Julien-Louis Geoffroy

1814

Cours de littérature dramatique. Tome III (2e éd.)

2016
Julien-Louis Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy, précédé d’une notice historique sur sa vie et ses ouvrages ; seconde édition, considérablement augmentée, et ornée d’un fac simile de l’écriture de l’Auteur, tome troisième, Paris, P. Blanchard1825, 467 p. Source : Internet Archive. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Thibaut Julian (OCR et Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Théâtre-Français §

Voltaire §

Œdipe §

I §

La littérature n’offre point d’exemple d’une entrée aussi brillante que celle de Voltaire dans la carrière dramatique ; c’est dommage qu’une course de trente ans ne l’ait pas conduit au-delà du premier pas qu’il fit dans Œdipe. Comme lui, Racine n’avait que vingt-un ans quand il donna Les Frères ennemis ; mais Œdipe est aussi supérieur aux Frères ennemis que Racine lui-même est supérieur à Voltaire. « Quelques personnes ont écrit, dit La Harpe, que cette pièce était la meilleure qu’il eût faite ; mais on peut être persuadé que c’est moins pour exalter cet ouvrage que pour rabaisser ceux qu’il a faits depuis. » Pourquoi La Harpe, qui ne peut se dissimuler à lui-même que Warwick ne soit tout à la fois son coup d’essai et son chef-d’œuvre, serait-il fâché d’avoir au moins ce trait de ressemblance avec Voltaire ? Si on veut se donner la peine d’établir une comparaison régulière et motivée entre Œdipe et les autres tragédies fameuses du même auteur, on trouvera que c’est réellement celle qui est la mieux versifiée, la plus sage, la mieux conduite ; elle offre moins de défauts et un plus grand nombre de véritables beautés. Il ne faut pas se laisser séduire par de vains coups de théâtre, par des situations forcées et romanesques, par le fracas et le charlatanisme de la scène ; il faut consulter l’art de la poésie et non l’artifice du poète. S’il était vrai, comme La Harpe ne craint pas de l’affirmer avec une légèreté peu digne d’un littérateur, que l’Œdipe de Voltaire est supérieur à celui de Sophocle, la prééminence de cet ouvrage pourrait-elle être douteuse ? Comment le même critique peut-il mépriser assez Sophocle pour décider qu’une pièce supérieure au chef-d’œuvre du théâtre grec, n’est point au nombre des chefs-d’œuvre de son auteur ? Que le professeur du Lycée s’accorde un peu plus avec lui-même : certainement, ou Voltaire dans son Œdipe n’a pas surpassé Sophocle, ou cet Œdipe doit être au premier rang de ses productions dramatiques. Ce dont on peut être bien persuadé, c’est qu’aujourd’hui l’Œdipe est la tragédie de Voltaire qu’on écoute avec plus d’intérêt, et que l’on applaudit davantage : mon habitude des spectacles m’a mis à portée de vérifier le fait. J’ai dernièrement assisté à une représentation de Mérope, qu’on regarde comme le chef-d’œuvre de Voltaire ; il s’en faut beaucoup qu’elle ait produit le même effet qu’Œdipe.

Cette pièce est une des plus propres à faire connaître la différence de notre théâtre et de celui des Grecs : à peine Voltaire a-t-il trouvé dans Sophocle de quoi faire deux actes ; il a été obligé de coudre à la tragédie grecque une autre tragédie de sa façon, qui n’est pas, à beaucoup près, de la même force : les anciens auraient trop beau jeu, si l’on jugeait de leur supériorité sur les modernes, par l’intervalle qui sépare l’épisode misérable de Philoctète, imaginé par Voltaire, et les traits admirables que Sophocle lui a fournis.

Ce qui fonde la préférence que La Harpe accorde à Voltaire, dans les endroits même où il n’est qu’imitateur, c’est ce brillant des pensées et du style et ces lieux communs ambitieux, ces tirades que le jeune Voltaire appliqua comme une broderie de clinquant sur le riche fonds de Sophocle ; c’est surtout dans la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, que la magie du coloris de Voltaire fascine les yeux du grave Aristarque, au point de déconcerter tous ses principes littéraires. Cette admirable simplicité, si précieuse pour Fénelon, n’est pour La Harpe qu’une malheureuse nudité, une sécheresse honteuse ; il oppose avec complaisance à la sagesse et au naturel du poète grec, les jeunes amplifications de son écolier. Il n’a pas voulu considérer que la situation n’admet pas des ornements si gais ; qu’Œdipe et Jocaste, dans un moment aussi terrible, n’ont pas le loisir de faire des descriptions étudiées et des phrases poétiques. Œdipe vient d’être publiquement accusé par le grand-prêtre d’être le meurtrier de Laïus : Jocaste tremble de se voir unie à l’assassin de son premier époux, à un scélérat maudit des dieux et des hommes ; tous deux, je le demande, ne doivent-ils pas aller au fait, et chercher à s’éclaircir dans un épanchement mutuel ? Est-ce là le moment de faire un ridicule étalage des couleurs de la poésie ? Que dirait-on d’un homme qui, rentrant chez lui tout en désordre, poursuivi par des brigands, s’amuserait à raconter à sa femme, dans le style le plus épique et le plus fleuri, tous les détails les plus minutieux de cette cruelle aventure1 ? Sophocle aussi savait faire de beaux vers ; il savait composer des descriptions, des tirades pathétiques : l’Ajax, l’Électre, le Philoctète, sont pleins de morceaux sublimes ; mais il n’a pas cru qu’un mari et sa femme, qui se font frémir par des confidences d’où dépend leur sort, dussent parler en rhéteurs et en poètes. Non erat hic locus. Les belles tirades et les sentences de Voltaire, dans cette scène, sont des défauts brillants tant qu’on voudra, mais toujours des défauts ; je ne contesterai point à Voltaire ce genre de supériorité sur Sophocle.

II §

L’auteur nous apprend lui-même qu’il avait d’abord composé cette tragédie presque sans amour, et sur cet article on peut le croire ; mais il assure aussi qu’il était alors plein de la lecture des anciens et des leçons du père Porée. Quant aux leçons du père Porée, je n’en doute pas ; Voltaire fut certainement un excellent écolier, un écolier rare : pour la lecture des anciens cela mérite explication. Si par les anciens il désigne seulement ses livres de classe, il est constant qu’il les entendait et les expliquait mieux qu’aucun de ses condisciples : s’il a dessein de nous persuader qu’au sortir du collège il lisait les poètes grecs à livre ouvert, c’est une gasconnade poétique dont il faut beaucoup rabattre : il est plus que probable que Sophocle était pour lui du haut allemand, et qu’il composa son Œdipe sur la traduction de Dacier. Voltaire ne savait point le grec, et savait médiocrement le latin, comme tous les jeunes gens qui se hâtent, au sortir du collège, de se jeter dans le métier d’auteur : Racine, au contraire, était très savant dans ces deux langues ; et quand la différence de leur éducation et de leur caractère ne confirmerait pas cette assertion, il suffit de les entendre tous les deux parler des anciens pour juger que Racine les aime et les connaît à fond, tandis que Voltaire s’en moque ou n’en parle que par ouï-dire.

Dix ans après la première représentation d’Œdipe, Voltaire, âgé de trente-cinq ans, envoya au père Porée, son ancien maître, un exemplaire de cette pièce, où j’ai eu soin, dit-il, d’effacer autant que j’ai pu les couleurs fades d’un amour déplacé que j’avais mêlées, malgré moi, aux traits mâles et terribles que ce sujet exige. Il s’agit sans doute de ce premier Œdipe, presque sans amour, et refusé par les comédiens : c’était celui-là qu’il envoyait, comme beaucoup plus édifiant, aux jésuites, aux jansénistes, et à tous les gens d’église : il réservait pour le beau monde et pour la bonne compagnie la passion touchante d’une espèce de don Quichotte avec une vieille Dulcinée qui a un fils majeur, et qui depuis longtemps est grand-mère. Il me semble cependant que le père Porée et les gens d’église auraient encore préféré les fades amours de Philoctète aux sarcasmes virulents du poète contre les prêtres. Je ne sais s’il avait aussi effacé les couleurs un peu trop vives de cette philosophie antisacerdotale qui commençait à jeter un grand éclat, et dont les jésuites comme les jansénistes ne devaient pas être très flattés.

Au reste, cette lettre de Voltaire au père Porée est vraiment une lettre d’écolier qui fait l’hypocrite. Il a le ton doux, mielleux et bénin ; il condamne les excès où la vanité entraîne les gens de lettres, qui sont, dit-il, plus mordants que des avocats, et plus emportés que des jansénistes ; petit trait de flatterie pour le père Porée, auquel il croyait faire sa cour en se moquant des jansénistes. S’il eût écrit à Nicole ou bien au grand Arnaud, il n’aurait pas manqué de dire que les gens de lettres étaient aussi ambitieux et aussi intrigants que les jésuites. « Les lettres humaines, continue-t-il avec une candeur et une charité tout à fait touchante, les lettres humaines sont devenues très inhumaines ; on injurie, on cabale, on calomnie ; il est plaisant qu’il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu’on n’oserait pas leur dire en face. » Quelle bonté d’âme ! quelle noblesse ! quelle générosité ! L’homme qui parle ainsi n’a sans doute jamais injurié ni calomnié personne ; il n’a jamais souillé sa plume par des satires grossières et cyniques. Les philosophes reprochaient aux prédicateurs de ne pas pratiquer la doctrine de l’Évangile : on voit combien ils étaient eux-mêmes fidèles observa leurs de leurs principes. Voltaire prêchant contre la cabale et les querelles littéraires ! C’est Gracchus prêchant contre les factions populaires :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?
(Juvénal.)

Il n’est point plaisant qu’il soit permis de dire aux gens, par écrit, ce qu’on n’oserait leur dire en face. D’abord il n’est jamais permis de calomnier les gens, ni même d’en médire, soit par écrit, soit en leur présence : quant à la censure littéraire, ce n’est point aux auteurs qu’elle s’adresse, mais au public. Le critique ne dira point en face à un poète : « Vous avez fait une mauvaise tragédie, à moins que ce ne soit son ami, parce que dans la société c’est à l’homme et non pas au poète qu’on parle ; mais il fera part au public de son opinion sur cette tragédie, parce que tout écrivain doit au public la vérité, et qu’il est de l’intérêt des arts que chacun en puisse dire librement son avis sans blesser la politesse due en particulier à chaque artiste. Il n’y a donc rien à cela de plaisant ; et quand on voit ainsi la plaisanterie où elle n’est pas, souvent on ne la voit pas où elle est. Voltaire, par exemple, ne voyait pas combien c’était un spectacle comique qu’un jeune poète, très caustique et très vindicatif, faisant ainsi la chattemite et le bon apôtre pour tromper un vieux jésuite.

Cette parade d’humanité littéraire est terminée par des compliments et des solécismes qui les détruisent : « Vous m’avez appris, mon cher père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre comme à savoir écrire. » N’est-il pas étonnant qu’un écolier, écrivant à son maître, soigne si peu son style, et fasse des fautes de grammaire aussi lourdes ? On ne dit point apprendre à savoir vivre, à savoir écrire : apprendre à savoir est une locution barbare ; on apprend pour savoir et non pas à savoir. Le père Porée ne lui avait pas appris à bien écrire, s’il lui avait appris à s’exprimer ainsi.

« Adieu, mon cher et révérend père ; je suis pour jamais à vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours. » Tant que les jésuites eurent quelque crédit, il fut à eux, et fit parade de sa reconnaissance pour ses maîtres ; quand ils furent malheureux, persécutés et bannis, il les chargea d’outrages et les poursuivit jusque dans leur exil avec des railleries sanglantes, comme autrefois le lâche Semeï insulta dans sa fuite l’infortuné David. Vive la philosophie pour connaître l’air du bureau et se prêter aux circonstances ! Faut-il être étonné qu’un courtisan aussi galant que Voltaire ait oublié le père Porée pour madame de Pompadour ?

Voltaire n’eut pas plus de reconnaissance pour Sophocle que pour les jésuites. Il devait au poète grec le succès de sa première tragédie ; on n’estime encore aujourd’hui, dans cette pièce, que les emprunts faits à Sophocle, et les applaudissements qu’on ne cesse de donner aux derniers actes d’Œdipe, sont peut-être le plus beau triomphe des anciens : le premier soin de Voltaire, enivré d’orgueil, fut d’oublier ou plutôt de déchirer son bienfaiteur. J’invite ceux qui me reprochent quelquefois un excès de sévérité à l’égard d’un auteur si fameux, à se rappeler son insolence et son ingratitude envers le plus illustre tragique de l’antiquité, qu’il est bien loin d’égaler même dans ses meilleurs ouvrages. La mesure des deux génies se trouve dans l’Œdipe même : les premiers actes de la pièce française sont aux derniers ce que Voltaire est à Sophocle.

Il était fort jeune quand il composa cette critique, et, loin d’être rempli de la lecture des anciens, comme il l’écrivait au père Porée, on voit qu’il n’en avait pas la moindre teinture : c’est une suite de bévues et d’impertinences, débitées avec l’arrogance d’un jeune étourdi qui se croit un grand homme, et s’imagine tout savoir, parce qu’il a heureusement rimé quelques scènes et quelques lieux communs. Sophocle lui fait pitié : il croit que, s’il était né de nos jours, il eût perfectionné son art qu’il n’avait fait qu’ébaucher. À l’entendre, les tragiques grecs sont bien déchus de cette haute estime où ils étaient autrefois (du temps de Racine, sans doute) : leurs ouvrages sont ou ignorés ou méprisés. Voltaire nous donne là une belle idée du goût de ses contemporains. Je ne suis point étonné que des hommes qui méprisaient ou ignoraient les tragédies grecques, aient tant admiré les siennes. Cependant, pour adoucir un peu ce que le blasphème a de trop cru, le jeune poète nous fait la grâce de convenir qu’il ne faut pas les mépriser entièrement ; et il conclut, avec la légèreté d’un petit-maître : Après vous avoir dit bien du mal de Sophocle, je suis obligé de vous en dire le peu de bien que j’en sais.

III §

M. de La Harpe, après avoir fait l’éloge du grand pathétique de Sophocle, ajoute ces paroles : « Voyez le cinquième acte d’Œdipe, qui dut faire verser tant de larmes aux Grecs, que M. de Voltaire n’a pas osé mettre sur la scène il y a cinquante ans, mais que peut-être il risquerait aujourd’hui avec succès. » M. de La Harpe s’exprimait ainsi vers le déclin de la monarchie et du théâtre en France, dans un temps où la scène française était en proie aux innovations les plus monstrueuses et à toute l’atrocité du pathétique anglais. Si Voltaire n’avait pas osé, cinquante ans auparavant, risquer le spectacle d’un vieillard qui a les yeux crevés et sanglants, c’est que la délicatesse et la sensibilité des spectateurs n’auraient pu supporter cet objet horrible et dégoûtant.

Risquer des extravagances, ce n’est pas avoir de la hardiesse et du courage ; c’est être téméraire et insensé. Ce qui avait fait pleurer les Grecs aurait bien pu nous faire mal au cœur. Les Athéniens étaient très touchés de voir la vieille Hécube couchée tout de son long ventre à terre sur le théâtre ; peut-être les Français seraient-ils tentés de rire de cette attitude. Une des plus brillantes situations du théâtre grec, est celle d’Oreste couché dans son lit, accablé par la fièvre, assoupi à la suite d’une attaque d’épilepsie, tandis que sa sœur Électre ordonne au chœur qui survient de marcher légèrement sur la pointe du pied, de peur d’éveiller le malade : qu’on essaie d’offrir ce tableau sur notre scène, on verra si le convulsionnaire Oreste ne se réveillera pas en sursaut au bruit des sifflets.

M. de La Harpe voulait-il faire l’éloge de l’époque où il écrivait, lorsqu’il a dit : Peut-être M. de Voltaire risquerait aujourd’hui ce spectacle avec succès ? Croyait-il de bonne foi que le public, dix ans avant la révolution, eût plus de goût, plus de sensibilité, plus de connaissance des véritables beautés tragiques, que du temps de Corneille, de Racine, de Crébillon et de Voltaire ? Est-ce au contraire un sarcasme qu’il s’est permis contre la corruption qui régnait alors au théâtre, où l’on accueillait les pantomimes les plus affreuses, où l’horreur était à la mode ? Ce dernier sens serait plus raisonnable, sans doute ; mais toute la suite du discours ne permet pas même de soupçonner que M. de La Harpe ait eu une autre intention que celle de vanter nos progrès dans l’art dramatique : aveuglement bien étrange de la part d’un littérateur aussi judicieux ! car c’était précisément dans ce temps-là que le dramaturge Mercier préludait à notre révolution politique par une révolution théâtrale ; c’est alors qu’il dénonçait les despotes et les tyrans de notre scène, et votait la déchéance de Corneille et de Racine ; c’est alors qu’il implorait une régénération totale du théâtre, et une nouvelle constitution du gouvernement dramatique. Ô nature ! s’écriait-il, ô humanité ! ô droits sacrés ! Oui, je mettrai l’hôpital-général sur la scène ; et si l’on me fâche, j’y mettrai Bicêtre. C’est en effet là que mène quelquefois cet amour effréné de la nature, ce fanatisme de l’humanité et de ses droits sacrés malentendus, qui précipite certains énergumènes dans les plus coupables excès.

C’est dans ce moment-là que M. de La Harpe, le champion des bons principes, semblait reprocher à Voltaire la sagesse de son goût, et proposait de montrer au public, pour sa récréation, le spectacle hideux d’un infortuné qui vient de se crever les yeux, et qui est encore tout sanglant. Il pouvait s’appuyer sans doute de ces vers du législateur de notre Parnasse :

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
……………………………………………………
Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleurs
D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs.

Ces vers doivent être expliqués et corrigés par ceux-ci, qui peuvent en fixer le sens :

Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose.
……………………………………………
… Il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.

On n’oserait sans doute nous offrir Œdipe s’arrachant les yeux. Il ne faut donc pas le produire à l’instant où il vient de se faire cette cruelle opération : il n’est point alors en état de paraître en public. Les Grecs pouvaient trouver quelque plaisir à voir le sang couler des yeux d’un aveugle : les Anglais aiment beaucoup les gibets, les roues, les exécutions ; le bourreau est un de leurs acteurs les plus intéressants.

Leur exemple n’est pas une règle pour nous.

J’ose dire que le peuple le plus sensible est celui qui a le plus de répugnance pour les atrocités. Corneille, inspiré par son génie, avait établi le genre de tragique le plus convenable aux Français, le genre héroïque qui fait couler des larmes généreuses, arrachées par l’admiration des nobles sentiments et des vertus sublimes. Racine, avec son goût, son élégance et ses grâces, eut longtemps à lutter contre l’ascendant de la grande âme de Corneille, il eut beaucoup de peine à nous faire goûter les faiblesses du cœur, les tourments et les crimes de l’amour. Après Racine, ses faibles imitateurs firent régner sur la scène une fade galanterie ; mais il eût mieux valu que notre tragédie restât froide et insipide que de devenir horrible et abominable ; elle eût été moins amusante, mais aussi moins dangereuse. Rien ne dessèche et n’endurcit l’âme, rien ne flétrit le cœur comme l’habitude de contempler les objets les plus effroyables, les plus terribles attentats de la rage et de la scélératesse humaine. Cette familiarité continuelle avec les horreurs conduit à une apathie morale qui dégrade une nation, et la précipite vers la plus funeste espèce de barbarie, celle qui résulte de la corruption des arts et de l’excès de la civilisation : optimi corruptio pessima. C’est ce que n’entendent pas même ces petits fanatiques qui croient avoir tout dit quand ils ont crié : Les arts ! les arts ! Oui, les arts sont la source de la barbarie comme de la politesse ; ils font fleurir les sociétés et ils les détruisent ; ce sont des liqueurs fortes dont le bon usage fortifie et favorise la circulation, mais dont l’abus donne la mort.

IV §

Le coup d’essai d’un poète de vingt ans fut une victoire éclatante remportée sur le grand Corneille. Un enfant, un écolier, dès le premier pas qu’il fit dans la carrière, triompha du père de la tragédie, du créateur de notre théâtre. L’Œdipe de Voltaire fit disparaître de la scène l’Œdipe de Corneille :

                                       Ô vieillesse ennemie !
N’as-tu donc tant vécu que pour cette infamie !

C’est par la tragédie d’Œdipe que Corneille rentra dans la lice où il avait cueilli tant de lauriers : le mauvais succès de Pertharite l’avait dégoûté ; il avait pris de l’humeur contre le siècle et contre le public, parce que la bonne compagnie s’était moquée d’un roi qui préfère sa femme à son trône : cet héroïsme conjugal n’était pas l’héroïsme romain. La véritable vertu est ridicule sur la scène.

Fouquet eut la gloire de rendre Corneille au théâtre. Le surintendant était le plus généreux des Mécènes : heureux si cette qualité, qui le fit adorer des gens de lettres, avait pu le soustraire aux intrigues des courtisans ! Les bienfaits de Fouquet rajeunirent Corneille, mais son bienfaiteur lui fit un mauvais présent en lui donnant le sujet d’Œdipe : un pareil sujet n’entrait point dans le génie de l’auteur de Cinna ; au lieu de plier son talent au sujet, il accommoda le sujet à son talent, et il le dénatura. Cette fable si pathétique devint entre ses mains un tissu de conversations brillantes et sublimes, où il prodigua les sentiments héroïques.

Le principal personnage n’est pas Œdipe ; c’est une Dircé, fille de Laïus et de Jocaste, et peut-être la plus fière princesse qu’il y ait dans aucun roman de Scudéri et de La Calprenède ; elle prend le plus haut ton, même avec sa mère, et traite fort cavalièrement son beau-père Œdipe. Thésée, roi d’Athènes, est son amant ; Œdipe lui en propose un autre qu’elle rejette avec hauteur, comme indigne d’elle ; et, fatiguée des instances de son beau-père qui demande le motif de ses refus, elle lui répond :

Je vous ai déjà dit, seigneur, qu’il n’est pas roi.

Voltaire n’a pas fait grâce à Corneille ; cela devait être, puisqu’il n’a pas même épargné Sophocle, auquel il devait tout ce qu’il y a de bon dans sa pièce ; il relève surtout comme très ridicules ces vers de Thésée :

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste.

Ils n’ont cependant de répréhensible que cette expression les vrais amants, qui tient un peu trop de la galanterie romanesque. La pensée, du reste, est héroïque, et le sentiment passionné. Dircé ordonne à son amant de fuir une terre empestée l’amant se dévoue à la mort pour rester auprès de Dircé. Il n’y a rien là de ridicule.

On se tromperait beaucoup si l’on regardait cette tragédie d’Œdipe comme indigne de Corneille : on y retrouve partout sa force, son élan, cette vigueur de logique, cette abondance de grandes idées, ces caractères mâles qu’on admire dans ses bons ouvrages. Il y a une foule de scènes que Voltaire n’était capable ni d’imaginer ni d’écrire, et dans la conduite on remarque un artifice théâtral et des combinaisons qui ne pouvaient partir que de la tête de Corneille. La versification est d’une fermeté et d’un éclat digne du meilleur temps de ce grand maître ; mais tant de beautés sont déplacées dans une tragédie d’Œdipe, où il fallait être plus touchant que sublime, inspirer la terreur et la pitié plutôt que l’admiration.

Les génies élevés tels que Corneille sont sujets à ces écarts et à ces faiblesses qui nous avertissent qu’ils sont hommes ; ils manquent de cette souplesse des esprits ordinaires ; ils ne savent qu’être sublimes ; et de cette hauteur où ils étonnent l’imagination, on les voit souvent descendre à des naïvetés qui sont, pour les hommes médiocres, un sujet de consolation et de plaisanterie. Corneille n’est plus Corneille quand il dit à Fouquet, dans toute la simplicité de sa reconnaissance :

Depuis que je l’ai vu, je ne vois plus mes rides,
Et, plein d’une plus claire et noble vision,
Je prends mes cheveux gris pour une illusion ;
Je sens le même feu, je sens la même audace
Qui fit plaindre le Cid, qui fit combattre Horace.
……………………………………………………
……………………………………………………
Choisis-moi seulement quelque nom dans l’histoire,
Pour qui tu veuilles place au temple de mémoire ;
Quelque nom favori qu’il te plaise arracher
À la nuit de la tombe, aux cendres du bûcher :
Soit qu’il faille ternir ceux d’Énée ou d’Achille,
Par un noble attentat sur Homère et Virgile ;
Soit qu’il faille obscurcir, par un dernier effort,
Ceux que j’ai, sur la scène, affranchis de la mort ;
Tu me verras le même, etc.

Avec toute cette jactance poétique, Corneille était un homme modeste : rien n’est au contraire plus orgueilleux que la modestie de nos poètes modernes.

Après le succès éclatant de l’Œdipe de Voltaire, Lamotte, homme très modeste dans son langage, ne craignit pas de traiter ce sujet, et il prétendit bien faire mieux que ses devanciers ; il se le persuada même à force d’esprit et de raisonnements spécieux Un voit dans l’examen de sa tragédie qu’il croyait avoir corrigé Sophocle et son imitateur Voltaire. Ce qui lui déplaît dans ce sujet, c’est la fatalité qui précipite un innocent dans le crime, et le punit comme s’il était coupable : il déclame fort inutilement contre ce système si désolant que personne n’approuve, et il ne voit pas que c’est de cette fatalité même que naît la terreur, l’âme de la tragédie. À l’aspect d’Œdipe, criminel malgré lui, tous les Grecs tremblaient autrefois sous la main d’une puissance injuste et capricieuse qui se jouait de leur destinée : aujourd’hui, les spectateurs, quoiqu’ils ne soient pas imbus de la même doctrine, sont touchés du sort d’Œdipe, et le développement de ses malheurs se fait avec tant d’art, qu’il attache et qu’il intéresse vivement ceux mêmes qui ne croient pas à la prédestination. Il suffit qu’ils soient hommes et qu’Œdipe soit malheureux.

L’erreur de Lamotte consiste à vouloir mettre de la philosophie dans la tragédie et de l’orthodoxie dans les passions : « Le sujet, dit-il, tel qu’Œdipe nous l’a laissé, m’a toujours paru vicieux par cette fatalité tyrannique… Une pareille idée ne pourrait que jeter les hommes dans le désespoir ; et, loin qu’il fût raisonnable de leur insinuer cette erreur, il aurait fallu lui cacher à jamais une si triste vérité, si nous étions assez malheureux pour que c’en fût une. » Il est bien question au théâtre de vérité, de raison, de saine morale ; il n’est question que d’exciter les passions, et par cet objet même le théâtre est essentiellement vicieux, puisqu’au contraire toute bonne institution a pour but de réprimer les passions. Ce sont les passions qui bouleversent et détruisent tout dans l’ordre social ; les passions sont par leur nature ennemies de l’esprit créateur et conservateur, et il est très singulier que dans les associations civiles il y ait des établissements publics formés tout exprès pour exciter les passions. Hélas ! elles ne sont que trop faciles à exciter, trop difficiles à contenir ; et les gouvernements qui ont assez d’art et d’habileté pour leur opposer un frein puissant, sont ceux dont l’existence est la plus ferme et la plus durable, par la raison que les corps physiques qui éprouvent le moins de secousses et de troubles dans leur organisation, sont ceux qui vivent le plus longtemps.

Nous ne voyons pas que le désespoir se soit emparé des Athéniens qui assistaient aux représentations d’Œdipe ; ils vivaient sous leurs dieux comme on vit sous les tyrans, qui prennent au hasard leurs victimes, même parmi les honnêtes gens : l’habitude familiarise avec la crainte ; la foudre tombe sur les innocents comme sur les coupables, et les innocents n’ont pas plus peur que les autres quand il tonne. Lamotte, en essayant d’épurer la morale et la tragédie d’Œdipe, a rendu sa pièce ennuyeuse sans la rendre plus raisonnable : trop raisonner sur les arts, est le moyen de les affaiblir et de les dénaturer.

Zaïre §

I §

Il y a près de soixante-dix ans que cette tragédie fut composée, et l’on sait le succès prodigieux qu’elle eut dans sa naissance. C’est un combat perpétuel et déchirant entre l’amour et la religion, qui n’avait alors rien perdu de sa force. Depuis, les idées religieuses s’étant extrêmement affaiblies, l’intérêt de cette pièce a diminué : ce combat ne produit plus le même effet sur les spectateurs. Comment pourraient-ils être touchés d’un contraste qu’ils ont peine à concevoir ? Nérestan leur paraît incivil et dur dans les reproches qu’il adresse à sa sœur, devenue musulmane, et presque capucin lorsqu’il lui dit :

Je reviendrai bientôt, par un heureux baptême,
T’arracher aux enfers et te rendre à toi-même.

Ainsi Voltaire, en combattant la religion chrétienne, a délustré l’un de ses meilleurs drames, et la pièce la plus touchante peut-être qui fût au théâtre puisque Inès de Castro est trop faiblement écrite pour lui être comparée. Ce n’est pas que Zaïre n’ait plus d’un défaut, et ne choque la vraisemblance en plus d’un point. Ce n’est pas qu’on n’ait justement critiqué l’épisode de Lusignan, qui forme une tragédie dans cette tragédie, qui inspire tant d’intérêt au second acte, et dont l’auteur se défait au troisième, parce qu’il ne sait plus qu’en faire. En vain objecterait-on que l’intervention de Lusignan forme le nœud de la pièce, il faut inventer des ressorts qui puissent nous attacher sans nous distraire de l’intérêt qui doit porter sur les principaux personnages. Or il est certain que Châtillon, Nérestan, Lusignan, la reconnaissance des enfants de celui-ci, font entièrement oublier Orosmane et son amour ; en sorte que le drame recommence pour ainsi dire au troisième acte. Aussi le début de cet acte paraît-il un peu froid après les scènes pathétiques du précédent ; et lorsque Orosmane emploie d’abord une vingtaine de vers pour annoncer à Corasmin qu’il a été, lui Corasmin, trompé par une fausse nouvelle ; que Louis ne tourne point ses armes contre la Syrie, mais contre l’Égypte, on ne sait trop où il en va venir, et comment la pièce va se renouer ; elle se renoue cependant, et dès lors marche à son but avec rapidité.

Je ne sais si les critiques du temps ont remarqué que l’action va d’abord si lentement, que le premier acte tout entier se passe sans qu’on s’aperçoive, sans qu’on se doute de ce lui formera le sujet de la tragédie. On n’y voit qu’un souverain tout-puissant qui aime, qui est aimé, qui va placer sa maîtresse sur son trône sans le moindre obstacle. Ce n’est qu’à la fin du second acte qu’on entrevoit enfin une difficulté, tandis que dans Andromaque, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, la perplexité où vont se trouver les personnages est annoncée dès la première scène.

Le moyen de cette lettre équivoque qui amène la catastrophe est petit. C’est une lettre aussi qui conduit au dénouement tragique de Bajazet ; mais elle n’est point équivoque, et Roxane la montre à son amant pour le convaincre de sa perfidie.

Malgré ces fautes, et bien d’autres qui ont été notées par la critique, malgré même le changement survenu dans les opinions religieuses d’un grand nombre de personnes qui fréquentent le théâtre, cette tragédie conserve encore un grand intérêt ; les trois derniers actes en sont pleins, et peuvent être appelés un chef-d’œuvre.

II §

Zaïre est une pièce du meilleur temps de Voltaire. Il était alors dans toute la fleur de son imagination, il avait cherché son talent dans Œdipe, dans Mariamne, dans Brutus ; il le rencontra dans Zaïre. Personne n’a mieux réussi à fondre la passion avec la galanterie française ; on ne trouve que chez lui cette mollesse, cet abandon, cette grâce, cette aisance heureuse, et cette fraîcheur de coloris qui est le caractère particulier de son style. On ferait un gros volume de très bonnes critiques contre Zaïre, et Zaïre bien jouée sera toujours une pièce intéressante. Il est vrai que rien n’est plus absurde que cette croix qui fonde la reconnaissance. Quand on supposerait Noradin et Orosmane les plus tolérants des hommes, il n’y a pas moyen d’imaginer que dans le palais du soudan une esclave musulmane porte à son cou le signe de la foi des chrétiens. Un ambassadeur turc qui assistait à la représentation de cette pièce, haussa les épaules, et témoigna beaucoup de mépris pour une invention si déraisonnable. C’est peut-être un ridicule plus grand d’avoir fait de la naïve et tendre Zaïre une pédante qui disserte sur l’influence de l’éducation, qui sait la géographie et l’histoire, qui parle du Gange et de la religion des Indiens ; il est moins étonnant, après cela, qu’Orosmane vienne, le jour de ses noces, étaler à une maîtresse si savante son érudition politique sur les califes et sur la situation de l’Orient. Il n’est point dans la nature de l’amour qu’Orosmane, outré de la fausseté de Zaïre, qui lui jure le plus tendre amour, quand il croit avoir dans ses mains la preuve du contraire, ne lui montre pas, pour la confondre, la lettre de Nérestan ; mais il fallait un dénouement.

Le combat de l’amour et de la religion a perdu beaucoup de son intérêt pour nous : l’enthousiasme des croisades n’est plus, aux yeux de la raison, qu’un fanatisme insensé ; le zèle de Nérestan pour la conversion de sa sœur ne nous paraît qu’une aveugle superstition et un préjugé barbare qui étouffe la nature. J’ai toujours été surpris que Zaïre, si philosophe avec Fatime quand ses raisonnements ne servent à rien, ne retrouve pas son érudition et sa philosophie quand il faut justifier, devant son frère, son amour et sa religion ; elle embarrasserait beaucoup Nérestan, qui n’est pas un grand docteur, en lui répétant ce qu’elle a déjà dit sur le pouvoir de l’éducation. Quant au sang de vingt rois qu’on prétend qu’elle déshonore en épousant Orosmane, elle aurait pu observer que la fille d’un roi de Jérusalem peut, sans se mésallier, épouser un soudan de Jérusalem, que ce mariage lui rend le trône que son père a perdu, et qu’il se fait tous les jours des mariages politiques plus bizarres que celui-là.

Les fureurs et les extravagances d’Orosmane pour cette petite Zaïre, commencent aussi à ne plus paraître si touchantes, depuis que le physique de l’amour a prévalu chez nous sur le moral. Il est certain que les anciens Grecs auraient trouvé très ridicules les raffinements de délicatesse du soudan et toutes ces parades tragiques, qui ne sont séparées que par une nuance des grimaces d’Arnolphe devant Agnès, dans L’École des femmes ; ils n’auraient pas bien compris pourquoi le superbe Orosmane fait tant de façons pour une petite fille qu’il peut avoir quand il voudra, et qui assurément ne demande pas mieux ; ils auraient jugé qu’une pareille pièce n’était pas faite pour des républicains, et n’était bonne tout au plus que pour amuser les femmes et les eunuques du roi de Perse.

De grandes absurdités trouvent leur excuse dans les grandes beautés qu’elles amènent : émouvoir, étonner, ravir le spectateur sans sortir de la nature et de la vérité, c’est le chef-d’œuvre de l’art, et c’est, entre autres choses, ce qui assure à Racine une grande supériorité sur Voltaire.

III §

Je l’ai revue cette Zaïre qui m’attire tant d’affaires sur les bras ; je ne sais pas pourquoi ; car de tous les chevaliers qui s’empressent de rompre une lance en sa faveur, aucun ne l’aime plus que moi, quoique je ne la flatte pas ; c’est assurément la meilleure fille du monde ! Une heure avant son mariage, au lieu de passer le temps, comme tant d’autres, à sa toilette ou à de frivoles amusements, elle s’entretient avec de vieux captifs dont la figure n’est pas réjouissante, et qui lui font des contes peu divertissants : elle écoute avec intérêt la prise de Jérusalem, le pillage de Césarée, et comment le sang des chrétiens baigna la Syrie enivrée ; détails pour lesquels le public montre aujourd’hui la plus grande indifférence. Du moment que, sur la foi très équivoque d’un bracelet, il a plu à Lusignan de se constituer son père, et, sur l’indice non moins frivole d’une cicatrice au sein, de lui donner aussi un frère, elle se sacrifie à ses chers pareils, qui la traitent avec une barbarie révoltante ; il ne lui vient pas même à l’esprit de leur représenter combien il est extravagant et inhumain d’exiger que, le jour même où elle doit épouser Orosmane, elle soit baptisée pontificalement dans le sérail, par le patriarche de Jérusalem : c’est bien là l’héroïsme de la piété filiale !

J’aime aussi beaucoup Orosmane, parce qu’il aime de bonne foi ; mais du moment qu’il a reçu la lettre de Nérestan, ce n’est plus le jeune et superbe Orosmane, c’est Arnolphe ou Géronte qui tend un piège à sa pupille. Quand les auteurs du Mercure auront eu la bonté de m’apprendre qu’il n’est pas dans la nature d’un cœur violent et jaloux de confondre une infidèle, alors je pardonnerai à Orosmane de tuer Zaïre pour le seul plaisir de la tuer. Lorsque j’ai entendu dire à Orosmane :

Quoi ! des plus tendres feux sa bouche encor m’assure !
Quel excès de noirceur ! Zaïre ! Ah ! la parjure !

Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main ! je n’ai pas été maître d’un mouvement d’indignation ; j’ai dit assez haut : Eh ! montre-la donc. Cet excès de patience et de fausseté dément tout le caractère d’Orosmane, et ne peut convenir qu’à un vieux mari, jaloux sans amour ; que les disciples de Voltaire, au lieu de m’injurier, prouvent le contraire.

Voltaire a la modestie de nous apprendre lui-même qu’il fil en un jour son plan, et que la pièce fut achevée en vingt-deux jours. Quand on respecte aussi peu le public, il faudrait avoir la prudence de ne pas lui révéler un pareil secret. Racine, né avec un talent si heureux, si facile, si prématuré ; Racine, qui avait fait tous ses chefs-d’œuvre, à l’exception d’Esther et d’Athalie, à l’âge de trente-sept ans, tandis que Voltaire, à cet âge, ne comptait encore d’autre succès que celui d’Œdipe ; Racine mettait deux ans à composer une tragédie, et Voltaire se vante d’en faire une en vingt-deux jours ! Il est vrai qu’il dit aussi avec la même naïveté : Qui ne connaît l’illusion du théâtre ? Qui ne sait qu’une situation intéressante mais triviale, une nouveauté brillante et hasardée, la seule voix d’une actrice, suffisent pour tromper quelque temps le public ? (Lettre à M. de La Roque, sur Zaïre.)

Jetons un coup d’œil sur ce style enchanteur, sur ce coloris magique de Voltaire :

Vous ne me parlez plus de ces belles contrées
Où d’un peuple poli les femmes adorées
Reçoivent cet encens que l’on doit à vos yeux,
Compagnes d’un époux et reines en tous lieux,
Libres sans déshonneur et sages sans contrainte.

Ces flatteries ne conviennent guère à cette Fatime, qui, dans le reste de la pièce, tient le langage d’un missionnaire : que l’on doit à vos yeux est une cheville d’autant plus faible, que Fatime vient de dire :

Cet éclat de vos yeux n’est plus terni de larmes.

Que signifie libres sans déshonneur ? Est-ce qu’il y a du déshonneur à être libre ? Il y a peu de rapport entre la modeste compagne d’un époux et une reine en tous lieux.

Ce nom d’esclave, enfin, n’a-t-il rien qui vous gêne ?

Racine a fait usage du mot gêner dans le sens de tourmenter ; du temps de Voltaire il n’était plus permis de l’employer.

Combien nous admirions son audace hautaine !

Hautaine ne se prend qu’en mauvaise part ; Mathan dit dans Athalie :

Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine.

Quel galimatias que ce lieu commun sur l’instruction religieuse !

…………………… La main de nos pères
Grave en nos faibles cœurs ces premiers caractères,
Que l’exemple et le temps nous viennent retracer,
Et que peut-être en nous Dieu seul peut effacer.

Comment l’exemple et le temps viennent-ils nous retracer ces premiers caractères ? Ils contribuent le plus souvent à les effacer. L’exemple des mauvaises mœurs détruit les impressions religieuses, le temps en affaiblit le souvenir. Si Dieu seul pouvait effacer en nous ces caractères, on ne verrait pas tant d’impies renier le culte dans lequel ils ont été élevés : croirons-nous que ce soit Dieu lui-même qui ait effacé en Voltaire les premiers caractères que les jésuites de la rue Saint-Jacques avaient gravés dans son faible cœur ? Et c’est un philosophe qui fait de tels amphigouris !

Et que j’essuie enfin l’outrage et le danger
Du malheureux éclat d’un amour passager.

Ces vers sont chargés, pénibles et gonflés de mots ; ce n’est pas ainsi que doit parler Zaïre. Qu’est-ce que l’outrage et le danger du malheureux éclat d’un amour ?

N’est-il point, en secret, de frein qui vous retienne ?

Cette même Fatime, qui tout à l’heure était si doucereuse, se sert ici d’un terme malhonnête, et nous présente Zaïre comme une fille sans frein. Le grand mérite d’un écrivain est de connaître le pouvoir d’un mot mis à sa place.

Mon cœur en est flatté plus qu’il n’en est surpris.

La répétition de en est est bien plate.

J’ai fixé ses regards à moi seule adressés.

À moi seule adressés est une redondance oiseuse. Voltaire semble avoir adopté le mot superbe ; à chaque instant il l’emploie : Ce superbe Orosmane, la superbe tendresse, le superbe vainqueur. Si j’avais le temps de pousser plus loin cet examen fastidieux, et si je voulais prendre la peine de recueillir cette épithète partout où elle est placée, j’en ferais une superbe collection.

Les vers que j’ai cités sont extraits seulement de la première scène, qui cependant est une de celles que le poète a écrites avec le plus de soin. Ces observations n’ont point pour objet de décrier un ouvrage qui a de véritables beautés, mais de montrer combien de fautes entraînent la précipitation et la négligence. Voltaire est un mauvais modèle pour les jeunes gens : très éloignés d’avoir ses talents, ils n’imitent que ses défauts ; la lecture de Voltaire les accoutume à écrire d’une manière lâche et vague, incorrecte ; à nous donner pour des vers de la prose rimée, enflée d’épithètes et de grands mots. Quand ils ont fait ronfler, dans un pompeux galimatias, quelque sentence obscure et fausse, ils se croient aussitôt des Voltaires. C’est chez Racine qu’ils apprendront à penser et à écrire, à être mécontents d’eux-mêmes, à châtier leur style avec une impitoyable sévérité : Voltaire ne peut leur apprendre qu’à s’aimer, qu’à travailler à la hâte, et qu’à se moquer du public.

IV §

On s’attend bien sans doute que je ne dirai rien de Zaïre ; j’en ai dit assez pour ceux qui m’ont entendu ; il est fort inutile de parler à ceux qui ne veulent ni ne peuvent m’entendre. J’abandonne Zaïre à ses heureux destins ; je vais m’amuser à battre les buissons, et jeter un coup d’œil rapide sur les morceaux que l’éditeur a placés à la tête de cette tragédie.

Je trouve d’abord un petit avis très important, à ce qu’on dit, pour ceux qui aiment l’histoire littéraire. Plusieurs femmes reprochaient à M. de Voltaire qu’il ne mettait point assez d’amour dans ses pièces ; en effet, l’étrange passion de Philoctète pour une vieille Jocaste, déjà grand-mère, était plus ridicule que touchante ; Mariamne et Artémire étaient des modèles de vertu qui n’inspiraient qu’une froide admiration, et la férocité républicaine de Brutus n’était pas très agréable au beau sexe. Le poète répondit qu’il ne croyait pas que l’amour fut à sa place dans une tragédie ; mais que, s’il leur fallait des héros amoureux, il leur en ferait tout comme un autre. Pour leur plaire, il fit Zaïre ; et comme il savait qu’on ne peut jamais satisfaire trop tôt les désirs des femmes, il la fit en vingt-deux jours : c’est un effort de galanterie. Cet avertissement nous apprend aussi que Zaïre fut appelée à Paris tragédie chrétienne ; je l’appellerais plutôt tragédie des femmes, puisque l’auteur, dans cet ouvrage, a sacrifié à leur goût jusqu’à ses principes. Je rencontre ensuite deux épîtres dédicatoires. M. de Voltaire dédia sa tragédie à M. Falkener, négociant anglais : le philosophe oublia qu’il était citoyen ; un Français ne devait point offrir à un étranger l’hommage de son talent. Les auteurs adressaient autrefois leurs dédicaces à des princes, à des hommes constitués en dignité, comme aux protecteurs naturels des lettres : on fit un crime à Corneille d’avoir dédié Cinna au financier Montauron, et surtout de l’avoir trop loué : on payait alors les dédicaces. Les bienfaits des chefs de l’état sont honorables pour un auteur ; ceux d’un particulier l’humilient. Voltaire était riche : en dédiant sa pièce à un négociant anglais, il n’eut égard qu’à la singularité, cela lui donna occasion de s’élever contre l’usage qui interdisait le commerce à la noblesse française : il commençait dès lors à fronder à tort et à travers ce qu’il appelait les préjugés de son pays, et jetait les fondements de cette anglomanie qui nous a été si funeste. Un esprit aussi frivole et aussi superficiel que celui de Voltaire, n’était pas capable de saisir la différence qu’il y a entre un peuple de marchands et une nation telle que la nôtre ; il ne voyait pas qu’il se mêle toujours dans la profession du commerce un intérêt sordide très opposé à l’honneur, qui était le principe de la monarchie. « Je me souviens, dit Alexandre, que je suis un roi et non pas un marchand : Memini non mercatorem me esse, sed regem. » Les grands seigneurs de France se croyaient faits pour dépenser leurs richesses et non pour les augmenter. C’est une grande pitié d’entendre un bel-esprit parler de ce qu’il ne connaît pas !

Il explique assez franchement les causes du succès de Zaïre. Je le dois, dit-il, beaucoup moins à la beauté de l’ouvrage qu’à, la prudence que j’ai eue de parler d’amour le plus tendrement qu’il m’a été possible. J’ai flatté en cela le goût de mon auditoire ; on est assez sûr de réussir quand on parle aux passions des gens plus qu’à leur raison ; on veut de l’amour, quelque bon chrétien que l’on soit… Tous ceux qui ont assisté au spectacle m’ont assuré que si Zaïre n’avait été que convertie, elle aurait peu intéressé ; mais elle est amoureuse de la meilleure foi du monde, et voilà ce qui a fait sa fortune. Voilà sans doute une belle tragédie chrétienne ; et c’est un emploi bien digne du réformateur de la raison humaine, de flatter les passions, et de séduire les femmes par la peinture de l’amour !

À cet aveu sincère succèdent des idées bien fausses : Tant que l’on continuera en France de protéger les lettres, nous aurons assez d’écrivains ; la nature forme presque toujours des hommes en tout genre de talent ; il ne s’agit que de les employer et de les encourager. Cela contredit ouvertement ce que l’auteur dit dans son Siècle de Louis XIV que la nature, à la fin de ce siècle, parut se reposer. Les lettres sont aujourd’hui plus protégées, plus encouragées qu’elles ne l’ont jamais été, et il n’y a plus d’écrivains. Le grand philosophe ne se doutait pas de la liaison intime qu’il y a entre les mœurs et les lettres ; il ne savait pas qu’il y a tel état de mœurs, tel degré de civilisation qui semble exclure le génie ; il n’avait pas lu dans Longin que lorsque les esprits sont énervés par le luxe et les plaisirs, avilis par l’intérêt et les spéculations commerciales, ils ne peuvent plus s’élever à de grandes idées ; j’ajoute qu’ils ne peuvent plus même avoir un sens droit et des idées justes. M. de Voltaire regarde l’empire de l’esprit, et l’honneur d’être le modèle des autres peuples, comme des marques infaillibles de grandeur. L’histoire, dit-il, est pleine de ces exemples ; mais ce sujet me mènerait trop loin. Il a raison, il le mènerait à l’absurdité. Les Grecs avaient l’empire de l’esprit ; ils sont devenus les esclaves des Romains, qui étaient des barbares ; les Grecs étaient les précepteurs des Romains ; ils ont été conquis par leurs disciples : ce ne sont donc pas là des marques infaillibles de grandeur. Nous avons vu les hordes sauvages du Nord écraser l’empire d’Occident, où il y avait encore de la littérature et des arts. Nous avons vu les Turcs, les plus ignorants des hommes, s’emparer de Constantinople, dernier asile des lettres et des sciences. Enfin, nous avons vu Louis XIV lui-même, malgré la supériorité des auteurs français, battu par les généraux allemands et anglais, dont la France avait l’honneur d’être le modèle pour la poésie et l’éloquence ; et si le prince Eugène n’eût pas été amoureux, je ne sais pas trop ce que serait devenu notre empire de l’esprit.

Voltaire regarde le mélange des deux sexes comme formant essentiellement la société ; il ose même avancer que la politesse qui résulte de ce mélange est une loi de la nature, tandis qu’il est démontré que la nature, ayant donné aux deux sexes des qualités si différentes, ne les a point faits pour être mêlés indistinctement l’un avec l’autre, et que la politesse, suite naturelle de ce commerce, est moins une loi de la nature qu’une corruption raffinée. Il n’est pas ici question des mœurs des Orientaux, où les femmes sont esclaves, mais de celles des Grecs et des Romains, où les femmes étaient séparées, par la pudeur publique, de la société des hommes. À ces deux peuples célèbres on peut joindre les Anglais, chez qui les femmes sont peu répandues dans le monde, et ne vivent point avec les hommes. Voltaire, dans son enthousiasme galant, déclare insociables les peuples où les femmes sont enfermées, c’est-à-dire, vivent dans la modestie et dans la retraite, au sein de leur ménage. Il est vrai que c’est à cette licence, qui confond les deux sexes, qu’on doit la galanterie, les peintures fines et délicates de l’amour, parce que les auteurs ont pour objet principal de plaire aux femmes : dans les pays où il y a des mœurs, on ne sait pas parler d’amour ; les tragédies y sont austères, les comédies grossières et peu plaisantes. Il reste à savoir si un philosophe doit préférer aux bonnes mœurs, à la sainteté des mariages, à l’union des familles, des comédies et des vers galants.

Ce qu’il y a de plus estimable dans ses épîtres, c’est un style simple, élégant, naturel, un ton de politesse et d’urbanité ; mais la plupart des idées sont fausses ; on n’y reconnaît aucune vue philosophique, aucune étude réfléchie de l’histoire et de la morale ; on n’y trouve partout que la légèreté et les grâces frivoles d’un petit-maître en philosophie comme en littérature. C’est en cela que Voltaire est inférieur à Fontenelle, qui dans sa coquetterie a de la profondeur, et couvre les pensées les plus fortes d’un vernis de négligence et de familiarité : Voltaire n’emploie l’élégance et l’agrément du style qu’à relever des figures communes et sans physionomie.

V §

Les plus brillants prestiges de l’Opéra s’évanouissent dès qu’on regarde derrière le théâtre : les tours de gibecière ne sont plus des miracles quand on sait comment ils l’opèrent. Les tragédies de Voltaire perdent tout leur charme quand on est instruit de la manière dont il les composait ; sa correspondance est le derrière du théâtre, ses lettres désenchantent ses pièces, l’homme fait tort à l’auteur.

C’est dans les épanchements d’un commerce intime qu’il se moque lui-même de son pathétique forcé et de ses parades larmoyantes ; il rit des pièges qu’il tend à la simplicité du vulgaire, et paraît très étranger à tous les sentiments qu’il veut inspirer. Dans la combinaison de ses plans, dans l’arrangement de ses situations, il laisse voir la dextérité et l’artifice du jongleur plutôt que l’art du poète ; il met lui-même ses ruses à découvert : c’est Comus qui révèle les secrets de ses prodiges, et qui fait rougir les spectateurs de leur admiration pour des puérilités.

Femmes sensibles, que Zaïre attendrit jusqu’aux larmes, ne cherchez point à découvrir comment on vous trompe, puisque votre bonheur est d’être trompées ; craignez de regarder Voltaire dans son cabinet, préparant avec un sourire malin les filets où il veut vous prendre, rassemblant autour de lui toutes ses machines dramatiques : ici les Turcs, là les chrétiens ; la croix et les plumes d’un côté, les turbans et le croissant de l’autre ; tantôt Jésus, tantôt Mahomet ; Paris et la Seine à droite, Jérusalem et le Jourdain à gauche ; mettant tous les sentiments, toutes les passions en salmis ; la religion, l’amour, la galanterie, la nature, la jalousie, la rage pêle-mêle : espèce de chaos tragique où l’on fait l’amour et le catéchisme, où l’on baptise et l’on tue. Il y a pour tout le monde, il y a de quoi satisfaire tous les goûts : peu de sens et de raison, beaucoup de tendresse, de fureurs, de déclamations ; beaucoup de combats et d’orages du cœur. En voyant dans les lettres de Voltaire tout l’échafaudage de cette pièce turco-chrétienne, on est vraiment honteux d’être dupe de ce charlatanisme théâtral.

Ce qui m’étonne surtout c’est la faiblesse de l’auteur, c’est la facilité avec laquelle il se trompait lui-même. Il croyait bonnement avoir peint les mœurs turques, tandis que dans sa pièce il les contredit toutes ; il s’imaginait pieusement avoir tracé le caractère d’un Scythe, et c’est celui d’un Français, qui outre toutes les maximes de la galanterie parisienne. Écoutez Voltaire : rien n’est plus franc, plus généreux qu’Orosmane ; voyez la pièce : Orosmane est un amant très dissimulé, très fourbe, qui tend à sa maîtresse un piège digne d’un vieux tuteur. Mais ce qui fait surtout éclater l’aveuglement déplorable de l’auteur, c’est la manière dont il justifie l’explication du quatrième acte entre Zaïre et Orosmane, dans laquelle, contre la nature de l’amour et la marche du cœur, l’amant, quoiqu’il ait entre les mains de quoi confondre sa maîtresse, se contente de faire des exclamations :

…………………………… Ah ! la parjure !
Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

Voltaire avait senti cette faute énorme ; ses amis lui en avaient fait le reproche : comment croyez-vous qu’il élude une pareille objection ? par une niaiserie dont à peine un enfant serait capable ; il répond sérieusement : Imaginez-vous qu’Orosmane n’a plus le billet entre les mains, et l’a déjà fait donner à un esclave, quand il se trouve avec Zaïre, à qui il a toujours envie de tout montrer. Ces paroles de Voltaire sont bien faites pour humilier l’orgueil de l’esprit humain. Quel fond peut-on faire sur sa raison, quand un si grand philosophe déraisonne à ce point sur les choses même de son métier ? Si Orosmane a réellement envie de tout montrer à Zaïre, qui est-ce qui l’empêche de satisfaire cette envie ? Il n’a plus le billet entre les mains, dites-vous ; il l’a déjà fait donner à un esclave ; mais ne peut-il pas avoir ce billet en un clin d’œil, au moindre signe, au premier ordre ? Orosmane lui-même n’en est-il pas persuadé, lorsqu’il dit :

Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

C’est bien l’avoir en effet dans sa main, que d’avoir la faculté de se la faire apporter à l’instant même qu’on le voudra. Il est trop évident que si Orosmane montrait la lettre à Zaïre, comme il le peut et doit le faire, comme Roxane la montre à Bajazet, comme Othello la montre à Hédelmone, comme tout jaloux, dans la même position, la montrera toujours à l’infidèle qu’il voudra confondre, à moins que ce jaloux ne soit un vieux renard, un espion plutôt qu’un amant, il n’y aurait plus ni dénouement ni cinquième acte.

Voilà pourquoi, du moment où la lettre fatale est arrivée, tout l’intérêt de Zaïre s’évanouit pour moi : Orosmane ne fait plus rien de ce qu’il est naturel qu’un amant fasse dans la circonstance ; sa conduite artificieuse et lâche dément son caractère ; sur une lettre anonyme, il outrage Zaïre par des soupçons odieux, au lieu de les éclaircir sur-le-champ, comme il peut et doit le faire ; enfin, il se contredit sans cesse, et n’a pas la logique de la passion. Il dit à Corasmin :

Écoute, garde-toi de soupçonner Zaïre ;

et personne ne la soupçonne plus que lui ; il agit du moins comme le plus rusé, le plus défiant des argus d’une jeune pupille, et ses actions sont la preuve de ses sentiments. Je ne vois donc plus dans tout le galimatias inutile d’Orosmane, dans tout ce fracas en pure perte, que l’embarras du poète, qui a besoin d’un meurtre, et ne sait comment l’amener. Cet embarras ne m’intéresse point du tout.

Zaïre ne peut réussir qu’autant qu’elle est parfaitement jouée ; une forte illusion est nécessaire pour couvrir les vices du plan et du caractère ; et le premier jour, cette fameuse Zaïre fut assez mal accueillie, parce qu’elle fut très mal représentée. « Je suis bien fâché, écrit l’auteur, que vous n’ayez vu que la première représentation de Zaïre : les acteurs jouaient mal ; le parterre était tumultueux… J’ai bien peur de devoir aux grands yeux noirs de mademoiselle Gaussin, au jeu des acteurs, à ce mélange nouveau des plumes et des turbans, ce qu’un autre croirait devoir à son mérite. » Et dans une autre lettre : « Jamais pièce, dit-il, ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains ; je rougissais, je me cachais. »

VI §

Voltaire dit dans sa préface de Rome sauvée : « Cette tragédie fut applaudie par le parterre, et beaucoup plus que Zaïre ; mais elle n’est pas d’un genre à se soutenir comme Zaïre sur le théâtre ; elle est beaucoup plus fortement écrite, et une seule scène entre César et Catilina était plus difficile à faire que la plupart des pièces où l’amour domine ; mais le cœur ramène à ces pièces, et l’admiration pour les anciens Romains s’épuise bientôt. Personne ne conspire aujourd’hui, et tout le monde aime. » La dernière phrase est jolie ; l’antithèse entre aimer et conspirer, entre tout le monde et personne, est faite pour flatter dans tous les temps le goût des lecteurs frivoles : par malheur cela est aussi faux que joli, et il n’y a presque pas un mot qui soit juste et raisonnable dans tout ce passage. Ce qui dégoûte aujourd’hui beaucoup des ouvrages de Voltaire, c’est qu’à l’exception de cette espèce de philosophie qui proscrit les prêtres, on n’y trouve rien, absolument rien que des idées superficielles, du clinquant, des bluettes et des bouffonneries satiriques.

Si Rome sauvée fut applaudie par le parterre beaucoup plus que Zaïre, cela prouve que les applaudissements ne prouvent rien. Rome sauvée n’est pas plus fortement écrite, mais plus sèchement, plus froidement, avec moins de naturel et de grâce que Zaïre ; aucune de ces deux tragédies n’est fortement écrite. Cette scène entre César et Catilina, que l’on prétend avoir été si difficile à faire, ne vaut pas la peine qu’elle a coûtée ; c’est une scène de rhéteur, dans laquelle Catilina et César parlent comme ils n’ont jamais parlé, et ne disent pas ce qu’ils doivent dire : leur entrevue même, dans le moment où on la suppose, est une invraisemblance.

Le cœur ramène aux pièces où l’amour domine, tandis que l’admiration pour les anciens Romains s’épuise bientôt. Quelle erreur ! Voltaire, en écrivant cela, comptait sur le succès de sa conspiration contre Corneille. Cette admiration pour les anciens Romains ne s’épuisera jamais ; elle a sa source dans le cœur, et dans les sentiments les plus honnêtes du cœur. Peut-on opposer le cœur à l’admiration pour les anciens Romains ? Oh ! la misérable antithèse ! Qu’elle est indigne d’un écrivain tel que Voltaire ! Eh ! n’est-ce pas le cœur qui admire le vieil Horace, Cornélie, Auguste ? N’aurions-nous donc de cœur que pour admirer les fades romans et de folles tendresses ? Qu’Orosmane et Zaïre sont petits et mesquins devant ces grands personnages, l’éternel honneur de l’humanité !

Nous voici à la jolie phrase, personne ne conspire aujourd’hui, et tout le monde aime. Par malheur elle ne signifie rien du tout ; c’est dommage, en vérité. Dans le temps où Voltaire composait cette préface, en 1752, tout le monde conspirait déjà contre les anciennes institutions, et Voltaire était à la tête des conspirateurs. La conspiration s’est tramée pendant plus de trente ans. Il ne fallait pas moins que dénaturer et corrompre les mœurs et les esprits de toute l’Europe. Il fallait du temps pour cela ; mais enfin la bombe a crevé, et chacun en a ressenti les éclaboussures. Près d’un siècle avant Voltaire, le bon La Fontaine avait déjà dit :

Amour est mort ; le pauvre compagnon
Est enterré sur les bords du Lignon :
Nous n’en avons ici ni vent ni voie.

Personne n’aimait du temps de Voltaire ; tout le monde raisonnait et déraisonnait ; l’esprit philosophique s’allie mal avec l’amour ; il s’accommode mieux des jouissances physiques.

Alzire §

I §

Je n’ignore pas quels orages ont excités contre moi des observations purement littéraires sur les tragédies d’un poète célèbre, depuis longtemps l’objet d’un culte qui dégénérait en idolâtrie : des remarques sur l’art dramatique ont été traitées de sacrilèges ; on a voulu même en faire des crimes d’état ; tant les disciples de Voltaire pratiquent bien la doctrine de leur maître ! tant ils sont doux, humains, tolérants !

Je n’ai jamais dit que les pièces de Voltaire restées au théâtre fussent de mauvaises tragédies : c’est une absurdité qu’on m’a prêtée gratuitement ; et s’il faut ici fermer la bouche aux imposteurs par une profession de loi bien nette, je déclare que je mets au rang des meilleurs ouvrages composés depuis Racine Mérope, Zaïre, Mahomet, Alzire, qui me paraissent les quatre chefs-d’œuvre de Voltaire. Il y a dans ces pièces des caractères brillants, des situations pathétiques, des tirades très éloquentes, des sentences admirables, et de très beaux vers. D’autres tragédies, telles qu’Œdipe, Mariamne, Brutus, sans avoir autant d’éclat au théâtre, se distinguent par un style pur et correct, par une marche régulière, une élégance souvent digne de Racine et une grandeur qui s’approche quelquefois de celle de Corneille. D’autres pièces, telles que Sémiramis, L’Orphelin de la Chine, Tancrède, Rome sauvée, Oreste, quoique inférieures sans doute, offrent un grand nombre de morceaux et de scènes qui décèlent un talent très heureux et très distingué. Telle a toujours été mon opinion sur le théâtre de Voltaire : si, dans l’examen que j’ai fait de plusieurs de ces pièces, je n’ai presque rien dit des beautés, c’est qu’elles étaient admirées et prônées au-delà même de leur mérite ; c’est que l’enthousiasme des partisans de Voltaire s’efforçait de combler l’intervalle qui le sépare de Corneille et de Racine, et même lui dressait un trône au-dessus des deux maîtres de notre scène. Uniquement occupé du soin de m’opposer à cette injustice, j’ai plus appuyé sur les critiques que sur les éloges : en cela ma bonne foi a manqué d’adresse. J’ai peut-être trop heurté de front un préjugé que j’aurais combattu avec plus d’avantage en paraissant le ménager, et ma simplicité a fourni des armes à des écrivains perfides, qui ont dénaturé mes intentions. J’ai révolté les amants de Voltaire, en leur montrant les défauts de l’objet aimé.

Mais, dira-t-on, ne doit-on pas des égards à un homme supérieur ? Les plaisanteries, les sarcasmes, l’ironie, ne sont-elles pas déplacées, indécentes ? Ne donnent-elles pas à la critique la plus raisonnable l’air d’une injuste satire ? Peut-être ai-je été séduit par l’exemple de Voltaire lui-même, qui, dans son Commentaire sur Corneille, n’épargne pas les railleries et les épigrammes à ce grand homme si simple, si franc, si modeste, dont les beautés sont à lui, et les défauts à son siècle. J’avoue qu’un pareil caractère commande le respect : il s’en faut beaucoup que celui de Voltaire soit aussi noble, aussi imposant, quand on se rappelle à quel point il a dégradé l’honneur des lettres, quels démentis il a donnés à ses écrits ! Quand on songe qu’il a vomi les plus dégoûtantes ordures contre le citoyen de Genève, un de ses plus grands admirateurs, qui n’avait à ses yeux d’autre crime que d’être trop fameux ; quand on se souvient des traits sanglants qu’il a lancés contre Lefranc, contre Gresset, coupables seulement d’avoir des mœurs et des vertus ; quand on a lu ses pamphlets cyniques, ses lettres pleines de fiel et d’orgueil, ses infâmes diatribes contre des critiques honnêtes, tels que Larcher, qui n’avaient que le malheur d’avoir raison contre lui, il faut convenir que la divinité paraît un profane, et qu’on ne se fait pas toujours un devoir de respecter un homme qui n’a rien respecté lui-même : on ne regarde pas comme un grand crime de plaisanter quelquefois celui qui a si cruellement abusé de la plaisanterie. D’ailleurs, un tragique qui n’a que le troisième rang dans son art, n’exige pas une si grande vénération.

J’ajoute qu’il y a dans la construction d’une fable tragique des défauts qu’il est presque impossible de faire sentir, sans qu’il se mêle à la critique un peu d’ironie. Il y a des absurdités si fortes, qu’on ne peut les énoncer sans qu’elles paraissent ridicules : telles sont la plupart des invraisemblances qui déparent les tragédies de Voltaire : l’invention a manqué totalement à cet écrivain, dont le coloris a tant d’éclat. Il y a un contraste choquant entre la pompe de ses pensées, le fracas de son style et la mesquinerie de ses plans.

Je reconnais les beautés, je leur rends justice ; mais je gémis de les acheter aux dépens de la raison et du bon sens, et je préfère infiniment celles qui, dans Corneille et Racine, naissent du fond du sujet, du jeu des passions, du choc des caractères ; je m’afflige qu’un homme tel que Voltaire, capable de faire de si belles tragédies, ait mieux aimé nous donner de beaux romans.

Par exemple, avec l’envie la plus sincère d’admirer Alzire, je conviens que je ne comprends rien à la construction de cette pièce ; je ne sais pas même quel est le lieu de la scène. Je vois au second acte les captifs américains dans le même lieu où je viens de voir Alzire, Alvarez et Gusman : ces captifs sont libres. Pourquoi ne les a-t-on pas fait sortir sur-le-champ de la ville espagnole, dont l’entrée est interdite à tout Américain ? Pourquoi, de leur prison, sont-ils venus dans l’intérieur du palais de Gusman ? Pourquoi conspirent-ils hautement contre Gusman chez lui, et lorsqu’il y a des gardes qui peuvent les entendre à la porte de la salle ?

Je demande à tout homme de bon sens si une fille, je ne dis pas mariée à un gouverneur espagnol très jaloux, mais à un bon marchand de Paris, se trouve seule en sortant de l’autel, si elle n’a ni parons ni amis auprès d’elle ; s’il est possible que ses premiers moments, après la bénédiction nuptiale, soient donnés à un entretien secret avec son amant, lequel, de son côté, ne peut ni se montrer dans le palais, ni être introduit dans l’appartement d’Alzire, sans que toutes les convenances de mœurs, d’usage, de caractère, soient horriblement violées ?

Qu’on me dise si Gusman, entrant chez sa femme-deux heures après la noce, ne doit pas être choqué d’y trouver tête à tête avec elle

Un de ces vils mortels dans l’Europe ignorés,
Qu’à peine du nom d’homme on aurait honorés ?

s’il ne doit pas commencer par faire retirer cet audacieux, à plus forte raison s’il doit supporter les injures atroces dont Zamore l’accable pendant une demi-heure ? Le respect que Gusman doit à son père lui ordonne-t-il de se laisser outrager si longtemps devant sa femme par l’amant de sa femme ? Le caractère de Gusman ne se dément-il pas par cette lâche patience ? Cet Espagnol, d’ailleurs, n’est-il pas avili par les reproches honteux que lui fait Zamore ? Si ces reproches sont vrais, ils rendent impossible le pardon généreux qui fait le dénouement : un brigand assez lâche pour faire appliquer un brave guerrier à la torture, afin de le forcer à découvrir son or, est totalement incapable d’un sentiment noble et d’une conduite héroïque. De toutes les tragédies de Voltaire, je n’en connais point dont la contexture soit plus malheureuse et choque plus ouvertement la raison ; mais le brillant des situations, la beauté des vers, la force et l’impétuosité des passions entraînent tous les spectateurs et ne leur laissent pas le temps de réfléchir. Cependant, d’après les principes de Voltaire lui-même, un ouvrage dont les beautés n’ont pas un fondement solide ne peut être placé au premier rang : je ne fais qu’appliquer à Voltaire les réflexions qu’il a faites sur Corneille, et son Commentaire pourrait être intitulé Voltaire jugé par lui-même.

II §

Corneille et Racine nous gâtent ; voilà les deux Zoïles qui se déchaînent le plus contre Voltaire, et, si on continue à les écouter, les tragédies du grand homme ne seront bientôt plus pour nous que des lieux communs de rhétorique et des déclamations de collège. On ne se figure pas à quel point l’habitude d’entendre des vers pleins, un dialogue juste, des sentiments vrais, dégoûte des hémistiches lâches et prosaïques, des faux brillants et du pathétique romanesque. Corneille et Racine occupent l’esprit, nourrissent l’âme, plaisent à la raison ; Voltaire cherche à frapper l’imagination par des prestiges, qui n’éblouissent qu’un moment et ne touchent que par surprise.

Dépouillez Alzire du fatras des sentences et des amplifications, du fracas des passions et des fureurs extravagantes ; que reste-t-il ? Un sujet maigre et peu important, une fable mal tissue et sans intérêt. Un sauvage péruvien, errant dans les bois, vient chercher sa maîtresse près de la ville des Espagnols ; il y trouve des fers ; délivré par grâce, il apprend que sa maîtresse est mariée au gouverneur, et se livre à tous les emportements d’une rage brutale ; on le remet en prison ; la femme du gouverneur procure la liberté à ce prisonnier, qui est son amant ; il s’en sert pour assassiner le mari ; et, ce qui est le comble du merveilleux, le mari assassiné pardonne pieusement à l’assassin, et, quoique Espagnol, lui cède sa femme.

Il fallait que Voltaire fût sorcier et qu’il eût le diable au corps, pour faire admirer à Paris, au centre des lumières, cet amas de folies burlesques, plus comiques que tragiques. Sa magie était dans son style, mais bien plus dans la disposition des spectateurs blasés sur le bon sens et avides d’idées nouvelles : cette opposition des mœurs sauvages avec celles des peuples civilisés paraissait alors piquante, quoiqu’on l’eût déjà présentée bien plus heureusement dans Arlequin sauvage. Les maximes de tolérance et d’humanité étaient alors regardées comme la satire du fanatisme religieux. On sait aujourd’hui que ces mêmes maximes furent prêchées en Amérique, avec le zèle le plus courageux, par un prêtre, par un évêque, et que Voltaire n’a été que l’écho d’un dominicain espagnol : le vertueux Barthélemy de Las Casas avait dit, deux cents ans auparavant, avec l’onction d’un sentiment vrai, ce que Voltaire rimait avec prétention et avec emphase en 1736. Le philosophe du dix-huitième siècle ne disait donc rien de neuf.

Voltaire s’est tellement mépris, il savait si peu ce qu’il voulait faire et ce qu’il faisait, que ses sauvages, dont il avait dessein de faire des modèles de vertu, sont d’assez malhonnêtes gens, tandis que les Espagnols, qu’il croyait rendre odieux, sont dans la pièce les plus honnêtes gens du monde. Alzire épouse par faiblesse un homme qu’elle n’aime pas ; elle viole ensuite ses serments par l’intérêt qu’elle prend au plus mortel ennemi de son mari. Zamore, qui doit la vie à la générosité du gouverneur, veut lui enlever sa femme, et, parce qu’il ne peut en venir à bout, il poignarde le mari voilà ses vertus. Gusman, le scélérat de la pièce, est respectueux envers son père ; à sa prière, il met en liberté des aventuriers qu’il avait le droit de traiter en ennemis ; il souffre avec une patience héroïque les injures atroces que son rival lui dit devant sa femme ; il finit par lui céder cette femme, et meurt comme un saint. Il n’y a peut-être pas dans tout le théâtre français un héros aussi débonnaire que ce farouche Gusman, appelé Garnement dans la parodie.

Le caractère de Zamore est faux d’un bout à l’autre : c’est un gascon qui veut tout battre et qui est toujours battu. Pour encourager quelques malheureux échappés des prisons, qu’il a rassemblés autour de lui, il leur dit avec emphase :

Et six cents Espagnols ont détruit sous leurs coups
Mon pays et mon trône, et vos temples et vous.
Nous n’avons plus d’autels, et je n’ai plus d’empire ;
Nous avons tout perdu.

Cela n’est ni consolant ni flatteur pour des hommes dont il a d’abord vanté la valeur peu commune. Que vient-il donc faire ce forcené avec une douzaine de misérables, contre une nation victorieuse, puisque six cents hommes de cette nation ont suffi pour détruire en un instant tout son empire ? Il demande aux braves qui l’accompagnent :

N’obtiendrons-nous jamais la vengeance ou la mort ?

La mort est très aisée à obtenir ; quant à la vengeance, il y a peu d’apparence. Il répète encore la même question :

Vivrons-nous sans servir Alzire et la patrie.
Sans ôter à Gusman sa détestable vie,
Sans trouver, sans punir cet insolent vainqueur,
Sans venger mon pays qu’a perdu sa fureur ?

Il trouve le vainqueur assez tôt pour se faire mettre en prison ; ce qui l’empêche de satisfaire les deux vertus de son cœur, la vengeance et l’amour. Tout ce discours n’est que du galimatias ; les vrais sauvages sont plus éloquents, plus nerveux, plus précis : et voilà ce qu’on voudrait nous faire admirer !

Adélaïde du Guesclin §

I §

Adélaïde du Guesclin, jouée pour la première fois en 1734, deux ans après Zaïre, fut sifflée et bafouée d’un bout à l’autre, au rapport de Voltaire lui-même, historien fidèle. En 1765, les comédiens s’avisèrent de la redonner ; elle fut alors accueillie avec enthousiasme, et alla, comme on dit, jusqu’aux nues. Voltaire se moque, à son ordinaire, de cette inconstance du public ; il s’égaie dans des anecdotes plaisantes. Quand un auteur a réussi, il est disposé à rire. Mais cherchons aujourd’hui sérieusement les causes de la disgrâce et du triomphe d’Adélaïde : d’abord, en 1734, on n’avait pas, comme en 1765, un Le Kain pour jouer Vendôme. En 1734, Voltaire n’était encore que l’auteur d’Œdipe, de Brutus et de Zaïre ; mais en 1765 il était le souverain pontife de la littérature, et le premier ministre de la raison. En 1734, le public, nourri des chefs-d’œuvre des fondateurs de notre scène, exigeait encore que l’exacte vraisemblance y fût gardée ; il n’était point accoutumé aux intrigues romanesques, aux caractères forcés, aux situations outrées ; il démêlait aisément les absurdités à travers la guipure tragique ; mais en 1765, le public, dont le goût s’était formé par tant de rapsodies dramatiques, était mûr pour les beautés d’Adélaïde du Guesclin. Ainsi le parterre de 1734 dut trouver fort étrange cette Adélaïde, tombée comme des nues dans les murs de Lille ; ce Nemours qui se trouve, à point nommé, général de l’armée des assiégeants, sans que Vendôme en sache rien ; ce Nemours, que son frère renverse et fait prisonnier sans le connaître, qu’il se fait amener par curiosité, et qu’il ne regarde seulement pas lorsqu’il paraît. On dut être alors étonné que ce Vendôme, si défiant, s’imagine, sans aucun fondement, que son frère n’a pu voir ni connaître Adélaïde tandis qu’il soupçonne plus légèrement encore le vieux Coucy. Il parut singulier que ce Caton, blanchi dans le métier des armes, crût faire beaucoup que de céder à son chef ses prétentions sur une fille de dix-huit ans, et fit valoir ce sacrifice. Le rôle d’Adélaïde déplut généralement ; on trouva mauvais que cette fille ne s’expliquât pas plus clairement avec Vendôme ; la reconnaissance seule devrait l’empêcher de nourrir sa passion par des détours, et surtout de lui persuader qu’elle ne refuse sa main que parce qu’il est rebelle au roi. Vendôme a raison de lui reprocher de l’artifice, mais le poète avait bien aussi ses raisons pour ne pas lui donner plus de franchise. Mais ce qui révolta tous les esprits, c’est la bassesse et la lâcheté de Vendôme, absolument contraires aux mœurs et à l’esprit du temps où l’on suppose qu’il a vécu. Un général, fameux par ses exploits, peut-il ignorer les règles de l’honneur ? Quel que soit l’excès de son amour et de sa jalousie, peut-il lui venir dans l’esprit de se défaire de son rival par un lâche assassinat, plutôt que de vider sa querelle les armes à la main ? J’en atteste tous nos braves guerriers ; en est-il un seul qui, dans l’ivresse de la passion la plus violente, pouvant se venger avec son épée, puisse imaginer d’avoir recours à une trahison infâme, et qui ne rejette pas avec horreur la pensée de faire lâchement égorger un prisonnier sans défense ? Que serait-ce si ce prisonnier était son frère ? Qu’un duc de Bretagne ait voulu autrefois faire assassiner le connétable de Clisson, c’était un souverain comme on en a vu beaucoup dans le monde ; mais un pareil personnage est un monstre sur la scène. Du moment où Vendôme a découvert que son frère est son rival, il doit lui offrir le combat, et cependant l’idée seule de l’assassiner se présente à son esprit ; il la médite, il la savoure à loisir ; il est sourd aux conseils de l’amitié ; et ce qu’il y a d’incroyable, lors même qu’il commence à sentir des remords, la honte et l’infamie d’une pareille action ne s’offrent point à son imagination : il n’en considère que la cruauté.

Les remords, dit-on, effacent tout au théâtre. Cela n’est pas vrai. Il n’y a point de remords qui effacent la lâcheté et la bassesse ; et c’est une des premières règles du théâtre, de ne jamais faire commettre aux personnages qu’on veut rendre intéressants quelqu’un de ces crimes dont la seule idée flétrit et déshonore. Si un militaire était convaincu d’avoir aposté un assassin pour tuer son rival, aucun remords ne pourrait empêcher qu’il ne fût chassé de son régiment, et regardé comme un infâme le reste de sa vie. Je ne suis pas surpris des éclats de rire dont le parterre accueillit alors Es-tu content, Coucy ? Il semble en effet que Vendôme ne fait pas une grande prouesse, lorsqu’il veut bien se résoudre enfin à ne pas arracher à son frère sa femme ; il n’y a pas là de quoi tant s’applaudir, dans un moment surtout où il devrait être bien humilié, et la question est véritablement ridicule.

II §

Enivré du succès de Zaïre, Voltaire avait besoin de la disgrâce d’Adélaïde pour recouvrer la raison, et se persuader qu’il n’était qu’un homme : il s’imaginait alors qu’il ne fallait, pour réussir au théâtre, que des folies amoureuses : il lut cruellement désabusé par les sifflets. Ce n’est point ici un conte, une anecdote satirique ; c’est un fait incontestable ; Voltaire était de la fête ; il en fut le témoin fidèle ; il assista, comme il le dit agréablement lui-même, à l’enterrement d’Adélaïde ; il en a raconté les principales cérémonies avec une gaîté très philosophique, quoiqu’un peu forcée. Voltaire était homme d’esprit ; il était même calculateur autant que poète ; il savait très bien quelle proportion il y a entre un sifflet et cinq cents sifflets.

Quand un gouvernement marche vers la décadence, il fait bien des progrès en trente ans : le public qui avait sifflé Adélaïde du Guesclin en 1734, n’était plus le même que celui qui l’accueillit avec transport en 1765 : c’était une génération nouvelle, qui ne ressemblait en rien à la génération précédente. Voltaire, qui avait alors soixante-onze ans, se sentit rajeunir en apprenant la résurrection miraculeuse de son Adélaïde ; il se mit à faire des contes pour rire aux dépens des honnêtes gens qui trente ans auparavant avaient sifflé sa tragédie ; il les compara aux sérénissimes sénateurs de Venise, qui jugeaient dans la même cause, tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, et toujours à merveille. Il joignit à cette facétie l’aventure du musicien Mouret, qui avait fait une très belle marche pour un régiment suédois. Ceux qui étaient chargés de l’examiner et de la payer la trouvèrent fort mauvaise, et, quelque temps après, entendant cette même marche dans un opéra où Mouret l’avait placée, ils en furent transportés ; et Mouret leur dit : C’est la même.

Ces deux petites anecdotes sont assez jolies, mais ne font rien à l’affaire : les sénateurs vénitiens et les examinateurs de la marche de Mouret étaient les mêmes personnes qui, sur la même chose, portaient un jugement différent ; mais ceux qui ont applaudi Adélaïde étaient les petits-enfants de ceux qui l’avaient sifflée, et n’avaient pas autant de bon sens que leurs grands-pères. Ce qui le prouve, c’est que leurs papas avaient sifflé ce qui méritait de l’être : la rage et l’infamie de Vendôme, le coup de canon, charlatanisme théâtral qui depuis a fait la fortune d’un drame de Sedaine ; la mauvaise gasconnade : Es-tu content, Coucy ? comme si c’était en effet une grande prouesse de ne pas tuer son frère et de ne pas lui ravir sa femme ; il n’y a pas de quoi s’applaudir beaucoup.

Trente ans après, l’esprit philosophique ayant affaibli le sentiment et le goût, ces grossières inconvenances parurent des beautés du premier ordre : ce qu’on avait sifflé fut précisément ce qu’on applaudit le plus. Puisque des tragédies de Voltaire, qu’on avait d’abord trouvées mauvaises, ont réussi trente ans après, il pourrait arriver, par la même raison, que les productions de cet auteur, qui ont excité jadis le plus d’enthousiasme, fussent aujourd’hui regardées avec beaucoup de froideur et d’indifférence. Il n’y a que les véritables chefs-d’œuvre fondés sur la raison et la nature, qui franchissent les siècles et restent supérieurs aux révolutions : les pièces de circonstance, les ouvrages de parti s’évanouissent avec les passions et les préjugés qui leur ont donné la vogue. Voltaire avait plus de motifs que personne pour ne pas trop appuyer sur l’incertitude des jugements du public, un écrivain aussi heureux que lui, comblé de tant d’honneurs, a plus à perdre qu’à gagner à cette doctrine.

« Vous savez, dit très bien Voltaire, ce que j’entends par le public ; ce n’est pas l’univers, comme nous autres barbouilleurs de papier l’avons dit quelquefois. Le public, en fait de livres, est composé de quarante ou cinquante personnes, si le livre est sérieux ; de quatre ou cinq cents, lorsqu’il est plaisant ; et d’environ onze ou douze cents, s’il s’agit d’une pièce de théâtre. » Voltaire est ici vraiment philosophe ; il apprécie les choses ce qu’elles valent, il les nomme par leur nom propre : il aurait pu ajouter que, sur les onze ou douze cents personnes qui composent le public du théâtre, il n’y en a pas cent dont l’esprit et le goût soient cultivés par de bonnes études, et qui aient ce qu’on appelle de la littérature.

Or, maintenant, suez, graves auteurs, etc.

Après cet éclair de raison, Voltaire, aveuglé par l’amour-propre, retombe aussitôt dans les sophismes : de cette incertitude dans l’opinion publique il conclut que les journaux ne doivent pas juger les pièces, parce qu’ils ne savent pas si le public à la longue jugera comme eux. Voltaire suppose que le dernier jugement du public est toujours le meilleur ; ce qui est évidemment faux : la manière dont il accueille aujourd’hui plusieurs chefs-d’œuvre comiques du siècle de Louis XIV, est la preuve du contraire : on reconnaît ici l’intérêt personnel d’un homme qui écrivait pour les ignorants, qui tendait des pièges à la multitude, et par conséquent devait avoir beaucoup d’humeur contre les journalistes qui éclairaient le public.

À quel point un auteur se fait illusion à lui-même ! Comme il s’aveugle sur ses défauts ! « On s’est écrié contre le duc de Vendôme, dit l’auteur d’Adélaïde. La voix publique m’a accusé d’abord d’avoir mis sur le théâtre un prince du sang pour en faire de gaîté de cœur, un assassin. Le parterre est revenu tout d’un coup de cette idée ; mais nosseigneurs les courtisans, qui sont trop grands seigneurs pour se dédire si vite, persistent encore dans leur reproche. » Cet impertinent sarcasme contre nosseigneurs les courtisans prouve qu’ils avaient du moins beaucoup de grandeur d’âme et de générosité : car, au lieu de combler d’éloges et d’égards un faquin de poète qui s’oubliait à ce point-là, ils auraient pu le remettre à sa place et le faire rentrer en lui-même : dans ce temps-là le public et les courtisans avaient également raison d’être choqués qu’un auteur dramatique présentât sur la scène comme un vil assassin, comme le meurtrier de son frère, un prince supposé du sang de France : un écrivain ne doit jamais rien exposer au théâtre qui tende à l’avilissement de la nation dont il fait partie, et du gouvernement établi sous lequel il vit. C’est une maxime qui s’accorde très bien avec les grands principes de la liberté et de l’égalité, et surtout avec la tranquillité publique : il y a certaines bienséances sociales qu’on ne peut violer sans une indécence coupable : une tragédie est si peu de chose en comparaison du respect qui doit toujours environner les dépositaires de l’autorité, et tout ce qui les touche de près ! Si nosseigneurs les courtisans ont plus insisté sur ce reproche que le parterre, ce n’est pas parce qu’ils étaient plus grands seigneurs, c’est qu’ils avaient un tact plus délicat et plus sûr de cette espèce de convenance.

« Pour moi, ajoute Voltaire, s’il m’est permis de me mettre au nombre de mes critiques, je ne crois pas que l’on soit moins intéressé à une tragédie, parce qu’un prince de la nation se laisse emporter à l’excès d’une passion effrénée. » Que devient donc l’esprit de Voltaire quand son orgueil est en jeu ? Il est bien question ici d’intérêt ! il s’agit de bienséance : qui doute que le peuple, toujours trop disposé à la licence, ne s’intéressât beaucoup à tout spectacle piquant par quelque hardiesse contre les grands ou le gouvernement ? Il semble qu’il n’y ait rien dans un état au-dessus de l’intérêt d’une tragédie, et pourvu que la pièce plaise, que personne ne peut y trouver à redire : quel pitoyable raisonnement de poète égoïste ! Cependant Vendôme, tout prince qu’il est, n’intéresse pas, non parce qu’il est prince, mais parce que c’est un bas et vil scélérat, indigne du titre de chevalier ; parce que c’est un lâche brigand, qui, au lieu de disputer sa maîtresse par la voie des armes, veut se l’assurer par le plus infâme assassinat ; par un assassinat médité, puisque le monstre persiste dans sa résolution pendant plus de trois heures, puisque après avoir eu le temps de réfléchir dans l’intervalle d’un acte à l’autre, il envoie par précaution un second assassin pour tuer son frère, ne se fiant pas assez au premier. Fayel, dans Gabrielle de Vergy, n’assassine pas l’amant de sa femme, qui est en son pouvoir ; il lui offre le combat : il n’y a que l’illustre Vendôme, ce généreux prince français, ce magnanime chevalier, qui, tenant son frère prisonnier de guerre, le fait enfermer dans une tour pour l’y égorger à son aise, et lui ravir sa femme. Il était réservé à Voltaire de peindre une horreur et une bassesse de cette nature, et à ses disciples d’admirer une action aussi honteuse, une aussi abominable lâcheté : la passion peut excuser tout au théâtre, excepté la bassesse. Il y a d’autres raisons du peu d’intérêt que Vendôme inspire ; Voltaire ne les dissimule pas, et la plus forte de toutes, il n’a pas même l’air de la soupçonner : « Mais ce Vendôme, dit-il, n’intéresse peut-être pas assez, parce qu’il n’est point aimé, et parce qu’on ne pardonne point à un héros français d’être furieux contre une honnête femme qui lui dit de si bonnes raisons. Coucy vient encore prouver à notre homme qu’il est un pauvre homme d’être si amoureux ; tout cela fait qu’on ne prend pas un intérêt bien tendre au succès de cet amour. » Voltaire devrait bien nous expliquer comment ce Vendôme et son amour, qui n’intéressaient point en 1734, sont devenus intéressants en 1765 ; comment un si pauvre prince, un homme si vil et si bas, a pu devenir un héros tragique : c’est peut-être, comme le dit Voltaire, parce que le sieur Dufresne avait joué le rôle indignement. Le sieur Dufresne avait cependant joué admirablement Orosmane ; cela aurait dû lui apprendre comment on jouait les fous et les enragés. Quoi qu’il en soit, Le Kain joua depuis Vendôme de manière à couvrir les défauts du personnage.

L’Orphelin de la Chine §

I §

Corneille et Racine nous avaient présenté au théâtre les deux premiers peuples de l’univers, les Grecs et les Romains ; Voltaire, pour varier la scène et nourrir la curiosité, nous conduisit en Palestine et en Arabie ; il nous fil faire un voyage au Nouveau-Monde, et enfin poussa jusqu’à la Chine. Il n’y a point de poète qui ait fait voir à sa nation autant de pays : il était surtout à l’affût de ces grandes époques qui frappent les esprits : les croisades, l’établissement de la religion de Mahomet, la découverte de l’Amérique, la conquête de la Chine par les Tartares, voilà les tableaux qu’il offrait à la multitude étonnée : il est vrai que souvent la faiblesse de l’intrigue ne répondait pas à la magnificence du sujet ; mais de pompeuses déclamations couvraient la mesquinerie de la fable, et au théâtre ce sont les lieux communs et les situations qu’on applaudit, jamais la beauté du plan et la sagesse de la conduite.

Les contrastes bien tranchants entre les mœurs des différentes nations devaient être singulièrement recherchés par un poète dont l’antithèse fut toujours la figure favorite ; c’est ainsi que dans Zaïre il oppose aux Sarrasins les chevaliers français ; dans Alzire, les sauvages aux Espagnols ; dans Mahomet, les musulmans aux idolâtres ; et, dans L’Orphelin de la Chine, les Tartares aux Chinois. C’est dans ces oppositions qu’il se plaisait à étaler ce qu’on appelle sa philosophie, c’est-à-dire, des observations très communes sur le caractère, les mœurs, les usages de ces peuples ; mais il savait traduire en fort beaux vers ce qu’on lit dans tous les voyageurs : Aussi est-il un grand coloriste, beaucoup plus qu’un grand philosophe.

On prétend que L’Orphelin de la Chine est vraiment une tragédie chinoise, traduite en français par un père jésuite. Voltaire trouva plaisant de nous montrer cette production singulière d’un pays d’où il vient plus de magots que de tragédies. Cette révolution de la Chine, où les vainqueurs reçurent la loi des vaincus, ce triomphe de la philosophie sur la force, et des lettres sur la barbarie, déroba aux yeux de Voltaire le défaut d’intérêt et tous les vices d’un pareil sujet ; il vit dans la comparaison des Tartares et des Chinois assez de tirades pour défrayer une tragédie ; mais l’attrait le plus séduisant pour lui, c’était le plaisir de parler d’un peuple dont l’antiquité prétendue donne un soufflet à la Bible, d’un peuple soi-disant plus ancien qu’Adam seulement de quatre mille ans ; aussi a-t-il fait dire à Idamé que la Chine compte

De cent siècles de gloire une suite avérée.

Cette suite de cent siècles n’est pas trop avérée ; mais Idamé, en bonne citoyenne, doit le croire pour l’honneur de son pays. Voltaire, qui n’était pas Chinois, avait l’air de le croire aussi ; il aimait mieux ajouter foi aux fables des mandarins qu’au récit de Moïse. Il me semble que, croyance pour croyance, je préférerais celle de mon pays ; je ne vois rien de philosophique à s’engouer des contes que débite sur son origine un peuple ignorant situé à deux mille lieues de nous.

La prédilection de Voltaire pour les Chinois était fondée sur de puissants motifs ; la bonne compagnie de la Chine n’a point de religion, et abandonne à la populace le culte de Fo et les bonzes : quelle recommandation aux yeux d’un philosophe ! Les courtisans et les lettrés adorent, dit-on, le ciel ; ils pourraient dans un besoin passer pour athées ; mais Voltaire les justifie, et prétend que le Tien désigne l’Être suprême. Je le veux bien, je n’ai aucun intérêt à calomnier les Chinois ; cette croyance oisive et facile de l’Être suprême est un hommage que la philosophie, quelquefois même la scélératesse, rend volontiers à l’auteur des choses, à condition cependant qu’il ne se mêlera pas trop des affaires de ce monde ; c’est moins son existence que sa justice qui embarrasse ces grands génies vainqueurs de la superstition et des préjugés. Cette irréligion des gens comme il faut, à la Chine, a été pour tout le pays une source de gloire ; tous les aspirants au titre d’esprit fort se sont battu les flancs pour faire aux Chinois une réputation digne de leurs principes ; ils ont exalté avec une sorte de fanatisme leur morale, leurs lois, leur police, leurs arts, tout, jusqu’à leur probité, la plus équivoque de leurs vertus ; car des voyageurs dignes de foi assurent que c’est le peuple le plus fripon de la terre. Montesquieu, le plus franc et le plus loyal des philosophes, a rompu le charme en disant que la Chine se gouvernait avec le bâton.

Lorsqu’au théâtre on se rappelle cet adage de Montesquieu, on ne goûte pas beaucoup ces prodiges d’héroïsme que Voltaire attribue à des Chinois ; un peuple gouverné par le bâton ne doit pas être fécond en héros : Zamti est si sublime, qu’auprès de lui Brutus n’est qu’un citoyen vulgaire ; Brutus condamne à la mort ses fils coupables pour obéir aux lois ; Zamti sans nécessité viole la loi de la nature, et veut assassiner son fils innocent. Que ce farouche mandarin s’expose lui-même au supplice pour sauver le fils de son empereur, qu’il soit prêt à répandre tout son sang plutôt que de découvrir l’asile sacré qui recèle ce dépôt précieux, je reconnais là l’héroïsme de la fidélité et du devoir ; mais qu’il donne son propre fils à égorger à la place de celui de l’empereur, c’est une atrocité fanatique, c’est un horrible outrage fait à la première et à la plus sainte de toutes les lois : cela peut être vrai, cela n’est pas vraisemblable. La Harpe décide que la cause de Zamti est plus favorable que celle d’Agamemnon, que le sacrifice de Zamti est pur, celui d’Agamemnon inspiré par l’orgueil. Il n’y a que l’aveugle tendresse de La Harpe pour Voltaire qui puisse excuser une décision aussi peu digne d’un si fameux littérateur : la religion demande le sacrifice d’Iphigénie, le grand-prêtre l’ordonne, une armée entière l’exige ; Agamemnon a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éluder cette loi cruelle ; mais rien ne force Zamti à égorger son fils, et son sacrifice est abominable, précisément parce qu’il est volontaire et libre.

Le même critique compare la situation d’Idamé à celle de Clytemnestre ; mais il n’observe pas qu’Idamé se trouve dans la malheureuse nécessité d’accuser Zamti, ce qui met une grande différence entre sa position et celle de Clytemnestre. Il est toujours choquant et désagréable au théâtre qu’une mère, pour sauver son fils, soit obligée d’exposer les jours de son mari. Une autre disparité bien frappante, c’est que Clytemnestre n’est que mère ; elle n’est ni si savante ni si philosophe que la femme du mandarin Zamti ; elle ne disserte pas aussi doctement sur l’égalité, sur les lois divines et humaines ; elle n’est pas en état, comme Idamé, de soutenir thèse contre un lettré chinois. La Harpe prétend que ces sentences philosophiques sont des vers de sentiment ; on reconnaît, il est vrai, dans les vers suivants le langage passionné d’une mère :

Oh ! je ne connais point cette horrible vertu :
J’ai vu nos murs en cendre et ce trône abattu ;
J’ai pleuré de nos rois les disgrâces affreuses ;
Mais par quelles fureurs, encor plus douloureuses,
Veux-tu, de ton épouse avançant le trépas,
Livrer le sang d’un fils qu’on ne demande pas ?
Ces rois ensevelis, disparus dans la pondre,
Sont-ils pour loi des dieux dont tu craignes la foudre ?
À ces dieux impuissants, dans la tombe endormis,
As-tu fait le serinent d’assassiner ton fils ?

Mais elle devait, s’en tenir là ; ce n’est plus Idamé, c’est Voltaire qui parle, lorsqu’elle ajoute :

Hélas ! grands et petits, et sujets et monarques,
Distingues un moment par de frivoles marques,
Égaux par la nature, égaux par le malheur,
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ;
Sa peine lui suffit, et dans ce grand naufrage,
Rassembler nos débris, voilà notre partage.

Non seulement ces vers sont déplacés dans la bouche d’Idamé, mais la construction n’en est pas nette, mais ils sont faux ; car de l’égalité naturelle entre les hommes il ne s’ensuit pas que chacun ne soit chargé que de sa douleur, et soit étranger à la peine d’autrui ; ces vers ne sont que du galimatias, et n’en excitent pas moins l’admiration de La Harpe. On peut dire la même chose de ceux-ci qui, plus corrects, plus précis pour le style, n’en sont pas plus justes pour le sens, ni plus convenables au personnage :

Va ! le nom de sujet n’est pas plus saint pour nous
Que ces noms si sacrés et de père et d’époux ;
La nature et l’hymen, voilà les lois premières ;
Les devoirs, les liens des nations entières ;
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains.

Lorsque La Harpe avance que la tragédie n’a jamais été plus éloquente, que cette scène d’Idamé égale celle de Clytemnestre pour la beauté du style, lorsqu’il se rend l’apologiste de ce fatras philosophique, il n’augmente pas la gloire de Voltaire, mais il nuit beaucoup à la sienne.

L’intérêt, déjà très faible par lui-même, s’anéantit totalement à la fin du troisième acte ; on ne craint plus, ni pour le fils de l’empereur, ni pour Zamti, ni pour Idamé ; ou, si l’on craint encore quelque chose, c’est que Gengiskan n’enlève à Zamti sa femme, espèce de crainte qui n’est pas fort tragique.

II §

Fontenelle, désespéré des bontés d’une dame qui ne se croyait pas obligée à une grande réserve avec un homme de près de cent ans, s’écria dans un enthousiasme galant : Ah ! si je n’avais que quatre-vingts ans ! On peut dire dans le même sens, et relativement à la très longue carrière que Voltaire a parcourue, qu’il n’avait que soixante ans, et que c’était encore un jeune homme quand il composa son Orphelin de la Chine : cependant tout est vieux dans cet ouvrage ; tout porte l’empreinte de la caducité, beaucoup plus que dans Tancrède, où l’on retrouve encore souvent des traits de jeunesse, quoiqu’il n’ait été fait que cinq ans après. Dans L’Orphelin l’emphase et la platitude se touchent : le pathétique est froid, presque ridicule ; partout on rencontre des réminiscences de vieillard, qui s’imagine être créateur, et oublie qu’il est plagiaire.

L’Orphelin de la Chine est un enfant de douleur : le père infortuné y travaillait avec un rhumatisme goutteux : l’esprit n’était pas plus sain que le corps ; après avoir mis sa production en cinq actes, il la trouva si faible qu’il la réduisit à trois, et il disait plaisamment que trois actes étaient encore beaucoup à son âge. L’inquiétude le prit ensuite sur le sort de cette nouveauté tragique, qui n’avait pas les dimensions prescrites par l’usage : autre sujet de chagrin ; Crébillon était sur le point de donner son Triumvirat ; l’auteur était protégé par madame de Pompadour ; il inspirait un grand intérêt : Voltaire craignait qu’on ne l’accusât de vouloir braver Crébillon, et, avec ses trois bataillons chinois, détruire cinq grands corps d’année romaine. Mais la plus vive et la plus terrible de ses alarmes était l’opposition qui se trouvait entre l’héroïne de sa tragédie et la maîtresse de Louis XV. La Chinoise Idamé, adorée de Gengiskan, avait préféré la mort à l’infidélité, et son mari à l’éclat du trône. Madame de Pompadour, en sa qualité de Française, n’avait point ambitionné le titre de martyre de la foi conjugale ; elle avait mieux aimé être la favorite d’un roi que la femme d’un financier.

Combien d’allusions perfides et funestes ne présentait pas un pareil sujet de tragédie ! « C’est bien assez que mes trois magots vous aient plu, écrivait Voltaire à madame de Fontaine ; mais ils pourraient déplaire à d’autres personnes ; et, quoique ni vous ni elles ne soyez pas absolument disposées à vous tuer avec vos maris, cependant il se pourrait trouver des gens qui feraient croire que, toutes les fois qu’on ne se tue pas en pareil cas, on a grand tort ; et on irait s’imaginer que les dames qui se tuent à six mille lieues d’ici, font la satire de celles qui vivent à Paris. » Voltaire se croyait déjà perdu à la cour, et il voyait Crébillon prêt à profiter de sa disgrâce. On pourrait appliquer aux poètes ce que Platon dit des tyrans : « Si l’on découvrait les tourments intérieurs, les angoisses secrètes qui les déchirent, on ne leur envierait point une vaine fumée qu’ils achètent au prix de leur repos. »

Pour comble de malheur, Voltaire n’était pas content de ses magots chinois et de son brigand tartare ; il trouvait tout cela froid et languissant : il ne pouvait se dissimuler le double intérêt qui porte au commencement de la pièce sur l’orphelin, et ensuite sur l’amour de Gengiskan ; l’héroïsme de l’amour maternel et celui de l’amour conjugal réunis dans Idamé ; l’héroïsme patriotique de Zamti : l’héroïsme moral de Gengiskan ; tous ces prodiges de vertu accablent le spectateur sous le poids de l’admiration ; à force d’admirer, on finit par bâiller. « Eh bien, me voilà Chinois (écrivait-il à M. d’Argental) ! puisque vous l’avez voulu ; mais je ne suis ni mandarin ni jésuite, et je peux bien être ridicule… Je vous envoie des Tartares et des Chinois dont je ne suis pas content ; il me paraît que c’est un ouvrage plus singulier qu’intéressant… Dès qu’un homme comme notre conquérant tartare a dit : J’aime, il n’y a plus pour lui de nuances ; il y en a encore moins pour Idamé, qui ne doit pas combattre un moment ; et la situation d’un homme à qui l’on veut ôter sa femme a quelque chose de si avilissant pour lui, qu’il ne faut pas qu’il paraisse ; sa vue ne peut faire qu’un mauvais effet. » Voltaire devait ajouter qu’un fameux conquérant, qui, le jour même de son entrée triomphante dans la capitale du pays ennemi, n’est occupé que du soin d’enlever une femme à son mari, est ce qu’il y a de plus plat et de plus petit au théâtre,

« Amusez-vous, mon cher ange (dit-il dans une autre lettre), de mes Tartares et de mes Chinois, qui du moins ont le mérite d’avoir l’air étranger. Ils n’ont que ce mérite-là : ils ne sont point faits pour le théâtre ; ils ne causent pas assez d’émotion. Il y a de l’amour ; et cet amour, ne déchirant pas le cœur, le laisse languir : une action vertueuse peut être approuvée sans faire un grand effet. » Il dit ailleurs que Gengis est Arlequin poli par l’amour : pas trop poli, assurément ; car cet Arlequin tartare est assez brutal pour réduire une femme au point de vouloir se tuer pour se délivrer de ses importunités. Enfin, il avoue naïvement que la tragédie de L’Orphelin n’a pas la sève et le montant d’Alzire : on y trouve cependant un bouquet de philosophie dont le parfum est assez fort. Il finit ses doléances par ce trait qui n’est qu’une mauvaise antithèse sans justesse : Mes Tartares tuent tout, et j’ai peur qu’ils ne fassent pleurer personne. Les Chinois tués par les Tartares n’étant pas des personnages de la pièce, ces meurtres-là sont comme non avenus : les Tartares ne tuent véritablement personne dans la tragédie ; mais ils n’en font pas pleurer davantage.

Il paraît qu’en dépit de toutes ses réflexions sur la nécessité de traiter en trois actes un pareil sujet, Voltaire fut à la fin obligé d’en faire cinq, et, par conséquent, de s’exposer à tous les inconvénients qu’il avait prévus, surtout à la langueur mortelle des lieux communs et des amplifications d’écolier.

III §

Pour le succès de ses magots, Voltaire comptait avec raison sur le talent des excellents acteurs que le hasard avait amenés vers le déclin de son génie, comme pour suppléer à la chaleur et à la verve qui semblaient alors l’abandonner. Il avait plus de cinquante ans quand mademoiselle Clairon et Le Kain parurent, et ces deux acteurs peuvent être regardés comme les principaux artisans de sa gloire. Tous les deux prirent la défense de L’Orphelin ; et Lanoue, dans le rôle de Zamti, contribua aussi à soutenir la pièce : Voltaire parle honnêtement des deux premiers, mais il se montre fort ingrat envers Lanoue. J’ai déjà observé qu’il avait une secrète antipathie contre cet acteur. Lanoue, dit-il, a assez l’air d’un lettré chinois, ou plutôt d’un magot ; c’est bien dommage qu’il ne soit pas cocu.

La plaisanterie est ici poussée jusqu’à l’indécence la plus grossière : Voltaire, reprochant à Lanoue d’avoir l’air d’un magot, imite ces gens qui donnent leurs épithètes aux autres ; il devait craindre la réplique ; car on sait que l’illustre père des magots chinois ne ressemblait pas mal à ses enfants, et Lanoue devait être tout fier d’avoir au moins ce trait de conformité avec Voltaire. Quant au regret que le poète fait paraître que Lanoue ne soit pas cocu, il me semble qu’il n’était pas nécessaire de l’être pour représenter au naturel Zamti, qui possède la plus fidèle des femmes.

Je ne sais si Voltaire lui-même est toujours un bon juge des acteurs ; sa sévérité du moins est excessive quand il s’agit de ses propres ouvrages ; il trouvait quelquefois que le fameux Dufresne jouait indignement. Lanoue était glacé, et ne se faisait pas entendre ; Sarrasin était ignoble et trivial ; Le Kain lui-même, Le Kain, son protégé, sa créature, lui paraissait de temps en temps lourd et froid. Voici le jugement qu’il porta de cet acteur célèbre après lui avoir vu jouer, aux Délices, le rôle de Gengiskan : « Le Kain, dit-il, réussira beaucoup dans le rôle de Gengis aux derniers actes, mais je doute que les premiers lui fassent honneur : ce qui n’est que noble et fier, ce qui ne demande qu’une voix sonore et assurée, périt absolument dans sa bouche. Ses organes ne se déploient que dans la passion ; il doit avoir fort mal joué Catilina : quand il s’agira de Gengis, je me flatte que vous voudrez bien le faire souvenir que le premier mérite d’un acteur est de se faire entendre. » C’est en effet le fondement de tout l’art théâtral, comme savoir lire et écrire est le fondement de la littérature. Mais c’est en vain que j’ai souvent inculqué cette maxime ; c’est celle qu’on pratique le moins : les uns veulent briller par la volubilité, par la prestesse ; les autres, par la finesse ; plusieurs, par la douceur et la délicatesse du sentiment ; ils mettent de la recherche et de la prétention à ne pas se faire entendre ; et ce qu’il y a de bien malheureux, c’est qu’en effet on les applaudit souvent quand on ne les entend pas, et parce qu’on ne les entend pas. Si jamais le sifflet fut un avis utile et nécessaire, c’est lorsque l’acteur manque à la première loi de son art.

Au reste, ce passage de Voltaire sur Le Kain est extrêmement curieux. Il est vrai que cet acteur, dans les commencements, était au-dessous de lui-même, quand la situation ne le faisait pas sortir hors de lui-même : il semblait né pour déchirer l’âme, plutôt que pour la toucher ; il ne se trouvait à son aise que dans le pathétique le plus violent et le plus outré : ce qui épuise, ce qui abat les autres acteurs, était pour lui un soulagement ; il avait besoin de ces grandes explosions pour chasser au-dehors l’ardeur qui le dévorait. Voltaire aurait dû remarquer que dans l’âge mûr, Le Kain était parvenu à réprimer cette fougue, à concentrer ses forces, et qu’il jouait admirablement des rôles fiers et nobles, tels que, Nicomède, Sertorius, Néron, etc., où il n’y a point de passion. Il était encore fort jeune quand il joua Gengis, et n’avait pas atteint la perfection qui, depuis, en a fait le modèle des acteurs tragiques.

IV §

Voici ce que d’Alembert écrivait à Voltaire au mois de mai 1773 : « Votre Childebrand (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom) a demandé à Le Kain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer, si vous en doutez) une liste de douze tragédies, pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Le Kain a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, entre autres, Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de L’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver. Mais devinez ce qu’il a mis à la place de Rome sauvée et d’Oreste : le Catilina et l’Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. »

Voilà une dénonciation en bonne forme d’un crime de lèse-majesté poétique et philosophique, envers le sultan de la littérature à cette époque, lequel avait d’Alembert pour grand vizir. Tout le monde ne devine pas sans doute quel est ce malheureux Childebrand, coupable d’un si noir attentat : c’est le maréchal de Richelieu, que Voltaire avait choisi pour son héros. D’Alembert, très scandalisé d’un pareil choix, citait à cette occasion les vers de Boileau :

Oh ! le plaisant projet d’un poète ignorant,
Qui, de tant de héros, va choisir Childebrand !

C’est en vain que Voltaire lui représentait que ce Childebrand avait été Adonis, qu’il avait été Mars : d’Alembert ressemblait aux femmes qui ne tiennent point compte aux hommes de ce qu’ils ont été : ce Mars, cet Adonis n’était plus pour le secrétaire perpétuel de l’Académie-Française qu’un vieux freluquet, une vieille poupée, un Alcibiade Childebrand, un marmiton qui trouve mauvais que Raton tire les marrons du feu. Cette dernière allégorie, de marmiton, de Raton qui tire les marrons du feu, est un peu obscure pour le vulgaire profane : ces messieurs les philosophes avaient entre eux un argot comme la troupe de Cartouche. Les facéties que Voltaire publiait contre la religion étaient les marrons que Raton tirait du feu au risque de se griller les pattes, et les marmitons étaient ceux qui ne trouvaient point plaisant qu’on dérangeât leur feu pour tirer les marrons.

Le maréchal de Richelieu s’amusait de l’esprit de Voltaire, mais sa philosophie lui paraissait dangereuse : un grand seigneur juge des choses de ce monde autrement qu’un poète. Richelieu, malgré sa légèreté apparente, sentait qu’il ne fallait pas sacrifier la monarchie et la nation à des turlupinades, à des bouffonneries d’arlequin ; il regardait ces farces impies en homme d’état, en politique ; d’Alembert et Voltaire, ou, si l’on veut, Bertrand et Raton, ne songeaient qu’à profiter des marrons pour leur gloire et pour leur fortune, sans s’embarrasser de ce que deviendrait la France après eux : ils poursuivaient en riant une entreprise dont la fin leur eût peut-être coûté bien des larmes s’ils avaient assez vécu pour en être les témoins.

Un autre motif de la haine de d’Alembert contre Richelieu, c’était l’irrévérence de ce courtisan à l’égard de mademoiselle Clairon, douairière de la philosophie, trompette de la renommée de Voltaire, et qui, à ce titre, prétendait bien, malgré sa profession de comédienne, être la plus haute et la plus puissante dame qu’il y eût à Paris. Richelieu, en l’envoyant au For-l’Évêque, avait rabattu ses prétentions ; il ne croyait pas probablement que les comédiens fussent les officiers de la morale et les organes de l’instruction publique : peut-être même avait-il le malheur de croire que les comédiennes, quand elles étaient jolies, étaient propres à des fonctions beaucoup moins nobles et moins sérieuses. Quoi qu’il en soit, Richelieu était un hérétique en philosophie, qui n’avait pas plus d’estime pour la comédie et les comédiens que les huguenots n’en ont pour les papistes ; il n’avait qu’une foi très chancelante pour le progrès des lumières et tous les prétendus miracles de la secte ; les philosophes, s’ils eussent été les maîtres, auraient fait de cet incrédule le héros d’un bel auto-da-fé : malheureusement ils en étaient réduits à des malédictions secrètes. D’Alembert se consolait de son impuissance par des injures diaboliques qu’il écrivait à ses amis contre le vainqueur de Mahon. Ce triste géomètre, longtemps le Trissotin de l’Académie, était bien le plus haineux et le plus vindicatif des hommes : il était aussi supérieur à Voltaire en intrigue et en méchanceté qu’il lui était inférieur en talent ; c’est le virus même du fanatisme qui coule de sa plume dans ces lignes atroces : « Bertrand plaint très sincèrement Raton de se croire obligé de se taire au sujet de Rossinante-Childebrand. Pour Bertrand, qui n’a jamais vu Childebrand-Adonis, qui ne l’a jamais cru Mars, mais tout au plus Mercure, il ne peut que se réjouir, avec tous les honnêtes Bertrands, de voir Childebrand dans l’opprobre qu’il mérite. » L’honnête Bertrand écrivait cela dans les premières années du règne de Louis XVI, qui commençait dès lors à écarter de lui ses amis, pour se livrer entre les mains des sophistes et des traîtres. Voltaire pouvait avoir quelques sujets de plaintes contre le maréchal : il en avait un, entre autres, auquel il n’était pas indifférent ; Richelieu lui devait de l’argent, et le payait comme un grand seigneur de ce temps-là payait ses dettes.

Voltaire disait lui-même de son héros : Il a passé sa vie à me faire des plaisirs et des niches, à me caresser d’une main et à me dévisager de l’autre ; c’est sa façon avec les deux sexes. Cependant ni les torts du maréchal, ni les instigations et la rage de d’Alembert, n’ont jamais pu détruire dans le cœur de Voltaire un attachement de cinquante ans ; il a respecté constamment cette vieille amitié, et c’est peut-être l’un des traits les plus estimables de son caractère.

L’Orphelin de la Chine est dédié au maréchal de Richelieu : le début de l’épître dédicatoire est aimable et gracieux : voici un endroit qui me paraît touchant ; le fond de l’idée est emprunté d’Horace et de Boileau, mais le tour appartient à Voltaire. « On dira peut-être qu’au pied des Alpes, et vis-à-vis des neiges éternelles où je me suis retiré, et où je devais n’être que philosophe, j’ai succombé à la vanité d’imprimer ; que ce qu’il y a eu de plus brillant sur les bords de la Seine ne m’a jamais oublié. Ceci pendant je n’ai consulté que mon cœur ; il me conduit seul, il a toujours inspiré mes actions et mes paroles : il se trompe quelquefois, vous le savez ; mais ce n’est pas après des épreuves si longues. Permettez donc que, si cette faible tragédie peut durer quelque temps après moi, on sache que l’auteur ne vous a pas été indifférent ; permettez qu’on apprenne que, si votre oncle fonda les beaux-arts en France, vous les avez soutenus dans leur décadence. » Le style de ce morceau est négligé, même un peu lourd ; il n’en a qu’un plus grand air de vérité : ce n’est pas là le brillant, la légèreté ordinaire de l’auteur ; c’est quelque chose de mieux, c’est de la douceur et du sentiment. Il retombe ensuite dans ses préjugés et son charlatanisme ; ce n’est plus l’ami de Richelieu qui parle, c’est l’orfèvre, M. Josse ; c’est un poète tragique qui trouve qu’il n’y a rien au monde d’aussi important que des tragédies, qui soutient que le théâtre est une école de morale où l’on enseigne la vertu en action et en dialogue. Cicéron ne pensait pas ainsi : il regardait au contraire les tragédies comme ce qu’il y a de plus propre à énerver les âmes : voyez ses Tusculanes ; il y parle en philosophe, et non pas en homme qui fait métier d’exciter les passions du peuple sur des tréteaux.

V §

Il y a duplicité d’action et d’intérêt dans L’Orphelin de la Chine. Dans les premiers actes, il n’est question que du sort de l’orphelin ; dans les derniers, il s’agit de savoir si l’usurpateur enlèvera la femme du mandarin. La plupart des situations et des coups de théâtre sont plus propres à éblouir la multitude qu’à satisfaire les connaisseurs. Zamti, qui vient proposer à sa femme de se tuer pour la rendre veuve et lui procurer un meilleur parti que lui, est plus ridicule qu’héroïque. On ne doit jamais faire une proposition qui ne peut être acceptée ; et, si Zamti a sincèrement envie de rendre à sa femme ce singulier service, il faut qu’il se tue sans lui demander son avis ; il n’y a que la pompe des mots et la magie du théâtre qui puissent empêcher qu’on n’éclate de rire à une pareille scène.

Les deux époux qui font la partie de se tuer ensemble, pour échapper au tyran, sont encore un exemple de ces situations forcées qui n’ont qu’un vain éclat : la véritable vertu n’a point tant d’apprêt ni de faste. Idamé et Zamti montreraient plus de courage en opposant au tyran une résistance calme et invincible : il y a plus de force d’âme et de philosophie à attendre la mort qu’à se la donner dans un accès de désespoir. Les arguments dont les deux époux appuient leur résolution sont étrangement déplacés dans un pareil moment : Idamé, qui soutient une thèse en faveur du suicide, n’est qu’une raisonneuse dont l’orgueil effréné ne convient ni à son sexe, ni à son état.

………………………… Eh bien ! écoute-moi :
Ne saurons-nous mourir que par l’ordre d’un roi ?
Les taureaux aux autels tombent en sacrifice,
Les criminels tremblants sont traînés au supplice ;
Les mortels généreux disposent de leur sort.
Pourquoi des mains d’un maître attendre ici la mort ?
L’homme était-il donc né pour tant de dépendance ?
De nos voisins altiers imitons la constance ;
De la nature humaine ils soutiennent les droits,
Vivent libres chez eux et meurent à leur choix.
Un affront leur suffit pour sortir de la vie,
Et plus que le néant ils craignent l’infamie.
Le hardi Japonais n’attend pas qu’au cercueil
Un despote insolent le plonge d’un coup d’œil.
Nous avons enseigné ces braves insulaires ;
Apprenons d’eux enfin des vertus nécessaires ;
Sachons mourir comme eux.

Cette tirade est brillante, mais dangereuse dans toute espèce de gouvernement et de société, et surtout dans un temps où ces actes de fureur et de folie se multiplient d’une manière effrayante. Le monde se dépeuplerait si un affront suffisait aux hommes pour sortir de la vie. Cette doctrine du suicide est fondée sur celle du néant après la mort ; ce vers l’indique assez :

Et plus que le néant ils craignent l’infamie.

Et qu’y a-t-il de plus propre à encourager tous les crimes, que cette idée du néant ? Indépendamment des funestes résultats d’une pareille doctrine, y a-t-il rien de plus opposé au caractère connu des Chinois que ce ton républicain que le poète leur prête ! Des Chinois nés sous un gouvernement despotique, élevés dans le plus profond respect pour les volontés d’un maître, accoutumés au dévouement le plus aveugle, à la résignation la plus absolue aux ordres de leur empereur, doivent-ils tenir ce langage insolent ? Convient-il surtout à une Chinoise, formée dès l’enfance à la soumission ? N’est-ce pas une faute essentielle contre les règles de l’art que de travestir ainsi les Chinois en Romains ?

Cet étalage d’orgueil, d’indépendance et d’athéisme paraissait très imposant dans les jours qui ont précédé l’éruption de notre petite vérole philosophique et démocratique : on n’en voit aujourd’hui que l’extravagance et le danger.

Virgile pensait bien plus sagement, lorsqu’il a placé dans les enfers ceux qui avaient attenté à leur vie ; Voltaire, qui a traduit ce passage de l’Énéide, aurait dû s’en souvenir :

Là sont ces insensés qui, d’un bras téméraire,

Ont cherché dans la mort un secours volontaire ;

Qui n’ont pu supporter, faibles et furieux,

Le fardeau de la vie imposé par les dieux.

VI §

La pièce commence par ces vers, qu’il semble que Voltaire ait dérobés à Chapelain :

Se peut-il qu’en ce temps de désolation,
En ce jour de carnage et de destruction

C’est une de ses tragédies dont le style est le plus lâche, le plus diffus, le plus gonflé de fatras et d’épithètes oiseuses. Voici quelques exemples :

Cette ville, autrefois souveraine du monde,
Nage de tous côtés dans le sang qui l’inonde.

Qui l’inonde est un singulier pléonasme, lorsqu’on vient de dire que la ville nage dans le sang ; mais il fallait rimer à inonde. Les deux vers suivants sont du galimatias le plus bizarre :

Voilà ce que cent voix, en sanglots superflus,
Ont appris en ces lieux à mes sens éperdus.

On ne trouve pas souvent, dans les auteurs les plus décriés, des vers aussi grotesques. Qu’on examine un peu ces mauvaises lignes rimées, on sera étonné de la barbarie de ces cent voix qui apprennent en ces lieux, en sanglots superflus, à des sens éperdus. La plupart des vers de Corneille, que Voltaire a si cruellement parodiés dans son commentaire critique, sont admirables en comparaison de ceux-ci. En voici deux autres qui, sans être de la même force, méritent cependant d’être remarqués :

Tandis que leurs sujets, tremblant de murmurer,
Baissent des yeux mourants qui craignent de pleurer.

Des yeux mourants qui craignent de pleurer, sont extrêmement plaisants ; et tremblant de murmurer est aussi assez réjouissant, et donne surtout une haute idée du courage des Chinois.

Esclaves, écoutez : que votre obéissance
Soit l’unique réponse aux ordres de ma voix.

Les ordres de la voix ; c’est la première fois qu’on s’était servi d’une pareille expression. Le même caractère de nouveauté et d’originalité se retrouve dans un front qui lève les yeux.

                          Et je règne en des lieux
Où mon front avili n’osa lever les yeux.

On sera peut-être bien aise de connaître le style de Gengiskan, de ce farouche conquérant qui fit trembler l’Asie. Écoutons-le raconter comment il devint amoureux de la Chinoise Idamé.

Un poison tout nouveau me surprit en ces lieux ;
La tranquille Idamé le portait dans ses yeux.

Voilà Gengiskan surpris par un poison qu’Idamé portait dans ses yeux. C’est vraiment là le jargon des romans de Scudéry et de La Calprenède, et non pas le langage d’un guerrier tartare.

Ses paroles, ses traits respiraient l’art de plaire.

Respiraient l’art : ces deux mots ne sont pas faits pour aller ensemble.

Son mépris dissipa ce charme suborneur,
Ce charme inconcevable et souverain du cœur.

Quelle malheureuse fécondité de mots oiseux et parasites ! Charme suborneur, charme inconcevable et souverain du cœur. C’est bien là le style d’un écolier ; et Voltaire, lorsqu’il était vraiment écolier, écrivait beaucoup mieux.

                                        Mon âme tout entière
Se doit aux grands objets de ma vaste carrière.

Qu’est-ce que les objets de la carrière ? et les grands objets de la vaste carrière ajoutent à l’impropriété du tour la faiblesse des épithètes.

J’ai subjugué le monde, et j’aurais soupiré !

Cette interrogation et la manière brusque dont elle est amenée ont quelque chose de comique.

Ce trait injurieux dont je suis déchiré
Ne rentrera jamais dans cette âme offensée ;
Je bannis sans regret cette lâche pensée.

Il est toujours ridicule d’entendre un homme farouche parler en berger de L’Astrée, du trait injurieux dont il fut déchiré, et qui ne rentrera jamais dans son âme offensée ; mais il est contre toutes les convenances du style de faire succéder à de si brillantes métaphores des façons de parler communes et ordinaires, et de faire dire tout simplement à Gengis :

Je bannis sans regret cette lâche pensée2.

Voltaire s’est bien trompé, s’il a cru pouvoir prêter à un Scythe grossier et féroce, nourri sous les tentes au milieu des déserts, ces petites irrésolutions de l’amour, ces dépits, ces caprices d’un cœur qui se combat lui-même, toutes ces agréables contradictions, toutes ces extravagances du délire amoureux : c’est le comble du ridicule de travestir ce géant tartare en berger d’églogue ; c’est le dernier degré de l’impéritie de présenter le sauvage conquérant de la Chine, au moment où il entre dans la capitale de cet empire, comme un amant irrité des dédains d’une maîtresse rebelle, comme un sultan ennuyé sur le trône, qui a besoin de l’amour pour remplir le vide de son cœur. Ce n’est pas à l’instant même de la conquête, lorsque le conquérant est encore enivré de l’ardeur du pillage et du plaisir de la victoire, qu’on peut raisonnablement le supposer, comme Auguste, dégoûté de l’ambition et des grandeurs.

Gengis a fort bien dit lui-même que

                                  Son âme tout entière
Se donne aux grands objets de sa vaste carrière.

Voilà pourquoi on ne peut avoir que du mépris pour le sot amoureux d’une femme mariée et d’une mère de famille, lequel s’établit le rival d’un lettré chinois, recherche avec ardeur ses restes, et semble regarder comme le plus grand objet de sa vaste carrière l’honneur de forcer un mandarin à faire divorce avec sa femme, afin de pouvoir l’épouser lui-même. Je ne connais point de tragédie dont le héros soit plus fou, plus avili et plus niais. Si notre système de société et de galanterie a fourni quelquefois des beautés à nos auteurs tragiques, convenons qu’il leur a fourni encore un bien plus grand nombre de sottises et d’extravagances : il est vrai que le public ne réfléchit point au théâtre, et qu’il adopte les plus grandes absurdités, pourvu qu’elles soient revêtues de termes pompeux, de vers ronflants, et surtout accompagnées des cris et de la pantomime d’un acteur qui se bat les flancs.

Il a fallu un Le Kain, avec la prodigieuse renommée de Voltaire, pour faire passer cet étrange personnage de Gengiskan. Le Kain rapporte lui-même, dans ses mémoires, que Voltaire, étant aux Délices, lui dit ces propres paroles, en lui confiant le rôle de Gengiskan : « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces ; gardez-vous bien d’en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengiskan ; il faut bien vous mettre dans la tête que j’ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce les griffes dans les reins. » Voltaire n’a pas fait ce qu’il voulait ; Gengiskan n’est point un tigre ; il n’enfonce point ses griffes dans les reins de sa femelle : c’est plutôt le lion de la fable, qui s’est laissé couper les griffes par une femme. Un tigre ne fait pas tant de façons pour dévorer sa proie. Gengiskan passe le temps à se fâcher, à s’apaiser ; il s’exprime tantôt en héros d’opéra, tantôt en despote fanfaron ; il parlemente avec le mari et la femme, et toute la fureur de ce tigre, prétendu se réduit à négocier un divorce : quand il s’aperçoit que sa femelle aime mieux se tuer que de tomber dans ses griffes, il y renonce, et surmonte sa passion avec une générosité que les tigres ne connurent jamais.

Il paraît que Le Kain, d’après l’idée que Voltaire lui avait donnée de Gengiskan, le joua en tigre, et le joua tout de travers, ce qui n’empêcha pas qu’il n’eût beaucoup de succès ; car la multitude aime tout ce qui est outré, extravagant et gigantesque. Quelque temps après il se rendit à Ferney, et instruisit Voltaire de l’effet des premières représentations de L’Orphelin de la Chine. Le poète fut curieux de voir comment Le Kain jouait son rôle, et l’invita à le réciter devant toute la compagnie. Le Kain, empressé à lui plaire, commence à débiter, d’un ton d’énergumène, les vers de Gengiskan, s’efforçant de mettre dans sa déclamation toute l’énergie tartarienne, comme il le dit lui-même ; mais à peine Voltaire eut-il entendu quelques tirades, que l’indignation et la colère se peignirent dans ses traits ; plus l’acteur se démenait, plus l’auteur paraissait furieux ; enfin, n’y pouvant plus tenir : Arrêtez ! s’écria Voltaire ; arrêtez !… le malheureux ! il me tue, il m’assassine ! On fit de vains efforts pour le calmer : c’était dans ce moment un vrai tigre ; il sortit plein de rage, et courut s’enfermer dans son appartement.

Qu’on juge de l’étonnement et de la consternation du pauvre Le Kain, accoutumé aux acclamations de la capitale ; il ne songea plus qu’à partir, et cependant poussa la politesse jusqu’à faire demander à Voltaire un moment d’entretien. Qu’il vienne s’il veut, répondit l’implacable vieillard. Le Kain se présente en tremblant, témoigne ses regrets, et paraît désirer recevoir des conseils : ces derniers mots apaisent Voltaire, qui ne demandait pas mieux que d’en donner ; il prend son manuscrit, et récite le rôle de Gengiskan à Le Kain, pour lui donner une idée de la manière dont il devait être joué. Le comédien, transporté d’admiration, à ce qu’il dit, profita de cette leçon sublime ; et, de retour à Paris, il la mit en pratique la première fois qu’il joua Gengiskan. Un de ses camarades, qui remarqua ce changement dans son jeu, dit malignement : On voit bien qu’il revient de Ferney.

C’est Le Kain lui-même qui rend compte de cette anecdote dans une lettre à l’un de ses amis ; le fond en est par conséquent de la plus exacte vérité. Quant à l’idolâtrie voltairienne et aux louanges données à Voltaire comme comédien, on peut s’en méfier : tout le monde sait qu’il était bien meilleur comédien dans la société que sur le théâtre. Il est probable que Le Kain outra d’abord le rôle de Gengiskan, et que depuis il y mit plus de vérité et de profondeur. Il résulte de tout ce récit que le personnage est extrêmement difficile, parce qu’il est équivoque et faux, et parce que l’auteur lui-même savait mieux ce qu’il avait voulu faire que ce qu’il avait fait.

Mahomet §

I §

Voltaire demandait un jour à Fontenelle comment il trouvait son Mahomet. « Je le trouve horriblement beau ! » répondit le vieux philosophe. Voltaire, en effet, dans cette pièce, a passé le but. Je ne sais, dit-il lui-même dans sa lettre au roi de Prusse, du 20 janvier 1742, si l’horreur a été plus loin, sur aucun théâtre… Votre Majesté est bien persuadée qu’il ne faut pas qu’une tragédie consiste uniquement dans une déclaration d’amour, une jalousie, un mariage. Est-ce qu’il n’y a point de milieu entre la fadeur et l’atrocité ? S’il n’y en avait point, il vaudrait beaucoup mieux être doucereux et faible qu’horrible et atroce. Du côté moral, le défaut du pathétique est moins dangereux que l’excès, parce qu’il n’émousse pas la sensibilité du peuple ; il ne dessèche pas les âmes ; et, même en littérature, des tragédies d’un effet médiocre laissent plus de ressource à l’art que des spectacles affreux dont l’humanité s’indigne. L’esprit, dont la nature est toujours de se porter en avant, peut donner à la scène la vigueur et l’énergie qui lui manquent ; mais après des poèmes monstrueux, qui font frémir la nature, que reste-t-il, sinon de s’enfoncer toujours plus avant dans les atrocités ? L’âme, blasée par ces violentes secousses, est à peine sensible à des émotions plus faibles, et s’endort au vrai tragique.

Voltaire n’a pas trouvé dans son génie assez de ressources pour émouvoir et toucher les spectateurs par les moyens que Corneille et Racine avaient employés ; il a cru devoir appeler l’horreur et les effets au secours de son impuissance : c’est ainsi qu’il a dénaturé la tragédie française, et qu’il a cherché à établir sa réputation sur les ruines de son art ; ce qui est très peu philosophique. Jadis Molière osa risquer son chef-d’œuvre du Misanthrope sur une scène accoutumée aux bouffonneries, aux farces, aux quiproquo des intrigues espagnoles ; Racine ne craignait pas d’exposer son admirable tragédie de Britannicus sur un théâtre où les absurdités et les aventures romanesques étaient en possession de plaire : ces écrivains, assez grands pour envisager la postérité, sacrifiaient à la perfection de l’art la gloire du moment. Voltaire ne s’est pas cru assez fort pour corriger son siècle ; il a jugé qu’il était plus facile et plus sûr de le flatter.

Mahomet n’est autre chose que Tartuffe les armes à la main. Voltaire n’a pas eu le goût assez fin ou le génie assez vigoureux pour écarter du tableau de ce Tartuffe conquérant tous les traits qui pouvaient l’avilir ; il a rapetissé ce grand scélérat ; il l’a rendu plus dégoûtant, plus odieux que terrible. Son but a été, sans doute, de peindre dans Séide Jacques Clément, et dans Mahomet le père Bourgoing : mais ce qui convient à un moine, à un prieur de jacobins, ne convient point au fondateur d’un grand empire et d’une religion qui règne encore aujourd’hui dans la moitié du monde. La scène où Mahomet prend lui-même la peine de séduire un enfant, n’est qu’une scène de fourberie honteuse qui dégrade ce célèbre imposteur. Il faut donner aux crimes tragiques un air de grandeur ; dès qu’on en montre toute la bassesse et la turpitude, ils sont indignes de la scène. Le fanatisme de bonne foi, qui n’est qu’une erreur et une passion, est bien plus théâtral que la scélératesse hypocrite : un supérieur de couvent, vraiment fanatique, excitant au meurtre un jeune moine, par des passages de la Bible, est moins odieux et plus tragique qu’un fourbe tel que Mahomet, qui emploie, pour tromper un malheureux jeune homme, la religion et l’amour, qui lui promet le ciel et une fille :

Le prix était tout prêt ; Palmyre était à vous.

Mahomet n’a jamais commis de crimes de cette espèce. Ses impostures, souvent ridicules en elles-mêmes, ont toujours été agrandies par leur objet. Voltaire a calomnié le prophète ; il ne peut le dissimuler, mais son excuse est plaisante. Mahomet, dit-il, était capable de tout. Cela peut être ; mais la scène tragique n’est pas capable de tout, c’est-à-dire qu’elle n’admet pas la bassesse dans un héros de tragédie. Je n’ai pas prétendu, dit-il, mettre une action vraie sur la scène, mais des mœurs vraies. Le poète peut-il ignorer qu’il y a des mœurs vraies qu’il ne faut pas mettre sur la scène ? J’ai voulu, ajoute-t-il, faire penser les hommes comme ils pensent dans les circonstances où ils se trouvent. Qui jamais eut moins cette intention que Voltaire, dont le dialogue est si peu naturel, et qui parle par la bouche de tous ses personnages ? Ce qui manque essentiellement à tous ses ouvrages, c’est la vérité.

II §

La tragédie de Mahomet fut jouée pour la première fois à Lille, en 1741 ; et sur le bruit que fit la pièce, on dit, mais sans aucun fondement, que plusieurs prélats furent curieux de la voir ; on leur en donna une représentation sur un théâtre particulier, et ils sortirent très édifiés de ce spectacle. On ajoute que la même tragédie fut soumise au jugement du cardinal de Fleury, ministre supérieur aux Richelieu et aux Mazarin, si le bonheur des peuples est le chef-d’œuvre des ministres. Fleury fut enchanté de la morale, mais trouva quelque chose à reprendre à la poésie. Quoi qu’il en soit de ces anecdotes très hasardées, qui n’ont d’autre garantie que l’autorité des sectateurs de Voltaire, il est certain que la pièce fut jouée à Paris le 9 août 1742 qu’elle fut retirée après la troisième représentation, et qu’elle reparut avec beaucoup d’éclat et de succès en 1751. Dans l’espace de neuf ans, l’esprit philosophique avait fait de grands progrès. Quoique la tragédie de Mahomet fût composée avec beaucoup de réserve et de sagesse, de grands politiques, qui attachent plus de prix à la tranquillité de l’état qu’aux vers d’un poète, auraient pu juger, dans le temps qu’elle a paru, qu’un pareil spectacle était sans aucune utilité pour la nation, et n’était pas sans danger. Aujourd’hui la pièce n’a rien de nuisible : elle n’est plus qu’ennuyeuse.

L’éditeur de la tragédie de Mahomet prétend qu’un homme de beaucoup d’esprit a dit que, si Mahomet avait été écrit du temps de Henri III et de Henri IV cet ouvrage leur aurait sauvé la vie. Cet homme de beaucoup d’esprit n’en avait guère quand il a dit cela : sans avoir beaucoup d’esprit, on peut soupçonner que frère Clément le jacobin, Bourgoing son supérieur, et le frénétique Ravaillac, n’allaient pas beaucoup à la comédie, amusement contraire à l’esprit religieux. Il ne faut aussi qu’un peu de sens commun pour savoir qu’on n’écrit jamais contre le fanatisme, quand le fanatisme règne ; que la peinture des abus de la religion ne divertit que ceux qui ont peu ou point de religion ; par conséquent la supposition de l’homme de beaucoup d’esprit est impertinente, et la conclusion qu’il en tire n’est pas plus ingénieuse. Je n’ignore pas que Voltaire, sur cet article, n’a pas moins de prétentions que son éditeur. C’est avec un sérieux risible que l’auteur de Mahomet dit au roi de Prusse : « Votre Majesté sait quel esprit m’animait en composant cet ouvrage ; l’amour du genre humain et l’horreur du fanatisme ont conduit ma plume. J’ai toujours pensé que la tragédie ne doit pas être un simple spectacle qui touche le cœur sans le corriger. Qu’importent au genre humain les passions et les malheurs des héros de l’antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire ?…  Ne peut-on pas essayer d’attaquer, dans une tragédie, cette espèce d’imposture qui met en œuvre à la fois l’hypocrisie des uns et la fureur des autres ? »

Ceux qui ont lu les lettres de Voltaire, où il désire se voir à la tête de cent mille hommes pour combattre les ennemis de la raison, peuvent raisonnablement douter de son horreur pour le fanatisme ; ceux qui ont lu ses romans et ses pamphlets sont très portés à soupçonner qu’il se moquait du genre humain beaucoup plus qu’il ne l’aimait : il était donc alors aussi sincère avec le roi de Prusse qu’on a coutume de l’être avec les rois. Comme on pouvait lui objecter que des déclamations contre le fanatisme étaient fort inutiles, dans un temps où l’on commençait à ne plus croire en Dieu, Voltaire, avec sa loyauté accoutumée, prétend qu’il y avait encore beaucoup de fanatisme en France ; et il en donne pour preuve les prophètes des Cévennes, qui faisaient mourir ceux de leur secte qui n’étaient pas assez soumis. Je n’approuve point assurément cette atrocité des prophètes des Cévennes, mais je suis aussi scandalisé que surpris de l’intolérance de Voltaire à l’égard de ces prophètes ; car il a toujours des entrailles de père pour tous les religionnaires factieux ; il les regarde comme des innocents persécutés, et jamais il n’accuse de fanatisme que les catholiques. Le gouvernement aurait dû, sans doute, envoyer jouer Mahomet dans les Cévennes, pour apprendre à vivre à ces fanatiques ; il est même étonnant que le comité de salut public ne se soit pas avisé de faire donner, dans la Vendée, quelques représentations de cette merveilleuse tragédie : que de sang on aurait épargné !

Ce qui peut faire douter du succès, c’est que toutes les tragédies de Voltaire qui respirent la bienfaisance, l’humanité, la tolérance, n’ont pu arrêter et même ont favorisé l’explosion de ce terrible fanatisme, qui a couvert la France de malheurs et de crimes. Les brigands révolutionnaires étaient particulièrement imbus de la morale et des maximes de Voltaire : c’était leur chef, leur apôtre ; ils étaient ses ministres ; ils remplissaient le plus cher et le plus ardent de ses vœux, en écrasant l’infâme : ils avaient souvent entendu ces vers, dont le sens vaut mieux que le style :

Exterminez, grand Dieu, de la terre où nous sommes,
Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes !

Ils n’en ont pas trop bien profité, comme chacun sait. Cessez donc, poètes dramatiques, de prétendre à la réforme du genre humain : quelque importance que le fanatisme des arts attache à votre agréable talent, vous n’avez point d’empire sur les passions ; vous ne savez que les peindre, vous ne pouvez que les flatter : du moment que vous heurterez le goût général et la façon de penser à la mode, vous serez sifflés. Rimeurs, qui vous prétendez les précepteurs des hommes, vous ne donnez pas vos idées à vos disciples, ce sont vos disciples qui déterminent et commandent vos idées ; ce ne sont pas vos écrits qui forment l’esprit public, c’est l’esprit public qui dicte vos écrits ; votre siècle vous subjugue quand vous croyez le dominer, et, loin de maîtriser l’opinion, vous n’en êtes que les esclaves.

III §

Mahomet excita contre Voltaire un violent orage : il sut le conjurer avec une rare prudence ; je regarde comme un des chefs-d’œuvre de sa politique d’avoir intéressé en faveur de son ouvrage le chef même de l’Église romaine. Ce qui pourrait un peu affaiblir le mérite de l’auteur de Mahomet, c’est qu’il eut affaire à un auteur, a un homme de lettres plus sensible à la louange qu’un autre homme. Prosper Lambertini occupait alors le trône pontifical, sous le nom de Benoît XIV. Voltaire composa un distique latin pour mettre au bas de son portrait :

Lambertinus hic est, Romæ decus et pater orbis,
Qui mundum scriptis docuit, virtutibus ornat.

C’est-à-dire : « Tu vois les traits de Lambertini, la gloire de Rome et le père de l’univers : ses écrits ont éclairé le monde ; ses vertus en sont l’ornement. » Le distique n’est pas merveilleux : on ne voit pas comment le pape est le père de l’univers ; ce pléonasme de l’univers et du monde a quelque chose de froid ; mais le distique aurait été moins bon, que celui pour lequel il était fait l’eut trouvé excellent. Voltaire envoya à Benoît XIV sa tragédie, avec le distique qui devait lui servir de passeport ; le tout accompagné d’une lettre aussi adroite que respectueuse, écrite en italien, et dont voici la traduction littérale :

« Très bienheureux père,

« Votre Sainteté me pardonnera la liberté que prend un des moindres fidèles, mais un des plus grands « admirateurs de la vertu, de soumettre au chef de la vraie religion cet ouvrage contre le fondateur d’une secte fausse et barbare.

À qui pourrais-je dédier plus convenablement la satire de la cruauté et des erreurs d’un faux prophète, qu’au vicaire et à l’imitateur d’un dieu de vérité et de douceur ? Que Votre Sainteté m’accorde donc la permission de mettre à ses pieds le livre et l’auteur, et de demander humblement sa protection pour l’un et ses bénédictions pour l’autre. Je m’incline très profondément devant elle, et je baise ses pieds sacrés. »

Cette lettre ingénieuse, pleine de petites antithèses agréables dans le goût de l’auteur, est un exemple frappant de ces contradictions de l’esprit humain qui ont leur source dans l’égoïsme : Voltaire aux pieds du pape est une caricature plaisante.

La réponse de Benoît est d’une noble simplicité ; le vénérable pontife rappelle l’archevêque de Grenade dont il est fait mention dans Gil Blas. On sait que ce prélat, extrêmement sévère pour les mœurs, donna cependant un bon bénéfice à un prêtre libertin, pour le récompenser d’avoir bien copié ses homélies. Lambertini, flatté de l’hommage que lui fait de sa tragédie le plus fameux écrivain, l’esprit le plus brillant qu’eût alors la France, encore plus flatté du distique, oublie que la main qui l’a tracé a composé une foule d’autres vers bien moins édifiants ; il oublie tout ce qui pouvait détourner un chef de l’Église romaine d’accepter une pareille dédicace de la part d’un homme tel que Voltaire. Il ne voit que le distique ; il s’étend avec complaisance sur la manière victorieuse dont il a réfuté un critique qui prétendait avoir vu une faille de quantité dans le premier vers. Il se félicite de s’être souvenu si à propos de son Virgile, qu’il n’avait pas ouvert depuis cinquante ans ; sa lettre est d’une politesse douce, aimable, pleine d’une franchise naïve, qui fait pardonner l’amour-propre en ne prenant pas la peine de le déguiser.

La réplique de Voltaire est encore plus flatteuse, plus spirituelle que sa première épître ; il comble le pontife des éloges les plus fins et les plus délicats. Dans ce petit commerce épistolaire, on voit, d’un côté, un bon vieillard qui savoure la louange, et dont la vanité s’épanouit très naturellement ; de l’autre, un courtisan délié qui sait faire son profit de cette faiblesse, un maître passé dans l’art d’assaisonner la flatterie.

IV §

Voltaire écrivait au comte d’Argental : Je crois qu’il faut donner Mahomet le lendemain des Cendres ; c’est une vraie pièce de carême. Il ne croyait pas si bien dire : en effet, rien n’est plus froid et plus lugubre que cette tragédie ; on aurait pu l’ordonner pour pénitence à ceux qui se seraient rendus coupables d’un excès de plaisir pendant le carnaval. Une atrocité basse et dégoûtante est déjà par elle-même quelque chose de très ennuyeux ; et quand cette atrocité est encore revêtue d’une couche de philosophie, rien assurément ne doit être plus convenable dans un temps de mortification : il y a là de quoi guérir des spectacles les personnes qui auraient un goût trop vif pour cet amusement profane.

Zulime, dit encore Voltaire, est la pièce des femmes ; Mahomet sera la pièce des hommes. Les femmes bâillèrent prodigieusement à leur pièce, et Zulime est une des plus grandes pauvretés du théâtre de Voltaire ; quant aux hommes, ils n’approuvèrent pas tous également le cadeau qui leur était spécialement destiné. Le siècle n’était pas encore parfaitement mûr pour ce chef-d’œuvre ; c’était le pain des forts, et il y avait encore à Paris beaucoup d’honnêtes gens qui avaient la faiblesse de croire qu’il ne fallait pas troubler l’Occident et le Nord avec du galimatias oriental. Ce fut donc cette disette de philosophie et de philosophes qui força le généralissime des armées de la raison à faire une retraite prudente en 1742. Ses coureurs lui avaient donné avis qu’il allait être tourné par le procureur-général de la superstition et des préjugés : il fut forcé d’abandonner le champ de bataille ; M. d’Argenson, son protecteur, n’aurait pas même pu le tirer des griffes d’un pareil ennemi.

Si cette pièce fameuse, en qui Voltaire avait mis ses complaisances, et qu’il regardait comme ce qu’il avait fait de mieux, sans aucune comparaison ; si ce chef-d’œuvre, unique en son genre, a rendu réellement quelque service à la société, c’est probablement celui d’avoir nourri et formé les affreux tartuffes que nous avons entendus, quarante ans après, annoncer en France un nouvel Alcoran, le coupe-tête en main. Mahomet égorgeait au nom de Dieu ; ils massacraient au nom de l’humanité, de la liberté et de la patrie. C’est par une sorte d’esprit prophétique que Rousseau a dit, dans sa Lettre sur les spectacles, qu’il craignait qu’une pareille pièce ne fit plus de Mahomets que de Zopires.

On m’accuse quelquefois d’injustice envers la philosophie ; personne n’estime plus que moi la vraie philosophie, qui n’est autre chose que la saine morale et la connaissance du cœur humain : je me plains au contraire de ne point trouver de philosophie dans les écrits des philosophes, point de raison dans leurs raisonnements ; je m’afflige et m’indigne de n’y voir que leurs passions ; leurs diatribes ne sont que petitesse, intrigue, mauvaise foi ; je suis surtout révolté de leur pitoyable logique : les jansénistes de Port-Royal étaient des raisonneurs d’une tout autre force. N’est-il pas risible de voir un enfileur de syllabes harmonieuses, qui n’a jamais eu dans la tête quatre idées saines sur la politique et la morale, s’ériger en réformateur du genre humain, aspirer à la monarchie universelle de l’opinion, et s’imaginer que, pour faire le bonheur du monde, il ne s’agit que de renverser les autels et les temples ? Quand il s’acharne contre l’ombre d’un fanatisme éteint depuis un siècle, il me semble que c’est don Quichotte qui combat des moulins à vent.

V §

On s’attend à des blasphèmes : voici des louanges ; il est vrai que ce n’est pas moi qui les donne, c’est un homme qui n’en est pas plus prodigue que moi ; c’est le misanthrope genevois, c’est J.-J. Rousseau. Ce n’est pas que Mahomet ne lui fasse horreur comme à tout le monde ; ce n’est pas qu’il ne soit indigné du scandaleux triomphe d’un scélérat ; mais il loue Voltaire d’avoir porté sur un second personnage un intérêt de respect et de vénération, capable d’effacer ou de balancer au moins la terreur et étonnement que Mahomet inspire. Il n’était guère possible à Voltaire de faire sa tragédie avec Mahomet tout seul ; dès qu’on a un grand scélérat dans une pièce, on lui oppose un homme vertueux ; ce sont les éléments du métier : il n’y a pas là grande matière à éloge :

Vitavi deniquè culpam
Non laudem merui.

Ce qui est louable, c’est d’avoir donné à Zopire un caractère ferme et inflexible ; c’est dommage que ce caractère ne se déploie qu’en paroles et n’agisse point : le Sénat et le shérif de la Mecque sont la plus pitoyable chose du monde. Si Zopire, dans le tête-à-tête, paraît supérieur à Mahomet par le bon sens et la droiture, Mahomet à son tour écrase absolument Zopire par la force et par l’activité. Un autre défaut non moins essentiel, c’est que dans la pièce le scélérat, le monstre, est l’adorateur et le prédicateur d’un seul Dieu ; l’honnête homme est le païen et l’idolâtre.

Rien n’égale l’admiration et l’enthousiasme de J.-J. Rousseau pour la scène entre Mahomet et Zopire : Il fallait, dit-il, un auteur qui sentît bien sa force pour oser mettre vis-à-vis l’un de l’autre deux pareils interlocuteurs. Chacun doit faire ici-bas son métier : le philosophe Jean-Jacques n’était point littérateur ; il avait l’esprit faux, parce qu’il avait fait ses études dans des romans : la scène qu’il regarde coin me le grand œuvre du génie tragique, était au contraire facile ; elle présentait une opposition brillante entre un ambitieux et un honnête homme : il ne fallait qu’un écolier pour la saisir, et il n’était nullement nécessaire de bien sentir sa force pour oser tenter une entreprise dont le succès était sûr. Il eût été difficile de mal faire une pareille scène : Voltaire, il est vrai, l’a traitée avec une grande supériorité ; il avait l’espèce de talent qui convient à ces antithèses de caractères. Rousseau éprouve ici ce qui arrive à presque tous les amateurs qui ne connaissent point un art, c’est de supposer la difficulté où elle n’est pas : l’ignorant en musique admire un morceau d’harmonie très compliqué ; il ne sait pas que le moindre petit air naturel et mélodieux exige beaucoup plus de génie.

« Je n’ai jamais, continue Jean-Jacques, ouï faire en particulier de cette scène l’éloge dont elle me paraît digne ; mais je n’en connais pas une au Théâtre-Français où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte, et où le sacré caractère de la vertu l’emporte plus sensiblement sur l’élévation du génie. » Rien de plus prodigue qu’un avare quand par hasard il se met en dépense : Rousseau, chagrin et atrabilaire, Rousseau, très économe d’éloges, passe ici toute mesure et se jette dans de flatteuses hyperboles. Quoi ! il ne connaît pas une seule scène au Théâtre-Français où la main d’un grand maître soit plus sensiblement empreinte ? Il n’a donc jamais lu Corneille et Racine ? il ne connaît donc pas la scène d’Horace et de Curiace, celle d’Auguste avec ses amis, celle de Cinna et d’Émilie, celle de Pauline avec Sévère, de Polyeucte avec Pauline ? Il ne connaît donc pas la scène de Burrhus avec Néron, de Mithridate avec ses enfants, d’Athalie avec Mathan et Abner, et une foule d’autres fort supérieures, pour le fond et le style, à l’entretien fort inutile de Mahomet et de Zopire, dont il ne résulte rien, et qui n’est qu’une telle amplification de rhétorique ? Mahomet devait connaître Zopire, et ne pas risquer une négociation dont l’unique effet devait être de se démasquer sans fruit devant un ennemi. La scène est assurément une des meilleures que Voltaire ait jamais faites ; c’est la meilleure de la tragédie de Mahomet ; mais il est un peu trop fort de la proclamer la meilleure du Théâtre-Français.

On y retrouve toujours ce défaut essentiel de Voltaire qui parle par la bouche de tous ses personnages : Mahomet, dans cette fameuse scène, est aussi savant, que Voltaire en géographie, en histoire, en théologie ; il parle d’Osiris, de Zoroastre, de Minos, de Numa, de Constantin : il nomme les divers pays, les différents peuples du monde ; il les cite à Zopire qui ne les connaissait pas beaucoup plus que lui ; il met dans la bouche d’un vil conducteur de chameaux un précis historique à la manière de Bossuet, tandis qu’il est prouvé que les Arabes languissaient, à cette époque, dans une profonde ignorance et dans une honteuse superstition beaucoup plus grossière que celle que Mahomet a mise à la place. Cet étalage pouvait éblouir Rousseau, très novice dans l’art dramatique : il n’est pour l’homme instruit que le charlatanisme d’un déclamateur.

Voici donc, en dernière analyse, à quoi se réduit la scène : « Je suis un imposteur ; mais j’ai de l’ambition, de l’éloquence et du courage. Les hommes sont des sots : si tu veux m’aider à les asservir, je te rendrai tes enfants qui sont prisonniers dans mon camp ; j’épouserai ta fille, et tu seras un de mes lieutenants. » À cela Zopire répond : « Tu n’es qu’un infâme brigand. Je ne veux de toi ni pour gendre ni pour maître : je suis citoyen, je suis honnête homme, avant d’être père. » Mahomet a dû prévoir cette réponse ; et si Zopire avait été autre chose qu’un vain discoureur de vertu et d’humanité, s’il ne s’était pas avisé d’aller tout seul faire ses dévotions dans son oratoire et prier ses dieux de bois quand il fallait agir et sauver la patrie, s’il avait pris les précautions qu’un homme d’état doit prendre. Mahomet était perdu.

C’est surtout dans la conduite et dans les actions que le sacré caractère de la vertu est empreint, et non dans des phrases de parade ; mais un rhéteur comme Rousseau ne devait rien trouver de si beau que des phrases. Quant à l’élévation du génie de Mahomet, on n’en aperçoit aucune trace dans la pièce : on n’y trouve que la bassesse infâme d’un tartuffe, qui fait sottement l’amour à une jeune fille, et séduit lâchement un jeune garçon : il n’y a pas assurément d’élévation de génie à dire à un honnête homme : Je suis un coquin, mais je suis le plus fort ; embrasse mon parti par intérêt ou par nécessité ; à moins qu’on ne trouve un génie très élevé dans le brigand qui dit au voyageur : Tu n’es pas le plus fort ; donne-moi ta bourse, si tu veux sauver ta vie. On a imprimé quelques conversations du contrebandier Mandrin avec des commis des fermes ou bien avec les gens qu’il forçait à prendre ses marchandises : c’est au fond la même chose que le langage de Mahomet à Zopire : il n’y a dans tout cela nulle élévation de génie, mais une horrible impudence.

VI §

En examinant la pièce dépouillée de tous les agréments étrangers dont les circonstances et l’esprit de parti l’avaient revêtue, j’y trouve dans le style une certaine pompe orientale qui dégénère quelquefois en enflure : des idées nobles et grandes, de belles scènes, celle de Zopire avec Omar, et surtout celle de Mahomet avec Zopire. Ce n’est pas, comme l’a dit Rousseau, celle où la main d’un grand maître est le plus sensiblement empreinte ; mais elle est traitée par un poète habile, avec beaucoup d’art et de talent. Il y a dans le cours de la pièce de très beaux vers, et en général le coloris a de l’éclat et de la magnificence ; mais on ne peut pas en dire autant de l’action et des caractères.

Mahomet, annoncé comme un dieu, n’est pas même un homme quand il agit : son entrée est superbe ; mais cette foule de grands capitaines qui l’environnent, ces ordres qu’il leur distribue avec tant de faste, tout cet étalage se réduit à séduire un jeune imbécile, par les plus honteux moyens, pour lui faire assassiner son père : horreur très inutile à la grandeur de Mahomet, et même très dangereuse ; car si le poison donné à Séide opère quelques minutes plus tard, le prophète perd l’honneur et la vie. Quel est, je ne dis pas le grand homme, mais l’homme de bon sens, qui, sans nécessité et par un pur raffinement de vengeance, expose sa fortune à une chance plus incertaine que celle de la loterie ou d’un coup de dés ? Mahomet est donc un mauvais charlatan, un cafard imprudent et téméraire : à travers son costume éblouissant, on reconnaît toujours le capuchon du révérend père Bourgoing ; et, pour comble de ridicule, ce Mahomet est amoureux d’une Agnès, et joue près d’elle le rôle d’Arnolphe.

Palmyre et son frère Séide sont deux jeunes idiots hébétés de fanatisme, et très ennuyeux sur la scène, surtout dans leurs éternels colloques avant l’assassinat de Zopire. Cet assassinat est horrible ; c’est l’abus dm pathétique : il afflige plus qu’il ne touche. Comment Omar peut-il être fanatique adorateur de Mahomet, dont il est le confident ? Il n’y a point, dit-on, de héros pour son valet de chambre : Mahomet ne peut être le héros d’Omar, qui le voit en déshabillé, et n’aperçoit en lui que le plus odieux et de plus scélérat des hommes. C’est un grand défaut qui le crime triomphe au dénouement : quelques remords donnés à Mahomet, pour la forme, n’empêchent pas qu’il ne continue à tromper le genre humain, après un si heureux début. Rousseau a raison de dire que la pièce est plus propre à former des Mahomets que des Zopires.

J’ai souvent parlé de Mahomet ; mais il me semble qu’il est bon de résumer quelquefois mes observations sur cette pièce pour l’instruction des jeunes gens qui entrent dans le monde et commencent à fréquenter le théâtre : il faut les prémunir contre le fanatisme qui exagère les beautés et cache les défauts ; car il y a un fanatisme littéraire, comme il y a un fanatisme politique et un fanatisme religieux : tout est fanatisme pour les ignorants qui ont l’esprit faible et la tête chaude.

Nanine §

I §

Les romanciers sont les pourvoyeurs des poètes dramatiques ; mais où se pourvoient les romanciers ? ils se pillent les uns les autres de temps immémorial ; ils reproduisent sous toutes sortes de formes les mêmes fictions ; quelquefois ils puisent dans leur imagination déréglée, et alors ils en tirent des monstres à qui la nouveauté donne beaucoup de vogue. Il y a peu de romans excellons ; les meilleurs sont ceux qui sont le moins romanesques ; le principal mérite de Don Quichotte est d’être la satire des romans de son siècle ; Gil Blas est un agréable tableau de la vie humaine ; Tom Jones réunit la vivacité de l’intrigue à la vérité des caractères ; c’est le seul héros de roman qui soit tout à la fois honnête, amoureux et infidèle.

Nanine est un roman dialogué, joliment écrit en vers de dix syllabes, rythme dont Voltaire connaissait toutes les grâces ; Nanine est un roman de Richardson, un roman très inférieur à Clarisse, que Voltaire méprisait tant : et comment un homme qui faisait si peu de cas des détails domestiques, a-t-il pu dévorer ceux qu’on trouve dans Paméla, et y puiser le sujet d’une pièce de théâtre ? beaucoup de femmes n’aiment point Paméla, parce qu’elles trouvent qu’elle s’humilie trop, parce qu’elle dit sans cesse qu’elle n’est qu’une pauvre servante : il me semble que Paméla, en s’humiliant ainsi, en restant toujours à sa place, conserve parfaitement la véritable dignité de son sexe.

Ce roman a tenté beaucoup de gens de lettres ; il est fameux par les naufrages de ceux qui ont essayé de le mettre au théâtre : Lachaussée, Boissy, François (de Neufchâteau), sans compter l’opéra bouffon de La Bonne Fille. Voltaire est le seul qui ait fait du moins un ouvrage qu’on peut lire, quoiqu’il soit froid à la représentation.

Voici un conte fait à plaisir pour amener un bon mot de Piron. Après la première représentation de Nanine, Voltaire demanda à Piron ce qu’il pensait de sa pièce. « Je pense, répondit Piron, que vous voudriez bien que je l’eusse faite. — Mais, reprit Voltaire, on n’a pas si sifflé. — Ah ! je le crois bien : comment peut-on siffler quand on bâille ? » L’anecdote est évidemment fausse : Voltaire n’eût jamais fait une pareille question à Piron ; mais c’est un canevas pour le trait de Piron, qui est ingénieux et d’autant mieux placé, qu’en effet l’ouvrage est languissant et peu théâtral. Les caractères sont faibles et très inférieurs à ceux du roman.

On raconte une autre historiette, assez heureusement imaginée dans le temps où l’on voulait absolument que la comédie fût un sermon, et les comédiens des missionnaires. Un homme de qualité, dur et fier, revenant d’une représentation de Nanine, dit à son suisse : « Je vous ordonne de laisser entrer chez moi tous ceux qui me demanderont, fussent-ils en sabots. » Le suisse, très étonné d’un ordre si édifiant, s’imagina d’abord que son maître venait de se confesser à l’église ; mais, jetant les yeux sur la voiture, il y vit une actrice qui était alors maîtresse de monseigneur : ce qui lui fit juger que sa conversion était l’ouvrage de la comédie, et une manière de faire sa cour à sa princesse.

On a tort d’intituler cette pièce Le Préjugé vaincu : l’opinion qui réprouve les alliances trop inégales n’est point un préjugé, mais une vérité fondée sur la raison, et même sur la géométrie : les proportions sont la base de l’ordre : lorsqu’un homme associe à sa destinée et choisit pour sa compagne une femme qui, par su naissance, son éducation et ses sentiments, n’a aucun rapport avec lui, il fait un de ces actes de folie que l’amour conseille souvent : le préjugé est au contraire de s’imaginer qu’une passion aveugle nous éclaire mieux que la raison, sur le choix de celle qu’on doit épouser. Se marier avec sa servante est le dernier degré de l’indécence et de la folie, parce que, sur vingt mille servantes, à peine y a-t-il une Paméla, une Nanine : un des plus grands inconvénients des romans et des comédies est de gâter l’esprit, de donner des idées fausses, d’inspirer le mépris des bienséances, d’enflammer l’imagination, et de consacrer une passion insensée qui, par elle-même, n’a rien de noble, puisque son premier effet est de nous ravir les deux plus beaux attributs de l’homme, la raison et la liberté.

II §

Il est évident que Voltaire n’a voulu faire une comédie de Paméla que pour avoir occasion d’étaler des idées philosophiques qui avaient alors le mérite de la nouveauté, et qui plaisaient beaucoup à ceux même qu’elles devaient le plus offenser. L’expérience leur a beaucoup ôté de leur crédit : aujourd’hui elles ne sont plus ni nouvelles, ni brillantes, ni hardies ; elles ne paraissent plus que fausses, chimériques et funestes.

Dans la première scène du premier acte, la baronne reproche vivement au comte de vouloir faire sa femme d’une petite servante :

Vous oseriez braver impudemment
De votre rang toute la bienséance,
Humilier ainsi voire naissance,
Et, dans la honte où vos sens sont plongés,
Braver l’honneur ?

LE COMTE.

Dites les préjugés.
Je ne prends point, quoi qu’on en puisse croire,
La vanité pour l’honneur et la gloire.
L’éclat vous plaît ; vous mettez la grandeur
Dans les blasons : je la veux dans le cœur.
L’homme de bien, modeste avec courage,
Et la beauté spirituelle, sage,
Sans biens, sans nom, sans tous ces titres vains,
Sont à mes yeux les premiers des humains.

Ces sophismes, parés de tout l’éclat du charlatanisme philosophique, sont toujours applaudis avec transport par le vulgaire qui n’en comprend pas le sens, et n’en sont pas moins un tissu de niaiseries et d’extravagances subversives de toute société. Le valet, dans l’ordre de la nature, vaut beaucoup mieux que son maître s’il est plus grand, plus fort, plus courageux ; mais dans la hiérarchie sociale, il n’est point son égal, quoiqu’il soit homme de bien et modeste avec courage : la société est essentiellement fondée sur l’inégalité : ce n’est point vanité, c’est prudence de cherchera s’assortir dans l’union conjugale, d’éviter une trop grande disproportion de naissance et de fortune. Ce n’est point préjugé, c’est sagesse dans un homme de choisir une compagne dans sa classe, et de ne point sacrifier les convenances de l’état et du rang aune fantaisie passagère. Un paysan tel que George Dandin a grand tort d’épouser une demoiselle : un monsieur n’est pas plus sensé quand il épouse une paysanne, il y a toujours de la folie et de l’humiliation à se laisser conduire, dans l’affaire la plus importante de la vie, par la plus aveugle des passions.

Il appartient à un philosophe beaucoup moins qu’à tout autre, de mettre sur le compte de la raison et de la philosophie des caprices honteux qui violent toute bienséance et sont essentiellement contraires au bon ordre. S’il ne faut pas chercher la grandeur dans les blasons, il faut encore moins la chercher dans les antichambres et dans les cuisines : cette grandeur de l’âme et du cœur, il y a toujours mille à parier qu’elle se trouvera dans une fille bien née, élevée au sein d’une famille honnête, plutôt que dans une servante. Qu’un décrotteur homme de bien, modeste avec courage, qu’une marchande de pommes belle, spirituelle et sage, soient, aux yeux de monsieur le comte, les premiers des humains, monsieur le comte est au moins le premier des fous. Il est étrange qu’un homme d’esprit tel que Voltaire méprise assez le public pour lui débiter ces sottises métaphysiques : il est malheureux que le public fût assez sot pour justifier ce mépris par ses applaudissements.

La baronne, irritée des raisonnements du comte, lui dit :

…………… Mon sang
Exigerait un plus haut caractère.

Et le comte répond :

Il est très haut, il brave le vulgaire.

C’est une maxime cynique ; il y a souvent beaucoup de bassesse à braver le vulgaire : les scélérats, les fous, les charlatans bravent aussi le vulgaire. Dans quelle classe de philosophes faut-il les ranger ? La baronne réplique :

Vous êtes fou ; quoi ! le public, l’usage !…

LE COMTE.

L’usage est fait pour le mépris du sage :
Je me conforme à ses ordres gênants

Pour mes habits., non pour mes sentiments. Le premier vers est faux ; c’est ce qui arrive presque toujours aux auteurs sentencieux qui veulent tout généraliser. Il y a des usages très respectables qu’il est non seulement injuste, mais très dangereux de mépriser : le sage est modeste, il se défie de ses lumières ; il ne croit pas avoir plus de sens et d’expérience que les anciens ; il est porté à croire qu’un usage même dont il n’aperçoit pas l’utilité, n’a cependant pas été établi sans de bonnes raisons. Les esprits hautains, arrogants, présomptueux, sont presque toujours des esprits légers, superficiels et frivoles :

Il faut être homme, et, d’une âme sensée,
Avoir à soi ses goûts et sa pensée,
Irai-je en sot aux autres m’informer
Qui je dois fuir, chercher, louer, blâmer ?
Quoi ! de mon être il faudra qu’on décide !
J’ai ma raison ; c’est ma mode et mon guide :
Le singe est né pour être imitateur,
Mais l’homme doit agir d’après son cœur.

Galimatias propre à former des originaux, des brouillons, des extravagants, de mauvaises têtes. Voltaire, qui méprise tant les singes, est ici le singe des Anglais ; et lui-même a fait une foule de singes qui ont répété et délavé longtemps après lui tous ces misérables apophtegmes de vendeurs d’orviétan. Il faut être homme ; oui, mais non pas homme des bois, qui ne connaît de règle que son caprice ; mais homme de société appartenant à une nation qui a ses idées, ses principes, ses coutumes, ses lois, ses sentiments, son esprit et son caractère : l’homme qui, sous prétexte d’être lui, prétend tout fronder, tout bouleverser, penser à part, ne suivre que ses goûts, n’a pas l’âme sensée ; c’est un fripon ou un fanatique : il est dans la société ce que sont dans l’Église universelle ceux qui prétendent expliquer l’Évangile à leur mode, et ne prennent pour guide que leur faible raison. L’homme instruit et raisonnable n’ignore pas qu’on décore du nom de raison l’entêtement, l’orgueil, la prévention, le préjugé, qu’on attribue souvent à la raison les plus pitoyables folies. La raison, éclairée par l’expérience, apprend aux hommes sages à se conformer à l’ordre, à suivre ce qui est établi, à respecter les institutions et les mœurs de leur pays. Telle fut la conduite des plus grands philosophes de l’antiquité. La doctrine de Voltaire ne peut qu’infecter la société de novateurs, de factieux, d’hommes singuliers, inquiets et turbulents.

III §

— Des littérateurs superficiels s’imaginent trancher toute la question des drames avec un vers de Voltaire :

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Cela prouve seulement qu’ils sont voltairiens fanatiques, et qu’ils n’entendent pas la question. Ce vers leur paraît un des plus jolis et des plus sensés que Voltaire ait faits dans sa vieillesse : c’est outrager la vieillesse de Voltaire. On sait que le propre du fanatisme est de flétrir par ses excès la religion qu’il prétend honorer ; le vers en question n’est ni joli ni sensé, parce qu’il porte sur une idée triviale ou fausse. S’il faut adopter l’interprétation qu’en donnent ceux même qui le citent avec tant d’emphase, le vers signifie que tous les genres sont bons quand ils sont bien traités : c’est l’argument du malade imaginaire qui répond à ceux qui méprisent la casse : « Hon ! de bonne casse est bonne. » Ces messieurs de même, pour faire l’apologie du drame, font dire à Voltaire ; « Hon ! un bon drame est bon. »

Voltaire n’était pas capable d’une pareille niaiserie, et ses commentateurs n’ont point saisi sa pensée. L’auteur de La Pucelle n’avait réussi que par des innovations dangereuses ; il était naturellement ennemi des règles et des principes, qu’il regardait comme les entraves du génie. Pour amuser et pour plaire, tous les moyens lui semblaient bons : il a donc voulu dire qu’il n’y avait de mauvais en littérature que ce qui ennuie : maxime fausse et pernicieuse ; car il y a de chétifs romans, de méchantes farces, des bouffonneries ignobles, des impiétés, des ordures, des satires, qui amusent beaucoup et n’en sont pas pour cela meilleurs. Le poème de La Pucelle n’est pas ennuyeux, et assurément le genre en est très mauvais : il vaut encore mieux ennuyer que corrompre.

Ce même Voltaire, cité comme un oracle, a dit, dans son bon temps, que le drame était un monstre né de l’impuissance d’être tragique ou comique. Cette doctrine ne l’a pas empêché de faire des drames qui ont amusé autrefois : ils ennuient beaucoup aujourd’hui, et, d’après l’arrêt de l’auteur lui-même, ils sont d’un mauvais genre. Il faudrait donc recommander à ces critiques de café de ne point aborder indiscrètement des questions littéraires qu’ils n’entendent pas : que ne se bornent-ils à faire, tant bien que mal, leurs analyses, et à rendre compte du succès des pièces comme d’un fait ? On ne se compromet jamais en traçant tout simplement son sillon ; mais la démangeaison de parler de ce qu’on ne sait pas expose à dire bien des sottises.

L’Enfant prodigue §

I §

Cette pièce eut vingt-deux représentations dans la nouveauté. Le succès en fut, pour ainsi dire, escamoté : elle lut jouée sans annonce a la place de Britannicus qu’on avait affiché, et que l’indisposition prétendue d’un acteur ne permit pas de donner. On dévora les mauvaises plaisanteries et les caricatures triviales avec une patience héroïque ; les scènes intéressantes furent applaudies avec transport : le comique larmoyant était encore du fruit nouveau ; une parabole de l’Évangile mise au théâtre avait un faux air de philosophie qu’on trouvait alors très piquant. L’anonyme que l’auteur garda constamment tenait la curiosité en haleine. Tout contribua donc au bonheur de cette œuvre équivoque, où le bouffon se mêle au pathétique, où le plus mauvais ton s’allie à la délicatesse et au sentiment : bizarre assemblage qu’un critiqua du temps crut devoir appeler un monstre dramatique.

« J’ai fait cet enfant, dit Voltaire, pour répondre à une partie des impertinentes épîtres de Rousseau, où cet auteur des Aïeux chimériques, et des plus mauvaises pièces de théâtre que nous ayons, ose donner des règles sur la comédie. » Les comédies de Rousseau ne sont pas bonnes, mais celles de Voltaire ne valent pas beaucoup mieux : un bossu ne doit pas reprocher à son camarade d’avoir le dos voûté. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait des pièces de théâtre pour en donner des règles : Aristote eût certainement composé de bien mauvaises tragédies : sa poétique n’en est pas moins un chef-d’œuvre. Horace et Boileau n’ont point fait de comédies : leurs préceptes n’en sont pas moins les oracles du goût. Les malheureuses productions dramatiques de La Harpe n’ôtent rien au mérite de son Cours de littérature ; tandis que Voltaire, malgré ses succès au théâtre, expose souvent dans ses discussions littéraires une doctrine superficielle et même erronée.

J’ai voulu, continue l’auteur de L’Enfant prodigue, faire voir à ce docteur flamand que la comédie pouvait fort bien réunir l’intéressant et le plaisant. Voltaire est donc bien éloigné d’avoir atteint son but ; car il n’a fait voir autre chose, sinon que l’alliance de la bouffonnerie avec la sensibilité était monstrueuse et détestable. Il s’en faut de beaucoup que Rondon, Fierenfat et madame de Croupillac soient plaisants ; ce sont des farces de la Foire, dignes de Guillot Gorju et de Gautier Garguille. On conçoit à peine aujourd’hui comment les honnêtes gens de 1736 ont pu supporter pendant vingt-deux représentations ces grossièretés dégoûtantes qui remplissent presque toute la pièce, tandis qu’il n’y a guère que deux ou trois scènes où l’intérêt se montre : encore cet intérêt n’est-il point celui qu’on exige dans une bonne comédie ; c’est l’intérêt romanesque du drame. L’Enfant prodigue, composé pour réfuter l’épître de Rousseau sur la comédie, est lui-même une preuve de la bonté des principes du docteur flamand.

Voltaire n’avait donc pas raison de s’applaudir de cette réunion de l’intéressant et du plaisant, encore moins d’insulter Rousseau en disant : Le pauvre homme n’a jamais connu ni l’un ni l’autre, parce que les méchants ne sont jamais ni gais ni tendres. Ce pauvre homme est cependant le Pindare et l’Horace de la poésie française. Il va plus de gaîté dans ses épigrammes, dont je n’excuse pas d’ailleurs la licence, que dans les comédies de Voltaire. Si l’on comparait, d’après les règles de la saine philosophie, le mal qu’a fait Rousseau avec celui qu’a fait Voltaire, je ne sais pas lequel serait le méchant ; il est du moins certain que Voltaire n’est ni gai ni plaisant dans ses comédies, et que dans ses pamphlets, ses romans et ses contes, ses plaisanteries sont presque toujours cruelles et sa gaieté méchante. Dans Candide surtout, la joie de l’auteur est barbare et son rire diabolique ; c’est un esprit infernal qui semble jouir des maux de l’humanité.

M. d’Argental avait trouvé mauvais que la maîtresse de l’enfant prodigue jouât dans la pièce un plus grand rôle que son père. Voltaire n’eut point d’égard à cette critique très raisonnable ; le rôle d’Euphémon le père est décent mais faible et peu théâtral : il n’a qu’un très court entretien avec l’enfant prodigue. C’est la jeune Lise qui mène le barbon, et lui prescrit, pour ainsi dire, la conduite qu’il doit tenir avec son fils. L’amour ne devait pas usurper les droits de la nature.

II §

Voltaire a fait une préface pour justifier sa pièce. On sait que les préfaces des auteurs dramatiques ne sont que des apologies de leurs défauts, et des poétiques arrangées exprès pour leurs pièces : telles sont celles de Lamotte-Houdart, d’ailleurs écrites avec, beaucoup d’art et de finesse. Celles de Voltaire ne sont pas moins élégantes, sans être aussi adroites ; ses raisonnements pour excuser les plates facéties qui déshonorent son pathétique, n’ont pas même le mérite d’être spécieux : « Rien n’est si commun, dit-il, qu’une maison dans laquelle un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, et quelques parents prennent différemment part à la scène. » Faut-il donc mettre sur la scène tout ce qui se passe communément dans une maison ? La comédie ne choisit-elle pas les mœurs qu’elle veut peindre ? Le théâtre n’a-t-il pas une foule de convenances à garder ? C’est ce malheureux sophisme de Voltaire qui a fourni aux auteurs un prétexte pour exposer aux yeux du public une foule de niaiseries de la vie commune, qui sont à la vérité naturelles, mais n’en sont pas moins insipides et tout à fait indignes de la scène.

On raille très souvent dans une chambre de ce qui attendrit dans la chambre voisine ; mais le théâtre, qui n’offre aux spectateurs que la même chambre, ne doit pas détruire un sentiment par un autre, et gâter une situation touchante, en mettant à côté la parodie. Il faut abandonner cette licence aux poètes de tréteaux. Sedaine a bien pu égayer parties farces les horreurs du dernier supplice, dans son opéra du Déserteur ; mais il ne convenait pas à Voltaire de donner un si mauvais exemple : la même personne a quelquefois ri et pleuré de la même chose dans le même quart d’heure. Présentez au théâtre une telle bizarrerie : vous ne ferez ni rire ni pleurer, ou, si l’on rit, ce sera du poète. Quelle logique, et quelle apologie ! les sophismes de Lamotte sont bien plus séduisants. Les admirables raisons que Voltaire vient d’exposer sont appuyées d’un conte qui vaut beaucoup mieux que ses raisons : quand on a tort, il faut tâcher de faire rire ses juges, et quand on n’a pas l’art d’instruire et de persuader ses lecteurs, on doit du moins les amuser : un bon mot est pour le vulgaire un bon argument. Il est donné à peu d’écrivains de réunir l’agréable et l’utile, et d’égayer la raison par la plaisanterie. Voltaire nous raconte donc que la maréchale de Noailles, étant au chevet de madame de Gondrin, l’une de ses filles qui était en danger de mort, s’écria dans un transport de douleur : Mon Dieu, rendez-la-moi, et prenez tous mes autres enfants ! Le duc de La Vallière, époux d’une autre de ses filles, très scandalisé d’une telle prière, tira sa belle-mère par la manche, et lui dit : Madame, les gendres en sont-ils ? Si l’on en croit Voltaire, le désespoir de la maréchale ne tint pas contre cette facétie ; un grand éclat de rire fut la réponse de cette mère désolée. Toute la famille sortit avec elle en riant à gorge déployée ; et, ce qui est encore bien plus extraordinaire, la malade, oubliant qu’elle était à l’agonie, se mit à rire beaucoup plus fort que tous les autres.

Le conte de Peau d’Âne est plus vraisemblable qu’une pareille anecdote. Cette plaisanterie, aussi indécente que déplacée, devait naturellement exciter l’indignation plutôt que le rire ; ou s’il faut absolument s’en rapporter à la bonne foi du conteur, il résulte de cette historiette, non pas qu’un poète peut faire pleurer et rire ses personnages tout à la fois mais que la maréchale était une folle, que le duc avait un mauvais cœur, et que la maladie de madame de Gondrin était une maladie pour rire.

Voltaire prend cette petite aventure pour une règle d’Aristote ; il en conclut qu’il ne faut donner l’exclusion à aucun genre ; et si l’on me demandait, dit-il, quel genre est le meilleur, je répondrais : Celui qui est le mieux traité. Ce sont ces décisions hasardées d’un bel esprit étourdi et léger qui ont bouleversé toute notre littérature : assurément il y a de mauvais genres, quelque bien qu’ils soient traités. Une parade parfaite en son genre est toujours un ouvrage méprisable. Scarron a traité le burlesque aussi bien qu’il peut l’être ; ce n’en est pas moins un genre très indigne d’occuper un homme de lettres.

L’Écossaise §

Le même nouvelliste qui annonçait il y a quelque temps les répétitions et les représentations de ma tragédie de Caton, vient encore de consigner dans sa gazette un autre fait non moins authentique et d’une aussi grande importance. Il nous assure qu’on a proposé aux comédiens de remettre L’Écossaise, et que les comédiens ont rejeté la proposition, dans la crainte d’offenser un certain personnage redoutable pour eux. Il est très possible qu’on ait fait aux comédiens une pareille proposition, très possible qu’elle n’ait pas été approuvée ; mais le motif qu’on prête aux comédiens pour la rejeter est tout à fait étrange et invraisemblable. Que peut avoir de commun le personnage en question, avec cette ignoble et dégoûtante satire qui déplut dans le temps à ceux même qui n’aimaient pas l’homme de lettres qu’on y outrageait avec tant de bassesse ? La plus forte raison pour ne pas reproduire aujourd’hui cette infamie littéraire, c’est le respect pour le nom de Voltaire, qui s’est couvert d’un éternel opprobre par cette vengeance indigne d’un honnête homme. Un second motif, peut-être plus puissant encore, c’est la froideur et la platitude de l’ouvrage, aussi ennuyeux que méchant. D’ailleurs, l’estimable écrivain calomnié dans cette rhapsodie maladroite, y est peint surtout comme un vil délateur, comme un espion de la tyrannie, lequel fait métier de lui dénoncer les malheureux et les proscrits. Or, depuis que les disciples de Voltaire, et les plus ardents zélateurs de sa doctrine, ont exercé publiquement à Paris cette fonction honorable pendant les troubles de l’anarchie ; depuis qu’ils se sont faits les espions du saint office de salut public et les familiers de l’inquisition de sûreté générale ; depuis qu’on les a vus, au nom de la philosophie et de la liberté, devenir les délateurs et les bourreaux de tout ce qu’il y avait d’honnête et de respectable en France, on n’a garde de rappeler aujourd’hui une accusation pareille, dans la crainte que le public indigné ne la détourne sur la tête des vrais coupables. Voilà les seuls motifs qui ont pu faire rejeter par les comédiens L’Écossaise, et non la crainte d’offenser un certain personnage plus utile que redoutable pour eux :

Censeur un peu fâcheux, mais pourtant nécessaire.

Il sera peut-être intéressant pour les lecteurs de trouver ici quelques détails historiques et quelques réflexions impartiales au sujet de cette grande bataille livrée en 1760, sur le théâtre de Paris, entre les factieux avides de nouveautés et les défenseurs des anciennes lois du royaume : ceux-ci engagèrent l’action. M. Palissot, protégé de M. de Choiseul, profita du moment où les nouveaux docteurs venaient d’insulter, dans un libelle, la princesse de Robecq et la princesse de Lamarck ; il fit jouer, par l’ordre du ministre, sa comédie des Philosophes qui eut un grand succès. M. Palissot prétendit avoir fait la comédie des Philosophes, non pas pour soutenir le gouvernement et les anciennes institutions, mais uniquement pour venger deux princesses ; il perdit tout l’honneur de cette attaque courageuse, et sa politique à l’égard de Voltaire lui fit un tort irréparable auprès des honnêtes gens. Pour un homme d’esprit, il commit une bévue bien grossière, en se flattant de pouvoir séparer Voltaire des philosophes dont il était le chef. Ses flatteries et son encens ne firent qu’augmenter le mépris du vieux pontife, sans affaiblir sa haine pour celui qui avait battu son clergé et ses valets de chambre. Quand on vit l’auteur de la comédie des Philosophes prosterné devant le lama de la philosophie, devant le Baal des infidèles, on sentit combien il était indigne de la gloire de défendre une si belle cause ; on aurait pu lui appliquer ces vers d’Athalie :

Jéhu, qu’avait choisi sa sagesse profonde,
Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde,
…………………………………………………
…………………………………………………
Suit des rois d’Israël les profanes exemples ;
Du vil Dieu de l’Égypte il conserve les temples ;
Jéhu, sur les hauts lieux enfin osant offrir.
Un téméraire encens que Dieu ne peut souffrir,
N’a, pour servir sa cause et venger ses injures,
Ni le cœur assez droit ni les mains assez pures.

Le gouvernement se trahit lui-même par ce malheureux système de bascule et de contrepoids toujours si dangereux. Après avoir permis qu’on démasquât les philosophes ligués contre les institutions et les mœurs de la nation, il crut aussi qu’il fallait laisser insulter le seul homme qui avait le courage de les défendre ; il autorisa la représentation de L’Écossaise, qu’on regardait comme la réponse à la comédie des Philosophes : traitant ainsi de la même manière ses amis et ses ennemis, à l’exemple du sot Jupiter de la fable :

Tros Rutulus ve fugat, nullo discrimine habebo.

Quelle différence entre ces deux comédies ! elle était presque aussi grande que la différence qu’il y avait entre les deux causes. Palissot confond une secte ennemie de la société ; Voltaire insulte un homme de lettres qui n’a d’autre crime que de ne pas tout admirer et tout croire dans ses ouvrages : Palissot dénonce à la nation d’affreux principes, une doctrine désolante et meurtrière ; Voltaire, n’ayant rien à reprocher à celui qu’il outrage, que son zèle à défendre le gouvernement et le culte de son pays, se trouve réduit a d’infâmes impostures, à d’atroces calomnies que les lois punissent dans tous les états policés : Palissot se nomme, comme le doit tout accusateur honnête ; Voltaire se cache comme un lâche calomniateur, comme un vil libelliste ; il a recours à toutes ces honteuses fourberies, à tous ces déguisements méprisables d’un criminel que sa conscience condamne.

Qui pourrait aujourd’hui balancer entre M. de Voltaire qui conspire la ruine de sa patrie, et M. Fréron qui, pour la secourir, se dévoue à tous les traits d’une secte implacable ? Ce n’est ici ni le poète ni l’écrivain qu’il faut considérer ; avant de faire des vers ou de la prose, il faut être citoyen, il faut être honnête homme : de bonnes actions valent mieux que de bons poèmes ; le talent dont on abuse mérite plus de haine et de mépris que d’éloges, au jugement de J.-J. Rousseau ; l’esprit n’est rien en comparaison des mœurs et de la vertu. M. Fréron succombant victime de son devoir, dédaigné du gouvernement qu’il a soutenu, en butte à la rage des sophistes dont il a dévoilé les complots, sans autre consolation que sa conscience, me paraît bien supérieur à Voltaire applaudi, triomphant, célébrant sa victoire au milieu d’une troupe de sectaires et de conjurés armés contre les lois et les mœurs de leur pays. Ce contraste me rappelle Bayard mourant au pied d’un arbre, en brave et vertueux chevalier, tandis que le connétable de Bourbon, infidèle à son roi, traître envers sa patrie, enivré de son coupable triomphe, se croit au comble de la gloire, quand il a perdu l’honneur, et s’imagine faire envie, quand il n’excite que le mépris et la pitié.

Les voltairiens ont répondu à la comédie de Palissot, comme les molinistes aux lettres de Pascal, en l’accusant d’avoir falsifié les passages, altéré la doctrine des casuistes philosophes : rien ne serait plus facile que de vérifier si l’auteur a fidèlement extrait leurs principes. On me dira peut-être qu’il ne faut pas reprocher à ces sophistes d’avoir détruit l’ancien gouvernement pour nous amener l’heureux résultat dont nous jouissons aujourd’hui. Je réponds d’abord qu’il leur était impossible de prévoir ce résultat, et que personne n’osait l’espérer. Nous leur avons obligation de l’anarchie que leur alcoran favorise et consacre ; mais pour le miracle qui a terminé nos malheurs, nos docteurs modernes n’y ont aucune part ; ils ne peuvent l’appuyer sur aucun de leurs dogmes ; il n’y a que la saine et véritable philosophie, conservatrice de la société et de la tranquillité publique, qui ait présidé à cet acte de notre délivrance.

Je réponds ensuite que c’est une lâcheté et une folie de cabaler contre le gouvernement sous lequel on vit, quels que soient ses abus ; que c’est un crime de souffler par des déclamations incendiaires les feux de la discorde et de la guerre civile, de faire éclore des factions qui tôt ou tard renversent l’état où elles ont pris naissance ; il n’y a pas de plus grand attentat envers l’humanité que celui qui tend à détruire l’autorité. Les philosophes, comblés des bienfaits de la cour, étaient des ingrats qui déchiraient la main qui les nourrissait ; s’ils voulaient déclamer contre le despotisme, ils ne devaient pas en recevoir des pensions et des grâces. On peut toujours raisonnablement se défier d’une secte dont les talents se sont déjà signalés par la ruine de l’ancienne constitution de leur patrie. Il n’y a pas un des membres de cette confrérie philosophique qui ne puisse se vanter du pouvoir de ses sophismes, comme Émilie du pouvoir de ses charmes, et s’écrier avec une juste confiance : « Si j’ai détruit un gouvernement, j’en détruirai bien d’autres ! »

Leur haine seule contre nos institutions religieuses est extrêmement funeste à la société, puisque la religion, suivant J.-J. Rousseau, est le plus solide appui de l’autorité, et presque l’unique garantie de la soumission des citoyens du gouvernement. Il leur serait difficile de nier cette haine après l’aveu naïf que Voltaire en a fait en mille endroits de sa correspondance, et spécialement dans cette petite anecdote qu’il raconte joyeusement. M. Hérault, lieutenant de police, disant à l’un des frères : « Vous ne détruirez jamais la religion chrétienne », le frère répondit froidement : C’est ce qu’il faudra voir. Et on l’a vu.

Tancrède §

I §

Le grave et austère Boileau a dit en parlant de l’amour :

De cette passion la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.

Ce principe n’est pas puisé dans la poétique d’Aristote ; ce n’est point une de ces maximes générales, fondées sur la nature et sur le bon sens, qui sont de tous les temps et de tous les lieux ; ce n’est qu’une vérité locale, bonne pour le siècle de Louis XIV, mais qui commence aujourd’hui à perdre beaucoup de sa force : on a même dit que l’amitié avait arraché cette loi au sévère Aristarque, et qu’en établissant ainsi l’amour la première des passions tragiques, il avait moins consulté l’intérêt de l’art qui la gloire de Racine.

Les anciens ont connu l’amour aussi bien que nous ; mais ils l’ont regardé comme uniquement du ressort de la comédie, qui peint les travers et les folies de l’humanité. La nature et le bon sens leur disaient qu’un héros est plus ridicule qu’intéressant, lorsqu’il fait dépendre son sort du caprice d’une femme. Les malheurs de l’imagination, quelque douloureux qu’ils puissent être, leur paraissaient tenir de trop près à l’extravagance pour mériter une place dans la tragédie ; ils croyaient que la route la plus sûre pour aller au cœur des hommes raisonnables, était la peinture des catastrophes terribles qui renversent quelquefois la fortune des grands de la terre. Les Grecs, accoutumés à pleurer les infortunes trop réelles d’Œdipe, de Philoctète et d’Agamemnon, n’auraient fait que rire de la bizarrerie d’un prince qui, dans l’état le plus brillant de ses affaires, n’est malheureux que parce qu’il n’est pas tout à fait sûr d’être aimé de sa maîtresse, quoique sa maîtresse s’épuise en protestations d’amour. Ils n’estimaient que cette généreuse sensibilité qui défend l’innocence opprimée, soutient la faiblesse et soulage le malheur. Quant à cette vaine délicatesse d’un cœur oisif, qui se forge à lui-même des tournions chimériques et des peines mystérieuses, qui se nourrit de plaintes, de douleurs et de mélancolie, ils auraient cru insulter au bon sens des spectateurs, s’ils leur avaient offert sur le théâtre de Melpomène des personnages visionnaires, dans un pareil état de démence.

Ce sont cependant de tels héros et de tels malheurs que Voltaire nous présente dans Zaïre et dans Tancrède ; c’est à ce titre que l’auteur du Cours de littérature regarde ces deux tragédies comme les peintures de l’amour les plus touchantes que la poésie dramatique ait jamais tracées, confondant ainsi, d’une manière peu digne d’un littérateur, l’amour romanesque avec l’amour tragique. Le peintre de l’amour le plus naturel et le plus touchant qui ait existé en France, Racine, même en payant le tribut au goût de son siècle, a mieux conservé la vraisemblance : il n’a jamais donné qu’aux femmes ces transports et cette frénésie de l’amour qui dégradent la raison ; ses héros amoureux ne sont jamais des forcenés et des fous. Titus sacrifie l’amour à son devoir ; Bajazet, à l’honneur et à la bonne foi ; Xipharès, à la piété filiale ; l’amour d’Achille ne sert qu’à donner une nouvelle énergie à sa fierté, à sa colère, à son enthousiasme guerrier ; la passion d’Hippolyte, innocente et pure comme lui, le console de l’injustice d’un père. Le seul Oreste forme une exception ; mais ses fureurs sont, pour ainsi dire, consacrées par la mythologie ; elles entrent dans sa destinée.

Pour dépayser ses lecteurs et masquer ses emprunts, Voltaire a jugé à propos de prendre une route diamétralement opposée : chez lui, les hommes sont des extravagants à lier ; les femmes, des raisonneuses et des philosophes, qui, malgré leur morgue doctorale, ne sont pas souvent beaucoup plus sages. Les amantes, chez Racine, savent toujours parfaitement bien pourquoi elles s’affligent ; leur délire amoureux est aussi raisonnable qu’il peut l’être ; c’est la logique de la passion qui les conduit. Racine a dédaigné les quiproquo, les malentendus, les méprises ; il a laissé aux romanciers tous ces imbroglio dont le bon sens murmure et qui avilissent la scène tragique. Voltaire a vécu des restes de Racine ; il a mis à profit le rebut de ce grand homme : l’intérêt de Zaïre et de Tancrède n’est fondé que sur ces petits moyens qui n’appartiennent qu’au roman : la fable de ces deux tragédies ne porte que sur un raffinement misérable, sur une erreur puérile ; tout dépend d’un mot qu’on ne dit pas, parce que le poète ne veut pas qu’on le dise, et tout son génie, qui devrait être employé à créer des situations, à développer des sentiments, se consume en expédients mesquins, pour suppléer au bon sens et à la vérité.

Pour ne parler ici que de Tancrède, ce caractère me paraît plus intéressant, plus noble et plus fier que celui d’Orosmane, que l’amour et la galanterie rendent quelquefois bien petit. Tancrède est errant, persécuté, proscrit ; ses malheurs donnent à sa passion une teinte tragique : il vient à travers mille dangers revoir sa patrie et sa maîtresse ; mais sa patrie est ingrate et barbare, sa maîtresse le trahit pour un étranger, pour un ennemi ; elle est sur le point d’expier ce crime infâme sur un échafaud, et cependant il expose sa vie pour sa défense, par un sentiment de générosité et de grandeur d’âme digne d’un véritable chevalier. Voilà un personnage tragique bien supérieur, selon moi, à un soudan qui perd la tête et bouleverse son empire pour une petite esclave de son sérail, qui, pendant la moitié de la pièce, se livre à des folies dignes des Petites-Maisons, parce que cette esclave fait des façons pour l’épouser, et qu’il a surpris un billet galant qu’on lui adresse. Le troisième acte de Tancrède, l’un des plus beaux qu’il y ait au théâtre, me cause autant d’émotion que la tragédie de Zaïre m’inspire de dégoût et d’ennui ; c’est dommage que Voltaire n’ait pas eu la tête assez forte pour imaginer un plan raisonnable, où il pût placer ce beau caractère de Tancrède. Il n’y a que ce seul acte dans toute la pièce ; le reste ne présente que les malheureux efforts du poète pour empêcher que les deux amants ne s’entendent. La Harpe regarde comme le chef-d’œuvre du génie d’avoir esquivé l’explication : l’expérience dépose contre son opinion ; car l’entrevue de Tancrède et d’Aménaïde est froide et sans aucun effet, comme il arrive toujours quand les personnages ne disent que ce qui convient au besoin du poète, et non pas ce que la situation leur inspire.

À moins de supposer Aménaïde en démence, ce qui doit l’occuper en tombant aux pieds de son libérateur, c’est le soin d’effacer les funestes impressions que sa lettre a dû produire dans le cœur d’un amant. Quoi ! lorsque toute la ville, quand son père lui-même l’accuse d’une intelligence criminelle avec Solamir, lorsqu’elle est condamnée à mort pour ce crime honteux qu’elle ne désavoue pas, Aménaïde juge qu’il est impossible que son amant la soupçonne ! elle s’amuse à exprimer vaguement sa reconnaissance, avant de songer à rétablir son honneur dans l’esprit de Tancrède ! Voilà bien l’orgueil le plus sot, le plus extravagant, le moins conforme à la logique de la passion ; il n’accommode que l’impuissance du poète. Aménaïde, en paraissant aux yeux de Tancrède, ne devait ouvrir la bouche que pour protester de son innocence, pour déclarer hautement que la lettre dont on l’accusait n’était point pour Solamir, mais pour un héros plus digne de ses vœux, et qu’elle ne pouvait nommer en ce moment ; cette déclaration, sans compromettre Tancrède, suffisait pour calmer sa jalousie, et les regards d’Aménaïde pouvaient aisément lui dire ce nom que sa bouche était obligée de lui taire ; voilà ce que la nature, le bon sens, la passion exigeaient : mais une pareille explication rendait la tragédie impossible ; il faut absolument que Tancrède périsse, comme il faut que Zaïre soit tuée : et c’est parce que le poète n’a pu motiver raisonnablement ces deux morts, qu’il a échoué dans le plan de ces deux tragédies.

Qu’une amante trahie et désespérée se tue, cette faiblesse a son excuse dans celle du sexe : qu’un amant furieux poignarde sa maîtresse qu’il croit infidèle, cette atrocité est dans la nature de la jalousie ; mais qu’un héros, qu’un fier guerrier comme Tancrède veuille mourir parce que sa maîtresse est infidèle, c’est une petitesse qui n’est tragique que dans le système romanesque de notre chevalerie. Lorsque, dans la tragédie d’Antigone, Sophocle nous présente le jeune Hémon qui s’ensevelit dans le même tombeau avec sa maîtresse, pour expier et punir l’injustice et la barbarie de son père envers cette fille vertueuse, c’est un dévouement admirable, un sacrifice héroïque fait à l’amour et à l’amitié. Mourir pour une infidèle est une sottise ; mourir pour ne pas survivre à l’objet qu’on aime, est le comble du courage et de la générosité.

II §

En vérité, les lettres de Voltaire valent beaucoup mieux que ses comédies, et même que ses tragédies : Voltaire en déshabillé me plaît davantage que Voltaire en habit de théâtre : c’est dans ses lettres qu’il est éminemment lui ; son esprit, ennemi de toute espèce d’entraves, s’y développe à son aise : c’est là qu’il est vif, léger, brillant, bouffon, folâtre : c’est un prophète qui prend toutes les formes, c’est une coquette qui change à chaque instant de visage ; il se replie en cent laçons pour flatter et pour plaire : le serpent qui séduisit Ève n’était ni plus joli ni plus malin : ses saillies, ses boutades, ses caprices, ses contradictions, forment des scènes toujours naturelles, toujours variées, toujours amusantes : il n’y a que sa colère, sa grossièreté, son fanatisme, qui ne soient point aimables. Quand il écrit aux gens de sa clique, à ses garçons philosophes, il a le ton d’un soldat réformé, qui conspire dans une taverne : c’est un homme très poli avec les gens du monde, mais qui ne se gêne pas avec ses valets.

Voltaire n’était pas né pour le genre sérieux ; il paraît guindé, déclamateur, charlatan dans le tragique, parce qu’il se moquait lui-même le premier de son pathos ; il ne cherchait qu’à éblouir, qu’à tromperie vulgaire par des farces larmoyantes : on sent qu’il faisait un métier : il y a réussi, parce qu’avec de l’esprit on fait tout passablement bien, parce qu’il n’avait pour concurrents dans cette carrière que de pauvres diables qui n’étaient pas aussi rusés que lui ; mais dans tous les ouvrages enjoués et badins, dans les pièces fugitives, dans les petits pamphlets, dans les petits romans, dans les facéties et les turlupinades, dans les lettres surtout, c’est un homme divin ; c’est Voltaire qu’on trouve dans son talent naturel et vrai : c’est alors qu’il est original, qu’il a une physionomie, un caractère, et qu’il parle du cœur : dans tout le reste, son allure est gênée et fausse ; c’est un hypocrite qui se compose, parce qu’on le regarde.

Je lui devais ce petit éloge pour le plaisir et même pour l’utilité que ses lettres m’ont procurés : j’y découvre le secret de sa composition ; j’y vois comme il travaillait ses tragédies, ce qu’il en pensait lui-même ; malgré sa vanité, il a des moments de justice où il s’apprécie ce qu’il vaut : ses lettres sont pour moi les coulisses et le derrière du théâtre ; elles me mettent au fait de toutes les petites intrigues, ignorées de la foule, à qui on ne laisse apercevoir que la scène, et encore d’assez loin.

Dès que Voltaire avait choisi un sujet de tragédie, incapable de le mûrir, il jetait rapidement sur le papier les scènes, telles qu’elles se présentaient à son imagination échaudée : la besogne était expédiée, et la tragédie faite ordinairement en trois semaines ou un mois. Il envoyait ensuite ce croquis à ses anges, c’est-à-dire, au comte d’Argental, et surtout à la comtesse, qu’il appelait madame Scaliger, à cause des grands commentaires qu’elle faisait sur les impromptu et les presto tragiques qu’il offrait à sa censure. Si les remarques lui semblaient justes, il corrigeait, retouchait, réformait : communément assez docile pour mettre, comme il le dit lui-même, une sottise à la place d’une autre, quelquefois il s’obstinait, il avait la sagesse de ne pas vouloir mieux faire qu’il ne pouvait.

Souvent de lui-même il remaniait son esquisse ; il changeait des actes entiers ; il faisait de nouvelles tirades ; ce travail était bien plus long que celui de la première composition ; enfin, lorsqu’il avait satisfait son conseil privé et lui-même, il s’occupait de la représentation, et c’était là une source de combinaisons profondes. Les affaires d’un grand empire ne se traitent pas avec plus de gravité dans le cabinet d’un souverain que toutes les minuties relatives au tripot (c’est ainsi que Voltaire appelle la Comédie-Française) ne s’agitaient dans le conseil de madame Scaliger ; tout était prévu, arrangé, calculé ; mais la pauvre tragédie, avant même d’être jouée, avait été tant de fois rapetassée et ravaudée, qu’elle n’était plus qu’un amas de pièces et de morceaux.

Ainsi se fabriquaient, ainsi se disposaient ces prétendus prodiges de poésie et de philosophie, destinés à subjuguer la première nation de l’univers, ces chefs-d’œuvre qu’une admiration aveugle a longtemps consacrés. Je révèle ici aux profanes d’étonnants mystères : ce sont les grands effets par les petites causes. Mais il faut rendre à Voltaire la justice qu’il mérite ; il riait dans son âme de ses tours de gibecière ; il connaissait les hommes, il les méprisait ; il savait ce qu’il faut au peuple, et rarement, en voulant tromper les autres, il se trompait lui-même.

C’est de cette manière que Tancrède fut raboté : l’auteur l’appelait sa chevalerie ; il fondait son succès sur la nouveauté de l’entreprise : pouvait-il ignorer que le Cid est un véritable chevalier ? Sévère, dans Polyeucte, est aussi un personnage créé d’après les idées de la galanterie chevaleresque. Il est étonnant que nos poètes tragiques n’aient pas fait un plus fréquent usage des mœurs, des usages et du caractère des chevaliers. Voltaire, pressé de jouir, n’attendit pas les corrections de madame Scaliger pour essayer son enfant nouveau-né, sur le petit théâtre de son petit château de Tourney. Le seigneur châtelain y joua lui-même le rôle d’Argire ; et Clairon-Denis, celui d’Aménaïde. Voltaire regardait sa nièce comme une actrice beaucoup plus touchante que mademoiselle Clairon : il n’y avait point d’Allobroge, de Suisse ou d’Allemand si dur qu’elle ne fît pleurer, à ce que dit son cher oncle.

C’est avec autant de gaîté que de raison qu’il appelle son petit théâtre théâtre des marionnettes, théâtre de Polichinelle : sur ces tréteaux, et sur ceux de Ferney, le grand homme a passé sa vieillesse à faire véritablement le Polichinelle et le Gille : ceux qui allaient chercher dans cette citadelle de la philosophie le grand lama, le restaurateur de la raison, l’apôtre de la vertu et de l’humanité, étaient bien étonnés, en arrivant, de n’y trouver qu’un mime et un histrion : la chose était cependant toute simple, puisque son évangile n’était qu’une farce, et sa philosophie un masque comique.

Au reste, il ne faut pas s’étonner si Voltaire traite si lestement son petit théâtre ; il n’a pas plus de respect pour le souverain pontife Benoît XIV, dont il avait baisé les pieds dans ses lettres ; il l’appelle un bon Polichinelle ; et les ouvrages de ce pape, qui dans son distique sont la lumière du monde, ne sont plus dans ses lettres que de gros in-folio très ennuyeux, que le père Menou, jésuite, faisait semblant de traduire pour attraper un bon bénéfice.

Mais je perds de vue le théâtre de Polichinelle, où l’on fit l’essai de Tancrède : « Il est bien petit, je l’avoue, dit Voltaire ; mais, mon divin ange, nous y tînmes hier, neuf en demi-cercle, assez à l’aise ; encore avait-on des lances, des boucliers, et l’on attachait des écus et l’armet de Mambrin à nos bâtons vert et clinquant, qui passeront, si l’on veut, pour pilastres vert et or : une troupe de racleurs et de sonneurs de cor saxons, chassés de leur pays par Luc y composaient mon orchestre. Que nous étions bien vêtus ! que madame Denis a joué supérieurement les trois quarts de son rôle ! Je crois jouer parfaitement le bonhomme. Je souhaite en tout que la pièce soit jouée à Paris comme elle l’a été dans ma masure de Tourney ; elle a fait pleurer les vieilles et les petits garçons, les Français et les Allobroges : jamais le mont Jura n’a eu pareille aubaine. »

On voit, dans cette plaisante caricature, un vieillard que la vanité et la manie théâtrale ont fait tomber en enfance, qui se passionne pour des farces, comme les petites filles pour leur poupée qu’elles font coucher avec elles. Je ne sais pas si l’illustre vieillard dramatique couchait avec ses habits de théâtre ; mais on a assuré que, lorsqu’il devait jouer, il les endossait dès le matin, et les portait toute la journée, afin de se mieux pénétrer du rôle qu’il avait à remplir le soir. Quand on songe que ces niaiseries faisaient tourner la tête à l’homme qui partageait alors l’admiration de l’Europe avec le Salomon et l’Alexandre du Nord, et qui terrassait des préjugés comme Frédéric battait des armées, on gémit sur le néant des grandeurs humaines. Mais, à propos du grand Frédéric, tout le monde ne sait peut-être pas que ce Luc dont il est question dans le récit est une anagramme infâme, dont Voltaire se servait pour désigner le monarque philosophe.

III §

L’auteur du Cours de littérature établit en principe que tout ce qu’il y a de plus touchant dans les peines de l’amour, ce sont celles que les amants se font à eux-mêmes. Je pense que ces peines chimériques, qui n’ont pour fondement que le caprice et l’entêtement le plus bizarre, sont trop puériles et trop extravagantes pour toucher beaucoup des spectateurs raisonnables. La Harpe n’avait probablement établi ce principe que pour appuyer son opinion sur Zaïre, qu’il assurait être la plus touchante de toutes les tragédies. Il me semble qu’Orosmane cesse d’être touchant quand il cesse d’être lui-même, quand il trompe sa maîtresse, quand il emploie la ruse et les détours pour se forger des peines qu’il pouvait éviter en allant droit son chemin avec franchise et simplesse.

La Harpe s’est servi du même principe pour faire valoir l’intrigue de Tancrède ; et, par malheur pour le principe, ce qui touche dans Tancrède, c’est la valeur de ce héros, sa générosité, son enthousiasme chevaleresque, et non pas l’ironie insultante dont il accable sa maîtresse, l’invincible opiniâtreté avec laquelle il rejette tout éclaircissement, et le parti qu’il prend de se faire tuer au lieu de s’expliquer ; la seule chose peut-être qui le justifie, c’est la sottise plus grande encore d’Aménaïde, qui, tombant aux genoux de son libérateur, ne lui dit rien de ce qu’il fallait dire. Ses premiers mots devaient être ; « Généreux inconnu, vous n’avez point combattu pour une criminelle : je suis innocente. Daignez honorer de votre présence le palais de mon père ; je me justifierai devant vous et devant lui. » L’orgueil est donc plus fort que l’amour ? Puis-je être touché quand je trouve que le poète se moque de moi, et a fait exprès ses amants bien fous et bien bêtes, pour filer sa tragédie et se procurer un dénouement pathétique ?

Du reste, le caractère de Tancrède est parfaitement beau ; c’est un vrai chevalier. Je ne connais point de personnage aussi intéressant dans aucune tragédie de Voltaire ; et peut-être ce qu’il y a de mieux dans tout son théâtre, c’est le troisième acte de cette pièce. On peut le regarder comme le dernier soupir du poète, qui avait alors soixante-six ans, et on doit lui appliquer ce vers de Corneille :

Et son dernier soupir est un soupir illustre.

Trois ans après Voltaire disait de lui, avec beaucoup de vérité, dans une lettre adressée à Le Kain, qu’il n’était pas fort échauffé par les glaces du mont Jura ; qu’un vieillard tel que lui n’était plus bon qu’à faire des contes de ma mère l’Oie, et qu’il ne connaissait plus d’autre feu que celui de sa cheminée. Il signait le Vieux de la montagne, par allusion à la position de son château, et peut-être à ses nombreux disciples qu’il envoyait dans l’Europe répandre une doctrine meurtrière pour les peuples et pour leurs chefs.

Tancrède fut joué par Le Kain et mademoiselle Clairon avec une perfection qui contribua beaucoup au succès. Mademoiselle Clairon aurait désiré plus de fracas et de spectacle : femme à grand talent, à grand caractère, elle avait épousé la secte qui disposait alors de l’opinion ; et l’un des projets des frères pour révolutionner la scène française était d’y introduire par degrés toute la barbarie et toutes les farces du théâtre anglais. Imbue de leurs principes, mademoiselle Clairon avait demandé sérieusement à Voltaire, pour le troisième acte de Tancrède, un échafaud, une potence, un bourreau et tout l’appareil du supplice. On venait d’essayer sur le même théâtre une chambre tendue de noir, où se trouve une fille seule avec le cadavre de son amant qu’elle contemple à la lueur d’une lampe sépulcrale ; mademoiselle Clairon, avec son échafaud, avait la noble ambition de l’emporter sur la tenture noire et sur le cadavre.

Mais Voltaire avait plus de goût que ses disciples ; il sentit l’abus et le ridicule d’un pareil spectacle, et voici ce qu’il écrivit à Le Kain : Je me flatte que vous n’êtes pas de l’avis de mademoiselle Clairon, qui demande un échafaud ; cela n’est bon qu’à la Grève… La potence et les valets de bourreau ne doivent pas déshonorer la scène à Paris. Mademoiselle Clairon n’a certainement pas besoin de cet indigne secours pour toucher et attendrir tous les cœurs.

Dans plusieurs autres endroits il s’élève contre ce vain appareil théâtral qui n’a pour but, comme il le dit lui-même, que de divertir les garçons perruquiers qui sont dans le parterre. Cependant telle est la versatilité de sa doctrine, que dans une autre lettre il félicite Le Kain d’avoir fait un miracle en faisant paraître un corps mort sur la scène. Il y a beaucoup d’acteurs glacés et inanimés qui opèrent ce miracle, et font paraître sur la scène des corps morts, sans mériter pour cela qu’on les félicite.

Il faut avouer, dit Voltaire dans la même lettre, que jusqu’ici la scène n’a pas été assez agissante. Vous parviendrez à faire changer l’ancienne monotonie de notre spectacle qu’on nous a tant reprochée. Comment ! dans les pièces de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire lui-même, la scène n’est pas assez agissante ? Que veut-on de plus ? Ne cherchons point à mettre dans la tragédie plus d’appareil de spectacle et de pantomime que ces grands modèles n’ont jugé à propos d’en mettre ; ce serait aux dépens de la raison, du sentiment et de l’éloquence qui doivent dominer dans le poème dramatique ; c’est par le discours que la tragédie fait son imitation : au lieu de perfectionner la scène, nous ne ferions que la dégrader et la dénaturer.

Il est vrai que Voltaire ajoute, pour réparer son indiscrétion et corriger l’imprudence d’un pareil propos : Mais aussi, gare les actions forcées et mal amenées ! gare le fracas puéril du collège ! Pourquoi donc se plaindre que la scène, jusqu’ici, n’a pas été assez agissante ? Pourquoi reprocher a Corneille et à Racine une prétendue monotonie ? N’est-ce pas inviter les auteurs à chercher des actions forcées, et le fracas puéril du collège, tandis qu’on affecte de les en détourner ? N’est-ce pas mêler la saine doctrine avec le venin de l’erreur ? Une des hérésies littéraires les plus familières aux novateurs de ces derniers temps, c’est que les grands maîtres de notre scène tragique n’ont pas assez d’action et de spectacle.

IV §

Peu d’ouvertures de tragédies sont plus insipides et plus ennuyeuses que celle de Tancrède : cette assemblée de chevaliers syracusains, qui proscrit les absents et prêche la liberté du ton de la tyrannie, ressemble à tout ce que l’on voudra ; mais ce n’est pas le tout d’être tyran, il faut encore être éloquent ; et l’on conviendra que ce club de républicains de Syracuse ne vaut pas, pour les figures de rhétorique et pour l’effet du débit, ceux que nous avons vus à Paris. Il y a parmi ces orateurs syracusains des gens timides qui savent à peine parler : ils auraient joué un triste rôle dans les conciliabules politiques qui ont voulu nous régénérer ; mais on les souffre sur la scène française, où ils sont employés, non pas à la régénération, mais au remplissage du théâtre.

Tout ce qu’on entrevoit à travers d’éternels discours, c’est que Tancrède, chassé de Syracuse dès son enfance par une faction, est proscrit de nouveau par un décret ; que ses biens sont confisqués au profit de son ennemi Orbassan, lequel se dispose encore à hériter de sa maîtresse Aménaïde, et tout cela pour l’intérêt de la patrie et le bien de la paix. Argire est un vieillard imbécile ; mais son gendre Orbassan n’est pas si sot : il prend toujours à son compte les biens de Tancrède, et se contente de dire pour le soulagement de sa conscience :

Ces biens sont à l’état, l’état seul peut les prendre ;
Je n’ai point recherché cette faible faveur.

Si la confiscation ne tombe que sur des biens médiocres, sans doute la faveur est faible ; mais enfin Orbassan l’accepte telle qu’elle est, sous prétexte qu’il ne l’a point recherchée, et que l’état, ayant droit de dépouiller Tancrède, peut faire part de sa dépouille à qui il lui plaît. Le bonhomme Argire a quelque scrupule sur la légitimité de la confiscation ; mais un des chevaliers le terrasse par cette question foudroyante :

Blâmez-vous le sénat ?………

Il est clair qu’il ne peut émaner du sénat de Syracuse que des décrets justes et sages, que les passions et les erreurs de cette assemblée sont la loi éternelle, et que la liberté consiste dans une aveugle obéissance à toutes les fantaisies du sénat. Argire en est si bien persuadé, qu’il répond modestement et en bon citoyen :

… Toujours à la loi je fus prêt de me rendre,
Et l’intérêt commun l’emporta dans mon cœur…

Supposant que l’intérêt commun consiste dans l’exécution d’un décret que lui-même trouve injuste ; ce qui est absolument contraire à l’opinion de ces vieux radoteurs de l’antiquité, qui prétendaient qu’aucune injustice ne pouvait jamais être utile ni aux particuliers ni au public.

Il n’y a peut-être pas au théâtre une fille aussi folle qu’Aménaïde : il est vrai qu’elle a voyagé ; elle a vu la cour de Byzance, et l’on sait que la cour et les voyages forment bien l’esprit d’une fille. Non seulement elle est pédante et raisonneuse comme toutes les héroïnes de Voltaire ; mais c’est une tricoteuse de Robespierre, qui veut soulever le peuple contre le sénat, et faire une révolution afin d’épouser son amant : c’est aussi une amazone, une guerrière ; elle a les principes d’un démagogue et l’âme d’un grenadier. Telles étaient les princesses que Voltaire imaginait à soixante ans.

…………………………… Tancrède n’est pas loin.
Il est temps qu’il paraisse et qu’on tremble à sa vue…
…………………………………………………………
……………………………………… Et peut-être
Mes oppresseurs et moi nous n’aurons plus qu’un maître.
………………………………… Il faut tout oser ;
Le joug est trop honteux, ma main doit le briser :
La persécution enhardit ma faiblesse ;
Le trahir est un crime, obéir est bassesse.
…………………………………………………………
… L’amour à mon sexe inspire le courage…
Et s’il est des dangers que ma crainte envisage,
Ces dangers me sont chers, ils naissent de l’amour.

Quel langage et quelle dévergondée ! et cependant ce n’est rien encore : elle adore un héros intrépide, et veut l’être comme lui. Ainsi, au mépris des lois, des ordres de son père, au risque de perdre la vie sur un échafaud, elle écrit à Tancrède de venir l’épouser et régner dans la république de Syracuse, comme si cela était aussi aisé à faire qu’à écrire. La lettre est interceptée ; on croit qu’elle est pour Solamir, parce qu’elle est sans adresse : Aménaïde est condamnée à mort. Tancrède la délivre en combattant pour elle ; mais en même temps il la méprise comme une infidèle qui l’a trahi pour Solamir. L’orgueilleuse créature ne daigne pas se justifier ; les très justes soupçons de Tancrède sont pour elle une offense.

C’en est fait, je ne veux jamais lui pardonner.
………………………………………………
Et, s’il a pu me croire indigne de sa foi,
C’est lui qui pour jamais est indigne de moi.

Mais comme Tancrède lui a sauvé la vie, et qu’elle ne veut rien lui devoir, elle calcule très judicieusement qu’en lui rendant le même service sur le champ de bataille, en combattant auprès de lui pour détourner les coups de l’ennemi, elle aura payé sa dette, et qu’ils seront alors quitte à quitte.

Tancrède, qui me hais et qui m’as outragée,
Qui m’oses mépriser après m’avoir vengée,
Oui, je veux à tes yeux combattre et t’imiter,
Des traits sur toi lancés affronter la tempête,
En recevoir les coups…, en garantir ta tête,
Te rendre à tes côtés tout ce que je te dois,
Punir ton injustice en expirant pour loi,
Surpasser, s’il se peut, la rigueur inhumaine,
Mourante entre tes bras, t’accabler de ma haine,
De ma haine trop juste ; et laisser, à ma mort,
Dans ton cœur qui m’aima, le poignard du remord,
L’éternel repentir d’un crime irréparable,
Et l’amour que j’abjure et l’horreur qui m’accable.

Ce n’est pas pour le théâtre, c’est pour les Petites-Maisons qu’un pareil galimatias est fait. Que cette frénésie du sot orgueil est petite et ridicule ! qu’on s’intéresse peu pour une furie ! pour une fille enragée de vanité, irritée qu’on la soupçonne, quand elle est entre les mains du bourreau, condamnée à mort sur sa propre écriture, et coupable, de l’aveu même de son père ! Il n’y a pas d’exemple d’un tel délire ; il n’y en a guère aussi d’un verbiage plus pauvre, plus lâche et plus indigne d’un bon écrivain.

Aménaïde n’en veut point démordre : elle va au milieu des soldats courir après Tancrède ; son père court après elle, et a bien de la peine à ramener cette folle, qu’il aurait fallu lier dans sa chambre, s’il y avait eu de bonnes lois dans la république de Syracuse. Revenue à la maison, elle insulte le peuple, le sénat, sa patrie, son père, tout l’univers : dans un transport de joie que lui cause une fausse nouvelle, elle devient insolente au point d’oser s’écrier :

Oppresseurs de Tancrède, ennemis citoyens,
Soyez tous à ses pieds, il va tomber aux miens.

Y eut-il jamais d’arrogance plus indécente et plus comique, surtout de la part d’une créature à qui l’on n’a que des crimes et des folies à pardonner ? Il est incroyable qu’on ne soit pas tenté de rire de ces absurdités. Heureusement on ne les comprend pas ; le jeu de l’actrice les couvre ; elles passent sous le nom d’amour. Tout cela fait du fracas et du tintamarre sur la scène ; il n’en faut pas davantage pour le vulgaire, toujours prêt à s’extasier sur les sottises pompeuses et bruyantes.

V §

Cette tragédie est dédiée à madame de Pompadour. Voltaire s’est cruellement moqué de Corneille pour avoir dédié Cinna du sieur de Montauron, trésorier de l’épargne, et pour l’avoir comparé à Auguste. Si le sieur de Montauron imitait la libéralité d’Auguste envers les gens de lettres, Corneille a pu, sans le comparer à Auguste, observer qu’il avait une des qualités de cet empereur. Je conviens que Corneille faisait trop d’honneur au financier Montauron en lui dédiant un chef-d’œuvre de poésie dramatique ; mais Voltaire n’en a pas fait beaucoup à madame de Pompadour, et s’en est fait encore moins à lui-même, en dédiant à la maîtresse de Louis XV une pièce assez médiocre. Montauron du moins avait un état honnête ; son emploi ne blessait point publiquement les mœurs ; et, subalterne dans son administration, il n’y pouvait pas faire beaucoup de mal. Corneille, en honorant un homme de cette espèce, ne se déshonorait, pas lui-même. Il n’y a que de la simplicité et de la franchise dans son procédé ; celui de Voltaire est le résultat de l’ambition, de l’intrigue.

L’auteur de Tancrède voudrait en vain nous persuader que le seul motif de la reconnaissance lui a dicté cet hommage public rendu à une femme perdue d’honneur, et dans ce temps-là même, l’objet des malédictions de la France, qui lui imputait avec quelque raison tous ses malheurs. Il faut plaindre Voltaire, s’il avait reçu des bienfaits d’une source aussi impure, et s’il était forcé de mettre le public dans la confidence de ses obligations. Il est triste de devoir tant à la personne que tout le monde hait et méprise, et qui n’est pas même estimée du vil courtisan qu’elle protège. Voltaire avait-il donc oublié ces vers de Zaïre :

Seigneur, il est bien dur pour un cœur magnanime
D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime ;
Leurs bienfaits font rougir, leurs refus sont affreux.

On s’était servi autrefois avec succès de cette sultane pour opposer Crébillon à Voltaire. Les faveurs de la marquise avaient ranimé le vieil auteur de Rhadamiste, engourdi dans la paresse. Il avait retrouvé à soixante-dix ans assez de vigueur pour achever son Catilina, commencé depuis vingt ans. Madame de Pompadour avait pris la pièce sous sa protection, l’avait prônée à la cour, et avait poussé la générosité jusqu’à vouloir habiller tous les acteurs. On peut imaginer ce qu’ont dû lui conter le sénat et les deux consuls, c’est-à-dire, dix-huit comédiens, revêtus de toges de toile d’argent, par-dessus des tuniques de toile d’or, enrichies de diamants. Voltaire s’en souvenait, et, bien loin d’en conserver une éternelle rancune contre la favorite, ce qui ne l’eût mené à rien, il fut assez philosophe pour tâcher d’avoir part aussi à ces précieuses faveurs.

Le maréchal de Richelieu arrangea les choses : on commença par dédier au maréchal L’Orphelin de la Chine, et madame de Pompadour eut ensuite la dédicace de Tancrède. C’est ainsi que Voltaire, en bon citoyen, partageait ses hommages entre les deux personnes qui rendaient, alors au roi de France les services les plus agréables et les plus essentiels. On voit avec le plus grand intérêt, dans la correspondance du grand-prêtre de Ferney, quelles étaient les vives alarmes de ce fin courtisan, au sujet de son Orphelin de la Chine. Il tremblait que sa fidèle Chinoise, sa vertueuse Idamé, qui préfère la mort au divorce et un mandarin à l’empereur, ne fut regardée comme une satire de mademoiselle Poisson, très jolie Française, qui ne s’était pas fait prier pour quitter son mari, qui trouvait un roi de France meilleur qu’un fermier général, et le nom de marquise de Pompadour plus harmonieux que celui de madame Le Normant d’Estiolles.

Voltaire, dans son épître dédicatoire, commence par avertir madame de Pompadour que toutes les épîtres dédicatoires ne sont pas de lâches flatteries, que toutes ne sont pas dictées par l’intérêt : c’est avouer du moins que la plupart méritent ce reproche, et un tel aveu n’est ni délicat ni adroit ; car rien ne prouve que son hommage soit exempt de flatterie et d’intérêt. Les flatteurs et les intrigants savent toujours se parer de beaux prétextes : si on les en croit, ils n’ont jamais que des vues nobles et pures ; c’est toujours le zèle, l’amitié, la reconnaissance qui les inspirent. L’art apprend à taire les objections auxquelles on ne peut répondre, et un homme d’esprit tel que Voltaire me paraît en manquer beaucoup, lorsqu’il dit à sa marquise : « Les autres faiseurs d’épîtres sont flatteurs et intéressés ; mais moi, je ne suis que reconnaissant et sensible, par la raison que j’ai vu dès votre enfance les grâces et les talents se développer, et que j’ai reçu de vous des témoignages de bonté. » Voilà une singulière manière de penser et une étrange liaison d’idées.

Voltaire, au reste, ne se contente pas de justifier ses propres intentions ; il se rend caution pour celles de Crébillon, son confrère et son maître, lequel avait aussi dédié son Catilina à madame de Pompadour : mais Crébillon, homme simple et presque sauvage, n’avait pas besoin d’un répondant aussi suspect que Voltaire ; il se défendait assez par son caractère, par son âge. Ce que madame de Pompadour avait fait pour lui et pour Catilina était public et notoire : l’hommage qu’il lui fit de cette tragédie était vraiment une dette qu’il acquittait ; et, comme il le dit ingénieusement lui-même, le public avant lui avait déjà dédié Catilina à celle qu’on pouvait en regarder comme la mère. L’épître de Crébillon, renfermée en très peu de lignes, annonce la simplicité et la franchise de ses mœurs : il y a de la vérité et du naturel dans le ton avec lequel il rend grâces à la favorite d’avoir retiré des ténèbres un homme oublié.

Pour Voltaire, connu pour être le flatteur officiel de tous les grands, et qui avait passé sa vie dans le grand monde et dans les intrigues, on savait à quoi s’en tenir sur sa dédicace ; la contrainte seule et la froideur d’un style très compassé, ne laissent aucun doute sur les motifs de l’écrivain, et ce n’est pas ainsi que s’exprime la reconnaissance. Si quelque chose pouvait dérober Voltaire au soupçon de flatterie, ce seraient les maladresses et les balourdises qui lui échappent : les flatteurs ordinairement ne sont pas si gauches.

Pourquoi, par exemple, faire pressentir a la marquise qu’on pourrait blâmer une dédicace adressée à une femme de son espèce ? Il est vrai que ces sortes d’hommages étaient réservés aux princes, aux grands seigneurs, aux femmes titrées ; il est vrai qu’on pouvait et qu’on devait trouver indécent qu’un homme qui s’affichait pour le patriarche de la philosophie et le restaurateur de la raison, fît bassement sa cour à une maîtresse du roi. Mais, encore une fois, la politesse et l’usage du monde ne permettaient pas de toucher une pareille corde dans l’épître ; il était impertinent de dire : Si quelque censeur pouvait désapprouver l’hommage que je vous rends, ce ne pourrait être qu’un cœur né ingrat ; car c’était dire à la marquise que des rigoristes pourraient désapprouver un hommage rendu à une personne comme elle, et que la seule reconnaissance pouvait le justifier.

Une autre naïveté encore plus forte, était d’apprendre à madame de Pompadour que les gens de lettres et les hommes sans prévention étaient les seuls qui ne disaient point de mal d’elle, et de conclure une pareille confidence par cette phrase à prétention : Croyez, madame, que c’est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser. Il n’est pas ici question d’examiner si ceux qui prétendent savoir penser ne sont pas ceux qui pensent le plus mal ; il s’agit seulement de faire voir combien il est ridicule et malhonnête de dire à cette maîtresse du roi : Madame, il n’y a que les gens de lettres et les philosophes qui disent du bien de vous, dans l’espérance que vous leur en ferez ; mais le reste de la nation, compose de gens qui ne savent pas si bien penser ; tout le peuple, qui n’a d’autre philosophie que celle de la nature et du bon sens, vous maudit et vous déteste.

VI §

On est quelquefois étonné que nos poètes dramatiques n’aient pas tiré un plus grand parti de notre ancienne chevalerie : il semble que ces guerriers si intrépides, si fiers, si galants, si généreux, pouvaient figurer dans nos tragédies aussi heureusement du moins que les anciens héros de la fable. L’expérience a prouvé le contraire : les mœurs des chevaliers sont intéressantes ; mais il faut les adapter à un sujet, les faire entrer dans une action ; ce qui est très difficile, quand on ne veut pas se jeter dans les aventures romanesques. Peu de chevaliers ont joué un assez grand rôle dans le monde pour qu’ils puissent être les héros d’une tragédie : Le Cid même n’est regardé que comme une tragi-comédie. Le seul chevalier aussi illustre que les rois dans l’histoire, c’est Bayard ; et du Belloi l’a présenté avec succès dans un ouvrage fondé tout entier sur la chevalerie, et qui, dans son ensemble, vaut mieux que Tancrède. La pièce de du Belloi a surtout l’avantage d’offrir des noms connus, des noms célèbres dans notre histoire. Personne ne sait ce que c’est que Tancrède et cette Aménaïde. Le Bayard de du Belloi présente des événements importants, capables de fixer l’attention : on ne voit dans Tancrède que des folies amoureuses, une héroïne en délire, un héros qui se fait tuer pour une femme qu’il méprise.

Aménaïde refuse le secours que lui offre Orbassan, et se dévoue à la mort :

Je sais de votre loi la dureté barbare,
Celle de mes tyrans, la mort qu’on me prépare ;
Je ne me vante point du fastueux effort.
De voir sans m’alarmer les apprêts de ma mort :
Je regrette la vie, elle dut m’être chère ;
Je pleure mon destin, je gémis sur mon père.

On a voulu trouver de la ressemblance entre ces sentiments et ceux d’Iphigénie sur le point d’être immolée, qui dit à son père :

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

L’auteur des notes sur les tragédies de Voltaire, que l’on dit être Condorcet, fait à ce sujet les réflexions suivantes :

« Cette résignation paraît exagérée. Le sentiment d’Aménaïde est plus vrai et aussi touchant ; mais, dans cette comparaison, ce n’est point Racine qui est inférieur à Voltaire ; c’est l’art qui a fait des progrès. Pour rendre les vertus dramatiques plus imposantes, on les a d’abord exagérées ; mais le comble de l’art est de les rendre à la fois naturelles et héroïques : cette perfection ne pouvait être que le fruit du temps, de l’étude des grands modèles et surtout de l’étude de leurs fautes. »

Cette note est si étrange, si extraordinaire, qu’il faudrait un volume pour relever tout ce qu’il y a de faux et d’erroné dans un si petit nombre de lignes : elle renferme le bréviaire, ou plutôt le catéchisme de l’école voltairienne sur la poésie dramatique. Le secret de cette école, le mystère auquel on a soin d’initier tous les prosélytes, consiste à mettre Voltaire au-dessus de Racine, sans que cela paraisse, et sans trop scandaliser les faibles. Quelques enfants perdus, comme Saint-Lambert, qui avaient plus d’audace que de politique, plus de fanatisme que déraison, ont tranché très étourdiment sur cette supériorité ; ils ont proclamé Voltaire

Vainqueur des deux rivaux qui partagent la scène.

M. de La Harpe y a mis un peu plus de discrétion ; et, après avoir rabaissé Corneille, au point de ne lui accorder que de beaux morceaux, et pas une seule tragédie, il a très adroitement insinué que Voltaire avait été plus loin que Racine ; et c’était lui donner la victoire sur les deux maîtres de notre scène. Condorcet procède encore plus finement ; et, à l’aide d’une distinction philosophique, qui vaut pour le moins une distinction jésuitique, il sépare Racine de ses ouvrages. Il n’a garde de dire que Racine est inférieur à Voltaire ; il n’oserait en apparence proférer un tel blasphème ; mais il avance que depuis Racine l’art a fait beaucoup de progrès. Ce n’est donc pas Voltaire qui vaut mieux que Racine ; ce sont les tragédies de Racine qui sont inférieures à celles de Voltaire, parce que du temps de Racine, l’art n’était pas assez bien connu, parce que depuis ce grand homme les lumières ont fait un progrès étonnant. On reconnaît là la doctrine de madame de Staël, doctrine qui se trouve assez juste quand on l’applique aux sciences exactes, mais qui, appliquée aux arts d’agrément, est une des plus dangereuses hérésies qui jamais aient attaqué la foi littéraire.

Cette perfection dont on gratifie Voltaire, et qui l’élève fort au-dessus de Racine, est donc le fruit du temps, de l’étude des grands modèles, et surtout de l’étude de leurs fautes. D’après ce calcul, M. de La Harpe, et les auteurs tragiques actuels, doivent être fort supérieurs à Voltaire ; car depuis soixante ans l’art a fait des progrès : on a eu le temps d’étudier les grands modèles, et surtout leurs fautes. Il paraît que, d’après le conseil de Condorcet, les disciples de à Voltaire se sont particulièrement attaches à étudier ses fautes, car ils ont réussi à les bien imiter ; et ce sont les fautes de Voltaire qui font leurs beautés : de pareilles assertions ne méritent guère une réfutation sérieuse, et rien n’est plus comique que la gravité magistrale avec laquelle on érige en axiomes ces erreurs et ces mensonges de l’ignorance. Il faut pardonner à Condorcet, qui n’était que géomètre, des bévues en littérature ; mais on ne peut excuser dans un homme aussi philosophe ce fanatisme à froid pour Voltaire, lequel avait trop d’esprit pour ne pas se moquer d’un pareil admirateur. Il en faut bien que l’art de la tragédie ait fait des progrès depuis Racine ; il a au contraire sensiblement décliné. Depuis ce poète si sage, si judicieux, nous n’avons presque vu que des ouvrages d’écolier, où quelques lieux communs, quelques tirades de collège brillaient sur un fond misérable.

Faut-il être étonné que, dans ces derniers temps, on ait essayé de porter la lumière sur les défauts de Voltaire, et d’examiner avec quelque sévérité le plan et le style de ses tragédies ? Ces critiques n’étaient-elles pas nécessaires au rétablissement de la hiérarchie du Parnasse, lorsqu’une classe très nombreuse de la société, nourrie dans la superstition voltairienne, s’efforçait de mettre son idole au-dessus de Racine, et, désertant les autels du vrai Dieu, ne consacrait qu’à Baal ?

VII §

Cette tragédie est tirée d’un roman intitulé La Comtesse de Savoie, publié en 1722 par madame la comtesse de Fontaine. Plusieurs années avant qu’il parût, Voltaire en avait sans doute entendu la lecture car en 1713, n’ayant encore que dix-neuf ans, il composa à la louange de cette comtesse de Fontaine et de son roman une fort jolie épître, où il lui reproche galamment de ne point sentir l’amour qu’elle sait si bien inspirer et peindre : il la compare à l’hérétique Marot, qui dans ses psaumes chante ce même Dieu dont il méconnaissait la véritable loi : déjà le jeune poète mêlait des idées religieuses à ses plaisanteries.

Il est aussi question des juifs dans cette épître : la comtesse de Fontaine avait une pension considérable sur la synagogue des juifs de Metz, parce que le marquis de Givri, son père, avait favorisé leur établissement dans cette ville. Voltaire, en faisant son épître, souhaite que la comtesse de Fontaine compose tous les ans deux ou trois romans, et taxe quatre synagogues. Ce vœu est assez prudent. Voltaire pensait dès lors qu’il ne suffisait pas de faire des livres, qu’il fallait unir l’argent à la gloire, et que le titre de pensionnaire des juifs valait bien celui de prêtresse d’Apollon et des Muses.

Qu’un jeune auteur fasse des épîtres galantes pour les dames qui font des romans, fort bien ! cela ne me blesse en rien ; mais qu’un vieux poète, après avoir fourni au théâtre une carrière assez brillante, s’avise, à soixante ans, de prendre un sujet de tragédie dans un roman d’amour, cela me choque. La tragédie et le roman sont essentiellement ennemis, quoique trop souvent on essaie de les réconcilier.

Dans un roman frivole aisément tout s’excuse,
C’est assez qu’en passant la fiction amuse :
Trop de rigueur alors serait hors de saison ;
Mais la scène demande une exacte raison.

Un chevalier amoureux qui, persuadé de l’infidélité de sa maîtresse, se bat pour elle et lui sauve la vie, est un héros intéressant et théâtral : c’est pour mettre cette situation sur la scène que Voltaire a multiplié les invraisemblances et bâti un roman qui s’accorde mal avec l’exacte raison. L’espèce d’intérêt que l’on trouve dans la tragédie de Tancrède, coûte fort cher : il faut acheter au prix d’un long ennui quelques moments agréables.

Oreste §

Dans la première fleur de la jeunesse, Voltaire sut imiter heureusement Sophocle ; dans la pleine maturité de l’âge, il ne sut que le défigurer. À vingt ans, il fit un Œdipe fort supérieur à celui de Corneille ; à cinquante-cinq, il composa un Oreste qui n’a point fait oublier l’Électre de Crébillon. On peut sans doute reprocher à Crébillon de s’être écarté de Sophocle, d’avoir affaibli un sujet terrible par d’insipides amours. Électre a de grands défauts, mais ils sont rachetés par des beautés vraiment tragiques, et ces beautés appartiennent au génie de l’auteur : les deux derniers actes sont dignes de Crébillon. Dans l’Oreste, au contraire, on ne trouve presque rien qui soit digne de Voltaire, rien qui lui appartienne en propre : les situations pathétiques de cette pièce ne sont que des répétitions ou des réminiscences. Voltaire a mis à contribution Sophocle et son imitateur Longepierre ; il a pillé le Gustave de Piron ; il s’est pillé lui-même. Longepierre lui a fourni le plan, la coupe des scènes, et le coup de théâtre d’Électre qui va poignarder son frère, croyant tuer son assassin. Il est vrai que ce vol n’est qu’une récidive ; il y avait déjà longtemps qu’il s’était approprié un pareil effet dans sa fameuse tragédie de Mérope. Oreste, qui se présente à Égisthe comme le meurtrier d’Oreste, c’est Gustave qui se présente à Christiern comme le meurtrier de Gustave. La scène où Électre reconnaît son frère dans celui qu’elle regardait comme son assassin, est aussi empruntée en partie de celle où la fille de Stenon reconnaît Gustave son amant dans celui-là même qui vient lui annoncer sa mort. Que reste-t-il donc à Voltaire, que des déclamations dans un style qui n’est plus celui d’Alzire et de Mahomet ?

Dans le parallèle établi par La Harpe entre Crébillon et Voltaire, le critique insiste avec beaucoup de fiel et d’amertume sur la faiblesse et la dureté des vers de Crébillon ; mais il n’a garde de nous dire que l’Oreste n’est pas mieux écrit que l’Électre ; qu’il y a même des morceaux de vers où le style de Crébillon s’élève avec le sujet, tandis qu’on citerait à peine, dans la tragédie de Voltaire, une tirade de vingt vers où l’on ne trouve pas des impropriétés, des tournures prosaïques, des épithètes inutiles ou mal choisies : on croit lire des vers de Lagrange-Chancel, de Lamotte ou de Piron. Les premières tragédies de Voltaire sont en général les mieux versifiées : il est vrai qu’il a répandu plus d’éclat et de pompe dans ses chefs-d’œuvre, mais c’est aux dépens de la justesse et de la correction ; il a perdu de très bonne heure ce charme de style que les enthousiastes appellent son coloris. On sait que des couleurs plus brillantes que solides ne supportent pas longtemps l’action de l’air et du soleil : cette chaleur, cette heureuse audace, cette vivacité d’imagination qui séduit dans les ouvrages de son bon temps, ne se trouve plus dans ce qu’il a composé vers l’âge de cinquante ans, c’est-à-dire, à cette époque où Racine enfanta ce chef-d’œuvre d’Athalie, ce prodige de poésie et d’éloquence où brille toute la vigueur de la jeunesse ; mais le style de Racine, pétri de raison et de goût, fondé sur la nature et sur la vérité, donnait bien moins de prise à la vieillesse que le clinquant de Voltaire.

Le système tragique des Grecs est si différent du nôtre, que Racine lui-même, ce grand amateur de la simplicité antique, n’a pu traiter sans épisode les sujets empruntés du théâtre d’Athènes : par ce qu’a fait Racine, on peut en quelque sorte juger que ce qu’il n’a pas fat était impossible. Voltaire nous apprend que l’Œdipe de Sophocle lui fournissait à peine la matière de deux actes et plus de trente ans après, lorsqu’une longue expérience devait avoir mûri son jugement, il entreprend de délayer en cinq actes, sans aucun mélange étranger, l’Électre de Sophocle, sujet moins abondant et moins heureux que celui d’Œdipe. On lui a fait un grand mérite de ressusciter ainsi l’ancienne tragédie et d’exposer sur notre scène, dans toute sa simplicité, une des plus terribles catastrophes du théâtre grec, mais la simplicité n’est qu’un défaut d’action, quand elle est noyée dans un amas de déclamations, lorsqu’elle n’est qu’un galimatias ennuyeux. Il n’y a point d’amour, point d’épisodes dans l’Oreste de Voltaire ; mais il est farci de redites, de scènes inutiles, de situations forcées ; mais les caractères sont outrés, les personnages ne savent ce qu’ils font ni ce qu’ils disent ; il n’y a point de plan, point de marche, point d’ensemble, et le dénouement est ridicule.

Sophocle, dès la première scène, nous montre Oreste, qui vient de Delphes avec son gouverneur, pour venger la mort de son père sur Égisthe et sur Clytemnestre ; les dieux eux-mêmes lui font un devoir de ce crime religieux. Son dessein est de s’introduire dans le palais, comme un étranger qui apporte les cendres d’Oreste, et il charge son gouverneur d’aller l’annoncer. Dans Voltaire, tout le premier acte se passe en vaines lamentations, en exclamations, en apostrophes. Au commencement du second, Oreste et Pylade sont jetés par la tempête sur les rivages d’Argos ; mais ils n’indiquent leur projet que d’une manière extrêmement vague ; ils n’ont aucun moyen de réussir. Dans le cours de la pièce, l’action ne fait pas même un pas, quoique les coups de théâtre soient fréquents, et qu’il règne sur la scène beaucoup de fracas et de confusion. Tout à coup, quand on s’y attend le moins, lorsque Oreste et Pylade sont découverts et prêts à périr par l’ordre du tyran, les mutins n’entendent point raison ; une insurrection éclate, et, dans la bagarre, Égisthe et Clytemnestre sont tués, sans que personne puisse se douter comment on a pu faire une opération si brusque. Ce n’est pas là perfectionner Sophocle, comme le prétend La Harpe, c’est le gâter ; c’est mettre à la place d’une tragédie grecque un roman moderne. Ce n’est point par des cris, par un tumulte factice, qu’on échauffe le spectateur, mais par de beaux sentiments et de beaux vers : en vain les acteurs se démènent sur la scène, en vain ils frappent des pieds et font un grand vacarme en arrivant sur le théâtre ; la pièce n’en devient que plus froide, on est plus fatigué qu’ennui de ce charlatanisme.

Le caractère de Clytemnestre n’est pas soutenu ; tantôt elle s’attendrit, tantôt elle menace ; tantôt elle se déclare pour Oreste contre Égisthe, et lui fait entendre assez clairement qu’elle sait comment on se débarrasse d’un mari fâcheux ; tantôt elle prend le parti d’Égisthe ; c’est ce qui lui arrive assez mal à propos dans l’insurrection qui fait le dénouement, et, pour n’avoir pas eu plus de caractère, il lui en coûte la vie : c’est un rôle sans effet et absolument, nul.

Sophocle a prudemment supposé qu’Égisthe est absent : cette absence produit plusieurs bons effets ; elle motive la liberté des plaintes d’Électre ; elle facilite la vengeance d’Oreste ; elle épargne au spectateur la vue d’un misérable à qui l’on ne peut rien faire dire de bon. Égisthe arrive, sur la nouvelle qui s’est répandue de la mort d’Oreste ; on lui fait accroire qu’on va lui montrer son cadavre ; il lève lui-même le voile qui le couvre, et voit le corps de Clytemnestre qu’on vient d’égorger ; c’est le dernier degré de la terreur. On le force ensuite d’entrer dans l’intérieur du palais pour y recevoir la punition de son crime ; on l’égorge comme un vil scélérat et non comme un tyran. Cette seule scène vaut mieux que toute la pièce de Voltaire : son Égisthe est un personnage aussi odieux qu’imbécile, qui ne paraît que pour ordonner à ses gardes d’arrêter ceux qui lui sont suspects, et qui se laisse braver, suivant l’usage, par Électre et Clytemnestre. Le vice radical de la pièce est l’exagération et l’endure continuelle d’un tas de discours inutiles. Le froid vous saisit au milieu de cet attirail tragique qui n’est qu’un vain échafaudage ; c’est une espèce de centon de tous les vieux lambeaux qui traînent dans la garde-robe de Melpomène. Les momeries théâtrales y sont prodiguées jusqu’à la satiété, et l’auteur n’avait plus le vernis dont il savait les couvrir : on le voit qui se bat les flancs pour produire de l’effet ; son charlatanisme est à nu, et dans ce fatras de grands mots et de figures outrées, on cherche en vain la raison, la nature et la vérité.

Je ne renverrai point mes lecteurs sans leur présenter un bouquet de quelques vers de Voltaire :

Et nous, sur le tyran nous suspendons des coups
Que ma mère à mes yeux porta sur son époux.
Ô douleur ! ô vengeance ! ô vertu qui m’animes !
Pouvez-vous en ces lieux moins que n’ont pu les crimes ?
……………………………………………………………
Secondez de vos mains ma main désespérée
……………………………………………………………
Mes mains portent des fers, et mes yeux pleins de pleurs,
……………………………………………………………
Permettez que ma voix puisse encore en vous deux
Réveiller cet espoir……………………………………
……………………………………………………………
Semble oublier son père et négliger mes fers.
……………………………………………………………
Écrasait à loisir l’innocente faiblesse.

L’innocente faiblesse pour faiblesse de l’innocent, est un contresens grammatical.

Nos yeux, nos tristes yeux sont fermés sur son sort.

Cela n’est pas français, pour dire nous ignorons son sort.

…………………………… Quel affreux supplice
De former de son sang ce qu’il faut qu’on haïsse !
Nous craignons les mortels autant que l’on nous craint,
Et c’est un des poisons dont mon cœur est atteint.
Ah ! si j’ai quelques droits, s’il est vrai qu’il les craigne,
Dans ce sang malheureux que sa main les éteigne
……………………… Rendez-moi tout l’affront
Dont la main des tyrans a fait rougir mon front.
………………………… Que pouvais-je plus faire
Pour fléchir, pour briser ton cruel caractère ?
Tendresse, châtiment, retour de mes bontés…
……………………………… Toi seul as rompu
Ces nœuds infortunés de ce cœur combattu.
Venez avec la mort qui marche avec l’effroi.

Il faut s’arrêter ; si je voulais recueillir tous les vers faibles, durs et guindés, je transcrirais plus de la moitié de la pièce.

Mérope §

I §

Voltaire avait plus de quarante ans lorsqu’il composa Mérope ; il était dans toute la maturité de son talent. Quelques-uns regardent cette pièce comme son meilleur ouvrage ; aussi n’est-il pas de son invention : il ne s’égare pas là dans les espaces imaginaires ; il marche appuyé, escorté des anciens et des modernes. La réputation du sujet a tenté une foule d’auteurs ; c’est sur une demi-douzaine de Mérope que Voltaire a fabriqué la sienne : celle de Maffei lui a plus servi que les autres, parce qu’il est plus permis de piller les étrangers, et parce qu’il a trouvé dans le poète italien un génie brut et des inventions originales qu’il ne s’agissait que de polir. C’était bien ce qu’il lui fallait ; car Voltaire avait éminemment le goût et l’élégance. Il a fait main basse sur les inutilités, les naïvetés, les détails simples et rustiques ; il a su revêtir du coloris le plus brillant les idées de Maffei ; et le succès qu’il a obtenu est, avec celui de Zaïre, un des plus éclatants qui aient signalé sa carrière dramatique.

Il était juste que l’heureux imitateur de la Mérope italienne offrît à son modèle l’hommage de sa reconnaissance. Maffei, d’ailleurs, n’était pas un auteur de profession, un faquin obscur, qu’on pouvait dépouiller sans rien dire ; c’était un homme d’importance, un marquis ; c’était plus qu’il n’en fallait pour s’attirer de la part de Voltaire une épître charmante, où les louanges sont prodiguées avec tout l’art et toutes les grâces de la politesse française. L’auteur de cette flatteuse épître ne tarda pas à s’apercevoir qu’à Paris on le prenait au mot, que ses éloges y étaient regardés comme des jugements littéraires ; ses compliments de cour passaient pour de la bonne monnaie. La liante opinion qu’on se formait de l’original pouvait nuire à la gloire de la copie. Voltaire sentit le danger, et se hâta d’y remédier en habile homme qui savait conduire autre chose que des intrigues de tragédies ; il se fit écrire, par un de ses compères nommé La Lindelle, une lettre qu’on n’a pas négligé d’insérer dans ses œuvres ; le style en est assez déguisé pour qu’on n’y reconnaisse pas la plume de Voltaire. Dans cette lettre, on le gronde très sérieusement d’avoir flatté, outre mesure, Maffei et sa Mérope ; on fait une satire amère de la pièce italienne ; on en cite avec malice les endroits les plus choquants pour nos mœurs ; on verse le ridicule à pleines mains sur des naïvetés que la langue et les mœurs du pays rendent très excusables ; et l’on conclut de tout cela que le poète français n’a pas pu tirer un grand parti de cet amas d’absurdités, qu’il ne doit presque rien à Maffei, et qu’il lui a fait en le pillant beaucoup d’honneur.

Pour rendre la farce complète, Voltaire répondit à ce La Lindelle, pour le grondera son tour d’être si satirique : il affecte de prendre le parti de ce pauvre Maffei, tout en disant que le critique a raison sur bien des points ; et, par un effort bien généreux, il avoue que, dans toute la tragédie italienne, il y a deux endroits touchants et pathétiques. La Harpe lui-même, malgré son aveugle enthousiasme pour Voltaire, est forcé de convenir que ce procédé n’est pas très loyal ; ce qui n’empêche pas que dans le cours de son examen, ou plutôt de son panégyrique de Mérope (car ses examens des tragédies de Voltaire ne sont pas autre chose), il ne soit lui-même un petit La Lindelle très acharné contre Maffei, auquel il accorde à peine le sens commun, tandis que la Mérope de Voltaire, ainsi que la plupart de ses autres pièces, lui paraît le dernier effort de l’esprit humain. On sait combien le style de l’admiration est peu mesuré, quand cette admiration n’est qu’un préjugé de l’enfance, une erreur de l’éducation plutôt que le sentiment du vrai beau : on peut en juger par cette phrase indiscrète et téméraire, dont La Harpe n’a probablement pas senti toute la portée : « Voltaire a été imitateur dans Mérope et Oreste, comme Racine dans Phèdre et Iphigénie, c’est-à-dire, en surpassant infiniment son modèle. » Il n’y a que le fanatisme qui puisse excuser cette incongruité d’expression. Voltaire a donc une supériorité infinie sur Sophocle, qu’il n’a fait que copier dans son Œdipe, et dont il a gâté la noble simplicité par un épisode ridicule, sans créer aucune beauté nouvelle, à l’exemple de Racine, qui souvent embellit et perfectionne Euripide ? Pour comble d’inconvenance et de maladresse, il se trouve que cet Oreste, où l’on prétend que Voltaire a surpassé infiniment Sophocle, est fort inférieur à l’Œdipe, imité du même Sophocle ; que c’est même une pièce où l’on commence à s’apercevoir du déclin de son talent, à la sécheresse et à la pâleur du style. Ainsi, au jugement de La Harpe, Voltaire, déjà sur le retour et au-dessous de lui-même, surpasse infiniment un des plus admirables chefs-d’œuvre du premier tragique de l’antiquité.

Je vais plus loin : c’est même une imprudence digne d’un littérateur superficiel, de prononcer lestement que Racine surpasse Euripide, quoique Boileau, dans une inscription qu’on peut regarder comme un éloge officiel, ait pris cette licence en faveur de l’amitié. Avant de pouvoir décider entre Euripide et Racine, il faudrait décider entre Athènes et Paris ; il faudrait avoir comparé les mœurs des Grecs avec les mœurs des Français, et juger quelles sont les meilleures. Quel homme oserait trancher une pareille question ? Quel est le philosophe qui ne se défiera pas des préjugés de sa naissance, de son amour pour sa patrie, de sa prédilection pour son siècle, et qui ne craindra pas que le citoyen ne nuise au littérateur ? Toutes ces comparaisons entre les grands hommes de différents pays et de différents siècles, toutes ces décisions hardies annoncent plus de présomption que de lumières, et sont plus nuisibles qu’utiles au progrès de l’art. Sophocle et Euripide sont les premiers poètes dramatiques de la Grèce, comme Corneille et Racine sont les premiers tragiques de la France ; et non seulement il est faux, il est même absurde dans les termes, d’avancer que nos grands hommes du siècle de Louis XIV surpassent infiniment les grands hommes du siècle d’Alexandre.

Il me semble même qu’on ne donne pas assez au mérite de l’invention dans la poésie dramatique. Quoique Racine ait prouvé, dans plusieurs de ses ouvrages, à quel point il excellait dans l’art de construire un plan, on ne peut nier cependant qu’Euripide ne lui ait fourni les plus grands secours pour la fable l’Iphigénie. Le succès de l’imitateur ne doit pas faire oublier ce qu’il doit à son modèle, et même, en le perfectionnant, il ne le surpasse pas en mérite réel ; c’est beaucoup qu’il l’égale, et que ce qu’il tire de son propre fond puisse balancer ce qu’il emprunte.

Il s’en faut beaucoup que Voltaire même, en corrigeant Maffei, ait évité tous les défauts, puisqu’il est forcé de convenir que, dans plusieurs endroits, Maffei est plus raisonnable et plus régulier que lui ; mais ces défauts de raison et de jugement étaient à ses yeux bien légers, quand il espérait en faire éclore un intérêt considérable : ce sont ses termes, et l’on sait qu’il a tout sacrifié à l’intérêt. Le grand point est d’émouvoir et de faire verser des larmes ; on a pleuré à Vérone et à Paris ; voilà une grande réponse aux critiques. Lui-même cependant répète en vingt endroits, qu’une mauvaise pièce peut faire pleurer par le mérite de quelques situations. Si les larmes sont les meilleurs juges de la bonté d’un poème dramatique, Voltaire lui-même se trouvera fort au-dessous des auteurs des plus chétifs romans et des drames les plus médiocres.

La Mérope de Voltaire plut beaucoup aux jésuites, parce qu’il n’y avait point d’amour. L’auteur avait soumis son manuscrit au jugement du père Brumoy ; celui-ci le communiqua au père Tournemine. Élevé chez les jésuites, Voltaire semblait avoir conservé pour eux quelque sentiment d’estime et de reconnaissance. La conduite qu’il tint lors de leur expulsion, les sarcasmes dont d’Alembert et lui écrasèrent ces malheureux, feraient croire qu’il ne ménageait alors les jésuites que parce qu’ils étaient en faveur, et liés avec les personnes les plus distinguées de la cour. On a imprimé dans le recueil des œuvres de Voltaire une lettre du père Tournemine au père Brumoy, où la Mérope est encore plus exaltée, s’il est possible, que dans le Cours de littérature de La Harpe : on y fait un grand mérite à Voltaire d’avoir imité la simplicité antique ; mais cette simplicité n’est louable que lorsque le vide de l’action ne se fait pas sentir : les déclamations, les scènes oiseuses, les personnages inutiles sont presque aussi blâmables que les épisodes. Dans Mérope, il y a des longueurs, des remplissages ; le rôle de Narbas est parfaitement inutile, depuis le coup de théâtre du troisième acte ; les confidents sont multipliés ; le cinquième acte languit jusqu’au récit d’Isménie ; tout cela diminue beaucoup le mérite de la simplicité. L’Amasis de Lagrange-Chancel, qui n’est autre chose que le sujet de Mérope traité sous des noms égyptiens, l’Amasis est plus compliqué ; mais aussi l’intrigue est plus vive, la marche plus rapide, le spectateur plus occupé. Cette tragédie d’Amasis a longtemps joui du plus grand succès : très inférieure à celle de Voltaire pour le style et les tirades, elle ne lui cède point pour la beauté des situations, et lui est supérieure pour le plan et les combinaisons théâtrales.

Le Cresphonte d’Euripide se jouait encore avec un grand succès du temps de Plutarque, plus de cinq cents ans après la mort de son auteur. « Considérez, dit l’historien, quels mouvements, quelle agitation excite dans tous les esprits la vue de cette mère désespérée, qui, levant le poignard sur son propre fils, qu’elle croit être l’assassin de ce même fils, s’écrie : Tu n’échapperas pas au coup mortel que je vais te porter ! Il n’y a personne qui ne soit attentif à cette action terrible, et qui ne craigne que la fureur de la mère ne prévienne l’arrivée du vieillard qui vient l’arrêter, en lui apprenant que celui qu’elle veut tuer est son fils. » La Chapelle, auteur d’une Mérope, sous le nom de Téléphonte, a traité et conduit cette reconnaissance de la même manière que Plutarque nous apprend qu’elle, l’avait été par Euripide, et il est fort scandalisé que ce fameux coup de théâtre ait été critiqué comme le plus mauvais endroit de la pièce. Il n’y a qu’heur et malheur dans le monde ! La même situation a parfaitement réussi à Voltaire.

II §

Quel dommage que nous ayons perdu le Cresphonte d’Euripide ! Nous verrions si c’est à juste titre qu’on loue à Voltaire d’avoir composé sa pièce dans le goût antique. Personne n’a moins connu que Voltaire le goût des anciens : ce poète est éminemment moderne et français. La morgue sentencieuse, la manie philosophique, cette emphase, ce ton tranchant, cette ambition d’un auteur qui parle lui-même par la bouche de tous ses personnages, se trouvent dans sa Mérope comme dans ses autres pièces ; c’est la manière qui lui est propre, et cette manière est très nouvelle ; ce charlatanisme du dernier siècle est fort éloigné de l’antique. Le seul éloge que mérite Voltaire à cet égard, c’est de n’avoir pas défiguré son sujet par une intrigue d’amour ; c’est en cela seul qu’il s’est rapproché des Grecs, il est à la mode française dans tout le reste.

Nous ignorons quel caractère Euripide avait donné à sa Mérope ; celle de Voltaire n’en a point : tantôt elle est douce, généreuse, humaine, sensible ; elle dit, à l’aspect d’un jeune inconnu :

Tendons à sa jeunesse une main secourable ;
Il suffit qu’il soit homme et qu’il soit malheureux.

Tantôt c’est une cannibale, une anthropophage, un monstre de barbarie : sur les plus faibles indices, sur les plus vagues soupçons, elle veut plonger ses mains dans le sang de ce même jeune homme si intéressant à ses yeux ; c’est une bête féroce, une lionne à qui l’on a ravi ses petits. Il répugne à nos mœurs qu’une femme fasse l’office de bourreau ; c’est calomnier le plus doux sentiment de la nature, que de le confondre avec les passions les plus brutales. La douleur d’une mère ne ressemble point à la rage : une mère peut réclamer, ordonner le supplice du meurtrier de son fils ; mais elle n’est point avide du plaisir de l’assassiner, de le poignarder elle-même. Quand je vois une femme, une mère altérée de sang, exercer la vengeance d’un sauvage, elle ne m’intéresse plus, elle me fait horreur. Si cette situation se trouve chez les anciens, ce n’est pas celle-là qu’il fallait leur emprunter.

Je doute qu’Euripide ait jamais présenté aux Grecs une Mérope qui médite, qui prépare un assassinat, qui se fait amener sa victime, qui l’interroge, qui la fait lier à un autel, prend le poignard et s’avance pour l’égorger. Peut-être sa Mérope, dans le premier moment de sa fureur, s’élançait-elle sur le jeune homme qu’elle croyait être l’auteur de ses maux. Quoi qu’il en soit, ce coup de théâtre si vanté est aujourd’hui d’un effet médiocre ; il exige une combinaison qui réussit rarement : il faut que Narbas se trouve à point nommé en état d’arrêter le poignard de Mérope. Un pareil effet du hasard ne peut être imité avec précision : Mérope est obligée d’attendre, si Narbas arrive trop tard ; et s’il arrive trop tôt, il faut qu’il attende Mérope. Il en résulte pour les deux acteurs une gêne, un embarras qui nuit au naturel de l’action et refroidit la scène. Lorsque je vis jouer Mérope, il y a cinq ans environ, ce fut Mérope qui attendit Narbas ; ce qui fit presque rire les spectateurs : cette dernière fois, c’est Narbas qui a attendu Mérope. C’est dans la nature même, c’est dans l’explosion et le choc des passions qu’il faut choisir les coups de théâtre, et non pas dans des tours et des prestiges de joueur de gobelets. Plutarque dit cependant que cette situation excitait autrefois parmi le peuple les acclamations les plus vives ; elle était donc mieux amenée, mieux motivée, et beaucoup mieux exécutée qu’elle ne l’est dans la Mérope de Voltaire.

Un des défauts les plus essentiels de cette tragédie, c’est de nous montrer trop longtemps Mérope dans les mêmes alarmes : ses plaintes trop prolongées se changent en criailleries qui fatiguent beaucoup plus qu’elles ne touchent. C’est le vice habituel de la manière de Voltaire : il ne sait point varier les situations ; il ignore ces passages rapides d’un sentiment à un autre, qui réchauffent la scène et renouvellent l’intérêt : de là cette langueur d’une action qui se traîne, langueur qui se fait sentir dans ses meilleures tragédies, et que les plus violentes déclamations ne peuvent ranimer.

Je reviendrai sur cette tragédie ; mais comme on lui attribue surtout un grand mérite de style, je vais citer ici quelques vers qui mettront le public en état de juger si ce mérite est bien réel :

Par les saccagements, le sang et le ravage,
Du meilleur de nos rois disputer l’héritage.

J’ai déjà observé que Voltaire avait une facilité verbeuse : il entasse les mots, et grossit ainsi ses vers ; mais cet embonpoint n’est que de l’enflure.

Les saccagements, le sang et le ravage.

Saccagements n’est ni élégant, ni harmonieux, ni usité.

L’empire est à mon fils ; périsse la marâtre,
Périsse le cœur dur de soi-même idolâtre, etc.

Le cœur dur de soi-même idolâtre n’est que le commentaire de la marâtre, et ce commentaire est d’une expression malheureuse : le ton en est sentencieux et plein de morgue. Mérope imite ces dévotes qui semblent ne faire le bien que pour avoir le plaisir de déchirer les femmes qui font le mal.

Ô perfidie ! ô crime ! ô jour fatal au monde !
Ô mort toujours présente à ma douleur profonde !

Ô vain amas d’exclamations ! ô verbiage emphatique ! Comment le jour auquel le petit roi de la petite ville de Messène avait été tué par trahison, pouvait-il être fatal au monde, qui assurément ne savait rien d’un pareil accident ?

Qu’il vienne, que Narbas le ramène à mes yeux
Du fond de ses déserts au rang de ses aïeux.

Quel puéril arrangement de mots ! Qu’est-ce que le fond de ses déserts, qu’on a l’air d’opposer au rang de ses dieux ? Et puis, à mes yeux est une cheville : le ramène à mes feux au rang de ses aïeux. Ô tyrannie de la rime, qui n’opprime que les poètes faibles !

Madame, il faut enfin que mon cœur se déploie.
Ce bras qui vous servit m’ouvre au trône une voie.

Les deux vers sont peu liés ensemble : m’ouvre au trône une voie est sec et dur ; et Polyphonte qui déploie son cœur, paraît un peu ridicule.

Je sais que vos appas, encor dans leur printemps,
Pourraient s’effaroucher de l’hiver de mes ans.

Voilà un style bien fleuri pour un soldat tel que Polyphonte. C’est une malice à Voltaire d’avoir dit que les appas de Mérope étaient encore dans leur printemps, sachant bien que ce rôle serait joué par des actrices dont les appas toucheraient presque à leur hiver, et commenceraient à effaroucher le spectateur.

Ce sang s’est épuisé, versé pour la patrie ;
Ce sang coula pour vous…………………

Ce sang coula pour vous : pléonasme, hémistiche oiseux ; car le sang versé pour la patrie a nécessairement coulé pour la reine.

N’ayant rien fait pour nous, il n’a rien mérité :
D’un prix bien différent ce trône est acheté.

Ne rien faire n’est pas un prix ; et Polyphonte, achetant le trône au prix de ses travaux et de ses services, ne peut pas dire qu’il l’achète d’un prix bien différent, puisque sa pensée est que ce prix est le seul auquel on puisse acheter le trône. C’est une impropriété de style.

…………………… Et vos fils malheureux,
Presque en votre présence assassinés par eux.

Les pronoms démonstratifs produisent rarement un bon effet à la fin du vers. Voltaire avait cependant l’habitude commode de les employer de cette manière :

Je vois dans l’Orient cent rois vaincus par elle.
……………………………………………………
Maîtres du monde entier, s’ils l’avaient été d’eux.
……………………………………………………
Pour m’arracher des biens plus méprisables qu’eux.

En général, Voltaire n’a point connu l’élégance continue ; son style va par bonds et par sauts. Après un élan généreux il s’abat, les reins lui manquent : il est plein de chevilles, de répétitions, de mots parasites, d’hémistiches commandés par la rime ; il n’a presque jamais le mot propre :

Écartez des terreurs dont le poids vous afflige.
……………………………………………………
Le ciel m’a secouru dans ce triste hasard.
……………………………………………………
Dieux ! que plus on est grand ; plus vos coups sont à craindre !

Dont le poids vous afflige : il n’y a point de convenance entre poids et afflige, si l’on sait que des terreurs ne réjouissent pas. Triste hasard : triste est une épithète pauvre et vague ; et cette exclamation, que plus on est grand, etc., est bien plate.

……………………… Ce séducteur impie
Dont vous-même admiriez la vertu poursuivie.

La vertu poursuivie est une façon de parler obscure et entortillée.

Ô douleur ! ô regrets ! ô vieillesse pesante !
Je n’ai pu retenir cette fougue imprudente,
Cette ardeur d’un héros, ce courage emporté, etc.

Cette fougue, cette ardeur, ce courage : quel babil ! quel abus des mots ! Une fougue imprudente n’est pas l’ardeur d’un héros ; un jeune homme de seize ans, qui s’enfuit de la maison paternelle, n’est pas un héros. Ce sont de vaines phrases :

Sunt verba et voces, prætereaque nihil.

Ce vers :

Ô douteur ! ô regrets ! ô vieillesse pesante !

est calqué sur celui de Corneille :

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !

Il semble que Voltaire, en composant cet autre vers :

Il jouit en paix du ciel qui le condamne, …

ait voulu affaiblir plutôt qu’imiter ce vers de Boileau :

Et jouit du ciel même irrité contre lui.

Qui le condamne est un hémistiche qui n’a pas l’énergie convenable.

Parmi les traits, les feux, le trouble, le pillage,

nous rappelle :

Par les saccagements, le sang et le ravage.

Ceux qui vaillent sans cesse l’harmonie et la douceur du style de Voltaire, oublient sans doute qu’on trouve très fréquemment chez lui des vers plats, secs et durs, tels que celui-ci :

Il pleure, il ne craint point, de marquer un vrai zèle.

Il me reste plusieurs autres observations sur le plan, le caractère et le style, qui feront la matière d’un autre article.

III §

Il y a quatre tragédies de Voltaire qui enlèvent la paille, comme le disait madame de Sévigné du Bajazet de Racine. De ces quatre sœurs, Mérope passe pour la plus belle : c’est à elle du moins que l’école de Voltaire donne la pomme ; je ne vois pas trop à quel titre. On prétend qu’elle a moins d’absurdités et de niaiseries pathétiques que Zaïre, moins de déclamations et de folies gigantesques qu’Alzire ; moins d’horreurs froides et inutiles, moins de petitesse, de charlatanisme et de jonglerie que Mahomet. Voilà certainement des raisons, et je suis assez porté à croire qu’il y a moins à reprendre dans Mérope que dans ses sœurs ; ce qui prouve, non qu’elle est la plus belle, mais qu’elle est la moins laide.

Du reste, le tyran Polyphonte n’est qu’un vain discoureur, abondant en sentences et stérile en effets ; un politique raisonneur, mais très peu actif ; terrible avec son confident, faible et pusillanime devant Mérope, surtout devant Égisthe, et qui finit par se laisser tuer dans le temple, le jour de son mariage, de la main d’un enfant désarmé, qui vient prendre la hache jusque sur l’autel nuptial. Cette prouesse inouïe d’Égisthe égale tous les miracles de la chevalerie errante. Les bravades continuelles de ce même Égisthe, qui traite très cavalièrement Polyphonte, assurent à ce jeune homme un rang parmi les héros gascons, et au tyran de Messène une place distinguée parmi les tuteurs de comédie ; car assurément, s’il eût bien gardé à la maison son pupille Égisthe, cet étourdi ne serait pas venu tuer son futur beau-père au milieu de ses gardes, de toute sa cour, de tous ses amis, au moment même où il va recevoir la bénédiction nuptiale ; ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra jamais. Mérope est une énergumène, une femme injuste, violente, inhumaine, malgré sa philosophie, et surtout assommante par ses lamentations continuelles et monotones.

La pièce a deux parties : dans la première, le péril d’Égisthe est plus vif, plus tragique que dans la seconde, et ce devrait être tout le contraire. Égisthe, d’abord arrêté comme vagabond et sans aveu, ensuite condamné comme meurtrier, enfin reconnu et livré entre les mains de Polyphonte, nous attache par ses aventures, en proportion du danger auquel il est exposé ; mais du moment qu’il est détenu en chartre privée, sous la garde de ses amis, Narbas et Euryclès, on cesse de craindre pour lui, parce qu’on le voit narguer impunément un tyran imbécile, qui se serait déjà mis l’esprit en repos sur le compte du fils et de la mère, s’il savait un peu son métier de tyran. Mais, je le répète, ce Polyphonte n’est pas plus fort en politique que Voltaire en tragédies : tous les deux sont des hommes à grandes et belles phrases, sans intérêt et sans action dramatique. Après la scène du quatrième acte, à mon avis la plus théâtrale de toutes, la scène languit, et le spectateur s’endort jusqu’au récit d’Isménie, à la sixième scène du cinquième acte. Ce récit jouit d’une grande réputation, et la mérite à plusieurs égards ; il expose bien le fait : le fait est étonnant, miraculeux, satisfaisant pour l’assemblée. Le jeu et le talent de l’actrice ajoutent à ce morceau beaucoup de poésie qui n’est pas sur le papier. Les beaux récits de Racine sont plus beaux à la lecture qu’au théâtre ; ceux de Voltaire perdent beaucoup à être lus : ils ont besoin du prestige de la scène. Cela se prouve papiers sur table :

Polyphonte, l’œil fixe et d’un front inhumain,
Présentait à Mérope une odieuse main.

Présenter une main d’un front inhumain ! Il est clair que Polyphonte n’a le front inhumain que pour la rime ; car le poète, qui n’en a fait qu’un tartuffe, eût bien pu prolonger son hypocrisie jusqu’au jour de ses noces, s’il n’avait pas été forcé de lui donner, dans cette cérémonie, un front inhumain pour rimer avec main.

Dans l’enceinte sacrée en ce moment s’avance
Un jeune homme, un héros……………………

C’est dommage que s’avance soit précédé, deux vers plus haut, de s’avançant : s’avance est là un mot très impropre, également amené par la rime. Après avoir présenté la reine,

S’avançant tristement, tremblante entre mes bras,

il fallait un autre terme pour exprimer la démarche d’Égisthe, qui n’était ni triste ni tremblante.

Il court : c’était Égisthe ; il s’élance aux autels,
Il monte, il y saisit, etc.

Observez toujours cette stérile abondance, ce verbiage intarissable, cette prodigalité de mots : il s’avance, il court, il s’élance, il monte, il saisit.

……… Je l’ai vu de mes yeux,
Je l’ai vu qui frappait…………
…………………………………
De leur sang confondu j’ai vu couler les flots.

Ce tour est imité du récit de Théramène, qui s’interrompt pour dire :

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils…

Mais, après avoir employé cette figure, Racine n’y revient pas, comme Voltaire, quelques vers après ; car une pareille répétition décèle la pauvreté du style.

Le tyran se relève ; il blesse le héros.

Comment ce tyran, qu’Érox a vu nager dans son sang, et que tout le monde croit mort, se relève-t-il avec assez de force pour blesser le héros ? Et comment la blessure faite au héros, par un homme mourant, est-elle assez grave pour qu’il en coule des flots de sang ?

De leur sang confondu j’ai vu couler les flots.

Par où l’on voit que la confidente Isménie a vu beaucoup de choses, mais qu’elle n’a pas beaucoup de manières pour dire qu’elle les a vues. Cependant elle fait un effort quelques lignes plus bas pour varier son style ; au lieu de dire j’ai vu, elle dit :

Vous eussiez vu soudain les autels renversés.

Ce fait étonnant, miraculeux, et même très important dans ses résultats, n’est cependant au fond, de la manière dont il est présenté, que ce que nous appelons une bagarre. La confidente ressemble un peu à une commère qui vient de voir dans la rue une batterie, et qui dit en son style bourgeois :

Déjà la garde accourt avec des cris de rage.

La garde est extrêmement trivial : c’est de la poésie de corps-de-garde ; déjà est fort plaisant. Quand il y a mort d’homme, quand le tyran est assassiné, et le héros blessé jusqu’à répandre des flots de sang, certes il est bien temps que la garde accoure avec des cris de rage ; si la garde avait été si enragée, elle n’eût pas laissé répandre tant de sang avant d’arriver.

Quel transport animait ses efforts et ses pas !

Un transport qui anime des efforts et des pas ! C’est du phébus de confidente, et du galimatias d’écolier dont la tête est aussi animée, par le transport, que les pas de Mérope.

C’est mon fils ; arrêtez, cessez, troupe inhumaine.

Cessez n’est pas poétique ; il est plus faible arrêtez, qui précède. Je ne sais si l’on dit bien cesser dans un sens absolu ; l’usage veut, je crois, qu’on donne à ce verbe un régime : cessez votre travail, cessez d’écrire, cessez de faire de mauvais vers. Au passé, on peut dire l’orage a cessé ; la fièvre a cessé ; mais je doute qu’on puisse dire, même à une troupe inhumaine, cessez, sans désigner quel ouvrage elle doit cesser.

C’est mon fils ; déchirez sa mère et votre reine,
Ce sein qui l’a nourri, ces flancs qui l’ont porté :
À ces cris douloureux le peuple est agité.

Ce sein qui l’a nourri, etc. : style diffus. Le peuple est agité : agité est très faible ; d’ailleurs il y avait longtemps que le peuple était agité. Le combat de Polyphonte, d’Égisthe, d’Érox, était un peu plus capable d’agiter le peuple que les cris douloureux de Mérope, qui fait ici la Jocaste en étalant une rhétorique usée.

Une foule d’amis que son danger excite.

Excite est bien maigre, bien sec, bien au-dessous du ton et du style de la chose ; mais j’oubliais qu’il n’est là que pour rimer avec précipite.

…………………………… Les autels renversés,
Dans des ruisseaux de sang leurs débris dispersés.

Cela rappelle les vers de Racine sur les mêmes rimes :

Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé.

Il me semble que la particule on, trop répétée, ne produit pas un bon effet dans ces vers :

On marche, on est porté sur les corps des mourants ;
On veut fuir, on revient……………………………
………………………………………………………
On s’écrie……………………………………………

Voltaire avait sans doute en vue les flots tumultueux du parterre, alors debout :

………………………………… Et la foule pressée,
D’un bout du temple à l’autre est vingt fois repoussée.

C’est ce qui arrivait souvent à la comédie, surtout les jours de première représentation.

De ces flots confondus le flux impétueux
Roule, et dérobe Égisthe………………

Ces circonstances ne sont point assez graves pour le sujet ; en voici une plus tragique, mais beaucoup plus ridicule :

Parmi les combattants je vole ensanglantée ;

J’interroge à grands cris la foule épouvantée. Cette confidente, qui vole, ensanglantée parmi les combattants, et qui interroge la foule épouvantée, a bien l’air tic ces gens qui, n’ayant pas même osé regarder le combat, exaltent leur audace et leurs exploits avec une emphase burlesque. Du reste, si elle a volé ensanglantée parmi les combattants, elle ne paraît pas du moins ensanglantée aux yeux des spectateurs.

………………… Le peuple m’entraîne,
Me jette en ce palais, éplorée, incertaine.

Me jette en ce palais : c’est ainsi qu’on jette à sa porte ou dans sa rue une personne que l’on ramène en voiture. Éplorée, incertaine ; quel arrangement d’épithètes ! Incertaine appartient à la rime ; autrement on ne la placerait pas après éplorée.

Voyez que de négligences, que de choses plates, faibles et communes ; que de fautes, en un mot, dans un récit qu’on voudrait nous faire admirer comme un chef-d’œuvre ! bien débité, il séduit au théâtre par une apparence de vivacité et de chaleur, par ce prestige banal d’une foule de mots prononcés avec volubilité ; mais, quand on l’examine, il est prolixe et traînant. Le style de Voltaire est bien éloigné d’avoir, comme on le dit, l’impétuosité d’un torrent ; c’est un ruisseau qui n’a ni profondeur, ni largeur, ni rapidité, mais qui roule une onde assez limpide. Ce style est de l’eau claire : voilà pourquoi les partisans de Voltaire vantent prodigieusement sa clarté. Cependant, de même qu’il y a un naturel trivial, une simplicité, une brièveté sans art, il y a aussi une clarté sans mérite, laquelle n’empêche pas que la versification ne soit flasque, commune et prosaïque. On remarque avec surprise, dans la plus belle scène de Mérope, cette tournure bouffonne :

ÉGISTHE.

Moi, votre fils ?

MÉROPE.

Tu l’es………

On a blâmé avec raison, comme une sentence fausse et dangereuse, les vers qui terminent le second acte : Quand on a tout perdu, etc. On peut reprendre comme boursoufflés, emphatiques et vides de sens, ceux que débite Mérope à la fin du quatrième acte :

Ô vengeance ! ô tendresse ! ô nature ! ô devoir !
Qu’allez-vous ordonner d’un cœur au désespoir ?

Ce qui choque aussi dans le style de Mérope, c’est l’emploi du mot vague éperdu, prodigué jusqu’à la satiété :

Pardonnez, vous voyez une mère éperdue.
……………………………………………
Respectez la douleur d’une mère éperdue.
……………………………………………
Je vois près d’une tombe une foule éperdue.
……………………………………………
Moi vivre, moi lever mes regards éperdus !
……………………………………………
Porter un nouveau trouble à mon âme éperdue.
……………………………………………
À sa veuve éperdue, à son malheureux fils, etc.

Ces observations n’empêchent pas que Mérope ne soit le chef-d’œuvre de Voltaire.

La Mort de César §

I §

Un drame en trois actes, sans action, sans intérêt, sans femmes, plein de lieux communs sur la liberté, paraissait moins une tragédie qu’une amplification de collège, peu digne du théâtre : ce fut un des fruits du goût particulier de Voltaire pour la littérature anglaise ; il avait déjà puisé dans les auteurs de cette nation les traits dont il peignit le premier Brutus et la terrible catastrophe de Zaïre. Après avoir mis sur la scène un père immolant ses fils à sa propre ambition décorée du nom de liberté, il lui restait à nous offrir, pour notre instruction et pour nos plaisirs, le tableau d’un fils qui, sous ce spécieux prétexte, égorge son père. L’auteur cependant, par prudence, garda plusieurs années dans son portefeuille cette esquisse de Shakespeare ; enfin, encouragé par le succès de Mérope, il crut pouvoir hasarder La Mort de César, comme si le triomphe de l’amour maternel eût pu disposer les cœurs au spectacle du plus atroce des parricides. Voltaire avait enlevé tous les suffrages en prêtant son coloris aux sentiments de la-nature ; il n’inspira que de l’horreur, lorsque son pinceau noir et sombre entreprit de nous tracer un monstre de barbarie et de férocité : malgré la réputation de l’auteur de Zaïre et de Mérope, le public ne put supporter que sept représentations de cet odieux assassinat, l’opprobre du sénat romain, sur lequel la postérité avait depuis longtemps prononcé.

Après vingt ans d’oubli, Le Kain, soit que le rôle de Brutus lui parût brillant, soit à l’instigation secrète des philosophes, ce qui est plus vraisemblable, fit une tentative pour remettre au théâtre cette triste et lugubre déclamation ; mais il choisit bien mal son temps. En 1763, au milieu des réjouissances de la paix, pendant qu’on représentait au Théâtre-Français une petite pièce charmante, intitulée L’Anglais à Bordeaux, Le Kain imagina d’attrister Paris par l’image de ce meurtre abominable ; il se flattait que la gaîté et les grâces de l’Anglais à bordeaux feraient supporter l’horreur de la mort de César ; c’était une espèce de conspiration contre le public, à qui l’on faisait acheter bien cher le plaisir de voir la petite pièce. L’Anglais à Bordeaux était alors un riant jardin dont on ne pouvait approcher qu’en marchant sur le sang et les cadavres. Le Théâtre-Français ressemblait au sérail, où l’appartement d’une jolie sultane est gardé par un nègre hideux, l’effroi de la nature.

Ce nouveau genre de persécution ne dura pas longtemps : malgré le jeu de Le Kain, malgré l’enthousiasme de quelques écoliers de rhétorique, enfin malgré la protection de L’Anglais à Bordeaux (comédie de Favart), il fallut retirer la tragédie après six représentations, tandis que la petite pièce n’en suivit que plus lestement le cours de son succès, affranchie du tribut onéreux qu’on avait imposé à la curiosité publique.

Ce chef-d’œuvre se reposa encore pendant vingt ans, et dans cet intervalle l’opinion se forma, la philosophie travailla les esprits, et prépara les voies aux Brutus modernes. Cette affreuse doctrine du cordelier Jean Petit, enseignée depuis avec honneur par le père Garasse, et pour laquelle le jésuite Guignard fut pendu ; ces atroces folies du fanatisme monastique, couvertes d’opprobre et de ridicule par les philosophes eux-mêmes, reprirent faveur et furent marquées du sceau du génie dans les diatribes des philosophes ; ces factieux inconséquents ne rougirent pas de se rendre les échos du père Bourgoing, prieur des dominicains. Ce système de tyrannicide, dont tant de scélérats ont abusé, lut tiré de la poussière des anciens cloîtres par les héros du jour ; cette absurde et dégoûtante doctrine, consignée dans les thèses du quinzième siècle, devint l’opinion à la mode et la morale de la bonne compagnie.

Ce fut alors que La Mort de César n’eut qu’à se montrer pour plaire ; et les femmes du bon ton se pâmèrent sur les tirades fanatiques de Brutus et de Cassius, comme Philaminte sur les madrigaux de Trissotin : elle fut jouée pendant le règne de la terreur comme une pièce exemplaire ; mais on supprima le discours d’Antoine, qui s’apitoie sur le sort du tyran. À cette harangue lâche et pusillanime on substitua une scène vigoureuse où Brutus et Cassius s’applaudissaient de leurs prouesses philanthropiques, et vomissaient d’épouvantables blasphèmes contre les dieux de Rome. Les dieux sont aussi des tyrans aux yeux de cette espèce de républicains qui font consister la liberté dans l’anarchie.

L’amour de la patrie, dans un cœur honnête et vertueux, est le premier de tous les sentiments ; mais jamais l’amour de la patrie n’a commandé le crime. Montesquieu, dont le génie n’a point été affranchi du tribut que tout écrivain paie à la mode, a parlé d’une manière louche et vague de l’assassinat de Brutus ; il n’a pas osé le blâmer, pour ne pas contredire trop ouvertement l’enthousiasme d’une fausse liberté, qui dominait alors dans les écrits philosophiques ; son cœur, qui le conduisait alors mieux que son esprit, ne lui a pas permis de faire l’éloge : d’un meurtre dont la raison et l’humanité s’indignent également ; il rappelle un ancien préjugé des petites républiques grecques, admis à Rome comme une loi, et qui faisait à chaque citoyen un devoir d’assassiner l’usurpateur de la souveraine puissance ; mais il ne dit pas que les véritables usurpateurs de la souveraine puissance étaient les sénateurs eux-mêmes ; qu’eux seuls accréditaient ce préjugé, pour s’en servir contre les bons citoyens qui, comme les Gracques, entreprirent de rétablir les lois et la liberté ; il ne dit pas que Sylla, tyran bien plus cruel que César, a été loué et honoré par le sénat, parce qu’il était chef de la faction patricienne ; et que César, le plus humain et le plus généreux des mortels, a péri victime de l’orgueil du sénat, parce qu’il était à la tête du parti populaire, et qu’il détruisait la tyrannie patricienne, qui depuis longtemps accablait l’empire ; enfin, Montesquieu ne dit pas que, dans l’affreux chaos d’un état où l’on ne connaissait plus que la loi du plus fort, le chef qui rétablit l’ordre sous un titre légitime déféré par le peuple, n’est point l’usurpateur, de l’autorité souveraine, mais le bienfaiteur de la patrie et le restaurateur de la république : Montesquieu connaissait assez l’histoire romaine pour penser ainsi, mais il connaissait trop l’esprit du moment pour le dire.

L’ancien despotisme du sénat, que les fanatiques appelaient liberté, était désormais démontré impossible, et la mort même de César ne fut pas capable de le rétablir : Brutus et Cassius sont coupables envers la patrie de tout le sang des proscriptions et des guerres civiles ; ils sont coupables de toutes les cruautés des premiers empereurs romains ; c’est le souvenir de César, assassiné dans le sénat, qui a fait des Tibère, des Caligula, des Néron : Brutus et Cassius ne sont aux yeux du vrai philosophe que des furieux et des frénétiques, qui ont couvert d’un nom sacré leur ambition et leur orgueil.

Il serait injuste de condamner, d’après ces principes, la pièce de Voltaire ; une tragédie n’est pas une discussion politique : le poète doit faire parler les hommes d’après leurs passions et leurs préjugés ; mais on peut reprocher à l’auteur d’avoir ridiculement avili Antoine, d’avoir défiguré César par des traits de grossièreté bien étrangers à son caractère : le plus poli des hommes n’aurait jamais parlé aux sénateurs assemblés plus durement qu’on ne parle à des valets ; il n’aurait pas dit aux premiers citoyens de Rome :

Vous qui m’appartenez par le droit de l’épée,
Si vous n’avez su vaincre, apprenez à servir, etc.

Un politique aussi adroit que César ne s’adresserait pas au sénat pour lui demander crûment le titre de roi : cette scène extravagante est d’un déclamateur, et non d’un poète.

Quand on expose une conspiration sur la scène, elle doit être déjà formée quand la pièce commence ; les obstacles qu’elle éprouve dans l’exécution forment le nœud et produisent l’intérêt : dans la tragédie de Voltaire, qui n’a que trois actes, la conspiration ne se forme qu’au second ; elle est exécutée en un clin d’œil ; les conjurés n’éprouvent aucun danger ; César se livre à leurs poignards sans défiance : aussi la salle même où il donne audience au sénat est celle où se trouve le complot : on peut à chaque instant y être entendu et surpris par tout le monde ; mais de pareils conjurés n’ont pas besoin du secret, et la confiance de César est poussée jusqu’à l’imbécillité ; l’intérêt est dévoilé, par conséquent nul ; quand César parle, c’est à lui qu’on s’intéresse ; quand les conjurés déclament, on est tenté de les admirer quelquefois, mais plus souvent ils font horreur. On peut appliquer à l’effet de cette pièce le mot du financier qui, assistant à la Judith de Boyer, déplorait la mort d’Holopherne, et l’on pourrait retourner ainsi l’épigramme de Racine :

Je pleure, hélas ! sur ce pauvre César,
Si méchamment mis à mort par Brutus.

Souvent le dialogue est faux ; souvent une vaine enflure prend la place de l’éloquence : il y a aussi du sublime, des vers admirables, des tirades magnifiques : mais tout cela sent le jeune homme qui préfère l’éclat à la solidité : la scène où Brutus apprend aux conjurés qu’il est fils de César, est pleine d’affreuses beautés : celle où Brutus fait un dernier effort sur le cœur de César me paraît la meilleure et la plus tragique ; mais César y parle si raisonnablement, que Brutus s’y montre non seulement comme un fils dénaturé, mais encore en fanatique insensé, qui s’irrite contre la lumière.

II §

Ce sujet a été souvent traité. On ne connaît plus aujourd’hui ni le César, ou La Liberté vengée, de Jacques Grévin, joué au collège de Beauvais en 1560 ; ni La Mort de César de Scudéry, l’une de ses moins mauvaises pièces, représentée en 1663 ; ni La Mort de César de mademoiselle Barbier, attribuée à Pellegrin, et donnée en 1709 ; et même on ne connaît pas beaucoup La Mort de César de Voltaire, représentée sur le Théâtre-Français en 1743. La pièce est si froide, si peu intéressante, si éloignée des mœurs françaises, qu’on la jouait rarement : Le Kain disait qu’il n’avait jamais pu réchauffer son rôle. Voltaire avait travaillé d’après Shakespeare ; il était alors tout Anglais depuis les pieds jusqu’à la tête ; c’était un costume qu’il avait endossé pour se faire remarquer, comme J.-J. Rousseau prit depuis l’habit d’Arménien pour se faire montrer au doigt par les petits enfants. Voltaire, à cette époque, ne cessait de vanter, aux dépens de sa propre patrie, la littérature, la politique et la philosophie anglaises ; il avait l’air d’avoir pitié de nous autres Français, pauvres gens, qui avions la simplicité de croire à l’Évangile, de respecter les mœurs et les règles, et de reconnaître une autorité : nous étions tous esclaves, parce que nous avions du goût, de la politesse et une police.

Ou a beaucoup parlé de liberté ; son nom a fait beaucoup de mal, et personne ne peut la définir. Les anciens entendaient par liberté un gouvernement où il n’y avait point de roi. Je ne sais pourquoi les Grecs avaient pris en aversion leurs anciens rois ; car chez eux les rois n’étaient que des généraux d’armée, auxquels on n’accordait pendant la paix qu’un pouvoir très borné. La démocratie fut bien plus tyrannique que ne l’avait été la royauté ; et le peuple de la Grèce le plus amoureux de la liberté fut celui qui, dans la nouvelle organisation de son gouvernement, conserva les rois.

Les meilleurs esprits ne peuvent se défendre des erreurs de leur siècle : Tacite, cet écrivain si judicieux, si profond, emploie aussi le mot liberté dans le sens vague et faux qu’on lui donnait encore, même de son temps. Rome, dit-il, fut d’abord gouvernée par des rois ; Brutus y établit le consulat et la liberté : Urbem Romam a principio reges habuere ; libertatem et consulatum L. Brutus instituit. Comme si le consulat et la liberté étaient la même chose ! comme si l’aristocratie sénatoriale n’était pas mille fois plus injuste, plus cruelle et plus despotique que la monarchie la plus absolue ! Je ne dis rien de Virgile : les poètes ne sont pas obligés à l’exactitude philosophique des termes ; il leur est permis d’attacher aux mots un sens populaire : voilà pourquoi l’auteur de l’Énéide, dans les prophéties qu’il met dans la bouche d’Anchise, au sixième livre, annonce que Brutus immolera ses enfants à la liberté :

Ad pœnam pro libertate vocavit.

Personne n’ignore qu’il les immola à son ambition, à son orgueil, à son intérêt personnel. Virgile ne sait s’il faut attribuer ce sacrifice à l’amour de la patrie ou à l’amour de la gloire. Dans le doute, il unit ensemble les deux motifs :

Vincet amor patriæ, laudumque immensa cupido.

Mais il n’hésite pas à regarder Brutus comme malheureux, quelle que soit sur son compte l’opinion de la postérité :

Infelix, utcumque ferent ea facta minores.

C’est un fait constant que Brutus, par l’expulsion des Tarquins, ne donna point la liberté à Rome ; il ne fit que la soumettre à la domination du sénat. Brutus ne fut qu’un factieux qui souleva le peuple contre son souverain, pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul, et au nom du sénat dont il était un des principaux membres : au lieu d’un maître qu’avait alors le peuple romain, il lui en donna trois cents. Ce qui le rend illustre, ce n’est point son amour pour la liberté, c’est la fondation d’un nouveau gouvernement qui, sous le nom de république, a subjugué l’univers.

Brutus s’est immortalisé en créant la république romaine, de même que César en la détruisant, pour élever sur ses ruines l’empire romain. La liberté n’entra pour rien dans les opérations de ces deux hommes : l’ambition fit tout ; et Brutus, fondateur de la république, était bien plus fier, plus impérieux, plus tyran que César, fondateur de l’empire. Depuis l’expulsion des Tarquins jusqu’à l’établissement du tribunat, et même jusqu’aux lois de Licinius, le peuple romain, c’est-à-dire, toute la classe plébéienne, fut plus esclave que ne l’est aujourd’hui le peuple de Constantinople ou d’Ispahan : il retomba dans cette servitude après le meurtre des Gracques, et ne recouvra sa liberté que sous la dictature de Jules César, chef du parti populaire, et qui, dans les champs de Pharsale, abattit l’orgueil du sénat, étouffa les factions, et mit un frein à l’anarchie. Ce sont là ses crimes ; voilà pourquoi il fut assassiné au milieu du sénat par les mains des sénateurs.

Ce sujet de tragédie est donc très mauvais, puisque César, le libérateur, le bienfaiteur de la patrie, y est faussement présenté comme un usurpateur, comme le destructeur de la liberté, tandis qu’on porte l’intérêt sur les brigands appelés sénateurs, qui, sous le vain prétexte de la patrie et de la liberté, poignardent lâchement celui qui, sur le champ de bataille, leur a donné la vie après les avoir vaincus.

Brutus et ses pareils étaient fanatiques d’un ancien dogme des petites républiques grecques. Ce dogme portait que tout citoyen qui s’attribue le souverain pouvoir dans un gouvernement libre, fût-il le plus généreux et le plus humain des hommes, est un tyran, et que par conséquent c’est un devoir, un honneur, une vertu de l’assassiner. Les Athéniens avaient consacré cette monstrueuse maxime, en élevant des statues à deux jeunes fous, Harmodius et Aristogiton, qui avaient tué le tyran Hipparque, fils de Pisistrate. Cela ressemble assez à cette doctrine du tyrannicide, autrefois enseignée par des moines, quelquefois pratiquée par des furieux imbéciles, mais toujours abhorrée de la saine partie de la nation française.

Les Grecs, par un abus du mot, appelaient libre un pays tyrannisé et déchiré par les factions ; ils n’avaient pas d’autre gouvernement que l’anarchie, et ils confondaient l’anarchie avec la liberté. Dans leurs idées, des milliers de tyrans n’étaient pas contraires à cette singulière liberté ; un seul chef la détruisait. Ils ne regardaient comme tyran que le citoyen qui, par l’influence de son génie, de ses talents, de ses vertus, parvenait à comprimer les factions, à rétablir l’ordre, à ramener le bonheur et la paix : c’était là le monstre qu’on devait exterminer. Telle était la constitution de ces républiques grecques dont on vante la sagesse.

Ce fanatisme avait gagné les Romains les plus instruits ; ils ne sentaient pas même la différence qu’il y avait entre une ville pauvre de quelques lieues de territoire, telles qu’étaient la plupart des villes de la Grèce, et Rome maîtresse de l’univers : ils appliquaient à la reine des nations des maximes qui pouvaient à peine convenir à une bourgade.

N’avons-nous pas été nous-mêmes infectés de ce malheureux préjugé, à la fin du siècle qu’on appelle le siècle de la philosophie et des lumières ? Le génie même de Montesquieu n’a pu résister à cette épidémie ;  il ambitionnait le suffrage des beaux-esprits et des philosophes : il voulait être à la mode ; il était anglomane. Sa raison supérieure ne l’avait pas défendu contre le prestige des idées nouvelles sur la liberté et le despotisme : voilà pourquoi on le trouve si faible, si superficiel, si faux, lorsque, dans son immortel ouvrage de la Grandeur et de la Décadence des Romains, il parle de César et de Pompée. On voit qu’il n’avait pas le courage de heurter la philosophie du jour.

Il y avait, dit-il, un certain droit des gens, une opinion établie dans toutes les républiques de Grèce et d’Italie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l’assassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance. Le fait est vrai ; mais pourquoi Montesquieu ne s’élève-t-il pas avec chaleur contre cette opinion barbare, source de malheurs et de crimes ? Pourquoi rassemble-t-il, avec une sorte de complaisance, tous les sophismes capables de légitimer le meurtre de César ?

Le crime de César, dit-il, qui vivait dans un gouvernement libre, n’était-il pas hors d’état d’être puni autrement que par un assassinat ? Pourquoi l’homme qui a si bien approfondi l’histoire romaine, parle-t-il ici en petit écolier ignorant ? César ne vivait point sous un gouvernement libre. Montesquieu savait mieux que personne que depuis longtemps il n’y avait plus à Rome de gouvernement, que toutes les lois se taisaient devant la violence, que l’ancienne démocratie n’existait plus, qu’il était même impossible de la rétablir.

Le salut de la patrie demandait un chef ; et quel bonheur pour elle d’en avoir trouvé un, tel que César ! D’ailleurs, César était légalement revêtu de la dictature, magistrature continuelle, établie pour sauver l’état dans les dangers extrêmes. Et dans quel temps un dictateur fut-il jamais plus nécessaire ?

Quel fruit est-il résulté du meurtre de César ? La plus sanglante de toutes les guerres civiles, le triumvirat, les proscriptions. César, assassiné dans le sénat, a fourni un prétexte aux cruautés des empereurs : c’est Brutus qui répond à la postérité de tout le sang qu’ont répandu les Tibère, les Caligula, les Néron, les Domitien, etc. De quel œil pouvaient-ils regarder le sénat, quand ils se retraçaient l’image du fondateur de l’empire, du meilleur des hommes, égorgé par les sénateurs ? Brutus n’a-t-il pas bien mérité d’être un héros de tragédie ? C’était au reste un fanatique de bonne foi, qui, pour la liberté, aurait tué son père sans scrupule, comme il le dit franchement lui-même dans une de ses lettres. Il était éloquent sur cette matière, quoique froid et sec sur toutes les autres. C’était un homme maigre et pâle, grand buveur d’eau comme Cassius, quoique plus désintéressé et plus honnête que ce conjuré, auquel il reproche, dans la tragédie de Shakespeare, de s’être laissé graisser la patte ; c’était, en un mot, le don Quichotte de la liberté, et, en cette qualité, plus digne des Petites-Maisons que du théâtre : il est presque aussi déplacé sur notre scène que le serait le moine Jacques Clément.

Sémiramis §

I §

Sémiramis a une couleur religieuse et une teinte de superstition diamétralement opposée à cet esprit philosophique qui distingue les ouvrages de Voltaire : il semble qu’il ait voulu expier ses fréquentes invectives contre les prêtres en nous présentant un pontife modeste et vertueux. C’est dommage que les dieux fassent l’honneur à un si saint homme de le choisir pour ordonner et diriger un parricide : un prêtre, aussi pieux que le vénérable Oroès, doit savoir mieux que personne que la Divinité ne punit point un crime par un crime plus grand. Supposer l’Être suprême capable d’exiger qu’un fils égorge sa mère, c’est une horrible impiété, c’est outrager la céleste justice. Ces absurdités, qui défiguraient la nature divine, sont, il est vrai, consacrées par les chefs-d’œuvre des anciens tragiques ; il faut les pardonner aux poètes qui ont traité des sujets du théâtre grec, surtout quand il en résulte un grand intérêt : mais Sémiramis n’a pas la même excuse, et rien, dans cet ouvrage, n’autorisait Voltaire à calomnier les dieux ; sa superstition n’est pas moins irréligieuse que sa philosophie.

C’est des débris d’une certaine Éryphile, justement sifflée, que le poète a construit sa Sémiramis. Ce sont de mauvais matériaux grossièrement rassemblés, mais revêtus d’un enduit brillant. Cependant, ni le coloris ni l’emphase du style, ni la pompe du spectacle, ni la réunion de toutes les machines du charlatanisme théâtral, ne purent en imposer au public. L’ouvrage fut très mal accueilli dans la nouveauté. Un revenant qui prend la parole au milieu des états-généraux de Babylone ; Ninus qui donne du cor de chasse dans son tombeau ; le grand-prêtre faisant l’inventaire d’un coffre mystérieux ; le tonnerre, les éclairs, les feux souterrains ; un guerrier fameux qui, sortant d’un sépulcre, paraît tout pâle et glacé de frayeur, quoiqu’il n’y ait fait d’autre exploit que de tuer une femme : toute cette pantomime, maintenant reléguée aux boulevards, égaya beaucoup les rieurs de ce temps-là : on savait alors saisir le ridicule ; on ne sait plus aujourd’hui que s’ennuyer.

Crébillon, naturellement noir et terrible, a peint sa Sémiramis endurcie dans le crime, comme Sophocle a peint Clytemnestre : elle refuse de reconnaître son fils Agénor qu’elle aime. D’une épouse criminelle, le poète n’hésite pas à faire une mère incestueuse : peut-être un si affreux portrait est-il plus conforme au caractère que l’histoire donne à cette reine ; mais Sémiramis pénitente, humiliée, à moitié convertie, plaît davantage à notre délicatesse ; il y a des vérités trop fortes pour la scène. La Sémiramis de Crébillon est horrible ; elle étouffe la nature ; mais elle a l’énergie de la scélératesse ; elle agit ; elle se débat contre sa destinée ; elle lutte jusqu’au dernier moment avec une opiniâtreté invincible contre les hommes et le sort : ce n’est que lorsqu’il n’y a plus d’espoir qu’elle tourne sa rage contre elle-même. Ce n’est pas une victime qu’on immole ; elle ne va pas sottement se faire tuer par son fils dans un souterrain : la mort est moins une punition pour elle qu’une dernière ressource. Crébillon ne fait intervenir ni les dieux, ni les prêtres ; il n’a ni spectres, ni tombeau, ni foudres, ni coffre sacré ; il ne se propose pas d’effrayer les enfants et les nourrices, et ne met en jeu que les passions de ses personnages : le merveilleux ne doit point se mêler à l’action tragique. La Sémiramis de Crébillon est une tragédie pleine de mouvement et d’intrigue ; la Sémiramis de Voltaire est un opéra que la musique de quelques beaux vers ne peut défendre de l’ennui.

On a beaucoup vanté le mélange des remords et de la fierté dans le caractère que Voltaire a donné à Sémiramis : on a même voulu le faire passer pour un trait absolument neuf, quoiqu’il soit visiblement emprunté de l’Athalie de Racine ; mais Athalie, quoique d’abord alarmée par un songe, soutient beaucoup mieux son caractère ; elle est étonnée sans être abattue : Sémiramis, au contraire, mêle à des terreurs ridicules, à des faiblesses indignes d’elle, une jactance et des fanfaronnades qui la dégradent encore davantage. Au moment même où elle paraît tremblante et comme anéantie sous la main d’un dieu vengeur, elle ne cesse de se répandre en hyperboles fastueuses : son langage est celui d’une sotte vanité et non pas d’une véritable grandeur : à l’entendre, elle est maîtresse du monde, toute la terre est à ses pieds ; cette Sémiramis ne savait pas la géographie : c’est ainsi que, dans Alzire, un petit cacique du Pérou se prétend souverain de l’univers. La harangue de Sémiramis aux états-généraux est surtout infectée de ces gasconnades. Un prince qui, dans une assemblée de la nation, ferait un étalage aussi ampoulé de ses faits et gestes, ne serait défendu des sifflets que par le respect dû à la majesté royale. Les héros de Voltaire, en général, sont tous boursoufflés. Quoique né sur les bords de la Seine, l’auteur avait dans ses discours et dans ses écrits l’accent de la Garonne :

Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon.
II §

Voltaire avait dédié son Mahomet à un pape ; il offrit sa Sémiramis à un cardinal. Ce poète religieux était, comme on voit, en correspondance réglée avec les princes de l’Église, et jouissait d’un grand crédit à la cour de Rome. Les Italiens sont naturellement polis et flatteurs ; leur langue est la plus abondante en compliments et en formules d’éloges : les prélats romains accablaient Voltaire des plus fastueuses épithètes ; ils épuisaient, pour le glorifier, toutes les ressources de l’hyperbole. Leur intention, sans doute, était bonne ; ils voulaient faire servir sa vanité à sa conversion, et je crois que, s’ils eussent continué à lui prodiguer des louanges, ils auraient fini par en faire un bon catholique : mais l’auteur de La Pucelle ne tarda pas à se brouiller ouvertement avec les successeurs des apôtres, malgré ses tragédies chrétiennes : il cessa d’être courtisan du souverain pontife pour devenir son rival, et l’ambition d’être lui-même le fondateur et le patriarche d’une église nouvelle, chatouilla l’orgueilleuse faiblesse de son cœur, beaucoup plus que toutes les politesses du sacré collège.

Sémiramis est une espèce de tragédie sainte : on n’y parle que des dieux, on n’y voit que des prêtres. Il est vrai que ces dieux et ces prêtres ne sont pas de bon aloi : des dieux qui se font un régal de faire tuer une mère par son fils, sont assurément de plaisants dieux : s’ils n’ont que le parricide pour punir le meurtre, ils ne savent pas encore leur métier. Voltaire, qui voyait tout, n’a pas vu que sa Sémiramis n’était que l’Oreste retourné et gâté. Les Grecs admettaient des dieux malfaisants, qui, pour s’amuser, faisaient tantôt coucher le fils avec la mère, tantôt égorger la mère par le fils : c’étaient là les décrets éternels de leur providence. Nous nous moquons nous autres de cette manière de gouverner le monde, et nous sommes fondés à croire que les dieux du paganisme n’étaient pas plus savants en administration que nos modernes anarchistes. Sémiramis et Oreste sont pour notre théâtre de mauvais sujets : ce sont des pièces impies qui calomnient l’Être suprême ; il faut être imbu des superstitions antiques pour s’intéresser à de pareilles absurdités.

Le cardinal Quirini était trop civil pour faire à l’auteur de Sémiramis de pareilles observations, et cependant ces observations auraient été très décentes et très convenables de la part d’un cardinal : mais, par malheur, ce cardinal était poète, et, en cette qualité, il reconnaissait Voltaire pour son supérieur et son chef ; il l’avait même choisi pour son original : il avait traduit en vers italiens, avec tout le respect et la dévotion d’un commentateur, le poème de La Henriade, et celui de La Bataille de Fontenoi ; c’était à ces traductions qu’il devait l’honneur de la dédicace de Sémiramis ; et il était enchanté de voir son seigneur suzerain en littérature et en poésie, lui rendre hommage, comme s’il eut été son vassal.

Avouons qu’un cardinal de l’Église romaine, qu’un des princes du Vatican pouvait mieux employer son loisir qu’à traduire La Henriade ; s’il est permis à des prélats d’être poètes, leur devoir est du moins d’épurer la poésie, en la rappelant à son origine sacrée ; ce sont des hymnes et des cantiques qui doivent exercer leur muse religieuse, et non pas des déclamations philosophiques. Quelle joie pour Voltaire de voir dans les chefs de l’Église romaine ce goût pour des frivolités profanes, cet esprit d’erreur et de vertige, avant-coureur des fléaux qui menaçaient la religion ! Avec quel enthousiasme perfide il s’écrie : « C’est sous le grand Léon X que le théâtre grec renaquit… La Sophonisbe du célèbre prélat Trissino, nonce du pape, est la première tragédie régulière que l’Europe ait vue, comme la Cassandra du cardinal Bibiena avait été auparavant la première comédie. » Belle occupation, en vérité, pour des nonces, des cardinaux et des évêques, de faire des tragédies et des comédies ! Le grand Léon X eût été bien plus grand, s’il eût donné plus d’attention à l’Église latine qu’au théâtre grec : ce grand Léon X, qui fit renaître le théâtre athénien en Italie, vit périr la religion romaine dans le Nord : pendant qu’il se divertissait à Rome à voir des comédies, on le dépouillait en Allemagne d’une partie de ses états ; et Luther faisait jouer dans l’empire des scènes fort tragiques pour le saint siège : ainsi, le grand roi de Bourges, Charles VII, charmait ses loisirs par des bals et des fêtes, tandis que l’Anglais s’emparait des provinces de France : j’imagine que ses flatteurs vantaient aussi son goût pour les arts ; mais un brave chevalier osa lui dire : « On ne peut pas plus gaîment perdre un royaume. »

Léon X, beaucoup trop prôné, fut un homme aimable, un protecteur des lettres, mais un fort mauvais pape ; il nuisit beaucoup à l’Église par son luxe et ses goûts frivoles : il était jeune et sans expérience : il ne faut sur la chaire de saint Pierre qu’un vieillard sans passions, blanchi dans les affaires et dans la connaissance des hommes, qui ne connaisse d’autre plaisir que son devoir. Cette politesse, cette aménité, très recommandable dans un particulier, n’est qu’imprudence et folie dans un homme d’état. Nous avons eu un garde des sceaux dont le talent suprême était de jouer les Crispins ; Louis XIV ne tarda pas à se reprocher, comme une faiblesse indigne de son rang, le plaisir qu’il trouvait à danser sur le théâtre.

Que Voltaire ait passé sa vie à faire le baladin et à jouer la comédie dans son château, pour amuser les passants et les Suisses, cela était à sa place ; c’était un auteur dramatique qui n’avait d’existence que par le théâtre, et qui croyait que le premier mérite d’un homme était d’être poète ; le second, d’être comédien. Ces habitudes d’histrion convenaient à sa papauté philosophique ; bien loin de se déshonorer en criant, en gesticulant sur la scène, il gardait alors parfaitement son caractère et le décorum de son état. Mais lorsque l’homme qui prend le titre de vicaire de Dieu sur la terre, souillait, par un théâtre et par des jeux scéniques, le sanctuaire qu’il habitait dans la Ville sainte ; lorsque des nonces, des cardinaux, des évêques perdaient leur temps et prostituaient leur plume à des ouvrages de théâtre, ils avilissaient leur dignité aux yeux des peuples, ils appelaient l’impiété et la philosophie : un pareil oubli des bienséances ne pouvait être loué que par Voltaire.

III §

J’ai souvent parlé d’une certaine Éryphile qui se promène beaucoup trop souvent au théâtre sous le nom de Sémiramis, tandis que sous son véritable nom d’Éryphile elle est enterrée dans le vaste tombeau de son illustre père, c’est-à-dire, dans l’édition colossale des œuvres de Voltaire : ce fatras dramatique, mal accueilli en 1732, parut à son auteur digne d’être réservé pour des temps plus heureux. En attendant, il attaqua par l’amour ceux qu’il n’avait pu subjuguer par la terreur : il jugea prudemment qu’il valait mieux offrir au public une jeune et jolie sultane, qu’un vilain fantôme. Zaïre fit pleurer ceux qu’Amphiaraüs avait fait rire ; et, galimatias pour galimatias, on préféra celui qui du moins était tendre et galant. Éryphile était faite pour épouvanter les petits enfants ; Zaïre, pour charmer les femmes, que certains philosophes appellent les grands enfants de la société.

Sémiramis est absolument la même qu’Éryphile ; peureuse, pleureuse, amoureuse de son fils. Ninias n’est autre chose qu’Alcméon, un peu plus poltron à la vérité ; car Alcméon n’a pas peur des ombres, et ne tremble pas de tout son corps au moindre bruit qui sort d’un tombeau. Hermogide n’a fait que changer son nom en celui d’Assur ; mais il a perdu avec son nom beaucoup de sa force et de son activité. Hermogide agit dans Éryphile, Assur déclame et menace dans Sémiramis : on peut dire aussi, à l’avantage d’Éryphile, que la marche n’en est point embarrassée par un insipide amour, tel que celui d’Azéma et d’Arsace ; les prêtres n’y font point de processions ridicules, et le spectre d’Amphiaraüs parle mieux que celui de Ninus. Éryphile est donc une pièce moins mauvaise que Sémiramis ; la fille ne vaut pas sa défunte mère, quoiqu’elle soit parée de ses plus beaux diamants ; car Sémiramis a hérité des meilleures tirades d’Éryphile. Pourquoi donc cette reine d’Argos a-t-elle été forcée de céder la place à la reine de Babylone ? C’est que Voltaire était bien plus fort vers la fin de 1748 qu’au commencement de 1732 ; non pas plus fort en talent, c’est tout le contraire : car un poète dramatique ne vaut pas à cinquante-quatre ans ce qu’il valait à trente-huit ; mais plus fort en intrigues, plus fort en charlatanisme, plus fort en soldats ; dans l’espace de seize ans, il avait travaillé la société beaucoup plus que ses vers.

L’auteur de la malheureuse Éryphile n’avait cependant rien négligé pour l’établir avantageusement sur la scène : la première représentation de la pièce fut précédée d’une espèce de prologue, ou plutôt de discours en vers, qu’un acteur vint débiter au public, pour le prévenir et le disposer favorablement. ; c’était une sorte de nouveauté au théâtre : mais ce qui est beaucoup plus étonnant que ce prologue, c’est la médiocrité et la faiblesse du style. Il me semble que Voltaire, plaidant en vers sa propre cause au tribunal du public, devait être plus éloquent ; il débute par des flatteries trop grossières, que le parterre méprise, même en les applaudissant :

Juges plus éclairés que ceux qui, dans Athène,
Firent naître et fleurir les lois de Melpomène.

Que ceux qui n’est ni élégant ni harmonieux : des juges qui font naître les lois, c’est du galimatias : les écoliers, les abbés, les clercs de procureurs, les légistes qui remplissaient alors le parterre, avaient assez d’esprit pour sentir ce qui leur attirait ce débordement d’encens, et par quelle aventure ils se trouvaient avoir plus de goût, de discernement et de lumières que les anciens juges de Sophocle et d’Euripide.

De vos décisions le flambeau salutaire
Est le guide assuré qui mène à l’art de plaire.

Quel amas d’épithètes ! flambeau salutaire, guide assuré, et guide qui mène à l’art de plaire : que tout cela est lourd, guindé, et surtout faux ! car il y a peu d’auteurs que les sifflets mènent à l’art de plaire. Biais voici bien une bien autre fête : le flatteur manque de mémoire ; les juges, plus éclairés que ceux d’Athènes, deviennent tout à coup des badauds très faciles à se laisser surprendre. Ce tribunal, toujours équitable, approuve des écrits ennuyeux, applaudit des ouvrages sans mérite, accueille des défauts embellis par l’auteur.

Le public est séduit, mais alors il doit l’être : est-il possible que jamais le devoir d’un juge soit d’être séduit ? Delà Voltaire entre dans le détail des différents genres de poésie dramatique lieu commun, fort peu nécessaire, et que la beauté des vers ne rajeunit pas : enfin, il arrive à son sujet, et demande grâce pour la terreur, pour l’audace d’Eschyle au tombeau, qu’il ose faire reparaître ; s’il est téméraire, il faut lui pardonner ; son titre à l’indulgence est d’avoir cherché à plaire : titre banal des plus mauvais poètes.

Eh ! peut-on trop oser quand on cherche à vous plaire ?

Oui, on ose toujours trop quand on est extravagant et bizarre : le poète avertit ensuite ses auditeurs qu’ils

… N’auront point ici ce poison si flatteur,
Que la main de l’amour apprête avec douceur.

Il lance quelques épigrammes contre Racine et Campistron.

Souvent dans l’art d’aimer Melpomène avilie
Farda ses nobles traits du pinceau de Thalie.

Quel jargon ! Melpomène avilie dans l’art d’aimer, qui farde ses traits du pinceau de Thalie ! Ce style est faible et dur.

L’amour n’est excusé que quand il est extrême.

Que quand ! les vers ne sont bons que quand ils sont harmonieux.

Sans les flambeaux d’amour il est des traits de flamme.

Si de tels vers ne portaient pas le nom de Voltaire, on les croirait de Pradon : quelle misérable opposition entre les flambeaux et les traits de flamme ! et quelle construction ! quelle facture ! Il y a des traits de flamme sans les flambeaux !

La harangue ne réussit point, et la témérité du nouvel Eschyle, en dépit de son plaidoyer préliminaire, ne parut qu’un effort très malheureux. Seize ans après, il parvint à faire supporter de plus grandes folies dans Sémiramis, ce qui prouve que les spectateurs étaient devenus beaucoup moins sages ; aujourd’hui on est familiarisé avec ce salmis tragique. Sémiramis semble avoir acquis à la longue le privilège d’ennuyer : c’est une des pièces que les comédiens représentent le plus souvent, et ils continueront jusqu’à ce qu’il n’y vienne personne.

IV §

L’estimable auteur du Cours de littérature s’amuse à rechercher les causes de la disgrâce qu’éprouva Sémiramis dans la nouveauté ; cette tragédie, dont la première représentation fut très orageuse, n’eut dans ce temps-là qu’un très faible succès. On peut d’abord en accuser l’insipidité des trois premiers actes, l’abus ridicule d’un merveilleux puéril, et le défaut total d’intérêt ; mais les circonstances ont sans doute beaucoup contribué au froid accueil que reçut alors du public un auteur gâté, qu’on avait enivré d’éloges et d’encens. Ce serait demander aux hommes plus qu’on n’en doit attendre, que d’exiger d’eux dans le premier moment qu’ils ne jugent pas l’auteur au moins autant que l’ouvrage, et souvent plus l’un que l’autre. C’est ce que dit M. de La Harpe, et il dit mieux qu’il ne pense ; car son intention n’est pas d’approuver, mais bien de blâmer cette disposition des hommes : il est persuadé que la justice veut qu’on juge l’ouvrage et non pas l’auteur. Son opinion est spécieuse, et cependant je pense le contraire, et crois avoir pour moi la vérité : je me fonde sur ce principe d’éternelle justice, qu’un petit bien n’est rien en comparaison d’un grand mal. Qu’est-ce qu’une belle tragédie auprès de la vertu et des mœurs, ou, pour me faire mieux entendre, auprès de la tranquillité publique et du bonheur de la société ? Je sais bien qu’on ne fait aucun cas de la vertu, des mœurs ; que c’est même un pédantisme trivial d’en parler aujourd’hui, je le sais ; mais je sais aussi que la morale est tellement liée à la politique, que la corruption portée au dernier degré produit l’anarchie, le bouleversement des fortunes, et par conséquent détruit la joie et les plaisirs. Je puis donc dire aux gens du monde ce que disait Caton aux riches de son temps, qui ne faisaient pas beaucoup plus de cas de la république qu’on n’en fait aujourd’hui des mœurs : « Si vous voulez conserver vos palais, vos statues, vos tableaux, vos maîtresses, occupez-vous un peu des mœurs ; car l’excès de l’immoralité peut vous ravir ces biens-là comme il les a déjà ravis aux heureux d’un autre régime. »

Un auteur qui abuse de ses talents pour corrompre les hommes, renverser les institutions, ébranler toutes les bases du gouvernement sous lequel il vit, est une calamité publique ; et puisque ses succès sont le véhicule de ses erreurs, le siffler c’est rendre service à la société et à la patrie. Si toutes les tragédies de Voltaire avaient été accueillies comme Mariamne, Adélaïde du Guesclin, Sémiramis, etc. ; si sa Henriade n’avait produit que l’ennui, et sa Pucelle le dégoût, nous n’aurions pas vu ce novateur ambitieux dominer dans l’Europe, y souiller des vapeurs empestées, et répandre dans toute la masse de ses habitants le germe de la putridité.

Les magistrats de Lacédémone, entendant un jour un malhonnête homme proposer un très bon avis, lui imposèrent silence, et firent répéter ce qu’il avait dit à un homme de bien, de peur que la sagesse et la vérité ne fussent déshonorées en passant par une bouche aussi corrompue. Cet exemple doit avoir une grande autorité aux yeux des philosophes républicains qui nous ont si fort exalté les lois de Lycurgue. Il est certain que dans cette république on faisait tout pour conserver les mœurs et le gouvernement ; on estimait peu les arts corrupteurs, et l’on chassa un musicien pour avoir ajouté quelques cordes à la lyre, ce qui perfectionnait beaucoup l’instrument, mais révolutionnait la musique nationale.

Il est donc bon de juger l’auteur autant et plus que l’ouvrage ; et quand l’auteur est reconnu n’employer son esprit, son imagination et ses grâces, que pour saper les fondements de la morale et renverser les principes de l’ordre social, c’est un acte de civisme de ne témoigner qu’une bien faible estime pour cet esprit dont il abuse, pour cette imagination si perfide et ces grâces si dangereuses. Il est fort doux sans doute de pleurer à une tragédie, de rire à une comédie ; mais il est infiniment plus doux de vivre tranquille dans ses foyers, de jouir de ses propriétés et de ne pas voir le glaive sur sa tête : quant à moi, pour établir la sécurité et la confiance, pour maintenir la société et les lois, je sifflerais, s’il le fallait, jusqu’aux tragédies de Corneille et de Racine.

Quand le public abusé luttait contre les mesures du gouvernement, et opposait à sa prudente sévérité à l’égard de Voltaire, des applaudissements factieux, le public ne savait pas qu’il préparait la ruine de la monarchie ; et personne alors n’y songeait et ne la désirait, pas même les philosophes.

O vanas hominum mentes ! ô pectora cæca !

Ô vanité de l’esprit humain ! ô aveuglement des cœurs corrompus ! qu’il est rare de savoir ce que l’on fait ! Et ce n’est point ici un regret inutile, inconsidéré, pour cette monarchie qui n’est plus (on sait assez que mon grand principe de morale et de politique est l’attachement et la soumission au gouvernement établi) ; mais c’est un avis salutaire pour tous les gouvernements, qui ne peuvent subsister s’ils lâchent les rênes à l’inquiétude des esprits, s’ils permettent aux arts d’altérer les mœurs, et s’ils sacrifient à des mots harmonieux les principes sur lesquels repose toute autorité. Que les chefs des républiques ne s’assurent point sur la force physique ; elle ne résiste pas longtemps à la force morale.

V §

Si cette tragédie paraissait aujourd’hui, on crierait : C’est un mélodrame ! Mais, à l’époque où elle fut jouée, on ne faisait point encore de mélodrames ; on n’en connaissait pas même le nom. Sémiramis n’est donc point une copie des mélodrames de ce temps-là ; elle est plutôt l’original et le modèle des mélodrames d’aujourd’hui : on y trouve beaucoup plus de prestiges que dans le nouvel opéra-comique intitulé La Séduction, et Voltaire est bien un autre magicien que Cagliostro. Il est vrai qu’il ne se propose pas de séduire une jeune femme, mais d’épouvanter une vieille reine qui a empoisonné son mari pour régner, et qui depuis quinze ans s’est endurci la conscience par l’habitude de la gloire et par les plus brillantes conquêtes : une telle femme doit être au-dessus des terreurs vulgaires ; il faut pour l’ébranler tout l’attirail de la sorcellerie, comme qui dirait un mort qui, dans son tombeau, pousse des soupirs aussi gros que les sons d’un cor de chasse ; soupirs, en un mot, si terribles, que le jeune Arsace, vaillant et intrépide guerrier qui revient de l’armée, en est effrayé comme un enfant. Cela ne suffit pas : il faut que le mort sorte de son tombeau ; il faut qu’il parle, qu’il ordonne, qu’il menace, en plein jour, devant tout le monde, dans l’assemblée même des états-généraux de Babylone, contre l’usage immémorial de tous les revenants, qui fuient la lumière et la compagnie, et préfèrent toujours pour leurs expéditions la solitude et la nuit.

Nous rions aujourd’hui de cette fantasmagorie, parce que nous sommes éclairés et philosophes ; mais, du temps de la reine Sémiramis, le peuple devait en être consterné. Il est vrai qu’une si grande reine, qui a remporté sur la terre des victoires si éclatantes, et fait de si magnifiques jardins en l’air, devait être au-dessus de ces terreurs paniques, et ne pas tant se laisser abattre par de vains songes, par un vain bruit, par des diseurs de bonne aventure, soi-disant prêtres, et par des jongleurs égyptiens. Je conviens qu’Athalie, qui n’est pas une meilleure femme que Sémiramis, et qui a tué toute la race de David, est troublée d’un songe, et encore plus de l’incident merveilleux qui lui fait retrouver en réalité l’objet qu’elle a vu en songe ; mais ce trouble ne va pas jusqu’à de lâches frayeurs ; il ne fait pas d’une grande reine une femmelette pusillanime, agitée de remords, plaintive et pénitente. Athalie lutte contre le grand-prêtre et contre Dieu ; elle lève une armée, et marche contre le temple à la tête de ses Tyriens : il s’en faut bien que Sémiramis prenne des mesures aussi énergiques ; elle ne fait pas des actes de vigueur, et ne sait faire que des actes de contrition : tel est l’excès de sa sensibilité, que, pour conjurer la colère céleste, elle se met sous la protection d’un militaire bien fait, et dans la fleur de l’âge ; la vieille veuve de Ninus ne voit rien de mieux pour détourner la foudre que de se remarier avec un jeune homme : le remède est doux, mais il ne lui réussit pas, et Ninus est furieux du choix d’un tel amant.

Je ne dis rien de cette mystérieuse cassette dont on fait l’inventaire sur la scène, de ces promenades de prêtres qui ouvrent une petite porte, descendent un petit escalier, font le tour du théâtre, remontent et se renferment dans leur niche ; je ne dis rien du jeu et du quiproquo du tombeau de Ninus : ce ne sont pas là les inventions d’un poète tragique, ce sont les tours de passe-passe d’un joueur de gobelets. Un défaut plus grave, c’est que le caractère de Sémiramis est absolument défiguré : Voltaire a fait de cette fameuse reine de Babylone, à qui l’histoire accorde un rang parmi les conquérants et les héros, une femme aussi faible, aussi lâche que la reine Gertrude, mère d’Hamlet ; il a imité Shakespeare, et a dédaigné l’exemple de Sophocle et de Racine, qui ont conservé, l’un à Clytemnestre, l’autre à la reine Athalie, son énergie et son audace. Peut-on raisonnablement supposer que les dieux fassent naître la douleur et le repentir dans l’âme du scélérat dont ils ont résolu la punition ? N’est-il pas plus probable qu’ils n’envoient cette contrition, ces remords salutaires, qu’aux criminels qu’ils ont dessein de sauver ? N’est-il pas cruel de voir cette pauvre Sémiramis si soumise, si repentante, si abattue, si prête à faire tout ce qu’il plaît aux dieux et à son mari, ne rien gagner par de si beaux sentiments, par une conversion si édifiante, et n’en éprouver pas moins la vengeance impitoyable des dieux et de son mari ? Il serait donc plus noble, plus théâtral, plus digne de la reine de Babylone, de braver le coup qu’elle ne peut parer, de lutter contre l’inévitable destin, de périr en reine, en héroïne, en conquérante, et de ne pas cent fois mourir de peur avant de tomber sous le glaive de la justice divine. Crébillon a mieux su garder les convenances théâtrales : il s’est garanti de ce faux pathétique des conversions romanesques et de remords de parade, aujourd’hui si fort à la mode ; il nous a montré Sémiramis telle qu’elle était, telle qu’elle a dû être ; et, s’il n’a pas fait une bonne tragédie, il a du moins tracé un beau caractère.

Voltaire a bien senti lui-même qu’il dégradait sa Sémiramis par des gémissements efféminés : autant il rabaisse la veuve de Ninus par des craintes et des douleurs indignes d’elle, autant il s’efforce à la relever par l’emphase et l’étalage d’un orgueil gigantesque ; ce qui forme un contraste des plus bizarres. Voyez la harangue de cette reine aux états-généraux de Babylone : elle n’est pas moins burlesque que celle de Zamore aux illustres compagnons de ses infortunes. Les bords de la Garonne n’ont jamais retenti d’hyperboles plus fortes que celles dont Sémiramis régale les seigneurs babyloniens. À l’entendre, la terre a été quinze ans de sa gloire occupée, et a révéré dans ses mains le sceptre avec l’épée ; quoiqu’elle soit veuve, et que son cœur ait été dompté par son premier mari, elle n’en prétend pas moins avoir un cœur indomptable ; et ce cœur, indomptable au commencement de la harangue, se trouve à la fin être un cœur indompté. Cette femme qui pourrait être grand-mère, puisque c’est son fils qu’elle épouse, essaie de nous faire accroire que c’est pour le bien du monde qu’elle prend un jeune mari : il est plus que probable que c’est pour le sien ; à moins qu’elle ne soit persuadée que le plus grand bien du monde est d’être conquis par elle et par son mari. Si on veut rejeter ces rodomontades sur la nature du style oriental, je répondrai que le goût défend d’imiter, sur notre scène tragique, le style oriental en ce qu’il a de comique.

On s’étonne aujourd’hui que Sémiramis ait été sifflée dans la nouveauté ; il serait peut-être plus raisonnable de s’étonner de ce que depuis elle a été applaudie. Quand on l’a sifflée, Voltaire n’était encore qu’un poète et un homme ; il n’était pas encore un pape et un dieu ; on n’était pas encore obligé, sous peine de sacrilège, d’adorer toutes ses productions : ce n’était pas un article de foi de le croire infaillible ; mais quand il fut une fois parvenu au souverain pontificat, lorsque

………………………………… L’absolu pouvoir
Mit dans les mêmes mains le sceptre et l’encensoir,

il fut enjoint par sa première bulle à tous les fidèles de l’église philosophique et littéraire, de reconnaître pour autant de chefs-d’œuvre ses tragédies si filées, ses bouffonneries et ses satires les plus grossières. Il faut avouer cependant que Sémiramis est une pièce très édifiante, très religieuse, qui respire partout une odeur de piété et de sainteté. Tout le rôle de la reine est un acte de contrition, entremêlé cependant de boutades d’orgueil, parce qu’il est rare que la religion n’échoue pas devant l’amour-propre. Arsace est un missionnaire appelé par les dieux pour une bonne œuvre, et cette bonne œuvre est le meurtre de sa mère : il ne fait rien autre chose dans la pièce. Le grand-prêtre et les mages font des processions très dévotes : l’âme de Ninus, qui revient pour demander des prières, est seule capable de convertir un pécheur. Azéma est un peu rebelle à la grâce tant qu’il lui semble que le ciel contrarie son amour ; mais il n’y a que ce coquin d’Assur qui meurt dans l’impénitence finale, après s’être moqué des dieux et des revenants. Quant au parterre, il est un peu équivoque ; tantôt il rit des mystères et des oracles, et tantôt il en paraît frappé : peut-être viendra-t-il un temps où le rire prévaudra sur le respect3.

Lachaussée §

Mélanide §

Je suis absolument de l’avis des épigrammes de Piron et de Collé, et je proteste contre les sermons et les larmes dans la comédie ; celles même de la tragédie sont suspectes et dangereuses, quand c’est une situation absurde qui les fait couler : ce n’est pas le tout de faire pleurer, il faut encore avoir un peu de sens commun. Mais l’intérêt, l’intérêt, voilà le grand mot : l’intérêt est en littérature ce que l’argent est en morale ; tout le monde veut en avoir à quelque prix que ce soit ; il excuse et couvre tous les vices.

On n’a jamais tort d’intéresser, dit La Harpe au sujet de Mélanide. Oui, sans doute ; de même qu’on n’a jamais tort de s’avancer et de s’enrichir : reste à savoir par quel moyen. C’est comme si on disait : Le poète n’a jamais tort de réussir ; mais il y a succès et succès : tous ne sont pas honorables ; et, si l’auteur n’a jamais tort d’intéresser, le spectateur a souvent tort de pleurer.

Les épigrammes contre les pleurs sont en elles-mêmes d’assez mauvaise grâce, dit encore le même écrivain : pourquoi cela ? Puisque ceux qui pleurent sont eux-mêmes honteux de leur faiblesse, a-t-on mauvaise grâce à se moquer des dupes ? Rien n’est au contraire si commun, dans la société, que des plaisanteries sur ces grandes sensibilités pour des riens. Les larmes même que la réflexion condamne dans le cabinet, au théâtre portent avec elles leur excuse. Voilà une morale bien relâchée pour un critique quelquefois si sévère : ne serait-ce pas par hasard l’auteur de Mélanide qui parlerait ainsi, et non pas l’auteur d’un bon Cours de littérature ? C’est à peu près la même doctrine que Gresset, en parlant d’Alzire, avait énoncé en style d’écolier :

Si mon esprit contre elle a des objections,
Mon cœur a des larmes pour elle.

Si des absurdités et des sottises font pleurer, il n’y a donc rien de plus funeste à la littérature que les larmes, puisqu’elles font réussir de mauvais ouvrages. Qu’y a-t-il de plus contraire à l’ordre social, que la fortune des gens qui en sont indignes ?

Je n’appelle corruption que ce qui est d’un faux goût : je n’en vois point dans les bonnes pièces de Lachaussée. Le littérateur qui avance cette proposition, place La Gouvernante, Le Préjugé à la mode, Mélanide, au nombre des bonnes pièces de Lachaussée. Or, dans ces trois pièces, surtout dans la dernière, il règne un goût romanesque qui assurément est un goût très faux, un goût diamétralement opposé à celui du théâtre. La Harpe ne voit dans le drame qu’un genre inférieur à la tragédie et à la comédie : j’y vois un genre destructeur de la tragédie et de la comédie, un genre usurpateur de la gloire, qui attire à lui le vulgaire par l’appât des aventures, et qui s’empare de l’âme des sots, toujours en grande majorité.

La meilleure comédie de Molière et de Regnard, la plus belle tragédie de Corneille et de Racine, ne plaît pas autant au commun des spectateurs qu’un drame bien merveilleux, bien déchirant, bien lugubre. L’Iphigénie de Racine n’a jamais fait verser autant de larmes que l’Eulalie de Kotzebuë. Dans tous les lieux où il y a peu de littérature, le drame triomphe : en province, dans les pays étrangers, dans les colonies, on court avec enthousiasme à ces farces pathétiques. Les auteurs des plus méchantes rapsodies, jouées au théâtre du Marais, ont souvent en Italie, en Allemagne, en Russie, une réputation prodigieuse, quoiqu’on ne les connaisse pas ici : les bonnes gens de ce pays-là ignorent que les chefs-d’œuvre qui les font tant larmoyer sont méprisés à Paris, à peu près comme les mauvais romans qui en ont fourni le sujet. Si la poésie dramatique se réduit à donner des commotions à des spectateurs engourdis, si le grand secret est de faire pleurer, il n’y a plus d’art. Combien de capucins obscurs ont arraché plus de larmes que Bourdaloue et Massillon !

Un drame est un roman dialogué ; voilà son vice capital. Un roman est toujours un mauvais ouvrage ; je n’excepte que ceux qui ne sont point romans, et se rapprochent de la poésie par la vraisemblance et la peinture naturelle des mœurs et des passions. L’objet du théâtre est de tracer une image fidèle du cœur humain et de la société ; le roman n’en donne que des idées fausses ; il n’est propre qu’à égarer l’esprit, qu’à corrompre le cœur. Le roman est mortel pour l’art dramatique ; il est à la scène ce que le charlatanisme est à la science.

Il vaut beaucoup mieux ne point faire de pièces de théâtre que d’en faire qui séduisent et corrompent notre jugement. Nous n’avons que trop de tragédies et de comédies médiocres ou dangereuses ; quand les auteurs se reposeraient pendant dix ou vingt ans, tout n’en irait que mieux. Je ne vois ni la nécessité ni l’utilité de ce déluge toujours croissant de sottises dramatiques dont nous sommes inondés tous les jours : tôt ou tard notre littérature en sera totalement submergée.

Mélanide passe pour le chef-d’œuvre du drame ; grande preuve que le drame est un mauvais genre. Car enfin, de quoi s’agit-il dans cette pièce ? Il est question d’une de ces filles-mères dont la fécondité précoce, grâce à la philosophie, est devenue la source la plus ordinaire de l’intérêt théâtral. Il n’est peut-être pas de l’intérêt de la société que ces créatures paraissent si intéressantes ; mais on sait qu’un intervalle immense sépare l’intérêt de la société de celui du théâtre. Cette Mélanide a donc été une fille pressée, tranchons le mot, une fille libertine, puisqu’elle a sacrifié à l’amour la pudeur, la piété filiale, les lois de la société et tous les devoirs de son sexe. Le marquis, son amant, n’a été qu’un jeune étourdi, esclave d’une passion insensée. L’enfant né de cette union, à laquelle on donne dans la pièce le nom de mariage, n’est qu’un bâtard ; et l’hymen clandestin formé sur la foi des serments, tout philosophique qu’il est, n’est qu’un sophisme de l’amour dont les amants se servent pour se tromper eux-mêmes.

Or donc, cette Mélanide proscrite, déshéritée par sa famille qu’elle a déshonorée, a perdu de vue le marquis, et pendant dix-huit ans n’en a reçu aucune nouvelle. Ce marquis va tous les jours dans la maison où demeure Mélanide, sans la reconnaître, sans en être reconnu : il y a dans tout cela de quoi exercer la foi des fidèles du Théâtre-Français. Enfin, un ami commun, recueillant les récits de l’un et de l’autre, vient à bout de débrouiller le roman : par son secours les vieux amants se rapprochent ; mais leur situation n’est plus la même. Mélanide a trente-six ans et un grand fils qui en a dix-huit ; elle est au reste toujours amoureuse du marquis. Le marquis, de son côté, est encore amoureux, mais ce n’est plus de Mélanide ; il aime une jeune et jolie fille du même âge, à peu près, qu’avait Mélanide quand il lui fit un enfant. Il ne commence plus par là depuis que les années l’ont rendu raisonnable ; il va épouser légitimement sa maîtresse, et, intérieurement, il donne au diable sa vieille Mélanide, dont il se croyait débarrassé, et qui ne lui paraît plus qu’un trouble-fête. Il n’est pas plus agréablement affecté quand il apprend qu’il a un grand fils, lequel est son rival, et, comme de raison, son rival aimé. Il peste beaucoup trop longtemps contre cette fâcheuse découverte, et le malheur qui arrive à sa passion nouvelle est en quelque sorte une expiation de la licence de ses anciennes amours.

Si Mélanide est à plaindre, le marquis, il faut en convenir, est plus comique qu’intéressant ; il est même odieux ; c’est de bien mauvaise grâce, et en faisant la grimace, qu’il se range à son devoir, et reprend sa triste et dolente Mélanide avec son grand fils à marier. Tout cela, il est vrai, n’est pas gai pour un barbon amoureux, prêt à épouser un tendron de seize ans. Sous le règne de la philosophie, on avait la bonté de trouver cela intéressant : faire des enfants en fraude, était alors regarde : comme une œuvre sublime ; et Rousseau de Genève, voulant donner à son vicaire savoyard le plus grand intérêt et le ton le plus auguste, jugea qu’il n’avait rien de mieux à faire que de supposer un prêtre qui a fait un enfant à une fille : un prêtre sage et de bonnes mœurs n’eût été qu’un cafard ; mais un prêtre qui a fait un enfant à une fille, c’était là l’homme de Dieu, le digne organe de la morale philosophique. Aujourd’hui on aperçoit un peu plus le ridicule d’exposer avec une emphase tragique des aventures très bourgeoises. On assure cependant que les enfants et les petites filles qui commencent à avoir une amourette pleurent encore sur le sort de Mélanide, quoique la plupart soient fort tentées d’imiter sa conduite.

La belle scène, la scène par excellence, au dire de tout le monde, est celle où Darviane, le bâtard de Mélanide, propose au marquis de se battre pour le forcer d’avouer qu’il est son père. Cette manière de provoquer l’aveu d’une paternité équivoque est tout à fait neuve ; je ne me serais jamais attendu qu’on la trouverait admirable et pathétique. La Harpe a raison de dire : Ce n’est pas là une reconnaissance amenée d’une manière commune ; mais quand il ajoute : Cela serait beau et très beau partout, je ne puis être de son avis ; l’expression me paraît beaucoup trop forte. Qu’un fils dise à son père, ou battons-nous, ou convenez que je suis votre fils, cela est singulier ; mais cela n’est ni beau ni très beau dans aucun pays.

Quant au style, il est en général faible et diffus : quelques belles sentences, des vers bien faits par ci par là ; le reste, prose rimée. Par exemple, le marquis dit à Mélanide :

… N’attribuez qu’à ma confusion
Si j’ai paru rester dans l’indécision.
Avez-vous pu me croire assez de barbarie
Pour vous abandonner, vous que j’ai tant chérie ;
Vous dont j’ai si longtemps déploré le trépas ;
Vous en qui je retrouve un cœur et des appas
Dignes d’être adorés de tout ce qui respire ?

Il ne fallait point parler des appas de Mélanide, et rien n’est plus fade que des appas dignes d’être adorés de tout ce qui respire.

Le Préjugé à la mode §

Ce fut mademoiselle Quinault-Dufresne qui donna l’idée de cette pièce à Lachaussée : elle l’avait d’abord proposée à Voltaire, qui n’en tira aucun parti. Ainsi, c’est cette actrice très enjouée et très spirituelle qu’il faut accuser du crime de lèse-gaîté et de conspiration contre le bon comique ; c’est par elle que le drame s’est introduit au théâtre ; non que Le Préjugé à la mode soit le plus ancien des drames ; mais il est le premier qui, par l’éclat de son succès, ait mis en crédit ce genre bâtard. C’est de l’apparition du Préjugé à la mode sur la scène que datent la grande vogue des drames et la décadence de la vraie comédie.

Des quatre pièces qui ont fait la réputation de Lachaussée, Le Préjugé à la mode est la plus médiocre ; c’est aussi celle qui a le mieux réussi. L’École des mères est la meilleure de toutes ; c’est le vrai chef-d’œuvre de son auteur.

Le Préjugé à la mode n’a jamais été qu’à la mode d’une poignée de sots et d’étourdis qui se prétendaient les directeurs du bon ton : tous les honnêtes gens, dans toutes les classes de la société, ont toujours regardé ce préjugé comme extravagant et ridicule. Quelle idée pourrait-on avoir d’un pays, d’un gouvernement et d’un siècle où l’opinion aurait attaché de la honte au sentiment le plus honnête et le plus légitime, où il eût été contre le bon usage d’aimer sa femme ? C’est assurément ce qu’il peut y avoir de plus heureux pour tout mari ; c’est une grâce d’état ; il faut faciliter, envier, admirer ceux à qui le ciel a daigné accorder cette faveur, et non pas s’en moquer, ces époux prédestinés trouvent chez eux sans embarras, sans danger, sans inconvénient d’aucune espèce, un bonheur que tant d’amateurs poursuivent au dehors avec beaucoup de risques, de peines et de dépenses. Si l’amour, comme le disent tous, rend l’homme heureux, quel merveilleux avantage que de pouvoir disposer à son gré de l’objet de son amour, d’avoir dans sa maison la bonne fortune que les autres cherchent bien loin, et de rencontrer dans le plus respectable des devoirs le plus doux des plaisirs !

Lachaussée a donc calomnié sa patrie et son siècle, quand il nous a donné comme un préjugé à la mode, comme le ton du beau monde et de la bonne compagnie, le travers d’esprit d’un petit nombre de fous sans principes et sans mœurs. Un tas de misérables romanciers, qui ont paru à la même époque, se sont rendus coupables du même crime envers notre nation ; ils ont voulu persuader à l’Europe qu’il n’y avait plus à Paris, et même en France, ni pudeur, ni moralité dans les rapports des deux sexes ; ils ont réduit la corruption et l’égoïsme en principes, et fait de la débauche la plus brillante théorie.

Il n’est pas inutile d’observer que cette doctrine destructive de la famille est née avec la philosophie moderne, qu’elle est appuyée sur ses maximes, et que ceux qui l’ont étalée avec le plus de complaisance se disaient philosophes. Ils se flattaient sans doute que les nouvelles lumières se répandraient au point qu’on rougirait bientôt d’être époux et père, et que les mœurs et la religion ne seraient plus que pour les sots et les dupes ; mais leur attente a été trompée ; les mœurs et la religion ont résisté à ce débordement d’erreurs et de folies, et les livres, des philosophes ne subsistent plus que comme des témoins qui déposent contre les dangers d’une fausse philosophie.

C’est donc aujourd’hui un sot personnage à nous offrir sur la scène que celui d’un mari qui, après s’être abandonné au torrent de la dissipation, devient malgré lui amoureux de la femme qu’il dédaignait, et n’ose avouer ses sentiments dans la crainte des railleurs. Sa sottise est d’autant plus grande, que les railleurs qu’il pourrait craindre se réduisent, dans la pièce, à deux écervelés fort méprisables, dont l’opinion doit être fort indifférente pour lui. Les mœurs philosophiques, le ton des sociétés du dix-huitième siècle, ce tribunal érigé par la soi-disant bonne compagnie, tout cela n’existe plus. Si la réforme n’est pas encore assez avancée pour que les vices soient honteux, du moins les vertus ne sont plus ridicules ; le bon sens a repris quelques-uns de ses droits : un mari peut aujourd’hui aimer sa femme, avoir pour elle des attentions et des égards, sans être pour cela perdu dans le monde, et réduit à quitter la cour et la ville pour se confiner dans un désert. Toute la conduite de Durval, ses embarras, ses terreurs paniques, sa honte qui l’empêche de se réconcilier avec sa femme, sont aujourd’hui inconcevables, et du temps même de Lachaussée pouvaient passer pour une exagération théâtrale.

Un mari a toujours des moments libres où il peut, à l’abri des importuns et des mauvais plaisants, n’écouter que son cœur. L’usage avait pu établir, dans certaines classes du grand monde, que les époux en public paraîtraient étrangers l’un à l’autre : c’était une espèce de tribut que la société levait sur l’hymen ; mais rien n’empêchait le mari et la femme, après avoir payé cet impôt à la frivolité du jour, de jouir tranquillement dans l’intérieur de la famille de tous les avantages attachés à l’union conjugale. En s’accommodant à un usage qu’ils méprisaient, ils n’étaient pas pour cela contraints de violer leurs devoirs les plus essentiels. Durval dans un château pouvait convaincre Constance de son attachement et de sa tendresse, sans craindre les railleries de deux misérables libertins qu’il a la faiblesse de recevoir chez lui.

On ne voit donc dans ce mari honteux qu’un imbécile et un fou, qui désespère sa femme en lui faisant des présents considérables qu’elle attribue à l’insolence de quelques amants téméraires. La jalousie furieuse qui l’anime contre une épouse vertueuse, parce qu’il a vu son portrait entre les mains d’un petit étourdi, est un trait de démence ; lui-même a une maîtresse. Mais lorsque le mari surprend à sa femme un paquet de lettres qu’il croit propres à la confondre, et lorsqu’il se trouve que ces lettres sont précisément celles qu’il a écrites lui-même à une maîtresse, il résulte de ce quiproquo une scène vraiment théâtrale et comique. Seulement on peut observer qu’il n’y a qu’un fou qui puisse mettre toute sa maison dans la confidence d’un mystère qui touche de si près à son honneur. Et comment un homme qui craint tant les railleurs quand il n’est question que de faire connaître son amour pour sa femme, est-il si hardi et si décidé quand il s’agit de dévoiler à tous les yeux sa disgrâce maritale ? Enfin, qu’y a-t-il de plus insensé que d’imaginer un bal dans une maison dont le maître est au désespoir, et la maîtresse prête à partir pour aller ensevelir sa douleur dans le cloître ou dans la solitude ? C’est cependant à la faveur du bal et du masque que s’opère la réconciliation de Durval et de Constance ; dénouement peu naturel, mais qui fait plaisir parce qu’on aime toujours à voir triompher l’innocence.

Toute la pièce n’est autre chose que la conversion d’un mari libertin : le nœud ne porte que sur les alarmes du mari, qui tremble que sa conversion ne paraisse ridicule, et le dénouement n’est amené que par la jalousie la moins fondée. Le caractère du mari est faux et outré d’un bout à l’autre : celui de la femme est noble et intéressant ; il n’a d’autre défaut que d’être triste et monotone, et d’offrir un de ces prodiges de vertus extrêmement rares dans le monde, mais devenus très communs sur la scène.

Si Le Préjugé à la mode a peu d’action, le dialogue est agréable, semé de détails et de vers bien tournés, tels que ceux-ci qui se présentent dans la foule :

Le devoir d’une épouse est de paraître heureuse.
Elle ne savait pas non plus que vous, madame,
Que sans amour on peut très bien aimer sa femme.
L’estime d’un époux doit être de l’amour.
Quoi ! les hommes ont-ils d’autres droits que les nôtres ?
Se contenteront-ils de n’être qu’estimés ?
Tout perfides qu’ils sont, ils veulent être aimés.
On s’enrichit du bien qu’on fait à ce qu’on aime.

Le sens de ce vers est un peu trop général ; il suffirait seul pour rendre Lachaussée recommandable auprès des belles : malheureusement l’expérience ne prouve que trop que beaucoup de riches se sont appauvris en faisant du bien à ce qu’ils aimaient.

La Gouvernante §

Lachaussée n’était pas précisément un auteur ; c’était un homme du monde, un homme riche, une espèce de financier : aussi Voltaire, toujours plein d’égards et de respect pour la finance, ne parle jamais de Lachaussée qu’avec éloge : il lui savait très bon gré d’avoir écrit contre Jean-Baptiste Rousseau ; et, par reconnaissance, il disait de lui : « Personne n’entend mieux que M. de Lachaussée l’art des vers ; il a l’esprit cultivé par de longues études, et plein de goût et de ressources ; je crois qu’il se pliera aisément à tout ce qu’il voudra entreprendre ; je l’ai toujours regardé comme un homme fort estimable ; je suis bien aise qu’il continue à confondre le misérable auteur des Aïeux chimériques, et des trois épîtres tudesques, où ce cynique hypocrite prétendait donner des règles de théâtre, qu’il n’a jamais mieux entendues que celles de la probité. » Je crois que c’est faire trop d’honneur à Lachaussée, de le regarder comme l’inventeur et le fondateur de cette espèce de comédie larmoyante qu’on appelle drame ; mais il l’a renouvelée, il l’a établie avec succès sur la scène française : ce genre est mauvais, parce qu’il est essentiellement romanesque : il ennuie, parce qu’il est presque toujours chargé de déclamations et de moralités ; mais il intéresse quelquefois par des situations touchantes ; et, du temps de Lachaussée, l’intérêt couvrait au théâtre toutes les sottises ; le rire était ignoble, la vérité dégoûtante, le naturel du plus mauvais ton. L’auteur de La Gouvernante, de Mélanide, est un hérétique, sans doute, un novateur dans la république des lettres, un révolutionnaire ; mais c’est un hérétique aimable, un novateur séduisant, un révolutionnaire honnête ; ses pièces sont bien conduites, pleines de beaux sentiments et quelquefois de beaux vers, quoiqu’en général sa versification soit faible, lâche et prosaïque : j’étais étonné de le voir totalement oublié des comédiens ; enfin, ils se sont souvenus d’un auteur dont les ouvrages étaient un des principaux aliments de leur théâtre avant la révolution.

Le sujet de La Gouvernante est un acte héroïque de probité : ce serait une bien bonne leçon à donner dans le temps actuel, si les leçons du théâtre pouvaient être bonnes à quelque chose : que de restitutions l’on verrait ! Ce qui est très honorable pour l’humanité, c’est que la restitution que fait le président n’est pas une belle chimère comme la plupart des actes de bienfaisance qui figurent sur la scène : il a réellement existé au parlement de Rennes un magistrat nommé La Falure, qui s’est cru obligé de réparer la faute de son secrétaire, et de dédommager aux dépens de sa fortune une famille ruinée par un arrêt injuste. La fable qui sert de cadre à ce trait sublime est un véritable roman ; mais ce roman fait pleurer, c’est son excuse.

Une comtesse ruinée, qui se trouve, dans une maison étrangère, la gouvernante de sa propre fille, sans en être connue ; cette fille, amoureuse du fils de ce même magistrat, qui a fait perdre à ses parents un procès d’où dépendait leur fortune ; ce sont bien là des aventures romanesques ; il en résulte cependant un intérêt assez vif : puisqu’on pleure en lisant un roman, pourquoi ne pleurerait-on pas en le voyant ? Ces larmes, il est vrai, sont funestes à la littérature ; ce sont autant de complots perfides contre la tragédie et la comédie ; c’est à l’aide de ces larmes qu’on introduit les nouveautés les plus dangereuses : puisqu’il est notoire que les plus mauvais romans font pleurer, il est évident qu’on peut de même pleurer à une mauvaise pièce. Les dramaturges ressemblent à ces avocats qui appellent le pathétique au secours d’une mauvaise cause, et s’efforcent d’attendrir les juges qu’ils ne peuvent convaincre.

Tout le mérite de La Gouvernante n’est pas dans les situations ; les caractères font beaucoup d’honneur à l’auteur. Le président est un bon père, un honnête homme et un homme du monde tout à la fois : son fils est un jeune misanthrope ; la gouvernante, un modèle de courage et de grandeur d’âme ; Angélique, un chef-d’œuvre d’ingénuité. Il n’y a rien d’outré, point de cris, point de caricature sentimentale ; ce naturel est un des caractères distinctifs de Lachaussée, qui est resté raisonnable dans un genre extravagant : le style est souvent négligé, peu correct :

Tel est des jeunes gens le malheureux besoin,
Qu’il faut pour les polir risquer de les corrompre.

Le malheureux besoin est une expression très impropre.

Une foule empressée à porter jusqu’aux nues
Mille perfections qu’elle aurait peut-être eues.

Platitude et dureté.

Et surtout avec art distribué à propos.

Pléonasme ; ce qu’on distribue avec art est toujours distribué à propos.

Vos feux ne pourront pas se nourrir de leurs cendres.

Métaphore ridiculement affectée, surtout dans la bouche d’un amant philosophe.

… Ah ! grand Dieu ! que ma source m’est chère !
Que je suis enchanté de vous avoir pour père !

Que ma source m’est chère ! hémistiche peu naturel, qui n’est là que pour la rime.

Ou rencontre dans la pièce beaucoup de vers qui se retiennent, mais dont le sens n’est pas toujours bien juste.

La raison même a tort quand elle ne plaît pas.

Évidemment faux.

Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ;
Lorsqu’on est comme un autre, on est comme on doit être.

Purs sophismes, qui peuvent justifier les plus grandes folies. Plusieurs boutades de Sainville annoncent un frondeur, un déclamateur de club : il définit ainsi la bonne compagnie :

Du bien, de la naissance, et telle autre chimère,
De la fatuité, des airs et du jargon,
Voilà tout ce qu’il faut pour usurper ce nom.

Il n’est pas plus favorable au préjugé de la noblesse.

       … Laissons la noblesse du sang ;
Aux yeux de l’équité tous ont le même rang ;
Pesons les droits réels : la plus haute naissance
Ne doit pas faire un grain de plus dans la balance.

Cela pouvait paraître hardi en 1747.

Je ne veux point d’esclave, et je ne veux pas l’être.
……………………………………………………
Ah ! voulez-vous m’ôter l’usage de mon cœur,
Et des liens du sang me faire des entraves ?
Les enfants sont-ils donc de malheureux esclaves ?

Voilà l’aurore des principes de la liberté et de l’égalité : Lachaussée a une odeur de philosophie qui parfume la scène.

L’École des mères §

C’est une des meilleures comédies composées par l’homme qui a fait le plus de tort à la bonne comédie en France ; c’est l’ouvrage où Lachaussée a montré le plus de talent, et presque le seul qui ne soit pas gâté par des inventions romanesques. L’École des mères vaut beaucoup mieux que Le Préjugé à la mode, que Mélanide, et même que La Gouvernante, parce qu’on y trouve une plus grande vérité de mœurs et de caractères, et une morale plus intéressante. Qu’un fat, un sot s’imagine qu’il est du bon ton de ne pas paraître aimer sa femme, ce travers n’est ni intéressant ni comique ; mais qu’une mère idolâtre un fils libertin, qu’elle lui sacrifie la plus aimable des filles, et qu’elle soit punie de son aveuglement par son idole même, rien n’est plus capable d’intéresser, de plaire et d’instruire : mêler ainsi l’utile à l’agréable, c’est toucher le point où l’art se propose d’atteindre. On désirerait, avec raison, que la dose de l’agréable fût un peu plus forte, que Lachaussée eut mis dans sa pièce plus de mouvement théâtral, plus d’intentions comiques ; mais le comique n’était ni dans son goût ni dans son talent ; c’était déjà pour lui un grand effort de n’être point romanesque. On peut appliquer spécialement à L’École des mères le reproche général qu’on fait aux pièces de Térence, dans lesquelles on était fâché de ne pas trouver la force comique de Ménandre : on l’appelait, pour cette raison, un demi-Ménandre. L’auteur de L’École des mères n’est aussi qu’un demi-Molière : décence, esprit, raison, délicatesse, convenance, on trouve tout chez lui, hors cette verve originale et cette vigueur de pinceau qui rend Molière inimitable.

Lachaussée n’est pas le premier qui ait conçu l’idée de mettre sur la scène cette affection désordonnée des parents pour un de leurs enfants, à l’exclusion des autres : il y a sur ce sujet une comédie de collège écrite en latin, et dont le fameux père Porée est l’auteur. La pièce, quoique faite pour un collège, a des situations très agréables ; les scènes du père avec celui qu’il adore, et avec celui qu’il hait, sont très bien traitées ; les caractères des deux frères sont sagement tracés : le fils idolâtré par son père est vain, fourbe et mauvais cœur ; celui qui ne reçoit de son père que des marques d’indifférence est honnête, vertueux, bon fils. L’auteur jésuite s’est servi du dénouement du Malade imaginaire : il suppose que le père, cédant aux conseils d’un ami, répand le bruit de sa mort ; le fils gâté s’en réjouit, le fils maltraité fait paraître la plus vive douleur : c’est par ce moyen que le père reconnaît son injustice. Il faudrait répéter dans toutes les familles, inculquer à tous les parents ce proverbe : Enfant gâté, enfant ingrat. C’est une vérité démontrée par l’expérience ;

Trop sûre d’être aimée,
La jeunesse abuse aisément
Du faible qu’on a pour ses charmes ;
Plus les enfants sont chers, plus il est dangereux
De leur trop laisser voir ce que l’on sent pour eux.

Les vers sont faibles, mais les idées sont justes.

Dans un temps où il est à la mode de gâter les enfants, la comédie de Lachaussée pourra bien amuser les spectateurs pendant quelques représentations, mais ne corrigera point les parents. D’ailleurs, la manière de gâter les enfants n’est pas tout à fait la même que celle d’autrefois : on les gâtait autrefois par tendresse pour eux ; on les gâte aujourd’hui sans les aimer, et uniquement parce qu’on s’en amuse. Autrefois, en les caressant, on s’occupait de leurs intérêts, on sacrifiait tout à leur établissement ; aujourd’hui, quand ils ne sont plus en âge d’être caressés, ils s’arrangent comme ils peuvent ; ils ont cessé d’être aimables en cessant d’être amusants ; et si les parents s’en occupent encore, c’est pour s’en débarrasser au meilleur marché possible.

Le caractère de la mère est celui d’une bourgeoise vaine, ambitieuse, altière : elle fait du fils qu’elle aime un marquis ; elle sacrifie sa fortune pour lui faire épouser une fille de qualité ; elle veut le faire entrer à la cour, croyant faire son bonheur ; elle se repaît d’espérances chimériques, et tout est renversé par la folie du jeune marquis, lequel enlève une fille à l’heure même où on l’attend pour dresser les articles de son illustre mariage, et, pour s’assurer sa maîtresse, met en gage les diamants destinés pour sa femme.

À cette mère extravagante, le poète oppose un père sage, simple, vertueux, un homme du bon temps, attaché aux mœurs antiques, ce que nous appelons un bonhomme. Puisque c’est la mère qui fait les sottises, il fallait bien que le père fût un mari faible. Il l’est un peu trop ; sa faiblesse va jusqu’à l’avilissement. Le Chrysale de Molière fait rire lorsqu’il a peur de sa femme : M. Argant fait de la peine, parce que le genre est plus noble et le sujet plus grave.

La scène la plus théâtrale est celle du retour de M. Argant, qui, étant parti pour acheter un marquisat, revient avec trois métairies : pays gras, terre à blé. Le contraste de la vanité d’une femme avec le bon sens d’un père de famille, est ici une intention vraiment comique : l’étonnement, et même l’indignation de cet honnête homme quand il trouve sa maison bourgeoise changée en hôtel de grand seigneur, est parfaitement dans la nature. Le ton du dialogue est excellent ; mais plus on aime M. Argant dans cette scène, plus on souffre de le voir esclave de sa femme dans les choses mêmes où c’est un devoir sacré pour un mari d’employer son autorité.

L’épisode consiste dans la supercherie de ce père faible et timide, qui, n’osant faire venir chez lui sa propre fille, reléguée au couvent depuis dix-sept ans, l’introduit dans sa maison sous le nom de sa nièce. Peut-être eût-il été plus intéressant que la mère eût sa fille auprès d’elle : sa prédilection pour son fils n’en eût été que plus frappante, quand on aurait vu de l’autre côté son indifférence et même son aversion pour une fille douée des plus rares qualités. Au lieu de ce tableau, on nous présente un père dégradé de ses droits, fort embarrassé de sa fille, qu’il fait passer pour sa nièce ; l’ami du père et l’amant de la prétendue nièce, qui semblent tous comploter à part un mariage clandestin, et conspirer contre madame Argant et son fils le marquis. Cette petite intrigue de remplissage est ce qu’il y a de moins bon dans la pièce : c’est cependant ce que M. Desforges a pris pour en orner sa Femme jalouse ; mais il faut convenir qu’il a fort enchéri sur Lachaussée dans le caractère de l’ami du mari, auquel il a donné bien plus de vigueur.

Le marquis est un petit-maître aussi sot que fat, un roué sans caractère et sans expérience, un mauvais cœur. Ce rôle demande beaucoup de brillant dans le ton et dans les manières, l’élégance et la grâce la plus raffinée, mais non pas une extrême vivacité, parce que c’est un jeune homme dissimulé et corrompu, une âme vile, et non pas seulement un étourdi, un libertin impétueux et bouillant, emporté par la fougue de l’âge, mais qui au fond peut avoir un bon cœur et un bon caractère.

Il n’est pas naturel qu’un jeune libertin, tel que le marquis, ait pour confident de ses intrigues amoureuses, pour ministre de ses expéditions galantes, un vieillard lourd et grimacier, capable d’épouvanter une jeune coquette.

La pièce n’a pas une grande chaleur ; c’est un ouvrage à la moderne, fort d’instruction et de morale, faible de situation et d’intrigue : le style est souvent flasque et lâche ; mais on y remarque des mots heureux, des vers bien tournés, des reparties spirituelles et piquantes. La pièce est écrite en vers libres et en rimes croisées : c’est un grand écueil pour un poète qui a du penchant à la prolixité.

Parmi les tirades, on distingue celle sur l’esprit, par le rapport particulier qu’elle paraît avoir avec un ridicule aujourd’hui très dominant. Madame Argant représente à son mari qu’il n’y a point de sacrifice qu’on ne doive faire pour son fils le marquis, parce qu’il est homme d’esprit. Le bonhomme répond :

                             Qui diable ne l’est pas ?

MADAME ARGANT

Homme d’esprit ?

M. ARGANT.

Mais, oui, rien n’est plus ordinaire ;
C’est un titre banal : on ne peut faire un pas,
Qu’on ne voie accorder ce titre imaginaire
À tout venant, à gens qui ne sont bien souvent
Que des cerveaux brûlés, des têtes à l’évent,
          Que les plus fats de tous les hommes.
Ce qu’on prend pour esprit dans le siècle où nous sommes,
          N’est, ou je me trompe fort,
          Qu’une frivole effervescence,
Qu’un accès, une fièvre, un délire, un transport
Que l’on nomme autrement, faute de connaissance.
Proverbes, quolibets, folles allusions.
Pointes, frivolités plaisamment habillées,
Quelque superficie, et des expressions
          Artistement entortillées ;
          Joignez-y le ton suffisant :
Voilà les qualités de l’esprit d’à présent.
Pour moi, mon avis est, dût-il paraître étrange,
Que ces petits messieurs, qui sont si florissants,
Feraient un marché d’or, s’ils donnaient en échange
Tout ce qu’ils ont d’esprit pour un peu de bon sens.

Gresset avait exprimé en un seul vers du Méchant toute la substance de cette tirade :

De l’esprit si l’on veut, mais pas le sens commun.

Voilà ce que disaient, dans tout l’éclat du dix-huitième siècle, des philosophes tels que Lachaussée et Gresset. Aujourd’hui, que dis-je autre chose ? Quintilien prétendait que c’était outrager un orateur que de lui dire qu’il avait de l’esprit : c’est aujourd’hui une insulte pour un homme qui a vraiment de l’esprit, de s’entendre donner un pareil titre, quand il regarde avec qui il faut le partager.

Campistron. Le Jaloux désabusé §

La comédie du Jaloux désabusé est peut-être le meilleur ouvrage d’un poète qui n’est presque connu que par des tragédies : c’est dans cette pièce que Lachaussée paraît avoir puisé l’idée du Préjugé à la mode. Il paraît que, dès le temps de Lachaussée, les auteurs commençaient à ne plus faire autre chose que remanier les idées de leurs prédécesseurs, et remettre de l’ancien esprit à neuf. La marche très opposée que les deux poètes ont suivie, annonce déjà de grands changements dans les mœurs, dans l’espace de moins de trente ans. La régence s’était écoulée entre ces deux comédies ; c’était assez pour donner aux deux ouvrages un caractère et un tour tout à fait différent.

Dans Le Préjugé à la mode comme dans Le Jaloux désabusé, il est question d’un mari qui, après avoir négligé sa femme, s’avise d’en devenir amoureux et même jaloux, et qui finit par reconnaître ses torts ; mais Lachaussée insiste bien davantage sur un prétendu préjugé qui attachait de la honte à l’amour d’un mari pour sa femme. Campistron ne parle guère que de la honte attachée à la jalousie d’un mari : on voit cependant que le mariage était regardé, même de son temps, comme une espèce de joug qu’on cherchait à rendre plus léger. On ne rougissait pas encore d’aimer sa femme, mais on trouvait peu de charme dans cet amour conjugal, et la liberté accordée aux femmes par les mœurs du jour n’avait pour objet que de procurer celle des maris. Molière avait depuis longtemps jeté du ridicule sur l’autorité des maris et sur les devoirs les plus essentiels des femmes : tous les poètes comiques, tous les faiseurs de contes avaient, dès l’origine de notre théâtre et de notre littérature, choisi pour but de leurs sarcasmes et de leurs facéties les infidélités mutuelles des époux et les tribulations du mariage. Qu’est-ce que les mœurs philosophiques ont ajouté à ces mœurs déjà très libres dans la vieillesse même de Louis XIV ? Des raisonnements et des principes pour les justifier. La moderne philosophie, c’est-à-dire, la profession ouverte d’incrédulité pour toute révélation, pour tout espoir d’une autre vie, a dû nécessairement relâcher les liens de tous les devoirs de la société actuelle, réduire le catéchisme des gens comme il faut à leur bien-être personnel, et substituer au sentiment moral des sensations physiques.

Je ne sais ce que veulent dire certains apôtres de la doctrine philosophique, et peut-être ne le savent-ils pas eux-mêmes : ils se plaignent qu’on calomnie cette philosophie, qu’on ne la connaît pas, qu’on évite de la définir ; il est cependant évident qu’on ne la connaît que trop bien, qu’elle n’est autre chose que le renversement des dogmes propres à servir de sanction à la morale, et par conséquent qu’on ne la calomnie point lorsqu’on l’accuse de corrompre les mœurs et de fournir au vice des arguments.

Les principaux personnages de la comédie de Campistron sont infiniment plus vrais, plus naturels, plus plaisants que ceux de la comédie de Lachaussée. Le jaloux désabusé est un homme de robe, qui a pris les mœurs des courtisans, qui est jeté dans les bonnes fortunes, et qui se trouve cruellement puni, lorsque la jalousie succède à son mépris pour sa femme, et que la honte l’empêche de faire éclater sa jalousie. Cependant il n’est pas assez imbécile pour gémir en secret ; il s’explique avec sa femme dès le commencement de la pièce, et les explications ne servant qu’à aigrir le mal ; enfin sa colère étant parvenue à son comble, lorsque, bravant la crainte du ridicule, il veut emmener sa femme à la campagne, les éclats de rire de toute la compagnie l’avertissent qu’on s’est amusé à ses dépens. C’est alors qu’on lui révèle le complot formé pour le déterminer à marier sa sœur, dont il a toute la fortune entre les mains, dans l’espoir d’écarter, par ce mariage, les galants qui faisaient la cour à sa femme. Voilà une idée vraiment comique, et ce qui peut lui manquer du côté de la bienséance, est adroitement sauvé par la supposition que des pareils respectables autorisent la femme à faire usage d’un stratagème si délicat.

Il s’en faut de beaucoup que le mari du Préjugé à la mode soit aussi bien conçu ; c’est un homme de cour assez extravagant et assez niais pour ne pas oser avouer à sa femme l’amour qu’il a pour elle : il compromet l’honneur de cette épouse vertueuse en lui faisant incognito des présents magnifiques qui passent pour les libéralités de quelque amant secret ; invention bizarre et romanesque. Après avoir été, pendant le cours de la pièce, le jouet des terreurs les plus ridicules, il se livre, sur le plus frivole soupçon, à une jalousie féroce qui l’entraîne à un éclat scandaleux, et le mystère ne s’éclaircit que par le quiproquo d’une aventure de bal. Voilà un pauvre caractère et une fable bien mal tissue. La femme que Lachaussée oppose à un tel mari n’est qu’une vaporeuse, extrêmement lugubre et dolente ; vertueuse, il est vrai, mais ennuyeuse et monotone : on ne peut s’empêcher de la plaindre d’avoir tant de faiblesse ; c’est l’espèce d’intérêt qu’elle excite. La Célie de Campistron est noble, ferme et raisonnable : elle est fine et enjouée sans en être moins décente ; c’est une coquette sage et réservée qui aime les louanges, mais qui aime encore mieux ses devoirs. Elle prend surtout un ton très imposant, quoique sans affectation, lorsque le jeune homme qui jouait auprès d’elle le rôle d’amant veut faire d’un badinage une affaire sérieuse.

Le style est simple et franc ; on n’y trouve presque point de sentences, aucun étalage d’esprit ; les personnages disent ce que la situation exige. On remarque quelques expressions qui peuvent blesser notre délicatesse : le jaloux n’est pas toujours scrupuleux dans le choix des épithètes qu’il donne à sa femme. Voici une tirade pleine de sens sur l’imprudence et la faiblesse des maris :

Acaste hautement dit sa femme infidèle ;
Après ce grand éclat il demeure avec elle.
Arcas fait le désordre, et, passant plus avant,
Il menace la sienne et l’enferme au couvent ;
Mais bientôt, à l’insu de toute sa famille,
Il va pour la revoir sangloter à la grille :
D’abord elle résiste et feint d’être en courroux :
Elle se rend enfin aux pleurs de son époux,
Et rapporte chez lui, pour venger son absence,
L’orgueil, la tyrannie et l’extrême licence.
Valère, par la sienne offensé chaque jour,
Diffère à la punir par un excès d’amour ;
Et, lorsqu’il ne peut plus soutenir sa conduite,
La rend à ses parents et la reprend ensuite.

Marivaux §

Les Fausses Confidences §

Je regarde Les Fausses Confidences comme le chef-d’œuvre du théâtre de Marivaux. Il y a longtemps que je connais la pièce ; c’est elle que j’ai vu représenter la première fois de ma vie que je suis allé au spectacle. Quoique j’eusse alors vingt et un ans, et que, d’après les études que j’avais faites, je ne fusse pas tout à fait incapable de juger, je ne jugeai point ; je m’abandonnai aveuglément aux sensations que j’éprouvais. Je ne vis dans la pièce qu’un amant qui subjugue, en dépit des convenances, le cœur d’une femme sensible : c’est ordinairement le premier objet de l’ambition des jeunes gens nés sans ambition, et qui n’ont encore aucune connaissance du monde. J.-J. Rousseau, dans ses Confessions, avoue que ce fut là sa première folie. Il avait fait ses études dans les romans ; et ceux même qui font de meilleures études que lui, lisent aussi des romans dans leurs moments de loisir ; ils y prennent les plus fausses idées de la société. Cette lecture les dispose à être dupes des hommes et surtout des femmes ; mais elle ne produit cet effet que sur les jeunes gens sages qui entrent tard dans le monde, et y apportent un cœur tout neuf. Ceux qui sont corrompus dès l’enfance sont à l’abri de cette espèce de séduction ; leur esprit juge plus sainement les choses, parce que leur âme est flétrie et glacée.

Ce qui m’avait enchanté dans Les Fausses Confidences est précisément ce qu’il y a de moins bon ; c’est la partie romanesque : c’est une riche veuve qui s’enflamme dans quelques heures pour un inconnu sans fortune, et finit par épouser le soir celui qu’elle a vu pour la première fois le matin. Les gens sensés se moquent d’une pareille chimère ; des jeunes gens sans expérience se flattent de pouvoir la réaliser : mais les connaisseurs admirent l’art de l’auteur, qui a su répandre une couleur de vraisemblance sur un événement aussi extraordinaire. Les sages et les fous, les savants et les ignorants, ne peuvent se défendre d’une certaine émotion, tant le poète sait habilement s’emparer du cœur et faire taire la raison. Dans l’espace d’un jour il fait parcourir à l’inclination naissante d’Araminte tous ses périodes, et la convertit par degrés en amour et en passion violente ; il ne laisse pas au cœur de cette veuve le temps de respirer et de se reconnaître. Les plus rudes épreuves s’accumulent et se pressent d’heure en heure ; les plus terribles assauts se succèdent avec une rapidité merveilleuse ; jamais siège ne fut poussé avec tant d’ardeur et d’activité. La raison défend en vain la place ; en vain les préjugés, les bienséances, qui, dans la société, tiennent lieu de raison, luttent contre les progrès d’un sentiment impérieux : tout ce qui le contrarie ne sert qu’à le fortifier. La place, battue en brèche, est réduite à se rendre ; la veuve, forcée dans ses retranchements, capitule, et le mariage est la seule capitulation que laisse la vertu aux honnêtes femmes amoureuses.

Marivaux a donné à son Araminte un caractère propre à rendre sa prompte défaite un peu moins invraisemblable : c’est une femme douce, modeste, raisonnable, sans orgueil, sans ambition, sans coquetterie, qui ne met point son bonheur dans la vanité et dans la fortune, et dont l’extrême sensibilité annonce un grand besoin d’aimer. Elle est sur le point de conclure un mariage aussi utile que brillant, avec un comte qui a de grands biens ; mais, quoique veuve d’un financier, le titre de comtesse n’a rien qui la flatte : elle est insensible à l’augmentation de sa fortune ; les importunités d’une mère orgueilleuse, entêtée de la noblesse, ne peuvent la déterminer à épouser un homme qui lui est indifférent. La voilà précisément dans la disposition où elle doit être pour aimer et pour épouser le premier homme qui lui plaira.

Dès les premiers mots de la pièce, le poète nous a prévenus en faveur de cette aimable femme. Son valet Lubin fait beaucoup de politesses à Dorante lorsqu’il arrive dans la maison, et lui dit : Monsieur, nous avons ordre de madame d’être honnêtes. Il n’y a que des maîtres très honnêtes qui donnent de pareils ordres à leurs domestiques. La manière affectueuse dont elle salue, en entrant sur la scène, ce même Dorante qu’elle ne connaît pas encore, annonce cette bonté, cette affabilité, si différente de la froide et sèche politesse du monde, qui souvent n’est qu’une insulte. Dans tout le cours de la pièce, on reconnaît sa probité, sa droiture, sa générosité. On lui entend dire avec plaisir : Je suis toujours fâchée de voir des hommes de mérite sans fortune, tandis que tant de gens qui n’en méritent point en ont une éclatante. Ces traits et une foule d’autres, répandus çà et là par une main habile, préparent le spectateur au dénouement, quelque étrange qu’il soit ; c’est toujours dans les cœurs honnêtes et vertueux que le véritable amour s’établit le plus aisément et règne avec le plus d’empire : le véritable amour est une abnégation de soi-même ; c’est l’antipode de l’égoïsme.

On suppose dans la pièce que le plus puissant moyen pour séduire une femme, est de lui témoigner une extrême passion. C’est sur ce principe que sont fondées les fausses confidences du valet ; mais ce principe, vrai en lui-même, suppose toujours que c’est à une femme honnête et sensible qu’on s’adresse : avec toute autre, cette grande passion pourrait bien n’aboutir qu’à rendre l’amant ridicule et ennuyeux : l’esprit de contradiction, qui domine dans les femmes ordinaires, les porte souvent à aimer de préférence ceux qui ne les aiment pas.

Quoique le cœur ait plus d’influence que les yeux sur la naissance d’une passion, cependant un extérieur agréable est un fondement presque nécessaire à toute entreprise amoureuse ; et s’il est vrai de dire que l’amant qui plaît est toujours beau, il n’en est pas moins constant qu’un amant laid a rarement le bonheur de plaire. Voilà pourquoi l’auteur fait dire à son Araminte, après le premier coup d’œil qu’elle vient de jeter en passant sur Dorante : Il a vraiment bonne façon. Ce premier coup d’œil ne produit pas l’amour, mais il lui prépare les voies, et l’aide beaucoup à naître.

Les Jeux de l’amour et du hasard §

Cette pièce, qui court les petits théâtres, paraît bien rarement sur la scène française ; Marivaux l’avait composée pour la Comédie-Italienne : c’est, à mon gré, son chef-d’œuvre. Ce poète ingénieux a trois pièces qui se disputent le premier rang : La Surprise de l’amour, Les Fausses Confidences, Les Jeux de l’amour et du hasard. Je donnerais la pomme à la dernière ; mais j’avertis que la plus belle de ces trois déesses n’est qu’une simple mortelle. Marivaux a dédaigné d’étudier les mœurs et les caractères ; il s’est égaré dans le labyrinthe du cœur des femmes, occupé à fureter et à sonder une foule de plis et de replis qu’elles ne connaissent pas elles-mêmes. Ses comédies n’offrent ni tableaux ni portraits, mais des miniatures de fantaisie qui ressemblent à tout et ne ressemblent à rien : il n’a voulu peindre que les femmes ; ses figures d’hommes ne sont jamais que des accessoires qui se trouvent là par occasion ; et dans les femmes, il n’a peint qu’une seule chose, la manière dont elles se laissent surprendre par l’amour, et les efforts qu’elles font pour déguiser aux autres et à elles-mêmes une passion naissante. Telle est l’analyse de toutes les pièces de Marivaux. Mais si cette monotonie de sujets est un grand défaut, l’inépuisable fécondité avec laquelle il a su varier ce fond uniforme, l’intérêt qu’il a su y répandre, est un très grand mérite.

C’est à Marivaux qu’il faut surtout appliquer ce vers devenu proverbe :

L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a.

Chez lui l’esprit et le mauvais goût sont continuellement aux prises : sans cesse il se tourmente pour se défigurer lui-même ; sa manie la plus bizarre est de donner à la métaphysique un jargon populaire et grossier, de travestir la galanterie et la finesse en style bas et trivial, d’affubler des madrigaux d’expressions bourgeoises et familières : ses pensées les plus belles sont revêtues de haillons ; il valait mieux les laisser toutes nues. Ce tic lui venait de Fontenelle, qui, le premier, imagina de cacher la profondeur sous le voile de la simplicité et de la plaisanterie, de philosopher en se jouant, et d’écrire des livres savants du ton d’un homme du monde qui cause dans un cercle. J’avoue que cette coquetterie ne me déplaît pas dans Fontenelle ; il n’appartient qu’aux génies supérieurs d’instruire en amusant, d’offrir la raison sous les traits de la frivolité, et de badiner avec la science : la gravité doctorale est pour les pédants qui ont besoin d’en imposer aux sots, et qui prétendent avoir le privilège d’ennuyer. Mais Fontenelle est simple, jamais bas et trivial ; la familiarité de son style est un négligé galant pour ses idées : c’est ce qui met une grande différence entre lui et Marivaux, qui se plaît à fagoter d’une manière burlesque ses imaginations les plus jolies, et qui habille ses épigrammes en proverbes des halles.

Un autre défaut insupportable de Marivaux, c’est sa malheureuse abondance, c’est son intarissable babil : quand il fait parler une femme, on dirait qu’il ouvre un robinet ; c’est un flux de paroles qui ne s’arrête point. Cette vérité de mœurs est pénible et fastidieuse ; mais on est dédommagé de tous ces désagréments par des situations piquantes, par des détails enchanteurs, par des mots très heureux. L’histoire de la société est sans doute plus agréable pour les bons esprits, et surtout plus instructive ; mais ce roman du cœur a ses charmes ; on s’intéresse à la destinée de ces petits amours qu’un instant fait éclore, qui ne vivent qu’un jour, et qui parcourent en si pende temps leurs divers périodes, jusqu’au mariage qui doit être leur tombeau. Chaque spectateur se flatte en secret de produire aussi sur le cœur de quelque femme un effet soudain et rapide ; il apprend à quels signes il peut reconnaître sa victoire ; comment il doit en user, et par quels secrets ressorts il peut mener à bien une intrigue ; c’est pour lui un cours de tactique galante. Il est vrai qu’aujourd’hui toutes ces finesses de sentiment ne sont qu’un amusement futile de l’imagination : on n’aime plus ainsi dans le monde ; les sens et le calcul ont plus de part que le cœur au commerce amoureux ; et dans les comédies de Marivaux, on apprend à être dupe des femmes bien plus qu’à les subjuguer.   

La comédie des Jeux de l’amour et du hasard n’est pas seulement, comme toutes les pièces de Marivaux, une surprise de l’amour ; elle offre un fond sérieux et moral ; elle touche un point délicat qui intéresse le bonheur de la vie, la difficulté de se connaître avant de s’épouser. On peut s’assurer de la famille et des biens de la personne à qui l’on associe sa destinée : on voit sa figure et son extérieur ; mais son caractère, son humeur, ses qualités, ses défauts, on ne connaît tout cela que lorsqu’il n’est plus temps ; le voile ne se lève qu’après le mariage. Les Orientaux se marient avant de s’être vus. Nous n’avons sur eux que l’avantage de voir le visage ; le cœur est voilé.

Un jeune homme, curieux de connaître l’épouse qu’on lui destine, arrive chez son beau-père, sous le nom et l’habit de son valet, qui passe pour le maître. La fille, de son côté, qui n’est pas moins défiante, met sa femme de chambre à sa place, et reçoit, sous le costume de soubrette, l’époux à qui elle est promise. Trompés l’un et l’autre par ce double déguisement, ils s’aiment sans le vouloir ; ils gémissent sur la bizarrerie du sort, qui met le mérite d’un côté et la fortune de l’autre. On voit combien un pareil fond doit être riche en situations intéressantes. Marivaux a bien su en profiter : il a surtout égayé la scène par le contraste comique des sentiments et de la conduite des valets déguisés en maîtres, et des maîtres déguisés en valets. Ce genre de comédie, quoique romanesque et très inférieur à la peinture des vices et des ridicules, est cependant préférable au tragique bourgeois, à ces drames absurdes pleins d’aventures extravagantes, où l’on ne trouve que de lugubres chimères et des déclamations fatigantes : il y a du moins une sorte de vérité dans ces mouvements du cœur ; il en résulte des situations qui peuvent s’allier avec le comique ; l’esprit, la délicatesse, le sentiment y dominent. Si l’on a soin d’en écarter le mauvais goût, l’affectation et le jargon néologique, cette espèce de comique a son prix, et peut tenir son rang sur la scène après les bonnes pièces de caractère et d’intrigue ; c’est peut-être même celle qui convient le mieux à l’état actuel de la société, de même qu’au talent de nos auteurs et de nos acteurs.

La Surprise de l’amour §

La Surprise de l’amour est le titre de deux pièces de Marivaux, et le sujet de toutes les autres. L’auteur, au lieu de folies et de ridicules, s’est proposé de peindre des sentiments et des faiblesses ; peut-être a-t-il regardé comme une grande folie, et un ridicule fort comique, la manière dont on se laisse surprendre à l’amour : rien n’est du moins plus ridicule que les bizarreries, les inconséquences, les petitesses, et généralement tous les symptômes d’un penchant secret qu’on veut cacher à tout le monde et se dissimuler à soi-même. Marivaux, dans chacun de ses drames, se plaît à marquer les progrès et les développements d’une passion naissante ; il en cherche le germe dans les derniers replis du cœur ; il nous montre, si l’on peut parler ainsi, l’amour dans son fœtus ; il le conduit à terme, et lui fait parcourir les divers périodes de son existence avec une incroyable rapidité : l’amour chez Marivaux, enfant au premier acte, est barbon au dernier, puisqu’il en est déjà au mariage.

Les autres poètes et romanciers nous présentent un amour tout formé et déjà robuste, qui se prononce et se déclare par des discours et des actions. Marivaux, au contraire, n’expose sur la scène qu’un sentiment faible, honteux, équivoque dans sa naissance, dont on rougit, dont on se défend, auquel on conteste ses titres et son nom, et dont les amants ne commencent à convenir qu’à la fin de la pièce, en s’épousant.

Il y a deux Surprises de l’amour : la première fut composée pour le Théâtre-Italien ; le principal personnage est une espèce de misanthrope qui s’est retiré dans les bois, après avoir été trompé par sa maîtresse. Plein d’horreur pour un sexe perfide, il ne veut plus voir de femmes ; mais, en dépit de ses précautions, dans son désert même, il en trouve encore une qui surprend sa tendresse, et dont probablement il sera encore la dupe. La seconde Surprise de l’amour est meilleure que la première ; elle fut destinée au Théâtre-Français. Le principal rôle est celui d’une comtesse qu’on peut regarder, à quelques égards, comme une autre matrone d’Éphèse. Veuve, après un mois de mariage, du plus chéri des époux, cette comtesse veut mourir, non pas, à la vérité, de faim comme la matrone, mais de chagrin, mort moins cruelle, mais plus lente : elle ne va pas s’enfermer dans le tombeau de son mari, mais elle prétend faire de sa maison un vrai tombeau ; elle n’y veut vivre qu’avec des livres de morale, et un bibliothécaire plus triste encore que la morale de ses livres, et dont la vue est tout à fait propre à mortifier les sens.

La matrone, comme la comtesse, est rendue à la vie par une surprise de l’amour : cette surprise est un peu grossière, à la vérité, et ne fait pas d’honneur à une vertueuse matrone ; car l’instrument dont l’amour se sert est un soldat. Marivaux, plus délicat, a choisi, pour surprendre sa veuve, un chevalier ami du défunt : ce n’est pas même par sa bonne mine et par sa qualité d’homme que le chevalier s’insinue dans le cœur de cette belle désolée ; c’est à titre d’affligé, d’amant malheureux et inconsolable lui-même : la comtesse et le chevalier ne songent qu’à se consoler mutuellement et finissent par s’aimer ; cela est plus décent.

Le défaut capital de la pièce, c’est le bavardage, le tatillonnage. La comtesse paraît un peu folle, lorsqu’elle discute comme une affaire d’état, comme un point d’honneur essentiel, une espèce de répugnance que le chevalier a témoignée pour elle. Elle Butasse, jusqu’à la satiété, tout ce que l’orgueil d’une femme peut imaginer de sophismes ; elle en vient jusqu’à conclure que, pour rétablir sa réputation, il est nécessaire que le chevalier soit amoureux, on du moins jaloux d’elle. Ces raisonnements burlesques, délayés dans des scènes éternelles, fatiguent les auditeurs : d’ailleurs le dénouement est beaucoup trop prévu.

On peut extraire, des situations et des idées de la pièce, certains aphorismes galants. Voici les principaux : rien ne dispose à la tendresse comme la solitude et la douleur. Une femme, dans le plus grand deuil, n’est jamais insensible à la perte de sa beauté. Le plus violent désespoir ne détruit pas le désir de plaire. L’amour est la plus douce et la plus efficace des consolations : l’amitié pour une femme est toujours mêlée d’un sentiment plus tendre, et même d’un peu de jalousie. L’amant et l’ami de la même personne vivent difficilement ensemble. Quoi qu’il en soit de cette métaphysique amoureuse, Marivaux, dans La Surprise de l’amour, nous débite le roman du cœur plutôt que l’histoire de la société. Il est assez étrange qu’un poète aussi fin, aussi ingénieux, ait toujours dans ses pièces un niais, une espèce de Jocrisse, auquel il prête des balourdises raffinées. Ce personnage fait rire quelquefois, mais le plus souvent il est insipide et trivial : il y a dans La Surprise de l’amour, un Lubin, valet du chevalier, qui est très prodigue de balivernes et de sottises qui veulent être plaisantes. La soubrette est moins ignoble ; mais elle a beaucoup trop d’esprit, et pas toujours assez de décence ; elle dit à sa maîtresse, qui se plaint d’avoir perdu son époux après un mois de mariage : Un mois, c’est toujours autant de pris : je connais une dame qui n’a gardé son mari que deux jours ; c’est cela qui est piquant. Hortensius est un pédant de l’ancien comique : les pédants d’aujourd’hui sont presque aussi ridicules, mais leurs formes sont plus à la mode : ils ne parlent pas beaucoup de Sénèque, ni des auteurs grecs et latins ; mais ils parlent avec encore plus d’emphase que M. Hortensius, de beaucoup d’autres choses moins importantes : leur enthousiasme pour des sciences peu nécessaires, l’abus qu’ils font des termes scientifiques, n’est pas moins extravagant ni moins pédantesque que l’admiration de M. Hortensius pour la morale et la littérature anciennes ; mais le pédantisme des nouveaux Hortensius est d’un meilleur ton.

L’École des mères §

C’est une bagatelle en un acte, où l’on a prétendu apprendre aux mères qu’une excessive sévérité dans l’éducation de leurs filles est encore plus nuisible qu’une excessive indulgence. Madame Argante a élevé sa fille avec une extrême rigueur, et dans une ignorance parfaite de toutes les choses de ce monde : elle croit, par la terreur, avoir étouffé la nature dans le cœur d’Angélique, et l’avoir amenée au point de ne pas sentir la différence qu’il y a entre un vieillard et un jeune homme ; mais il n’en va pas ainsi. L’innocente hait le vieillard que sa mère veut lui donner pour époux ; elle aime éperdument un jeune homme qui se trouve être le fils de ce vieillard : heureusement le père est raisonnable ; il cède lui-même Angélique à son fils.

Les mères d’aujourd’hui n’apprendront rien dans cette pièce : il n’y a plus de madame Argante. Les mères ne sont plus des mères ; ce sont des amies de leurs filles, qui se tutoient et vivent ensemble dans la plus grande familiarité : ce sont même ordinairement les filles qui gouvernent leurs mères et font leur éducation. Si quelques mères ignorent leurs devoirs, ce sont probablement celles qui ne vont point à la comédie : celles qui y vont doivent être parfaitement instruites de toutes leurs obligations ; car les leçons ne leur manquent pas. Depuis Molière, tous les poètes comiques ont prêché la liberté des filles. La morale de la comédie est essentiellement relâchée. Sans doute la nature et même la raison réprouvent les mariages disproportionnés ; mais parce qu’une mère élève sévèrement sa fille, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle veuille lui donner un mari de soixante ans.

Les mères ont un bien meilleur précepteur que Molière, que Marivaux, et que tous les faiseurs de comédies ; c’est Fénelon : son livre de L’Éducation des filles est véritablement l’école des mères. Cependant ce Fénelon si doux, si sage, paraît aujourd’hui un barbare ; ses principes d’éducation sont impraticables, tant les idées ont éprouvé de changements, tant les mœurs ont fait de progrès depuis qu’il a écrit ! L’éducation particulière tend toujours à se mettre de niveau avec les mœurs publiques, et les mœurs publiques tendent toujours à se relâcher. Les rigoristes crient ; mais leurs déclamations n’arrêtent point le cours des choses : chaque génération amène une petite révolution qui ne devient sensible qu’à la fin du siècle. Le livre de Fénelon sur l’éducation des filles, est un monument de ce que pensaient alors les gens sages sur un point de morale si essentiel ; et cependant la doctrine de ce livre, qui n’a pas beaucoup plus d’un siècle d’antiquité, est diamétralement opposée, presqu’en tout, à la manière de voir, de penser et de vivre des honnêtes gens d’aujourd’hui.

En 1732, époque de la représentation de L’École des mères de Marivaux, les mœurs étaient beaucoup plus douces que du temps de Molière. La régence venait de finir, et l’influence de ce temps de désordre se faisait encore sentir ; mais la contagion n’avait attaqué que les classes supérieures de la société : les mœurs de la bourgeoisie étaient saines ; la secte des jansénistes en maintenait l’austérité. On avait un peu poli l’enseignement ; mais l’éducation était toujours mâle et sévère : beaucoup de mères élevaient leurs filles dans la retraite, loin de tout amusement profane, et leur donnaient des principes de sagesse et de vertus, au lieu des principes de danse et de musique devenus depuis à la mode. Ce n’était pas, comme se l’imagine Marivaux, pour leur faire épouser à dix-sept ans un homme de soixante, mais pour en faire d’honnêtes femmes, occupées de leurs devoirs bien plus que de leurs plaisirs. Marivaux croit que les filles qui se sont ennuyées à périr pendant leur éducation, ne songeront qu’à s’amuser dans le mariage pour réparer le temps perdu. Cela peut arriver quelquefois : il y a des éducations très sévères qui tournent très mal ; ce sont des exceptions. Il n’en est pas moins vrai qu’en général l’éducation sévère est la meilleure : la mollesse des pareils et des instituteurs prépare aux élèves les plus grands malheurs pour le reste de leur vie.

Gresset. Le Méchant §

Frédéric II, roi de Prusse, passionné pour la langue et la littérature françaises, ayant appris le succès du Méchant de Gresset, fit représenter cette pièce chez lui, sur le théâtre de la cour ; mais quelle fut sa surprise, lorsqu’il entendit un agréable jargon auquel il ne comprenait presque rien ? Ce prince, qui avait fait une étude particulière de nos bons écrivains, qui lui-même écrivait en français avec beaucoup de pureté et d’élégance, ne pouvait concevoir l’affront qu’essuyait alors son intelligence : c’était sa faute ou celle de l’auteur ; mais comment donner le tort à une pièce applaudie dans la capitale, et surtout estimée pour le style ? « Messieurs, dit le monarque aux beaux-esprits français qu’il avait toujours auprès de lui, expliquez-moi donc ce mystère ; j’entends parfaitement les pièces de Molière, de Regnard, de Destouches, etc. ; le français m’est presque aussi familier que ma propre langue, et j’aurais besoin d’un commentaire pour entendre la comédie de Gresset. — Sire, lui répondit un de ces messieurs, Paris vous offre un excellent commentaire ; allez-y passer six mois, répandez-vous dans les sociétés du bon ton, et le style du Méchant sera pour vous très clair. »

Je ne garantis point l’anecdote, qui n’est appuyée que sur l’autorité de d’Alembert : je me défie en général des conteurs de société, des colporteurs d’anecdotes, qui rabâchent éternellement dans leurs colories quelques vieilles historiettes. Il y a tel membre de la ci-devant Académie-Française, qui vit aujourd’hui dans le monde sur quelques récits du temps passé, dont il ennuie les badauds : il faut lui pardonner l’importance qu’il y attache ; une douzaine de contes, voilà tout son esprit, voilà tout son capital littéraire, capital précieux qu’il dépense sans pouvoir l’épuiser : au reste, quand les anecdotes sont piquantes et vraisemblables, on n’exige pas absolument qu’elles soient vraies.

Il était très possible que le roi de Prusse n’eût pas saisi sur-le-champ ces tours fins et délicats, ce ton exquis, cette fleur d’élégance et d’urbanité qui charme les connaisseurs dans Le Méchant ; ces beautés légères et subtiles avaient pu s’évaporer dans le trajet de Paris à Berlin. Il y a des expressions dont on ne sent bien la valeur que dans les cercles brillants où elles sont nées : prendre un homme, avoir une femme, ne signifient en Prusse que se marier, être marié ; dans la capitale de la France, cela veut dire au contraire transporter à l’amant les droits du mari, vivre avec sa maîtresse comme avec sa femme. Quitter un homme, quitter une femme, présentent l’idée d’une séparation légale, et cependant n’exprimaient alors qu’une brouillerie, une rupture entre les amants.

Lorsque le roi de Prusse entendait Cléon dire à Valère :

Et Cidalise ?

VALÈRE.

ais…

CLÉON.

C’est une affaire faite ?
Sans doute vous l’avez ?…

il imaginait sans doute que Cléon demandait à Valère s’il était marié avec Cidalise. Lorsque le même Cléon dit en parlant de lui-même :

J’eus Araminte un mois ; elle était fort jolie,
Mais coquette à l’excès ; cela m’ennuyait fort ;
Elle mourut : je fus enchanté de sa mort ;

le héros allemand se persuadait que Cléon, marié un mois avec une femme coquette, avait été fort content de devenir veuf ; il ne comprenait pas comment on était si enchanté de la mort d’une maîtresse, et il avait raison ; c’est une inhumanité en pure perte, et la méchanceté n’est plus qu’une férocité de cannibale, quand on se réjouit de la mort d’une maîtresse qu’on était libre de quitter : le sentiment de Cléon n’est point comique ; il est abominable.

Nous sommes fort heureux que les Grecs et les Romains n’aient point eu de bonne compagnie ; leurs poètes comiques, leurs écrivains de boudoir, seraient pour nous indéchiffrables ; grâce à leur droiture, à leur simplicité, à leur franchise, nous pouvons nous flatter de les entendre aussi bien que si nous avions été leurs compatriotes et leurs contemporains.

La singularité même des mœurs décrites dans Le Méchant pouvait aussi répandre quelque obscurité sur son style, dans un pays étranger : quelles mœurs ! quelle corruption ! quelle effronterie ! et il n’était pas aisé, même aux Français vivant en province, de s’en former une juste idée : cette société, chef-d’œuvre de la politesse et du goût, était un monstre inconnu, qui ne pouvait exister que dans le gouffre de Paris. Des hommes et des femmes qui se prennent et se quittent, qui s’embrassent et se déchirent, qui se réunissent pour s’amuser, et qui se gênent et s’ennuient : un tas de fous, de méchants et de sots, ligués pour établir de fausses bienséances, tandis qu’ils abolissent les véritables devoirs ! une conjuration d’étourdis, de libertins, de femmes perdues, qui prétend donner des lois à la société, lorsqu’elle en sape les fondements ; qui crée un jargon nouveau pour exprimer des maximes étranges ; qui condamne les autres au ridicule, lorsqu’elle mérite elle-même le plus profond mépris ! Est-il étonnant que le roi de Prusse, n’ayant pas une exacte connaissance de cet excès de dépravation et d’extravagance, n’entendit pas parfaitement tout ce brillant verbiage de Cléon, qui peint fidèlement des mœurs uniques, extraordinaires, fruit de la débauche combinée avec la philosophie ?

N’oublions jamais que ce dernier degré de perversité de la dissolution sociale, a précisément la même date que cette nouvelle doctrine qui nous annonçait la régénération du corps politique et le rétablissement de la dignité de l’homme ; tous les écrivains philosophes ont pris plaisir à peindre ce scandale public dont ils auraient dû rougir, puisqu’il était leur ouvrage. Gresset lui-même, à l’époque où il composa Le Méchant, donnait dans toutes les niaiseries du jour ; il était dupe de toutes ces sottises philosophiques qui lui causèrent depuis de si vifs regrets. C’était alors un disciple, un adorateur de Voltaire ; mais depuis il fut cruellement puni par son maître, comme déserteur et apostat de la secte : s’il eût consulté sa raison et son cœur, il n’eût jamais exposé sur la scène ce tableau de corruption, plus dangereux qu’utile, et que le public n’eût point supporté, s’il n’eût été profondément corrompu lui-même : cette libre circulation des femmes, ce système de désordre, d’égoïsme, de désorganisation, n’est fait que pour flatter le libertinage et l’indépendance. Je crois que c’est sans malice et uniquement par maladresse que Gresset, philosophe, amis dans la bouche du Méchant presque tout le code de la philosophie :

La parenté m’excède, et ces liens, ces chaînes !
Des gens dont on partage ou les torts ou les peines,
Tout cela préjugé, misères du vieux temps ;
C’est pour le peuple enfin que sont faits les parents.
Vous avez de l’esprit, et votre fille est sotte ;
Vous avez pour surcroît un frère qui radote :
Eh bien ! c’est leur affaire, après tout : selon moi,
Tous ces noms ne sont rien ; chacun n’est que pour soi.
…………………………………………………………
… Quant aux amis… ce vain nom qu’on se donne,
Se prend chez tout le monde et n’est vrai chez personne.
J’en ai mille et pas un……………………………………
…………………………………………………………
Tout ce qui vit n’est fait que pour nous réjouir,
Et se moquer du monde est tout l’art d’en jouir.

C’est assurément bien là le langage des amis de la liberté ; c’est l’élixir de la sagesse moderne, c’est la fine fleur de la philosophie du dix-huitième siècle : avec de telles maximes, on brouille les gouvernements aussi bien que les familles : les philosophes ont exactement fait dans la France ce que Cléon veut faire dans la maison de Géronte ; mais ils ont mieux réussi que lui ; ils ont semé l’aigreur, la division, la haine, la calomnie ; ils ont dit aux petits ; Les grands vous oppriment, et vous valez mieux qu’eux ; ils ont dit aux grands : Moquez-vous de cet Évangile, qui vous prescrit de donner aux pauvres votre superflu, de reconnaître vos frères dans tous les infortunés. Riez de cet adage impertinent : heureux ceux qui pleurent ; jouissez sans remords. Voici quelques apophtegmes philosophiques pour calmer votre conscience : le mariage est un joug ignoble, l’amitié une chimère, le plaisir un devoir, l’intérêt personnel une règle, l’argent une vertu : voilà toute la morale de cette courte vie, qui va se perdre dans un néant éternel.

Guymond de La Touche. Iphigénie en Tauride. §

I §

L’auteur de cette tragédie est le second poète dramatique donné au théâtre par les jésuites : on sait que cette société célèbre cultivait les arts par un principe religieux. Dans les autres ordres, la piété servait de voile à l’ignorance ; chez les jésuites, la science servait d’ornement à la piété. Il y avait déjà dix ans que Gresset, ancien disciple de Loyola, avait fait jouer Le Méchant, l’une des meilleures comédies du siècle, lorsque Guymond de La Touche, sorti du même lycée, présenta sur la scène Iphigénie en Tauride, qui tient un rang parmi les tragédies modernes. La passion pour l’étude avait été la seule vocation du jeune La Touche ; il semblait ne s’être enfermé chez les jésuites que pour s’y nourrir à loisir des tragiques grecs : bientôt il rentra dans le monde avec le riche butin qu’il avait fait dans la retraite ; et il est à remarquer que, de tous ceux qui ont quitté les jésuites, il est le seul qui en ait dit du mal. Son père, procureur du roi à Châteauroux, l’envoya à Paris pour faire son droit ; il y fit une tragédie.

Le sujet d’Iphigénie en Tauride avait une grande réputation dans l’antiquité ; Aristote le regarde comme très propre aux grands mouvements tragiques : plusieurs poètes grecs l’avaient traité avec succès ; il ne nous reste que la tragédie d’Euripide. Racine, après avoir enrichi notre scène de l’Iphigénie en Aulide, avait entrepris de nous donner aussi l’Iphigénie en Tauride, qui en est la suite ; il nous reste encore quelques fragments du plan qu’il avait tracé. Lagrange-Chancel a composé sur ce même sujet une tragédie qui n’est pas sans mérite : on prétendit alors que le jeune auteur n’avait que le mérite de la versification, et que Racine, à la prière de la princesse de Conti, dont Lagrange était page, en avait fait le plan. Ce bruit contribua sans doute beaucoup au succès de cette tragédie, dont les représentations ne furent interrompues que par la mort de la fameuse Champmêlé, qui jouait le rôle d’Iphigénie. Danchet fit depuis une Iphigénie en Tauride, que l’on compte dans le très petit nombre d’opéras qui ont le mérite de la tragédie.

Avec ces secours, et surtout aidé d’un vrai talent, Guymond de La Touche essaya de transporter ce sujet sur notre théâtre, avec sa physionomie antique. Lagrange l’avait défiguré par une intrigue d’amour. Quelques fabricateurs d’anecdotes prétendent que La Touche s’était aussi asservi aux préjugés galants de notre scène ; mais que, dans une lecture qu’il fit de sa pièce, chez madame de Graffigni, Collé lui fit sentir combien l’amour était froid et déplacé au milieu de ces grandes infortunes. Collé était digne de donner un pareil avis ; mais quand l’anecdote serait vraie, elle n’affaiblirait point la gloire de La Touche ; il y a presque autant de mérite à suivre un bon conseil qu’à prendre de soi-même un bon parti.

Euripide est celui que Guymond de La Touche s’est proposé pour modèle : imiter comme a fait Racine, c’est créer. Il est aisé de d’habiller à la grecque une tête française ; il est extrêmement difficile d’habiller à la française une tragédie grecque : il faut savoir choisir les grands traits de la nature, qui sont de tous les temps, dans la foule des détails qui pouvaient plaire il y a deux mille ans à Athènes, et qui seraient ridicules à Paris. Qu’est-ce qu’une petite ville qui comptait vingt mille citoyens, dont le territoire ne valait pas la plus petite de nos provinces, et où l’on jouait la tragédie trois ou quatre fois par an, en comparaison d’une immense capitale, qui seule a autant d’habitants que toute la Grèce ensemble, où règne un luxe prodigieux, où chaque jour on joue beaucoup plus de pièces de théâtre qu’on n’en jouait dans toute la Grèce en plusieurs années ? Quel rapport peut-il y avoir entre le goût, le caractère et les mœurs de deux peuples dont la religion, le gouvernement, et surtout la fortune, étaient si différents ? Il a fallu, pour ainsi dire, souffler tous les personnages de l’Iphigénie d’Euripide, pour leur donner cette bouffissure tragique, cet éclat, cette pompe que nous sommes accoutumés à confondre avec la véritable grandeur. Les Grecs, en général, et spécialement les Athéniens, avaient dans l’esprit et dans les manières une simplicité qui serait aujourd’hui triviale. Quoique leur histoire atteste qu’ils avaient des héros, on ne voit sur leurs théâtres que des hommes ordinaires, qui ne sont tragiques que parce qu’ils sont malheureux. Les sculpteurs de la Grèce faisaient des dieux d’un bloc de marbre ; leurs poètes faisaient souvent des fameux personnages de l’antiquité, des êtres fort communs, qui, par leurs sentiments et par leurs pensées, ne s’élèvent point au-dessus du peuple.

Iphigénie, chez Euripide, est une jeune fille qui ne disserte point sur la loi naturelle, qui n’invective point contre les dieux, et ne fait aucune déclamation contre l’usage d’immoler à Diane des victimes humaines ; elle dit même formellement qu’elle s’en abstient par respect pour la déesse ; elle n’affadit point aussi le cœur par de trop longues lamentations : souvent on plaint davantage ceux qui ne se plaignent pas tant ; mais on admire le bon sens d’Euripide, en ce qu’il suppose qu’Iphigénie ne faisait que préparer les victimes, et que d’autres mains étaient chargées de les égorger ; au lieu que dans la pièce française, Iphigénie, qui a déjà fait plusieurs fois l’office de bourreau, et trempé ses mains dans le sang, a quelque chose qui révolte notre délicatesse. La Touche nous a représenté une Iphigénie impie et philosophe, qui semble élevée dans les écoles des rhéteurs, et ne parle que par sentences. Ce rôle est peu favorable à mademoiselle Fleury, qui ne réussit pas dans les doléances et les complaintes ; elle n’est belle qu’au cinquième acte, où elle insulte l’imbécile Thoas, et lui dit qu’elle ne connaît que le ciel pour maître, c’est-à-dire qu’elle n’en connaît point.

Oreste, dans Euripide, est un malheureux qui n’a ni emportements, ni fureurs, ni transports au cerveau. Le poète a placé dans un récit le seul accès de fièvre dont il soit attaqué dans le cours de la pièce. Pylade est encore bien plus simple ; et dans cette fameuse contestation entre les deux amis qui veulent mourir l’un pour l’autre, il se montre très peu entêté, très peu héros, et il ne se fait pas trop prier pour consentir à vivre ; ce qui serait très scandaleux sur la scène française. Le père Brumoy en a été si choqué, que, pour l’honneur du théâtre grec, il a supposé très gratuitement que la trop facile complaisance de Pylade n’est qu’une feinte. Dans la tragédie française, Oreste est presque partout ce qu’il est au cinquième acte d’Andromaque, et Pylade s’élève au dernier degré de l’héroïsme : ce n’est qu’après avoir soutenu le plus violent assaut qu’il capitule. Je soupçonne qu’un autre poète qu’Euripide avait fait valoir davantage sur la scène ce triomphe de l’amitié. On ne peut pas expliquer autrement cet enthousiasme dont Cicéron et Ovide nous apprennent que les anciens étaient saisis lorsqu’ils entendaient cette contestation d’Oreste et de Pylade.

II §

Guymond, comme Euripide, débute par le songe d’Iphigénie : ce songe suffit, avec le chœur, au poète pour son premier acte ; mais un acte de tragédie française veut être plus nourri, ne fût-ce que de déclamations et de tirades oiseuses. Guymond de La Touche, pour remplir le vide, a jugé à propos de faire soutenir une thèse à Iphigénie contre Thoas, sur les sacrifices humains : ce Thoas est nul dans la tragédie grecque, et il doit l’être ; il ne paraît qu’à la fin de la pièce, pour être trompé par Iphigénie. Un poète français veut toujours faire quelque chose du personnage le plus insipide par lui-même ; il aime mieux le faire déraisonner que l’abandonner à sa nullité naturelle : sans cela, il ne trouverait point d’acteur qui voulut s’en charger.

Thoas vient donc disputer contre Iphigénie, laquelle commence à proposer des doutes beaucoup trop modestes pour une fille aussi philosophe :

Je ne sais ; mais le sang dont cet autel est teint,
Ce sang de l’innocence aveuglément proscrite,
Loin d’apaiser les dieux, peut-être les irrite :
La vapeur de ce sang, par devoir répandu,
A peut-être formé l’orage suspendu.
Je l’avouerai, je crains d’outrer leur privilège.
………………………………………………
Si l’organe qui parle à mon cœur éperdu,
Du vôtre également pouvait être entendu,
Votre zèle, seigneur, plus pur et moins austère,
Ne ferait plus du meurtre un auguste mystère.

Faire un mystère du meurtre ! quel style ! On n’en fait pas trop de mystère, puisqu’on égorge publiquement les étrangers. Quel est cet organe qui parle au cœur éperdu d’Iphigénie ? Quel galimatias !

Enfin je ne sais trop si c’est les offenser ;
Mais, pour l’honneur des dieux, je n’oserais penser
Qu’au gré des noirs transports d’une bizarre haine,
Faisant de leurs autels une sanglante arène,
Ils se plaisent sans honte à voir le sang humain
Couler à longs ruisseaux sous ma tremblante main.

Iphigénie, après avoir dit je ne sais, je ne sais trop, après avoir multiplié les peut-être, devient plus hardie dans ses raisonnements, et perd enfin toute mesure dans cette apostrophe :

Se pourrait-il, grands dieux, qu’avilissant votre être,
Vous nous ordonnassiez, capricieux tyrans,
D’expier nos forfaits par des forfaits plus grands,
Et que nous n’eussions droit à vos bienfaits augustes
Qu’en osant mériter vos vengeances plus justes !

Thoas n’est point terrassé par les arguments d’Iphigénie, et sa réponse est curieuse :

Quoi ! les peuples, armes du glaive de la guerre,
Des flots de sang humain pourront couvrir la terre !
………………………………………………………
Nous pourrons dévorer nos ennemis vivants,
Et nous désaltérer dans leurs crânes sanglants ;
Et les dieux en courroux, ces dieux par qui nous sommes,
Ne pourront demander pour victimes des hommes !

Voilà un pitoyable raisonnement ! il paraît qu’on n’avait pas encore établi dans la Scythie taurique de chaire d’analyse de l’entendement humain. Quand un personnage n’a rien de mieux à dire, il ferait bien de se taire ; j’aime mieux n’avoir dans un acte qu’une scène raisonnable, que trois ou quatre scènes de sottises et absurdités. Cependant Thoas se relève un peu sur la fin de son discours ; il fait le petit Mahomet, et dit à Iphigénie :

Adorer et frapper, voilà votre vertu.

Iphigénie, frappée en effet du ton imposant de Thoas, se retire en disant :

Eh bien ! seigneur, eh bien ! envoyez la victime :
Puissé-je ne remplir qu’un devoir légitime !

Quelle misérable chute après de si vigoureux arguments ! Tout le fruit de ses déclamations est donc de se préparer à verser le sang humain ? Cet office abominable de bourreau répand de l’odieux sur la personne d’Iphigénie, et du ridicule sur ses raisonnements. Iphigénie est, comme la plupart des philosophes, très énergique en discours, et très riche en actions ; tantôt prête à égorger l’innocent, tantôt débitant avec emphase des tirades philanthropiques ; n’osant abjurer un ministère qui fait frémir l’humanité et la nature, et philosophant sur la nature et l’humanité. On l’entend s’écrier :

La nature me parle et ne peut me tromper :
C’est la première loi, … c’est la seule peut-être ;
C’est la seule du moins qui se fasse connaître !
……………………………………………………
Et qui règle à la fois les hommes et les dieux !

Le peut-être est ici très énergique, et l’impiété d’Iphigénie est un peu trop prononcée. Comment peut-elle assurer que la nature est la seule loi qui se fasse connaître, la seule qui règle les dieux ? On reconnaît le langage d’Alzire et les leçons de Voltaire dans ces autres vers :

Suit-il (le ciel) dans ses décrets les mœurs des nations ?
Est-il père ou tyran selon leurs passions ?
Mais non, peuples cruels, il n’a point votre rage ;
Auteur de la nature, il chérit son ouvrage.
Tout homme à ses bienfaits a droit également ;

Aucun dans l’univers n’est né pour son tourment. C’est avec la même emphase que l’amante de Zamore dit à Dieu :

Es-tu tyran d’un monde et de l’autre le père ?

Ce fatras extravagant est le caractère distinctif de l’école de Voltaire. J’avoue que j’aime mieux la simplicité des Grecs, quoique souvent trop nue et trop naïve ; leurs personnages manquent de noblesse, j’en conviens ; ils ont peu d’esprit, mais jamais ils n’outragent le sens commun. Ils disent ce qu’ils doivent dire dans leur situation : ils ne sont point pompeux, mais aussi ne sont-ils jamais ni fous ni ridicules.

Oreste est extrêmement furieux et forcené dans la tragédie française. Il fait frémir, et quelquefois il fatigue par une exaltation trop continue ; l’Oreste d’Euripide est plus doux, plus touchant, plus homme ; mais un acteur français dédaignerait ce naturel comme ignoble et trivial. Guymond de La Touche fit son Oreste pour Le Kain ; il y entassa toutes les fureurs, tous les sentiments outrés et gigantesques ; il en fit un véritable enragé : peut-être suis-je trop faible ; mais j’avoue que ces sensations si fortes, ces secousses si violentes, au lieu de me toucher, m’ennuient et m’excèdent. Le pathétique a sa mesure : les Français ont sans doute une âme à l’épreuve, et qui s’ébranle difficilement ; car dans leurs opéras, on les étourdit, on les assomme à force de musique. Dans les tragédies modernes, on les déchire, on les écrase à force d’horreurs et de pathétique.

L’auteur s’est complu dans cette atroce et noire amplification d’une pensée touchante de l’Oreste d’Euripide, qui dit à Pylade que c’est au plus malheureux des deux à mourir : cependant, ce qui a fait la fortune de la pièce de Guymond de La Touche, c’est ce combat de l’amitié, qu’il a traité avec une vigueur et une énergie qui plaît beaucoup sur notre théâtre : ce combat est assez faible dans Euripide. Pylade ne se fait pas longtemps prier pour vivre ; il paraît que le poète Pacuvius rendit cette situation beaucoup plus vive et plus théâtrale, lorsqu’il fit représenter à Rome une imitation de la tragédie d’Euripide, ou peut-être de quelque autre auteur dont les ouvrages ne nous sont pas parvenus. Cicéron, dans son Traité de l’Amitié, fait dire à Lælius : « De quelles acclamations le théâtre n’a-t-il pas retenti dernièrement à la représentation de la pièce nouvelle de mon ami Pacuvius, lorsque, le roi voulant immoler Oreste qu’il ne connaît pas, Pylade soutient qu’il est Oreste, afin de mourir à la place de son ami, tandis qu’Oreste le dément, et s’obstine à crier au tyran qu’il n’y a point d’autre Oreste que lui ! Les spectateurs applaudissaient à la fiction ; qu’auraient-ils fait si c’eût été la vérité ? » Il paraît que la situation était encore plus belle dans la tragédie de Pacuvius que dans celle de La Touche, puisque la contestation a lieu devant le tyran qui cherche une victime.

Le dénouement de l’Iphigénie en Tauride n’est dans l’auteur français qu’une mauvaise parade, qu’un chaos d’invraisemblances, un tissu de bravades extravagantes. Thoas s’y montre le plus imbécile et le plus niais de tous les Cassandres tragiques ; Oreste et Iphigénie se relaient pour le berner, tandis qu’il tient en main un grand sabre nu, et qu’il est à la tête d’une troupe de soldats. Le parterre reste ébahi, stupéfait, et n’ose pas rire de ces farces burlesques qui lui en imposent. Thoas demande à Oreste qui il est, pour parler si effrontément. Oreste répond :

………………………………… Roi ;
Si je t’avais puni, j’en remplissais la loi.

Thoas est roi aussi, et je ne vois pas que la loi d’un roi soit de punir les autres rois. Il est vrai que dans le catalogue des acteurs Thoas n’est qualifié que de chef de la Tauride, mais ce chef est un roi chez lui.

Lefranc de Pompignan. Didon §

I §

La tragédie de Didon paraît froide, parce que c’est une composition sage et régulière ; les pièces romanesques nous ont gâtés. Il faut convenir aussi que Virgile a laissé au pieux Énée une si mauvaise réputation, qu’on a peine à faire de ce législateur dévot et de son fidèle Achate des personnages tragiques fort intéressants. Je répète ici les plaisanteries de quelques littérateurs superficiels, quoique je sois très éloigné de les approuver. Ce qui m’étonne dans Virgile, ce n’est pas le caractère d’Énée, c’est celui de Didon. On peut trouver étrange qu’un poète dont on vante la pudeur, et qui avait mérité le surnom de vierge, se soit émancipé au point de se permettre un anachronisme de plus d’un siècle, pour diffamer la vertueuse veuve de Sichée. Sacrifier l’honneur d’une femme à l’agrément d’un épisode, c’est une licence poétique que le poète a sans doute regardée comme un acte de civisme, puisqu’il s’agissait de l’honneur d’une Carthaginoise. Jean-Jacques Rousseau est bien plus coupable, puisqu’il s’est permis d’embellir le roman de ses Confessions aux dépens de la réputation de son amie et de sa bienfaitrice, qui vivait encore. Racine, plus galant et plus délicat, n’a falsifié l’histoire, dans son Andromaque, que pour faire de la veuve d’Hector une héroïne de la fidélité conjugale.

Mais je suis loin de reprocher à Virgile le caractère d’Énée ; c’est celui que doit avoir un législateur, qui peut être un moment arrêté par le plaisir, mais qui n’en continue pas moins sa route vers la gloire, et qui sait s’arracher des bras d’une femme pour aller fonder un grand empire : nous lui faisons un grand crime de son insensibilité ; mais du temps de Virgile, cette faiblesse que nous appelons sensibilité n’était pas la première vertu des héros ; on pouvait être un très grand homme sans être un amant tendre et fidèle. Didon dit fort bien elle-même :

En amour un héros n’est souvent qu’un ingrat ; et cette ingratitude n’ôte rien à l’héroïsme : l’amant, sans être héros, est toujours un ingrat quand la maîtresse est trop libérale.

Imbus de la galanterie des Germains et des Goths, nourris dans leur superstition pour les femmes, dans tous les préjugés de la chevalerie, nous regardons Énée comme un misérable, parce qu’il préfère ses glorieux destins à la folle tendresse d’une femme passionnée, et les oracles des dieux aux plaintes de sa maîtresse : voilà pourquoi Saint-Évremond le trouvait moins propre à fonder un empire qu’un couvent de moines ; mauvaise plaisanterie de courtisan, très indigne d’un littérateur. Virgile n’a pas prétendu faire une tragédie, mais un poème épique : son sujet est la fondation de Rome, son héros est tel qu’il doit être ; et dans le quatrième livre de ce poème immortel, Énée et Didon jouent le rôle qui leur convient. Le respect d’Énée pour les dieux ne ressemble point à cette dévotion, qui n’est pour nous qu’une erreur et un ridicule ; c’est le sublime de la politique d’un législateur qui veut consacrer ses institutions, et donner aux peuples un gouvernement durable. Le poète se proposait surtout de plaire à Auguste, plus politique que guerrier, plus ambitieux que galant, et fondateur d’une monarchie qui embrassait presque tout l’univers connu.

Que de peines Lefranc s’est données pour faire d’un homme sage et vertueux un héros de théâtre, un personnage intéressant, dans une tragédie où les passions sont des vertus, et où les plus grands crimes même ont toujours dans la passion une excuse honnête : tant la tragédie est une excellente école de mœurs ! Il a rendu huée amoureux ; il en a presque fait un esprit-fort ; il a couvert la honte de sa fuite de l’éclat d’une victoire ; il a balancé son ingratitude par un bienfait. Je ne sais comment il arrive qu’avec toutes ces précautions Énée est toujours un personnage bien fade. Sacrifier l’amour au devoir, et surtout à la religion, c’est un héroïsme dans une femme ; dans un homme, c’est, à nos yeux, une lâcheté : c’est ce que nous ont appris nos ancêtres les barbares du Nord, grands maîtres en galanterie. Quoique nous ayons abjuré leurs principes dans la conduite de la vie, leur doctrine règle toujours nos opinions au théâtre, et le code de la chevalerie fait une partie essentielle de notre art poétique.

II §

La tragédie de Didon nous offre le triomphe de la sagesse et de la vertu sur les plus douces faiblesses du cœur. Énée s’arrache des bras de la volupté pour voler à la gloire et fonder un empire : tout est noble et décent ; l’amour ne remporte point de honteux avantages : le héros s’en affranchit par la fuite, et l’héroïne par la mort. Il ne manque à Didon que cette élégance continue et cette richesse de poésie qui caractérise les productions de l’inimitable Racine. Du reste, c’est un ouvrage régulier, bien conduit, dont les situations sont touchantes, les pensées justes, les sentiments élevés. Didon est infiniment supérieure à Ariane : celle-ci n’a que l’avantage d’être beaucoup plus malheureuse, d’être trahie d’une manière plus indigne ; mais aussi elle n’éprouve que les maux qu’elle a mérités. Une fille sans pudeur qui sacrifie la nature à l’amour, qui se dérobe aux embrassements d’un père pour courir après un inconnu, ne doit trouver qu’un traître ; c’est la règle : à fille dénaturée et dévergondée, ami faux, amant ingrat.

L’intérêt de la société et même de l’humanité veut qu’on ait peu de pitié pour les infortunes qui sont le résultat d’un mauvais cœur et d’une âme corrompue. Il est bon que toute fille qui déshonore sa famille et se dévoue à l’infamie, ne puisse point compter sur les égards qu’on a coutume d’avoir pour le sexe qu’elle semble avoir abjuré : il faut qu’elle soit punie par l’instrument même de sa faute ; l’exemple de son châtiment importe au maintien des mœurs. Comment peut-on pleurer sur le sort d’Ariane, quand on se souvient qu’elle s’est enfuie de la maison paternelle pour suivre un libertin ? Ceux qui la plaignent ignorent à quel point elle est coupable, ou l’ont oublié. Pour moi, je ne vois dans la trahison de sa sœur et dans l’infidélité de son amant, qu’un père justement vengé de l’ingratitude de sa fille.

Didon est bien plus intéressante, elle a bien plus de droits à la pitié : c’est une reine généreuse et sensible qui comble de bienfaits Énée et les Troyens ; elle est aimée d’un héros digne d’elle ; et dans le moment même où elle touche au bonheur, les destins et les dieux lui ravissent l’objet de son amour. Cela est un peu plus conforme à la dignité de la scène tragique que l’aventure d’une coureuse, qu’un débauché plante là pour une autre fille qui lui plaît davantage.

Virgile avait frappé de malédiction ce caractère d’Énée ; et dans un pays aussi galant que la France, on désespérait de pouvoir jamais montrer sur le théâtre ce personnage insensible et dévot. Toutes les femmes détestaient ce cagot ; elles voulaient du mal à Didon d’avoir laissé surprendre son cœur au pieux Énée ; Saint-Évremond ne le trouvait propre à fonder qu’un couvent de moines ; le héros de l’Énéide était totalement décrié dans l’empire de la galanterie. Lefranc a rétabli sa réputation de sensibilité ; il l’a rendu beaucoup plus passionné qu’il ne l’est dans le poème de Virgile.

Énée peut maintenant tenir son rang parmi les amants de la scène ; et s’il n’est pas si forcené que ceux de Voltaire, il est presque aussi tendre que ceux de Racine ; s’il abandonne sa maîtresse, c’est plus par ambition que par piété. Titus renvoie Bérénice pour conserver le titre d’empereur de Rome ; Énée se dérobe à Didon pour fonder l’empire romain. Sa fuite dans l’Énéide est presque une perfidie ; dans la tragédie de Lefranc, c’est un témoignage éclatant de sa valeur et de sa reconnaissance. Il part en héros, en triomphateur, laissant pour adieux une victoire ; il affermit du moins le trône qu’il refuse, et ne quitte Carthage qu’après l’avoir sauvée.

Il y a dans Didon un autre personnage très essentiel, presque toujours sacrifié : ce qui nuit beaucoup à l’effet de la tragédie, c’est Achate, le fidèle Achate, le confident, l’ami d’Énée ; c’est lui qui arrache le général troyen à la volupté pour le rendre à la gloire. Il y a une scène très imposante où Achate, par la force de ses raisons et de son éloquence, triomphe de la faiblesse d’Énée et le détermine à suivre le cours de ses glorieux destins. Cet entretien devrait produire une grande sensation ; c’est un des plus beaux morceaux de la tragédie, et cependant à peine y fait-on quelque attention ; on y bâille comme au sermon, parce que l’acteur est un orateur très soporifique : d’ailleurs, ce personnage d’Achate n’est point annoncé avec assez d’éclat ; il n’est point assez imposant. Virgile a la main si malheureuse pour les caractères, qu’après la lecture de l’Énéide, la seule idée qui reste d’Achate, est celle d’un bonhomme, d’un fidèle domestique, et d’un pédagogue du petit Ascagne. Lefranc aurait dû faire pour Achate ce qu’il a fait pour Énée, ennoblir ce vertueux et sage mentor, lui donner une physionomie plus majestueuse, et l’élever fort au-dessus de la classe des confidents ordinaires. Achate dit d’excellentes choses ; mais les paroles ont bien plus de poids et de valeur dans la bouche d’un homme d’importance.

III §

Virgile est passionné, mais il n’est pas galant ; malgré sa grande réputation de chasteté, il n’a donné à Didon qu’un amour physique. Didon est bien éloignée de l’héroïsme de Bérénice, qui sacrifie ses plus tendres sentiments à un devoir rigoureux. La Phénicienne, aveuglée par la violence de ses désirs, n’entend raison ni sur la religion ni sur la politique : Énée ou la mort est son mot. Elle se moque des dieux, des oracles et des grandes destinées de son amant ; elle ne connaît pas de sort plus beau que celui d’un amour heureux, et le poète lui fait précipiter la conclusion du roman avec une ardeur très peu honorable pour son sexe ; peut-être a-t-il voulu flatter les Romains, en diffamant la fondation de Carthage.

Le rendez-vous de Didon et d’Énée dans une grotte rappelle cette vieille chanson rustique :

Blaise, revenant des champs,
      Tout dandinant,
      Tout dandinant,
Rencontra la femme à Jean ;
      Et puis ils s’en furent
      Dans une masure.

Ces vers de Virgile :

Speluncam Dido dux et trojanus eamdem
Deveniunt,

sont la traduction très ennoblie de cette facétie triviale :

Et puis il s’en furent
Dans une masure.

Le Sage, dans un opéra-comique intitulé Le Temple de la gloire, applique cette chanson aux amours de Henri et de Gabrielle dans La Henriade, et il reproche à Voltaire d’avoir peint une jouissance plutôt qu’une passion. Il introduit Thiriot, le prôneur de Voltaire, sous le nom de M. Prône-vers, qui dit à la Folie : Quoi ! par exemple, nous n’admirez pas les amours du héros de notre livre ? et la Folie lui répond : Il faut vous donner une louange, vous n’avez pas pillé cet endroit-là de l’Énéide ; vous avez retranché des amours de votre héros tout le cérémonial des passions délicates, vous ne le faites point languir. On pourrait dire de lui et de sa dame :

Blaise, revenant des champs, etc.

Les amours de Didon sont assurément bien supérieures aux amours de Henri et de Gabrielle pour le coloris et le génie poétique. Didon est un personnage bien autrement touchant que Gabrielle. Voltaire n’a fait qu’une description voluptueuse ; Virgile a composé un chef-d’œuvre de pathétique ; mais, au fond, il n’y a pas beaucoup plus de délicatesse et de cérémonial dans l’Énéide que dans La Henriade. Virgile ne fait point languir son héros, et Didon ne se fait pas trop prier : la seule excuse de Virgile, c’est que la folie de Didon est l’ouvrage du dieu même des amours.

M. Lefranc présente Didon sous des couleurs plus honnêtes ; sa passion éclate, il est vrai, avec une violence qui n’est pas avouée par la bienséance austère. Elle ne dissimule pas assez le désir qu’elle a d’épouser Énée, mais du moins elle n’a pas prévenu le mariage ; en perdant la raison, elle n’a pas perdu l’honneur. Cependant on peut dire que cette réserve rend sa mort bien moins nécessaire que celle de la Didon de Virgile. Une femme qui se tue uniquement parce qu’elle n’a pu se marier avec son amant, se montre bien faible, bien extravagante, bien esclave de la passion : il n’y a point d’exemple de cette frénésie dans nos grands maîtres ; Hermione, Atalide et Phèdre ont un motif plus puissant pour se donner la mort. Il y a nécessairement de la monotonie dans les plaintes de Didon : c’est un écueil qu’on ne pouvait guère éviter au théâtre.

Lanoue. La Coquette corrigée §

I §

Le désir de plaire est dans la nature des femmes de tous les pays ; mais c’est particulièrement en France qu’on en a fait un art. La coquette est sur nos théâtres un sujet presque national, qui cependant n’a produit aucune bonne comédie. Comment fonder toute une pièce sur un pareil caractère ? le comique en est toujours affaibli par des traits odieux. La coquette est un tartuffe d’amour ; son hypocrisie est moins théâtrale, moins plaisante, et peut-être plus perfide encore que celle du tartuffe de religion. Il était réservé au grand homme qui nous a tracé le portrait admirable d’un dévot imposteur, de nous peindre aussi des couleurs les plus vives la femme fausse et rusée qui se joue de ce qu’il y a de plus sacré dans les rapports des deux sexes, et qui profane les plus doux sentiments du cœur. Molière a fait de la coquette, non pas une pièce, mais un personnage ; il semble ne l’avoir employée que pour faire ressortir le misanthrope, et l’opposition de ces deux caractères est le chef-d’œuvre du génie comique. Tous les poètes qui depuis ont essayé la peinture de ce ridicule, ou plutôt de ce vice, ont copié et défiguré Célimène. Le comédien Baron, homme à bonnes fortunes, pouvait traiter avec succès la femme galante, mais il a raté la coquette.

Lanoue, qui était aussi comédien, mais qui n’était pas un fat ; Lanoue, plus distingué par l’honnêteté de son caractère que par ses exploits galants, a senti l’inconvénient de remplir une pièce entière des faussetés et des artifices d’une jeune beauté sans mœurs et sans principes ; un pareil tableau déplaît surtout aux femmes, qui n’aiment point qu’on dévoile trop leurs secrets. Il a tenté de réunir dans le même cadre les égarements et la conversion, le péché et la pénitence ; mais, par une sorte de fatalité attachée aux meilleures intentions, son pieux dessein l’a jeté dans un double écueil : il révolte et scandalise les honnêtes gens dans les premiers actes par une indécence et une effronterie cyniques, par l’étalage dégoûtant de tous les principes des roués, espèce de philosophes qui ont entrepris de détruire dans le monde la superstition de l’amour, de la bonne foi et du sentiment ; ils ont réussi à peu près comme leurs confrères qui s’étaient chargés d’anéantir une superstition d’un autre genre encore plus relevé ; ils ont fait, il est vrai, une grande brèche, mais qui peut se réparer et qui se répare tous les jours. Dans les derniers actes, autre excès : au libertinage, à l’impudence, à la folie succèdent la plus triste morale, la contrition la plus amère, et toutes les capucinades de la sensibilité. On était indigné des noirceurs de la coquette, et fatigué de ses étourderies ; on est affadi par ses sanglots, ennuyé de ses doléances, d’autant plus que l’objet est vraiment ridicule ; on n’a jamais employé pour convertir une coquette un prédicateur plus soporifique, un pédant plus guindé et plus gauche que ce Clitandre ; du reste, d’une malhonnêteté et d’une impertinence si grossière, qu’il n’y a point de coquette qui, pour s’en débarrasser plus vite, ne fût tentée de le faire jeter par les fenêtres. Il y a sans doute dans leurs entretiens plusieurs traits fins et délicats, parce que Lanoue était homme d’esprit ; mais il y a encore bien plus d’inconvenances, d’absurdités et de mauvais ton, parce que Lanoue n’était pas homme du monde.

Rien n’est moins naturel, rien n’est plus plat et plus insipide que cette jalousie d’une nièce, causée par une tante qu’on suppose être d’un âge à n’avoir plus de prétentions. Rien n’est moins vraisemblable que cette passion violente inspirée subitement à Julie par les mauvais procédés d’un homme qu’elle regardait à peine auparavant ; on sait qu’une coquette qui n’a que de l’orgueil peut être piquée de l’indifférence et du mépris d’un homme, et se faire un point d’honneur de le subjuguer ; mais si elle échoue, c’est la haine bien plus que l’amour qui résulte de l’inutilité de ses efforts.

L’Heureux Stratagème de Marivaux a fourni à Lanoue le sujet de sa pièce, mais l’imitateur est resté au-dessous de son modèle : dans Marivaux, c’est une femme infidèle et coquette, que son amant ramène en feignant de s’attacher à une autre ; chez Lanoue, c’est un homme qu’on n’aime point, qu’on n’a jamais aimé, qui parvient à inspirer de l’amour à une coquette à force d’impolitesse et de froideur, et, ce qui est plus étrange encore, en feignant d’aimer une vieille : quelle est la nièce assez sotte pour ajouter foi à l’amour qu’on témoigne à sa tante ?

Il y a dans La Coquette corrigée beaucoup de personnages et peu d’action ; il y a un Éraste qui n’est là que pour faire et le fat et le sot, et amener ces deux vers, les seuls qu’on ait retenus :

Le bruit est pour le fat, la plainte est pour le sot.

L’honnête homme trompé s’éloigne et ne dit mot. Sous ce point de vue, c’est le personnage le plus utile de la pièce ; on y voit aussi un certain Lisimon, vieux militaire presque imbécile, qui ne paraît que pour être berné ; une certaine présidente, femme perdue, ne s’y montre que pour déshonorer son sexe ; tous ces gens-là sont étrangers à l’action ; mais le plus odieux, comme le plus inutile, c’est un marquis, docteur en libertinage, qui s’est fait le précepteur de Julie. Lanoue a sans doute eu la prétention de peindre les mœurs de la bonne compagnie, en nous offrant des marquises et des présidentes ; mais il n’a peint que quelques catins, quelques petits-maîtres de taverne ; expression d’autant plus juste, que l’acteur qui joue le rôle de ce marquis n’est pas trop bien assuré sur ses jambes, et chancelle sur la scène comme un homme ivre.

Le vide de l’intrigue est rempli par des lieux communs et des tirades à prétention ; quoique le style en soit presque toujours affecté, toujours hérissé d’un jargon métaphysique alors brillant, aujourd’hui très froid et très insipide, cependant le bon sens naturel de Lanoue perce souvent dans plusieurs maximes très sages et très honnêtes, sur le véritable mérite des femmes : le rôle de Clitandre et celui d’Orphise sont pleins d’une excellente morale : c’est là que Lanoue parle d’après son âme ; il est fâcheux qu’il se soit cru obligé trop souvent d’être l’organe du faux esprit du jour. L’époque de cette comédie, jouée en 1756, est à peu près la date de cette conjuration d’un certain nombre de gens de lettres contre la société : un des grands moyens des conjurés fut de persuader au public que les mœurs n’étaient que pour les sots et pour les petites gens ; dès lors, tous les romans, les contes, les comédies, les poésies de toute espèce représentèrent le dernier excès de la dégradation morale, comme le sublime de la civilisation et le plus haut degré de la politesse ; il ne fut plus permis aux gens comme il faut de croire à la vertu des femmes ; l’excellent ton de la bonne compagnie ne fut que l’oubli des bienséances, le mépris des premiers devoirs de la société ; et les auteurs qui diffamaient ainsi les grands, étaient précisément ceux que les grands fêtaient le plus. Certes, si la postérité jugeait un jour d’après ces tableaux du ton qui a régné en France dans les trente dernières années de la monarchie, elle regarderait cette époque comme le comble de l’extravagance, de la corruption et de la sottise.

L’abbé de Voisenon a fait une Coquette fixée, jouée sur l’ancien théâtre des Italiens. On y remarque de l’esprit et de la finesse dans les détails ; mais la scène est glaciale. Malheureusement madame Denis, nièce de Voltaire, et la première actrice du théâtre de Ferney, n’a pas jugé à propos de faire part au public d’une Coquette punie de sa composition, qui fut refusée au Théâtre-Français, malgré le crédit de son oncle. C’est une petite aventure assez piquante. Madame Denis avait envoyé cette pièce, qui fut son premier enfant, au maréchal de Richelieu : le maréchal la fit voir à Lanoue, qui répondit que ce sujet était trop usé et ne pouvait pas réussir. N’est-il pas plaisant, observe madame Denis, qu’après un pareil propos, il fasse une pièce sur le modèle de la mienne ? Le maréchal de Richelieu eut l’imprudence de laisser quatre jours l’ouvrage de madame Denis entre les mains de Lanoue, qui prétendait avoir besoin de l’étudier pour le bien lire. Effectivement, dit encore madame Denis, il possédait si bien ma pièce, qu’en la lisant il passait adroitement les plus jolis détails et les deux meilleures scènes. Ce Lanoue avait cependant la réputation d’un honnête homme, et il ne se faisait pas un scrupule de jouer un pareil tour à la nièce de Voltaire ! À qui se fier désormais ? Est-il étonnant que la pièce ait été refusée ? Elle fut lue à la comédie de manière qu’un ange n’y aurait rien compris. Il faut bien qu’il y ait eu de la méchanceté et de la tricherie. Pourrait-on supposer que. de si grands acteurs ne sussent pas lire ? Pour se consoler de l’injustice des comédiens, madame Denis n’eut rien de mieux à faire que de se persuader que Lanoue l’avait mise à contribution. Je me souviens, dit-elle, que j’ai laissé mon rôle de la coquette à mademoiselle Grandval : je ne doute pas que Lanoue ne s’en soit aidé ; c’est le meilleur de la pièce, et je souhaite qu’il en ait tiré un bon parti. Le vieux oncle de madame Denis n’aurait pu lui être d’un grand secours pour la composition de sa pièce, car ce n’était pas un grand auteur de comédies ; mais il s’y connaissait : il aurait pu lui conseiller de ne pas la montrer aux comédiens ; il voulut sans doute ménager l’amour-propre d’une actrice nécessaire à sa gloire et à ses plaisirs ; il aima mieux que la leçon lui vint d’une autre part que de la sienne.

II §

Mon jugement sur cette pièce a paru sévère à ceux qui se laissent séduire par les agréments de détail, sans vouloir examiner le vice du fond. C’est surtout à l’égard de ces sortes d’ouvrages pleins de défauts aimables, que l’intérêt de l’art commande toute la rigueur de la critique ; il faut faire une guerre éternelle à ce genre faux et romanesque, qui éblouit par une vaine apparence d’esprit et de sentiment ; au théâtre, et dans une comédie surtout, l’esprit et le sentiment ne sont qu’un jargon précieux, une affection pure, quand le naturel et la vérité ne les animent pas. Les aventures bizarres et les jeux du hasard sont le domaine du roman ; la comédie veut des situations prises dans les mœurs de la société et dans l’usage commun de la vie. Les petits romans, les petits contes libertins dont le règne de Louis XV fut inondé, ne prouvaient que le dérèglement de l’imagination des auteurs : toute cette tactique galante, tout ce système de bonnes fortunes, tout ce code des roués, si propres à égarer et à corrompre des jeunes gens sans expérience, ne sont que des chimères dangereuses, indignes de la scène.

Le marquis et la présidente sont, dans La Coquette corrigée, des personnages odieux et vils, dont la bienséance et l’honnêteté s’indignent ; la tante est une femme faible et doucereuse, ennuyeuse par un éternel bavardage de sentiment et de vertu que toute sa conduite dément ; car elle perd sa nièce par une complaisance funeste : on nous la donne cependant comme un modèle de sagesse et de décence, et on nous laisse entendre qu’elle accompagne sa nièce dans toutes les sociétés, qu’elle l’aide à faire les honneurs de sa maison. Cette merveilleuse tante est donc complice des désordres de sa nièce ; car assurément Julie, telle qu’on nous la représente, voit mauvaise compagnie, va dans de mauvaises sociétés, et vit de la manière la plus équivoque au milieu d’une foule d’hommes, parmi lesquels elle choisit tous les jours un amant nouveau : ce petit train de vie est même si étrange, que l’auteur a cru devoir prévenir les soupçons qu’il fait naître, et garantir formellement aux spectateurs que la vertu de Julie s’est conservée dans cette atmosphère corrompue qui l’environne. On est libre d’en croire ce qu’on voudra, et la précaution même de l’auteur invite à croire sur cet article précisément le contraire de ce qu’il dit.

De l’aveu même de Dorante, Julie n’a rien qui puisse inspirer un véritable amour, et cependant il conçoit pour elle une passion sérieuse. Julie, de son côté, est d’un caractère qui ne lui permet guère de fixer son cœur et ses vœux sur un sage, d’être sensible aux sermons d’un pédagogue souvent très impertinent ; et cependant elle devient aussi amoureuse que la courtisane de La Fontaine ; mais ce qui est fort bien dans un conte de La Fontaine ne vaut rien dans une comédie.

On sait, en général, qu’un véritable amour est un spécifique contre la coquetterie ; la difficulté est de pouvoir l’administrer : le tempérament d’une véritable coquette est incompatible avec un pareil remède. La coquette reste coquette tant qu’elle est jeune et jolie : sur le déclin des attraits, elle devient prude : telle est la marche ordinaire. Le système religieux admet des conversions totales, des changements de cœur et de caractère : ces opérations de la grâce sont d’un ordre supérieur qu’il faut respecter ; mais dans la vie ordinaire et commune, on ne change pas plus de caractère que de figure : le théâtre même, qui assurément n’a rien de commun avec la grâce chrétienne, interdit les changements par une loi particulière ; il veut qu’un personnage soit tel à la fin qu’il s’est montré d’abord.

Quant à ces contradictions du cœur dans l’ordre de la galanterie, quant à ces surprises de l’amour dont Marivaux a rempli ses pièces, ce n’est que de la métaphysique, absolument étrangère au ton et aux usages de la société. Ces fictions ont au théâtre le même inconvénient que les romans ; elles donnent aux jeunes gens de fausses idées du monde, gâtent leur jugement, remplissent leur esprit d’illusions et de fadaises. Ce genre plaît aux femmes, par la raison que les romans leur plaisent : il plaît aux auteurs, parce qu’il est facile à traiter ; il plaît aux acteurs, parce qu’il est aisé à jouer ; mais la critique doit le combattre comme destructif de l’art, et diamétralement opposé à la nature du poème dramatique.

Colardeau. Caliste, ou la Belle Pénitente §

Cette tragédie de Colardeau fut représentée pour la première fois en 1760, avec un succès médiocre ; mais pour un ouvrage de cette nature, ne pas tomber était un grand succès. Depuis, elle a été souvent remise, et les applaudissements ont toujours augmenté en raison de la décadence du goût et de l’esprit national. Aujourd’hui elle est entièrement oubliée et justement abandonnée, depuis que le vertige qui la fit réussir a été dissipé par la plus tragique de toutes les catastrophes. La pièce est cependant restée au répertoire, comme un monument de l’anglomanie qui commençait à cette époque à révolutionner notre théâtre, en attendant qu’elle révolutionnât notre gouvernement.

Le célèbre Crébillon, auteur d’Atrée, de Rhadamiste et d’Électre, fut chargé par la police d’examiner cette tragédie : elle lui parut indécente, dangereuse, indigne de notre scène ; il en écrivit avec force au magistrat, et s’opposa courageusement à la représentation. Sa lettre a, dit-on, été trouvée à la Bastille ; on vient de l’insérer dans tous les journaux : elle est curieuse, intéressante, instructive, et fait plus d’honneur à Crébillon que ses meilleurs poèmes dramatiques, puisque la vertu est plus estimable encore que le talent, et le titre de citoyen plus glorieux que celui d’auteur.

Quelle foule de réflexions morales et politiques présente une pareille lettre ! quel jour elle répand sur les inconséquences du gouvernement de ce temps-là, et sur les folies qui l’ont conduit si rapidement à sa ruine ! Les novateurs, les factieux, les frondeurs qui, dans leurs écrits et dans leurs discours, sapaient les fondements de toutes les anciennes institutions, étaient alors fêtés des grands seigneurs, accueillis à la cour, protégés et récompensés par le roi, comme les plus beaux esprits du royaume et les plus capables d’honorer la France. Ils n’avaient garde de découvrir leur secret ; ils affectaient même un grand amour pour la patrie, un zèle ardent pour la gloire de la nation, un noble enthousiasme pour les arts qui embellissent la société et la vie, tandis que leurs systèmes meurtriers creusaient l’abîme où la patrie, la société et les arts allaient s’engloutir pour jamais, si une espèce de miracle n’eût suscité à la France un protecteur qu’elle ne pouvait pas raisonnablement espérer.

Un petit nombre d’esprits justes et sages, de citoyens éclairés et vertueux, s’efforçaient encore de soutenir les vrais principes de l’ordre social : ils n’étaient pas plus écoutés que Cassandre ne le fut des Troyens, bientôt on vit les princes, les grands, les ministres, les magistrats, le roi lui-même, frappés d’un aveuglement fatal, conspirer, sans le savoir, leur propre perte, travailler sans relâche à leur propre destruction, et ne suivre d’autres conseils, n’adopter d’autres projets, n’admirer d’autres systèmes que ceux de leurs ennemis secrets ; car, pour me servir de la phrase d’Hérodote, il fallait que la monarchie pérît.

Crébillon se plaint d’abord des persécutions auxquelles la tragédie de Caliste l’expose, surtout de la part de mademoiselle Gaussin, qui ne manquera pas de lui chercher des protecteurs à la cour. Mademoiselle Gaussin devait jouer dans Caliste le rôle principal : que la pièce fût indécente, immorale, contraire aux bienséances, cela ne lui importait guère ; elle ne savait pas même ce que cela voulait dire ; elle ne voyait que le plaisir de briller et d’être applaudie dans un rôle passionné. Mademoiselle Gaussin avait encore de beaux yeux ; son opinion devait avoir bien plus de poids à la cour que celle de Crébillon le sauvage, qui n’était pas présentable dans un salon. Il n’y avait pas de prince, de duc, de ministre, qui n’eût préféré l’éloquence des yeux de mademoiselle Gaussin à la sagesse elle-même qui serait venue en personne faire des représentations contre la pièce.

Il fallait voir avec quelle pitié on souriait alors aux mots de décence, de convenance, de mœurs, petits et vieux préjugés de nos pères, qui devaient s’évanouir devant le progrès de la raison et des arts, devant la profondeur du pathétique anglais. Ces talons rouges ne savaient pas que leurs titres, leur fortune, leur existence, étaient aussi de petits et vieux préjugés de nos pères, qui ne tiendraient pas longtemps contre les nouvelles découvertes.

« Il règne dans cet ouvrage, dit Crébillon, un esprit d’adultère qui révolte : l’auteur a beau l’honorer du nom de tragédie, le fond n’en est pas moins vicieux. » Qu’aurait donc dit le censeur de la tragédie d’Agamemnon, où règne non pas un esprit d’adultère, mais l’adultère sans esprit, dans toute sa grossièreté et sa turpitude ? Au reste, ce n’est pas précisément un esprit d’adultère qui révolte dans Caliste, puisque l’héroïne n’est pas mariée ; c’est un esprit de libertinage hypocrite, voilé par de grands mots. Caliste veut nous persuader qu’elle a été violée, parce qu’elle s’est laissé séduire par un brigand révolutionnaire nommé Lothario ; cependant elle convient qu’elle aime ce scélérat, ce qui rend la violence très suspecte. Qu’on juge du galimatias sophistique qu’il a fallu employer pour qu’une fille qui a perdu l’honneur parût encore avoir quelque dignité sur la scène ! Le but constant de toutes ces tragédies, de tous ces drames où l’on nous présente des filles ou des femmes subjuguées par leur passion, a toujours été de persuader aux spectateurs qu’avec un jargon de vertu et des sentiments de parade, on pouvait, sans déshonneur et même sans crime, braver les devoirs les plus essentiels de la société, et céder à ce que les nouveaux docteurs appellent la voix de la nature.

L’exemple de Phèdre, continue Crébillon, qu’on appelle au secours, ne justifie rien : la scène de Phèdre est en plein paganisme, celle-ci en pleine catholicité. Phèdre a des remords d’un crime qu’elle veut commettre ; Caliste, d’un crime qu’elle a commis : ce qui est fort différent. La passion de Phèdre est involontaire, c’est l’effet de la colère de Vénus ; celle de Caliste ne peut être imputée qu’à sa faiblesse et à son imprudence. Il est souverainement ridicule que la confidente de cette fille abusée lui parle de sa vertu sublime.

L’audace avilit-elle une vertu sublime ?
Non, madame ; un perfide, au gré de son ardeur,
Ne peut dans son amante anéantir l’honneur ;
L’honneur est dans notre âme, et, quoi qu’on entreprenne ;
C’est avec notre aveu qu’il faut qu’on l’y surprenne
Quand un cœur noble et pur par la force est vaincu,
Sa défaite devient un titre de vertu.

On n’ose presque approfondir ces niaiseries immorales et dangereuses, ces sophismes absurdes dont l’objet est de justifier le vice et même de l’ériger en vertu. On peut présumer que de pareilles idées exciteraient aujourd’hui une risée générale, et que le mépris public ferait justice d’une philosophie aussi plate que perfide.

Le bon Crébillon est bien plaisant avec sa pleine catholicité ; s’il vivait aujourd’hui, il verrait cette pleine catholicité pleinement et ouvertement bafouée par nos sages dans toutes les assemblées publiques ; on le traiterait d’hypocrite dans tous les journaux, et on le dénoncerait comme un fanatique ennemi du gouvernement.

Il y a, d’ailleurs, dans cette tragédie, continue Crébillon, un mélange de religion païenne et chrétienne qui mérite une attention particulière, des traits de jansénisme selon le style protestant. Crébillon passerait aujourd’hui pour un radoteur : ce qui lui paraît mériter une attention particulière, est regardé comme très indifférent ; le seul nom de jansénisme est devenu ridicule. Quant aux effets que peut produire sur une société cette doctrine désolante qui porte atteinte à la liberté morale, exagère le pouvoir des passions et justifie les crimes, c’est de quoi personne ne s’inquiète : rien ne mérite à présent une attention particulière, que le commerce et l’argent.

Le reste de la lettre roule sur les inconvénients de l’imitation du théâtre anglais. Caliste était dans ce genre une des tentatives les plus hardies. « Il serait dangereux, dit le sage et honnête Crébillon, d’ouvrir davantage les voies de notre théâtre à celui des Anglais, et je crains qu’on ne l’y ait déjà que trop introduit : rien n’influe tant sur les mœurs que le théâtre. Celui des Anglais est plein d’audace et de maximes qui ne conviennent point au nôtre ; et, si vous daignez m’en croire, c’est par La Belle Pénitente qu’il faut commencer par faire mainte basse sur le théâtre anglais. Il n’est pas séant à notre nation, après avoir produit Corneille, Racine et Molière, d’aller ainsi gueuser chez les étrangers. » Après y avoir gueusé pour avoir des tragédies et des drames, nous y avons gueuse pour y avoir des lois et une constitution : c’est ainsi que le badinage conduit au sérieux ; le théâtre fait l’opinion, l’opinion fait ou défait le gouvernement ; la littérature n’est pas un jeu, les arts ne sont pas des amusements frivoles, dès qu’ils influent sur le caractère et l’esprit national. Crébillon parle ici en honnête homme, en vrai philosophe ; il y a plus de profondeur et de vues dans ce petit nombre de lignes, que dans les vaines phrases de tant de beaux-esprits qui se croyaient des sages. Je m’applaudis de m’être souvent rencontré avec Crébillon, et d’avoir énoncé les mêmes principes que lui sur l’influence du théâtre et les mauvais effets de l’anglomanie.

La cour, les gentilshommes de la chambre, les magistrats en crurent, comme de raison, la belle Gaussin, qui cependant n’était plus alors ni jeune ni belle ; ce vieux rêveur de Crébillon ne fut point écouté ; on joua Caliste contre son avis : cet exemple donna droit de bourgeoisie, sur notre théâtre, à toutes les horreurs et les atrocités de la scène anglaise ; le peuple français se familiarisa avec ce genre noir et sombre ; il perdit son caractère et ses mœurs : tout le monde en a vu le résultat, et nous n’en sommes guère plus sages.

Du Belloi §

Gabrielle de Vergy §

I §

L’exécution publique d’un scélérat un peu connu attire plus de monde que la tragédie la plus horrible, et produit de plus vives impressions : l’imitation ne peut lutter contre le modèle du côté de la pantomime. Nos grands maîtres ont parlé à l’esprit, à l’imagination ; ils ont donné à l’éloquence beaucoup plus qu’au spectacle ; leurs successeurs ont cherché à ébranler les sens, à exciter des émotions physiques, autant par ignorance de l’art que par ambition : ils ne savaient pas combien, en cette partie, ils étaient encore au-dessous de la réalité : si l’on ne veut que des effets, le bourreau est le premier des poètes tragiques.

Un mari jaloux qui arrache le cœur à l’amant de sa femme, et en fait cadeau à son infidèle, n’a pu être présenté sur la scène tragique que dans les temps où la médiocrité cherchait à suppléer au pathétique par des horreurs dégoûtantes. Du Belloi avait l’esprit tellement frappé de ces idées qui ont plus de rapports à la boucherie qu’à la tragédie, qu’il suppose que Coucy, mourant en Syrie, charge son écuyer Monlac de lui ôter le cœur, et de le porter en France à sa maîtresse Gabrielle. À moins qu’on ne suppose l’écuyer très habile dans l’art d’embaumer, le tendre cœur de Coucy ne serait pas arrivé bien frais à sa destination. Ce qui est presque comique et burlesque, c’est que Gabrielle, après avoir lu la lettre de son amant, s’imagine qu’effectivement l’écuyer a le cœur de Coucy caché sous son manteau, et enfermé dans une grande bonbonnière ; elle craint de jeter les yeux sur lui, et de découvrir ce présent d’une espèce nouvelle, plus propre à faire vomir qu’à flatter une amante affligée : il faut que le désolé Monlac lui certifie qu’il n’est point porteur de ce galant cadeau, et que des événements imprévus lui ont ravi la consolation d’ouvrir la poitrine de son maître pour en tirer cette preuve d’amour. Voilà dans quels excès la manie des nouveautés, la fureur des effets et un esprit faux entraînaient alors des hommes qui n’étaient pas sans talent, mais qui avaient encore plus d’orgueil et de bizarrerie. Le bon sens et le goût, toujours inséparables, manquaient à tous les élèves de cette école philosophique, qui prétendait réformer l’art, parce qu’elle en trouvait les règles trop difficiles à pratiquer. Le plus court moyen de plaire aux hommes fut toujours de les tromper.

Une femme qui n’aime point son mari, quoiqu’elle en soit tendrement aimée ; une femme qui, dans l’absence de son mari, a des entretiens secrets avec son amant, et qui cependant ne parle que de sa vertu dans toute la pièce, est encore un personnage empreint du cachet de la philosophie. Le grand œuvre de cette nouvelle secte était de transformer les vices en vertus, et les vertus en vices. Les gens de bien, dans ce système, étaient des imposteurs et des tartuffes dangereux ; les libertins, des hommes francs, généreux et sensibles : c’est ainsi que les philosophes réformaient le genre humain. Le dernier entretien de Gabrielle avec Coucy est un monstrueux mélange de passion et de vertu, de sensations physiques et d’amour platonique : lors même qu’ils manquent à toutes les bienséances, à tous les devoirs, ils se croient, dans leur ivresse, des êtres sublimes : genre de folie plus comique que touchante.

Autrefois les femmes s’évanouissaient au bruit des convulsions et des hoquets de Gabrielle ; aujourd’hui cette abominable farce n’agit plus sur leurs nerfs : elles soutiennent avec intrépidité une scène aussi atroce ; elles conservent même assez de sang-froid pour applaudir aux cris affreux, aux contorsions horribles de l’actrice. Il ne faut pas en être surpris ; ces raffinements effroyables de vengeance et de barbarie ont été les jeux de la révolution : les cœurs se sont endurcis par une malheureuse familiarité avec les crimes les plus capables d’épouvanter la nature.

Du Belloi, sans le vouloir, a fait dans sa Gabrielle la plus sanglante critique de l’Adélaïde du Guesclin de Voltaire : Fayel, prêt à immoler, dans le premier mouvement de sa haine, son ennemi désarmé, s’arrête à la voix de l’honneur ; la loi des chevaliers est plus forte dans son âme que toutes les fureurs de la jalousie ; il accepte le combat et fait donner des armes à Coucy ; c’est même le moment où Fayel produit le plus d’effet, et, malgré l’odieux de son caractère, il excite alors quelque intérêt. Vendôme, dans la pièce de Voltaire, n’a pas, à beaucoup près, les mêmes droits sur Adélaïde que Fayel sur Gabrielle ; il est bien moins outragé ; son rival est son frère, et un frère tendrement chéri ; cependant, lorsqu’il découvre que ce frère est aimé d’Adélaïde, il s’en faut bien qu’il se montre aussi généreux, aussi noble que Fayel : le premier et l’unique dessein du brave Vendôme est de faire égorger dans une tour son prisonnier sans défense ; il prend toutes les précautions possibles pour assurer le succès de cette lâcheté, si indigne d’un chevalier. Le dernier excès de la rage pouvait porter Vendôme jusqu’à se battre contre un frère, mais non pas jusqu’à le faire assassiner : quelque amoureux, quelque jaloux que soit un héros tragique, il n’est pas permis d’en faire le plus lâche et le plus vil des brigands : les transports, les déclamations, les beaux vers ne peuvent couvrir une pareille infamie ; la passion excuse tout au théâtre, excepté la bassesse ; c’est le seul crime qui ne peut être expié, même par les remords. Voltaire, séduit par la belle situation du coup de canon, a cru pouvoir attribuer à un guerrier tel que Vendôme la conduite honteuse d’un duc de Bretagne, qui n’était pas obligé d’avoir de la générosité et de la grandeur d’âme : ce qu’un petit tyran peut entreprendre dans sa cour contre les lois de l’honneur et de l’humanité, ne convient point sur le théâtre à un héros tragique qu’on veut rendre intéressant.

II §

On remarque dans cet ouvrage les principaux vices de la nouvelle école tragique fondée par Voltaire : ces vices sont des déclamations hypocrites, un pathétique faux et outré, une morale corrompue. Gabrielle de Vergy est une femme qui n’aime point son mari, qui conserve au fond du cœur une passion coupable ; elle reçoit même chez elle son amant, et s’entretient longtemps avec lui des douceurs de l’amour platonique. Un auteur du siècle précédent, ou n’aurait pas osé produire sur la scène un personnage d’un si mauvais exemple, ou du moins lui eût donné les plus vifs remords ; mais du temps de du Belloi les passions étaient regardées comme les élans d’une âme noble, les devoirs comme des entraves honteuses, et les égarements du cœur passaient pour les mouvements légitimes de la nature. Éclairé par cette nouvelle doctrine, le poète n’a pas eu de peine à faire de cette épouse très équivoque un modèle de vertu, une auguste princesse qui se croit très supérieure à son mari, et semble en avoir pitié.

Cette métamorphose se fait par une qualité magique qu’on appelle la bienfaisance. C’est en prodiguant à l’humanité souffrante des dons qui ne coûtent rien à l’auteur, que la femme la plus galante, disons mieux, qu’une fille de joie devient la plus vertueuse des héroïnes. On réduit tout le code des devoirs du sexe à la seule obligation de faire des heureux ; l’humanité est pour les femmes toute la loi : c’est sans doute la loi de grâce, et jamais on ne prêcha un plus doux évangile. Il semble cependant que Gabrielle, animée du désir de répandre le bonheur sur tout ce qui l’environne, aurait dû commencer par son mari. Pourquoi ces femmes si ardentes à faire du bien, ne donneraient-elles pas la préférence à leur famille sur des étrangers ?

Je sais qu’il est dit, dans le code des chrétiens, que l’aumône couvre la multitude des iniquités ; mais ce serait pervertir le sens de cette maxime que de s’imaginer qu’on puisse, avec de l’or, s’exempter de ses devoirs : les bienfaits versés sur le pauvre peuvent solliciter l’indulgence pour les fautes commises, mais ne donnent point le droit d’en commettre. Cet empressement de Gabrielle à consoler les malheureux n’empêche pas qu’elle ne soit très condamnable lorsqu’elle fait le malheur de son mari, et verse le fiel et l’amertume dans le cœur qui devait attendre d’elle les plus douces consolations. Voilà ce que disent la raison et la vertu ; mais le nouvel alcoran poétique et philosophique a d’autres principes. On n’a rien à reprocher à l’épouse la plus criminelle, elle devient une femme accomplie, quand elle peut dire à son époux avec une emphase doctorale :

Fayel, la bienfaisance est un besoin de l’âme.
Heureux, elle nous rend notre bonheur plus doux,
L’étend, le multiplie, en prévient les dégoûts ;
Malheureux, elle charme et suspend nos misères :
On ressent moins ses maux en consolant ses frères.

Une femme peut avoir vingt amants ; pourvu qu’elle console ses frères, elle ne peut que s’applaudir de sa vertu. Qu’a-t-elle à se reprocher, sinon le plaisir qu’elle a fait ? Cette morale, toute ridicule qu’elle est, est non seulement supportée au théâtre, mais accueillie avec transport comme le sublime de la plus aimable philosophie.

Je sais que Lachapelle, Lagrange-Chancel, Campistron, sont de fades galants et de faibles imitateurs de Racine ; mais s’ils n’excitent pas des sensations bien vives, du moins ils n’égarent pas nos idées, ils ne corrompent ni l’esprit ni le cœur ; s’ils ne sont pas fort tragiques, du moins ils sont décents et honnêtes ; ils ne connaissent point cette hypocrisie dangereuse] qui couvre le vice des apparences les plus aimables. Nos modernes offrent des situations plus vives, des passions plus violentes ; mais ils nous donnent pour des vertus ce que nous devons regarder comme des faiblesses ; ils nous persuadent qu’on ne peut résister aux tyrans impétueux de l’âme : ils détruisent la liberté, et par conséquent la morale. Gabrielle déclare, pendant tout le cours de la pièce, qu’il lui est impossible de vaincre son amour : elle peut donc s’y abandonner impunément. Quelle leçon pour les femmes et les filles ! Elle meurt au dénouement ; mais sa mort est un malheur, et non pas une punition. L’Être suprême met donc dans notre cœur des sentiments que nous ne pouvons maîtriser ; quelle apologie pour tous les crimes ! C’est un jansénisme poétique dont les conséquences sont très funestes.

On distingue dans cette tragédie une sentence qui a fait fortune, et qui n’en est pas moins fausse ;

Hélas ! qu’aux cœurs heureux les vertus sont faciles !

Le vers qui précède détermine ce que l’auteur entend par des cœurs heureux :

Si vous m’aimiez, mes jours seraient purs et tranquilles.

Les cœurs heureux sont donc les amants aimés, et la pensée est que les vertus sont faciles pour ceux qui sont aimés de leur femme ou de leur maîtresse. Ainsi, les époux et les amants malheureux se trouvent presque condamnés au vice par l’extrême difficulté qu’ils éprouvent à pratiquer la vertu ; c’était déjà une assez grande infortune pour les amoureux de n’être pas aimés ; voilà du Belloi qui achève de les désespérer en leur rendant la vertu presque impossible.

J’avoue que je ne vois pas comment il est plus facile à un homme d’être vertueux, parce qu’il est heureux en amour ; une expérience constante atteste que les plus honnêtes gens ne sont pas toujours les plus séduisants et les plus habiles dans l’art de se faire aimer des femmes :

Et toujours les plus aimables
Sont, hélas ! les plus coupables :

C’est dommage, en vérité, dit la soubrette, dans Les Événements imprévus. Ce qui rend à un homme les vertus faciles, c’est une bonne éducation, c’est un heureux caractère, c’est une belle âme, et non pas le bonheur de plaire à une femme ; bonheur qui, comme la fortune, est souvent le partage des plus indignes : l’amour n’est pas moins aveugle que Plutus.

Il est vrai que le désespoir amoureux conduit souvent au crime ; mais il est faux, en général, que les succès en amour inspirent le goût de la vertu : seulement il arrive quelquefois qu’un amant, épris des charmes d’une femme vertueuse, affecte, pour gagner son cœur, les vertus qu’elle estime le plus. Fayel, par exemple, est tenté de devenir bienfaisant pour plaire à la bienfaisante Gabrielle : il lui dit, dans l’enthousiasme d’une noble émulation :

Tu m’as fait imiter ta noble bienfaisance ;
Je veux la surpasser : ah ! vois pour l’indigence,
Pour mon peuple épuisé, tous mes trésors s’ouvrir ;
Je ferai des heureux, ce sera m’enrichir.

Ce qui prouve combien il importe à un homme de choisir pour l’objet de son amour une femme vertueuse. Mais il est ridicule de dire, en général, que la vertu est facile pour les amants heureux ; c’est une morale de théâtre qui n’en est pas moins impertinente. Dans toutes nos pièces, l’amant favorisé est toujours le plus honnête homme du monde. Si quelque malheureux, dit J.-J. Rousseau, brûle d’un feu non partagé, on en fait le rebut du parterre : on croit faire merveille de rendre un amant ou estimable ou haïssable, suivant qu’il est bien ou mal accueilli dans ses amours. Les Grecs, dont nous nous moquons tant, auraient bien ri à leur tour de notre doctrine galante et de nos folies amoureuses : ils auraient jugé que de pareilles tragédies étaient faites pour être jouées devant les femmes et les eunuques du roi de Perse.

III §

Les œuvres de M. du Belloi ont été recueillies en six volumes in-8º, chez Moutard, en 1779 ; c’est l’édition la plus complète. Les six tragédies de l’auteur n’en sont que la moindre partie ; elles sont noyées dans un fatras de préfaces, de dissertations, de mémoires et de recherches historiques si multipliées, que chaque volume ne renferme qu’une tragédie : celui où se trouve Gabrielle de Vergy est farci d’anecdotes, de détails sur les familles des Vergy et des Coucy. La lecture de ces histoires est plus amusante, plus agréable, plus instructive que celle du drame lui-même, écrit en vers pénibles, plein d’idées fausses et de sentiments alambiqués.

Il est à remarquer que, dans les discussions littéraires sur le mérite de sa tragédie, du Belloi n’a jamais tort ; il élude les grandes et fortes objections que d’autres pourraient lui faire, et ne répond qu’à celles qu’il se fait à lui-même, et qui sont toujours très faciles à réfuter : jamais auteur ne fut plus aveugle sur ses productions, et ne s’aveugla par des sophismes plus spécieux ; il a cela de commun avec Lamotte. Ces deux auteurs prouvent très bien dans leurs préfaces que leurs tragédies sont des chefs-d’œuvre, mais la lecture de la pièce détruit tous les raisonnements de la préface.

En supposant que l’aventure de Gabrielle de Vergy soit une histoire, cette histoire n’était pas bonne à mettre sur la scène, parce qu’une femme mariée qui a un amant aimé est un personnage qui choque les bienséances théâtrales, parce que l’amour pur et platonique, si comique dans Les Femmes savantes, n’est qu’une hypocrisie ridicule dans la tragédie. Mariamne, unie comme Gabrielle à un homme qu’elle déteste, n’a point comme elle de Coucy, et le mauvais succès de Mariamne aurait dû empêcher du Belloi de produire sa Gabrielle ; mais il n’a pas mal calculé sur la décadence du goût et des mœurs du siècle : la vertueuse Mariamne était encore plus ennuyeuse. Du Belloi jugea que l’amoureuse Gabrielle, à qui son mari envoie le cœur de son amant, et qui meurt dans l’agonie de l’horreur et du désespoir, pourrait faire quelque sensation sur des spectateurs blasés : le cœur sanglant ne fut, de la part de l’auteur, qu’une spéculation, un calcul, pour obtenir des effets.

En 1770, le Journal des savants publia un examen très étendu de cet ouvrage : il ne parla point de ce qui pouvait être de son ressort, c’est-à-dire des recherches historiques dont l’ouvrage est accompagné ; il ne s’occupa que de la tragédie, qui n’était point de sa compétence. Que les savants examinent s’il est vrai que le châtelain Fayel, après avoir tué l’amant de sa femme, lui arracha le cœur, et envoya ce beau présent dans un vase à la dame châtelaine : c’est à cela que se bornent leurs fonctions. Il ne leur appartient pas de juger si c’est un bon sujet de tragédie, et si du Belloi l’a traité suivant les règles de l’art ; mais, dès ce temps-là, les savants voulaient être littérateurs et orateurs. Les d’Alembert, les Condorcet avaient des prétentions au style, et dominaient dans le sanctuaire des lettres : il est arrivé de cette ambition qu’ils ont été mauvais écrivains et savants médiocres. J’aime mieux ce géomètre qui, après avoir lu l’Iphigénie de Racine, demanda froidement : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Il y a souvent en effet dans cette tragédie de quoi révolter la raison d’un géomètre qui ne juge que d’après le bon sens : chacun son métier, tout en va mieux. On ne demandera pas qu’est-ce que prouve l’examen de la tragédie de Gabrielle, fait par le Journal des savants : il prouve, il démontre que ces savants n’y entendaient rien, et la sentence qu’ils ont prononcée à la suite de cet examen le démontre encore mieux ; en voici la teneur : « Enfin cette pièce nous paraît assurée d’un rang distingué parmi les plus beaux monuments du génie tragique de ce siècle. Le cinquième acte surtout ne peut manquer de faire époque au théâtre. »

Belle conclusion, et digne de l’exorde !

Oui, Gabrielle mérite un rang distingué parmi les monuments du mauvais goût de ce siècle ennuyé, où la société s’endormait au sein de la mollesse et de la prospérité, en attendant le plus terrible réveil. Les horreurs théâtrales lui donnaient encore quelques commotions ; les chefs-d’œuvre de l’éloquence et du sentiment ne lui donnaient plus que des nausées : mais elle était réservée à d’autres horreurs plus réelles et plus effroyables, qui devaient bientôt la tirer de sa léthargie par les plus violentes secousses. Les savants ont raison : le cinquième acte de cette tragédie ne peut manquer de faire époque au théâtre ; mais cette époque est celle de l’affaiblissement des mœurs et du bon sens.

Les journalistes d’aujourd’hui, dont les feuilles ne sont pas si savantes que celle du Journal des savants d’autrefois, jugent que la tragédie de Gabrielle de Vergy, est une mauvaise tragédie qui plaît encore à quelques femmes que l’apparence de la passion séduit, et dont la sensibilité est tellement desséchée, qu’elles viennent à cet affreux spectacle chercher quelques sensations. Les comédiens servent de leur mieux ces femmes pour leur argent, et n’épargnent rien de ce qui peut causer de fortes impressions à ces spectatrices difficiles à émouvoir : ils administrent l’horreur à forte dose.

Indépendamment du cœur sanglant et de l’épouvantable agonie de Gabrielle, il y a dans le caractère de cette femme et dans celui de son amant une monotonie, une langueur, un bavardage sentimental et une doctrine platonicienne qui rendent la représentation très insipide et très ennuyeuse : c’est moins une tragédie qu’un drame sombre et lugubre, tel qu’on en voit sur des scènes très inférieures à celle du Théâtre-Français.

Gaston et Bayard §

I §

Il y a duplicité d’action et d’intérêt dans la pièce : la faveur se partage entre les deux héros Gaston et Bayard ; la plus noire et la plus infernale conspiration qui jamais soit entrée dans l’âme d’un scélérat, est réunie à un prodige de vertu et de grandeur d’âme inouï dans les fastes même de la chevalerie. Cependant tel est l’art de l’auteur, que, malgré ce défaut essentiel, il a su émouvoir, étonner, effrayer le spectateur. Du Belloi était peut-être plus savant que Voltaire lui-même dans l’art des coups de théâtre et dans la magie de la scène ; il combinait ses plans avec plus de force, avait plus d’invention, et faisait marcher son intrigue avec plus de rapidité ; il était plus habile architecte, aussi bon machiniste, plus grand dessinateur ; mais Voltaire était meilleur coloriste.

La critique s’est déchaînée contre Gaston et Bayard, malgré son succès constant, et peut-être à cause de ce succès. La Harpe surtout, dans son Cours de littérature, s’est fatigué à prouver que l’ouvrage n’avait pas le sens commun, que les incidents et les situations étaient absurdes : souvent la sévérité du censeur est outrée. Comment ce littérateur pouvait-il être si choqué des invraisemblances de du Belloi, quand il en admirait de beaucoup plus fortes dans Voltaire ? et par quelle injustice exigeait-il du disciple la plus scrupuleuse raison, tandis qu’il adorait dans le maître les plus monstrueuses extravagances ? Peut-être cherchait-il à écarter un rival qu’il redoutait, tandis qu’il flattait un protecteur dont il avait besoin.

Il y a sans doute dans Gaston et Bayard, ainsi que dans les autres ouvrages de du Belloi, des fautes de jugement et des coups de théâtre péniblement amenés ; mais il y a aussi de belles combinaisons et de grands effets. En général, les beautés l’emportent de beaucoup sur les défauts dans cette dernière pièce. La plus mauvaise scène est celle où Euphémie se trouve entre son amant et son père. Avogare, qui tour à tour veut assassiner Gaston et poignarder sa fille, joue le personnage du fou : ce jeu de théâtre n’est qu’une parade ridicule. L’envie de faire pour une actrice un rôle brillant, a forcé du Belloi de gâter son Euphémie, en donnant à cette jeune personne une importance qu’elle ne peut avoir dans une conspiration, et qui ne convient ni à son âge ni à son sexe.

Le sublime du courage est d’immoler le point d’honneur au devoir : la situation de Bayard, qui s’abaisse devant son général après l’avoir bravé dans un transport jaloux, est unique au théâtre ; la morale en est admirable. On ne peut trop répéter aux hommes assemblés que la véritable honte est dans la faute, et qu’il n’y a point d’honneur pour l’offenseur à tuer l’offensé, ou bien à s’en faire tuer. Rien n’est plus barbare et plus sot que le préjugé qui veut que l’épée soit l’arbitre du droit, et qu’on n’ait jamais tort quand on sait bien se battre. Le guerrier a des armes pour servir son roi et sa patrie, et non pour venger ses querelles particulières. Nous regardons avec raison comme des siècles ignorants et grossiers ceux où le glaive était le seul juge des procès, et le champ de bataille le seul tribunal sans appel. Les anciens chevaliers ne connaissaient d’autres lois que celles du combat ; et la galanterie, dont ils faisaient la plus importante affaire, les armait les uns contre les autres ; leur lance était plus souvent tournée contre leurs rivaux que contre les ennemis de l’état : voilà pourquoi, malgré leur force et leur intrépidité, ils étaient plus incommodes qu’utiles à la guerre.

On a beaucoup blâmé ce vers :

Contemplez de Bayard l’abaissement auguste.

Ce langage a paru une fanfaronnade : il n’est que l’expression du noble orgueil que conserve Bayard au moment même où il s’humilie. La solennité de cette réparation, la nouveauté d’une pareille conduite, le grand nom de Bayard, tout semble lui permettre d’appeler lui-même auguste, en présence de toute l’armée, un abaissement en effet très honorable et très glorieux, et qui ajoute beaucoup au respect que toute l’armée avait déjà pour lui.

II §

Du Belloi sortit de la vie, indigné de l’injustice et de l’ingratitude du siècle : son ombre serait aujourd’hui bien consolée, si elle pouvait entendre quels applaudissements et voir quels spectateurs ont honoré la seconde représentation de sa tragédie de Gaston et Bayard. Quelques réflexions sur la destinée de cet auteur pourront être utiles à la morale comme à la littérature.

Emporté par son gout pour la poésie et pour le théâtre, goût funeste qui sur cent jeunes gens en perd au moins quatre-vingt-dix-huit, du Belloi se brouilla avec sa famille, s’enfuit de la maison d’un oncle qui lui tenait lieu de père, parce que cet honnête homme voulait le forcer à prendre un état dans la société : tous sont ridicules aux yeux d’un métromane ; le jeune fanatique ne voyait rien de plus beau et de plus honorable dans le monde que d’aller de ville en ville amuser le peuple et se faire siffler pour de l’argent.

Après avoir exercé ce métier sublime dans plusieurs cours du Nord, il se rendit à Pétersbourg. Cette capitale de toutes les Russies commençait à devenir la patrie de nos artistes sans condition et de nos auteurs sur le pavé : c’est là qu’il passa le temps de sa jeunesse, sous le nom supposé de Dormont du Belloi, qu’il avait substitué à son véritable nom de Buyrette, trop simple et trop peu sonore pour un héros tragique.

Heureusement les parents de du Belloi avaient cultivé son heureux naturel par une sage éducation et de bonnes études. Il fut, dans son enfance, un des élèves les plus distingués du collège Mazarin. Cet acquis le soutint dans une terre étrangère contre les dangers de sa profession. Il se montra toujours plus honnête que son état de transfuge et de comédien : très capable d’illusions, il était incapable de bassesses ; son âme resta noble et fière jusque dans l’avilissement où il s’était plongé, et il essaya de relever par la gloire d’auteur ce qu’il y avait d’humiliant dans son métier d’histrion4.

Toujours attaché à sa patrie, toujours bon Français chez les Russes, du Belloi revola vers son pays natal dès qu’il crut pouvoir s’y montrer avec quelque gloire : il vint à Paris avec une tragédie dont le succès devait le rendre à son pays, à sa famille, à lui-même. Qu’on est à plaindre quand on attache son sort à celui d’une tragédie ! Cette pièce, imitée de Métastase, et intitulée Titus ; cette pièce, dont du Belloi attendait tout son bonheur, fut cruellement sifflée ; l’auteur ne voulut pas même risquer une seconde représentation, quoique rien ne soit aujourd’hui plus commun que le succès des pièces sifflées : la plupart de nos nouveautés ont commencé par là. Du Belloi aima mieux composer une seconde pièce que de faire siffler une seconde fois la première.

Zelmire fut aussi fortunée que Titus avait été malheureux. Du Belloi, irrité contre les anciens principes dramatiques auxquels il attribuait sa chute, avait flatté dans Zelmire toute la corruption du goût moderne ; il y avait entassé les coups de théâtre, les aventures, les situations incroyables, en un mot, tous les prestiges, tous les pièges du charlatanisme théâtral ; il avait fait de Zelmire le roman le plus absurde ; le public n’y pouvait pas tenir : ce fut un succès forcé.

Jusque-là imitateur de Métastase, du Belloi osa se confier enfin à son talent, et devint original. Il aura un nom dans les fastes du théâtre, pour avoir le premier fait réussir sur la scène un sujet national :

……………………………… Vestigia græca
Ausus deserere, et celebrare domestica facta.

Après tant de héros grecs et romains, il introduisit des héros français et même des bourgeois qui valaient des héros. Il n’y a point d’exemple d’un enthousiasme pareil à celui qu’excita Le Siège de Calais dans toute la France. Voltaire n’avait jamais reçu tant d’honneur : le vieillard de Ferney, qui avait épousé la renommée, fut consterné d’une pareille infidélité, quoique les vieux maris soient assez sujets à cette disgrâce : tout le parti philosophique en fut horriblement scandalisé. D’ailleurs, cet amour, cette idolâtrie de la nation française pour les souverains, déplaisait à des républicains et déconcertait leur politique ; ils affectaient de rougir de ce dévouement, qu’ils appelaient un fanatisme servile d’esclaves pour leur maître : c’était donc en vain que Voltaire avait combattu le despotisme, si du Belloi le consacrait en faisant une vertu de la servitude.

Le triomphe de du Belloi ne dura qu’un moment, et empoisonna le reste de sa vie. La secte alors occupée à corrompre l’Europe, ne pardonna jamais à l’auteur du Siège de Calais ni sa gloire ni ses opinions. Le moindre mérite de du Belloi était de faire des tragédies ; il était honnête homme, point intrigant, point conspirateur ; il avait le cœur français, et n’avait puisé dans l’école de Voltaire que ses principes littéraires et dramatiques ; mais sa morale, sa politique étaient celles de ses pères : c’était un homme à noyer. Les philosophes y travaillèrent avec un zèle vraiment patriotique. Cette corporation, plus puissante que ne l’avait jamais été celle des jésuites, fournissait des directeurs à toutes les bonnes maisons : ces directeurs firent agir leurs dévotes, et bientôt l’admiration pour Le Siège de Calais devint un ridicule ; il fut clair pour tout Paris que Le Siège de Calais était une mauvaise pièce, écrite en vers barbares, et qui n’avait pu être applaudie que par des sots. La vérité est que Le Siège de Calais est un ouvrage où il y a plus d’invention, de nerf et de verve, plus d’art et de profondeur que dans la plupart des prétendus chefs-d’œuvre de Voltaire, qui n’ont que l’avantage d’une décoration plus élégante et d’un vernis plus brillant.

La Harpe, créature de Voltaire, nous apprend lui-même, dans son Cours de littérature, que la prodigieuse fortune du Siège de Calais était un des reproches qui venait le plus souvent à la bouche de Voltaire, et l’un des souvenirs qui lui donnaient le plus d’humeur. Tous les voltairiens partageaient l’indignation de leur maître : une estampe qui parut en 1767, représentant l’apothéose de M. du Belloi, acheva de les mettre en fureur ; Diderot surtout écumait de rage, et rien n’est plus comique que la grande colère de cet énergumène. « Quant à l’apothéose de M. du Belloi, dit-il, tant que Voltaire n’aura pas vingt statues en bronze et autant en marbre, il faut que j’ignore cette impertinence. C’est un médaillon présenté au génie de la poésie, pour être attaché à la pyramide de l’immortalité. Attache, attache tant que tu voudras, pauvre génie si vilement employé ! je te réponds que le clou manquera, et que le médaillon tombera dans la boue. Une apothéose ! Et pourquoi ? pour une mauvaise tragédie d’un style boursouflé et barbare, morte à n’en jamais revenir : cela fait hausser les épaules. Pour le portrait de du Belloi, mauvais de tout point ; j’en suis bien aise. »

Quel style de charlatan ! que d’hyperboles fanatiques ! quel ton grivois et brutal ! quelle joie féroce, parce que le portrait de M. du Belloi est mauvais de tout point ! C’est donc là de la philosophie ! Quand on songe que ce jongleur Diderot passait alors pour un inspiré et pour un prophète dans le beau monde, n’est-on pas tenté de s’écrier : Quelle époque de folie et de sottise, qu’on voudrait nous donner pour le siècle des lumières !

Miné par de sourdes persécutions, du Belloi se trouva tellement tombé dans l’opinion, que les comédiens refusaient ses pièces : il fut obligé de faire imprimer son Gaston et Bayard. Ce ne fut que d’après la lecture que messieurs du Théâtre-Français se déterminèrent à jouer cette tragédie. Le moment, de la justice est arrivé ; la littérature et la scène ne sont plus soumises à l’influence philosophique. On vient d’accueillir avec transport la tragédie de Gaston et Bayard : la seconde représentation a été plus heureuse encore que la première. L’ouvrage a sans doute les défauts de l’école de Voltaire, la complication des incidents, l’abus de la pantomime et des coups de théâtre, l’invraisemblance des situations ; mais les beautés l’emportent : l’héroïsme des pensées et des sentiments, la grandeur des caractères, la force des combinaisons dramatiques, le contraste de la perfidie italienne et de la loyauté française ; un certain élan de générosité, de courage et de gloire, un enthousiasme guerrier et la peinture admirable des mœurs chevaleresques, attachent et intéressent vivement le spectateur. On peut appliquer à cette tragédie ce que Quintilien dit des odes d’Alcée ; on y entend pour ainsi dire le son de la trompette : Sonat quodammodo bellicum.

III §

J’ai déjà indiqué les causes de la haine que portaient à du Belloi les disciples de Voltaire. M. de La Harpe, le plus ardent et le moins adroit de tous, avoue même ingénument que le succès du Siège de Calais était un des souvenirs qui donnaient le plus d’humeur à Voltaire. L’auteur de Zaïre était injuste, ingrat, jaloux tout à la fois ; il reprochait au public une indulgence et une partialité à laquelle il devait lui-même sa propre gloire. Lorsque la multitude abusée avait accueilli des ouvrages tels que Zaïre, Alzire, Mahomet, avec un enthousiasme et des transports dont la plupart des chefs-d’œuvre de nos grands maîtres ne furent jamais honorés, Voltaire avait fort approuvé ce caprice : tout lui avait paru fort bon quand il était le héros de la fête ; mais quand ce même public s’avisa d’applaudir Le Siège de Calais avec plus de fureur qu’il n’avait jamais applaudi les meilleures productions de Voltaire, on peut, juger à quel point Voltaire dut en être scandalisé. Dès ce moment la guerre fut déclarée à du Belloi, et l’ordre fut donné à tous les voltairiens de lui courir sus : ordre si bien exécuté, que le pauvre du Belloi, malgré ses succès, malgré quatre pièces heureuses et qui sont restées au théâtre, malgré l’esprit patriotique et les sentiments vertueux qui dominaient dans ses écrits, fut enterré de son vivant par tous les émissaires de la secte.

Estimé, mais oublié à la cour ; méprisé, bafoué à la ville comme un flatteur du despotisme, comme un timide penseur, du Belloi végéta dans une médiocrité voisine de l’indigence. Si un auteur avait aujourd’hui le quart du talent de du Belloi, s’il composait une seule pièce aussi bonne que Gaston et Bayard, sa fortune serait assurée. Il est à remarquer que la tragédie patriotique du Siège de Calais fut persécutée par ceux-là même qui depuis se sont appelés patriotes et ont fait le plus éclater leur patriotisme. On ne s’entendait pas alors sur le mot : ce sont de pareilles équivoques qui ont produit les plus funestes hérésies. Haïr les rois était le patriotisme des citoyens ennemis de du Belloi ; celui du citoyen de Calais consistait à aimer son roi et sa patrie, et à ne jamais séparer l’un de l’autre.

La réputation de du Belloi, dit M. de La Harpe, était déjà tombée, de son vivant, fort au-dessous de ses succès. Il pouvait ajouter : Et de son mérite. Il les dut en partie à des circonstances, continue le critique, qui sans doute oubliait dans ce moment les circonstances révolutionnaires auxquelles Voltaire devait une grande partie de sa gloire. Connaissant le théâtre, il n’a pourtant pas laissé une seule pièce, une seule dont les connaisseurs soient satisfaits, parce qu’en effet il avait beaucoup plus d’esprit que de talent. C’est sa propre histoire que M. de La Harpe nous conte ici sous le nom de du Belloi :

…………………… Mutato nomine, de te
Fabula narratur.

M. de La Harpe connaissait le théâtre aussi bien que du Belloi, puisqu’il s’est érigé en juge des productions dramatiques ; et pourtant il n’a pas fait une seule pièce, sans même en excepter Warwick, qui soit aussi bonne que Zelmire, Le Siège de Calais, Gabrielle, Gaston et Bayard. C’est précisément M. de La Harpe qui avait plus d’esprit que de talent ; et je croirais, au contraire, que du Belloi avait plus de talent que d’esprit ; car s’il eut assez de talent pour faire les meilleures tragédies que l’on connaisse depuis Voltaire, il n’eut pas assez d’esprit pour faire valoir ce talent-là, pour le faire servir à sa fortune. Adorateur de Voltaire, il n’a pas su s’attirer les faveurs de son idole. Philosophe, mais jusqu’à la littérature, il a été assez honnête ou assez sot pour ne pas aller jusqu’à la morale et à la politique : il s’est fait gauchement persécuter par les philosophes, qui le haïssaient encore plus qu’un fréronien ou qu’un dévot, par la raison que les juifs haïssaient encore plus les chrétiens que les païens.

Il y a deux héros dans Gaston et Bayard, et cette duplicité de héros est une faute aux yeux de M. de La Harpe. Il y a aussi deux et même trois héros dans Horace ; il y en a deux dans Cinna, deux dans Polyeucte, deux dans Rodogune, etc. Quand les héros contrastent bien ensemble, la duplicité n’est pas une faute, mais une beauté. La critique de M. de La Harpe n’est donc pas sérieuse ; et on peut lui répondre par la plaisanterie de Scarron, qui s’excuse d’avoir mis plusieurs héros dans son Roman comique : « Car, dit-il, si je n’en avais mis qu’un, comme il n’y a qu’heur et malheur dans le monde, mon héros serait peut-être celui de tous mes personnages dont on parlerait le moins. »

Le critique reproche amèrement à du Belloi d’avoir donné plus de prudence à Gaston, jeune homme de dix-huit ans, qu’à Bayard, chevalier déjà mûr et plein d’expérience. Je n’ai jamais entendu reprocher à Homère d’avoir donné plus d’emportement et de fureur au vénérable Agamemnon qu’au jeune Achille, dont la colère haineuse a fourni le sujet du poème. C’est Agamemnon qui fait l’outrage et qui commence la querelle ; c’est Agamemnon qui envoie arracher Briséis de la tente d’Achille : il n’est pas étonnant que Bayard, malgré son âge et son expérience, soit plus fougueux que le jeune Gaston dans une rivalité amoureuse. Gaston a sur Bayard deux grands avantages ; il est prince, il est aimé : Bayard, simple chevalier, peut se croire bravé par son général, qui a tant de supériorité du côté de la jeunesse et de la naissance : il est jaloux par la raison même qu’il sent tous les avantages que Gaston doit avoir sur lui en amour. Dans toute querelle, le plus emporté est le plus faible. Gaston, par le sentiment de son illustre origine, par la certitude qu’il a du cœur de sa maîtresse, doit être Jus calme et plus modéré, malgré sa jeunesse : c’est parce que l’emportement de Bayard est moins excusable, que la réparation à laquelle il se soumet est plus solennelle, plus auguste et plus théâtrale.

C’est un trait de génie d’avoir montré comment un héros peut s’élever en paraissant s’abaisser ; combien la raison, le devoir, la vertu sont au-dessus d’un vain préjugé et d’un faux honneur ; enfin, combien il y a plus de gloire à réparer une faute, à reconnaître une erreur, qu’à l’aggraver par un crime, parmi assassinat. N’est-ce pas le dernier degré de la folie d’attacher quelque mérite à tuer celui que l’on a offensé, ou bien à s’en faire tuer ? La conduite de Bayard, qui expie ses torts envers son général par une humiliation volontaire, est donc une des choses les plus sublimes, les plus instructives et les plus morales qu’il y ait au théâtre : c’est le comble de l’héroïsme, et ce coup de théâtre est plus éloquent que tout ce qu’on a jamais écrit contre les duels. La querelle que l’amour excite entre les deux guerriers est extrêmement théâtrale sans être romanesque. Bavard, un moment égaré par la passion, est une leçon frappante pour tous les guerriers, pour tous les hommes. M. de La Harpe s’épuise en arguments aussi faux que subtils pour prouver que cette querelle est sans fondement, que Bayard ne pouvait pas ignorer l’amour de Gaston. M. de La Harpe oublie combien l’amour est aveugle, et à quel point il se flatte ; il est surtout indigné que Bayard dise à Gaston :

Prince, j’aime Euphémie, et l’aime avec fureur.

Il ne faut point dire, prétend M. de La Harpe, qu’on aime avec fureur une femme que l’on cède un moment après avec la plus grande tranquillité. Quelle décision pour un littérateur tel que M. de La Harpe ! C’est parce que Bayard aime avec fureur, que la victoire qu’il remporte un moment après sur sa passion est glorieuse, sublime, héroïque. Il ne cède point avec la plus grande tranquillité celle qu’il aime avec fureur ; il la cède par le plus glorieux et le plus pénible effort qu’un grand homme puisse faire sur lui-même : son apparente tranquillité n’annonce pas l’indifférence on la faiblesse ; elle atteste la force avec laquelle il sait maîtriser les mouvements de son cœur. Rien de plus faux et rien de plus froid, dit M. de La Harpe : une pareille fureur est à faire rire. Je réponds : Rien de plus déraisonnable et rien de plus injuste que cette observation ; une pareille critique est à faire rire. Mais il fallait faire la cour à Voltaire, venger la secte, et punir l’auteur du Siège de Calais d’un succès insolent.

On reconnaît ici les principes de l’école moderne, laquelle enseigne qu’une passion dont on triomphe est une passion faible. Voltaire croyait qu’il n’y avait de passions fortes que celles qui produisent des fureurs, des déclamations, des crimes, et auxquelles on s’abandonne malgré soi : ce n’est pas alors la passion qui est forte, c’est le héros qui est faible. Cette fausse doctrine ôte à l’homme sa liberté ; à la vertu, sa gloire ; à la morale, toute sa force : elle n’est bonne qu’à éblouir les badauds au théâtre, par des cris forcenés et une rage d’énergumène.

Autre scandale de M. de La Harpe ! Euphémie, selon lui, ne doit pas dire en parlant de Bayard :

Je n’eus point de raison pour rejeter sa foi
Tant que Nemours m’aima sans l’aveu de son roi.

Quoi ! elle aime Nemours, ellel’adore, s’écrie M. de La Harpe, et elle n’a point de raison pour rejeter la foi d’un autre ! Voilà un caractère et une morale bien étranges ! Voilà, certes, un reproche bien extraordinaire. Quoi ! parce qu’une fille aime, parce qu’elle adore un homme qui ne peut lui convenir, il ne faut point qu’elle se marie à celui que son père lui présente ! Ainsi, Pauline n’aimait point Sévère, parce qu’elle épousa Polyeucte par l’ordre de son père ? C’est bien là l’occasion de dire : Voilà une morale bien étrange ! Et si les filles vont au théâtre apprendre à se livrer à leurs folles ardeurs, et à braver l’autorité de leurs pareils pour le choix d’un époux, je ne suis plus étonné que les pères et mères soient si empressés d’y conduire leurs filles, et si l’on vante le théâtre comme l’école des bonnes mœurs.

Piron. La Métromanie §

I §

La Métromanie est une de ces pièces que les gens de lettres estiment prodigieusement, que les gens du monde aiment très médiocrement, et qui ennuie le peuple. Un des principaux mérites de l’ouvrage est la difficulté vaincue, et ce mérite est nul aux yeux de ceux qui ne sont pas initiés aux mystères de l’art : il était très difficile de faire une bonne comédie en cinq actes sur la folie d’un poète.

Un autre avantage peu sensible pour le vulgaire, c’est la perfection du style : les vers sont beaux, mais ils ne sont point aiguisés en pointes ; ils pétillent d’esprit, mais l’esprit est dans la chose, et non dans le mot ; les pensées sont plus justes, plus sensées que brillantes ; le dialogue est vif et enjoué, mais il est vrai, naturel, raisonnable ; la plaisanterie fine et délicate ne dégénère point en calembours ; enfin la morale y est fondue dans la situation, et la marche des scènes n’est point interrompue par des madrigaux, des sentences et des lieux communs étrangers au sujet. Par conséquent ce style, tout excellent qu’il est, ne peut exciter l’enthousiasme, et n’a rien qui étonne les sots.

Enfin, ce qui achève de refroidir le public pour La Métromanie, c’est qu’il n’y trouve point cette espèce d’intérêt qu’il exige partout, et dans les ouvrages même qui en sont le moins susceptibles. Il n’y a point de sensibilité dans cette comédie ; on n’y parle qu’à l’esprit et à la raison, jamais au cœur, et c’est par le cœur que l’on prend ceux qui sont faibles de raison et d’esprit. Beaucoup de péchés sont remis à l’auteur qui sait émouvoir et toucher, même mal à propos : aussi le pathétique est-il la ressource des faiseurs de comédies, de drames, de mélodrames, d’opéras-comiques et autres babioles. Il n’y a plus guère que les tragédies où le pathétique devienne rare, et je crois que les poètes tragiques finiront par être les seuls comiques.

Piron ne dissimule pas que dans La Métromanie il s’est peint lui-même : voilà pourquoi, dans la préface, il exalte la beauté d’un pareil sujet ; et, si l’on veut l’en croire, il eut autant de joie de l’avoir trouvé que Molière dut en ressentir après avoir conçu la première idée du Misanthrope. Le public n’en a pas la même opinion et personne ne voit ce qu’il y a de si heureux et de si riche dans la peinture d’un poète ridicule : ce travers n’est pas assez général, il ne tient pas d’assez près à l’humanité pour être un bon sujet de comédie. L’amour-propre avait fait illusion à Piron ; il se croyait un être assez important pour que ses bizarreries particulières fussent capables d’attacher sur la scène : ce n’est pas que son Damis ne soit très aimable et très intéressant ; car il n’a rien oublié pour lui concilier la faveur, et, jusqu’à un certain point, il y a réussi.

Le progrès des mœurs a été si rapide depuis La Métromanie, que cette pièce, jouée en 1738, aurait besoin aujourd’hui d’un commentaire. Ce sujet n’a plus rien de piquant : La Métromanie n’est plus à présent un travers ; nous avons perdu le tact de ce ridicule comme d’une infinité d’autres ; et même, à proprement parler, il n’y a plus rien aujourd’hui de ridicule, si ce n’est d’être pauvre. Du temps de Piron, les parents redoutaient pour leurs enfants ce penchant à faire des vers ; ils le regardaient comme un présage de malheur et de ruine. Aujourd’hui les parents encouragent cet amour de rimer : c’est pour eux le signal du génie, de la gloire et de la fortune de leurs enfants. Piron se cachait soigneusement pour faire des vers. Nos enfants sont très empressés à produire les leurs ; on est encore plus empressé à les applaudir, à les flatter : partout on caresse ces muses naissantes. Dans le siècle où les meilleurs vers ont été composés, les vers conduisaient à l’hôpital ; aujourd’hui qu’il ne s’en fait plus de bons, ils mènent aux emplois, aux richesses ; c’est un très bon état que de faire de mauvais vers. Les belles scènes de Baliveau avec Damis et avec Francaleu seront toujours des chefs-d’œuvre d’art et de style, mais elles commencent à ne plus rien signifier. Baliveau dit précisément le contraire de ce qui arrive aujourd’hui :

Lorsqu’à faire des vers un jeune esprit s’adonne,
Même en l’applaudissant je vois qu’on l’abandonne.

Cela ne se voit plus, cela n’est plus vrai : au lieu de l’abandonner, on s’y attache, ou l’accueille, on le pousse, on le croit capable de tout. J’en suis fâché, mais une telle conduite est le plus sûr moyen pour n’avoir jamais de bons poètes.

Voici en revanche deux autres vers de La Métromanie, qui sont aujourd’hui plus vrais que jamais :

Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !
L’ouvrage est peu de chose, et le nom seul fait tout.

Avant Piron, l’usage immémorial était de présenter les poètes au théâtre sous les couleurs les plus ignobles, avec les attributs de la plus houleuse misère : mi mauvais habit noir, quelquefois déchiré, une méchante perruque très mal peignée et mise de travers, un maintien grotesque, une figure basse et hideuse, c’était sous ces dehors brillants qu’on avait coutume de livrer les poètes à la risée publique : leurs sentiments et leur langage étaient encore plus burlesques que leur costume. Piron réforma tout cela, et, pour son honneur, il nous montra un poète comme il n’y en avait point, un poète magnifiquement vêtu, brave, généreux, désintéressé, aussi leste, aussi galant qu’un amoureux ; mais amoureux, comme don Quichotte, d’une Dulcinée en l’air, non du Toboso, mais de Quimper-Corentin, uniquement entêté d’une chimère qui le rend ridicule, mais non pas méprisable.

Les poètes aujourd’hui ne ressemblent pas tout à fait à ce portrait : ils sont élégants, à la vérité, vêtus à la dernière mode, et presque aussi frivoles dans leur costume que dans leurs vers ; ce sont des petits-maîtres : la plupart sont, je crois, très capables d’accepter on de donner un rendez-vous au bois de Boulogne, pourvu que le rendez-vous se termine parmi bon déjeuner. Quant à la générosité et au désintéressement, il ne paraît pas qu’ils s’en piquent autant que le Damis de La Métromanie : les journaux retentissent de leurs querelles peu généreuses, sur des sujets et des plans qu’ils prétendent qu’on leur a volés, sur les intrigues qu’ils emploient pour se supplanter mutuellement : beaucoup n’aiment la gloire que par la fortune qu’elle procure ; et Sapho elle-même reviendrait en personne, ils ne la préféreraient jamais à une héritière de cent mille écus.

En général, un des grands avantages des auteurs actuels sur leurs prédécesseurs, est d’être beaucoup plus financiers et d’entendre bien mieux les affaires : il est très ordinaire de voir les élèves de Clio sedentes in telonio, et les apôtres de la littérature exerçant les fonctions de publicains. Cela paraissait autrefois très étrange à l’abbé de Chaulieu, mais la philosophie a donné sur cet article important de nouvelles lumières aux gens de lettres. Voltaire, le plus grand des philosophes, fut dans son temps un des meilleurs financiers de France, et l’homme du monde qui s’entendait le mieux à faire valoir ses capitaux. L’abbé Moussinot, son contrôleur général, avait peut-être plus d’aptitude pour les petits détails ; mais Voltaire voyait plus en grand, et ses plans de finance valaient un peu mieux que ses plans de tragédie.

II §

L’auteur de La Métromanie a des tours gauches et forcés ; son vers est souvent raboteux : lors même que l’esprit et le sens n’y trouvent rien à reprendre l’oreille et le goût sont blessés. Par exemple, le métromane dit à son oncle :

Je ne mets point de borne à ma reconnaissance,
Et c’est pour le prouver que je veux désormais
Commencer par tâcher d’en mettre à vos bienfaits.

Commencer par tâcher est un hémistiche malheureux : la pensée même est pénible. Pour prouver que je ne mets point de borne à ma reconnaissance, je veux commencer par tâcher d’en mettre à vos bienfaits ; en prose comme en vers, cela n’est ni assez élégant ni assez net.

L’oncle répond :

Prends un parti solide, et fais choix d’un état
Qu’ainsi que le talent le bon sens autorise.

Ce second vers est guindé dans sa tournure. Qu’ainsi que le talent ; et puis, qu’est-ce qu’un état autorisé par le bon sens et par le talent ? C’est du jargon.

La fraude impunément, dans le siècle où nous sommes,
Foule aux pieds l’équité, si précieuse aux hommes.

Si précieuse aux hommes : hémistiche qui n’est qu’une cheville, un vain remplissage.

La moitié de mon bien, remise en ton pouvoir,
Parmi nos sénateurs s’offre à le faire asseoir.

La moitié de mon bien qui s’offre à te faire asseoir : voilà une façon de s’exprimer bien étrange ; et cette offre, faite par la moitié du bien de Baliveau, est du style grotesque.

À tous nos successeurs ne laissons rien à dire :
Un démon triomphant m’élève à cet emploi.

Un démon triomphant qui élève le poète Damis à l’emploi de ne laisser rien à dire à ses successeurs ! Quel galimatias ! et comment de pareilles sottises ont-elles pu se glisser parmi les beaux vers dont cette pièce abonde ? Ces taches n’empêchent pas que La Métromanie ne soit une de nos comédies modernes écrites avec le plus de verve et d’originalité. Le Méchant et La Métromanie ont cette triste conformité, qu’on les loue beaucoup et qu’on n’y va guère ; ce sont des pièces qui apportent plus d’honneur à leurs auteurs que de profit aux comédiens. Les succès d’estime sont froids : les vrais trésors d’un théâtre sont les pièces peu vantées et fort courues : elles ont le sort des jolies femmes galantes, que personne n’estime et que tout le monde veut avoir.

Fagan. Les Originaux §

La comédie des Originaux s’est soutenue au théâtre par l’agrément du dialogue et l’excellence de la morale : le titre d’originaux ne lui convient guère ; car les personnages ridicules qu’on fait passer en revue devant un jeune homme, pour l’en dégoûter, ne sont pas des originaux : ce sont des fous pareils à ceux dont la société était remplie lorsque la pièce fut jouée, en 1737. En bien comme en mal, le monde offre peu d’originaux, et la France moins qu’aucune autre nation, puisque la mode est l’idole du pays, et que le meilleur ton est d’y faire ce que fait tout le monde : ce n’est que dans les pays étrangers qu’un Français est vraiment original.

D’autres pièces ont porté le même titre sans y avoir plus de droit. Dans Les Originaux de Palissot, comédie jouée à Nancy en 1755, il y avait un véritable original ; c’était J.-J. Rousseau, lequel fit dans cette occasion un trait d’originalité fort rare dans tous les temps ; car il demanda et obtint le pardon du poète satirique qui l’avait insulté, et que le roi Stanislas voulait faire punir. Lamotte-Houdart débuta dans la carrière dramatique par une comédie des Originaux, jouée au Théâtre-Italien : désespéré par la chute de cet ouvrage, il alla cacher sa honte à la Trappe, et le poète parut alors un personnage bien plus original que ceux de sa pièce.

Les originaux de Fagan sont des ilotes qu’on fait danser pour l’éducation d’un citoyen de Lacédémone. La mère d’un jeune marquis, gâté par les travers du jour, imagine, pour le corriger, de lui faire voir de plus près ces hommes méprisables qui couvrent, dans la société, leurs vices et leurs ridicules d’un vernis d’amabilité. Le premier qui se présente est un sénéchal, un magistrat, une espèce de Bridoison, qui, après avoir payé sa charge, s’imagine être dispensé du sens commun : à travers sa gaîté, son insouciance, il laisse percer l’ignorance la plus honteuse de la grammaire, de la géographie et de l’histoire : c’est un original qui a bien des copies.

Un jeune seigneur ivre arrive ensuite : c’était alors la mode de s’enivrer ; les petits-maîtres abandonnaient les ruelles pour le cabaret : de bons repas étaient leurs bonnes fortunes, et leurs rendez-vous les plus chers se donnaient chez le traiteur. Cette scène est morale, mais un peu froide : le radotage et les lazzi d’un ivrogne sont aussi insipides sur le théâtre que dans la société.

Une femme de chambre médisante succède au baron ivre, et fait sentir au marquis à quel point une langue méchante est un instrument dangereux. La soubrette est remplacée par un spadassin qui veut se couper la gorge avec le père de sa maîtresse, parce qu’il lui a défendu sa porte, et se battre avec son ami, parce qu’un démenti lui est échappé dans la chaleur de la conversation. Ce rôle est très plaisant ; mais l’esprit de calcul et de philosophie me paraît avoir un peu tempéré cette manie du point d’honneur, aussi ridicule que barbare, longtemps inconnue aux peuples polis de la Grèce et de Rome, et qui nous vient de nos aïeux les sauvages du Nord.

Un des meilleurs originaux de la pièce, est un certain Gélas, homme de plaisir, fou de la danse et de la musique, qui passe son temps à faire des gargouillades, et donne un diamant pour une ariette : ruiné par ses dissipations, il a banni ses enfants, mis sa femme au couvent, et son bien à fond perdu ; mais il se console, puisque son cuisinier lui reste. Cette excellente scène, aussi plaisante qu’instructive, a élu supprimée par Dugazon, qui nous apprend sur l’affiche qu’il s’est donné la peine d’arranger la pièce, ce qui n’a fait que la gâter : il a jugé à propos de joindre au bon comique et à la fine morale de Fagan deux ignobles farces : l’une est celle d’un maître de langue italienne, qui a l’air d’un mendiant affamé, et qui mêle à sa leçon de grammaire des préceptes sur la manière d’accommoder les macaronis ; l’autre nous offre un maître à danser, en grand deuil, qui vient donner leçon au marquis, et qui fait un mélange burlesque des expressions de sa douleur et des termes de la danse ; par exemple : « Ma femme, à l’agonie, me tend les bras et me dit : Donne-moi… la queue du chat, etc. » Voilà un petit échantillon de la délicatesse et du bon ton du dialogue. Au reste, l’idée de cette scène est prise d’une comédie de Dufresny, dans laquelle un M. Triolet, maître de musique, arrive en deuil, le cœur navré de douleur, et finit par chanter un petit air ; mais Dugazon n’a pas pu prendre la finesse et l’esprit de Dufresny.

Favart §

L’Anglais à Bordeaux §

L’Anglais à Bordeaux fut joué le 14 mars 1763, à l’occasion de la paix avec l’Angleterre. L’auteur l’avait intitulé L’Antipathie vaincue ; l’ambassadeur d’Angleterre observa que son titre le plus convenable était L’Anglais à Bordeaux, et on lui donna cette satisfaction. Favart avait soumis sa pièce à tous les ministres étrangers ; ils n’y trouvèrent rien qui ne leur fut agréable. Par un raffinement de politesse à l’égard de l’Angleterre, la première représentation fut précédée de Brutus, tragédie patriotique dans le goût anglais. On trouva dans la comédie de Favart beaucoup d’esprit, mais pas assez de naturel : le style précieux et maniéré qu’on remarque en plusieurs endroits fut mis sur le compte de l’abbé de Voisenon, par ceux qui se prétendaient au fait des anecdotes secrètes : la vérité est que, beautés et défauts, tout appartenait à Favart. Le succès fut complet ; on demanda l’auteur avec enthousiasme. Mademoiselle Hus s’avança sur le bord du théâtre, pour dire qu’il n’était point à la comédie ; les cris redoublés du parterre la forcèrent de se retirer sans avoir rien dit. Bellecour lui succéda, et, doué de plus de patience, il parvint à faire entendre au public que l’auteur était absent ; on insista pour savoir son nom, et il nomma Favart. Cet écrivain timide et modeste se croyait quitte d’une pareille corvée ; il crut pouvoir assister impunément à la seconde représentation ; mais il fut sans doute trahi : à la fin de la pièce, les clameurs recommencèrent avec plus de fureur ; et deux comédiens traînèrent l’auteur, tremblant et confus, devant le parterre, pour y recevoir la bordée des applaudissements. Cette espèce de triomphe n’était pas alors aussi commun et aussi banal qu’il l’est aujourd’hui ; mais il était déjà très humiliant pour un homme de lettres, qui doit payer de ses écrits et non de sa personne, et qui ne doit point venir comme un esclave, aux ordres du parterre, se montrer aux curieux en plein théâtre.

Une pièce de théâtre, faite à l’occasion d’un événement public, ne doit pas être un tissu de louanges crues et insipides, ni une plate et froide allégorie ; il faut qu’elle offre une action, des caractères, comme tout autre ouvrage dramatique, et que son intrigue, intéressante par elle-même, soit indépendante des allusions à l’histoire du jour. Voilà ce que n’ont pas assez compris nos auteurs, ou plutôt ce qu’ils n’ont pu exécuter. Favart a pris pour sujet de sa pièce l’antipathie nationale qui semble exister entre les Anglais et les Français ; préjugé dont les Anglais, qui se prétendent philosophes, sont cependant bien plus esclaves que nous : le Français, malgré sa vanité naturelle, restreint ses prétentions au bouton, aux agréments extérieurs, à l’art de plaire et de séduire, prêt à estimer dans tout le reste les autres nations plus qu’elles ne valent. L’Anglais, mélancolique, s’irrite de la gaîté française ; il prend sa taciturnité pour sagesse, et se croit philosophe, parce qu’il ne sacrifie point aux grâces ; il affecte de croire qu’aucune idée profonde ne peut entrer dans la tête frivole d’un Français, et qu’une aussi jolie poupée soit susceptible de sentiment et de vertu.

Favart a brodé ce fond en homme d’esprit, mais l’esprit français domine peut-être un peu trop : on y reconnaît l’auteur gracieux et fleuri de tant d’opéras-comiques, de tant de vaudevilles charmants, abondant en traits ingénieux et délicats, mais qui manque de précision et de nerf.

Un lord, prisonnier à Bordeaux, est logé avec sa fille Clarice chez un riche négociant : cet Anglais, patriote renforcé, imbu de tous les préjugés de sa nation, s’ennuie et rêve toute la journée, et ne peut pardonner aux Français d’être heureux ; il s’offense des marques de joie, et prend les politesses pour des insultes. Le négociant français, nommé Darmant, aime en secret Clarice, comble son père d’attentions et d’égards, et, pour ménager sa délicatesse, lui fait tenir des sommes considérables, sous le nom d’un Anglais nommé Sudmer ; le lord ne l’en aime pas davantage, et s’afflige même d’être forcé de l’estimer ; il destine sa fille à ce Sudmer, son ancien ami, et qu’il croit être son bienfaiteur. Cependant sa mauvaise humeur s’adoucit un peu auprès d’une folle très aimable, sœur de Darmant, qui mêle à l’étourderie la plus vive des éclairs de raison auxquels on ne s’attend pas. Favart a voulu faire sentir que sous le voile de l’enjouement et de la folie, les Français cachent un grand sens et une philosophie très profonde ; tandis que les Anglais, sous l’apparence de la gravité et de la sagesse, ne sont souvent que des fous tristes et atrabilaires. Le patriotisme du lord n’était pas sans doute d’une constitution vigoureuse ; car il ne tient pas contre les agaceries d’une coquette qui, dans deux conversations, vient à bout d’apprivoiser cet ours britannique. Cependant sa faiblesse pour la sœur ne diminue rien de son aversion pour le frère ; mais l’arrivée de Sudmer amène le dénouement ; le lord découvre la main qui lui a prodigué tant de bienfaits dans sa prison ; la générosité du frère achève la conversion commencée par la frivolité de la sœur ; il donne sa fille à Darmant, et lui-même épouse la coquette. Cet arrangement trop brusque n’est pas ce qu’il y a de mieux dans la pièce : on a fort applaudi les maximes d’une philosophie douce, qui tendent à rapprocher des peuples faits pour s’aimer et pour s’estimer, malgré la différence des mœurs et du caractère.

Les Trois Sultanes §

Une coquette française dans le sérail de Constantinople, est un personnage très piquant, présenté dans la situation la plus neuve et la plus originale. N’est-il pas plaisant d’entendre une belle faire valoir les prétentions de son sexe dans des lieux où le sexe est esclave et ne sait qu’obéir ? N’est-ce pas une étrange doctrine que celle de la galanterie et des droits des femmes, dans un pays où les femmes sont des machines et des automates qui se meuvent au gré des caprices d’un maître ? C’est le grand Soliman subjugué par une petite étourdie, l’empire des Ottomans bouleversé par un nez retroussé ; l’histoire de la coquetterie n’a point d’époque plus glorieuse.

Favart doit beaucoup, et même presque tout à Marmontel ; mais il y a toujours un très grand mérite à savoir ajuster un joli conte à la scène. La pièce est conduite avec art, le dialogue étincelle d’esprit et d’agrément ; les caractères surtout sont d’une touche très fine et très brillante : un empereur qui périt de langueur et d’ennui au milieu de cinq cents femmes, qui cherche l’amour et le sentiment, et ne trouve qu’intrigue et bassesse ; un cœur qui s’irrite de ne point rencontrer d’obstacles à ses désirs : voilà de quoi nous consoler de n’avoir point de sérail et de n’être pas des sultans. On envie quelquefois le destin de ces fiers musulmans environnés d’esclaves charmantes dévouées à toutes leurs fantaisies : on s’imagine qu’ils nagent dans un torrent de voluptés, tandis qu’ils bâillent et s’endorment dans une profonde léthargie. Sans doute que, par l’effet de la métempsycose, l’âme d’un petit-maître français était passée dans l’âme de Soliman : une femme qui se rend n’a plus de prix à ses yeux ; il cherche la difficulté ; il aime la résistance, et le plaisir d’aimer n’est pour lui que l’honneur de vaincre.

Roxelane est une coquette du genre le plus distingué ; elle réunit la raison avec la folie, le sentiment avec la gaîté, la grandeur d’âme avec la frivolité, un courage héroïque avec toutes les grâces et les petites minauderies de son sexe : c’est ce mélange extraordinaire qui donne à son caractère beaucoup d’éclat et d’intérêt. Ce rôle est difficile à bien jouer : une jolie fille fait aisément la folle et l’impertinente ; elle est alors dans son élément ; mais il faut être grande actrice pour saisir les nuances d’une pareille physionomie, et passer adroitement du grave au doux, du plaisant au sévère. Quoique l’auteur nous présente souvent Roxelane comme beaucoup trop leste dans sa conduite et dans ses manières, l’actrice doit y mettre une sorte de décence et de dignité jusque dans ses extravagances ; il y a un bon ton qui ennoblit l’impertinence même : le rôle de Roxelane est manqué s’il est joué en grisette.

L’effet de cette pièce dépend beaucoup du jeu ; elle eut l’avantage d’être représentée dans la nouveauté par une réunion de sujets excellents : madame Favart était l’idole de Paris, au point que Voltaire était jaloux de sa gloire : l’enthousiasme pour une pareille actrice pouvait être excusé ; elle ne forma cependant point de parti, parce qu’elle n’avait point de rivales. Le rôle de Roxelane, joué par madame Favart, répandait sur toute la pièce une gaîté, un mouvement et un intérêt qu’on cherche en vain aujourd’hui : on ne s’apercevait point alors que les deux premiers actes sont froids et vides, que le style est lâche et verbeux, gonflé de petites sentences à prétention, qui font languir le dialogue : l’étonnante perfection du débit couvrait ces défauts, qui ne sont à présent que trop sensibles.

Le troisième acte est plein de chaleur et d’effet : tant que Roxelane affecte de braver un despote orgueilleux, et de lutter avec ses appas contre la puissance et la grandeur du sultan ; tant qu’elle ne fait que jeter sa pipe par terre, se moquer de son eunuque, dédaigner son mouchoir, insulter à sa gaucherie et lui reprocher son impolitesse, ce n’est qu’un enfantillage : on ne remarque que l’art ordinaire aux coquettes qui veulent irriter ceux qu’elles ont intention de soumettre, et qui piquent les désirs par des marques d’indifférence et de mépris, mêlées à quelques signes d’attention et d’intérêt. Soliman ne serait qu’un sot et une dupe, s’il se laissait surprendre à ce manège banal ; sa soumission serait humiliante : mais lorsque, outré des dédains de Roxelane, il essaie de l’avilir, de la traiter en esclave, et qu’il trouve dans cette petite personne étourdie et folâtre la fermeté et l’âme d’un héros ; lorsque les nobles sentiments et les pensées sublimes d’une folle dont il croyait pouvoir s’amuser, le frappent d’étonnement et d’admiration, c’est alors que Roxelane est intéressante, et que Soliman peut céder sans honte au pouvoir de la vertu embellie par la jeunesse et par les grâces :

Gratior et pulchro veniens in corpore virtus.

On pourra juger du style de Favart par cette tirade où Roxelane représente à Soliman de quel avantage il peut être pour lui de partager son trône avec une épouse :

Épouse d’un sultan, une femme estimable,
       Qui fait asseoir la tendre humanité
            À côté de la majesté,
Qui tend à l’infortune une main secourable,
            Adoucit la rigueur des lois,
Protège l’innocence et lui prête sa voix,
Aux yeux de ses sujets le rend-elle coupable ?
            Sans cesse, avec activité,
            Elle étudie, elle remarque
Ce qui nuit, ce qui sert à votre autorité ;
            Vous présente la vérité,
            Le premier besoin d’un monarque :
            En la montrant dans tout son jour,
Elle sait l’embellir des roses de l’amour.
            Eh ! quel autre aurait le courage
            D’en offrir seulement l’image ?
            Est-ce un courtisan toujours faux,
            Qui ne trouve son avantage
       Qu’à vous tromper, qu’à flatter vos défauts ?
            Une compagne qui vous aime
À vous rendre parfait fait consister le sien.
Les vertus d’un époux deviennent notre bien,
            Et sa gloire est la nôtre même.

Il y a quelques négligences, quelque langueur dans l’expression ; mais les idées sont justes et belles.

Les accessoires de cette pièce lui donnaient autrefois un air de volupté et de fête : elle a perdu toute sa fraîcheur sur un théâtre pour lequel elle ne fut jamais faite : d’ailleurs les temps, le goût, les mœurs, tout est changé : les femmes sont, en grande partie, échues de leur empire : la galanterie est en pleine décadence ; cette délicatesse, ces petits riens délicieux dans le commerce des femmes, qu’on appelait autrefois sentiment, ressemblent chaque jour davantage à la niaiserie ; on n’y cherche pas aujourd’hui tant de finesse, on n’y fait point tant de façon ; on se rapproche de la nature : nous devons trouver dans la pièce de Favart un peu de fadeur, car c’est une pièce essentiellement galante ; c’est le triomphe des femmes, c’est le triomphe de la politesse sur la barbarie.

Rien n’est plus théâtral que l’opposition de nos mœurs à celles des Turcs ; mais cette opposition a été beaucoup plus marquée dans la révolution, par les grands rapports qu’elle nous a donnés avec la Porte ottomane : les Turcs sont aujourd’hui en Europe un monument de ce que nous étions nous-mêmes il y a douze cents ans : leur faiblesse actuelle rend témoignage à l’influence des arts, de l’industrie et du commerce sur la richesse et la puissance des nations. Cependant ils existent, ils vivent en paix, sauf quelques insurrections partielles, toujours fort exagérées dans les journaux : leur existence est appuyée sur les intérêts de peuples plus puissants qu’eux ; c’est une excellente base : ils ont moins de désirs et de passions que nous ; ils dédaignent ce qui est l’objet de notre enthousiasme, de nos travaux, de nos combats ; nous les méprisons, ils nous le rendent ; ils nous font hausser les épaules, nous leur faisons pitié : avec nos arts, notre philosophie et nos mœurs, il est évident qu’ils sauraient mieux naviguer et mieux se battre, qu’ils seraient plus redoutables sur terre et sur mer : seraient-ils chez eux plus heureux et plus sages ? C’est encore un problème, dont l’Institut proposera la solution au premier jour.

Diderot. Le Père de famille §

Ce drame est bien lugubre ; il ne convenait guère à une fête ; mais le peuple aime le pathétique, les déclamations et l’emphase. Le Père de famille est à peu près la seule chose qui soit restée de l’énorme fatras de Diderot. Grâce à l’époque où cet homme se produisit dans la république des lettres, il fit plus de bruit par son délire que beaucoup d’auteurs n’en ont fait par leur esprit et par leur bon sens. On doute aujourd’hui si Diderot, considéré comme écrivain, fut charlatan ou fou, si son galimatias fut naturel ou calculé : de quelque manière qu’on décide la question, sa folie réelle ou feinte fut mieux accueillie que n’aurait pu l’être la plus profonde sagesse.

Le monde était gros des événements qui ont rendu la fin du siècle si mémorable ; le vertige et l’erreur planaient sur la nation ; le désir des nouveautés, le goût pour les charlatans, le mépris pour l’antiquité et pour l’expérience, le fanatisme de la nature et de l’indépendance, la satiété du beau et du bon, la mollesse, la niaiserie, la langueur, fruits d’un luxe extravagant et d’une longue prospérité, formaient alors le caractère de ce qu’on appelait la bonne compagnie : les esprits dépravés se repaissaient de chimères, n’enfantaient que des monstres ; une vaste conspiration se tramait contre les deux hases de la société, contre l’institution qui maintient l’ordre civil, et contre celle qui régit les consciences : la considération, la fortune, s’attachaient aux déclamateurs les plus audacieux, les plus ardents à flétrir cette double autorité. S’il y avait eu quelque chose de sacré dans le temps où Diderot parut, Diderot n’eût excité que la pitié ou le rire, ou plutôt il se fût bien gardé de jouer un rôle qui n’offrait que des dangers sans honneur ni profit ; mais, heureusement pour lui, il se trouva dans un pays où l’on avait une grande vénération pour les fous ; on le prit pour un missionnaire, pour l’apôtre d’un nouveau testament ; on admira son courage, son enthousiasme, et son cynisme fut regardé comme le dernier effort d’une philosophie qui brave les préjugés et s’affranchit des formes. Les autres zélateurs du nouvel évangile étaient encore prudents et timides ; ils craignaient de se compromettre ; ils ne catéchisaient qu’en secret ; ils enveloppaient leur doctrine d’hiéroglyphes mystérieux, connus des seuls adeptes. Diderot lui seul, levant la tête, déchirant tous les voiles, prêchant à haute voix et criant de toutes ses forces, se signala par son héroïque intrépidité : on eût dit que son zèle effréné appelait la palme du martyre ; mais on ne le jugea pas digne de cet honneur ; quelques mois d’une détention fort douce furent la seule persécution dont on daigna l’honorer dans le cours d’une longue vie remplie des plus grands excès de liberté et d’audace : bien entendu que l’indolence et la faiblesse du gouvernement n’empêchèrent point Diderot et ses confrères de crier au despotisme, à la tyrannie, à l’intolérance, à la superstition et au fanatisme. Ils ne se doutaient pas qu’en criant ainsi, ils prouvaient eux-mêmes la fausseté de leurs accusations ; car s’il y avait eu tyrannie, ils n’auraient pas crié.

L’Académie applaudissait aux travaux apostoliques de Diderot, mais n’osait les récompenser : elle admirait le dévouement de ce héros, et gémissait en même temps d’être obligée de le repousser de son sein. Diderot ne fut point de l’Académie, mais il eut plus de célébrité que la plupart des académiciens ; le plus grand saint de la secte ne put entrer dans le paradis ; mais on savait qu’il n’en était exclu que par l’excès de son courage et de son zèle : ces motifs d’exclusion lui faisaient plus d’honneur que son admission n’aurait pu lui en faire.

Si Diderot ne fut pas académicien, il fut le chef de l’Encyclopédie : c’est sa main hardie et infatigable qui éleva ce fanal fait pour éclairer l’univers, ce boulevard de la nouvelle doctrine, cette forteresse destinée pour tenir en respect les préjugés et les erreurs. Un si beau monument n’a pas rempli sa destinée : une terrible catastrophe, que le grand prophète Diderot était bien éloigné de prévoir, a donné aux esprits une autre direction. Le fanal de l’Encyclopédie n’éclaire plus guère, mais il fume beaucoup : ce fameux boulevard est presque détruit, cette forteresse tombe en ruines ; et, de ce grand ouvrage, il ne reste rien à Diderot que la gloire de l’avoir entrepris ; car il y a toujours une sorte de grandeur dans ce projet de conquérir et de subjuguer les esprits par de nouveaux principes et de nouvelles idées.

Dans ce temps-là, les puissances du Nord avaient les yeux sur la France, et leur attention se portait particulièrement sur cette portion de gens de lettres dont les écrits menaçaient l’Europe d’une révolution prochaine. Le roi de Prusse et l’impératrice de Russie entretinrent surtout une liaison fort intime avec les chefs de la secte. Frédéric trouva dans Voltaire un homme qui flattait singulièrement sa passion pour les vers, et son aversion pour les idées religieuses : il le choisit pour son maître en poésie, pour son docteur en théologie ; mais il méprisa sa doctrine politique. Catherine, qui n’avait d’autre passion que celle de la gloire, n’envisagea, dans les faveurs dont elle voulut bien honorer quelques gens de lettres, que la célébrité dont ils jouissaient en Europe, et l’influence que pouvaient avoir leurs opinions et leurs éloges. Peut-être le roi de Prusse et l’impératrice de Russie ne virent-ils, dans les chefs des novateurs, que des artisans de troubles et de discordes qu’il était de leur intérêt d’encourager. Catherine combla Diderot d’honneurs et de bienfaits : elle acheta sa bibliothèque cinquante mille francs, et lui en laissa la jouissance ; elle fit disposer pour lui une maison à Paris ; elle l’appela auprès d’elle ; mais, après l’avoir vu de près, elle n’eut rien de plus pressé que de l’éloigner.

Après l’Encyclopédie, ce qui occupa le plus Diderot, ce fut une révolution qu’il méditait dans l’art dramatique : il prétendit faire de la comédie un catéchisme de morale. Peut-être y eût-il réussi, s’il avait pu rendre ses sermons moins ennuyeux. La théorie du drame, sa division en plusieurs espèces, les détails dans lesquels il est entré pour fonder la constitution de sa dramaturgie, sont des chefs-d’œuvre de niaiserie lourde et sérieuse. Diderot a eu des folies plus dangereuses et plus nuisibles, il n’en a point eu de plus ridicules : après s’être épuisé à établir sur cet objet un grand corps de doctrine, après avoir fait un long amas de préceptes et d’observations, le malheur du nouvel Aristote fut d’échouer dans la pratique : il détruisit, par deux misérables drames qu’il s’avisa de produire pour exemple, toutes les combinaisons profondes de son système dramatique ; et l’on s’étonna qu’il eût eu la patience de s’étendre si fort en doctes recherches, en graves réflexions, pour approfondir l’art de faire bâiller tout le monde.

De ses deux drames, Le Fils naturel ne peut supporter la représentation ; l’autre, Le Père de famille, fut supporté au théâtre à l’aide du jeu des acteurs : quelques traits touchants ont sauvé de l’oubli cette dernière production, directement contraire au but que la bonne comédie se propose. Jamais père de famille n’ira à la comédie pour apprendre ses devoirs, et la conduite du père de famille de Diderot n’est point un modèle à suivre, à moins qu’on ne regarde la faiblesse et la négligence comme les principaux devoirs du père de famille. Le dialogue est un tissu déplorable de déclamations et de jérémiades, qui seraient très soporifiques si l’acteur ne criait pas ; l’intrigue est une suite d’invraisemblances : l’auteur a placé son père de famille dans une situation si extraordinaire et si rare, qu’il n’en peut résulter aucune instruction : le hasard seul le tire d’embarras ; il ne s’aide point, et ne fait autre chose que se lamenter : à quoi bon composer un long drame pour donner aux pères cette leçon-là ?

La peinture de la passion de Saint-Albin pourrait être dangereuse, si nos jeunes gens étaient disposés à se prendre de belle passion pour des couturières. Il est à remarquer que Saint-Albin devient amoureux de Sophie à peu près de la même manière dont Orgon s’entête de Tartuffe : c’est l’église que le jeune homme voit pour la première fois sa belle, et le vieillard son bigot ; Saint-Albin est touché de la modestie et de la piété de Sophie : Orgon est dupe de la dévote grimace de Tartuffe.

Diderot a placé dans son drame un égoïste dur et impitoyable pour faire la chouette à tous les autres personnages qui sont des prodiges de sensibilité : lui seul tient tête au père, pleureur éternel ; au fils, amoureux enragé ; à la fille, sans cesse gémissante ; à l’honnête Germeuil, toujours plaintif. Le seul commandeur interrompt ce concert de sanglots, de soupirs et de larmes : lui seul oppose à ce débordement de sensibilité et de lamentations un esprit inflexible, un cœur d’airain. Ce personnage, quoique très odieux, fait briller au milieu de tout ce fatras romanesque des traits de vérité et des étincelles de bon comique.

Sedaine §

Le Philosophe sans le savoir §

Le Philosophe sans le savoir n’est pas une pièce de carnaval ; mais c’est une pièce du dimanche : le peuple aime le pathétique et les drames. Il est bon d’ailleurs de mêler à la gaîté et aux plaisanteries du Malade imaginaire l’intérêt d’un ouvrage plus sérieux ; car le commun des spectateurs s’ennuie bientôt de rire au Théâtre-Français : ce n’est qu’aux Variétés qu’on veut rire toujours, qu’on ne s’en lasse jamais. Bien des gens d’esprit prétendent même qu’il n’y a que les bons mots de Brunet qui puissent les faire rire. Il est à remarquer que ce ne sont pas les actions ridicules et les costumes bizarres qui excitent le plus puissamment le rire à ce théâtre ; ce sont les misérables calembours qui assaisonnent ces farces : ces calembours sont d’une bêtise extraordinaire qui étonne ; plus ils sont bêtes, plus on les trouve sublimes. Jamais les traits les plus heureux du génie de Molière n’ont excité une si vive admiration. On a l’air de les dédaigner par respect humain, parce que le progrès des lumières n’est pas assez rapide pour qu’il n’y ait pas encore des hommes de sens qui protestent contre ce malheureux genre de comique ; mais, au fond, la plupart des jeunes gens et des femmes regardent ces bêtises comme des traits d’esprit : ce qui le prouve, c’est qu’ils s’en occupent, c’est qu’ils les répètent avec complaisance dans leurs sociétés, c’est qu’ils savent par cœur leur Brunet, et beaucoup mieux que leur Molière.

Il y a dans Le Philosophe sans le savoir trois caractères qui appartiennent essentiellement à la comédie : d’abord, le vieux domestique Antoine, personnage heureusement imaginé, parce qu’il est comique par sa sensibilité même, et plaisant par son sérieux. Victorine a plus de mérite encore : c’est une invention d’un genre plus noble, plus délicat et plus neuf. Sedaine est, je crois, le premier qui se soit avisé de peindre sur la scène cette amitié innocente et naïve qui ressemble à l’amour et n’est pas encore lui, quoiqu’elle en ait déjà toutes les inquiétudes et toutes les vivacités : espèce de sentiment mixte plus doux que l’amour même, moins dangereux, plus pur, qui ne prend que la fleur des plaisirs de l’amour, et ne connaît que les jouissances du cœur.

La marquise est de l’ancien comique ; ce caractère est très plaisant. Il me semble que dans le temps où Sedaine fit représenter son drame, ce n’était plus qu’un ridicule provincial ; les idées d’égalité, tant prônées dans les livres, commençaient à germer dans les têtes même des grands. L’entêtement pour la noblesse n’était plus regardé que comme un préjugé barbare du gouvernement féodal : on lui préférait la richesse ; ce qui était plus philosophique. Beaucoup de seigneurs à la cour étaient à peine nobles : on peut même dire qu’à Paris et à Versailles la noblesse était détruite de fait, longtemps avant que l’assemblée nationale sanctionnât cette destruction par un décret.

Quoique Le Philosophe sans le savoir soit peut-être le plus raisonnable et le plus naturel de tous les drames, on peut cependant juger par celui-là même combien ce genre est faux et vicieux, et de quels petits moyens on est obligé de se servir, pour étayer un édifice qui menace ruine à chaque instant. Ce n’est qu’à force de hasards et de suppositions peu vraisemblables que la pièce se soutient ; elle est toujours prête à s’écrouler. Qui croirait que le principal fondement de ce drame si imposant, n’est autre que la lubie d’un vieux domestique qui a une mauvaise tête et de mauvais yeux ? Si Antoine n’était pas fou, et s’il y voyait clair, il n’y aurait point de pièce.

Il n’y a rien qui ressemble moins à la philosophie du temps que la bonté et la complaisance avec laquelle M. Vanderk excuse la vanité et les dédains d’une sœur qui tient tout de lui : la douceur à supporter les faiblesses et les défauts d’autrui n’entrait point dans le caractère du philosophe, de celui du moins qu’on désignait par ce nom vers la fin du dix-huitième siècle. Il n’y avait pas de gens plus égoïstes, plus irascibles, plus intolérants, moins endurants, plus vains et plus ombrageux que les soi-disant philosophes de cette époque : ce qui me porte à croire que, dans Le Philosophe sans le savoir, Sedaine a voulu peindre tout simplement un homme sensé, honnête et vertueux sans prétention, mais point du tout un philosophe du jour.

La Gageure imprévue §

Molière a pris dans une nouvelle de Scarron, intitulée Les Hypocrites, la scène où Tartuffe, accusé par Damis, s’accuse lui-même avec encore plus de chaleur, et séduit Orgon par cette fausse humilité. Molière n’en a pas moins de mérite pour avoir mis en dialogue et en vers un récit en prose : il n’a emprunté à Scarron que l’idée, mais il se l’est rendue propre en l’embellissant. Si Molière a fait l’honneur à Scarron de lui prendre une idée, Sedaine ne s’est pas fait un scrupule de prendre au même Scarron une pièce presque tout entière, La Gageure imprévue. Tout le sujet, toutes les situations se trouvent dans une autre nouvelle de Scarron intitulée La Précaution inutile, la plus agréable et la plus ingénieuse qu’il ait composée, et où Molière semble avoir puisé le fond de L’École des femmes.

Dans la nouvelle de Scarron, c’est une jeune duchesse, mariée à un vieux duc catalan. La duchesse, très curieuse, fait souvent entrer des voyageurs dans son château solitaire, situé sur la grande route ; elle s’amuse à causer avec eux dans l’absence de son mari, mais en tout bien et en tout honneur. Le hasard amène sur le chemin un étranger de meilleure mine que tous les autres ; elle le fait dîner avec elle et le garde jusqu’à la nuit. Au moment de la séparation, le duc survient ; la duchesse fait enfermer l’inconnu dans un petit cabinet dont elle prend la clef. Le duc arrive ; elle le divertit par mille contes plaisants qui le font étouffer de rire. Enfin, elle lui propose un pari de cent pistoles dont elle a besoin : c’était son usage de faire ainsi des gageures que le duc perdait avec plaisir. Elle propose au duc de nommer tous les morceaux de fer qui entrent dans la composition d’une maison. Le duc écrit une liste de toutes les ferrailles dont le nom lui vient à la tête, et il oublie les clefs. Alors la duchesse lui conte son aventure avec l’inconnu : elle lui dit qu’il est enfermé dans son cabinet. Le duc ne trouve pas ce conte-là si plaisant que les autres ; il n’en rit point du tout, demande la clef du cabinet ; la duchesse lui fait observer que sur sa liste des instruments de fer qui servent à une maison, il n’y a point de clef, et qu’elle ne lui a forgé cette histoire que pour lui faire demander à lui-même ce morceau de fer qu’il a oublié : le duc rit beaucoup, paie et s’en va. La duchesse se hâte de délivrer son étranger, lui fait de riches présents, l’embrasse et le renvoie. Le piquant de l’aventure, c’est que l’étranger est un homme qui croit qu’il n’y a point de sûreté avec une femme d’esprit, et ne veut épouser qu’une sotte : l’exemple de la duchesse le confirme dans son opinion.

Sedaine avait droit de prendre ce conte de Scarron, qu’il a mis en scène et en dialogue : il a donné à son marquis quelques années de moins, et un caractère de pédant assez comique. Il n’a pu donner à la marquise plus d’esprit, de finesse et d’enjouement ; mais il lui a donné plus de bienséance. Les rôles du valet et de la soubrette lui appartiennent, ainsi que l’aventure de la demoiselle enfermée dans l’appartement du marquis, et le mariage de cette jeune personne avec un officier nommé Détieulette : il fallait à Sedaine un dénouement. Enfin, il s’est approprié la narration de Scarron, en l’ornant de plusieurs traits de mœurs : on ne peut l’accuser de plagiat ; et cependant il a eu beau faire, le récit de Scarron est aussi amusant à lire que la pièce de Sedaine à voir jouer.

Collé. Dupuis et Desronais §

C’est l’ouvrage d’un homme né avec le talent comique le plus singulier et le plus rare : c’est le seul que possède aujourd’hui le théâtre, et cet ouvrage n’est point comique, ou du moins c’est du comique de Térence, qui fait sourire les hommes instruits, les spectateurs délicats, mais qui n’est point assez saillant pour la multitude. Collé était cependant le plus zélé partisan de la gaîté française ; il était le plus grand ennemi de ces lugubres romans connus sous le nom de drames : c’est lui qui, dans une ode excellente contre ce genre bâtard, s’est moqué des homélies du

Révérend père Lachaussée,
Prédicateur du saint vallon.

Pourquoi donc semble-t-il avoir oublié sa propre doctrine dans Dupuis et Desronais ? Pourquoi a-t-il choisi son sujet dans le roman des Illustres Françaises de Segrais, plutôt que dans le monde et dans la société ? Peut-être s’est-il flatté que la singularité du travers de Dupuis serait très piquante, et que l’intérêt suppléerait au comique : il n’en donnait pas moins un mauvais exemple aux auteurs qui, dans l’impuissance d’imiter son génie, pouvaient s’autoriser de ses faiblesses. Par quel caprice cet écrivain si joyeux, si malin, quelquefois même si peu réservé, a-t-il prodigué pour des sociétés choisies la gaîté, la plaisanterie, la satire des mœurs, tandis qu’il a gardé pour la scène française le sentiment, l’intérêt, les larmes ?

Collé n’était peut-être pas le maître de contenir dans les bornes de l’austère bienséance l’essor de sa verve comique ; peut-être a-t-il préféré d’exposer sur le théâtre des mœurs intéressantes, plutôt que des vices et des ridicules, dans la crainte que son pinceau hardi ne traçât des tableaux trop naturels et trop vrais. Sa muse un peu libertine s’est émancipée devant les princes et les grands seigneurs dans les assemblées particulières, mais elle ne s’est montrée au public qu’avec un air prude et un minois hypocrite ; ses pièces de société sont à ses ouvrages décents et réguliers ce que La Pucelle est à La Henriade, ce que les épigrammes de J.-B. Rousseau sont à ses psaumes.

Il ne faut pas croire, cependant, que Dupuis et Desronais soit une comédie larmoyante : Collé était incapable de s’oublier jusque-là. Toute l’intrigue porte sur le caractère de Dupuis. Molière semble en avoir fourni l’idée dans L’Amour médecin. Voici comment il fait parler Sganarelle : « A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les pères ? rien de plus impertinent et de plus ridicule que d’amasser du bien avec de grands travaux, et élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour se dépouiller de l’un et de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien ? Non, non ; je me moque de cet usage, et je veux garder mon bien et ma fille pour moi. »

Molière a envisagé ce caractère du côté comique ; Collé l’a présenté du côté sentimental. Son Dupuis est un égoïste par excès de sensibilité ; c’est un homme sombre, défiant, ombrageux, qui redoute l’ingratitude des siens et tremble d’en être abandonné dans sa vieillesse. Quel prix de tant de soins qu’il a pris pour sa fille unique ! Ne l’aura-t-il élevée, chérie, ornée de talents et de vertus, que pour la livrer, avec la plus grande partie de sa fortune, dans les mains d’un étranger qui lui enlèvera cette consolation de ses derniers jours ? Le mariage n’est dans ses idées qu’une espèce de rapt. Sa tendresse inquiète et jalouse ne peut se résoudre à partager le cœur de sa fille avec un époux ; sa fille est nécessaire à son bonheur ; il veut en jouir seul jusqu’à sa mort ; il veut qu’une si chère main ferme les yeux d’un père avant de s’unir à la main d’un amant.

C’est d’après ces sentiments qu’il traverse l’amour de Desronais pour sa fille, avec tout l’acharnement d’un rival jaloux. Desronais est vertueux, aimable ; il n’y a point de reproches à faire à ses mœurs, à son caractère ; mais Dupuis ne peut lui pardonner de vouloir lui ravir son bien. Il épuise son esprit en expédients pour le brouiller avec sa fille, pour rendre suspecte la passion de l’amant le plus tendre et le plus sincère. Il le raille et le persifle ; il le félicite ironiquement sur ses bonnes fortunes ; ce qui amène des situations très délicates, très piquantes et très théâtrales.

Desronais est un jeune homme ardent, impétueux, passionné, plein de franchise : ce caractère bouillant contraste très bien avec l’humeur mélancolique et le flegme railleur de Dupuis. La fille, partagée entre son père et son amant, oppose sans cesse la piété liliale à sa passion pour Desronais. Dupuis, très incrédule sur les protestations et les promesses des amants, se laisse enfin persuader et fléchir par la vertu de sa fille ; et lorsqu’il voit que la nature triomphe dans son cœur du plus violent amour, il consent enfin au bonheur d’une fille assez généreuse pour lui sacrifier le sien. Tel est le fond de Dupuis et Desronais, ouvrage qui a peu d’action, et qui ne se soutient que par le jeu de trois caractères admirablement développés. Il peut paraître froid à ceux qui aiment les intrigues compliquées ; mais il est intéressant pour les gens de goût, qui savent apprécier le mérite de la vérité des sentiments et de l’éloquence du dialogue.

J.-J. Rousseau. Pygmalion §

Je suis surpris que l’austère citoyen de Genève, qui parle avec tant d’emphase de mœurs et de vertus, ait rabaissé son éloquence républicaine jusqu’à exprimer le délire de la fièvre d’amour, pour l’instruction de ses concitoyens et la plus grande gloire de la philosophie ; mais il faut observer que les philosophes mettent l’amour au rang des vertus, et regardent la volupté comme un préservatif de la débauche. Faut-il s’étonner si leur morale a fait fortune ? L’auteur de La Nouvelle Héloïse avait cependant une excuse plausible de la licence des tableaux qu’il a exposés dans ce roman : il prétendait montrer comment une fille peut réparer une perte qu’on croit irréparable ; il voulait sauver du désespoir celles qu’un premier égarement semble condamner à une honte éternelle. L’intention était charitable ; et quoique ces consolations fussent en pure perte à Paris, elles pouvaient être alors fort utiles pour la Suisse : mais à quoi bon nous montrer un sculpteur libertin qui, blasé par la facilité qu’il trouve auprès de ses modèles, s’avise d’aimer une statue ?

Cette déclamation lyrique avait pour elle la singularité et la grande renommée de son auteur, plus fameux encore par son caractère et ses malheurs chimériques que par ses systèmes et ses écrits ; c’en était assez pour donner la vogue à une pareille production : les provinces s’en emparèrent ; un reste de bienséance ne permit pas à la capitale l’initiative de cette folie. Larive, qui, pendant le règne de Le Kain à Paris, allait faire admirer dans les principales villes de France ses belles proportions, joua Pygmalion avec le plus grand succès à Lyon : de retour à Paris, il voulut essayer ses grâces sur le premier théâtre de la nation ; le voyage de Fontainebleau lui fournit une occasion favorable. Les grands acteurs étant alors occupés à la cour, il imagina de placer cette nouveauté qui ne demande qu’un acteur, et une actrice capable de bien dire trois ou quatre mots. Ce qui contribua beaucoup au succès, c’est qu’il fut assez heureux pour trouver une belle statue, qui pût excuser aux yeux du public l’idolâtrie de Pygmalion, et le miracle que les dieux font en sa faveur. Mademoiselle Raucourt parut sur son piédestal comme le modèle de la beauté, comme le chef-d’œuvre d’un art divin : à son aspect, tous les spectateurs devinrent autant de Pygmalions ; cependant l’enthousiasme de l’admiration n’empêcha point d’observer que les mouvements de la statue, au moment où elle commence à s’animer, n’étaient ni faciles ni gracieux ; qu’elle ne prononça point d’un ton naturel et vrai ces mots pleins de sentiment : C’est moi, ce n’est plus moi, c’est encore moi, qui sont à peu près tout ce qu’il y a d’intéressant dans cette scène. On remarqua aussi qu’elle avait un panier, ornement gothique qui ne fut jamais à l’usage des grâces et des nymphes.

J.-J. Rousseau, doué comme on sait d’une sensibilité très ombrageuse, fut choqué qu’on eût annoncé cet ouvrage sans son consentement. Cependant, avant la représentation, les comédiens, par une politesse tardive, lui envoyèrent une députation ; Larive était à la tête ; il fut très mal reçu, et se vit réduit à débiter son compliment à la porte, que l’auteur ne daigna pas lui ouvrir. Il cria aux députés par le trou de la serrure : Faites comme vous voudrez, je ne m’en mêle pas ; je vous préviens seulement qu’il y a dans l’ouvrage une sottise ; je ne la corrigerai pas. C’était bien se venger des comédiens que de mettre sur leur compte une sottise qu’il avait lui-même imprimée. Nous verrons bientôt quelle était cette sottise ; mais nous verrons aussi que Rousseau était bien indulgent pour lui-même, car il y en a plus d’une.

Les plus beaux monologues de nos tragédies, quoique écrits en beaux vers, et commandés par une situation très vive, font cependant languir le théâtre, pour peu qu’ils soient longs : qu’on juge de l’ennui que doit causer cet éternel soliloque, qui dure plus d’une demi-heure : le dialogue est de l’essence de la poésie dramatique. Piron fit jadis un tour de force en faveur de Francisque, entrepreneur d’un spectacle forain, à qui la police n’avait accordé qu’un acteur parlant ; il composa pour lui Arlequin Deucalion, opéra-comique, où le monologue est obligé, puisque Deucalion, après le déluge, est supposé le seul homme qu’il y ait au monde. Je suis persuadé que sans la crainte de la police, Piron eût introduit la femme de Deucalion, laquelle aurait pu parler au moins pour trois acteurs ; mais Rousseau n’avait pas les mêmes entraves : c’était une bizarrerie digne de l’auteur de tant de paradoxes, d’imaginer d’occuper la scène de ses belles tirades, qui lui semblaient supérieures au plus beau dialogue.

C’est un amas d’apostrophes, d’exclamations, d’interrogations, de répétitions, un véritable arsenal de toutes les figures de rhétorique. Ce langage perpétuellement emphatique d’un homme seul dans son atelier, ressemble beaucoup au style des Petites-Maisons. Au milieu de ce luxe d’une prose poétique, on remarque souvent des choses froides et plates : par exemple, à la suite de cette magnifique apostrophe : Tyr, ville opulente et superbe ! les monuments des arts dont tu brilles ne m’attirent plus, on est étonné de rencontrer cette petite phrase commune et mal écrite : J’ai perdu le goût que je prenais à les admirer. Pygmalion, dans son délire factice, raisonne, argumente, subtilise : Les éloges de ceux qui en recevront de la postérité ne me touchent plus. Rien n’est plus glacial qu’une pareille réflexion. Qu’est-ce que j’y gagne ? est une platitude. Quoi ! tant de beautés sortent de mes mains… Mes mains les ont donc touchées… Ma bouche a pu… C’est de la niaiserie. Il est maladroit et inconséquent de faire dire à Pygmalion : Vénus est moins belle que vous, et de supposer ensuite que Vénus fait un miracle en sa faveur : on sait combien les déesses étaient chatouilleuses sur l’article de la beauté. C’est sa perfection qui fait son défaut. Divine Galathée ! moins parfaite, il ne te manquerait rien. La passion n’admet point de pareilles subtilités. Tous tes feux sont concentrés dans mon cœur, et le froid de la mort reste sur ce marbre : je péris par l’excès de vie qui lui manque… Hélas !… je n’attends point de prodige ; il existe, il doit cesser : l’ordre est troublé, la nature est outragée. Les antithèses du chaud et du froid, de l’excès et du défaut de la vie ; cette hyperbole, qui suppose l’ordre troublé et la nature outragée parce qu’un amant brûle pour un objet insensible, tout cela n’est qu’un galimatias précieux, et de la fade galanterie de l’hôtel de Rambouillet. Ah ! que Pygmalion meure pour vivre dans Galathée ! Que dis-je ? Ô ciel ! si j’étais elle, je ne la verrais pas, je ne serais pas celui qui aime… Non, que ma Galathée vive, et que je ne sois pas elle… Ah ! que je sois toujours un autre ! Céleste Vénus ! où est ton équilibre ? où est ta force expansive ?… où est ta chaleur vivifiante dans l’inanité de mes vains désirs ? Ce phébus sentimental, ce mélange bizarre d’expressions passionnées et de termes scientifiques, cette métaphysique amoureuse était fort à la mode avant la révolution. Les sophistes du jour croyaient avoir perfectionné la poésie et l’éloquence en les défigurant par le jargon des sciences : les épines de la géométrie et de l’algèbre devenaient des fleurs de rhétorique pour le déclamateur Thomas ; ce sont ces ornements philosophiques qui en imposèrent à l’Académie. Les écrivains du bon ton ressemblaient alors aux fraters de village qui, pour exciter l’admiration des paysans, emploient à tort et à travers les termes d’anatomie et de chirurgie. Mais la métaphysique est la science dont les philosophes ont fait le plus dangereux et le plus impertinent usage ; ils l’ont appliquée à la morale, à l’amour le plus physique et le plus grossier ; plût au ciel qu’ils lie l’eussent jamais appliquée à la politique ! Rousseau, plus fait qu’aucun autre pour se passer de ce misérable charlatanisme, a souvent souillé son style de locutions techniques. Son héros dit tendrement à sa maîtresse, dans La Nouvelle Héloïse : Nos âmes se sont touchées par tous les points, et ont senti par tous la même cohérence.

Ce vêtement-là couvre trop le nu ; il faut l’échancrer davantage. En disant cela, Pygmalion prend son marteau et son ciseau, et s’approche du sein de Galathée : c’est apparemment là la sottise que Rousseau voulait corriger. C’en est une, en effet, à plusieurs égards ; et le parterre en rit, non comme d’une chose plaisante, mais comme d’une chose ridicule. Les anciens sculpteurs n’avaient pas coutume de faire leurs nymphes habillées ; l’amoureux Pygmalion ne fût pas devenu fou si les belles formes de sa Galathée eussent été couvertes d’une draperie ; cela fait voir l’impossibilité de mettre un pareil sujet sur la scène. Une Galathée vêtue à la française, et coiffée à la grecque, n’a nullement l’air d’une nymphe.

De Bièvre. Le Séducteur §

En parlant du Tartuffe, j’observais que les faux philosophes avaient succédé aux faux dévots : à ces deux espèces d’hypocrites, j’aurais pu joindre le tartuffe de sentiment, de tendresse et d’amour. Les fourbes de cette espèce prennent le masque de la douceur, de la fidélité, de la sensibilité, de toutes les vertus les plus aimables : sans être moins odieux que les autres, ils sont peut-être moins funestes, parce qu’ils n’en veulent qu’à l’honneur des femmes : leur hypocrisie ne trouble pas l’ordre social par la persécution et le fanatisme ; ils n’opèrent point de révolution dans l’état, mais souvent ils répandent la désolation et le deuil dans les familles : heureusement ces monstres sont rares, parce que leur horrible métier, tout futile qu’il est dans son objet, suppose cette suite dans les idées et cette force d’âme qui fait les grands hommes comme les scélérats. La vertu d’une femme est une place qu’il faut assiéger suivant toutes les règles de la guerre : il faut choisir les postes, combiner les attaques, connaître les endroits faibles ; tantôt il faut marcher la sape à la main, quelquefois tenter un assaut : le plan d’une séduction exige presque autant d’efforts de tête que celui d’une bataille ; une intrigue galante est presque aussi difficile à conduire qu’une conspiration politique : cette profondeur de vues et de talents se trouve rarement unie, dans un homme du monde, au brillant de l’esprit, aux grâces de la figure ; la nature est presque aussi avare des Césars que des Lovelaces.

Nous avons eu sur la fin du siècle dernier beaucoup de petits-maîtres et d’hommes à bonnes fortunes, bien peu de séducteurs. Les premiers ne s’attachent qu’aux femmes coquettes et galantes ; les seconds n’en veulent qu’aux filles innocentes, aux femmes vertueuses et sensibles. Lorsque l’éducation, les mœurs et le ton de la société adoucissent beaucoup l’austérité des devoirs du sexe, les hommes trouvent bien peu d’objets qui aient besoin d’être séduits, et qui en vaillent la peine. Les charmes de la volupté les tentent plus que la gloire de la conquête : l’amour n’est plus un état de guerre, c’est un commerce et un calcul ; les femmes deviennent des effets dans la circulation, et les amants des agents de change.

C’est aux grands raisonnements de nos philosophes que nous sommes redevables de cette nouvelle branche de spéculation et de négoce. Ils ont approfondi avec tant de génie les rapports des deux sexes, ils ont scruté avec un œil si perçant les mystères de la nature, qu’ils ont réformé sur cet article important toutes nos idées morales. À les entendre, la pudeur n’est qu’un préjugé de l’éducation, la foi conjugale qu’un attentat contre la liberté du cœur ; le sexe fort est fait pour attaquer, et le sexe faible pour céder ; l’exclusive propriété d’une femme viole les droits de la communauté ; c’est un vol fait à tous les hommes : l’amour et le plaisir sont le seul nœud qui unit les deux moitiés du genre humain ; c’est s’opposer au vœu de la nature, que d’assujettir à des lois sévères des sentiments délicieux ennemis de toute contrainte ; c’est étendre des chaînes où l’on ne doit semer que des fleurs.

Cette charmante doctrine avait admirablement fructifié dans un terrain déjà préparé par le luxe et la mollesse. La corruption, dans les derniers jours de la monarchie, était devenue une affaire de raisonnement et de principes ; les vices étaient érigés en un système de mœurs ; il n’y avait plus alors d’autres séducteurs que les moralistes du jour : du reste, entre les deux sexes, plus d’attaques, plus de séduction, plus de bonne fortune, plus même de plaisir ; mais simple habitude, arrangement, sensation, besoin physique dépouillé des charmes de la moralité et des prestiges de l’imagination ; la philosophie avait aussi détruit la religion de l’amour.

C’est en cet état de choses que le marquis de Bièvre donna son Séducteur. Cet aimable courtisan, très célèbre par ses calembours, ambitionnait une gloire plus solide. Sa pièce eut peu de succès à la cour ; on ne concevait pas trop, dans ce pays-là, comment un homme pouvait s’imposer tant de gêne, descendre à tant de bassesses, et jouer le vil personnage de tartuffe, uniquement pour faire la conquête d’une petite personne qu’il n’aime pas : cela parut tout à fait bizarre, extravagant, et surtout indigne d’un homme de cour : les sarcasmes sanglants contre la philosophie indisposèrent aussi les grands seigneurs académiciens, les beaux-esprits de la cour, les mécontents, tout ce qui tenait à une secte très puissante, et contre laquelle il fallait d’autres armes que celle de la comédie : le ridicule est impuissant contre le fanatisme.

À la ville, des jeunes gens sans expérience regardaient encore la conquête d’une femme comme un exploit très brillant : le ton leste, la gaîté folâtre, la morale voluptueuse, les stratagèmes ingénieux d’un libertin, flattaient l’imagination corrompue des hommes qui aspiraient à la même gloire : les femmes écoulaient avec plaisir ce langage imposteur de l’amour et du sentiment, ces agréables mensonges plus séduisants que la vérité, et pardonnaient en secret au scélérat qui sait tromper avec tant de grâces. La pièce réussit, à la faveur des détails et d’un certain intérêt qui règne dans les deux derniers actes : mademoiselle Olivier, jeune actrice très aimable, enlevée dans la première fleur de l’âge, contribua beaucoup au succès par sa naïveté touchante, et par ce charme de l’innocence qu’elle sut répandre dans la scène de la séduction.

C’est un défaut capital dans cette comédie, que le séducteur n’ait qu’un seul entretien avec celle qu’il veut séduire, et surtout qu’il n’en soit pas aimé. C’est en vain qu’on attaque le cœur d’une femme, lorsqu’on n’entretient pas une intelligence dans la place. Les moyens de séduction qu’emploie le marquis sont faibles, mal imaginés : et, ce qui est d’une inconcevable maladresse, il manque, par sa faute, le rendez-vous décisif. Une intention très plaisante, et dont le poète n’a pas su tirer parti, c’est d’avoir placé le séducteur vis-à-vis d’une femme expérimentée, amie et protectrice de la jeune personne qu’il veut séduire : il me semble voir le chat de La Fontaine en présence de ce rat, vieux routier, qui avait perdu sa queue à la bataille.

Le séducteur est une mauvaise copie de Lovelace ; il ne brille qu’aux dépens de la raison et du bon sens de tout ce qui l’environne. À l’exception de la sage Orphise, il n’y a autour de lui que des hommes et des femmes imbéciles. Les trois premiers actes sont vides d’action, et ne se soutiennent que par un ingénieux bavardage, souvent très ennuyeux et très froid. Cependant, malgré tous ces défauts, nous avons aujourd’hui bien peu d’auteurs capables d’une pareille comédie ; le style en est surtout très soigné : on lui a fait l’honneur de le comparer à celui du Méchant ; la comparaison est un peu flatteuse, sans être tout à fait injuste ; et La Harpe s’est permis une étrange hyperbole lorsqu’il a dit : « Les connaisseurs savent qu’un bon couplet du Méchant vaut cent fois mieux que cent pièces telles que Le Séducteur. » Assertion presque aussi forte que la supériorité infinie de Voltaire sur Sophocle. Rien n’affaiblit la vérité comme ces exagérations insensées. La Harpe se souvenait peut-être trop que M. de Bièvre n’était pas ami des philosophes. Peut-être était-il fâché qu’un marquis écrivît aussi bien qu’un académicien. Un homme du métier, tel que lui, ne trouvait pas décent qu’un amateur eût un style plus élégant que beaucoup de professeurs. Assurément, quoique M. de Bièvre ne soit pas un aussi bon écrivain que l’auteur du Méchant, il y a dans Le Séducteur un assez grand nombre de tirades que Gresset n’eût pas désavouées. Telle est, entre autres, celle sur le mariage, que La Harpe a citée lui-même :

……………… Laisse ce froid lien
Aux êtres malheureux proscrits par la nature ;
De leur difformité qu’il répare l’injure :
Le matin de la vie appartient aux amours ;
Sur le soir, de l’hymen implorons le secours :
Ce dieu consolateur est fait pour la vieillesse ;
Il nous assure au moins les droits de la jeunesse ;
Et la main d’une épouse, à son premier printemps,
Fait naître encor des fleurs dans l’hiver de nos ans ;
Mais prévenir ce terme, et choisir une belle
Pour languir de concert et vieillir avec elle,
C’est s’immoler soi-même, et c’est perdre en un jour
Les secours de l’hymen et les liens de l’amour.

La Harpe relève dans cette tirade quelques prétendues fautes de style ; mais ses critiques me paraissent aussi fausses que ses hyperboles. « Proscrits, dit-il, n’est pas le mot propre ; disgraciés était le mot nécessaire. » Je veux bien que disgraciés soit le mot nécessaire dans la prose ; mais proscrits est le mot poétique, et par conséquent le mot propre dans des vers. Il semble en effet que la difformité d’un homme soit une espèce de proscription, un arrêt écrit par la nature sur toute sa personne, qui le condamne aux rigueurs des femmes.

Selon La Harpe, nous assure les droits de la jeunesse est une expression fausse ; nous rend est ce qu’il fallait dire. Je ne suis pas de son avis. Le mariage d’un vieillard ne lui rend pas réellement les droits de la jeunesse ; mais la loi conjugale les lui assure, sauf à lui d’en jouir. Le censeur, après avoir si rigoureusement épluché cette tirade, finit par dire : Mais en total, le morceau est bon, et je ne sais si l’on trouverait trois couplets dont on en pût dire autant. Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’on en trouverait davantage ; ces trois couplets privilégiés sont à peu près comme les trois honnêtes femmes que le satirique Boileau pouvait nommer dans Paris.

Zéronez, valet du marquis, travesti en philosophe, est une caricature, mais où il y a du sel et de la vérité. La philosophie a réellement été, pendant quelque temps, le manteau de l’ignorance et de l’intrigue. L’auteur a parfaitement saisi le ton emphatique, les niaiseries ampoulées et les graves folies qui composaient le jargon philosophique. Ce qu’on ne conçoit pas aujourd’hui, c’est qu’un charlatanisme si grossier, et dont le ridicule est si saillant, ait pu si longtemps exciter l’admiration de la bonne compagnie. L’immoralité, érigée en oracle et en découvertes précieuses, est un des premiers caractères des philosophes ; on le retrouve dans ces maximes de Zéronez :

Il sait, grâce à mes soins, que celui qui reçoit
Accorde au bienfaiteur bien plus qu’il ne lui doit.
… Que j’acquiers des droits sur sa personne
En daignant accepter les secours qu’il me donne.

Ainsi, d’après les sophismes de ces malheureux raisonneurs, le fils n’avait aucune obligation à son père, l’élève à son maître, etc. Rien n’est aussi plus plaisant et même plus vrai que la réponse de ce valet ignorant, à qui l’on demande ce qu’il connaît : Le grand tout. C’était effectivement dans le grand tout que tous ces petits adeptes de la philosophie noyaient leur ignorance. Au reste, c’était alors une action courageuse et virile de se moquer de ces jongleurs littéraires, et le marquis de Bièvre mérite d’être rayé de la grande liste des dupes de ce temps-là.

Barthe. La Mère jalouse §

Les Fausses Infidélités font aujourd’hui toute la réputation de Barthe ; c’est une jolie petite pièce dans le genre moderne. Barthe était un bel-esprit de l’école de Dorât : il a essayé deux pièces de caractère qu’il a manquées, L’Homme personnel et La Mère jalouse.

Une mère jalouse de sa fille est un monstre dans la nature ; c’est un caractère odieux sans être comique ; on ose à peine esquisser un portrait si difforme ; les efforts du peintre pour l’adoucir rendent la physionomie vague, indécise : il en résulte un personnage froid et peu théâtral. Quinault, dans La Mère coquette, s’est emparé de ce qu’il y avait de mieux dans ce sujet, et Barthe lui est bien inférieur pour la finesse des traits et la vivacité de l’intrigue. Le mari de la mère jalouse est absolument nul : l’ami Vilmon n’est guère plus essentiel ; son flegme est glacial au lieu d’être plaisant. Les rôles de Julie et de Terville, absolument dans la manière de Lachaussée, sont assez agréables. Le Gascon est plat et ignoble ; mais, contre l’ordinaire des Gascons de théâtre, il jouit d’une grande fortune ; il a des terres, des châteaux, une charge considérable. Tout est écrasé par la pétulance, le mouvement et le fracas de la tante, qui fait toujours grand bruit sur la scène, lors même qu’elle n’y fait rien : tous les autres personnages ne semblent auprès d’elle que des automates ; mais ses continuelles boutades fatiguent bientôt, parce qu’elles sont uniformes.

L’intrigue est commune et n’a rien qui attache ; il y a trop d’acteurs et trop peu d’action. Tout roule sur la fantaisie bizarre de la mère, qui veut marier sa fille à un original de Bayonne, nommé Jersac, afin d’éloigner d’elle cette rivale domestique, et de devenir grand-mère incognito. Un autre motif secondaire est de se conserver le jeune Terville, amoureux de la fille, mais que la mère, sur quelques propos flatteurs, juge être amoureux d’elle. Toute la famille se ligue contre ce Jersac. Le Gascon, voyant que son mariage a l’air d’un enlèvement, croit apaiser les parents de Julie en vendant sa charge, la seule chose qui l’attache à Bayonne. Terville achète cette charge et veut partir pour la Biscaye, dans le dessein d’obtenir par là le consentement de la mère ; mais, dans cet arrangement, la mère ne trouve son compte d’aucun côté. La tante fulmine, menace de déshériter sa nièce, et a déjà fait dresser son contrat de mariage avec Vilmon. Ce bouleversement aide à la conversion de la mère, qui n’a plus rien à faire que d’écouter la nature, puisque la jalousie ne lui réussit pas : cette conversion forme un dénouement à la glace.

Le dialogue est à la mode de ce temps-là, tout en bavardage précieux, en tirades, en petits mots à prétention, en portraits de mœurs qui ne se ressemblent guère. Si l’on jugeait le dix-huitième siècle d’après les romans et les comédies, on en aurait la plus affreuse idée. Ce qu’il y avait de plus mauvais dans le dix-huitième siècle, c’étaient ces petits auteurs sans mœurs et sans principes, qui prêtaient libéralement à la bonne compagnie leur propre corruption. Les philosophes nous reprochent quelquefois de médire du dix-huitième siècle ; nous leur reprochons avec bien plus de raison de l’avoir calomnié.

Le style est faible et lâche ; il y a peu de vers saillants : le meilleur est celui que dit l’amant, lorsque la tante lui promet de déshériter Julie, afin de dégoûter le Gascon du mariage :

Mais Julie est si belle ! il la prendra pour rien.

Ce qu’il y a de mieux dans La Mère jalouse, c’est le premier acte : l’entrée de la tante, le récit qu’elle fait des succès prodigieux de sa nièce aux Tuileries, la situation du tableau où la fille se trouve peinte auprès de la mère, tout cela est comique, théâtral et finement imaginé. C’est aussi une bonne idée, d’avoir placé à côté d’une mère jalouse et chagrine, une tante folle de sa nièce.

Lemierre. La Veuve du Malabar §

Cette tragédie, jouée pour la première fois en 1770, fut assez bien accueillie ; mais le dénouement excita de grands éclats de rire : il était alors bien éloigné de la pompe qui l’accompagne aujourd’hui ; il y avait sur la scène un trou qui vomissait quelques flammes, et c’est dans ce trou que la belle Indienne devait se précipiter : l’officier français sortait par un autre trou, pour empêcher sa maîtresse de faire le saut. Ce spectacle fut trouvé avec raison très comique, et la gaîté du parterre arrêta le cours des prospérités de La Veuve ; mais on se flatta qu’en donnant au dénouement une physionomie plus brillante, la pièce irait aux nues. On fit un grand bûcher ; Lanassa s’y jeta au milieu des flammes, et le beau Larive accourut comme un preux chevalier, saisit la dame d’un bras vigoureux, et l’enleva à la barbe du chef des bramines. Alors il n’y eut plus de bornes à l’admiration, à l’enthousiasme ; La Veuve du Malabar eut un de ces succès fous réservés pour les pièces extravagantes.

C’est ce qu’on appelle une tragédie philosophique, et bien plus philosophique que tous les chefs-d’œuvre de Voltaire. Le bon Lemierre n’était pas philosophe à demi ; c’était un honnête homme, de bonne foi, très dévot à la secte, qui donnait tête baissée dans toutes les rêveries nouvelles, sans en soupçonner même ni l’absurdité ni le danger : il avait, du fanatisme, la simplicité, la franchise, la confiance aveugle, sans en avoir la férocité et la sombre fureur.

Qu’est-ce qu’une tragédie philosophique ? Sur le nom, on serait tenté de croire que c’est une tragédie sage et régulière, pleine de bon sens et d’art ; c’est tout le contraire : on appelle tragédie philosophique celle où le bon sens et l’art sont sacrifiés à de vaines déclamations, aux prestiges et au charlatanisme de la scène, à un pathétique faux et outré ; celle où le poète est un jongleur, où les personnages sont des marionnettes, et les spectateurs sont des dupes ou des compères.

Voltaire a donné à son Mahomet un double titre : Mahomet, ou Le Fanatisme. Humble disciple de Voltaire, le fervent Lemierre crut devoir imiter son maître en donnant aussi à sa pièce le titre de L’Empire des coutumes. Le second titre est le véritable ; c’est celui qui caractérise l’ouvrage, qui indique l’intention de l’auteur : La Veuve du Malabar n’est qu’un nom vague qui désigne la tragédie par la qualité du principal personnage ; mais L’Empire des coutumes est le titre précis et formel qui ne laisse aucun doute sur le genre et la nature de l’ouvrage, et sur la caste de l’auteur.

Jamais, dans un autre siècle, à une autre époque, un écrivain sensé, connaissant son art, se serait-il avisé de faire une tragédie sur l’empire des coutumes ? Lorsque Racine composa son Iphigénie, lui vint-il dans l’esprit de faire de sa pièce un recueil de thèses contre les sacrifices humains, contre la superstition, contre la fourberie et le fanatisme des prêtres ? Ce n’était point encore l’usage dans ce temps-là de bâtir une tragédie avec des lieux communs et des conversations pédantesques. La Veuve du Malabar est pleine de controverses du jeune bramine avec son chef, du chef avec l’officier français : on vous prouve pendant cinq actes que l’usage où sont les veuves indiennes de se brûler avec leurs maris défunts, est un usage contraire à l’humanité et à la philosophie. Est-il un pays dans le monde, quelque civilisé qu’on le suppose, où l’on ne trouve pas des usages contraires à la raison et à l’humanité, mais fondés sur un préjugé ancien et accrédité, plus fort qu’aucune loi ? Et même les pays devenus barbares par un excès de civilisation, sont ordinairement ceux où l’humanité reçoit le plus d’outrages, parce que la barbarie de la civilisation détruit tout sentiment moral.

Ce n’est jamais dans le pays où la coutume existe qu’on peut faire une tragédie pour l’attaquer ; ni le souverain ni le peuple ne le souffriraient ; jamais on n’a écrit à la côte de Malabar contre les veuves qui se brûlent ; c’est à Paris, et pour ainsi dire dans un autre univers, que M. Lemierre fait éclater son zèle philosophique contre une coutume de l’Inde. Avait-il peur qu’il ne prît fantaisie aux veuves françaises d’accompagner au tombeau leurs époux ? Pourquoi donc tout ce galimatias, toutes ces déclamations contre une coutume que personne assurément n’approuve ? Si M. Lemierre voulait faire une tragédie, il devait imaginer une action capable de nous attacher pendant cinq actes ; il devait tâcher d’inspirer un grand intérêt pour sa veuve, et ne pas remplir ses scènes d’amplifications de rhétorique sur un sujet que personne ne conteste. Mais faire une tragédie était la chose du monde dont M. Lemierre s’embarrassait le moins ; il voulait faire une bonne satire des prêtres catholiques sous le couvert d’un prêtre indien ; il voulait invectiver contre les bûchers de l’inquisition, à l’occasion du bûcher de la veuve du Malabar ; il voulait étonner le peuple par de grands mots et par un grand spectacle.

Le bon Lemierre a calomnié, sans le savoir, les bramines, naturellement doux et pacifiques : l’Inde est un des pays du monde où il y a le plus d’humanité ; les habitants de cette vaste contrée sont aujourd’hui les victimes de la cruauté, de l’avarice et de l’ambition de cette partie de l’Europe que nos philosophes regardaient comme la terre sainte, comme la patrie de la liberté, de la sagesse et des lumières ; mais les Indiens sont par eux-mêmes le peuple le plus tranquille, le plus patient et le plus humain.

L’auteur a voulu présenter le caractère français sous les couleurs les plus intéressantes, et son intention est louable ; mais il n’a pas pris garde que la générosité et l’humanité de Montalban sont accompagnées d’indiscrétion, de hauteur, d’emportements ; cet officier prodigue le mépris, les injures et les menaces ; son zèle est inconsidéré : ce n’est point en heurtant de front les opinions et les passions des hommes qu’on parvient à les persuader ; on ne fait au contraire que les aigrir par cette violence, et les fortifier dans leurs erreurs.

Lemierre semble avoir confirmé le préjugé qui accuse les Français de manquer de prudence chez l’étranger, et de ne point assez respecter le caractère, les mœurs et les usages des peuples ; mais la fougue et les invectives de Montalban sont d’un effet très théâtral. Si l’officier français était circonspect et raisonnable, ce serait un bien mauvais personnage de tragédie : le vulgaire aime les bravades, les gasconnades, les fanfaronnades ; on se plaît à voir le grand-prêtre de Brama bafoué, insulté par un jeune officier toujours prêt à lui couper la barbe, et quelque chose de pis, dans le premier mouvement de son enthousiasme pour l’humanité.

Blin de Sainmore. Orphanis §

En 1773, cette tragédie parut au Théâtre-Français avec un éclat extraordinaire. Mademoiselle Raucourt, chargée du rôle principal, achevait alors ses débuts, qui font époque dans l’histoire du théâtre ; ils offrent un exemple mémorable de cet enthousiasme aveugle auquel le public se livre quelquefois, et qu’il ne peut s’expliquer à lui-même quand la raison lui ouvre les yeux. Jamais mademoiselle Clairon, dans les jours les plus brillants de sa gloire, et dans toute la force de son talent, n’avait reçu la moitié des applaudissements, des acclamations et des couronnes qui furent prodigués, dans ce temps-là, aux essais encore faibles de mademoiselle Raucourt. C’était une élève de mademoiselle Clairon ; et l’institutrice dit dans ses Mémoires, qu’avec beaucoup de soins et de peines, elle n’avait pu réussir qu’à faire d’elle son singe. Peut-être entre-t-il un peu d’humeur dans cet arrêt ; mais, en rendant à mademoiselle Raucourt toute la justice qui lui est due, on ne peut disconvenir qu’elle ne soit restée très inférieure à mademoiselle Clairon, et qu’elle ne fût, lors de ses débuts, ce que sont toutes les débutantes de seize ans, extrêmement novice dans l’art dramatique.

On ne peut donc attribuer qu’à la beauté et à la perfection de ses formes extérieures, l’espèce d’idolâtrie dont elle fut l’objet, dès son entrée dans la carrière. Quand on songe que cette idole fut depuis renversée et foulée aux pieds, qu’après avoir été enivrée d’encens, elle fut abreuvée d’ignominie, on ne peut que déplorer les vicissitudes des choses humaines. Mademoiselle Raucourt fut trop punie d’une faute qui n’était pas la sienne ; elle ne méritait ni ces honneurs ni ces affronts : le public seul était coupable d’un fanatisme insensé. Je ne rappelle ici ce trait des jeux cruels de la fortune que pour l’instruction de nos jeunes actrices, qui sont des enfants gâtés. Qu’elles ne s’endorment point sur la foi des applaudissements ; qu’elles ne comptent point trop sur la faveur du parterre, aussi inconstante, aussi perfide que la faveur des cours.

On aurait pu attribuer le succès d’Orphanis à l’engouement du public pour mademoiselle Raucourt, si, depuis, la pièce n’avait souvent été reprise. En 1788, pendant que le parlement de Paris préludait à la grande révolution de la France, et s’amusait à braver l’autorité royale en attendant la destruction de la monarchie, on donna une représentation d’Orphanis, extrêmement orageuse par l’application que l’on fit aux troubles du temps de ce vers de la pièce :

Ce palais est partout de gardes entouré.
L’auteur, M. Blin de Sainmore, fit pour mademoiselle Raucourt ce que Voltaire avait fait pour mademoiselle Gaussin : il lui adressa une épître galante imprimée dans la dernière édition d’Orphanis ; et son épître, par l’élégance et les grâces du style, peut se soutenir à côté de l’épître à mademoiselle Gaussin ; ce qui est sans contredit le plus grand éloge qu’on en puisse faire. Je reprocherai seulement à M. Blin d’avoir un peu trop raisonné la galanterie, d’avoir cherché la morale où il ne fallait que des madrigaux ; défaut très estimable. Sa tirade sur le pouvoir des femmes n’est plus aussi vraie qu’autrefois : tout dans l’univers ne tombe point aux genoux de ce sexe enchanteur ; car, sans parler des trois quarts de l’univers où il est esclave, dans l’autre quart les femmes ne disposent plus à leur gré des hommes, le cœur des hommes n’est plus sous les lois des femmes…… Ce qu’est la molle argile
Entre les mains d’un habile ouvrier.

Dans sa tragédie même, l’amour enfin est vaincu par la nature, et la bonté de Sésostris est plus forte dans le cœur d’Arsès que les charmes d’Orphanis ; il n’est nullement nécessaire que nous devions aux femmes nos vices et nos vertus.

Orphanis est un tableau frappant des excès où l’amour peut porter un jeune homme, quand il a mal choisi son objet ; comme l’amour est aveugle, il choisit presque toujours mal : voilà pourquoi l’amour est une passion si funeste. Heureusement l’amour est rare dans les siècles corrompus, car il ferait d’horribles ravages. Tout ce qui peut nourrir cette passion dans des cœurs honnêtes est très nuisible à la jeunesse, et cependant ce sont tous ces objets séduisants qui entrent de préférence dans l’éducation. Par bonheur encore les mœurs naturalisent le vice de l’éducation ; la dissipation, la frivolité, la mollesse, détruisent toute espèce de sentiment : elles disposent à des faiblesses plutôt qu’à une grande passion.

On sait que M. Blin de Sainmore a puisé son sujet dans le Barneveldt anglais, en purgeant l’atrocité pour ne conserver que ce qui est moral et tragique. Orphanis est l’Agamemnon renversé : dans Agamemnon, c’est un homme qui emploie toute la séduction de la débauche pour engager une femme à tuer son mari ; dans Orphanis, c’est une fille ambitieuse qui emploie tous les enchantements de l’amour pour exciter un jeune homme à tuer son oncle : mais il y a dans la scélératesse d’Orphanis une sorte de grandeur et de hardiesse qui la rend théâtrale ; surtout elle n’est souillée par aucune turpitude crapuleuse. Si Orphanis et Arsès vivaient ensemble dans un commerce criminel, cette tragédie serait une infamie dégoûtante comme celle d’Agamemnon5.

Il eût été à souhaiter, pour l’intérêt de l’art, que M. Blin de Sainmore ne se fût pas arrêté dans la carrière après un début si heureux. À côté des rapsodies soi-disant tragiques qu’on nous donne aujourd’hui, Orphanis est un ouvrage distingué, sagement conduit, où l’on remarque des caractères bien tracés et des situations intéressantes. On lui a reproché des ressemblances avec d’autres pièces : où n’en trouve-t-on pas ? Les tragédies de Voltaire, surtout, ne sont-elles pas pleines de réminiscences ? Voltaire a pillé continuellement Corneille, Racine et tout ce qui s’est rencontré à sa bienséance. Pourquoi M. Blin de Sainmore n’eût-il pas pillé Voltaire ? L’essentiel est de dérober habilement, et de faire un bon usage de ses larcins : on ne punissait à Sparte que les voleurs maladroits, et partout on absout le fripon qui a fait fortune.

Poinsinet de Sivry. Briséis §

Les poètes qui, sans avoir le génie de Racine, entreprennent d’ajuster à nos mœurs les sujets antiques ressemblent au brigand de la fable, qui était d’une très petite stature, et avait un lit proportionné à sa taille ; il y faisait coucher les étrangers, et leur coupait la partie des pieds qui débordait le lit. C’est ainsi que l’auteur de Briséis a mutilé Homère : ne pouvant s’élever jusqu’à la hauteur du chantre d’Achille, il a essayé de le rabaisser jusqu’à lui ; il a, pour ainsi dire, étranglé l’Iliade, en resserrant dans l’espace de vingt-quatre heures l’action d’une année ; il n’a pas même eu assez d’un poème épique de vingt-quatre chants pour, former le canevas d’une tragédie en cinq actes ; il lui a fallu coudre à la fable d’Homère un roman de sa façon ; il a dénaturé les caractères, les incidents et les situations, et réduit le vaste édifice de l’épopée antique aux dimensions mesquines de notre théâtre.

Le caractère d’Achille est une des figures les plus brillantes et les plus fières que l’art de la poésie ait jamais dessinées : cette âme de feu, qui ne respire que la gloire ; cette nature ardente qui brise et renverse tout ce qui lui résiste ; ces emportements de colère et de vengeance, qui ont la rapidité et la puissance de la foudre ; ce courage bouillant et invincible réuni aux grâces de la beauté, à la sensibilité du cœur, au respect pour l’amitié et l’hospitalité, à la pitié pour les malheureux ; ce mélange de qualités douces et terribles, cette teinte même de férocité, ce caractère demi-sauvage, cette simplicité de mœurs qui fait si bien ressortir l’égoïsme, tout cela forme un tableau qu’on peut regarder comme le chef-d’œuvre de l’invention poétique. L’Achille d’Homère et l’Apollon du Belvédère sont deux figures célestes qui semblent être le dernier effort du génie.

Mais notre scène est trop rétrécie pour que le héros de l’Iliade puisse s’y mouvoir à son aise. Toute autre passion est incompatible avec la colère d’Achille ; il a cependant bien fallu en faire un amoureux de roman, sottement épris de son esclave Briséis, qui le régente et le brave. Patrocle, si doux, si soumis, si respectueux dans l’Iliade, est dans la tragédie un arrogant précepteur qui, après avoir inutilement prêché son ami, le quitte brusquement pour aller, sans son aveu, combattre les Troyens quand cela n’est point nécessaire, et lorsqu’il y a une trêve entre les deux peuples. C’est même un fanfaron, un capitan, qui se flatte d’égaler et même de surpasser le fils de Thétis. Il est fort triste qu’un héros tel qu’Achille soit réduit à écouter si longtemps de fâcheux pédants qui lui donnent des leçons sur l’amour de la gloire, et il est difficile avec une grande colère d’avoir tant de patience.

Que fait Priam dans le camp d’Achille pendant toute la pièce ? L’auteur suppose qu’après s’être brouillé avec Agamemnon, Achille n’a rien eu de plus pressé que d’envoyer chercher Priam pour faire avec lui sa paix particulière, et lui remettre un poste important dont il est maître. C’est une trahison et une bassesse qui dégradent le caractère d’Achille. La démarche de ce fameux monarque de l’Asie, qui quitte sa capitale pour venir tout seul au milieu de ses ennemis, est aussi imprudente que ridicule. L’auteur a pensé sans doute qu’en faisant ainsi venir Priam dès le commencement de la pièce, il serait là tout porté pour demander le corps de son fils au dénouement ; mais il serait bien plus intéressant à la fin de la pièce, si le spectateur n’était pas déjà fatigué de le voir pendant quatre actes où il est insipide.

Briséis est un personnage boursouflé à qui l’auteur s’est efforcé de donner une grandeur et une dignité factices ; il a fait de cette petite esclave une héroïne de roman. Quoiqu’elle ignore sa naissance, elle est enthousiasmée de la gloire des Grecs, uniquement parce qu’on lui a dit qu’elle était née à Argos : elle ne respire que la guerre et les combats ; elle refuse même avec hauteur de suivre en Thessalie son amant, qui lui offre sa couronne et sa main : elle ne trouve pas qu’Achille soit un parti assez avantageux pour elle, du moment qu’il veut aller paisiblement gouverner ses états ; il lui faut un guerrier qui se batte, et un roi qui ne fait pas la guerre lui paraît un roi déshonoré. C’est ainsi que cette petite créature, dont Homère ne parle que pour nous apprendre qu’Achille l’admettait à l’honneur de sa couche, est devenue une princesse plus fière, plus belliqueuse que la reine des Massagètes. Quant à l’impétueux Achille, c’est un Artamène doux comme un mouton, qui non seulement supporte patiemment les extravagances et les rodomontades de son esclave, ce qui est déjà beaucoup trop, mais qui les admire et les adore :

Ah ! de vous adorer qui pourrait se défendre ?

Achille, qui adore le bavardage de Briséis, ne peut être autre chose qu’un Achille travesti, et la pièce où l’on voit cela est une mascarade.

Mais voici un incident bien propre à rabattre les fumées guerrières qui troublent le cerveau de Briséis : un certain Brisès, qui a élevé son enfance, vient lui apprendre qu’elle est fille de Priam, et qu’elle avait été exposée dès sa naissance, parce qu’un oracle avait déclaré qu’elle causerait la mort de son frère Hector. Le bonhomme Priam, qui a eu cinquante enfants, et qui doit avoir perdu le souvenir d’une petite fille qu’il n’a jamais vue, se montre aussi sensible à cette découverte que s’il retrouvait une fille unique. Cependant la reconnaissance du père et de la fille, qui se fait avec un grand cri, a paru plus comique que tragique. Il faut maintenant que Briséis renonce tout à fait à son amant, et qu’elle prêche la paix. Voilà cette fière Thomyris devenue une petite Zaïre, qui n’est pas trop contente d’avoir retrouvé son père, parce que cela dérange son mariage. Zaïre ne peut épouser Orosmane parce qu’elle est chrétienne ; Briséis ne peut plus épouser Achille parce qu’elle est Troyenne, et, qui pis est, fille du roi des Troyens. Achille, comme s’il avait formé le dessein de contrarier sa maîtresse, arrive tout armé, ne songeant plus à sa colère, et impatient de combattre : il est assez étrange que ce héros, qui a résisté à l’amour et à l’amitié, vienne, deux heures après, dire froidement qu’il a fait ses réflexions et changé d’avis. La pauvre Briséis frissonne quand elle entend parler de guerre et de combats. Achille ne comprend rien à son langage, et doit la prendre pour une folle ; c’est précisément la même scène que celle où Orosmane, brûlant d’amour, vient inviter Zaïre à se rendre à l’autel, et n’en reçoit qu’un accueil glacé. Les propos de Briséis, capables d’impatienter l’homme le plus modéré, ne peuvent ébranler le flegme du fils de Pélée, et en général on pourrait intituler cette pièce La Patience d’Achille. Il n’y a que la nouvelle brusque et inattendue de la mort de Patrocle, tué par Hector, qui réussisse à le tirer de sa léthargie ; alors il prend son parti, et, sans écouter les cris de Briséis, il vole au champ de bataille. Quelque temps après, il revient et trouve sur la scène le bonhomme Priam, auquel il fait, avec une rage dégoûtante et très déplacée, le récit circonstancié de toutes les horreurs qu’il a exercées sur Hector. Le vieillard l’accable d’injures et d’imprécations ; Achille veut y répondre par un coup de sabre, mais il est arrêté par Brisés qui survient à propos. Celui-ci représente à Priam qu’il ne faut pas parler si haut, s’il ne veut pas que son fils Hector soit mangé par les vautours ; les deux vieillards se mettent à conjurer le vainqueur de leur rendre le cadavre d’Hector, et Achille, après quelques grimaces et quelques façons, se laisse fléchir. Quant à Briséis, l’auteur, pour s’en débarrasser, l’avait envoyée, quelque temps auparavant, se tuer sur le champ de bataille.

Cet extrait suffit pour faire voir combien cette fable est mal tissue, et à quel point l’auteur a estropié l’Iliade. Quant au style, il est commun, lâche et sans physionomie, quelquefois dur, impropre et barbare. Voici un morceau qui fera juger du reste ; c’est un des plus brillants. Patrocle, indigné de l’opiniâtreté de son ami, lui déclare qu’il va sans lui combattre les Troyens :

Je ne te presse plus ; je sais quelle est ta haine ;
Je connais ta valeur et quel serment l’enchaîne ;
Mais moi, qu’un tel lien n’arrête point encor,
Pour rendre Achille aux Grecs, je vais combattre Hector.
Peut-être est-il resté, sur la rive troyenne,
Quelques débris de gloire échappés à la tienne.
La carrière est ouverte et m’invite à rentrer ;
Patrocle, à ton défaut, la doit seule illustrer ;
Le compagnon d’Achille en aura le courage.
Suivi de ce grand titre et d’un si beau présage,
Mes cris vont rappeler aux bords du Simoïs
Nos guerriers trop longtemps dans l’opprobre assoupis.
Osons sur tous les noms célèbres dans l’histoire,
Osons sur le tien même élever ma mémoire.

Le plus mauvais vers de cette tirade :

Quelques débris de gloire, etc.,

a été prodigieusement applaudi, par la raison qu’il est obscur, barbare et entortillé.

Poinsinet. Le Cercle §

Cette petite pièce, autrefois très comique, est aujourd’hui une énigme pour les spectateurs et pour les acteurs : ni les uns ni les autres n’y entendent rien. Les mœurs et les ridicules dont on se moque dans cette comédie n’existent plus ; et quoique le changement n’ait guère plus de trente ans de date, il est si complet qu’il semble être l’ouvrage d’un siècle. On ne peut se faire une idée de ces sortes de cercles, de ces soirées alors à la mode, et de ce qu’on appelait dans ce temps-là le ton de la bonne compagnie. Un colonel, un médecin, un abbé, un robin, un poète, sont les principaux personnages de la pièce ; chacun a les formes de sa profession : aujourd’hui aucune profession n’a de formes qui lui soient particulières. Le colonel est d’une fatuité légère et brillante, d’une galanterie, d’une élégance, d’une politesse dont il n’y a plus de modèles : il fait de la tapisserie auprès des femmes, à l’exemple d’Hercule qui filait auprès d’Omphale. Nos guerriers ont des moyens plus nobles de plaire aux femmes ; nos Hercules n’ont pas besoin de se dégrader pour se faire aimer : ils n’imitent que la force, et non point la faiblesse de leur patron.

Ce colonel, qui a tant de dignité dans les manières, a le cœur dur et bas ; il est esclave d’un intérêt sordide, sous un vernis séduisant, il ne cache que des vices méprisables : quand ce personnage n’éblouit pas au théâtre par son éclat, il devient plat et froid. Armand, chargé d’un rôle si difficile, a plus de qualités physiques qu’il n’en faut pour le bien rendre ; mais il n’a point eu de modèle : ce genre de ridicule lui est étranger, et il est encore étonnant qu’il l’exprime avec autant de succès, quoiqu’il y laisse beaucoup de choses à désirer. Ce rôle avait été créé par Molé : nous le lui avons vu jouer encore dans sa vieillesse plus agréablement qu’aucun jeune acteur ne peut le faire aujourd’hui.

Nos médecins n’ont point de costume qui leur soit propre : une ample perruque, la canne à bec de corbin, le ton brusque ou doucereux, la morgue pédantesque, ne font point partie de leur science. Celui du Cercle a tous les ridicules d’un médecin à la mode de ce temps-là ; mais comment veut-on que Thénard copie sur la scène des ridicules qu’il n’a jamais vus, et dont il ne peut avoir aucune idée ? La sévérité à son égard ne serait pas juste : une ignorance forcée a des droits à l’indulgence.

Il en est de même des abbés galants et musqués qui brillaient autrefois dans les cercles, et dont les femmes s’amusaient. Nos ecclésiastiques sont de bien mauvais modèles pour peindre ces abbés voluptueux, coquets et parfumés, qui n’étaient que des petites-maîtresses en rabat et en manteau court. Peut-on exiger que Michelot devine les grâces efféminées de ces êtres équivoques, qui, n’étant ni hommes ni femmes, servaient de jouet aux deux sexes ?

Le robin et le poète sont plus faciles à jouer : il ne faut, pour le premier, que de la gravité et de la décence ; pour le second, un certain mélange de bassesse et d’orgueil. Le poète est un mendiant qui quête des suffrages, et s’irrite de ne les pas obtenir ; il ressemble à ce pauvre de Madrid, qui demandait l’aumône, et, ne recevant que des exhortations à travailler, répondit : « Ce ne sont pas des avis, c’est de l’argent que je vous demande. » La scène du poète n’est ni dans les mœurs de ce temps-là ni dans celles d’à présent. Les poètes étaient alors bien accueillis dans le grand monde ; on écoutait leurs tragédies ; on y dormait, mais on ne se réveillait qu’en applaudissant : c’était assez pour l’auteur. Aujourd’hui la superstition pour la poésie dramatique est encore plus forte ; on prête aux lectures une pieuse attention, et la plus mauvaise pièce est toujours un chef-d’œuvre pour ceux qui l’écoutent, et dans la maison où on la lit. L’irrévérence d’Araminte et de ses deux amies à l’égard du poète Damon, est donc peu vraisemblable, peu conforme à l’esprit du temps. Peut-être Poinsinet, qui n’était pas répandu dans le grand monde, aura-t-il éprouvé pareille aventure, quand il aura essayé de lire un de ses opéras-comiques dans une petite société bourgeoise qui ne connaissait pas le bon ton.

Dezède. Les Deux Pages §

Les Deux Pages… Je serais assez embarrassé de dire ce que c’est ; ce n’est pas une comédie, c’est une espèce de pot-pourri composé par un musicien qui n’avait pas la prétention d’être homme de lettres, mais qui connaissait mieux que les gens de lettres l’esprit, le goût et la mode du jour. Dezède, auteur des Deux Pages, y a semé quelques airs agréables en sa qualité de musicien, et le public aime assez les pièces où l’on chante.

Quand l’ouvrage parut, c’était la grande vogue de la sensibilité, de l’humanité, de la bienfaisance : Dezède en a mis partout. Ce grand Frédéric, cet illustre disciple de Voltaire, qui prit quelquefois la liberté de corriger son maître, excitait alors l’enthousiasme le plus vif : l’auteur le mit sur le théâtre ; ce qui pouvait paraître assez hardi, car il n’y avait pas longtemps que ce monarque était mort. Depuis ce temps-là, Frédéric s’est montré à l’Opéra-Comique, au Vaudeville, et partout on l’a trouvé intéressant.

Tous ceux qui ont voyagé en Allemagne assurent que les aubergistes ont très peu de sensibilité, et rançonnent assez durement les étrangers. Un homme de lettres, avec ses principes sur l’imitation de la nature, aurait peint, comme un sot, un aubergiste allemand tel qu’il est, et se serait fait siffler : en effet, on trouve assez d’aubergistes sur les routes, et ils sont assez déplaisants pour qu’on ne désire pas en voir encore de pareils sur la scène, quand par hasard on va se divertir à la comédie. Il n’est malheureusement que trop vrai que le peuple aime à voir à la comédie ce qui ne se voit que là ; et ce goût est fatal pour nos vieilles règles, qui disent que la comédie doit peindre les mœurs communes de la société : il faudra réformer l’ancien code dramatique.

Que fit notre musicien, très peu versé dans la poétique, mais qui connaissait fort bien la mode ? Il nous présenta des aubergistes tels qu’il n’y en a point dans aucun pays : un hôte et une hôtesse du meilleur ton, pétris de sensibilité et d’humanité, toujours prêts à nourrir gratis les malheureux qui n’ont pas de quoi payer leur écot, et mettant dans leurs bienfaits la délicatesse la plus exquise. Cependant l’hôte et l’hôtesse ne laisseraient pas que d’être ennuyeux, s’ils n’avaient que des vertus ; il a bien fallu leur donner quelques petits ridicules. L’hôtesse est rusée, coquette, et se moque un peu de son mari ; le mari est jaloux, et n’aime point à voir les pages rôder autour de sa femme. Avec une petite chanson que chacun chante, en voilà assez pour la comédie : le reste est pour la mode.

Il y a deux pages dans la pièce, et il ne faut pas demander si tous les deux ont un cœur excellent, s’ils sont bons et sensibles. Il n’était cependant pas possible de faire de tous les deux des Catons, des modèles de douceur, de sentiment et de piété filiale. L’auteur a été forcé de faire l’un des deux vif, pétulant, étourdi, prodigue ; et cependant celui-là, qui est dans sa nature de page, n’est pas celui qu’on aime le plus, toujours par cette maudite raison qu’il n’y a rien de merveilleux qu’un page soit enjoué, malin et turbulent : comme s’il fallait du merveilleux dans la comédie ! On préfère l’autre page, qui est tout confit en douceur et sensibilité d’un bout de la pièce à l’autre : celui-ci fuit tous les amusements qui pourraient l’exciter à la dépense ; il épargne tout pour sa mère ; il ne vit, ne respire que pour sa mère ; il ne pense qu’à sa mère. Ce n’est pas un page, mais un ange : faut-il être surpris qu’un ange ait la préférence sur un page ?

La pièce a deux actes, et chaque acte est une pièce : la première est la moins intéressante ; ce sont les vertus et les ridicules de l’hôte et de l’hôtesse qui en font les frais. Mais quand une fois on est sorti de l’auberge, et qu’on est transporté dans le palais du roi de Prusse, les choses prennent une tout autre face ; avec quel plaisir et quelle admiration les spectateurs contemplent un roi occupé de ses devoirs, un roi qui va au-devant de la vérité, et qui veut rendre la justice ! La sensibilité, l’humanité, la bienfaisance d’un roi, sont dans sa justice ; il est toujours assez bon, assez généreux, assez libéral, quand il est juste envers tous. C’est sous ces traits qu’on représente le roi de Prusse, et tout autre intérêt s’éclipse devant celui-là.

Desforges. Tom Jones à Londres §

C’est la première comédie en cinq actes qui ait été jouée au Théâtre-Italien. Elle y fut d’abord trop sévèrement traitée : on lui rendit ensuite plus de justice : elle finit par obtenir beaucoup de succès. Les acteurs français l’ont représentée au Théâtre-Feydeau pendant la révolution : elle vient de reparaître sur la scène nationale, et l’accueil qu’elle y a reçu, la manière dont elle y est jouée, font espérer qu’elle y restera.

C’est un drame, dit-on ; c’est un drame ! eh bien ! soit : qu’en peut-on conclure ? que c’est un mauvais ouvrage ? C’est la conclusion qui est mauvaise. Si ce drame est intéressant et vraisemblable ; s’il offre des caractères, des mœurs, des situations ; s’il occupe et attache agréablement les spectateurs, pourquoi son titre de drame serait-il un arrêt de mort ? Si un tel drame était une comédie, que serait-il de plus ?

Un reproche plus juste qu’on pourrait faire à l’auteur, c’est de n’avoir presque rien tire de son propre fond. Le roman de Tom Jones lui a tout fourni ; mais il a le mérite d’avoir heureusement exposé sur la scène les récits de l’auteur anglais : ce qui est plus difficile qu’on ne pense. Tom Jones est le premier roman célèbre qui ait produit au théâtre une bonne pièce : on n’a pu rien tirer de don Quichotte, de Gil Blas, de Clarisse, de Grandisson, de Paméla ; car Nanine est froide ; il faut peut-être excepter Eugénie, tirée d’un conte du Diable boiteux. Cependant si M. Desforges, auteur de Tom Jones à Londres, n’a pas créé le personnage du lord Fellamar, il l’a fort embelli ; il lui a donné un caractère noble, généreux ; il en a fait un des principaux personnages de la pièce : cela vaut une création. Le rôle de Blifil est si odieux, qu’il semble que M. Desforges l’ait abandonné à sa bassesse et à son infamie, et qu’il ait dédaigné d’employer son art pour relever un si vil scélérat. Il a eu tort. Voyez quel génie Racine a déployé dans le rôle de Narcisse ! Cela est à peu près en pure perte pour le spectateur ; mais le lecteur admire avec quelle adresse ce détestable flatteur ramène au crime le cœur de Néron : il admire et frémit. Narcisse fait autant d’honneur à l’art de Racine que Burrhus. Pour faire passer un scélérat au théâtre, il faut lui donner des vues profondes, des projets hardis, de grandes combinaisons, des conceptions fortes ; quand il est démasqué, il faut que ce soit la cause des événements et non la sienne. Blifil, dans la pièce, n’est qu’un bas coquin.

Le caractère de Tom Jones est un des plus aimables, des plus naturels et des plus intéressants qui soient jamais éclos du cerveau d’un romancier et d’un poète. Vraiment ce n’est pas un chevalier Grandisson, qui possède toutes les qualités physiques et morales, qui réunit toutes les vertus et toutes les perfections, excepté celle d’amuser le lecteur : Tom Jones est vif, étourdi, libertin, indocile, ce qu’on appelle ordinairement un assez mauvais sujet : mais il a le cœur excellent ; il est franc, généreux, sensible, brave, galant, adroit à tous les exercices du corps ; c’est un Hercule sous les traits d’un Adonis. Ses aventures ne sont point celles d’un héros de roman ; ce sont celles d’un jeune imprudent qui court le pays sans argent, avec sa bonne mine, et qui se jette dans des embarras cruels, sans que jamais l’honnêteté de son caractère en souffre.

Il n’y a que son intrigue avec lady Bellaston qui ait besoin d’être excusée par la jeunesse de notre héros et l’extrémité où il se trouve réduit ; mais si l’on considère l’âge et le caractère de la dame, on conviendra que Jones n’est pas si coupable d’avoir accepté les dons d’une folle vieille et méchante, et qu’il a plus donné qu’il n’a reçu. La manière dont il se débarrasse de cette bonne fortune demande grâce pour la manière dont il en a profité. Malgré ses imprudences, malgré ses fautes et ses torts réels, on ne peut s’empêcher d’aimer ce Tom Jones, si malheureux, si persécuté, et si digne d’un meilleur sort.

Werstern est un chef-d’œuvre de vérité, de naïveté, de force comique : c’est le portrait le plus plaisant et le plus fidèle de ces gentilshommes anglais, qui partagent leurs loisirs entre la chasse et la table ; grossiers plutôt que francs ; violents, emportés, opiniâtres ; haïssant la cour et les grands, et cédant cependant à des considérations d’intérêt, à des vues de fortune. Ce caractère singulier, tracé de la main d’un grand maître, anime tout l’ouvrage.

Baptiste aîné, dont je n’ai pas souvent occasion de chanter les louanges dans les pères nobles de la tragédie, est fort bien placé dans le rôle de Werstern. Armand ne laisse rien à désirer dans celui de Tom Jones, quoique ce rôle exige beaucoup de choses : taille, figure, tournure, fermeté, aisance, grâces de toute espèce, Armand suffit à tout. Tom Jones n’a jamais été aussi bien représenté dans tout ce qu’il a d’aimable et d’intéressant.

Tom Jones à Londres engagera peut-être nos belles qui lisent des romans, à relire l’excellent roman de Tom Jones, traduit par M. de La Place : c’est encore le meilleur traducteur, et celui qui a le mieux conservé le ton de l’original. Ces dames, à qui je suppose toujours du sentiment et du goût, quoique elles soient habituées à lire des ouvrages où il n’y en a point, seront peut-être étonnées qu’on ait fait autrefois un roman aussi amusant, aussi ingénieux, tout à la fois aussi touchant et aussi gai que Tom Jones, tandis qu’on en fait aujourd’hui de si pitoyables, de si insipides et de si ennuyeux. Je souhaite qu’elles soient vivement frappées de cette différence, et qu’elles sentent tout ce qu’elles perdent en se réduisant à la lecture des nouveautés, tandis que tant d’ouvrages excellents, qu’elles ne connaissent pas, manquent de lecteurs ; et, pour ne parler que des romans, il n’y a certainement aucune comparaison à faire entre les romans de Richardson, de Fielding, de Le Sage, de Marivaux, de Duclos, de l’abbé Prévost, et les effroyables sottises dont nous avons été inondés depuis trente ans, sous le nom de romans. Il faut qu’on sache qu’il y a dans la foule des romans de l’abbé Prévost un petit chef-d’œuvre de naturel, de sentiment et de pathétique, absolument ignoré du beau monde, et qui n’est connu que d’un très petit nombre de gens de lettres : c’est l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, ouvrage fort court qui n’a qu’un volume qui s’imprime séparément, ou quelquefois à la suite des Mémoires d’un homme de qualité.

Ce qu’on a vanté le plus parmi nos romans modernes n’approche pas de cet ouvrage de l’abbé Prévost ; il est même unique dans la collection des œuvres de l’auteur, qui n’a pas fait un second volume de la même force : le charme de la narration, la vérité des caractères, la chaleur, l’énergie, l’intérêt et le pathétique ne peuvent aller plus loin. L’héroïne n’est rien moins que romanesque. Son amant est héroïque sans être un héros, et cet amant a un ami qui est un véritable héros d’amitié.

Entre les deux plus beaux romans que l’Angleterre ait produits, les uns se déclarent pour Clarisse, les autres pour Tom Jones. Clarisse a pour elle un grand suffrage, c’est celui de J.-J. Rousseau, auteur de La Nouvelle Héloïse : « On n’a point encore fait, dit le Genevois, de roman égal à Clarisse ni même approchant. » Ce qui veut dire que Tom Jones n’en approche pas : c’est dire trop. L’éloge, du reste, est désintéressé ; car La Nouvelle Héloïse ne peut entrer en concurrence ; c’est un mauvais roman pour le plan, la conduite et les caractères. L’auteur ne s’est attaché qu’à peindre la passion en traits de flammes, et il a eu plus de succès auprès des femmes françaises que l’auteur de Clarisse.

La Femme jalouse §

Cette pièce est originaire d’Italie. Lélio, fameux acteur du nouveau Théâtre-Italien, la composa d’après de vieux canevas ; Joly la traduisit en français, et la fit jouer sur le même théâtre, en 1726. Desforges travailla sur l’original italien et sur la traduction française : son ouvrage fut représenté avec succès, d’abord sur ce théâtre, qui n’avait plus d’italien que le nom, ensuite sur la scène française, à laquelle il semblait appartenir plus spécialement, comme pièce de caractère. La femme jalouse n’est pas un caractère national.

La jalousie, qui tient à l’amour-propre, est une des passions les plus générales du cœur humain ; nous donnons plus particulièrement le nom de jalousie à celle qui tient à l’amour : elle règne surtout dans les pays où les femmes sont esclaves constitutionnellement ; dans les climats chauds, où la nature a plus de force que la morale, où la raison est subjuguée par les sens. L’empire de l’amour physique est situé au Midi ; le Nord est la partie de cette agréable illusion, qu’on appelle galanterie : c’est là que les femmes, belles et froides, sont devenues l’objet d’une espèce de culte inconnu aux anciens ; la galanterie est la politesse de ces nations appelées autrefois barbares, parce qu’elles ont envahi l’empire romain ; c’est le caractère particulier de leur littérature.

Par un accord assez bizarre, les Maures, les Espagnols, les Italiens, ont réuni la galanterie avec la jalousie despotique, le culte superstitieux des femmes avec leur esclavage ; la chaleur du climat les a forcés de faire cet outrage à leurs idoles : ce n’est que dans les régions froides ou tempérées que les adorateurs des femmes ont été leurs sujets, et même leurs esclaves. Les femmes ont presque toujours été reines chez la nation qui les excluait du trône par une loi de l’état ; la France fut toujours le siège de la galanterie, le sol le plus fécond en maris débonnaires, et le plus ingrat pour les jaloux. Molière et ses successeurs n’ont pu présenter avec succès les jaloux sur la scène qu’en les rendant ridicules. Tous les auteurs qui ont essayé de les peindre sérieusement ont échoué. Le Jaloux de Baron, celui de Beauchamp, celui de Bret, et même le Jaloux houleux de Dufresny, quoique plus approprié au caractère français, n’ont point réussi : le Jaloux de Campistron a été moins malheureux, parce que sa conversion est une espèce d’hommage rendu aux femmes. Je ne parle point de celui de Rochon ; il doit à Molé le faible succès qu’il a obtenu, et il quittera le théâtre avec ce grand comédien.

Dans l’Orient, la jalousie des femmes est sans cesse rallumée par la polygamie, mais leurs fureurs ne se dirigent point contre le mari ; elles sont accoutumées à respecter ses caprices, et son infidélité est légale. Les tristes beautés renfermées dans son sérail, sans cesser d’être soumises et respectueuses à l’égard du maître, se contentent d’empoisonner leurs rivales. En Italie, c’était aussi l’usage ; mais les femmes, en se débarrassant d’une rivale, ne renonçaient pas au plaisir de tourmenter un mari : la jalousie est bien plus odieuse et plus difforme dans une femme que dans un homme, parce qu’elle offre un contraste hideux avec la pudeur et la faiblesse naturelle à son sexe ; cette passion est rare parmi les femmes françaises, à qui nos mœurs accordent tant de distractions et de ressources ; elle a quelque chose d’ignoble, et ne se porte guère à des excès que dans cette classe du peuple qui brave l’opinion et les bienséances. Une femme violente, emportée et féroce, est une espèce de monstre ; c’est une furie sous des traits destinés par la nature à peindre la timidité, la douceur et la grâce : la jalousie est plus théâtrale dans des amants que dans des époux, plus excusable dans une jeune femme que dans une matrone qui a une grande fille à marier. Souvent ce délire n’est qu’une explosion de l’orgueil le plus injuste ; souvent une femme, dans l’âge de l’amitié, prétend avoir encore des droits à l’amour, et ne voit dans les outrages du temps que l’infidélité de son mari. La femme jalouse de son mari est un sujet qui n’est ni comique ni intéressant au théâtre ; une femme ainsi dégradée est un triste spectacle, surtout pour son sexe : il choque les mœurs ; il est ridicule sans être plaisant, dans un pays où le lien conjugal est extrêmement relâché.

Ce n’est pas qu’il n’y ait une vérité admirable dans le portrait de la femme jalouse, tracé par Desforges ; mais cette vérité n’est ni agréable ni utile. Le vice principal d’un pareil sujet, c’est que la jalousie, poussée jusqu’à ce degré de violence, suppose un mauvais naturel et un grand défaut d’éducation : une femme sombre et sauvage, qui depuis seize ans fait son plaisir du martyre d’un homme doux, honnête et sensible, ne peut être qu’une méchante femme : la jalousie prend nécessairement la teinte du caractère ; elle ne devient fureur et férocité que dans une femme naturellement altière, violente et acariâtre. On ne s’intéresse point aux malheurs chimériques d’une femme de cette espèce. L’imbécile mari qui, depuis seize ans, tourmenté par cette mégère, en est encore épris, qui aime encore le tyran devant lequel il tremble, est un être fort étrange, et n’intéresse guère plus que sa femme. On ne peut s’attacher qu’à la partie romanesque de la pièce : la jalousie de madame Dorsan est fondée lorsqu’elle découvre que son mari fait venir à Paris, à son insu, une jeune fille de dix-huit ans, très jolie, surtout lorsqu’elle observe que cette fille ressemble beaucoup au portrait que son mari conservait précieusement dans le double fond d’une boîte d’or ; mais cela ne suffit pas pour justifier les fureurs, la rage, les cris de ce tyran femelle. Dans L’École des mères de Lachaussée, un incident à peu près semblable est traité avec beaucoup plus d’art et de délicatesse.

Le caractère de l’ami du mari est peut-être celui qui fait le plus d’honneur à l’auteur ; il est bien tracé, bien soutenu d’un bout à l’autre ; il est parfaitement vrai, mais il n’est pas théâtral. Un célibataire philosophe, d’une humeur grave, austère, inflexible, qui compatit peu aux faiblesses humaines, qui parle souvent des droits et de l’autorité de l’homme, et qui prétend qu’un mari doit être le maître chez lui ; un pareil original, quoique d’ailleurs franc, généreux, bon ami, ne saurait plaire aux femmes.

Tout le comique de la pièce est dans le rôle d’Eugénie. Ce caractère d’ingénuité n’est pas neuf, mais il est charmant ; et c’est le seul personnage de la pièce qui présente un véritable intérêt, quoiqu’il ait peu de développements.

Il ne faut pas oublier un valet assez naturel, assez gai : le rôle ne sert pas beaucoup à l’action ; mais il sert à égayer les spectateurs, dans un sujet aussi lugubre.

La Femme jalouse suppose du mérite dans son auteur ; la conduite en est bonne, le style médiocre, l’effet théâtral, triste et désagréable.

La Harpe §

Warwick §

Ce coup d’essai d’un auteur de vingt-quatre ans est sage et dans les bons principes ; un peu froid, parce que le génie, qui anime tout, ne s’y trouve pas : on n’y rencontre que le jugement qui fait des combinaisons régulières, le goût qui sait imiter les bons modèles. Le plan est simple et raisonnable, le style correct, élégant : mais l’élan et la verve ne se font point sentir. On est souvent satisfait, jamais ravi et transporté ; et dans cette tragédie d’un jeune homme, un observateur profond aurait pu découvrir le germe, non pas d’un poète tragique, mais d’un littérateur orthodoxe.

M. de La Harpe, avec une tête saine et une parfaite connaissance de l’art, évita les fautes grossières, et s’éleva jusqu’à une médiocrité très honnête dans les divers genres que les circonstances l’engagèrent à traiter ; mais il ne fut jamais ni poète ni orateur. La nature en avait fait un raisonneur, un critique, et il a rempli son destin. Ses poèmes et ses discours sont oubliés ; ses dissertations restent comme utiles et instructives, toutes les fois que sa prévention pour les écrivains philosophes ne l’aveugle pas : sa théorie est faible et commune, mais c’est un guide sûr dans la pratique. Il ne remonte pas aux sources, il ne fait pas d’esprit sur la littérature ; mais il est dans la science des lettres ce que dans celle de la religion est un bon théologien scolastique.

À peu près étranger à la littérature ancienne, qu’il n’eut pas le loisir d’étudier à fond, il est très versé dans la littérature moderne ; son tact est excellent, et il est ferme sur les principes : c’est dommage que son berceau se soit trouvé placé au milieu de l’école de Voltaire ; il puisa dans son éducation une foule d’erreurs et d’hérésies qui gâtent les ouvrages même composés depuis sa conversion. S’il fut le disciple bien-aimé de Voltaire, il fut aussi le plus fidèle et le plus constant de ses apôtres : lors même qu’il se vit forcé de condamner ses sentiments et ses principes, il resta toujours l’admirateur outré de ses talents, et lui assigna un rang trop élevé dans la hiérarchie littéraire :

Quo semel est infecta recens servabit odorem.

« Le vase garde longtemps (pour ne pas dire toujours) le parfum de la liqueur qu’on y versa la première. »

Nous nous estimerions fort heureux, si nos poètes les plus à la mode nous donnaient aujourd’hui des tragédies comme Warwick. La pièce de M. de La Harpe a sur nos ouvrages du moment le grand avantage du plan, de la conduite et du style : le fond n’est cependant qu’une rivalité, une querelle d’amour ; mais les rivaux sont un roi d’Angleterre, et un grand général à qui ce roi est redevable de son trône. Édouard, jeune et roi, semble devoir l’emporter en amour sur Warwick, héros à la vérité, mais héros qui s’est donné un maître, et qui, père d’Édouard par les bienfaits, pourrait encore l’être par l’âge. Pendant que Warwick négocie pour Édouard un mariage à la cour de Louis XI, Édouard à Londres prépare ses noces avec la maîtresse de son ambassadeur, la jeune Élisabeth. L’ambassadeur, de retour, apprend avec indignation que le maître auquel il vient de chercher une femme, est tout prêt à lui ravir la sienne. Il éclate en reproches, en menaces. Édouard, irrité, le fait mettre en prison. Le peuple se soulève ; les mutins n’entendent point raison. Marguerite, femme du roi précédent détrôné par Warwick, fomente ces troubles et s’efforce d’en profiter. Le généreux Warwick, au sortir de sa prison, voyant Édouard sur le point d’être victime de la sédition, ne veut se venger qu’en le défendant. Sa valeur parvient à dissiper les rebelles ; et je ne sais comment, en sauvant Édouard, il périt lui-même sous les coups des partisans de Marguerite : dénouement peu satisfaisant.

Il n’est guère vraisemblable que Marguerite, femme de Henri de Lancastre, se montre dans le palais d’Édouard, l’ennemi et le successeur de son mari. Ce n’est point là sa place. Élisabeth n’est utile à l’action que par les exhortations qu’elle prodigue à ses deux amants : elle dit de fort bonnes choses, mais elles ne sont pas convenables dans sa bouche. Il est ridicule d’entendre une jeune fille prêcher un roi et un général barbon : tous les deux sont avilis par les sermons de leur maîtresse.

Le grand écueil du sujet était de faire d’Édouard un prince bas et méprisable par son ingratitude ; de Warwick, un sujet orgueilleux, insolent tyran de son maître, esclave de l’ambition et de l’amour. L’auteur s’est tiré très heureusement de ce mauvais pas ; il a su relever Édouard sans rabaisser Warwick : ces deux caractères sont très nobles, et l’on a surtout vivement applaudi l’héroïque générosité qui inspire à Warwick de sacrifier l’amour et la vengeance à l’honneur et au devoir. L’action languit surtout au quatrième acte, que Warwick passe tout entier en prison. Les auteurs devraient éviter de mettre la scène en prison : c’est un lieu où leurs héros ne peuvent que déclamer et se plaindre sans avoir la liberté d’agir.

Philoctète §

Cette pièce de M. de La Harpe est restée au théâtre : par malheur, ce n’est pas une pièce de M. de La Harpe ; c’est une pièce de Sophocle, sauf le style du traducteur, très différent de celui de l’original. Le héros est boiteux, et n’en est que plus intéressant. Philoctète est trahi par des fourbes et par des méchants soi-disant politiques. Le compagnon et l’ami d’Hercule, le dépositaire de ses flèches, allait au siège de Troie ; il s’était fait par mégarde, avec une de ces flèches empoisonnées, une plaie incurable qui le rendait insupportable à l’équipage du vaisseau où il s’était embarqué avec Ulysse. Le perfide Ulysse profite de son sommeil pour l’abandonner dans l’île de Lemnos, alors inhabitée. Philoctète se réveille seul avec sa douleur et sa plaie ; il passe dix ans dans ce désert, se nourrissant de sa haine, de sa vengeance, et de quelques racines. Au bout de dix ans, en rentrant dans sa grotte, il aperçoit des hommes. Quel coup de théâtre ! quelle situation unique, tout à la fois merveilleuse et naturelle ! Un homme seul dans une île déserte, c’est en même temps du romanesque et du vrai. Les Grecs, au bout de dix ans, ont besoin de Philoctète et de ses flèches pour se rendre maîtres de Troie ; ils envoient des députés à cet homme si lâchement abandonné, et, à la tête de la députation, ils mettent Ulysse, dont le nom seul est en horreur à Philoctète. Cette députation ne devait pas réussir. Philoctète aime mieux mourir dans son désert que d’aller servir les Grecs ; c’est le sublime de la haine, de la vengeance et de l’opiniâtreté. Ce caractère de Philoctète est d’une admirable énergie ; mais il n’est pas pour nous assez théâtral, parce qu’il n’a que la force de résistance et point du tout celle d’action. L’éloquence et la poésie n’ont rien à désirer dans les discours de Philoctète ; mais la scène n’y trouve pas assez d’aliment, parce que la haine de Philoctète n’agit point ; sa vengeance ne s’exerce que par un refus.

Ulysse, homme d’état, politique profond, qui ne considère en tout que la chose publique, forme un beau contraste avec Philoctète aveuglément livré à ses passions. Le jeune Néoptolème, fils d’Achille, guerrier noble, franc et généreux, est opposé au roi d’Ithaque, vieux renard, pétri de ruses et d’artifices ; c’est Néoptolème qui négocie. Ulysse est trop odieux à Philoctète pour oser se montrer d’abord. La répugnance de Néoptolème à se prêter aux ruses d’Ulysse, produit des beautés d’un genre neuf. Il était impossible de conclure naturellement un semblable traité : Philoctète doit être inflexible, aucun moyen humain ne peut vaincre son ressentiment ; il faut qu’Hercule prenne la peine de descendre lui-même de l’Olympe pour persuader son compagnon et son ami. Horace semble approuver l’usage de ces machines quand le nœud vaut la peine qu’un dieu se mêle de le dénouer. Nous autres Français, nous n’aimons pas à voir les dieux s’immiscer dans les affaires de notre théâtre ; ces dénouements nous paraissent froids : la catastrophe du jeune Valmore prouve qu’ils sont quelquefois dangereux, et qu’il n’est pas sûr pour un comédien de jouer le rôle d’un dieu.

La pièce est sans femmes et sans amour ; les Grecs incitaient rarement de l’amour dans leurs tragédies, ils le réservaient pour la comédie. Sur les sept tragédies de Sophocle qui nous restent, il y en a deux où il y a de l’amour, Antigone et Les Trachiniennes : c’est comme s’il n’y en avait point. Il n’y a aucune scène entre les amants ; et, dans le cours de la pièce, il n’est jamais parlé d’amour. Rousseau a dit, dans sa Lettre sur les spectacles : « Qui doute que chez nous la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout à plat ? » M. de La Harpe a donné un démenti à J.-J. Rousseau. Il a fait représenter sur le Théâtre-Français le Philoctète de Sophocle, et ce Philoctète n’est point tombé tout à plat ; il a même obtenu un succès d’estime. On a su gré à l’académicien français d’avoir enrichi notre scène d’un chef-d’œuvre grec. Philoctète est resté au théâtre ; il y est accueilli assez froidement, à peu près comme les femmes embrassaient les savants pour l’amour du grec.

Le style de cette traduction, ou imitation de Sophocle, est quelquefois assez soigné, assez correct ; rarement il est assez vigoureux, assez éloquent, assez pathétique ; on n’y retrouve point l’énergie, la chaleur et le coloris de Sophocle. On a quelquefois disputé pour savoir s’il fallait traduire les anciens poètes en prose ou en vers. Il y a des littérateurs qui rejettent absolument la prose, et qui n’admettent que les vers ; ce qu’il y a de certain, c’est que la plupart de nos traductions d’anciens poètes, soit en vers, soit en prose, ne sont pas lisibles. Delille, malgré tout son talent poétique, est resté fort au-dessous de Virgile dans les Géorgiques, et bien plus encore dans l’Énéide ; mais il est très supérieur à tous les traducteurs en prose. Ici j’observe qu’il y a deux traducteurs du Philoctète de Sophocle, l’un en prose, l’autre en vers : le traducteur en prose est l’illustre Fénelon, archevêque de Cambray ; le traducteur en vers est M. de La Harpe. Or, la prose du prélat l’emporte de beaucoup sur les vers de l’académicien ; elle est vive, naturelle, animée ; elle rend l’esprit, le mouvement, le génie de Sophocle avec une liberté pleine de sentiment et de grâce. Dans les vers de M. de La Harpe, on reconnaît un esclave de la rime, un esclave de Sophocle, qui copie gauchement son maître. Vous qui voulez avoir une idée assez juste de l’éloquence du poète grec, lisez dans le Télémaque le récit des aventures de Philoctète fait par lui-même : c’est du Sophocle tout pur ; c’est son âme avec laquelle l’âme de Fénelon paraît être de niveau ; la rime ne servirait qu’à refroidir le traducteur, qu’à lui donner une allure gênée et contrainte ; la prose de Fénelon est de la poésie ; elle en a la chaleur, l’expression, la variété, l’harmonie : cet épisode du Télémaque a bien un autre charme que la tragédie de M. de La Harpe.

Mélanie §

Les titres des tragédies et des comédies ne sont souvent pour moi que des textes, tirés à la vérité d’écritures très profanes, mais qui peuvent fournir des commentaires de la plus pure morale. Mélanie me rappelle le mépris et la haine dont les sophistes, charlatans et novateurs, honoraient les couvents de l’ancien régime. Ils mettaient cependant quelque différence entre les moines et les religieuses : les moines leur semblaient trop heureux. En effet, ces tranquilles cénobites jouissaient en paix dans leur précieuse obscurité des biens les plus réels de la vie, étaient beaucoup plus heureux que des écrivains rongés de jalousie, dévorés d’ambition, forcés chaque jour d’accoucher laborieusement de quelque épigramme ou de quelque petit conte pour payer leur écot à la table des grands ; condamnés à flatter ce qu’ils méprisaient, à fronder ce qu’ils estimaient, voués à toutes les tracasseries de l’intrigue, asservis aux intérêts d’une secte, et réduits à mettre leur esprit aux gages de ceux dont ils attendaient leur fortune. C’est dans cet état d’esclavage qu’ils vantaient la liberté, tandis que les moines, dans la prison apparente du cloître, étaient libres des passions et des besoins qui constituent la plus honteuse des servitudes.

Essentiellement galants, les philosophes plaignaient les religieuses ; elles étaient à leurs yeux d’innocentes victimes d’un fanatisme meurtrier ; leur clôture était une atteinte portée aux lois de la nature, aux droits du cœur, un vol fait aux plaisirs du monde, au domaine de l’amour. La libre circulation des femmes étant à peu près établie par l’évangile de la nouvelle religion, cette portion d’un sexe aimable, mise en séquestre dans les couvents, était un attentat contre le commerce, un crime de lèse-philosophie au premier chef. Sous la monarchie, le théâtre était interdit à leurs réclamations ; mais aussitôt que la révolution eut ouvert à leur zèle une libre carrière, on ne vit plus sur la scène que des couvents et des grilles ; on n’entendit parler que de souterrains, de cachots, d’exécrables cruautés exercées par la superstition et le fanatisme dans l’ombre des monastères. Ces histoires, qui ressemblent à celle de la Barbe-Bleue, devinrent le tragique du jour.

M. de La Harpe, malgré la solidité de son esprit, se laissa tenter par les succès faciles que promettaient ces déclamations à la mode ; il fit représenter sur le théâtre sa Mélanie, qui se lisait depuis longtemps dans les sociétés. Cette pièce, estimable par la pureté du style, est extrêmement médiocre du côté des caractères et de l’action théâtrale. Je ne sais pourquoi les comédiens troublent la cendre de l’auteur par la représentation d’un ouvrage dont il a sans doute reconnu et déploré l’indécence dans les dernières années de sa vie ; il est assez insipide et assez ennuyeux pour ne pas leur faire espérer d’abondantes recettes.

Les moines et les religieuses n’existent plus ; il faut respecter leurs tombeaux. Depuis que l’intérêt qu’on avait à les détruire n’aveugle plus les esprits, on découvre la faiblesse et l’injustice des reproches que leur faisaient de prétendus penseurs. Les moines ont défriché une partie de la France ; nos plaines les plus fertiles, nos coteaux les plus riants ont été arrosés de leurs sueurs ; ils ont conservé, dans les ténèbres de la barbarie, le dépôt sacré des livres et des sciences. Dans la fureur des guerres féodales, leurs maisons, respectées de tous, offraient un asile inviolable aux opprimés que l’injustice et la haine avaient proscrits. Devenus riches, les moines ont cessé de travailler. On leur a fait un crime de jouir paisiblement du fruit des travaux de leurs prédécesseurs ; on criait qu’ils étaient inutiles à la société, et ceux qui criaient le plus fort étaient bien plus qu’inutiles, ils étaient nuisibles : il vaut mieux ne rien faire que d’écrire des mensonges et des sottises.

Les moines étaient inutiles ! à quoi servaient alors une foule de riches, qui, par l’emploi funeste de leur fortune, alimentaient la corruption et les vices ? Je me trompe : ils servaient à donner à dîner aux philosophes. Aux yeux de l’homme d’état, les moines étaient de grands propriétaires, qui administraient fort bien ; de grands consommateurs, dont le genre de consommation était utile, puisqu’il tournait au profit de la classe indigente.

Quant aux religieuses, la plupart élevaient la jeunesse ; plusieurs soulageaient les malades, et celles-ci du moins ont reçu, de la part d’un gouvernement aussi éclairé que le nôtre, un témoignage flatteur qui doit les consoler des diatribes de quelques énergumènes ; les autres, sans faire de mal à personne, donnaient à la société un exemple découragé admirable dans un sexe faible. Les vertus qu’elles pratiquaient dans leur sainte retraite faisaient honneur à la nature humaine, que tant de femmes déshonoraient dans le monde par leurs excès scandaleux. Quand la superstition ne nous apprend qu’à vaincre nos passions, qu’à supporter avec patience les privations les plus dures, quand elle nous élève au-dessus de nous-mêmes, c’est une belle chose que la superstition, et qui vaut infiniment mieux que la philosophie grossière et sensuelle qui nous rapproche des bêtes.

N’était-il pas ridicule de voir des philosophes s’amuser à mettre en vers et en dialogues des aventures de Peau-d’Âne, des fables populaires sur des religieuses renfermées dans de profonds souterrains ? Il aurait autant valu présenter sur la scène des histoires d’ogres, de spectres et de mauvais génies. L’abus que M. de La Harpe attaque dans sa Mélanie était un peu plus réel, quoique infiniment rare ; cependant il était impossible de forcer réellement une fille à prononcer les vœux monastiques : elle avait toujours la ressource d’une protestation publique contre la violence ; et si l’on objecte la faiblesse et la timidité d’une jeune personne incapable de résister aux suggestions, aux persécutions, et à tout le poids de l’autorité paternelle, je réponds par la catastrophe même de Mélanie : il faut plus de force et de courage pour s’ôter la vie que pour résister aux ordres d’un père. Une fille capable de se tuer doit être capable de désobéir, lorsqu’elle a pour elle sa conscience et la loi ; je dis plus, quand elle a pour elle l’enthousiasme romanesque de l’amour, qui doit l’endurcir contre tous les assauts qu’on lui livre ; ainsi, quoiqu’il y ait eu sans doute de la part des pareils quelques abus d’autorité, le dénouement de Mélanie me paraît aussi absurde qu’atroce.

Le rôle de l’amant est extrêmement brillant, et l’acteur y déploie une énergie brûlante, qui n’est pas éloignée du délire. On pourrait comparer la querelle du père et de l’amant à celle d’Agamemnon et d’Achille : le sujet en est à peu près le même. Agamemnon veut sacrifier sa fille à Diane ; M. de Faublas veut immoler la sienne à la religion : l’amant d’Iphigénie n’est pas moins emporté que l’amant de Mélanie, mais il est moins imposant ; et il me paraît contre toute vraisemblance, que le dur et impérieux Faublas ne fasse pas chasser, dès les premiers mots, un jeune fou qui veut se mêler des affaires de sa famille.

Coriolan §

Pourquoi Coriolan est-il un personnage éminemment théâtral ? Parce que c’est un homme esclave de ses passions. Les passions sont des vertus au théâtre : l’orgueil, la colère, la haine et la vengeance, sont des vices odieux en bonne morale ; mais ce sont des qualités poétiques très intéressantes : il ne faut que quelques-uns des sept péchés capitaux pour faire un héros très brillant sur la scène. Ce Coriolan, par exemple, est un guerrier farouche, qui s’imagine que personne ne peut le regarder en face, parce qu’il a contribué à la prise du petit bourg de Corioles, dont il porte le nom. Depuis un si grand fait d’armes, il prétend avoir droit de traiter les plébéiens comme des serfs ; il paraît persuadé qu’il n’y a que les sénateurs et les patriciens qui soient des hommes. Plutarque observe, au sujet de ce Coriolan, que l’éducation et l’instruction n’avaient point adouci ce caractère âpre et sauvage, que son courage dégénérait en férocité, et que c’était là son seul mérite.

Les Romains, accablés de misère, plongés dans la plus effroyable servitude, s’étaient soulevés contre le despotisme et la cruauté du sénat : ils s’étaient retirés sur une montagne voisine de Rome. Le sénat, avec beaucoup de peine, était parvenu à les ramener par de vaines promesses ; mais, pendant l’insurrection, les terres abandonnées n’avaient rien produit. La disette se faisait sentir, et, pour remédier à ce fléau, le sénat avait fait venir des blés de la Sicile : il se proposait de les vendre à bas prix au peuple. Coriolan, irrité contre les séditieux, opina qu’on leur vendît le blé très cher, afin de les mater par la famine. Son avis est rapporté dans les termes les plus durs par l’historien le plus favorable aux patriciens6. Le peuple, instruit que Coriolan voulait l’affamer pour le tenir dans l’esclavage, et qu’il ne cessait d’éclater en menaces et en injures contre les tribuns, prétendit se venger à son tour, et cita Coriolan à son tribunal suprême.

Le sénat n’osa pas s’opposer à l’exercice de ce droit. Coriolan, furieux, après avoir exhalé sa rage, maudit la faiblesse du sénat, l’audace des tribuns, l’ingratitude du peuple, finit par se rendre aux conseils de sa mère, et prend le parti de se soumettre à son sort. Cet acte est très vide d’action, très enflé d’amplifications ; c’est de la bouffissure oratoire plutôt que de l’énergie poétique ; mais le style, froid à la lecture, s’échauffe par le jeu de l’acteur. La scène attache, parce qu’elle a du mouvement : Coriolan y est présenté comme un grand homme, sauveur de la patrie, poursuivi bassement par la haine et l’envie d’une faction acharnée à sa perte, et qui ne veut le juger que pour le condamner. C’est un mensonge historique : tout le tort est du côté de Coriolan ; mais, au théâtre, ce mensonge vaut mieux que la vérité : il répand beaucoup d’intérêt sur Coriolan. On prend parti pour lui contre le peuple ; et quoique tout le peuple romain, insulté par ce jeune téméraire, soit assurément un objet plus respectable, plus intéressant aux yeux de la justice et de l’humanité, cependant l’outrage prétendu fait à Coriolan irrite tellement les spectateurs, qu’ils ne seraient pas fâchés de voir toute la classe plébéienne immolée à l’orgueil et à la vengeance du vainqueur de Corioles. Voilà comment le théâtre donne presque toujours des idées fausses, surtout dans les tragédies modernes ; voilà comment le cœur humain est toujours prêt à épouser les passions les plus condamnables, à s’enthousiasmer pour des vices brillants, et pour un héros très méprisable au tribunal de la raison.

La poésie épique et dramatique vit de passions ; ce sont les passions qui touchent. Achille est un monstre d’inhumanité et de barbarie ; il intéresse tout le monde : on excuse ses crimes, parce qu’il les commet pour venger un ami ; et même on admire, comme un trait sublime de clémence, l’effort qu’il fait de rendre au vieux Priam les restes défigurés de son fils, après qu’il a bien assouvi sur ce cadavre sa rage de cannibale. Énée, au contraire, est un modèle de vertus ; il n’a que la passion de son devoir : il glace tous les lecteurs ; sa sensibilité passe pour poltronnerie, sa prudence pour faiblesse : sa piété lui donne un air de cafard ; et parce qu’il ne sacrifie pas à la belle Didon les destinées de l’empire romain, c’est un personnage ennuyeux, honni de toutes les femmes. C’est ainsi que la poésie forme les mœurs, et voilà les leçons qu’on reçoit au théâtre !

Coriolan est jugé dans l’entracte, et au commencement du second acte, on apprend qu’il est banni ; lui-même vient faire ses adieux à sa mère : cette scène est très belle, très intéressante, et, à mon gré, la meilleure et la plus théâtrale de la pièce, sans en excepter même celle où Véturie fléchit et désarme Coriolan : elle est supérieurement jouée par Talma. Ce dépit, cette haine concentrée, cet orgueil profondément ulcéré, ces sentiments de la nature, de l’amitié, de la patrie, qui se présentent dans le cœur d’un guerrier violent, aux prises avec la douleur et le désespoir : tout cela forme une situation très analogue au talent de Talma, qui excelle à peindre les passions sombres, terribles et profondes.

Coriolan sort, la rage et la vengeance dans le cœur : il menace sa patrie, et n’en est que plus intéressant. S’il sortait comme Camille, qui fut bien plus outragé que lui, et avec bien moins de justice ; s’il priait les dieux, comme ce digne Romain, de ne jamais permettre que Rome ait besoin du secours de son bras, peut-être cette vertu sublime produirait-elle moins d’effet que l’emportement de Coriolan, bien plus naturel dans un pareil moment. La scène entre Coriolan et Tullus, chef des Volsques, est d’une excellente facture : La Harpe l’a prise dans Plutarque, historien qui, pour le dire en passant, a composé une Vie de Coriolan pleine d’un intérêt vraiment dramatique, et bien supérieure à la tragédie de La Harpe.

On cesse de s’intéresser à Coriolan aussitôt qu’il s’est vengé ; on ne voit plus en lui qu’un traître à sa patrie : c’est cette mauvaise position de Coriolan qui, entre autres inconvénients, rend le sujet impraticable. On devient indifférent pour le guerrier qui sacrifie lâchement le devoir et l’honneur à sa passion. Le sort de Rome n’émeut pas davantage ; tout est frappé de froid : les longues remontrances de Volumnius, qui vient haranguer son ami, l’éloquence même de Véturie ne produit pas un effet bien théâtral. Il est honteux pour Coriolan d’être ainsi prêché ; sa situation est pénible : s’il résiste, il est odieux ; s’il cède, il paraît faible ; il perd ce caractère indomptable et inflexible qui l’a rendu si brillant dans les premiers actes. Il y a toujours quelque légèreté, et même un certain ridicule pour un héros, à se désister d’une entreprise aussitôt qu’il l’a formée : il aurait dû y songer plus mûrement.

L’étourderie de Coriolan est cruellement punie, et la peine suit de bien près la faute ; car il semble que le guerrier romain ne quitte sa mère que pour aller se faire assassiner par les Volsques. Tout est brusqué, étranglé dans cette tragédie ; les incidents se précipitent les uns sur les autres : comment concevoir que, dans vingt-quatre heures, Coriolan soit jugé, banni, passe chez les Volsques, soit nommé général, remporte une victoire, marche contre Rome, reçoive la visite de son ami, de sa mère, se laisse fléchir et soit assassiné ? M. de La Harpe, littérateur austère, donnait lui-même l’exemple de violer les unités : exemple dangereux, propre à ramener la barbarie.

Le dénouement, au reste, est très moral ; on y voit qu’un guerrier qui trahit sa patrie trouve lui-même des traîtres qui lui font expier son crime. C’est aussi une chose bien étrange que cette ville si belliqueuse et si fière, qu’un revers écrase, qui n’a plus ni généraux, ni soldats, ni courage, parce qu’elle a perdu un citoyen. Quoi ! Rome, qui ne trembla pas quand elle vit Annibal à ses portes, s’avilit jusqu’à se mettre à genoux et demander grâce à l’un de ses enfants, parce qu’il est à la tête de ses ennemis ! C’était une raison pour ne plus désormais l’admettre dans son sein.

Cette tragédie, malgré ses défauts, est à peu près la meilleure que La Harpe ait composée depuis Warwick ; il est vrai que ce n’est pas beaucoup dire.

Mercier §

La Brouette du vinaigrier §

Rien n’est plus commun que cette Brouette du vinaigrier : un riche négociant est sur le point de marier sa fille, lorsqu’il est ruiné par une banqueroute. Le gendre, qui, dans ce mariage, considérait beaucoup la dot, n’est pas pressé de conclure, et se retire. À sa place se présente un commis du négociant, fils du vinaigrier : son père vient lui-même faire la demande avec son habit d’ouvrier et sa brouette ; ce qui déplaît beaucoup au jeune amant et ne flatte pas davantage le négociant ruiné. Mais tous les deux changent de sentiment, lorsque le vinaigrier, ouvrant son baril, fait voir qu’il est plein d’or : cela lève toutes les difficultés. Le caractère du vinaigrier est théâtral, quoiqu’il ne soit pas dans la nature : il y a beaucoup d’hommes capables de cette constance et de cette économie opiniâtre qui produit à la longue de grands trésors, en accumulant chaque jour de petits gains ; mais ce caractère de parcimonie sévère et patiente, cette habitude de privations, suppose une âme dure, un attachement invincible à cet argent qu’on n’a pu amasser qu’avec tant de peine. L’homme qui, pendant quarante-cinq ans, n’a songé qu’à remplir d’or son baril, ne peut être si sensible, si gai, si généreux, si désintéressé, si bon père, que l’est cet honnête vinaigrier ; mais le merveilleux même du rôle contribue à le rendre intéressant : car, quoique l’objet essentiel de la comédie soit de peindre les mœurs communes et ordinaires, la multitude n’est frappée que de ce qui est étonnant, extraordinaire ; c’est la véritable cause du discrédit actuel de la bonne comédie. Quand Boileau a dit :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable,

il a sous-entendu, pour les esprits délicats et cultivés ; car pour la multitude il faut retourner le vers :

Rien n’est beau que le faux, le faux seul est aimable.

L’expérience journalière le prouve. Depuis que le théâtre et la littérature sont en proie à la multitude, depuis que les profanes et les barbares ont fait irruption dans le sanctuaire des arts, tout est perdu ; il n’y a plus de goût, de règle, ni, pour ainsi dire, de religion littéraire et poétique ; il n’y a plus de bons auteurs, plus de bons acteurs, parce qu’il n’y a plus de bons juges : la littérature est la cour du roi Pétaud. Nous avons entendu dire à l’auteur de La Brouette du vinaigrier que Corneille, Racine et Molière n’entendaient rien au théâtre : de bonnes âmes ont crié contre ce blasphème ; mais on n’en a pas moins travaillé dans un goût tout opposé à celui de Corneille, de Racine et surtout de Molière, comme si réellement ils n’y entendaient rien ; et le peuple a sanctionné les impiétés de Mercier, en prostituant les applaudissements et la gloire à des rapsodies qui déshonorent notre scène et nos anciens chefs-d’œuvre.

Le Déserteur §

Assurément on doit plaindre un soldat qui a déserté dans un emportement de jeunesse, et à qui on va casser la tête : la pitié augmente si le déserteur a un père, une mère, une maîtresse ; plus il a de liens qui l’attachent à la vie, plus son sort est triste : mais avec tout cela, un déserteur qu’on fusille est un mauvais sujet de pièce de théâtre, ce qui n’empêche pas que nous n’ayons deux pièces sur ce sujet.

Le Déserteur de Sedaine vaut mieux ; s’il n’a pas le sens commun, on n’y trouve du moins ni déclamation ni philosophie : le caractère de Montauciel est vraiment comique ; celui du cousin, quoique absolument dans la farce, a le mérite de la naïveté, et fait beaucoup rire. La pièce est conduite avec art, et le dénouement heureux dissipe les vapeurs noires que donnent toutes ces idées de mort. Mercier, impitoyable, ne fait aucun quartier au spectateur : il n’y a pas le mot pour rire dans son funeste drame : il ne vous épargne aucune espèce d’angoisses ; il faut avaler le calice jusqu’à la lie : on n’en est pas quitte pour la peur ; son déserteur est fusillé tout de bon, et on lui dit les prières des agonisants.

Le grand défaut de Mercier, c’est la longueur insupportable de ses amplifications, c’est l’ennui d’un dialogue boursouflé, noyé dans un déluge de grands mots ; car le sujet n’est rien : un jeune soldat, après avoir déserté, s’est réfugié dans une petite ville d’Allemagne, frontière de France : il est depuis sept ans commis chez la veuve d’un négociant, dont il est près d’épouser la fille : le jour même fixé pour son mariage, les Français arrivent dans la ville ; il est reconnu et fusillé : voilà tout. Il n’y a pas là beaucoup d’étoffe pour cinq actes.

Il a fallu coudre à ce sujet si simple des aventures et des vertus romanesques : deux officiers viennent loger dans la maison même qu’habite le déserteur ; l’un d’eux, nommé le chevalier de Saint-Franc, est son père, qui, de simple soldat, est parvenu au grade de major dans le même régiment où son fils avait servi : ce major se trouve dans la même situation que l’ancien Brutus. L’autre officier s’appelle Valcour ; c’est un jeune étourdi qui commence par insulter, de la manière la plus grossière et la plus ridicule, la maîtresse de la maison et sa fille, et son gendre futur. Je doute que jamais officier français ait poussé si loin la fatuité, l’insolence et la brutalité.

Cependant ce même officier devient tout à coup un héros de générosité et d’humanité. À peine a-t-il appris le malheur du jeune déserteur, qu’il sollicite sa grâce avec la plus vive ardeur, et, ne pouvant l’obtenir, il lui procure les moyens de s’évader. Le déserteur, non moins héroïque, refuse de sauver sa vie aux dépens de l’honneur de son père, et va tranquillement à la mort. On peut juger combien les entretiens de ce jeune soldat avec sa maîtresse et avec son père sont affligeants et pénibles. Les interlocuteurs n’ont rien à se dire : ce sont des scènes sans but, sans motif, qui serrent le cœur de la manière la plus désagréable : la situation par elle-même est si déchirante, que toutes les paroles sont trop faibles pour l’exprimer. C’est ignorer absolument l’art du théâtre que de prolonger de pareilles conversations, et de remplir d’un vain galimatias des moments affreux, où il semble qu’un silence morne soit la seule éloquence.

À cet abus du pathétique se joignent des absurdités, des invraisemblances choquantes, des incidents misérables. Il est inconcevable qu’une femme sensée donne sa fille a un aventurier sans fortune, dont elle ne connaît point la famille, et qui doit lui paraître suspect, puisqu’il a sans doute eu des raisons très graves pour s’expatrier : il n’est guère plus raisonnable que cette femme, sur la bonne mine du major qu’elle voit pour la première fois, prenne assez de confiance en lui pour lui révéler le secret d’où dépend la vie de son gendre futur ; enfin, il est mesquin, trivial et hors du sens commun, de fonder une intrigue sur la curiosité d’un homme qui, congédié d’une maison, y rentre sans qu’on l’aperçoive, et écoute à la porte du salon l’entretien de la mère avec son gendre : tout cela est mal imaginé, mal conduit.

Les drames de Mercier sont le plus bel hommage rendu au talent de Corneille, de Racine et de Molière : la teinte philosophique qu’il a répandue sur ses déclamations collégiales, est la seule chose comique qu’on y trouve : il y a de grandes dissertations sur l’état militaire, sur la discipline, sur la peine infligée aux déserteurs : il n’est pas toujours convenable de philosopher sur ces matières, qui touchent de si près à l’ordre et à la sûreté du corps social : Voltaire, par des plaisanteries très indiscrètes et très dangereuses sur la composition des armées, a donné le premier a tous les petits écrivains l’exemple de l’inconséquence et de l’étourderie : il n’est jamais bon ni à propos de faire entendre aux soldats qu’ils ne savent pas pourquoi ils se battent.

Est-ce à un major d’un âge mûr et d’une expérience consommée, à un officier de fortune qui, plus qu’un autre encore, doit être attaché à la discipline, qu’il appartient de débiter des tirades d’une humanité déplacée, et de s’apitoyer sur les déserteurs ? non erat hic locus. « Ah ! s’il faut un exemple, qu’il est affreux de le donner ! Quelle loi terrible ! on tourne contre leurs têtes les mêmes armes qui souvent leur ont valu des victoires. J’ai adhéré, il est vrai, à la résolution que nous avons prise de ne plus nous intéresser pour aucun ; mais, cher Valcour, vous ne sauriez imaginer le frémissement que me cause ce sanglant appareil. Au seul nom de déserteur, mes sens sont émus, bouleversés. Songez donc que c’est moi qui suis forcé de donner à chaque fois le signal de mort. Aucun de vous ne les approche de si près… Leurs derniers regards fixent les miens, et leur sang rejaillit jusque sur moi… Ils sont coupables, puisqu’ils ont bravé les ordonnances du prince ; mais croyez qu’il en est plus dignes de pitié que de mort : nous parlons à notre aise, nous les condamnons de même. Il faudrait que vous eussiez été tous simples soldats comme moi pour mieux les juger. »

La réponse de Valcour est aussi inconvenante et beaucoup plus ridicule encore : l’enthousiasme guerrier y va jusqu’à la folie. « Je conçois que c’est quelque chose de singulier que tous ces enrôlements forcés. Être officier ! ah ! de grand cœur. C’est l’honneur, le courage, c’est l’amour du monarque, c’est la liberté même qui nous conduit à la victoire ; et que nous sert d’être à côté d’une foule d’hommes, soldats involontaires, qu’il faut traîner sous le fouet de la discipline ? Pourquoi accorder à de pareils gens l’honneur d’être tués dans les batailles ? Que ne les renvoie-t-on plutôt labourer le champ de leurs pères ? À nous seuls devrait appartenir la gloire et le danger des combats. Le nom de déserteur serait certainement un nom ignoré… Il me vient une idée. Trente officiers valent bien, je crois, un bataillon : ne pourrions-nous, unis en bravoure, représenter une armée entière, former un seul corps audacieux, intrépide, impénétrable ? Aussi prompt que terrible, il volerait avec la victoire ; elle serait assurée. Pas un ne reculerait d’un pouce sur le terrain, et le champ de bataille pourrait être couvert de morts, mais ne serait jamais désert. »

Ce drame eut beaucoup de succès à la Comédie-Italienne, en 1782 : je n’en suis pas surpris, on était alors bien près de la révolution.

La Maison de Molière §

N’est-il pas étrange qu’un étranger, qu’un Italien ait rendu le premier cet hommage dramatique à notre Molière ? La pièce originale est de Goldoni ; Mercier l’a imitée sans pouvoir l’embellir ; il en a même gâté le dialogue par la déclamation et l’emphase. Il est fâcheux que Molière, dans son cabinet, parle comme Mercier dans ses préfaces et dans ses drames ; Molière n’était pas un enthousiaste.

Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon.

L’auteur de La Brouette du vinaigrier s’était chargé d’une tâche au-dessus de ses forces, lorsqu’il avait entrepris de faire parler Molière ; il a cru faire merveille en lui prêtant son langage d’illuminé ; il a travesti le poète de la raison en énergumène et en fanatique.

L’auteur du Tartuffe voulait plaire et même plaire au peuple, parce qu’il avait beaucoup de monde à nourrir. Il voyait bien les ridicules, il était excellent observateur ; mais il n’a jamais eu la prétention de réformer les mœurs, de corriger les vices : il en a favorisé plusieurs, et n’en a corrigé aucun, pas même l’hypocrisie. Depuis Le Tartuffe, au contraire, le nombre des tartuffes s’augmenta prodigieusement : la vieillesse et la piété de Louis XIV multiplièrent les hypocrites religieux à la cour et à la ville ; mais la jeunesse et l’immoralité du duc d’Orléans en exterminèrent la race. Le régent et son ministre, le cardinal Dubois, avaient de bien meilleurs secrets que Molière pour détruire les tartuffes : où il n’y a point de religion, il n’y a jamais de faux dévots.

Molière aurait composé tous les mois une comédie contre eux, qu’il n’en aurait pas converti un seul. Sous Louis XIV, la masse de la nation était vraiment religieuse ; les gens pieux n’allaient point à la comédie, ou si quelquefois ils y allaient par faiblesse, ils n’avaient garde de régler leur opinion sur les bouffonneries de la scène. Le Tartuffe a donc été absolument inutile, quant à l’effet moral ; l’irréligion a pu seule déraciner l’hypocrisie religieuse pour mettre à la place l’hypocrisie philosophique, l’hypocrisie de probité, de mœurs, de sensibilité. Hélas ! toutes les vertus sont des hypocrisies ; nous ne voyons autour de nous que des visages plâtrés et des gens en domino ; la société n’est qu’un bal masqué : c’est le dernier degré de la civilisation. Heureusement l’excès même du désordre en fournit le remède, et quand tout le monde trompe, personne n’est trompé.

Il ne fallait donc pas faire ouvrir une si large bouche à Molière, pour lui faire prêcher l’utilité morale du théâtre et la haute importance de Tartuffe. Du côté de l’art et de l’exécution, la pièce est assurément un chef-d’œuvre ; quant au but et à l’effet, c’est une vengeance que Molière se permit contre les dévots qui décriaient la comédie : il combattit pour ses tréteaux, qui étaient ses autels et ses foyers ; il ridiculisa l’esprit de mortification et de pénitence, la modestie, la pudeur, l’humilité et le mépris des vanités du monde, en couvrant un misérable du masque de ces vertus ; il fit un mélange comique du langage de la dévotion et de celui de la débauche, et, contre toute vraisemblance, composa des déclarations d’amour dans le style des oraisons. La Bruyère a très bien observé qu’un tartuffe en bonne fortune n’est pas assez sot pour employer des termes qui ne peuvent servir qu’à le rendre ridicule et le faire échouer dans ses projets. Tout cela était ingénieux, plaisant, très propre à divertir les habitués du théâtre ; mais tout cela était plus nuisible qu’avantageux aux mœurs, et ne pouvait tourner qu’au détriment de la véritable piété, qu’il est trop facile de confondre avec la fausse. Dans le cours de ses galanteries et de ses victoires, un jeune conquérant, enivré de gloire et de plaisirs, protégea le poète qui embellissait ses fêtes contre les barbons et les jansénistes, qui prétendaient qu’il ne fallait pas rire de tout. L’amant de La Vallière ne vit dans Le Tartuffe que d’innocentes plaisanteries ; le mari de madame de Maintenon eût été plus scrupuleux.

Aujourd’hui on donne souvent Le Tartuffe, pour prévenir le retour du fanatisme religieux : c’est la précaution inutile. Ce qui doit rassurer les philosophes, c’est que le métier de faux dévot ne vaut plus rien. Si la dévotion conduisait encore aux honneurs et à la fortune, comme dans les dernières années de Louis XIV, chacun s’empresserait d’en avoir l’apparence. On aurait beau donner tous les jours Le Tartuffe, les faux dévots laisseraient les comédiens faire leur métier ; cela ne les empêcherait pas de faire le leur. On suppose dans la pièce que Molière se procure le chapeau et le manteau de Pirlon pour jouer Le Tartuffe ; cependant le roi, quand il permit la représentation, exigea que le faux dévot, qui s’appelait alors Panulphe, aurait l’habit d’un homme du monde, et défendit tout ce qui pourrait avoir le moindre rapport au costume ecclésiastique, et même à celui des gens d’une piété austère : nous avons vu, depuis, le Tartuffe habillé presque en abbé. L’idée de faire dérober par sa servante le chapeau et le manteau de Pirlon, ne fait point d’honneur à Molière. Je ne sais pas pourquoi il s’applaudit tant de ce trait de génie, en se frottant les mains comme un écolier qui vient d’imaginer une espièglerie contre son pédagogue : c’est donnera Molière une animosité puérile indigne de lui. Sans doute le chapeau et le manteau de Pirlon n’avaient rien de particulier, et ressemblaient à tous ceux que les dévots avaient coutume de porter. La manière dont la servante s’empare du chapeau et du manteau, est une farce peu décente. Tout le rôle de Pirlon n’est qu’une bien faible copie de celui du Tartuffe, et l’entrée de ce personnage dans la maison et dans la société de Molière, est le comble de l’invraisemblance.

Comment supposer qu’un animal grossier et dégoûtant tel que ce Pirlon, un cagot enveloppé en été dans un lourd manteau de bure, la tête couverte d’un large feutre, sous lequel il tourne son œil louche et faux, soit admis chez Molière, fasse la cour à des comédiennes, telles que la Béjart et sa fille, obtienne leur confiance ; que ces femmes élégantes et plus que mondaines appellent ce cafard mon cher monsieur Pirlon, écoutent et suivent ses conseils ? C’est une supposition tout à fait insoutenable : les comédiennes, dans aucun temps, n’ont été liées avec des bigots de cette espèce ; elles s’en sont toujours moquées. Voilà pourquoi toutes les scènes de Pirlon ne sont que des bouffonneries et des caricatures. La jalousie de la Béjart, et l’intrigue de Molière avec sa fille Isabelle, sont d’un meilleur comique. La scène des marquis est bonne. La vanité, l’injustice et la frivolité de Chapelle sont peintes avec vérité ; mais on ne retrouve point la légèreté et l’enjouement de cet aimable libertin : c’est un censeur triste et de mauvaise humeur, lors même qu’il prêche la gaîté à Molière.

Beaumarchais §

Eugénie §

Eugénie fût justement sifflée dans la nouveauté, et ne méritait pas de rester au théâtre. C’est une chose plaisante que la destinée des auteurs dramatiques. Beaumarchais, du côté de l’art, est assurément un des moins estimables ; son style est un continuel amphigouri ; ses plans semblent tissus par la folie ; ce n’est pas même un écrivain dans les formes ; et on peut le regarder, dans la république des lettres, moins comme un citoyen que comme un aventurier et un chevalier d’industrie : cependant, Les Deux Amis exceptés, toutes ses pièces sont restées, et, ce qui est plus heureux, elles se jouent : Eugénie et La Mère coupable ont le privilège d’ennuyer souvent le public de leurs jérémiades ; Le Barbier de Séville et Figaro sont même courus. Combien de poètes d’un mérite fort supérieur n’ont pas joui d’un sort aussi brillant ! Lachaussée a quatre pièces restées au théâtre ; on n’en joue jamais une seule ; et Lachaussée, pour le ton, le goût et le style, pour toutes les parties de l’art, est infiniment au-dessus de Beaumarchais. Mais la fortune littéraire de l’auteur de Figaro a de grands rapports avec sa fortune civile et politique ; l’une a beaucoup influé sur l’autre, et toutes deux sont parties de la même source. Instruire, amuser les hommes, ce n’est rien ; il faut les éblouir et les tromper.

Comme Diderot, Beaumarchais jouait l’enthousiasme ; mais Diderot était plus fanatique, Beaumarchais plus intrigant : l’un ne voulait qu’étonner, l’autre désirait surtout de plaire : le premier ne visait qu’au bruit et à la renommée, le second voyait dans le bruit et dans la renommée un moyen de fortune : Beaumarchais était charlatan, et Diderot était fou.

L’auteur d’Eugénie est à genoux devant l’auteur du Père de famille ; c’est son oracle, c’est son prophète ; pour lui c’est un poète fort au-dessus de Corneille et de Racine : d’après sa doctrine, le drame est le chef-d’œuvre de l’art du théâtre ; c’est la plus haute conception de l’esprit humain, tandis que la tragédie et la comédie sont des genres d’un mérite bien inférieur. Rien n’est si plaisant que d’entendre Beaumarchais parler morale et littérature : lorsque dans son style emphatique il commente les hérésies de Diderot, le disciple est presque aussi fou que le maître.

On ne trouve pas même dans Eugénie cet intérêt touchant, seul avantage des drames. Une fille prise dans les filets d’un homme, une fille devenue enceinte par suite d’une faiblesse, intéresse peu ; on rit dans le monde d’une pareille aventure, on n’en pleure pas au théâtre. Pourquoi ? Parce que le malheur de la fille est son ouvrage, parce qu’elle en est avilie, et, pour ainsi dire, dégradée ; elle n’est plus dans l’état de défense qui lui est naturelle : vaincue et prisonnière de guerre, mère sans être épouse, dépendante avant d’être femme, elle a perdu les droits de son sexe, et se trouve à la merci du vainqueur à qui elle devait donner des lois. Il y a plus d’intérêt dans le roman ; on y suit le plan de la séduction ; l’amant et la maîtresse sont en présence, chacun avec les armes qui lui sont propres : l’esprit prend parti pour l’un ou pour l’autre ; les chances diverses de l’attaque et de la défense occupent l’âme par des tableaux variés. On sait bien que la fille doit être vaincue, mais on sait aussi qu’elle peut vaincre, et cela suffit pour répandre de l’intérêt sur le combat ; ou est même plus disposé à pardonner et à plaindre la défaite quand on a été témoin de la résistance. Le drame, au contraire, ne nous présente que la honte de la captive, la cruauté ou les remords du triomphateur : celui-ci est odieux, celle-là cause encore plus d’ennui que de pitié. Quel triste rôle que celui d’une fille réduite à prier un homme de lui sauver, par compassion, cet honneur qu’elle a dû défendre au péril de sa vie ! D’ailleurs, un vernis comique s’attache à ce genre d’infortunes ; la scélératesse des amants est aussi ridicule dans nos mœurs que la perfidie des femmes, et l’on n’a pas plus de pitié des filles abusées que des maris trompés.

L’espèce de guet-apens que la tante dresse au suborneur, pour le forcer, sous peine de la vie, d’épouser sa nièce ; cette armée de valets qu’elle assemble sur la scène, pour assassiner ce galant déloyal, est une invention aussi atroce qu’absurde ; c’est là surtout ce qu’on a sifflé en 1767, et ce qu’on devrait siffler aujourd’hui. Il n’y a qu’un bon mot dans cet amas de parades soi-disant pathétiques : Les honnêtes gens aiment leurs femmes, les scélérats les adorent. La pièce est en général excessivement froide ; elle est jouée à la glace ; c’est, comme on voit, un excellent spectacle d’été ; aussi la salle était-elle déserte. La Mère coupable attirerait peut-être un peu plus de monde, parce qu’elle est beaucoup plus folle.

Le Mariage de Figaro §

I §

Cette comédie, représentée pour la première fois le 27 avril 1784, eut plus de cent représentations, c’est un monument précieux du ton qui régnait alors dans les sociétés, et des progrès de l’esprit public. Quoique la révolution ait enlevé à cet ouvrage une partie des allusions piquantes qui en faisaient le mérite, c’est encore un assez ample magasin d’amphigouris et de sornettes, pour que la reprise en soit très courue. Le succès fou du Mariage de Figaro prouve que cette production avait de quoi exciter l’enthousiasme des sots, qui partout sont toujours dans une immense majorité. Rarement les chefs-d’œuvre produisent une aussi grande sensation : les meilleures pièces de Molière et de Racine n’attirèrent jamais la foule comme les farces de Scarron. Janot et Madame Angot sont les seules pièces qui puissent balancer la gloire des triomphes de Figaro ; ce sont des gens de la même étoffe, avec cette différence que Figaro est discoureur, moraliste, et, comme le dit fort bien le docteur Bartholo, un détestable bavard.

Beaumarchais se flattait d’avoir fait une pièce originale et surtout très instructive ; les plus folles bouffonneries de la pièce ne sont pas plus comiques qu’une pareille prétention ; les partisans de l’auteur sont encore persuadés que ce n’est pas une comédie comme une autre, et ils ont raison. Dans les autres comédies, l’intérêt porte sur le mariage des maîtres ; ici c’est le mariage des valets qui s’empare de toute l’action : dans les autres comédies, les valets intriguent pour rompre ou faire réussir le mariage des maîtres ; ici les maîtres se tourmentent pour rompre ou faire réussir le mariage des valets. Et que m’importe à moi, qu’un valet fripon épouse une femme de chambre coquette ? Dans les autres comédies, on se donne la peine de combiner une intrigue raisonnable et décente ; ici on établit une pièce sur le caprice libertin d’un seigneur qui marchande les faveurs d’une suivante : de pareils marchés se font souvent au coin de la rue ; on ne s’était point encore avisé de les exposer en plein théâtre pour la réforme des mœurs.

Dans les autres comédies, les valets sont intrigants et menteurs effrontés, et Figaro leur ressemble parfaitement de ce côté-là ; mais ce qui rend son rôle parfaitement neuf, c’est qu’il n’agit point, c’est qu’au lieu de faire des dupes, il l’est lui-même. À l’entendre, il est en état de conduire deux, trois, quatre intrigues à la fois qui se croisent, etc. ; et dans tout le cours de la pièce, il est constamment berné et bafoué. C’est le hasard de la plus ridicule des reconnaissances qui le délivre de Marceline ; c’est la comtesse qui se charge elle-même de tromper son mari ; et le résultat des sublimes inventions de cet illustre barbier, c’est de recevoir des soufflets de la part du comte et de Suzanne : l’intrigue principale de la pièce se noue et se dénoue sans sa participation, et même à ses dépens : voilà encore du neuf.

Il est assez ordinaire qu’une femme avertie que son mari absent est sur le point de rentrer, se tienne sur ses gardes ; mais la comtesse, qui connaît la jalousie de son mari, qui sait que sur un faux avis qu’il a reçu, il va revenir au château, choisit ce moment pour s’enfermer avec le petit page ; voilà encore du neuf, et c’est à cette absurdité que nous sommes redevables de la seule situation intéressante qui se trouve dans la pièce.

C’est assez l’usage de donner mystérieusement un billet doux, de le recevoir et d’y répondre en secret : Suzanne, au contraire, au milieu d’une cérémonie publique, quand tout le monde a les yeux fixés sur elle, lorsque le comte lui pose la toque, porte la main à sa tête et donne le billet, persuadée sans doute que l’assemblée est devenue aveugle : cette manière de remettre un poulet peut passer pour nouvelle. Le comte n’est pas moins extraordinaire ; il lit l’assignation amoureuse devant tout le monde ; il se fait voir cherchant et ramassant l’épingle qui doit lui servir de réponse : et qui charge-t-il de porter cette épingle ? Un enfant dont il a déjà éprouvé l’indiscrétion et l’étourderie, la petite fanchette.

Il est dans la nature qu’un fripon assez vil pour mettre à contribution l’amour d’une vieille duègne, ne soit pas un amant fort délicat, quand son intérêt lui fait un devoir de la complaisance ; mais la nature est bien vieille, et l’auteur a jugé qu’il serait beaucoup plus neuf de faire de ce misérable aventurier un cœur sensible et tendre, qu’une galanterie légère et utile émeut jusqu’aux larmes. Un drôle si dégourdi, un intrigant si subtil, qui a fait tant de métiers, ne trouve point d’autre expédient pour troubler un rendez-vous qui l’afflige, que de venir, comme un vieux jaloux, épier des amants fortunés pour avoir le plaisir de les surprendre ; esclandre qui ne peut aboutir qu’à le faire chasser du château, et à ruiner toutes ses espérances de fortune.

Des auteurs moins aguerris auraient rougi de montrer au public une vieille gouvernante que son maître ne veut pas épouser trente ans après lui avoir fait un enfant ; ils auraient cru se manquer à eux-mêmes, s’ils avaient fait parler un personnage tel que Basile ; mais Beaumarchais avait des vues plus sublimes et plus profondes sur l’utilité morale de la comédie.

Nos bons comiques, en conservant à leur style le vernis de familiarité que le genre exige, y mettent cependant une sorte de noblesse, une suite d’idées et de raisonnements, un certain choix de sentiments et de pensées qui l’élèvent au-dessus de la conversation ordinaire. Dans La Folle Journée, si l’on en excepte les sarcasmes moraux et politiques de Figaro, le dialogue n’est qu’un tissu de calembours, de coq-à-l’âne et de proverbes ignobles, un mélange de plat et d’ampoulé, de trivial et de précieux, un galimatias, en un mot, tel qu’on n’en trouve nulle part. Ajoutez à toutes ces singularités le génie vraiment créateur avec lequel l’auteur reproduit les travestissements, les quiproquo, les surprises, les scènes de nuit, les lazzis et toutes les anciennes extravagances empruntées des Italiens et des Espagnols, et vous serez forcé de convenir que sa comédie a dû paraître d’un genre très neuf.

II §

Le succès du Mariage de Figaro est le plus grand scandale de ce temps-là, et le plus curieux monument de l’esprit public qui régnait alors : c’était moins une comédie qu’une satire impudente des princes, des courtisans, des magistrats, des ambassadeurs et du gouvernement. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est qu’une pareille satire a été jouée sous cette inquisition tyrannique, sous ce régime oppresseur de la pensée, éternel aliment de l’éloquente indignation des philosophes. La pièce contenait des réflexions très hardies sur la liberté de la presse, et la représentation de la pièce prouvait l’injustice et la fausseté de ces réflexions. On retranche aujourd’hui ces déclamations vaines et dangereuses : on a fait un autre changement indiqué par la politesse. Cette phrase : Il fallait au calculateur pour cette place, ce fut un danseur qui l’obtint, a été entièrement réformée : il ne fallait pas se moquer des danseurs chez eux ; c’eût été violer les droits de l’hospitalité.

Le roi refusa d’abord la permission de représenter ce pot-pourri, et le roi avait raison : le comte d’Artois prit la pièce sous sa protection, et voulut la faire jouer à Maisons. Par son crédit, Beaumarchais parvint à obtenir une espèce de tolérance, le silence de l’autorité. Figaro, répété au théâtre des Menus, était sur le point de s’y produire en public ; mais le jour même fixé pour ce coup d’éclat, voilà une défense expresse du roi qui arrive à onze heures du matin ; et à six heures du soir, la foule des curieux, qu’on n’avait pu avertir, s’en retourna honteuse et confuse, mais non pas en jurant qu’on ne l’y prendrait plus. Enfin, à force d’importunités, de persévérance et d’intrigue, Beaumarchais arracha au gouvernement la permission de le berner. Il fallait, ou ne jamais la refuser, ou ne l’accorder jamais : tout gouvernement périt par sa faiblesse beaucoup plus que par sa tyrannie.

Il n’y a point d’exemples d’une telle explosion de curiosité, et nous sommes aujourd’hui des Catons en comparaison des fous de ce temps-là. Trois cents personnes dînèrent à la comédie dans les loges des acteurs ; trois malheureux furent étouffés à l’ouverture des bureaux ; on ne sortit du spectacle qu’à dix heures du soir : c’était alors une heure indue ; avant-hier on n’est sorti qu’à minuit. Les comédiens donnèrent la pièce trois fois en quatre jours ; on ne pouvait s’en rassasier : toutes les allusions étaient saisies avec fureur ; les plus méchantes pointes devenaient des traits de génie, dès qu’elles flattaient l’esprit de parti. Ce délire de la nation était un présage certain des calamités qui la menaçaient, et dont elle ne croyait pas être si voisine. Les lauriers de l’auteur ne le mirent pas à l’abri de la foudre : à la soixante-quatorzième représentation, on s’avisa de l’envoyer à Saint-Lazare. Beaumarchais, âgé de cinquante-cinq ans, fut traité comme un jeune homme qui avait besoin d’être corrigé. Le premier jour, on se moqua du prisonnier, et surtout de cette espèce de prison ; le second, on chercha les causes de sa détention ; le troisième, on commençait à le plaindre ; le quatrième, il fut élargi. Le gouvernement prenait alors à tâche d’attirer le mépris et le ridicule sur ses opérations versatiles et inconséquentes : la révolution était inévitable et nécessaire.

Aujourd’hui qu’il n’y a plus ni princes, ni grands seigneurs, ni parlement Maupeou ; aujourd’hui qu’on juge Figaro avec l’expérience de dix siècles, ce n’est plus qu’une méchante rapsodie, qu’un salmis de quolibets, de coq-à-l’âne, de calembours, de turlupinades, de jeux de mots : cette débauche d’esprit, ce style dévergondé excite encore de temps en temps le rire de la farce, mais on le méprise après en avoir ri. Les deux premiers actes offrent des lueurs d’intérêt et quelques situations ; les deux derniers ne sont que des parades espagnoles et italiennes. Ce qui m’étonne surtout, c’est que Beaumarchais, vivant dans le grand monde et dans la bonne compagnie., ait souvent un si mauvais ton, un goût si détestable, le bavardage et l’emphase d’un pédant : sa pièce est un mélange monstrueux de traits d’esprit et de facéties grossières, grotesquement exprimées. Un pareil ouvrage ne fait d’honneur ni à l’auteur ni au siècle : du côté du goût, il est barbare ; du côté de la morale, il est méprisable ; mais comme monument historique, comme témoin qui constate l’état des choses sur la fin de la monarchie, il est très précieux.

III §

J’ai déjà examiné cette folie burlesque du côté moral et politique : quelques traits qui me sont échappés pourront trouver ici leur place ; mais je m’attache surtout à la ridicule préface que Beaumarchais mit à la tête de cette turlupinade : c’est une apologie de Figaro, presque aussi bouffonne que les sermons du petit père André ; c’est un mélange de grands mots et des petites idées, de niaiseries et de sentences, de gravité et de farce, qui peint le caractère de l’auteur : on y remarque surtout le cachet de la philosophie de ce temps-là, qui débitait avec emphase des sophismes grossiers comme des oracles divins, et prêchait la corruption comme une découverte en morale.

Les préfaces de Beaumarchais sont encore plus comiques que ses comédies, et ce n’est pas là une assertion hasardée ; j’en ai pour garant un grand prince. Écoutons Beaumarchais : « Feu M. le prince de Conti, de patriotique mémoire (car en frappant l’air de son nom, on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier, plus gaie, disait-il, que la pièce… J’acceptai le défi : je composai cette Folle Journée qui cause aujourd’hui la rumeur ; il daigna la voir le premier. C’était un homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier. Le dirai-je ? Il en fut content. »

Beaumarchais n’était pas un patriote d’une moindre force que le feu prince de Conti ; en frappant l’air de son nom, on sent aussi vibrer le vieux mot patrie. Il n’est pas étonnant que cette conformité d’opinions ait disposé favorablement le prince en faveur d’une comédie aussi patriotique que celle de Figaro ; mais je ne conçois pas que Beaumarchais, homme d’esprit, imite ici la sotte naïveté de madame de Sévigné, dont tout le monde s’est moqué. Assurément on ne peut pas douter que le prince de Conti ne fut le plus grand homme de son siècle, puisqu’il fut content de Figaro. Que la vanité nous rend bêtes !

La préface de Figaro nous montre un sophiste à la torture, pour prouver que sa pièce est une école de mœurs et un chef-d’œuvre de décence. Quel fatras n’a-t-il pas dû entasser pour étourdir du moins les lecteurs sur l’extravagance de ce paradoxe ! Si on veut en croire le vertueux Beaumarchais, il a composé l’œuvre morale et décente du Mariage de Figaro pour détourner la nation du frivole opéra-comique, et surtout des boulevards, ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du Théâtre-Français, se change en une licence effrénée, où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre avec ses mœurs le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. Il vaut beaucoup mieux, sans doute, que la jeunesse se nourrisse de ces excellentes plaisanteries : Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle s’emplit. — Aussi leste que joli ! Si celui-là manque de femmes ! — Je ne puis remuer ni pied ni patte de ce doigt-là. — Nous n’avons rien à lire. — Ma tête s’amollit, et mon front fertilisé — Ne le gratte donc pas ; s’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux — Je n’irai pas me heurter contre le pot de fer, moi qui ne suis… qu’une cruche. — Si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un. — À moins qu’on ne l’écorche, je prédis qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent, etc., etc. Et toutes les sottises de Bartholo et de Marceline ; toute la querelle de cette duègne avec Suzanne, tout le procès de Figaro, et la manière dont il reconnaît sa mère ! N’est-ce pas là un amas d’inepties grossières, qui, pour le goût, la décence et la délicatesse, ne le cèdent point au comique des tréteaux ?

Beaumarchais trouve qu’il est très décent et très moral de présenter au public un seigneur qui veut acheter avec de l’argent les faveurs d’une femme de chambre, parce que ce seigneur ne réussit pas dans son projet : mais ce léger échec ne peut corriger aucun libertin ; il est très rare de trouver sa femme au rendez-vous au lieu de sa maîtresse. Quand Molière nous montre Tartuffe séduisant la femme de son ami et de son bienfaiteur, il nous inspire du mépris et de l’horreur pour cet excès d’hypocrisie ; mais le caprice d’un seigneur pour une grisette n’est qu’un tableau de débauche qui réjouit les libertins, et blesse la bienséance sans aucun fruit pour les mœurs ; les marchés crapuleux qui se font au coin de la rue sont absolument indignes de la scène.

La comtesse Almaviva, la plus vertueuse des femmes, par goût et par principes ! C’est Beaumarchais qui le dit, et qui le dit tout seul : mais cette comtesse est dans la pièce la plus indiscrète des femmes. Son trouble à l’aspect du page, son badinage très indécent avec ce soi-disant enfant, assez formé pour être capitaine et pour exciter une jalousie violente dans le cœur d’un mari, tout annonce la passion qui fait bientôt de la comtesse une femme coupable. Cette image est plus dangereuse pour les mœurs que les équivoques grossières.

Enfin la rage de la morale est si forte chez Beaumarchais, qu’il n’y a pas jusqu’au page dont il ne prétende faire un personnage très moral : « Il nous apprend, dit l’auteur, que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit un projet coupable, peut être réduit au désespoir par l’être le moins important. » Cette observation, ajoute-t-il, n’a pas encore frappé le grand commun des jugeurs. Je le crois bien : il faut être furieusement subtil pour déterrer parmi les folies du petit page cette grande et précieuse moralité. Le commun des jugeurs ne voit dans Chérubin qu’un petit libertin en herbe, brillant de désirs, amoureux de toutes les filles, et se livrant à tout le délire de la première effervescence des sens : il faut avoir autant d’esprit que Beaumarchais pour trouver dans ce caractère une moralité sévère, au lieu d’une peinture voluptueuse. Cet auteur avait séduit tant de monde, qu’il faut peut-être lui pardonner de s’être figuré qu’il écrivait pour des imbéciles.

Le chef-d’œuvre du ridicule et de la folie, c’est cet impertinent monologue de Figaro, qui se met en embuscade le jour même de ses noces, pour surprendre sa femme en flagrant délit : en attendant l’heure du rendez-vous, il s’amuse à faire l’histoire de sa vie ; d’où il résulte que ce misérable aventurier, rebut de tous les états, a fini par être valet, et que c’est sa véritable place. Ce n’était pas la peine, en vérité, de se jeter dans des déclamations si pompeuses pour arriver à un pareil résultat ; et notez bien que ce fils de je ne sais qui, élevé par des Bohémiens, ce maître fripon, cet intrigant consommé, nous est donné par l’auteur même pour l’honnête homme de cette pièce morale ; tel est le virtuose illustre qu’il oppose à un seigneur sot et libertin.

Le Barbier de Séville §

Le Barbier de Séville tomba le premier jour : ou n’y vit qu’un tuteur dupé, on ne jugea que l’ouvrage. Quand on jugea l’homme de parti, la pièce alla aux nues. Pendant que les philosophes écrivaient, Beaumarchais agissait ; il mettait en farces leurs déclamations politiques ; il était l’organe des novateurs, le truchement des frondeurs, l’enfant perdu d’une faction puissante : c’était un homme du monde, et non pas un homme de lettres. Né avec le génie de l’intrigue, c’est à son caractère plus qu’à son talent qu’il doit ses succès.

Figaro est l’arlequin des comédies de Beaumarchais ; c’est un personnage plus brillant qu’original. Ce barbier rassemble toutes les qualités des valets de comédie : la seule chose qui le distingue des Frontin, des Crispin, des Pasquin, des Lafleur, c’est qu’il est bel-esprit, auteur, moraliste, charlatan et grand hâbleur ; faisant, comme dit un proverbe trivial, plus de bruit que de besogne ; ce qui a donné lieu de soupçonner que le créateur, sans le savoir, avait fait ce rôle-là à son image.

Toute la philosophie, toute la morale du Barbier de Séville est dans l’entretien de Figaro avec le comte Almaviva au premier acte. Ou a prétendu y montrer la supériorité réelle que l’esprit et le talent peuvent donner au plus ignoble aventurier sur le plus grand seigneur : c’est aussi là la fin et la principale intention de La Folle Journée. Figaro représente le tiers-état ; le comte Almaviva, la noblesse. Tel est la clef de toutes les balivernes qu’on a si ridiculement exaltées, et qu’on eût renvoyées aux tréteaux de la Foire, si elles n’eussent caché un sens mystique cher aux penseurs de ce temps-là.

Beaumarchais ne prit pas garde alors qu’en élevant le tiers-état aux dépens de la noblesse, il dégradait un peu les gens de lettres, qui sont la plupart du tiers-état. Faire d’un laquais, d’un barbier, d’un courtier d’amour, un philosophe, un poète, un auteur dramatique, ce n’était pas honorer beaucoup cette illustre confrérie. Il s’imagina sans doute qu’en prenant son héros dans la fange, il rendait plus saillante l’opposition entre la nature et la fortune.

Figaro, qui perd son emploi parce qu’il fait des vers, est un trait de satire contre les barbares et les vandales de la monarchie, qui croyaient que l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires. « Quand on a rapporté au ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j’envoyais des énigmes aux journaux, qu’il courait des madrigaux de ma façon, il a pris la chose au tragique, et m’a fait ôter mon emploi. » Le crime qui fit destituer Figaro a été, depuis, un titre pour obtenir un emploi : tant la doctrine de Beaumarchais a fructifié !

Les disgrâces dramatiques de Figaro sont plaisantes ; elles ressemblent à tout ce que nous voyons. « En vérité, je ne sais comment je n’eus pas le plus grand succès ; car j’avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs… des mains comme des battoirs. J’avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds. » Passe pour les gants ; mais les cannes ne sont pas inutiles. L’accompagnement des cannes est aux applaudissements ce que le tambour est au fifre. Les Figaros sont plus heureux aujourd’hui sur nos petits théâtres : ils ne tombent jamais ; mais il ne faut pas qu’ils se hasardent sur la scène française : les travailleurs et les battoirs n’y font rien, ou du moins peu de chose.

La Mère coupable §

C’est une suite de La Folle Journée, et l’on sait que la suite des folies est presque toujours triste. Avec les mêmes personnages dont il s’était servi avec tant de succès pour les plus extravagantes bouffonneries, l’auteur a trouvé le moyen de faire le drame le plus ennuyeux peut-être, et le plus lugubre qu’il y ait sur nos théâtres. C’est bien toujours Figaro ; mais c’est Figaro sombre, rêveur, bourru, et, qui pis est, c’est Figaro vertueux, désintéressé comme un ancien Romain, qui paie de ses gages les fourberies qu’il entreprend pour le service de son maître. Il n’a retenu de son ancien caractère que la manie des sentences, et le ridicule de faire beaucoup plus de bruit que d’ouvrage. Son rôle se réduit dans la pièce à écouter aux portes, et à corrompre un facteur de la poste qui lui livre les lettres de M. Begearss, moyen peu naturel et peu digne d’un philosophe tel que Figaro. L’aimable Suzanne, qui badinait avec tant de grâce avec le petit page, qui jouait de si bons tours à monsieur le comte, et même à son cher Figaro, cette soubrette si vive, si folâtre, n’est plus qu’une espèce de duègne fort insipide. Que les temps sont changés ! Jadis ce rôle séduisant de Suzanne était joué par la même actrice qui représente aujourd’hui le plaintif et larmoyant personnage de madame Almaviva ; cette charmante comtesse n’est plus reconnaissable ; elle savait autrefois beaucoup mieux jouer la comédie : elle ne sait plus faire aujourd’hui que des actes de contrition. Monseigneur le comte Almaviva est le moins changé de la famille ; il est toujours également comte ; mais il a fait l’acquisition d’un autre titre ; il est… comment dire ce qu’il est ?… Le mot est devenu ignoble à mesure que la chose s’est mise à la mode. M. Almaviva a un fils dont il n’est pas le père ; et c’est ce maudit page, ce Chérubin si leste et si joli, qui a pris la peine d’augmenter la famille de son maître. Mais monsieur a aussi de son côté une fille absolument étrangère à madame, et dont lui seul connaît la mère ; il semble que chacun des deux époux ayant travaillé de son côté, ils n’ont rien à se reprocher : les choses devraient s’arrangera l’amiable ; mais l’auteur a voulu faire de cette querelle de ménage un de ces drames soi-disant pathétiques, dont les femmes reviennent les yeux rouges et le teint battu. Il a regardé ce sujet comme un des plus moraux du théâtre. Dans le temps qu’il égayait le public par la farce du Mariage de Figaro, ce grave et important ouvrage était sur son chantier. Son projet était de faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles ; il a échoué dans cette glorieuse entreprise : La Mère coupable a fait pitié à toutes les femmes sensibles, mais ne leur a point fait verser de larmes. J’élèverai, dit-il, mon langage à la hauteur des situations (préface du Mariage de Figaro). Il a mieux réussi dans ce projet ; car son langage est aussi peu naturel, aussi fatigant de prétention et de charlatanisme que les situations de la pièce. Il se flattait aussi de prodiguer dans cette homélie dramatique les traits de la plus austère morale, d’y tonner fortement contre les vices qu’il avait trop ménagés.

Beaumarchais, prédicateur et moraliste sévère ! Beaumarchais, affublé de la robe de Bourdaloue ! Ce n’est pas un des déguisements les moins risibles de ce comédien français, qui a joué pendant sa vie tant de rôles différents ; c’est aussi la seule chose plaisante et comique qui se trouve dans la pièce ; mais ce comique n’est aperçu que des gens qui pensent, et Beaumarchais n’écrivait point pour ces gens-là : il ne prenait la plume que pour en imposer à la foule innombrable des sots, qui, dans tous les temps, fut le patrimoine des gens d’esprit. Quant à la morale, la seule qui résulte de ce drame, c’est qu’une femme mariée ne doit jamais garder de lettres de son amant : du reste, les oraisons ferventes, les invocations, les jérémiades continuelles de madame Almaviva, ne sont pour moi que le vain étalage d’une fausse piété : puisqu’elle garde précieusement les lettres du petit page, puisqu’elle les lit délicieusement, elle n’a pas un véritable repentir de sa faute ; et, d’après des dispositions aussi équivoques, le plus ignorant vicaire de village ne lui donnerait pas l’absolution. C’est donc en vain que ce nouvel apôtre de la foi conjugale, Beaumarchais, a donné à sa mauvaise prose le titre fastueux de drame moral ; ses sermons ne convertiront aucune femme, parce qu’il n’y en a aucune qui ne puisse se flatter d’être moins sotte que la comtesse Almaviva. Molière, qui, dans une seule scène, renferme plus de véritable morale que tous les modernes dramaturges dans leurs romans à la glace, Molière n’eut jamais la sotte prétention de s’ériger en prédicateur de morale ; il ne donna point à la sublime comédie du Tartuffe le nom de comédie morale : ce ridicule était réservé à nos nouveaux docteurs.

Beaumarchais s’est cependant mis en frais pour créer, dans sa pièce, deux nouveaux personnages : Léon, fils de la comtesse et du petit page, jeune chevalier de Malte de la plus grande espérance, qui a fait ses caravanes dans les clubs de Paris, et qui a même lu avec succès, aux Jacobins, une diatribe contre les vœux monastiques. L’autre personnage est un peu plus important : c’est l’autre Tartuffe, ainsi que l’appelle l’auteur lui-même, c’est-à-dire un homme non moins scélérat, mais beaucoup moins comique et moins théâtral que le Tartuffe de Molière, un coquin qui dégoûte et fait horreur, mais qui ne fait point rire : il est vrai que ce n’est point un tartuffe de religion, c’est un tartuffe d’honneur et de probité. L’auteur sans doute emprunte ce caractère du Faux honnête homme et du Faux Sincère, à deux comédies de Dufresny fort peu connues, mais où l’on trouve des traits originaux, fort utiles aux gens d’esprit qui n’ont point le talent de l’invention. Ce rôle de Begearss soutient seul toute l’intrigue : c’est un fripon plus odieux, plus profond, mais beaucoup moins plaisant que Basile. S’il y a quelque mérite dans la pièce, c’est dans ce rôle qu’il se trouve.

Beaumarchais a pris dans Molière et dans Dufresny le caractère de Begearss, et de tout cela il a fait un ouvrage qui n’a de rapport avec la morale que par l’ennui qu’il cause.

Beaumarchais, dans aucun de ses ouvrages, n’a étalé un jargon plus entortillé, plus farci d’hyperboles, d’apostrophes, d’emphase pédantesque et puérile. Voici un échantillon de son éloquence ; c’est Begearss qui parle, scène III du IVe acte : « Eh bien. maudite joie qui me gonfles le cœur, ne peux-tu donc te contenir ? Elle m’étouffera, la fougueuse, on me livrera comme un sot… Sainte et douce crédulité, l’époux te doit la magnifique dot. Pâle déesse de la nuit, il te devra bientôt sa froide épouse : fortune, hymen, qui chantera l’épithalame ? » C’est ainsi que Beaumarchais a su mettre son langage à la hauteur de ses situations7.

Désaudras. Minuit §

Ce qu’on doit le moins estimer en littérature, ce sont les singes qui ne savent qu’imiter et copier. Le rôle du petit page dans Figaro, quoique peu d’accord avec la morale, est du moins une invention ingénieuse et plaisante ; mais la répétition qu’on en fait dans Minuit est un peu fade. Ce Floridor, amoureux de sa cousine, est bien au-dessous de Chérubin amoureux de la comtesse ; il fait trop l’enfant et le petit mignard. Je ne sais quel âge il a ; je le crois trop formé pour ces petites ingénuités enfantines : Chérubin n’a que quinze ans ; je soupçonne Floridor d’en avoir davantage : autrement, l’oncle, tout bête qu’il est, ne serait pas assez fou pour marier son neveu à la fin de la pièce. Ce qui a de la grâce dans un enfant de quinze ans, est fade et ridicule dans un jeune homme bon à marier. Du reste, Floridor parle dans la pièce en écolier de quatorze ans, sauf quelques traits d’esprit ou de sentiment que l’auteur lui prête assez mal à propos. La soubrette le menace du fouet ; sa maîtresse lui donne pour étrennes des dragées d’attrape ; elle le reçoit à près de minuit dans sa chambre à coucher : partout on le traite en enfant, et on le marie au dénouement comme un homme. Minuit est une de ces petites comédies musquées, une de ces bagatelles à l’eau-rose, qui ont obtenu quelque temps un peu de faveur, par égard pour certaine nuance de volupté, ou plutôt de libertinage à demi décent : alors cela tenait lieu d’esprit, de mœurs, de comique, et surtout de naturel, qualités impitoyablement bannies de ces petites bluettes vouées au clinquant8.

Rochon de Chabannes. Heureusement §

L’objet de cette pièce est de prouver qu’il entre dans la vertu des femmes plus de bonheur que de principes, et que leur sagesse ressemble beaucoup à un jeu de hasard : c’est une bagatelle légère et brillante. M. Rochon n’a fait que mettre en vers, assez heureusement, un petit conte de Marmontel. Sa comédie, jouée en 1762, est déjà un peu vieille ; mais elle a conservé toute sa fraîcheur : elle est plus que jamais dans l’esprit et le ton du jour. Le principal rôle est celui d’un jeune héros de seize ans, d’une figure charmante, pétri d’enjouement et de grâces, passionné pour la guerre, amoureux des dangers ; ne respirant que la gloire, badin avec les femmes dont il ne fait encore que s’amuser, riant des blessures auxquelles il va s’exposer, et faisant de la mort un sujet de plaisanterie : tel est ce petit homme charmant. Mais il a une petite cousine un peu plus sérieuse, et qui ne voit pas les choses si gaîment : elle frémit en songeant que cette jolie figure peut revenir avec une grande balafre et un œil de moins ; qu’un petit cousin, d’une taille si élégante, ne lui ramènera qu’un manchot, un boiteux, ou que peut-être elle ne le verra plus. La pitié n’est pas de l’amour ; mais elle en est bien près, quand c’est un joli jeune homme qui l’inspire. La cousine est tendre et mélancolique ; elle a un vieux mari qui l’impatiente par sa grosse gaîté et par son orgueilleuse confiance : elle n’est vertueuse que par devoir, et l’on sait que la vertu de devoir est moins sûre que celle de tempérament.

Le petit cousin, prêt à partir pour l’armée, vient tout joyeux souper avec la triste cousine ; le vieux mari, qui ne se doute de rien, a laissé seule sa jeune épouse. Le cousin et la cousine sont à table, vis-à-vis l’un de l’autre ; la soubrette les sert. Le militaire, plus séduisant que jamais, entremêle sa gaîté folâtre de sentiments naïfs et passionnés, sans cependant rien perdre de son appétit ; la cousine, attendrie, repaît ses yeux de la vue de cet intéressant jeune homme, prêt à la quitter pour courir à la mort. Le moment est critique, et l’on ne sait ce qui serait arrivé de la vertu d’une dame si sensible : heureusement le vieil époux, qu’on n’attendait pas, revient brusquement. Aux approches d’un ennemi de cette nature, le jeune guerrier s’enfuit, emportant des vivres pour se réconforter dans sa retraite. Le mari entre sans concevoir le plus léger soupçon : il est en train de causer, et il a déjà fait plusieurs mauvaises plaisanteries, quand il entend du bruit dans la chambre voisine : il sort pour en connaître la cause. Sa femme tremble et pâlit ; mais elle se rassure bientôt, quand elle le voit rentrer en riant à gorge déployée. Qu’a-t-il trouvé ? Le militaire pressant vivement la soubrette. À l’aspect d’un pareil témoin, les coupables ont pris la fuite, et le bonhomme d’époux s’applaudit, avec sa femme, d’être arrivé si heureusement pour sauver l’honneur de Marton. C’est un joli rien : je crois que c’est la plus courte de toutes les petites pièces.

Imbert. Le Jaloux sans amour §

I §

L’auteur de cette comédie, l’un de ses derniers ouvrages, parut dans la littérature au milieu de la décadence ; ses productions portaient l’empreinte du goût et de l’esprit du temps : il eut peu de gloire, beaucoup de succès. Son poème du Jugement de Pâris, par lequel il débuta, est à peu près ce qu’il a l’ait de meilleur ; il composa depuis des fables et des contes qui n’avaient rien de commun avec La Fontaine, des romans, des historiettes, une foule prodigieuse de vers pour le Mercure. Il voulut aussi essayer du théâtre ; il fit une mauvaise tragédie intitulée Marie de Brabant, escortée de quelques comédies bien médiocres. Son chef-d’œuvre dramatique est Le Jaloux sans amour ; ce chef-d’œuvre fut assez mal accueilli à la première représentation : on trouva qu’il n’y avait rien de si odieux que ce mari tyran, jaloux sans amour et sans raison ; rien de si triste et de si lugubre que cette femme, ou plutôt cette esclave si soumise, amoureuse du barbare dont elle est la victime. Molé, que Le Kain avait coutume d’appeler le petit enchanteur, fascina les esprits, et se donna tant de mouvement, qu’il parvint à faire paraître les choses tout autres qu’elles n’étaient ; il fut secondé dans cette opération magique par mademoiselle Contât, femme du jaloux ; par mademoiselle Mars, qui jouait l’ingénue ; par Damas, chargé du rôle du chevalier Delcourt : avec de tels secours, la pièce eut quelques représentations brillantes. La mort de Molé mit fin au succès de la pièce, et l’entraîna dans le même tombeau que l’acteur.

Je me rappelle que le jour d’une rentrée de Molé, après la représentation du Jaloux sans amour, les acteurs, ayant déjà fait un pas en arrière pour se retirer, tout à coup, comme s’ils se fussent ravisés, ils firent un autre pas en avant, et se rapprochèrent de la rampe ; alors Damas présenta une couronne à Molé, et lui adressa ce quatrain :

De Melpomène et de Thalie,
Molé, reçois ce faible don ;
C’est un hommage offert à ton génie
Par les favoris d’Apollon.

Une couronne n’est pas un faible don quand ce sont Melpomène et Thalie qui la donnent, et quand elle est offerte par les favoris d’Apollon. Le quatrain ne fit pas beaucoup d’honneur aux favoris d’Apollon, et le couronnement parut froid et mesquin : Molé était assez grand pour dédaigner ces petits moyens.

Fleury, toujours occupé du soin de varier le répertoire de la comédie et les plaisirs du public, a voulu ressusciter Le Jaloux sans amour, enseveli depuis si longtemps dans la poussière : il y a toujours pour un grand acteur un certain charme à remettre sur la scène une pièce qui n’a point d’existence par elle-même, et qui doit la vie au jeu et au talent du comédien ; c’est pour lui une sorte de création. Fleury ne s’est cependant pas dissimulé le danger de l’entreprise ; cette inquiétude, jointe à quelque indisposition, a peut-être nui à ses moyens dans cette première représentation : ce n’est pas qu’il n’y ait déployé beaucoup d’âme, et qu’il n’ait heureusement exprimé les divers sentiments dont le personnage est agité ; mais il ne faut pas douter que dans un second essai, l’esprit étant plus tranquille, le corps mieux disposé, l’acteur ne lasse beaucoup mieux encore.

Le rôle de la femme du jaloux est joué par mademoiselle Mars, et ce rôle est des plus sombres : l’actrice y a mis tout l’intérêt et toute la sensibilité dont il est susceptible. L’art de mademoiselle Mars est admirable dans les efforts qu’elle fait pour cacher sa douleur ; la sérénité est sur son front, et l’orage dans son cœur ; les larmes roulent dans ses yeux, et le sourire se montre sur ses lèvres, comme un rayon de lumière qui perce un nuage épais ; mais enfin tout l’art, tout le talent de mademoiselle Mars, ne peuvent empêcher que cet état passif, cette habitude de souffrance, sans consolation et sans espoir, ne fatiguent la pitié. Le spectacle de l’injustice et de l’oppression excite plus d’indignation que d’intérêt ; on voudrait dans la femme plus d’énergie, plus de caractère et un autre courage que celui de souffrir : ces prodiges de vertu parfaite s’éloignent du naturel et de la vérité. Quelle femme peut constamment adorer son bourreau, parce qu’il est revêtu du titre de mari ? Ce n’est pas là une vertu épouvantable, c’est une vertu chimérique. Si la femme était moins obéissante, moins complaisante, moins amoureuse et moins esclave de son tyran, ses entretiens avec lui seraient moins languissants et moins monotones.

Une jeune personne qui préfère ingénument le mariage au couvent, un vieux oncle bavard et radoteur, répandent une légère teinte de gaîté sur ce triste canevas. Le jaloux a le plus grand intérêt de cacher sa jalousie à ce vieux oncle ; ce qui donne au mari une forte teinte de jaloux honteux et hypocrite, sans rendre son rôle plus théâtral. Je ne sais si un jaloux sans amour est un rôle convenable à la scène ; la jalousie, dépouillée du seul sentiment qui peut la vendre excusable et même intéressante, n’est plus qu’une lâche combinaison de tyrannie, qu’un vil calcul d’amour-propre et d’égoïsme. Le mari coupable redoute la vengeance de sa femme, compte peu sur sa vertu, tremble qu’un autre ne s’empare du trésor qu’il néglige, et n’emploie son pouvoir qu’à se procurer les moyens de se dispenser impunément de ses devoirs : tout cela est bas et froid, sans intérêt et sans comique ; or, la grande règle de l’art est qu’un personnage de comédie, qui n’est ni comique ni intéressant, n’est point propre à la scène. D’ailleurs, ces tyrans domestiques, ces jaloux terribles, ne sont plus guère vraisemblables sur la scène, depuis que le progrès des mœurs a si fort affaibli l’autorité du chef de la famille.

Le jaloux sans amour a de l’amour pour une courtisane qu’il entretient, et dont il est aussi jaloux avec grande raison. Cette intrigue du mari, assez peu décente en elle-même, forme une grande partie de l’action. On ne voit point la courtisane, mais on en parle beaucoup : pressé entre deux jalousies, le mari ne sait laquelle il doit le plus surveiller, ou de sa femme qu’il n’aime point, ou de sa maîtresse qu’il aime. Il n’est question dans la maison que des amours de monsieur avec une fille libertine, et cela est contraire aux convenances.

C’était bien assez dans la pièce d’une héroïne de vertu aussi extraordinaire que la femme du jaloux ; voici un héros d’amitié non moins miraculeux. Rien n’est si commun que l’héroïsme dans les comédies ; les auteurs ne l’épargnent pas : il n’y a que le naturel et le vrai qui deviennent si rares, qu’il n’en restera bientôt plus au théâtre la moindre trace. Ce héros est l’ami du jaloux : il est furieux de voir son ami épris d’une coquette qui en fait sa dupe ; il veut le détromper, et cela n’est pas facile, car l’amour est bien aveugle : on sait le mot de cette femme qui, surprise en flagrant délit par son amant, et voulant en vain lui nier encore l’infidélité dont il était témoin oculaire, lui dit en s’en allant : « Ah ! monsieur, je sens bien que vous ne m’aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous voyez que ce que je vous dis. »

Comment persuader au jaloux que sa maîtresse, dont il est fou, le trompe et se moque de lui ? Le chevalier imagine d’écrire à cette créature pour lui demander un rendez-vous, et d’appuyer la lettre d’un écrin de diamants : le moyen est dangereux et cher. La demoiselle, à la vue de l’écrin, répond et accorde le rendez-vous. Mais que peut-il résulter de cette réponse ? un duel entre l’ami et le mari jaloux, un raccommodement entre l’amant et sa maîtresse. Heureusement le jaloux croit subitement à l’infidélité de sa maîtresse, oublie cette perfide beauté, se convertit, se réconcilie avec sa femme, laquelle, par une suite de son aveugle bonté, croit pieusement à la conversion. Le public n’y croit pas : le jaloux entretenait une femme, parce qu’il n’aimait pas la sienne ; il se trouve que la femme qu’il entretenait ne l’aime pas : ce n’est pas une raison pour qu’il en aime plus sa femme ; ce dénouement est brusque et peu satisfaisant. Le dialogue étincelle de cette sorte d’esprit qui brille dans les musées et athénées, dans les almanachs et dans les boudoirs, mais qui s’évapore au théâtre ; c’est un tissu de madrigaux et d’épigrammes : soit que les acteurs n’aient pas su les faire valoir, soit que le public n’ait pas pu en saisir toute la finesse, les spectateurs ont essuyé assez froidement cette bordée d’antithèses.

II §

Les romans d’autrefois nous attestent que la jalousie fit de grands progrès dans le midi de l’Europe : l’Italie et l’Espagne surtout furent longtemps le théâtre des fureurs des amants et des maris jaloux ; mais la France est un sot ingrat pour la jalousie ; elle y a toujours été ridicule, et l’on n’a jamais pu faire sur cette passion une comédie sérieuse qui valût quelque chose. Molière, le grand, l’incomparable Molière l’entreprit sans succès. Don Garcie de Navarre, ou Le Prince jaloux, fut très mal accueilli du public. Molière, qui jouait don Garcie, n’eut pas comme acteur une meilleure fortune : peut-être l’auteur et l’acteur furent-ils sifflés, et l’on ne peut penser sans indignation qu’un Molière ait subi cette ignominie.

Tous les jaloux du génie de Molière s’égayèrent aux dépens du Prince jaloux. Devizé en parla avec le dédain le plus insultant : « Il suffit de vous dire que c’était une pièce sérieuse, et qu’il en avait le premier rôle, pour vous faire connaître que l’on ne s’y devait pas beaucoup divertir. » Cette disgrâce du Prince jaloux de Molière doit être une consolation pour tous les auteurs comiques qui ont essayé après lui de mettre sur la scène des jaloux qui, sans être princes, avaient cependant une physionomie noble et sérieuse.

Cinq ans après la triste aventure de Molière, le comédien Brécourt mit sur la scène, avec quelque bonheur, la caricature d’un mari jaloux et imbécile auquel on a persuadé qu’il pouvait se rendre invisible par la vertu d’un certain bonnet dont on lui fait présent de la part d’un enchanteur. Le jaloux n’a rien de plus pressé que d’essayer son bonnet ; le chef couvert de cette merveilleuse coiffure, il entre chez sa femme ; il la trouve avec un certain marquis qui lui en conte, et avec lequel elle est d’intelligence. Les amants ne font pas semblant de s’apercevoir de l’arrivée du jaloux, et, sans se déranger, ils continuent leur conversation, qui roule sur les qualités et perfections de ce mari dont ils font le plus grand éloge. Cet imbécile passe et repasse devant eux sans qu’ils paraissent seulement soupçonner sa présence ; enfin, content de son expérience, le jaloux ôte son bonnet, embrasse sa femme et le marquis, et lui-même les exhorte à se voir et à s’aimer.

Don Garcie de Navarre était oublié depuis vingt-six ans, lorsqu’en 1687 Baron, qui, en sa qualité d’homme à bonnes fortunes, faisait des jaloux, fit représenter un jaloux, mais un jaloux de race bourgeoise, qui fut mieux traité que Le Prince de Molière ; car il eut dans la nouveauté quatorze représentations, grâce au jeu des acteurs, et, depuis 1687, on ne l’a jamais revu qu’une seule fois. Ce jaloux n’est qu’un petit fou, brutal, emporté, furieux, un petit homme à jeter par les fenêtres ; d’autant plus coupable que, n’ayant pas les droits de mari pour légitimer son insolence, il se conduit chez la mère de sa maîtresse comme dans un mauvais lieu : cependant il est protégé de l’une, adoré de l’autre, et finit par épouser sans montrer aucune disposition à se convertir.

Bret, commentateur, mais non pas imitateur de Molière, a fait représenter, en 1755, un jaloux d’une espèce toute particulière. Le principal personnage est jaloux d’un homme mort. L’auteur avait pris cette idée dans le roman de Zaïde ; elle n’en était ni moins bizarre ni moins fausse : elle fit tomber la pièce. Je n’ai point parlé du Jaloux désabusé de Campistron, joué avec quelque succès en 1709, pièce estimée et restée au théâtre, mais froide, sans mouvement, sans force comique. Il ne s’agit point ici des jaloux retirés et convertis, mais des jaloux en exercice et en pleine activité.

Beauchamp risqua aussi aux Italiens un Jaloux, en 1727 : les premiers actes sont assez bons, et furent applaudis ; les derniers n’offrent que des répétitions fastidieuses de ce qu’on a déjà vu : le dénouement est si mauvais qu’il fut regardé comme nul ; et lorsqu’on baissa la toile, quelques plaisants demandèrent le dénouement.

Je n’ai parlé jusqu’ici que des jaloux francs et qui vont droit en besogne ; mais il y a des auteurs qui ont essayé de nous donner des jaloux frelatés, mélangés et falsifiés : tel est Le Jaloux honteux de Dufresny, dont on vient de faire un opéra-comique, sous le nom des Deux Jaloux. Dufresny a raisonné ainsi : La jalousie est ridicule et de mauvais ton en France ; c’est une passion populaire, triviale, dont les gens comme il faut rougissent : ce sera une chose comique et théâtrale que la peinture d’un jaloux, homme comme il faut, qui n’ose se livrer à la jalousie, dans la crainte du ridicule. Ce combat de deux passions sera aussi intéressant que le combat de l’amour et de la piété filiale dans le cœur de Chimène, que le combat de la religion et de l’amour dans le cœur de Zaïre.

Dufresny a mal combiné et mal conclu : le combat de la jalousie et du respect humain, dans le cœur du président jaloux, a paru froid, mesquin et peu théâtral. En général, la scène rejette les caractères et les passions mixtes, équivoques ; il ne lui faut que des traits et des sentiments bien marqués, bien prononcés et d’une expression franche. Dans la tragédie même, où il semble que le préjugé ait en quelque sorte établi le succès de ces sortes de combats, l’expérience prouve tous les jours que le héros ou l’héroïne ne sont jamais plus intéressants que dans le moment où l’une des passions belligérantes, celle qui a le plus la faveur publique, paraît remporter la victoire. Chimène ne touche jamais tant que lorsqu’elle laisse éclater son amour pour Rodrigue, et Zaïre n’est jamais si intéressante que lorsqu’en dépit du christianisme et du baptême, elle se livre au charme qui l’entraîne vers Orosmane. Pourquoi cela ? Parce qu’alors Chimène et Zaïre sont naturelles et vraies, et que lorsqu’elles semblent vouloir écouter d’autres sentiments, elles sont hypocrites et fausses.

La pire espèce de jaloux est celle du jaloux sans amour, puisque l’amour est le passeport de la jalousie : sans l’amour, la jalousie n’est qu’une tyrannie froide, une lâche oppression, un abus odieux du droit du plus fort ; ou, pour la présenter sous le nom le plus doux, la jalousie sans amour est une précaution, une mesure de prudence : or, je demande s’il peut y avoir rien de plus froid, de plus glacial, de plus insipide qu’une pareille précaution et qu’une telle mesure de prudence. La scène où le mari met son esprit à la torture, et, pour ainsi dire, se tâte pour imaginer quelle sorte de chicane, de tracasserie, de vexation, de raffinement de cruauté sourde il doit mettre en œuvre pour réduire son obéissante victime au dernier degré de la servitude, me semble ce qu’il y a au théâtre de plus odieux, de plus révoltant, de plus propre « à exciter le mépris et l’indignation contre le mari assez bas pour abuser et se jouer à ce point de l’aveugle soumission et de la sotte tendresse de sa femme : c’est bien là ce qui n’est ni intéressant ni comique ; cela n’est qu’insupportable. La femme sans noblesse, sans courage, sans caractère, qui n’oppose rien aux caprices, aux fantaisies les plus injustes d’un être vil et méchant, sans générosité et sans délicatesse, qui l’opprime de sang-froid parce qu’il est fort de sa faiblesse, une pareille femme n’est point une épouse vertueuse, une compagne fidèle, attachée à ses devoirs : ce n’est qu’une esclave façonnée au joug, faite pour réveiller un tyran abruti, et pour l’encourager à tous les excès, par sa disposition à tout souffrir.

La scène de Frontin et de la soubrette, sa femme, est assez plaisante, et le paraît encore plus au milieu de tout le triste galimatias qui l’environne. L’intrigue, s’il y en a, ne consiste qu’en malentendus, en méprises, en tracasseries, en suppositions, en invraisemblances. La scène du valet de Sophie, envoyé pour faire un message important à un homme qu’il ne connaît pas, et qui prend un vieillard pour un homme à bonnes fortunes, aurait quelque comique si elle avait quelque bon sens. À quoi bon ce message verbal, quand Sophie écrit au chevalier ? Toute la pièce semble faite pour confirmer la vérité de ce vers du Méchant :

De l’esprit si l’on veut, mais pas le sens commun.

Ce ne sont que des conceptions fausses, bizarres et ennuyeuses ; pas une seule invention théâtrale et comique : cependant les acteurs soutiennent l’ouvrage avec d’autant plus de zèle qu’ils en sont l’unique soutien.

Pieyre. L’École des pères §

La salle était déserte : les pères d’aujourd’hui n’ont pas besoin d’aller à l’école au théâtre ; n’ont-ils pas leurs enfants pour précepteurs ? La comédie doit sans doute offrir d’utiles leçons, mais il faut les déguiser sous des fictions ingénieuses ; il faut instruire en amusant. Je rends justice aux intentions de l’auteur : son drame respire l’honnêteté, la décence et la vertu ; mais c’est presque un sermon : sa morale produirait plus de fruit si elle était enveloppée dans une action plus comique, plus intéressante et mieux conduite.

La principale situation de la pièce est empruntée, ou plutôt imitée d’une tragédie anglaise de Thompson, intitulée Le Marchand de Londres : on y voit un jeune homme livré aux séductions d’une courtisane, commettre des crimes qui le conduisent à l’échafaud. Ce sujet avait déjà paru assez plaisant au poète Anseaume pour être transporté à l’Opéra-Comique, sous le titre de L’École de la jeunesse. Combien l’anglomanie n’avait-elle pas déjà égaré le goût de nos auteurs, dès 1765 ! Quelle folie de mettre des atrocités en vaudevilles, d’exposer sur une scène consacrée aux jeux et aux ris, la tragédie peut-être la plus horrible qu’il y ait sur le théâtre de Londres ! Il est vrai que l’auteur français a beaucoup adouci l’original : il n’y a point dans son opéra-comique, comme dans la tragédie anglaise, d’échafaud, de potence, ni de bourreau ; c’est un égard qu’il a bien voulu avoir pour la faiblesse de nos mœurs.

M. Pieyre s’est montré encore plus réservé et plus timide qu’Anseaume ; il borne le crime du jeune libertin au dessein de voler son père : Saint-Fons (c’est le nom du jeune homme) vole au secrétaire avec une clef qu’il s’est procurée ; il le trouve tout ouvert : un billet écrit de la main de son père est le premier objet qui frappe ses yeux ; ce billet renferme des reproches sur l’infamie de l’action qu’il veut commettre, et finit par ces mots remarquables :

Je veux du moins vous épargner un crime ;
Acceptez… ne dérobez pas.

Alors les sentiments de l’honneur se réveillent dans le cœur du jeune homme ; il court se jeter aux pieds de son père, qui lui pardonne sans lui faire acheter sa grâce par des réprimandes hors de saison.

Tel est le fond de cette comédie : voilà le seul trait intéressant qu’elle présente. Il y a aussi de véritables beautés dans la scène où le père, instruit de la passion et des projets criminels de son fils, l’exhorte à lui ouvrir son cœur, le presse d’accepter de l’argent, tandis que le jeune homme, retenu par une mauvaise honte, s’obstine au silence. Les autres détails sont faibles et n’ont point ce degré de chaleur que le théâtre exige : l’action est lente et délayée dans des entretiens vides.

La conduite prudente d’un bon père de famille, dans des circonstances difficiles, voilà le principal tableau que l’auteur a voulu nous tracer ; mais cette sagesse, toujours estimable, n’est pas toujours théâtrale. M. de Courval n’a pas seulement un fils libertin à corriger, il veut aussi rappeler à ses devoirs une femme coquette et dissipée : voilà bien des affaires. La plupart des pères aiment mieux supporter paisiblement ce double malheur, que de se tourmenter beaucoup pour ne pas réussir. M. de Courval vient à bout d’opérer ces deux conversions par une sage fermeté mêlée de douceur et d’indulgence ; mais la conversion de la femme ne produit aucun effet, parce qu’elle ne s’est rendue coupable que d’étourderies légères et de quelques impertinences envers son mari : on prend un peu plus de part à la conversion du jeune homme, parce que c’est un plus grand pécheur ; mais, en général, toutes ces contritions et ces pénitences sont tristes, et répandent une glace mortelle sur le dénouement.

La condition des pères est extrêmement critique dans les pays de mauvaises mœurs ; l’autorité paternelle est nulle, et la vieillesse méprisée : la sévérité passe pour barbarie ; l’unique système d’éducation est une aveugle et molle indulgence. Qu’en doit-il résulter ? Les pères deviennent extrêmement aimables avec leurs enfants ; mais ils ont pour eux la politesse qu’on a pour les étrangers, plutôt qu’une véritable affection ; ils ne songent qu’à bien vivre avec eux, sans trop s’embarrasser comment ils vivent : uniquement occupés de leurs plaisirs et de leur repos, ils ne sentent les vices de leurs enfants que lorsqu’il faut les payer. Les pères d’autrefois étaient durs, chagrins et bourrus ; mais ils s’épuisaient d’inquiétudes et de travaux pour établir avantageusement leurs familles ; ils laissaient des coffres bien remplis et des sujets de joie à leurs héritiers : les pères d’aujourd’hui sont les meilleures gens du monde, tendres, affectueux, indulgents ; mais ils n’envisagent que le bien-être de leur individu ; ils veulent jouir, et ne laissent à leurs enfants que ce qu’ils n’ont pu dépenser ; ils ont l’ambition d’être pleurés de ceux qui leur succèdent. Le luxe produit la corruption ; la corruption dissout la famille ; la dissolution de la famille enfante l’égoïsme des parents ; l’égoïsme des parents détruit l’éducation et toute espèce de moralité. Telle est la généalogie et la gradation de nos maux : dans cet état de choses, c’est en vain qu’on prêche les pères ; ils ne prennent conseil que des mœurs du jour. Ce père qu’on propose pour modèle dans la comédie, sait que son fils doit le voler pour fournir aux dépenses de sa maîtresse : que fait-il ? Il laisse son secrétaire ouvert ; il a l’air de donner ce qu’on s’apprête à lui dérober : cette délicatesse lui réussit et convertit le jeune homme. Cela est heureux ; mais il ne faudrait pas toujours se fier à cette recette. Que ferait aujourd’hui un père avisé ? Il aurait soin de bien fermer son secrétaire, supposé qu’il eût de l’argent, ce qui n’arrive pas toujours ; car les pères ont un moyen sûr de n’être point volés par leurs enfants : on ne prête point aujourd’hui aux jeunes gens sur leur patrimoine futur ; c’est un effet trop suspect : ainsi, faute d’argent, le jeune libertin serait forcé de renoncer à sa maîtresse, ou d’en prendre une moins chère et moins dangereuse.

Pour ce qui regarde la femme coquette et dissipée, le mari de la comédie lui prodigue l’argent et les remontrances, il y joint même les menaces ; car il aime sa femme. Aujourd’hui un mari épargnerait en pareil cas sa bourse et son éloquence : il ne donnerait ni avis ni argent, au risque de voir sa femme s’adresser à ses amis.

Il y a dans cette pièce un autre père beaucoup moins sage, et par conséquent moins froid, dont la brusquerie et les incartades contrastent avec le flegme de M. Valcourt, et répandent quelque comique sur cette triste et froide intrigue ; mais c’est du comique perdu, parce qu’il ne tient à rien : ce père bourru ne fait autre chose que radoter, et donner la chasse à une fille de joie. On peut être étonné que le lieu de la scène ne soit pas à Paris ; c’est là qu’un père a besoin de toute sa prudence : en province il lui est si facile de gouverner sa famille ! Paris est le centre de la corruption ; c’est à Paris seul que s’appliquent mes réflexions sur les mœurs : Paris est à la province ce que le quartier du Palais-Royal est à Paris lui-même.

M. Arnault §

Marius à Minturnes §

Naples est une des plus belles villes d’Italie ; mais l’aspect en est triste pour un Français, parce qu’on n’y voit point de femmes dans les rues et dans les boutiques ; les hommes y sont même marchands de modes : ce sont des mains faites pour manier le sabre ou la bêche qui vous y présentent les rubans et la gaze. Avant François Ier, la cour ressemblait à un camp ; les seigneurs qui venaient rendre au roi leurs hommages, laissaient leurs femmes solitaires dans leurs gothiques donjons : le galant rival de Charles V voulut que les femmes fissent l’ornement de la cour, comme les maris faisaient la gloire de la patrie ; il avait coutume de dire qu’une cour sans femmes était un printemps sans roses. Voilà peut-être trop de recherches historiques et géographiques pour dire qu’une tragédie sans femmes est un ouvrage triste et austère : avant la révolution, notre théâtre polirait que deux exemples de cette singularité, La Mort de César de Voltaire, et le Philoctète de La Harpe ; elles sont l’une et l’autre en trois actes. Il semble que le Théâtre-Français ne puisse rester pendant l’espace de cinq actes dépouillé de son plus bel ornement : les copies de ces deux originaux se sont depuis multipliées, car il est plus aisé de faire une tragédie sans femmes que de faire une bonne tragédie. Ce n’est pas que les femmes ne soient souvent plus nuisibles qu’utiles à l’effet d’une action tragique ; leurs lamentations monotones, leurs conversations inutiles avec leurs confidentes, leur galante métaphysique, ne servent souvent qu’à rendre la tragédie plus longue : en général, elles parlent trop, et malheureusement bien peu d’auteurs ont un style capable d’excuser les longs discours. L’intervention des femmes n’en est pas moins nécessaire dans une représentation théâtrale, qui doit toujours être une imitation de la vie humaine. Les anciens, qui n’étaient pas Bilans, n’ont dans tout leur théâtre que le Philoctète où il n’y ait point de femmes ; mais il vaut mieux renoncer aux femmes que de n’en pas faire un usage digne d’elles ; il y a des actions où elles seraient froides, ennuyeuses, par conséquent très déplacées : tel est Marius à Minturnes.

Le vainqueur de Jugurtha, l’exterminateur des Cimbres et des Teutons, six fois consul d’une république maîtresse du monde, réduit à s’enfoncer dans un marais, arraché tout couvert de fange de cet asile honteux, traîné dans les prisons de Minturnes, livré au glaive d’un esclave cimbre qu’il épouvante d’un regard, et montrant par là à tout l’univers que la Providence accorde aux grands hommes le privilège d’un destin particulier, que leur gloire est pour eux un rempart, et qu’un pouvoir invincible défend contre les scélérats leur personne sacrée : quel spectacle ! quel tableau ! La fable et l’histoire n’en offrent point de plus fier et de plus terrible ; peut-être est-il encore plus du ressort de l’éloquence que de la poésie ; peut-être appartient-il plus à l’épopée qu’au drame. Où est le génie capable de joindre ses fictions à cette grande réalité ? Tout le remplissage dramatique d’un trait aussi sublime ne devient-il pas nécessairement petit et froid ? Quels personnages peut-on mettre à côté de Marius ? qu’est-ce qu’un Géminius, un Céthégus, un Nétile ? On ne sait ce qu’ils font à Minturnes : quoique le séjour du jeune Marius dans cette ville et son déguisement en soldat soit un peu romanesque, quoiqu’il ne soit point essentiel à l’action, c’est le fils du grand Marius. Le vétéran Amyclas, qui donne un asile à son ancien général, est le rôle le plus intéressant et le mieux imaginé. La pièce n’a que trois actes ; elle est encore beaucoup trop longue.

Horace a fixé à cinq actes, ni plus ni moins, l’étendue d’une action tragique ; j’ai toujours été surpris qu’un précepte aussi hasardé fût échappé à un législateur si sage ; les tragiques grecs ne divisaient point leurs pièces en cinq actes. Souvent ils font un acte d’une seule scène ; mais aussi leurs scènes disent toujours quelque chose. Quand Voltaire voulut traiter le sujet d’Œdipe, à peine trouva-t-il dans Sophocle de quoi remplir deux de nos actes. Notre théâtre nous paraît plus plein que celui des anciens, parce qu’il est gonflé d’inutilités et de bavardage.

Il y a beaucoup trop de conversations dans Marius à Minturnes ; l’auteur a rempli ses trois actes d’un fracas qui produit peu d’effet ; ce qui manque à son plan, c’est cette noble et antique simplicité qui surtout était commandée par un pareil sujet. Le troisième acte est particulièrement surchargé de discours et d’incidents qui refroidissent beaucoup l’intérêt. Le soldat cimbre, après avoir laissé tomber son glaive, après s’être écrié : Il m’est impossible de tuer Marius, ne doit point rester sur la scène ; il ne doit point surtout répéter ces paroles ; plus elles sont frappantes, plus la répétition en est vicieuse. Que dirait-on du vieil Horace qui prononcerait deux fois le qu’il mourût ? L’espèce de combat qui s’engage au dénouement n’est qu’une pantomime essentiellement puérile, toujours mal exécutée, et qui fait rire le parterre. Combien un beau vers, un sentiment noble, est-il supérieur à ce vain cliquetis d’épées, à ce simulacre de bataille que la maladresse des combattants rend toujours fort ridicule !

Cet essai de la première jeunesse de l’auteur annonçait des talents distingués, de la verve, de l’imagination, un génie abondant et riche, que l’âge pourrait aisément resserrer dans les limites du goût ; une disposition naturelle au grand et au sublime, mais qui dégénérait souvent en déclamation. On y remarque de beaux vers dans le goût de Corneille, des tirades bien frappées, mais, en général, une versification dure et pénible, et plus de penchant à imiter Lucain que Virgile.

On a beaucoup applaudi ce vers :

L’or n’a-t-il de valeur que lorsqu’il paie un crime ?

On a fait l’application des proscriptions de Sylla aux horreurs révolutionnaires.

Démasquons ce Sylla, tyran d’un peuple libre,
Des flots du sang romain grossissant ceux du Tibre ;
Qu’on le voie implacable, ambitieux, ingrat,
Ne venger que lui seul en vengeant le sénat ;
Prudent en sa fureur, accabler de sa haine
Ceux sur qui reposait la liberté romaine ;
Par d’utiles forfaits s’assurer les faisceaux,
Changer Rome en désert, nos palais en tombeaux,
Et, chargeant tous les bras d’immoler ses victimes,
Rendre le monde entier complice de ses crimes.

Les vers suivants ont aussi offert une allusion vivement sentie :

Une patrie éteinte, un repaire de crimes,
Peuplé de délateurs, de bourreaux, de victimes,
Où l’égoïsme impur, remplaçant l’amitié.
Au fond de tous les cœurs a séché la pitié ;
Où la paix convulsive, si souvent assassine,
Nous prépare aux horreurs d’une guerre intestine.

Les deux derniers vers de la pièce ont un grand mérite, puisqu’on les a retenus :

Il est des monuments au-dessus du ravage,
Et l’on admire encor les débris de Carthage.

Ce seraient deux beaux vers de poème épique, mais ils sont déplacés dans la bouche du personnage, et ce n’est pas à Marius qu’il convient de dire qu’on admire ses débris.

Les Vénitiens §

Par quel motif a-t-on essayé de reproduire une pièce que le public s’obstine à repousser, moins encore à cause de l’horrible atrocité du dénouement, qu’à cause de l’ennui et du dégoût qu’elle inspire d’un bout à l’autre ? C’est ce qu’il ne m’appartient pas de rechercher. Mon devoir est de prouver que ce genre déshonore notre scène tragique, que c’est par impuissance qu’on a recours à de pareilles horreurs, et qu’on mêle la religion aux passions du théâtre ; que les poètes qui jouent à la chapelle, qui s’environnent de bourreaux, sont tout à fait dépourvus de goût.

Les Vénitiens ne sont point une tragédie ; ni l’action ni les personnages n’ont l’importance tragique. Que les Anglais prennent des marchands de Londres pour des héros, nous n’admettons pas même pour les principaux acteurs d’une véritable tragédie des inquisiteurs de Venise ; qu’à la fin de la pièce un homme soit étranglé derrière un rideau, par ordre de l’inquisition d’état, cette exécution atroce ne forme point un dénouement tragique ; je ne vois dans tout l’ouvrage qu’un mauvais drame, mal conçu, mal écrit, terminé par le ministère du bourreau

L’auteur a pensé qu’une assemblée du sénat de Venise serait une exposition fort intéressante : cette assemblée est encore plus insipide que celle des chevaliers de Syracuse dans Tancrède. Comment M. Arnault s’est-il flatté de réussir, où son maître, M. de Voltaire, avait échoué ?

Ce qu’il y a de pis dans cette assemblée du sénat de Venise, on propose, on discute, on promulgue une loi portant défense à tout noble vénitien, sons peine de mort, d’avoir le moindre commerce avec les agents des puissances étrangères. Depuis qu’on fait des tragédies, on n’a jamais rien imaginé de plus froid que cette discussion politique ; les spectateurs s’embarrassent fort peu de Venise, de son sénat, de ses inquisiteurs et de ses lois.

Pendant que le conseil, après la séance, va rendre grâce à Dieu dans l’église de Saint-Marc (car on est fort dévot dans cette pièce), deux inquisiteurs ennemis l’un de l’autre, Contarini et Capello, restent pour causer : et le résultat de l’entretien est que Contarini promet Blanche sa fille en mariage à Capello, parce qu’il trouve le parti très avantageux. Voilà le premier acte, qui ne laisse aucun désir de voir la suite.

Au second acte, Blanche s’entretient avec sa nourrice de son amour pour Montcassin, jeune Français, amoureux de la république de Venise, et devenu un héros parce qu’il a dénoncé la conspiration du marquis de Bedmar, et battu des brigands à Brescia. Le sénat l’a récompensé en faisant écrire son nom en lettres d’or avec ceux des fondateurs de Venise, et en lui donnant le titre de noble vénitien, titre qui lui coûtera cher, comme nous verrons. Contarini signifie à sa fille qu’il va la marier, et, comme il dit que c’est à un héros, Blanche, persuadée qu’il n’y a point d’autre héros que le dénonciateur Montcassin, croit que c’est de lui qu’il s’agit, et reçoit la nouvelle avec transport. Capello, sur l’avis du père, vient tout enflammé se présenter à Blanche ; il la trouve avec Montcassin, et l’accueil qu’on lui fait ne répond pas à ses espérances. Il s’ensuit nécessairement une explication entre Blanche et son père : Contarini veut absolument que sa fille épouse Capello. En vain Blanche pleure et crie, en vain Montcassin s’emporte et fulmine comme un amoureux de drame ; le maudit vieillard reste inflexible. Dans cette extrémité, Montcassin demande un rendez-vous nocturne à Blanche ; et Blanche, qui n’est point scrupuleuse, quoique fort dévote, lui donne un rendez-vous dans la chapelle domestique du palais de son père. Pendant que les deux amants, devant l’autel, prennent Dieu à témoin de leurs serments, le père arrive avec Capello, qu’il veut marier secrètement avec sa fille, pour qu’il ne puisse plus s’en dédire. Montcassin n’a que le temps de se sauver par une fenêtre, qui donne sur le palais de l’ambassadeur d’Espagne ; il est pris voulant franchir les murs de ce palais, et traduit devant les trois inquisiteurs d’état, comme ayant violé la nouvelle loi qui défend aux nobles vénitiens de communiquer avec les agents des puissances étrangères. Les inquisiteurs lui font son procès dans une chambre tendue de noir, et on l’étrangle derrière un rideau noir qui est au fond de la chambre. Quand l’affaire est faite, Blanche arrive au tribunal et veut plaider la cause de son amant ; mais on lève le rideau, et on lui fait voir que les inquisiteurs sont des juges expéditifs.

C’est bien là une aventure funeste ; mais ce n’est point une fable tragique. Les amants sont fous, le père est un vieux scélérat, Capello un pauvre homme ; tout cela est trivial : c’est une querelle de famille qui aboutit à la potence. Le plus grand malheur, c’est que la pièce est écrite en vers durs, froids et secs, et que les pensées répondent au style ; voici quelques exemples. Contarini demande à Capello s’il aime Blanche, et celui-ci répond :

……………… Ah ! vingt fois pour le dire
Ma bouche s’est ouverte, et, vingt fois différé,
Cet aveu plus pénible en ma bouche est rentré !

Ce que c’est qu’un amant timide ! Ces vers font image : on croit voir Capello ouvrant une grande bouche sans rien dire, l’aveu prêt à sortir et ne sortant point : ce qui m’embarrasse, c’est de savoir comment cet aveu a pu rentrer en la bouche, puisqu’il n’en est point sorti. Capello, craignant qu’on n’interprète mal sa timidité, ajoute :

Ce n’est pas qu’un instant je me sois cru possible
De vaincre un sentiment qui, toujours invincible, etc.

Je me sois cru possible, est une phrase barbare, pour j’aie cru qu’il m’était possible.

Cet éloge de Capello, qui sort de la bouche de Contarini, mérite aussi d’être remarqué pour la tournure :

Je reconnais, j’admire avec l’Europe entière,
Cette âme tour à tour politique et guerrière,
Qui dans nos murs l’effroi du crime pâlissant,
Aux mers de l’Archipel le fléau du croissant,
Du lion plus terrible étendit la puissance
De la mer de Venise à la mer de Byzance.

On ne sait si c’est cette âme ou nos murs qui sont l’effroi du crime pâlissant, si c’est l’Archipel ou cette âme qui est le fléau du croissant, et si le lion est plus terrible que le croissant : ces vers ne sont qu’un pénible galimatias.

Voici un morceau brillant où M. Arnault semble avoir eu dessein de lutter contre Racine. Hanche peint la cérémonie de la réception de Montcassin parmi les nobles vénitiens, comme Bérénice peint l’apothéose de Vespasien par Titus ; mais il y a la même différence entre le style et le ton de ces deux morceaux qu’entre les deux tragédies, qu’entre une reine aimée du maître du monde, et la fille d’un inquisiteur vénitien, maîtresse d’un aventurier français :

Jamais rien de plus beau n’avait frappé ma vue ;
Quel spectacle, en effet ! Nos palais et nos mers,
D’un peuple admirateur et chargés et couverts ;
Les prêtres, le sénat, le doge et la noblesse,
Conduisant, au milieu de la publique ivresse,
Ce Français revêtu des marques de son rang,
Publiant que les droits que leur transmit le sang
Des vertus une fois seront le privilège.

Rien n’est plus commun, plus bourgeois, plus pauvre d’imagination et de poésie, qu’une pareille description, surtout si on la compare à celle de Racine.

Blanche demande à sa nourrice, qui est sa mère par son lait :

Eh ! bien, crois-tu qu’il m’aime ?

Et la nourrice répond :

                                                    Eh ! comment ne pas croire,
Ma fille, a tant d’amour prouvé par tant de gloire !

Ce ton est vraiment comique quand on pense que tant de gloire se réduit à une dénonciation et à un combat contre des brigands, et que ce sont là les preuves de tant d’amour.

Si l’on veut du sentiment exalté, de la passion extravagante, du délire amoureux, en voici :

Oui, je sens que je l’aime autant qu’on peut aimer ;
Et ce transport qu’en vain je voudrais réprimer,
Et l’entier abandon de ma douce existence,
N’est en moi que justice et que reconnaissance.
L’excès de mon amour peut lui seul m’acquitter
De tout ce qu’un héros fit pour le mériter.

Voilà une fille bien patriote ! Pourrait-elle refuser l’abandon de sa douce existence au héros qui a dénoncé une conspiration ?

Quoi de plus larmoyant que les vers suivants :

Mais quoi ! mes yeux baissés ne cachaient pas mes larmes ;
Sur ses tremblantes mains il les sentit couler ;
Sur ses tremblantes mains, dont il pressait les miennes,
M es larmes en torrent couraient chercher les siennes.

Ces détails ne sont-ils pas plaisants dans une tragédie ? Et ces larmes qui vont en torrent chercher les mains tremblantes de l’amant, ne sont-elles pas du style le plus burlesque ? La plus grande partie de la pièce est écrite dans ce goût. Je ne citerai plus qu’une tirade ; c’est la réponse de Montcassin à Contarini, qui prétend que blanche sa fille a promis sa foi à un autre :

Eh ! ne savez-vous pas que seul je l’ai reçue
Cette foi tant jurée, et qu’en ce jour fatal
L’apparence un instant promit à mon rival ?
Seigneur, je la reçus quand cherchant dans l’absence, etc.
……………………………………………………………
Seigneur, je la reçus quand la vertu sévère, etc.
……………………………………………………………
Seigneur, je la reçus dans ce jour de victoire, etc.
Confirmez ce lien qui, dans vos jours vieillis,
Vous conserve une fille et vous acquiert un fils.

Un homme du parterre a crié : Renvoyé à Londres, et sa motion a été appuyée. Il faut laisser aux Anglais leurs échafauds, leurs exécutions, leurs horreurs monstrueuses : chez une nation qui a Corneille et Racine, on ne fait point étrangler un homme derrière un rideau pour finir une tragédie.

Mademoiselle Candeille. La Belle Fermière §

I §

La belle Candeille est l’auteur de La Belle Fermière : elle y jouait elle-même le principal rôle en 1792, et, quoique actrice médiocre, elle ne démentait pas du moins le titre de la pièce : elle avait raison de se plaindre de la malice de ses camarades, qui, en annonçant l’ouvrage sous ce titre, n’avaient pas craint de rendre la figure de mademoiselle Candeille responsable de la vérité de l’annonce ; mais les spectateurs, en voyant La Belle Fermière, lui pardonnèrent d’avoir mis sa beauté sur l’affiche : ce titre flatteur fut conservé à l’impression ; il reste encore dans les annonces, aux risques et périls de celles qui ont succédé et succéderont à mademoiselle Candeille dans ce rôle.

Avec des traits charmants et toute l’intelligence que doit avoir un auteur, l’actrice à qui nous devons La Belle Fermière éprouva beaucoup de désagréments au théâtre, et se vit forcée à la retraite ; elle était froide ; son organe était sourd et voilé ; ses autres talents la consolèrent d’un malheur si léger. En cessant d’être comédienne, elle gagna plus de considération sans perdre aucun de ses moyens de plaire : belle, pleine d’esprit et de grâces, excellente musicienne, comblée de tous les dons qui peuvent enchanter l’âme et les sens, avait-elle donc besoin d’un théâtre ?

La Belle Fermière est un roman : il faut donc nous résoudre à n’avoir que des romans sur la scène, puisque nous ne pouvons plus y supporter l’histoire de la vie humaine. Les hommes, tels que les fabrique l’imagination, sont réellement plus agréables à voir que ceux qui existent dans le monde ; c’est une triste chose que la nature dans toute sa misère et sa nudité. Il n’y a qu’un très petit nombre de bons esprits qui puissent préférer à d’aimables chimères les objets tels qu’ils sont : il faut donc se prêter à ces illusions, mais toujours sans tirer à conséquence, sans préjudice de la loi fondamentale et constitutionnelle de l’art dramatique, qui veut que la comédie soit l’image de la société.

Mademoiselle Candeille a mis à contribution la première Surprise de l’amour, l’une des bases du théâtre de Marivaux. Lélio, dans cette pièce, trahi par une femme, s’est retiré à la campagne, où il ne veut entendre parler ni de femme ni de mariage : de même Catherine, trahie par un mari infidèle, ruinée par ses folies, désolée par sa mort, de grande dame qu’elle était, est devenue une humble fermière ; et, quoique veuve, jeune et jolie, elle frémit au seul nom de mariage. Il est vrai qu’elle ne pousse pas la misanthropie si loin que Lélio ; elle ne fuit pas les hommes ; elle en a même pris un pour secrétaire, et l’a très bien choisi. M. Charles, chargé des comptes de la belle fermière, est un jeune seigneur de très bonne mine, déguisé en paysan : tous les deux s’aiment sans oser, sans pouvoir s’en rendre compte. La sauvage fermière, malgré sa mélancolie profonde, chante et joue des instruments, dessine, pince de la harpe, et s’exprime avec l’élégance d’un roman : ce n’est pas là le moyen d’éviter l’amour et les amants. Outre son secrétaire Charles, la belle Catherine enflamme encore un fat, nommé Fierval, qui forme aussitôt le siège de la ferme.

Avec tant de talents et d’appas, avec deux amoureux, Catherine n’est cependant encore qu’une aventurière pour le spectateur, qui ne sait ni qui elle est ni d’où elle vient : il lui faut des parons et de la fortune ; c’est une bagatelle pour un romancier de pourvoir son héroïne de tout cela : une chaise de poste se rompt devant la ferme ; dans cette chaise est un marin brusque et franc qui a deux millions de bien ; le marin entre dans la ferme, boit deux coups d’un vin qu’il trouve fort bon ; il trouve aussi la fermière fort jolie, et n’est pas trop surpris de la rencontrer avec deux hommes. La fermière est inconsolable de cette rencontre fatale à son honneur ; elle veut aller chercher un pays où il n’y ait point d’hommes, mais elle éprouve bientôt que les hommes sont bons à quelque chose ; car il arrive que ce marin est son beau-père, qui lui donne pour dot deux millions, et pour mari, l’amant qu’elle avait pris pour son commis. Il n’y a pas dans tout cela une raison bien exacte, une vraisemblance bien rigoureuse ; mais il y a quelque intérêt, de beaux sentiments, un dialogue naturel ; il y a aussi quelques caractères assez vrais, mais qui ressemblent à tout : un bourru bienfaisant, un libertin amoureux de toutes les femmes ; une vieille marquise qui n’a point de volonté, et qui aime tout le monde ; une demoiselle sottement orgueilleuse et qui n’aime personne ; un joli petit tableau d’amour villageois, aussi commun que tout le reste : de tout cela se compose un drame dont les réminiscences ne sont pas désagréables, et dont la représentation fait plaisir, parce qu’il est bien joué, comme tous les autres drames.

Le style a des longueurs, trop de patois, et de temps en temps quelque prétention. Par exemple, le marin dit qu’il va jeter un bienfait partout où il trouvera un malheureux : un marin n’aligne pas si bien ses phrases ; il a d’ailleurs assez de bon sens pour savoir que s’il faisait ce qu’il dit, il serait bientôt ruiné avec ses deux millions.

Catherine répond par une espèce d’énigme au reproche qu’on lui fait d’avoir écouté une folle passion et d’avoir mal choisi : Le sentiment qui laisse la liberté du choix ne fait pas plus l’éloge de celle qui l’éprouve, que du malheureux qui l’inspire. Il y a là de quoi exercer la sagacité du lecteur : je n’entends pas bien comment un sentiment qui n’aveugle pas celle qui l’éprouve, qui lui laisse la liberté de choisir, ne fait point son éloge : il me semble, au contraire, que cette passion fougueuse et insensée, qui détruit toute réflexion, annonce dans celle qui l’éprouve une fort mauvaise tête, un cœur nourri d’illusions et de chimères, un tempérament de feu, que la raison n’a point assez réprimé : quelle est la demoiselle qui n’aurait point à rougir d’être à ce point esclave de ses sens ? Quant au malheureux qui inspire un sentiment sage et modéré, je ne vois pas que ce soit un grand malheur pour lui : je vois encore moins quel honneur peut résulter pour lui du goût effréné qu’il inspire à une folle qui n’a pas la liberté du choix. N’est-il pas bien plus glorieux d’être choisi librement et volontairement, et de mériter l’estime réfléchie de celle dont on a surpris le cœur ?

La belle fermière dit donc évidemment une sottise, et, qui pis est, une sottise recherchée, précieuse, entortillée. C’est un parti pris depuis longtemps, de faire une vertu d’une vapeur hystérique, et de regarder comme un grand homme celui qui fait tourner la tête à une femme ; on appelle cela de la sensibilité, de la philosophie : ce n’est que de la niaiserie, et même quelque chose de pis ; car l’expérience prouve que c’est rarement le mérite qui fait de pareilles conquêtes, et que les conquérants les plus habiles en ce genre de guerre sont presque toujours les êtres les plus vils et les plus méprisables.

Un autre exemple d’affectation se trouve à la fin de la pièce, mais ce n’est au moins qu’une puérilité sans conséquence et sans danger. Le marin, après avoir uni sa belle-fille avec Lussan, dit :

Il est bien doux de se retrouver en paix avec ses amis.

LUSSAN.

Avec ses voisins.

ÉLISE.

Avec sa famille.

CATHERINE.

Avec soi-même.

Chaque acteur, comme on voit, a son mot : l’un a ses amis, l’autre ses voisins, celle-ci sa famille, celle-là soi-même. Le mot de l’un pouvait être le mot de l’autre : il semble que chacun ait tiré le sien à la loterie : il y a dans cette distribution une afféterie mesquine, une recherche misérable.

J’ai remarqué une phrase qui a dû paraître frappante et même hardie, à l’époque où la pièce a été représentée : Les honnêtes gens se soutiennent les uns les autres, dit Fanchette. Au contraire, répond Henri, ce sont les fripons, parce qu’ils en ont plus besoin. Ce n’est pas que les honnêtes gens, quand ils sont persécutés par les fripons, n’aient aussi très grand besoin de se soutenir les uns les autres ; mais ils cèdent à la violence par le défaut d’énergie et d’audace : ils ne savent point conspirer ; leur existence n’a pas besoin de complots ; l’orage les disperse sans pouvoir les dissoudre ; le premier calme les rallie ; ils forment naturellement une société, les fripons ne sont jamais qu’une faction.

II §

La belle fermière est une femme misanthrope ; mais sa misanthropie est théâtrale et comique, parce que c’est la misanthropie d’une femme ; la sensibilité y domine ; elle fuit les hommes plus qu’elle ne les hait ; et si elle les haïssait, elle ne les fuirait pas : on peut même dire qu’elle ne les fuit point du tout ; car elle a pris pour valet de ferme un beau jeune homme, avec lequel elle aime beaucoup à faire ses comptes. Elle ne veut plus que personne se marie, parce qu’elle a été malheureuse en mariage ; mais elle veut qu’on ait de l’amour. Quand son valet Charles lui apprend qu’on veut le marier, elle est furieuse ; quand il ajoute qu’il ne veut pas se marier parce qu’il a une passion dans le cœur, elle est enchantée de la confidence ; elle devient douce et tendre. Voilà comme il faut que les femmes soient misanthropes.

Il y a beaucoup de contradictions dans le caractère de la fermière, et ses contradictions intéressent, parce qu’elles prennent leur source dans ses malheurs : elle prétend se cacher sous le costume d’une paysanne ; mais elle découvre d’un côté ce qu’elle cache de l’autre ; car elle dessine dans sa ferme, et même y fait le portrait du sensible Charles, qui lui paraît avoir une belle tête et des traits bien nobles pour un homme du commun ; elle chante des airs de musique en s’accompagnant de la harpe ; elle tourne de jolis compliments avec une grâce infinie ; elle prêche mieux que le cure du village sur la fragilité des choses humaines ; elle prodigue le sentiment et la morale : cela est tout naturel dans une femme à qui les chagrins les plus cruels ont un peu tourné la tête, et l’on est étonné qu’il lui reste encore tant de raison. Je ne lui reproche pas même le brusque parti qu’elle prend de quitter sa ferme, et d’aller courir le monde pour fuir les hommes ; quand même elle ne saurait pas qu’on ne rompt point ainsi un bail, je ne lui en ferais pas un crime : une femme de vingt ans, jeune et belle, et qui n’est qu’une fermière de hasard, n’est pas obligée de savoir les affaires plus que l’agriculture.

Je trouve fort bon qu’elle offre des dédommagements qui, suivant toute apparence, doivent être considérables, quoiqu’elle n’ait pas de quoi les payer, puisqu’elle ne cesse de dire qu’elle n’a rien : il est vrai qu’elle a ses charrues, ses attelages, ses bestiaux, sa paille ; en un mot, sa monture ; mais si elle abandonne tout cela pour les indemnités, avec quoi voyagera-t-elle ? Pourra-t-elle se résoudre à mendier sur la route ? Une juste fierté, un noble désespoir, ne songent pas à ces misères-là ; la jeunesse et l’inexpérience ne s’embarrassent point de ce qui est possible. Toutes ces folies ne servent qu’à rendre la fermière plus intéressante ; mais ce qui est difficile à excuser, c’est l’extravagance de madame d’Armincour, qui confie sa ferme à une jeune et jolie pèlerine, tout à fait novice dans les travaux champêtres, et qui a moins l’air d’une fermière que d’une aventurière qui court les champs pour fuir son père ou son mari. C’est peut-être pour motiver une si forte imprudence qu’on a fait de madame d’Armincour une femme si bonne, si bonne, qu’elle en est un peu bête.

Il me semble que la bienséance ne devrait pas permettre à la fermière de laisser si longtemps à genoux devant elle le pauvre Boniface Dorneville, au moment où il se fait connaître pour son beau-père ; elle devrait se hâter de le relever, et ne pas souffrir dans cette posture humiliante un vieillard doublement respectable, et par l’âge et par le titre de père de son mari ; mais le trouble d’une si singulière reconnaissance peut servir d’excuse à cette incivilité.

Une des choses les plus invraisemblables de la pièce, est le déguisement de M. de Lussan en valet de ferme : il est impossible qu’il y soit deux heures sans être reconnu de tous les habitants d’Armincour et des environs, par la raison qu’il est seigneur d’un village voisin, et qu’il a été l’amant de la demoiselle du château. J’ai tort de l’appeler valet de ferme : c’est, le secrétaire de la fermière ; ce n’est point lui qui conduit la charrue, il ne saurait comment s’y prendre ; son office est de régler les comptes. Il me semble que c’est précisément pour cette fonction que la fermière a le moins besoin d’un homme ; car elle a reçu une éducation brillante ; et puisqu’elle sait si bien dessiner, chanter et pincer de la harpe, il faut croire qu’elle sait aussi lire, écrire et calculer ; et assurément elle ferait bien mieux de compter sa dépense et sa recette que de faire de la musique, chose étrange dans une ferme, et qui n’est bonne qu’à rendre la fermière ridicule.

FIN DU TOME TROISIÈME.