

Quoi qu’il en soit, cette légère mésaventure qui est arrivée à Ronsard tourne à sa gloire définitive. Pour que, après avoir été enterré, son esprit revive dans toute la littérature poétique depuis le milieu du xviie siècle jusqu’au commencement du xixe ; pour que, sans l’imiter, en l’ignorant et en le détestant, on ait fait précisément tout ce qu’il a rêvé ; pour qu’il ait été le modèle sans être le maître, le modèle sans être l’inspirateur, et le modèle sans qu’on sût même qu’il existât, mais le modèle malgré tout, le modèle malgré son absence ; il fallait bien qu’il eût en lui l’âme même de la littérature classique française ; et, en effet, c’est proprement ce qu’il avait.

Joachim Du Bellay §

I. Sa vie et son caractère. §

Joachim du Bellay est né à Lire en Anjou, probablement en 1525. Il était d’une très illustre famille qui remplit de ses noms tout le xvie siècle. Ses oncles étaient Guillaume du Bellay, seigneur de Langey, capitaine célèbre sous François Ier, commandant du Piémont ; le cardinal du Bellay, longtemps ambassadeur à Rome, protecteur de Rabelais ; Martin du Bellay, qui publia les mémoires laissés par Guillaume, en les complétant. Son père n’était, lui, qu’un simple gentilhomme campagnard, peu fortuné. Joachim fut orphelin très jeune, quelque temps élevé par un frère peu soigneux de son pupille, puis privé même de ce frère30. Un peu plus tard, pendant son adolescence, il fut malade pendant deux ans(binos per annos) dont il resta sourd, comme Ronsard. Il a chanté cette surdité et celle de Ronsard bien souvent31. Comme Ronsard, cette infirmité le détourna des armes et l’inclina aux études littéraires32. Mais remarquons les différences. Ronsard a eu, avant ses malheurs, toute une période d’enfance heureuse, d’adolescence enivrée et de brillante jeunesse. Du Bellay a été malheureux pendant tout son jeune âge. Il lui en est resté non seulement la timidité de Ronsard, mais une profonde et exquise mélancolie. Ronsard a vu le monde et couru les grands chemins en bel équipage, en compagnie des princes et des rois, à douze ans ; du Bellay n’a quitté son Liré qu’à vingt ans pour aller comme étudiant à Poitiers, qui n’est pas une ville gaie. Il est demeuré, pour ces causes, très replié, très intérieur, très attaché au sol, à sa province, à son clocher, pénétré de nostalgie quand il est loin de la France, et exilé à Rome, comme Ovide quand il la quittait.

Vers 1545 il alla à Poitiers pour étudier en droit. Poitiers était une ville assez mélancolique, mais un centre littéraire très important, comme il n’y en avait que trois ou quatre en province (Lyon, Rouen, Toulouse). Là il connut Aubert, qui fut l’éditeur de ses œuvres, les Sainte-Marthe, Jean de la Péruse, Bergier de Montembeuf (l’auteur du dithyrambe sur la fête d’Arcueil attribué à Ronsard), Tiraqueau le jurisconsulte, très probablement les Dames des Roches. C’est en revenant de Poitiers à Angers « en 1548 ou 1549 », dit Binet, qu’il rencontra Ronsard. Ils s’entendirent tout de suite. Ronsard l’attira à. Paris, le mit en relations avec Daurat, Baïf, Belleau, Jodelle. C’était la Pléiade.

Dès la même année ou la suivante, ce fut du Bellay qui fut chargé d’écrire le manifeste de la nouvelle école la Défense et Illustration de la langue française. — Tout aussitôt il publia l’Olive (anagramme de Mlle de Viole dont il était amoureux). La Défense et Illustration avait été favorablement accueillie. L’Olive le fut moins bien. C’est alors que le cardinal du Bellay allant à Rome comme ambassadeur (1552) prit son neveu pour secrétaire33. Joachim partit pour Rome avec enthousiasme34, avec toutes sortes de beaux, rêves :

« Je me ferai savant en la philosophie,
« En la mathématique et médecins aussi ;
« Je me ferai légiste, et d’un plus haut souci
« Apprendrai les secrets de la théologie.

« De luth et du pinceau j’en ébattrai ma vie,
« De l’escrime et du bal ! » — Je discourais ainsi
Et me vantais en moi d’apprendre tout ceci.
Quand je changeai la France au séjour d’Italie.

Ses premières impressions à Rome furent fortes et délicieuses. Il les a exprimées dans ses Antiquités de Rome. Mais le caractère romain ne lui plut pas. Les affaires dont il était chargé, beaucoup plus financières que littéraires et même que diplomatiques, car il était surtout l’intendant du cardinal, l’excédèrent. Son caractère s’aigrit. Le mal du pays s’empara de lui. Il est très visible dans les Regrets, qui sont les Tristes ou les Pontiques de du Bellay. Un épisode amoureux, resté obscur, et qu’il a chanté sans l’éclaircir dans Faustine, poèmes en vers latins, semble avoir plutôt contribué à l’éloigner de Rome qu’à l’y retenir. Il était temps que le cardinal fût rappelé en France. Il le fut au bout de quatre années de séjour à Rome35 et garda Joachim comme secrétaire.

Mais la publication des Regrets, qui étaient tout pleins de très vives satires contre Rome et les Romains, força le cardinal à se séparer de son neveu un peu indiscret36. Joachim se défendit de son mieux, assura, ce qui a été cent fois l’excuse des auteurs en circonstances pareilles, ou même différentes, qu’il n’avait publié ses vers que parce qu’un confident infidèle les avait copiés et qu’il en courait par le monde des éditions fautives, à quoi le seul remède était d’en donner une bonne. Le cardinal, sans lui en vouloir, dut maintenir sa décision. Joachim était fatigué du reste, très souffrant, comme ses lettres en font foi. Il écrivait à Jean de Morel, son intime ami, le 5 octobre 1559 : « … À tout le moins, si cette fâcheuse et importune surdité qui me contraint depuis un mois de demeurer continuellement enfermé dans une chambre, eût attendu quelque autre saison et ne m’eût ôté si mal à propos le moyen de pouvoir faire révérence à Madame et lui baiser les mains devant son département37, j’aurais moins d’occasion de me plaindre de ma fortune. » Il songeait peut-être à la mort volontaire, je dis peut-être, car, comme c’est en vers latins qu’il le dit, ce n’est pas sûr38. Du moins il était épuisé d’âme et de corps39. Il traîna quelque temps. Le premier janvier 1560, en rentrant chez lui après souper, il fut frappé d’une attaque d’apoplexie et mourut sur-le-champ, à l’âge, au plus, de trente-cinq ans. On ignore où il fut enterré. On a cru que ç’avait été à Notre-Dame, mais on est à peu près sûr maintenant que la tombe de la chapelle de Saint-Crépin était celle : de Louis du Bellay, archidiacre de Notre-Dame.

Il a eu pour amis, outre ceux que nous avons déjà cités, les poètes du groupe lyonnais : Maurice Scève, Pontus de Thyard (à la fois du groupe lyonnais et de la Pléiade, Guillaume des Autels, charolais, qui vécut à Lyon et y fit imprimer tous ses ouvrages, Etienne Dolet ; puis, en dehors de ce groupe, André Thevet, Antoine Héroët, l’auteur de la Parfaite amie, Jean Morel, professeur, écrivain, surtout grand amateur de littérature et riche bibliophile. Jean Morel fut l’ami de cœur de Joachim. C’est à lui que du Bellay adressait la lettre en prose et l’épître en vers latins que nous avons citées. Il était le commensal de la maison de Morel, qui était charmante. Il y faisait sa cour à la femme de Jean Morel, « Mademoiselle de Loynes », comme on disait alors, « Madame  » étant réservée aux femmes des gentilshommes, et à ses trois filles, un peu femmes savantes, très renommées au xvie siècle, Camille, Diane et Lucrèce. Les lettres de du Bellay à Mme Morel, sont toutes signées « votre obéissant frère, serviteur et ami. » Il y a un poème de « la demoiselle de Loynes » sur la mort de Joachim.

Du Bellay était un homme doux, très enclin à la tristesse, facilement aigri, et assez facilement irritable. Il avait des douceurs câlines et des impatiences de malade. Il était né élégiaque et satirique. Son éducation littéraire fut exactement la même que celle de Ronsard, antique et italienne. Il a moins fouillé les auteurs anciens, mais il les connaît très bien. Il a traduit beaucoup. On trouve ses traductions dans le livre singulier que publia Louis Le Roy (Regius) en 1558. Ce volume renferme une traduction du Banquet de Platon avec trois livres de commentaires, et, dans ces commentaires, des extraits traduits des meilleurs poètes grecs et latins. Il y a des traductions en prose et des traductions en vers. C’est du Bellay qui a fait les traductions en vers. On y trouve de l’Homère, du Virgile, du Juvénal, du Properce, du Lucrèe, de l’Ovide, du Gallus (Maximien), de l’Horace, du Columelle et, si j’ose le dire, du Fracastor. — Il a beaucoup lu Pétrarque, dont nous surprendrons l’influence dans l’Olive. Il est resté assez longtemps, peut-être à cause de son amitié pour Scève et pour Héroët, sous l’influence italienne. Du reste, et c’est un trait essentiel à marquer, il a le goût plus hospitalier ou plus de faiblesse dans le goût que Ronsard. Il n’est pas si dur qu’on pourrait le croire pour les poètes de l’École qui précède la sienne. Il a loué Saint-Gelais ; il a chanté Marot, et en jolis vers :

Si de celui le tombeau veux savoir
Qui de Marot avait plus que te nom40,
Il te convient tous les lieux aller voir
Où France a mis le but de son renom.

Qu’en terre soit je te réponds que non,
Au moins de lui c’est la moindre partie :
L’âme est aux lieux d’où elle était partie,
Et de ses vers qui ont dompté la mort
Les sœurs lui ont sépulture bâtie
Jusques au ciel : ainsi la mort n’y mord41.

Il faut remarquer à ce propos qu’il y a toutes sortes de petites contradictions dans Joachim du Bellay. Il a écrit la Défense et Illustration, et il a très peu pillé les anciens, et presque nullement. Il est, dans la Défense, pour une poésie savante et difficile, et il n’y a pas au xvie siècle et dans la première partie du xviie d’écrivain en vers plus facile et coulant que du Bellay. Il est, dans Défense, pour une poésie hautaine et aristocratique, et il a aimé le satirique un peu gros et même le burlesque, il a soutenu énergiquement qu’il ne fallait pas écrire en latin, et il a fait beaucoup de vers latins. La contradiction ici est si flagrante qu’il sent le besoin de s’en excuser à son maître. Il écrit de Rome à Ronsard :

Eh quoi, Ronsard, eh quoi ! si au bord étranger,
Ovide osa sa langue en barbare changer,
Afin d’être entendu, qui pourra me reprendre
D’un change plus heureux ? Nul ; puisque le françois,
Quoique au grec et romain égalé tu te sois,
Au rivage latin ne se peut faire entendre.

Tout compte fait, ses idées littéraires personnelles sont un peu en désaccord avec les idées exprimées dans la Défense, ou, si l’on veut, ses penchants littéraires, comme il arrive, ne sont pas tout à fait conformes à ses opinions. C’est un peu pour cela, que, sans vouloir rien retrancher de la gloire de du Bellay, j’ai placé l’analyse de sa Défense dans l’article sur Ronsard. Joachim est un ronsardiste, mais tempéré, convaincu, mais sans intransigeance, partisan, mais point sectaire. Il est un peu comme ce personnage légendaire qui dans une émeute fît le coup de feu pour montrer comment on vise, et refusa de continuer parce qu’il n’était pas de ce parti-là. Il a tiré le coup de fusil de la Défense ; mais ce n’était pas tout à fait son opinion.

II. Du Bellay pétrarquiste. §

Il a commencé, dans l’Olive, par être un pur pétrarquiste. Les sonnets de l’Olive sont maniérés et tendus à la manière de Maurice Scève. Ils ont la grâce difficile et l’obscurité diligente. Ce sont souvent des imitations littérales de Pétrarque et du Pétrarque le plus affecté. On se rappelle le sonnet de Pétrarque : « Intelligence plus prompte que le léopard… » Du Bellay dira :

Penser volage et léger comme veut,
Qui or’en ciel, or’en mer, or’en terre,
En un moment cours et recours grand erre…

Quelquefois il poursuivra une métaphore à travers deux sonnets, comme Pétrarque à travers toute une canzone. Cent fois on voit revenir cette comparaison de la beauté aimée avec le soleil, qui encombre Pétrarque, qu’on retrouvera dans toute notre littérature élégiaque jusqu’aux sonnets de la Belle matineuse, et plus tard, et qui exaspérait Fénelon à juste titre. Il y a dans l’Olive, comme dans Scève, et comme dans Pétrarque, des antithèses laborieuses et recherchées : « Pâle dessous l’arbre pâle étendu », — « l’heureux objet qui me rend malheureux. » Ces colifichets deviendront, comme on sait, une mode littéraire ; dans Montchrétien on trouvera « Possesseur éternel desgrâces éternelles », — « pourrais-tu violer l’inviolable sang ? », — « fidèle exécuteur de l’infidélité », — l’orage menace « notre nef de tourmente et nos corps de tourment » ; Théophile écrira de ce style presque couramment ; et jusque dans Corneille on rencontrera : « Rends un sang infidèle à 1 infidélité » et « Miserable vengeur d’une juste querelle, et malheureux objet d’une injuste rigueur » ; et jusque dans Racine : « Pour réparer des ans l’irréparable outrage. » Il était intéressant d’indiquer d’où cette mode part ; car ce n’est pas de Ronsard.

Du Bellay s’est affranchi assez vite de cette manière qui n’était point la sienne. Il lui en est toujours pourtant resté quelque chose. Du Pétrarquisme il a gardé pendant le reste de sa carrière une certaine tendance au symbolisme et une facilité peut-être malheureuse à symboliser. On trouve des allégories obscures, car c’est proprement là la définition du symbole, dans les Amours, dans les Antiquités de Rome et dans les Regrets. C’est, par exemple, l’amour qui se comporte comme notre ombre. Vous allez voir. Encore que prétentieuse, la pièce est du reste jolie :

Voyez, amants, comme ce petit dieu
Traite nos cœurs. Sur la Heur de mon âge
Amour tout seul régnait en mon courage,
Et n’y avait la raison point de lieu.

Puis quand cet âge augmentant peu à peu
Vint sur ce point où l’homme est le plus sage,
D’autant qu’en moi croissait sens et usage,
D’autant aussi décroissait ce doux feu.

Ores mes ans tendant sur la vieillesse
(Voyez comment la raison nous délaisse)
Plus que jamais je sens ce feu d’amour.
L’ombre au matin nous voyons ainsi croître,
Sur le midi plus petite apparoître,
Puis s’augmenter de vers la fin du jour.

Et maintenant vous y êtes. Et comme Alceste préférant « Ma mie au gué », je préfère le couplet de Madame d’Houdetot42.

C’est encore tout un poème symbolique sur Rome (Songe ou vision sur Rome). La Ville éternelle y est successivement un monument, une colonne, un arc, un chêne, une louve, une source que les faunes viennent troubler, une nacelle, une déesse géante. Les Triomphes de Pétrarque sont construits exactement de la même manière. L’imitation est très probable et l’influence est évidente.

Pour en revenir à l’Olive, elle est tout entière un peu entachée de ce maniérisme, surtout elle est tout entière œuvre de méditation savante et appliquée, non de sincérité et de verve ; mais il faut confesser qu’elle contient déjà de fort belles choses. Du Bellay sait déjà peindre, et d’une façon assez puissante. La première des « belles matineuses  » que je connaisse est dans l’Olive, et ce n’est pas la moins agréable. Le tableau est fait, bien composé, et la figure centrale s’y détache bien :

Déjà la nuit en son parc amassait
Un grand troupeau d’étoiles vagabondes
Et pour entrer aux cavernes profondes,
Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait.

Déjà le ciel aux Indes rougissait,
Et l’aube encor de ses tresses tant blondes

Faisant grêler mille paillettes rondos
De ses trésors les près enrichissait ;

Quand d’occident, comme une étoile vive,
Je vis sortir dessus ta verte rive,
Ô fleuve mien, une nymphe en riant,

Alors voyant cette nouvelle aurore
Le jour honteux d’un double teint colore
Et l’angevin et l’indique orient.

D’une plume plus haute et plus forte il saura décrire ce douloureux contraste si fréquent entre la nature en fête et l’homme en deuil. Songez, pour comprendre sans chercher, que le recueil s’appelle l’Olive, que « l’arbre pâle » est l’olivier, et que le fruit amer (les périphrases sont justes) est l’olive :

Ores qu’en l’air le grand Dieu du tonnerre
Se rue au sein de son épouse aimée,
Et que de fleurs la nature semée
A fait le ciel amoureux de la terre ;

Or que des vents le gouverneur desserre
Le doux Zéphyr, et la forêt aimée
Voit par l’épais de sa neuve ramée
Maint libre oiseau qui de tous côtés erre ;

Je vais faisant un cri non entendu
Entre les fleurs du sang amoureux nées,
Pâle dessous l’arbre pâle étendu ;

Et de son fruit amer me repaissant,
Aux plus beaux jours de mes vertes années
Un triste hiver sens en moi renaissant.

Il y a un beau naturalisme mythologique dans les premiers vers, une belle mélancolie dans les derniers ; l’opposition est fortement marquée et les vers sont d’une rare plénitude. Du Bellay a déjà en mains son instrument. — Et enfin il est dans l’Olive ce fameux sonnet immortalisé

par la ressemblance involontaire d’un couplet de Lamartine avec lui, et qui était digne du reste de cette glorieuse rencontre. Cette idée, toute pétrarquiste, de quitter le monde des apparences pour aller retrouver ailleurs le vrai soleil éclairant les vrais cieux, et l’amour réel, et jusqu’à l’idée, c’est-à-dire, en langage platonicien, le modèle indestructible, de la mortelle que nous aimons ici-bas, elle avait déjà été essayée par Héroët, abordée indirectement par Scève, exprimée à deux ou trois reprises assez faiblement par Ronsard ; elle trouve dans Joachim son expression précise et sûre ; la dernière épreuve, définitive, en sera dans l’Isolement43.

Si notre vie est moins qu’une journée
En l’éternel, si l’an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour,
Si périssable est toute chose née ;

Qu’espères-tu, mon âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour,
Si pour voler en un plus clair séjour,
Tu as au dos l’aile bien empennée ?

Là est le bien que tout esprit désire,
Là le repos où tout le monde aspire,
Là est l’amour, là le plaisir encore.

Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée,
Tu y pourras reconnaître l’idée
De la beauté qu’en ce monde j’adore.

III. Du Bellay poète personnel : le satirique. §

Cependant, comme je l’ai dit, le du Bellay de l’Olive n’est pas le vrai du Bellay. L’influence de Pétrarque fut courte chez lui, et, sauf une ou deux exceptions, sans retour. Pour dire le vrai, le Pétrarquisme n’était pas contraire à sa nature, mais très différent d’elle. Joachim était peu gaulois, mais il était très simple, sans goût de raffinement et de subtilité, écoutant son cœur, et n’aimant pas l’écouter à travers son esprit. Il s’aperçut très vite de cet éloignement naturel, et ce que Ronsard fait à l’égard de Pindare, il le fit à l’égard de Pétrarque. Il chanta la palinodie. C’est la satire contre les Pétrarquistes, qui, d’ailleurs, est amusante et qui est d’un homme qui connaît bien son sujet. Tout le Pétrarquisme y est, sans qu’il en manque un point. C’est d’abord les fades langueurs :

J’ai oublié l’art de pétrarquiser.
Je veux d’amour franchement deviser,
Sans vous flatter et sans me déguiser.
Ceux qui font tant de plaintes
N’ont pas le quart d’une vraie amitié,
Et n’ont pas tant de peines la moitié
Comme leurs yeux pour vous faire pitié,
Jettent de larmes feintes.
Ce n’est que feu de leurs froides chaleurs,
Ce n’est qu’horreur de leurs feintes douleurs,
Ce n’est encor de leurs soupirs et pleurs
Que vent, pluie et orages ;
Et bref ce n’est à ouïr leurs chansons
De leurs amours que flammes et glaçons,
Flèches, liens et mille autres façons
De semblables outrages.

Ce sont ensuite les métaphores monotones, et surannées déjà :

De vos beautés ce n’est que tout fin or,
Perles, cristal, marbre et ivoire encor,
Et tout l’honneur de l’indique trésor,
Fleurs, lis, œillet et roses ;
De vos douceurs ce n’est que sucre et miel,
De vos rigueurs n’est qu’aloès et fiel,
De vos esprits c’est tout ce que le ciel
Tient de grâces encloses.

Ce sont encore les descriptions de la nature associée au désespoir des amoureux de la triste figure :

Il n’y a roc qui n’entende leur voix ;
Leurs cris piteux ont fait cent mille fois
Pleurer les monts, les plaines et les bois
Les antres et fontaines ;
Bref, il n’y a ni solitaires lieux,
Ni lieux hantés, voire même les cieux,
Qui çà et là ne montrent à leurs yeux
L’image de leurs peines.

C’est enfin l’idéalisme subtil lui-même et le Platonisme effréné, devenu le plus banal et le plus facile des procédés :

Quelque autre encor la terre dédaignant
Va du tiers ciel les secrets enseignant
Et de l’amour où il va se baignant
Tire une quinte, essence.

Du Bellay, décidément « plus terrestre », renonce à tout cela ; et par un dernier trait de satire où s’exprime mieux que partout ailleurs son dédain, il déclare que du reste, si l’on y tient, il pétrarquisera autant qu’on pourra le désirer avec une extrême facilité :

Si toutefois Pétrarque vous plaît mieux,
Je reprendrai mon chant mélodieux
Et volerai jusqu’au séjour des dieux
D’une aile mieux guidée.
Là dans le sein de leurs divinités,
Me choisirai cent mille nouveautés
Dont je peindrai vos plus grandes beautés
Sur la plus belle idée.

Et voilà précisément la parodie du sonnet même de Joachim par lequel nous terminions le chapitre précédent. Le revirement ne pouvait pas être plus marqué.

Et en effet, à partir de 1552 environ, du Bellay ne fut plus pétrarquiste. Il fut un poète très naturel qui se borna à traduire envers ses sensations. Ces sensations furent de satirique, d’artiste, d’amoureux et de rustique, et nous n’avons pas besoin d’une autre classification pour nous diriger à travers ses œuvres.

La satire de du Bellay en général n’est pas amère ; elle est vive, gaie et narquoise. Du Bellay est le plus spirituel des poètes de la Pléiade, qui, en général, n’eurent pas d’esprit. Du Bellay en a eu beaucoup. Cela se voit fort bien déjà dans la Défense et Illustration, qui est tout autant une œuvre de polémique qu’une œuvre d’enseignement(en cela très semblable à l’Art poétique de Boileau et très différente de celui de Vauquelin de la Fresnaye), et que l’on peut considérer comme une sorte de Ménippée littéraire. Cela devient terriblement frappant dans la moitié environ des poèmes que Rome lui a inspirés. Le séjour de Rome a écœuré du Bellay, et l’a fait crier, lui qui ne criait guère. Je passerai sans en parler sur une foule de pièces satiriques contre les faquins, les parvenus, les favoris, les libertins et les courtisanes, du Bellay attaquant là des choses et des personnages qui sont partout et qu’il aurait pu flageller tout aussi bien à Paris qu’à Rome. Mais les traits d’une satire plus locale doivent nous attirer. Voici les intrigants qui viennent chercher fortune à Rome, et la méthode qu’ils doivent y suivre, et le sort qui les attend.

Marcher d’un grave pas et d’un grave souci,
Et d’un grave souris à chacun faire fête,
Balancer tous ses mots, répondre de la tête
Avec un Messer non, ou bien un Messer si ;

Entremêler souvent un petit è cosi,
Et d’un son servitor contrefaire l’honnête,
Et, comme si l’on eut sa part en la conquête,
Discourir sur Florence et sur Naples aussi ;

Seigneuriser chacun d’un baisement de main
Et suivant la façon d’un courtisan romain,
Cacher sa pauvreté d’une brave apparence :

Voilà de cette cour la plus grande vertu,
D’où souvent mal monté, mal sain et mal vêtu,
Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France.

Voici le conclave, avec son air de conspiration et de société secrète, et les intrigues dedans et les émeutes dehors, et toute cette émotion qu’il excite, tout un grand tableau en quatorze vers :

Il fait bon voir, Pascal, un conclave serré,
Et l’une chambre à l’autre également voisine
D’antichambre servir, de salle et de cuisine,
En un petit recoin de dix pieds en carré.

Il fait bon voir autour le palais emmuré
Et briguer là-dedans cette troupe divine,
L’un par ambition, l’autre par bonne mine
Et par dépit de l’un être l’autre adoré.
Il fait bon voir dehors toute la ville on armes
Crier : « le pape est fait ! » donner de faux alarmes,
Saccager un palais. Mais plus que tout cela

Fait bon voir qui de l’un, qui de l’autre se vante,
Qui met pour celui-ci, qui met pour celui-là,
Et pour moins d’un écu dix cardinaux, en vente.

Et il y a quelque chose de la puissance pittoresque de Juvénal et de son âpreté dans la tragi-comédie du Pape malade, dans cette peinture des cardinaux et autres princes de l’Église épiant sur le visage du souverain les approches de la mort :

Quand je vois ces Messieurs desquels l’autorité
Se voit ores ici commander en son rang,
D’un front audacieux cheminer flanc à flanc,
Il me semble de voir quelque divinité.

Mais les voyant pâlir lorsque Sa Sainteté
Crache dans un bassin, et d’un visage blanc
Cautement épier s’il n’y a point de sang,
Puis d’un petit souris feindre une sûreté,

Ô combien, dis-je alors, la grandeur que je voi
Est misérable au prix de la grandeur d’un roi.
Malheureux qui si cher achète tel honneur.

Vraiment le fer mortel et le rochet aussi
Pendent bien sur le chef de ces seigneurs ici,
Puisque d’un vieil filet dépend tout leur bonheur.

Il existe une satire d’un genre particulier que l’on peut appeler la satire par paradoxe. Elle demande beaucoup de dextérité et d’aisance. Du Bellay y a fort bien réussi. Il a fait pour Ronsard un éloge de la surdité qui, naturellement, est une satire de tout ce à quoi l’ouïe bonne nous expose, et tout ce dont la surdité nous défend. Il y a de jolis traits. Du Bellay commence par repousser bien loin tout soupçon de paradoxe. Tant s’en faut qu’il y songe :

Je ne suis pas de ceux qui d’un vers triomphant
Déguisent une mouche en forme d’éléphant,
Et qui de leurs cerveaux touchent à toute reste
Pour louer la folie ou pour louer la peste.

C’est bien sérieusement qu’il bénit l’infirmité de Ronsard et la sienne. Pensez à combien de fâcheux accidents cela nous dérobe :

Or celui qui est sourd, si tel défaut lui nie
Le plaisir qui provient d’une douce harmonie,
Aussi est-il privé de sentir maintes fois
L’ennui d’un faux accord, une mauvaise voix.
Un fâcheux instrument, un bruit, une tempête,
Une cloche, une forge, un rompement de tête,
Le bruit d’une charrette, et la douce chanson
D’un âne qui se plaint en effroyable son,
Et s’il ne peut goûter le plaisir délectable
Qu’on a d’un bon propos qui se tient à la table,
Aussi n’est-il sujet à l’importun caquet
D’un indocte prêcheur ou d’un fâcheux parquet,
Au babil d’une femme, au long prône d’un prêtre,
Au gronder d’un valet, aux injures d’un maître,
Au causer d’un bouffon, aux brocards d’une cour,
Qui font cent fois le jour désirer d’être sourd.

Ajoutez, et le trait est bien joli, que la surdité rend taciturne, et que le plus grand bienfait en est, non pas qu’elle empêche d’entendre, mais qu’elle empêche de parler. — Et donc « Je te salue, ô sainte et aime surdité… »

 

Du Bellay était bien né satirique, il ne l’est pas devenu ; car c’est dès 1549, à la suite de l’Olive, dans un petit recueil intitulé Vers lyriques et poésies diverses, qu’il avait fait paraître son poème justement célèbre Le Poète courtisan. Cette pièce est très remarquable. Ici du Bellay est bien d’accord avec sa doctrine. Il substitue bien une forme savante à la forme populaire qui existait avant lui ; il se met du premier coup très loin du Coq-à-l’âne de Marot. Cette forme savante consiste en ceci : faire de la satire sous apparence d’œuvre didactique ; ne pas dire : le poète courtisan est ceci et cela ; mais : je vais vous apprendre à être poète courtisan. Ce détour sent déjà son ironiste affiné.

Que doit être le poète courtisan ? C’est assez simple. Qu’il ouvre la Défense et Illustration (le poète ne le dit point formellement, mais il le fait entendre entre toutes les lignes) et qu’il fasse le contraire de tout ce qu’elle prescrit. La Défense conseillait le travail. Le poète courtisan ne travaillera nullement :

Je ne veux que longtemps à l’étude il pâlisse ;
Je ne veux que rêveur sur le livre il vieillisse…
Ces exercices-là font l’homme peu habile,
Le rendent caterreux, maladif et débile,
Solitaire, fâcheux, taciturne et songeard ;
Mais notre courtisan est beaucoup plus gaillard…

La Défense prescrivait l’étude des anciens. Voilà ce dont le poète courtisan devra se défendre avec le plus grand soin. « Feuilleter studieux tous les soirs et matins les exemplaires grecs et les auteurs latins, suivre la trace d’un Horace ou d’un Pindare, comme font quelques-uns », est un soin qu’il devra diligemment s’interdire. Il y pourrait devenir sérieux et perdre le bienfait d’un beau naturel. Car c’est là le point : la Défense recommande un art savant, un art surveillé, un art étudié, et bref un art artistique. C’est le seul naturel qu’il faut suivre :

Ton simple naturel tu suivras seulement.
Ce procès tant mené et qui encore dure,
Lequel des deux vaut mieux, ou l’art ou la nature,
En matière de vers à la cour est vidé ;
Car il suffit ici que tu soyes guidé
Par le seul naturel, sans art et sans doctrine,
Fors cet art qui apprend à faire bonne mine.

Enfin la Défense poussait à tendre aux grandes choses, grands genres littéraires, grands poèmes intéressant l’humanité tout entière. Le poète courtisan devra ne jamais faire que des poèmes de circonstances. C’est sa vocation propre, et c’est tout son art poétique : « Victoire, ville prise, noce, festin, mascarade, tournoi », voilà sa matière ; secrétaire de grand seigneur, voilà son office :

Je veux qu’aux grands seigneurs tu donnes des devises,
Je veux que tes chansons en musique soient mises,
Et afin que les grands parlent souvent de toi,
Je veux que l’on les chante en la chambre du roi.

Et tout cela en style négligé, s’il vous plaît. La nouvelle école aime les mots nouveaux qui « amusent » (retardent) le lecteur ; elle veut un style un peu difficile qui retienne l’attention du lecteur, en l’exigeant. C’est ce que le poète courtisan doit le plus éviter :

……… Mais garde-toi d’user
De mots durs et nouveaux qui puissent amuser
Tant soit peu le lisant ; car la douceur du style
Fait que l’indocte vers aux oreilles distille ;
Et ne faut s’enquérir s’il est bien ou mal fait ;
Car le vers plus coulant est le vers plus parfait.

On voit l’extrême importance du Poète courtisan comme satire littéraire. L’année même de la publication de Défense et Illustration, il est la Défense et Illustration retournée. Ce que la Défense prescrivait, il l’interdit, mais comme il l’interdit ironiquement, il le confirme. C’est le second coup de feu de la Pléiade. La fin en a moins d’importance littéraire, mais est Bien amusante. Du Bellay y conseille au poète courtisan de produire peu. Être fécond, cela sent son pédant et son petit génie. C’est peut-être avoir des lettres, mais ce n’est pas avoir du monde. Un petit poème de temps en temps, et encore livré « à regret », voilà qui est du bel air.

Encore pourras-tu faire courir le bruit
Que si tu n’en avais commandement du prince,
Tu ne t’exposerais aux yeux de la province.

« Idque coactus.  » — Le fin du fin pour le poète courtisan serait même de ne produire rien du tout :

Et à la vérité la ruse coutumière
Et la meilleure, c’est ne rien mettre en lumière.

Cette satire est achevée ; elle peut être considérée comme proprement la première des satires françaises. Elle a un fond solide ; elle enseigne en raillant, elle est l’exposition piquante et vive d’une doctrine ; elle est courte et complète, et très bien conduite, et spirituelle, et en même temps qu’une confirmation, et un commentaire de la Défense, elle est un portrait de Saint-Gelais. C’est une desœuvres de la Pléiade.

IV. L’artiste §

Du Bellay nous a donné ses sensations d’artiste dans les Antiquités de Rome. Il en a beaucoup voulu à la Ville éternelle, et en vérité il a eu tort. Elle a commencé par l’inspirer le plus heureusement du monde. Ce qu’il a bien senti en l’abordant, c’est la grandeur de la Rome antique. Elle lui apparaît, dans ces lieux où elle a laissé une si forte empreinte, comme une déesse puissante et féconde, née pour la gloire et pour l’empire, toute pleine d’une sereine joie homérique :

Telle que dans son char la Bérécynthienne
Couronnée de tours et joyeuse d’avoir
Enfanté tant de dieux ; telle se faisait voir
En ses jours plus heureux cette ville ancienne ;

Cette ville qui fut plus que la Phrygienne
Foisonnante en enfants et de qui le pouvoir
Fut le pouvoir du monde ; et ne se peut revoir
Pareille à sa grandeur grandeur sinon la sienne.

Rome seule pouvait à Rome ressembler,
Rome seule pouvait faire Rome trembler.
Aussi n’avait permis l’ordonnance fatale

Qu’autre pouvoir humain, tant fût audacieux,
Se vantât d’égaler celle qui fit égale
Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.

Il a bien eu, en un siècle où on ne l’avait guère, le sentiment des ruines, et si l’on en a abusé depuis, celui qui en reste comme le lointain initiateur doit être loué, ou tout au moins remarqué avec intérêt. Il a bien compris que ce que doit nous inspirer le monument antique, sorte de sépulcre vidé, c’est la méditation sur les êtres semblables à nous qui l’ont construit selon le modèle de leurs rêves, qui l’ont peuplé, animé, quitté, et dont il reste comme le signe, lui-même périssable, lui-même caduc, testament déchiré d’âmes mortes. Cette méditation est chez lui forte et très discrète, dans une mesure très juste :

Pâles esprits, et vous ombres poudreuses,
Qui jouissant de la clarté du jour,
Fîtes sortir cet orgueilleux séjour
Dont nous voyons les reliques cendreuses ;

Dites, esprits (ainsi les ténébreuses
Rives de Styx, non passable au retour,
Vous en laçant d’un trois fois triple tour,
N’enferment point vos images ombreuses),

Dites-moi donc (car quelqu’une de vous,
Possible encor, se cache ici dessous)
Ne sentez-vous augmenter votre peins,

Quand quelquefois de ses coteaux romains
Vous contemplez l’ouvrage de vos mains
N’être plus rien qu’une poudreuse plaine ?

Il ne se fait donc pas d’illusion quand il se loue d’avoir été le premier des Français à chanter la gloire, la grandeur et la décadence du peuple romain. Il est bien le premier du moins qui les ait très fortement senties et qui en ait eu comme l’impression directe et immédiate, et très profonde à cause de cela, et aussi parce qu’il était artiste. Il a raison de dire en finissant :

Ne laisse pas toutefois de sonner,
Luth qu’Apollon m’a bien daigné donner :
Car si le temps ta gloire me dérobe,

Vanter tu peux, quelque basque tu sois,
D’avoir chanté le premier des François
L’antique honneur du peuple à longue robe.

Moitié hasard, moitié intention (car il a désiré aller à Rome), du Bellay a été en cette circonstance le véritable humaniste. Il a fait de l’humanisme comme il faut en faire. Les autres humanistes français voyaient surtout l’antiquité à travers les livres. Ils prétendaient se faire une âme antique par la lecture et le commerce assidu des écrivains anciens. C’est un moyen, mais insuffisant.

Cette âme livresque, Ronsard l’a eue. L’âme antique vraie, du Bellay l’a eue un instant. Il s’est donné la sensation familière et intime de l’antiquité. Il es vrai qu’on doit ajouter qu’il ne l’a pas gardée très longtemps. J’ai dit qu’il était mobile et inconstant, sans incohérence du reste. Rome a réveillé en lui l’humaniste d’abord, mais le satirique ensuite et l’amoureux un peu plus tard ; et il l’a vénérée, puis raillée, puis aimée dans la personne de Faustine, comme nous verrons plus loin, enfin quittée avec soulagement. Une période de vrai, pur et profond humanisme, une période où son imagination et sa sensibilité ont été puissamment émues (et renouvelées) par le spectacle des grandes ruines et l’invasion des grands souvenirs, voilà du moins ce qu’il lui doit.

V. Le rustique. §

Du Bellay a été un charmant poète rustique. Il y était naturellement préparé par toute son enfance de petit campagnard, dans la molle et douce terre d’Anjou. Cependant, comme il y a toujours eu du je ne sais quoi dans Joachim du Bellay, ce n’est pas à ce genre d’inspiration qu’il s’abandonna d’abord, ni très longtemps, et encore il fallut la lecture des Lusus de Navagero pour le tourner de ce côté Ce Navagero, venitien du xvie siècle, qui a eu la vie la plus accidentée et romanesque, avait publié en 1546, sous le nom de Naugerius, un livre d’épigrammes latines et deux d’églogues latines où sont contenus les Lusus. De ces lusus du Bellay en a transposé treize et il en a ajouté quelques-uns de son invention. Ils sont tous très agréables. Son vers y prend une souplesse qu’il n’a pas toujours. Quelque chose de la mollesse italienne s’y môle très heureusement à la prestesse et à la vivacité française. C’est là qu’on lit le poème de Joachim du Bellay ; car chez nous chaque poète a un poème où son nom reste attaché de telle sorte qu’on dirait qu’il n’a pas fait autre chose. Le « Mignonne, allons voir si la rose  », ou le « Vase brisé  » de Joachim du Bellay, c’est la Chanson du Vanneur. Ce n’est pas à dire, encore qu’il ait fait mieux, qu’elle soit mauvaise :

À vous, troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,

J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes
Et ces œillets ici,
Ces vermeillettes roses
Tout fraîchement écloses
Et ces œillets aussi.
De votre douce haleine
Eventez cette plaine,
Eventez ce séjour,
Cependant que j’ahanne
À mon blé que je vanne
À la chaleur du jour.

Il y a du piquant et en même temps de la cajolerie aimable dans la Villanelle, qui est de lui, fond et forme, et qui rappelle Marot, qui annonce Desportes, et qui est supérieure à ce que l’un et l’autre fait d’ordinaire. C’est un fugit ad salices inverse : ce n’est pas Galatée qui fuit, c’est Damœtas, et cette coquetterie masculine, doucement agaçante, et suffisamment modeste encore parce qu’elle est assaisonnée de mélancolie, est un jeu très aimable et gracieux :

En ce mois délicieux
Qu’amour toute chose incite,
Un chacun à qui mieux mieux
La douceur du temps imite.
Mais une rigueur dépite
Me fait pleurer mon malheur.
Belle et franche marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur…

Or, puisque je deviens vieux,
Et que rien ne me profite,
Désespéré d’avoir mieux,
Je m’en irai rendre hermite,
Pour mieux pleurer mon malheur.
Belle et franche marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.

Mais si la faveur des dieux
Au bois vous avait conduite,
Où, despéré d’avoir mieux,
Je m’en irai rendre hermite,
Peut-être que ma poursuite
Vous ferait changer couleur.
Belle et franche marguerite,
Pour vous j’ai cette douleur.

Et Sainte-Beuve avait bien raison d’admirer le petit poème intitulé A Vénus. Il est vraiment rustique. « Il sentie gras été », comme dit Théocrite, et l’ombre entremetteuse, et le foin coupé. Il est nonchalant comme la saison douce, et vif comme le désir, et furtif comme le larcin. Il est fâcheux que la fin en soit faible. Quatre stances sur sept en sont exquises :

Ayant, après long désir,
Pris de ma douce ennemie
Quelques arrhes de plaisir,
Que sa rigueur me dénie,
Je t’offre ces beaux œillets,
Vénus, je t’offre ces roses
Dont les boutons vermeillets
Imitent les lèvres closes,

Que j’ai baisé par trois fois,
Marchant tout beau dessous l’ombre
De ce buisson que tu vois ;
Et n’ai su passer ce nombre,

Pour ce que la mère était
Auprès de là, ce me semble,
Laquelle nous aguettait :
De peur encore j’en tremble.

C’était peut-être là sa vocation. Un Anacréon rustique, un Théocrite amoureux et doucement et spirituellement enclin au plaisir, il avait cela en lui. Il y mettait sa mollesse d’Angevin, sa vivacité de Français, son esprit, un peu de ses grâces voilées et légèrement attristées de malade, un vrai, mais nullement indiscret, sentiment de la nature. Il aurait dû poursuivre de ce côté-là. Mais il faut le dire à sa louange ; qu’il s’essaye comme satirique, comme artiste ou comme rustique, on trouve toujours que c’était là sa vocation.

VI. L’élégiaque. §

Comme élégiaque aussi. Nous venons de toucher déjà à cette partie de son beau talent. Elle fut remarquable. Du Bellay n’était jamais mieux, inspiré que quand il parlait de lui, je me trompe, que quand il parlait pour lui. Car c’est ici la différence entre l’élégiaque vrai et l’autre. Il n’est mauvais de parler de soi que quand on songe à en parler. Parler de soi en se parlant à soi-même, c’est proprement la méditation, et c’est proprement se laisser vivre. Et qu’ensuite de cette vie intérieure, spontanée et partant sincère, on laisse une trace que les autres viendront lire, on le peut sans crainte. Nous aimons les gens qui nous parlent d’eux, à condition que quand ils en parlaient, ils n’aient pas songé à nous. C’est ainsi que du Bellay s’épanche, et ses confidences ont un air parfait de sincérité.

Il s’est bien rendu compte du reste, en homme qui était un critique, et qui avait écrit la Défense, que ce qu’il faisait là n’était pas tout à fait ce qu’il avait recommandé et n’était point absolument dans l’esprit de la nouvelle école. La poésie savante et la poésie érudite n’est pas précisément la poésie personnelle. — Soit ; et encore une fois du Bellay sera un peu infidèle à la doctrine dont il a écrit le manifeste. À d’autres le monde : « Je ne veux point fouiller au sein de la nature. Je ne veux point chercher l’esprit de l’Univers… » À lui lui-même ; c’est un monde aussi, encore qu’il n’ait pas la fatuité de le dire : « Je me plains en mes vers si j’ai quelque regret ; je me joue avec eux, je leur dis mon secret ; comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires  » ; et ses poèmes ne seront désormais « que des papiers journaux ou bien des commentaires. » — A d’autres l’antiquité, Horace, Pindare ; à lui ce qu’il sent en lui : « Je me contenterai de simplement écrire ce que la passion seulement me fait dire.  » En toute modestie, voilà, en tête des Regrets, la définition, sinon le manifeste, de la poésie personnelle, inscrite clairement.

Les sentiments qui remplissaient le cœur de du Bellay toujours, et particulièrement pendant son séjour à Rome, sont l’amour, l’amitié, et le mal du pays. Il a fort peu parlé de ses amours en vers français. Mais en vers latins il nous a laissé tout un roman par chapitres détachés, le roman de ses amours avec Faustine, de son nom de famille Colomba. En reconstituant cette histoire d’amour qu’il n’a pas racontée de suite, mais sur laquelle ses vers nous donnent beaucoup de documents dispersés, on peut supposer ce qui suit.

Du Bellay avait passé quatre ans a Rome sans amour (par conséquent cette aventure se place dans les derniers mois de son séjour) lorsqu’il rencontra Faustine.

Et jam quarta Ceres capiti novaserta parabat
Nec dederam sævo colla supcrba jugo44.

Elle était très belle, yeux noirs, cheveux noirs, large front éclatant, beauté très appréciée au xvie siècle45, joues rosées et lèvres roses.

Et quis in tali timidus puella
Non foret, qualem, Polydore, raagna
Ante nec vidit, puto nec videbit
Roma puellam ?

Sive nigrantes oculos comasque
Frontis et lalæ niveum nitorem
Seu genas spectes roseas rosisque
Picta labella.

Ils s’aimèrent furtivement pendant très peu de temps(venit in amplexus terque quaterque meos) et Joachim n’avait pas trop de toutes les ressources de la langue et de la versification latine pour tourner les plus fins madrigaux à la maîtresse de son cœur. J’ai dit qu’elle s’appelait Colomba ; pour un poète de xvie siècle, ce nom était une bonne fortune. Il en tire très joliment parti :

At tibi si niemini nomen gentile Columba
Conveniens formæ est ingenioque tuo.
Laudantur niveo mites candore columbæ

Et tibi sub niveo pectore candor inest.
Quid lusus, meavita, tuos, quid murmura, blanda,
Quid referam noti nequitias thalami ?…

Ces fêtes antiques furent courtes. Un mari jaloux fit enlever Faustine et la fit enfermer dans un couvent. Elle s’était, paraît-il, réfugiée chez sa mère ; mais l’autorité conjugale fut plus forte, et passa outre. La scène de l’enlèvement de Faustine est assez belle :

Cum tecrudelis nuper nil taie merentem
Materno conjux velleret e gremio,
Tendentemque manus traheret passisque capillis,
Quid tibi tunc sensus, quid tibi mentis erat ?
Fama est flebilibus mœstam te ululasse querelis,
Sæpius et nomen congeminasse meum,
Et nunc crudelem demissa voce maritum,
Nunc matrem lacrimis sollicitasse piis.

La pauvre « colombe » avait été liée par le vautour. Cette comparaison est, bien entendu, de du Bellay :

Hei mihi quis raptor, credo, Jove ni issus ab ipso,
Te nostro avulsit, cara Columba, sinu ?
Te malus accipiter captans tenet unguibus uncis
Et tuo crudelis viscera dilaniat.I nunc, die
Venerisacratas esse columbas
Si tam, me miserum, bella Columba perit.

Faustine resta au couvent pendant quelque temps(et sacræ cogit claustra subire domus), puis fut, paraît-il, reprise par son mari, mais tenue aussi sévèrement captive dans la maison conjugale qu’au monastère. Les imprécations contre le tyran et contre la porte de la maison, à la manière de Tibulle, étaient trop indiquées et du reste trop naturelles, pour que du Bellay y manquât :

Rapta est, me miserum, et cæco carcere clausa
Conjugis ingrati mine gémit in thalamo,
Et nu ne il le férus tanquam de virgine rapta
Exsultat, nostris, heu fruiturque malis…
Hæc domus, hæc ilia est nostros quæ claudit amores ;
Ah ! nimis atque nimis janua dura mihi.
Tu veneres ingrata meas, lususque jocosque,
Tu cohibes vinclis gaudia nostra tuis.
At nunc ille senex forsan rosea illa labella
Sugit, et amplexu mollia membra premit.
In terea vagus atque excors sine mente animoque
Limina nocturnis nota tero pedibus…

On peut croire pourtant que Faustine trouva le moyen de rejoindre Joachim, et c’est très probablement le sens du poème intitulé Voti solutio. C’est le plus joli des poèmes latins de du Bellay. Il respire la joie, la volupté et la tendresse ; il est d’une très fine latinité, et écrit aisément dans cet aimable mètre hendécasyllabique que l’on sait que du Bellay aimait tant :

Jam mihi mea reddita est Columba
Vos tristes elegi, valete longum ;
At vos molliculi venite versus,
Dum cano reditum meæ Columbæ.
Quam plus ipse oculis meis amabam
Cujus basia blandulumque murmur,
Lusus, nequitiæ proterviores,
Et morsus poterant micante rostro,
Ipsum vincere passerem Catulli.
Nam mellita fuit, venusta, bella,
Pulchra, candidula, atque delicata
Nil mage ut queat esse delicatum
Mellitum magis aut magis venustum…
At vos hendecasyllabi frequentes,
Versus mollieuli venustulique,
Adeste huc, precor, et quot estis omnes
Formosæ Veneri bonisque divis
Votum solvite pro mea Columba.

On ne voit pas quelle fut la fin de l’aventure, qui dut se dénouer naturellement par le retour de du Bellay en

France. J’ai assez cité pour qu’on juge bien de l’habileté de du Bellay en vers latins, et de la souplesse avec laquelle il s’accommode aux différents rythmes. Il y a même à remarquer qu’il varie beaucoup plus ses mètres en latin qu’en français et que son oreille paraît plus sûre dans la langue de Catulle que dans la sienne.

Quant au fond de cette manière de poème, il est bien curieux. C’est un rêve d’humaniste réalisé. Aimer à Rome, une romaine, en langue latine, en vers latins, avec son âme, avec ses sens, et aussi avec une âme latine, des pensées qui sont des souvenirs, des jeux d’esprit qui sont des réminiscences, des mots et des rythmes qui sont ceux de la vieille Rome, ce n’est plus imiter Catulle, c’est redevenir Catulle, le ressusciter en soi, et non plus jouer avec l’humanisme, mais le vivre. Pour un homme de la Pléiade il n’y a pas de jouissance plus vive et plus pénétrante. Ce dut être pour du Bellay une grande consolation à ses déboires. Peut-être dira-t-on qu’il n’était pas encore assez ardemment humaniste pour goûter pleinement cette transposition sentimentale, et que c’est à Ronsard qu’il eût fallu souhaiter cette bonne fortune. On voit pourtant que par sa manière de la chanter du Bellay s’en est montré digne.

— Du Bellay sait aussi aimer en français, surtout ses amis. La plupart des pièces de Ronsard sont dédiées à des femmes ; presque toutes les pièces de du Bellay sont dédiées à ses amis. Il avait l’amitié tendre de Montaigne et de La Fontaine, l’amitié caressante, un peu anxieuse et délicieusement importune. À en juger par le nombre des sonnets qu’il leur envoie de Rome, ses amis de France ont dû recevoir des monceaux de lettres en prose. Il aime se sentir toujours près d’eux par la pensée, et l’on voit bien que pour lui, comme pour tous les cœurs mélancoliques, le regret, en même temps qu’une souffrance, est une volupté.

Plus que tout, il aime son pays profondément, douloureusernent, comme il semble qu’aime son sol une plante arrachée. Toujours, au milieu des occupations, des tracas et peut-être desplaisirs qu’il rencontre à Rome, « toujours de la maison le doux désir le point », toujours il revoit, — et, en choses de sentiment, les yeux qui voient le mieux ce sont les yeux qui pleurent, — la France, Paris « et le plaisant séjour de la Terre Angevine. » Ces regrets sont des adorations du pays sous toutes ses formes. Tantôt c’est sa jeunesse qu’il regrette, ce qui est une façon de regretter son pays ; car le pays c’est l’endroit où l’on a été jeune. L’admirable sonnet que celui où il se rappelle ses premières émotions poétiques, le premier frisson du génie qu’il portait en lui :

Las ! où est maintenant ce mépris de fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l’immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs qu’au soir à la nuit brune
Les muses me donnaient alors qu’en liberté,
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté,
Je le menais danser aux rayons de la lune ?
Maintenant la fortune est maîtresse de moi
Et mon cœur qui soulait être maître de soi
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient.

De la postérité je n’ai plus de souci.
Cette divine ardeur je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi comme étranges s’enfuient.

Tantôt c’est la France qu’il salue et appelle en gémissant avec la plus large éloquence et l’émotion la plus profonde que jamais homme ait mises dans des vers. Nous sommes loin ici des Tristes d’Ovide, souvent charmants, mais qui ne sont jamais plus que charmants. Ceci est puissant et tragique :

France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle.
Ores, comme un enfant que sa nourrice appelle
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as pour enfant avoué quelquefois.
Que ne me réponds-tu maintenant, o cruelle ?
France, France, réponds à ma triste querelle.
Mais nul, sinon Echo, ne répond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
Je sens venir l’hiver de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las les autres agneaux n’ont faute de pâture ;
Ils ne craignent le vent, le loup, ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau.

Et tantôt enfin il regrette ce que j’appellerai le petit pays ; car nous en avons tous un grand et un petit, le grand, que nous chérissons pour « ses arts, ses armes et ses lois », et pour l’orgueil que nous avons d’en être, et que nous aimons comme on aime un père ; le petit, le coin d’enfance et de jeunesse, qui peut être laid, qui peut être obscur, que nous couvons de toute la tendresse de nos premiers souvenirs, où nous sommes attachés comme de nos fibres profondes, et que nous aimons comme une mère seule est aimée. C’est celui-là, c’est son petit Liré, c’est la douceur de sa terre angevine, et qui connaît ce pays de paresseuses nonchalances, comprend et sent ces expressions pleinement, qui lui inspire la tendresse la plus intime et les plus beaux accents :

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge.

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux.
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine ;

Plus mon Loyre gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.

L’Ovide français, comme il a été nommé déjà de son temps, avait tout de l’élégiaque, et c’est un Catulle, un Tibulle, un Properce aussi (trop souvent), qu’on rencontre dans son œuvre, digne d’un sourire fraternel de Musset, et même d’un regard de Lamartine.

VII §

Du Bellay est le poète le plus distingué et le plus original, non le plus grand, du xvie siècle. D’une imagination brillante, mais peu riche, c’est la sensibilité qui chez lui est la faculté maîtresse, sous ses deux formes : amertume d’un cœur blessé, épanchement d’un cœur aimant. Elle a fait de lui le poète sympathique, qui nous est ami, qui est comme de plain-pied en conversation avec nous et en confidence, qui se fait admirer, mais surtout qui se fait chérir. C’est de tous les poètes du xvie siècle le plus personnel, celui qui a mis le plus de lui-même dans ses écrits.

En cela, non pas seulement infidèle, mais contraire à l’esprit de l’École nouvelle, dont il avait été le porte-parole éloquent. C’est que les doctrines sont quelque chose, et que les tempéraments sont beaucoup plus. Les doctrines inspirent surtout ceux qui n’ont pas de tempérament ; et il arrive ainsi que, faites, à ce titre, pour des disciples, elles sont proclamées par les maîtres, et suivies par leurs écoliers beaucoup plus que par eux-mêmes. — Du Bellay était humaniste autant que personne, et il en est resté dans ses œuvres des traces brillantes ; mais il était surtout poète intime, et ce sont ces intimités qui restent ce qu’il a laissé de plus beau. Par cela il est moderne et beaucoup plus rapproché de nous qu’aucun de ses illustres rivaux. Il sait et chante surtout son âme. Jeu piquant de la fortune que des deux poètes vraiment doués de la Pléiade, l’un représente assez bien la poésie impersonnelle que la Pléiade recommandait, et l’autre assez bien aussi la poésie personnelle, dont elle ne voulait pas ; comme si ces deux formes de l’éternel génie poétique étaient si nécessaires et naturelles toutes deux qu’elles dussent toujours vivre côte à côte, au sein même des écoles qui prétendent repousser l’une ou repousser l’autre.

Il est vrai que Joachim du Bellay a laissé une œuvre beaucoup moins grande que Ronsard ; mais il est mort très jeune, un peu après l’âge qui est d’ordinaire la période brillante des poètes, un peu avant l’âge qui est d’ordinaire leur période puissante, victorieuse et souveraine, juste entre les deux, à trente-cinq ans. S’il eût vécu, il est à croire qu’il eût été aussi grand dans sa manière, si captivante, que Ronsard dans la sienne, si dominatrice. Une providence veillait qui voulait sans doute que la Pléiade fût en son évolution à peu près ce qu’elle avait promis d’être ; que l’esprit dirigeant de la Pléiade ne fût pas merveilleusement altéré par celui-là même qui l’avait défini ; que la carrière de la Pléiade ne fût pas comme bifurquée par celui qui avait sonné la fanfare en l’ouvrant. — C’eût été dommage peut-être ; mais le contraire est dommage aussi, et plus sûrement.

D’Aubigné §

I. Sa vie. §

D’Aubigné, qui reçut le prénom de Théodore par esprit de piété, et celui d’Agrippa en considération d’une particularité de sa naissance46, naquit en 1550 à Saint-Maury près de Pons en Saintonge. On était au plus fort des guerre à civiles et de la renaissance des Lettres. Son père, protestant zélé, le nourrit de bible et de grec dès l’âge le plus tendre. Quand Agrippa d’Aubigné nous dit qu’il traduisait le Criton à dix ans, il faut l’en croire, parce qu’il n’est pas menteur, et parce que, avec un bon précepteur, ces choses-là n’ont rien d’impossible.

Son enfance se passa parmi les batailles. On connaît les anecdotes du serment renouvelé d’Annibal au pied des gibets d’Amboise, de d’Aubigné menacé du bûcher et soutenu contre l’horreur du feu par celle de la messe, de d’Aubigné s’évadant en chemise de la maison de son oncle pour courir à la guerre. Toujours traqué, vingt fois pris, vingt fois blessé, étudiant le grec et l’hébreu et un peu toutes choses pendant les trêves, il finit par devenir, vers la vingtième année, le partisan, puisl’intime ami de Henri de Navarre. Il parut à la cour, n’y plut guère et ne s’y plut pas. Il savait causer pourtant et était extrêmement amusant. Mais il était disputeur acharné. Ses lettres et souvenirs sont pleins de discussions subtiles, opiniâtres et quelque peu insolentes, avec Duperron, avec le père Cotton, bien d’autres. De plus, il était un peu plus savant en diverses choses qu’il ne fallait. Sans être ni « entrant » ni non plus « retenu », il ne cherchait point à dissimuler son savoir. Cela n’était point de bon air. Il ne trouvait pour auditeurs

qu’ignorants envieux
Diffamant le savoir de noms ingénieux.
S’il trousse l’épigramme ou la stance bien faite,
Le voilà découvert ; c’est fait : c’est un poète ;
S’il dit un mot salé, il est bouffon, badin ;
S’il danse un peu trop bien, saltarin, baladin ;
S’il a trop bon fleuret, escrimeur il s’appelle ;
S’il prend l’air d’un cheval, c’est un saltain-bardelle ;
Si avec art il chante, il est musicien ;
Philosophe s’il presse en bon logicien…
Mais si on sait qu’un jour à part, en quelque lieu
Il met le genou bas, c’est un prieur de Dieu.

Il n’était pas fait pour ces lieux-là. Il se retira en son village, « prince de son ménage, roi de son hameau. » C’est alors qu’il écrivit le plus, et ses meilleurs ouvrages ses stances, ses odes, ses élégies, et qu’il remania et acheva ses Tragiques, commencés en pleine guerre, en 1577, et qui ne furent publiés qu’en 1613.

Les guerres, puis la victoire, d’Henri devenu roi de France, l’arrachèrent à sa liberté. Il revit la cour « embrassant de son maître et la vie et l’ennui, ne le flattant jamais, jamais ne le louant » et faisant un peu tout le contraire. Il l’adorait comme ami, le conseillait rudement comme roi, et le méprisait un peu comme renégat et comme libertin. En 1600 il se retira pour la dernière fois et reprit ses occupations d’auteur. C’est alors qu’il écrivit son Histoire universelle. Il prit part, pendant la minorité de Louis XIII, à la révolte protestante qui finit au traité de Loudun (1616).

En 1620 le troisième volume de son Histoire Universelle ayant été condamné au feu, il sortit de France et s’établit à Genève. Il y eut des affaires encore à propos des fortifications de la ville dont, il s’occupait et où il avait employé les matériaux d’une église ruinée. Il fut frappé d’une condamnation à mort. C’était la quatrième. Ce n’était pas pour le troubler. Les choses s’arrangèrent. Il mourut en 1630, âgé de quatre-vingts ans, laissant deux filles qu’il aimait beaucoup, un fils, Constant, devenu catholique, qu’il exécrait, un fils naturel, Nathan, pour qui il avait la plus tendre affection, et une jeune veuve, qui, avant d’être Mme d’Aubigné, avait été Mme Burlamachi. Son fils Constant fut le père de Mme de Maintenon. Cette race des Aubigné était énergique, opiniâtre et aventureuse.

II. Son caractère. §

D’Aubigné était aimable, spirituel et joyeux. Il causait avec verve, contait bien, plaisantait joliment, tournait de la plus gracieuse façon du monde un madrigal, une stance amoureuse, une strophe passionnée. Il fut très bien traité des dames ; c’était un très brillant cavalier. Sa culture classique était exquise. Il savait l’hébreu, le grec, le latin, l’italien et l’espagnol, sans compter le gascon qu’il écrit d’une verve bouffonne à mourir de rire. Ses lettres, très bien tournées, sont pleines de citations grecques et latines. Il avait pratiqué Rabelais et il le cite quelquefois. Il avait connu Ronsard et le mettait aussi haut qu’il estpossible de mettre un homme. Il nous a conservé, on le sait, le testament littéraire ou un des testaments littéraires du Dieu et de la Pléiade47. Il aimait les contes salés et aussi les plaisanteries fines. Il était de la Pléiade et de la Satire Ménippée. Il avait en lui du Ronsard, du du Bellay et du Passerat. Toute cette fin du xvie siècle, esprit classique, goût oratoire, goût épique, esprit satirique et gauloiserie persistante, dans une robuste gaîté de soldat et de routier, est très bien représenté par d’Aubigné.

Et voilà, me dira-t-on, un d’Aubigné ou l’on ne s’attend point. C’est que c’est le d’Aubigné véritable que je viens de peindre. Je reconnais du reste qu’il en existe un autre, un peu factice et un peu voulu, qui s’est ajouté à celui-là et qui l’a à la fois contredit et complété. Sous toutes ses grâces et tous ses agréments il était violent et entêté. Cela en fit un homme de conviction ; et les guerres et les atrocités du temps s’y joignirent pour en faire un homme de parti. Il fut de son parti avec véhémence, avec colère et avec orgueil. Il ne vit de vérité et de vertu que dans la faction dont il était, et ne vit que mensonge et crime dans la faction dont il n’était pas. Il fut un homme de combat. Cela ajouta en quelque sorte un second tempérament à son tempérament naturel. Il fut double, non sans quelque gêne. On sentait souvent en lui l’effort de l’homme joyeux pour être morose, de l’homme gracieux pour être rude, de l’homme aimable pour être fort, et de l’homme spirituel pour être éloquent. Très sincère du reste en ces gênes, et ne se tourmentant que par conviction, mais se tourmentant, ayant souvent des remords à l’endroit de ses plus aimables qualités, se reprochant d’avoir été amoureux, et de l’être encore (car il le fut toujours) quand on ne devrait être que dévot ; d’être aimé quand on ne devrait être que redouté des méchants et respecté des bons ; d’être amusant quand on ne devrait être que la terreur et le fléau des vicieux.

Rien n’est plus honorable que pareils scrupules, rien, non plus, n’est plus fatigant, tant pour soi que même pour les autres. Il y a des gens qui sont nés très graves, même un peu lourds, et qui mettent toute leur application à être vifs, tout leur zèle à être brillants, toutes leurs forces à être mondains, et toute leur tension musculaire à être légers. Ce sont les plus ridicules des hommes. Le même effort à l’inverse, c’est d’Aubigné ; et cet effort-ci n’est plus ridicule, et même est digne de tout respect ; mais il sent encore ce qu’il est, et ne va pas sans faire un peu grimacer la physionomie. D’aubigné est un Français qui a voulu être un Génevois. Ce n’était pas une sotte ambition ; mais c’était une ambition, et toute ambition fausse un peu le naturel. Il avait été l’élève de Théodore de Bèze, et, de bonne heure aussi, l’ami de Henri de Navarre. Souvent, dans ses conversations avec Henri, quand il se laissait aller à quelque trait d’humeur gasconne, à quelque bon conte un peu gras, à quelque portrait satirique d’un vif relief, Henri a dû lui dire : « D’Aubigné, ceci est de moi » ; quand il se refrognait dans une bouderie maussade ou lançait un de ces coups de boutoir qui rappelaient les prophètes hébreux, Henri a dû lui dire : « Ceci est de Bèze » ; et enfin quand il avait un de ces cris de pitié, un de ces appels à la pacification par la clémence, ou simplement un de ces traits de ferme bon sens qui ne sont pas rares chez lui, Henri a dû lui dire : « Ceci est de vous. »

Car, aussi bien parmi ses divertissements que parmi ses fureurs, le bon sens et la bonté persistaient chez lui. Il est toujours Français de l’ouest, un peu voisin de la Gascogne, mais de l’ouest encore, avec un très bon fond de raison sûre, de sens droit et de cœur généreux. Ses idées politiques sont des idées de tiers-parti. Il est royaliste formellement, et se moque fort de ceux qui ont représenté comme républicain parce qu’il a détesté de mauvais rois, ce qui, en effet, n’est pas une raison. Il veut fortement l’autorité royale respectée dans tout le pays. Il la veut souveraine et incontestée. Il ne lui impose pour limites que les droits de la conscience. « Ceci est à Dieu », comme il dit dans une très belle formule. Il n’est point partisan des Places de sûreté. Il reconnaît que c’est là une soustraction anormale à l’autorité légitime de la couronne, ajoutant seulement que c’est une nécessité du temps et une précaution nécessaire contre la mauvaise foi des catholiques. Dans son Traité sur les Devoirs des rois et des sujets, qui est aussi éloquent que le Contr’un, et qui est beaucoup plus sensé, il n’y a que deux idées, qui sont que le pouvoir royal est nécessaire, et que les rois sont faits exclusivement pour le service du peuple. — Du reste, s’il n’est point du tout pour que l’on reste dans la religion où l’on est né si cette religion est la catholique, il est tout à fait pour que l’on reste sous le régime politique que l’on a trouvé en venant au monde. C’est un homme indépendant et hiérarchiste ; car respectueux serait trop dire. Qu’on le laisse, lui et ses frères, pratiquer la religion qu’ils chérissent, il sera l’homme soumis à toutes les lois et ordonnances, et pour le prince il le servira de près s’il est honnête et de plus loin s’il est vicieux. C’est un sectaire qui ne demande qu’à être bon citoyen.

Surtout c’est un très bon homme. Ce qui frappe le plus chez lui, quand on le pratique un peu et qu’on le creuse, c’est l’absence d’égoïsme et de vanité. Violent, il Ta été pour la cause, orgueilleux il l’a été pour la secte ; pour lui-même il n’a jamais été ni l’un ni l’autre. Il y a même dans ses affaires de Genève, où, vieux et proscrit, il pouvait ne songer qu’à se tenir tranquille, un peu de ridicule peut-être à s’occuper des affaires des autres pour n’y gagner qu’une condamnation à mort, mais la marque encore d’un besoin de se dévouer, d’un besoin de fortifier et d’assurer encore la grande place de sûreté du calvinisme. À soixante-dix ans, — passe encore de bâtir — il bâtissait pour ses arrière-neveux.

Verdeur et verve joyeuse, grâce aimable, sinon de courtisan, du moins d’homme de cour, humeur satirique, fanatisme sinon voulu, du moins un peu appris, bon sens et bonté, voilà bien des traits divers et qui se ramèneraient difficilement à l’unité. C’est qu’en effet d’Aubigné, comme il arrive à beaucoup d’hommes, n’a point d’unité. Il n’a point de faculté maîtresse. Qui lui en trouverait une, c’est qu’il le connaîtrait mal, et ne tiendrait pas compte des autres parties, tout aussi importantes, de son caractère. Et il n’y a donc qu’à le suivre dans les manifestations différentes de sa complexion un peu composite. Nous commencerons par les moins rudes.

III. D’aubigné conteur et polémiste §

Quoiqu’il ait dit quelque part qu’on ne doit écrire que pour agir, «  zo îtoisw » sans quoi « l’on n’est que rimeur et non poète », il a beaucoup écrit pour s’amuser, ce qui est fort bien fait, surtout quand, du même coup l’on amuse les autres. Il avait beaucoup plus de frivolité qu’il ne croyait lui-même, et le démon d’écrire pour le plaisir d’écrire, n’était pas sans le presser comme il faisait presque tous les hommes de son temps. Il reconnaît lui-même à soixante-quinze ans que s’il avait gardé tout ce qu’il avait écrit, le nombre de ses volumes égalerait celui de ses ans, et c’est un joli chiffre, qui suppose bien des livres sans conséquence. Il aimait à conter. Il contait bien, quoique un peu longuement, et en se répétant quand il était content de ce qu’il avait dit.

Certes il y a quelque chose de sérieux au fond du Baron de Fœneste. On peut même dire, si l’on y met de la complaisance, que ce livre est une étude de mœurs. On peut dire, si l’on en met encore plus, que c’est un livre prophétique. D’Aubigné a vécu sur ses terres, en homme sage, et il a vu passer par sa Saintonge les cadets de Gascogne qui s’en allaient ou à la cour du roi, ou aux petites cours des grands seigneurs, pour faire leur chemin, et même simplement, « pour paraître », comme il dit fort bien, et il a été choqué de cette très mauvaise habitude qui commençait. Ces cadets, ce sont les grands-pères de cette noblesse de Louis XIV, qui, par goût d’un vain lustre, ne pourra vivre qu’à la cour, et ruinera par là en elle-même toute la force, toute l’influence et toute la vitalité de la noblesse française, qui effacera de notre pays l’aristocratie, et qui, « pour paraître », cessera « d’être. »

Être et paraître, c’est tout le roman. Celui qui paraît, c’est Fœneste, toujours hâbleur, toujours « morguant », toujours « se gorgiasant » (se pavanant), au fond valet berné, nasardé et bâtonné comme un marquis de Mascarille. Celui qui est, c’est M. d’Enay, vivant sur son domaine, conservant son influence sur ses paysans, homme de sens, d’esprit, de ménage, et, dans une grande tranquillité, d’action véritable. Voilà le péril et voilà le modèle à suivre présentés à la noblesse du xvie siècle et de l’âge suivant.

Mais, encore que cette préoccupation n’ait pas été étrangère à d’Aubigné crayonnant Fœneste, elle n’a pas été la principale. D’Aubigné veut surtout nous faire rire du type traditionnel en France du cadet de Gascogne. Il y a là comme un écho de Rabelais, un peu affaibli. Fœneste, c’est notre ami Panurge avec moins d’esprit, Panurge moins ample, moins épique, plus ridicule parce qu’il est plus sot, toujours le même, en son fond, avec sa vantardise, sa couardise et son valetage, moins sympathique, quoique moins fripon, parce qu’il a moins de verve ragaillardissante, parce qu’il est un pleutre plus mince, un Panurge peint par un homme qui a pour lui moins de complaisance que Rabelais, et par suite un Panurge qui glisse déjà au Ragotin.

Le caractère, d’ailleurs, est joli. Pourvu qu’il paraisse, qu’il paraisse paraître, ou qu’il s’imagine qu’il paraît, Fœneste est content. Dans le plus mince équipage, crotté, affamé, battu de l’oiseau, qu’il puisse dire : « Je vais à la cour », ou « je reviens de la cour », ou « je retourne à la cour », il est heureux. Il fut berné, mais ce fut par de grands seigneurs ; il fut moqué, mais ce fut par de grandes dames ; il a toujours fui a vingt lieues du péril ; mais c’est avoir assisté à de bien grandes affaires ; il s’est grillé les jambes devant un feu violent, tenant le bougeoir pour le jeu du roi, mais c’est avoir été au feu au service de Sa Majesté ; il a eu, il aura toujours les plus grandes misères ; mais ce sont misères de gentilhomme.

M. d’Enay l’écoute en souriant. Il n’a vu le roi de sa vie ; mais il a bonne table saine, bonnes terres, bonne chasse, bon service, portes bien closes et feu qui dure : « Réconfortez-vous, M. de Fœneste, et contez-moi encore une de vos glorieuses aventures. »

Et il a de l’esprit, M. d’Enay, c’est-à-dire M. d’Aubigné, de l’esprit fin et discret, à épigrammes retenues, à bonhomies malicieuses, et à sournoises réticences :

« S’il vous plaît, M. de Fœneste, passons le temps ailleurs qu’à examiner ceux à qui nous devons obéissance. — Nous ne sommes point si sages à la cour, et nous parlons de tout le monde. — Et nous gens de village, devons être respectueux. »

« En Savoie nous souffrions beaucoup, dit Fœneste ; mais nous n’eûmes pas l’occasion de faire paraître la valeur ; quoi que ce soit, le roi fit paraître la victoire, bien qu’elle ne lui demeurât pas. — Nous sommes malades du paraître, aussi bien aux affaires générales que particulières. »

« M. de Fœneste, s’il vous plaît, qui commença cette déroute du Pont-de-Cé ? — Ce fut un brave duc qui, voyant les approches, prit une gaillarde résolution et levant la main haute s’écria : « Qui m’aime me suive ! Sauve qui peut. » — Vraiment, répond M. d’Enay, on apprend tous les jours ; jamais je n’ai ouï appliquer ce commandement : qui m’aime me suive ! sinon pour aller au combat. — Et moi, dit M. de Beaujeu, j’admire la résolution de ce jeune homme. »

Fœneste a eu une discussion avec un gentilhomme sur le mot catholique. « Je ne sais ni grec ni latin, lui dis-je, je ne suis point savantasse, mais je vous ferai raison. Le galant me répondit : Monsieur l’ignorantasse, je ne sais tant de grec et latin que je voudrais, mais je vous dis en français que vous êtes un sot… Sans le voyage de la guerre nous nous fussions chargés, encore qu’il me fâche avec un latiniste. — Eh ! dit M. d’Enay, il est français quand il veut ; peut-être cependant ne saura-t-il pas se battre en français. — Cap de Diou, il me fâche d’une chose qu’on m’a dite de lui, c’est qu’il n’y a escrimeur de Paris qu’il n’ait porté en terre. — En latin ? — Je ne sais pas. »

Voilà l’esprit de d’Aubigné, qui est de bonne qualité, piquant et alerte, d’un joli mouvement de fine épée bien en main, légère et prompte, qui effleure, qui égratigne, qui perce même, et ne transperce pas. C’est de cet esprit que d’Aubigné a écrit le Baron de Fœneste quelques lettres, quelques discussions sur divers points qu’il rapporte dans sa correspondance ou dans ses mémoires. Il avait l’intelligence très claire, un cerveau nullement fumeux, quand il n’était pas en colère, et ces récits par dialogues sont où il réussit le mieux, parce qu’il y porte toutes les qualités d’un causeur qui devait être très brillant. Il se place bien ici, comme en quelques autres choses, entre Rabelais et Voltaire, moins fort que l’un, moins fin que l’autre, moins lourd aussi que le premier, moins léger que le second, mais spirituel, à tout prendre, à la façon de tous les deux.

De plus, moins que Rabelais, mais plus que Voltaire, il sait peindre, et l’on voit ses personnages, non pas dans la lumière éclatante d’un Saint-Simon, mais pourtant avec un certain relief : « Je ne vis jamais telle confusion d’opinions ; il me fâchait qu’une place (Dongnon), sans paraître, fût si mal aisée à mettre à raison. Je me mets le coude sur la table, l’oreille dans la paume, je me ride le front, je branle la tète quatre bonnes fois et puis adressant la parole au haut bout… » M. de Fœneste a très bien dessiné son propre portrait en pied. Comparez, dans les Mémoires d’État, le portrait de Bellièvre :

« Ayant l’honneur d’être son collègue pour calmer le reste d’une guerre en Guyenne, je tressaillis de joie, pensant que l’haleine de cet homme-là me rendrait homme d’État jusqu’aux dents. Je humais ses paroles, cherchant en toutes quelque hiéroglyphe ou sens précieux. Un jour nous étions au Mont-de-Marsan ; un courrier nous apporte une grande confusion et tuerie à Bazas. Je lui demande avec une hâtiveté française : « Eh bien ! Monsieur, que pensez-vous de cela ? » Il ébranla sa tête peu à peu, et puis d’un grand mouvement de haut en bas, et de bas en haut, jusques a quinze ou seize fois et fut une seizième partie d’heure sans pouvoir arrêter ce grand nez, duquel Rapin a écrit :

Non cuivis nasi machina longa datur.

«  Enfin voici son avis : « Que je dis, monsieur mon collègue ? Vous demandez ce que je dis… Je dis que, que, nous ne sommes pas tous bien sages. » — Je repars : « Mais, Monsieur, je demande qu’il faudrait faire à cela. » — Après autant de branlements qu’à la première question : « Ce qu’il faudrait faire, monsieur mon collègue, je vous le vais dire. Il faudrait vraiment… » et après trois fois : « Il faudrait vraiment que nous fussions plus sages. » — Et cependant on se tuait à Bazas, et fallut remettre d’en aviser au lendemain. »

On voit assez par tout ce qui précède quel redoutable polémiste devait être Agrippa d’Aubigné. À vrai dire, c’était là sa vocation même, et l’on s’en aperçoit bien quand on lit ses Mémoires et Souvenirs. Bien plus que les batailles et les dangers courus, qui sont les choses dont à l’ordinaire on se souvient dans la vieillesse avec le plus de charme, ce qu’il se rappelle et ce qu’il rappelle avec complaisance, ce sont ses discussions avec le cardinal Duperron, avec le P. Cotton, avec les seigneurs de la cour de Henri III ou de Henri IV. On voit son sourire triomphant en racontant tout cela. Il était polémiste avec amour. Il eût été moins religieux en un temps où la religion n’eût pas été occasion de se gourmer.

C’est dans la Confession du sieur de Sancy qu’il nous a donné le meilleur témoignage de cette tournure de son esprit. La Confession de Sancy est la première des Provinciales. D’Aubigné y suppose un bon gentilhomme huguenot qui s’est converti au catholicisme et qui confesse ses erreurs passées. C’est de la satire par ironie,

L’ironie est la forme même de la colère qui se contient et de l’indignation qui se ramasse pour se savourer. C’est le régal, en même temps que c’est l’arme, des enragés. Elle convient admirablement aux discussions religieuses. D’Aubigné en use avec une infinie complaisance et souvent un grand succès. Il a toute l’amertume, toute la bile recuite et tout le lent acharnement sur la plaie qu’on taraude, qu’il faut en ces sortes d’affaire. Voici une page qu’on croirait qui a servi de modèle à Pascal. Je la reproduis, en adoucissant certains termes que la langue française n’admet plus, depuis qu’elle est devenue moins latine :

« Ce livre… c’est le Livre des Taxes où un bon catholique voit les péchés à bon marché et sait d’un mot pour combien il en doit être quitte. Celui qui a déshonoré une vierge doit six gros. Quiconque a commis un inceste, il en est quitte pour cinq gros. Toutefois, si cela est commis en l’église, il en faut six. Pour avoir tué son père ou sa mère il faut un ducat et six carlins. Ces choses sont écrites au chapitre des dispenses perpétuelles. Le livre est imprimé à Paris l’an 1570, par Toussaint Denis, rue Saint-Jacques à la Croix de bois. — Un Poitevin me demandait un jour si je saurais lui résoudre une gaillarde question ; c’est, disait-il, pourquoi les libidineux sont plus zélés contre les huguenots que les autres catholiques… Cela fit (car j’étais encore huguenot) que je voulus entendre quel était l’intérêt de Messieurs les débauchés en telles affaires : « Vous savez, dit le Poitevin, qu’il y a force gens entachés de ce peccadiglio, lesquels, encore qu’ils ne soient bien assurés qu’il y ait un paradis et un enfer, ils en ont pourtant peur, et voudraient bien, comme disent les décrétalistes, uti absolutione ad cautelam. S’ils vont demander à un ministre par quel moyen un pécheur exécrable peut être sauvé, le ministre répond qu’il faut embrasser la mort du Christ avec la foi, et puis, avec le regret du passé, avoir résolution de vivre mieux. Voilà pour tout potage ce que vous dira un ministre… Le Saint-Siège, composé de gens de bonne maison, qui ont intérêt à l’affaire, ayant jugé que tels remèdes n’étaient pas viande à galants hommes, y a remédié bravement… Il vous mettra dans le col un chapelet ; il vous baillera des grains qui sont cotés au dix-neuvième article, et vous fera dire les paroles qui sont cotées dans le septième ; et cette application vous donne indulgence plénière et rémission tant de la coulpe que de la peine. »

Voilà qui est manié habilement, filé avec une savante colère, et forlongé avec une patiente férocité. C’est du Pascal un peu lourd. Il y a plusieurs pages de ce genre dans la Confession de Sancy.

Il faut dire cependant que d’Aubigné est trop bouillant pour savoir garder ce ton avec le sang-froid imperturbable qu’il exige Les perfides lenteurs de l’ironie le fatiguent assez vite, et alors il arrive de deux choses l’une. Ou d’Aubigné tombe plus bas, ce qui est fâcheux, ou il s’élève beaucoup plus haut. Il glisse aux scurrilités, aux sottes injures, aux anecdotes malpropres, à tout l’arsenal répugnant d’un journal politique populaire, ou de Voltaire quand sa colère ou sa soif de popularité arrivent à faire qu’il manque d’esprit. Ailleurs au contraire, une éloquence pleine et forte éclate tout à coup, qui est d’un admirable effet, comme par exemple dans le Traité des Devoirs des rois et des sujets : « Or le ciel témoignera pour jamais que tant qu’on a fait mourir les Réformés par les formes de la justice, quelque inique et insupportable qu’elle fût, tant qu’ils se sont vus condamner par le trône de leurs rois et sous leurs autorités et formes publiques, ils ont tendu la gorge et n’ont point eu de mains48 ; mais quand l’autorité publique s’est convertie en insolence et le magistrat lassé des feux a jeté le couteau ès mains des peuples, et a ôté le visage vénérable de la justice, et a fait mourir au son des trompettes et des tambours le voisin par son voisin ; qui a pu défendre aux misérables d’opposer le bras au bras et le fer au fer et prendre d’une fureur sans justice la contagion d’une juste fureur, et voyant sans merci à leur sein les injustes pointes des épées homicides avoir désiré d’en saisir les pommeaux ? »

Et relisez encore cette conclusion du Traité des Devoirs des rois et des sujets, sentez passer ce souffle, sentez cette large et forte ondulation de la haute mer, laissez-vous emporter à cette poussée impérieuse et à ce transport :

« Le port de toutes nos tempêtes est donc au giron de la mort, qui, de nous entièrement méprisée, ne peut plus nous épouvanter de ses moyens ; car s’il faut donner du nez en terre dans une brèche ou en quelque autre sorte de combat ; c’est trouver ce que nous avons tant cherché, c’est ce champ d’honneur duquel nous nous sommes tant vantés et que nous avons eu honte d’esquiver de deux pas en arrière… Mais si encore le bon Père, disposant du terme et des moyens, nous veut retirer par quelque voie plus calme et plus propre à disposer nos esprits pour l’heureux changement, si c’est par la potence, Christ l’a embrassée pour nous et en a ôté le déshonneur et la malédiction par son triomphe de bénédiction et d’honneur : il a laissé les traces à ses serviteurs, dressant l’échelle que nous redoutons mal à propos de la terre à la mort, de la mort au ciel, et ainsi en a fait l’échelle bienheureuse de Jacob. Sont-ce des échafauds, sont-ce des bûchers ? Disons ; nous sommes membres du Christ, puisqu’il parfait ses souffrances en ses membres et qu’il veut les continuer en nous. Soient le ciel et le monde spectateurs du sang que nous épandons et s’il faut périr par les flammes, nous jetons nos vues au chemin quelles prennent. Elles iront devant, et nous après, et avec elles de l’air dans les nues. Nous volerons où sont déjà nos désirs arrivés, à savoir au trône de l’Eternel pour là prendre place, régner et triompher avec les anges. »

Il faut songer qu’il n’y a pas au xvie siècle une page d’éloquence supérieure à celle-ci, et qu’il faut aller loin à travers le xviie pour en trouver une autre qui la vaille.

D’Aubigné est un pamphlétaire. Il se sert de toutes armes contré l’ennemi, de l’épigramme qu’il tourne bien, du sarcasme qu’il manie fortement avec une certaine lourdeur, de l’historiette scandaleuse qu’il conte assez plaisamment, mais qu’il aime trop et où il s’appesantit, de l’injure basse qu’il ne prodigue pas, mais qu’il n’évite pas assez, de l’ironie qu’il sait manœuvrer, mais dont il se lasse assez vite. Mais c’est un pamphlétaire convaincu, et de la seule chose où le pamphlétaire professionnel n’atteigne pas, de la haute éloquence ardente, orageuse et enflammée, qui soulève tout l’homme dans une palpitation et un frisson, qui en fait une force surprenante et étrange à ravir les esprits et à enivrer les cœurs, il a usé quelquefois, brusquement, soudainement, comme inspiré d’un Dieu, avec une maîtrise magnifique.

IV. D’aubigné poète élégiaque. §

D’Aubigné poète est un très bon élève de la Pléiade. Il n’est guère plus. La poésie avec lui ne fait ni un progrès vers la grandeur ou la sublimité, ni un progrès vers la précision, la netteté et la concision élégante du bon goût. Il ne l’a ni agrandie ni châtiée, et il n’a fait ni un pas en avant, ni même un pas en arrière, ce qui est encore une originalité, et ce qui, dans l’incertitude des jugements littéraires, permet au moins de passer pour un novateur. Il « ronsardise. » Il ronsardise bien, il ronsardise mieux que du Bartas ; il ronsardise mieux que personne ; mais il ne va plus loin qu’à ronsardiser.

Il ne se cachait point, assez avant dans le xviie siècle, de son goût persistant pour cette école. Ce n’est pas au hasard que dans la préface des Tragiques publiés seulement en 1613, il fait une si large place au souvenir de Ronsard. Ailleurs49, il a crayonné un petit historique de la poésie française de 1530 à 1620 environ. L’éloge de Ronsard y est éclatant. C’est lui qui « a coupé le filet que la France avait sous la langue », c’est lui et ses amis qui « ont guéri le Français de toute barbarie », qui « lui ont appris à piller les Grecs », qui « ont changé la liberté des discours en vers communs et alexandrins en cet article qu’il fallait disposer les couples de vers en rimes féminines et masculines alternativement. » — Après eux est venue la « seconde volée », les Desportes, Billard, Jamin, du Bartas, Rapin, de Thou, du Monin. Il estime moins ceux-ci, surtout Desportes, qui n’est guère en crédit que parce que « la faveur de Henri III passa de sa personne à ses écrits. » — Enfin la « troisième volée » qui se compose, Bertaut « à la tête », de Malherbe, Desyveteaux, Lingende, d’Urfé, Gombault et quelques autres, est quelque peu méprisée par lui. Il y a beaucoup de « fluidité » dans leur manière ; mais « on n’y voit point la fureur poétique sans laquelle nous ne lisons que des proses bien rimées » ; ils « observent plus près que les autres que la construction française n’ait rien de différent au langage commun » ; mais est-ce si grand profit, et de Bèze sera-t-il repris d’avoir dit : « Grand est le Seigneur » ? Ce sont bons grammairiens et il y a plaisir à « suivre leurs observations, pourvu que ce soit avec jugement. On demande seulement à ces législateurs que, pour avoir l’autorité sur le siècle que les grands maîtres de ce temps ont prise, que nous voyons de leurs mains des poèmes épiques, héroïques ou quelque chose qui se puisse appeler œuvre.  » — Voilà bien le langage d’un purronsardiste pour qui Malherbe et ceux de son groupe ne sont guère que des critiques, qui réclame d’eux, pour les pouvoir appeler poètes, une grande production de longue haleine, une Franciade ou une Semaine ; et ce que dit là d’Aubigné est le refrain moqueur de tous les attardés du xvie siècle, depuis Régnier jusqu’à Mlle de Gournay et Claude Billard.

 

C’est dans ce qu’il appelle la « seconde volée », entre Desportes et du Bartas, quoique au-dessus d’eux, que doit se placer d’Aubigné. Il a plus de jugement que duBarias, plus de force que Desportes, plus de génie que tous les deux, même ensemble ; son esprit lui sert quelquefois à avoir du goût : il s’est moqué fort judicieusement de certaines manies littéraires du temps, des « extrêmement, éternellement, furieusement, il est furieusement sage, il est furieusement doux  » ; il a raillé de cruelle façon le galimatias, les périphrases obscures,

À qui l’on peut répliquer
En les réduisant en cendre :
Tu ne veux te faire entendre ;
Je ne veux pas t’expliquer.

Mais il est bien cependant de 1580, de ce groupe imitateur, de ce second cru, de cette seconde Pléiade, qui a tous les défauts de la première, et en outre, plus de précieux, plus de coquetterie, plus de maniéré ; dans d’aubigné laquelle d’Aubigné indique lui-même que domine l’influence italienne, école gracieuse du reste et habile, ingénieuse et spirituelle, moins de collège que l’autre et plus du monde, plus française en ce qu’elle a plus d’esprit, qui était de quoi l’école de 1550 manquait le plus.

Cette école de 1580, sous l’empire toujours persistant de l’instinct national, remonte à Marot, ce qui n’est peut-être pas une manière de remonter ; mais comme rien ne se perd, après Ronsard et après la vogue de Pétrarque, elle donne des Marot d’une part plus délicatement et plus mièvrement spirituels, d’autre part des Marot qui tendent encore au grand et se croient obligés aux vastes entreprises.

D’Aubigné est bien de cette école-là. Il a — nous verrons plus tard ses grandes parties — toutes les petitesses de son temps. Il aime les pointes, les jeux de mots, les calembours. Son fils, l’apostat, ayant pour directeurs de conscience le jésuite Arnou et le feuillant Mai, il remarque que cela fai exactement άρνουματ, qui veut dire renier. Il l’écrit à son fils, il l’écrit à Mme de Rohan, et il en fait une épigramme en vers. On ne saurait tirer à trop d’éditions de si jolies choses. — Il aime, comme Ronsard (Hercule chrétien), les explications mystiques de la mythologie antique » tournées en motifs d’édification chrétienne, jeu puéril et même dangereux, dont il ne comprend pas te scandale. Enée, avec ses traverses, ses tempêtes, ses guerres, ses « Syrtes », ses « Sylles », ses « Carybdes », et ses « douceurs de Carthage », est le portrait de l’âme chrétienne. Cela dans une Méditation sur les Psaumes. Il s’en excuse, mais pour y revenir, et nous montrer les douze travaux d’Hercule comme les douze épreuves que le chrétien doit traverser. Il se plaît à ces amusements frivoles et en général à toutes les « gentillesses », comme disait Pasquier, d’une humeur puérilement subtile. Il est de ceux pour qui la littérature est un petit jeu de société. Il se divertira à paraphraser le « Rosette, pour un peu d’absence  » de Desportes, et, après tout, comme la paraphrase est jolie, je la cite. Aussi bien elle est d’un d’Aubigné peu connu de la foule, et qu’il faut connaître :

Bergers qui pour un peu d’absence
Avez le cœur si tôt chargé,
À qui aura plus d’inconstance
Vous avez, ce crois-je, gagé.
L’un léger et l’autre légère
À qui plus volage sera,
Le berger comme la bergère
Du changer se repentira.

L’un dit qu’en pleurs il se consume,
L’autre pense tout autrement,
Tous d’eux n’aiment que par coutume,
N’aimant que leur contentement ;
Tous deux comme la girouette
Tournent poussés au gré du vent,
Et leur amour rien ne souhaite
Qu’à jouir et changer souvent.

De tous deux les caresses feintes
Découvrent leur cœur inconstant ;
Ils versent un millier de plaintes
Et le vent en emporte autant ;
Le menteur et la mensongère
Gagnent à qui mieux trompera !
Le berger comme la bergère
De changer se repentira.

Ils se suivent comme à la trace ;
À changer sans savoir pourquoi.
Pas un des deux l’autre ne passe
D’amour de constance et de foi.
Tous les jours une amitié neuve
Ces volages contentera.
Aussi vous verrez à l’épreuve
Que chacun s’en repentira.
d’aubigné
De tous deux les promesses vaines
Et les pleurs versés en partant
N’ont plus duré que les haleines
Qui de la bouche vont sortant :
Chacun garde son avantage
À fausser tout ce qu’il dira,
Et chacun de son faux langage
À son tour se repentira.

Il se livrera avec une application déplorable et un lamentable succès au travail de marqueterie qu’on appelle les vers rapportés, sorte de mosaïque où il faut que les mots se rapportent non pas aux mots voisins, mais, à distance, à ceux qui leur sont symétriques dans une autre partie de la phrase. Voici un Sonnet rapporté de d’Aubigné :

Pieça ton naturel, ton étude et ta race
Bien sage, fort lettrée, illustre noblement
De bonté, desavoir, d’assurance, aisément
T’a rempli, comblé, peint l’esprit, le cœur, la face.

Cette bonté, savoir, assurance à ta grâce
Te fait révérément, grandement, bravement
Honorer, admirer, redouter mêmement
Au peuple, aux majestés et à cil qui menace.

Et ainsi honoré, admiré, redouté…

Mais je crois qu’en voilà assez.

Ce sont là de grands défauts, qui marquent surtout qu’on n’est point poète et qu’on ne sait pas ce que c’est que la poésie. Bizarreries et curiosités métriques des rhétoriqueurs de la fin du quinzième siècle ; vers rapportés, vers mesurés (par dactyles spondées et iambes), vers pouvant se couper en deux et offrir un sens selon qu’on les lit en entier ou qu’on n’en lit que la première moitié ou la seconde, toutes occupations où s’est adonné d’Aubigné ; et vers sur le jeu d’échec ou le jeu de trictrac des poètes de l’école de Delille, tout cela c’est même chose ; c’est art de bibelotier ou de faiseur de rébus, et opinion que la poésie est un logogriphe, ou tout au plus un jeu de salon. À tout le moins cela indique, même chez ceux qui font autre chose à d’autres moments, un penchant non pas à l’art pour l’art, mais à l’art pour l’artifice.

D’Aubigné s’est élevé plus haut, même quand il n ;était pas en colère, et, chose curieuse, ce qu’il y a de meilleur dans d’Aubigné calme, ce n’est pas d’Aubigné malicieux, car ses épigrammes et ses badinages sont généralement ternes, c’est d’Aubigné langoureux et doucement mélancolique. Ce soldat a eu ses instants de rêverie, d’abandonnement à la douceur des choses, d’anéantissement délicieux dans la paresse du cœur. Le voilà un moment assis, un moment couché sous le hêtre, et rêvant indolemment de ne plus se relever. Le sonnet suivant devrait être intitulé Lentus in umbra.

Je sens bannir ma peur et le mal que j’endure
Couché au doux abri d’un myrte et d’un cyprès,
Qui de leurs verts rameaux s’accolant près après
Encourtinent la fleur qui mon chevet azure ;

Oyant virer au fil d’un musicien murmure
Mille nymphes d’argent qui de leurs îlots secrets
Bebrouillent50 en riant les perles dans les prés
Et font les diamans rouler à l’aventure.

Ce bosquet de verbrun qui cette ombre obscurcit
D’échos harmonieux et de chants retentit.
Ô séjour amiable, ô repos précieux,

Ô giron, doux support au chef qui se tourmente !
Ô mes yeux bienheureux éclairés de ses yeux !
Heureux qui meurt ici et mourant ne lamente !

Et s’il y a là des souvenirs de du Bartas, il y a bien aussi un écho de Joachim. D’Aubigné a fait ce joli rêve de la mort douce dans un doux paysage, sous des yeux aimés, mêlant dans une tendresse triste le « quamliter ossa quiescant  » elle « dextram moriens detinuisse manu.  »

Il a fait le rêve aussi de la douce vie dans un paysage du Lignon, son rêve de l’Astrée, d’existence lente dans des soins gentiment puérils, dans des occupations qui sont des paresses et demandent de frêles petites mains.

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur les étagères…

dit avec une grâce un peu morbide le poète contemporain ; d’Aubigné, en un tableau de couleur plus claire, mais qui est le même déjà, voit l’idylle artificielle et aimable qui suit, où s’entremêle un symbole continu :

Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux ;
J’en serai laboureur, vous dame et gardienne.
Vous donnerez le champ, je fournirai de peine.
Afin que son honneur soit commun à nous deux.

Les fleurs dont ce parterre éjouira nos yeux
Seront vert-florissant, leurs sujets sont la graine (?),
Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine ;
Il aura pour zéphirs mes soupirs amoureux.

Vous y verrez mêlés mille beautés écloses,
Soucis, œillets et lis, sans épines les roses,
Encolie et pensées, et pourrez y choisir

Fruits sucrés de durée après les fleurs d’attente ;
Et puis nous partirons à votre choix la rente :
À moi toute la peine, à vous tout le plaisir.

Tout ce d’Aubigné élégiaque est maniéré, composé, appliqué, mais non sans grâce. Quelquefois même, comme dans la stance xv : « Ores es-tu contente, ô nature meurtrière… » il montre quelques traces de lyrisme, de mouvement au moins, et d’élan. Mais il est si vrai que ce n’est jamais que d’un sentiment profond que la poésie vraie peut jaillir, que c’est encore la passion religieuse qui lui a inspiré, même dans les Poésies mêlées, les plus beaux accents. Le sonnet intitulé Extase est presque beau :

Ainsi l’amour du ciel ravit en ces hauts lieux
Mon âme sans la mort, et le corps en ce monde
Va soupirant ça bas sa liberté seconde (?)
De soupirs poursuivant l’âme jusques aux cieux.

Vous courtisez le ciel, faibles et tristes yeux.
Quand votre âme n’est plus en cette terre ronde,
Dévale, corps lassé dans la fosse profonde,
Vole en ton paradis, esprit victorieux.

Ô la faible espérance, inutile souci
Aussi loin de raison que du ciel jusqu’ici,
Sur les ailes de foi, délivre tout le reste,

Céleste amour qui as mon esprit transporté.
Je me vois dans le sein de la divinité :
Il ne faut que mourir pour être tout céleste.

Et c’est ce même sentiment d’apaisement, d’adoucissement aux mortelles approches, d’allégresse à sentir le poids du corps glissera nos pieds, et l’âme déjà comme essayer ses ailes, qui a inspiré à d’Aubigné la plus belle page qu’il ait jamais écrite, et qui permet enfin qu’on puisse rapprocher de son nom celui d’un vrai grand poète, étant naturel qu’en la lisant on songe à l’admirable début de la Vigne et la maison de Lamartine :

Mes volages humeurs, plus stériles que belles,
S’en vont ; et je leur dis : Vous sentez, hirondelles,
S’éloigner la chaleur et le froid arriver.
Allez nicher ailleurs, pour ne fâcher, impures,
Ma couche de babil et ma table d’ordures :
Laissez dormir en paix la nuit de moi hiver.

D’un seul point le soleil n’éloigne l’hémisphère,
Il jette moins d’ardeur, mais autant de lumière.
Je change sans regrets, lorsque je me repens
Des frivoles amours et de leur artifice.
J’aime l’hiver qui vient purger mon cœur du vice,
Comme de peste l’air, la terre de serpents.
……………………………….
Voici moins de plaisirs, mais voici moins de peines :
Le rossignol se tait, se taisent les sirènes.
Nous ne voyons cueillir ni les fruits ni les fleurs.
L’espérance n’est plus, bien souvent tromperesse.
L’hiver jouit de tout. Bienheureuse vieillesse,
La saison de l’usage et non plus des labeurs.

Mais la mort n’est pas loin. Cette mort est suivie
D’un vivre sans mourir, fin d’une fausse vie :
Vie de notre vie et mort de notre mort.
Qui hait la sûreté pour aimer le naufrage ?
Qui a jamais été si friand du voyage
Que la longueur en soit plus douce que le port ?

Cet homme était bien un poète, par moments ; mais ces moments étaient rares. Surtout, ce qu’il faut bien sa voir, il n’était poète que pour exprimer ses sentiments. Sa puissance objective est à peu près nulle. Travaillé par le souci qui est une obligation morale chez un Ronsardiste, de produire une grande œuvre et de pratiquer les « grands genres », il a essayé d’un poème épique sur la création, comme du Bartas. C’est un poème pitoyable. Rien n’est plus en prose. C’est successivement un traité d’histoire naturelle, un traité d’astronomie, et un traité d’anatomie. L’ennui en est profond et l’art n’y paraît jamais. Il est singulier que d’Aubigné, le spirituel au-leur de Fœneste, ne s’en soit point fatigué lui-même, et l’ait achevé. Il était courageux et opiniâtre : il creusait cela jusqu’au bout, comme une tranchée — D’Aubigné n’est bon poète que quand il s’épanche, et il a très peu de sentiments à épancher. Ses amours sont peu profondes, ses mélancolies sont rares, il n’a pas songé à chanter ses amitiés. Seul le sentiment religieux était profond chez lui et lui a inspiré quelques beaux vers. Il reste un poète de second ordre, parce que la poésie a été très loin d’être la première affaire de sa vie.

V. Les Tragiques. §

Il ne faut pas croire que dans les Tragiques il se soit élevé plus haut qu’au point où nous l’avons laissé. On le croit généralement parce qu’on en juge par quelques passages brillants toujours cités. Mais il faut bien savoir que peu s’en faut que les Tragiques ne soient illisibles. En écrivant les Tragiques dans un très beau dessein d’indignation et de généreuse révolte, d’Aubigné a forcé son génie, un peu comme Ronsard écrivant la Franciade. Personne n’avait le génie moins épique que d’Aubigné. Il est très probable que le génie épique est le contraire du génie de l’actualité. Il semble consister à aimer les légendes lointaines et à y vivre habituellement comme dans son atmosphère, d’une vie aussi pleine et aussi satisfaite que d’autres vivent, respirent et palpitent dans la vie de leur temps. « Comme les sirènes aiment la mer, j’aime le passé », dit un de nos auteurs contemporains. C’est une jolie façon de dire qu’on vit dans le passé comme le poisson dans l’eau ; et c’est ainsi que le poète épique se meut librement et amoureusement dans les légendes. Il semble que le présent ne soit pas fait pour l’épopée. Le présent n’a pas de couleur locale, par la raison que la couleur locale est ce que les peuples éloignés par le temps ou par l’espace ont de différent de nous ; le présent n’a pas de grandeur ; car c’est l’éloignement qui fait le respect et c’est le respect qui agrandit ; le présent est matière à la satire, aux considérations morales sous forme d’épître ou de discours en vers, à l’effusion lyrique aussi ; car on peut le mépriser, l’étudier, l’aimer. Le raconter, c’est une autre affaire. On ne raconte poétiquement que le passé, parce que les faits et les hommes ne sont poétiques que dans une certaine brume de lointain. Il y a donc, semble-t-il, comme une incompatibilité entre l’esprit d’actualité et l’esprit épique. Or d’Aubigné était le plus actuel des hommes, et personne ; n’a plus que lui vécu dans le présent de tout son cœur. Il n’avait donc pas la tournure d’esprit épique telle qu’elle se montre à l’ordinaire chez les poètes. À cela si vous ajoutez que son poème, il l’a précisément, et à cause même du tour d’esprit que je viens de dire, placé dans le présent, en pleine et flagrante actualité, vous jugerez qu’il avait des chances de faire quelque chose qui ne fût pas un poème épique.

Et sans doute, nonobstant toutes les théories, il aurait bien pu se faire qu’il réussît au moins à produire, épique ou non, quelque chose de beau. Le certain, c’est que ce qu’il a donné est quelque chose de très ennuyeux. Les Tragiques sont une suite de faits sans lien très visible entre eux, ce qui passerait encore, mais si semblables les uns aux autres que l’impression générale est une cruelle monotonie. C’est une sorte d’accumulation : « Ils ont fait cela, et cela encore. Ils ont lue celui-ci par le fer, celui-ci par l’eau, celui-ci par le feu. Voici encore un meurtre, encore un assassinat et encore une tuerie. » Tous ces crimes se ressemblent à les confondre.

Pour comble d’écrasement du lecteur, d’Aubigné s’est avisé de distribuer sa matière par catégories de meurtres analogues. Dans un chant tous les protestants tués par le fer, dans un autre tous les protestants tués par le feu, et ainsi de suite. C’est de la classification administrative. Rien au monde n’est plus étranger à l’art. Quand on songe aux Peristephanon de Prudence, qui n’est pourtant qu’un homme de talent, on sent la différence d’une liste martyrologique à un poème vivant. Les actes des martyrs du protestantisme n’ont pas trouvé un poète pour les illustrer. C’est une perte ; car il y avait là, non pas, je crois, un poème épique à écrire, mais un groupe de poèmes lyriques ou satiriques, analogues aux Châtiments, à construire, qui auraient pu être d’une horreur et d’une beauté incomparables. Hélas ! quand on lit la Saint-Barthélemy dans d’Aubigné, on en vient à apprécier la Saint-Barthélemy de la Henriade !

Il a bien senti que tout cela ne sonnait pas le poème, et il a fait appel à tout son art pour relever et ranimer par quelque endroit ses narrations un peu plates. C’est alors précisément que son indigence d’imagination éclate le plus. Pour échapper à la narration pure, au récit tout sec, il a recours à des figures, et ses figures sont toujours les mêmes, ce qui à une monotonie ne fait qu’en ajouter une autre. Ses figures sont toujours l’allégorie et la prosopopée, d’ordinaire combinées ensemble. Il suppose, selon le procédé de merveilleux par abstraction que nous avons signalé chez Ronsard, une vertu ou un vice qui vient parler à quelqu’un, et il lui fait prononcer un très long discours. — C’est, au deuxième chant, Fortune d’abord et Vertu ensuite qui « sur la minuit » viennent donner leurs contraires conseils au courtisan ; — c’est au troisième chant la Justice qui vient se plaindre au trône de Dieu des rigueurs qu’elle a à souffrir ici-bas et de l’abus qu’on fait de son nom ; — c’est au quatrième chant la Conscience du poète lui-même qui vient lui prendre la main et qui a avec lui une longue conversation morale. — C’est, ailleurs… une bien singulière imagination : il veut peindre la justice inique de son temps, la magistrature vénale, servile et tyrannique. Les personnages à qui il en veut, il les connaît, il peut les peindre, il peut aire une foule de portraits cruels. Il aime mieux les représenter par des abstractions et nous mettre sous les yeux tout un Sénat allégorique. Ce Sénat il le compose de : Avarice, Ambition, Envie, Colère, Ivrognerie, Hypocrisie, Jalousie, Inconstance, Stupidité, Cruauté, Passion, Haine, Vanité, Servitude, Luxure, Faiblesse, Paresse, Jeunesse, Trahison, et… Formalité. Chacune de ses déités a son portrait, nécessairement un peu vague et un peu froid ; et cela fait bien des pages. Ajoutez que, pour être complet, à ces personnages allégoriques il en mêle quelques autres « on moins allégoriques, qui sont leurs victimes, que l’Avarice moleste la Justice, que la Cruauté foule aux pieds un portrait de la Pitié, que la Pauvreté se sauve « en un coin, demi vive », entre a Stupidité et la Haine, et que c’est un tableau bien confus que celui de ces allégories persécutant des abstractions51.

Un autre procédé plus rare, car le précédent prend pour lui presque toute la place, c’est l’énumération des exemples tirés de l’érudition. De tout tyran d’Aubigné dira que moins cruel fut Néron, moins stupide Claude, moins luxurieux Héliogabale, et moins fou Caligula ; de tout juge qu’Eaque, Minos et Rhadamanthe rougissent d’avoir un tel confrère ; et ainsi de suite, et si chacun de ces rapprochements se tourne en un parallèle en règle complaisamment circonstancié, voilà des pages encore, et des développements copieux.

O ! qu’en Lybie Antée, en Crète le taureau.
Que les têtes d’hydra, du noir sanglier la peau,
Le lion néméen et ce que cette fable
Nous coûte d’outrageux fut au prix supportable.
Pharaon fut paisible, Anthiocus piteux,
Les Herodes plus doux, Cinna religieux :
On pouvait supporter l’épreuve de Pérille,
Le couteau de César et la prison de Sylle ;
Et les feux de Néron ne furent point des feux,
Près de ceux que vomit ce serpent monstrueux.

Voilà le procédé. Ce passage est le plus supportable, parce que j’ai été obligé de choisir le plus court. La mythologie et l’histoire ne sont pour ces poètes du xvie siècle que des casiers à lieux communs. Ils les ont dans l’esprit classées par catégories de banalités, sous les rubriques de vertu, courage, prudence, lâcheté, cruauté, orgueil. Vertu : voir Aristide, Epaminondas, Caton ; Courage : voir Cynégire, Léonidas, Mucius Scevola ; Cruauté: voir Phalaris, Procuste, Dioclétien ; Amitié : voir Oreste et Pylade. L’imagination d’un poète est un trésor, l’imagination d’un poète du xvie siècle est un thésaurus.

On voit que les Tragiques sont le plus souvent le triomphe de la rhétorique. Plus qu’un autre, peut-être étant moins averti, moins homme du métier, il donne dans le métier, le prenant pour l’art ; car si l’habitude professionnelle nous fait connaître tous les procédés, elle nous apprend aussi à nous en défier et à en user avec discrétion. D’Aubigné, qui ne fut poète qu’entre temps, en est resté à cette période où l’on ne connaît qu’un petit nombre de recettes et où l’on est comme ébloui de leur excellence. Du reste la rhétorique, et particulièrement l’abstraction et le lieu commun historique, sont les défauts les plus répandus parmi les poètes de cette époque, et il ne faut guère voir un degré de plus ou de moins entre d’Aubigné et les autres. Il est pleinement infecté du mauvais goût de son temps et très éloigné de songer à s’en affranchir, et voilà tout ce qu’il faut dire de lui à cet égard.

Malgré tant de raisons pour lasser le lecteur, les Tragiques se font lire encore. C’est qu’on s’attend toujours à y trouver quelque chose. On sait que d’Aubigné est capable d’éloquence et aussi d’esprit. On pense bien qu’au tournant d’une page, l’orateur, le polémiste, le satirique se retrouvera et éclatera tout à coup. C’est ce qui arrive, en effet. Les passages éloquents ou spirituels sont rares dans les Tragiques ; mais ils existent. Ils sont rares, les spirituels parce que d’Aubigné est trop en colère ; les éloquents parce que le ton constamment violent, la continuité de la véhémence et la monotonie de la fureur fatiguent à ce point l’esprit, émoussent à ce point l’émotion que la page vraiment éloquente risque de passer inaperçue dans l’amas des pages oratoires. « Ils existent pourtant ces morceaux où d’Aubigné se montre, sinon grand poète, du moins grand orateur en vers, ou satirique aigu, ou portraitiste serré et vigoureux. Il a quelquefois l’idée poétique, l’idée faite pour s’épanouir naturellement et sans procédé en une grande image. Il regarde les ruines matérielles que les guerres civiles ont entassées sur le sol de France, et il s’écrie :

Tous ces ailiers châteaux jusqu’en terre rasés,
Les temples, hôpitaux pillés et embrasés,
Les collèges détruits par la main ennemie
Des citoyens émus, montrent l’anatomie
Do notre honneur ancien, comme l’on juge aux os
La grandeur des géants aux sépulcres enclos.

Il menace les courtisans des rois injustes de la colère de Dieu. Qu’ils ne comptent pas échapper par leur petitesse ; au désastre de l’arbre a partie brin d’herbe :

Vous êtes compagnons du méfait, pour vous taire.
Lorsque le fils de Dieu vengeur de son mépris
Viendra pour vendanger de ces rois les esprits,
De sa verge de fer frappant épouvantable
Ces petits dieux enflés en la terre habitable,
Vous y serez compris. Comme lorsque l’éclat
D’un foudre exterminant vient renverser à plat
Les chênes résistants et les cèdres superbes.
Vous verrez là-dessous les plus petites herbes,
La fleur qui craint le vent, le naissant arbrisseau,
En son nid l’écureuil, en son aire l’oiseau.
Sous ce dais qui changeait les grêles en rosées,
La bauge du sanglier, du cerf la reposée,
La ruche de l’abeille et la loge au berger
Avoir eu part à l’ombre, avoir part au danger.

Mais bien plus souvent c’est l’orateur en vers, comme chez beaucoup de Romains, comme chez beaucoup de Français, comme chez Ennius, comme chez Lucrèce, comme chez Claudien, comme chez Prudence, comme chez Ronsard, comme chez Corneille, plutôt que le poète proprement dit, que nous trouvons chez d’Aubigné. Le modèle même et comme le type de son talent poétique, c’est le couplet suivant, vigoureux, puissamment martelé, enfonçant fortement à coups répétés en la même place une idée dans l’esprit de l’auditeur :

Etrangers irrités, à qui sont les François
En abomination, pour Dieu, faites le choix
De celui qu’on trahit et de celui qu’on tue.
Ne caressez chez vous d’une pareille vue
Le chien fidèle et doux et le chien enragé,
L’athéiste affligeant, le chrétien affligé.
Nous sommes pleins de sang ! L’un en perd, l’autre en tire.
L’un est persécuteur, l’autre endure martyre.
Regardez qui reçoit ou qui donne le coup ;
Ne criez sur l’agneau quand vous criez au loup.

Ce sont des vers de tragédie, c’est-à-dire ce sont des vers d’orateur. C’est le talent propre de d’Aubigné. En général, pour qu’il s’échauffe, il faut qu’il parle à quelqu’un, qu’il interpelle, qu’il objurgue et qu’il poursuive de sa parole. « Admovebo faces tibi meæ orationis.  » Ce sont ces torches de la parole qu’il brandit et pousse au visage de l’adversaire. Voyez cette mercuriale à l’ombre de Henri IV52 :

Ton orgueilleux dessein ne fit les cieux propices,
N’interrogeant de Dieu la bouche pour auspices ;
De blasphèmes contés, priant, tu l’offensais ;
Assiégé, non servi, d’infidèles canailles,
Après avoir banni ces gagneurs de batailles
Qui t’avaient fait prier et combattre en français.

Même quand il peint, il est orateur encore. Dans le portrait de Caïn que je vais citer, le développement par énumération, et d’autre part le vers énergique, à antithèse dure et coupante, sont des forces et des beautés oratoires. On voit le geste répété qui accumule, et le geste brusque qui assène un jugement serré en une formule brève.

Ses cheveux vers le ciel hérissés en furie,
Le grincement des dents en sa bouche flétrie,
L’œil sourcillant de peur découvraient son ennui.
Il avait peur de tout, lotit avait peur de lui
Sa mort ne put avoir de mort pour récompense.
L’enfer n’eut point de mort à punir cette offense ;

Mais autant que de jours il sentit de trépas.
Vif il ne vécut point, mort il ne mourut pas :
Il fuit d’effroi transi, troublé, tremblant et blême ;
Il fuit de tout le monde, il s’enfuit de soi-même ;
Les lieux plus assurés lui étaient des hasards,
Les feuilles, les rameaux et les fleurs des poignards,
Les plumes de son lit des éguilles piquantes,
Ses habits plus aisés des tenailles serrantes…
De quelque autre Gain il craignait la fureur :
Il fut sans compagnon et non pas sans frayeur.
Il possédait le monde et non une assurance ;
Il était seul partout, hormis sa conscience ;
Et fut marqué au front, afin qu’en s’enfuyant
Aucun n’osât tuer ses maux en le tuant.

Et il est si vrai que la rhétorique, si elle ne donne pas de génie, aide parfois le génie naturel à trouver des idées, que de son procédé habituelle plus dangereux, de l’emploi de l’allégorie, il a eu la fortune un jour de tirer tout un tableau d’une réelle puissance, qui sent encore l’effort, comme tout ce qu’écrit d’Aubigné en vers, mais qui est large, animé, imposant, d’une grandeur un peu concertée, mais d’une vraie grandeur. Au jour du jugement, il montre tous les éléments venant se plaindre aux persécuteurs d’avoir été souillés par leurs crimes. Le Feu s’écrie : « Pourquoi ai-je été votre bourreau ? » l’Air : « Pourquoi ai-je été empoisonné de vos tueries ? » l’Eau : « Pourquoi ai-je été ensanglantée ? » les Monts : « Pourquoi nos gouffres ont-ils été comblés de cadavres ? » les arbres : « Pourquoi sommes-nous devenus gibets ? » — Voyez vous le lieu commun antique : « Où courir ? Ici où mon père fut tué ? Là où mon frère crie vengeance, etc. », combiné avec l’allégorie, pièce maîtresse de la rhétorique du xve siècle ? L’effet est puissant toutefois, parce que le procédé ici rencontre bien, s’adapte juste, parce qu’en effet c’est la nature entière que le crime humain, quand il est si général, remplit, encombre et déshonore, et qu’il est naturel de la supposer « blanche, vive et belle », se révoltant, elle, ordonnée au moins et régulière, contre tant d’infamies stupides, et se dressant tout entière, accusatrice et contemptrice, contre son roi fou.

Mais la bonne fortune toute particulière d’Agrippa d’Aubigné, ce qui a fait son succès de « morceaux choisis » et ce qui a gravé dans l’esprit de la postérité au moins la mémoire de son nom, c’est qu’il réussit admirablement au vers isolé, c’est que détachés du reste, une centaine au moins des vers de d’Aubigné sont des vers de grand poète. Il serait infiniment plus haut dans l’estime des hommes s’il n’avait laissé que le projet des Tragiques, comme Chénier le projet d’Hermès, avec un certain nombre de vers se détachant dans le brouillon, attendant Le contexte futur, et permettant de le prévoir comme admirable. Dans l’état trop complet où ils sont, on lit les Tragiques comme à l’affût, prenant patience dans l’attente du bel alexandrin et dans la certitude qu’il viendra, et comme prenant les vers à la pipée. C’est un amusement, qui ne va pas sans profit, ni sans regret. Toujours est-il que de ces vers à détacher, il en est de merveilleux, et en voici :

Faisons paix avec Dieu pour la faire avec nous.
……………………………………
Les corbeaux noircissant les pavillons du Louvre.
……………………………………
En tel état la cour au jour d’éjouissance
Se promène au travers des entrailles de France.
……………………………………
À l’heure que le ciel fume de sang et d’âmes.
……………………………………
La lame de la mer était comme du lait,
Les nids des alcyons y nageaient à souhait.
……………………………………
Quand l’orgueil va devant, suivez, le bien de l’œil,
Vous verrez la ruine aux talons de l’orgueil.
……………………………………
L’air n’est plus que rayons, tant il est semé d’anges.
……………………………………
Ils sont vêtus de blanc et lavés de pardon.
……………………………………
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.
……………………………………
Vous avez éjoui l’automne de l’Église.
Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.

À quoi je veux ajouter encore, pour les derniers vers du couplet, et pour montrer, ce qui lui est arrivé rarement, d’Aubigné sachant construire une strophe, un peu pénible au début, mais qui se démêle et se développe à la fin dans une grande aisance et un grand éclat, le fragment lyrique suivant perdu au milieu du recueil des sonnets53.

L’amour voudrait à son plaisir
Ces chevaliers dont les pensées,
Du gré de leur astre pressées,
N’ont désir qu’être sans désir,

N’ont autre choix que ne choisir,
Et sans entreprises dressées
Sentent qu’amour leur a tressées
Ces peines par trop de loisir.

Celui déguise sa parure
Qui est déguisé de nature ;
Qui d’un masque veut tromper l’œil,

Peut aussi masquer son courage.
Heureux qui, comme le visage,
Peut montrer le cœur au soleil.

On voit que d’Aubigné avait des dons poétiques assez rares. Il avait quelquefois l’idée poétique. Cette idée, au gré de fortune, ou se délayait dans un développement lâche et fastidieux et y demeurait comme noyée » ou se ramassait en un vers vigoureux et éclatant où elle restait fixée à jamais. Il avait le mouvement, sinon la puissance oratoire, et poussait vigoureusement un couplet d’invective.

Mais il manquait d’haleine, et n’a pas écrit toute une bonne page en vers ; il manquait de composition, et personne ne s’est répété et ne s’est recommencé plus que lui ; il manquait de goût, et le pire dans la platitude touche chez lui et enveloppe des traits qui approchent du sublime, sans qu’on puisse bien savoir s’il a distingué les uns de l’autre. Il était fait pour la pièce courte, rapide et incisive. Il a écrit tout un volume qu’il faudrait réduire à vingt pages. Il ne s’est pas trompé absolument en s’avisant qu’il était poète ; mais il s’est formellement abusé sur la manière dont il l’était.

Il reste un homme qu’il faut lire ; car s’il ne marque pas un progrès, il ne marque point un pas en arrière ; il reste aussi, peut-être, un homme qui a eu une assez bonne influence sur les poètes qui l’ont suivi. Le vers classique, le vers des tragédies du xviie siècle, plein, vigoureux, un peu tassé, presque massif, si bien fait pour le théâtre, maîtrisant l’auditeur, emplissant son oreille d’un rythme très net et très précis, son esprit d’une idée forte arrêtée dans une formule brève, ce vers existe déjà dans les tragiques du xvie siècle. Il n’y abonde pas. Au moment où avec Desportes et ses contemporains la versification s’alanguit et s’émousse, ce vers au rude relief, d’Aubigné le rétablit en honneur, en maintient la tradition, et peut-être permet à Malherbe, vrai maître des tragiques classiques, de ne pas arriver trop tard et trop seul. Il est possible qu’avec tous leurs défauts, les Tragiques publiés en 1813 aient été pour Malherbe, quoi qu’il en ait pu croire, de bons auxiliaires.

VI §

D’Aubigné est un des plus grands caractères et un des auteurs les plus brillants de notre xvie siècle. Il n’est pas un de nos grands hommes. Admirable homme d’action en son ordre, il a été aussi en littérature un homme très saillant et très notable au second plan, un homme à essais hardis et à succès courts, sans sûreté et sans assez de substance pour les grands desseins, un homme de reconnaissances et d’escarmouches. — C’est que la grandeur des pensées lui faisait défaut. Il languit aux grands sujets comme la Création. Même aux sujets moins vastes il ne donne pas toute l’ampleur et toute la hauteur qu’ils comportent. Dans les Tragiques, son indignation agrée fort, et son horreur du crime et sa soif ardente de justice ; mais ne pourrait-on pas s’étonner que de la peinture de ces horreurs il ne se soit pas élevé à quelque forte méditation de la misère humaine, de l’atrocité originelle de notre nature, des grands devoirs de lutte contre nous-mêmes et de conquête de nous par nous que la conscience même de ces misères nous impose ; ou qu’il ne se soit pas redressé en un appel ardent de toute son âme à celui qui peut nous améliorer et nous affranchir du mal ? Non. D’Aubigné voit les crimes, il les peint, il les maudit, il appelle contre eux la vengeance divine. Il ne va ni plus haut, ni plus loin. Ses hommes sont petits, son Dieu l’est aussi. Des bourreaux, des victimes, un vengeur, voilà toute sa conception du monde. C’est qu’il est petit lui-même, ou du moins étroit. Il ne voit qu’avec les yeux d’un honnête homme de parti, non avec les yeux d’un penseur, d’un sage ou d’un grand chrétien,

De même dans ses œuvres légères, il a de jolis portraits, d’amusants dialogues, de bonnes satires, des traits d’éloquence, très peu d’idées, et d’idées fortes point du tout. Ce qui fait le grand écrivain, encore qu’il ne l’ait été que par intervalle, il l’a ; ce qui fait le grand auteur, il ne l’a point. Le grand fonds lui manque, qui a pour office, qu’il soit en idées ou en sentiments, de nourrir et d’entretenir indéfiniment l’écrivain au cours de sa tâche. Agrippa d’Aubigné a peu réfléchi pendant sa vie. Il prit, quitta la plume et l’épée sans jamais méditer bien profondément. Son savoir, qui était grand lui a servi d’arsenal et non d’entretien intime. Son expérience de la vie, qui fut prolongée, semble ne pas lui avoir beaucoup appris, et il me paraît bien être le même à soixante-dix-neuf ans qu’à dix-huit, ardent, généreux, entêté et peu vide. — Voilà peut-être pourquoi, avec de fort belles facultés littéraires, tant pour la poésie que pour l’éloquence, il ne s’est pas élevé plus haut qu’à être un grand journaliste en prose et en vers.

Montaigne. §

I. Sa vie et son caractère. §

C’était un gentilhomme gascon, de très bonne famille et de médiocre fortune. Sa maison, peut-être, comme le croit Montaigne lui-même, originaire d’Angleterre, plus probablement, d’après les recherches modernes, très anciennement bordelaise, mais avant essaimé en Grande-Bretagne, était de fort bon renom en terre de Guienne depuis deux siècles, et y avait « coulé sans éclat et sans tumulte, de longue mémoire particulièrement curieuse de preudhommie  ». C’étaient de riches négociants et gens avisés et sages. Son père avait été maire élu de Bordeaux et s’était appliqué à sa charge avec la plus grande diligence. Michel naquit au milieu du xvie siècle, en pleine ferveur de renaissance, et, comme un très grand nombre de gentilshommes de ce temps, mais avec plus d’ardeur que pas un, son père le fit instruire aux lettres anciennes d’un soin presque superstitieux. Il fut latiniste avant de savoir le français, ne désapprit qu’à moitié le latin au collège de Guienne, le rapprit avec amour, le sut toute sa vie, et, à vrai dire, ne sut que cela, mais, avec cette langue, tout ce qu’ont su ceux qui la parlaient.

Il eut, à l’aventure, quelques fonctions publiques ; il fut maire élu de Bordeaux, comme son père, et, à ce qu’il dit modestement, en souvenir de lui ; il eut quelques missions diplomatiques. Ces honneurs semblent l’avoir peu louché. Avec sa vue très nette des choses de ce monde, il attribuait au pur hasard les succès qui s’égarent sur le mérite. Il écrivait au chancelier de l’Hospital, usant d’une ironie forte qui ne lui est pas habituelle : « En choses où l’ignorance et la malice, le fard, les faveurs, les brigues et la violence commandent, si quelque élection [nomination] se voit faite méritoirement et par ordre, nous le devons sans doute à la fortune, qui, par l’inconstance de son branle divers, s’est pour ce coup rencontrée au train de la raison. »

Il était de très bonne santé, sauf à la fin de sa vie, où la pierre, maladie héréditaire dans sa famille, le tourmenta grièvement, de petite taille, un peu rond et trappu, d’une jolie figure, front large et bien modelé, yeux très doux, nez bien fait, bouche et oreille très petites, dents blanches, barbe épaisse couleur « d’écorce de châtaigne », teint frais, physionomie expressive et qui parlait bien avant sa bouche.

Il vivait le plus souvent dans sa terre de Montaigne, très hospitalier, porte ouverte à tout venant, même, au milieu des troubles, à ses ennemis, qui, parfois, y entraient à très mauvaise intention, et s’en retournaient désarmés par la confiance de son accueil, s’établissant dans le personnage d’homme inoffensif et glissant à travers les dangers et les guerres à force de résignation et d’abstention prudente. Il s’était marié, pour suivre la coutume, qui, en ses traits généraux, ne saurait se tromper. Il n’en éprouva ni grandes joies ni grands chagrins, et s’il s’en repentit, ce fut comme il se serait repenti du contraire, puisque, selon la parole du sage antique, quelque parti qu’on prenne en ceci, on s’en repent toujours. Sa femme, qu’il a assez respectée pour n’en parler jamais, semble, si l’on s’en rapporte à une allusion obscure, l’avoir ennuyé un peu ; et de sa fille, à la mode du temps comme c’était une fille, il ne s’occupa aucunement. Pour dire le vrai, assez inepte à l’administration d’un domaine, et n’y veillant que juste autant qu’il était indispensable, il semble bien qu’il ne se plût pas extrêmement au logis, à quoi nous devons ses voyages et ses Essais.

Il voyageait volontiers, en équipage modeste mais commode, souvent très loin de ses terres. Il connut l’Allemagne, la Suisse, l’Italie. Il vit Home, qu’il vénérait, et souvent Paris, qu’il adorait. Il aimait les visages nouveaux, les mœurs inaccoutumées, les coutumes déconcertantes. Il aimait à faire parler les voyageurs, les passants, les inconnus. Il aimait à causer, et même à discuter, à sa manière, qui était rare ; car il ne s’obstinait jamais dans son opinion, et ne détestait pas aider de quelques bons arguments celle de son adversaire. Aller par le monde lui était un moyen de meubler son esprit, mais, beaucoup plus, de l’aiguiser.

Quand il restait dans son château, il avait une autre manière de s’en absenter. Il voyageait à travers ses livres. Il se retirait dans sa tour particulière, où il était grave, sinon dangereux, de vouloir le forcer, et faisait le tour de sa « librairie », qui était fort belle « pour une librairie de village. » Là étaient, à ce qu’il me paraît, tous les livres latins connus, quelques grecs en grec, et en français tous les grecs qui avaient été traduits. De modernes très peu, d’étrangers quelques italiens, dont l’Arioste était le plus feuilleté. C’est là, surtout, qu’il vivait, nonchalamment encore, et, en vrai savant qu’il était, avec le plus profond mépris de l’érudition ; lisant, quelquefois de suite (et Tacite fut lu ainsi), le plus souvent par passades, et deux pages d’un livre le conduisant ou à un autre, ou à une méditation, ou à écrire, ou à s’aller promener.

Le fond de cette nature, c’était la curiosité permanente et sans ardeur. Il vivait pour savoir, mais sans se presser ni de savoir ni de vivre. Chaque jour amenait son régal de curiosité satisfaite. La satisfaction de la curiosité, c’est d’être excitée. Il y a des hommes qui marchent en ligne droite. Il y en a d’autres qui marchent en rond. Ceux-là méprisent ceux-ci, et la réciproque est vraie. Sans précisément mépriser ceux-là, Montaigne est le roi et le maître d’école des autres. Comme tout homme qui sait beaucoup, il trouvait toujours qu’il ne savait rien ; seulement sa créance à cet égard s’appliquait non seulement à ce qu’il n’avait pas appris encore, mais à ce qu’il avait très bien appris, et qu’il estimait, pestant contre sa mauvaise mémoire, avoir oublié ; d’où vient qu’il recommençait sans cesse, repassant toujours par les chemins parcourus, et retrouvant toujours le plaisir de les découvrir.

Ainsi se fit sa vie, et se fît son livre, ce qui est littéralement la même chose. Ce fut un « livre de bonne foi » ; ce fut une vie de bonne foi pareillement, une vie qui cherchait toujours à se rendre compte d’elle-même, à s’expliquer sa vraie et raisonnable manière d’être et à s’y conformer le mieux possible, une vie soumise à la curiosité aidée de la réflexion, s’y absorbant peut-être un peu trop à force de s’y ramener sans cesse, mais y puisant de grandes forces de sang-froid, de mesure, de prudence et de résignation ; la vie d’un homme qui « continuellement se couvait de ses pensera et se couchait en lui. » — Il a, au moins, ainsi « soustrait ce coin (son château) à la tempête publique, comme il faisait un autre coin en son âme » ; et s’il est vrai que « toute la gloire qu’il ait prétendue en sa vie est de l’avoir vécue tranquille », il a dû se dire en mourant qu’il n’avait pas mal rempli son dessein.

II. Dessein de Montaigne : connaître l’homme. §

Quant au dessein d’écrire un livre, proprement il ne l’eut jamais. Mais il l’écrivit, sans y penser ; et à la traverse, se demanda pourquoi il l’écrivait. Il ne s’est jamais bien rendu compte de ses raisons. Il en donne plusieurs. Il est bon que ses amis, quand il sera mort, le retrouvent en vive et pleine peinture. — Il peut être utile que les inconnus, à le lire, s’avisent de le vouloir connaître, et lui apportent, en sa vieillesse, quelques confidents intelligents de sa pensée et de sa conscience. — Il n’y a rien d’aussi salutaire pour se former que de se peindre, pour se dresser que de se confesser à soi-même, pour s’amender que de se connaître, et pour penser juste que de se rendre compte de ses pensées en les écrivant. — Toutes ces raisons sont assez bonnes. La vraie, il ne l’a peut-être point dite. Elle est, ce me semble, qu’on ne peut guère lire beaucoup sans écrire un peu, tout amour-propre, dont encore faut-il tenir compte, mis à part. La lecture mène à la réflexion, et la réflexion, pour se fixer, se ramasser et se retenir, aux écritures. On se figure un bon gentilhomme oisif lisant indéfiniment des Amadis, et n’écrivant rien. On ne s’imagine point M. de Montaigne, qui exècre les Amadis, qui lit Platon, Plutarque et Sénèque, n’écrivant rien. On ne peut pas, quand on est un sot, penser un peu sans écrire beaucoup ; on ne peut pas, quand on est intelligent, penser beaucoup sans écrire un peu. Ce dernier cas fut celui de Montaigne. Il écrivit par goût de lecture, et par habitude de réfléchir sur ce qu’il lisait.

Ajoutons, à son dam, si l’on veut, qu’il aimait un peu à écrire pour le plaisir de la chose. Cela se voit, quoi qu’il en puisse dire. Il est artiste de plume ; il a des coquetteries d’écrivain. Il est, souvent, 1 homme qui laisse aller sa plume la bride sur le cou ; souvent aussi, plus souvent peut-être, il est l’homme qui écrit une page en songeant au plaisir qu’il aura à la relire. Ce goût lui vient des anciens, qu’il adore, et qui ont été écrivains, presque toujours, comme on est peintre, par goût du beau, du bien fait, et du réussi, parce qu’il y a du beau dans les pensées mises dans un certain ordre, dans les phrases qui se déroulent bien, et dans les mots bien choisis qui donnent le ton juste. Montaigne aime ce noble jeu plus que personne. Ses citations, dont il est si content, dont il ne s’excuse point, qu’il rappelle sans cesse comme étant la meilleure pièce de son œuvre, qu’il multiplie aux marges de ses derniers manuscrits à mesure qu’il avance, en âge, ne sont pas autre chose que des modèles qu’il se donnait à lui-même au cours de son travail, des exemples à lui rappeler sans cesse comment il conviendrait d’écrire et jusqu’où l’art d’écrire peut aller. Il s’excite et s’entraîne sur ces objets d’éternelle émulation. C’est le propre même de l’écrivain artiste. — Il était né tel, autant qu’homme de réflexion et de pensée Penseur et écrivain de naissance, il ne se pouvait point qu’il n’écrivît pas, quelque paresseux qu’il fût, au moins un peu. En une vingtaine d’années, à ce qu’on peut conjecturer, il a écrit un millier de pages, ce qui est discret, de la part d’un homme très savant et qui avait beaucoup de loisirs. Il écrivit comme il faisait toutes choses, avec prudence et avec mesure. Ce fut sa méditation, ce fut son exercice spirituel, ce fut un peu sa vanité, ce fut surtout son jeu de paume.

Sur quoi écrivit-il ? Exclusivement sur la nature de l’homme. Le fond de son caractère était la curiosité, mais non point la curiosité scientifique ou métaphysique ; c’était la curiosité morale et la curiosité historique, la même sous deux noms différents. Non pas qu’il n’eût, comme tous les curieux, la curiosité universelle, et on le verra assez ; mais précisément parce qu’il était curieux continuellement, il eut le genre de curiosité qui peut continuellement s’exercer. On peut étudier l’homme partout et à tous les instants du jour, avec les hommes, avec les livres, et avec soi-même. Très vite Montaigne glissa vers le genre de curiosité qui trouve partout sa matière, et une matière qu’il dut se réjouir de sentir inépuisable. Il étudia l’homme en tous lieux. Comme il le dit très précisément lui-même, « ce qu’il cherche, c’est la connaissance de l’homme en général. »

Il la chercha dans les livres, dans les hommes qu’il rencontrait, et en lui ; plus dans les livres d’abord, plus dans les hommes ensuite, presque exclusivement en lui-même vers la fin. Cette suite se voit très bien à lire les Essais.

Peu à peu il crut ou feignit de croire qu’il n’y peignait que lui-même. Il y a là un peu d’illusion et un peu de coquette modestie. Sentant que c’était en lui qu’il faisait les découvertes les plus précises et les plus sûres, il s’est habitué à l’idée qu’il n’étudiait l’homme qu’en Montaigne ; très soucieux aussi de donner son livre pour une « fatrasserie » de rêveries sans conséquences, il a insisté presque indiscrètement sur cette affirmation qu’il n’y avait que des confidences personnelles, destinées « à peu de temps et à peu d’hommes », dans tous ces papiers. — Il ne faut pas l’en croire absolument. C’est bien là un portrait de l’auteur en mille pages, mais très souvent interrompu, et qui sert surtout d’un prétexte à une enquête sur l’humanité tout entière. — Il y a là un portrait de Montaigne, une étude de l’homme antique, une étude de l’homme du : xvie siècle, une enquête sur l’homme sauvage, des observations sur l’Italien, l’Allemand et l’Espagnol, et beaucoup d’opinions sur l’homme tel qu’il devrait être. Montaigne est un docteur en humanité qui se donne pour un écolier qui fait son portrait sur le mur. Ce fut son affectation, où il y eut de la modestie vraie, un peu de gasconnade à rebours, qui est encore de la gasconnade, et quelque pointe de vanité de gentilhomme qui ne veut point sentir le pédant ; mais il ne faut pas le prendre au mot, ne fût-ce que parce qu’il ne serait pas extrêmement satisfait qu’on l’y prît.

L’homme, tel que Montaigne l’a compris, est un animal qui se distingue des autres par une singulière et presque incroyable élasticité. Ce n’est pas la sensibilité qui le fait différent des autres : ils sont sensibles ; — ce n’est pas la raison : ils raisonnent très sûrement et d’une manière très compliquée dans la mesure de leurs besoins ; — ce n’est pas la sociabilité, et il y a, n’en déplaise à Aristote, d’autres ζώα πολιτικά que les hommes ; — ce n’est pas la parole : les animaux se font entendre les uns des autres. — L’homme est un animal supérieur, ou du moins très particulier, parce que l’homme est un animal illimité . Les autres sont comme parqués dans leur nature, c’est-à-dire dans les limites de leurs besoins de nutrition et de reproduction. Ils ont un domaine très net d’où ni ils ne sortent, ai ils ne semblent avoir envie de sortir. L’homme n’a pas de bornes prescrites. Jusqu’où il peut aller, jusqu’où il peut descendre peut-être quelqu’un le sait, mais certainement personne ici bas. Il est indéterminé. Il obéit à la nature, — et aussi à la coutume, qui, mille fois contre mille, est directement opposée à la nature. Il obéit à la coutume, — et aussi à la conscience personnelle qui souvent est opposée et à la nature et à la coutume. Proprement il n’a pas de loi, d’où vient qu’il cherche sa loi éternellement, et qu’il sent que c’est un devoir pour lui que de la chercher.

Il flotte ainsi, et c’est précisément sa nature que cette instabilité. De là viennent les inégalités extraordinaires qui sont en lui. Chaque homme est inégal à lui-même, tantôt grand tantôt petit, tantôt énergique tantôt faible, tantôt humble tantôt orgueilleux, Protée insaisissable et qui s’étonne lui-même. — D’un homme à un autre les inégalités sont aussi grandes, et plus grandes encore. Il y a dans cette humanité des saints, des héros, des animaux médiocres et des brutes inférieures. Un homme placé, comme Montaigne affecte de l’être, dans la région moyenne de l’humanité, est confondu de la grandeur de certaines âmes et de la nullité de certaines autres, et, sans compter les différences du grand au petit, de la prodigieuse multiplicité des manières d’être grand, d’être petit et d’être médiocre.

Très évidemment cette variété est la caractéristique même de l’homme. Il y a un être ici-bas qui est « ondoyant et divers », qui est multiforme. — C’est pour cela qu’il a une histoire, l’histoire étant le récit de ses variations, de ses métamorphoses et de ses secousses. — C’est pour cela qu’il a des législations, les lois qu’il se donne étant un essai qu’il fait pour échapper à l’absence des lois naturelles, et prouvant de reste cette absence. — C’est pour cela qu’il a des religions, les religions étant un effort que fait l’homme pour échapper à son anarchie, et, pour rétablir à son usage un commandement uniforme et éternel, que, ne le trouvant pas en lui il suppose au-dessus.

Tout dérive, pour nous, de cette inconsistance singulière de notre nature, nos grandeurs comme nos misères, et surtout notre incertitude. L’homme est un animal qui, n’étant borné par rien, n’est défini par rien, et n’est sûr de rien. Mais aussi, s’il est inconsistant, précisément pour cela, il est malléable. Son corps l’est d’une façon surprenante, propre à tous les climats de la planète, se pliant aux conditions es plus diverses, s’habituant à des privations et à des rigueurs incroyables, infiniment plus résistant que ceux de la plupart des animaux. Son âme l’est bien davantage

Capable d’insignes faiblesses, elle l’est d’énergies étonnantes et qui confondent la pensée. Elle est docile aux exemples, aux lois, aux raisonnements, aux traditions ; elle est docile, quelquefois jusqu’à un héroïsme divin, aune force interne, très singulière, très indéfinissable, indéniable cependant, qu’on appelle la volonté, chose, à titre de puissance individuelle, absolument inconnue ailleurs que chez l’homme.

Cet animal extraordinaire est digne d’étude à cause de sa singularité ; susceptible d’une étude éternelle à cause du nombre infini de ses variations inattendues ; indispensable à étudier parce que c’est de nous et de nos destinées qu’il s’agit, et qu’au moins faut-il avoir de la connaissance de nous les premiers traits les plus gros pour nous conduire conformément à notre nature ; inévitable enfin, de quelque chose que nous fassions l’étude, parce que, quoi que nous considérions, c’est toujours lui que nous rencontrons sous nos regards, les choses n’étant vues qu’à travers notre pensée, et tout objet, pénétré de pensée humaine et n’existant pour nous que quand il a été pensé, étant en définitive l’homme même. La science des sciences c’est donc la science de l’homme ; et il n’y a proprement qu’une science, la morale avec l’histoire, se confondant, s’embrassant et s’éclairant l’une et l’autre, et celle-ci n’ayant de valeur et de dignité qu’autant qu’elle est une contribution à celle-là.

Cette science, Montaigne l’a bien connue, ou tout au moins bien explorée. Guidé par son idée générale de l’extrême variabilité du type humain, et toujours porté à la mettre en lumière plus que tout autre chose, il a peut-être été à l’affût des cas particuliers et singuliers, il a peut-être récolté un peu trop d’anecdotes étranges et douteuses, tant sur l’antiquité que sur les temps modernes, un peu trop aimé l’extrême, en ces choses, jusqu’à aimer un peu l’excentrique. Sa philosophie, ici, contrarie sa critique historique, ou la contrarierait s’il en avait une. Il est si convaincu qu’il n’y a pas d’étrangeté qui ne soit humaine qu’il accepte les bizarreries comme certaines, à force de les croire possibles, et comme prouvées, à force de les estimer naturelles. Elles sont prouvées pour lui parce qu’elles prouvent la singularité de l’homme, qui est sa croyance maîtresse. Il les cherche avec complaisance aux extrêmes les plus reculés de la nature humaine, sans jamais sourciller devant aucune, parce que si extrêmes en effet qu’elles soient, il place plus loin encore les limites de notre nature, les plaçant presque à l’infini. C’est même, pour son dessein, sur ces outrances qu’il insiste, puisque son dessein est de montrer combien notre nature est capable de s’outrer elle-même et d’échapper à soi.

Et cela ferait un portrait de l’homme décidément faux, ou, du moins, vide en quelque sorte, et où ne seraient tracés que les derniers contours incertains et fuyants de l’objet, si, entre ces extrêmes, il n’avait pas avisé et peint la région moyenne et l’entre-deux. — Il l’a fait parfaitement. L’entre-deux occupe une place très considérable dans son œuvre. L’entre-deux c’est lui-même, et voilà, certes, qui excuse plus que tout, « le sot projet qu’il a de se peindre »54. Comme projet ce serait peut-être sot, comme pièce dans l’ensemble de son projet c’est essentiel. M. de Montaigne voulant a peindre l’homme en général » cherche sur l’homme, dans les historiens, les particularités curieuses, et ainsi il a sous les yeux les régions éloignées et peu connues de la nature humaine ; entre temps il se ramène à lui-même comme à un homme de moyen état et de moyenne nature, pour ne point s’égarer, et pour avoir sous les yeux le milieu probable entre les frontières extrêmes de l’humanité.

C’est là un complément d’enquête indispensable, et aussi un contrôle nécessaire. En effet, ce que nous voyons de l’humanité dans les historiens, c’est la vérité, sans doute assez souvent, mais c’est l’extraordinaire dans la vérité. C’est l’extraordinaire qui frappe l’attention et qui se retient. L’histoire n’est, et surtout n’était, que le récit des grandes crises et des grands bouleversements humains, et le portrait des hommes anormaux, soit dans le bien, soit dans le mal ; toute l’histoire tranquille, toute l’histoire normale a glissé dans l’ombre et n’a point laissé de trace ; toute l’humanité moyenne est forcément absente des livres des historiens. — Le moraliste serait donc dans le faux, pour être toujours dans l’extraordinaire, s’il n’étudiait, l’homme que dans les récits que l’on a faits de lui. Il lui faut, et pour compléter et pour contrôler, revenir à lui et à son entourage, et s’étudier autant qu’il fait les autres. D’instinct, Montaigne a agi ainsi, non, peut-être, pour s’être rendu compte des raisons que je donne ici, mais comme repoussé des singularités humaines à lui-même, qui se trouvait être le plus équilibré des hommes, rejeté des extrêmes à ce juste milieu qui était lui ; — et aussi, à d’autres moments, je ne dirai pas dégoûté de lui, ce qui ne lui est guère arrivé, mais cependant un peu fatigué de l’homme moyen et de ses vertus suffisantes et de ses vices médiocres, et rengagé à la recherche des cas curieux, et à la chasse de l’extraordinaire dans les contrées inexplorées !

Et il a fait ainsi un portrait de l’homme qui n’est pas complet, aucun ne l’étant, qui n’est pas systématique, quoique dominé par une idée générale, mais qui est extrêmement vaste, extrêmement varié, très instructif, à chaque instant révélateur, où les touches excessives, encore que vraies, sont corrigées par les traits atténués, vrais encore, et qui, en somme, par sa diversité même, par son parti pris d’extrême diversité, semble bien être le plus rapproché qui se puisse du modèle.

III. Le scepticisme de Montaigne. §

De cette science de l’homme qu’a-t-il tiré ? Quelles règles de conduite à dicter, ou simplement quels conseils à donner aux hommes ? On a dit souvent : « aucun. » On a dit souvent : « Montaigne se contente d’explorer, de constater, de consigner et de sourire ; quanta croire à quelque chose jusqu’à le conseiller comme étant vrai, ce ne lut point son affaire ; Montaigne est un pur sceptique qui s’amuse et qui amuse. » — Je ne songe point à donner Montaigne comme un dogmatique intempérant ; mais je ne crois pas qu’on puisse tenir Montaigne pour un pur sceptique.

Ce scepticisme de Montaigne est une invention de Pascal, renouvelée par les philosophes français de 1840. On est toujours le sceptique de quelqu’un, et rien n’était plus facile que d’être sceptique pour Pascal, et aussi pour Victor Cousin. Pour être sceptique aux yeux de Pascal, il suffisait d’être un chrétien tiède, il suffisait de n’être pas exclusivement chrétien. Il suffisait de ne pas tout mettre dans la question de la grâce, il suffisait de ne pas être janséniste ; et évidemment Montaigne l’est fort peu Chose curieuse, Pascal semble avoir voulu se servir des arguments de Montaigne en en détestant l’auteur. Montaigne se plaisant dans « l’Apologie de Sebond » à ruiner un à un tous les moyens que l’homme croit avoir de connaître quelque chose, Pascal semble avoir voulu user de toute cette argumentation, patiemment reproduite et éloquemment renouvelée, pour forcer l’homme à avoir recours à des moyens supérieurs de connaissance, c’est-à-dire à la révélation. Or c’est précisément à cette conclusion que Montaigne lui-même arrive et s’arrête ; seulement, aux yeux de Pascal il ne paraît pas avoir assez de hâte d’y arriver, ni assez de fermeté à s’y tenir. Il suffit pour que, non seulement il soit suspect de scepticisme, mais convaincu d’un pyrrhonisme absolu. C’est pousser un peu loin la méfiance, et l’ennui de voir un homme convaincu comme vous, par les mêmes raisons, de la même manière, mais ayant le tort de l’être moins violemment. C’est ainsi pourtant que Pascal a pris l’affaire, et couvert de son autorité, le pyrrhonisme de Montaigne est devenu chose acquise et consacrée pour très longtemps.

Pour l’école philosophique de 1840, il en a été autrement. Cette école considérait comme un dogme ce qu’elle appelait la « raison impersonnelle », la « raison universelle », c’est-à-dire une raison qui est la même pour l’humanité tout entière, un nombre, très petit, mais fixe, d’idées générales, qui sont dans l’esprit absolument de tous les hommes, auxquelles aucun homme n’échappe, credo nécessaire de l’humanité, universel par conséquent, impersonnel par conséquent aussi, puisque ce n’est d’aucun esprit particulier qu’il est sorti, mais à tout esprit humain qui n’est pas uni à un cerveau malade qu’il s’impose. Pour l’école de 1840, tout penseur qui ne croit pas à la raison universelle est un sceptique. — Or, s’il est une opinion que Montaigne ait combattue, sans en savoir le nom, c’est certainement la théorie de la raison universelle, et rien ne lui paraît plus individuel, et même rien ne lui paraît plus rare que la raison, et les hommes en leur diversité infinie de sentiments, de croyances et d’idées générales, lui paraissent aussi loin que possible d’être unanimes sur quelque idée que ce soit ; et c’est même son opinion maîtresse et dirigeante qu’ils ont pour caractéristique propre de ne l’être pas. — Aux yeux des philosophes de 1840 Montaigne est donc le scepticisme même. — Mais ceux qui ont usé de ses arguments pour arriver à la croyance, ou pour la défendre ? — Ceux-là aussi seront suspects, et l’on sait que, par un retour plaisant des choses, c’est cela précisément qui est arrivé à Pascal.

C’est ainsi que par deux autorités très différentes l’une de l’autre et par deux dogmatismes opposés Montaigne a été successivement livré au mépris du monde comme sceptique absolu ;

Il s’en faut, ce me semble, de quelque chose qu’il le soit. On n’est point proprement sceptique quand on consacre deux chapitres extrêmement détaillés, et du reste pleins de bon sens, à l’éducation des enfants ; on n’est point sceptique quand on admire la vertu humaine avec une sorte d’exaltation, et quand on réfute d’avance La Rochefoucauld et tous ceux qui chercheront à expliquer la vertu par autre chose que par elle-même ; on n’est point sceptique quand on est donneur de conseils, et ce n’est pas de conseils que Montaigne fut avare. Montaigne, encore que spirituel, fut très sérieux, et ce n’est point sa faute si l’on se refuse communément à prendre au sérieux les hommes d’esprit. Il prit, sinon diligemment, du moins cordialement, son rôle de moraliste et de directeur d’esprits. — Ce qui le fait paraître sceptique aux yeux de l’observateur superficiel, c’est qu’à la vérité il a horreur du dogmatisme impérieux et de l’intrépidité d’affirmation. Il connaît, assez l’homme pour savoir que, non content de tant d’intérêts et de tant de passions qui le poussent à être cruel pour son semblable, il se fait de son opinion une passion, une passion violente, furieuse, et homicide pour ceux qui ne la partagent pas. Aussi voudrait-il que toute créance ne fût qu’une opinion, et toute opinion une simple tendance de l’esprit. C’est proprement un probabiliste. Il y a pour lui un grand danger à être trop convaincu qu’on a raison, et un grand avantage à ne prendre ce qu’on croit le plus fermement que comme une hypothèse raisonnable. Cette restriction ôte à une créance ce quelle peut contenir de venin ; elle l’émousse à la vérité, mais de tout ce qui peut devenir une arme il n’est pas mauvais d’écacher la pointe, et il ne faut pas aiguiser ce qui tend à devenir un aiguillon.

De là sa prudence infinie pour tout ce qui est question métaphysique ou simplement de philosophie générale. C’est là qu’il est sceptique. Certainement il ne croit point que l’esprit humain puisse s’élever jusqu’à cette région, sauf s’il y a révélation, ce qui est précisément dire que l’esprit humain est radicalement incapable de s’y hausser. Mais ce scepticisme n’est pas autre chose que l’agnosticisme, comme nous disons de nos jours, et loin d’être le pyrrhonisme, en est le contraire, puisqu’il consiste à tracer une frontière entre ce qu’il paraît interdit à notre esprit de comprendre, et ce qu’il est raisonnable de le convier à étudier, à connaître et à définir.

Voilà pourquoi il est si à son aise dans la fameuse Apologie de Sebond. Elle reste énigmatique pour certains. Est-ce une profession de scepticisme radical, avec deux mots aimables à l’adresse du christianisme pour lui montrer qu’il peut trouver son compte à cette démonstration de l’impuissance humaine, et même en partir ? — Est-ce, franchement et bonnement, une introduction au christianisme, après laquelle, tout dogmatisme humain étant détruit, il n’y a qu’une religion révélée qui puisse commencer ? C’est, en vérité, l’un et l’autre. Les vérités métaphysiques sont inaccessibles, voilà à quoi tient Montaigne. Donc… ici deux conclusions possibles et deux partis à prendre : ou se résigner à ne point connaître la vérité métaphysique, ou l’accepter toute faite d’une autorité supérieure qu’on croit qui a parlé ; mais dans les deux cas ne pas la chercher. Et ne pas la chercher, voilà tout ce que

Montagne tenait à recommander. Le reste, je ne dis pas ne lui importe point, mais n’est pas l’affaire où il s’applique et la mission qu’il se donne.

Il est, en matière métaphysique, un limitateur. Tout compte fait, son prétendu scepticisme n’est qu’un rappel à l’humilité. À cela il tient beaucoup. Ce qui l’indigne, c’est cette infatuation monstrueuse qui permet à un homme, et qui lui commande, de tuer qui ne pense pas comme lui. « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. » Pour corriger cela, s’il est possible, il est bon de rappeler sans cesse à l’homme sa nullité. Le danger n’est pas qu’il en soit trop convaincu. « Qui nous tiendrait si nous avions un grain de connaissance ? » Dieu jadis, selon les Écritures, fit parmi les hommes la confusion des langues. « Cette diversité d’idiomes de quoi il troubla cet ouvrage, qu’est-ce autre chose que cette infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions qui embrouille le vain bâtiment de l’humaine science, et l’embrouille utilement… Ce saint m’a fait grand plaisir : Ipsa veritatis occultatio aut humilitatis

EXERCITATIO, aut ELATIONIS ATTRITIO est55. »

Exercer l’humilité, attérer l’orgueil, c’est l’office du philosophe, surtout à certaines époques. Il faut que l’homme croie à son ignorance. De toutes les croyances c’est celle qu’il embrasse avec le moins de zèle, et c’est la plus utile et la plus salutaire. Embrasser savamment l’ignorance, revenir à l’ignorance à force de savoir, c’est-à-dire à force d’avoir essayé de connaître, c’est la sagesse même. Il y a trois degrés : « l’ignorance abécédaire », celle de ceux qui ne savent rien ; — la science, c’est-à-dire l’état d’esprit de ceux qui croient savoir quelque chose ; — et enfin l’ignorance « qui vient après la science », l’ignorance « que la science fait et engendre », l’ignorance voulue et réfléchie de ceux qui savent. — Le premier est bon, le second est détestable, le troisième est excellent. L’ignorance acquise donne à l’ignorance naturelle une conscience. Elle fait qu’elle se comprend, s’approuve, s’aime et s’attache à elle-même.

C’est à cela qu’il faut tendre. L’entre-deux ici est dangereux. « Les paysans simples sont honnêtes gens et honnêtes gens les natures fortes et claires enrichies d’une large instruction de sciences utiles. Les métis, qui ont dédaigné le premier siège de l’ignorance des lettres et n’ont pu joindre l’autre (le cul entre deux selles, desquels je suis et tant d’autres) troublent le monde. Pourtant, [c’est pourquoi] de ma part, je me recule tant que je puis dans le premier et naturel siège, d’où je me suis pour néant essayé de partir. » — On connaît l’histoire d’Ésope venant, dans une sorte d’examen, après deux esclaves qui se targuaient de tout savoir, et disant que lui ne savait rien, puisque les deux autres avaient tout pris pour eux. C’est l’image de la gent philosophique : « la fierté de ceux qui attribuaient à l’esprit humain la capacité de toutes choses causa en d’autres, par dépit et par émulation, cette opinion qu’il n’est capable de rien ; et les uns tiennent en l’ignorance cette même extrémité qu’en la science tiennent les autres. » Montaigne est de ceux-ci, ou il aime à y tendre. — Comme l’ont dit les philosophes anciens, Iris est fille de Thaumantis ; l’admiration, l’étonnement, est le fondement de toute science, — et la recherche en est le progrès, — et l’ignorance en est le bout. Mais « il y a quelque ignorance forte et généreuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science : ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science qu’à concevoir la science. » C’est où l’homme généreux et courageux doit mettre son effort. Habituons-nous à ne pas savoir, osons ignorer. Ne nous y résignons point, soyons-en fiers, comme d’un devoir humain que nous savons, malgré nos résistances secrètes, prendre sur nous d’accomplir. « Recevons quelque forme d’arrêt qui dit : « La cour n’y entend rien. »

Tel est le scepticisme de Montaigne. Agnosticisme, positivisme, probabilisme, le mot que l’on voudra, et peu importe ; ce n’est pas du scepticisme. C’est un bon sens courageux qui limite sans rigueur, mais fermement, le champ de nos connaissances, qui nous rappelle diligemment au sentiment de notre impuissance, qui, remarquez-le bien, n’a aucun mépris paresseux ni aucune hostilité mystique contre le savoir, puisque, au contraire, l’ignorance où il tend est une ignorance supérieure qui a passé et dû passer par tout le savoir pour s’atteindre, et épuiser toute la science pour se confesser. L’homme ne risque rien k être ignorant ainsi. Il pourra et il devra être aussi curieux de toutes choses pour arriver à cette ignorance délicate qui lui est assignée comme but.

Mais dès lors pourquoi ce but, ou ce « bout » ? Pourquoi tant insister sur ce résultat dernier de nos efforts intellectuels ? Pour que dans son chemin vers le savoir et à, travers le savoir, l’homme soit toujours accompagné de cette idée salutaire qu’il n’acquiert qu’un savoir relatif et restreint, infiniment borné et comme nul par rapport à l’infinité des choses. Cette idée est décourageante, si, grossièrement, elle consiste à croire qu’on sera exactement le même à la fin qu’en commençant ; judicieuse et utile, sans être décourageante, quand elle consiste à croire que l’ignorance finale est très différente de l’ignorance primitive, étant non plus déprimée et inquiète, mais satisfaite et ferme ; quand elle consiste à croire, en un mot, qu’en apprenant on apprend à ignorer bien.

Cette idée est salutaire et même indispensable, parce que, en dernière analyse, elle remet l’homme dans sa nature, dont l’orgueil et l’enivrement de la science peuvent l’écarter. Elle replace l’homme dans sa condition. Sa condition est de chercher toujours, et de ne trouver jamais pleinement et définitivement. Montaigne lui permet l’un, et l’avertit de s’attendre à l’autre. Le seul parti qu’il craigne, c’est qu’on ne s’imagine avoir trouvé pleinement et être arrivé au définitif, auquel cas, et parce qu’on croira avoir trouvé, et parce qu’on ne cherchera plus, on sera sorti de la nature humaine de toute manière. — L’arbre de la science produit quelques fruits qui sont à la portée des mains humaines, et il est dans notre destinée de chercher toujours à atteindre les plus hauts ; mais ses racines et sa ramure plongent dans l’infini, et l’homme, qu’il creuse ou qu’il se hausse, est toujours attaché à la terre, et forcé ou d’y remonter ou d’y redescendre.

IV. Le dogmatisme de Montaigne56. §

Et dans cette région moyenne, aux frontières flottantes sans doute, mais qu’il faut savoir qui sont bornées, quelles sont les idées générales de Montaigne et la direction qu’il aime à donner. Cette région moyenne, c’est celle de la morale et de l’histoire. L’homme peut se connaître, à peu près, par l’observation actuelle et par l’observation accumulée, et voir, à peu près, d’après cette double expérience, comment il lui convient de vivre. Montaigne est ici sur son domaine propre, et sans quitter jamais son ton de demi-nonchalance aimable, il sait fort nettement ce qu’il veut et nous laisse clairement voir ce qu’il est.

Ce qu’il est c’est un homme de Renaissance, c’est un homme qui apporte à son siècle la sagesse antique. Un philosophe ancien, éclectique, avec une teinture assez légère du christianisme et plutôt un respect sympathique qu’un vrai culte pour celui-ci, voilà le fond de Montaigne. Qu’on se figure un lettré latin du second siècle après Jésus-Christ ; très platonicien, peu aristotélique, épicurien de tempérament, stoïcien d’imagination, estimant fort les sceptiques pour leur sage réserve, sans donner dans leurs outrances paradoxales et leurs subtilités ; complaisant au christianisme et y trouvant, avec plaisir, un stoïcisme épuré et adouci par l’humilité ; ce philosophe, que Plutarque aurait pu être, né un peu plus tard (et c’est pour cela que Plutarque est le grand ami de Montaigne), ce philosophe en qui se ramasse toute la sagesse grecque et latine, il est né un peu en retard, il est né de la Renaissance de l’antiquité ; et c’est Montaigne.

L’antiquité a vu le vrai en morale et s’en est approché autant qu’il est possible en philosophie, c’est le fond de sa conviction. Il revient à elle comme à une nourrice de bon sens, de rectitude etde vertu. Ses mauvais aspects ne le frappent point. On ne le voit point parler ni de l’esclavage, ni des sacrifices humains, ni de la guerre plus féroce que chez les modernes, et pour ce qui est de la condition des femmes, ce n’est pas le trahir en l’interprétant que de croire qu’il est à peu près d’accord avec l’antiquité sur ce point. Chrétien très suffisant, très sincère, et beaucoup plus croyant que beaucoup de chrétiens de nos jours, qui se jugent fervents, ne le sont, il n’est évidemment pas très sûr que le christianisme ait été une grande révolution morale dans l’humanité. Où il est ferme, où il ne tergiverse point, où il insiste, où il se répète, c’est où les différentes écoles de philosophie antique se sont accordées. Il croit en Dieu absolument, sans supposer qu’on en puisse douter, comme tous les philosophes anciens. Mais voyez déjà : sur la Providence il est moins affirmatif. Au moins il se moque durement de ceux qui la font trop intervenir, et se flattent de voir très distinctement et de montrer avec sûreté sa main partout : « Il advient de là que rien n’est cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui vous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses œuvres. » La mesure des idées religieuses d’un homme, c’est la ligne où pour lui la superstition commence. Elle commence pour Montaigne sinon à la Providence, du moins à trop y croire et à la trop sentir présente à travers nos infimes affaires. Aussi a-t-il recommandé de croire ; mais non jamais de prier. C’est que la sagesse antique croit en Dieu, mais ne croit pas tout entière au Dieu providentiel.

De même les miracles le trouvent à peu près incrédule et fort ironique. Sans doute, avec sa prudence ordinaire, qui est de la loyauté, il reconnaît qu’il se passe beaucoup de choses qui pour étonner notre entendement n’en sont pas moins vraies : « C’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable… c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête les limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre nature ; et il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance » ; mais il aime à raconter les miracles qui sont de simples mascarades et grossières thaumaturgies, et à ajouter : « Si toutefois la fortune y eût voulu prêter un peu de faveur, qui sait jusqu’où se fût accru ce batelage ? »

Mais ce qui l’irrite le plus, si tant est qu’il puisse être irrité, c’est la prétention qu’a toujours eu l’homme de connaître la nature de Dieu, au lieu de se contenter d’en affirmer l’existence. Ce que nous appelons en termes barbares, mais à peu près clairs, l’anthropomorphisme et l’anthropocentrisme, cette tendance à nous représenter Dieu comme un homme, et cette manie de considérer l’homme comme le centre où tout converge, et le favori pour qui tout conspire, y compris Dieu ; ces deux imaginations, qui ne sont pas autre chose que deux passions, je ne sais si elles ont eu jamais de censeur plus rude que Montaigne, et de plus éloquent accusateur. Que faisons-nous quand nous prétendons figurer la nature de Dieu ? Nous faisons notre portrait avec quelque agrandissement de complaisance et quelque retouche de courtoisie. Nous disons, par exemple : « Nous avons vie, raison, liberté ; nous estimons la bonté, la charité et la justice : ces qualités sont donc en lui. » Plaisant travail, et singulière manière d’édifier Dieu de nos matériaux : « Somme, le bâtiment et le débâtiment, les conditions de la divinité se forgent par l’homme, selon la relation à soi. Quel patron, et quel modèle ! Étirons, élevons et grossissons les qualités humaines tant qu’il nous plaira ; enfle-toi, pauvre homme, et encore, et encore, et encore…

Non si ruperis, inquit.

— Et qu’est-ce à dire, et que signifie ce penchant auquel il est si peu qui résistent ? Rien, sinon qu’au fond de notre désir d’adorer nous ne savons adorer que nous-mêmes. Anthropomorphisme et anthropocentrisme, c’est même chose. L’un c’est faire entrer l’homme en Dieu pour l’y adorer sans pudeur et avec sécurité ; l’autre c’est, en ramenant tout à l’homme, nous voir et nous sentir adorés par tout l’univers. L’homme tombe dans ce dernier travers aussi volontiers que dans l’autre : « Pour nous sont les destinées, pour nous le monde ; il luit, il tourne pour nous… c’est le but et le point où vise l’université des choses… » Voilà qui va bien ; mais « pourquoi ne dira pas un oison ainsi : « Toutes les pièces de l’univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer leurs influences ; j’ai telles commodités des vents, telle des eaux… Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ?… » Autant en dirait une grue ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol et la possession de cette belle et haute région. »

Telle est la théodicée de Montaigne, dédaigneuse de tout ce qui peut amoindrir et rabaisser l’idée de Dieu, convaincue que les hommes ne comprennent jamais Dieu comme assez grand ni les hommes comme assez petits, n’aimant point qu’on peigne Dieu, puisqu’on ne peut que le barbouiller de couleurs terrestres et humaines, ni même qu’on le définisse, toute définition le faisant fini ; et voulant qu’on adore au-dessus de nous, infiniment au-dessus, quelque chose de grand, d’incompréhensible et d’inconnaissable.

Quelque moderne qu’il puisse sembler ainsi, il est encore ici très antique, et disciple fidèle, encore que libre et peut-être supérieur, de ses chers maîtres. Personne en effet n’a été plus anthropomorphique que l’antiquité païenne ; mais le plus grand effort et le plus beau de l’antiquité philosophique a été de dissiper ce nuage d’Ixion, et d’arracher les hommes à leur conception anthropomorphique de l’Univers. C’est où la plupart ont tendu, avec d’autant plus de mérite que le monde tout petit et le ciel très bas, tels qu’ils étaient alors aux yeux des hommes, sont très favorables aux illusions de l’anthropomorphisme, et les entretiennent. Stoïciens et épicuriens, autant les uns que les autres, ont essayé à l’envi de faire plus grande la distance entre la divinité et nous, plus grande aussi la différence entre nous et la divinité. Le christianisme a, sans doute, été, après eux, dans le même sens qu’eux ; mais cependant son goût de tout expliquer, ses études et ses solutions sur la nature de Dieu déplaisent, on vient de le voir, à Montaigne, en ce qu’il est difficile d’expliquer la nature de Dieu sans le faire assez semblable à l’homme, ce qui peut rouvrir la porte aux anciennes erreurs ; et ici plus que jamais c’est bien la Renaissance la plus éclairée, l’antiquité en ce qu’elle a de plus haut qui parle par la bouche de Montaigne.

Ses colères contre la Réforme se rattachent au même ordre d’idées. Sans doute il y a dans l’hostilité de Montaigne pour la religion nouvelle beaucoup plus de son tempérament que de sa pensée. C’est surtout l’homme qui aime à rester tranquille qui en veut à ceux qui ont lancé par le monde les hardies nouveautés dont il a été bouleversé et déchiré. Vingt passages indiquent qu’il rend les réformés responsables de toutes les guerres qu’il déteste tant et de tout le sang répandu, comme étant ceux qui ont commencé. Mais il y a plus dans cette antipathie, et elle est intellectuelle aussi, tout en étant de passion.

Nous sommes, de nos jours, tellement habitués aux derniers résultats de la Réforme, qui sont la libre pensée, la libre philosophie et la religion individuelle, que nous avons peine à comprendre qu’un penseur libre du xvie siècle ne soit pas au moins favorable aux réformés. Mais la Réforme n’a nullement été, en ses commencements, ce qu’elle contenait sans le savoir, et ce dont elle devait être l’occasion sans le vouloir et le ferment sans y prétendre. Elle était une Réforme, c’est-à-dire, un christianisme plus rigoureux, plus concentré, plus exclusif, et du reste aussi intolérant, par conséquent un adversaire de l’antiquité philosophique et de l’humanisme plus décidé que le catholicisme lui-même. Elle ramassait vigoureusement le christianisme en soi ; et c’est aux infiltrations du Platonisme et de l’hellénisme en général dans le christianisme qu’elle fermait le plus vigoureusement les issues. Montaigne se sentait donc plus hérétique aux yeux d’un réformé qu’aux yeux d’un catholique ; il trouvait dans un réformé plus que dans un catholique un adversaire et un contempteur de la philosophie antique, de l’humanisme, de l’hellénisme, c’est-à-dire de tout ce qu’il était. Rien donc n’est plus naturel que son hostilité au protestantisme. Encore que chrétien, Montaigne ne peut aimer qu’un christianisme qui accepte en partie l’antiquité ou qui s’en accommode. Si on le poussait fort, il faut le dire, mis au choix entre la sagesse chrétienne et la sagesse antique, c’est probablement la sagesse antique qu’il préférerait. Il ne peut donc aimer un christianisme qui revient au christianisme primitif et qui a pour l’antiquité païenne à très peu près les sentiments que le christianisme primitif pouvait avoir. Rien mieux que l’exemple de Montaigne ne fait voir l’antagonisme sourd, si intéressant à suivre à travers tout le xvie siècle, de la Renaissance et de la Réforme, et ne contribue à montrer pourquoi les pays d’humanisme n’ont été qu’entamés par le protestantisme et ne l’ont pas assimilé.

 

Remarquez, quoique ceci soit secondaire, qu’en vrai latin, Montaigne admet et comprend peu une religion qui se passe de l’appareil extérieur et qui le méprise : « Que ceux qui nous ont voulu bâtir, ces années passées, un exercice de religion si contemplatif et immatériel ne s’étonnent point s’il s’en trouve qui pensent qu’elle fût échappé et fondue en leurs doigts si elle ne tenait parmi nous comme marque, titre et instrument de division et de part, plus que par soi-même. »

Et remarquez surtout que Montaigne déiste, demi-chrétien, humaniste tout à fait, moraliste, et individualiste de caractère, n’est pas proprement un esprit religieux. Il aime la religion de ses pères, et surtout de son père, comme saine coutume et bon souvenir, et parce qu’il y trouve d’excellentes choses ; mais si elle n’existait point, il ne l’inventerait pas. Un homme qui par la pensée habite l’antiquité, où les religions eurent relativement peu d’influence, s’habitue à ne pas tenir les religions pour un impérieux besoin de l’âme, et est assez porté à ne voir que le mal qu’elles font ou qui se fait en leur nom Pour Montaigne, l’homme n’est pas précisément un animal religieux. Il serait assez enclin à croire que les religions ne sont pour l’homme qu’une des formes que prend chez lui le besoin de haïr ou un prétexte à la satisfaction de ce besoin : « Je vois cela évidemment que nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices qui flattent nos passions ; notre zèle fait merveilles quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la rébellion… Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite… Confessons la vérité : qui trierait de l’armée, même légitime, ceux qui y marchent par le seul zèle d’une affection religieuse… il n’en saurait bâtir une compagnie de gendarmes complète. »

Remarque importante, malheureusement trop juste eu égard à la majorité des cas, excessive du reste ; mais que seul peut faire un homme chez qui l’esprit religieux est faible, qui voit peu la nécessité des associations dans une foi, des communions dans une idée, à qui un commerce libre avec de grands esprits sages pourrait suffire comme viatique moral, et qui, sans avoir jamais exprimé cette pensée, a dû au moins se demander si la philosophie pure et la morale personnelle entretenues par de bonnes lectures ne seraient pas tout ce qu’il faut. Cette idée de derrière la tête, c’est seul un disciple de la philosophie antique qui a pu l’avoir.

V. L’homme de Renaissance. §

Nous retrouverons le même homme dans sa morale proprement dite. Le fond de la morale de Montaigne, c’est un stoïcisme déridé et souriant. Avec le « abstine, sustine  », et le « conformément à la nature  », on referait à peu près les Essais de Montaigne, si l’on avait son talent, et sa bonne humeur. Ce nonchalant, cet homme prudent, avisé et aimable, au travers de ses Essais a écrit à peu près, en ordre dispersé, de chapitre en chapitre et de paragraphe en paragraphe, un traité de la volonté. — Personne n’a plus prisé la volonté et n’y a cru plus fermement que Montaigne. Cela se voit d’abord à son culte des héros que tout le monde a remarqué, sans le rattacher assez à l’ensemble de ses idées. Les grands hommes d’action sont les idoles de ce paresseux. Alexandre, César, Pompée, Epaminondas, dont vraiment il abuse, Caton sur qui il ne tarit point, sont les habitants glorieux de son esprit. Ce n’est pas la force qu’il adore en eux ; c’est la volonté ; car voyez que quand il vient à être question de Socrate, c’est au-dessus de tous ceux-là et au-dessus du monde entier qu’il le place.

Ces hommes sont pour lui les exemplaires supérieurs de l’humanité parce qu’ils ont eu la faculté suprême de l’homme ; c’est à savoir la maîtrise de soi. Il ’aime pas qu’on les maltraite, ni seulement qu’on les diminue.

C’est médisance, c’est calomnie, c’est « dépravation » : « Nos jugements suivent ta dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des esprits de mon temps faire tes ingénieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes… Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions… La même peine qu’on prend à détracter de ces grands noms, je la prendrais volontiers à leur prêter quelque tour d’épaule pour les hausser. » — Il en veut à Bodin, « bon auteur » cependant et de « bon jugement » et qui « mérite qu’on le considère », d’avoir une trop bonne critique historique à l’endroit de Plutarque, de l’accuser de crédulité, de mettre en doute ses jeunes Spartiates dévorés sans mot dire par leurs renards, et brûlés jusqu’aux os sans une plainte par les charbons du sacrifice. Mauvaise critique, jalouse et malicieuse : « Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes-là que non seulement il ne me semble pas, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, mais que je ne le trouve pas seulement rare et étrange. »

La force d’âme ravit Montaigne ; il aime à y croire, il y croit, et il en ferait le principe de sa législation morale, s’il songeait à légiférer. Du moins à travers ses causeries et ses amusements, ce qu’il répète le plus souvent, c’est que l’homme fait lui-même sa destinée, que notre vie dépend de nous, qu’une vie humaine est œuvre humaine. C’est proprement son refrain. Parmi toutes les choses qu’il a crues à moitié, c’est, celle-là qu’il a crue aux trois quarts. Ce n’est pas autre chose que la foi en la volonté. Seulement, en homme sensé, cette volonté que Montaigne admire avec transport chez les grands hommes sous forme d’héroïsme, aux gens de moyenne destinée et de moyennes forces, à ses semblables et à lui-même, il la recommande sous forme de modération, de patience ferme et « d’abstention » énergique, toutes choses qui ne demandent pas moins de volonté au bas ou au milieu de l’échelle que l’héroïsme n’en demande au sommet. En pareille matière la première chose à faire est de se connaître, de se mesurer ; la seconde d’agir selon sa nature, ses forces, avec tout le maximum d’énergie dont on est capable : « Fais ton fait et te connais. » Or pour la grande majorité des hommes, s’ils se connaissent bien, faire son fait c’est supporter et s’abstenir, avec courage, en y ajoutant un peu d’action, la quantité d’action que nous permettent nos moyens, laquelle est petite. — Les héros restent là-haut pour nous montrer de quelles merveilles sont capables des êtres supérieurs qui après tout sont encore des hommes ; sachons bien qu’ils sont de notre famille, que si nous savons avoir de la volonté, nous sommes de la leur ; mais cette volonté exerçons-la dans la mesure de notre sphère. Ce qui nous sera toujours permis, quelque restreint que la fortune ait tracé notre horizon, c’est de faire notre propre vie, à force de mesure dans les désirs et de maîtrise sur nos appétits. Les héros gouvernent les peuples et c’est leur droit s’ils en ont la force ; chacun de nous a un peuple de passions dont son office est de savoir être le roi, non pas le tyran, le despote brutal qui supprime et tue ; mais le roi intelligent qui tempère et règle, et qui sait dire : jusque-là ! « Le sage ne s’exempte pas des perturbations, mais il les modère. »

Ainsi l’on fait un ouvrage qui demande une application et une diligence de tous les instants, mais qui récompense de la peine, car il est non seulement bon, mais il est beau : « C’est une vie exquise que celle qui se maintient en ordre jusqu’en son privé. » Il faut aimer « les natures tempérées et moyennes » ; mais ne pas croire qu’elles soient naturelles. L’homme, parce qu’il est illimité, comme nous avons vu, est naturellement immodéré. Il outrepasse, de penchant inné. Il rend vicieuse la vertu même par la violence dont quelquefois il l’embrasse. Les vrais sages veulent qu’on soit « sobrement sages. » C’est une sobriété difficile, comme toutes les sobriétés. Les « natures tempérées et moyennes » sont donc des effets d’une volonté intelligente constamment en acte, d’une puissance ordonnatrice très vigoureuse, ce sont des œuvres d’art, comme les poèmes épiques qu’Alexandre et César ont écrits avec l’épée. Les hommes qui ont su se les donner sont les héros de la vie particulière et du privé.

Cette modération, à être cultivée avec persévérance, prend une forme qui en est la plus haute expression, c’est à savoir la résignation. La résignation est la vertu la plus haute de l’homme, sans qu’il paraisse au premier abord, précisément parce que l’homme est un animal illimité et immodéré. Les animaux ne sont pas résignés, ils sont passifs, parce qu’ils sont très rigoureusement circonscrits. L’homme n’ayant pas de limites nettes est de sa nature même « infini dans ses vœux. » Il ne peut pas ne point l’être. Qui lui trace visiblement les bornes de sa grandeur, de sa puissance et de son bonheur possibles ? Il voit des succès prodigieux, des prospérités extrêmes, des santés, des longueurs d’existence étonnantes, des grandeurs vraies, c’est-à-dire des vertus et des forces d’âme, qui dépassent presque l’imagination ; et de plus, il a de l’imagination, et quels que soient les extrêmes, excessivement lointains, où il voit des forces humaines atteindre, il en rêve toujours, indéfiniment, de plus reculés. Et cependant il est misérable, il est impuissant, extrêmement par rapport aux forces de la nature qui l’entourent et aux assauts de la nature qui le surprennent, infiniment par rapport aux rêves de grandeur qu’il ne cesse d’entretenir. Le plus grand effort de l’homme est donc de se ramener à la petitesse, de l’accepter et d’y vraiment croire. C’est son plus grand effort parce que c’est là une véritable lutte contre sa nature même, contre le fond même de son être. Nous avons ici un illimité qui doit tâcher de se limiter lui-même, sans bien savoir jusqu’où il le doit ; un immodéré qui doit trouver sa mesure, sans bien savoir où elle est. La résignation est le triomphe à la fois de la volonté et de l’intelligence sur tout le reste, de ce que nous sommes. Au fond c’est la paix conquise par une guerre incessante à tous nos instincts.

Et pourtant c’est notre loi, et nous nous « conformons à notre nature », en la combattant ainsi. Car si elle est immodérée, c’est la marque précisément qu’elle doit se trouver à elle-même et en elle-même un modérateur ; si elle est illimitée, rien ne pouvant l’être dans le monde, c’est le signe précisément qu’il faut qu’elle se borne elle-même ; et, sa borne n’étant pas fixe, c’est précisément à dire que c’est exactement à tous les instants, à force de sagacité pour s’en tracer toujours une nouvelle et de volonté pour s’y tenir jusqu’à un nouveau besoin, qu’il faut placer, déplacer et replacer la mobile barrière qui nous sépare des vains désirs.

Cette résignation elle s’applique dans la vie à toutes choses ; car l’être illimité a toujours un élan qui l’entraîne et un obstacle qui le déconcerte ; mais il n’est rien à qui elle doive plus s’appliquer qu’à la mort. Montaigne a bien compris que l’idée de la mort accompagne l’homme pendant toute son existence, et qu’il n’y a que deux partis à prendre à son endroit qui sont ou de s’en distraire ou de s’y habituer. Or s’en distraire est peut-être impossible, tant il faudrait, non seulement de plaisirs sans cesse renouvelés, mais d’occupations, de tracas et de travaux de toutes sortes pour parvenir, incomplètement encore, à s’en divertir ; et du reste plaisirs, tracas et travaux sont choses justement que Montaigne estime très peu et qu’il ne conseille nullement, et qui sont pour lui, à très peu près, au nombre des erreurs ou du moins des enfantillages de l’homme. Reste donc qu’il faut s’habituer à la mort, et, joignant l’exemple au précepte, plus que personne Montaigne s’y est habitué en en parlant presque sans cesse. Ce livre aimable est un de ceux où il est le plus souvent question de la mort. Pour Montaigne elle est une compagne qu’il n’entretient point continuellement, mais qu’il sent toujours présenteront il accepte la présence, et vers laquelle il tourne la tête de temps en temps, très fréquemment.

C’est que le seul moyen de s’habituer à la mort, quand on a renoncé à essayer de s’en étourdir, c’est de mourir. C’est de mourir en esprit, très pleinement, très profondément, d’un large et décisif consentement, comme font les chrétiens. On peut le faire, philosophiquement, sans âpreté, avec douceur et avec sourire ; mais il faut le faire, et Montaigne l’a fait, et c’est ainsi qu’il l’a fait. Cela consiste à se dire souvent, et avec sincérité : Est-ce aujourd’hui ? Je m’y résigne. — Est-ce aujourd’hui ? C’est bien. — Et surtout : Est-ce aujourd’hui ? Il n’y a rien de plus naturel ! La nature veut que je meure aujourd’hui. Tout est disposé par l’ordre de la nature pour que je meure aujourd’hui, puisque tout est disposé par l’ordre de la nature pour que je meure n’importe quand.

Cette mort spirituelle est un exercice moral infiniment salutaire à l’homme, que l’antiquité a connue, surtout avec les stoïciens et Sénèque, et que Montaigne pratique couramment. C’est alors, autant que quand il a parlé de l’amitié, plus que quand il a parlé de l’héroïsme, qu’il s’élève à une éloquence égale à celle des plus grands orateurs de la chaire chrétienne. Il nous peint la Nature se plaçant en face de l’homme, et sans dureté, calme et douce, d’une voix qu’elle s’efforce de rendre maternelle, ou du moins de rendre humaine, lui disant :

« Sortez de ce monde comme vous y êtes entrés. Le même passage que vous fîtes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers ; c’est une pièce de la vie du monde. Changerai-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? C’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort ; vous vous fuyez vous-mêmes. Cettui votre être que vous jouissez est également parti à la mort et à la vie… Faites place aux autres comme d’autres vous l’ont faite. Qui se peut plaindre d’être compris où tous sont compris ?… Où que votre vie finisse elle y est toute. L’utilité du vivre n’est pas en l’espace, elle est en l’usage : tel a vécu longtemps qui a peu vécu. Attendez-vous-y pendant que vous y êtes : il gît en votre volonté, non au nombre des ans que vous ayez vécu. Pensez-vous jamais n’arriver là où vous alliez sans cesse ?… Pourquoi te plains-tu de moi et de ma destinée ? Te faisons-nous tort ? Est-ce à toi de nous gouverner ou à nous toi ? Encore que ton âge ne soit pas achevé, ta vie l’est : un petit homme est un homme entier comme un grand : ni les hommes ni leur vie ne se mesurent à l’aune… Pourquoi crains-tu ton dernier jour ? Il ne confère non plus à ta mort que chacun des autres : le dernier pas ne fait pas la lassitude, il la déclare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive. » — Voilà les bons avertissements de notre mère Nature. »

Et voilà les bons avertissements de Montaigne. Ce sont ceux d’un Lucrèce, d’un Horace ou d’un Sénèque, peu pénétré, un peu touché pourtant de christianisme, et sur qui le christianisme a glissé, mais en laissant quelque chose de son parfum. Ce stoïcisme un peu attendri est le véritable état d’âme de Montaigne quand Montaigne devient grave. C’est une forme encore de son culte de la volonté. Remarquez-vous le mot significatif :

« Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu ? »

C’est cette religion de la grandeur d’âme qui lui a inspiré la pensée morale la plus originale et la plus touchante qu’il ait jamais eue, la page sur les paysans. Montaigne a sa page sur les paysans comme La Bruyère, combien plus forte et plus profonde ! Dans cette philosophie de gentilhomme érudit et affiné, le respect et l’amour des humbles a fini par trouver sa place, et jeter son cri, un cri à la Montaigne, réprimé encore et accompagné d’un geste sobre, mais singulièrement pénétrant : « A quoi nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre : les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote, ni Caton, ni exemple ni précepte ; de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école. Combien en vois-je tous les jours qui méconnaissent la pauvreté, qui désirent la mort ou qui la passent sans alarme et sans affliction ! Celui-là qui fouit mon jardin, il a ce matin enterré son père ou son fils. Les noms même de quoi ils appellent les maladies en adoucissent et amollissent l’âpreté: la phtisie c’est la toux pour eux, une pleurésie un morfondement ; et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi ; elles sont bien grièves quand elles rompent leur travail ordinaire ; ils ne s’alitent que pour mourir57. »

Tout le meilleur de Montaigne est dans ce passage et y aboutit : son dédain intelligent du savoir, ou cette conviction que le vrai savoir ne fait que ramener intelligemment à l’ignorance et à la simplicité premières ; son culte de la volonté et de la force d’âme ; son amour de la résignation ; son culte des héros avec ce détour nouveau et cette généralisation généreuse qui font que Montaigne trouve des héros tout aussi bien chez les plus humbles que chez les plus glorieux. — C’est ici qu’il échappe enfin à l’antiquité peut-être trop chérie et trop exclusivement vénérée jusqu’à ce moment. C’est ici qu’une pensée chrétienne, qu’elle vienne du christianisme ou qu’il l’ait rencontrée dans son cœur ou dans sa raison, achève et accomplit cette morale forte, encore que simple, élevée et virile encore que toujours souriante, aimable et discrète. Le fond de la morale de Montaigne c’est se connaître pour se posséder. — La science de l’homme pour acheminer à la science du moi ; la science du moi pour arriver à la puissance sur soi-même ; comme aboutissement, et comme récompense aussi, la pleine maîtrise de soi ; voilà toute la philosophie morale de Montaigne. — Chacun de nous est une machine délicate et compliquée qui doit s’étudier soi-même, s’expliquer à soi-même et se connaître soi-même pour se gouverner. Les grands hommes sont ceux qui se savent et qui se mènent. Il en est qui y arrivent par un long travail de réflexions savantes ; il en est qui possèdent cet art comme d’instinct. Les uns et les autres sont des exemplaires vénérables de l’humanité. En général la première manière est la plus sûre, et nécessaire ; et c’est pour cela que Montaigne a écrit son livre, — outre que s’il n’était qu’amusant, il aurait déjà eu tort de ne récrire point.

VI. Montaigne sociologue. §

Sur l’homme en société nous trouvons dans Montaigne peu de renseignements et peu d’idées. Par tournure d’esprit il serait républicain. L’homme de Renaissance se retrouve ici comme partout, et l’ami et l’admirateur trop exalté de La Boétie. Il dira : « la domination populaire me semble la plus naturelle et équitable. » Il insistera beaucoup sur le lieu commun tant de lois traité par les anciens de la vanité de la noblesse et du préjugé par lequel on estime en un homme non ce qu’il est, mais de qui il sort. Il le développe à nouveau et avec une verve ironique très poignante.

Chose curieuse, il donne un peu et même assez fort dans le paradoxe, très rare de son temps, très fameux plus tard, de l’état de nature. Le chapitre sur les cannibales n’est pas à négliger. Très complaisamment il croit y montrer comment une société sans lois, sans règlements, sans police, vit dans la justice, dans la fraternité et dans la paix. On croirait quelquefois lire le Supplément au voyage de Bongainville, beaucoup plus décent et beaucoup plus spirituel. — Sans doute il ne faut pas prendre ce chapitre au pied de la lettre. Il se rattache surtout au souci qu’a toujours eu Montaigne de rappeler ses lecteurs à l’humilité. Il veut dire surtout : ne nous targuons pas des merveilles de notre civilisation. Certains qui ne l’ont pas sont meilleurs que nous. Tout chez eux ne va pas mal… « Mais quoi ! ils ne portent point de haut-de-chausses  » ; — comme ailleurs on sait qu’il veut dire : ne nous enorgueillissons point de notre savoir. Les paysans sont souvent plus vertueux que nous ; mais quoi ! ils parlent périgourdin. — Non sans doute, il ne faut pas voir dans ce chapitre le fond de la pensée de Montaigne. Cependant cette idée n’est point tout à fait une boutade. Il y revient. Un certain rêve de simplicité primitive a certainement traversé souvent son esprit : « Ce qu’on dit de ceux du Brésil qu’ils ne mouraient que de vieillesse, on l’attribue à la sérénité de leur air ; je l’attribue plutôt à la tranquillité et sérénité de leur âme… Comme gens qui passaient leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans lois, sans roi, sans religion quelconque. » Il devient crédule sur ce point comme sur celui de l’héroïsme antique. Il croit à ces nations « où la clôture des jardins et des champs qu’on veut posséder se fait d’un filet de coton, et se trouve bien plus sûre que nos fossés et nos haies. » Il rapportera l’histoire des Argippées, voisins de la Scythie, « qui vivent sans verge et sans bâton à offenser ; que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer, mais quiconque s’y peut sauver il est en franchise à cause de leur vertu et sainteté de vie, et n’est aucun si osé d’y toucher. »

Il nous conte, comme Rousseau fera plus tard celle de certains montagnards suisses, l’histoire des gens de Lahontan, en Périgord, qui vivaient sans juges, sans avocats, sans notaires, et sans médecins, jusqu’au jour où un notaire, puis un médecin, ayant réussi à s’insinuer parmi eux, ouvrirent et versèrent sur eux la boîte de Pandore. Et c’est comme sa conclusion sur cette affaire que « l’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence ; la curiosité, la subtilité, le savoir traînent la malice à leur suite. L’humilité, la crainte, l’obéissance, la débonnaireté, qui sont les pièces principales pour la conservation de la société hum aine, demandent une âme vide, docile et présumant peu de soi. »

Il n’y a pas à s’étonner que le rêve de Rousseau ait été de temps en temps celui de Montaigne ; que l’idée fixe de Rousseau ait été une des idées passagères de Montaigne. Cette idée est très ancienne, elle est traditionnelle, elle suit l’humanité dans sa marche, comme un lutin, pour la faire douter de son chemin. C’est l’idée de l’âge d’or, que toute l’antiquité a entretenue, aussi bien la sacrée que la profane, et de partout elle est venue à Montaigne, coulant en lui par toutes les pentes. Personnellement il devait, sinon l’embrasser, du moins l’accueillir, à cause du peu de cas qu’il fait de tout ce vain savoir qu’on va chercher si loin. Elle concorde en lui avec son gnosticisme, et aussi avec cette pensée, dominante en lui, qu’il n’y a que la force morale qui vaille. Il s’est dit : « S’il s’est trouvé un homme vertueux, il n’a eu besoin d’aucun savoir, c’est-à-dire d’aucune direction prise en dehors de lui. Par suite, il s’est trouvé un peuple vertueux, il n’a eu besoin d’aucune science sociale, donc d’aucune organisation savante et habile de la société. » — Son tort est de croire ou d’incliner à croire qu’en effet il y a pu avoir un peuple tout entier qui fût vertueux. Ce qui est vrai d’un homme, il n’y a aucune raison pour qu’il soit vrai d’une nation, ni même d’une tribu, ni même d’une famille. La force morale naturelle est une exception ; le héros est rare ; il y a lieu de ne pas accepter le dire des chroniqueurs qui nous peignent des peuples de héros.

Reste qu’il est intéressant de voir à quoi s’appliquent les crédulités de Montaigne, qui ne peut être accusé d’en avoir beaucoup. Elles s’appliquent toujours à la vertu. Vertu antique, vertu barbare, il est fort complaisant à y ajouter un peu plus de foi qu’il ne faut. Cela, après tout, ne laisse pas de lui faire honneur.

— Je n’ai pas besoin d’ajouter que, soit profond, soit superficiel qu’ait été chez Montaigne le rêve de Rousseau, il ne s’y est point tenu, et ne l’a pas pris au sérieux jusqu’à en faire le fondement d’une théorie politique. Son imagination est républicaine et un peu utopique, son jugement est formellement conservateur. Il n’aime point les nouveautés et il n’aime point les partis. Il est surtout frappé, et irrité, de ce que les passions politiques font de l’homme. Il trouve qu’elles le rendent injuste, ce qui va de soi, et que surtout elles le rendent sot. Il est rude qu’on ne puisse pas être d’un parti, fût-ce du plus « sain », sans être forcé de ne trouver aucune qualité chez les hommes du parti contraire, et qu’on soit tenu pour un transfuge, sinon un traître, sitôt qu’on s’avise d’y en trouver quelqu’une ; « J’accuse merveilleusement cette vicieuse façon d’opiner : « Il est de la Ligue, car il admire la grâce de M. de Guise. L’activité du roi de Navarre l’étonne : il est huguenot. Il trouve ceci à dire aux mœurs du roi : il est séditieux »… N’oserions-nous dire d’un voleur qu’il a belle jambe ? Faut-il, si elle est coquette, qu’elle soit aussi louche »58 ?

Ces nécessités fâcheuses de la vie politique suffiraient pour l’en dégoûter. Il a d’autres raisons pour s’en tenir loin : il n’y croit pas. Il ne croit pas que ce soi les idées quimènent le monde, ni qu’on réforme un état social parce qu’on veut le réformer. Les théories politiques sont choses parfaitement vaines, parce qu’il y a au principe même de tout projet de réformation générale une erreur fondamentale qui est de croire que le monde vient de naître. Chaque théoricien croit que le monde l’attend pour commencer à vivre. Mais le monde existe ; il vit depuis longtemps, il s’est organisé à sa manière : on ne peut le gouverner qu’en se conformant d’abord à sa manière d’être, ce qui est dire que c’est lui qui nous gouverne et non pas nous ; et de là viennent les déceptions des révolutionnaires qui aboutissent presque toujours à des résultats juste opposés a leurs désirs ; « Telle peinture de police serait de mise en un nouveau inonde ; mais nous prenons un monde déjà fait et formé à certaines coutumes ; nous ne l’engendrons pas, comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loi de le redresser et ranger à nouveau, nous ne pouvons guère le tordre de son accoutumé pli, que nous ne rompions tout. » Les projets de réformation générale sont donc de simples chimères ou divertissements de beaux esprits : « Ces grandes et longues altercations de la meilleure forme de société et des règles plus commodes à nous attacher sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit, comme il se trouve ès arts plusieurs sujets qui ont leur essence en l’agitation et en la dispute et n’ont aucune vie hors de là. »

Ce qui est la vérité pour Montaigne en ces matières, c’est une sorte de fatalisme politique. Les sociétés s’organisent elles-mêmes, s’arrangent au mieux ou au moins mal possible, trouvent, perdent momentanément, et retrouvent une espèce d’équilibre, qui est précisément ce que les théoriciens cherchaient et n’auraient jamais trouvé parce qu’ils n’ont jamais la notion exacte de la valeur respective de toutes les forces sociales, tandis que les forces sociales elles-mêmes, sans connaître leur valeur, l’imposent, et, sans se rendre compte de soi, se font leur place, trouvent leur biais, et en se limitant les unes les autres, tant bien que mal se disposent. « La société des hommes se tient et se coud à quelque prix que ce soit ; en quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent et se rangent en se remuant et s’entassant, comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre trouvent d’eux-mêmes la façon de se joindre et emplacer les uns parmi les autres, souvent mieux que l’art ne les eût su disposer… La nécessité compose les hommes et les assemble ; cette coutume fortuite se forme après en lois. »

Laissons donc faire le monde. Il s’organisera tout seul, comme il s’est toujours organisé. Il nous dépasse trop pour que nous puissions le tourner et retourner à notre guise, puisque pour le tourner il faudrait l’étreindre. Il est un amas de forces, qui devient de lui-même système de forces plus ou moins bien lié, et de ce système naturel la législation ne peut être que l’image, loin qu’elle en soit la créatrice, et l’image très fidèle, à peine un peu corrigée, sous peine de ne rien gouverner, et d’être une simple théorie d’école.

Dans ce fatalisme, en somme très juste, mais un peu excessif, et qui méconnaît l’influence réelle des grands législateurs, qui méconnaît les héros de la législation, nous retrouvons le Montaigne moraliste et exclusivement moraliste que nous connaissons. Montaigne croit que l’homme, l’homme isolé, peut agir sur lui-même, réformer son caractère, régler sa vie, faire sa destinée. Il croit que sur l’homme, l’homme isolé, en son privé, le moraliste peut avoir une influence salutaire, et c’est l’office qu’il a choisi. Il s’arrête là. Les grandes influences sur les masses il est tout très de n’y pas croire. Les foules sont presque pour lui des éléments, qui ont de grandes agitations, de grands remous, et trouvent enfin pour un temps leur équilibre, comme les liquides. Si on le poussait, il dirait sans doute : « Je sais bien que ces foules sont composées d’individus ; c’est précisément pour cela que je veux que l’individu agisse sur lui-même pour se rendre sage, et que je veux que le moraliste agisse sur l’individu pour l’aider à trouver et à entretenir la sagesse. Si nous arrivions à avoir une foule toute composée d’individus ainsi, dressés, nous aurions un de ces peuples sages dont j’ai parlé et auxquels on sait que je crois » ; — mais l’action directe des grandes intelligences sur les foules, c’est à quoi Montaigne, évidemment, croit très peu.

Il y croit peu (c’est toujours ainsi) parce que personnellement il s’en sait et s’en reconnaît incapable. C’est pour cela qu’il a si peu, comme on l’a vu, le sens des religions. Les religions sont précisément de grandes forces morales, qui, sans doute, agissent isolément sur les individus, mais qui surtout soulèvent les masses, les entraînent brusquement par grandes ondes, par marées énormes loin des lits anciens, des rivages accoutumés et des horizons connus. Ce sont phénomènes humains où Montaigne entre peu et qu’il entend mal. De même les réformations politiques sont de grands mouvements d’ensemble vers une idée nouvelle ou un préjugé nouveau. Elles aussi sont des marches à l’étoile. Ce sont proprement des religions civiles. Leur mode d’action sur les âmes est le même, quoique leur pénétration soit moindre, et leur évolution est de même sorte, quoique moins longue. Ce sont ces mouvements-là que Montaigne comprend peu et n’a pas accoutumé de considérer. Il est moraliste et non apôtre. Les religions et les réformations politiques appartiennent par leurs moyens au genre oratoire. Montaigne est un causeur. Il prend un homme à part et lui parle à demi-voix ; il se renferme avec soi-même et se parle à voix basse. C’est pour cela qu’ayant son opinion politique, et même en ayant deux, une d’imagination et une autre de sens pratique, il a peu de chose à nous apprendre sur une affaire qui n’est pas proprement la sienne.

VII. Montaigne peintre de son temps. §

Non pas qu’il n’eût été très utile aux politiciens de son temps, comme à tous ses contemporains, de le lire sérieusement et de l’étudier de très près. C’est un livre pour tous les temps que les Essais ; mais c’est aussi un livre pour les hommes du temps de Montaigne, et qui les fait connaître, et qui les peint, et qui les eût corrigés, « si l’esprit humain pouvait l’être. » Montaigne, je l’ai dit, n’a pas toujours vécu dans sa « librairie » en compagnie de Plutarque, de Sénèque et de saint Augustin. Il a vu beaucoup plus mauvaise compagnie que cela. Il a beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup causé, et il avait l’œil bon et l’oreille fine. Il a surpris les folies et les ridicules de son temps, et il nous les a signalés. Il y a dans Montaigne un La Bruyère du xvie siècle. Parcourons un instant une partie seulement de sa galerie.

Voici les autoritaires, esprits décisifs, doués d’une merveilleuse intrépidité d’affirmation qui étonne l’homme de bon sens, stupéfait qu’on puisse être si sûr d’une chose qu’il étudie depuis si longtemps sans pouvoir y mettre que des conjectures.

Voici les crédules, esprits nés pour être plus convaincus de ce qu’on leur dit que ceux qui le leur persuadent, démissionnaires d’eux-mêmes, et qui n’ont pas su se faire une véritable personnalité ; très dangereux parce qu’ils sont un instrument plus roi de et plus lourd que la main qui les manie.

Voici les hommes et les femmes à la mode. Les modes sont bien ridicules au seizième siècle ; elles semblent une image assez fidèle du dérèglement des esprits ; elles sont fantasques, désordonnées, incohérentes et quelquefois cyniques ; il est à remarquer que les costumes dans l’antiquité changeaient fort peu ; il y avait des costumes nationaux et traditionnels ; on peut souhaiter aux Français qu’ils trouvent un costume national et qu’ils s’y tiennent : ce sera peut-être le signe qu’ils sont devenus une nation.

Il y a une fureur plus étrange et plus ridicule chez les Français du xvie siècle, c’est la manie nobiliaire. Ils aiment à être de bon lieu, et voilà qui est bien ; mais ils ne se contentent point à moins d’être apparentés à quelque race royale, française ou étrangère, « et le moindre se trouve arrière-petit-fils de quelque roi d’outre-mer. » Voilà qui est sot, et même qui ne sent point son bon gentilhomme : « Contentons-nous, de par Dieu, de ce de quoi nos pères se sont contentés ; nous sommes assez si nous le savons bien maintenir. »

Autant faut-il en dire de cette manie des duels sans motifs sérieux et surtout de cet usage absurde des « seconds » qui force un homme à se battre sans aucune offense, sans nulle raison, et le plus souvent avec un ami qui lui est cher. Il y a là une injustice et même une sorte « de lâcheté. » Un contre un, c’était l’usage de nos pères, auquel, au moins, il faudrait revenir. Mais l’humeur française est ainsi : « Mettez trois Français aux déserts de Libye, ils ne seront pas un mois ensemble sans se harceler et égratigner. »

C’est une race batailleuse, de fait souvent, de paroles toujours. C’est sa vanité naturelle qui l’entraîne à ces éternels combats de langue et discussions interminables. Voyez d’ici les discuteurs ; ils ne cherchent point la vérité, mais la victoire, et non point même à convaincre, mais à étourdir. « L’un va en orient, l’autre en occident ; ils perdent le principal et l’écartent dans la presse des incidents : au bout d’une heure, de tempête ils ne savent ce qu’ils cherchent ; l’un est bas, l’autre haut, l’autre côtier ; qui se prend à un mot et une similitude, qui ne sent plus ce qu’on lui oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suivre, non pas à vous ; … pourvu que celui-ci frappe, il ne lui chaut combien il se découvre, Vautre compte ses mots et les pèse pour raisons ; celui-là n’emploie que l’avantage de sa voix et de ses poumons ; en voilà un qui conclut contre soi-même ; cet autre s’arme de pures injures et cherche une querelle d’Allemagne pour se défaire de la société d’un esprit qui presse sien… » — Singulière inclination de préférer son amour-propre qui ne sert à rien à la vérité qui sert à tout. Il faudrait s’offrir à la correction, nous la fuyons. « Au lieu d’y tendre les bras, nous y tendons les griffes. » La prétendue recherche du vrai est source de colères, de rancunes et de longues haines. En vérité il faudrait interdire ce genre d’altercations. « Nos disputes devraient être défendues et punies comme autres crimes verbaux. Quel vice n’éveillent-elles pas et n’amoncellent, toujours commandées par la colère ! Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons, et puis contre les hommes. »

Le pédantisme aussi est un fléau de ce siècle. Rien certes n’est plus beau que la science ; mais tout devient mauvais aux esprits mal faits. Le tort commun des hommes de ce temps, éblouis par la résurrection de l’antiquité, est d’avoir pris la forme pour le fond et de s’être arrêté à l’écorce. Ils apprennent des mots, amassent des mots, enseignent des mots. L’aoriste deτρέπωet s’il faut deux λ au futur de βάλλω sont les affaires les plus graves qu’ils connaissent. Elles ne sont pas négligeables ; mais il en est de plus sérieuses. Le pédant est un homme qui ne sait pas quel est le but de l’instruction. L’instruction a pour but de rendre sage, ou elle est parfaitement inutile. Celle qu’on donne en ce temps a a pour sa fin non de nous faire bons et sages, mais savants ; elle y est arrivée : elle ne nous a pas appris à embrasser la vertu, mais elle nous en a appris l’étymologie ; nous savons décliner Vertu, si nous ne savons l’aimer. » Cela ne suffit point : tout maître doit être en même temps un éducateur, et ne jamais séparer l’un de ses rôles de l’autre. Ils se supposent l’un l’autre et l’un sans l’autre ne sert de rien.

L’éducation et l’assainissement du corps ne sont pas moins mal entendus que ceux de l’esprit. La médecine est pédante, elle aussi, et charlatanesque. Ce sont mystères, airs de cabale, mines et simagrées de magie, beaucoup de sorcellerie ridicule sur peu de science. Voyez ce choix de leurs drogues « mystérieux et divin. » C’est « le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc… et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement que de science solide. Je laisse à part le nombre impair de leurs pilules, la destination de certains jours et fêtes de l’année, la distinction des heures à cueillir les herbes de leurs ingrédients, et cette grimace rébarbative et prudente de leur port et contenance… » En telle affaire, ce n’est point les mystificateurs qui ont le plus de tort, ce sont les mystifiés. Celui qui a créé le charlatanisme, c’est une question de savoir si c’est le premier charlatan ou la première dupe. Il faudrait se défaire de cette crédulité spontanée qui n’a sa raison qu’en elle-même et qui croit parce qu’elle croit, et d’autant plus que la chose à croire étonne plus la raison.

Ce pouvoir du merveilleux sur les hommes, qui tient à leurs facultés d’imagination, à leur paresse aussi, parce que la raison demande de la force et le raisonner de l’effort et de la patience, est un des ennemis qu’ils ont à combattre avec le plus de vigilance. C’est lui qui mène les hommes à croire si légèrement aux guérisons miraculeuses, et autres prodiges : « Il y a peu de temps que l’un de nos princes, en qui la goutte avait perdu un beau naturel et une allègre composition, se laissa si fort persuader au rapport qu’on faisait des merveilleuses opérations d’un prêtre qui par la voie des paroles et des gestes guérissait toutes les maladies, qu’il fit un long voyage pour l’aller trouver, et par la force de son appréhension, persuada et endormit ses jambes pour quelques heures, si qu’il en tira du service qu’elles avaient désappris lui faire il y avait longtemps. Si la fortune eût laissé amonceler cinq ou six telles aventures, elles étaient capables de mettre ce miracle en nature. » — Car en pareille chose tout dépend de la renommée et de là crédulité publique. C’est le croyant qui fait le prodige. En son commencement il est né de rien : « C’est merveille de combien vains commencements et frivoles causes naissent si fameuses impressions ! Cela même en empêche l’information ; car pendant qu’on cherche des causes fortes et poisantes, et dignes d’un si grand nom, on perd les vraies, et elles échappent à notre vue par leur petitesse. »

Il y a bien des préjugés encore et de l’étroitesse d’esprit et de la paresse qui dégénère en cruauté dans les mœurs et les procédés de la magistrature. La question par la torture est une barbarie qui n’a pas même l’excuse d’être utile ; car ce n’est pas la vérité qu’on obtient par ce moyen, mais ce qu’on désire qui soit dit, et ce n’est qu’une manière de s’épargner la peine d’une véritable enquête et d’un laborieux examen. La torture comme châtiment n’est pas moins atroce ni moins utile : « Tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté. »

En général ce siècle est brutal et violent. Il fait trop peu de cas de la vie humaine et de la souffrance humaine. Il ne lui en coûte pas assez, et presque il ne lui en coûte rien d’être injuste. C’en est assez pourtant des carnages, des famines, des violences et des terreurs. On a essayé de tout, excepté de la justice et de la bonté. Il serait temps de changer de méthode. « La force et a violence peuvent quelque chose, mais non pas toujours tout. » C’est une place à prendre que celle que donnera à un homme bien avisé l’usage de procédés plus doux et plus humains. Ce n’est pas, désormais, la vaillance seule qui assurera le premier rang. Il y a trop de vaillants ; tout le monde l’est ; « les marchands, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et de science militaire avec la noblesse, livrant des combats, défendant et prenant des villes.

Qui tirera un homme de pair « emmi cette presse » ? La générosité de cœur. « Le premier qui s’advisera de se pousser en faveur et en crédit par cette voie-là, je suis bien déçu si à bon compte il ne devance ses compagnons… Qu’il reluise d’humanité, de vérité, de loyauté et surtout de justice, marques rares, inconnues et exilées ; c’est la seule volonté des peuples, de quoi il peut faire ses affaires ; et nulles autres qualités ne peuvent attirer leur volonté comme celles-là, leur étant les plus utiles : Nihil est tam populare quam bonitas.  »

Je voudrais que cette page fût la dernière des Essais de Montaigne et que le grand maître du bon sens, de la modération et de la tolérance se fût arrêté ainsi, sur une prophétie qui s’est à peu près réalisée, et sur cet appel patriotique et éloquent à Henri IV.

VIII. Montaigne écrivain. §

Telles sont les principales idées qu’avec une nonchalance apparente et un peu affectée Montaigne a touchées en courant, ou en se promenant plutôt, dans ce grand livre aimable qu’on appelle les Essais. Cette nonchalance de ton et d’allure était évidemment naturelle à Montaigne ; mais elle fut voulue aussi et concertée. Écrivant une étude sur l’homme, ce que Montaigne a craint le plus, c’est d’être confondu avec les deux douzaines de moralistes, pour ne pas dire plus, qui avaient écrit ou écrivaient autour de lui sur le même sujet. Il n’a pas cru, en quoi il eut tort, que le talent suffirait d’emblée pour l’en distinguer. Il a voulu que la démarche même de l’auteur fût toute différente. Or, ces moralistes procédaient invariablement par dissertations carrément ordonnées et conduites à la mode rectiligne. C’est la dissertation que Montaigne a fuie de tout son courage et même avec quelques recherches en sens inverse. De là cette modestie préméditée du titre, tout nouveau dans la littérature française, de là l’insistance avec laquelle il présente son livre comme de simples « mémoires » de son esprit et de son humeur. De là les chapitres de pures bagatelles, comme celui « des pouces  », venant s’immiscer entre deux articles où sont abordées les plus graves questions ; de là les titres de chapitre quelquefois répondant bien à la matière traitée au-dessous, quelquefois n’y concordant qu’à moitié, quelquefois ne s’y ajustant pas du tout. De là les digressions, les parenthèses, les anecdotes qui ne sont point des preuves, les interruptions du sujet et les reprises de propos, tout le désordre, et aussi, je crois, tout l’appareil et toute la mise en scène du désordre. Certes cela aussi est une affectation, et le mot de Malebranche « un pédantisme à la cavalière » ne laisse pas, quoique frappant trop fort, de frapper juste. Mais quoi ! il ne faut point passer pour un professeur, ou un professionnel, de morale.

Il faut dire aussi, et surtout, que Montaigne est merveilleusement à l’aise dans cette manière, et qu’il en a connu les mystères de manière à désespérer les imitateurs, et les périls de manière à les éviter à peu près tous. Quelque charmant que soit Sterne, comparez ses « longueries » à celles de Montaigne, et vous conviendrez que Montaigne cause longtemps, mais que chaque propos est court, et qu’il met longtemps à faire dix pas, mais que chaque pas et chaque geste est d’une exquise vivacité ; et que cela semble inexplicable, je dirai que c’est où il a mis son secret.

Sa méthode ordinaire est la digression insensible qui nous mène loin du sujet sans que nous nous apercevions que nous l’avons quitté, et sans que nous puissions jamais aviser le point juste où il a commencé de se détourner de son chemin. Cette digression elle-même est très surveillée et n’est aucunement hasardeuse, comme on le reconnaît quand on la surveille soi-même. Elle ramène insensiblement au sujet comme imperceptiblement elle l’a laissé. Rien n’explique mieux ce que Pascal a voulu dire quand il a parlé de « cet ordre qui consiste à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours » ; et c’est probablement la lecture de Montaigne qui a donné à Pascal ridée précise de cette démarche de la pensée.

À bien voir, la digression est pour Montaigne un procédé de développement. Elle consiste à battre le champ autour du propos principal et à s’y ramener de temps en temps avec le bénéfice de toute l’exploration dans ses alentours et ses dépendances. C’est en effet le faire connaître aussi bien et plus agréablement que si, après l’avoir épuisé, on s’acheminait méthodiquement vers tout ce qui rattache à lui ou l’avoisine. — Ajoutez les anecdotes qui délassent et les citations qui amusent, vous avez la méthode de développement la plus ordinaire chez Montaigne.

Il n’a pas tort de s’y abandonner avec complaisance ; car quand il développe autrement, ce qui est très rare, il sent un peu l’amplification. Par exemple : « Il ne nous fait montre que des parties qui ne sont aucunement siennes et nous cache celles par lesquelles seule on peut vraiment juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine… Il faut le juger par lui-même, non par ses atours ; et comme dit plaisamment un ancien : « Savez-vous pourquoi vous l’estimez grand ? Vous y comptez la hauteur de ses patins. » La base n’est pas la statue. Mesurez-le sans ses échasses : qu’il mette à part ses richesses et ses honneurs ; qu’il se présente en chemise… » — Le passage, sans doute, est plein de verve ; mais ne voit-on pas un peu là la manière de Sénèque répétant dix fois la même chose avec des images différentes ? C’est l’amplification proprement dite. Avec son éducation littéraire toute classique, et surtout latine, Montaigne aurait eu quelque penchant à cette méthode où tout son siècle a donné ; c’est par la digression et ses surprises et ses prestiges très prudemment mesurés qu’il y a échappé.

Son style proprement dit est celui d’un très grand écrivain, d’un écrivain original et véritablement personnel, qui se fait à lui-même sa manière de dire à mesure qu’il en a besoin, et qui ne la reçoit de personne. Il ne faut pas dire, comme je crois qu’on a fait, que Montaigne a été forcé de se créer sa langue et son style parce qu’en son temps ni la langue n’était faite, ni le style établi. Au seizième siècle il existe parfaitement une langue toute faite et un tour de style commun et consacré dont usent tous ceux qui ne sont pas des écrivains de race et qui simplement savent écrire. Ce style, très pénétré de latinité, consiste surtout dans l’usage de la période latine, aux longs détours et aux vastes circuits ; il est du reste peu métaphorique, surtout chez les prosateurs, même chez les poètes, ferme et solide, mais un peu terne, et surtout assez monotone en toute son allure. Cette manière d’écrire, universelle autour de lui, il semble que Montaigne l’ait ignorée. À la vérité, il lisait très peu de modernes. C’est bien rapidement qu’il donne en passant un éloge à Ronsard et à du Bellay, presque dédaigneusement qu’il range, avec louange du reste, Rabelais parmi les auteurs « simplement plaisants. » Le joli latin d’Érasme, qu’il adore, et le charmant italien de l’Arioste, voilà, pour les modernes, à peu près tout ce qu’il pratique. Si vous remarquez de plus que chez les anciens ce qu’il lit ce sont les poètes, chez qui la période est plus courte et l’image plus vive que chez les prosateurs, et Sénèque, qui a le style court et brusque, et si vous faites attention que les « longueries » de Cicéron l’ennuient un peu, vous comprendrez qu’il n’ait pas donné dans le style ordinaire de ses contemporains, et que, suivant le mouvement de sa nature propre, il s’en soit fait un tout différent. Le sien est court aussi, vif, à rapides jets, à gestes soudains et échappés. Il ne faut pas se laisser tromper à la longueur apparente des phrases. Matériellement Montaigne les fait aussi longues que ses contemporains, mais ceci n’est que typographique. Presque partout où Montaigne met un point et virgule, vous pouvez mettre un point, ce que vous ne sauriez faire chez les autres ; et vous verrez que la phrase longue de Montaigne, à l’ordinaire, n’est pas une période, mais se compose d’un certain nombre de phrases courtes, très détachées les unes des autres, concises et drues, et souvent comme cinglées et claquantes.

C’est un style de conversation animée et gaie, un peu taquine et paradoxale de temps en temps. On y croit entendre le rire léger et clair, l’éclat de voix sur une riposte, puis le murmure agile de la parole qui court sur un propos favori et se précipite. Il a très bien dit de lui-même : « J’ai un style comique [du ton de la comédie, simple et uni] et privé… le même au papier qu’en la bouche…serré, désordonné, coupé, particulier ». C’est le style des entretiens ; très travaillé cependant et soigné ; car Montaigne aime à écrire ; mais travaillé, ce qui est la vraie manière, par souci de la pensée plutôt que du style. On croit voir que Montaigne cherche avec diligence, non pas à habiller la pensée, mais à la montrer nue, ce qui est beaucoup plus difficile. Il voudrait qu’elle sautât de son esprit sur le papier avec l’allure même qu’elle avait en naissant. Cela ne s’obtient nullement en laissant courir sa plume, mais au contraire, en retrouvant, dans un effort plus ou moins grand, par la réflexion, ce mouvement, ce geste premier de la pensée jaillissante. Il y réussit merveilleusement ; il a en cela, comme écrivain, de véritables qualités d’auteur dramatique.

On a dit spirituellement que son style est « une épigramme et une métaphore perpétuelle. » Épigramme n’est pas juste, et saillie même serait excessif. L’esprit de Montaigne ne va point par traits ; il est répandu dans tout le discours discrètement, comme une fine essence, « Métaphore perpétuelle » est presque exact. Montaigne parle presque toujours par images, comme tous ceux chez qui la pensée est si vive, ce qui veut dire si vivante, qu’elle est une sensation. Certains entendent la pensée, comme une sourde parole intérieure, certains la voient. Elle est pour eux une image, parfois très claire du premier coup, parfois enveloppée et indistincte et qu’il faut forcer à se dessiner ; mais une image toujours, et que, pour écrire, ils n’ont qu’à peindre. Montaigne est de ceux-ci. Mais l’image, parfois, obsède et tyrannise celui qui pense de la sorte ; on sent que Montaigne n’en est qu’amusé et excité, et qu’il la gouverne et la maîtrise à son gré. L’image ne s’impose pas à lui, elle se propose à cet esprit tempéré, et il en dispose. Montesquieu a très bien fait de mettre Montaigne au rang des poètes ; mais il faut ajouter que c’est un poète au service d’un penseur, que son maître accueillait très bien, admettait dans sa confidence, prenait comme collaborateur, mais sans se laisser dominer par lui.

IX §

Tel est, en ses traits essentiels, ce grand homme de raison pratique et de sagesse. Il a aimé les héros, et a montré qu’il en était de tout genre. Il a été, lui, un héros du bon sens. Il s’y est tenu avec persévérance, avec obstination et avec courage, veillant sur toutes les avenues, prévoyant tous les assauts, surveillant et réparant toutes les brèches, et il a dépensé à cet office une véritable énergie morale, et montré une admirable fertilité de ressources. C’est un des meilleurs hygiénistes du cœur et médecins de l’âme que l’humanité ait connus, et qui n’a jamais oublié qu’un hygiéniste ne doit pas être trop rigoureux, et qu’un médecin doit être gai. Il a soigné les hommes avec beaucoup de pénétration, de diligence et de dévouement, sans avoir jamais autre mine que de leur faire des visites de politesse et de voisinage. C’est un métier qu’il a fait en conscience, car il était sérieux au fond, et avec empressement ; car il aimait ses malades ; sans aller cependant jusqu’aux approches du martyre, car il ne laissait pas d’être prudent, et n’était pas homme à s’exposer longtemps dans les épidémies.

Il a néanmoins très bien mérité de l’humanité. En un âge et en un pays qui étaient humanistes par goût du beau langage, il s’est avisé, presque seul et en tout cas beaucoup mieux que personne, de la vertu morale de l’humanisme, et de tout ce que la sagesse antique, librement pratiquée et interprétée, pouvait apprendre de bon et de salutaire aux hommes, et il en a tiré toute une morale saine, virile et brillante, utile par ce quelle a de fort, séduisante par ce qu’elle a de beau. Il n’a fait presque que cela ; mais il l’a bien fait, en interprète si intelligent qu’il a donné à ses maîtres autant d’esprit qu’il leur en devait.

Sans doute je voudrais que, sans cesser d’être antique d’une manière si sagace et si élevée, il fût en même temps un peu plus chrétien qu’il ne l’est. Il y a dans le christianisme des trésors nouveaux de charité et d’abnégation qui ne sont pas de trop dans le patrimoine de l’humanité et qu’il n’a pas très bien connus. Mais il faut tout comprendre. Il est fort possible qu’un homme aussi intelligent que Montaigne, encore que chrétien pour son compte dans les habitudes de sa vie, ait cru, en cette fin du xvie siècle, à l’effondrement et à la disparition prochaine du christianisme. Il y a pu voir une force morale immense qui, après un long établissement dans le monde, se fragmentait, s’émiettait, usait ses débris dans des heurts, des chocs, des luttes, des coups et des contre-coups déjà séculaires, et était sur le point de la définitive dissolution. Quoiqu’elle n’ait pas été vérifiée par l’événement, cette supposition était raisonnable. S’il l’a faite, quoi d’étonnant à ce qu’il ait été chercher là-bas, pour remplacer celle qu’il croyait voir mourir, une autre force morale, une autre sagesse, qui, fût-elle moins élevée et moins pure, avait fait son office de viatique, avait jadis soutenu l’humanité dans sa marche, inspiré de grands courages, et qui lui arrivait entourée, du reste, de tous les prestiges d’admirables œuvres artistiques ?

Quoi qu’il en soit, il en a tiré d’excellentes choses qui n’ont pas cessé d’être utiles, et il a visé juste, j’entends à cette partie moyenne de l’humanité, qui n’est bien capable, au cours ordinaire de sa vie, que d’une sagesse courageuse, mais tempérée encore et modeste. Cela se voit bien à l’incroyable influence, pour autant qu’un homme de lettres peut avoir d’influence, qu’il a exercée. On le retrouve partout au xviie siècle. La Rochefoucauld, Molière, La Fontaine et La Bruyère sont pleins de lui. De belles ou jolies pensées que communément on croit d’eux, et qui brillent dans leurs ouvrages, sont de lui, jusqu’à la forme inclusivement. On en ferait un curieux index59. Pour Pascal, on peut dire à bien peu près que tout ce qui n’est pas proprement théologique dans les Pensées est de Montaigne, et c’est le plus grand honneur du monde pour celui-ci que sa pensée ait été comme l’aliment continuel d’un tel homme que Pascal.

Il reste un des meilleurs maîtres de sagesse humaine que nous puissions écouter, répéter et suivre. Il n’y a pas de meilleures leçons laïques que les siennes ni sur la vie ni sur la mort. Je le place entre Érasme qu’il aimait tant, et Bayle qu’il eût aimé, parmi les dieux lares de la vie morale ; et encore il est comme un Bayle qui serait né gentilhomme, au lieu de naître, il faut bien le dire tout bas, un peu portier. C’est notre Horace, aussi spirituel, aussi malin, aussi aimable, et beaucoup plus profond que celui des Latins. On devrait les lire tous les deux sérieusement, vers vingt ans, pour apprendre comment il faut prendre la vie ; on les lit beaucoup tous les deux vers la fin de la vie, pour apprendre comment on aurait dû vivre.