Émile Faguet

1913

La Fontaine

2013
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2013, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013, informatique éditoriale), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Pascale Langlois (2011, coordination éditoriale).

Avertissement §

Ce volume est la sténographie de huit conférences que j’ai faites aux mois de janvier, février et mars 1913 à la Société des Conférences.

Je n’y corrige que les incorrections qui échappent à toutes les improvisations, je crois, et à coup sûr, à la mienne. Je n’en retranche rien. J’y ai ajouté quelques citations et à deux ou trois reprises une courte indication qui était dans mes notes et que, pressé par l’heure, ou inattentif, j’avais omise en parlant.

E. F.

I.
sa vie. §

Je vais aujourd’hui faire, devant vous, la biographie de La Fontaine. Je vous préviens, et, du reste, vous pouvez le savoir d’avance, que cette biographie n’est ni très intéressante, ni très édifiante. Je me suis même demandé si cette biographie, je la ferais. On peut se poser cette question et avoir ces hésitations à propos des grands auteurs. Il y a de grands auteurs qui n’ont pas besoin du tout de leur biographie pour qu’ils soient expliqués ; on peut les comprendre tout entiers sans rien savoir de leur existence. Il est certain, par exemple, que nous pouvons parfaitement comprendre Corneille sans rien savoir de ce qui lui est arrivé ; j’en dirai autant, presque autant, de Racine, et, contre votre attente, j’en dirai presque autant encore de Molière. Vraiment on a beaucoup trop abusé de la biographie de Molière pour expliquer ses œuvres.

Il y a donc des écrivains sur lesquels on pourrait se passer parfaitement d’une étude biographique. Aussi je me suis demandé si je vous dirais la vie de La Fontaine. Je me suis aperçu très vite qu’il était précisément de ces auteurs qui ont besoin qu’on fasse leur biographie pour les faire comprendre.

Ceci est absolument nécessaire, ou presque absolument nécessaire pour La Fontaine, car il est un des hommes du dix-septième siècle qui ont mis le plus d’eux-mêmes dans leurs écrits, je dirai même qu’il est celui du dix-septième siècle qui a mis le plus de sa personnalité, de son être intérieur, de son être intime, non pas dans tout ce qu’il a écrit, mais dans une bonne partie de ce qu’il a écrit.

La Fontaine est né à Château-Thierry, dans cette ville qui s’appelait déjà, au dix-septième siècle, par une abréviation assez curieuse, « Chaury », (La Fontaine l’écrit souvent ainsi, quand il date ses lettres), et qui s’appelle encore ainsi dans la familiarité des conversations. Il est né le 8 juillet 1621.

Château-Thierry est, comme vous le savez, une ville de Champagne qui touche de très près à l’Ile-de-France, sur la limite même de l’Ile-de-France et de la Champagne. Le pays y est très charmant, très gracieux, très aimable ; il est beaucoup plus intéressant que d’autres pays de la Champagne. Il est curieux à considérer au point de vue de l’influence qu’il a pu avoir sur La Fontaine. C’est un pays véritablement français ; ici je n’aurai pas à contredire Taine, c’est un paysage véritablement de notre pays central ; c’est un paysage qui n’a rien de grand, qui n’a rien d’imposant, qui n’a rien de tragique, c’est un paysage qui est une grâce légère, fine, intelligente et intellectuelle, pour ainsi parler, et qui était tout à fait de nature à former le génie que nous allons étudier.

Il était né de Champenois, d’une part, et de Poitevins de l’autre, et ceci me fait un plaisir extrême. Ne croyez pas que ce soit que je sois heureux que La Fontaine fût à demi Poitevin, non, ce n’est pas ma raison, mais c’est que, quand on a affaire à un homme qui a deux ascendances, deux pays différents et très différents, on est absolument dispensé de faire l’étude ethnographique et de se demander quelle est l’influence de la race sur le personnage en question. Lorsqu’un écrivain, ou du reste un homme quelconque dont on s’occupe, est, de père et de mère, de famille paternelle et maternelle, du même pays, oui, je crois qu’il n’est pas inutile d’étudier la race dont il est, d’étudier le pays qui l’a vu naître au point de vue ethnique. Mais quand il s’agit, par exemple, de Balzac, ou quand il s’agit, par exemple de La Fontaine, d’un homme qui a deux ascendances très différentes au point de vue ethnique, il n’y a rien à dire à ce point de vue, il y a à dire simplement qu’il est de race française, et c’est bien exactement ce qu’il y a à dire aujourd’hui. La Fontaine est simplement de race française.

Donc, ses parents paternels étaient des Champenois, de classe bourgeoise ; de père en fils, depuis très longtemps, ils avaient été commerçants. Le dernier venu était maître des eaux et forêts et s’était même, par parenthèse, intitulé « écuyer » dans certains actes publics. Il faut tout dire : le grand-père de La Fontaine s’était intitulé « noble homme », ce qui n’avait pas une signification très nette à cette époque. Et puis l’ambition croît avec les générations ; le père de La Fontaine s’était intitulé très indûment « écuyer ». Il s’attribuait ainsi la noblesse. La Fontaine, à son tour, se laissa appeler « écuyer » je ne sais dans quel acte public, et eut à ce propos un procès de revendication de l’État qui lui fut très pénible et que, du reste, il perdit. Décidément il n’appartenait pas, vraiment pas à la noblesse. Son nom était à particule, mais la particule, comme vous le savez, ne signifie absolument rien.

Du côté maternel, les Pidoux étaient des Poitevins. Ils étaient, peut-être, d’une classe légèrement supérieure à celle des La Fontaine, car les Pidoux ont constitué une dynastie de maires de Poitiers ; mais c’étaient des bourgeois comme les La Fontaine. Ils avaient, comme caractéristique, une certaine verdeur, une certaine gaieté communicative et quelque chose de franc du collier. J’insiste sur ce détail-là, car La Fontaine en parle dans son Voyage en Limousin, et cela n’est pas sans intérêt, parce qu’il est possible, il est même à peu près certain que La Fontaine tint pour un peu plus de sa mère que de son père, comme il paraît que cela est arrivé pour beaucoup d’hommes supérieurs.

Toujours est-il que tel était l’état familial, l’état ethnique de ses parents.

Son enfance… Sur son enfance, nous ne savons rien du tout, voilà ce qu’il faut dire avec franchise, nous ne savons quasi rien. Nous avons en tout une phrase de l’abbé d’Olivet sur les études de La Fontaine. « Il étudia, dit l’abbé d’Olivet  qui est un témoin assez sûr, car il ne vécut pas bien longtemps après La Fontaine, il a pu le connaître ou, tout au moins, il a pu connaître ses amis  il étudia, nous dit donc l’abbé d’Olivet, sous des maîtres de campagne, qui ne lui apprirent rien que le latin. » Ces maîtres de campagne doivent être évidemment les professeurs du collège de Château-Thierry. L’abbé d’Olivet semble ignorer ce que nous savons d’ailleurs, c’est que ce collège de Château-Thierry, quoique collège d’une petite ville, était très bon, était célèbre dans son temps. Il y avait de petites célébrités de collèges tout à fait particulières. Par conséquent il y a, dans le propos de l’abbé d’Olivet, un peu d’excès, un peu trop de pessimisme.

M. Louis Roche, dont je vous recommande le livre, qui n’a pas paru, qui va paraître  seulement comme il va paraître la semaine prochaine, je l’ai déjà lu, bien entendu  M. Roche, donc, a trouvé des documents assez curieux qui dérivent de Furetière et qui lui font croire — oui, il le croit, mais j’aimerais mieux : supposer — que La Fontaine dut faire une partie de ses études à Paris, dans un collège d’Oratoriens ; car Furetière dit, dans des actes d’une certaine gravité, qu’il a fait toutes ses études, ou au moins une grande partie de ses études, avec La Fontaine. Eh bien ! où La Fontaine les aurait-il faites, puisque lui, Furetière, est Parisien et qu’il a certainement fait ses études à Paris ? C’est intéressant à connaître, au moins comme supposition assez probante ou à moitié prouvée, comme vous voudrez.

Toujours est-il qu’il règne une grande obscurité sur La Fontaine enfant. Il a fait ses études, peut-être à moitié à Château-Thierry et à moitié à Paris ; en tout cas, il a fait les études que l’on faisait de son temps, et on ne peut pas en dire davantage. Ce qu’il y a de certain, c’est que de ses études, qu’il les ait faites en partie à Paris ou qu’il les ait faites entières à Château-Thierry, il n’a pas gardé un très bon souvenir. Il n’y a pas — je ne veux pas dire de phobie, il faut éviter le néologisme — il n’y a pas d’horreur — et cela suffit bien, n’est-ce pas   plus grande que celle de La Fontaine pour ses anciens professeurs, ou pour les professeurs en général, car il se garde très bien de faire de la littérature personnelle à cet endroit ; mais enfin il marque, pour la gent pédante, des sentiments qui semblent bien indiquer des souvenirs qui ne sont pas très gais. Ai-je besoin de vous citer des textes que vous avez certainement dans le souvenir, seulement, bien entendu, à l’état confus ? Mais puisque M. Gustave Michaut, dans un autre livre qui va paraître lui aussi et que j’ai lu pareillement, puisque M. Gustave Michaut, très diligent, très érudit, très consciencieux et très sûr, les rassemble pour nous, je veux bien vous les lire dans son volume :

Certain enfant qui sentait son collège,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge et par le privilège
Qu’ont les pédants de gâter la raison…

Ailleurs :

Je ne sais bête au monde pire
Que l’écolier si ce n’est le pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
Ne me plairait aucunement.

Et encore :

Il est trois points dans l’homme de collège :
Présomption, injures, mauvais sens ;
De se louer il a le privilège.
Il ne connaît arguments plus puissants.
Si l’on le fâche, il vomit les injures ;
Il ne connaît plus brillantes figures.
Veut-il louer un roi, l’honneur des rois,
Il ne le prend que pour sujet de thème.
J’avais promis trois points, en voilà trois.
On peut y joindre encore un quatrième :
Qu’il aille voir la cour tant qu’il voudra,
Jamais la cour ne le décrassera.

Il est bien certain que ceci n’est pas poires molles, comme disait Molière, que ceci n’est pas précisément « vers à la louange » des professeurs. Il est bien certain que La Fontaine a fait des études qui ne lui ont pas laissé un très bon souvenir. Je ne m’étendrai pas en considérations sur ce point ; je crois bien, seulement, que les esprits tout à fait supérieurs le sont déjà à l’état latent, en quelque manière, à l’état inconscient surtout, dans leur enfance, et qu’une éducation qui ne peut être faite que pour une moyenne, qui vise toujours une moyenne (Nietzsche a des considérations très intéressantes là-dessus), déplaît comme fatalement à l’homme qui sera plus tard un homme supérieur. Mais je n’en dirai pas davantage là-dessus, et, en définitive, je ne sais pas sûrement les sentiments de La Fontaine à l’égard de son éducation à lui-même.

Il a eu deux vocations, c’est-à-dire deux fausses vocations, comme il arrive si souvent aux jeunes gens entre vingt et vingt-cinq ans. Il a étudié pour être avocat et il a été à l’Oratoire. Il a eu la vocation du barreau, et il a eu la vocation de la prêtrise. Cela est bien singulier, oui, quand on connaît la biographie de La Fontaine, et non seulement sa biographie, mais son caractère général et ce qu’il était à l’ordinaire. Voilà un homme qui n’a jamais su parler d’abondance, qui n’a jamais su même soutenir une conversation un peu suivie, qui balbutiait, qui bredouillait, et voilà l’homme qui a étudié le droit pour être avocat. (A la vérité, ce n’était peut-être pas pour être avocat ; car le droit menait déjà à d’autres carrières qu’à celle du barreau.) Et, d’autre part, l’homme qui, avec Molière, a eu le moins le sentiment religieux à travers tout le dix-septième siècle, cet homme a songé, à un moment donné, à la prêtrise et est entré à l’Oratoire.

Nous n’avons rien sur sa vie d’étudiant en droit. Nous savons seulement que telle pièce officielle, authentique, porte ce mot : « M. de La Fontaine, avocat au Parlement. » Pour ce qui est de sa vie d’oratorien  nous en connaissons un peu davantage. Nous savons, par un rapport qui a été fait à Boileau que La Fontaine a dit lui-même que, à l’Oratoire, il étudiait un peu plus les anciens romans que Rodriguez. Nous savons aussi — le témoignage n’est pas autrement certain, mais enfin nous savons aussi que peut-être  j’ajoute peut-être — que peut-être dès cette époque il lisait l’Astrée, et qu’il la lisait sans doute à l’école de Saint-Magloire. A l’école des Oratoriens de Saint-Magloire, il lisait l’Astrée, qu’il a toujours adorée depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse :

Etant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise…

La citation était inévitable. Mais j’y ajoute cette référence : songez à ce qu’il fait dire de l’Astrée, par Gélaste, dans l’introduction à son roman de Psyché, dans les premières pages de son roman de Psyché, pour être plus exact.

Il sortit très vite de l’Oratoire. Il y resta exactement — si vous aimez les précisions — du 27 avril 1641 au mois de janvier 1642. Il n’y est pas resté longtemps. Il revint à Château-Thierry, il y rentra pour n’y rien faire, ce qu’il a toujours aimé. Vous savez quelle a été sa fameuse biographie faite par lui-même, sa fameuse épitaphe :

Quant à son temps bien sut le dispenser.
En fit deux parts dont il soulait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

C’est pour dormir et ne rien faire, et pour se promener dans les paysages charmants qui l’environnaient, qu’il rentra à Château-Thierry après avoir quitté l’Oratoire. Il attendait tout simplement la succession de son père comme maître des eaux et forêts.

A cette époque, il avait de grands amis, et à Château-Thierry, et à Reims qui n’est pas bien loin. Il avait le plus tendre et le plus durable, si je puis ainsi parler, à savoir Maucroix, qui habitait Reims, qui avait étudié endroit, lui aussi, et qui devait, lui, devenir chanoine à Reims. Il avait les frères Vitart, qui étaient de Château-Thierry. A-t-il connu à Paris Cyrano de Bergerac ? On le croit ; je ne sais. A coup sûr, il a connu Jean Sobieski, qui était mousquetaire à cette époque-là et qui devait, un jour, devenir roi de Pologne et dont il a parlé dans ses œuvres.

Il attendait donc à Château-Thierry, et quelquefois à Paris, où il venait souvent en déplacements agréables, il attendait donc la succession de son père. Mais, pendant ce temps, son père crut devoir le marier. C’était en 1647. Il y a deux événements de la vie de La Fontaine qui sont de 1647 : c’est son mariage et le canonicat de son ami Maucroix. Tous les deux, la même année, faisaient une fin très honorable, seulement avec cette différence que Maucroix persista dans cette fin, si je puis m’exprimer ainsi, tandis que La Fontaine, vous savez d’avance…

Je serai court sur le mariage de La Fontaine et ce qui s’en suivit. Il épousait Mlle Marie Héricart, qui était nièce des Jannart, lesquels étaient de la Ferté-Milon. Par les Jannart et par Marie Héricart, il y a plusieurs liens de parentage entre Racine et La Fontaine.

Les Héricart étaient des gens comme les La Fontaine, de bons bourgeois qui avaient exercé quelques petites charges de magistrature et qui étaient plus riches, je crois, que les La Fontaine, déjà un peu gênés, mal accommodés au moins, comme on disait alors, dans leurs affaires, depuis le père de La Fontaine.

MlIe Héricart, devenue Mlle de La Fontaine, apportait en dot trente mille livres, ce qui était considérable pour l’époque. Le jeune La Fontaine en apportait quinze mille. C’étaient presque des gens riches, ou tout au moins, des gens fort à l’aise.

Le mariage, après la venue d’un fils, tourna très mal. Où sont les torts ? Oh ! nous allons certainement disputer, nous allons tout au moins discuter pendant des années, peut-être pendant des siècles — je dis nous, les historiens littéraires — sur la fameuse question des torts de La Fontaine et des torts de Mlle de La Fontaine. Comme il arrive presque toujours, dans ces cas-là, ils ont des torts réciproques. Il est certain qu’ils se sont séparés à cause de leur compatibilité d’humeur. Ils avaient exactement, ou presque exactement, le même caractère. Ils étaient tous les deux  voilà ce qui leur est absolument commun  ils étaient tous les deux dépensiers, désordonnés, irréguliers, incapables autant l’un que l’autre de tenir un ménage, de soutenir une bonne maison. D’autre part, avaient-ils de commun l’inconduite, comme Tallemant des Réaux, non seulement nous le donne à entendre, mais nous l’assure presque, et Mlle de La Fontaine  comme on disait alors ; les bourgeoises n’ayant pas droit au titre de madame — et Mlle de La Fontaine, en un mot, se conduisit-elle mal ? Non, en vérité, malgré la quasi-affirmation de Tallemant des Réaux, nous ne pouvons pas en être sûrs, parce que Tallemant des Réaux est la pire langue du siècle. On est bien obligé de le consulter pour savoir un certain nombre de choses sur cette époque, mais c’est toujours sous bénéfice d’inventaire qu’il faut le lire et le consulter. Il y a bien — ce qui est pour moi un peu plus probant — l’histoire de Poignant. Si je trouve l’histoire de Poignant un peu plus probante, c’est qu’elle a été racontée par Racine le fils, qui est un témoin plus sérieux que Tallemant des Réaux ; il y a là, évidemment, très peu d’intermédiaires. Racine fils a su la chose de Racine son père, ou des amis de Racine le père, et Racine la savait de La Fontaine. Voici l’histoire de Poignant : Poignant, qui était un officier du roi, faisait une cour fleurie à Mlle de La Fontaine, et il y avait une rumeur publique, comme on dit ; aussi un jour La Fontaine vint trouver Poignant et lui dit : « Mon ami, viens me parler un peu tête-à-tête ! » Ils allèrent derrière le jardin des Chartreux, et alors La Fontaine, prenant un air très sérieux, dit à Poignant : « Mon ami, voilà, il faut nous battre   Nous battre   Le public exige que nous nous battions  Ah ! j’entends, dit Poignant. Mais, voyons, c’est la querelle du Comte et du Cid ! Toi qu’on a jamais vu les armes à la main, et moi qui suis un militaire ! Si je me battais avec toi, je serais un assassin   Il paraît que c’est nécessaire, répétait obstinément La Fontaine. » Il met l’épée à la main, Poignant le désarme. La Fontaine déclare l’honneur satisfait et dit à Poignant : « Maintenant, tu viendras chez moi tous les jours ; si tu n’y viens pas tous les jours, nous nous battrons une seconde fois. »

Ce témoignage est un peu trop gai pour être bien certain. On sent l’anecdote au fond de laquelle il y a quelque vérité, mais qui a été, puisqu’elle est si drôle, infiniment arrangée, infiniment adornée par les amis de La Fontaine et de Racine, qui l’a racontée à son fils, à Louis Racine.

En définitive, nous ne savons rien de précis sur la conduite de MIle de La Fontaine. Les amis de La Fontaine  car il a des amis très chauds, très passionnés, même encore, même au point de vue de sa vie, de sa biographie, de son caractère  les amis de La Fontaine, en ce moment-ci, ou il y a quelques années, et ils continuent, insistent infiniment et grossissent même tous les faits, et ils en ont peu à leur disposition ; ils insistent infiniment sur l’inconduite de Mllc de La Fontaine pour excuser La Fontaine, pour l’innocenter, pour le faire absolument blanc ; pour nous dire par exemple que si La Fontaine a abandonné sa femme, c’est qu’il lui était absolument impossible de demeurer avec elle ; que, s’il n’a pas connu son fils, s’il n’a pas voulu le connaître, c’est qu’il avait peut-être des raisons, c’est qu’il avait certainement, disent-ils, des raisons pour n’être pas sûr qu’il fût son fils, etc. Voilà le système. De sorte que l’on a une espèce de passion préconçue pour La Fontaine et qu’on veuille en faire, du moins pendant cette période de sa jeunesse, un homme sans défaut, un homme impeccable, on accuse naturellement MIIe de La Fontaine.

Mais, d’autre part, nous savons bien, par toutes sortes de témoignages, que La Fontaine était très léger dans sa conduite à Château-Thierry. Il y a une histoire de lieutenante générale de Château-Thierry, il y en a une autre d’une certaine abbesse, il y en a d’autres encore sur les châtelaines du voisinage, il y a La Fontaine — premier trait de distraction — sortant, au milieu de la nuit, en bottes blanches et une lanterne allumée par un clair de lune magnifique, pour aller à un rendez-vous nocturne. Il y a, évidemment, dans la jeunesse de La Fontaine, beaucoup d’irrégularités. Ce qui est certain, c’est qu’il fut bientôt à peu près nécessaire de se séparer de biens. Jamais La Fontaine et Mlle de La Fontaine n’ont été séparés complètement, et ils se sont, presque jusqu’à la fin de La Fontaine, toujours vus de temps à autre ; ils se sont toujours retrouvés, avec plus ou moins de plaisir, je n’en sais rien, mais ils se sont toujours retrouvés, soit à Paris, où il est bien certain que Mlle de La Fontaine a accompagné son mari à l’époque où La Fontaine était le commensal de Fouquet, soit à Château-Thierry, où La Fontaine allait souvent.

C’est encore une anecdote à peu près sûre que celle que La Fontaine, vers l’âge de quarante ans, peut-être même un peu plus tard, allant à Château-Thierry pour voir sa femme, parce qu’on lui avait conseillé de ne pas rester trop longtemps sans la voir, ce qui serait devenu un peu criant, un peu scandaleux, allant à la maison paternelle, que MIIe de La Fontaine habitait encore ; ne la trouvant pas, revenant à Paris et disant : « Ah ! ma femme, je ne l’ai pas trouvée ; elle était, je crois, au salut ! ». Ceci est une anecdote à peu près authentique, parce qu’elle remonte à l’époque même de La Fontaine.

Toujours est-il que la séparation de biens eut lieu en 1659, et qu’à partir de cette époque-là, il n’y eut que des rapports intermittents entre La Fontaine et MIle de La Fontaine.

Comme nous nous sommes demandé ce que La Fontaine a gardé de souvenirs relativement à sa vie de collège, nous pouvons nous demander quels sentiments ou quels ressentiments il a gardés de sa femme. Il est certain qu’il y a, dans La Fontaine, des épigrammes très nombreuses contre le mariage — et aussi des regrets exprimés sur cette affaire. Ainsi, par exemple, il nous dira :

Homme qui femme prend se met en un état
Que de tous, à bon droit, on peut nommer le pire :
Fol était le second qui fit un tel contrat.
A l’égard du premier, je n’ai rien à lui dire.

Il dira encore, et c’est peut-être ceci qui est le plus probant, parce que c’est un peu plus sérieux, un peu plus du ton de l’élégie :

Que le bon soit toujours camarade du beau ;
Dès demain je chercherai femme.
Mais comme le divorce entre eux n’est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps, hôtes d’une belle âme,
Assemblent l’un et l’autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J’ai vu beaucoup d’hymens ; aucuns d’eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S’exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent…

Ce ne sont pas des souvenirs qui semblent très doux, ce ne sont pas des souvenirs très attendris. La Fontaine, comme tout poète, est le plus contradictoire des hommes, et, à d’autres moments, il semble bien qu’il ait regretté le temps du mariage :

Le nœud d’hymen veut être respecté,
Veut de la foi, veut de l’honnêteté.
Si, par malheur, une atteinte un peu forte
Le fait clocher d’un ou d’autre côté,
Comportez-vous de manière et de sorte
Que ce secret ne soit point éventé.
Gardez de faire aux égards banqueroute,
Mentir alors est digne de pardon.
Je donne ici de bons conseils, sans doute,
Les ai-je pris pour moi-même ? Hélas ! non !

Et ceci qui est définitif, en quelque sorte, ceci qui, au moins, nous présente La Fontaine à un moment où il était véritablement au regret des sottises de son jeune âge (c’est dans Philémon et Baucis) :

Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
On va les voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ! si… Mais autre part j’ai porté mes présents…

Ici, il y a un regret très sensible. Mais encore, me permettez-vous d’être un peu sceptique ? Les poètes ! Il vient de raconter les amours de Philémon et Baucis, c’est très attendrissant, cela l’a attendri tellement lui-même que cela l’a mis dans un état d’esprit qui n’était peut-être pas du tout celui de tous les jours. C’est ainsi toujours avec les poètes…

Ayant, non d’une façon définitive, laissé sa femme et Château-Thierry, La Fontaine vint à Paris, évidemment pour deux raisons : d’abord, il se voyait sur le penchant de la ruine. Ses dilapidations à lui-même, celles de sa femme très probablement, un ménage en complet désordre, tout cela avait très rapidement mis les choses en bien mauvais état. La séparation entre La Fontaine et sa femme était un moyen de parer, le plus possible, à la ruine imminente. Il vient donc à Paris pour chercher à trouver quelque chose de lucratif, certainement ; et puis, ensuite, par un désir de la gloire que vous n’avez pas vu du tout poindre en lui jusqu’à présent, mais qui devait venir.

La Fontaine, en 1660, a juste trente-neuf ans ; il est bien près de la quarantaine, et il n’a encore rien ou presque rien écrit. Il s’est essayé à traduire une comédie de Térence en vers français. Ce n’est pas quelque chose qui soit parfaitement réussi ; mais enfin il a songé, un peu nonchalamment, à la gloire littéraire. Il y a été poussé, du reste, ce me semble, par son père et par sa femme. Son père était lui-même, sinon auteur, du moins amoureux de littérature, et nous avons quelques témoignages — un peu vagues, mais enfin quelques témoignages — nous marquant qu’il a poussé un peu son fils du côté de la littérature. Voilà qui fait compensation à un autre homme célèbre — d’une autre façon — de l’époque. Vous savez ce qu’a raconté Théophile Gautier. Théophile Gautier disait : « C’est une tradition dans les bonnes familles françaises, aussi bien qu’étrangères, du reste, d’avoir la terreur d’un fils qui se destine à la littérature, et c’est une tradition de réprimer cette prétendue vocation naissante de tout le pouvoir que l’on a. Il n’y a qu’une exception à cette règle. Oui, il y a eu un père, et je crois qu’il y a eu une mère aussi, qui ont poussé leur fils du côté de la carrière littéraire. Et quel était ce père, et quelle était cette mère ? C’étaient le père et la mère… de Chapelain ! Pour une fois, véritablement, c’est se tromper ! »

Eh bien ! je dirai à Gautier : Il y a une autre exception, et qui, celle-ci, ne s’est pas trompée : La Fontaine. Le père de La Fontaine, plus ou moins, l’a poussé vers la littérature ou a été loin de l’en détourner.

D’autre part, Mlle de La Fontaine (ce que j’avais omis de vous dire tout à l’heure), Mlle de La Fontaine n’était pas précisément ce qu’on a appelé un peu plus tard « un bas bleu », car on ne voit pas qu’elle ait rien écrit, mais elle était grande lectrice de romans  son mari le lui reproche dans une lettre du Voyage en Limousin  grande lectrice aussi de poètes du seizième et du commencement du dix-septième siècle ; et puis, elle n’a pas été, certainement, sans contribuer à la fondation, s’il vous plaît, de l’Académie de Château Thierry. Il y eut une académie à Château-Thierry, c’est-à-dire une compagnie, une réunion de beaux esprits qui lisaient de beaux ouvrages, qui essayaient d’en composer quelques-uns, qui se lisaient réciproquement leurs vers et qui jugeaient les vers d’autrui, etc., enfin une académie. Cela est si vrai que Racine, envoyant une petite production littéraire à son ami La Fontaine, la recommandait, non pas à l’indulgence, mais à la rigueur des académiciens de Château-Thierry et, en particulier, de Mlle de La Fontaine.

Vous voyez ce que nous appelons le « milieu ». Il y a eu, pendant la seconde jeunesse de La Fontaine, il y a eu à Château-Thierry, un petit mouvement littéraire qui était plus ou moins ridicule, plus ou moins sérieux, à la tête duquel était Mlle de La Fontaine elle-même.

La Fontaine a été poussé du côté de la carrière littéraire, et par son père, et par sa femme, pendant le temps qu’elle a pu avoir de l’influence sur lui, et surtout, évidemment, par sa vocation, par une de ces vocations (assez rares) qui sont lentes à sortir tout leur effet, et lentes à pousser l’homme du côté où il doit aller, mais enfin par une vocation évidente.

Il entra dans la maison de Fouquet. Il n’est pas exact de dire cela. Vous le trouvez dans tous les manuels, mais il n’entra jamais dans la maison de Fouquet, cela est rectifié par M. Roche, et aussi, je crois, par M. Michaut, mais surtout par M. Roche, qui s’est appliqué à la biographie. Il n’entra jamais dans la maison de Fouquet. Il fut présenté à Fouquet par son oncle Jannart, et pourquoi par son oncle Jannart ? Parce que Jannart était substitut de Fouquet en sa qualité de procureur général. Fouquet, qui cumulait beaucoup de charges, avait celle de procureur général, et Jannart a été son substitut. La présentation est donc toute naturelle de la part de Jannart.

Et La Fontaine, en cette année 1657 et les années suivantes, vécut à Paris chez Jannart. Seulement il était pensionné par Fouquet et il allait le voir et lui faire sa cour très souvent, soit à Paris, soit, plus fréquemment, à Saint-Mandé, où était une des propriétés de Fouquet, plus tard à Vaux, comme vous pensez. Il avait une pension assez considérable, à charge de livrer à Fouquet une ballade par mois. Il était condamné à la ballade mensuelle. Ce n’est pas moi qui fais l’épigramme, c’est lui-même, car gentiment, spirituellement, avec toutes ses grâces délicieuses que La Fontaine a eues, même dans sa personne, quand il était encore jeune, il se plaint aimablement de cette servitude, et il présente Fouquet comme étant, lui, Fouquet, le pensionné de La Fontaine. En tout cas, dans cette espèce de cour que Fouquet tenait à Saint-Mandé, qu’un peu plus tard il tint à Vaux, La Fontaine trouva une société tout à fait faite pour lui, tout à fait de son goût. Des gens d’esprit, de beaucoup d’esprit, des femmes distinguées et gracieuses ; l’une d’elles était simplement Mme de Sévigné, et c’est de cette époque que La Fontaine la connut, et c’est de cette époque que Mme de Sévigné conçut pour La Fontaine cette admiration profonde qu’elle ne laisse aucune occasion, comme vous le savez, de déclarer. Il y avait là Pellisson  bien entendu ; c’était le grand ami de Fouquet ; — il y avait le spirituel et bouffon Bois-Robert, il y avait Brébeuf, le très grand poète Brébeuf, le plus grand poète élégiaque, à mon avis, du dix-septième siècle, et le plus grand poète lyrique du dix-septième siècle après Malherbe ; il y avait Corneille, qui, précisément, à cette époque-là, après avoir boudé le théâtre pendant une très longue période de sa vie, y revenait, appelé par Fouquet lui-même, et écrivait l’Œdipe, qui eut un très grand succès. Enfin il y avait là une société tout à fait charmante dont La Fontaine raffola. Au dernier moment  pas tout à fait au dernier moment, mais presque  à l’époque des grandes fêtes de Vaux qui ont été non seulement l’occasion, mais la cause de la ruine de Fouquet, La Fontaine rencontra à Vaux Molière, et ce fut le coup de foudre, je ne sais pas d’autre mot pour indiquer à quel point l’un et l’autre se reconnurent immédiatement. La Fontaine eut un cri d’admiration, et plus que d’admiration même, de sympathie profonde. C’est alors qu’il dit, dans une de ses lettres, c’est alors qu’il dit les vers fameux :

Jodelet n’est plus à la mode.
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

C’était caractériser Molière tout de suite, et absolument et presque complètement. Et il ajoutait :

J’en suis ravi, car c’est mon homme.

La Fontaine et Molière, qui représentent si bien, si parfaitement l’esprit français et l’esprit de cette époque, ont été, du premier coup en sympathie profonde et ils n’ont pas cessé d’être en sympathie parfaite jusqu’à la fin, qui a été plus rapide pour Molière que pour La Fontaine, comme vous savez.

Tout à coup, disgrâce de Fouquet. Fouquet, pour les raisons que vous savez, pour des raisons très sérieuses, les historiens en sont sûrs, Fouquet tomba, cet homme que nous ne pouvons pas nous empêcher, non seulement de plaindre mais d’aimer ; car il était charmant, Fouquet ; il était tout à fait un Italien, un grand seigneur italien du seizième siècle : il aimait les arts, il aimait les lettres, il aimait les choses somptueuses, il aimait les grandes architectures, les appartements magnifiques, il aimait la conversation des femmes élégantes et distinguées, il aimait la conversation des poètes, tout ce qui était beauté était l’objet des amours et des passions de Fouquet. A côté de cela, il est certain qu’il était difficile, en vérité, de le garder comme ministre des finances, je le reconnais. Mais enfin, il s’agit d’expliquer les amitiés de La Fontaine, et il s’agit d’expliquer pourquoi Mme de Sévigné, et La Fontaine, et quelques autres, sans compter ceux que j’appelle les nicodémites, c’est-à-dire ceux qui adorent le Seigneur sans rien en témoigner, en restant dans leur chambre, sans compter ceux-là, furent des amis déclarés, et qui s’exprimaient avec éclat, de Fouquet. Je n’ai qu’à vous rappeler les lettres de Mme de Sévigné. Mais La Fontaine s’honora singulièrement dans ces circonstances, et comme, en vérité, c’est la seule bonne action que La Fontaine ait faite dans sa vie, vous me permettrez d’y insister un peu.

La Fontaine s’honora d’abord en faisant une sorte d’élégie  du reste c’est intitulé Elégie  une sorte d’élégie sur la disgrâce de Fouquet. C’est l’Elégie aux nymphes de Vaux. Et il s’honora ensuite encore plus, à mon avis, en redoublant et en revenant à la charge, pour implorer encore la grâce de Fouquet. Tout cela est absolument honorable et c’est un beau moment devant lequel on aime à s’arrêter dans la vie de La Fontaine. Remarquez que c’était grave, d’abord parce que le jeune roi s’annonçait comme un homme qui savait peu pardonner et qui n’aimait pas beaucoup qu’on lui demandât la grâce de quelqu’un. Ensuite, parce que le grand ennemi de Fouquet, ce n’est pas le roi, c’est Colbert. C’est Colbert qui succéda à Fouquet dans toutes ses charges et dans une situation plus grande déjà et qui deviendra plus large encore que celle de Fouquet. Or Colbert c’était, comme Sévigné l’a appelé plus tard, c’était le Nord, c’est-à-dire l’homme absolument froid, rigide, hérissé de glaçons si vous voulez, et implacable. Il n’a jamais pardonné à ceux qu’il connaissait comme ayant été les amis déclarés de Fouquet. Vous savez la lettre de Mme de Sévigné racontant la visite qu’elle a été obligée de faire à Colbert. Colbert fut le Nord, Colbert fut de glace, Colbert eut quelque chose non seulement de résistant, mais, en vérité, de peu poli à l’égard d’une femme comme Mme de Sévigné. Or, c’était la colère du roi, et la colère du roi est terrible, comme dira La Fontaine plus tard, et surtout celle du roi-lion, mais c’était surtout la colère de Colbert qu’il s’agissait d’affronter, et il l’a affrontée de tout son cœur. Il fait dire aux Nymphes de Vaux :

Remplissez l’air décris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes…
…………………………………………………………
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !

N’a-t-il pas été, en vérité, un peu excusable ? Il a eu trop de bonheur ! Le bonheur enivre les hommes, il n’a pas eu d’autre tort à se reprocher.

Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi le vent et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs !
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphyrs…
Ah ! si ce faux éclat n’eût pas fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage.
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la cour ;
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens,
Et jamais à la cour on ne trouve ces biens !

Mais enfin il a été imprudent, il a été peut-être un peu coupable, mais il est malheureux, et par conséquent il est digne de pardon.

Oronte est à présent un objet de clémence :
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux,
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

Maxime de poète, mais maxime que, en cette circonstance, on ne peut pas incriminer.

Il faut noter que La Fontaine n’a pas imprimé tout de suite cette pièce, mais qu’elle a été distribuée avec une abondance, et presque une surabondance, tout à fait attestatrices de la parfaite vaillance, du parfait courage de La Fontaine.

Plus tard, en beaucoup moins beaux vers, mais j’insiste parce qu’il a insisté, j’insiste parce que ce ne fut pas une boutade, ce ne fut pas un premier mouvement ; il a eu, cet homme, le premier mouvement dont il faut se défier, car c’est le bon, a dit Talleyrand ; mais il a eu aussi le second mouvement qui était aussi bon que le premier ; peu de temps après, il écrivait encore, en moins beaux vers, mais les vers ici nous importent peu :

Oronte seul, ta créature,
Languit dans un profond ennui ;
Et les bienfaits de la nature
Ne se répandent plus pour lui.
Tu peux… (il s’adresse au roi)
Tu peux, d’un éclat de ta foudre,
Achever de le mettre en poudre ;
Mais si les dieux à ton pouvoir
Aucunes bornes n’ont prescrites,
Moins ta grandeur a de limites,
Plus ton courroux en doit avoir.
……………………………………..
Les étrangers doivent te craindre,
Tes sujets te veulent aimer.
…………………………………
L’Amour est fils de la Clémence,
La Clémence est fille des dieux.

Ces vers ne sont certainement pas aussi bons que les premiers, mais il était absolument nécessaire de vous montrer La Fontaine dans ce très beau rôle de protecteur de son ancien protecteur, de protecteur et de défenseur du malheureux imprudent.

Remarquez que la première œuvre belle de La Fontaine, c’est l’Elégie aux Nymphes de Vaux, et je pense qu’il y a là plus qu’une coïncidence, car je ne suis pas de ceux qui croient que l’esprit peut suppléer au cœur. Il est évident qu’il faut, pour parler de la sorte, avoir du génie et aussi de la tendresse.

A la suite de la disgrâce de Fouquet, La Fontaine est envoyé, je crois, en Limousin. Encore des discussions sur ce point. Fut-il exilé en Limousin par l’ordre du roi ? Je le crois. Fut-il en Limousin simplement pour accompagner son oncle Jannart, qui était très authentiquement, lui, exilé en Limousin ? Il est possible. Les historiens discutent encore là-dessus. Les textes de La Fontaine disent : « Pour obéir aux ordres du roi » ; « pour anticiper sur les ordres du roi », dit-il ailleurs. Ces textes sont sollicités en sens divers, et, par exemple, il y a toute une dissertation assez curieuse que vous verrez dans le La Fontaine de M. Roche. La Fontaine pouvait dire qu’il n’obéissait pas, lui, personnellement aux ordres du roi, mais qu’il s’associait à Jannart, lequel obéissait aux ordres du roi. Les textes ne sont pas assez nets pour que l’on puisse avoir une solution très sûre.

Quant à moi, il me semble bien, au fond, que La Fontaine a été tout au moins prié d’accompagner son oncle, lequel était exilé. Ils étaient accompagnés d’un officier de la police, M. de Châteauneuf. Je remarque même que Jannart s’étant arrêté à Châtellerault chez des amis et chez des parents de La Fontaine, et La Fontaine ayant voulu voir Richelieu, qui, alors, était de construction toute récente, ce n’est pas auprès de Jannart que l’agent de la police reste, c’est avec La Fontaine qu’il va à Richelieu. Cela est assez significatif, à moins que cet excellent lieutenant eût, pour les œuvres d’art, un amour particulier qui l’attirât à Richelieu. Nous reviendrons sous peu sur ces points. Toujours est-il que La Fontaine alla avec Jannart jusqu’à Limoges et qu’il nous a donné de ce voyage une relation très intéressante, dont j’aurai l’occasion certainement de vous lire beaucoup d’extraits. Il paraît n’être resté dans cette espèce d’exil, faux ou vrai, que très peu de temps, environ six mois. On a une pièce authentique qui montre que, au commencement de 1662, il est certainement à Paris. Il faut toujours se rappeler que la vie de La Fontaine est en partie double, que souvent il va à Château-Thierry, qu’il s’y plaît, qu’il y fréquente ses amis, beaucoup moins sa femme. Mais la vie de La Fontaine à Paris est maintenant celle-ci : c’est la vie de la société des quatre amis, comme on l’a appelée. La société des quatre amis, La Fontaine, Molière, Racine, Boileau, d’après tout ce que nous pouvons savoir de plus précis, n’a pas été très longue, elle va de 1661 à 1665 ou 1666. Molière et La Fontaine se connaissaient depuis 1660. La Fontaine avait évidemment une certaine familiarité avec Racine depuis assez longtemps, peut-être antérieurement même à 1660 ; en somme, ils étaient parents, ils étaient alliés plutôt, mais Racine et La Fontaine étant à Paris, ils se sont vus de bonne heure. C’est La Fontaine qui présenta Racine à Boileau en 1663, d’après un certain rapprochement de dates que l’on peut faire sur un rapport de Brossette. Donc, en 1663, l’amitié est faite, le quatuor est constitué ; il faut même dire le quintette, puisque Chapelle se trouva très souvent dans les parties de plaisir et dans les conversations des quatre amis. Cette amitié se brisa assez vite, d’abord par le fait de la brouille de Racine et de Molière. Vous savez que Racine enleva la Duparc à la troupe de Molière pour la faire entrer au théâtre concurrent, à l’Hôtel de Bourgogne. Il y eut là une très vive querelle entre Racine et Molière ; par conséquent, ils ne pouvaient plus se trouver ensemble. Lorsque, plus tard, Racine et Boileau sont devenus des personnages officiels, des historiographes du roi, des gentilshommes ordinaires du roi, La Fontaine, qui n’a jamais été aimé à Versailles, que le roi, en définitive, n’a jamais pu souffrir, cessa de les fréquenter et la société fut rompue. On ne donne pas de date, puisque les sociétés de ce genre se dénouent plutôt qu’elles ne se brisent, peu à peu, et par trait de temps.

La Fontaine avait été, pendant quelque temps, depuis 1665, gentilhomme servant de la duchesse douairière d’Orléans, c’est-à-dire de la veuve de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII. Cela lui donnait non pas le couvert, mais le vivre et une petite allocation, une petite pension de 200 livres par an, ce qui est bien misérable, mais enfin cela l’aidait à vivre, ce pauvre homme, qui n’avait véritablement d’autres ressources que celles de ses ouvrages, ressources très faibles.

Pour ce qui est de ses écrits, il avait publié, en 1665, le premier recueil de ses Contes, accompagnés de quelques poésies de jeunesse. Les Contes furent accueillis avec un véritable enthousiasme ; ils eurent des éloges — il ne faut pas le dissimule — des plus grandes et des plus honnêtes dames du temps, comme Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, et il y eut — ce qui surprend davantage — il y eut un grand éloge écrit tout entier de la digne main et de la grave main de Chapelain. Je n’ai pas le temps de vous lire cet éloge. Il est très significatif. C’est une lettre absolument approbatrice. Or, Chapelain était, à cette époque-là, une espèce de surintendant des lettres, il était tout à fait officiellement à la tête de la République des lettres, il était le chef des grands conseils de la littérature, il était le maître des pensions, etc.

Le premier recueil des Fables est de 1668, à savoir les six premiers livres. Il en avait paru quelques-unes isolément auparavant. A partir de 1668, La Fontaine entrelaça le travail des Fables et le travail des Contes, de telle manière que tantôt il paraissait un recueil de Contes et tantôt un recueil de Fables, et ceci jusqu’à la fin, ce qui lui a permis d’insérer dans les Fables un certain nombre de poèmes qui sont des Contes, qui ne sont pas autre chose que des Contes. Lesquels choisissait-il ? C’était bien simple ! Il choisissait, pour mettre parmi les Fables, d’une part les Contes qui étaient courts, d’autre part les Contes qui n’étaient pas libertins, les Contes qui n’étaient pas licencieux et qu’à la rigueur les enfants pouvaient lire.

Le premier recueil de Fables fut publié à grand éclat, avec illustrations — déjà   avec de grandes et belles illustrations. Vous savez assez qu’un livre illustré est un livre où l’on met des images pour qu’il y ait quelque chose dedans. Ce n’était certainement pas le cas pour les fables de La Fontaine, mais on voit qu’il a eu tout à fait l’idée que ses fables n’étaient peut-être pas des chefs-d’œuvre  il était comme cela, personne n’a été plus modeste  ensuite que c’était un livre d’éducation, un livre à mettre entre les mains des enfants et, par conséquent, qui comportait, qui appelait même les images.

Mme la duchesse douairière d’Orléans étant morte en 1672, c’est au commencement de 1673, où peut-être à la fin de 1672, que La Fontaine entra chez Mme de La Sablière, et entra cette fois enfin comme commensal, comme hôte, comme y ayant le vivre et le couvert, et, en vérité, toutes les commodités qu’il pouvait souhaiter. Du reste, il était, à cet égard, bien peu exigeant.

Mme de La Sablière était séparée de son mari depuis bien longtemps. Elle était restée assez riche. Elle était certainement la femme la plus intellectuelle, comme nous disons de nos jours, de tout le dix-septième siècle. Ainsi, elle n’était pas seulement, comme Mme de Sévigné, une femme qui avait appris le latin et l’italien, elle avait appris aussi le grec ; l’italien, cela va sans dire, à cette époque l’italien faisait partie de l’éducation féminine. Et puis elle était extraordinaire comme femme s’intéressant aux sciences. Elle était l’amie de Sauval, de Bernier, de Roberval ; elle était véritablement très en avance sur son temps, car cette femme — nous sommes déjà à la fin du dix-septième siècle — préparait l’admirable mouvement scientifique du dix-huitième siècle. Au dix-septième siècle on n’était pas encore très savant, je veux dire que la science n’était pas très répandue, n’étant pas très estimée des beaux esprits, qui, eux, croyaient que tout l’intellectualisme résidait dans les lettres. Mme de La Sablière est une « éclaireuse », un précurseur, à cet égard. Elle a réuni, appelé autour d’elle, tout ce qu’il y avait de génie littéraire, mais aussi tout ce qu’il y avait de génie scientifique à cette époque. C’est peut-être elle que Molière a visée dans le personnage de Philaminte, qui est aussi scientifique que littéraire, et c’est elle que, certainement a visée Boileau dans le portrait de la femme savante de la Satire sur les femmes. J’y insiste un peu, parce que je crois que le séjour de La Fontaine chez Mme de La Sablière a été pour lui le plus fécond et le plus utile, le plus salutaire au point de vue de son développement intellectuel. C’est sous l’influence de Mme de La Sablière et de son entourage, qu’il est devenu curieux des choses de sciences, qu’il est devenu curieux des choses de philosophie. S’il y a une philosophie de La Fontaine  et qui est fort curieuse  je crois que c’est au monde, à la société de Mme de La Sablière qu’il la doit.

Je ne peux m’empêcher de vous dire, à propos de Mme de La Sablière, qu’elle est la mère de la marquise de La Maisangère, et que cette marquise est celle à qui Fontenelle a dédié les Entretiens sur la pluralité des mondes. « La marquise de Fontenelle », comme on disait à cette époque-là, est la fille de Mme de La Sablière. Vous voyez la filiation. Mme de La Sablière est la première femme du dix-septième siècle qui s’occupe de sciences, et, comme sous le patronage de sa fille, Fontenelle lance la Pluralité des mondes, et Fontenelle, c’est tout le dix-huitième siècle scientifique qui arrive, à la suite, en quelque sorte, et de Mme de la Sablière, et de la marquise de la Maisangère.

En 1682, La Fontaine fut candidat à l’Académie française. Il était déjà, comme vous le voyez, âgé de plus de soixante ans, et il avait eu bien de la longanimité, bien de la patience et bien de la modestie. Il fut repoussé avec assez d’énergie en 1682 ; il y eut une véritable querelle littéraire au sein de l’Académie. Vous connaissez déjà, car ils sont bien connus, les mots échangés en ces circonstances. La candidature de La Fontaine fut attaquée avec la dernière vigueur et même avec colère par Rose, qui était secrétaire du roi et qui avait une très grande autorité dans l’Académie. Rose finit par dire à Benserade : « Je vois bien, je comprends, il vous faut un Marot ! » Et Benserade, qui n’était jamais en retard à la réplique, répond immédiatement : « Et à vous une marotte ! » Ce ton n’a pas toujours été celui de l’Académie française ; mais il faut constater qu’il l’a été quelquefois.

En 1683, seconde candidature de La Fontaine, et qui offrait beaucoup plus de chances de succès. Pourquoi ? Parce que Colbert était mort. Enfin ! Le soupir de satisfaction que je viens de pousser ne m’est pas personnel, c’est La Fontaine qui l’a poussé dans une épigramme très célèbre, un peu dure, que je ne tiens pas à reproduire…. Cependant… Enfin la voici : Epigramme sur la mort de M. Colbert qui arriva peu de temps après une grande maladie que fit le chancelier M. Le Tellier :

Colbert jouissait par avance
De la place de chancelier ;
Et sur cela pour Le Tellier
On vit gémir toute la France.
L’un revint, l’autre s’en alla.
Ainsi ce fut scène nouvelle ;
Car la France, sur ce pied-là,
Devait bien rire… Ainsi fit-elle.

Après la mort de Colbert la candidature de La Fontaine devenait plus consistante. Il paraît  on a beaucoup étudié cette question, elle est intéressante jusqu’à un certain point  il paraît que le bon La Fontaine fit des démarches auprès de Boileau pour que Boileau voulût bien retirer sa candidature afin de lui permettre de passer. Boileau, qui était assez ferme de caractère, lui représenta qu’il était un champion plutôt qu’un candidat, qu’il représentait quelque chose, la littérature de 1660, avec toutes ses marques, avec tout ce qui la constituait, tandis que La Fontaine était un fantaisiste, et, enfin… qu’il tenait à la place.

Ils se présentèrent tous les deux, et ceci est assez amusant et je crois que vous allez approuver : La Fontaine eut quinze voix, Boileau en eut sept. L’Académie considérait Boileau comme la moitié de La Fontaine. Je crois que c’est mesurer assez juste. Seulement il y avait quelqu’un de supérieur à Boileau et à La Fontaine, et qui s’appelait le Roi. On vint lui annoncer l’élection de La Fontaine, il répondit qu’il y avait lieu de surseoir. Il n’y avait rien à répliquer à cela, d’autant plus que c’était parfaitement constitutionnel : le chef de l’Etat a toujours eu le droit de ne pas accepter un académicien. Bezons, l’année suivante, 1684, Bezons étant mort, Boileau se représenta de nouveau, il fut nommé à l’unanimité, car il y avait un ordre tacite du Roi ; et quand on vint annoncer au Roi la nomination de Boileau, il eut un sourire et il dit : « Je suis satisfait de cette élection. Vous pouvez maintenant accepter La Fontaine ; il a promis d’être sage. »

La Fontaine, en effet, avait promis d’être sage, et on voit bien qu’il y avait engagement, car je vais vous raconter sa réception à l’Académie française et vous verrez qu’il y fit amende honorable complète, à propos de ses ouvrages licencieux.

Il fut élu à l’unanimité, lui aussi, trois jours après la permission qu’en avait donnée le roi, le 24 avril 1684. Sa réception eut lieu le 3 mai suivant. Son discours n’a rien de très remarquable, si ce n’est qu’il y prenait déjà formellement l’engagement de ne plus tomber dans ses erreurs littéraires. M. de La Chambre, qui le recevait, lui adressa un discours où se trouve le petit compliment suivant. Pour vous montrer la manière dont quelquefois ceux qui n’ont pas tout l’esprit qu’il faut avoir pour en avoir assez, parlent aux hommes de génie ; pour vous donner aussi l’idée d’un ton qui, certainement depuis, a complètement disparu des usages de l’Académie, je vous lirai le fragment suivant du discours de M. de La Chambre :

« Ne comptez pour rien, monsieur, tout ce que vous avez fait par le passé. [La Fontaine avait écrit à très peu près toutes ses œuvres.] Le Louvre vous inspirera de plus belles choses, de plus nobles et de plus grandes idées que ne l’aurait jamais fait le Parnasse. Songez jour et nuit que vous allez travailler désormais sous les yeux d’un prince qui s’informera du progrès que vous aurez fait dans le chemin de la vertu et qui ne vous considérera qu’en tant que vous y aspirerez de la bonne sorte. Songez que ces mêmes paroles que vous venez de prononcer et que nous insérerons dans nos registres, plus vous aurez pris de peine à les peser et à les choisir, plus elles vous condamneraient un jour si vos actions s’y trouvaient contraires, si vous ne preniez à tâche de joindre la pureté des mœurs et de la doctrine, la pureté du cœur et de l’esprit, à la pureté de style et du langage, qui ne sont rien, à bien prendre, sans l’autre. »

Voilà le ton de M. de La Chambre parlant à La Fontaine. A la distance, nous trouvons cela monstrueux. Les contemporains, peut-être, ne furent pas bien étonnés. Les grands hommes se mesurent de loin, et ce n’est que lorsque les siècles ont passé qu’ils paraissent tout à fait supérieurs aux La Chambre.

On demandera pourquoi La Fontaine s’est exposé à de pareils affronts, car ce sont des affronts, et pourquoi il a tenu tellement à être de l’Académie française après la carrière si glorieuse qu’il avait parcourue. Je crois, tout simplement, qu’il tenait, le pauvre homme, à ses jetons de présence ; il tenait à la petite rente que le fait d’être de l’Académie constituait pour chacun de ses membres.

Il y a une petite histoire de jetons qui est touchante, du reste, et qui est authentique, c’est celle-ci. Un jour, La Fontaine arriva un peu en retard, ce qui n’étonna pas de lui. Et la règle était, à cette époque, de ne donner le jeton de présence qu’à ceux qui étaient arrivés à l’heure précise. On voulut, par égard pour La Fontaine, qui à cette époque-là était très vieux, valétudinaire, lui donner cependant le jeton. Il s’y refusa absolument, « Messieurs, cela ne serait pas juste, je suis arrivé en retard, il faut que j’en subisse l’effet. »

Je serai très rapide, (je n’en suis pas fâché), sur la vieillesse de La Fontaine. Lorsque Mme de La Sablière, d’abord, eut fait sa grande conversion qui rendit sa maison un peu plus froide, un peu plus solitaire, beaucoup moins brillante, beaucoup moins gaie ; lorsque ensuite elle fut morte, La Fontaine fut un peu dépaysé et décontenancé, et il se réfugia, comme vous le savez, chez M. d’Herwart, qui était un homme de haute magistrature, surtout un homme très fastueux, depuis longtemps son ami. Il se retira donc chez M. d’Herwart, et vous savez le mot parfaitement inauthentique qui se rattache à cette circonstance. Ils se seraient rencontrés sur le chemin, d’Herwart et lui, et d’Herwart lui aurait dit : « J’allais vous chercher ! » Et La Fontaine aurait répondu : « J’y allais ! » Le mot est, très probablement, de la fabrication de Marmontel, un siècle après. Des mots de ce genre ne comptent pas. Seulement M. Louis Roche fait une bien jolie remarque sur ce point ; il dit : « Le mot n’est pas vrai, mais il est très figuratif de l’âme de M. d’Herwart et de l’âme de La Fontaine ; et, en somme, il n’y a que les grands hommes qui font des mots sublimes longtemps après leur mort. »

La vieillesse de La Fontaine… Je me hâte, non seulement parce que l’heure est avancée, mais parce que…

Il alla donc chez M. d’Herwart, mais il alla aussi beaucoup chez les Vendôme, dans la société du Temple, qui était une société déplorable. Il était de plus en plus léger dans sa conduite et dans ses mœurs, dit-on ; je vous avouerai que je n’en sais trop rien. On triomphe de ceci (j’abrège un peu, je citerai un propos qui est un peu audacieux), on triomphe de ceci : La Fontaine a dit en propres termes aux Vendôme, en leur demandant de l’argent :

Le reste ira, ne vous déplaise,
En vin, en joie et coetera.
Ce mot-ci s’interprétera
Des Jeannetons ; car les Clymènes
Aux vieilles gens sont inhumaines.

On triomphe de cela. Mais voyons, est-ce que c’est bien vrai ? La Fontaine, à cette époque, a soixante-dix ans. Est-ce que La Fontaine, tout simplement, ne ferait pas le fanfaron de vice pour plaire aux Vendôme, qui, eux, sont des vicieux authentiques ? Je le crois  Vous me direz : « Il est à peu près aussi vilain, à cet âge-là, de faire le fanfaron de vice que d’être vicieux ! » Je suis bien forcé de vous répondre tout bas : oui ! Mais enfin, il y a à tenir compte de ce milieu, comme nous disons de nos jours, et l’on sait très bien, malheureusement, de tout temps, qu’une lettre qu’on écrit est écrite toujours par deux personnes, par celle de qui elle part, et par celle à qui elle va. Eh bien ! La Fontaine écrivant aux Vendôme, parle un peu leur style, et il n’y a peut-être pas autre chose.

J’ai promis de glisser et je glisse.

Il eut une première maladie, très grave, en 1692, et cette maladie fut signalée par un retour à la religion, dont je veux bien lui tenir compte, quoique ce soit à cause d’une maladie que ce retour à la religion ait eu lieu. Nous avons encore la relation du prêtre qui l’a confessé, encouragé, soutenu dans son retour à la religion ; c’est l’abbé Pouget, qui paraît avoir été un homme très élevé dans ses sentiments, assez rigoureux — et je ne lui en fais pas un reproche — dans sa doctrine et dans ses manières. En tout cas, il fit abjurer La Fontaine, il lui fit renouveler l’amende honorable qu’il avait faite à propos de ses écrits licencieux et il le ramena définitivement à la littérature religieuse. En effet, en 1694, La Fontaine s’appliqua à traduire les Psaumes de la Pénitence, nous les avons, et c’est une œuvre encore intéressante, mais surtout significative de son état d’âme  En 1695, il eut une rechute. Nous avons des lettres de Maucroix et de lui à cette époque ; elles sont tout à fait navrantes. On y voit La Fontaine écrire à Maucroix, le 14 février 1695, c’est-à-dire bien peu de temps avant sa mort :

« Oh ! mon ami, la mort n’est rien, mais tu sais comme j’ai vécu et c’est ce qui viendra après la mort qui m’épouvante désormais. »

Le 13 avril, il fut délivré de ses craintes et de la vie. C’est le 13 avril 1695 qu’il mourut, à l’âge de soixante-quatorze ans.

Je vous ai raconté la vie de La Fontaine parce que je crois bien qu’il faut raconter même les existences dont le récit laisse une assez fâcheuse impression. La Fontaine, évidemment, n’a pas eu une belle vie. On ne peut pas dire, quelque indulgence que l’on puisse avoir pour lui, on ne peut pas dire qu’il ait eu une belle vie. Mais je suis sûr qu’il faut toujours finir par raconter l’existence des grands hommes de lettres. Je le crois, parce que d’abord, la vérité a peut-être ses droits ; il est bon de dire toujours la vérité  toute la vérité, je n’en suis pas sûr  mais enfin il est possible que la vérité n’ait pas de comptes à rendre. On a dit : « Le vrai est ce qu’il peut. Ce qui en résulte ne nous regarde pas. » Je ne suis pas complètement convaincu de cela, mais ce dont je suis convaincu, c’est de ceci : c’est que c’était une erreur de nos professeurs, autrefois, que de s’arranger toujours de manière à nous présenter les existences les plus déplorables des grands hommes de lettres comme des existences parfaitement convenables et presque saintes. Ceci est une erreur, parce que c’est habituer les jeunes esprits à considérer en effet tout grand artiste comme un homme détenteur et de la beauté et de la vérité morales, et alors cela les porte à se laisser aller à toutes les suggestions des livres de ce grand homme qu’ils liront. Il faut savoir dire — et je le dirais devant des jeunes gens comme je le dis devant vous — qu’il n’y a pas de rapports nécessaires entre l’art et la morale, qu’un très grand artiste peut avoir mené une vie qui n’est pas du tout exemplaire, et qu’il faut bien se garder de confondre ces deux points de vue. Ceci est absolument nécessaire, même pour l’éducation morale, je veux dire même pour les précautions qu’il faut prendre dans l’éducation morale.

Faisons donc la biographie des hommes illustres. On a dit, depuis qu’on s’acharne à la faire, cette biographie des hommes illustres, dans tous les détails, et dans des détails quelquefois désobligeants, on a dit que c’était dans l’intérêt de l’histoire, dans l’intérêt de la grande psychologie des hommes de génie et, par conséquent, dans l’intérêt de la grande psychologie générale. Je me suis souvent dit que les hommes qui ont inauguré cette méthode de critique, qui consiste à tout connaître et à tout faire connaître de la biographie des hommes illustres, obéissent peut-être à un autre sentiment, qui serait celui de la malignité humaine. Ils se seraient dit : « Quelque grand que soit cet homme, si nous étudions sa vie, nous le ferons petit. » Il y a eu probablement ce sentiment chez ceux qui ont inauguré cette méthode. Et, en effet, presque tous les hommes de lettres illustres sont, dans leur vie, plus petits que leurs œuvres ; il y en a très peu qui échappent à cette dissection. J’en connais ! A la gloire de la littérature, d’abord, et puis de l’espèce humaine en général, il y a de grands hommes de lettres qui résistent à cette dissection, Corneille, par exemple, à très peu près ; Lamartine, presque complètement. Ils paraissent aussi grands dans leur vie, aussi grands dans leur façon d’être que dans leur façon d’écrire. Mais il y a peu de ces exceptions. Il y a aussi, si vous voulez, celle des gens qui se sont arrangés de manière à ne pas laisser de biographie du tout ; ceux-ci ont été infiniment habiles et infiniment prudents. Il est certain, par exemple, qu’on ne sait rien de ce qu’était Homère ; celui-ci a poussé la prudence jusqu’à même ne pas exister. C’est tout à fait le comble et de la modestie et de la prudence. Son œuvre ne sera jamais démolie par la comparaison que l’on pourra en faire avec sa vie. Mais en somme — j’y reviens et je termine par là — il est assez utile, malgré ce que je vous ai dit tout à l’heure de la malignité qui préside quelquefois et même souvent à ces anatomies, il est, en définitive, assez utile, pour les raisons morales que je vous ai exposées, de savoir ce qu’a été un auteur comme homme, comme de savoir ce qu’il a été comme écrivain. Cela est nécessaire pour connaître le départ qu’il convient de faire entre l’admiration qu’on doit à l’homme de génie, et l’estime quelquefois un peu flottante que l’on doit à l’homme lui-même.

II.
Son caractère. §

Je compte aujourd’hui faire une leçon sur le caractère de La Fontaine, et peut-être — mais cela dépendra de l’horloge — sur l’éducation d’esprit de La Fontaine. Dans tous les cas, c’est sur le caractère de La Fontaine que nous insisterons aujourd’hui.

Comme vous l’avez déjà fort bien vu, d’après la biographie que j’ai faite de La Fontaine, le caractère de La Fontaine peut assez facilement, et en ne tenant compte que de ses parties principales, tenir dans cette double définition : c’est le caractère d’un artiste et c’est le caractère d’un épicurien, et il n’y a pas grand’ chose au-delà.

Ce qu’il y a, pour commencer, de bien certain, c’est que c’est ainsi qu’il s’est défini et décrit lui-même. Il a, dans un passage célèbre, dans un couplet très célèbre, défini et précisé même avec une singulière netteté ces deux caractères.

Vous remarquerez qu’il confond précisément ces deux choses, à savoir le caractère artiste et le caractère épicurien. Il fait une sorte d’apostrophe à la volupté, et vous verrez que, par volupté, il entend précisément ces deux choses, à savoir le goût du beau, la jouissance du beau — et les jouissances épicuriennes.

Volupté, Volupté qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi ;
Tu n’y seras pas sans emploi.
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout. Il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m’en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n’est pas la peine.

Dans le même livre (les Amours de Psyché), il s’est dépeint lui-même de la façon suivante ; et l’on y trouvera, avec moins de beauté de forme, exactement les mêmes traits :

« Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. On ne les viendrait point interrompre, ils écouteraient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimait extrêmement les jardins (Acante est probablement, ce n’est pas sûr, c’est probablement Racine), il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile (c’est-à-dire La Fontaine, ici nous sommes certains), Polyphile lui ressemblait en cela, mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le cœur d’une certaine tendresse, se répandaient jusqu’en leurs écrits et en formaient le principal caractère. Ils penchaient tous deux vers le lyrisme avec cette différence qu’Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri… »

Tel est le caractère qu’il s’est attribué à lui-même, et c’est, vous le voyez déjà, un caractère et d’épicurien, et d’artiste.

Son caractère d’artiste nous est montré par plusieurs traits tout à fait essentiels, tout à fait caractéristiques, et qui sont marqués chez lui d’une façon absolument manifeste, absolument évidente. Tout d’abord, sous toutes réserves et convenances, tout d’abord… il était très paresseux. Les artistes ne sont pas tous paresseux, et je suis sûr qu’il y a quelqu’un, fort près de moi, qui me démentirait, si j’affirmais que tous les artistes sont paresseux ; mais il est très vrai que la plupart des artistes — et je ne leur en fais nullement un reproche — ont des tendances à la paresse, à la rêverie, à la nonchalance, au farniente intelligent, au farniente rempli même, non seulement d’intelligence, mais de sensibilité, à une certaine langueur, et sont précisément, à cet égard, le contraire, ou l’inverse, des hommes d’action. Lorsque vous verrez un homme, ou comme Bossuet, ou comme Voltaire, lorsque vous verrez un homme multiplier les écrits, multiplier les travaux, multiplier les ouvrages, soyez sûrs que c’est parce que chacun de ses ouvrages est un acte et parce que lui est avant tout un homme d’action. À la vérité, surtout quand il s’agit d’un Bossuet, l’homme d’action peut admettre, en quelque sorte, chez lui, à certains moments, l’artiste et faire de très belles œuvres d’art ; mais il n’en est pas moins vrai que la plupart de ses écrits seront des actes. Au contraire, le pur artiste, celui qui ne veut pas, qui ne songe pas à être un homme d’action, aura des tendances à la nonchalance, à la douceur de vivre ; il se laissera vivre avec une singulière complaisance.

Eh bien ! La Fontaine a été infiniment, ou au moins très sensiblement, paresseux. Il n’a pas laissé de le dire bien souvent et de faire, comme à la volupté, de véritables invocations à la paresse.

Je le verrai, ce pays où l’on dort.
On y fait mieux, on n’y fait nulle chose.
C’est un métier que j’apprécie encor !…

Voilà le ton de La Fontaine  je ne fais qu’une citation ici  voilà le ton de La Fontaine le plus souvent.

Il avait une véritable passion pour le peu de travail et pour la distraction venant très vite après le travail. Vous me direz qu’il n’en est pas moins vrai qu’il a laissé la valeur de six volumes, environ, de six volumes assez forts ! Oui, c’est ainsi qu’on peut doser la matière, oui, c’est à peu près cela, six volumes. Mais comparez à Voltaire, à Bossuet, à Fénelon ! Quand on songe que La Fontaine a travaillé trente-cinq ans  si l’on peut appeler cela travailler  cela donne à peu près, un peu plus, j’ai fait le calcul, un peu plus d’une page par semaine. Vous avouerez que ce n’est pas écrasant. Ce n’est ni le labeur d’un Bossuet, ni celui d’un Voltaire, il s’en faut de quelque chose.

Et puis, mon Dieu, après tout, disons-le, c’était du travail littéraire, et le travail littéraire n’est pas un travail, c’est un plaisir. Croyez-vous que je travaille en ce moment-ci ? Je vous assure que c’est précisément le contraire !

Remarquez que La Fontaine n’a jamais pratiqué que le travail littéraire. Il n’a rempli aucune fonction, il a abandonné celle qu’il avait, et il a toujours cherché, avec un véritable plaisir, les occasions de ne pas s’occuper autrement que d’une façon artistique.

Il avait, comme second trait du caractère artistique, il avait l’indépendance, l’instinct de l’indépendance. Cet instinct était chez lui extrêmement fort, comme vous avez déjà pu vous en apercevoir. L’indépendance d’abord — et ce n’est pas de cela qu’il faut le féliciter — l’indépendance d’abord à l’égard des devoirs domestiques. Il est bien certain qu’une de ses raisons, une seulement, pour s’affranchir de la vie de famille, a été un besoin de liberté et d’indépendance. Mais remarquez — ce qui lui fait honneur — remarquez que dans ses relations avec les grands seigneurs du temps, cet instinct de l’indépendance se marque encore d’une façon tout à fait extraordinaire. Je dis extraordinaire, pourquoi ? Parce que je sais très bien quels sont les actes et les écrits de profonde et d’immensurable platitude dont les commensaux ordinaires, ou les pensionnés ordinaires de Fouquet ont accablé leur bienfaiteur. C’est à frémir ou à avoir un certain dégoût. Voilà ce que La Fontaine ne fera jamais, au milieu de toute cette foule, car il en diffère précisément par son indépendance absolue, par la façon tout à fait égalitaire, quoique aimable et délicate, dont il parle à Fouquet. Cela ne l’abandonnera jamais, car vous savez déjà, puisque je vous en ai parlé un peu mercredi dernier, qu’à l’égard des princes de Vendôme il a été exactement le même. Il a eu, au milieu, hélas ! de ses demandes, de ses sollicitations, de ses écrits de quémandeur, il a eu le même ton, à eux parlant, qu’il avait avec Fouquet. C’est en leur parlant qu’il disait :

Je dois tout respect aux Vendômes,
Mais j’irais en d’autres royaumes
S’il leur fallait, en ce moment,
Céder d’un ciron seulement.

Voilà le ton, il l’a toujours eu.

La passion, une véritable passion, comme toutes les passions de La Fontaine, toujours douce et sans violence, mais enfin une véritable passion, très persistante, pour l’indépendance, a été un des traits de son caractère.

Encore un trait du caractère artiste : le goût de la solitude.

Le goût de la solitude chez cet homme qui plaisait tant dans le monde et qui se plaisait tant dans le monde, le goût de la solitude a été continuel, et il a été chez lui — il ne faut guère se servir du mot profond quand on parle de La Fontaine — mais il a été presque profond chez lui ; il a été, en tout cas, très pénétrant.

Je ne vous apprendrai pas grand’ chose, mais cela est utile pour ma thèse, je ne vous apprendrai pas grand’ chose en vous citant le fameux passage sur la solitude que vous avez très certainement, tout au moins en partie, dans vos mémoires, et je ne veux que réveiller vos souvenirs. Vous verrez à quel point il y a là une sorte de passion, c’est bien le mot, une sorte de complaisance attendrie, de complaisance amoureuse (je voulais éviter le mot et j’y arrive) pour les jouissances délicates et profondes de la solitude.

Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes
M’occuper tout entier, et m’apprendra des cieux,
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les dons et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets,
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;
Je ne dormirai point sous de riches lambris ;
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.

Je ne vous cite pas, parce que je le citerai une autre fois, un autre passage, qui est dans les Amours de Psyché, où une sorte de philosophe, une sorte d’ascète qui s’est retiré au désert, a une conversation avec Psyché, et lui dit en substance : « Savez-vous la différence entre vous et moi ? Vous, vous êtes faite pour régner sur tous, et la solitude n’est pas votre fait. Seulement dans la société, et surtout quand vous êtes ce que vous êtes, on jouit du plaisir de plaire à tout le monde ; et dans la solitude, on jouit du plaisir de vivre avec soi-même, et cela est une affaire d’âge et de condition. Mais je ne changerais peut-être pas mon sort pour le vôtre. »

Goût de la solitude avec le goût de l’indépendance.

Je vous vois très bien venir ! Je vous vois très bien m’interrompre et me dire : « C’est plutôt la vie de Rousseau que vous nous contez-là ! » — Eh bien, La Fontaine a été un Rousseau, n’en doutez pas. Au fond de La Fontaine, il y a un véritable Rousseau par la plupart de ses goûts, de ses tendances, de ses tournures d’esprit, et même un peu par sa sensibilité. Oui, La Fontaine a été un Rousseau, c’est-à-dire qu’il a eu le goût de l’indépendance et de la solitude poussé à un très grand point et mélangé d’un certain goût, toujours persistant aussi, pour les plaisirs de la société. Vous le voyez, il y a absolument parallélisme. La Fontaine a été un Rousseau : d’abord, qui était mieux né, qui avait un caractère plus doux, plus aimable, moins porté à l’humeur et au cynisme. Cela, c’est la part de l’innéité. Et puis La Fontaine a été un Rousseau qui a moins souffert, qui a été moins gâté, et par ce qu’il a souffert, et par les succès qu’il a eus. Les deux grandes raisons du pessimisme, de la misanthropie du caractère de Rousseau, c’est qu’il a souffert, et beaucoup plus qu’il ne l’a dit, physiquement, matériellement. Il a souffert beaucoup dans une partie de son adolescence et de sa jeunesse. Et puis, plus tard, il a eu, à Paris, un succès foudroyant, un succès qui est absolument incomparable à tous les autres succès de grands hommes. Il a été connu, chéri, presque adoré, au bout de trois ou quatre ans. Il n’y a rien qui gâte l’homme comme ces deux choses, la première parce qu’on en a toujours un souvenir un peu irrité ; la seconde, parce que quand on ne retrouve plus la même vogue, le même succès, le même enivrement de la gloire naissante, on s’imagine — ou on peut s’imaginer — pour cela, que l’on a des ennemis, que l’on a des envieux, et la manie de la persécution finit par s’installer en vous  Mais il est bien certain que, ces différences étant établies, il y a dans La Fontaine un Rousseau qui ne pouvait pas aller jusqu’au bout des conséquences désastreuses que le caractère de Rousseau comportait.

Je trouverai encore un trait d’artiste, et très important, dans son inconstance et sa variabilité continuelles. La Fontaine a un fond qui ne change point, comme nous tous certainement, et ce fond c’est son bon caractère, c’est l’impossibilité où il est de s’irriter, ou de s’irriter longtemps (car je sais bien qu’il s’est irrité à un certain moment contre Lulli, d’une façon féroce ; mais enfin ce n’est qu’un tout petit épisode de sa vie). Le fond de son caractère, le fond permanent, c’est bien l’amabilité, la bonne grâce, et une sorte de polyphilie générale. Mais à côté de cela, ou plutôt flottant au-dessus de cela, il y a une variabilité, sinon d’humeur, du moins de goûts, une inconstance délicate, et qui se caresse elle-même, et qui jouit d’elle-même.

Je suis en train de vous définir l’inconstance de La Fontaine, et j’ai bien tort ! Je ne prends pas les intérêts de ma paresse, car La Fontaine l’a définie un peu mieux, bien entendu, que je ne pourrais le faire. Voyez ce passage sur l’inconstance. C’est dans Clymène que, parlant de lui  car nous savons bien que, dans Clymène, Acanthe c’est La Fontaine  il s’exprime ainsi :

Sire, Acanthe est un homme inégal à tel point
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point.
Inégal, en un mot, en plaisirs, en affaire,
Tantôt gai, tantôt triste, un jour il désespère,
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien.

(C’est-à-dire que nous ne pouvons pas nous définir très exactement son caractère.)

Ailleurs il nous le dira encore, et avec la même grâce, et avec plus de grâce encore, car ce que je vais vous lire, c’est le passage le plus charmant de ce discours à Mme de La Sablière que La Fontaine a prononcé dans sa séance de réception à l’Académie française. Il devait dans ce discours, ainsi que je vous l’ai indiqué, faire amende honorable de ses œuvres licencieuses, et puis, par un entraînement bien naturel, dépeindre son caractère. Comme vous avez pu le remarquer  la plupart d’entre vous l’ont probablement remarqué  c’est lorsqu’on se confesse que l’on s’attarde à se décrire, quelquefois même avec plus de complaisance qu’il ne faudrait ! En tout cas, voici ce que La Fontaine se dit à lui-même :

« Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :
De soixante soleils la course entre-suivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos ;
Quelque part que tu sois, on voit à tout propos
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète et partout hôtesse passagère.
Ta conduite et tes vers, chez toi tout s’en ressent :
On te veut là-dessus dire un mot en passant.
Tu changes tous les jours de manière et de style ;
Tu cours en un moment de Térence à Virgile :
Aussi rien de parfait n’est sorti de tes mains.
Eh bien ! prends, si tu veux, encor d’autres chemins.
Invoque des neuf Sœurs la troupe tout entière :
Tente tout, au hasard de gâter la matière :
On le souffre, excepté tes Contes d’autrefois. »
J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix.
J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte ;
Vous ne parleriez pas ni mieux, ni d’autre sorte :
Serait-ce point de vous qu’elle viendrait aussi ?
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère, et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;
A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire ;
J’irais plus haut, peut-être, au Temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j’avais usé mes jours.
Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours.

Le voilà peint tout entier, du moins pour ce côté d’inconstance légère, d’inconstance aimable, de la nécessité où il était de varier ses plaisirs intellectuels et de varier les aspects de sa sensibilité, de jouir précisément de tous les aspects divers d’une sensibilité, du reste infiniment délicate et infiniment ployable à tous les événements et à toutes les impressions.

Encore un caractère assez fréquent, je crois, assez fréquent chez les artistes : la distraction.

La distraction de La Fontaine est tellement légendaire que je vous épargnerai les très nombreuses anecdotes qui sont, la plupart du temps, exactes, qui ont un caractère d’authenticité suffisante et qui sont si nombreuses. Il est entendu que l’on a attribué beaucoup d’actes de distraction, beaucoup défaits de distraction à La Fontaine, beaucoup plus que, en réalité, il n’y en a eu, cela est clair. Mais on ne prête qu’aux riches, et il est bien certain que cela indique qu’il y avait, sur le caractère de La Fontaine, une légende faite depuis son temps et qui avait évidemment un très grand fonds. Ajoutez que certaines de ses distractions, c’est lui qui les rapporte lui-même. La distraction était devenue, chez La Fontaine, une habitude continuelle, presque continuelle ; il l’a reconnu, car l’anecdote du voyage en Limousin n’est pas rapportée par un autre que lui. Il s’écarte de son auberge parce qu’il lisait Tite-Live ; il perd complètement d’abord la notion de l’heure, puis son chemin, et il s’adresse, en croyant parfaitement revenir au gîte, à une autre auberge que celle où il était descendu, etc. Ceci, nous le prenons sur le fait, c’est lui-même qui l’avance.

Il est clair comme le jour, ainsi que cela arrive souvent — non, cela n’arrive qu’aux gens d’esprit, et par conséquent cela n’arrive pas très souvent   mais comme il arrive quelquefois, qu’il profitait de ce travers. Il ne le fait pas toujours exprès, non, car personne n’a réellement été plus distrait que La Fontaine, mais c’est quelquefois chez lui un expédient. Ainsi je vous citerai une seule anecdote touchant ses distractions fameuses, et qui est celle-ci :

Un jour dînant (comme on disait alors, c’est-à-dire déjeunant) en compagnie d’une société qui ne lui plaisait pas beaucoup, il se leva et prit congé. « Où allez-vous donc   Oh ! il se fait tard, je vais à l’Académie  Mais non, il n’est pas l’heure, vous avez encore une heure devant vous  Je prendrai par le plus long ! »

Ce n’est pas une distraction !

Mais si j’ai cité cette anecdote, c’est pour vous indiquer qu’il pouvait profiter de la légende qui s’était faite de sa distraction pour dire un mot qui, sans cela, aurait été une très grave impertinence.

Comment il était dans le monde ? Voilà par où je terminerai ce qui ressortit à son caractère d’artiste, car il avait précisément dans le monde ce caractère. Nous avons des détails très précis sur cette question. Nous avons d’abord La Bruyère, qui, je vous en avertis, est un peu sévère pour notre cher poète et qui le présente d’une façon un peu ridicule, par contraste, pour dire ensuite que c’est un homme de génie.

« Un homme paraît grossier — déjà le premier mot n’est pas aimable   lourd, stupide, il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir. S’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes. Il fait parler les animaux, les arbres, les pierres… »

Nous avons le témoignage presque aussi dur de Louis Racine, dont il faut bien cependant tenir compte, puisque Louis Racine a vu lui-même La Fontaine, oui, mais très peu, car il était enfant quand La Fontaine est mort, mais enfin voici ce qu’il nous dit touchant La Fontaine, et certainement il y a quelque vérité, quelque précision historique dans son propos, parce qu’il a tenu la chose de son père :

« Autant il était aimable par la douceur de caractère, autant il l’était peu par les agréments de la société. Il n’y mettait jamais rien du sien, et mes sœurs, qui, dans leur jeunesse, l’ont souvent vu à table, chez mon père, n’ont conservé de lui d’autre idée que celle d’un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon, et dans ses réflexions sur la poésie, jamais auteur ne fut moins propre à inspirer du respect par sa présence. Il était l’objet des railleries de ses meilleurs amis. »

Ceci est bien dur, nous suffoque un peu, mais il y a là certainement une âme de vérité, comme dit Spencer, car vous voyez que c’est de son père et de ses sœurs surtout que Louis Racine tient ses renseignements. Ils sont évidemment très curieux, et il faut certainement en faire état.

Cependant, s’il est certain que La Fontaine était simple, et, vers la fin de sa vie, un peu trop simple dans ses manières, son attitude et tout son extérieur, remarquez pourtant — et ceci est aussi certain que ce que je viens de vous dire — que, s’il était distrait, s’il était un peu lourd dans la conversation, et très souvent absent, la « dispute » (c’est-à-dire la discussion) le réveillait. Il l’a dit, et on l’a dit de lui avec une pleine netteté et avec une authenticité parfaite, et l’auteur d’un portrait de M. de La Fontaine, dans les Œuvres posthumes, nous rapporte ceci :

« Dès que la conversation commençait à l’intéresser et qu’il prenait part à la dispute, ce n’était plus cet homme rêveur ; c’était un homme qui parlait beaucoup et bien. »

Et La Fontaine a dit, en songeant évidemment à lui-même :

La dispute est d’un grand secours.
Sans elle on dormirait toujours.

Voilà les principaux traits qui nous ont été transmis touchant La Fontaine dans le monde et ce qu’il dit lui-même. Je crois que, à cet égard, nous avons quelque chose de très complet, de très définitif dans le couplet de Vergier sur La Fontaine, hôte des Herwart. Vergier était un petit poète assez distingué, sans très grande valeur, mais fort spirituel, de cette époque. Vergier fréquentait beaucoup les Herwart, et il y rencontrait sans cesse La Fontaine. Un jour il écrivit, Dieu merci, car le renseignement est admirable pour nous, il écrivit ceci à Mme Herwart, touchant La Fontaine :

Je voudrais bien le voir aussi
Dans ces charmants détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin et d’amoureux soucis,
Former de vingt projets le plan imaginaire,
Changer à sa façon l’ordre de l’univers,
Sans douter, proposer mille doutes divers ;
Puis tout seul s’écarter, comme il fait d’ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.

Nous le tenons ; le voilà ! Causeur charmant, aimable jusqu’à l’âge, vous le voyez, de soixante-cinq ou six ans, parlant de toute chose, laissant aller son imagination et sa douce fantaisie à travers tous les sujets, papillon non seulement du Parnasse, mais en quelque sorte de l’univers, aimant la discussion, et puis enfin, peut-être un peu brusquement s’échappant, mon Dieu, parce qu’il peut en avoir assez de la société dans laquelle il est, ou plutôt, et j’en suis sûr, plutôt parce qu’une pensée particulièrement chère lui est venue, une pensée favorite, en quelque sorte, qu’il veut suivre dans cette solitude si féconde qu’il aime tant.

Du caractère épicurien — il faut l’étudier d’assez près pour compléter la figure de La Fontaine — voici ce que je dirai. Le premier trait du caractère épicurien de La Fontaine, c’est qu’il n’a absolument aucune espèce de moralité, ceci est certain.

Il y a bien des moralités, comme vous le savez. Un homme a été poursuivi de la haine publique pendant quarante ans, au dix-neuvième siècle, parce qu’il avait dit qu’il y a deux morales. Il y en a six, plus si vous voulez. Pour être tout à fait sérieux, il y a plusieurs formes de moralité, il y a plusieurs manières d’entendre la moralité, et, par conséquent, il y a plusieurs morales. Il y a la morale religieuse, qui est d’une extrême beauté et qui, pour mon compte, est celle que je trouve, tout compte fait, la plus haute et la plus sublime. Il y a la morale du devoir. Je n’insiste pas, le mot est très clair et la notion est très connue. Enfin il y a encore, par exemple, la morale de la sensibilité, et il y a surtout, à mon point de vue, la morale de l’honneur. Eh bien ! La Fontaine n’a été sensible, certainement, à aucune de ces morales-là, ni à aucune de celles que je pourrais énumérer encore.

Il faut avouer que l’amoralité, sinon l’immoralité de La Fontaine, est incontestable. Remarquez qu’il arrive quelquefois que l’immoraliste est plus moral que l’amoraliste. Il est bien certain qu’un homme  citons Nietszche par exemple, et il y en a d’autres  un homme qui, comme Nietszche, se donne toute sa vie comme immoraliste, est beaucoup moins loin de la moralité que s’il était amoral, beaucoup moins loin. Comme on a dit avec beaucoup de raison que la haine est plus près de l’amour que ne l’est l’indifférence, l’immoralisme est souvent plus près de la morale que ne l’est l’indifférence à la morale, Vous voyez par exemple que Nietszche se croit immoraliste ; oui ; seulement il passe toute sa vie à chercher une morale, et il n’est pas sans en avoir donné les premiers linéaments, le premier tracé. Or, je dis que cet homme n’est pas aussi éloigné de la morale qu’il le croit.

La Fontaine, lui, est indifférent à la morale, absolument ; il l’a été toute sa vie. De ces gens-là on dit, pour les excuser, quelque chose qui m’a toujours bien amusé. Pour les excuser, on dit quelque chose qui les accuse, on dit : Ce n’est pas sa faute, c’est un grand enfant ! D’un homme dire qu’il est un enfant, ce n’est pas dire autre chose que ceci qu’il n’a aucune moralité, et qu’il ne s’est pas encore aperçu de ce que c’est.

Mais les hommes qui n’ont aucun sens moral se rachètent… Quelquefois par rien du tout. C’est même ce qui a lieu le plus souvent. Mais il y en a qui se rachètent par leur sensibilité. On peut être amoral et on peut être un homme digne d’estime comme aussi de sympathie, sans avoir proprement une conscience, parce qu’on est bien né, parce que l’on est né avec des passions qui sont bonnes, avec la passion de charité, avec la passion de philanthropie, avec la passion de rendre service, avec la passion d’être aimable, d’être honnêtement et agréablement aimable. Il y a des hommes qui sont ainsi. La Fontaine l’a-t-il été ? car je tiens surtout à être précis.

La sensibilité de La Fontaine, nous allons en avoir des preuves et fortes, j’allais dire quelle est restreinte  c’est un peu trop dur  mais enfin elle n’a pas un registre très étendu. Remarquez, tout d’abord, les lacunes de sa sensibilité ; je parlerai ensuite des points réels de sa sensibilité.

Remarquez les lacunes de sa sensibilité. Il n’a pas aimé la vie domestique. Je dis la vie domestique, et non pas la vie conjugale, parce que je songe à quelque chose qui comprend la vie conjugale mais qui la dépasse et la déborde, qui est plus étendue qu’elle. J’entends par le sens domestique, par la sensibilité domestique, j’entends cette sensibilité qui s’étend aux ascendants, aux descendants et aux présents ; j’entends cette sensibilité qui s’attache à la personne que l’on a aimée, oui, mais aussi à ceux qui vous ont mis au monde et à ceux qui peuvent sortir de vous.

Un ami s’étant épanché un jour auprès de moi, je résumai ses confidences, en le reconduisant, de la façon suivante : « Vous vous aimez, votre femme et vous, dans les enfants que vous auriez voulu avoir. » Il me dit : « C’est cela même. » Cet homme-là n’avait pas seulement l’amour conjugal, il avait l’amour domestique. Voilà la définition. Il avait l’amour de la maison, de la maison habitée par les ascendants, habitée un jour par nous, et qui sera ensuite habitée par une foule de nos successeurs, de nos héritiers, comme elle a été habitée par ceux qui sont partis.

Eh bien ! l’amour domestique, La Fontaine ne l’a pas connu le moins du monde, vous le savez, et je n’insisterai point là-dessus. Il n’a pas eu l’amour des enfants non plus, je ne parle pas seulement de celui qu’il avait, je parle des enfants en général. Il est un peu désobligeant de voir que La Fontaine insiste sur son absence d’amour pour les enfants. Dans le Voyage en Limousin, écrivant à Mlle de La Fontaine, il dira :

« Cette maison était agréable, mais il y avait un peu trop d’enfants, et vous savez quels sont mes sentiments à l’égard de ce petit peuple. »

Et je trouve cela un peu dur.

Vous savez qu’en vers  mais, en vers, c’est moins fort peut-être qu’en prose  vous savez qu’en vers il a dit souvent au moins un peu de mal des enfants :

Certain enfant qui sentait son collège,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge…

Et il ajoute qu’il a été gâté aussi par l’éducation.

Vous savez son fameux mot :

Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié…)
Etc.

Voilà donc des lacunes considérables dans la sensibilité de La Fontaine. Mais il faut avouer qu’il se revanche d’autre côté  Est-ce par sa sensibilité amoureuse ?

Sainte-Beuve, quel que fût celui qu’il étudiât, se posait toujours cette question : a-t-il été amoureux ? Comment l’a-t-il été ?

Pour La Fontaine, c’est une question importante, elle est peut-être un peu moins importante que pour d’autres, mais elle est importante encore.

La Fontaine était-il amoureux ? Eh bien ! je vous dirai que La Fontaine n’était pas amoureux. Il était libertin, ce qui n’est pas la même chose ; il y a même des gens qui m’ont assuré que c’était le contraire, et je suis assez de leur avis. La Fontaine était libertin, mais n’était pas amoureux. C’est très curieux à voir dans les choses charmantes qu’il dit aux femmes. Ce sont des choses charmantes où l’on sent bien qu’il n’y a pas un grain d’amour un peu profond. C’est un faiseur de madrigaux exquis, que je placerai, à cet égard, entre le délicieux Benserade, que l’on ne connaît pas assez, et Voltaire (Voltaire, à ce point de vue). Voilà où je le placerai. Or, ni Benserade, ni Voltaire, ne sont, comme vous le savez, des hommes profondément amoureux ni qui puissent jamais l’être. Je vais vous donner de petits exemples de cette manière charmante dont La Fontaine parle aux femmes et qui est révélatrice d’une absence complète de sentiments profonds. Voici, par exemple, ce qu’il dit à Mme de La Sablière, qui, je vous en avertis, est certainement la femme qu’il a aimée le plus. Il l’a aimée de cette charmante amitié amoureuse qui nous a donné de si aimables ouvrages, et il l’a aimée, je crois, autant qu’il pouvait aimer ; bien entendu, c’est un peu pour cela que je vous lis ce passage ; mais encore cela ne sent pas l’homme aux passions profondes.

Iris, je vous louerais ; il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé ;
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme pas. Je souffre cette humeur.
Elle est commune aux dieux, aux monarques, aux belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l’on sert au maître du tonnerre
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
D’autres propos chez vous récompensent ce point :
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là, qu’en votre entretien
La bagatelle a part ; le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance …

Voilà le ton, voilà celui qu’il a toujours. Je pourrais vous en citer tel autre exemple, à MlIe de Sévigné, mais cet exemple que je vous recommande du reste, en tête de la fable du Lion amoureux, est moins probant ; il ne signifie pas grand’ chose. Mais voulez-vous le ton dont il parle à Mlle Champmeslé, pour laquelle il a eu aussi un peu de cette tendresse légère et charmante qu’il a éprouvée pour tant de personnes ?

De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma muse a polis.
Puisse le tout, ô charmante Philis,
Aller si loin que votre nom franchisse
La nuit des temps. Nous la saurons dompter,
Moi par écrire et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire ;
Vous régnerez longtemps dans la mémoire
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi…
Philis, vous seriez la première,
Vous auriez eu mon âme tout entière,
Si de mes vœux j’eusse pu présumer.
Mais en aimant qui ne veut être aimé ?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami,
De ceux qui sont amants plus qu’à demi.
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire !

Evidemment, un propos de ce genre, un propos si aimable, mais qui dessine le geste de détachement en même temps que de politesse raffinée, un propos de ce genre n’est pas du tout d’un homme passionné, et plus je vais, plus je cherche, moins je trouve à cet égard. Cependant essayons encore ! Nous allons voir si le sens de la passion amoureuse se trouve dans ce qui suit, qui est du reste charmant et que je tenais à vous lire, en somme, parce qu’un des plus beaux vers de La Fontaine, un des plus cités, se trouve contenu dans ce morceau. C’est le poème d’Adonis, dédié à Mme la duchesse de Bouillon.

La duchesse de Bouillon, dont je n’ai pas eu le temps de vous parler dans la biographie de La Fontaine, a été très aimée de La Fontaine et elle l’a beaucoup aimé. C’était une toute jeune femme à cette époque, à l’époque du poème d’Adonis. C’était une des nièces de Mazarin. Elle avait la fougue, la verdeur, la bizarrerie et le caractère un peu fantasque de toutes les nièces de Mazarin, et, en même temps, elle était exquise. On a cru longtemps que c’était elle qui avait incité La Fontaine à écrire les Contes. Ce serait bien scandaleux, parce que, à cette époque, elle avait quinze ans au plus, et je ne peux pas le croire. Du reste, je ne réponds de rien.

Donc, voici ce que La Fontaine lui disait avec sa grâce coutumière et avec tout le talent qu’il montra souvent :

… Il admira les traits de la fille de l’onde.
Un long tissu de fleurs ornant sa tresse blonde,
Avait abandonné ses cheveux aux zéphirs.
Son écharpe qui vole au gré de leurs soupirs
Laisse voir les trésors de sa gorge d’albâtre
…………………………………………………..
Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,
Ni la grâce plus belle encor que la beauté.
Telle on vous voit, Iris ; une glace fidèle
Vous peut de tous ces traits présenter un modèle ;
Et s’il fallait juger d’un objet aussi doux,
Le sort serait douteux entre Vénus et vous.

C’est très gracieux ! Mais cela ne me semble rien du tout au point de vue de la profondeur des passions.

En somme, je vous disais : La Fontaine est l’homme qui, au dix-septième siècle, avec toutes ses grâces, a été peut-être le moins passionné. Car, enfin, voyons : nous avons Racine, qui, jusqu’au moment où il s’est rangé, a été un fougueux. Pour Molière, nous savons évidemment, défalcation faite de beaucoup d’exagérations que l’on s’est permises à son égard, pour ce qui est de ses passions amoureuses, nous savons qu’il a souffert beaucoup et profondément des passions de l’amour. Nous avons Corneille. Vous m’arrêterez peut-être ! Corneille, l’austère Corneille ! Il faut que je vous fasse une confidence : Corneille a été amoureux toute sa vie et, jusqu’au dernier terme, il a parlé de l’amour de la façon la plus admirable. Le rôle du vieillard amoureux, dans Pulchérie, est étonnant, il est absolument merveilleux. Vous le connaissez du reste en partie, parce que vous avez été entendre le Molière de M. Donnay et que M. Donnay a inséré dans le rôle de Corneille vieux des vers précisément du Martian de Pulchérie, d’une façon d’autant plus légitime du reste qu’il est parfaitement certain que Corneille s’était peint lui-même dans le vieillard Martian. Tout son temps en a été persuadé. Je vous dis cela pour vous préparer et pour vous faire comprendre ce qu’il y a de véritable passion, de passion sincère et profonde, dans des vers comme ceux-ci, que Corneille fait dire à une jeune femme dans la Suite du Menteur ; vous les connaissez pour la plupart, mais enfin je veux vous les citer encore :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lyse, c’est un accord bientôt fait que le nôtre :
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l’intelligence avant que de se voir.

[C’est la théorie du coup de foudre.]

Il prépare si bien l’amant et la maîtresse,
Que leur âme, au seul nom, s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment :
Tout ce qu’on s’entre-dit persuade aisément ;
Et, sans s’inquiéter d’aucunes peurs frivoles,
La foi semble courir au devant des paroles :
La langue, en peu de mots, en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d’un coup ;
Et de quoi qu’à l’envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n’en disent.

Ce sont des vers absolument merveilleux, d´une part, et qui, d’autre part, me semblent être absolument révélateurs d’un homme profondément et très sincèrement passionné.

La Fontaine, lui, comme vous venez de le voir, est tout à fait différent. Le ton dont il parle, quand il se croit ou quand il se représente comme inspiré par les passions de l’amour, est beaucoup moins fort, beaucoup moins passionné. C’est un Benserade, un Benserade supérieur, qui avait plus de beauté de forme, plus de délicatesse de tour, non pas plus d’esprit, car Benserade en est plein, mais enfin un Benserade supérieur, qu’a été La Fontaine amoureux.

Seulement, il faut que je vous dise encore ceci : c’est que ces hommes-là ne sont pas absolument des insensibles, et, malgré toute leur légèreté quand ils parlent galanterie, ont, à un moment donné, un trait, un éclair de sensibilité vraie. Croyez-vous que Benserade que vous connaissez un peu, mais que vous connaissez surtout par ce que l’on en cite, c’est-à-dire par des épigrammes tout à fait amusantes, par des madrigaux très spirituels, par toutes ces choses qui sentent les odeurs capiteuses de la cour, mais point du tout la passion vraie ; croyez-vous que Benserade a fait un jour une petite pièce que j’ai encore le temps de vous lire et qui me paraît sonner le sentiment vrai ? Vous en jugerez. Nous sommes ici pour faire des études ensemble.

Beauté qui triomphez de moi,
Vous rêvez à je ne sais quoi
Sans qu’on puisse juger quel chagrin est le vôtre.
D’où viennent ces noirceurs, dessus un front si doux ?
Est-ce… que je suis près de vous ?
Ou que vous êtes loin d’un autre ?

Oui, ma présence vous déplaît
Et mon sort, tout affreux qu’il est,
N’a rien qui vous surprenne et rien qui vous étonne.
Vous ne prenez pas garde aux ennuis que je sens
Et vous ne rêvez qu’aux absents,
Ou vous ne rêvez à personne.
Peut-être quand un œil ardent
Vous contemplait en imprudent,
Ce qu’en dépit de moi trop souvent il hasarde,
Vous disiez en vous-même, et mon cœur l’entendait :
« Hélas ! l’autre me regardait
Comme celui-ci me regarde. »
S’il est ainsi, j’aime bien mieux
Ne dire mot, baisser les yeux,
Et prendre une froideur qui soit comme la vôtre,
Que de vous mettre au point où vous étiez tantôt.
Hélas ! oubliez-moi plutôt
Que de vous souvenir d’un autre !

Une fois Benserade a été, en vérité, presque un grand poète de l’amour. Eh bien ! La Fontaine l’a été, une fois aussi, et, vous y songez bien, c’est dans l’épilogue des Deux Pigeons, qu’il est absolument superflu de citer, qu’il est inutile de lire, puisqu’il est dans toutes les mémoires, mais qu’il est indispensable pourtant de produire ici, de lire en cette circonstance, parce que c’est un hommage à rendre à La Fontaine comme poète de l’amour.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé. Je n’aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servais engagé par mes premiers serments.

Est-elle belle, cette longue phrase sinueuse, traînante, qui est figurative de la pensée qui se traîne, en effet, et qui s’attarde sur des souvenirs lointains et chéris ? C’est absolument extraordinaire. La suite ne l’est pas moins, je trouve.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

Cette fois, La Fontaine a été amoureux, et savez-vous comment ? Je me représente La Fontaine de la façon suivante : cette fois, La Fontaine a été amoureux (le texte l’indique), parce qu’il n’était amoureux d’aucune femme ; évidemment, c’est la rêverie sur l’amour lui-même, c’est la rêverie sur la jeunesse amoureuse, c’est la rêverie sur des souvenirs lointains et chéris, comme je le disais tout à l’heure, et qui, précisément, parce qu’elle n’a pas d’objet précis  si elle en avait un, elle deviendrait un peu nonchalante comme nous voyons qu’était La Fontaine  et qui, parce qu’elle n’a pas d’objet précis, a quelque chose de vague, d’indéfini, de lointain, de mystérieux… je mets beaucoup de synonymes au mot poétique, et celui-ci aurait suffi.

Donc, un homme qui n’a pas une sensibilité très étendue et qui n’a connu ni l’amour de la vie de famille, ni l’amour de la vie domestique, ce qui, je l’ai marqué, n’est pas tout à fait la même chose, ni l’amour des enfants, ni, j’aurais pu ajouter, le sentiment patriotique, qui est absolument inconnu à La Fontaine, malgré certaine boutade contre les Hollandais, à laquelle nous ne nous arrêterons pas. Il n’a eu rien de tout cela. Il n’a même eu qu’une sensibilité amoureuse peu étendue, peu profonde, qui, quelquefois, s’est réveillée, mais non pas souvent.

Seulement ce qu’il a eu, c’est l’amitié. Ce qu’il a eu, c’est l’amour des petits et des humbles, et ce qu’il a eu encore, c’est l’amour des animaux, par suite, je crois, de son amour pour les petits et les humbles.

Il a aimé l’amitié, il a été amoureux de l’amitié, comme on a dit très bien, il a été amoureux de l’amitié profondément. Vous savez ce qu’il a été pour Fouquet ; vous savez non seulement ce qu’il a été pour Fouquet au moment de la disgrâce de ce ministre, mais ce qu’il a été plus tard, car voici qui, pour mon compte, me touche peut-être encore plus que l’Elégie aux Nymphes de Vaux, c’est, dans le Voyage en Limousin, ce fameux passage de La Fontaine sur La Fontaine lui-même s’arrêtant devant la cellule où avait été enfermé Fouquet.

« De tout cela (c’est-à-dire du magnifique panorama qui s’étendait sous les yeux de La Fontaine quand il était sur une des terrasses du château d’Amboise), de tout cela, le pauvre M. Fouquet ne put jamais jouir… On avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir. Triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clef. Au défaut, je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description, mais ce souvenir est trop affligeant.
Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin non pareil.
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil.
Trois portes en six pieds d’espace.
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes ;
Je l’ai fait insensiblement,
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit, on n’eût jamais pu m’arracher de cet endroit. Il fallut enfin retourner à l’hôtellerie, et le lendemain nous nous écartâmes de la Loire… »

Voilà qui est très significatif, et je n’ai pas besoin de dire que l’accent de la vérité est dans cette prose et dans ces vers.

Je ne vous citerai pas, puisque l’heure avance et puisque vous la connaissez tous, la fameuse fable sur les Amis. Je vous rappellerai seulement ces quelques vers :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche nos besoins au fond de notre cœur ;
Il nous épargne la pudeur
De les lui découvrir nous-même ;
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

C’est de ce ton-là que La Fontaine a parlé cent fois de l’amitié, et ici nous avons affaire certainement au sentiment le plus profond du monde. Personne, si ce n’est le grand Montaigne, n’a parlé de l’amitié comme La Fontaine et ne l’a sentie aussi profondément, et il n’y a pas sur ce point de plus grand éloge à faire d’un homme que de le comparer à Montaigne.

Il a aimé les petits et les humbles. Je vous rappellerai la fable de l’Aigle et l’Escarbot. Il est délicieux, cet escarbot, quand il prie l’aigle, le redoutable roi des airs, d’épargner le pauvre Jean Lapin.

C’est mon voisin, c’est mon compère…

Il y a là des traits de douceur rustique, de bonté rustique et populaire qui sont délicieux.

Je pourrais vous parler encore du Bûcheron et Mercure, de la Mort et le Bûcheron, des Animaux malades de la peste, du Paysan du Danube surtout.

On m’a dit, il n’y a pas bien longtemps : « La Fontaine n’aime pas les ânes, il leur donne souvent, presque toujours, un rôle ridicule. » Il est vrai, et c’est une erreur, une erreur de La Fontaine sur le caractère de l’âne. Non pas précisément sur le caractère de l’âne, mais sur son cerveau : il le croit bête, l’âne n’est pas bête du tout. Il lui a fait faire des sottises, comme par exemple dans l’Ane et le petit Chien, mais il l’a toujours représenté comme un bon animal sacrifié, maltraité, opprimé, et il a exercé sur lui sa pitié. Remarquez que, lorsque d’après un texte qu’il a sous les yeux et dont il veut faire une fable, La Fontaine est forcé, par son texte même, de donner un mauvais rôle à l’âne, il s’en étonne, il s’en étonne le premier.

Il se faut s’entr’aider ; c’est la loi de nature.
L’âne un jour, pourtant, s’en moqua :
Et ne sais comme il y manqua ;
Car il est bonne créature.

Voilà le ton qu’a La Fontaine en parlant de l’âne.

Je vous ferai remarquer que toute cette fable les Animaux malades de la peste, c’est, non pas la glorification de l’âne, car le pauvre animal y joue encore un rôle un peu sot ; il est trop candide, il est trop innocent ; l’innocence consiste souvent à se trouver coupable, et c’est précisément le cas de notre pauvre animal ; mais c’est la vérité que la sympathie du lecteur se porte tout entière sur ce pauvre animal opprimé.

La Fontaine a donc aimé les humbles, les petits, les souffrants, les opprimés, les écrasés, avec une véritable profondeur de sentiment, et ce sentiment il l’a exprimé d’une manière admirable bien souvent. C’est, je crois, à cause de son goût, à cause de sa passion pour les petits et les opprimés, qu’il a tant aimé les animaux, je le crois ; j’en suis sûr puisqu’il le dit, car enfin c’est lui qui, en plein dix-septième siècle, a fait deux plaidoyers pour les animaux ; l’un que je réserve pour plus tard, car c’est de la philosophie, et j’aurai à parler de la philosophie de La Fontaine, c’est le Discours à Mme de La Sablière, le plaidoyer pour l’esprit des bêtes, un plaidoyer sur cette idée que les bêtes sont intelligentes. (« On ose soutenir que les bêtes n’ont pas d’esprit… »). Seulement je réserve celui-ci. Mais le véritable plaidoyer pour les animaux opprimés par l’homme, pour les animaux souffrant de la domination souvent rigoureuse, quelquefois injuste, de l’homme, ce plaidoyer, c’est la fable intitulée, la merveilleuse fable intitulée : l’Homme et la Couleuvre. C’est par elle que je veux terminer, parce que c’est une des œuvres qui mettent le plus en pleine lumière un des traits — et le plus touchant — du caractère de La Fontaine : son amour pour les faibles et par conséquent, et à cause de cela, pour les opprimés. Vous la connaissez tous1.

« J’ai fait parler dans mes vers, a dit La Fontaine, toutes les créatures, même les créatures au-dessous de l’animal ; les arbres et les plantes sont devenus, chez moi, créatures parlantes. » C’est pour cela que dans l’Homme et la couleuvre l’arbre même, victime lui aussi de l’avarice de l’homme, fait son plaidoyer pour lui-même.

Je connais deux morceaux littéraires qui sont admirables pour peindre l’ingratitude de l’homme à l’égard de la nature et pour dresser le réquisitoire de la nature contre l’homme. C’est un passage merveilleux et sinistre que celui de d’Aubigné où il montre les flots de la Seine et les flots de la mer irrités, se dressant de toute leur fureur contre ces amas de cadavres que nos discordes civiles jettent en eux et jusqu’aux flots de la mer. Il n’y a rien de plus poignant que cette espèce de cri de révolte de la nature elle-même, de la nature prétendue insensible, contre son roi fou.

Mais je ne trouve pas inférieur ce beau plaidoyer de La Fontaine pour nos frères inférieurs, pour ceux qui sont mis par la nature au partage de nos peines, de nos souffrances et placés dans une espèce d’égalité avec nous devant la douleur.

Et encore, La Fontaine le sait bien, nous avons à apprendre quelque chose d’eux, nous avons certainement à apprendre beaucoup de choses de ces êtres qui, cérébralement, cela va sans dire, ne nous valent pas ; mais qui, comme complexion, comme constitution de caractère, pourraient nous enseigner beaucoup. Ces êtres qui n’ont pas de passions mauvaises, ces êtres qui ont une singulière patience, une singulière douceur dans l’adversité, ces êtres qui ne se révoltent pas, eux, et ces êtres pour lesquels nous sommes souvent si profondément injustes, oui, il est certain qu’ils ont des leçons à nous donner.

Les animaux pourraient nous apprendre que nous sommes insensés, que nous sommes le seul animal sur la terre qui devienne fou. Eux ne deviennent jamais fous. Ils sont atteints par les maladies, par la vieillesse et par la mort, mais ils ne sont pas atteints par ce détraquement d’un esprit, d’une cervelle que nous avons trop tenaillée, que nous avons trop exploitée, que nous avons trop tirée dans tous les sens…

Donc La Fontaine savait que les animaux, non seulement étaient nos frères inférieurs pour lesquels nous devrions nous montrer généreux, mais encore des êtres qui pourraient, au besoin, nous apprendre quelque chose, et c’est précisément pour cela qu’il a fait ses Fables, dont nous aurons bientôt le plaisir de nous entretenir.

III.
Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. §

Je vous parlerai aujourd’hui de l’éducation d’esprit de La Fontaine, puis de sa philosophie générale, car il est bien certain qu’il a une philosophie, quoique un peu flottante, et enfin de sa morale, qui est une suite assez naturelle de sa philosophie.

De l’éducation de son esprit, j’ai déjà dit un mot quand il s’est agi de vous parler de ses premières études. Je parlerai aujourd’hui de l’éducation d’esprit qu’il s’est donnée à lui-même pendant toute sa vie. Il a commencé, évidemment, il a commencé par trois poètes très inégaux, certainement, les uns comparativement aux autres, mais par trois poètes, à savoir Malherbe, Marot et Voiture.

Je vous dirai que nous sommes là sur un terrain très sûr et que nous savons presque la date des lectures que La Fontaine a faites de ces trois poètes, car dans son premier poème  non, ce n’est pas tout à fait le premier  mais enfin dans un poème qu’il a fait dans sa jeunesse, à savoir dans Clymène, il nous parle à plusieurs reprises et avec éloge de Malherbe, de Marot et de Voiture.

(Je ferai tout à l’heure une petite réserve.)

Voilà ses trois premiers maîtres, incontestablement.

Un peu plus tard, semble-t-il, il s’est mis à Horace, puisqu’il dit avec beaucoup de netteté :

Horace, un peu plus tard, me dessilla les yeux.

Le passage vaut que je vous le lise tout entier, et du reste il n’est pas long, et il a son importance. C’est beaucoup plus tard, dans son Epître à Huet, qu’il nous fait cette petite confidence sur son éducation littéraire :

Je pris certain auteur autrefois pour mon maître :
Il pensa me gâter. A la fin, grâce aux dieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.
L’auteur [l’auteur qu’il avait pris pour son maître]
L’auteur avait du bon, du meilleur, et la France
Estimait dans ses vers le tour et la cadence.
……………………………………………………..
Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses,
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses.

De qui est-il question, puisqu’il ne nomme pas ? Je n’entrerai pas dans une discussion qui nous entraînerait beaucoup trop loin, qui consisterait à se demander presque hémistiche par hémistiche qui La Fontaine désigne ici. Je vous donne ma conclusion ; je suis persuadé qu’il s’agit, non pas de Malherbe, comme quelques-uns ont incliné à le croire, mais de Voiture. C’est ici que je rappelle que, même dans Clymène, il avait nommé Horace, ou l’avait fait nommer par Apollon, qui figure comme personnage de Clymène, et il l’avait fait nommer avec honneur.

Il renonça donc à Voiture, et probablement un peu à Marot, ce qu’il ne dit pas précisément, car il est bien certain que l’influence de Marot ne se montra pas du tout dans la plupart — je dis la plupart — de ses poèmes, de ses productions littéraires. Cependant il ne pouvait pas s’empêcher de songer à Marot quand il faisait des contes ou quand il parlait des contes qu’il avait écrits, et dans la préface de son second recueil de Contes, Marot est encore nommé avec révérence.

De la même époque — nous sommes encore à l’époque de sa jeunesse — il faut encore nommer l’Astrée d’Honoré d’Urfé. L’amour de La Fontaine pour l’Astrée a, du reste, continué toute sa vie. Je vous ai cité les vers célèbres :

Étant petit garçon, je lisais son roman
Et je le lis encore ayant la barbe grise.

Je dois de plus vous indiquer que fort avant dans sa vie littéraire et dans sa vie proprement dite, La Fontaine dit encore :

Des bergères d’Urfé chacun est idolâtre.

Voilà pour sa jeunesse : Voiture, Marot, Malherbe, Horace et l’inévitable Astrée, car elle passait pour inévitable à cette époque-là, et je dois déclarer  certains d’entre vous sont certainement du même avis pour l’avoir lue  je dois déclarer que l’Astrée n’est nullement méprisable et, par endroits, n’est rien de moins que délicieuse.

Plus tard, ceux que La Fontaine a étudiés, ce serait long à énumérer, mais c’est très facile à résumer : il a étudié tout, à très peu près tout. Les lectures de La Fontaine sont innombrables. Ces lectures variées remontent à l’antiquité, dont il connaît très bien certaines parties, dont il me semble ignorer complètement certaines autres, mais certainement Horace encore, Virgile, Stace, très probablement, mais je ne suis pas absolument sûr, Phèdre incontestablement, Babrios, le fabuliste de la décadence ; Homère avant tout et Platon, qui a été l’adoration même de sa vieillesse, comme Louis Racine nous l’apprend, et pour lequel il avait une espèce de fétichisme, de religion superstitieuse.

Voilà, ce me semble, à peu près tout pour ce qui est des Grecs et des Latins. Pour ce qui est des modernes, il a lu des Italiens, et en très grand nombre, et il est incontestable qu’il les a extrêmement pratiqués. Il les traduit, comme vous savez, dans les Contes, il les traduit, on le voit, avec une complaisance visible et attendrie. Les Espagnols, non ; cependant il a encore le regard tourné de ce côté-là, mais enfin, je ne connais que le fameux Paysan du Danube, qu’il a tiré d’un auteur espagnol tout récemment traduit. Ce qui est le plus important, c’est qu’il est le seul homme de son temps qui soit remonté dans la littérature française au-delà de Montaigne. J’exagère un peu, mais enfin que lisait-on au dix-septième siècle du seizième siècle ? On ne lisait que Montaigne et Rabelais, et Rabelais beaucoup moins, j’en suis absolument persuadé, sans avoir pu faire une statistique scientifique, on le lisait beaucoup moins que Montaigne. On lisait continuellement Montaigne. C’était le bréviaire des hommes du dix-septième siècle. Mais La Fontaine ne s’est pas borné là. La Fontaine a connu et Montaigne et Rabelais, et Bonaventure des Périers, Beroalde de Verville, de Noël du Fail, et un très grand nombre d’écrivains du seizième siècle, et l’on voit qu’il en est épris. C’est là sa plus grande originalité au milieu de son temps, qu’il embrasse une période considérable de la littérature française et qu’il en fait son profit. Sa polyphilie, comme il a dit ailleurs, était, à cet égard-là, infinie. Il l’a dit, et il ne s’est pas borné, comme vous l’avez vu, à dire :

Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles…, etc.

il a été plus précis, plus explicite ; dans cette même lettre à Huet, l’évêque de Soissons, il nous dit ceci :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.
J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Au point de vue de l’éducation d’esprit de La Fontaine, c’est ce vers qu’il faut retenir :

J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

À la vérité, le Nord, à cette époque-là, c’était la France, car il est bien certain que La Fontaine n’a pas lu Shakespeare, ni Marlowe, mais il veut dire : « Je lis les Français, les Italiens, quelquefois même un peu d’Espagnols, et je lis les auteurs anciens. »

Autre particularité, et très importante, à laquelle on a fait attention et sur laquelle j’appelle la vôtre, il n’était pas seulement un livresque, comme a dit Montaigne, il tirait sa fable souvent d’aventures qui lui étaient racontées, de choses présentes, de choses du temps. Il n’était pas seulement un livresque, il était un actualiste, si vous me permettez d’unir un instant ces deux mots, dont l’un est un archaïsme et l’autre un néologisme.

En effet, vous voyez que, par exemple, le Paysan du Danube est de l’actualité, puisque c’est d’un auteur tout récemment publié qu’il le tient. Nous voyons encore que le Curé et le Mort est une aventure vraie, une aventure qui est arrivée du temps de La Fontaine. Il s’agit d’un comte de Boufflers dont le cercueil écrasa le prêtre qui l’accompagnait au cimetière. La fable des Lapins lui a été donnée par La Rochefoucauld. Les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, sont tirés du journal d’un voyage fait aux Indes orientales. L’histoire bizarre, singulière, est, paraît-il, vraie : un rat volant un œuf et se faisant tirer par la queue comme un chariot par un autre rat. Il paraît que cela était arrivé à fond de cale, dans les profondeurs d’un vaisseau allant aux Indes, et avait été observé, puis raconté à La Fontaine. De même les Souris et le Chat-Huant. Vous vous rappelez la fable de ce chat-huant devenu impotent, qui entretient, qui nourrit des souris dans son trou d’arbre comme une provision pour sa vieillesse ; il les nourrit avec des grains qu’il leur donne en abondance. C’est un récit qui a été fait à La Fontaine par un de ses savants amis fréquentant chez Mme de La Sablière, qui le tenait de certains religieux. De même encore le Renard polonais. Le Renard polonais est une histoire qui lui a été racontée, et ici nous en sommes absolument sûrs, puisqu’il nous le dit lui-même, qui lui a été racontée par Sa Majesté Jean Sobiesky.

Mais voici beaucoup plus. Ecoutez ce récit,
Que je tiens d’un roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant :
Je vais citer un prince aimé de la Victoire.
Son nom seul est un mur à l’Empire ottoman :
C’est le roi polonais. Jamais un roi ne ment…

Il va sans dire qu’il termine par une petite épigramme à sa manière, pleine de bonne humeur.

Telle est l’éducation d’esprit de La Fontaine. C’est une éducation encyclopédique quoique sans surmenage ; l’on ne voit pas La Fontaine ardent et fougueux à la lecture non plus qu’au travail de production, mais c’est évidemment un homme qui, beaucoup plus que la plupart des hommes de son temps, s’est inquiété de se donner une littérature, une documentation littéraire considérable.

Je vous ai dit, de plus, et je vous le répète, qu’il se donnait en même temps, facilement à la vérité, mais enfin avec une certaine sollicitude, une éducation scientifique assez importante, causant avec les savants qu’il rencontrait chez Mme de La Sablière, étudiant Descartes, s’éprenant de cette nouvelle philosophie « subtile, engageante et hardie » ; enfin il n’y avait aucune des grandes avenues de la connaissance en son temps qu’il n’eût pénétrée et parcourue.

 

La philosophie de La Fontaine — car il a une philosophie — a une certaine originalité composite. C’est à peu près comme cela que je la définirai. La philosophie de La Fontaine consiste en ceci ou à très peu près et — sommairement — elle est bien ce que je vais vous dire, je crois : La Fontaine est un épicurien (au point de vue des connaissances qu’il s’est données et de sa tournure d’esprit, non plus au point de vue de son caractère). Il est certain que La Fontaine a pratiqué la philosophie épicurienne d’une façon assez forte, d’une façon assez pénétrante. J’en ai un exemple. Je remarque ceci ; quand il nous fait son discours — le Discours à Mme de La Sablière — sur l’âme des bêtes, avez-vous remarqué qu’il donne une certaine âme  mais non pas l’âme tout entière, mais non pas l’âme humaine  qu’il donne une certaine âme aux animaux, une âme imparfaite et grossière, inférieure à la nôtre, mais qui est une âme, c’est-à-dire une sensibilité, une intelligence, et même peut-être une imagination ou une intuition. Enfin, il leur donne une âme. Mais laquelle ? Il leur donne une âme grossière, il leur donne une âme lourde et enveloppée, il leur donne une âme qui ne raisonne pas.

Or, que nous a dit Gassendi, au commencement, ou au premier tiers du siècle ? Il nous a dit qu’il y avait trois âmes : une âme végétative, une âme sensitive et une âme raisonnable. Une âme végétative, voilà pour les végétaux, pour les plantes ; une âme sensitive, voilà pour les animaux ; une âme raisonnable, voilà pour l’homme. Par conséquent, la notion philosophique que nous donne La Fontaine dans son Discours à Mme de La Sablière est tout simplement empruntée à Gassendi. Ceci me paraît assez remarquable. Or, Gassendi est le représentant, au dix-septième siècle, comme vous le savez, de la philosophie épicurienne, de la philosophie de Lucrèce ; il est un élève de Lucrèce, et il n’est pas autre chose. Sans doute La Fontaine a pu emprunter cette distinction, cette classification à un autre que Gassendi ; car elle est banale dans l’école ; mais le siècle est partagé entre Descartes et Gassendi et il est probable que, si La Fontaine connaît cette classification, c’est qu’il a fréquenté chez Gassendi.

Remarquez, de plus, que La Fontaine manque rarement une occasion d’attaquer les stoïciens. Voilà les hommes, voilà les philosophes qu’il ne peut pas souffrir. Vous vous rappelez la célèbre fable où l’on voit un paysan, un rustre, un sauvage, presque, qui crible de coups de cognée son arbre parce qu’il a vu un autre émonder le sien.

« Cet homme ne vous représente-t-il pas, dit le fabuliste, un indiscret stoïcien ? L’indiscret stoïcien veut couper radicalement, en leurs racines, toutes passions humaines. C’est en cela qu’il a tort. Il faut rectifier les passions humaines et les émonder comme on émonde un arbre, et non pas autre chose. »

C’est un exemple frappant — et je l’ai choisi exprès — mais il n’est pas le seul, de l’anti-stoïcisme de La Fontaine. Il est revenu souvent là-dessus.

Philosophie épicurienne, c’est bien le premier trait qu’il fallait mettre en lumière, et ceci est à mon avis très réel. Cependant, La Fontaine admet, et semble admettre avec beaucoup de complaisance et de plaisir, la notion de la Providence. Je ne dirai pas que ses fables sont pleines de la notion de la Providence, mais cette notion revient très souvent, à beaucoup de reprises, dans ses fables. Ai-je besoin de vous citer la fameuse fable de Garo, de Garo prétendant que la Providence aurait dû suspendre les citrouilles au chêne, et adapter les glands à une plante qui rasât la terre ? Vous savez ce qui est arrivé à Garo pour cette supposition bizarre et un peu niaise, et pour son intention de vouloir rectifier la Providence, et vous savez la conclusion :

Dieu fait bien ce qu’il fait.

De même, nous voyons la fable de Jupiter et le Métayer, du métayer qui demande à Jupiter de disposer de l’humidité et de la chaleur, et qui réussit à compromettre, même à perdre complètement sa récolte, et qui finit par reconnaître que Jupiter sait mieux ce qu’il nous faut que nous autres.

Je pourrais citer beaucoup de fables dans le sens de la croyance en la Providence.

Maintenant, ceci bien posé, en principe : c’est un épicurien qui admet la notion de la Providence, notion que les épicuriens n’admettaient pas, il y a là une réserve très considérable, très originale aussi, et qui montre la liberté d’esprit de La Fontaine qui n’est jamais celui qui jure sur la foi d’un maître   maintenant il a fait, relativement à la philosophie déjà classique de son temps, déjà en possession de l’admiration et de l’adhésion du public, il a fait une sécession aussi incontestable, qui est celle de la croyance à l’âme des bêtes, j’y reviens, mais à un autre point de vue que tout à l’heure.

Il croyait à l’âme des bêtes, oui, mais il a senti le besoin de faire une sorte d’exception, de faire une sorte de répartition particulière que je vous ai indiquée déjà tout à l’heure. Mais encore pourquoi ? A cause du scrupule de Descartes sur l’immortalité de l’âme. Ceci est un peu délicat, mais vous allez tout de suite très facilement comprendre.

Pourquoi Descartes tenait-il tant à ce que l’on déniât l’intelligence aux bêtes ? Tout simplement parce qu’il voyait dans cette croyance en l’âme des bêtes un terrible danger, un danger immense. Pourquoi encore ? Parce que celui qui croira à l’âme des bêtes pourra ne pas croire à l’immortalité de l’âme humaine. Là-dessus Descartes est d’une précision à laquelle il n’y a rien à désirer, qui ne laisse certainement rien à désirer. « Au reste, je me suis étendu ici sur le sujet de l’âme à cause qu’il était plus important ; car après l’erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n’y en a point qui éloigne plus tôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que, par conséquent, nous n’avons rien à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis. Au lieu que lorsqu’on sait combien elle diffère, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d’une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent, qu’elle n’est point sujette à mourir avec nous. »

Vous le voyez, la grande raison pour laquelle les cartésiens ne voulaient pas que l’on attribuât une âme aux bêtes et voulaient que l’on considérât les bêtes comme des machines, cette raison est une raison religieuse ; une raison de philosophie spiritualiste, si vous voulez, mais, en même temps, une raison religieuse. Vous n’ignorez pas à quel point Descartes, que les libres penseurs actuels considèrent comme un ancêtre, était profondément religieux et pratiquement. Or, La Fontaine a les mêmes scrupules ou respecte ces scrupules. Alors il est pris entre son idée, qui est aussi celle d’autres personnes (celle de Mme de Sévigné, par exemple, protestant avec énergie contre le machinisme des bêtes), il est pris entre cette idée que les animaux ont un esprit, que les animaux ont une âme, et cette autre idée qu’il est très dangereux que l’on croie à l’âme des bêtes.

Alors, vous savez  je vous l’ai déjà un peu indiqué  vous savez le compromis auquel il recourt. Il dit, comme Gassendi du reste, il dit : Eh bien ! les bêtes ont une âme, mais elles ont une âme différente de la nôtre, et qui n’est pas susceptible d’immortalité. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle est un peu matérielle, et, à cause de cela, elle périt comme toute matière, et elle ne va pas rejoindre les célestes phalanges. Et je serais bien étonné, bien scandalisé, semble-t-il dire, que l’on m’accusât de vouloir faire croire à une pareille chose.

Que ferai-je, dit-il, de l’âme des bêtes ? Ceci : Je chercherai une matière très subtile ; je subtiliserai un morceau de matière que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,

Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu… Car enfin…

Voyez, La Fontaine s’anime, il discute, évidemment, comme chez ses amis.

… Car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme, en s’épurant, peut-elle pas de l’âme
Nous donner quelque idée ? Et sort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage…

Il se voit fabriquant l’âme des animaux ; il est charmant…

… Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger ; rien davantage.

Sentir, juger ! L’âme sensitive dont je parlais plus haut et intelligente ; âme de sensation et âme d’intelligence. Rien de plus. Une intelligence rudimentaire.

… Sans qu’un singe jamais fît le moindre argument.
À l’égard de nous autres, hommes…

Nous autres, hommes, nous avons une autre âme, nous en avons deux : nous avons cette âme sensitive, et nous avons de plus l’âme raisonnable, l’âme qui peut être immortelle.

A l’égard de nous autres, hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort ;
Nous aurions un double trésor :
L’un, cette âme pareille en tous, tant que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l’univers, sous le nom d’animaux ;
L’autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré ;
Et ce trésor à part créé
Suivrait, parmi les airs, les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoique ayant commencé.

Et comme il faut toujours que La Fontaine sourie :

Choses réelles, quoique étranges…

Il redevient sérieux immédiatement :

Tant que l’enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu’une tendre et faible lumière ;
L’organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L’autre âme imparfaite et grossière.

Il n’est pas facile de faire une dissertation philosophique plus nette, plus précise, avec des mots d’une propriété plus exacte, et en même temps avec cette grâce, cette facilité, cette souplesse de style…

Donc, voilà la philosophie de La Fontaine dans ses traits généraux. Un épicurien, au fond ; une grande réserve : il croit à la Providence, il croit à l’intervention de la divinité dans les affaires humaines. Réserve encore très importante, il est frappé de ce qu’il y a de vénérable, et peut-être d’indispensable à la moralité dans la créance en l’immortalité de l’âme, et pour ne pas compromettre cette créance en l’immortalité de l’âme, pour la sauver, il a recours à des distinctions qui lui permettent de dire qu’il y a une âme chez les animaux, mais qui n’est pas capable d’éternité ; qu’il y en a une autre chez les hommes, qui en est capable.

 

Je passe à la morale de La Fontaine.

Je ne vais pas répéter ce que je vous ai dit de sa moralité personnelle, et ici il faut faire une très grande distinction. Il y a la moralité d’un homme, et il y a la morale qu’il prêche ou sur laquelle il raisonne. Par parenthèse, vous n’ignorez pas que, le plus souvent, il y a peu de rapports entre la moralité d’un homme et la morale qu’il professe. Quelquefois il y en a ; mais, le plus souvent, il n’y en a pas beaucoup. Or il y a d’assez grands rapports entre la moralité de La Fontaine et la morale qu’il professe. La moralité de La Fontaine est nulle, la morale de La Fontaine n’est pas nulle, elle est un peu meilleure que sa moralité, mais enfin, il y a encore d’assez grands rapports entre sa moralité et sa morale.

Je crois bien que c’est M. Doumic qui a dit un jour, avec le ton de la polémique : « Oh ! si vous trouvez un atome de morale dans les fables de La Fontaine, monsieur, c’est que vous avez de l’imagination ! »

Je suis à peu près, à très peu près, de l’avis de M. Doumic là-dessus. Cependant, je vous montrerai que La Fontaine — je le crois — touche à la morale, à quelque chose, du moins, qui peut s’appeler une morale ; cela à certains moments ; mais je reconnaîtrai aussi que ces moments sont assez rares.

Il faut s’entendre et toujours bien définir avant d’entrer dans une exposition qui peut être une petite discussion dans une certaine mesure. Qu’est-ce que j’entends donc par morale ? Oh ! je ne vous donnerai pas une définition philosophique bien abstruse et bien quintessenciée. J’appelle morale quoi que ce soit qui fait que l’homme préfère — préfère quelquefois ou préfère souvent — l’intérêt d’autrui à son propre intérêt. La morale, c’est ce qui désintéresse un homme de lui.

A l’aide de cette petite définition, examinons les fables de La Fontaine. Mais je vous demande de faire auparavant une petite distinction qui me paraît très importante, et comme elle est, en définitive, favorable à La Fontaine, il m’est très agréable de la faire. Cette distinction est celle-ci :

Il faut, quand on lit les fables de La Fontaine, voir ce qui est simple constatation des faits, et voir ce qui est conseil, précepte plus ou moins explicite ou plus ou moins implicite donné par l’auteur. Or je dirai, à la décharge de l’accusé La Fontaine, je dirai que la plupart de ses fables sont des constats, sont des constats de faits. La Fontaine ne vous dit pas : Il faut que la raison du plus fort soit toujours la meilleure ! Il nous dit :

La raison du plus fort est toujours la meilleure, Nous l’allons montrer tout à l’heure.

C’est-à-dire : nous allons montrer que les choses se passent ainsi.

Ceci est très important pour juger La Fontaine, parce que les trois quarts  je ne fais pas de statistique non plus cette fois-ci, les trois quarts ce serait aller peut-être un peu loin  mais la grande majorité des fables de La Fontaine n’a que ce ton. C’est le ton d’un homme qui constate parce qu’il a observé. C’est le ton d’un La Bruyère qui, probablement, ne nous donne pas comme étant ce qui doit être tout ce qu’il nous montre, et ce serait bien scandaleux que La Bruyère nous donnât tout ce qu’il nous montre pour ce qui doit être. Eh bien, La Fontaine constatant, je vais commencer par là, et puis ensuite j’arriverai à La Fontaine qui semble donner un conseil, qui semble donner un précepte, et qui le donne en effet.

Constatations. Les constatations de La Fontaine sont assez tristes. Il n’a pas observé le monde avec des yeux qui auraient jeté sur lui un voile, et un voile brillant. Il l’a bien vu  je me garderai de dire tel qu’il est  mais enfin, tel que l’ont vu la plupart des pessimistes et des satiriques. Ses constatations sont celles-ci :

Le fort est le roi de ce monde. Exemple à l’appui : la Génisse, la Chèvre, la Brebis et le Lion.

La première part doit m’appartenir, dit le lion, parce que je suis le roi. La seconde par droit : ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort. La troisième me doit échoir encore parce que je suis le plus vaillant… Quant à la quatrième…

Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord.

La force, voilà ce qui règne sur le monde. Vous retrouvez la même constatation dans le Loup et l’Agneau, ce Loup et l’Agneau — j’y reviendrai peut-être — qui irritait les nerfs de Napoléon Ier, vous verrez pourquoi. On trouve exactement la même constatation dans les Animaux malades de la peste. Ce sont les plus forts, c’est le plus fort, et après lui ceux qui sont les plus forts, qui gouvernent et qui ont le droit pour eux, et

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Et non seulement les jugements de cour, mais les jugements du monde entier, de tous les hommes. Le plus fort, voilà le roi.

Ensuite vient le plus rusé, le plus adroit, le plus habile. Après le plus fort vient le plus rusé. Exemple à l’appui : le Renard et le Bouc. Le bouc reste au fond du puits, parce qu’il est un imbécile. Il n’est pas permis, dans la société animale, et évidemment La Fontaine songe à la société humaine, il n’est pas permis d’être sot. Il faut être très intelligent, très adroit, très habile, et n’avoir aucune générosité mêlée aux qualités précédentes. De même dans la fable le Loup et le Renard, de même dans les Obsèques de la Lionne. C’est dans les Obsèques de la Lionne que La Fontaine montre le mieux, et avec une sorte de rire sarcastique, qu’en définitive c’est le Normand, — dans le sens péjoratif du mot  qu’en définitive c’est l’habile, le rusé, l’adroit et le flatteur qui l’emporte là où l’Alceste des animaux, je veux dire l’ours, a perdu complètement la partie.

Le résumé de ces constatations de La Fontaine, on le trouverait et on doit le trouver dans la fable suivante, à la fin de la fable suivante : l’Araignée et l’Hirondelle.

Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde :
L’adroit, le vigilant et le fort…

Voilà les rois du monde.

L’adroit, le vigilant et le fort sont assis
A la première ; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.

Voilà le résumé des constatations sociales ou historiques de La Fontaine.

Il n’est pas, sans doute, il n’est pas encourageant ; mais il n’y a rien à dire ici à La Fontaine, il ne fait que regarder et prendre des notes, exactement comme le plus poétique, le plus éloquent et le plus charmant des reporters.

Nous arrivons à La Fontaine donnant des conseils ou semblant bien en donner. Nous arrivons à sa morale, à la morale que l’on peut appeler la morale de La Fontaine. Nous arrivons à ce qu’il nous a donné comme règle de vie et d’existence.

C’est ici qu’il faut faire attention et voir comme les degrés de la morale de La Fontaine.

Si vous me le permettez, je commencerai et cela dans une intention qui lui est favorable, je commencerai par le degré le plus bas. Ce que La Fontaine nous conseille — j’ai dit que je commencerai par le degré le plus bas — c’est la lâcheté, c’est la veulerie, c’est la pleutrerie. Il a dit et vous savez dans quelle fable :

Le sage dit, selon les gens :
Vive le roi ! vive la ligue !

Ici, il n’y a pas une constatation. Il y a « le sage dit… », et c’est nous dire : voilà ce qu’il faut faire. Il ne faut jamais déclarer son opinion et il faut, selon les gens, être noir ou blanc. En somme, c’est le « sauve qui peut ! » de Voltaire. Voltaire a dit : « Le monde est un sauve qui peut ! » — « Oui, tâchez de vous tirer d’affaire le mieux possible et un peu par tous les moyens. Voilà ce que j’ai, aujourd’hui du moins, à vous recommander. »

Voilà le premier degré de La Fontaine moraliste.

A un degré un peu au-dessus, ce que La Fontaine nous recommande, c’est la résignation, la résignation aux choses telles qu’elles sont, en supposant toujours qu’elles ne peuvent guère être autrement. La résignation est pour lui, certainement  ici je suis plus sûr de moi que tout à l’heure  le fond de sa philosophie. Sa philosophie est une philosophie de la résignation ; c’est bien cela ! Par exemple, le Paon se plaignant à Junon. Le paon trouve qu’il a un plumage merveilleux, mais qu’il a une voix contestable, et il se plaint à la maîtresse céleste, à sa patronne, à Junon, il se plaint de cette injustice qu’on a à son égard. Junon lui répond : « Il s’agit de se résigner. Si tu te plains de n’avoir pas une jolie voix, je t’ôterai de plus ton plumage. » Avis aux hommes qui regrettent toujours de n’avoir pas les qualités qui leur manquent et qui les réclament à la Destinée. De même les Grenouilles qui demandent un roi, qui ne sont pas contentes de leur roi soliveau, et qui demandent un roi un peu plus vivant. Jupiter, qui est très malin, qui est très malicieux, leur envoie une grue qui les croque. « Il fallait se résigner à votre soliveau », voilà certainement le conseil de La Fontaine. De même encore le Berger et la Mer, l’admirable fable de le Berger et la Mer, qui, elle, s’adresse plus directement aux hommes. Il s’agit d’un berger qui a pratiqué le commerce, qui a fait des négociations financières, qui a fait « des affaires », qui a tout perdu, et qui, ensuite, résigné à son sort, instruit par l’expérience, regarde les vaisseaux arriver au port avec une parfaite indifférence stoïcienne.

« Vous voulez de l’argent, ô mesdames les Eaux ?
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma foi ! vous n’aurez pas le nôtre. »

Conseil, donc, de résignation, conseil qui consiste à vous dire, quand on a perdu son argent, de ne pas courir après. C’est un conseil très pratique.

De même encore l’Ane et le petit Chien. L’Ane et le petit Chien, c’est la résignation aussi à nos défauts physiques ou intellectuels. Le petit chien se voyait l’objet des caresses et des amours de son maître, et pourquoi ? Parce qu’il savait donner la patte. Alors l’âne qui, ici, comme toujours dans la Fontaine, est un sot, va aussi présenter sa patte au maître, et on sait comme il a été accueilli, et quels coups de Martin-Bâton ont été la récompense, ou plutôt la punition de son incartade. Il faut savoir se résigner aux défauts que nous avons  Il faut surtout savoir se résigner à la mort. Relisez la Mort et le Mourant, qui est la seconde traduction du discours de la nature à l’homme dans Lucrèce. Vous savez assez que la première traduction de ce discours est dans Montaigne.

Voilà le second des conseils moraux de La Fontaine, la résignation.

Troisième degré, en montant toujours, le travail. Il faut travailler. La Fontaine n’a pas consacré beaucoup de fables à cette idée morale, mais il en a consacré un certain nombre qui sont très soignées, qui ne sont pas sans doute l’expression de sa philosophie pratique, car il n’a jamais rien fait, mais de cette philosophie, vous savez, qu’on a pour les autres. En tout cas, il recommandait le travail. C’est, par exemple, dans le Vieillard et ses enfants, le trésor dans le champ, symbole qui veut dire : il y a un trésor qui est le travail que vous ferez et qui vous reviendra en ressource, en revenus et en fortune. Le Charretier embourbé. Un charretier implore Jupiter, et Jupiter lui répond qu’il veut qu’on se remue ; il veut d’abord que l’on travaille, et ensuite il récompense le travail s’il lui plaît, mais avant tout : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » De même — car c’est encore l’éloge du travail à un certain égard — la charmante fable de le Lièvre et la Tortue, qui veut dire, non pas précisément qu’il faut travailler continuellement et comme d’arrache-pied, mais qu’il faut organiser son travail d’une façon sérieuse et méthodique :

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Une tortue qui sait quelles sont ses ressources, quels sont ses pouvoirs, quelles sont ses puissances, arrivera au but avant un lièvre étourdi et flâneur.

Donc « sauve qui peut » ! d’abord, puis résignation, puis travail.

En quatrième lieu, au quatrième degré, toujours en montant, prudence. La prudence, la prévoyance, la prévision exacte ou à peu près exacte de l’avenir en raison de l’expérience que l’on a acquise dans le passé, c’est peut-être ce que La Fontaine a le plus recommandé au monde. Tous ces animaux qui tombent dans une disgrâce — presque tous du moins — y tombent parce qu’ils ont manqué de prévoyance, de prudence, qu’ils n’ont pas été avisés. C’est, par exemple, le Loup, la Chèvre et le Chevreau. Le petit chevreau, lui, est très prudent, très avisé, c’est pour cela qu’il s’est sauvé à lui-même la vie, car sa mère, en sortant, lui avait donné le mot d’ordre, le mot de passe, elle lui avait dit d’exiger le mot d’ordre de tout animal qui frapperait à la porte, et ce mot d’ordre était comme vous le savez : « Foin du loup et de sa race. » Le loup avait entendu ce mot d’ordre et il est venu le dire à la porte du chevreau. Mais le chevreau, qui était très intelligent, s’est avisé que deux sûretés valent mieux qu’une, et il a demandé au loup patte blanche.

Conseil de prudence, de prévoyance, d’esprit avisé dans les circonstances difficiles et, du reste, dans toutes les circonstances. De même le Corbeau voulant imiter l’Aigle. Le corbeau est un sot qui, voyant l’aigle enlever un agneau, croit qu’il en fera bien autant et reste empêtré dans la toison de l’animal  C’est encore de la prudence, de la prévoyance, de la justesse d’esprit que de ne pas juger les gens sur la mine, et nous avons la fable le Cochet, le Chat et le Souriceau. Celui-ci est un sot qui a bien failli mourir, car il a cru trouver un ami dans le chat et un ennemi dans le coq, alors que c’était tout le contraire.

Enfin, et ceci est encore de la prudence  je ne vous donne du reste que les exemples les plus saillants  ceci est encore de la prudence, ne pas faire trop d’attention aux propos, ne pas vouloir suivre les indications, les conseils que tout le monde vous donne, car autant il y a de têtes autant il y a d’avis, et l’on ne saurait jamais ce que l’on a à faire si l’on écoutait les propos divers. Et ceci c’est la fable de le Meunier, son Fils et l’Ane.

Nous en sommes au quatrième degré. Le cinquième est celui-ci : La Fontaine recommande  je vous disais que c’était la prudence qu’il avait le plus recommandée, je ne sais pas si c’est la prudence qu’il a recommandée le plus souvent  La Fontaine recommande la médiocrité. C’est encore de la résignation et aussi de la prudence, mais c’est surtout le goût de la médiocrité conçue, désirée comme une chose excellente, comme un état divin. La médiocrité de condition, d’état, de fortune, etc., c’est le bonheur. C’est Horace qui l’a dit ; non pas le premier, car les philosophes grecs l’ont souvent dit, mais c’est Horace qui l’a dit d’une façon immortelle lorsqu’il a créé cette expression : Aurea mediocritas que nous répétons encore. Comme Horace, La Fontaine considère la médiocrité comme étant d’or, comme étant le métal même du bonheur.

Sur le bonheur de la médiocrité vous avez, par exemple, les Deux Mulets, le mulet financier, le mulet qui porte les trésors de la gabelle et le mulet du meunier : le meunier qui porte les trésors de la gabelle est attaqué par les bandits ; le mulet du meunier se tire d’affaire et, ce qui est du reste très vilain, il insulte au malheur de son camarade. Mais enfin le bonheur, c’est dans la médiocrité qu’il faut le chercher et surtout il ne faut pas être, comme le mulet de finances, fier de sa fortune, fier des dons de la destinée, car ils ont quelque chose d’incertain.

Vous avez encore, dans le même ordre d’idées, le Loup et le Chien. Le loup, qui préfère sa vie indépendante et pauvre à la servitude que le chien accepte. Ce n’est pas seulement ici la médiocrité, c’est même la pauvreté, la pauvreté hardie et fière, la pauvreté indépendante et farouche, que semble, pour une fois, recommander La Fontaine. Vous avez encore le Berger et le Roi, où sont exposés les inconvénients de la grandeur, les misères attachées aux fonctions élevées, et où tout cela est exposé avec, non plus beaucoup de bonhomie, mais avec beaucoup d’éloquence, et d’éloquence presque lyrique. Lorsqu’un poète, et n’importe qui, du reste, prend le ton lyrique, soyez sûrs qu’il y a des chances pour qu’il soit un peu plus convaincu qu’à l’ordinaire. Il y a, à la vérité, des gens qui savent prendre tous les tons, même le lyrique, sans conviction intime, mais enfin mon observation subsiste, ou à peu près.

Vous avez encore les Souhaits. Les Souhaits sont plus nettement une instruction directe. Vous savez qu’il y a, au Mogol, des Follets qui font office de valets, qui tiennent la maison propre, qui ont soin du ménage et quelquefois du jardinage. Un de ces Follets était chez des Indiens, dans un ménage, chez un bon couple d’Indiens, et s’occupait, comme je viens de vous l’indiquer, de la maison et du jardin. Il est envoyé, par les ordres de la Destinée qui préside au sort des Follets, il est envoyé des Indes en Norvège, dans les pays du Nord. Cela l’attriste ; et pour récompenser ses hôtes des soins et de l’amitié qu’ils ont eus pour lui, il leur dit : « Vous savez, j’ai un privilège : je peux vous permettre de faire trois souhaits, pas un de plus, et ces souhaits seront exaucés. » Voilà ces bonnes gens qui, comme tout le monde aurait fait, ou à peu près, commencent par demander la fortune, cela va de soi. La fortune les entraîne dans de tels ennuis, dans de telles incommodités, dans de tels chagrins, et le domaine à administrer, et les comptes avec les financiers, et les grands seigneurs qui leur empruntent, enfin les inconvénients de la fortune sont si visiblement perçus par eux, si nettement éprouvés par eux presque tout de suite, qu’ils demandent la médiocrité. La médiocrité leur revient, ils en sont heureux, et au départ du Follet, ayant encore un souhait à faire, ils demandent la sagesse. « C’est un trésor qui n’embarrasse point. » Ils demandaient ce qu’ils avaient, car, du moment qu’ils demandaient la médiocrité, ils avaient la sagesse.

Voilà donc les principaux textes de La Fontaine relativement au bonheur de la médiocrité et au grand avantage qu’elle a sur les autres états sociaux.

Très directement encore, comme dans les Souhaits, plus directement encore dans le prologue de Philémon et Baucis, il s’exprime ainsi :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux :
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile ;
…………………………………………………    
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste ;
Le sage y vit en paix et méprise le reste :
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour.

Le ton est lyrique, et le ton est infiniment pénétrant, autant qu’il montre que l’auteur est de cette idée pénétré lui-même.

Voilà le cinquième degré, qui nous rapproche déjà de la morale, pas beaucoup en vérité ! Reprenez la définition que j’ai donnée, et que je crois être assez juste, de la morale. La morale, c’est quelque chose qui nous persuade de préférer les autres à nous. Si cette définition est exacte, la morale n’a pas commencé là même où nous en sommes, car le bonheur de la médiocrité, c’est de la morale, si vous voulez, mais de la morale d’intérêt bien entendu. Or, la morale d’intérêt personnel, d’intérêt bien entendu, c’est la morale de La Fontaine. Seulement, il faut le reconnaître  et c’est ici que je me sépare un peu de l’opinion radicale exprimée jadis par M. Doumic  il y a quelques fables, — je reconnais qu’il y en a peu  il y a quelques fables où La Fontaine a recommandé quelque chose qui peut nous persuader qu’il est un vrai moraliste. Il a recommandé la solidarité et la bonté. La solidarité et la bonté, c’est déjà une morale, c’est déjà quelque chose qui nous détache de l’intérêt personnel, même bien entendu.

La solidarité, il nous la recommande dans le Cheval et l’Ane. Le cheval qui, probablement, était un cheval de guerre, ne portait rien sur son dos ; le mulet était surchargé. Le pauvre mulet supplie le cheval, son compagnon, son compagnon hautain, de le décharger d’une partie de son fardeau. Le cheval s’y refuse en véritable gentilhomme dur, en véritable « grand seigneur méchant homme », comme a dit Molière, en seigneur cruel. Le mulet succombe sous le faix, et sa charge est mise sur le dos du cheval. Évidemment, il y a là une leçon de solidarité. Vous savez la fable que je vous ai déjà citée et qui commence par ces très beaux mots :

Il se faut entr’aider ; c’est la loi de nature.
L’âne un jour pourtant s’en moqua…

Il s’agit de l’âne qui n’a pas voulu interrompre son repas, son festin, pour se coucher, pour se pencher de telle manière que le chien pût prendre à dîner dans la hotte. L’âne est, lui aussi, puni de son mauvais cœur.

La bonté et la solidarité sont encore exprimées dans la fable le Loup et les Brebis, dans la fable aussi de le Villageois et le Serpent, mais moins, parce que, évidemment, dans la fable le Villageois et le Serpent, ce n’est pas précisément la bonté qui est recommandée, c’est l’ingratitude, qui est honnie, qui est condamnée, puisque le serpent, qui s’est révolté contre le manant qui l’avait sauvé, est coupé en quatre par ce même manant et puni du supplice de mort.

Ce serait à peu près tout. Il est certain que de fables véritablement morales, dans La Fontaine, de fables qui dépassent résignation, prudence, goût de la médiocrité et goût du travail, vous n’en trouverez point, si ce n’est les cinq ou six que je viens de mentionner.

En somme, c’est la morale de l’intérêt bien entendu, du véritable intérêt bien entendu, qu’a soutenue La Fontaine, et non pas une autre et presque jamais une autre. Avec sa brutalité ordinaire, Nietzsche lui dirait : « Oui, vos vertus, travail, prudence, économie, résignation, tout cela ce sont des vertus ménagères, ce sont des vertus de bêtes de troupeau, ce ne sont pas des vertus nobles, ce ne sont pas des vertus élevées. Il n’y a rien qui sente le surhomme et qui sente le héros dans vos fables. » Il est certain qu’il aurait parfaitement raison. Voilà pourquoi un certain nombre de grands esprits, et d’esprits justes, mais peut-être un peu sévères, ont dénoncé les fables de La Fontaine comme immorales. Il y a trois grands noms à vous citer ; c’est le nom de Jean-Jacques Rousseau, le nom de Lamartine et le nom de Napoléon Ier.

Jean-Jacques Rousseau  j’ai encore le temps de vous indiquer une très jolie contradiction de Jean-Jacques Rousseau  Jean-Jacques Rousseau, dans l’Emile, reprochait très vivement à La Fontaine d’avoir recommandé de véritables vices moraux par le tour qu’il donne à ses fables : « Voyons, dit-il en substance, le Renard et le Corbeau. Le corbeau est dupe, le renard est un fripon. Lisez cela à un enfant, soyez sûr qu’il voudra être le renard. Voilà à quoi vous arrivez. De même, le Renard et le Bouc, par exemple. Soyez sûr que l’enfant ne songera qu’à se moquer du bouc qui est assez imbécile pour se prêter au renard comme une échelle pour que le renard sorte du puits  Est-il bête, dira-t-il, ce bouc ? Et il voudra être le renard. » — Or ! je dirais, si je me le permettais avec de si grands hommes, je dirais à Jean-Jacques Rousseau : « — Eh bien ! mais ! Et la bonté initiale de la nature, et l’homme qui est né bon, et l’homme qui est né avec toutes les vertus mais que la société a dépravé, qu’en faites-vous de cette grande théorie qui est la vôtre ? Si l’enfant, l’enfant très jeune qui n’a pas encore été dépravé par la société, si l’enfant, très jeune, veut être le loup, ou veut être le renard, je crois qu’il y a, en vérité, une contradiction de cette observation que vous faites maintenant avec votre théorie générale ! » — Toujours est-il que Rousseau a été frappé de ce qu’il y avait de peu généreux dans les fables de La Fontaine et il a protesté contre elles, et il a supplié qu’on ne les donnât pas à apprendre aux enfants.

Napoléon Ier pensait de même avec une petite nuance. Il disait : « Ces fables, je les comprends, mais elles sont ironiques, les enfants ne peuvent pas comprendre l’ironie, c’est-à-dire prendre la fable juste au rebours du texte où ils la lisent :

La raison du plus fort est toujours la meilleure,
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

L’enfant va dire : « Eh bien ! c’est ce qu’il faut croire ; il faut croire que le loup a raison, il est le plus fort, sa raison est la meilleure. L’enfant aura-t-il la force de comprendre qu’il faut prendre ces choses à rebours et qu’il y a de l’ironie dans cette singulière moralité ? » Napoléon me paraît avoir raison.

Enfin Lamartine. C’est lui qui était un surhomme, c’est lui qui était un héros, c’est lui qui était « la générosité même ». C’est un mot de Sainte-Beuve, et il n’y a rien de tel comme les hommes comme Sainte-Beuve, pour savoir ce que c’est que la générosité, parce que nous comprenons très bien ce que nous sommes et aussi le contraire de ce que nous sommes. Il n’y a rien de plus sûr, et on peut croire Sainte-Beuve sur ce point. Mais laissons l’épigramme. Il est certain que Lamartine était la générosité même. Que voulez-vous qu’il comprît à cette morale toute ménagère, à cette morale des humbles et à cette morale qui n’ouvre pas d’une façon très vaste les abîmes ni même les sources du cœur ?

Voilà ce que je conçois très bien. Et c’est pour cela que tout en reconnaissant qu’on n’est pas forcé d’être un moraliste, que quand on est un grand artiste on peut se passer d’être un moraliste, je dirai que ce n’est pas La Fontaine qui a tort, c’est nous qui avons tort de donner La Fontaine à lire à nos enfants. D’abord pour des raisons littéraires : La Fontaine a une langue très difficile, et croyez-en un vieux professeur, il n’y a pas d’auteur où l’on fasse plus de contre-sens que dans La Fontaine. Par conséquent, voilà une première raison. La seconde, c’est que, en effet, il n’a pas, pour les enfants, la morale que tout naturellement, instinctivement, ils aiment à trouver et qu’il est bon de leur apprendre.

Je ne puis pas m’empêcher de vous dire en terminant une petite anecdote qui ne m’est pas tout à fait personnelle, mais qui est de mon domestique et dont je suis sûr, puisque j’en ai été témoin.

Une petite fille de quatre ans, de qui sa mère commençait l’éducation intellectuelle et morale, entend sa mère lui lire, avec des explications, bien entendu, et éclaircissements du texte, entend sa mère lui lire la Cigale et la Fourmi. La cigale, comme vous le savez, tombée dans la misère, demande quelque subsistance à la fourmi, et la fourmi la lui refuse très nettement. L’enfant dit très catégoriquement : « Ce n’est pas ça ! ce n’est pas ça   Comment ? — Non ! La fourmi a grondé la cigale, mais elle lui a donné tout de même un peu à manger. »

La mère réfléchit et se dit : « Eh bien ! si c’est ainsi que cela commence pour la première fable, si je suis forcée de rectifier dans le sens moral toutes les fables de La Fontaine successivement, j’aime mieux y renoncer et donner à l’enfant des fables plus à sa portée ». En vérité, il aurait même fallu dire plus à sa hauteur. Cette fable, que l’on pourrait appeler la Fontaine, la Mère et l’Enfant, cette fable qui est parfaitement authentique, me paraît contenir une assez bonne leçon.

IV.
Les contes §

Et maintenant, nous ne parlerons plus absolument que du génie littéraire de La Fontaine, et j’ai peur que le sujet que nous allons traiter soit moins intéressant, parce qu’il est clair que nous n’aurons pas à discuter, à critiquer beaucoup, à faire beaucoup de réserves, et, par conséquent, il est possible qu’il y ait moins d’intérêt dans nos causeries. Il est certain que la dispute est d’un grand secours.

Sans elle, on dormirait toujours.

Mais l’admiration est un sentiment, d’abord, qui s’épuise vite, a dit Voltaire, et qui, ensuite, peut devenir un peu monotone. J’en risque l’affaire, et je vous parlerai désormais du génie de conteur de La Fontaine, ou plutôt de son talent de conteur  de son joli talent dramatique, de son charmant talent de touriste et enfin de son génie comme fabuliste.

Aujourd’hui, c’est du conteur que je veux parler.

Le conte est un des genres littéraires les plus anciens que l’on sache ; il date de la plus haute antiquité. Nous avons, chez les Grecs, les Fables Milésiennes, qui sont restées comme une espèce de réservoir commun où ont puisé successivement presque tous les conteurs ; nous avons l’Ane d’or d’Apulée, l’Ane de Lucien, etc. Au moyen âge, nous avons l’énorme trésor des fableaux, ou fabliaux, qui sont, comme vous le savez, plus que les contes anciens, des narrations, de petits récits, toujours, ou presque toujours, satiriques, et qui vont comme donner le ton à tous les contes qui suivront. Nous avons, au seizième siècle, des conteurs que La Fontaine a connus, qu’il a très bien connus probablement presque tous, lesquels continuent la tradition du moyen âge, non seulement la continuent en la conservant, puisque le plus souvent ce sont des fableaux qu’ils remettent au style du jour et à la mode du temps, soit qu’ils les aient lus, ce qui n’est pas probable, soit qu’ils les aient tenus de la tradition orale toujours vivante, toujours solide et toujours féconde. C’est ainsi que nous arrivons à La Fontaine, qui s’est inspiré, pour ses contes, et de l’antiquité, et des fableaux, et des conteurs du seizième siècle français, et enfin des conteurs italiens comme Machiavel, l’Arioste et Boccace.

Pourquoi je commence l’étude du génie littéraire de La Fontaine par une étude de La Fontaine conteur ? C’est d’abord parce que je réserve ses fables pour la fin, mais une raison un peu plus sérieuse, un peu plus didactique, du domaine du professeur, c’est que La Fontaine a commencé par des contes. Il a commencé par conter, cela a été évidemment sa première vocation. Vous me direz : « Non, puisqu’il a commencé par traduire l’Eunuque. » C’est vrai. Mais l’Eunuque est évidemment un exercice littéraire, ce n’est pas autre chose ; c’est le poète qui s’essaie, qui fait des gammes avant de se mettre décidément au travail. La traduction de l’Eunuque ne doit pas compter dans une étude générale du talent de La Fontaine. En dehors de cette traduction, ses premières œuvres sont l’Adonis, imité de l’Adone du cavalier Marin, et puis Clymène, qui est de l’invention même de La Fontaine et qui déjà le caractérise singulièrement. Car, qu’est-ce que c’est ? C’est intitulé « comédie », mais ce n’est pas du tout une comédie ; au fond, c’est un conte, un conte fantaisiste, comme nous dirions de nos jours, c’est un conte moitié réel (pour ne pas dire réaliste) et moitié mythologique. C’est un conte de pure fantaisie libre et aventureuse, et inventé par La Fontaine, puis mis en dialogue. Or, vous savez, par avance, que les Contes de La Fontaine, qu’ils soient des contes proprement dits, ou qu’ils soient des fables, seront toujours, ou presque toujours, des contes dialogués. En s’exerçant avec Clymène, La Fontaine n’a pas fait autre chose qu’expérimenter son talent et s’essayer dans l’ordre d’art qu’il devait plus tard adopter et ne jamais quitter.

Adonis n’a pas pour nous d’intérêt très considérable, il n’a qu’un intérêt de recherche, d’érudition. Pour Clymène, c’est autre chose. Clymène est ce que je vous disais, un conte fantaisiste en dialogue, où paraissent des personnages réels ou supposés, comme Clymène elle-même, et Acanthe qui est l’amoureux, qui est le poète amoureux, qui, évidemment, représente La Fontaine. Et, d’autre part, paraissent les personnages des dieux de l’ancienne mythologie, à savoir Apollon et les muses. Apollon s’ennuie, les dieux mêmes s’ennuient, comme dira dans Psyché La Fontaine, les dieux mêmes s’ennuient parce que la littérature (au moment où La Fontaine place son récit) a toujours les mêmes caractères, parce que l’on n’invente plus rien, parce que l’on se traîne sur les anciens errements, parce qu’enfin, comme dit Apollon, « il nous faut du nouveau, n’en fût-il point au monde ».

Dans cette agréable pensée, il prie ses divines sœurs, les Muses, de se mettre au travail, d’inventer quelque chose, d’essayer quelque chose qui ne soit ni du Marot, quoiqu’il soit bien agréable, ni du Voiture, quoiqu’il soit bien spirituel, ni du Malherbe, quoiqu’il soit bien brillant. Les Muses, en effet, s’essayent, et alors elles font des poèmes, des fantaisies mythologiques, qui, tout naturellement, se tournent moitié en satire, moitié en petits poèmes critiques, d’une originalité composite tout à fait piquante qui répond précisément à la question et au désir du dieu : il nous faut du nouveau. La Fontaine semble dire : « Je crois qu’en voilà ». Je vous dirai même qu’il y a, non pas de la gêne mais un peu d’effort, que l’on sent, à faire, en effet, quelque chose de tout à fait en dehors de ce que l’on fait à cette époque. Car dans cette Clymène si adorée de M. Lafenestre, je ne vois rien qui soit véritablement pareil à tout ce que l’on a fait de 1620 à 1650. C’est une conversation très agréablement sinueuse et qu’il serait difficile de résumer…

Je vais vous signaler des vers charmants comme celui-ci :

Ce qu’on n’a point au cœur l’a-t-on dans son esprit ?

Car ainsi procède La Fontaine. Il a toujours, (même dans ses fables), une telle préoccupation, je ne dirai pas critique, mais de théorie littéraire, que ses idées littéraires, que ses doctrines littéraires le suivent partout. Il a dit lui-même comment il comprend l’art et comment il voudrait qu’on le pratiquât autour de lui.

Eh bien ! cet éveil, ce coup de cloche qu’il donne ici pour la première fois, il le donnera souvent : « Mettez de la sensibilité dans votre esprit. Vous avez, depuis Malherbe jusqu’à moi, un peu trop exclusivement de l’esprit, du brillant, de l’imagination curieuse, et quelquefois tout à fait brillante ; de la sensibilité, ce n’est pas, en général  et il a parfaitement raison — ce n’est pas, en général, ce que vous mettez dans vos ouvrages. Il en faut mettre. » Voilà un premier avertissement qu’il se donne à lui-même et qu’il donne aux poètes de son temps.

A côté de cela, il y a, dans Clymène, des vers élégiaques qui sont tout à fait heureux et que je ne veux pas vous priver de connaître ou de reconnaître. Par exemple, ceci nous donne une petite vision du premier état d’âme de La Fontaine amoureux, et en tout cas cela me paraît tout à fait digne de vous être soumis.

Acanthe dit à Clymène :

Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.

Elle répond :

Toujours ce mot ! toujours !

Acanthe

Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre :
Seule vous le fuyez, mais ne s’est-il point vu
Quelque temps où peut-être il vous a moins déplu ?

Et alors, confession de Clymène, confession très discrète, mais très élégante aussi de ton.

Elle dit :

L’amour, je le confesse, a traversé ma vie :
C’est ce qui malgré moi, me rend son ennemie.
Après un tel aveu, je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas,
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée,
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acanthe, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien ;
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire :
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre.
Ce n’est pas le haïr, Acanthe, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir ;
Nous y perdons tous deux : quand je vous le conseille.
Je me fais violence et prête encore l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux.

La scène continue, avec moins de beauté littéraire.

Je veux vous citer encore quelque chose d’assez curieux que je vous ai signalé, ce me semble, et qui me paraît devoir du moins appeler votre attention. Ce sont des stances. Nous voilà dans ce qu’on peut appeler le La Fontaine, non seulement élégiaque, mais lyrique. Il est lyrique dans la petite élégie qu’il fait prononcer par Polymnie.

Polymnie, sur le conseil d’Apollon, improvise quelques stances dont la conclusion est tout à fait analogue au fameux sonnet de Ronsard que vous connaissez tous :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu ; dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers et vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

et qui se termine ainsi :

N’attendez pas demain,
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

Vous allez voir que La Fontaine, soit souvenir (je n’en répondrais pas), soit coïncidence, et il est tout naturel que les poètes de cette valeur se rencontrent dans un sentiment pareil, vous allez voir que La Fontaine va exprimer tout à l’heure les mêmes pensées.

Qu’une belle est heureuse, et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants.
Tout la loue. Est-il rien de si digne d’envie ?

La louange est beaucoup, l’amour est plus encor :
Quels plaisirs de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, l’autre soupire et l’autre en son transport
Languit et se consume ; est-il plus douce chose ?

Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière et si fort redoutée.
Caron vous passera sans passer les amours ;
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.

Vous vivrez plus longtemps encor que vos attraits ;
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle :
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits ;
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.

Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne :
L’hiver vient aussitôt ; rien n’arrête le temps ;
Clymène, hâtez-vous, car il n’attend personne.

Ce sont les plus beaux vers du monde, qui échappaient déjà à la nonchalance de La Fontaine. Clymène était déjà une des plus jolies juvénilités poétiques qui puissent être.

Nous arrivons à Psyché. Psyché, je vous en préviens, est d’un temps beaucoup plus rapproché de nous et d’un âge de La Fontaine beaucoup plus avancé. Elle est même un peu postérieure à la publication du premier recueil des Contes. Je devrais donc parler des Contes avant Psyché ; mais comme les Contes ont comme poursuivi La Fontaine jusqu’à la fin de sa vie, je les garde pour plus tard.

Psyché est un conte mythologique imité d’Apulée. Ce sujet tient, en réalité, en trois mots. Psyché est une jeune princesse (c’est tout à fait comme un conte de fées), Psyché est une jeune princesse, belle comme le jour. Elle a deux sœurs qui sont un peu moins belles qu’elle et qui sont jalouses de leur sœur Psyché. Elles ont lieu, à un certain moment, de se féliciter, de se réjouir dans leur passion envieuse, car un oracle terrible intervient qui déclare que Psyché aura, par la loi du Destin, loi qui ne peut être évitée, aura pour époux un monstre, un monstre épouvantable et terrible. De plus, l’oracle se transforme en prescription et il prescrit d’exposer Psyché dans un lieu désert et sauvage et de l’y laisser seule en proie au monstre qui doit venir. Psyché est laissée seule. Tout ce que vous pouvez imaginer de désespoir et de larmes… Psyché, laissée seule en ce lieu sauvage, se voit soudain transportée en un palais et elle entre dans un état très bizarre : elle y devient l’épouse d’un être que, à sa voix, à ses discours, à l’entendre, à le toucher, elle trouve charmant, mais qu’elle ne voit jamais. Il ne vient auprès d’elle que dans une obscurité absolue, que dans les ténèbres les plus profondes, et il ne dissimule pas qu’il ne doit pas être vu, qu’il arriverait malheur s’il était vu d’elle.

La curiosité fait son effet bien naturel ! Psyché, armée d’un poignard pour tuer le monstre, s’il y a lieu et, de l’autre main, tenant une lampe, s’approche du lieu où elle sait que son époux obscur repose. En le voyant, elle tremble d’admiration et non pas de terreur. Une goutte d’huile tombe sur lui, il se réveille et il est forcé d’accomplir les ordres du destin : Psyché est renvoyée, chassée et repoussée au fond du désert, et les dieux lui infligent une série d’épreuves qui, je vous le dis tout de suite, ne sont pas bien amusantes dans Apulée, et le sont à peine davantage dans La Fontaine. C’est une série d’épreuve étranges, presque saugrenues, bizarres…. La dernière consiste en ceci : Vénus, que Psyché a été supplier, Vénus lui dit : « Les choses pourront s’arranger, on pourra vous pardonner et les destins pourront être fléchis. Comment ? Je vais vous imposer une épreuve qui est une commission à faire auprès de Proserpine. Prenez cette boîte, c’est une boîte de fard, je vous le dis très simplement, c’est une boîte de fard, portez-la à Proserpine à travers une nouvelle série d’épreuves, moins graves que les précédentes et par lesquelles vous témoignerez de votre sûreté de coup d’œil et de votre prudence accoutumée. Seulement n’ouvrez pas la boîte ! »

Vous vous doutez de ce qui arrive. Psyché n’a pas été assagie par sa première et très cruelle mésaventure ; elle ouvre la boîte et elle s’endort. Elle est endormie par la vapeur qui s’échappe de la boîte qu’elle a ouverte. Au milieu de son sommeil, qui est traversé de rêves bizarres et terribles, les dieux finissent par s’apitoyer. Vénus supplie Jupiter, qui seul peut, dans une certaine mesure, fléchir l’arrêt des Destins, et Psyché devient déesse.

Voilà cette histoire. Je vous dirai tout de suite qu’Apulée l’a racontée, d’une façon intéressante, naturellement, mais d’une façon en quelque sorte austère, sévère, presque glaciale, solennelle. Il y a quelque chose — peut-être l’a-t-il fait exprès — quelque chose d’hiératique dans le conte de Psyché par Apulée.

Cette histoire peut, d’après les idées modernes, peut, me semble-t-il, se raconter de trois manières différentes : d’abord, elle peut se raconter comme Apulée l’a racontée, et à peu près aussi La Fontaine (mais vous verrez qu’il y a une réserve à faire), se raconter comme un conte des Mille et une Nuits, en décrivant tout ce qui est arrivé à Psyché parce qu’elle a été curieuse, ce qui lui a valu des mésaventures qui ont été très dures.

Elle peut être racontée, cette histoire, comme un conte psychologique, comme un conte philosophique qui serait un conte psychologique ; ce serait alors une analyse, non pas didactique, bien entendu, mais une analyse présentée sous forme de récit, de la curiosité humaine qui ne se satisfait jamais de ce qu’elle a, de ce qu’elle possède et qui veut toujours chercher, au-delà des apparences, le dessous, au-delà du masque le visage, au-delà de tout ce qui est mystérieux l’essence du mystère, ne se contentant point de ce monde des apparences que l’esprit supérieur a voulu qui fût le nôtre. Ceci serait un conte philosophique très intéressant, qui pourrait être plus ou moins sentimental, ou plus ou moins moral, ou plus ou moins amer, et qui, en tout cas, se terminerait comme moralité, par les vers de Musset, par les vers de Rodolphe dans l’Idylle, de Musset :

Quand la réalité ne serait qu’une image
Et le contour léger des choses d’ici-bas,
Me préserve le ciel d’en savoir davantage !
Le masque est si charmant, que j’ai peur du visage,
Et même, en carnaval, je n’y toucherais pas.

Telle serait la moralité de Psyché contée comme récit psychologique.

Il y aurait — et ce serait peut-être, entre les mains d’un homme qui ne serait que… Gœthe par exemple, un grand poème — il y aurait autre chose encore : il y aurait Psyché racontée comme un conte, non plus psychologique, mais métaphysique, mais symbolique. Le sens de Psyché serait celui-ci : Psyché ne s’est pas contentée de l’amour, tel qu’elle l’avait ; Psyché a voulu savoir le fond des choses de l’amour, elle a voulu savoir le fond des choses du sentiment, c’est-à-dire qu’elle a analysé ses sentiments. Or, nous savons très bien qu’à vouloir analyser ses sentiments, on les dissout, on les ruine et on les dessèche. Le sentiment s’évanouit quand on veut l’analyser… Ce n’est pas du tout ce que je pense, au moins. Je crois que le sentiment s’évanouit quand on l’analyse, lorsqu’il est faible, et je crois que le sentiment se fortifie et s’agrandit quand on l’analyse, lorsqu’il est fort. Ce que je disait tout à l’heure n’est donc pas du tout mon avis, mais je le comprends très bien parce que cela est une vérité aussi, parce que cela a lieu très souvent ; je comprends très bien que l’on soutienne comme une moitié de la vérité que les sentiments se dissolvent et se dessèchent à les analyser. Et alors vous auriez précisément ce que je viens de vous indiquer, un conte symbolique où Psyché serait présentée comme l’être humain qui cherche sans cesse à anatomiser ses passions et ses sentiments, et qui, à ce jeu terrible, finit par les mortifier, comme on disait si bien au dix-huitième siècle, et par les ruiner.

Voilà les différentes façons dont on peut traiter Psyché, et j’entends par là que ce vieux mythe populaire de Psyché contient tout cela, comme les mythes populaires contiennent des sens très grands et très profonds, en quelque sorte d’une façon inconsciente. C’est aller trouver, comme dans le premier, et surtout dans le second Faust, c’est aller trouver le sens profond des inventions populaires, des pensées que le peuple a déposées dans ses récits, qui est le propre des hommes de génie.

Apulée nous a raconté l’histoire de Psyché comme un conte de fées que raconterait un vieux sachem un peu austère et même un peu morose. La Fontaine, pas du tout. Il a conté à la seconde des manières que j’indiquais plus haut, un peu, pas tout le temps, mais il a conté certainement à la seconde des manières que j’ai indiquées ; dans une certaine mesure il a introduit l’élément du conte psychologique. Il a analysé, lui, le sentiment de curiosité et montré à quel point il est vrai, à quel point il est faux, et à quel point il est vain.

C’est ainsi que lorsque Psyché supplie l’Amour, le dieu Amour, de se révéler à elle, l’Amour lui fait une réponse très spirituelle dans la forme, assez profonde, au moins assez pénétrante dans le fond, et qui est celle-ci (c’est une très jolie raillerie philosophique ; n’était le style, qui ne rappelle pas celui de l’homme que je vais nommer, on dirait quelque chose comme un de ces contes dont Renan nous régalait vers la fin de sa vie) :

« — Apprenez-moi, du moins, dit Psyché au dieu, les raisons qui vous rendent si opiniâtre.

— Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l’époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même. Vous serez contrainte de m’avouer qu’il est à propos pour l’un et pour l’autre, de demeurer en l’état où nous nous trouvons : premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n’aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez… »

Voilà la psychologie. Il ne faut pas épuiser le plaisir et en chercher les sources et les racines, parce qu’on atteint l’ennui, ou plutôt parce qu’on le fait naître.

« … Et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? Les dieux s’ennuient bien ! Ils sont contraints de se faire, de temps en temps, des sujets de désir et d’inquiétude : tant il est vrai que l’entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main !… »

Comme c’est vrai, et comme on voit bien La Fontaine enseignant que de toute chose il ne faut prendre que la fleur et, de toute fleur, que le parfum.

L’amour ne pouvait parler autrement.

« … Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d’autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres, j’entends d’images de ma personne, qui ne soient très agréables. Et, pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu’il n’y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez ; et si je suis dieu, vous cesserez de m’aimer, ou, du moins, vous ne m’aimerez plus avec tant d’ardeur ; car il s’en faut bien qu’on aime les dieux aussi violemment que les hommes… »

C’est infiniment charmant, et, comme vous le voyez, infiniment gracieux, comme étant superficiel en apparence, et très profond quand on y réfléchit. On ne peut pas aimer les dieux comme on aime les hommes ; parce qu’on ne peut pas aimer la perfection comme on aime un être imparfait ; la perfection nous attire ; mais quand nous la touchons elle nous intimide. On n’appelle « Dieu » l’homme qu’on aime que parce qu’on sait bien qu’il ne l’est pas… Vérifiez.

« … Quant au troisième, à savoir si je suis enchanteur, il y a des enchanteurs agréables : je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensemble, dieu, démon et enchanteur. Ainsi le meilleur pour vous est l’incertitude, et qu’après la possession vous ayez toujours de quoi désirer.

C’est un secret dont on ne s’était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m’en croyez. Je sais ce que c’est l’amour, et le dois savoir… »

Le geste est un peu « galant », un peu coquet, trop spirituel, peut-être, mais bien joli.

Ainsi est allé devant lui La Fontaine, suivant sa fantaisie et ne suivant qu’elle en tout.

Toutes les choses  je viens de faire la comparaison  toutes les choses qui ravissent dans Psyché ne sont pas d’Apulée, elles sont de l’invention de La Fontaine. Par exemple, l’épisode du vieillard, du vieillard sage. Il est bien certain qu’Apulée ne s’en était pas douté le moins du monde. J’ai fait allusion au vieillard sage lorsque je vous ai parlé de l’amour de La Fontaine pour la solitude. Voici le passage, le voici tout entier :

Psyché, à travers les épreuves dont je vous ai parlé, traversant les déserts, traversant les contrées sauvages, finit, ce qui est tout à fait naturel, par rencontrer un ermite  pas tout à fait, puisque c’est un bon vieillard qui vit dans une sorte de cottage avec sa fille  qui lui raconte son histoire. Il a été un très grand seigneur, un grand ministre, le ministre d’un grand souverain. Seulement, dans la possession du pouvoir, il a trouvé pour tous charmes d’effroyables soucis, d’éternelles alarmes, comme dit Corneille. Il a épuisé tous les dégoûts, lui, et du reste sa fille, et ils se sont parfaitement entendus pour ne plus rien vouloir savoir des grandeurs de ce monde. C’est l’histoire de la fable de La Fontaine intitulée le Berger et le Roi.

Le vieillard finit par l’exagération du bonheur dont il jouit dans la solitude et par louanger la solitude elle-même.

« Mais, mon père, reprit Psyché, est-ce un si grand bien que cette solitude dont vous parlez ? Est-il possible que vous ne vous y soyez point ennuyé, vous, ni votre fille ? A quoi vous êtes-vous occupés pendant dix années ?

— A nous préparer pour une autre vie, lui répondit le vieillard. Nous avons fait des réflexions sur les fautes et sur les erreurs à quoi sont sujets les hommes. Nous avons employé le temps à l’étude.

— Vous ne me persuaderez point, repartit Psyché, qu’une grandeur légitime et des plaisirs innocents ne soient préférables au train de vie que vous menez.

— La véritable grandeur, à l’égard des philosophes, lui répliqua le vieillard, est de régner sur soi-même ; et le véritable plaisir, de jouir de soi. Cela se trouve en la solitude et ne se trouve guère autre part. Je ne vous dis pas que toutes personnes s’en accommodent ; c’est un bien pour moi, ce serait un mal pour vous. Une personne que le Ciel a composée avec tant de soin et avec tant d’art, doit faire honneur à son ouvrier et régner ailleurs que dans le désert.

— Hélas ! mon père, vous me parlez de régner, et je suis esclave… »

Ce petit épisode a tout à fait l’odeur, le parfum de la philosophie du dix-septième siècle, et tout y vient exclusivement de La Fontaine.

Je vous ai dit que la série des épreuves auxquelles est soumise Psyché n’est pas beaucoup plus intéressante dans La Fontaine que dans Apulée. Il y a une bizarrerie qui est assez amusante, je crois, à connaître. La Fontaine a une singulière idée : c’est de remplacer la fumée qui sort de la boîte de Vénus et qui endort Psyché, par une vapeur qui la transforme… en négresse, et il nous assure qu’après cette métamorphose fâcheuse, elle est peut-être plus jolie qu’auparavant. « C’est d’une imagination un peu burlesque, direz-vous, cela sent son Scarron ! » Ce n’est pas sûr ! Il y a eu, vers 1640 environ, il y a eu une négresse très jolie qui a fait l’admiration de tout Paris et qui a été chantée par plusieurs poètes. Il est très possible que ce soit un souvenir que La Fontaine ait gardé dans la mémoire et dont il ait fait ce petit épisode où, du reste, je le reconnais, il n’y a pas d’imagination bien extraordinaire.

Ce qu’il y a encore, dans Psyché, ce sont des vers absolument délicieux que l’on n’a peut-être pas assez remarqués, que l’on n’a pas assez cités, en tout cas, qui vous sont probablement, pour la plupart d’entre vous, assez inconnus, obscurs au moins dans vos souvenirs. Il y a un couplet qui est un peu connu parce qu’il a été cité dans quelques manuels de littérature, c’est une description, un portrait de Vénus :

C’est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l’empire flottant en demeura charmé.
Cent Tritons, la suivant jusqu’au port de Cythère,
Parleurs divers emplois s’efforcent de lui plaire.
L’un nage à l’entour d’elle, et l’autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux ;
L’un lui tient un miroir fait de cristal de roche ;
Aux rayons du soleil l’autre en défend l’approche ;
Palémon, qui la guide, évite les rochers ;
Glauque de son cornet fait retentir les mers ;
Téthys lui fait ouïr un concert de Sirènes,
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines.
Le seul Zéphyre est libre, et d’un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements parfois il se courrouce.
L’onde, pour la toucher, à longs flots s’entre-pousse ;
Et d’une égale ardeur chaque flot à son tour
S’en vient baiser les pieds de la mère d’Amour.

Je tiens absolument à ce que vous connaissiez les autres vers ou que vous vous en rappeliez le souvenir, les voici. Ce sont des stances élégiaques à forme lyrique. La Fontaine n’est pas assez connu comme poète élégiaque lyrique. Quand on parle de La Fontaine élégiaque, on extrait des morceaux d’élégie de ses fables, quelquefois même de ses contes. On a raison ; mais il faut tenir compte des poèmes proprement élégiaques, délibérément élégiaques, qu’il a rimés.

Psyché écrit (comme un personnage de l’Astrée), écrit, au milieu de ses épreuves, les vers suivants sur les rochers d’un désert affreux qu’elle est forcée de traverser :

Que nos plaisirs passés augmentent nos supplices !
Qu’il est dur d’éprouver, après tant de délices,
Les cruautés du Sort !…
Fallait-il être heureuse avant qu’être coupable ?
Et si de me haïr, Amour, tu fus capable,
Pourquoi m’aimer d’abord ?
Que ne punissais-tu mon crime par avance ?
Il est bien temps d’ôter à mes yeux ta présence,
Quand tu luis dans mon cœur !
Encor si j’ignorais la moitié de tes charmes !
Mais je les ai tous vus : j’ai vu toutes les armes
Qui te rendent vainqueur.
J’ai vu la beauté même et les grâces dormantes ;
Un doux ressouvenir de cent choses charmantes
Me suit dans les déserts.
L’image de ces biens rend mes maux cent fois pires ;
Ma mémoire me dit : « Quoi, Psyché, tu respires,
Après ce que tu perds ? »
Cependant il faut vivre : Amour m’a fait défense
D’attenter sur des jours qu’il tient en sa puissance,
Tout malheureux qu’ils sont.
Le cruel veut, hélas ! que mes mains soient captives ;
Je n’ose me soustraire aux peines excessives
Que mes remords me font.
………………………………..

C’est tout à fait remarquable. Ce n’est pas absolument de la très grande poésie, mais La Fontaine y touche et y touche de très près.

Je ne vous parlerai pas longuement du cadre dans lequel La Fontaine a enveloppé Psyché. Je vous en dirai seulement deux mots. Il a enveloppé son récit dans le tableau de la société des quatre amis. Les quatre amis sont : Ariste, Gélaste, Acante et Polyphile. Je n’entrerai pas dans les discussions sur l’identification à faire de ces quatre noms. Je ne vous dirai que ce qui, pour moi, est l’essentiel et le vraisemblable. Polyphile est certainement La Fontaine ; Ariste, à mon avis, est certainement Boileau. Sur les deux autres, on peut discuter, et il y aurait toute une leçon à faire sur les identifications d’Acante et de Gélaste. Je vous dirai simplement mon sentiment : Acante, c’est bien Racine, un peu, même beaucoup « stylisé », comme nous disons de nos jours, arrangé, composé et recomposé par La Fontaine ; ce n’est pas le Racine véritable, mais il y a le fond de Racine. Quant à Gélaste, on ne sait pas qui c’est. Ce ne peut pas être Molière. Il joue un personnage de bouffon dans ce poème, et Molière n’a jamais eu, aux yeux de n’importe lequel de ses trois amis, le caractère d’un bouffon. Donc on peut supposer Chapelle peut-être, ou plutôt on doit, et c’est ma conclusion très arrêtée, renoncer à donner aucun nom réel.

L’auteur a fait intervenir, entre les quatre amis, dans Psyché, des discussions littéraires et poétiques, discussions, par exemple, sur la tragédie, sur la différence entre la tragédie et la comédie ; des discussions et des souvenirs de l’Astrée, un grand éloge encore de l’Astrée, etc.

La fin de ce poème est absolument délicieuse. Vous savez comment les quatre amis sont entrés dans le poème de Psyché. La Fontaine suppose qu’ils ont été à Versailles, pour se promener d’abord et pour écouter le roman de Psyché que La Fontaine veut leur lire. Or, les quatre amis se disposent, après avoir admiré les constructions, nouvelles alors, du palais de Versailles, se décident à revenir à Paris, après des réflexions sur les principaux endroits de l’ouvrage, de Psyché elle-même :

« Ne voyez-vous pas, dit Ariste, qui est le raisonneur de l’affaire, que ce qui vous a donné le plus de plaisir, ce sont les endroits où Polyphile a tâché d’exciter en vous la compassion.

— Ce que vous dites est fort vrai, repartit Acante ; mais je vous prie de considérer ce gris de lin, cette couleur d’aurore, cet orangé et surtout ce pourpre qui environne le roi des astres.

En effet, il y avait très longtemps que le soir ne s’était trouvé si beau. Le Soleil avait pris son char le plus éclatant, et ses habits les plus magnifiques.

Il semblait qu’il se fût paré
Pour plaire aux filles de Nérée :
Dans un nuage bigarré,
Il se coucha cette soirée.
L’air était peint de cent couleurs :
Jamais parterre plein de fleurs
N’eut tant de sortes de muances.
Aucune vapeur ne gâtait,
Par ses malignes influences,
Le plaisir qu’Acante goûtait.

On lui donna le loisir de considérer les dernières beautés du jour, puis la lune étant en son plein, nos voyageurs et le cocher qui les conduisait la voulurent bien pour leur guide. »

Ainsi se termine cette histoire de curiosité et d’amour, cette jolie histoire mythologique, par Acante, c’est-à-dire par Racine (et peut-être par La Fontaine) en extase devant un beau coucher de soleil ; puis revenant de Versailles à Paris par des paysages délicieux, sous la douce clarté de la lune.

Voilà comment les poètes terminent leurs romans.

J’arrive aux Contes proprement dits. Les contes proprement dits, c’est-à-dire des récits galants, tels qu’ils sont dans Boccace, Machiavel, Arioste, etc., comment La Fontaine les a-t-il pris ? Pour lui, le conte est un récit : 1° ayant le ton d’une causerie ; 2° toujours gai, toujours joyeux — presque toujours, je fais cette petite réserve   3° et enfin satirique.

1° Ayant le caractère d’une causerie. La Fontaine y a tenu infiniment. Très souvent, et le plus souvent, il interrompt son récit, même commencé, il interrompt son conte par des réflexions personnelles. Ceci est pour lui, je crois, l’âme même d’un conte. Voyez, par exemple, dans Joconde. Le récit est commencé, le conte est commencé depuis deux pages…

Le gentilhomme part, et va quérir Joconde
(C’est le nom que ce frère avait).
A la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde…
Marié depuis peu ; content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse.
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien.
Son frère arrive…

Voilà le ton, presque toujours, dans les Contes. Le récit est interrompu par une réflexion ou plaisante, ou badine, ou satirique du poète, ceci très fréquemment.

Je vous ai donné précisément cet exemple, parce que, là, les propos du narrateur interrompent le récit. Mais, le plus souvent, je le reconnais, ce n’est pas ainsi. Ce n’est pas dans le récit que sont ces réflexions, c’est presque toujours au commencement du récit. Voyez, par exemple, ce commencement de conte :

Beaucoup de gens ont une ferme foi
Pour les brevets, oraisons et paroles.
Je me ris d’eux ; et je tiens, quant à moi,
Que tous tels sorts sont recettes frivoles ;
Frivoles sont ; c’est sans difficulté.
Bien est-il vrai qu’auprès d’une beauté
Paroles ont des vertus non pareilles ;
Paroles font en amour des merveilles :
Tout coeur se laisse à ce charme amollir…

Une petite dissertation qui est initiale, qui commence le récit, plus frappante encore, plus nette, si vous voulez, au commencement, encore, de cet autre conte :

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles :
En gens coquets il change les Catons,
Par lui les sots deviennent des oracles,
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même,
Témoin Hercule et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens… L’un, sur un roc assis,
Chantait au vent ses amoureux soucis,
Et, pour charmer sa nymphe joliette,
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau ;
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent…

C’est par cela que La Fontaine entre dans le récit. Ce n’est pas continuel, il ne faudrait pas que ce le fût, ce serait monotone, mais c’est très fréquent dans La Fontaine.

Un récit, donc, qui est interrompu très volontairement et d’une façon qui le fait ressembler à la causerie. Vous savez de qui La Fontaine a imité cela. Il l’a imité de l’Arioste, qui commence presque tous ses chants par une sorte de préface, par une sorte de prologue où c’est l’auteur qui parle et qui se livre à sa fantaisie. Vous savez que cela a été imité ensuite dans un poème dont je ne veux pas dire le nom et que, par conséquent, vous reconnaîtrez tout de suite, dans un long poème de Voltaire. Tous les commencements des chants de ce poème sont des prologues, et quelquefois assez jolis, assez gracieux, prologues où Voltaire parle en son nom.

2° Et j’ai dit, secondement, un conte toujours gai. Les contes des Italiens n’étaient pas toujours si gais ; ils avaient parfois quelque chose de cruel et de dur. Cela ne pouvait convenir au caractère ni au génie de La Fontaine, et ici nous avons son avis a lui-même, il n’a pas caché son opinion : il n’a pas voulu que ses contes fussent jamais tristes, et vous savez qu’on lui a même reproché de les avoir faits un peu trop joyeux.

« Que si l’auteur (préface de la deuxième partie des Contes), que si l’auteur a changé quelques incidents et même quelques catastrophes (c’est-à-dire quelques fins de récit), ce qui préparait ces catastrophes, et la nécessité de les rendre heureuses l’y ont contraint. Il a cru, dans ces sortes de contes, que chacun devait être content à la fin ; cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on n’ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n’en faut pas venir là si l’on ne veut ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace ; sur toutes choses, il ne veut pas que nos compositions ressemblent aux crotesques et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitié poisson. Ce sont les raisons générales. On peut encore en alléguer de particulières et défendre… »

Ce n’est donc pas son avis que le conte soit sentimental jusqu’au point d’en être triste et mélancolique. Le sien ne l’est jamais ; quelque-fois sentimental, mais jamais triste.

3° Enfin, ce qu’il n’était pas, ou peu, et indirectement chez ses prédécesseurs, le conte de La Fontaine est satirique, et il doit avoir un caractère satirique. Presque tous les contes de La Fontaine sont dirigés contre quelqu’un. Ceux qui sont bafoués, dans les contes de la Fontaine, ce sont : les jaloux (oh ! avant tout, les jaloux proprement dits, les jaloux autoritaires, les Bartholo), et puis les brutaux, les parents cruels, et, plus encore, les vieillards amoureux. C’est une des sagesses de nos pères que dans leurs récits ou dans leurs drames les vieillards amoureux soient toujours ridicules et indignes de pitié. Corneille seul, qui avait ses raisons, a un peu adouci cette rigueur. Voilà le petit groupe social auquel La Fontaine songe presque toujours. Vous me direz que, ces contes, il ne les invente pas ; mais choisir c’est inventer. Il avait la masse énorme des contes que lui avaient laissée les conteurs précédents. Dans cette masse énorme, il avait à choisir. Or, ceux qu’il a choisis ont le caractère que je viens de vous dire et, donc, on peut dire qu’il a dirigé le travail de ses contes dans le sens que je viens de vous indiquer.

Il y a un petit rapprochement qui vous montrera tout de suite à quel point ce que je dis est probable, sinon absolument certain. Il y a telle fin de conte qui est exactement semblable à une fin de fable. La fin d’une des fables de La Fontaine est celle-ci : « Belle leçon pour les gens chiches. » Un conte, le Calendrier des vieillards, se termine ainsi :

Belle leçon pour gens à cheveux gris !

Vous voyez que le conte est, pour La Fontaine, un… je ne peux pas dire cependant un récit à moralité, mais enfin un récit qui a un but, et qui est encore, dans une certaine mesure, redresseur et correcteur de vices.

Comment a-t-il manié le conte ? D’une façon dont il faut bien pourtant indiquer les principaux traits. Le conte, non seulement chez les anciens, mais chez tous les conteurs, est presque dur de ton. Dans Boccace ou Machiavel il est plus souple, je le reconnais, mais enfin dans Boccace ou Machiavel, comparés à La Fontaine, le conte est quelque chose de rigide, d’assez raide et de concis. La Fontaine, soit parce qu’il a voulu renouveler le genre, soit parce qu’il a obéi à son caractère, a fait le conte extrêmement souple, extrêmement ductile. Il l’a manié comme une matière qu’il voulait plastique dans ses mains. En vérité ses Contes (vous n’êtes pas forcés de le savoir, mais moi je suis forcé de le dire), les Contes, comparés aux Fables, sont un peu lents, un peu longs, d’une trame un peu lâche. Et encore le récit s’étend par ces réflexions dont je vous parlais tout à l’heure. Où il y a de la vivacité, c’est dans les saillies qui échappent à l’auteur, soit au commencement, soit à la fin, soit, comme je vous l’ai indiqué, même au milieu du récit.

Il est bon que je vous signale que, quelquefois, malgré tout ce que je viens de dire, le conte de La Fontaine est une nouvelle sentimentale, une nouvelle comme on en fait encore, comme on en fit beaucoup au dix-huitième siècle, et qui, seulement, est en vers. Par exemple le Faucon est un récit tout à fait gracieux et charmant. J’ai le temps de vous le dire. La fable est ceci :

Un jeune seigneur tout à fait charmant est amoureux d’une très belle femme, mais qui est, elle, la sagesse même, qui lui résiste. Il fait cent folies pour elle et finit par tomber dans une affreuse misère. Il se réfugie à la campagne, où il vit très chichement, en chassant, des produits de sa chasse, avec un faucon qu’il a dressé à la chasse. Un jour cette dame, qui a sa maison de campagne dans un lieu assez rapproché, voit son fils, son petit enfant, languir, devenir malade, très souffrant, et avoir de ces caprices de malade, de ces volontés pathologiques que vous savez. Ce petit enfant veut manger le faucon de ce jeune seigneur, c’est cela qu’il veut, qu’il désire avec fureur, et il mourra s’il ne mange pas ce faucon. La pauvre mère se rend chez le jeune homme. Elle est reçue par lui, comme vous pensez, avec attendrissement, et il la prie à dîner. Mais quoi, il n’a rien à lui donner à manger ! Alors il fait tuer et il fait accommoder son faucon. Après avoir dîné, la dame lui demande son oiseau et il lui dit :

— Madame, je viens précisément de vous le donner.
……………………………………………………………..
Hélas ! reprit l’amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avez dîné.
— L’oiseau n’est plus ! dit la veuve confuse.
— Non, reprit-il ; plût au Ciel vous avoir
Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place
De ce faucon ! Mais le sort me fait voir
Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir
De mériter de vous aucune grâce.
En mon pailler rien ne m’était resté ;
Depuis deux jours la bête a tout mangé.

[C’est-à-dire la bête sauvage, les renards, les loups…]

J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sans peine :
Rien coûte-t-il quand on reçoit sa reine ?

L’aventure se termine par le mariage de la dame avec le généreux amant.

Je vous citerai encore, dans le même genre, mais seulement au point de vue d’une sentimentalité, d’une sensibilité qui paraît un peu nouvelle, et véritablement nouvelle à cette époque, la Courtisane amoureuse.

La Courtisane amoureuse est fort intéressante. On croit qu’elle a été inventée par La Fontaine. Le récit en soi est un peu banal. Surtout il l’est devenu depuis que nous avons eu beaucoup d’histoires de ce genre. C’est une courtisane très impérieuse, très hautaine, et qui n’a que du mépris pour les hommes, pour tous les jeunes gens. Elle devient, comme il arrive quelquefois, elle devient à son tour sujette de l’amour, esclave de l’amour, et elle s’éprend d’un jeune cavalier qui, de son côté, comme vous pouvez vous y attendre, la dédaigne. Un soir, après un grand souper, elle s’arrange de manière à rester furtivement chez lui, et elle se présente à lui. Elle est durement rudoyée par le galant homme qui veut lui donner une leçon. Elle lui parle ; elle s’exprime ainsi :

Je ne sais pas ce que vous allez dire
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir ;
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.

Voilà un accent tout nouveau. Voilà une idée qui n’est pas ordinaire, qui n’est pas très fréquente, je crois avant La Fontaine, qui est touchante, il faut le reconnaître, quelque austérité que l’on puisse affecter. La forme est exquise, et c’est (malheureusement que je le reconnais) toute une littérature qui sortira de ce vers-là : la littérature de la réhabilitation de la courtisane. Nous verrons cela à la fin du dix-huitième siècle, nous le verrons au dix-neuvième, et vous en connaissez les différentes péripéties et les différents aspects.

Ce vers charmant :

On n’en est plus dès le moment qu’on aime,

a pour dernier descendant et pour dernier aboutissant le vers, déplorable, hélas ! de Victor Hugo :

Et l’amour m’a refait une virginité.

Or ceci demanderait toute une dissertation. La différence qu’il y a entre les classiques et les romantiques, ce ne sont pas les mots, qui sont souvent les mêmes, ce ne sont pas les sentiments, qui sont souvent identiques, c’est la mesure. C’est que le classique, parce qu’il aime la vérité, a un sentiment juste de la mesure, et il la donne. Ici, il la donne très bien. C’est la vérité sentimentale prise en elle-même et non pas sous forme exagérée jusqu’à une manière de burlesque, comme dans le vers de Victor Hugo.

Je ne voudrais pas que vous crussiez pour un instant que je suis antiromantique. Je ne le suis point. Surtout je ne veux pas l’être en ce moment-ci, non, je ne le voudrais pas, parce qu’il ne faut jamais être avec la majorité ; mais je ne suis pas fâché, en passant, de vous indiquer, par un exemple curieux, une des différences capitales, une différence essentielle qu’il y a entre ces deux écoles, non seulement dans la manière de penser, mais aussi dans la manière de sentir.

Je vous indiquerai aussi l’Oraison de saint Julien, qui est absolument délicieuse comme récit. Brunetière, qui était un austère, certes ! admirait la Fiancée du roi de Garbe comme modèle de récit, et il admirait aussi l’Oraison de saint Julien. Vous l’avouerai-je — à mon âge on fait ses confessions — que nous l’avons lue ensemble tous les deux avec des transports d’admiration, ou tout au moins des actes de faiblesse, des complaisances à son endroit ?

La Fontaine a fait quelque mal, je crois, avec ses Contes. Il ne s’en est pas douté, mais, en tout cas, il a eu une succession beaucoup plus condamnable que lui à travers le dix-huitième siècle et une partie du dix-neuvième. En vérité, on dirait que la postérité a voulu lui faire amende honorable le jour où Musset s’est avisé de faire, lui aussi, des contes dans la manière de La Fontaine, pour montrer à quel point il admirait cette manière, et le charme de cette manière, et aussi un peu pour la corriger, pour la redresser, car, dans ses deux contes, Musset a été très loin des excès, des véritables culpabilités de La Fontaine.

Simone et Sylvia sont des contes charmants où Musset imite la manière de La Fontaine, et de la façon suivante, qui est bien la manière de Musset. Il écrit à sa marraine, c’est-à-dire celle qu’il appelait ainsi parce qu’elle lui avait donné un sobriquet, à Mme Jaubert :

Il est donc vrai, vous vous plaignez aussi,
Vous dont l’œil noir, gai comme un jour de fête,
Du monde entier pourrait chasser l’ennui !
Combien donc pesait le souci
Qui vous a fait baisser la tête ?
C’est, j’imagine, un aussi lourd fardeau
Que le roitelet de la fable ;
Ce grand chagrin qui vous accable
Me fait souvenir du roseau.
Je suis bien loin d’être le chêne,
Mais, dites-moi, vous qu’en un autre temps…
J’aurais nommée Iris, ou Philis ou Climène,
Vous qui, dans ce siècle bourgeois,
Osez encor me permettre parfois
De vous appeler ma marraine,
Est-ce bien vous qui m’écrivez ainsi,
Et songiez-vous qu’il faut qu’on vous réponde ?

Et après avoir parlé quelque temps de lui, de sa paresse, de ses soucis, de ses souvenirs et de ses oublis…

Mais revenons à vous, ma charmante marraine.
Vous croyez donc vous ennuyer ?
Et l’hiver qui s’en vient, rallumant le foyer,
A fait rêver la châtelaine.
Un roman, dites-vous, pourrait vous égayer,
Triste chose à vous envoyer !
Que ne demandez-vous un conte à La Fontaine ?
C’est avec celui-là qu’il est bon de veiller,
Ouvrez-le sur votre oreiller,
Vous verrez se lever l’aurore.
…………………………………
Car, n’en déplaise à l’Italie,
La Fontaine, sachez-le bien,
En prenant tout, n’imita rien.

Et il se décide à traduire en vers lui aussi, lui à son tour, un conte de Boccace ; il le fait en hésitant…

Sera-ce trop que d’enhardir ma muse
Jusqu’à tenter de traduire à mon tour.
Dans ce livre amoureux une histoire d’amour ?
Mais tout est bon qui vous amuse.
Je n’oserais, si ce n’était pour vous ;
Car c’est beaucoup que d’essayer ce style
Tant oublié, qui fut jadis si doux
Et qu’aujourd’hui l’on croit facile.

Et remarquez que non seulement dans Silvia, qui est le conte dont je viens de vous lire quelque chose, mais dans son autre conte aussi, dans Simone, Musset procède exactement comme La Fontaine : Il veut que son conte soit une conversation, une causerie. Non seulement dans Silvia, où lavant-propos s’imposait puisque c’est un conte qu’il fait pour une de ses amies, mais dans Simone, qui n’est dédiée à personne et où Musset s’adresse au public, il met, de même, un avant-récit.

J’aimais les romans à vingt ans.
Aujourd’hui je n’ai plus le temps ;
Le bien perdu rend l’homme avare ;
J’y veux voir moins loin, mais plus clair.
Je me console de Werther
Avec la reine de Navarre.
……………………………………

Et il est même un peu long, l’avant-récit.

Tel est l’hommage que Musset, avec justice, a rendu à La Fontaine conteur.

Il me resterait à vous parler des contes qui sont dans le recueil des Fables ; car les meilleurs contes, les plus succincts, les plus concis et en même temps les plus charmants des contes de La Fontaine, sont dans le recueil des Fables. Permettez que la leçon d’aujourd’hui déborde un peu sur là leçon prochaine, et je vous parlerai de ces fables qui sont des contes, et qui sont les contes les meilleurs.

V.
Le conteur — le touriste. §

Comme je vous en ai prévenus mercredi dernier, je termine aujourd’hui ma leçon sur La Fontaine conteur, et j’arrive ensuite à La Fontaine considéré comme voyageur, comme touriste. J’avais, en effet, laissé de côté les Contes de La Fontaine qui sont contenus dans le recueil des Fables, et certainement je n’aurais pas voulu les passer sous silence ; car ce ne sont, certainement, pas les contes les plus mauvais de La Fontaine ; je vous dirai même qu’incontestablement, et toute question de pudeur mise à part, ce sont certainement les meilleurs. Ils sont meilleurs, à mon avis, je vous l’ai indiqué, je crois, parce qu’ils sont plus serrés, moins diffus et moins délayés, ce que j’ai dit qu’étaient quelquefois, et même fort souvent, les Contes proprement dits de La Fontaine. A d’autres égards, ils ont, d’abord un caractère plus décent, et ensuite ils ont un caractère plus « humain », comme nous aimons à dire de nos jours, c’est-à-dire qu’ils s’intéressent davantage à l’humanité proprement dite, qu’ils la représentent au naturel beaucoup mieux que les contes proprement dits, et qu’en même temps ils l’enseignent et la renseignent, et lui donnent des leçons qui sont souvent très considérables, très dignes d’attention.

Il faut, lorsqu’on examine le recueil de La Fontaine qui est intitulé les Fables, bien tirer à part les fables qui sont des contes, parce que ce sont certainement celles qui ont le caractère le plus élevé, même le caractère moral le plus élevé. Je ne retire rien de ce que j’ai dit : il n’y a pas beaucoup de moralité dans aucun des ouvrages de La Fontaine, mais les fables qui sont des contes sont d’une inspiration certainement plus élevée, comment dirai-je ? parce qu’ils considèrent l’humanité elle-même directement et non pas parce détour et par ce faux-fuyant qui consistent à la représenter sous des figures d’animaux ; ils sont, en quelque sorte, ramenés à une certaine ligne normale, non pas sans doute, encore une fois, à une ligne de moralité, mais cependant d’études sérieuses, sensées, et jusqu’à un certain point assez hautes.

C’est ainsi, par exemple  il faut vous rappeler tout au moins quelques-uns de ces contes  c’est ainsi, par exemple, que la Poule aux Œufs d’or, le Trésor et les deux Hommes, les Femmes et le Secret, l’Astrologue, l’Ours et les deux Compagnons, le Vieillard et les trois Jeunes Hommes, le Jardinier et son Seigneur, la Jeune Veuve, la Fille, sont de petites nouvelles presque toujours imitées d’anciens conteurs, mais relevées par une certaine manière de considérer l’humanité avec malice, avec indulgence et avec un certain souci de la rendre, je ne dis pas meilleure, encore une fois, le mot ne conviendrait pas, mais plus sage, plus sensée et même plus juste. Le Vieillard et ses Enfants, par exemple  je vous l’ai déjà indiqué  c’est l’apologie du travail sous une forme allégorique infiniment habile et délicieuse. La Poule aux Œufs d’or est une petite diatribe satirique contre l’avarice et qui a tout le sel des anciens fableaux, avec quelque chose — quelque chose seulement — de la gravité que le dix-septième siècle ajoutait déjà à cet esprit. Le Vieillard et les trois Jeunes Hommes est presque d’une haute moralité, point encore tout à fait, il est bien certain que c’est seulement un conseil de sagesse, de prudence, de discrétion et de modestie, mais toutes ces choses, si elles ne sont pas des vertus, commencent à être de très belles qualités, et des demi-vertus si Ion peut ainsi dire. Il y a quelque chose à la fois de touchant, de mélancolique et de grave dans cette espèce d’avertissement donné à la jeunesse présomptueuse. Non, il ne faut pas croire que l’on survivra toujours aux vieillards !

… La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Il y a cela, d’une part, et, d’autre part, il y a le portrait d’un nouveau « vieillard du Galèse », et vous savez ce que c’est que le vieillard de Virgile, c’est le type même de l’amour de la médiocrité, de l’amour du labeur et de l’amour de la tranquillité dans la contemplation de la nature. C’est cela le vieillard du Galèse. Or le vieillard de La Fontaine est aussi tout cela, mais avec quelque chose de plus, l’avez-vous remarqué ? Un altruisme au-delà de la tombe, ce qui est un des sentiments les plus généreux, les plus graves aussi qui puissent exister dans un homme. L’altruisme par-delà la tombe, cela consiste, dans tout ce que l’on fait, dans toutes les choses desquelles on s’occupe, à considérer la postérité qui va venir et à se dire :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage…
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?

Ici le vieillard de La Fontaine dit à sa façon, et c’est-à-dire d’une façon douce, tranquille, souriante, avec bonhomie, le grand mot de Gœthe : « Par-dessus les tombeaux, en avant ! » Il dit même beaucoup mieux, notez ; il dit : « Par-dessus mon tombeau, en avant ! » Et quoique ce soit dit sans déclamation et à mi-voix très placide, c’est très beau.

Et ce qu’il y a de charmant dans cette fable, c’est précisément le contraste parfaitement voulu, parfaitement médité et concerté, le contraste entre la jeunesse présomptueuse qui n’accorde même pas au vieillard la liberté, la licence de travailler en quelque sorte à long terme ; et, tout au contraire, cette sorte de méditation du futur qui accompagne le vieillard dans son labeur et qui lui fait dire : Voilà des jeunes gens qui me suppriment dans leur pensée, et moi, c’est à des gens qui ne sont pas encore, c’est à mes arrière-neveux que je songe déjà   Voilà une très jolie leçon de sagesse, tout à fait dans la manière d’Horace en même temps que dans la manière de Virgile, une très jolie leçon de sagesse antique avec quelque chose, je crois, de plus attendri, de plus doux, de plus mouillé de la tendresse moderne et de la tendresse, j’allais dire chrétienne, mais il ne faut pas dire chrétienne, en parlant de La Fontaine, ce serait trop une erreur, enfin d’une tendresse qui avoisine déjà le christianisme et qui en a senti quelque légère influence.

Voilà ce que j’appelle les vrais contes de La Fontaine, c’est-à-dire les récits où il a peint des hommes et des femmes avec leurs défauts, avec leurs ridicules qu’il a joliment et très spirituellement raillés, et aussi avec des qualités qu’il s’est attaché à peindre avec complaisance et avec un certain attendrissement.

Je veux au moins vous lire une de ces fables-contes, pour que vous l’ayez dans le souvenir ou pour que vous retrouviez dans vos souvenirs d’enfance et pour que vous voyiez aussi la manière tout à fait particulière qu’il y a apportée. Cette manière, je le répète, est absolument différente de la manière des contes proprement dits, et elle est à considérer comme on a considéré celle des contes proprement dits, pour en faire remarquer les défauts en même temps que les qualités.

Certaine fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait et beau, d’agréable manière,
Point froid et point jaloux : notez ces deux points-ci.
Cette fille voulait aussi
Qu’il eût du bien, de la naissance,
De l’esprit, enfin tout. Mais qui peut tout avoir ?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chétifs de moitié :
« Quoi, moi ? Quoi, ces gens-là ! L’on radote, je pense,
A moi les proposer ? Hélas ! ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce ! »
L’un n’avait en l’esprit nulle délicatesse ;
L’autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C’était ceci, c’était cela,
C’était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. « Ah ! vraiment ! je suis bonne
De leur ouvrir la porte ! ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne :
Grâce à Dieu, je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude. »
La belle se sut gré de tous ces sentiments.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amants.
Un an se passe, et deux, avec inquiétude ;
Le chagrin vient ensuite. Elle sent chaque jour
Déloger quelque Ris, quelques Jeux, puis l’Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu’elle échappât au Temps, cet insigne larron.
Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer. Que n’est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : « Prenez vite un mari ! »
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu’on n’aurait jamais cru,
Se trouvant, à la fin, tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

Je vois La Fontaine faisant cela dans la manière d’un de ses contes. Il y aurait six pages certainement, car il y a là au moins quatre actes. Le premier acte, c’est l’exposition :

Certaine fille, un peu trop fière,
Prétendait trouver un mari…, etc.

Le second acte, ce sont les bons partis qui se présentent ; le troisième acte, ce sont les moindres ; le quatrième acte, c’est le déclin et la déchéance avec quelques réflexions malicieuses que vous avez saisies au passage, et enfin, il y a le dénouement. Il y a tout un petit poème  bien entendu comique  dans ce conte.

Voyez comme avec ses procédés de raccourci, de ramassé, de ramassé dans la plus souveraine aisance, La Fontaine en a fait un conte d’une page. Il y a là un mérite incomparable.

Vous m’en voudriez tous, je crois, en tout cas moi je m’en voudrais, si je ne terminais pas cette trop courte appréciation des contes de La Fontaine par ce petit chef-d’œuvre que l’on appelle l’Amour mouillé. Je le lis avec d’autant plus de plaisir que l’Amour mouillé est dans le recueil des Contes mêmes  ce n’est plus dans les fables-contes, c’est dans le recueil des Contes ; je ne sais pas pourquoi La Fontaine l’a mis là plutôt qu’ailleurs, puisque précisément c’est un conte décent en même temps qu’un conte très court, et il aurait pu le mettre dans le recueil des Fables  et précisément parce qu’il est dans les Contes, la plupart d’entre vous n’auraient pas d’occasion ou même beaucoup de plaisir d’aller l’y chercher, c’est pour cela qu’il est intéressant que je vous le lise. Il est imité d’un anacréontique ; je n’ai pas le temps de faire, avec vous, la comparaison. Je dirai simplement qu’avec une liberté suprême et même, en vérité, avec peu de vénération pour le texte, La Fontaine a pris uniquement le sujet et le dernier mot — il faut rendre justice à Anacréon — le sujet et le dernier mot, et tout le reste est absolument de lui, comme si le récit était de son invention.

J’étais couché mollement,
Et, contre mon ordinaire,
Je dormais tranquillement…

Petite remarque à faire. Il y a un passage (dans le Voyage en Limousin) de La Fontaine où il parle de son sommeil « bigarré de rêves » et qui n’est jamais très profond. La Fontaine avait le sommeil léger ; il parle ici très véritablement.

Je dormais tranquillement,
Quand un enfant s’en vint faire
A ma porte quelque bruit.
Il pleuvait fort cette nuit.
Le vent, le froid et l’orage
Contre l’enfant faisaient rage.
« Ouvrez, dit-il, je suis nu ! »
Moi, charitable et bon homme,
J’ouvre au pauvre morfondu,
Et m’enquiers comme il se nomme :
« Je te le dirai tantôt,
Repartit-il : car il faut
Qu’auparavant je m’essuie. »
J’allume aussitôt du feu.
Il regarde si la pluie
N’a point gâté quelque peu
Un arc dont je me méfie.
Je m’approche toutefois,
Et de l’enfant prends les doigts,
Les réchauffe, et, dans moi-même,
Je dis : « Pourquoi craindre tant ?
Que peut-il ? C’est un enfant :
Ma couardise est extrême
D’avoir eu le moindre effroi ;
Que serait-ce si, chez moi,
J’avais reçu Polyphème ? »
L’enfant, d’un air enjoué,
Ayant un peu secoué
Les pièces de son armure
Et sa blonde chevelure,
Prend un trait, un trait vainqueur,
Qu’il me lance au fond du cœur.
« Voilà, dit-il, pour ta peine.
Souviens-toi bien de Clymène,
Et de l’Amour, c’est mon nom. »
« — Ah ! je vous connais, lui dis,
Ingrat et cruel garçon ;
Faut-il que qui vous oblige
Soit traité de la façon ! »
Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit : « Pauvre camarade,
Mon arc est en bon état,
Mais ton cœur est bien malade. »

Quelle incroyable virtuosité chez cet homme qui fait un conte si rapide, si concis, si aisé, sans qu’on puisse y sentir absolument le moindre effort, sans qu’on y sente la moindre méditation ni le moindre apprêt ! Et pourtant, si l’on entrait dans le détail et si l’on voyait comme c’est conduit, si l’on examinait la crainte que La Fontaine a de cet enfant, inquiétant, sans qu’on sache pourquoi, et puis l’arc, la vision de l’arc juste placée au milieu de la fable, cet arc dont l’auteur se méfie et qui est placé là pourquoi ? pour préparer avec beaucoup d’art le trait de la fin ; si l’on examinait tout cela, si on le comparait soit à Anacréon, soit à Ronsard  ce que je n’ai pas le temps de faire  nous verrions que tout cela est d’un art absolument merveilleux et définitif.

J’arrive à La Fontaine considéré comme touriste.

La Fontaine touriste est tout entier contenu dans cet ouvrage qu’on a appelé après coup le Voyage en Limousin et qui, simplement, est constitué par des lettres de La Fontaine à Mlle de La Fontaine, sa femme. Il faut l’intituler Lettres à sa femme.

Il convient tout d’abord de se demander à propos de quoi et dans quelles circonstances ce voyage a été fait, même au point de vue artistique, et non pas seulement au point de vue biographique, car même au point de vue artistique cela a quelque importance, comme vous allez le voir.

Ce voyage a été un voyage forcé. On discute un peu là-dessus ; il y a eu des divergences et quelques altercations même à ce sujet. Est-il vrai que La Fontaine ait été exilé, pour peu de temps, mais enfin exilé en même temps que son oncle, Jannart, et que ce voyage ait été forcé ? J’en suis persuadé, moi, à cause des textes suivants, dont je vous fais juges. Tous ces textes sont susceptibles, je le reconnais, d’une interprétation au bout de laquelle on trouverait qu’il est possible que La Fontaine ait fait ce voyage par dévouement pour son oncle Jannart et pour l’accompagner. Tous ces textes sont susceptibles de cette interprétation difficultueuse et un peu tirée, et il n’y a pas un texte où il soit exprimé formellement que La Fontaine a été exilé ; bien entendu, car s’il y avait un seul texte formel il n’y aurait pas de discussion. Mais je vous fais juges des textes suivants, qui me font croire que le voyage était imposé à La Fontaine.

« La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du Roi. »

Cet ordre du roi devait s’appliquer à lui, et il est difficile, ce me semble, de ne pas en convenir.

« Là (c’est-à-dire quand ils sont arrivés à Bourg-la-Reine), là se doit trouver un valet de pied du Roi (expression amusante de La Fontaine pour dire un exempt, un officier de police) qui a ordre de nous accompagner jusques à Limoges. »

Qui a ordre de nous accompagner. Il se met toujours, dans tous ses textes, de pair exactement avec son oncle.

Voyez encore ce passage, qui n’est pas moins important, ce me semble, qui l’est davantage, à mon avis. Je vous l’ai indiqué dans la biographie, j’y reviens rapidement.

Ils arrivent, Jannart, La Fontaine et le « valet de pied du Roi », ils arrivent à Port-de-Piles. Là, La Fontaine désire visiter Richelieu, on le lui permet ; mais M. de Châteauneuf, l’officier de police, raccompagne, lui, La Fontaine, à Richelieu, et il laisse Jannart aller tout seul de Port-de-Piles à Poitiers. Décidément, il semblerait que c’est surtout La Fontaine que M. de Château-neuf est obligé de surveiller !

« Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir. Les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. de Châteauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’accompagner. Je le pris au mot, et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin. »

C’est absolument clair, La Fontaine est au moins aussi surveillé par M. de Châteauneuf que son oncle.

« Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume ; qu’y ferait-on ? Il faut bien que j’emploie à quelque chose le loisir que le Roi nous donne… »

Cela peut s’interpréter comme je vous l’ai indiqué. « Le roi nous donne des loisirs à Jannart et à moi, à Jannart parce qu’il l’exile, et à moi parce que je me crois obligé d’accompagner Jannart. » Cela peut s’interpréter ainsi ; mais je trouve l’explication un peu tirée et il y a peu de choses qui me paraissent plus formelles que cette façon de parler : « Les loisirs que le roi nous donne. »

De même encore : ils veulent s’arrêter quelque temps à un certain endroit :

« Nous accordâmes à cet ami qui nous avait hébergés un jour seulement. Ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui en accorder davantage, M. de Châteauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que de la cour. Mais nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du Roi. »

La Fontaine, cette fois, a envie de rester quelque part et de laisser Jannart aller en avant, seulement il dit : « Non, il vaut mieux obéir ponctuellement aux ordres du roi. » Il semble bien qu’il doit y obéir lui personnellement, et, pour moi, je crois à un voyage forcé.

Le premier caractère intéressant de ces lettres, et sur lequel je ne crains pas du tout d’insister, au contraire, c’est que ce sont bien réellement des lettres, des lettres familiales, des lettres domestiques, des lettres amicales d’un mari à sa femme, et que ces lettres ont très peu le caractère d’un livre destiné à l’impression et destiné au public. Il est très probable que La Fontaine a écrit ces lettres pour donner à sa femme, à qui il l’avait promis, des relations de son voyage ; puis aussi avec une arrière-pensée, et même deux, avec une arrière-pensée certaine et une arrière-pensée probable. Avec une arrière-pensée certaine, c’est que sa femme ferait lire ses lettres à la petite société de Château-Thierry, à son Académie où elle était une sorte de présidente, à sa petite académie de Château-Thierry   avec une arrière-pensée probable, probable seulement, celle, précisément, de donner un jour ces lettres au public. Il ne les a pas données, pourquoi ? Je n’en sais rien. Elles n’ont pas été publiées de son temps, pourquoi ? Peut-être parce que cela ne lui a pas paru former un ouvrage complet. Ce Voyage en Limousin qui s’arrête avant qu’il ait dit un mot du Limousin lui a paru n’être qu’une ébauche interrompue, probablement. Enfin, il ne l’a pas publié. Pourtant, je crois à une arrière-pensée probable de publication. Mais ce qui me fait croire que ces lettres sont bien des lettres avant tout pour MIIe de La Fontaine, et c’est une raison qui suffirait à elle seule, c’est que, pour les publier, il aurait fallu retrancher certains passages trop intimes ; ce qui me le fait croire, ce sont les textes suivants.

La première lettre est une lettre où La Fontaine — pardonnez-moi la familiarité de l’expression — fait une scène à sa femme. S’il y a une lettre domestique, c’est bien celle où un mari fait des reproches à sa femme, il y a là un caractère d’authenticité domestique non douteux.

Première lettre, premier mot :

« Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde ; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières peu convenables à votre goût ; c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent ; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie de succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez ; il s’en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons. Ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes ; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne qualité pour une femme d’être savante ; et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle. »

Voilà la petite semonce par laquelle commencent les lettres de La Fontaine à sa femme ; voilà qui nous porte déjà à croire que ce sont bien des lettres domestiques, des lettres familiales que La Fontaine a écrites là.

Voyez encore ceci. Il s’agit de décrire à sa femme les merveilles du château de Richelieu, des merveilles artistiques, et La Fontaine parle ainsi :

« Ce ne sont peut-être pas les plus remarquables [les plus remarquables beautés de ce château] que je vais vous citer. Mais que vous importe ? De l’humeur dont je vous connais, une galanterie sur ces matières [galanterie veut dire badinage, un badinage sur ces matières] vous plaira plus que tant d’observations savantes et curieuses. Ceux qui chercheront de ces observations savantes dans les lettres que je vous écris se tromperont fort…, etc. »

Voilà ce qui est bien du caractère domestique et familial.

Ailleurs, un peu plus loin, La Fontaine est bien dans le domestique pris sur le fait, en quelque sorte. Il vient de parler, toujours à propos du château de Richelieu, de deux petits Hercules qui sont agréablement faits, chacun d’eux garni de sa peau de lion et de sa massue. Entre parenthèses : (« Cela ne vous fait-il point souvenir de ce saint Michel garni de son diable ? ») Qu’est-ce que c’est que ce saint Michel garni de son diable ? N’est-il pas évident que c’est un objet d’art que La Fontaine et sa femme ont vu de très près, que Mlle de La Fontaine doit avoir très net dans le souvenir ? Si les lettres étaient écrites pour le public, il y aurait certainement l’indication du lieu, de l’église, du palais où se trouve ce saint Michel garni de son diable. Voilà qui sent absolument la communication toute familiale, toute domestique.

Voyez encore, et je n’en finirais vraiment pas si je voulais tout citer :

« Pardonnez-moi cette petite digression. Il m’est impossible de tomber sur ce mot… »

Il vient de parler de deux esclaves de Michel-Ange qui étaient — je crois qu’ils n’y sont plus — au château de Richelieu et qui étaient, certainement, sa plus sensible attraction.

« Pardonnez-moi cette petite digression. Il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter. Que voulez-vous ? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit, toutefois, sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu’il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu’on a estimés ; mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. »

Voilà La Fontaine aimable, gracieux, cajoleur, à l’égard de sa femme. Voilà encore qui peut étonner au premier abord, mais qui se comprend très bien. La Fontaine est parti, a quitté MIle de La Fontaine en lui promettant une relation de son voyage. Il ne veut pas être grondeur tout le temps, il ne l’a même été qu’une fois, et maintenant le voilà revenu à son joli rôle de mari aimable, gracieux, plaisantant sa femme sur les amoureux qu’elle avait et sur lui-même qui a été le premier, qui a été son « esclave ». Ceci prouve que, jusqu’à un certain point il était sincère. Vous savez qu’il y a des hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes, qu’ils le sont même de la leur. C’est de ceux-là qu’une dame indulgente a dit un jour : « Ces hommes-là ont du bon : avec eux, on est toujours sûre d’avoir été aimée. » Eh bien, je crois que La Fontaine était précisément de ces maris-là et que c’est avec une demi-sincérité qu’il cajolait de sa voix, comme il a dit quelque part, qu’il cajolait de sa voix MlIe de La Fontaine, comme le Renard cajolait le Corbeau.

Vous avez encore bien d’autres passages que je pourrais citer, mais je me presse un peu. Vous avez encore, par exemple, le passage où il parle de sa famille. Vous allez voir que ceci est tout à fait une lettre familiale, une lettre qui n’intéresse guère que les membres de la famille et qui n’intéresserait pas beaucoup le public.

« Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. [Rappelez-vous que la mère de La Fontaine était une Pidoux.] Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. » Et il songe au sien, qui était considérable, comme vous savez.

Ce sont bien des lettres tout à fait domestiques, personnelles.

« On nous assura, de plus, qu’ils vivaient longtemps et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fut véritable…, etc. »

Suivent toutes sortes d’histoires qui ne se rapportent véritablement qu’à sa famille et qui n’ont d’intérêt que pour des personnes de sa famille.

De même je vous lirai tout ce qu’il dit de sa grande belle fille de cousine sur laquelle il fait des vers, à laquelle il s’intéresse évidemment, dont il marque toutes les particularités de caractère avec un soin extrême.

Autre texte tout à fait curieux à cet égard. La Fontaine, qui ne s’occupe guère de son fils, comme vous savez, qui n’en a parlé que deux ou trois fois peut-être dans toute sa vie, en parle dans ces lettres à sa femme, et il en parle même gentiment.

« Cependant faites bien mes recommandations à notre marmot et dites-lui que, peut-être, j’amènerai de ce pays [de ce pays-là, du Limousin] quelque beau petit chaperon [c’est-à-dire quelque jeune fille coiffée du chaperon] pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie. »

Ceci encore n’est-il pas tout à fait du ton d’un mari aimable, badin, un peu taquin aussi, écrivant à sa femme, pour la faire sourire, pour la faire gronder un peu et pour qu’elle lise la chose à ses amis en riant et en disant : « quel impertinent ! Mais il a de l’esprit »  Et ce caractère de lettres domestiques destinées cependant à être lues dans un petit cercle, c’est le caractère même — (comme c’est celui des lettres de Mme Sévigné) que j’affirme être celui des lettres de La Fontaine que nous lisons en ce moment :

« J’emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses à vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle après cela des maris qui se sont sacrifiés pour leurs femmes ! Je prétends les surpasser tous et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d’aussi bonnes nuits que j’en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé. »

Vous verrez, quand je vous lirai ce qu’il dit de sa cousine de Châtellerault, qu’il la donne comme grande liseuse de romans et qu’il ajoute : « C’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. » Il a déjà fait ce reproche à sa femme dans sa première lettre. Dans des lettres écrites en vue du public cette répétition serait une faute ; elle serait contre l’art. Dans de véritables lettres, écrites pour sa femme, cette répétition de la taquinerie n’a rien que de très naturel.

Jusqu’à la dernière page (du moins de ce qui nous est parvenu), cette marque subsiste de lettres confidentielles où deux personnes s’entendent à demi-mot : « Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France : les hommes ont de l’esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur ; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C’est dommage que ***… n’y ait été mariée ; quant à mon égard… »

Ici nous sommes en face d’un de ces propos comme on en trouve tant dans les lettres qui n’étaient point destinées à la publicité, dans les lettres essentiellement privées, c’est-à-dire devant un de ces propos que l’on n’entend point. Pourquoi est-il dommage que Mme ou Mlle X… n’ait pas été mariée en Limousin ? Est-ce parce qu’il y a à regretter qu’elle n’ait pas épousé un homme d’esprit ? Est-ce ironiquement — et c’est probablement cela — que Mme ou MIIe X… étant, complimenteuse et amoureuse de compliments, il est à regretter qu’elle ne se soit pas mariée en Limousin où elle eût été à son affaire ? Nous n’en savons rien du tout et nous renonçons à le savoir. Mais il s’agit évidemment d’une personne que connaît Mlle de La Fontaine, qu’elle reconnaît tout de suite, même sans qu’on la nomme. Le caractère intime et confidentiel est marqué ici autant et même plus que partout ailleurs.

Je vous ai dit que je pourrais citer encore bien d’autres textes permettant et exigeant la même conclusion. Avant tout, et c’en est un des charmes, le Voyage en Limousin est un recueil de lettres authentiques, véritablement adressées à sa femme par La Fontaine, et non pas adressées à elle par fiction. Ce n’est pas un « Voyage de Chapelle et de Bachaumont » ; c’est un voyage de La Fontaine ayant le caractère domestique et familial au plus haut degré.

Ce que l’on trouve et qui intéresse non seulement Mlle de La Fontaine, mais tous, dans ce voyage tout à fait agréable, tout à fait charmant, c’est d’abord les parties pittoresques.

Les parties pittoresques, c’est tout de suite, dès le départ de Paris. C’est, par exemple, la description du jardin de Mme C… Il ne la nomme pas autrement.

Vous savez que l’on a beaucoup parlé du sentiment de la nature chez les littérateurs du dix-septième siècle, et en général pour nier qu’ils en eussent. Cette habitude de la critique, de l’histoire littéraire, cette légende a duré assez longtemps. Elle ne tient pas debout. Il fallait que nos prédécesseurs eussent lu très superficiellement les auteurs du dix-septième siècle pour ne pas s’être aperçus que depuis Malherbe lui-même, et Racan, jusqu’à Fénelon, en passant par Théophile de Viau, par Cyrano, par Saint-Amand, par Voiture même, par La Fontaine, par Mme de Sévigné, et enfin j’arrive à Fénelon, la plupart, presque tous les auteurs du dix-septième siècle ont parlé de la nature avec un sentiment de la nature tout à fait vit, profond   avec un sentiment philosophique, métaphysique, symbolique, non, je le reconnais et je leur en fais mon compliment ; mais avec un sentiment de la nature tout à fait pénétrant et fort.

Or on a fait beaucoup remarquer que lorsque La Fontaine parle de la nature, il parle des jardins et l’on a cité souvent ces deux vers, charmants du reste :

L’innocente beauté des jardins et du jour
Allait faire à jamais le charme de ma vie.

« Vous le voyez bien, disait-on, il aime les jardins, le parc de Versailles, il l’a montré dans Psyché. Il aime les beaux jardins du temps et voilà tout ; et non pas la grande nature. » Oui mais il faut faire attention au sens des mots et savoir ce que La Fontaine appelle un jardin. Ce qu’il appelle jardin, c’est un parc ; ce qu’il appelle jardin, c’est une forêt ou à peu près une forêt. Voici la description du jardin de Mme C… :

« Le jardin de Mme C… mérite aussi d’avoir place dans cette histoire. Il a beaucoup d’endroits fort champêtres… »

Ah ! nous y voilà tout de suite !

« … et c’est ce que j’aime sur toutes choses. Ou vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu. Si vous l’avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent. Je me trompe bien si cela n’est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l’enfoncement avec la noirceur d’une forêt âgée de dix siècles : les arbres n’en sont pas si vieux à la vérité ; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore ; elles ont cela de particulier…, etc. »

Je veux simplement vous indiquer le caractère de ce que La Fontaine appelait jardins. Ce sont des jardins infiniment champêtres et c’est la campagne elle-même.

Je continue simplement en vous lisant quelques vers que l’enthousiasme pour le jardin de Mme C… a inspirés à La Fontaine :

Je ne vois rien qui l’égale,
Ni qui me charme à mon gré
Comme un gazon qui s’étale
Le long de chaque degré.
J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis.

Beautés simples et divines,
Vous contentiez nos aïeux
Avant qu’on tirât des mines
Ce qui nous frappe les yeux

De quoi sert tant de dépense ?
Les grands ont beau s’en vanter :
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu’à planter !

La Fontaine montrera encore un grand amour pour les jardins qui sont des parcs et pour les parcs qui sont de véritables forêts, où l’on trouve l’ombre et le frais, comme il dit, et où l’on trouve une solitude peuplée de véritables ténèbres ; il montrera encore cet amour, lorsqu’il parlera des jardins qui entourent le château de Richelieu.

«… Nous descendîmes dans les jardins qui sont beaux sans doute et fort étendus ; rien ne les sépare d’avec le parc. C’est un pays que ce parc, on y court le cerf. Quant aux jardins le parterre est grand et l’ouvrage de plus d’un jour. Il a fallu, pour le faire, qu’on ait tranché toute la croupe d’une montagne. La retenue des terres est couverte d’une palissade de philiréa apparemment ancienne ; car elle est chauve en beaucoup d’endroits. Il est vrai que les statues qu’on y a mises réparent en quelque façon les ruines de sa beauté. Ces endroits, comme vous le savez, sont d’ordinaire le quartier des Flores : j’y en vis une et une Vénus, un Bacchus moderne, un consul (que fait ce consul parmi de jeunes déesses ?), une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouez le vrai, cette dame sortant du bain n’est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne vous saurais dire comme elle est faite, ne l’ayant considérée que fort peu de temps. Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause. Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables et où je me plairais extrêmement à avoir une aventure amoureuse ; en un mot de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes : à midi véritablement on y entrevoit quelque chose,

Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour,
Ou lorsqu’il n’est plus nuit et n’est pas encor jour.

Je m’enfonçai dans une de ces allées. M. de Chateauneuf, qui était las, me laissa aller. À peine eus-je fait dix ou douze pas que je me sentis forcé par une puissance secrète de commencer quelques vers à la louange du grand Armand. Je serais encore au fond de l’allée où je commençai ces vers, si M. de Chateauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard… »

Après les jardins, ce que l’on trouvera en fait de pittoresque, dans les lettres de La Fontaine à sa femme, c’est la Loire, la Loire qui l’a infiniment frappé et qui lui a donné, pour la première fois, la sensation de la grandeur, de quelque chose qui fût véritablement grand. C’est la Loire à Orléans. Cela vous fait sourire ? Mais songez que La Fontaine n’a jamais vu que les petites rivières et les petits ruisseaux de la Champagne et de l’Ile-de-France, et la Seine ; or, la Seine est moins majestueuse que la Loire ; il faut le concéder. Il semble que ceci est la première impression de grande nature qu’il ait eue. Ce que je dis n’est pas pour vouloir déprécier la Loire, qui a, en effet, beaucoup de majesté dans la largeur de son lit et de sa vallée.

La Fontaine regarde la Loire du haut du pont d’Orléans :

« Les voiles des bateaux sont fort amples, cela leur donne une majesté, de la vie, et je m’imaginai voir le port de Constantinople en petit. D’ailleurs, Orléans a là un bel aspect. Comme la ville va en montant [très exact], on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu’on a plantés dans beaucoup d’endroits, le long du rempart, font qu’elle paraît à demi fermée de murailles vertes, et, à mon avis, cela lui sied bien. »

La Loire, non plus à Orléans, mais plus bas, vue de la levée (dont il parle du reste), de la levée continue qui va d’Orléans à Tours. Le passage est un peu long, je ne vous en citerai que la fin, qui est très belle :

Mais le plus bel objet, c’est la Loire, sans doute.
On la voit rarement s’écarter de sa route ;
Elle a peu de replis dans son cours mesuré ;
Ce n’est pas un ruisseau qui s’épande en un pré,
C’est la fille d’Amphitrite,
C’est elle dont le mérite,
Le nom, la gloire et les bords
Sont dignes de ces provinces
Qu’entre tous leurs plus grands trésors
Ont toujours placées nos princes.
Elle répand son cristal
Avecque magnificence,
Et le jardin de la France
Méritait un tel canal.

Quelques mots encore, intéressants, sur la vue, la brillante et majestueuse vue que l’on a du haut du château d’Amboise. La Loire à ses pieds, souveraine, et puis l’ondulation lointaine des coteaux et des collines à l’horizon. Ceci encore serait à citer, mais il faut que je me hâte.

Maintenant je vous dirai que… c’est tout. Il n’y a pas d’autre passage pittoresque dans le Voyage en Limousin que ces cinq-là : le jardin de Mme C…, les jardins de Richelieu, la Loire à Amboise, la Loire à Orléans, et la Loire le long de la levée qui va d’Orléans à Tours. Cela fait cinq, il n’y en a pas d’autre. Seulement, je ne crois pas qu’il faille en vouloir beaucoup à La Fontaine parce que ce n’est pas tout à fait sa faute s’il a traversé la Beauce tout entière en causant avec sa voisine la comtesse, ou pseudo-comtesse, dont nous allons faire la connaissance tout à l’heure. Il est évident qu’il ne pouvait pas inventer du pittoresque là où il n’y en avait pas, et en dehors des bords de la Loire, il n’y en avait guère.

Vous savez ce que Stendhal a dit bien joliment de nos auteurs classiques : s’ils n’ont pas eu le sentiment de la nature, il ne faut pas s’en étonner beaucoup parce qu’ils vivaient tous ou presque tous à Paris, et que les environs de Paris ne sont pas pour donner un sentiment très profond et très grandiose de la nature ; le sentiment d’une nature aimable, gracieuse, infiniment charmante même, oui, mais le sentiment du grand pittoresque, ils ne pouvaient le trouver autour d’eux. Si, à la place du Mont Valérien, ils avaient eu seulement le Mont Blanc, toute la littérature française eût été changée  C’est vrai ! Mais figurez-vous le malheur qui est arrivé à La Fontaine. Il allait en Limousin. Pour aller jusqu’en Limousin, il traversait des pays qui n’ont rien du grand pittoresque, et là même où la montagne commence, c’est-à-dire en Limousin, je ne sais par quel hasard, ou je ne sais par quelle décision de la fatalité, son voyage s’arrête, ou du moins la relation de son voyage s’arrête, de sorte qu’on ne peut savoir si La Fontaine a été frappé par l’aspect puissant et robuste des montagnes.

Là où La Fontaine est fort gracieux encore, et très amusant en même temps qu’un peu tragi-comique, c’est dans les endroits où il y a quelques dangers à courir. Il y en avait peu en vérité à courir de Paris à Poitiers, ou de Paris à Limoges, et cependant il y avait, non très loin d’ici, il y avait, au-delà d’Arpajon, la vallée de Cocatrix, au lieu qui s’appelait alors Tréfou et qui maintenant s’appelle, je crois, Torfou. Enfin, il y avait une forêt à passer, une forêt de sinistre renommée et dont La Fontaine connaissait la réputation.

« Après avoir atteint la vallée de Tréfou, car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez vous imaginer qu’il n’y a pas de vallée sans montagne… Je ne songe pas à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.

C’est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs d’embûche et de retraite,
A gauche un bois, une montagne à droite ;
Entre les deux,
Un chemin creux.
La montagne est toute pleine
De rochers faits comme ceux
De notre petit domaine.

Tout ce que nous étions d’hommes dans le carrosse, nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre : en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe à cette époque-là [c’était ainsi], ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille ; cela n’est pas bien ; il mériterait qu’on le brûlât.

République de loups, asile de brigands,
Faut-il que tu sois dans le monde ?
Tu favorises les méchants
Par ton ombre épaisse et profonde.
Ils égorgent celui que Thémis, ou le gain,
Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre !
En combien de façons, hélas ! le genre humain
Se fait à soi-même la guerre !
Puisse le feu du ciel désoler ton enceinte !
Jamais celui d’amour ne s’y fasse sentir….
………………………………………………….
Qu’au lieu d’Amaryllis, de Diane et d’Aminte
On ne trouve chez toi que vilains bûcherons,
Charbonniers noirs comme démons,
Qui t’accommodent de manière
Que tu sois à tous les larrons
Ce qu’on appelle un cimetière ! »

Ceci est un peu du Chapelle et Bachaumont, du Chapelle et Bachaumont écrit par La Fontaine, c’est-à-dire d’une façon tout à fait supérieure ; mais ceci est un peu du genre volontairement plaisant, plaisant je ne dirai pas avec un peu d’effort  quand on parle de La Fontaine on ne peut guère dire cela  mais avec un certain apprêt, que l’on sent. Il a voulu être plaisant et donner de lui, de lui ayant une peur qu’il exagère, une idée comique. C’est encore excellent ; cependant, il y a un quelque chose d’artificiel.

Sur les objets d’art qui sont contenus dans le château de Richelieu, sur lesquels il insiste beaucoup, moi je n’insisterai pas, parce que cela ne vaut véritablement que comme guide. Comme guide c’est très intéressant. Je sais quelqu’un qui s’est longtemps proposé de faire ce voyage, et d’une façon très intéressante, en prenant le Voyage de La Fontaine en Limousin comme un guide Joanne ; de faire tout le trajet dont il a parlé, par les mêmes chemins, c’est-à-dire non pas par le chemin de fer, mais par la route qui est à peu près la même qu’à cette époque, de s’arrêter partout où La Fontaine s’est arrêté, et de comparer les sensations d’un homme de notre temps avec celles du poète. Cela serait un joli nouveau voyage en Limousin. Je sais qui veut faire cela, qui est parfaitement capable de le faire, et qui le fera d’une façon délicieuse2.

Mais quand La Fontaine est à Richelieu, c’est précisément alors que son ouvrage n’est bien intéressant que pour qui verrait avec lui ce lieu-là et les objets d’art qu’il a vus et qui y sont restés encore. Il est à regretter qu’ils n’y soient pas restés tous.

Je passe donc sur les « sensations d’art » de La Fontaine en son voyage. Cependant je veux vous indiquer, parce que je n’aurai pas à m’y arrêter très longtemps, sa petite sensation d’art, non pas à Richelieu, mais à Cléry, à Notre-Dame de Cléry, où est enterré le roi Louis XI.

« Le premier lieu où nous arrêtâmes, ce fut Cléry. J’allai aussitôt visiter l’église. C’est une collégiale assez bien rentée pour un bourg, … Louis XI y est enterré. On le voit à genoux sur son tombeau, quatre enfants aux coins. Ce seraient quatre anges, et ce pourraient être quatre Amours, si on ne leur avait point arraché les ailes. Le bon apôtre de roi fait là le saint homme, et est bien mieux pris que quand le Bourguignon le mena à Liège.

Je lui trouvai la mine d’un matois ;
Aussi l’était ce prince, dont la vie
Doit rarement servir d’exemple aux rois,
Et pourrait être en quelques points suivie.

A ses genoux sont ses heures et son chapelet, et autres menus ustensiles, sa main de justice, son sceptre, son chapeau et sa Notre-Dame. Je ne sais comment le statuaire n’y a point mis le prévôt Tristan [car, en vérité, il y a mis tout ce qui l’entourait pendant sa vie]. Le tout est de marbre blanc et m’a semblé d’assez bonne main. »

Vous voyez, il n’insiste pas. Aucun terme savant, bien entendu, quand il écrit à sa femme, et il l’a prévenue à cet égard. Aucun terme de statuaire. Ainsi, dans sa visite au château de Richelieu, il évitera de dire « des colonnes rostrales », trouvant le mot trop architectural, trop du jargon, c’est-à-dire trop de la langue particulière des artistes. Donc, aucun terme d’art, mais la silhouette est très heureuse et très représentative, et elle donne une vision très nette de ce roi entouré de tous les objets qui lui étaient habituels, et puis avec son air matois jusque sur le tombeau, cet air qui était le fond même du caractère de Louis XI…

D’un livre de cette sorte, ce que l’on attend c’est d’abord du pittoresque, ce sont des rapports exacts et intelligents sur les œuvres d’art que l’on voit et c’est ensuite quelques relations sur les hommes et le caractère des hommes que l’on a rencontrés. C’est ce que vous ne trouverez pas beaucoup, ce que vous ne trouverez presque pas dans le Voyage en Limousin. On sent bien que La Fontaine ne tient pas à lier conversation, et à déshabiller l’âme des personnages qu’il rencontre, comme le faisait Stendhal. Voilà la grande différence entre Stendhal et lui. Stendhal n’est pas très pittoresque, Stendhal a même des erreurs de goût, au point de vue du pittoresque, qui m’ont fait frémir. Cet homme (il n’aimait que les mers d’Italie) a osé trouver affreuse la baie de Saint-Malo. Ce jour-là il s’est fait au moins un ennemi, qui est moi.

Donc, le goût pittoresque de Stendhal est très douteux ; mais Stendhal est incomparable lorsqu’il se met à causer avec son voisin de diligence, avec son voisin de bateau, avec l’homme qu’il rencontre en un café de Tours ou qu’il rencontre sur la place publique d’Orléans. Là on voit précisément l’homme qui fait, du voyage, une enquête sur l’humanité ; il se trompe quelquefois, quelquefois il a des réflexions, des idées générales qui ne sont pas du tout de mon goût, mais enfin il étudie les hommes. C’est cela que La Fontaine, en somme, ne fait point. On ne trouve exactement, parmi ses compagnons de voyage et tous les gens qu’il a rencontrés, on ne trouve exactement dans ses lettres que le notaire, d’abord, la comtesse, les bohémiens, sa cousine de Châtellerault et, il faut bien le dire, une fille d’auberge.

Le notaire, qu’ils ont rencontré tout de suite, en montant dans le coche, à Bourg-la-Reine, est silhouetté de la façon suivante :

« Point de moines dans ce coche… »

C’était une plaisanterie du temps. On disait que jamais on ne pouvait monter dans un coche sans avoir une compagnie de moines.

« Point de moines dans ce coche ; mais, en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot et un notaire qui chantait toujours et qui chantait très mal. Il reportait en son pays quatre volumes de chansons. »

Il ne sera plus question du notaire.

« Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine, qui se qualifiait comtesse. Elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari : toutes qualités de bon augure [vous voyez dans quel sens parle La Fontaine] et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée ; mais sans elle rien ne me touche. »

Il ne sera plus question de la comtesse que quand on la quittera à Port-de-Piles, quand elle montera dans un carrosse campagnard qui l’emmènera dans son petit castel.

Les bohémiens, les voici, et ceci est fort intéressant au point de vue du talent pittoresque de La Fontaine. Celui-ci et ses compagnons ont rencontré, marchant à pied, comme il arrivait si souvent en ce temps-là, sans doute pour monter une côte, ils ont rencontré la singulière compagnie suivante :

« Après avoir passé l’Indre, nous trouvâmes au bord trois hommes d’assez bonne mine, mais mal vêtus et fort délabrés. L’un de ces personnages avait fait une tresse de ses cheveux, laquelle lui pendait en derrière comme une queue de cheval. Non loin de là, nous aperçûmes quelques Philis, je veux dire Philis d’Egypte [Egyptiennes, bohémiennes, évidemment], qui venaient vers nous dansant, folâtrant, montrant leurs épaules et traînant après elles des duègnes détestables à proportion, et qui nous regardaient avec autant de mépris que si elles eussent été belles et jeunes. Je frémis d’horreur à ce spectacle et j’en ai été plus de deux jours sans pouvoir manger. »

Les poètes exagèrent toujours !

« Deux femmes fort blanches marchaient ensuite ; elles avaient le teint délicat, la taille bien faite, de la beauté, médiocrement, et n’étaient anges, à bien parler, qu’en tant que les autres étaient de véritables démons. Nous saluâmes ces deux avec beaucoup de respect, tant à cause d’elles que de leurs jupes qui, véritablement, étaient plus riches que ne semblait le promettre un tel équipage. Le reste de leur habit consistait en une cape d’étoffe blanche, et, sur la tête, un petit chapeau à l’anglaise, de taffetas de couleur, avec un galon d’argent. Elles ne nous rendirent notre salut, qu’en faisant une légère inclination de tête, marchant toujours avec une gravité de déesses, et ne daignant presque jeter les yeux sur nous, comme simples mortels que nous étions. Le bagage marchait en queue, partie sur chariots, partie sur bêtes de somme ; puis quatre carrosses vides et quelques valets à l’entour, le tout escorté par M. de La Fourcade, garde du corps, etc. »

Cela veut dire que c’étaient des aventuriers et aventurières qui avaient été pris dans une rafle de maréchaussée et qu’on emmenait dans je ne sais quel lieu de relégation.

Remarquez que La Fontaine ne méprise pas ces petits procédés de narration pour un effet de surprise. Il présente la chose tout d’abord comme une rencontre extraordinaire et un peu romanesque ; et puis, faisant apparaître seulement à la fin M. de La Fourcade, garde du corps, il révèle à qui l’on a affaire : il ne s’agit que d’aventuriers.

Le portrait de sa cousine Pidoux est intéressant surtout pour MlIe de La Fontaine, mais il est curieux parce qu’il est bien fait, gracieux, aimable, et puis, il est aussi curieux comme caractéristique des goûts de La Fontaine et de sa façon, je ne dirai pas de s’enamourer, mais enfin de commencer l’évolution d’un certain sentiment à l’égard d’une beauté. Vous savez que, jusqu’à la fin, l’admiration pour les jeunes filles a été une de ses manies, un de ses péchés légers ; jusqu’à la fin, il a jeté des regards du côté de la jeunesse féminine ; chez les Herwart, à la campagne, il tombait en extase devant une toute jeune fille, à ce point que, pour revenir à Paris, il s’égarait dans ses rêveries et dans les chemins, et finissait par s’apercevoir qu’il avait tourné absolument le dos au but de son voyage. Revenons à sa cousine de Châtellerault.

« On me fit voir une grande fille que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a enlevé… C’est dommage ! On dit que jamais fille n’a eu de plus belles espérances que celle-là.

Quelles imprécations
Ne mérites-tu point, cruelle maladie,
Qui ne peux voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions »

Suivent des imprécations, en effet, très éloquentes, à l’adresse de la petite vérole.

« On nous assura qu’elle dansait bien, et je n’eus pas de peine à le croire. Ce qui m’en plut davantage fut le ton de voix et les yeux. Son humeur aussi me sembla douce. Du reste, ne m’en demandez rien de particulier, car, pour parler franchement, je l’entretins peu, et de choses indifférentes ; bien résolu, si nous eussions fait un plus long séjour à Châtellerault, de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans l’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans ; c’est à vous, qui les aimez si fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. »

Voilà le portrait d’une jeune cousine de La Fontaine ; voilà une jeune fille dont on ne dit pas le nom et qui, cependant, est immortelle.

Pour ce qui est de la fille d’auberge, je crois que c’est plutôt une fille d’aubergiste, il y a une nuance ; mais, enfin pour ce qui est de la jolie Limousine qu’il a remarquée dans une auberge, voici ce qu’il en dit :

« Rien ne m’aurait plu [dans cet affreux gîte qu’il vient de peindre], rien ne m’aurait plu sans la fille du logis, jeune personne et assez jolie. Je la cajolai sur sa coiffure. C’était une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d’un galon d’or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir aussitôt sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Chavigny, l’on ne parle plus quasi français. Cependant, cette personne m’entendit sans beaucoup de peine : les fleurettes s’entendent par tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement.

Tout méchant qu’était notre gîte, je ne laissai pas d’y avoir une nuit fort douce. Mon sommeil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l’être. Si pourtant Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée ; il ne le fit point, et je m’en passai. »

Voilà de quel ton La Fontaine parle de ses rencontres féminines en voyage, et ce ton est absolument charmant avec le commencement de libertinage qui était adopté et permis dans les lettres du temps. Songez, par exemple, à la correspondance entre Bussy-Rabutin et Mme de Sévigné ; il y a des gauloiseries plus fortes que toutes celles que La Fontaine adresse à Mlle de La Fontaine ; et pourtant Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin n’étaient que cousins et n’étaient point mari et femme.

C’est encore de ce ton qu’il a parlé, quoique très peu, mais avec un intérêt qui, pour nous, est considérable, presque immense, de lui-même. J’ai fait allusion, en racontant sa biographie, à la fameuse distraction qu’il eut à Cléry, dans une auberge de Cléry. Voici comme il la raconte :

« Au sortir de là [de l’église où il avait vu le tombeau de Louis XI], je pris une autre hôtellerie pour la nôtre ; il s’en fallut peu que je n’y commandasse à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit. Un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus et j’arrivai assez à temps pour compter » [c’est-à-dire compter parmi les convives].

Vous le voyez, c’est un peu succinct. Lui qui sait si bien dérouler un récit, eût pu dérouler celui-ci un peu davantage. Mais vous voyez : il arrive avec M. Jannart et M. de Châteauneuf à l’auberge du Cheval Blanc, je suppose, et, après s’être promené, c’est à l’auberge du Lion d’Or qu’il se rend et où il est tout à fait chez lui. C’est une distraction à la Ménalque, absolument comme dans le Ménalque de La Bruyère. Et il faut que quelqu’un s’étonnant de ce qu’il n’avait pas de bagages, de ce qu’il n’avait pas d’autre bagage que Tite-Live, aille le trouver et lui dire : « Monsieur, ne serait-ce pas au Cheval Blanc que vous êtes descendu ? » Si La Fontaine a peu parlé de lui dans ces lettres familiales et domestiques où il apporte son élégance et certainement même un peu de coquetterie d’auteur, par instant, il y met avant toute la plus parfaite sincérité et la naïveté la plus grande, et ainsi il s’est peint tout entier ou presque ; il s’est peint distrait, curieux, admirateur de la nature, sensible. (Rappelez-vous sa méditation devant la cellule de Fouquet, que je n’avais pas besoin de vous citer aujourd’hui puisque je vous l’ai déjà citée tout entière en faisant sa biographie.) Il se montre encore amateur d’art très exact, très sensible, sans aucune prétention du reste, mais parfaitement capable de distinguer les belles choses et de les faire comprendre. Il se montre enfin l’amoureux, ou plutôt l’amateur de femmes qu’il a été toujours, ceci dans une mesure qui, à moi du moins, paraît une demi-galanterie et peut-être un commencement de sentiment véritable. Il se peint presque tout entier dans ce volume, même, comme je vous l’ai dit, même avec ses lacunes. Il est très peu psychologue, et ne s’intéresse pas à la psychologie, voilà ce qui est certain.

Remarquez que, même dans ses Contes et dans ses Fables, il est moraliste, et de premier ordre, c’est-à-dire qu’il parle avec infiniment de perspicacité, de grâce, de malice et quelquefois de profondeur, des vertus, peu, mais des ridicules et des vices des hommes. Moraliste, il l’est, il s’entend à faire l’analyse d’un travers, d’un ridicule, d’un défaut. Mais est-il un psychologue, cest-à-dire un homme qui étudie les hommes et qui les regarde, non pas dans leurs vertus ou dans leurs vices généraux, mais en eux-mêmes, particulièrement et individuellement, comme un La Bruyère, est-il cet homme-là ? Jamais ! Pas plus dans les Contes que dans les Fables, pas plus dans les Fables que dans les Contes. S’il a « particularisé », comme il aime à dire  et prenez ce mot dans le sens qui veut dire analyser dans le détail  s’il a particularisé, c’est les animaux. Il a aimé les considérer, il s’est trompé souvent sur leur véritable complexion, mais il a aimé les observer, voir leur physionomie, leurs gestes, comprendre leur petite âme par leurs gestes et leur physionomie. Il est le La Bruyère des animaux ; mais il n’est pas du tout le La Bruyère des hommes, et c’est La Bruyère qui est le La Fontaine des hommes.

Vous voyez qu’ici il ne s’est presque point inquiété de savoir s’il y avait une différence entre un Orléanais et un Parisien, entre un Tourangeau et un Poitevin ou un Limousin. Il a peu interrogé les hommes. Grand moraliste, il n’a pas voulu être un psychologue curieux, ni même informé. Il n’y a rien comme le Voyage en Limousin qui nous renseigne sur le caractère de La Fontaine, sur son humeur, sur son esprit — et aussi sur ses limites.

VI.
Ses petits poèmes  son théâtre. §

Comme je vous en ai prévenus, je vous parlerai aujourd’hui des petits poèmes de La Fontaine et de son théâtre.

Par « petits poèmes » de La Fontaine nous entendons des poèmes qui, en vérité, sont plus longs que les Fables et que les Contes, mais qui, étant des poèmes didactiques et des poèmes épiques, sont moins longs que les poèmes épiques et que les poèmes didactiques que nous avons coutume de considérer dans l’histoire de la littérature ; c’est pour cela qu’on les a appelés « les petits poèmes de La Fontaine », ce qui ne répond pas à une idée très précise, mais vous comprenez ce que l’on a voulu entendre parla.

Les petits poèmes de La Fontaine sont : Philémon et Baucis, le Quinquina, la Captivité de saint Malc, Adonis et les Filles de Minée.

De Philémon et Baucis je ne vous dirai presque rien aujourd’hui, parce que ce que ce poème contient de plus beau, de plus brillant et de plus charmant, j’ai eu l’occasion de vous le lire lorsque je vous ai décrit le caractère de La Fontaine et lorsque je vous ai parlé du goût de La Fontaine pour la médiocrité et de la manière exquise dont il s’est exprimé sur ce goût et sur cette chose. Je vous indiquerai seulement que Philémon et Baucis a probablement hanté l’imagination de Gœthe, puisque le grand poème de Faust finit presque par l’épisode de Philémon et Baucis ; il l’a traité d’une façon particulière dans laquelle je n’ai pas lieu d’entrer aujourd’hui et cela m’entraînerait trop loin ; mais il l’a traité à un point de vue à la fois philosophique et psychologique infiniment intéressant. Il a montré Faust qui, après s’être élevé peu à peu dans l’échelle de l’humanité par sa conscience, par son goût du travail, par le goût de l’activité féconde et productrice qui lui est venu, il l’a montré ayant cependant une grave défaillance de conscience, toute naturelle, du reste, de la part du puissant et du victorieux. Il est victorieux, et il est puissant, et, ce qui vaut mieux, il est producteur, il a créé de la paix, du bonheur et de la vie tout autour de lui. Une chose gêne cet heureux et ce tout-puissant, une feuille de rose est dans son lit de sybarite qui, pourtant, est un sybarite très revenu : la chaumière et les trois tilleuls de Philémon et Baucis gênent sa vue, gênent la perspective qu’il a sur l’étendue des flots ; et, ce qui lui est singulièrement reproché, du reste, ce qui est considéré comme sa dernière faute, presque son dernier crime, quelque chose du moins entre la faute et le crime, il fait abattre les tilleuls et la chaumière.

J’ai tenu à vous indiquer ce détail avec ce petit rapprochement parce que cela montre au moins que Gœthe s’est intéressé à Philémon et Baucis, dont il est probable qu’il a trouvé l’histoire plutôt dans La Fontaine que dans Ovide, encore que, bien entendu, je n’en sache rien.

 

Pour ce qui est du Quinquina, il faut bien que je vous en parle puisqu’il nous présente le talent de La Fontaine occupé à un singulier objet, et puisque, du reste, il y a, dans le Quinquina, des vers très remarquables.

Le Quinquina est universellement méprisé de ceux qui ne l’ont pas lu et même de quelques-uns de ceux qui en ont pris connaissance. Il m’est arrivé (j’aime à m’accuser de mes fautes), il m’est arrivé d’en causer avec mon pauvre ami Moréas, et Moréas me disait : « Il n’y a pas un poème de La Fontaine qui ne soit très beau ! » Se reprenant un peu, car il hésitait sur ses propres paradoxes, il disait : « Il n’y a pas un poème de La Fontaine qui ne contienne au moins de très beaux vers. » Je lui répondis : « Mais pourtant, pour ce qui est du Quinquina, je crois qu’il serait difficile d’y trouver de beaux vers   Je vous assure, me répondit-il, qu’il y a de très beaux vers dans le poème du Quinquina. » Je me promis, dès ce moment, de relire ce poème, et, dès que j’eus quitté Moréas, je pris mon La Fontaine et m’adressai directement au poème du Quinquina. Et Moréas, qui s’était peut-être un peu avancé, avec sa fougue ordinaire, et qui avait peut-être dit de confiance quelque chose à quoi il ne croyait pas beaucoup, Moréas avait raison : il y a de très beaux vers dans le Quinquina, et je vous les lirai dans un instant.

Ce qui fait que, en général, on ne lit point ce poème et qu’on a raison de ne point le lire, c’est que La Fontaine avait été invité, évidemment, par un de ses grands protecteurs ou une de ses aimables protectrices, à faire l’éloge du Quinquina, parce que c’était une question du jour, parce que c’était un accusé à défendre, ou parce que c’était un arriviste, légitimement arriviste, et qu’il s’agissait de faire parler de lui, le Quinquina étant très discuté, très contesté. La Fontaine se mit à l’œuvre avec beaucoup trop de conscience. Il a tenu à faire un poème technique, non pas seulement didactique, mais véritablement technique, un poème où il fût question longuement de l’origine du quinquina, de la plante qui produit l’écorce dont il est tiré, et puis de tous ses effets, de tout le mécanisme très compliqué, surtout à le comprendre comme La Fontaine l’a compris, de tout le mécanisme de l’action du quinquina sur nos pauvres machines humaines. Tout cela fait un poème très difficile à lire, très ennuyeux, en définitive, et que La Fontaine, semble-t-il, n’était pas forcé d’écrire. Il aurait pu  ce qu’il fait à quelques endroits du reste  il aurait pu se contenter de parler des bienfaits du quinquina, des personnes que déjà il avait guéries. Par parenthèse, il y en a une qui ne lui plaisait pas beaucoup, à lui, La Fontaine, et dont cependant il a cité le nom avec conscience dans le poème du Quinquina ; c’est Colbert, qui en avait ressenti, paraît-il, de bons effets.

Et maintenant je ne vous entretiendrai pas davantage du poème du Quinquina, en général, mais j’attirerai votre attention sur les beaux vers qu’il contient. Le début est tout à fait épique, tout à fait mythologique à la grande manière des poèmes épiques anciens.

D’où vient la maladie ? Voilà une belle question, une belle question d’histoire universelle.

D’où vient la maladie parmi les mortels   Elle nous vient, assure le poète, de la Némésis. Vous savez très bien ce que c’est que la Némésis : c’est la jalousie des dieux contre l’homme, cette jalousie étant personnifiée quelquefois dans une déesse fatale, pernicieuse, malicieuse, au moins, et qui nous est très désagréable. C’est la Némésis qui a créé la maladie.

Lorsque Prométhée eut créé la race humaine, les dieux, voyant des êtres semblables à eux, n’en eurent pas peur précisément, mais eurent de l’envie à leur égard et leur envoyèrent la maladie. Voilà, sur ce point, ce que La Fontaine va nous dire en vers véritablement remarquables :

Après que les humains, œuvre de Prométhée,
Furent participants du feu qu’au sein des dieux
Il déroba pour nous d’une audace effrontée,
Jupiter assembla les habitants des cieux.
« Cette engeance, dit-il, est donc notre rivale !
Punissons des humains l’infidèle artisan ;
Tâchons, par tout moyen, d’altérer son présent.
Sa main du feu divin leur fut trop libérale.
Désormais nos égaux, et tout fiers de nos biens,
Ils ne fréquenteront vos temples ni les miens.
Envoyons-leur de maux une troupe fatale,
Une source de vœux, un fonds pour nos autels. »
Tout l’Olympe applaudit. Aussitôt les mortels
Virent courir sur eux avecque violence,
Pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs.
Pandore ouvrit sa boîte ; et mille maux divers
S’en vinrent au secours de notre intempérance.
Un des dieux fut touché du malheur des humains :
C’est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains,
C’est Phébus Apollon. De lui vient la lumière,
La chaleur, qui descend au sein de notre mère,
Les simples, leur emploi, la musique, les vers,
Et l’or, si c’est un bien que l’or pour l’univers.
Ce dieu, dis-je, touché de l’humaine misère,

créa la médecine par l’entremise de son fils Esculape, comme vous savez.

Voilà les vers qui sont parmi les plus beaux de ceux de La Fontaine, qui ont un souffle épique, de la largeur, de l’ampleur, et qu’il faut connaître au moins de souvenir.

Il y en a d’autres qui sont plus intéressants, non pas plus beaux, mais qui sont plus intéressants au point de vue de l’idée. La Fontaine ne se pique pas d’une logique absolue, il ne se pique pas de ne tomber jamais dans la contradiction. Il nous a indiqué que les maux nous viennent des dieux qui sont jaloux de l’homme, et puis, ailleurs, il nous assure que les maux viennent de nous, de notre imprudence, de notre sottise. Et il est peut-être intéressant de voir dans La Fontaine la théorie de Jean-Jacques Rousseau, la théorie que J.-J. Rousseau exposera dans sa fameuse lettre à Voltaire sur l’optimisme et le pessimisme.

Vous dites qu’il y a un mal immérité et, du reste, inintelligible sur la terre. Je soutiens, moi, Rousseau, qu’il n’y en a pas, parce que tous les maux dont nous souffrons viennent de nous. Et vient le raisonnement que vous connaissez : S’il y a un tremblement de terre à Lisbonne, il est évident que ce ne sont pas les hommes qui en sont cause   Pardon, si ! jusqu’à un certain point ; car si les hommes habitaient des huttes comme les sauvages, et non pas des maisons de sept étages, il y aurait des tremblements de terre, mais ils seraient inoffensifs.

Si ce n’est pas irréfutable, c’est assez spirituel.

Que les maux viennent de nous-mêmes, c’est donc ce qu’a soutenu J-J. Rousseau, et c’est ce que soutient déjà La Fontaine, et je ne vois pas trop qui a présenté cette idée avant lui. Vous me direz que mon information est bornée, j’en conviens, mais enfin, en tout cas, ce n’est pas un grand esprit qui a mis cette idée en lumière. Si nous remontons au chapitre des Cannibales, de Montaigne, nous n’y voyons pas cette idée ; nous la voyons si nous voulons l’y mettre, nous en voyons les premiers linéaments, mais nous ne la voyons pas avec la netteté de cette formule : les maladies des hommes sont leur ouvrage. Or, c’est ce que dit La Fontaine :

Je ne veux pour témoins de ces expériences,
Que les peuples sans lois, sans arts et sans sciences.
(Discours sur les Arts, les Sciences et les Lettres. On dirait tout à fait du J.-J. Rousseau.)
Les remèdes fréquents n’abrègent point leurs jours,
Rien n’en hâte le long et le paisible cours.
Telle est des Iroquois la gent presque immortelle :
La vie, après cent ans, chez eux, est encor belle.
Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids ;
La mère au tronc d’un arbre avecque son carquois
Attache la nouvelle et tendre créature ;
Va sans art apprêter un mets non acheté.
Ils ne trafiquent point des dons de la nature ;
Nous vendons cher les biens qui nous ont peu coûté.
L’âge où nous sommes vieux est leur adolescence.
Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort.
Peut-être ils se mettraient à l’abri de la mort
Par le secours de l’ignorance.

Il n’y a rien de plus net. Si c’est l’idée de J.-J. Rousseau, qu’avait déjà formellement La Fontaine, peu importe. Pour le moment, ce qu’il y a de certain, c’est que ce sont des vers très agréables, et un couplet qui mérite de sauver le poème du Quinquina de l’oubli.

La Captivité de saint Malc, voilà que j’en dirai moins de bien que du poème du Quinquina. La Captivité de saint Malc est un poème religieux. Le fond, l’idée, la fable, non, l’histoire parfaitement authentique, est celle-ci :

Malc est un homme qui, après avoir vu tous les pays du monde, se réfugie dans la solitude. Il va de désert en désert avec une certaine inquiétude d’esprit qui est parfois assez bien marquée par La Fontaine ; et il est monté dans un vaisseau pour faire une traversée sur la Méditerranée. Il est pris, avec ses compagnons de route, par un pirate barbaresque qui l’emmène dans son pays. Il est conduit dans la maison de cet Arabe avec une jeune dame qui a été séparée de son mari dans le partage. Malc et cette jeune dame sont donc les esclaves de l’Arabe, qui les traite durement, qui les méprise, qui les couvre d’insultes et de railleries, qui leur commande des choses auxquelles ils ne peuvent consentir. Enfin, Malc, pour délivrer la jeune dame de la torture que sa présence fait qu’elle endure (parce que le seigneur arabe veut absolument les marier ensemble), se sauve à travers beaucoup de périls.

Cette histoire est faible dans La Fontaine, elle est froide. Voyez-vous, le sujet est religieux, et quand il s’agit d’un sujet religieux, La Fontaine n’est pas en possession absolue de tous ses moyens. Il a fait, dans la Captivité de saint Malc, des vers classiques très précis, très nets, un peu solennels, un peu froids ; dirai-je un peu guindés ? je n’oserai pas aller jusque-là, mais presque un peu empesés.

Je ne vois à retenir, et il faut que vous reteniez, dans la Captivité de saint Malc, que ce passage cité un peu partout, et il n’est pas nécessaire d’avoir lu la Captivité de saint Malc pour le connaître ; il est brillant, charmant, et il vous montrera comment, dans un poème où il se sent mal à l’aise et où il n’est pas inspiré, La Fontaine retrouve son inspiration. Il la retrouve — naturellement — quand il s’agit d’une fable à introduire dans le poème.

Le saint couple, à la fin, se lasse du mensonge ;
En de nouveaux ennuis l’un et l’autre se plonge.
Toute feinte est sujet de scrupule à des saints,
Et, quel que soit le but où tendent leurs desseins,
Si la candeur n’y règne ainsi que l’innocence,
Ce qu’ils font pour un bien leur semble être une offense.
Malc à ces sentiments donnait un jour des pleurs :
Les larmes qu’il versait faisaient courber les fleurs.
Il vit, auprès d’un tronc, des légions nombreuses
De fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses.
L’une poussait un faix, l’autre prêtait son dos :
L’amour du bien public empêchait le repos.
Les chefs encourageaient chacun par leur exemple.
Un du peuple étant mort, notre saint le contemple
En forme de convoi soigneusement porté
Hors les toits fourmillants de l’avare cité.

Le travail des fourmis et l’enterrement d’une fourmi ! Vous savez l’anecdote, la légende qui remonte au temps même de La Fontaine : La Fontaine arrivant en retard pour dîner, comme cela lui arrivait très souvent, et disant, pour s’excuser : « Vous me comprendrez, j’étais très occupé : j’étais à l’enterrement d’une fourmi. » Cette légende est peut-être née de ce passage de la Captivité de saint Malc dont je vous parle, et des réflexions de saint Malc sur ce spectacle.

Vous m’enseignez, dit-il, le chemin qu’il faut suivre.
Ce n’est pas pour soi seul qu’ici-bas on doit vivre.
Vos greniers sont témoins que chacune de vous
Tâche à contribuer au commun bien de tous.
Dans mon premier désert j’en pouvais autant faire ;
Et, sans contrevenir aux vœux d’un solitaire.
L’exemple, le conseil et le travail des mains
Me pouvaient rendre utile à des troupes de saints…

La réflexion à faire, semble-t-il, sur ce petit épisode, c’est que ce n’est donc pas par simple obéissance aux lois du genre que La Fontaine, dans ses fables, met toujours une moralité, car ici, quand il n’est pas forcé d’en mettre une, puisque ce n’est pas une fable qu’il écrit, même quand c’est un épisode d’un poème épique religieux, il y met une moralité. Je suis convaincu que c’est très sincèrement, que c’est très candidement, j’ajouterai que c’est très philosophiquement, que La Fontaine croit que nous pouvons prendre des exemples sur nos frères inférieurs, les animaux.

 

L’Adonis est un tableau. Il n’y a pas de narration. Il y a les amours de Vénus et d’Adonis, et la mort d’Adonis, et les pleurs que verse Vénus sur ce pauvre jeune homme sitôt sacrifié à la colère des dieux. C’est un tableau, mais c’est un tableau délicieux, c’est une peinture des amours de Vénus et d’Adonis.

Le poème est encadré dans une petite invocation à la duchesse de Bouillon, mais cette invocation je vous l’ai lue déjà. C’est là qu’il y a ce couplet charmant où se trouve le vers délicieux :

Ni la grâce plus belle encor que la beauté…

C’est l’introduction au poème d’Adonis.

Le tableau lui-même, car je ne veux pas dire le poème, contient des vers absolument merveilleux, qui sont parmi les plus voluptueux qu’ait écrits La Fontaine, et tout à fait des plus exquis. Une partie en a été citée, ce n’est généralement pas la plus heureusement venue. Ce sont les exclamations de La Fontaine sur le bonheur de ces deux amants, j’allais dire divins  il n’y en a qu’un qui soit divin  mais sur le bonheur de ces deux amants élyséens. Ces exclamations me paraissent un peu froides. Ce qui est délicieux, ce qui rappelle les peintures les plus charmantes des peintres de l’amour les plus suaves, c’est ce que je vais vous lire.

Quelles sont les douceurs qu’en ces bois ils goûtèrent !

Voilà, précisément, une de ces exclamations que je n’aime pas beaucoup et qui me paraissent plutôt refroidir qu’animer la peinture que vous allez voir.

Ô vous de qui les voix jusqu’aux astres montèrent,
Lorsque par vos chansons tout l’univers charmé
Vous ouït célébrer ce couple bien-aimé,
Grands et nobles esprits, chantres incomparables,
Mêlez parmi ces sons vos accords admirables…

C’est une invocation aux poètes qui ont déjà chanté les amours de Vénus et d’Adonis. Quels sont ces poètes ? Je n’en connais que deux : c’est Ovide, et c’est le chevalier Marini, le cavalier Marin, comme on disait au dix-septième siècle. Il doit y en avoir d’autres chez les Grecs, je ne les connais pas, excusez-moi. En tout cas, c’est à Ovide et au cavalier Marin que La Fontaine s’adresse certainement ici.

Passons donc sur ces exclamations qui sont agréables, mais un peu fades, et lisons ce qui suit :

Echo, qui ne tait rien, vous conta ces amours ;
Vous les vîtes gravés au fond des antres sourds :
Faites que j’en retrouve au temple de Mémoire
Les monuments sacrés, sources de votre gloire,
Et que, m’étant formé sous vos savantes mains,
Ces vers puissent passer aux derniers des humains !
Tout ce qui naît de doux en l’amoureux empire,
Quand d’une égale ardeur l’un pour l’autre on soupire,
Et que, de la contrainte ayant banni les lois,
On se peut assurer au silence des bois,
Jours devenus moments, moments filés de soie,
Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie,
Vœux, serments et regards, transports, ravissements,
Mélange dont se fait le bonheur des amants,
Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage.
Tantôt ils choisissaient l’épaisseur d’un ombrage :
Là, sous des chênes vieux où leurs chiffres gravés
Se sont avec les troncs accrus et conservés,
Mollement étendus, ils consumaient les heures
Sans avoir pour témoins, en ces sombres demeures,
Que les chantres des bois, pour confident qu’Amour
Qui seul guidait leurs pas en cet heureux séjour.
Tantôt sur des tapis d’herbe tendre et sacrée,
Adonis s’endormait auprès de Cythérée,
Dont les yeux enivrés par les charmes puissants
Attachaient au héros leurs regards languissants.
Bien souvent ils chantaient les douceurs de leurs peines :
Et quelquefois assis sur le bord des fontaines,
Tandis que cent cailloux, luttant à chaque bond,
Suivaient les longs replis du cristal vagabond :
Voyez, disait Vénus…

Et elle va dire des vers de Lamartine, je vous préviens. C’est tout naturel de la part d’une déesse immortelle ! Elle va dire à peu près des vers de Lamartine ; parfaitement ; des vers du Vallon et des vers du Lac.

— Voyez, disait Vénus, ces ruisseaux et leur course.
Ainsi jamais le Temps ne remonte à sa source.
Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger,
Mais vous autres, mortels, le devez ménager,
Consacrant à l’Amour la saison la plus belle.
Souvent, pour divertir leur ardeur mutuelle,
Ils dansaient aux chansons, de Nymphes entourés ;
Combien de fois la lune a leurs pas éclairés…

Suit la description, qui est moins belle dans ce qui suit que dans ce que je vous ai lu.

Voilà les vers véritablement divins, pour un sujet divin, que La Fontaine a trouvés dans le poème d’Adonis. Il y en a d’autres, mais c’est toujours la fleur de La Fontaine que je vous présente. Il y a ceci, par exemple, ceci qui pourrait être mis en épigraphe, en tête des œuvres de La Fontaine, et l’épigraphe serait à demi menteuse comme la plupart des épigraphes, mais au moins elle répondrait à ce que La Fontaine a fait de plus beau, de plus charmant, de plus exquis.

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Flore, Echo, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,
Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines.

Voilà, évidemment, l’épigraphe même de la partie supérieure des œuvres de La Fontaine.

Les Filles de Minée sont un agréable poème, ou plutôt sont une agréable trilogie. On aurait certainement appelé cela une trilogie du temps des Grecs ; c’est-à-dire que ce sont trois poèmes encadrés dans une aventure dont l’affabulation est celle-ci.

Nous sommes en Grèce, dans la Grèce européenne, et le culte de ce dieu, bizarre encore, et qui le sera toujours du reste, le culte de ce dieu oriental qui s’appelle Dionysos, qui s’appelle Bacchus aussi, le culte de ce dieu vient d’être introduit dans la Grèce, et les filles de Minée, qui sont pour la vieille religion ancestrale, se refusent au culte de ce dieu étrange ; elles restent chez elles pendant les fêtes consacrées à Bacchus, pendant les premières dionysiaques et pour user le temps, tout en filant ou dévidant, elles proposent de se conter des histoires, et, comme ce sont des jeunes filles, elles se content des histoires d’amour. Elles se content trois histoires d’amour qui ne nous intéressent pas beaucoup. Il y en a une, Pyrame et Thisbé, écrite en assez jolis vers par La Fontaine. Ce ne sont certainement pas ces narrations qui nous attireront, elles n’ont rien d’extraordinaire et pourraient être écrites par un poète, aimable et distingué, mais par un poète déjà de second ordre. Ce qu’il y a de très heureux, ce sont des vers isolés et des couplets, peu longs en général, où La Fontaine retrouve absolument toute sa grâce et tout son charme. Par exemple ceci qui est un petit intermède, le petit couplet d’Iris ou d’une de ses sœurs, d’une des filles de Minée, sur l’amour considéré comme producteur de belles actions, sur l’amour considéré comme ferment ou levain de générosité, de grandeur d’âme, de magnanimité, de courage. Ceci c’est, comme vous le savez, une idée chère à nos hommes de 1630, une idée antérieure, par conséquent, à La Fontaine, une idée qui n’est pas tout à fait de son temps, qui peut paraître surannée même, un peu, à l’époque où il l’exprime ; mais enfin il l’a exprimée et cela est intéressant précisément au point de vue des filiations et des péripéties de l’histoire littéraire.

La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;
Et ses sœurs avouaient qu’un chemin à la gloire
C’est l’amour. On fait tout pour se voir estimé.
Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?
Quel charme de s’ouïr louer par une bouche
Qui, même sans s’ouvrir, nous enchante et nous touche !
Ainsi disaient ces sœurs…

Ce passage est tout à fait curieux à extraire et à retenir au point de vue de l’idée. C’est une boutade de La Fontaine ; mais au point de vue de l’histoire littéraire et des idées poétiques, ou même des idées philosophiques dans l’histoire littéraire, le passage est assez curieux.

Sur la fragilité du bonheur, nous avons deux ou trois vers que je tiens à mettre en relief.

Je pense qu’il s’agit de Pyrame et Thisbé dont la Parque a fauché les jours. Mais il importe peu. Il s’agit de deux amants qui, au moment d’entrer dans le port, ont eu le malheur d’être frappés par le ciel.

On les allait unir ; tout concourait pour eux ;
Ils touchaient au moment, l’attente en était sûre :
Hélas ! il n’en est point de telle en la nature ;
Sur le point de jouir, tout s’enfuit de nos mains :
Les dieux se font un jeu de l’espoir des humains.

« Sur le point de jouir, tout s’enfuit de nos mains. » Ceci est un souvenir mythologique, c’est Tantale ; et en même temps cela nous fait songer aux beaux vers de Musset sur le bonheur :

Et le peu de bonheur qu’on rencontre en chemin.
Nous n’avons pas plus tôt ce roseau dans la main
Que le vent nous l’enlève…

Il y a encore, dans les Filles de Minée, à citer, mais à un autre point de vue, au point de vue du travail de La Fontaine, de la façon dont il travaillait, il y a à citer deux vers de l’épisode de Pyrame et Thisbé.

Le lendemain Thisbé sort et prévient Pyrame.

(c’est-à-dire le devance).

L’impatience, hélas ! maîtresse de son urne,
La fait arriver seule et sans guide aux degrés.
L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.

« L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés » ; d’abord le vers est délicieux, et puis remarquez que c’est un thème sur lequel La Fontaine a brodé plusieurs fois. La lutte du jour et de la nuit, soit au crépuscule du matin, soit au crépuscule du soir, c’est une des idées poétiques qu’il caresse sans cesse et qu’il a le plus souvent exprimée, toujours avec une certaine variante, variante heureuse. Vous savez qu’il a dit ailleurs, dans les Lettres à sa femme, dans le Voyage en Limousin :

Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour,
Ou lorsqu’il n’est plus nuit, et n’est pas encor jour.

Et, plus tard, dans les Fables, il a repris ce thème-là et il en a fait le quatrain célèbre :

A l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière
Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encore jour.

Ces rapprochements sont un travail auquel nous n’avons pas le temps de nous livrer, mais c’est un travail charmant que de voir comment l’artiste s’exploite lui-même, et comment l’artiste fait ses réserves, lorsqu’il a rencontré quelque chose qu’il trouve agréable pour en faire quelque chose de plus agréable encore et de plus selon son cœur et selon son goût. Ainsi les vers que je vous citais l’autre jour :

… Les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère…, etc.

qui sont dans les Deux Pigeons, ces vers se trouvaient déjà dans Clymène. Ils sont adressés, dans la pensée de La Fontaine, à la duchesse de Bouillon.

 

J’arrive au théâtre de La Fontaine. Ce théâtre se compose d’une tragédie qu’il n’a pas achevée, dont il n’a écrit que deux actes, de plusieurs opéras et de comédies dans la manière italienne.

La tragédie qu’il n’a pas achevée, c’est Achille. Il en a fait deux actes. Il n’y a rien à dire de ces deux actes d’Achille, si ce n’est qu’ils pourraient être écrits par n’importe qui, pourvu que ce n’importe qui eût un peu le talent de tout le monde. Rien n’est remarquable comme ceci, et cela s’est constaté bien souvent : ce que produisent les hommes qui sont nés pour un genre, lorsqu’ils s’appliquent à un autre genre que celui pour lequel ils sont nés, pourrait être en effet produit par le premier venu. Vous savez ce que c’est que les vers de Voltaire dans les Tragédies. Ce ne sont pas de mauvais vers, mais ce sont des vers qui ne portent pas du tout le cachet de Voltaire, à moins qu’il ne s’agisse des discours moraux ou philosophiques qu’il introduit dans ses drames et qui, alors, sont tout simplement du Voltaire proprement dit, du Voltaire des Discours sur l’homme ; il y a certainement là la marque de Voltaire ; mais tout le reste, tout ce qui est dialogue, tout ce qui est tirades, tout ce qui est récit, cela pourrait être écrit par de Belloy aussi bien que par Voltaire. Ce n’est pas du style de Voltaire, c’est du style de la tragédie de cette époque, voilà tout. De même La Fontaine, qui n’était pas né pour le genre dramatique, pour le genre tragique surtout, quand il écrit Achille, écrit comme aurait pu le faire l’abbé Genest, ou Campistron, qui, du reste, n’est pas du tout un versificateur méprisable, ou tout autre. Ce sont des vers de tragédie comme on les faisait à cette époque. Je ne fais qu’une petite exception  et encore elle est pour ainsi dire secondaire  pour le discours de Phénix.

Vous savez très bien que, dans l’lliade, il y a un chant qu’on intitule le Chant de l’ambassade, et où Phénix, Ulysse et Ajax vont supplier Achille, qui s’est retiré sous sa tente, d’en sortir et de revenir combattre avec les Grecs ; et là le discours qui touche le plus Achille est le discours de son bon vieux père nourricier, Phénix, qui le supplie, en invoquant le souvenir de son enfance qu’il a tant soignée, d’une façon si diligente et si paternelle, qui le supplie de revenir auprès des Grecs. Eh bien ! le discours de Phénix est intéressant, et une petite étude que je vous recommande en passant, serait de rapprocher le discours de Phénix, dans Homère, du discours de Phénix dans l’Achille de La Fontaine, qui est un peu plus élevé de ton. Les petits détails précis — même trop précis — du père nourricier, dans Homère, sont éliminés par La Fontaine ; mais le ton de bonhomie souriante et de bonhomie touchante, émue et qui doit émouvoir, y est. Quelques vers seulement pour vous donner ce ton :

Dois-je croire, seigneur, qu’Ulysse ait vainement
Essayé d’adoucir votre ressentiment ?
On dit plus : vous partez, votre flotte nous quitte !
Les Grecs n’ont, après tout, rien fait qui le mérite.
Mais vos amis ! mais moi ! Car Phénix en ceci
Prétend avoir à part ses intérêts aussi.
Je vous ai dans mes bras porté dès votre enfance.
Quand vous eûtes passé ce temps plein d’innocence.
Une jeunesse ardente exigeait d’autres soins,
Je les pris, avec fruit ; vos faits en sont témoins.
Le succès de ces soins devrait, en récompense,
Donner à mes conseils chez vous plus de créance.
C’est le prix que j’en veux. Peut-être vous croyez
Par quelque amour pour moi me les avoir payés !
Il est vrai, vous m’aimiez pendant votre jeune âge :
Aujourd’hui j’en demande un nouveau témoignage….

Vous voyez le ton, il est agréable. C’est le ton juste de familiarité qu’on pouvait supporter au théâtre dans une tragédie ; je doute même un peu que le public du temps l’eût supporté tout à fait ; mais je n’en fais qu’un compliment, et un très grand compliment, à La Fontaine.

J’ai oublié de vous parler de l’Eunuque. Je ne veux pas vous en parler si ce n’est pour vous indiquer (c’est un petit sujet de lecture que je vous propose) que, à mon avis, il y a tout un monologue exquis, absolument exquis, délicieux : c’est la traduction, ou plutôt l’adaptation libre du fameux panégyrique du parasite. Dans Térence il y a un parasite, c’est Gnaton, qui dit en substance :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle différence il y a entre un homme et un autre homme ! Mon Dieu ! il y a des gens qui ne comprennent rien à leur siècle, à leur temps ! Moi, je suis parasite et je m’en honore, c’est un métier admirable ! Je rencontre un de mes vieux amis d’enfance dans un état, dans un équipage abominable, enfin suant la misère, et je lui dis :

— Comment te trouves-tu dans un état pareil ?

— Mon ami, c’est que je ne suis pas riche.

— Mais alors, que ne te fais-tu parasite ?

— Parasite ? me répond mon vieil ami, je n’aime pas à recevoir des coups, des coups de pied, des coups de poing et des nasardes, je n’aime point…, etc.

— Comment, mon ami, tu en es là ? Mais tu n’as pas observé le moins du monde l’évolution de notre époque ! Il en était ainsi que tu dis, il y a bien longtemps, dans le siècle dernier, et même au-delà du siècle dernier. De nos jours, le parasite est un roi ! Le parasite, pourvu qu’il soit aimable avec le maître de la maison, pourvu qu’il flatte ses goûts, ses manies, et pourvu qu’il montre à chaque instant à quel point le patron est un homme supérieur, le parasite est plus maître dans la maison que le maître de la maison lui-même, et il est ce que tu me vois être, gros et gras, frais et la mine vermeille, admirablement vêtu et faisant l’envie de tous les honnêtes gens…. »

Ce passage, très amusant, est d’une philosophie historique fort curieuse. La Fontaine l’a traduit comme vous savez qu’il traduisait quand il rencontrait une de ces choses s’accommodant, et si bien, à sa nature et à son genre.

Que le pouvoir est grand du bel art de flatter !
Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister !
Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse,
Et qu’entre l’homme et l’homme il sait mettre d’espace !
Un de mes compagnons, qu’autrefois on a vu
Des dons de la fortune abondamment pourvu,
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves,
Voulait être servi par un monde d’esclaves,
Devenu maintenant moins superbe et moins fier,
S’estimerait heureux d’être mon estafier.
Naguère en m’arrêtant il m’a traité de maître,
Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnaître :
Autant qu’il était propre, aujourd’hui négligé,
Je l’ai trouvé d’abord tout triste et tout changé,
« Est-ce vous ? » ai-je dit. Aussitôt il me conte
Les malheurs qui causaient son chagrin et sa honte ;
Qu’ayant été d’humeur à ne se plaindre rien,
Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien,
Et qu’un jeûne forcé le rendait ainsi blême.

Gnaton donne à son vieil ami le bon conseil : « Imite mon exemple et fais-toi parasite. » L’autre se rebiffe :

« Gardez-en, m’a-t-il dit, le profit tout entier :
On ne m’a jamais vu ni flatteur, ni parjure :
Je ne saurais souffrir ni de coups ni d’injure ;
Et, lorsque j’ai d’un bras senti la pesanteur,
Je ne suis point ingrat envers mon bienfaiteur.
D’ailleurs faire l’agent, et d’amour s’entremettre,
Couler dans une main le présent et la lettre,
Préparer les logis, faire le compliment ;
Quand Monsieur est entré, sortir adroitement,
Avoir soin que toujours la porte soit fermée,
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée ;
C’est ce que je ne puis ni ne veux pratiquer.
Adieu ! »

« Quel petit esprit ! » se dit Gnaton, et comme celui-ci ignore le bel air des choses ! Il faut que je le mette au courant :

« Il s’en trouve, ai-je dit, qu’à bien moins on oblige,
Et c’est là le vieux jeu qu’à présent je corrige.
On voit parmi le monde un tas de sottes gens
Qui briguent des flatteurs les discours obligeants :
Ceux-là me plaisent fort ; je fuis ceux qui sont chiches,
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.
Je les repais de vent, que je mets à haut prix ;
Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits ;
Sais toujours applaudir, jamais ne contredire ;
Etre de tous avis, en rien ne les dédire ;
Du blanc donner au noir la couleur et le nom ;
Dire sur même point tantôt oui, tantôt non.
Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe ;
Je commente cet art, et j’y suis philosophe.
Le livre que j’en fais aura, sans contredit,
Plus que ceux de Platon de vogue et de crédit. »

Pendant que je répare mes oublis, vous me permettrez de vous donner une petite indication qui vous intéressera à certains égards ; elle est curieuse. La Fontaine n’a composé à peu près que les deux tiers de l’Achille, puisqu’il n’en a écrit que deux actes ; il n’en a fait qu’une ébauche ; mais il faut croire qu’on lui trouvait le talent dramatique, même comme auteur de tragédie, puisqu’on lui a attribué, et puisqu’on a imprimé sous son nom, en Hollande, une tragédie intitulée Pénélope, et qui était de l’abbé Genest. Cette tragédie avait été écrite par l’abbé Genest en 1684. Vingt ans plus tard, dit l’abbé Genest lui-même, à peu près vingt ans plus tard, exactement dix-neuf ans, l’abbé Genest nous apprend que cette tragédie a été imprimée en Hollande sous le nom de La Fontaine, ce qui, du reste, le flatte infiniment, mais ce qui, enfin, n’est pas exact. Le détail est assez curieux, je ne voulais pas le laisser passer. J’arrive à l’Astrée.

 

La Fontaine devait évidemment écrire une Astrée, puisqu’il en était hanté depuis sa dix-septième ou sa dix-huitième année jusqu’à l’âge de « la barbe grise ». Il a écrit une Astrée très ordinaire quoique assez bien conduite  ce n’est qu’un épisode de l’Astrée, le principal, à la vérité, les amours d’Astrée et de Céladon  mais sans talent supérieur ; c’est simplement acceptable. Il y a quelques vers, quelques vers d’opéra, bien entendu, quelques vers qui, quoique vers d’opéra, sont tout à fait distingués et gracieux, dont je ne veux pas vous priver.

Astrée et son amie Philis ont été consulter un oracle qui est dans une grotte, au bord d’une fontaine, gardée par des dragons. Elle en sort à la nuit tombante, à ce moment que La Fontaine aime tant à décrire et qu’il décrit encore une fois :

Retirons-nous aussi, quittons cette demeure ;
La peur m’y saisit à toute heure.
Il est tard, et chacun s’en retourne aux hameaux ;
L’ombre croit en tombant de nos prochains coteaux ;
Rejoignons ces bergers. Déjà la nuit s’avance,
Dans ces lieux règne le silence.
Bergers, attendez-nous !… Ils ne m’écoutent pas.

Voilà des vers comme, avec la nonchalance d’un homme qui fait un opéra, La Fontaine était capable d’en trouver.

 

La Coupe enchantée est amusante. Vous avez pu en juger, car on l’a jouée il n’y a pas encore très longtemps ; je l’ai vu jouer, entre parenthèses, d’une façon charmante, par mon pauvre ami Leloir, qui était excellent dans ces silhouettes un peu falottes de nécromant, de sorcier, de bohème, etc. De la Coupe enchantée je ne vous dirai rien, parce qu’elle est en prose, en prose facile, brillante, fleurie même quelquefois, mais en prose seulement, et comme nous avons si peu de leçons à consacrer à La Fontaine, ce n’est pas sur une comédie en prose de La Fontaine que nous allons insister. Ce qu’il y a de très bon dans la Coupe enchantée, et ce qui fait qu’on la joua très longtemps, ce qui fait que vous la voyez encore de nos jours, ce n’est pas que les péripéties en soient ni extraordinaires, ni bien émouvantes, mais c’est qu’elle est toujours en scène.

Ce qu’on appelle « être toujours en scène », c’est ceci : c’est le don particulier, de la part de l’auteur, de présenter les choses de manière que nous ayons bien la sensation que nous les voyons, et non pas qu’on nous les récite. La sensation d’une lecture faite par des acteurs, c’est la sensation que nous avons lorsque le poète n’a pas le don dramatique ; lorsque nous avons la sensation de quelque chose qui est vécu par les acteurs, c’est que l’auteur est doué véritablement. Or, La Fontaine n’est pas toujours doué au point de vue dramatique, il s’en faut ! Mais ici, il l’a été. Sa pièce n’est pas, à la vérité, dramatique, mais elle est toujours en scène, et même là où il n’y a pas lieu d’en faire un plus grand éloge.

Ragotin est plus intéressant. Ragotin est une grande pièce où l’on voit bien que La Fontaine, sans s’y être tué, s’est pourtant appliqué avec un certain intérêt et surtout avec beaucoup de complaisance, et qu’il a tirée de Scarron.

Il y a tout un La Fontaine (que de choses on aurait à dire et qu’on n’a pas le temps de dire !), il y a tout un La Fontaine, je ne dirai pas burlesque, mais demi-burlesque, et qui savait se servir des procédés burlesques, des procédés burlesques même les plus communs. Sûr de lui, sûr de sa parfaite mesure, sûr de sa discrétion, de son goût parfait, il se permettait le burlesque, sachant bien qu’il s’arrêterait de lui-même et sans s’y appliquer, au moment où le burlesque devient trivial, devient rebutant. Voilà le ton, et ce demi-burlesque très fin, il l’a eu souvent. Lorsque vous lisez la fable de la Poule et les Deux Coqs, vous avez un procédé du burlesque employé très nettement par La Fontaine :

Deux coqs vivaient en paix. Une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie, et c’est de toi que vint
Cette querelle envenimée
Où du sang des dieux même on vit le Xanthe teint.

Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est un procédé de Scarron, tout simplement. Cela consiste à rapprocher un événement petit et trivial d’un grand événement historique ou mythologique, de parler des petites choses en termes emphatiques. C’est un des procédés classiques, et même usés, de Scarron, et La Fontaine, avec sa dextérité, ne se refuse pas ces effets-là parce qu’il sait que, sous sa main, ils seront toujours mesurés.

Il avait donc un véritable goût que je ne lui reproche pas du tout pour le burlesque entendu comme l’entendent les honnêtes gens, et il a tiré du roman de Scarron, avec Champmeslé (mais c’est à peine si je dis avec Champmeslé, car on sait bien que les choses signées La Fontaine et Champmeslé étaient de La Fontaine tout seul ou à peu près ; la part de Champmeslé consistait à faire jouer et répéter les comédiens ; cela est absolument certain), donc, avec Champmeslé, si vous voulez, il a tiré de Scarron une comédie intitulée Ragotin. Cette comédie n’est pas bonne, elle est mal faite. Elle devrait être composée de plusieurs éléments bien reliés les uns aux autres selon les lois de l’art dramatique. C’est ce qui manque. Les événements y sont juxtaposés sans y être enchaînés et engrenés d’une façon solide ; il en résulte un peu d’incohérence, et, peut-être même serait-ce votre impression, un peu de monotonie, dans le ton comique, dans le ton divertissant. Ce n’est pas très amusant. Seulement, voici, pour moi, ce qui est intéressant et curieux : Ragotin abonde en récits, en narrations, naturellement   je dis naturellement, puisque La Fontaine suivait un peu le texte de Scarron et que le texte de Scarron est tout en récits   d’autre part, comme La Fontaine est un narrateur admirable et comme il connaît son talent à cet égard, il ne s’est pas refusé de traduire en vers quelques-uns des récits de Scarron, et ce petit travail que vous pouvez trouver futile, frivole, était estimé des gens du dix-septième siècle, très estimé même. Vous savez que Thomas Corneille a traduit en vers le Don Juan de Molière, et traduit d’une façon étonnante, extraordinaire d’aisance, de souplesse et de bonne grâce. De même La Fontaine traduisait Scarron de la façon suivante.

De ces récits qui sont très divertissants, je ne vous en citerai qu’un parce qu’il faut se borner ; je vous citerai la chevauchée de Ragotin et l’âne tué. On dirait un roman de Jules Janin, l’Ane mort. Je vous citerai donc l’Ane mort de Ragotin, l’assassinat de l’âne par Ragotin et ce qui s’ensuit, ou plutôt ce qui l’a amené.

A un moment, on voit arriver Ragotin poursuivi par un charretier, qui n’est pas le charretier embourbé, mais un charretier très en colère. Le charretier réclame le payement de son âne qui vient d’être tué. « Qui est-ce qui l’a tué ? lui demande-t-on  C’est cet avocat sans cause  Et pourquoi ? »

Et Ragotin fait piteusement le récit de son équipée.

(Il porte un mousqueton suspendu à sa ceinture).

J’étais parti du Mans, monté sur un courtaud,
Comme un petit saint George avec cet équipage,
Sans avoir le dessein de faire aucun dommage,
Foi d’avocat ! Ayant joint la troupe au faubourg,
Nous avons pris d’ici le chemin le plus court ;
Tantôt caracolant devant, tantôt derrière,
Et tantôt cajolant l’une ou l’autre portière,

(Les portières du carrosse où étaient les comédiennes.)

Faisant couler le temps, gagnant toujours pays,
En propos gaillardins, réjouissants devis,
Nous nous sommes trouvés proche votre avenue.
D’abord votre présence ayant frappé ma vue,
Pied à terre aussitôt j’ai mis avec eux tous ;
Vous nous avez reçus bras-dessus, bras-dessous.
Pour jouir en chemin de votre air amiable,
J’ai voulu remonter à cheval ; c’est le diable !
En montant le matin dans ma cour, bien et beau,
Je m’étais dextrement aidé d’un escabeau ;
Mais, en pleine campagne étant sans avantage,
La pâleur de han han m’est montée au visage.
Toutefois, prenant cœur pour cet exploit guerrier,
J’ai vaillamment porté mon pied à l’étrier ;
D’une main empoignant le pommeau de la selle,
Pour porter l’autre jambe en l’autre part d’icelle,
Je me guindais en l’air quand la selle a tourné.
Au crin tout aussitôt je me suis cramponné ;
Enfin, cahin-caha, j’avais monté ma bête.
La chose jusque-là n’avait rien que d’honnête ;
Mais malheureusement ce maudit mousqueton
Ayant entortillé mes jambes de son long,
S’est trouvé sur la selle et juste entre mes fesses.
Pour m’affermir dessus, sensible à ces détresses,
Mes pieds trop courts, cherchant mes étriers trop longs,
Ont fait à mon cheval sentir leurs éperons
Dans un endroit douillet où jamais la molette
N’avait piqué cheval. Il part, marche à courbette,
Plus fort que ne voulait un quasi-Phaéton
Dont le corps ne portait que sur un mousqueton.
L’animal aussitôt, à cette double atteinte,
A levé le derrière, et moi je suis glissé
Aussitôt sur le col où je me suis blessé ;
Mais le cheval mutin, après cette ruade,
A relevé sa tête et fait une saccade
Qui du col sur la croupe à l’instant m’a placé,
Du maudit mousqueton toujours embarrassé :
N’y souffrant rien, il a gambadé de plus belle
Et m’a fait un pivot du pommeau de la selle.
M’étant saisi du crin et me tenant serré,
Mon cheval galopait quand mon arme a tiré…

et tué l’âne.

Ce sont des vers tout à fait dans la manière de Molière jeune, de Molière faisant le récit de l’Etourdi, par exemple, ou aussi dans la manière de Corneille faisant le récit du Menteur, des vers de récit comiques ; je n’ai pas besoin de vous dire qu’un très grand poète moderne a introduit d’excellents récits comiques dans des pièces du reste fort intéressantes et même admirables. Ces récits comiques étaient tout à fait dans la manière du dix-huitième siècle, et vous voyez comme La Fontaine y réussit.

Il y a autre chose à remarquer dans Ragotin qui m’intéresse beaucoup, qui vous intéressera peut-être aussi, en tout cas qui forme un petit problème historique littéraire. Voici : La Baguenaudière, qui est un personnage du roman de Scarron, est un gentilhomme-poète-tragique. Il a fait sa tragédie comme tout le monde en faisait au dix-septième siècle — c’était encore plus vrai au dix-huitième   enfin La Baguenaudière a fait une tragédie dans le goût du temps, prétend-il, et ses amis, qui s’appellent de Boiscoupé, de Prérasé, de Mousseverte et des Lentilles, viennent lui faire compliment sur sa tragédie qu’ils ne connaissent pas encore. Et La Baguenaudière fait une espèce de prologue ou de préface, c’est-à-dire qu’il leur parle de ce qu’il a mis dans sa tragédie ou de ce qu’il a voulu y mettre, de la façon dont il a voulu la faire, et voici comment il en parle :

Trêve d’encens, Messieurs ! Cessez de me louer.
Un auteur n’est que trop facile à s’engouer.
La pièce que j’expose à vos doctes génies
Est un beau composé de ces rares saillies,
De ce bon goût nouveau d’un ouvrage du temps
Où l’esprit prend partout le dessus du bon sens.
Fi ! F. de ces auteurs enchaînés par les règles,
Qui, venant sur nos mœurs fondre comme des aigles.
Pensent, en beau discours nous peignant la vertu,
Nous donner de l’horreur pour le vice abattu…

[Ceci est une allusion à la tragédie telle qu’on l’avait comprise il y avait quarante ans, à la tragédie de Corneille.]

Il est vrai que jadis, respectant leurs ouvrages,
Le cœur était touché de leurs doctes images ;
Les vives passions s’y faisaient admirer :
On était assez sot pour y venir pleurer.
Mais les temps ont changé. La triste tragédie,
Pour plaire maintenant, en farce travestie,
Des jolis quolibets et des propos bouffons
Préfère l’agrément à ses graves leçons.
Elle va ramasser dans le ruisseau des halles
Les bons mots des courtauds, les pointes triviales,
Dont au bout du Pont Neuf, au son du tambourin,
Monté sur deux tréteaux, l’illustre Tabarin
Amusait autrefois et la nymphe et le gonze
De la cour de Miracle et du cheval de bronze.
Voilà le véritable aimant des beaux esprits ;
Voilà, Messieurs, aussi le chemin que j’ai pris.

Le couplet est beau ; ce couplet de satire est fort intéressant en lui-même, il est curieux, il est amusant, mais… à qui en veut La Fontaine ? Quand on ne sait pas, il faut dire qu’on ne sait pas. Je n’en sais rien ! Quelle tragédie de ce temps-là avait ce caractère de trivialité mêlée à la pompe, de comique et de burlesque mêlés au sublime ? Je n’en sais rien. Le couplet, si on vous le lisait détaché de son cadre, pourrait être attribué à qui ? A un classique de 1830 se moquant des romantiques, exactement, absolument. Népomucène Lemercier et d’autres ont fait des diatribes contre les romantiques qui semblent exactement calquées sur ce modèle. Mais à qui, en 1684, en voulait La Fontaine ?

Qu’est-ce qu’on jouait en 1684 ? On jouait l’Artaxerxès de l’abbé Boyer et le Téléphonte de La Chapelle ; on jouait Virginie de Campistron ; de Boursault, on jouait la Marie Stuart et, précisément, en 1684, la Pénélope de l’abbé Genest dont je vous parlais tout à l’heure. Et quelles étaient les reprises ? On reprenait l’Andromède de Corneille, la Toison d’Or de Corneille, c’est-à-dire des pièces à machines de Corneille, qui sont d’ailleurs d’une belle tenue littéraire.

A qui en veut donc La Fontaine ? Je n’en sais rien. Quelquefois il suffit d’une seule pièce qui sera inconnue dix ans plus tard pour que la verve satirique d’un auteur s’éveille et pour qu’il porte contre tout un genre littéraire de son temps une accusation qui ne s’applique qu’à cette pièce-là. Il est possible qu’il ait paru, à cette époque, une tragédie mêlant le trivial et le sublime, le bouffon et le tragique, mais, encore une fois, je ne saurais vous indiquer à qui il fait allusion. C’est encore une recherche à faire et une étude que je vous recommande3.

De Galatée je ne vous citerai que quelques vers qu’il est bon que l’on connaisse. Galatée est en somme assez fade et de peu d’intérêt dramatique, et même au point de vue des vers elle n’est pas extrêmement remarquable. Cependant en voici quelques-uns que vous pouvez comme épingler à ce titre de Galatée :

Le silence en amour est une erreur extrême :
Souffrez, mais déclarez vos maux ;
Car qui les sait mieux que vous-même ?
Que sert d’en parler aux échos ?
Il faut les dire à ce qu’on aime.

C’est malheureux que ce soit ici ! Ce serait dans une fable, à la fin d’une fable ou même à la fin d’un conte, on trouverait ces vers charmants et on les aurait mieux en mémoire. On est forcé d’aller les chercher dans Galatée, et naturellement ce n’est pas Galatée qu’on lit le plus fréquemment.

Je finis par le Florentin, qui a une véritable valeur et une très grande valeur. « Le Florentin a déclaré Voltaire, est tout à fait digne d’être une petite comédie de Molière. » C’est exactement mon avis, et je trouve même que si le Florentin était de Molière, ce serait une des meilleures petites comédies de Molière.

Le sujet est bien simple et ne demandera qu’une demi-minute pour vous être exposé. Songez au Barbier de Séville, et vous avez le sujet du Florentin

Il y a un tuteur qui est un jaloux, qui est un cruel, qui est un tyran affreux ; et il y a une pupille qui est très malicieuse et qui trouve le moyen de se délivrer de la tyrannie de son tuteur, le Florentin, et même qui trouve le moyen de se moquer de lui. Il s’est imaginé, pour connaître les vrais sentiments de sa pupille  car les sentiments des jeunes filles sont toujours inconnus  il s’est imaginé de la faire converser avec un sien cousin dans lequel il a de la confiance. Ce sien cousin, c’est tout simplement le tuteur lui-même qui se déguise et qui en joue le rôle. La petite fille, parfaitement malicieuse et parfaitement avisée, comprend très bien que c’est son tuteur lui-même qui joue ce personnage ; et alors, feignant de parler au cousin, elle lui fait toute sa confession et lui dit un mal infini de son tuteur. Pendant ce temps, le tuteur, qui reçoit ces belles confidences en plein visage, enrage de tout son cœur. Vous voyez la scène. Elle n’est pas extraordinaire, mais elle est en très jolis vers que je n’ai pas le temps de vous lire. Mais ce à quoi je tiens, c’est ce que j’appelle le sermon, le fameux sermon d’Agathe.

Agathe est précisément la mère de cet affreux tuteur, et elle n’est pas du tout dans les idées de son fils ; elle le sermonne de tout son cœur sur sa jalousie, surtout sur la stupidité de sa jalousie. Et il y a là les plus beaux vers de conte — je ne dis pas de fable — les plus beaux vers dans la manière des Contes, que La Fontaine ait écrits. La scène est tout à fait originale et absolument de l’invention de La Fontaine, ce me semble ; je n’en vois d’analogue nulle part dans tout le théâtre, même du seizième siècle, ni dans tout le théâtre du commencement du dix-septième siècle.

Harpajême (c’est le nom du tuteur) se vante devant sa mère de la sûreté de ses précautions et de l’infaillibilité de sa méthode de jaloux.

Ah ! ma mère, voilà la perle des servantes,

dit-il en parlant d’une servante qui le trompe et dans laquelle il a la plus parfaite confiance.

Embrasse-moi, ma fille… Auriez-vous cru cela ?
Eh bien ! avec ses soins, ma mère, et ces clefs-là,
La garde d’une femme est-elle si terrible,
Et croyez-vous encor cette chose impossible ?

La bonne vieille, après avoir réfléchi, et probablement branlé un peu du menton, répond à son fils :

Mon fils, bouleverser l’ordre des éléments,
Sur les flots irrités voguer contre les vents,
Fixer selon ses vœux la volage fortune,
Arrêter le soleil, aller prendre la lune,
Tout cela se ferait beaucoup plus aisément
Que soustraire une femme aux yeux de son amant,
Dussiez-vous la garder avec un soin extrême,
Quand elle ne veut pas se garder elle-même.

Harpajême proteste, protestations sur lesquelles je passe. Agathe reprend :

Abus ! Lorsque l’amour s’empare de deux cœurs,
Pour rompre leur commerce et vaincre leurs ardeurs,
Employez les secrets de l’art et la nature,
Faites faire une tour d’une épaisse structure,
Rendez les fondements voisins des sombres lieux,
Elevez son sommet jusqu’aux voûtes des cieux,
Enfermez l’un des deux dans le plus haut étage,
Qu’à l’autre le plus bas devienne le partage,
Dans l’espace entre deux, par différents détours,
Disposez plus d’Argus qu’un siècle n’a de jours,
Empruntez des ressorts les plus cachés obstacles ;
Plus grands sont les revers, plus grands sont les miracles :
L’un, pour descendre en bas osera tout tenter,
L’autre aiguillonnera ses esprits pour monter.
Sans s’être concertés pour une fin semblable,
Tous deux travailleront d’un concert admirable.
A leur chant séducteur, Argus s’endormira.
Des verrous, par leurs soins, le ressort se rompra.
De moment en moment enjambant l’intervalle,
Enfin, ils feront tant, au milieu du dédale,
Qu’imperceptiblement ensemble ils se rendront,
Et malgré vos efforts, mon fils, ils se joindront :
C’est un coup sûr. Mon âge et mon expérience
Doivent dans votre esprit inspirer ma science,
Je sais ce qu’en vaut l’aune, et j’ai passé par là.
Votre père voulait me contraindre à cela.
Mais, s’il n’eût mis un frein à cette ardeur trop prompte,
Il se serait trompé sûrement dans son compte,
Mon fils !

Ceci est absolument étonnant. Ces vers comptent parmi les plus beaux vers comiques de tout le dix-septième siècle, et certainement cela, avec pas mal d’autres choses aussi, doit sauver le Florentin de l’oubli, le Florentin que je ne vois pas qu’on ait repris depuis le dix-septième siècle et qui, certainement, est un des bijoux de ce que j’appellerai le théâtre des petites comédies.

Je ne prétends pas que La Fontaine soit un grand poète du théâtre. Il n’avait pas le vrai talent dramatique, il n’avait pas surtout le talent dramatique que l’on exigeait à cette époque. A cette époque, après l’avènement de Racine et Molière, on voulait (et certainement je n’en blâmerai pas les hommes de ce temps-là), on voulait un théâtre psychologique, on voulait un théâtre, soit comique, soit tragique, qui fût psychologique avec pénétration. La Fontaine n’avait pas le don de psychologie, ni même, ni surtout, le goût de la psychologie. Ou bien alors, en dehors de ce cadre, lorsqu’on n’avait pas affaire à un grand génie psychologique, on voulait un théâtre pompeux, poli, élevé, bellement architectural. Tous les auteurs de théâtre de second ordre, à cette époque, ont ces qualités de belle ordonnance, de politesse, de tenue et de correction, soit parmi les tragiques, soit parmi les comiques. La Fontaine, lui, n’a fait ni du théâtre psychologique, ni du théâtre pompeux et guindé, ni du théâtre à collet monté. Il fallait l’un ou l’autre pour plaire aux hommes de son temps, c’est pour cela qu’il n’a jamais eu un grand succès théâtral. Lui, il a fait du théâtre d’amour et du théâtre gai. Le théâtre d’amour proprement dit, c’est-à-dire le théâtre élégiaque, n’était pas beaucoup du goût de son temps, et le théâtre gai ne l’était pas tant qu’on l’a cru. En somme, le théâtre gai de Molière a réussi moins que le théâtre gai n’a réussi plus tard, au dix-huitième siècle. C’est au dix-huitième siècle que le théâtre proprement gai, le théâtre fait pour s’amuser, le théâtre de bouffonnerie décente, de bouffonnerie honnête, mais enfin de bouffonnerie facile et joyeuse, a eu du succès ; au siècle précédent il n’a jamais pleinement réussi. La Fontaine, à cet égard comme à beaucoup d’autres, n’a pas été tout à fait de son temps.

VII.
Ses fables. §

Je vous parlerai aujourd’hui des fables de La Fontaine. J’y arrive enfin ! Vous avez pu être étonnés, au commencement de ce cours de conférences, de ce que je n’eusse attribué, dans mon programme, qu’une seule leçon aux fables de La Fontaine ; mais vous avez vu très vite quelle en était la raison : c’est que je prévoyais, d’une façon certaine, que je vous parlerais des fables de La Fontaine à peu près dans toutes les conférences que je ferais, puisqu’il est absolument impossible de parler des idées générales de La Fontaine, ou de son caractère, ou de ses tendances d’esprit, ou de ses idées philosophiques, ou de ses Contes, etc., sans faire au moins allusion à quelques-unes de ses fables, et c’est ainsi que pendant six ou sept conférences, je vous ai parlé des fables de La Fontaine en vous parlant d’autre chose.

Si La Fontaine a choisi ce genre, les fables  nous allons démontrer cela tout d’abord  c’est pour des raisons qu’il n’a pas dites, mais qu’on peut supposer assez facilement, je crois. D’abord, le genre était inexploité jusqu’à lui, ou très peu exploité ; il l’avait été, et encore assez peu, par les anciens ; il l’avait été infiniment peu par les auteurs qui avaient précédé La Fontaine dans la littérature française, car n’oublions pas que le fabliau, ou fableau, comme vous voudrez, n’est pas une fable, c’est en général, presque toujours, un conte proprement dit, c’est l’origine de nos contes. La fable, s’était, d’autre part, déployée, mais exagérément déployée dans les différentes branches de ce roman universel que l’on a appelé Roman de Renart. Là, c’est l’épopée, pour mieux dire, l’épopée des animaux représentant des hommes ; mais ce n’est pas la fable, puisque c’est une collection, une série de grands poèmes épiques qui n’ont nullement le caractère ramassé, court, de la fable antique. Au seizième siècle, il y avait des hommes qui s’étaient adonnés au genre de la fable parce que, à cette époque, Esope était très connu et très estimé. Il y avait des Ysopets, c’est-à-dire des recueils de fables ésopiques, entrés grand nombre. Oui ; mais en somme, le nombre des fables qui avaient été faites au seizième siècle n’était pas très considérable, et aucune n’avait été marquée d’une empreinte capable d’effrayer un successeur, d’effrayer celui qui s’emparerait du genre.

Voilà la première raison pour laquelle La Fontaine, je crois, s’est emparé de ce genre. Il y en a d’autres. Son grand amour, sa grande affection pour les animaux, que nous avons déjà prise sur le fait et que nous prendrons sur le fait encore plus aujourd’hui, a été pour quelque chose dans cette prise de possession de la fable par La Fontaine. Sur ceci je n’insisterai pas, tant la chose paraît évidente.

Encore, La Fontaine a pris la fable comme son gibier, pour parler ainsi que Montaigne, parce qu’il a senti instinctivement, subconsciemment peut-être, mais enfin parce qu’il a senti qu’il avait un grand amour de la nature, que le fond même de sa nature à lui était l’amour des champs et des bois ; il nous l’a dit lui-même dans la citation que j’ai faite dernièrement :

Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines…

Son amour, son affection, le fond même de ses tendances étaient là. Il a dû sentir subconsciemment que la nature serait le vrai cadre de la plupart de ses fables et qu’il pourrait donner, dans ce genre-là, toute liberté à ses instincts de forestier, de villageois, de rustique sincère et impénitent.

Il a senti surtout, dernière raison, qu’il était un génie très libre, très indépendant, aimant infiniment ses aises, aimant ses coudées franches dans le genre qu’il adopterait, et qu’il serait tout à fait à l’aise dans la fable, qu’il y mettrait ce qu’il voudrait. Pourquoi ? Parce que la fable, en elle-même, est un cadre assez élastique ; c’est surtout lui qui la fera telle, mais encore, de sa nature, elle est assez élastique. Et puis, ensuite, il n’y a pas de règles de la fable. Dans ce siècle où les faiseurs de règles, où les législateurs du Parnasse, où les régularistes, si vous voulez les dénommer ainsi, ont été utiles jusqu’à un certain point  ils ne sont pas absolument inutiles  mais ont été surtout insupportables, à savoir rigoureux, pointilleux sur tous les détails, insistant sur des infiniment petits, et faisant de leur fantaisie souvent, ou de leurs souvenirs poétiques des règles inéluctables, en ce temps-là tous les genres étaient comme soumis aux faiseurs de règles et dominés par eux ; la tragédie plus que tout autre genre ; la comédie presque autant que tout autre genre, le poème épique d’une façon déplorable, abusive et du reste erronée, car c’est sur quoi les faiseurs de règles se sont le plus trompés. Vous voyez qu’un génie indépendant et qui voulait l’être, ou qui l’était instinctivement et inconsciemment, qu’un génie indépendant et qui très probablement tenait à l’être, se sentait d’avance plus libre dans la fable, dont personne n’avait tracé les règles, que dans tout autre genre.

Voilà les raisons qui, je crois, répondent à cette petite impertinence amusante de M. Jules Lemaître, qui nous est cher, qui, faisant sa classe, dans sa jeunesse, au lycée du Havre, demandait à ses élèves : « Quel est le génie littéraire, en France, que vous préférez ? » Le meilleur, probablement le mieux instruit, le mieux discipliné, répondit : La Fontaine. » La Fontaine, reprit M. Jules Lemaître, La Fontaine, oui, c’est un grand poète ! Mais pourquoi cet homme-là a-t-il fait des fables ? » Pourquoi a-t-il fait des fables ? En vérité, je crois qu’il était capable de réussir  et il nous l’a montré  qu’il était capable de réussir absolument dans tous les genres, sauf peut-être dans la tragédie. Pourquoi a-t-il fait des fables ? Pour les raisons, sans doute, car je ne réponds de rien, que je viens de vous donner.

Les fables de La Fontaine peuvent être classées, pour la clarté de l’exposition, en quatre catégories. On en trouverait cinq, on en trouverait six, on en trouverait davantage, mais il ne faut pas multiplier les espèces, comme disaient nos pères avec beaucoup de raison, en philosophie ; il ne faut pas non plus multiplier les classifications ; et je crois qu’il suffit, pour la clarté, de partager les fables de La Fontaine en quatre catégories. Il y a les fables qui sont des contes, et quoique je vous en aie parlé trop brièvement à mon gré, je n’en reparlerai pas aujourd’hui ; — il y a les fables que j’appellerai zoologiques, en vous demandant pardon du pédantisme du terme, c’est-à-dire qu’il y a des fables où figurent des animaux et seulement des animaux   il y a, en troisième lieu, les fables que j’appellerai d’un mot encore plus pédantesque, mais il n’y en a pas d’autre, ce me semble, les fables naturistes, c’est-à-dire les fables où l’anecdote n’est qu’un prétexte à une description ou à une narration de la nature, les fables où le fond du petit poème est un aspect ou plusieurs aspects successifs de la nature ; — enfin, il y a des fables qui ne sont plus du tout des fables et qui ne sont que des discours philosophiques ou moraux ; le mot discours peut vous paraître un peu trop fort, un peu trop solennel, encore que La Fontaine l’ait employé lui-même, je dirai : il y a des fables qui sont des causeries philosophiques et morales et qui ne sont presque pas autre chose.

Voilà les catégories que nous allons examiner successivement, défalcation faite de la première, puisque je vous ai parlé des fables qui sont des contes.

Parlons donc des fables zoologiques, et voici une nouvelle distinction, une subdivision à laquelle je tiens beaucoup : les fables zoologiques, c’est-à-dire les fables où paraissent des animaux, doivent être sous-partagées en deux classes, les fables où les animaux sont véritablement des hommes, ne sont que des masques de l’humanité, ne sont que des hommes travestis en animaux pour l’intérêt de la moralité ou de la satire que contiendra la fable. Ces fables sont très nombreuses, je n’en disconviens pas, et c’est parce qu’elles sont très nombreuses que nos prédécesseurs ont souvent cru que les fables de La Fontaine étaient toutes cela même. On considérait La Fontaine comme un homme qui fait la satire de l’humanité sous des masques d’animaux et l’on ne voyait que cela. On crut que toutes ses fables avaient ce caractère, d’être des peintures de l’humanité sous des noms et sous des masques de bêtes.

Le dernier et le plus illustre de ceux qui ont pris La Fontaine ainsi, c’est mon vénéré maître, Hippolyte Taine, qui a fait un livre admirable, et avec lequel je ne songe pas à rivaliser, mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a chez lui, je crois, qu’une partie de la vérité. Il y a des fables où les animaux sont des prétextes, et pas autre chose, et où, sous le nom de lion, il faut entendre le roi, sous le nom de loup, le hobereau cruel et tyrannique de campagne, ou — car il y a cela aussi — l’homme absolument indépendant et vivant la vie libre et sauvage. Il y a beaucoup de fables qui sont ainsi, où le caractère des animaux disparaît à cause du caractère particulier que La Fontaine leur attribue, parce qu’il songe à un homme et non pas à un animal  Et puis ailleurs il y a des fables — assez nombreuses aussi — zoologiques encore, où l’animal est bien peint pour lui-même, selon la physionomie que La Fontaine a découverte en lui, a cru voir en lui ; et c’est là le vrai La Fontaine ; j’exagère, le La Fontaine le plus intéressant, parce que c’est le La Fontaine qui fait faire un pas et un très grand pas à la fable en en faisant non pas seulement une peinture de l’humanité sous différents masques, mais une peinture de l’humanité inférieure, si vous me permettez le mot, une peinture de l’animalité, avec les traits véritablement caractéristiques et utiles à connaître qu’elle peut avoir.

Je reprends donc : fables zoologiques où La Fontaine a peint des hommes sous les traits des animaux.

Pour vous en donner comme le caractère général, je vous dirai qu’il y a, par exemple, le Corbeau et le Renard. Y a-t-il là le caractère d’un corbeau et le caractère d’un renard ? Pas le moins du monde, et cette fois La Fontaine n’y songe pas. Il y a un imbécile qui est perché sur un arbre, ayant un fromage en sa possession, et il y a un être quelconque qui ne peut pas monter sur cet arbre et arracher la proie à celui qui la détient, et qui le flatte pour l’avoir, et qui le fait chanter pour que le fromage lui échappe. Ici il n’y a, évidemment, que le flatteur et le flatté.

« Apprenez, dit La Fontaine (qui, en général, indique lui-même cette démarcation que je trace en ce moment-ci),

Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute. »

C’est une façon de nous dire qu’il s’agit simplement d’un flatteur et d’un imbécile qui est flatté, et non pas du caractère des animaux.

De même la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf.

Partout où La Fontaine nous dépeindra la grenouille, il nous la dépeindra, avec une espèce de bienveillance rieuse et malicieuse à son égard, mais il la dépeindra, elle-même, dans ses habitudes de la république aquatique, comme il dira ; toutes les fois qu’il la dépeindra en elle-même, il ne lui donnera nullement le caractère vaniteux qu’évidemment la pauvre bête n’a pas ou ne semble pas avoir ; il la dépeindra comme un pauvre petit animal faible, timide, toujours inquiet, toujours sur le qui-vive, toujours sur l’œil, comme nous disons, et craignant rapproche, l’imminence, et même la menace indistincte du moindre péril. Ici, la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, ou aussi grosse que le bœuf, est tout simplement le bourgeois gentilhomme ; c’est tout simplement celui qui veut sortir de sa sphère et qui se gonfle pour atteindre les dimensions d’un autre personnage de la société.

Ici la vieille critique avait parfaitement raison ; ici La Fontaine n’est qu’un satirique des hommes présentés sous le masque des animaux.

Je vous citerai encore la Besace parce qu’elle est très intéressante à cet égard. Dans la Besace, Jupiter convoque tous les animaux et leur dit : « Je veux vous redresser un peu, vous rectifier. Je vous ai manqués pour la plupart, je voudrais vous rectifier, aller au-devant des désirs que vous pouvez avoir, combler vos souhaits et vous consoler de vos regrets. Ainsi, par exemple, vous, l’éléphant, quel défaut avez-vous ? Vous, lièvre, quel défaut avez-vous ? » etc. Et l’éléphant répond : « Mais je suis parfait ! » Et les autres, qui ne sont pas l’éléphant, ne se sentent point ridicules non plus. Chacun trouve ridicules les autres et dit, par exemple, de l’éléphant qu’il faudrait ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles, mais, chacun pour soi-même, ils se trouvent tous très bien. Ici tous les animaux n’ont qu’un caractère, ce qui est, par définition, absolument faux. Ils n’ont qu’un caractère, c’est-à-dire la vanité, l’amour-propre et le plaisir de se regarder au miroir, défaut précisément que les animaux n’ont ni les uns ni les autres, ce semble bien.

Là encore La Fontaine peint les hommes, et pas autre chose ; et, faites-y attention, il le dit :

Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière,

aveugles pour nos défauts et très clairvoyants pour les défauts d’autrui.

C’est une façon de nous dire : « Faites bien attention, ne vous y trompez pas ! Ici, j’ai été le fabuliste ancien, j’ai été le fabuliste vieux jeu, j’ai été le fabuliste qui, comme Ésope et comme Phèdre, n’a jamais songé qu’à peindre les hommes sous le masque des bêtes. »

Il y aurait encore à vous signaler les Animaux malades de la peste, fable qui est, comme ampleur, comme beauté poétique, une chose très supérieure à la satire, mais qui, en somme, n’est qu’une forte satire, une satire de premier rang et de premier plan, où les animaux n’ont que des caractères d’homme. Le lion, c’est bien un roi et pas autre chose ; son discours est un discours détrôné, à son éloge et à sa pleine satisfaction, avec des menaces sourdes qui courent sous les compliments et sous la bonhomie affectée. Et puis le renard et le loup, qui ont le même caractère, ce qui est absolument contraire aux habitudes ordinaires de La Fontaine ; le renard flattant le souverain, lui disant qu’il ne peut pas se tromper, qu’il ne se trompe jamais, que ses cruautés même sont des honneurs qu’il fait aux hommes :

Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant beaucoup d’honneur.

Le loup, avocat général, venant prouver par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal.

Loup et renard ont à peu près le même caractère, et au point de vue de la physionomie des animaux c’est faux ; mais ce n’est pas la figure des animaux que peint ici La Fontaine.

Et dans sa moralité, qu’est-ce qu’il nous dit, à la fin ?

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

C’est donc une satire contre la magistrature, ou contre la cour, on peut hésiter ; c’est une satire contre les jugements humains ; d’une façon plus générale, c’est une satire sur les jugements des hommes.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Très saillant, ceci, et, évidemment, très caractéristique.

Voilà la fable purement  comment faut-il l’appeler   la fable purement anthropologique, anthropomorphique, c’est-à-dire donnant la forme des animaux aux hommes qui sont en scène. Eh bien, cette fable anthropomorphique  j’ai peur que vous ne trouviez cette expression trop technique, je vous en demande pardon en passant  elle a été très pratiquée par La Fontaine, et vous retrouverez ses caractères très souvent. Vous les retrouvez dans la Cour du lion, qui est absolument une fable anthropologique, où il n’est question que de l’homme. Le lion est le roi qui ne souffre pas une observation, qui ne souffre pas un reproche, une critique, et qui envoie tel ou tel homme qui n’a pas su être courtisan faire le dégoûté chez Pluton. De même le Rat et l’Huître, où le rat, personnage, ailleurs, dans La Fontaine, très prudent, très rusé et très sage, surtout, il est vrai, quand il a un peu d’âge, mais enfin, le rat qui n’est pas sot, dans La Fontaine, nous est peint ici comme un petit étourdi qui se laisse prendre le nez par une huître entr’ouverte pour avoir trouvé ce mets délicieux et avoir voulu s’en régaler. C’est tout simplement le petit jeune homme qui se laisse aller aux proies faciles du plaisir, quand il est lancé trop tôt dans le monde, avec son étourderie naturelle. Il n’y a pas de rat pour une obole, comme a dit à peu près La Fontaine, il n’y a pas de rat pour une obole dans cette fable-là.

Je pourrais citer encore ceci qui éclaire jusqu’à un certain point la question, le prologue du livre neuvième. La Fontaine va nous dire, non pas son secret, mais la moitié de son secret ; il nous dira : Oui, je peins les hommes sous le masque des animaux.

Grâce aux Filles de mémoire,
J’ai chanté des animaux ;
Peut-être d’autres héros
M’auraient acquis moins de gloire.
Le loup, en langue des dieux,
Parle au chien dans mes ouvrages :
Les bêtes, à qui mieux mieux,
Y font divers personnages ;
Les uns fous, les autres sages ;
De telle sorte, pourtant.
Que les fous vont l’emportant ;
La mesure en est plus pleine.
Je mets aussi sur la scène
Des trompeurs, des scélérats,
Des tyrans et des ingrats,
Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs ;
Je pourrais y joindre encore
Des légions de menteurs :
Tout homme ment, dit le sage.
S’il n’y mettait seulement
Que les gens du bas étage…, etc.

Il est difficile de dire mieux : « Je peins de hommes ! » D’abord tous les défauts que La Fontaine déclare avoir attribués aux animaux sont plutôt des défauts d’hommes, vous le voyez : j’ai mis là dans mes fables beaucoup de tyrans de trompés, de cruels,

Mainte imprudente pécore,
Force sots, force flatteurs.

Cela se rapporte beaucoup plus à des hommes, et j’insiste particulièrement sur ceci :

De telle sorte, pourtant,
Que les fous vont l’emportant.

Or ce n’est pas chez les animaux que les fous vont l’emportant. Nous avons ce privilège que la folie est notre apanage.

Et enfin, les animaux menteurs. Ils ne sont pas menteurs en général, ils n’ont pas de mensonge, ils n’ont, à ma connaissance, que des réticences, ils sont dissimulés, ils ne sont pas menteurs, et vous n’êtes pas sans voir l’énorme différence qu’il y a entre ces deux mots-là.

Et enfin « tout homme ment », et non pas tout animal. Nous voici pleinement dans La Fontaine déclarant qu’il a fait la fable en peignant des hommes sous la figure des animaux, et pas autre chose ; du moins il le dit ici.

Mais, s’il a renouvelé la fable, c’est par son génie d’abord, et parce qu’il l’a traitée avec un charme absolument inconnu avant lui ; mais c’est aussi parce qu’il a fait la fable véritablement animalesque, véritablement zoologique, c’est parce qu’il a été, non pas seulement un moraliste, mais aussi un animalier.

Sur ces fables où les animaux sont véritablement des animaux, sur ce point aussi La Fontaine s’est prononcé, il s’est prononcé parfaitement, et si nous acceptons son témoignage dans un cas, il faut l’accepter aussi pour l’autre cas. Or, si, comme je vous l’ai indiqué tout à l’heure, il s’est déclaré moraliste, d’autre part il s’est déclaré animalier. C’a été son premier mot, c’est ce qu’il a dit dans le prologue des premières fables, à Mgr le Dauphin :

Je chante les héros dont Esope est le père ;
Troupe de qui l’histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons.
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’animaux pour instruire les hommes.

Il n’a pas dit « pour peindre les hommes », mais « pour instruire les hommes » et, comme il dit plus haut : la fable contient des vérités qui servent de leçons.

Il a fait encore cet aveu, et cet aveu si précieux qui consiste à nous dire que, en somme, ce sont bien les animaux qu’il peint pour qu’ils nous servent de maîtres en certaines circonstances et dans une certaine mesure ; il l’a dit très bien encore ailleurs. Ce sont les derniers mots de la fable première du livre douzième. Je ne vais pas vous la lire, elle est trop longue ; en voici le sens :

Vous savez que Circé a transformé en animaux tous les compagnons d’Ulysse, excepté Ulysse lui-même, parce qu’il est le plus sage des hommes et qu’un homme tel que lui ne se transforme pas en animal si facilement. Mais tous les compagnons d’Ulysse, qui, vous le savez, ne sont pas autre chose que des imbéciles, ont été transformés en animaux, ce qui ne les change pas beaucoup. Or, à un moment donné, Ulysse ayant pris sur Circé l’ascendant que d’abord elle avait pris ou voulu prendre sur lui, obtient d’elle qu’il puisse retransformer ses compagnons en hommes, les rendre à leur nature première. Or, que lui disent tous les animaux ? Ils lui disent : « Mais nous sommes très bien comme cela, nous ne regrettons » rien, et même nous avons lieu de nous féliciter du changement. »

Vous direz : cela prouve que La Fontaine veut montrer l’imbécillité des hommes devenus animaux. Oui, cela pourrait être ainsi, l’imbécillité des hommes qui, devenus animaux, ne veulent pas redevenir hommes. Mais cela dépend de la façon dont il les fait parler. Or, les fait-il parler d’une façon sotte ? Pas du tout ! Il les fait parler d’une façon très raisonnable, très rationnelle. Alors la fable prend un tout autre caractère, elle prend celui d’un poème où les animaux font leur leçon aux hommes et leur montrent combien les hommes sont inférieurs aux animaux ; elle prend le caractère du voyage de Gulliver aux pays des chevaux, ni plus ni moins, et l’opinion de Gulliver est absolument manifeste ; mais l’intention de La Fontaine, à mon avis, ne l’est pas moins, car voyez un peu comme il fait parler les bêtes.

Et d’abord Ulysse s’adresse à qui ? Au lion. A tout seigneur tout honneur.

Le lion dit, pensant rugir :
« Je n’ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir ?
J’ai griffe et dents, et mets en pièces qui m’attaque.
Je suis roi ; deviendrai-je un citadin d’Ithaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple soldat :
Je ne veux point changer d’état. »

Ulysse espère réussir mieux avec un animal moins fier et qui n’est pas le roi des animaux.

Ulysse du lion court à l’ours : « Eh ! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t’ai vu si joli !
— Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l’ours à sa manière :
Comme me voilà fait ? Comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en ; suis ta route, et me laisse.
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat :
Je ne veux point changer d’état. »

Ulysse va trouver alors un loup.

« Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver sa bergerie :
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois et redevien,
Au lieu de loup, homme de bien.
— En est-il ? dit le loup…

Le loup, profondément misanthrope, ici a bien son caractère.

En est-il ? dit le loup ; pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière ;
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village ?

Que font les hommes des moutons ? Ils en font absolument autant, un peu plus même que les loups.

Si j’étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot, quelquefois, vous vous étranglez tous.
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu’un homme ;
Je ne veux point changer d’état.

Ulysse fait ainsi le tour de l’animalité et reçoit de tous des réponses analogues.

Je dis ici que La Fontaine (il ne faut pas le prendre tout à fait au sérieux), mais je dis que La Fontaine a pris la fable comme un poème où les animaux donnent des leçons aux hommes et des leçons qui ne laissent pas d’être raisonnables.

C’est ce qui a lieu, et d’une façon moins satirique, dans une foule de fables de La Fontaine.

La Fontaine nous peint les animaux, et cette fois en eux-mêmes, comme ils sont ou comme il croit les voir, il nous peint les animaux pour qu’ils nous servent de maîtres, pour qu’ils nous apprennent quelque chose et par leurs défauts, et par leurs qualités.

Par leurs défauts  C’est, par exemple, la fourmi économe, laborieuse, très vénérable, mais qui a le défaut qu’ont quelquefois les trop laborieux et les trop économes : elle est avare. C’est la grenouille, ayant peur de tout ce qui se passe autour d’elle. Deux taureaux se battent, cela amuse le peuple aquatique, mais la grenouille sage gémit, pleure ; on lui demande ce qu’elle a, elle répond : « Oh ! je le sais bien, vous ne songez à rien, têtes folles ! Moi, je sais qu’il y en aura un de battu, et celui qui sera battu se réfugiera dans le marécage et nous écrasera toutes. » De même les grenouilles qui sont effrayées d’apprendre que le soleil se marie. « Le soleil se marie ? Cela va être amusant   Ah ! oui ! il y aura deux soleils au lieu d’un, tous les marais seront desséchés ! » Enfin c’est l’animal qui a continuellement peur, exactement comme le lièvre qui est si craintif que

Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre

et qu’il s’enfuit non pas devant un chien, mais devant l’ombre du chien, et qui, pourtant, redresse ses oreilles quand il s’est aperçu, passant le long d’un étang, qu’il effrayait les grenouilles. Cette sorte de rivalité, d’émulation dans la timidité est fort amusante et nous sert de leçon parce qu’il faut nous dire qu’il y a parmi nous des grenouilles et des lièvres qui s’effraient du moindre accident, de la moindre ombre d’accident possible et qui créent le danger à le craindre.

Autres exemples. L’âne est sot, toujours sot. L’âne n’est pas une mauvaise bête, et La Fontaine, qui devant les animaux, quand il les surprend en défaut, par accident, en défaut surtout de cruauté, de méchanceté, s’empresse de les excuser, La Fontaine nous fait remarquer qu’il est bien étonnant que, dans certaine fable qu’il trouve dans un recueil d’Esope, l’âne se soit montré méchant, « car il est bonne créature ». Mais il est sot, toujours sot dans La Fontaine. C’est une erreur. L’âne n’est pas, le moins du monde, un animal sot, mais enfin voilà l’âne selon La Fontaine, ce qui se comprend parce que, si l’âne n’est pas bête, par nos brutalités nous le rendons tel.

Le mulet  pour moi l’observation est juste  le mulet est fat. Il est le fils de la jument et de l’âne, et il parle toujours, faisant sa généalogie, comme dit La Fontaine, de sa mère, la jument, avec une impertinence, et un orgueil, et une fatuité ridicules. Il me semble qu’ici La Fontaine ne se trompe pas et qu’il y a, en effet, dans le mulet quelque chose de ce qu’il a cru y démêler. Le mulet a un certain air  peut-être trompeur  mais un certain air de fatuité et d’impertinence.

Le héron, le héron mélancolique, triste, dégoûté, je dirai presque neurasthénique  et ce ne serait pas trop dire  c’est le solitaire qui se complaît trop dans la solitude et qui finit par y contracter les vices que la solitude engendre, à savoir la mélancolie perpétuelle, puis le dégoût de toutes choses, le dégoût des aliments délicats eux-mêmes, le dégoût des plaisirs les plus honnêtes. Le héron, qui est triste, en effet, et qui fréquente les endroits solitaires, me paraît tout à fait bien attrapé. Et ceci peut encore servir de leçon aux hommes.

Le rat est poltron, très poltron, mais sage, très capable de sagesse, très capable de prudence, il sait déjouer les tours mêmes du chat et devant un chat enfariné il dit :

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.
Et quand tu serais sac je n’approcherais pas.

La souris, toujours étourdie, il l’a très bien différenciée, très bien distinguée du rat. Elle est certainement d’une autre espèce. Elle tombe dans tous les panneaux avec sa gentillesse et sa coquetterie et sa légèreté incurables.

La cigogne, à en juger par sa physionomie, a été admirablement saisie par La Fontaine. La cigogne grave, réfléchie, prudente, capable de desseins longuement médités et qui — ce qui est un triomphe pour elle — bat le renard lui-même en fait de prudence et d’habiles tromperies.

Voilà, un peu mêlés, les défauts et les qualités que La Fontaine voit dans un certain nombre d’animaux, mais c’est surtout sur les défauts que je viens d’insister. Les qualités des animaux, pour y venir décidément, il les a vues ou cru les voir, et, en tout cas, il a agi comme un observateur poète, et les observateurs poètes ont cela de dangereux qu’ils ajoutent beaucoup à la réalité, mais ils ont cela de charmant tout au moins qu’une partie de la réalité, ils la voient, quand nous ne savons pas la voir, avec une puissance de vision, avec une force de perspicacité extraordinaires.

Les qualités des animaux que La Fontaine a cru voir sont celles-ci :

La solidarité avant tout. Les animaux sentent le besoin de se secourir les uns les autres. La solidarité est représentée, par exemple, par la colombe qui, pour sauver une fourmi, jette un brin d’herbe dans le ruisseau où la fourmi est tombée par mégarde, service que lui rend immédiatement la fourmi en piquant au talon un croquant qui voulait abattre la colombe d’un coup d’arbalète ; il se retourne et la colombe a le temps de s’enfuir.

L’erreur  je n’ai pas besoin de l’indiquer, n’est-ce pas   l’erreur consiste à avoir cru constater de la solidarité entre les animaux de différentes espèces, ce qui est faux. Les animaux d’espèces différentes ne connaissent aucune solidarité entre eux, et la loi de nature est, hélas ! le plus souvent, que les espèces différentes se nourrissent les unes des autres. Pas de solidarité entre les différentes espèces, mais de la solidarité dans l’intérieur des espèces, cela est très vrai, très fréquent. On apporte maintenant des exemples que La Fontaine n’a pas connus. Par exemple, l’hirondelle qui est l’animal le plus individualiste, le plus domestique qui soit, l’hirondelle qui, dans la saison qu’elle passe chez nous, ne semble songer qu’à son nid et à ses petits, lorsqu’une autre hirondelle est en danger, on l’a remarqué, se précipite à son secours. Toute une tribu d’hirondelles se porte au secours d’une hirondelle prise au piège ou à laquelle il est arrivé quelque malheur. La solidarité parmi les animaux existe donc ; La Fontaine l’a prise seulement d’un certain biais qui n’est pas le vrai. Il l’a prise ainsi parce qu’il est poète, mais aussi pour une autre raison. C’est surtout à partir du moment où La Fontaine a connu les fables des Indiens que La Fontaine introduit la solidarité des animaux dans ses fables, et que la solidarité entre des animaux différents d’espèce est affirmée. Par exemple, dans le dernier livre, il y a une société hétéroclite et bizarre, du corbeau, de la gazelle, de la tortue et du rat ; et il faut avouer que c’est de la plus haute fantaisie que de les mettre ainsi ensemble. Il tenait cela des Indiens, chez qui c’est une idée religieuse, une idée très ancienne que l’on trouve dans leurs plus vieux poèmes, que les animaux font des sociétés les uns avec les autres même lorsqu’ils sont d’espèces différentes. Leurs poèmes abondent en histoires de ce genre. Rien n’a plu davantage à La Fontaine que cette imagination qui lui permettait d’étendre le champ de la solidarité entre les animaux.

Autre qualité des animaux, selon La Fontaine, la bonté. Ici, il faut citer plus que jamais l’Aigle et l’Escarbot, qu’il a empruntée à une fable très ancienne, d’origine assez douteuse. On a beaucoup plaisanté à ce sujet, parce qu’on a dit que le lapin ne pouvait pas se réfugier dans le trou d’un escarbot, qui n’est pas plus large qu’un verre de mon lorgnon. Cela est incontestable, mais cela lui importait peu, car tout lui plaisait dans cette fable de l’antiquité où l’escarbot, précisément à cause de cela, parce qu’il est un animal très petit, rend de très grands services à Jean Lapin son compère et, ce qui est plus intéressant, ce qui est plus esthétique aussi, finit par être victorieux de l’aigle, de l’oiseau même de Jupiter en personne. Cette bonté de l’escarbot atout à fait plu à La Fontaine, elle l’a ému et elle nous a émus avec lui.

La tendresse, la tendresse fraternelle ou amicale, je voudrais dire soldatesque, la tendresse de compagnon à compagnon, nous la voyons dans la fameuse fable des Deux Pigeons, où le pigeon sédentaire la montre d´une façon si touchante au pigeon migrateur ou au pigeon aventureux, par tout ce qu’il lui dit. Cette fable est aussi intéressante à un autre point de vue, c’est que La Fontaine y est dupe de lui-même, je veux dire de son sujet, de la manière dont il traite son sujet. C’est d’ailleurs exquis ! Il commence par nous représenter deux pigeons qui sont des frères, qui sont du même colombier, qui sont des amis d’enfance, enfin qui sont des frères, et puis, peu à peu, il est tellement attendri par son sujet que c’est à des amants qu’il songe et c’est à des amants qu’il s’adresse dans son épilogue. C’est une divagation, pas autre chose, mais elle est si charmante qu’on ne peut la blâmer. La Fontaine, je le répète, est si attendri par son sujet qu’il l’étend, qu’il le transforme, qu’il l’altère, et qu’il le termine d’une façon toute différente de celle par laquelle il avait commencé.

A ces qualités des bêtes La Fontaine ajoute encore la patience profonde, la résignation aux coups du sort, ce caractère de tranquillité devant la mort  non pas devant le danger, car l’animal sait se soustraire au danger  mais tranquillité, quiétude devant l’inévitable, que La Fontaine a marqué encore quelquefois de traits justes, profonds et tout à fait pathétiques.

Il aurait pu aller plus loin ; il aurait pu parler, par exemple, de leur absence de rivalité et d’émulation et, puisqu’il connaissait si bien La Rochefoucauld, de leur absence d’amour-propre, dans un sens un peu différent de celui où La Rochefoucauld emploie ce mot, mais enfin de leur absence d’une partie de l’amour-propre qui est ce que nous appelons la vanité, la fatuité. Quoique j’aie dit du mulet, presque jamais l’animal n’a rien qui ressemble à ce défaut.

Ce qui vous intéressera peut-être, c’est que là où La Fontaine n’a pas parlé, ou a peu parlé d’une qualité des animaux, c’est Pascal qui vient, en quelque sorte, à son secours et qui le complète.

« Les bêtes ne s’admirent point, dit Pascal. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait en eux une émulation à la course, mais c’est sans conséquence ; car, étant à l’étable, le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait elle-même. »

Il y a peu de chose de plus curieux, pour moi, que Pascal faisant une fable de La Fontaine, et cette fois, il l’a faite. Il aurait pu, comme La Rochefoucauld a donné le sujet des Lapins à La Fontaine, lui donner ce sujet : le gros cheval qui ne cède pas sa pitance au cheval de course. Entre les mains de La Fontaine, ç’aurait pu être une fable charmante.

Le dévouement à l’espèce, voilà encore une grande, la plus grande qualité des animaux, et c’est certainement celle qu’ils peuvent nous donner comme exemple.

Vous me permettrez de compléter La Fontaine par d’autres écrivains. Il y a un bien grand mot de Spencer, un peu impertinent, mais juste au fond : « Lorsque je verrai une femme, pour défendre son petit, s’élancer, ongles en avant, contre un éléphant, alors je dirai que la femme est aussi courageuse que la poule. »

Vous me direz : « Mais vous ajoutez à La Fontaine, qui a peu parlé du dévouement à l’espèce chez les animaux, qui n’a presque pas parlé de leur patience, qui n’a parlé que de leur bonté, de leur solidarité, de leur stoïcisme devant la mort. » Il est vrai, j’en ajoute pour vous montrer ce que La Fontaine a produit, en quelque sorte, ce dont il a été l’initiateur. En effet, c’est depuis La Fontaine que l’on a eu un certain respect pour les animaux, un certain sentiment qui est mêlé d’affection, de pitié, et, d’une manière particulière, de vénération à l’égard des animaux. Ceci n’était pas occidental, et il me semble que ce n’est un peu occidental que depuis La Fontaine. C’est depuis lui que Buffon a dépeint les animaux comme ayant un caractère, et souvent très aimable ; c’est depuis lui que, d’une façon assez fade, je le reconnais, Florian nous montre des animaux solidaires aussi les uns des autres (le Lapin et la Sarcelle, fable à la vérité un peu grise, un peu doucereuse et qui sent la sensibilité un peu frelatée du dix-huitième siècle, je l’avoue, mais enfin, fable qui, pour ce qui est de l’instinct de solidarité des animaux entre eux, se rattache tout à fait à La Fontaine).

C’est depuis La Fontaine  sans La Fontaine, qui sait même s’il les aurait faits   c’est depuis La Fontaine que Lamartine a écrit ses vers étonnants sur le chien.

La Fontaine n’a pas beaucoup aimé le chien ; en général, il lui donne un rôle de serviteur zélé, un peu servile, un peu courtisan et pas trop sympathique ; mais la tendresse de La Fontaine pour les animaux s’est étendue, en quelque sorte, et a dépassé les limites qu’il observait lui-même, et peut-être que Lamartine, malgré tout son génie et tout son cœur, n’aurait pas fait, sans La Fontaine, ces admirables vers sur le chien, compagnon et seul ami de l’homme :

Ô mon pauvre Fido, quand, mes yeux sur les tiens,
Le silence comprend nos muets entretiens.
……………………………………………………….
Ô mon chien ! Dieu seul sait la distance entre nous,
Seul il sait quels degrés de l’échelle de l’être
Séparent ton instinct de l’âme de ton maître ;
Mais seul il sait aussi, par quel secret rapport.
Tu vivais de sa vie et tu meurs de sa mort.

Voilà des vers que La Fontaine aurait pu écrire et qu’on peut dire que, de loin, il a inspirés à Lamartine. Il a fait plus, et ici je crois en être sûr : je ne crois pas que Vigny malgré ses souvenirs de chasseur, qui certainement l’ont aidé, je ne crois pas que Vigny aurait écrit la Mort du Loup si La Fontaine n’avait pas existé, et aurait compris aussi bien le sublime stoïcisme du loup qui souffre et meurt sans parler, sous les six couteaux qui lui sont entrés dans le corps ; — et il n’aurait pas dit :

Comment on doit quitter la vie et tous les maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux.
………………………………………………….
Gémir, pleurer, crier est également lâche,
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler ;
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Voilà un écho lointain et agrandi, je le reconnais, de La Fontaine, mais il en faut encore faire honneur à La Fontaine lui-même. La Mort du loup de Vigny est contenue déjà dans le Loup et le Chien de La Fontaine.

Enfin La Fontaine a soutenu, comme vous le savez, et avec énergie, l’intelligence des bêtes. Il a crié à son siècle : Vous me direz ce que vous voudrez, les animaux ne sont peut-être ni aussi bons, ni aussi ridicules que je les ai peints — je le regrette peut-être — et en bien et en mal ; mais pour ce qui est d’être extrêmement intelligents, voilà ce que je soutiens absolument contre Descartes et contre les cartésiens.

Vous connaissez les fables où il est question de l’intelligence des bêtes ; c’est, entre autres, la fable les Souris et le Chat-huant, et les quatre ou cinq fables qui sont encadrées dans le fameux Discours à Mme de La Sablière.

Les Souris et le Chat-huant sont bien d’actualité. La chose avait été rapportée à La Fontaine — il le dit dans une note en prose — par un témoin oculaire. On cherchait quel était ce témoin oculaire. Notre excellent confrère, M. Louis Roche, qui vient de publier une biographie de La Fontaine, a eu le bonheur de trouver la pièce authentique. Le témoin oculaire dont La Fontaine se réclame, ce sont des moines, des chartreux, je crois, qui ont observé le fait du chat-huant et des souris dans la forêt de Fontainebleau, et M. Louis Roche a retrouvé la lettre dans laquelle ils font ce récit.

Et, d’autre part, cette fable de La Fontaine a reçu un assaut terrible, celui qu’a lancé contre elle M. Cunisset-Carnot. M. Cunisset-Carnot, qui est un botaniste, un forestier et un animalier de tout premier ordre, a montré, dans un détail sur lequel je ne puis m’étendre, qu’il ne peut y avoir un mot de vrai dans cette fable, de vraisemblable du moins ; car M. Cunisset-Carnot nous montre que les moines de La Fontaine ont supposé toute cette histoire. Du moins ils ont établi un rapport de cause à effet alors qu’il ne pouvait y avoir là que du hasard. Ils ont trouvé un arbre creux qui, certainement, ne pouvait pas être un pin (c’est M. Cunisset-Carnot qui le démontre) ; ils ont trouvé un arbre creux où il y avait en bas une légion de souris avec du blé, et, en haut, un hibou, et ils ont conclu que le hibou avait porté ces souris dans le trou de la partie inférieure de l’arbre où lui se tenait, en grand seigneur, dans la partie supérieure. Cela ne peut pas être. M. Cunisset-Carnot le prouve très bien : le hibou n’aurait pas pu descendre dans le couloir intérieur de l’arbre jusqu’à la caverne inférieure ; il n’aurait pu ni descendre, ni remonter. Les bons moines ont trouvé tout simplement un arbre habité par deux espèces de gens, par des souris d’un côté, par un hibou de l’autre, mais qui n’avaient aucun rapport entre eux, pas même un rapport alimentaire, si je peux me servir de cette expression. Ils ont peut-être trouvé une souris ou deux qu’ils avaient estropiées en déblayant le trou d’en bas, et ils ont conclu, avec une imagination qui leur fait honneur, qui leur fait d’autant plus d’honneur que La Fontaine l’a trouvée charmante et en a tiré une fable, ils ont conclu que le hibou avait établi une étable de souris au bas de son château. Cela est absolument faux. Mais ce qui n’est pas faux, ce sont les fables qui sont intercalées dans le Discours à Mme de la Sablière, vous les connaissez, je les rappelle seulement très brièvement.

Les fables prouvant que les animaux ont de l’esprit, qui sont renfermées dans le Discours à Mme de La Sablière, c’est-à-dire dans la fable première du livre dixième, sont celles-ci : la fable, ou plutôt l’histoire du vieux cerf qui se substitue au jeune cerf lorsque, chassé, il ne peut plus soutenir la course.

… Cependant, quand aux bois,
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux cerf, et de dix cors,
En suppose [en substitue] un plus jeune et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raisonnements pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes…, etc.

Ensuite vient l’histoire exacte des castors, des castors qui, non seulement ont l’instinct animal, l’instinct proprement dit animal, mais l’instinct social, qui ont une hiérarchie dans les cités qu’ils édifient.

L’édifice résiste, et dure en son entier :
Après un lit de bois est un lit de mortier.
Chaque castor agit ; commune en est la tâche :
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche ;
Maint maître d’oeuvre y court et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ;
Mais voici beaucoup plus…

Et alors arrive l’histoire des Renards polonais, dont La Fontaine a reçu le rapport de Jean Sobieski. La fable est un peu trop longue pour que je vous la lise à cette heure. En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que La Fontaine a défendu l’intelligence des animaux par tous les arguments possibles et par des arguments très solides et très clairs.

Remarquez qu’autour de lui il y avait des gens qui croyaient à l’âme des bêtes, mais ils croyaient à leur âme plus qu’à leur esprit, plus qu’à leur intelligence. Mme de Sévigné disait : « Oh ! oh ! serviteur… l’animal, une machine ! Une machine qui aime, une machine qui hait, une machine qui a de la rancune, une machine qui est jalouse ? A d’autres ! Voilà ce que l’on ne me fera croire jamais. » Quel est l’argument ? L’argument consiste à dire que la bête est sensible, a des sentiments, que par conséquent elle est une âme. La Fontaine veut qu’on aille plus loin. Il sait très bien, et il l’a assez montré et voulu le montrer, que l’animal est une âme, mais il veut, de plus, qu’il soit une intelligence.

On a beaucoup discuté sur ce point. Je suis souvent porté à croire que les animaux sont plus intelligents que nous, et j’ai sans doute quelque raison à croire cela, mais si j’y crois, voici pourquoi. Ce qui fait notre infériorité, apparente sans doute, vis-à-vis des animaux, c’est que nous avons la parole, et dès lors toutes les sottises que nous pensons, nous les disons de tout notre cœur et elles paraissent. Incontestablement il est difficile d’écouter parler les hommes pendant toute une journée sans croire qu’ils sont bien inférieurs à des animaux. Mais on ne réfléchit pas que les animaux n’ayant pas la parole, c’est pour eux un avantage, une supériorité énorme dans le débat. Qui nous dit qu’ils ne pensent pas, pendant une journée, autant de sottises que nous en disons dans un jour ? Nous ne pouvons pas le savoir !

Donc, il ne faut pas être sûr que les animaux ont plus d’intelligence que nous, mais il faut être sûr qu’ils en ont. Et ici, et pour finir, je confirme La Fontaine par Pascal encore. Pascal est cartésien sur ce point ; il croit que les animaux ne sont pas susceptibles de progrès, et il croit que c’est le progrès, le changement au moins, qui est une marque de l’intelligence. Mais vous allez voir qu’il laisse échapper ce que je crois être la vérité sur ce point. Il laisse échapper l’aveu que précisément les animaux sont capables de progrès. Le passage est très curieux :

« N’est-ce pas traiter indignement la raison que de la mettre en parallèle avec l’intelligence des animaux, puisqu’on en donne la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse chez nous, au lieu que l’instinct demeure toujours dans un état égal. Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte… »

Il l’assure, il n’est pas au courant de la science moderne qui a démontré que les animaux sont très susceptibles de progrès. On expérimente sur des fourmis et sur des abeilles. On invente certains obstacles qu’elles n’ont jamais connus, et de ces obstacles, après beaucoup d’hésitations, de tâtonnements, d’incertitude et d’affolement, de ces obstacles elles finissent par se rendre maîtresses. On l’a observé. Il y a, dans les livres de M. Théodule Ribot, des observations extrêmement curieuses, des « observations » dans le sens médical du mot, extrêmement intéressantes à cet égard.

Or, si l’animal est capable de progrès, de changements, de modification à ses usages et à son industrie selon les circonstances, il est un homme ; il est inférieur, bien entendu, comme capacité inventrice, à l’homme, mais il est susceptible de progrès. Or Pascal va l’avouer, il va l’avouer par incidente, mais il l’avoue, car il n’est pas sans connaître quelques-unes des observations qu’on a faites sur l’aptitude des animaux à changer leur champ d’opération selon les circonstances, ce qui suppose précisément l’invention.

« La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse (la nature les instruit, c’est-à-dire ils inventent de nouvelles choses). Mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont. Comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois quelle leur est donnée, elle leur est toute nouvelle, puisque la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale », etc…

Une science toujours égale, mais qui quelquefois est inégale et change complètement selon les besoins ! La nature dans ces cas, nous avoue Pascal, leur fournit une invention particulière ! Eh bien ! cela veut dire qu’ils sont capables d’inventions particulières, et que, par conséquent, ils sont intelligents. C’est ce que je crois être la vérité.

La différence entre l’homme et l’animal est celle-ci : nous sommes des animaux qui ont continué. Je m’explique. L’animal, comme, hélas ! dans sa première nature, dans sa première origine, l’homme lui-même, a eu à apprendre tout pour soutenir et défendre sa pauvre vie ; l’animal comme l’homme. L’animal a appris un certain nombre de choses nécessaires à sa subsistance, nécessaires à sa défense, nécessaires à sa vie, et quand il les a sues, quand sa vie a été à peu près assurée, il a été très sage, il s’est arrêté, parce qu’il est un sage ; il a dit : « Je n’ai besoin de rien de plus ! » Il l’a dit, ou quelque chose en lui l’a dit. Nous, peut-être, parce que, étant, parmi les animaux, au nombre des plus faibles, nous avons eu (nos grands ancêtres ont eu) infiniment plus de difficultés pour assurer notre pauvre existence ; nous avons pris l’habitude d’inventer, de continuer d’inventer même alors que nous étions arrivés à un point de sécurité suffisante pour n’avoir plus besoin d’avancer. L’homme est animal inventeur éternel, parce qu’il en a contracté le pli, en quelque sorte, et parce qu’il n’a pas su s’arrêter au point où il est très probable qu’il aurait pu s’arrêter. Voilà la grande différence ; elle est à la satisfaction de notre amour-propre. Est-elle une véritable supériorité, et n’y a-t-il pas eu plutôt une erreur de notre part à avoir continué, au lieu de nous être arrêtés à un certain point ? C’est ce que je ne suis pas assez grand philosophe pour vous dire.

Je laisse déborder un peu cette conférence sur la suivante. Dans la prochaine, je vous parlerai des fables de La Fontaine qui sont naturistes, comme j’ai dit, qui sont de petits drames de la nature ; et aussi des fables purement philosophiques. Ces deux catégories de fables n’en renferment pas un très grand nombre, et cela sera court. Ensuite, je conclurai sur La Fontaine ; c’est-à-dire je vous donnerai sur le génie de La Fontaine les idées générales qu’il convient, je crois, de garder dans son souvenir.

VIII.
Ses fables — conclusions. §

Il m’était resté à vous parler, aujourd’hui, de deux catégories des fables de La Fontaine qui sont, à mon avis, des plus importantes mais qui ne peuvent pas nous retenir très longtemps, et ensuite nous passerons aux conclusions générales que j’ai à vous présenter sur notre grand poète.

Les deux catégories de fables dont je n’avais pas pu vous parler la dernière fois sont, comme je l’avais annoncé du reste, les suivantes : les fables qui ne sont pas des fables, qui sont des causeries philosophiques ou des discours philosophiques ou, puisque La Fontaine parle le plus souvent en dialogues, des « dialogues philosophiques », comme on en faisait dans l’antiquité et comme Renan en a fait en France.

Ces discours, ou dialogues philosophiques, ont toujours pour prétexte une petite anecdote, une fable, à la vérité, mais la fable est comme dévorée par le discours, par la conversation de l’auteur et n’est plus, évidemment, pour l’auteur qu’un prétexte, pour le lecteur qu’un petit divertissement.

Des fables de cette sorte je vous donnerai les exemples suivants : l’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit. Cette fable, a pour intérêt de bien nous montrer, une fois de plus, le caractère même de La Fontaine, qui s’est soucié comme vous le savez des avantages de la fortune et de ses préférences, et qui a été celui qui a toujours attendu la fortune dans son lit. La différence, entre sa vie et la fable qu’il faisait, c’est que la fortune n’est jamais venue le chercher. Mais cela ne fait rien à l’exposition de cette doctrine philosophique qui est quelque chose comme un milieu, un intermédiaire entre l’épicurisme et le stoïcisme.

Qui ne court après la fortune ?
Je voudrais être en lieu d’où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du Sort de royaume en royaume,
Fidèles courtisans d’un volage fantôme. »
Quand ils sont près du bon moment,
L’inconstante aussitôt à leur désir échappe.
Pauvres gens ! je les plains ; car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
« Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et le voilà devenu pape :
Ne le valons-nous pas ? » — Vous valez cent fois mieux ;
Mais que vous sert votre mérite ?
La Fortune a-t-elle des yeux ?
Et puis la Papauté vaut-elle ce qu’on quitte,
Le repos ? Le repos, trésor si précieux
Qu’on en faisait jadis le partage des Dieux !
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette déesse,
Elle vous cherchera ; son sexe en use ainsi.

Vous voyez ; c’est un stoïcisme souriant, tout à fait à la manière de Rabelais, c’est de la fine fleur de pantagruélisme.

Je pourrais citer encore, dans ce genre-là, Un Animal dans la lune, l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits et l’Horoscope. Dans Un Animal dans la lune, l’anecdote est à peine un prétexte à une véritable leçon de philosophie — comme il y en a tant dans Lucrèce — sur les erreurs des sens rectifiées par l’entendement. Rien que cela ? Rien. Ecoutez ! Le début, même, est un peu du ton d’un professeur ; mais ensuite précision admirable dans une incomparable aisance ; une leçon parfaitement magistrale sur le ton de la conversation ; enfin une leçon comme je voudrais être capable d’en faire :

Pendant qu’un philosophe assure
Que toujours parleurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai lorsqu’elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront.
Mais aussi, si l’on rectifie
L’image de l’objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne,
Sur l’organe et sur l’instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement :
J’en dirai quelque jour les raisons amplement.
J’aperçois le soleil ; quelle en est la figure ?
Ici-bas, ce grand corps n’a que trois pieds détour ;
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l’œil de la nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés ma main la détermine ;
L’ignorant le croit plat ; j’épaissis sa rondeur.
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion ;
Mon âme en toute occasion
Développe le vrai caché sous l’apparence ;
Je ne suis point d’intelligence
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille, lente à m’apporter les sons.
Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse.
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.

L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits et l’Horoscope sont des fables très intéressantes en ce qu’elles indiquent précisément par leur répétition  et La Fontaine est revenu sur ces mêmes sentiments en d’autres pages de ses œuvres  en ce qu’elles indiquent la petite colère de La Fontaine contre les devineurs, les devineresses, les faiseurs d’horoscope, les astrologues, les gens qui lisent notre destinée ou qui prétendent la lire dans les cieux.

Dans l’Horoscope La Fontaine met en lumière par deux exemples combien sont trompeuses les prédications ou les prévisions que certains pensent tirer de la conjonction des astres ; puis il se met à raisonner :

De ces exemples il résulte
Que cet art, s’il est vrai, fait tomber dans les maux
Que craint celui qui le consulte ;
Mais je l’en justifie et maintiens qu’il est faux.
Je ne crois point que la Nature
Se soit lié les mains, et nous les lie encor
Jusqu’au point de marquer dans les cieux notre sort :
Il dépend d’une conjoncture
De lieux, de personnes, de temps,
Non des conjonctions de tous ces charlatans.
Ce berger et ce roi sont sous même planète ;
L’un d’eux porte le sceptre, et l’autre la houlette ;
Jupiter4 le voulait ainsi.
Qu’est-ce que Jupiter ? Un corps sans connaissance.
D’où vient donc que son influence
Agit différemment sur ces deux hommes-ci ?

Mais certaines prévisions des faiseurs d’horoscope se voient réalisées dans les faits   La Fontaine sourit et répond :

……. Tout aveugle et menteur qu’est cet art,
Il peut frapper au but, une fois entre mille ;
Ce sont des effets du hasard.

Le caractère de discours philosophique est encore plus marqué dans l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits. Ici l’anecdote disparaît presque : elle tient en quatre vers sur quarante-huit. L’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits est un pur discours philosophique. C’est… mais vraiment c’est un sermon sur la providence. Je vous ai dit il y a quelques semaines que La Fontaine est un épicurien qui croit à la Providence ; c’est précisément ce qu’il est dans cette fable : un épicurien qui croit à une providence dans les destins de laquelle il est impossible d’entrer et sacrilège de prétendre entrer :

Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes
Il en est peu qui fort souvent
Ne se plaisent d’entendre dire
Qu’au livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce livre qu’Homère et les siens ont chanté,
Qu’est-ce, que le Hasard parmi l’antiquité,
Et parmi nous, la Providence ?

De deux choses l’une ; et très méthodiquement La Fontaine va examiner d’abord l’hypothèse du hasard et ensuite celle de la Divinité providentielle :

Or, du hasard il n’est point de science :
S’il en était, on aurait tort
De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort,
Toutes choses très incertaines.

Et s’il s’agit du Dieu providentiel, prenez garde : il n’y a de providence que si ses desseins sont imprévisibles :

Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l’esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre dans les biens déplaisirs incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus,
Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ?
C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire.

Car c’est nier la bonté de la Providence, et la Providence divine ne s’exerce pas, sans doute pour nous torturer.

Remarquez, de plus, que l’ordre des corps célestes est immuable et que les destinées humaines sont changeantes et pleines de péripéties. Comment l’immuable pourrait-il avoir de l’influence sur le changeant, et quelle ?

Le firmament se meut ; les astres font leur cours ;
Le soleil nous luit tous les jours ;
Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d’éclairer,
D’amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers,
Ce train toujours égal dont marche l’univers ?
Charlatans, faiseurs d’horoscope,
Quittez les cours des princes de l’Europe
Emmenez avec vous les souffleurs5 tout d’un temps ;
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.

Vous savez que ce ne sont pas là banalités philosophiques ou oratoires. Vous savez qu’au dix-septième siècle, la question des devineresses (voyez la fable de La Fontaine les Devineresses, voyez la comédie de Thomas Corneille sur le même sujet, voyez un peu partout, dans la littérature), vous savez que cette question préoccupait les esprits, et comme tout esprit sage, La Fontaine voulait écarter ces très dangereuses superstitions.

A citer encore comme discours philosophique les Lapins, où il n’y a pas de fable du tout et qui sont une dissertation sur la légèreté du cœur humain.

Vous avez enfin, dans le même ordre d’idées et dans la même catégorie de fables philosophiques, comme je les intitulerais si toutes les fables de La Fontaine n’étaient pas des fables philosophiques, vous avez enfin le fameux Discours à Mme de La Sablière, dont je vous donnerai seulement un petit aperçu pour la très bonne raison que vous le connaissez et qu’il s’agit seulement de vous montrer, par un exemple, comment La Fontaine raisonne et fait œuvre de dialecticien dans ses fables, ou plutôt dans ses discours philosophiques.

Le La Fontaine dialecticien est très intéressant. Je vous en ai, non pas donné, mais omis un exemple, lorsque je vous ai parlé du poème du Quinquina. Je vous ai exposé ce poème, intéressant à bien des égards, et qui contient de très beaux vers ; mais il est trop technique, il est désespérément technique. La Fontaine insiste avec une précision laborieuse et un peu ennuyeuse sur tout le mécanisme, tel qu’il l’entendait, du remède et de ses effets. Mais La Fontaine nous montre par là qu’il aime à discuter  on le sait par ailleurs  qu’il aime à exposer des thèses philosophiques ou scientifiques, et que peut-être il y avait un peu trop d’inclination même, puisqu’il s’attarde tellement sur de pareilles choses, qui parfois ne sont pas précisément très agréables pour le lecteur ; mais là où il montre que cette faculté de dialecticien il l’avait, éminemment et avec une souplesse, une aisance, avec une grâce tout à fait extraordinaires, c’est dans le passage suivant, que l’on trouve dans le Discours à Madame de La Sablière et que je vais vous lire.

Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits
De certaine philosophie
Subtile, engageante et hardie.
On l’appelle nouvelle : en avez-vous ou non
Ouï parler ? Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’âme ; en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein :
Ouvrez-la, lisez dans son sein :
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde ;
La première y meut la seconde ;
Une troisième suit ; elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle.
« L’objet… (la chose extérieure)
L’objet la frappe en un endroit ;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin, en porter la nouvelle ;
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait. » Mais comment se fait-elle ?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté :
L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela : ne vous y trompez pas.
Qu’est-ce donc ? Une montre  Et nous  C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose.
Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme ;
Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur…

Qu’est-ce que nous voyons ici ? Une précision de dialectique à faire envie au professeur de philosophie le plus exact ou voulant l’être, le plus exact, le plus minutieux et qui suit le plus rigoureusement son idée. Cela, avec des métaphores d’une sûreté étonnante, avec un parallélisme de métaphores et d’images entre la montre et l’animal, entre les roues de la montre et les ressorts qui, selon les cartésiens, agissent et meuvent l’animal. Tout cela, je n’ai pas besoin vraiment d’insister, c’est une merveille d’exposition dialectique, et avec cette souplesse, cette aisance absolument admirables que vous avez suffisamment appréciées pendant cette lecture.

Mais je fais une petite remarque. Voyez comme cela est, aussi, admirablement concerté ! C’est de la dialectique, d’abord, et puis, de plus, à côté et en même temps, c’est du plaidoyer, c’est de la dialectique en vue d’un but, en vue d’un dessein poursuivi et qu’elle ne perd jamais de vue. Par exemple, ce que je vous ai fait remarquer en souriant :

L’animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle…

Voilà, sans encore aborder son plaidoyer, voilà un premier jalon que le poète, j’allais dire que l’avocat, que le poète plante pour fixer les esprits sur cette idée à laquelle il tient.

Voilà des mouvements mécaniques qui sont bien, en vérité, ce que nous appelons tous des sentiments et qui en sont, sinon exactement l’image, du moins une espèce de contrefaçon, de parodie ; et cela donne déjà à réfléchir.

Voyez encore ce qui paraît une digression et qui, pour l’agrément du discours, en est une : le petit éloge de Descartes. Oui, c’est un très bel éloge de Descartes, et c’est le geste d’un avocat qui rend hommage, tout d’abord, à celui qui le contredit, et qui lui fait honneur de son talent et de son génie. Mais voyez comme, presque sournoisement, l’avocat qu’est La Fontaine, dépose en passant, jette, en passant, une idée qui sera féconde, il le suppose et il a bien raison de le supposer, dans l’esprit de son lecteur, et qui achemine le lecteur à la conclusion où lui, auteur, veut atteindre.

Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme…

Ce n’est pas un éloge banal, au hasard ; c’est un éloge qui, déjà, est un commencement d’argument en vue de la conclusion à laquelle en veut venir l’auteur. Car où en veut venir l’auteur ? A cette conclusion qu’il y a des intelligences supérieures à nous, et que, de ces intelligences sublimes à l’animal le plus bas dans l’échelle de l’animalité, il y a une hiérarchie, il y a une gradation, il y a une échelle. Tout en haut, il y a des intelligences qui nous dépassent même infiniment ; ici, où nous sommes, il y a nos intelligences ; un peu plus bas, il y a des intelligences rudimentaires qui sont celles des hommes qui n’ont pas de culture et qui ne sont pas capables d’en recevoir ; il y a l’intelligence du sauvage, il y a l’intelligence du primitif ; plus bas, il y a l’intelligence des animaux supérieurs ; plus bas encore, il y a les intelligences des animaux placés tout à fait au dernier degré de l’animalité. Or La Fontaine nous achemine à cette idée, en nous disant ce que, d’après lui, est un homme comme Descartes. C’est un être qui tient le milieu entre l’homme tel que nous sommes et l’esprit pur. Et puis, au-dessous de lui, il y a nous ; et puis, au-dessous de nous, il y a les hommes qui sont des imbéciles, « comme entre l’huître et l’homme est tel de nos gens, franche bête de somme ». Voilà la hiérarchie ; voilà l’échelle ; et voilà comment La Fontaine plaide, déjà, voilà comment il expose, voilà le La Fontaine dialecticien, dialecticien infiniment exact et précis, infiniment habile aussi, d’une façon presque insensible, presque inconsciente, mais parfaitement forte, dans l’ordre qu’il donne à ses preuves.

 

J’arrive aux fables que j’ai appelées « les fables naturistes ». Toutes les fables de La Fontaine, à en excepter quelques-unes, si vous voulez, comme la Vieille et les Deux Servantes, et lesfables de ce genre-là qui, du reste, sont des contes et non pas des fables, presque toutes les fables de La Fontaine sont des fables naturistes, c’est-à-dire des fables où il y a, à travers le récit, une échappée, une avenue rapidement ouverte sur quelques scènes, et, en général, sur quelques scènes charmantes de la nature.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler le Berger et la Mer, par exemple.

Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux…

Voilà une marine en deux vers comme La Fontaine sait les faire.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler, dans la fable des Lapins, cette peinture du crépuscule du matin qui est si charmante et qui, comme vous le savez, chez La Fontaine, était un thème qu’il a traité à plusieurs reprises…. Seulement, je veux vous faire remarquer qu’il y a des fables qui sont tout entières des narrations, non plus seulement des descriptions rapides, mais des narrations de la nature, c’est-à-dire une suite de tableaux de la nature se reliant entre eux et formant un récit, formant un poème de la nature. C’est ce que j’appelle une narration, et non pas une description de la nature. Il y a, par exemple, le Chêne et le Roseau.

Le Chêne et le Roseau, c’est une fable, mais c’est en même temps la description d’un jour particulier, de tel jour, passé aux champs. Il y a, comme en parallélisme, ou comme en entrelacement, la fable, l’anecdote à proprement parler, l’anecdote qui conduit à une conclusion morale, mais, s’entrelaçant à elle, un récit de phénomènes naturels. Le Chêne et le Roseau, qu’est-ce que c’est ? C’est l’histoire du chêne orgueilleux battu par la tempête, et l’histoire du roseau souple qui se soumet au choc et qui n’est pas brisé. Mais c’est, aussi, et c’est d’abord, la description d’une belle journée qui doit être une journée d’automne, qui se termine par un orage, et un orage terrible. Belle journée d’automne où la nature est calme, reposée, silencieuse, pacifique, où les êtres jouissent du calme de l’atmosphère et du calme, tel qu’ils doivent l’imaginer, de l’univers tout entier, où les animaux, bien plus, les végétaux causent ensemble, se querellent amicalement, vont jusqu’à une légère dispute, échangent leurs impressions, montrent leur caractère, le chêne avec son orgueil et sa pitié plus ou moins simulée, plus ou moins factice pour le roseau ; le roseau, avec sa sagesse, sa résignation qui sait se soumettre aux chocs et qui s’incline. Voilà une matinée de fête, d’abondance, de tranquillité, de sérénité… L’orage survient, terrible, brusque. Vous savez comme la fin de la fable est rapidement menée, brusquement précipitée ; la nature devient hostile, l’atmosphère est pleine de clameurs, l’univers semble s’acharner contre les êtres, contre les animaux et contre les végétaux ; l’orgueilleux est brisé et l’humble se tire d’affaire ; le calme revient. Voilà une journée observée par La Fontaine. C’est, entrelacée à la fable, une journée aux champs observée et racontée par La Fontaine.

Quelquefois  et, comme ceci est plus particulier, je recours au texte  quelquefois on peut être étonné de ce qu’une fable qui commence exactement d’après la même méthode, si je peux employer ce mot, qui commence par une description de la nature un certain jour de l’année, ne se termine pas de la même façon, se termine sans qu’il y ait de péripétie, sans que, à l’état paisible de la nature, au commencement, un état plus funeste soit décrit vers la fin. C’est le Héron.

Le Héron est tout à fait une des fables que j’appelle naturistes. C’est une description d’un jour charmant, de printemps probablement.

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours…

Ce sont de ces vers de La Fontaine qui restent dans toutes les mémoires et qui sont des fleurs de poésie et de musique.

Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.
Le héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord ; l’oiseau n’avait qu’à prendre…

Voilà une description d’une délicieuse matinée de printemps avec cette même sérénité que nous avons remarquée au début de la fable de le Chêne et le Roseau, mais avec plus de grâce, plus de mollesse, plus de nonchalance. C’est tout à fait une jouissance de la nature que vient nous peindre La Fontaine.

Vous savez que le héron dédaigne tous les poissons qu’il pourrait prendre parce que c’est un être dédaigneux, susceptible, je l’ai appelé « neurasthénique » dans une conférence précédente, et il montre un goût dédaigneux

Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il…, etc.
J’ouvrirais pour si peu le bec ?… »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Et pourquoi ne trouve-t-il plus de poisson ? Il a donc laissé les bords de la rivière ? La Fontaine ne le dit pas. Il y a donc eu un changement dans la température et dans l’atmosphère ? Évidemment, il y a eu un ciel rembruni, peut-être la pluie, enfin une de ces choses qui font que les poissons se retirent au « fond de leurs demeures », comme dit La Fontaine ailleurs, et qu’ils ne se présentent plus au moment que le héron avait fixé pour son repas.

On s’étonne que le récit des faits naturels qui ont dû se produire n’y soit pas. La Fontaine a dédaigné ou négligé ce récit qui serait une chose charmante, et cette ressource poétique. Il ne s’est pas inquiété de compléter par un pendant, par une réplique, le charmant tableau de nature qu’il a fait au commencement.

Mais nous arrivons à des fables qui sont de petits poèmes épiques de la nature, à savoir : l’Alouette et ses Petits avec le Maître d’un champ et l’Hirondelle et les petits Oiseaux. L’Alouette et ses Petits est la narration d’une semaine à la campagne, d’une semaine parmi les blés, car voilà comment on pourrait intituler, en sous-titre, cette fable de La Fontaine. Encore une fois, comme toujours il y a entrelacement de la fable à proprement parler et du récit naturiste qui est une semaine de la vie des champs. Et voici cette semaine que je préfère, si vous voulez que je le dise, à la Semaine de du Bartas.

La fable commence largement, amplement, avec une sorte d’infinitude. C’est à propos de ce début que Taine a dit : « La Fontaine a le sentiment vaste et profond de la nature qu’avait Lucrèce dans des vers comme ceux-ci… » :

Les alouettes font leur nid
Dans les blés, quand ils sont en herbe :
C’est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l’onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d’un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut
D’imiter la nature et d’être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve et fait éclore,
A la hâte : le tout alla du mieux qu’il put.
Les blés d’alentour mûrs avant que la nitée…

Voici le récit d’une semaine à la campagne, à l’époque des blés mûrs :

… avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l’essor,
De mille soins divers l’alouette agitée
S’en va chercher pâture, avertit ses enfants
D’être toujours au guet et faire sentinelle.
« Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils (comme il viendra), dit-elle,
Écoutez bien : selon ce qu’il dira,
Chacun de nous décampera. »
Sitôt que l’alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
« Ces blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour. »
Notre alouette, de retour,
Trouve en alarme sa couvée.
L’un commence : « Il a dit que, l’aurore levée,
L’on fît venir demain ses amis pour l’aider. »
— « S’il n’a dit que cela, repartit l’alouette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais c’est demain qu’il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais ; voilà de quoi manger. »
Eux repus, tout s’endort, les petits et la mère.
L’aube du jour arrive, et d’amis point du tout.
L’alouette à l’essor, le maître s’en vient faire
Sa ronde ainsi qu’à l’ordinaire.
« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort ; et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose. »
L’épouvante est au nid plus forte que jamais.
« — Il a dit ses parents, mère ! c’est à cette heure…
— Non, mes enfants, dormez en paix :
Ne bougeons de notre demeure. »
L’alouette eut raison, car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le maître se souvint
De visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d’autres gens que nous.
Il n’est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu’il faut faire ? Il faut qu’avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille :
C’est là notre plus court ; et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons. »
Dès lors que ce dessein fut su de l’alouette :
« C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants ! »
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.

C’est une fable de sagesse, de prudence, de prudence et d’expérience ironique ; et puis, en même temps, vous avez vu, c’est une semaine de la vie des champs. Les blés sont mûrs, on vient les voir. C’est peut-être temps de les couper ! Oui ! Prévenons nos voisins ! Un autre jour, les blés sont tout à fait mûrs. Il faudrait prévenir nos amis. Et pendant ce temps-là, l’épouvante, l’inquiétude inconsciente (que La Fontaine fait consciente mais qui est inconsciente) règne dans le domaine du petit peuple animal qui a pour demeure ces blés qui font l’objet de tant de débats. Et enfin — les blés sont absolument mûrs, ils sont lourds, ils traînent déjà, ils inclinent vers la terre et on vient décidément les couper. Et tout le petit peuple en question s’échappe et se disperse dans toutes les directions. C’est absolument un petit poème épique de la vie rustique.

Mais ceci, ce n’est qu’une semaine de la vie rurale. Dans l’Hirondelle et les petits Oiseaux, vous avez décidément tout un petit poème qui a dû faire l’objet des réflexions, des méditations d’un Saint-Lambert, par exemple, quand il a fait les Saisons, et d’un Roucher quand il a fait les Mois. C’est huit ou dix mois d’une année, regardés, contemplés dans une chènevière.

Une hirondelle en ses voyages
Avait beaucoup appris. Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-ci prévoyait jusqu’aux moindres orages,
Et devant qu’ils fussent éclos,
Les annonçait aux matelots.
Il arriva qu’au temps que la chanvre se sème…

Nous voici au printemps.

Elle vit un manant en couvrir maints sillons.
« Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons :
Je vous plains : car pour moi, dans ce péril extrême,
Je saurai m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?
Un jour viendra, qui n’est pas loin,
Que ce qu’elle répand sera votre ruine.
De là naîtront engins à vous envelopper,
Et lacets pour vous attraper,
Enfin mainte et mainte machine
Qui causera dans la saison
Votre mort ou votre prison :
Gare la cage ou le chaudron !
C’est pourquoi, leur dit l’hirondelle,
Mangez ce grain, et croyez-moi. »
Les oiseaux se moquèrent d’elle :
Ils trouvaient aux champs trop de quoi.
Quand la chènevière fut verte…

Seconde époque. Nous voici au mois de mai, je suppose.

Quand la chènevière fut verte,
L’hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brin
Ce qu’a produit ce maudit grain,
Ou soyez sûrs de votre perte.
— Prophète de malheur ! Babillarde ! dit-on,
Le bel emploi que tu nous donnes !
Il nous faudrait mille personnes
Pour éplucher tout ce canton. »
La chanvre étant tout à fait crue…

Environ deux mois après.

L’hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien !
Mauvaise graine est tôt venue.
Mais, puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre… ».

Troisième ou quatrième saison, la fin de l’automne, alors que les paysans ou les petits paysans, les fils de villageois ne sont plus occupés à la terre et pensent à attraper les oiseaux à la pipée ou autrement.

Quand reginglettes et réseaux
Attraperont petits oiseaux,
Ne volez plus de place en place ;
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le canard, la grue et la bécasse.
Mais vous n’êtes pas en état
De passer, comme nous, les déserts et les ondes,
Ni d’aller chercher d’autres mondes :
C’est pourquoi vous n’avez qu’un parti qui soit sûr ;
C’est de vous renfermer aux trous de quelque mur… »

Voyez-vous les quatre tableaux qui se succèdent et qui s’enchaînent les uns aux autres, les quatre saisons de la vie rustique dans une chènevière, depuis le moment où l’on sème, c’est-à-dire après l’hiver passé, jusqu’à l’autre hiver, jusqu’au moment où la terre n’est plus couverte par es blés et par les chanvres et que les villageois se livrent aux cruels plaisirs que vous savez Voilà tout un récit rustique. Voilà, pour moi, le type même et l’idéal de la fable naturiste. Et remarquez que La Fontaine ne commet pas cette faute, qui serait énorme, de faire déborder la fable naturiste sur la fable proprement dite. La fable que j’appelle naturiste encadre, en quelque sorte ici, plus qu’elle n’entrelace, comme je le disais tout à l’heure, une anecdote de la petite vie animale, un peu douce, timorée, ou prudente ou imprudente. Voilà le type même de la fable de La Fontaine peintre de la vie des champs.

 

Et maintenant, j’arrive à mes conclusions sur La Fontaine.

Il me semble vous entendre me demander tout d’abord : Quelle est la place de La Fontaine, dans l’école dont il faisait partie ?

Il y a une grande école, qui est notre grande école classique, parfaitement respectée depuis trois siècles, excepté à un moment, mais ce n’est pas le lieu de dire ni pourquoi, ni comment. Il y a eu une grande école, c’est l’école de 1660, l’école de ces quatre grands poètes, au moins de ces quatre poètes dont trois sont très grands : Racine, Molière, La Fontaine et Boileau. C’est l’école qui a été la préceptrice, en littérature, non pas seulement de la France, mais de l’Europe pendant deux siècles environ. De cette école, quel était le caractère ?

Les hommes de 1660 sont en réaction contre le premier romantisme français, qui est, non pas de 1830, mais de 1630 ; ils sont en réaction contre l’école de la fantaisie, de l’imagination libre et un peu désordonnée, aussi de la littérature burlesque, c’est-à-dire de la littérature qui pousse l’imagination et la fantaisie jusqu’à cet extrême désordre et cet extrême abandonnement…

Et qu’est-ce qu’ils sont en eux-mêmes ? Car on n’est pas seulement ce que l’on n’est pas, on n’est pas seulement défini par son contraire. Qu’est-ce qu’ils sont en eux-mêmes ? Ils sont des réalistes, je ne recule pas devant le mot, ils sont des réalistes psychologues : ils sont des réalistes, c’est-à-dire qu’ils veulent s’appliquer à la vérité et que leur devise ou leur penchant, leur inclination essentielle, c’est la fidélité à l’objet ; et l’objet, c’est la nature. C’est ce que l’on appelle, comme on voudra, car je ne tiens pas au mot, des réalistes ou des naturistes ; seulement, ce sont des réalistes psychologues. Cette vérité dont ils parlent sans cesse, et La Fontaine l’a dit à propos de Molière :

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

cette vérité dont ils se réclament sans cesse et à laquelle ils tiennent tant, ce n’est pas une vérité infiniment large, elle est assez large, certes, mais ce n’est pas une vérité indéfiniment large, c’est la vérité psychologique. Etudier l’homme, toujours l’homme, ne pas sortir de l’étude de l’homme et de la peinture de l’homme tel qu’il est ; étant toujours permis, du reste, d’ajouter un peu d’imagination pour faire rayonner, en quelque sorte la vérité, pour donner le radium à la vérité. Ce sont des réalistes psychologues, il n’y a pas, pour mon compte, de meilleure définition de ce qu’ils sont.

Eh bien ! La Fontaine a été cela même ; mais il a été quelque chose de plus. Tous ses amis sont revenus au naturel ; et lui est revenu à la nature ; et la différence est extrêmement grande ; et cette différence le fait plus grand. Il est revenu au naturel comme eux, et j’ai deux ou trois fois insisté là-dessus ; il a considéré l’homme, il l’a peint, il l’a décrit, avec précision, avec netteté, avec malice ; enfin, il a été comme eux, bien entendu, il a été un réaliste psychologue, un peu ; mais il a été d’un réalisme beaucoup plus large et beaucoup plus étendu. Il a voulu, comme il l’a dit très bien  et quoique la citation soit banale, je ne me refuse pas du tout à la faire  il a voulu faire de la fable :

Une ample comédie à cent actes divers
Et dont la scène est l’univers.

L’univers tout entier : hommes, bêtes, plantes et même la nature inanimée, à ce point qu’il a mis la montagne même en scène dans ses fables : la Montagne qui accouche.

C’est devant la nature tout entière, humanité, animalité, végétalité, qu’il s’est placé, c’est-à-dire qu’il renouvelle les plus belles tentatives de l’antiquité, celle de Lucrèce et celle de Virgile. C’est la nature entière qu’il a voulu peindre. Voilà la vraie différence entre lui et ses augustes rivaux.

Sa place, non plus dans la littérature du dix-septième siècle, mais sa place dans la littérature française est celle-ci.

Pour ne pas sortir encore tout à fait du dix-septième siècle, il y a ceci à remarquer que La Fontaine, si particulier, si original, si spécial, si lui-même, si nouveau, ce La Fontaine qui s’emparait d’un genre, je vous l’ai fait remarquer, pour l’altérer, pour le déformer, pour l’agrandir admirablement, mais enfin pour l’altérer et le déformer, et qui devait ainsi produire un effet très inattendu ; ce La Fontaine a été, et c’est à l’honneur de nos ancêtres, a été unanimement admiré par le dix-septième siècle.

Je n’ai guère besoin de vous citer, après la biographie de La Fontaine que je vous ai faite, les hommages rendus à La Fontaine par Mme de Sévigné, par Mme de Thianges, par Mme de La Sablière, c’est-à-dire par les femmes les plus intellectuelles, les plus distinguées de son temps. D’autre part, et pour descendre un peu plus bas, il a été admiré par des hommes de génie, c’est-à-dire par La Rochefoucauld, par Fénelon, par La Bruyère… et par Boileau.

Ceci peut vous étonner quelque peu, aussi je n’insiste pas sur les autres et j’insiste sur celui-ci. Boileau, à la vérité, a négligé la fable, je ne dis pas La Fontaine, vous allez voir pourquoi, dans l’Art poétique. Qu’il ait omis le nom de La Fontaine, c’est tout naturel ; il n’a mis, dans l’Art poétique, aucun nom d’homme vivant ; il allait de soi qu’il ne nommât pas La Fontaine. Mais on a bien raison de dire : « Pourquoi n’a-t-il pas nommé la fable, alors qu’il nommait le rondeau, le triolet, qu’il nommait des genres littéraires infiniment inférieurs ? » Je vous dirai que je n’en sais rien ; que, peut-être, la fable avant La Fontaine, c’est-à-dire telle que Boileau en pouvait parler, puisqu’il ne parlait pas d’actualité, n’était rien du tout ou si peu de chose qu’en réalité elle ne valait guère la peine d’être nommée, pas plus, à la vérité, que le triolet, le rondeau, et il n’a sans doute pas considéré la fable comme vraiment un genre poétique, ni par son importance puisque, jusqu’à La Fontaine exclusivement, elle n’en avait pas, ni par sa forme ; et s’il a parlé du rondeau et du triolet, et du sonnet, c’est que ce sont des formes de versification, des formes, au point de vue de la versification, tout à fait intéressantes, tout à fait curieuses qu’il ne faut pas, au moins, avoir l’air d’ignorer.

La fable qui, jusqu’à La Fontaine exclusivement, n’était pas un genre marqué, ni par son fond peu important ni par sa forme particulière, pouvait être négligée. Voilà ce que je crois  Mais si Boileau n’a pas nommé La Fontaine ni ses fables, il ne faut pas oublier, pourtant, qu’il a été le premier défenseur de la Fontaine et son premier champion.

En 1664 parurent une traduction du Joconde de l’Arioste par un certain M. Bouillon, et à peu près à la même époque une traduction libre, du Joconde de l’Arioste par M. de La Fontaine, et il y eut, comme pour les sonnets de Job et d’Uranie, comme il y a eu toujours à cette époque-là, une discussion, une querelle littéraire remplissant les salons et les cabinets des libraires, il y a eu une querelle littéraire sur la supériorité de M. Bouillon sur M. de La Fontaine, ou sur la supériorité de M. de La Fontaine sur M. Bouillon. Et Boileau prit parti et se moqua cruellement de M. Bouillon, en rendant un hommage éclatant à La Fontaine, qui était encore relativement très peu connu ; et l’éloge qu’il en fit est tout à fait remarquable. Je ne vous donne que deux arguments, deux des raisons particulièrement saillantes alléguées par Boileau. Il a dit en substance :

« Ne remarquez-vous pas que M. Bouillon traduit et traduit bien, mais sèchement, le vers de l’Arioste ; tandis que M. de La Fontaine fait absolument œuvre de créateur, fait absolument œuvre originale, fait absolument une œuvre telle qu’il est le véritable inventeur de ce conte, que l’Arioste ne lui sert que de prétexte à raconter lui-même ? » Voilà ce qu’il fallait savoir comprendre. Et Boileau disait d’avance ce que devait dire plus tard La Fontaine :

Mon imitation n’est pas un esclavage.

Et Dieu sait si l’imitation de La Fontaine, en effet, est un esclavage !

De plus (et c’est un point très curieux), de plus Boileau faisait hommage  non plus dans la dissertation sur Joconde, dans une lettre  Boileau faisait, dans une lettre, hommage à La Fontaine de ce que La Fontaine avait employé des vers irréguliers avec une singulière maîtrise et une singulière dextérité, une main extraordinaire. Ceci, de la part de Boileau, est tout à fait curieux et à son éloge. Il a compris, lui, le maître de la versification correcte et de la versification, ce semble, un peu rigide, il a compris que l’irrégularité des vers telle que l’a pratiquée La Fontaine, était d’une très grande beauté.

Forcé de me hâter un peu, je passe au dix-huitième siècle, et je ne vous citerai que deux ou trois noms.

Rousseau. Je vous ai parlé de Rousseau, qui a rendu hommage — et il aurait été bien étonnant qu’il ne le fît pas — à l’immense talent littéraire et poétique de La Fontaine. Mais il n’aime pas sa morale, je vous ai parlé de cela.

Voltaire. Je vous étonnerais bien si je vous disais que Voltaire n’a eu qu’une opinion sur La Fontaine ; car je crois qu’il n’y a pas un objet de méditation sur lequel Voltaire n’ait eu qu’une opinion. Voltaire est continuellement contradictoire, comme vous le savez. Il n’a donc pas une idée seulement sur La Fontaine. On pourrait, sur deux colonnes, mettre Voltaire pour La Fontaine, Voltaire contre La Fontaine. Je reconnais que la colonne contre serait un peu plus longue que la colonne pour.

Voltaire a dit qu’il était ridicule de comparer La Fontaine à l’Arioste tant la différence était grande entre l’Arioste et La Fontaine, tant l’Arioste était supérieur à La Fontaine. Il a dit ailleurs  et j’aurais pu vous apporter les sept ou huit volumes où l’on trouve ici et là Voltaire parlant de La Fontaine, j’y ai pensé, mais j’ai supposé que l’heure me presserait  il a dit ailleurs que La Fontaine est à peu près au niveau de l’Arioste. Ailleurs, il félicite La Fontaine de cet instinct poétique  et il a bien raison  c’est-à-dire de cette spontanéité poétique qui, dit Voltaire, à tort, ne semble devoir rien à l’art et qui est comme une faculté de la nature. Ailleurs, il le félicitera de sa grâce à manier le vers facile, le vers libre, le vers irrégulier, de sa grâce souveraine dans ses vers. Ailleurs encore, et voilà le contre, il faut bien y venir  Voltaire y a insisté beaucoup  il s’alourdit sur deux accusations seulement, mais très fortes, très véhémentes même, et auxquelles il tenait puisqu’il les a répétées plusieurs fois, et que de volume en volume on voit reparaître, en mêmes termes quelquefois, la même théorie d’incriminations contre La Fontaine. Tout cela se réduit à deux accusations : il est trivial, il a des invraisemblances. Il est épouvantablement trivial. Et alors est alignée toute la collection des trivialités de La Fontaine. C’est être d’un goût bien raffiné et bien difficile de reprocher à un homme d’être trivial et familier dans un genre aussi familier que la fable. On dirait, vraiment, que tout, dans la littérature poétique, doit être écrit dans le style de la Henriade. Ne vous y trompez pas, c’était l’idée du temps. Le dix-huitième siècle, dans sa critique littéraire, a ce défaut, abominable à mes yeux, de vouloir que l’on soit toujours guindé. Il n’a pas inventé le mot dont on abuse maintenant de la « tenue littéraire », mais il est entêté de la chose. C’est une chose très amusante que ce siècle si abandonné et à ceinture si lâche pour ce qui était du fond, dans ses contes en vers, dans ses contes en prose, dans ses romans, dans ses poésies légères ; pour ce qui était de la dignité soutenue de la forme, fût impitoyable. Nous sommes revenus, évidemment, de cette délicatesse, et dans nos discussions littéraires modernes nous sommes devenus beaucoup plus faciles, peut-être même trop. Mais ce reproche adressé à La Fontaine, ce reproche de trivialité nous apparaît absolument ridicule.

Une autre accusation de Voltaire, et il a raison cette fois, c’est l’invraisemblance des fables de La Fontaine. Je vous ai fait remarquer en passant cette invraisemblance des fables de La Fontaine sur certains caractères d’animaux et surtout sur certaines associations d’animaux : le lion associé avec la génisse, avec la brebis et avec la chèvre pour aller à la chasse d’un cerf, et puis l’Aigle et l’Escarbot, etc. Mais peut-être faut-il accepter cette vieille loi du genre qui nous vient de l’antiquité, car La Fontaine n’inventait pas ces sociétés bizarres et ces invraisemblances au point de vue de l’histoire naturelle.

Ce qui fit réfléchir Voltaire et ce qui adoucit beaucoup son ton, c’est le charmant livre — ce n’était qu’une édition, mais quelles notes et quels charmants commentaires   cette édition de La Fontaine par Chamfort qui est exquise, absolument exquise.

Chamfort ne m’aurait pas paru très bien doué pour parler de La Fontaine. Il y a là cependant, chez cet homme qui était un homme d’esprit, ironique, sarcastique, il y a là une petite merveille d’intelligence poétique, et Dieu sait si je voudrais que tous nos écrivains célèbres eussent tous, pour commentateur, un homme comme Chamfort. Et Voltaire qui, pour ce qui était querelles littéraires, n’y tenait pas beaucoup, qui ne tenait pas beaucoup, dans ce genre de discussions, à son opinion, Voltaire sourit, félicite Chamfort et s’excuse auprès de lui d’avoir dit souvent, presque trop souvent, du mal de La Fontaine.

Au dix-neuvième siècle, La Fontaine a repris tout son ascendant sur les esprits. Il est, avec Corneille, l’homme que le romantisme a épargné. Le romantisme a fait la guerre précisément à ces hommes de 1660 dont je vous parlais tout à l’heure, une guerre acharnée et très souvent ridicule à force d’être outrancière. Il a respecté Corneille. Vous savez que les gens de génie ont quelquefois le flair critique, encore que ce soit assez rare. Les romantiques se sont dit, avec beaucoup de sagacité, que Corneille était un romantique, et qu’ils aient raison, ou plutôt à quel point je suis de leur avis, je ne peux le dire assez. Corneille est le plus grand des romantiques, à mon avis, de tous les siècles, le plus grand romantique avec une forme qui n’est pas toujours romantique. Il y aurait à causer de cela, il y aurait même huit conférences à faire sur cette question. Mais pour ce qui est d’être romantique en son fond, Corneille est absolument romantique, et les romantiques l’ont évidemment remarqué.

Les romantiques ont aussi épargné La Fontaine parce qu’ils ont senti que La Fontaine était tellement en dehors de toutes les querelles d’école, et même de toutes les classifications, qu’il ne pouvait point les gêner et que même, à certains égards (par la liberté qu’il a prise dans ses vers irréguliers), il était leur auxiliaire et qu’il pouvait leur servir d’argument, de raison ou d’exemple.

Je disais que les romantiques avaient été aimables pour La Fontaine. Je tiens à vous citer la jolie strophe de Victor Hugo sur La Fontaine qui vaut d’être citée. Victor Hugo, peignant la cour de Versailles, et la peignant sous un jour odieux, bien entendu  vous connaissez ses habitudes littéraires et historiques surtout  Victor Hugo songe à La Fontaine et dit :

La Fontaine offrait ses fables,
Et soudain, autour de lui,
Les courtisans presque affables,
Les ducs au sinistre ennui,
Les Louvois nés pour proscrire,
Les vils Chamillard rampants,
Gais, tournaient leur noir sourire
Vers ce charmeur de serpents.

La critique universitaire, d’autre part, fut absolument favorable à La Fontaine, pendant tout le dix-neuvième siècle. Je citerai Nisard, qui, il faut lui en faire honneur, s’est aperçu, pour ce qui est des contemporains, d’une chose très vraie : c’est qu’un grand poète contemporain, Alfred de Musset, rappelait souvent La Fontaine et lui ressemblait. C’est une remarque extrêmement ingénieuse, ou, plutôt, c’est une remarque d’un esprit juste… Puis il y eut le très beau livre de Taine sur La Fontaine. Je vous ai dit que ce livre a contribué infiniment à remettre La Fontaine dans les préoccupations littéraires, dans les préoccupations intellectuelles de tout son temps, et à cause de cela, et parce qu’il contient beaucoup de vérités, il faut s’incliner très bas devant ce grand livre de la jeunesse de Taine, malgré le défaut que j’ai indiqué et qui consiste en ce qu’il considère trop exclusivement La Fontaine comme un moraliste satirique. La Fontaine est cela, je l’ai reconnu assez loyalement et assez complaisamment devant vous, mais il est bien autre chose, et La Fontaine considéré comme poète, je ne dirai pas n’est pas traité dans le livre de Taine, non certes ; mais il y est insuffisamment traité.

Saint-Marc-Girardin, vers la fin de sa carrière, soucieux de se délivrer d’une obsession que je sais qu’il a eue toute sa vie, reprit son cours en Sorbonne pour faire une étude sur La Fontaine tout à fait ingénieuse, piquante, spirituelle, maligne, malicieuse, méchante… et fausse. Et fausse, parce qu’il était malicieux, malin, méchant, etc. Un homme comme Saint-Marc-Girardin avait trop d’esprit pour traiter véritablement La Fontaine comme La Fontaine doit être traité, pour le traiter avec amour et avec véritable communion d’esprit. C’est la communion d’esprit, en eux, qui était difficile. Ce n’est pas aux hommes d’esprit qu’il appartient de traiter de La Fontaine. C’est un malheur, pour La Fontaine, de tomber entre les mains d’un homme d’esprit. Ce n’est pas ce qui lui est arrivé cette année, je sais bien… Tant mieux pour lui !

A l’étranger, les Anglais ont été longtemps à s’acclimater, en quelque sorte, à La Fontaine, qui a certains côtés de son esprit qui ne sont pas les leurs. Si j’avais le temps, je vous ferais une dissertation très savante sur la différence de l’humour anglais et de l’humour français. Ce sont bien deux formes de l’esprit malicieux et satirique, mais tellement différentes qu’il est difficile à ceux qui sont habitués à l’une de s’acclimater à l’autre. Donc, les Anglais ont été tièdes à l’égard de La Fontaine pendant deux siècles ; pendant le dix-neuvième siècle, ils lui sont venus ; ils lui sont venus même très fort, et il est très curieux de voir, surtout dans les romans anglais, des allusions très fréquentes à La Fontaine, et même parfois des citations.

Les Allemands ont été partagés. Lessing a été violemment contre La Fontaine, d’abord parce que Lessing, qui est un grand esprit, est aussi un esprit éminemment professoral, un esprit éminemment magistral, un esprit qui juge de tout, et ce n’est pas une faute, mais c’est une étroitesse, qui juge de tout au point de vue de l’antiquité. Il est plein de l’antiquité, je lui en fais mon compliment, mais c’est toujours au point de vue strict de l’antiquité qu’il examine tout effort littéraire. Il a été injuste à l’égard de Corneille parce que Corneille n’est pas suffisamment aristotélicien, et il a dit ce mot énorme : « Je referais toutes les tragédies de Corneille mieux qu’il ne les a faites parce que je suis aristotélicien. » Il n’y a rien de plus ridicule au monde, je vous l’accorde. Etant donné cela, il était étonné de ce qui fait, pour moi du moins, et pour vous aussi, la beauté même de l’œuvre de La Fontaine ; il était étonné et offusqué, désobligé de ce que La Fontaine eût déformé la fable. Oh ! c’est incontestable, il a déformé la fable ésopique, et même la fable de Phèdre, il l’a désarticulée complètement, elle n’est plus le petit poème allant droit, comme un javelot à la cible, à sa moralité. Voilà ce que la fable était dans Esope déjà, dans Phèdre encore, mais elle n’est plus cela dans La Fontaine. Elle n’était donc plus pour Lessing la fable, elle n’était plus une chose à admirer et à aimer, elle n’était pas ancienne, elle n’était pas aristotélicienne (encore qu’Aristote n’ait jamais parlé de la fable).

Il y a encore une raison : c’est que Lessing faisait tous ses efforts et, il faut le reconnaître, il avait raison, pour déshabituer les Allemands de l’idolâtrie de la littérature française, et, fondant la littérature allemande, il disait que, dans tout pays, il faut vouloir être soi-même et donner sa mesure, et ne jamais imiter personne, surtout ne jamais être engoué de personne. C’est ici sa grande excuse.

Je passe sur Gœthe, qui a deux ou trois mots aimables, mais seulement aimables, dans ses conversations avec Eckermann sur La Fontaine.

Je vous indique en passant que le Suisse Muralt, notre ennemi Muralt, celui qui a fait des Lettres anglaises très défavorables à la France, Murait déteste toute notre littérature, qu’il trouve sans qualité morale, très désordonnée, très dévergondée, très déplorable, et qu’il ne fait exception que pour La Rochefoucauld, La Fontaine et Fénelon.

Que La Fontaine soit dans cette liste, cela peut vous étonner, car La Fontaine considéré comme un homme moral, et même comme un auteur moral, ce n’est pas mon avis et ce n’est probablement pas le vôtre. Seulement Muralt est frappé sans doute des conseils de bonne résignation, de bonne médiocrité, de prudence, de sagesse, répandus dans La Fontaine et de là, sans doute, son goût pour lui.

Quant à nous, nous conclurons en disant que cet homme a été infiniment grand, infiniment compréhensif, et cependant, avec sa compréhensivité, a été infiniment aisé, souple et original.

Remarquez qu’il a exploité absolument tous les genres poétiques ; tous les genres poétiques ont été cultivés par lui.

J’irais plus haut peut-être comme homme de mémoire,
Si dans un genre seul j’avais usé mes jours.

Mais il ne l’a pas fait, et je trouve qu’il n’a pas eu tort. La poésie narrative, la poésie descriptive, qu’il faut appeler la poésie pittoresque pour lui donner un nom honorable, et elle le mérite chez lui, la poésie dramatique, la poésie élégiaque, la poésie philosophique, il a touché à tout cela avec infiniment de talent dans chaque genre. Il a eu un talent supérieur dans tous les genres, excepté dans la tragédie, abandonnée du reste si vite par lui ; et il a eu du génie dans les genres qui sont le conte et la fable.

Ses deux originalités essentielles, c’est le sentiment de la nature et l’amour des animaux.

Le sentiment de la nature, je n’insisterai plus là-dessus. Je vous ai dit que le dix-septième siècle avait eu, autant que tout autre, plus que bien d’autres, plus que le dix-huitième siècle surtout, le sentiment de la nature, et par conséquent, ce n’est pas par originalité, par excentricité, que La Fontaine a eu ce sentiment-là, seulement il l’a eu beaucoup plus profond, beaucoup plus intime, beaucoup plus passionné que tous les hommes de son temps. Il faut remonter à Racan, qu’il aimait tant, pour trouver seulement quelque chose annonçant La Fontaine, et, pour mon compte, Racan, c’est La Fontaine en germe. Il faut remonter jusqu’à Racan pour trouver quelqu’un qui annonce timidement La Fontaine, et descendre jusqu’à Rousseau pour trouver un sentiment de la nature aussi profond, aussi intime, aussi passionné que celui de La Fontaine lui-même.

Et puis, La Fontaine a eu ce grand amour pour les animaux qui était, lui, tout à fait une excentricité, une nouveauté, une originalité déconcertante à l’époque de La Fontaine. Ceci est très important, même au point de vue moral.

Je n’ai pas hésité à vous dire que La Fontaine n’a pas une bonne influence morale directement ; mais indirectement, et par le goût qu’il a donné aux hommes de se pencher avec complaisance, avec pitié, et amitié vers nos frères inférieurs, par cela il a eu, de biais, indirectement, une excellente influence morale. Car, remarquez-le, l’amour des animaux est quasi le seul amour désintéressé que l’humanité connaisse  j’ai dit quasi, parce que je ferai une petite réserve tout à l’heure  est en vérité l’amour pur ; car il est le seul amour désintéressé. Songez-y bien, tous les autres amours, toutes les autres affections ont un mélange d’intérêt, ont un mélange « d’amour-propre » dans le sens que La Rochefoucauld donne à ce mot, ont un mélange d’esprit de retour sur soi-même, à commencer par l’amour proprement dit.

L’amour, comme je crois que vous n’en doutez pas, c’est le désir d’être aimé ; il n’est pas uniquement cela ; mais il est surtout cela, et voilà un sentiment, sinon tout à fait intéressé, du moins très mêlé d’intérêt  L’amitié, comme l’a dit La Rochefoucauld, l’amitié est un commerce où l’on se propose toujours quelque chose à gagner. Remarquez ceci : c’est un commerce (c’est-à-dire un concert de relations suivies avec quelqu’un) où l’on se propose quelque chose, non pas tout gagner, où l’on met du sien, mais où, certainement, on veut du retour  Je passerais en revue tous les sentiments altruistes et je trouverais que tous ont un mélange d’intérêt. Mais quand il s’agit d’aimer les animaux  et j’ajoute les vieillards… les vieillards pauvres  je voudrais bien savoir quelle pensée d’esprit de retour on peut avoir et si ce n’est pas l’amour pour l’amour, l’amour désintéressé, l’amour pur, qui fait que nous nous penchons avec intérêt vers notre inférieur. Il est certain que par cela La Fontaine habituait à un sentiment d’amour, d’affection sans mélange. Habituer les hommes à un sentiment d’affection sans mélange, quel que soit ce sentiment, c’est d’une importance capitale, non seulement dans l’histoire littéraire, mais dans l’histoire des mœurs.

Un dernier point, sur lequel je n’insisterai pas, du reste ; comment placer La Fontaine, quel nom, à proprement parler, quelle étiquette mettre sur ce grand nom de La Fontaine ? A-t-il été classique ? A-t-il été romantique ? A-t-il été réaliste ?

Vous me direz : questions pédantesques qui ne sont à leur place qu’à la Sorbonne et dans les petites revues, les deux extrêmes. Je ne dis pas que ce soit d’un intérêt énorme de savoir s’il faut dire de La Fontaine : il a été classique, ou réaliste ou romantique. Mais ces trois dénominations, qui ont été inventées au dix-neuvième siècle, ont ceci d’utile qu’elles étiquettent d’une façon relativement précise, mais enfin assez précise, trois genres littéraires, ou plutôt trois mentalités littéraires qui ont toujours existé depuis le commencement de la littérature telle que nous la connaissons. Alors il devient assez intéressant, à l’aide de ces trois étiquettes, de classer les différents écrivains illustres avec lesquels nous avons commerce.

Or, pour commencer, La Fontaine a-t-il été romantique ? C’est très amusant ; car vous allez voir que, d’après les définitions ordinaires du romantisme, il faudrait répondre : oui. Car enfin, si l’on accepte cette définition du romantisme : « Le romantisme, c’est la prédominance de l’imagination », personne, je crois, n’a eu plus d’imagination, ni plus brillante, et plus abandonnée souvent, et souvent plus fantasque, mais avec des grâces infinies, que La Fontaine  Si l’on accepte cette définition du romantisme : « Le romantisme, c’est la prédominance de la sensibilité », de tous ses contemporains (avec Racine) La Fontaine a été certainement le poète le plus doué de sensibilité, et vous savez de quelle nature charmante était cette sensibilité. Voilà qui répond à la seconde définition du romantisme  Mais je vais plus loin. Si l’on accepte cette autre définition du romantisme, que je considère du reste comme radicalement fausse, si l’on accepte cette définition du romantisme que le romantisme c’est la prédominance de la littérature personnelle, si l’on dit que le romantisme c’est une littérature où le poète, où l’auteur quel qu’il soit, nous fait ses confidences, nous parle de lui, si l’on dit que le romantique est un monsieur qui parle toujours de lui, La Fontaine est plus romantique que jamais ; car il est, à travers tout le dix-septième siècle, l’un des deux hommes  vous allez voir quel est l’autre  l’un des deux hommes qui a le plus parlé de lui, qui s’est le plus versé, lui et ses sentiments domestiques, vous l’avez vu, conjugaux ou extra-conjugaux, qui s’est le plus versé dans ses œuvres. Alors il serait romantique encore de cette façon-là. Mais il est probable que la définition est fausse ; car je vous ferai remarquer que si la définition du romantisme c’est la littérature personnelle, la littérature confidentielle, le plus grand romantique du dix-septième siècle ce serait… Boileau ! Boileau a parlé infiniment de lui dans toutes ses œuvres, plus que La Fontaine. Donc la définition est mauvaise ; mais enfin elle existe, elle est usitée et La Fontaine y répond encore.

Mais, d’un autre côté, si l’on cherchait les définitions du réalisme, si l’on énumérait, comme je le faisais tout à l’heure pour le romantisme, toutes ses définitions, on trouverait que La Fontaine, par sa soumission à l’objet, par sa fidélité absolue à l’observation de la nature telle quelle est, par les soins infinis qu’il prend pour être toujours, pardonnez-moi l’expression, adéquat, et pour mieux parler, ajusté à son objet, c’est-à-dire à la nature qu’il considère ; si l’on fait toutes ces considérations, on trouve qu’il n’y a pas de réaliste plus réaliste que La Fontaine dans tout le dix septième siècle, et peut-être dans toute la littérature française.

Il est donc un romantique réaliste. Eh bien, s’il est un romantique réaliste avec beaucoup de talent, savez-vous ce qu’il est ? Il est un classique supérieur et voilà tout ; car ma définition du classique est celle-ci : le classique est un homme qui a des qualités de romantique, car il lui faut de l’imagination, de la sensibilité ; qui a des qualités de réaliste, qui a l’observation du réel avec passion, avec une fidélité passionnée — et qui, avec cela, a du goût. Vous pensiez voir arriver le mot de raison parce qu’on a toujours dit : le classicisme c’est la raison ! Allons donc ! la raison chez les poètes ! Il ne faut pas parler de raison, il faut parler de vérité. L’homme qui est doué comme un grand romantique, et qui est doué, d’autre part, comme un grand réaliste, s’il a le sentiment de la vérité, c’est-à-dire de la mesure, s’il n’est pas exagéreur, s’il a toutes les qualités du romantique sans en avoir les défauts, s’il a toutes les qualités du réaliste sans en avoir les imperfections, sera un classique. Car romantiques et réalistes, croyez-m’en, ou plutôt réfléchissez là-dessus  c’est une opinion que je vous soumets et non pas que je vous impose  car les romantiques aussi bien que les réalistes sont des exagéreurs, et c’est leur définition. Le romantique est un homme qui outre son imagination, comme a dit à peu près La Bruyère dans un chapitre très curieux, qui outre son imagination et sa sensibilité, et aussi qui exagère, si cela est possible à l’homme, l’amour qu’il a de lui-même. Et d’autre part le réaliste, ne nous y trompons pas, c’est un homme qui ne veut voir que la réalité, c’est un homme qui s’applique à la réalité, mais qui l’observe et qui la décrit avec tant de minutie, avec tant de méticulosité, dans un détail si passionnément minutieux et futile qu’il l’exagère de cette façon-là ; il l’altère, et il fait paraître la réalité toute petite, toute menue, toute fragmentaire. Lui exagère le détail. Le défaut de la réalité, si le réel peut avoir un défaut, le défaut de la réalité, c’est de ne pas se présenter par grandes masses, au gré de notre goût et de notre esprit, c’est de se présenter toujours d’une façon fragmentaire, toujours dans un détail minutieux et qui paraît dispersé et dissipé. Si ce défaut de la réalité, le poète, l’écrivain l’exagère encore, il est exagéreur dans un sens, comme le romantique l’est dans un autre  Le classique sera donc l’homme qui, doué de toutes les qualités littéraires, aussi bien de celles qu’on a appelées romantiques que de celles qu’on a appelées réalistes, a, de plus, le sentiment de la vérité, le sentiment de la mesure ; et le sentiment de la vérité, c’est-à-dire de la mesure, c’est ce que l’on a appelé le goût. Eh bien ! toutes les qualités de toutes les écoles les plus opposées, avec ce beau juste milieu qui est le sentiment de la vérité et de la mesure, et dans un goût exquis, voilà ce que La Fontaine a eu souverainement, et voilà, s’il est question d’étiquette, l’étiquette que l’on donnera définitivement à La Fontaine : c’est le grand classique le plus original que toute la littérature classique ait pu enregistrer dans ses illustres annales.

Mesdames et Messieurs, j’ai une petite communication intéressante, et, en certain sens, intéressée, à vous faire. La gloire de La Fontaine est indestructible, mais la maison où il est né, à Château-Thierry, ne l’est pas. Cette maison, qui est la propriété de la Société des Amis de La Fontaine, qui a fait de cette maison, jolie du reste, agréable, d’un agréable style Renaissance, qui a fait de cette maison un musée, crie détresse vers les adorateurs de La Fontaine pour que sa maison ne soit pas tout à fait détruite, ne tombe pas en délabrement. Vous savez que La Fontaine a parlé pour sa maison ; eh oui ! il a dit :

Les ruines d’une maison
Se peuvent réparer…

Il ne faut pas le faire mentir. Ceux qui voudront bien ne pas lui donner de démenti sont priés d’adresser leur cotisation soit à M. le président de la Société des Amis de La Fontaine à Château-Thierry, soit à M. André Hallays, aux Débats, soit à moi, si vous voulez.

Il ne me reste qu’à vous remercier de l’attention si soutenue que vous avez bien voulu me prêter.