René Ghil

1909

De la poésie scientifique

2013
Source : René Ghil, De la poésie scientifique, Gastein-Serge éditeur (Paris), 1909
Ont participé à cette édition électronique : Pascale LANGLOIS (Secrétariat éditorial), Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).

Quelques mots d’actualité poétique §

Le reproche plus ou moins amène m’a été souvent adressé, des regrets ont été exprimés souvent, que mon Œuvre n’ait point été conçue et écrite plus près d’un plus large Public  quitte à délaisser un peu de mon idéal rénovateur, insinuaient ces regrets, qui osaient assurer qu’au prix de quelques concessions et de quelque renoncement, la plus grande renommée, la plus vite action, m’eussent été acquises1.

Je ne me suis pas arrêté devant la tentation. J’ai osé écrire aussi, vers 1889, en pleine lutte : « J’ai le temps, et mon temps viendra »2  Je crois que le créateur doit être un avec son œuvre, car cette œuvre doit être le produit de son unité réalisée. L’apport poétique qui se trouve maintenant consacré sous le nom de « Poésie scientifique », représente  de son principe philosophique à sa technique prosodique et rythmique, — une Doctrine continue… Je me suis simplement appliqué à moi-même la règle morale qui ressort de cette doctrine, d’avoir tendu, selon toutes les puissances accrues de culture qui étaient en moi, à l’art le plus complexe et le plus complet lié en la plus solide unité qui m’était possible : en le plus de volonté, en le plus d’effort.

Le plus étrange est sans doute qu’il soit nécessaire de se targuer de pareille conception, qui part, comme nous le verrons, d’une loi naturelle  mais c’est nécessaire, à l’heure présente, où une « réaction » poétique et contre le mouvement « Symboliste » et contre l’action de la « Poésie scientifique », a été organisée au nom du moindre-effort… « La mesure du vers est prescrite par la loi du moindre effort », a écrit le principal quoique souvent occulte organisateur de cette régression universitairement et mondainement patronnée3, Sully-Prudhomme.

Sans craindre la contradiction d’ailleurs, il déclarait aussi que « la poétique est perfectible »  tout en assurant quelques lignes plus loin « qu’il a lieu de penser que la technique du langage poétique est achevée » «4.

Raisons cependant, dont la logique n’apparut pauvre aux Doumic, Faguet, Ernest-Charles, Brisson, et tant d’autres des Revues de médiocratie pensante, et aux poètes nouveaux-venus ou retardataires appâtés de louanges et de prix, par eux étiquetés, néo-romantiques, néo-Parnassiens et Bucoliques. Or, les mêmes, de qui, dédaignant sans doute d’avoir été un précurseur dans la voie philosophique comme nous l’avons dit souvent5, le poète de Justice et de Bonheur souhaitait avec une étrange âpreté « régénérer l’inspiration languissante pour lutter contre les entreprises des novateurs » !…

Nous avons donc eu, nous avons une « réaction » poétique, dont les indices encore vagues purent sans doute se relever lors du Congrès des Poètes, qui ainsi demeure une date, en mai 19016  Depuis, l’on a connu des audaces, et quelque duplicité… Longtemps en désarroi, les représentants de la Critique que nous avons désignée plus haut, et dont les raisons spontanées à l’égard de la génération précédente avaient été l’insulte, le sarcasme et la mutilation des idées, se sont ressaisis, avec quelques poètes vieillissants et peu sûrs, sans doute, de la durable nécessité de leur œuvre. Ils ont senti intelligemment que la médiocrité et le manque de volontés de maints nouveaux poètes étaient tels, qu’on les pouvait manier et récompenser.

Par des appels énergiques, par des éloges tendancieux, par des prix, une réaction a été suscitée, « renaissance romantique et parnassienne ». Mais, comme il n’était pas possible de supprimer pourtant le vivace acquis du double mouvement que nous avons rappelé : « Symboliste », d’une part, et « Scientifique », d’autre part  d’un tacite pacte entre gardiens du dogme et divers poètes nouveaux (ou retardataires, avons-nous dit), l’on parut discuter les théories émises, surtout techniques, sans les exposer d’ailleurs, et de manière assez habile pour, du mélange, créer le plus d’incertitude dans l’esprit du lecteur non averti, et donc, les amoindrir toutes, les dénaturer, les disperser s’il eût été possible ! L’on ratiocina à côté, l’on emprunta aussi, dirons-nous par euphémisme, l’on emprunta un peu des théories et des œuvres des Devanciers. L’on s’appropria quelques idées en les présentant comme neuves, avec innocence  l’on dénatura quelque peu, sans voir l’incohérence, sans prendre garde qu’hier gardait les Dates et les Faits… Et l’on applaudit très haut : voilà ce qui maintenant était raisonnable !

C’était certes, la loi préconisée du moins d’énergie  Sans d’aucuns, elle serait presque dominante à l’heure présente où l’on ne discute même plus, où la plupart sont même trop ignorants d’hier pour s’en douter même. L’on est revenu aux thèmes du Romantisme, à l’anecdote égotiste sentimentale, exprimés par le vers le plus commodément classique dont la mélopée contente si directement l’oreille, élue comme suprême raison par Sully-Prudhomme  qu’il n’est quasi plus nécessaire d’écouter pour entendre : dernier mot du moindre-effort…

Et M. Catulle Mendès de s’écrier : « Quelle admirable France qui ne cesse de produire des poètes, encore des poètes ! » Et qui se ressemblent tous, pourrait-il dire pour aggraver cette exaltation nationale, mais mal à propos, car si l’Étranger, partout, étudie, traduit, commente les Poètes Français et subit leur action  ce sont ceux d’hier. Et il ignore ou méprise ceux de l’heure présente, nous le savons… Hélas ! pourtant, le contentement de M. Catulle Mendès qui s’est accru superbement, a commencé du soir (1897), où, sous le patronage de Stéphane Mallarmé, Sully-Prudhomme, François Coppée et Hérédia, présents et étrangement réconciliés, un Banquet en son honneur réunit sous son sourire parnassien, la plupart des apaisés poètes du « Symbolisme ». — Et le triomphe n’était pas pour eux, qui ainsi ont donné l’exemple de la régression, et presque sanctionné par avance la réaction7

Or, sans insister, de cette « réaction » organisée et non exempte de petitesse morale, il ressort ceci : C’est que les habiletés, les emprunts déguisés et incohérents, les demi-assertions, le tout ouvertement ou occultement patronné par des hommes d’étroite conception philosophique et artistique (qui donc, soutiennent encore dogmatiquement la persistance de l’Énergie en de mêmes modes ou son retour à d’antérieurs états), ont seulement démontré que les idées émises et les œuvres des Devanciers sont viables et nécessaires, puisqu’ainsi l’on s’en avoue maladroitement tes prisonniers incapables d’apport personnel. Ou, si on ne leur prend rien, on ne peut s’évader d’eux qu’en régressant dans une imitation ressassée du passé…

Mais nous avons hâte maintenant de nommer des poètes, parmi les principaux, survenus depuis dix ans environ et quelles que soient leurs tendances, qui, de non commune valeur et aimant leur art, d’aucuns en étant les passionnés et les tourmentés, honorent cette heure ou sont de l’espoir  ou notoires, ou encore tout nouvellement révélés :

MM. Delarue-Mardrus et Valentine de Saint-Point, de qui le tempérament puissant est touché de persuasion Scientiste. La première est d’une inspiration troublante et comme psycho-physiologique. Mme de Saint-Point, elle, se hausse somptueusement au penser philosophique, près d’une « Métaphysique émue » : cette expression dont nous résumions en un article notre pensée, et que deux autres poètes rappelaient en des Déclarations, à leurs premiers livres se réclamant nettement de la « Poésie scientifique » : MM. Georges Duhamel et René Arcos.

Mmes de Noailles, Mendès et C. Perrin. Encore qu’il appartienne à la génération précédente, M. Sébastien-C. Leconte, qui, dans la Préface de son volume Le Sang de Méduse, préconise l’union avec la Science, avec sa philosophie, et appuie encore mes dires en rappelant la tradition de l’Orient.

M. Abel Pelletier, poète évolutionniste, de notre génération aussi, qui après un long silence, recommence sa publication. Nous nommerons son superbe Drame en vers (premier d’une Trilogie), Titane, d’intensité psychique et verbale, créateur d’une sorte d’ambiance de mystère où resurgit modernement le thème de la Fatalité antique  C.M. Savant, d’hier aussi, qui publie maintenant une suite de livres se commandant, poèmes dont le premier, Comme la Sulamite, est un chant d’une suavité émotive pressante s’élevant sur la pensée évolutionniste à une philosophie altruiste.

M. Fernaud Gregh, qui, avec un talent romantique, est de divers des Devanciers de légers reflets. Mais ses idées sur « l’Humanisme », se réduisent à l’exaltation trop simpliste de ta vie, sans précision de sens philosophique, spiritualisme vague et sentimental.

M. Francis Jammes, de charme de nature, malgré la petitesse d’inspiration et l’afféterie. Léo Larguier, romantique, mais dont nous louons la répudiation à son second volume, du « recueil de vers », pour l’unité du poème, du livre.

M. John-Antoine Nau : son art verbal et rythmique, subtilement spontané et savant, sa valeur évocatrice et suggestive, en son volume les Hiers Bleus.

MM. Georges Duhamel et Arcos, se réclamant scientifiquement, avons-nous dit, ce qu’avèrent avec grandeur souvent, leurs livres : Des Légendes, des Batailles (Duhamel), et la Tragédie des Espaces (Arcos). Avec eux, M. Jules Romain. De sa Vie unanime, poème harmoniquement composé, la pensée générale et la technique, le classent, en effet, parmi les « scientifiques ». Se rattachant à eux, M. Alexandre Mer-cereau (Eshmer-Valdor), de verbe subtil, de très sensitive et nombreuse rythmique, et M. Charles Vildrac, d’une large et simple émotion que nous dirons à valeur morale.

Près de ce groupe, un autre où domine le nom de M. Théo Vaïlet, et où l’on doit distinguer MM. Paul Castiaux et Pierre J. Jouve : luxuriances de vie universellement perçue, sens orgiaque et sacré de la vie, plénitude de sensation rendue en musicalité et spontanéité de Rythme, Tendance philosophique.

M. John-L. Charpentier, toute particulière personnalité, poète scientifique, critique d’unique valeur en la génération montante. D’éducation littéraire et scientifique, son idéal : s’est constitué par examen critique de l’histoire poétique. Il va à « une poésie qui ne soit plus éclairée seulement extérieurement de science par intermittences, mais qui rayonne de dedans en dehors, comme si elle était une science elle-même… Le poète doit contribuer par son œuvre à la préparation de l’avenir, avenir qu’il doit concevoir, en dégageant l’homme, de plus en plus, des entraves des vieux espoirs et des vieilles craintes que traîne l’humanité inconsciente ». Son livre prochain se titre : L’âme DELIVREE.

M. Jean Ott, son premier volume l’Effort des Races, à tendance évolutionniste (et qui comprend un admirable et sobre drame en vers : la mort de Zoroastre), atteste une pensée philosophique, très haute, très sûre, en un tempérament poétique vigoureux.

M. Florian-Parmentier, de qui la Physiologie morale du poète doit être lue. Ses déductions philosophiques parties de la nécessité reconnue de la connaissance en poésie, savoir qui ne tue nullement la spontanéité, « l’impulsion » émotive première  sont à retenir,

M. Robert Randau, poète d’AUTOUR des Feux dans la Brousse, (auteur des Onze journées en Force, avec M. Sadia Levy) : tempérament d’énergies amassées et explosantes, robuste de verbe et de rythme, « où la meilleure psychologie serait des terreurs du phénomène, serait mondiale ». M. Sadia Lévy : le tourment comme sacré du Verbe et du Rythme, leur essence et leur mystère en l’entre-pénétration émotive des Formes, ce poète plein de merveilles les incarne et les exprime avec intensité. M. Ricciotto Canudo peut être dit, comme le précédent, un poète en prose : de direction évolutionniste, de grandes envolées en la philosophie et la Métaphysique, où en maints passages (Livre de la Genèse et Livre de l’Evolution) il rencontre notre pensée.

M. Pierre Fons, plein de méditation, évocateur en un sens évolutionniste. D’autres, Symbolistes, à tendances philosophiques : MM. Jean Royère, Paul Drouot, André Ibels.

… J’ai dit, quand il a été nécessaire, moi qui ai l’habitude de parler net sous les dates et le document8, que nulle plus entière volonté que la mienne n’a ouvert la lutte poétique moderne, initiatrice généralement, puis qui traversa les diverses Écoles, qu’elle répudiait alors même qu’elles s’en assimilaient des aspects, désireuse seulement d’aller à l’extrême de ses desseins. M’évertuant vers les plus hautes, et sans doute de lointaines généralisations, sommes harmonieuses des rapports liant l’intelligence humaine à l’évolution universelle, tentant ainsi une unité philosophique qui dégageât son émotion  Métaphysique émue  tout en exprimant sa complexité sensitive entre-pénétrée : Analyse et Synthèse.

J’ai su que cette volonté ne créerait point une Œuvre tout de suite en contact avec le grand nombre9. Mais logiquement elle devait, si elle en portait les puissances, atteindre les créateurs eux-mêmes, les Poètes, et ceux-ci qui par leur acquis intellectuel, leur intuition et leur sensitivité, s’égalent quasi à eux, Lecteurs ainsi que re-créateurs des œuvres. Par là déterminerait-elle aux sources mêmes, sans intermédiaire et sans perte, la direction poétique que nous avions préconçue, la seule, prétendons-nous, qui soit en le sens général de l’évolution.

J’ai donc lutté, non en vain, pour lutter encore : car le développement de mon œuvre qui est loin encore de son terme, est un développement de lutte.

Origines de la poésie moderne §

A lire l’extraordinaire mélange de noms et de théories, sous prétexte de les classer, qu’osent encore de temps à autre des auteurs d’Etudes sur la Poésie contemporaine  l’on se demande s’il est vraiment si malaisé de réunir le document précis sur ses origines et son évolution….

Oui, parallèlement aux nouvelles orientations poétiques, la critique qu’elles suscitèrent presque malgré elle, des Revues littérairement dogmatiques et de la presse quotidienne, de tout son pouvoir résista à leur avènement. D’une âpreté qui ne décèle que plus étonnamment son inadaptation aux idées énergiques qui travaillent le monde, ses raisons, dès la première heure, ont été le sarcasme, l’insulte, la mutilation et l’adultération des idées émises — quand ce n’était pas l’adroit silence. Nous venons de donner, en notre Avant-propos, quelques exemples des procédés courants, pris cependant à des dates plus récentes.

L’on ne peut trouver là une documentation, ni aux volumes émanés de mêmes sources.

Quant aux quelques livres de critique émanés de poètes du « Symbolisme » recueils sans liens de composition d’Articles parus à divers moments, ils n’ont vraiment une plus grande valeur, et l’étude sérieuse, l’impartialité et la vérité historique ne sont guère leur caractéristique. A mesure que la plupart d’entre eux  comme attraits à l’origine autour des trois hommes dont nous verrons les noms, qui, alors, incarnèrent plus ou moins du Rêve qu’ils connurent ; ou reconnurent en eux trois  s’en éloignèrent en départs d’Ecoles, l’âpreté des luttes entraîna dès négations intéressées ! Et surtout ils usèrent du silence, mais vraiment trop naïvement gros des hommes et des œuvres qu’ils voudraient taire !…10

Il n’avait évidemment eu d’autres documents en main, et c’était hier, l’intéressant et sincère critique, M. Stéphane Servant, que, après un premier article sur les origines du mouvement poétique, nous avertissions d’erreurs graves, en produisant dates et œuvres. Puisqu’alors il s’écriait : « Ce que nous appelions réforme grammaticale aurait pour point de départ Mallarmé, et la réforme scientifique, M. René Ghil. C’est, en effet, une question de dates et de documentation. Si le point de vue de M. René Ghil est exact, comme il s’agit d’un mouvement actuellement en plein triomphe, et comme j’ai pu lire des volumes entiers où son nom n’est pour ainsi dire pas cité, j’en arrive à soupçonner dans cet oubli quelque-une de ces belles injustices qui égaient l’histoire !11 — M. Servant avait dû lire surtout les recueils de la critique «  symboliste »12. « Injustice », qu’on aurait tort de prendre au sérieux. M. Servant, en poursuivant une documentation plus étendue et travaillée, a pu s’assurer que nous eûmes d’énergiques et sûres compensations  et que la doctrine de Poésie scientifique, qui ne tient que d’elle-même, existait avant et pendant les silences, intéressés, et qu’elle existe après…

… Pour réunir, disions-nous, le document précis sur les origines et l’évolution du mouvement poétique moderne  il est nécessaire, on le voit, d’un travail préparatoire assez long : lectures des Œuvres et des Revues, organes des diverses Ecoles, prise exacte des dates, comparaison des documents, recherche des Etudes, des Articles, avec méthode.

Il est pourtant aisé, à mon avis, à l’aide d’une pareille documentation (mais personne ne s’en donna la peine)13, de déterminer nettement le principe  qui est double et donne naissance à une double évolution.

Par Stéphane Mallarmé, se crée le mouvement de « poésie Symboliste »  qui, nous le verrons, devait s’exprimer en modes divers quand elle viendrait à être plus ou moins étendue de sens sous la poussée de nouveaux tempéraments, personnels et puissants.

L’autre détermination poétique vient de moi, et crée la « poésie Scientifique »  c’est-à-dire partant de données de la science, et pour la pensée directrice et pour la technique. Elle représente toute une doctrine, à développement philosophique, sociologique, et d’éthique, et supporte une métaphysique…

C’est en 1885, que, autour de Mallarmé, dans le petit salon de la rue de Rome où il recevait dès lors le mardi soir, le premier groupement s’opéra, avant toutes Ecoles. Le charme, l’ascendant vitalement doux qui émanaient de l’homme, proche, et lointain de rêve, de sa parole harmonieuse et subtile, indiciblement nous séduisaient, matérialisaient une atmosphère de silence. Mallarmé dès lors parlait de l’essence du « Symbole », le persuadait comme expression totale, et suprême manière d’art pour susciter d’analogies en analogies l’Idée enclose en tout spectacle : ses concepts empruntaient à Platon, Fichte, Hegel… Je trouvai là parmi les premiers arrivés à la parole nouvelle, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Barrès, Fénéon, plus tard Gustave Kahn, et d’autres, qui n’avaient encore publié qu’en de vagues revues, quelques vers ou proses, sans se préciser de direction.

Je devais l’accueil tout cordial dont m’honorait Mallarmé, à la publication, en décembre 1884, de mon premier livre de vers, livre d’essais, mais dont l’explicite Introduction contenait, avec les primes indications de plan de mon Œuvre de demain, les nettes déclarations qui, retravaillées et développées, allaient déterminer le mouvement de « Poésie scientifique ».

Mallarmé m’avait écrit : « Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant. Ce que je loue avant tout, c’est cette tentative de poser dès le début de la vie la première assise d’un travail dont l’architecture est sue dès aujourd’hui de vous, et de ne point produire au hasard… Il y a lieu de s’intéresser énormément à votre effort d’orchestration écrite. »14

Cette révolutionnaire Introduction démontrait donc la nécessité pour la poésie de partir désormais des données de la Science, et de s’émouvoir des idées modernes. La Vie que ma volonté voulait exalter, elle devait être complexe, de sens universel. J’appelai les poètes aux poèmes cosmogoniques et ethniques  et à chanter, hors de l’égotisme les énergies nouvelles. Je donnai entrée dès lors dans le domaine poétique « à la poésie des milieux modernes, des, villes, des champs », aux activités ouvrières, les usines, les trains par les horizons, les travaux aux âmes mécaniques, l’œuvre des champs et les Banques et l’Or !…15. La même année 1885, la première version de mon Traité du Verbe (devenu plus tard l’En Méthode à l’Œuvre), paraît en deux revues16 et en volume en 188617. Il apporte la théorie de nouvelle technique poétique, « l’Instrumentation verbale », dont l’édition de 1887 précisait, de notes et d’un appendice, les données desquelles la partie intuitive s’avérait : les travaux de Helmholtz et de Kratzenstein, sur les harmoniques, dont il était ainsi parlé en Poésie, pour la première fois.

La partie philosophique, concurremment avec le plan complet de l’Œuvre » se développa ensuite sous le titre qui la plaçait en tête de l’Œuvre : En Méthode a l’Œuvre, en les éditions de 88 et 91  En 1904 est parue une dernière édition entièrement revue, augmentée, et arrêtée18.

Je puis dire, après d’autres d’ailleurs, que la théorie de l’Instrumentation verbale, la première en date, orienta alors la généralité des poètes nouveaux vers leurs recherches de musique verbale et d’expressives Rythmiques, et sur les diverses théories postérieures eut initialement action19.

Et voilà les deux premières inspirations, très précisées, selon lesquelles deux mouvements de plus en plus divergents, pendant plus de quinze années se développeront, l’un et l’autre respectivement, s’affirmeront.

C’est là ce que, près des sources encore (en novembre 1886, rappelle M. G. Walch, en son Anthologie des poètes de 1866 a 1906), distinguait un article du «  Figaro »  où Auguste Marcade portait très exactement à la connaissance du grand public un premier historique des naissantes Ecoles : « Les trois chefs de ce mouvement sont : MM. Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et René Ghil. » L’extraordinaire émoi, colères, ironies, enthousiasmes, suscité par le Traité du Verbe « dont toute la presse européenne s’occupa », rapportent, entre autres, M. Walch et, dans leurs Poètes d’Aujourd’hui, MM. Van Bever et Léautaud cet émoi permettait ce rapprochement de mon nom de ceux de Verlaine et Mallarmé, mes aînés de vingt années…

Judicieusement, le signataire de l’article signalait au nombre des promoteurs nouveaux, et en tête, Paul Verlaine.

Verlaine a pris place parmi les poètes « Symbolistes »  S’il l’est par certaines qualités, quoique trop d’instinct pour concevoir une manière d’art générale, il sied plutôt de le regarder, en dehors de toute Ecole, comme exerçant presque inconsciemment, mais nécessairement, à la prime aurore de ces temps nouveaux, une action imprécise, diffuse  et qu’on peut dire naturellement persuasive sur plusieurs des poètes nouveaux venus.

Un vers de son petit poème, « Art poétique », donné en une revue de 1882, un vers presque négligemment et gaminement lancé en conclusion, me semble avoir été la parole de délivrance qu’attendaient de chaotiques inquiétudes : « Et tout le reste est littérature !… » Littérature : c’est-à-dire, si l’on veut, le moment où la phrase seulement grandiloquente ou liquidement dénuée de nervosité, se croit le Verbe, où la cadence traditionnelle tient lieu de Rythme, et où l’on ne pense plus qu’à travers la pensée du passé. Par ce vers qui pourrait tenir toute sa théorie simpliste, Verlaine, spontanément, a été l’avertisseur du retour à l’exacte notion : qu’il n’est rien en l’esprit qui ne soit d’abord en les sens. Cette notion de contrôler la vieille pensée ataviquement littéraire par une neuve sincérité de sensation (c’était cela), toute l’œuvre de Verlaine la proclame, elle s’en caractérise.

Tandis qu’au point de vue prosodique, son enseignement de « préférer l’Impair », c’est-à-dire d’user, à son exemple, de mètres impairs, d’une trouvaille spontanée et instinctive déséquilibrait l’illogisme de l’ancienne métrique d’où il délivrait sa mélodie inentendue encore, souple, pittoresque et émue…    

Mallarmé et Verlaine : l’impatience de nouveaux venus les avait spontanément retrouvés, eux, les presque dédaignés de Parnasse ! Ils leur apportaient l’émotion tumultueuse de la gloire soudaine… Et il sied de rapporter ici une remarque précieuse de MM. Gaston et Jules Couturat (Gaston Moreilhon et Georges Bonnamour). En pleine lutte, m’apportant l’aide de leur talent et de leur âme ardente, ils répondaient aux attaques : « Sait-on si l’école poétique qui tuera la bêtise idéaliste et sa reviviscence symbolique ne sortira pas de M. René Ghil. A toutes époques, depuis un siècle surtout, auprès des triomphateurs du moment, il s’est toujours trouvé un amoindri, un dédaigné, un moqué même, dont la génération suivante a procédé. C’est Diderot sous le roi Voltaire et le néo-chrétien Jean-Jacques. C’est Balzac dans le fracas romantique. C’est Verlaine et Mallarmé parmi les Parnassiens. C’est Villiers chez les naturalistes20. »

Le Symbolisme et ses écoles §

Les luttes devaient commencer en l’année 1888, s’accentuer, suscitées par l’acte de personnalités plus ou moins puissantes, surgies successivement au cours de cette chaude et nombreuse aventure d’âpres esprits vers tous les points de la sensibilité, de l’intuition et de la connaissance. Les Ecoles Symbolistes allaient lutter entre elles, non pour des idées, car ce ne sont guère que subtilités du Verbe voilant du concept assez simpliste, mais sur des apports prosodiques et rythmiques  tandis que la « Poésie scientifique » s’opposait à toutes, qui si sa doctrine avons-nous vu, les pénètre et les impressionne souvent, devait les traverser sans contact pour elle-même.

M. Jean Moréas apporta à l’idée du « Symbole » une première variante. Mais qu’était donc, de Mallarmé, cette idée première ?

Il la résume lui-même en quelques lignes de la retentissante « Enquête » de M. Jules Huret sur l’évolution littéraire en 1891. « Nommer un objet, dit Stéphane Mallarmé, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le Symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements. »

C’est-à-dire que Mallarmé, interdisant avec raison à l’art descriptif et purement extérieur l’accès du poème, hiératise exclusivement un art qui évoque, qui suggère d’images de plus en plus spiritualisées et de valeurs analogiques très proches, telles pensées choisies d’après de premiers rapports d’émotivité. C’est là, mais rendu conscient et logique, l’habituel procédé d’images et de comparaisons  et l’on put dire que le Symbolisme exista de tout temps en toute vraie poésie.

Mais la nouveauté caractéristique est que la succession d’images, selon Mallarmé, n’est plus hétéroclite et hasardeuse, et qu’en valeurs analogiques très proches, répétons-le, les images de très près associées s’élèvent logiquement de la sensation cause d’émotivité, pour concourir à suggérer (non à décrire) les idées qui étaient en vue.

Les idées élues par le « Symbolisme » dériveront du thème général de la poésie au hasard de l’émotion individuelle : c’est là encore, en suprême épanouissement, il est vrai, une poésie égotiste. Le « Symbolisme » se présente donc, non pas le créateur d’une pensée poétique nouvelle, mais comme la victorieuse reconnaissance d’une nécessaire manière d’art pour comprendre et œuvrer poétiquement, en dehors de quoi le vrai sens poétique ne s’exprime plus… .

L’on se rend compte alors, que, dénué d’idée directrice le concrétant en concepts philosophiques et sociaux, le « Symbolisme », de par son essence toute émotive, se soit scindé en autant de modes, mais tous également inaptes aux généralisations, que lui imposaient de vibrants tempéraments. Et est-ce généralement par des apports de technique que ces poètes surgirent, de valeur capitale.

Or, la première interprétation dissidente vint, disons-nous, de M. Jean Moréas et dès 1886. En l’art de Moréas, à cette heure, venaient valeureusement s’unir, et la manière prosodique de Verlaine, devenue en lui plus complexe et mieux déterminée, et la pensée de Mallarmé, avec souvenir de Baudelaire de qui d’ailleurs Mallarmé avait procédé aussi, initialement. Moréas paraphrasait ainsi : « L’idée ne doit point se laisser voir privée des analogies extérieures : car le caractère essentiel de l’art Symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’idée en soi. » C’était redire que l’idée devait demeurer en valeur d’image.

Comme l’art de Verlaine, celui de M. Jean Moréas, tout en la brisant, ne concevait point pour le Rythme d’autre mesure que « l’ancienne métrique, avivée, disait-il : un désordre savamment ordonné, la rime illuescente et martelée auprès de la rime aux fluidités abscondes, l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles, l’emploi de certains nombres impairs. » Ainsi, à travers Mallarmé et Verlaine, et Ronsard, Moréas me semble avoir préparé les voies au « Vers libre » dont M. Gustave Kahn allait être le théoricien.

Or, deux nouveaux poètes étaient apparus, aux côtés de Mallarmé. Nous parlerons plus tard de l’un d’eux, M. Francis Viélé-Griffin, en même temps que de M. Emile Verhaeren : les deux plus puissants poètes du « Symbolisme »  Viélé-Griffin, lui, très personnel.

M. Henri de Régnier débutait, en 1885, par un recueil de poèmes de sensibilité et d’élégance. Il acquiert ensuite, de Mallarmé, certainement, cette sûre science du Symbole, en grâces et en somptuosités mélancoliques contenues en la plus pure des métriques. S’il use du « Vers libre », à la manière de Kahn et de Viélé-Griffin, il semble plutôt se résigner à une licence » car son art, malgré tout, est près du Parnasse. Et loin, avec une peur de ses heurts, de la vie moderne, il se complaît aux poèmes « anciens et romanesques. »

Eh 1887, M. Gustave Kahn publiait un premier recueil de poèmes remarqués où s’appliquait sa théorie prosodique, qui, sous l’appellation de « Vers-Libre » est demeuré le plus sûr et le plus général acquis prosodique du Symbolisme, encore qu’elle ne soit point spontanément personnelle. Cette théorie, que M. Kahn esquissa ensuite, en 1888, en des articles de la Revue Indépendante  MM. Van Bever et Léautaud, en leur Anthologie, la disent suggérée, au principe, par Jules Laforgue, ce poète inquiet qui lui-même paraît avoir été touché de la sensibilité de cet autre grand et inégal poète du désenchantement qui se veut ironique, Tristan Corbière. En 1897, M. Gustave Kahn précisait ses vues, en l’Avant-propos à la réédition de ses premiers Poèmes. .

Il est vrai qu’aux derniers mois de 1885, quand M. Kahn revint d’Algérie à Paris, d’où il était parti pour quatre années il ne rapportait que quelques vers alexandrins, très classiques et de cette monotonie qu’il garda malgré tout, et il possédait plusieurs poèmes inédits de son ami Jules Laforgue.

Il était aussi très attiré vers le poème en prose…

Mais ainsi qu’en son Enquête de 1891, le remarque immédiatement M. Jules Huret, la théorie de M. Kahn dénonça, dans un air général, des rapports évidents en plusieurs points, avec ma théorie de « l’Instrumentation verbale » qui occupait, depuis 1885, tous les esprits, poétiques21.

En écho en sourdine à certaines propositions de « l’Instrumentation », par exemple, M. Kahn énonçait que le Vers-Libre « doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes » : ce qui dérive de mes valeurs de timbres-vocaux. « L’évolution de l’idée génératrice de la strophe crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers », disait-il encore. J’avais exprimé de plus, que l’idée doit parcourir son évolution en tout le livre, et, de livre en livre, en toute œuvre… Il partait, sans nul doute de « l’Instrumentation verbale », l’exagérant en voulant aller irnpossiblement à des valeurs prévues de demi-tons et de quart de tons et à la gamme ! Mais il en divergeait en supprimant la mesure de l’alexandrin que, tout en créant une évoluante Rythmique, nous gardions comme mesure d’unité.

Il n’importe : le vers dit : « vers libre », est l’œuvre de M. Gustave Kahn, si c’est M. Viélé-Griffin qui apporta ensuite à ce Vers « la force rythmique et une harmonie plus sûre et continue » : ce que désirait des poèmes de Gustave

Kahn, M. Albert Mockel…

Or, cette théorie, si nuancée soit-elle, appartient encore au domaine métrique où le Rythme ancien dépend essentiellement du nombre de temps accentués à équidistances. Mais, avec sa science prosodique si avertie, M. Kahn poussait à l’extrême les recherches de Becq de Fouquières, en multipliant et en subtilisant les « accélérations et les retards », que le précédent disait pouvoir être introduits dans le poème. Pourtant, la contradiction demeurait, si souvent remarquée que deux vers d’identiques mesures ne sont pourtant point de même durée. Nous en reparlerons.

D’autre part, en supprimant la mesure générale de l’Alexandrin (unité de mesure, démontre « l’Instrumentation verbale », à travers laquelle évoluent les diverses durées), M. Gustave Kahn a créé une évidente indétermination Rythmique  qu’entre autres apercevait M* Albert Mockel…

Or, l’on a reproché au « Symbolisme » de manquer du sens, moderne et général, de la Vie…

Fondé pour la plupart des « Symbolistes » et des plus en vue, chez qui la poursuite musicale et rythmique ne laissa place à des préoccupations d’Idée, et dont les œuvres se présentent comme des illustrations de leurs recherches en la prosodie et l’analogie Symbolique, ce reproche tombe dès qu’il s’agit de Verhaeren et de Viélé-Griffin.

Notre aîné de près de dix années, à nous tous qui venions, M. Emile Verhaeren avait donné deux recueils de vers, en 1883 et 1886. Rien n’indique une intuition, ni, en le second volume, une approche du grand mouvement poétique qui venait de naître. Mais c’est, en ces poèmes, dès lors, un tempérament rude et puissant qui, s’il cherche encore sa voie, s’exprime aussi en visions robustes de nature, comme sacrées d’on ne sait quel total émoi mystique — venu d’atavismes profonds. Le verbe en était de mouvement romantique, alourdi de graves sonorités. Ce sera là la double caractéristique du superbe talent de Verhaeren.

Cette essentielle émotion créera plus tard, en toute son œuvre, cette sorte d’atmosphère hallucinée, hallucinante, dont s’imprègnent ses évocations les plus modernes et les plus actives. Tandis que son art romantique, alors même que plus synthétique, sera avec ampleur ainsi que le son premier auquel viendront s’harmonier tous échos par lui recueillis de l’entour poétique…

En 1887, en un nouveau volume de poèmes, M. Emile Verhaeren se montre acquis à l’art synthétique et suggestif de Stéphane Mallarmé. Et, d’une compréhension pénétrante, son verbe est travaillé musicalement selon « l’Instrumentation verbale ». Trois Recueils admirables paraissent.

Aussi de moi il sera persuadé de cette nécessité, dite en 1884 et mise en œuvre, de chanter les énergies nouvelles  des campagnes inquiètes, troublées intimement, et du monstrueux et intelligent, mécanisme des usines, par les villes, au tragique et occulte trafic des Bourses du monde, —    et, hors de l’égotisme, produire l’âme et l’œuvre complexes de l’homme-social22.

Il n’a d’ailleurs été que le premier à relever de mon appel en cette direction, dont maints poètes depuis se sont plus ou moins inspirés. (Aussi, disons en passant que le précepte et l’exemple ont porté, par mon Œuvre-une, qui amenèrent les poètes de hasardeux recueils, sinon à composer et ordonner le livre de vers, du moins à lui désirer une presque unité par parties)…

Les derniers poèmes de M. Emile Verhaeren attestent encore, par endroits, qu’il s’approche du sens universel, tel qu’en voulant exprimer les rapports de l’homme et de l’univers selon la science, le recèle la « Poésie scientifique »  tandis qu’entre temps il devenait très évidemment tributaire de l’expression Rythmique de M. Francis Viélé-Griffin… Or, le tout, dont avec une si intuitive sûreté il sut prendre seulement ce qui convenait à son tempérament, M. Emile Verhaeren l’a re-créé si intensément en le développant en son propre génie verbal direct, non nuancé, et en son énormité de vision, que son œuvre est cependant puissamment homogène.

Mon admiration, consciente d’une exceptionnelle énergie contenue, va aussi à M. Francis Viélé-Griffin.

Le sens de la nature et de la Vie dès lors considérée sous son aspect légendaire, l’émotivité de son premier livre, en 1886, s’en montre soutenue  en même temps qu’un court avant-propos revendique la complète liberté du vers pour concourir à des phrases harmoniques. C’est donc en évolution logique qu’il rencontre le « Vers-libre » de Gustave Kahn, qu’il le reprend, en élucide davantage la théorie qu’il assouplit comme musculairement.

De concept plus philosophique en même temps qu’instinctivement ému, et de verbe plus pittoresque et souple, que Verhaeren  Viélé-Griffin, cependant, ne sortira pas seulement du sens égotiste pour s’exprimer en un sens général de vie. Mais, tout en demeurant Symboliste  sa pensée et son art iront à découvrir et magnifier des significations générales de la Vie : ce qui doit être la pensée nécessaire du Poète, désormais.

Ainsi, ne pouvant contenir son intensité en la gangue individualiste où se devaient restreindre les autres Symbolistes, c’est au sens de la Légende qu’il élargit le Symbole à travers l’exemple Wagnerien. C’est dans la Légende, ressuscitée ou créée par son esprit touchant à l’essence des choses et du verbe, qu’il a su enclore l’émotivité d’éternelles vérités, sentiments et idées. Ainsi, lui aussi, par une autre voie qui est sienne, arrivé au sens universel. Son dernier livre le décèle, comme il montre que seul avec Verhaeren, parmi les Symbolistes, il continue son évolution. Et en puissance accrue.

Auprès de Mallarmé, M. Francis Viélé-Griffin est la grande et âpre figure du « Symbolisme »  demeurant en puissance, disons-nous, alors que l’action créatrice de cette Ecole à divers modes est virtuellement terminée, alors que la plupart de ceux qui œuvrent encore poétiquement, se répètent, d’aucuns même étant en voie de régression…

Outre les noms de capitale action dont nous avons marqué l’évolution Symboliste, rappelons-en simplement d’autres qui resteront en l’histoire de ce temps : de Stuart Merrill, E. Mikhaël, J. Laforgue, Pierre Quillard, Max Elskamp, Laurent Tailhade, Rodenbach, Van Lerberghe, Maeterlinck, Albert Samain, André Fontainas, Gabriel

Mourey, Bataille, Ferdinand Hérold, C. Mauclair, Mockel, Roinard, Claudel, Robert de Souza de qui les recherches de prosodie et de rythmique sont à retenir près des apports de Kahn et de Viélé-Griffin23.

De l’intuition et de la science en poésie §

Si nous nous en tenons à l’acception vulgaire et d’ailleurs originelle du mot : «  inspiration », pour caractériser le suprême, le plein et comme impersonnel instant du chaleureux travail poétique, nous le trouvons l’expression d’une sorte de désordre vaticinateur que l’on entend encore du génie, d’un enthousiasme surnaturel, et comme d’une horreur sacrée de Visitation divine. Mais, que, le délivrant du sens erroné que nous a transmis à l’égard du poète et de l’art poétique la tradition imaginative, nous entrions en sa simple réalité, nous verrons le mot : « inspiration » n’être que l’équivalent improprement imagé du mot : — « intuition », au même sens philosophique-scientifique où nous l’avons voulu.

Et tous deux, donc, exprimeront le moment palpitant où la cérébralité du poète s’unit tout à coup, en commotion de certitude, à l’essence même des choses qui sont sous sa méditation…

Mais encore est-il prudent de préciser ce que nous avons entendu, poétiquement, par « Intuition », et dire que, nécessaire et motrice, elle ne nous peut cependant contenter en ses aperceptions soudaines et espacées, ou qu’il est possible de l’atteindre par successives approches.

Or, nous ne savons, en dehors de l’habitude spéculative des esprits philosophiques, (mais encore quelle superstition ne se veut séparer de ce mot même), quelle idée il évoque de surnaturel et de divin encore, et de prescience et de révélation illuminante dont |e Moi humain comme avec passivité ne serait point lui-même la cause… Ainsi, c’est très souvent que l’on peut relever la méprise entre la cause et l’effet, entre le moyen et la fin24.

Or, si loin que nous exaltions notre aventure aux nostalgies éternelles de la Métaphysique, sans souci des divisions scolastiques et de leurs délimitations entravantes et sans valeur, nous en voulons retrouver le sens en la réalité de la Substance, de ce : « que le spiritualisme, c’est-à-dire pour moi, le plus de conscience prise du Tout, émane perpétuellement de la matière en évolution »25.

Et qu’est donc l’Intuition, tout d’abord, sinon le point d’une synthèse si rapide que l’esprit n’a pu en saisir les immédiats termes analytiques ? Car, du secours d’une méditation profonde dont l’intensité vibratoire éveille d’onde en onde d’autres vibrations associées, tout à coup accrues en diverses localisations du cerveau  soudain, par la seule énergie coordinatrice, les résultantes se sont précipitées, produisant comme ce coup d’éclairs dont toute notre cérébralité retentit !

Mais, plus avant encore, nous dirons maintenant que l’énergie, de plus en plus tendue et motrice, de notre pensée consciente, a pénétré en cette énorme partie d’ombre prolongeant notre Moi réalisé, qu’est le Sub-conscient. Et soudain il aura mis en co-vibration les potentielles accumulations d’obscures perceptions qui, de proche en proche, selon le heurt déterminant, s’ordonneront en une aperception à large et surprenante commotion…

De quoi dirons-nous le produit, cette Sub-conscience ?

D’abord (et en voici la partie la plus voisine de notre moi aggloméré), parmi toutes les sensations qui continuement nous assaillent, toutes celles qui depuis notre venue à la vie individuelle nous ont pénétrés et nous relient harmonieusement à l’univers qui nous couve  n’est-elle point précaire, toute criblée de lacunes, la part que nous percevons, qui est devenue consciente en nous ?

Cependant ces lacunes innombrables n’existent pas : tout heurt de l’extérieur a marqué en nous son empreinte, si légère soit-elle. Et en notre cerveau, de l’Inconscient au Conscient, par association tout se tient et se continue… Donc, à l’instant de pensée intense où toute la sensibilité et tout l’intellectualisé de l’être concourent, toute idée (produite de sensations perçues et réfléchies) peut, par simple mécanisme d’associations, éveiller les éléments de même ordre que nous ignorons exister et évoluer aux prolongements obscurs de notre Moi, et nous révéler davantage de ce Moi. Et, comme il est, tout entier, et conscient et inconscient, en communion avec le Tout, davantage du Tout sera donc en même temps porté à notre connaissance.

Mais  d’une part plus ténébreuse, quoique plus vertigineusement vitale et universelle  notre Sub-conscient est encore la survie d’hérédités et d’atavismes, la somme d’innombrables « moi » dont le peuple obscur, résistant descend animalement à l’origine « instinctive ». Et, nous l’avons dit, tout se tient et se continue et s’associe et s’appelle : notre Moi est une-unité-qui-devient. Or, notre énergie « intuitive », de vibrations en vibrations en la texture de nos présents et des passés qui nous habitent obscurément, peut énormément rapporter de la certitude de l’Instinct — certitude devenue hautement cérébrale, d’avoir touché tout à coup à quelque point de l’être essentiel des choses…

Mais, disions-nous, l’Intuition ne nous peut cependant contenter, ainsi, en ses aperceptions soudaines et espacées. Car, si elle éclate à un cri éperdu de possession, elle ne peut ainsi posséder la vérité essentielle de l’univers que par Fragments, seulement. Or, la mission que nous avons voulu assigner à la Poésie, est de re-créer consciemment une harmonie émue de cet univers. Et c’est ici que nous avons demandé l’intervention, l’aide nécessaire et épanouissante de la Science.

Tout à l’heure, l’intuition soudainement a établi une communion rapide entre notre Moi et la prime émotivité : de la Substance. Tout en perdant peut-être de sa pantelante horreur, elle s’élargira immensément d’Emotion et de Beauté à mesure que, retrouvant, par la méthode scientifique, le plus possible des rapports qui unissent l’Etre-total du monde, elle devient la déterminante d’une plus ou moins nombreuse Synthèse et, encore, d’une Hypothèse plus ou moins suggestive  où se connaisse un peu de l’harmonie universelle…

Oui, selon les données scientifiques  nous allons considérer l’Instinct comme l’émotion rudimentaire (et pourtant, de quelle énormité, d’être la prime sensation perçue de l’énergie à travers son éternité!), comme l’émotion vers où se sont orientées âprement les chimiques affinités de la matière. Et, allant à abstraire la Matière de ses phénomènes pour ne la concevoir que sa Fatalité-énergique  il nous sera permis de voir que ses affinités elles-mêmes ne sont que la multiplicité demeurant une, d’une Unité qui dénombre éternellement le devenir de sa prise de conscience !…

Donc, c’est à une induction Métaphysique que nous mène la méditation sur données de science, si, suivant le processus de l’Etre, nous sentons progressivement, avec l’émotion de nous référer continuement à l’Universel, la matière à travers les pensées animales et la pensée humaine aller son effort illimité à se savoir et se contempler harmonieusement. .. Le plus de savoir étant le plus d’être.

Or, le vrai don poétique, le don qui a été, quand les poètes des Livres sacrés sous les créations théogoniques enclosaient ce qui était conscient en eux de la nature des Choses, le don qu’une conception renovée de la Poésie rendra, nous l’espérons, unique demain  c’est, il me semble, celui de pénétrer intuitivement de douleur et de volupté immense, le plus du mystère de notre Moi et du Tout, à la fois. Et, acquise, en quelque point de contact que ce soit, cette certitude qui naît de leur identification  le Poète, alors, de chacun de ces points comme centres vibratoires, s’évertuera de pensée à susciter et harmoniser en la série évolutive, des rapports nouveaux de l’Univers. Et constamment, il pourra et devra suggérer sa présence innombrable et ses lois, et signifier émotivement toute chose particulière en rapport, donc, avec la Signification totale.

L’instrumentation verbale le rythme évoluant §

Résumant l’essentielle pensée de la « Poésie scientifique », nous dirons que, pour être valable, il conviendrait que l’œuvre de notre esprit éveillât, de logiques associations d’idées, la conscience émue des Lois et des Rythmes universels…

Donc, pour être adéquate à cette œuvre, l’expression poétique devait-elle être reprise aux origines mêmes du Verbe, là où elle commence à une émotion gutturale de l’instinct. Nous devions rendre au Verbe sa valeur phonétique concurremment à sa valeur idéographique, et lui restituer le mouvement en mesures de l’émotion, c’est-à-dire le vrai Rythme…

De théorie et de pratique, la prosodie classique, romantique et parnassienne, énonce le Rythme : le sentiment du retour régulier et équidistant d’une division numérique. Le vers est donc pour elle la résultante de quantités numériques, marquées et scindées du retour régulier et prévu de l’accent tonique, en dehors de toute attention aux valeurs quantitatives et qualitatives des Sons. Il est, rythmiquement, une succession comme mécanique de temps faibles et de temps forts, où s’astreint l’Idée : l’idée qui, patiemment, se mutilant ou non, doit entrer en ce cadre rigidement déterminé en dehors de ses lois !…

Nous avons, en conclusion dernière, exprimé le Rythme, comme « le mouvement de la Pensée consciente et représentative des naturelles et harmonieuses Forces »26. Et, en Poésie  si nous rappelons que dans notre théorie « instrumentale » le Rythme dépend indissolublement et de l’Idée et du Verbe, concommitants, si nous rapportons que le langage comporte trois éléments (d’émotivité instinctive, d’imitation des phénomènes, phonétique, graphique et colorée, et de sentiment et de pensée), et si nous insistons que l’origine du Son-articulé est émotive, en expression directement phonétique, — nous dirons (ce qui est contenu en notre définition générale), que de sa nature essentielle et comme physiologique, le Rythme est représentatif de l’émotion que dégage l’Idée, émotion qui est inséparable d’elle.

Or, l’Emotion se dénonce muettement par le geste : toute émotion se répète de mouvements sensiblement pareils et égaux. A l’origine, elle s’exprima à rompre le silence, en le son guttural ainsi qu’une sorte de geste sonore : l’expression phonétique est donc un phénomène du mouvement et de la durée, qui se mesure de vibrations.

L’émotion a produit l’expression phonétique, elle-même imitative, en graphisme et en coloration (consonnes et voyelles), des phénomènes extérieurs. Le souvenir a gardé, reproduit et traditionnalisé l’expression phonétique en la nuançant sans cesse  Cette complexe vibration sensitive, représentative du divers phénomène universel et de ses rapports avec l’Etre qui s’en émeut, quand elle se mua dans la conscience en sentiment et en pensée s’est simplifiée et abstraite aux images schématiques de l’Idée. Le langage devenait phonétique et idéographique, l’idéogramme étant concurremment une simplification de la complexité phonétique  qui cependant demeure en puissance émotive en lui…

Donc, en retour, toute pensée émue, toute idée suscitée à retentir suggestivement dans l’être (et il n’en doit être d’autres en poésie), nécessairement dégagera autour d’elle toute l’atmosphère complexement vibrante dont elle demeure en puissance, éveillera en mouvements toute la succession émotive d’où elle est issue… Participant du geste d’émoi traditionnellement et par répétition devenu rythmique, et du cri primordial de même essence que le geste  le Verbe-idéogramme qui exprimera totalement cette pensée et son émotion doit aussi, nécessairement, reprendre sa valeur phonétique, c’est-à-dire ses diverses et émotives durées de vibration.

Et aussitôt, il va se compléter de son autre élément de valeur imitative, dessin graphique, et intensités colorées.

Ainsi, l’Idée (rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans la sensation), et le Verbe originellement geste et cri de l’émotivité, sont indissolublement unis en leur même origine instinctive. Expressions d’ondes vibratoires que l’un, le Verbe, extériorise sous l’empire de la conscience, ils sont une suite de mouvements mesurée de diverses durées émotives  et, par là, ils se produisent à soi-même le Rythme…

Il serait trop long de même résumer ma complexe technique du Vers et du Rythme-évoluant, ni ce que comporte encore « l’Instrumentation verbale » : construction harmonique de la période, substituée à la strophe, du poème, du livre, de l’œuvre, succession et rappel des motifs, etc. L’on doit recourir nécessairement à l’En Méthode.

Il sied cependant d’en rapporter quelques points…

Originairement série de cris émotifs, le langage a pour valeurs expressives essentielles les Voyelles  durées vibratoires de hauteur et d’intensité diverses et variables — dont les Consonnes sont des modifications.

Les travaux de Helmholtz et de Krazenstein sur les harmoniques ont démontré que les Voyelles doivent être considérées comme des timbres-vocaux.

Ainsi, les mots apparaissent les éléments multiplement souples et modifiables à composer une nombreuse Symphonie-verbale, sous la domination évoluante de l’Idée émue. Le poète devra donc admettre la langue poétique sous son double et pourtant unique aspect : phonétique et idéographique, le sens usuel et la valeur émotive du son des mots étant requis en même temps, en concordance avec les idées directrices du poème. (Les passions ont avec les sons un lien puissant et secret, a écrit Jean-Jacques Rousseau  « La pensée, qui tient à la lumière, s’exprime par la parole, qui tient au son », a dit incidemment Balzac.)

Donc, en élection (qui sera spontanée) par le poète possédé de l’Emotion, en élection des mots au mieux d’expression idéographique et phonique concordante : les timbres vocaux (sons-Voyelles complétés ou modalisés par les Consonnes), ou sonnent leur pure et distincte valeur, ou agissent les uns sur les autres à donner toutes nuances de tonalités  alors, cependant, qu’une tonalité générale du poème existera. Et ils pourront, si la pensée le leur demande, soutenir monotonement lente ou rapide, une phrase, en se répétant en même son à mêmes hauteur et intensité. Ou, de passages réitérés, intervertis, harmoniquement ou inharmoniquement distants, de tous leurs points sonnants, ils exprimeront un idéal ondulement de la pensée et de la parole qui participera des ondes de l’univers… Pensée et sa parole, même principe et même destination du Rythme  unité consciente et émotive que réclame notre concept général que « toute œuvre poétique n’a de valeur qu’autant qu’elle se prolonge en suggestion des lois qui ordonnent et unissent l’Etre-total du monde27 ».

Poétiquement, toute idée doit être émue, c’est-à-dire qu’elle doit en ambiance émotive redonner expressivement les trois éléments de l’origine.

J’ai donc déterminé les rapports les plus généraux et constants entre les diverses séries d’éléments émotionnels et critiques de l’esprit humain, et les divers groupes de timbres ou instruments vocaux (Voyelles et Consonnes) dont les mots, en tant que sonores, se caractérisent diversement.

Or, le son, le cri d’émoi, originairement, est l’équivalent d’un geste, avons-nous dit, une détente vibratoire de plus ou moins d’intensité et de durée. Sous les puissances expansives de l’Idée qui s’exprime émotivement par la suite dramatique des timbres-vocaux, le Rythme se marque donc et se mesure donc essentiellement en leurs valeurs vibratoires, en un dessin continu et variable d’ondes sonores de toutes longueurs et de toutes intensités. (Les expériences récentes du docteur Marage et de M. Marichelle, sur la photographie de la parole, m’apportent ici un nouvel et précieux appui.)

A chacune de ses phases ou de leurs nuances, l’Idée marque son accent tonique à diverses hauteurs et intensités de sons émotionnels concordants. L’Idée en son évolution s’exprime en créant elle-même son Rythme-évoluant : Rythme qui est essentiellement de l’émotion extériorisée et remettant en vibration les causes sensitives qui l’ont produite.

(L’on comprend maintenant pourquoi des Vers de même mesure métrique peuvent cependant être plus rapides les uns que les autres. C’est que, en dehors du nombre syllabique  de la diverse et nuancée durée vibratoire des timbres-vocaux, et seulement d’eux, dépendent ces « accélérations et ces retards » dont parle Becq de Fouquières qui ne vit que le poète peut à son gré scinder tes mesures numériques, mais en vain : trahi sera-t-il constamment par la lenteur ou la rapidité propre, tout d’abord aux sons verbaux).

Ce Rythme scientifique, évoluant de l’évolution même de la pensée, ne s’en mesure pas moins métriquement, cependant. C’est-à-dire qu’en le Vers, les diverses divisions rythmiques propulsées par l’idée, en même temps qu’elles se marquent et se soutiennent sur des sons de telle ou telle quantité vibratoire, viennent aussi se mesurer Syllabiquement. Mesures eurythmiques ou dissonantes, selon que les combinaisons métriques proviennent de la multiplication ou de l’addition des nombres deux et trois.

La mesure de l’alexandrin est gardée en tant que présence continue de l’unité de mesure… Car la mesure de douze pieds est tenue, par nous, pour nécessaire, organique : elle a son équivalent en toutes métriques premières, anciennes et modernes, L’explication s’en trouve évidemment en une raison physiologique : que ce mètre est la mesure du temps nécessaire à l’expiration du souffle.

Ses divisions aussi valent organiquement, parce qu’en le temps de la totale expiration, l’émotion, le sentiment, l’idée, inscrivent des intervalles accentués.

Mais l’on ne prit pas garde antérieurement que deux raisons s’opposent à d’égales divisions, à des intervalles équidistants tels que l’étaient les césures. D’une part, la pensée, avons-nous vu, crée en dehors de pré-conception son propre et divers Rythme. Et, d’autre part, les propriétés de hauteur, d’intensité et de longueur des sons ou timbres vocaux qui sont partie intégrante de ce Rythme, — par parcelles et inégales durées, déterminent avec l’idée et par elle la place des temps marqués au long de l’expiration totale…

Or, « l’Instrumentation verbale » donne à la parole poétique son sens complet et nécessaire en lui rapportant son primordial élément de phonalité. Elle est graphique et plastique par la détermination morphologique du Rythme, et l’unité harmonieuse du poème dans le livre, des livres dans l’œuvre une et composée. Elle est picturale, puisqu’il est admis une coloration des timbres vocaux et qu’elle la détermine aussi. De par son Rythme se mesurant de vibrations suscitées par l’Idée, elle communique comme aux mouvements moléculaires du monde.

Elle synthétise donc toutes les manières d’art, pour exprimer d’une énergie dramatique, au sens d’action passionnée et émouvante, « le mouvement de la pensée consciente et représentative des naturelles et harmonieuses Forces »28.

La métaphysique et la philosophie §

La pensée génératrice de la Poésie scientifique repose sur les théories Evolutionnistes, et elle part d’elles…29 Nous avons dit dans nos pages préliminaires sur « l’Intuition et la Science en Poésie », que nous avions cru pouvoir déterminer, en partant des données évolutives comme puissantes d’émotion suprêmement synthétique  une Métaphysique scientifique.

J’ai donc ramené à deux lois ou plutôt à une loi à double action, les phénomènes de tous ordres : loi de condensation et d’expansion.

C’est par ces deux mouvements essentiels de la Matière que de toute éternité a été assurée la création universelle, mais aussi la conservation même de la Matière  puisque de la condensation renaissent les énergies explosives qui remettent en mouvement. C’est, d’autre part, par cette double loi, que sont régies la croissance et la décroissance de l’homme. Et, de la même loi de concentration ici pléthorique, d’amassement pesant des vitalités suivi de délivrance, dépend la volition à deux pôles qui engendre, conserve la race et améliore l’espèce, en un troisième mouvement de l’évolution.

J’ai exprimé les deux mouvements premiers et le troisième qui en est la résultante, par le signe géométrique de l’Ellipse  L’on sait que l’Italien Vico schématisa par le « cercle » la conception du Tout en mouvement, tandis que Goethe le voit en « spirale ». Figuration excellente en ce sens qu’elle dénonce la vérité de l’évolution de la Matière et des êtres animés, d’accord avec les théories évolutionnistes  mais la «  spirale », si elle rend compte du mouvement d’expansion, ne laisse pas entendre en même temps le mouvement de condensation qui en est la suite nécessaire, qu’on ne saurait nier dans l’ordre naturel, ni anthropologique. Mouvement nécessaire au progrès, et qui cependant, après avoir maintenu l’équilibre instable propre aux mutations, amène en toutes choses le ralentissement et l’immobilité relative, la déchéance et la mort  inertie que de nouveaux états réveilleront encore en leurs expansions natives…

Tout devient selon un Rythme elliptique  La Matière étant éternelle et illimitée est représentée virtuellement par le Cercle, qui, si grand qu’il s’élargisse, demeure illimité, de la nature même de la matière. Donc il s’élargirait éternellement en la nécessité de demeurer en même mouvement : la Matière se mouvant selon le Cercle, n’évoluerait pas, ne progresserait pas.

Mais, si elle meut elliptiquement, par l’Ellipse elle se sort éternellement, et illimitée, de la nécessité primordiale du Cercle : elle évolue avec progrès.

Mais, puisque, virtuellement, le Cercle est sans limites, illimitée sera l’ouverture d’ellipse vers la ligne droite, terme d’évolution, — et éternellement, sans pouvoir se résoudre, la Matière évolue et va vers un Plus, vers un Mieux…

Or, par quoi est mise en mouvement, selon cette ellipse, la Matière ?

La théorie « évolutionniste » a émis en loi la « lutte pour la vie ». Mais si nous examinons essentiellement cette proposition, c’est un contre-sens que nous repoussons, qu’il vienne de Darwin ou des déductions de Spencer et de Nietsche, et de tous qui après eux l’ont sciemment ou inconsciemment commis  voir là un But de l’évolution vitale. Ce n’est de cette évolution qu’un Moyen  pour parvenir à plus d’harmonie et d’énergie équilibrée. Donc, c’est une loi d’amour procréateur dont est pénétrée la Matière, et procréateur du Mieux, puisque c’est tendance à l’harmonie.

L’Amour, sa Force inhérente (c’est-à-dire sa propension à l’harmonie de toutes les parties universelles, et à l’équilibre) l’Amour, et pris au sens d’affinité chimique  meut la Matière.

La Matière de toute éternité est une unité-Synthétique, mais non-consciente d’elle-même. Par la succession de son divers phénomène elle tend éternellement à prendre conscience de tous ses éléments et de toutes ses propriétés. Elle opère continuellement son Analyse  elle se développe pour se connaître, et aux divers degrés du processus vital se sent, s’éprouve, se pense, se recrée consciente.    

Or, Amour implique deux désirs, deux pôles : pour se connaître, dirons-nous métaphysiquement, ils entrent en action, et la résultante de cette action est le troisième mouvement qui naît d’elle — et qui détermine la sortie hors de la non-connaissance, de la non-conscience : c’est-à-dire qu’il détermine l’Evolution, troisième mouvement de l’unité trinaire que nous avons représenté par l’Ellipse, signe de l’Univers évoluant.

Désormais la Matière évolue à prendre connaissance d’elle-même, à travers la sensation, l’instinct, la pensée. Sa science produit continuement sa Conscience : savoir, étant être…

Mais l’Ellipse sort péniblement et par intermittences, à travers les vicissitudes inhérentes aux conditions de durées partielles, de ce Cercle primordial par quoi nous suggérons la Matière unique. Fatalement l’Ellipse, par périodes, se raccourcit donc, et par loi de pesanteur même, vers le dessin originel : c’est-à-dire l’évolution n’est pas continuement en expansion. C’est à quoi répondent les périodes de décadence dans la nature et les êtres.

De la double loi, selon cette double évocation géométrique, sont possédés les astres du ciel, qui ont irradié et qui se minéralisent  et dont le cours elliptique se raccourcit. En sont possédées les vies des peuples et des empires  et nos propres vies, naturelles et intellectuelles, et nos énergies quotidiennes elles-mêmes. En dépendent, nous l’avons dit plus haut, les vertus génératrices.

Avant de dire quelle sanction humaine ressort de ces principes, nous remarquerons en passant qu’ils peuvent mettre un terme à la vieille et longue querelle occidentale entre le Matérialisme et le Spiritualisme, avatar de l’antique antagonisme du Mal et du Bien, de la Nuit et de la Lumière, double direction de l’esprit humain partie de l’Inde depuis la méditation de Vyasa, et l’emprise générale de Kapila qui tient la pensée évolutionniste moderne   En notre pensée les deux termes s’unissent et l’antinomie se résout : car le spiritualisme, c’est-à-dire pour moi, le plus de conscience prise du Tout, sort perpétuellement de la Matière évoluante. Cet idéalisme nouveau est rationnel et immane à la matière même de l’Univers.

« Le rêve cosmogonique de M. René Ghil, d’où découle le principe de Philosophie qui soutient de sa charpente toute l’œuvre, s’échafaude avec la splendeur et le charme délicat d’idéalité d’une théogonie indoue. » — Gaston et Jules Couturat : René Ghil (Revue Indépendante, Août 1891)

La philosophie et l’éthique  morale sociale §

Donc, l’univers phénoménal contient et éternellement développe sa Finalité. C’est-à-dire : la Matière, unité-total, mais total qui n’a pas conscience de soi et la désire, à travers le divers phénomène de son évolution va à cette conscience… Analytique, elle se développe pour se connaître, et aux divers degrés du processus vital se sent, s’éprouve et se pense, et tend à sa Synthèse où se recréer consciente d’elle-même.

Or, lorsqu’en méditant le plus des rapports existants entre lui et l’univers et en en prenant savoir et conscience, l’Homme tâche à son unité, il recrée par là même l’unité du Monde qui avec allégresse se pense et se connaît en lui !…

Philosophiquement, l’homme sera donc dans le sens universel en assumant le plus de science, d’où le plus de conscience de lui-même et de l’univers. Venir à savoir, c’est venir à être, c’est-à-dire tendre à recréer en soi l’unité devenant l’Unité-consciente… L’homme a donc pour loi morale, d’accord avec l’univers, la loi du Plus-d’effort…

Nous sommes au monde pour tendre à notre unité pensante et morale.

Ce temps, il est vrai, temps qui a assez toutes les impudeurs, ose souvent couvrir son impuissance ou ses lâchetés, et son arrivisme, d’une soi-disant loi scientifique : la loi du moindre-effort.

Pensée misérable. Car, si, dans le phénomène universel, dans le processus vital, nous constatons que tout organisme tende, par adaptation, à accomplir avec le moins de résistance possible, son acte  veut-on en même temps concevoir quel long, quel patient, quel tenace et total effort, cette adaptation a demandé ? Mais veut-on aussi ne pas prendre pour la loi le résultat ainsi acquis momentanément, l’impossible moment d’arrêt et d’équilibre qu’est ce résultat, tandis que tout évolue autour de l’organisme que nous considérons, qui, immédiatement, devra, en nouvelle instabilité, évoluer lui aussi  sous peine de diminution et de mort  et retendre son effort, son plus-d’effort.

La loi du monde, la loi de la pensée, est la loi évolutive du Plus-d’effort… Et en morale, et en sociologie, comme en art, il sied de le répéter de toute notre intelligence et de toute notre âme : car cette théorie amorale du moindre effort, si elle venait vénéneusement à vivre, ce serait la perte ricanante de l’individu, et la ruine putride des sociétés !

Nous mesurons ainsi la valeur humaine individuelle :

La Matière, la Vie, tendent à se conserver (Instinct de conservation. C’est l’instinct primordial et nécessaire, retrouvé aux phénomènes les plus complexes.

  • — Cette loi de la Vie l’incite à tenter de se connaître davantage et sans cesse (Evolution), pour se perpétuer au Mieux.
  • — En concordance avec le Tout, tout homme doit donc s’évertuer en le plus-d’effort, à connaître l’univers et lui-même, et tendre à sa Synthèse, — c’est-à-dire re-créer en lui consciemment un peu de l’Unité devenu ainsi conscient.
  • — Donc, son plus de science (d’où, son plus de conscience) crée son plus de valeur intellectuelle et morale.
  • — D’où, notre principe : « Devenir à Savoir, c’est devenir à Etre30 ».

Sociologiquement, le plus de science acquise, c’est-à-dire de conscience, donne le plus de Droit. Mais en immédiate correction, il entraîne la notion et l’assentie nécessité du Devoir, envers le passé et envers l’avenir.

Comme toute connaissance individuelle dépend aussi des connaissances ataviques, l’homme doit gratitude et amour au Passé qui le domine, le pénètre, le hante. Nous avons vu que la nécessité de l’effort tient éternellement à la première Fatalité de « non-conscience ».

Et, il se doit à l’Avenir  Donc, il doit tendre, si sa valeur morale est plus grande, à entraîner les autres hommes au partage de sa Connaissance. De par un vrai dogme «  altruiste » ici nécessité scientifiquement  qui n’est plus ni une impulsion de sentiment, ni un devoir de charité, car charité implique sacrifice.

Cet Altruisme, nous ne le séparons pas de l’Egoïsme, qui n’est qu’un mode de l’instinct de conservation, avons-nous dit, naturel et nécessaire. Mais nous réduisons encore l’antinomie : et, couvert par une loi d’ordre naturel, ce n’est que lorsque l’Individu a pour lui-même acquis la sûreté de vie organique et morale, qu’il se doit à autrui et à son effort…

J’arrive, en Politique, à un pouvoir intellectuel sous la loi scientifique, impersonnelle et évoluante. Pouvoir providentiel sur et dans la volonté au mieux des peuples consciemment et nécessairement assentants.

L’œuvre §

Nous venons de résumer, comme en nudité d’axiomes, parfois  les principes et leurs compléments qui commandent l’Œuvre pour laquelle s’est amassé mon effort unifié.

Ce n’est point ici, on l’a vu, une simple poétique : mais ma doctrine poétique et philosophique ordonnée et complexe  est une. Basées scientifiquement et en même départ, l’Idée génératrice et l’expression technique sont adéquates et inséparables. Mais aussi, la Méthode et l’Œuvre sont co-existantes : l’une n’a pas précédé l’autre, elles ont pris âme en même temps dans mon esprit. L’Œuvre est le développement de la Méthode, en l’émotion spéciale et inéprouvée encore qui devait résulter d’une pensée nouvelle qui associe continuement l’Humain à l’Universel : de manière que, ainsi que nous l’avons dit quelque part, « l’essence de la Poésie soit une Métaphysique émue de la Vie connue par la Science, et le poète un poète-philosophe ».

Pour la première fois depuis les épopées cosmiques du Mexique et de l’Asie et le livre de Lucrèce, la Poésie revient à un plan de spéculations envisageant (maintenant avec la profonde émotion de certitudes scientifiques et leurs hypothèses) la destinée de l’homme en union avec le destin universel. Si moi, si d’autres demain qui s’avancent dans la même voie, nous en avons la volonté et l’énergie pensante, nous écrirons aussi des livres nouvellement sacrés, parmi les éclairs de plus en plus larges de la Science !

Il n’est pas possible d’entrer au détail de cette Œuvre : œuvre-une et composée harmoniquement dont toutes les parties, tous les livres et tous les poèmes se commandent  Elle se compose de douze à quinze volumes venant en leur ordre préconçu, dont un tiers environ est maintenant paru : toute la première partie (dont une Édition nouvelle, revue et mise au plan exact d’expression vient d’être publiée)31, et les deux premiers livres de la seconde partie.

Sous le titre générique de : ŒUVRE, en trois parties (Dire du Mieux, Dire des Sangs, Dire de la Loi), elle se situe en l’âme et le milieu modernes de l’Individu, des Sociétés et des Races  pour, de là, reprenant tout comme aux racines du monde, remonter à la genèse cosmique et dérouler le chant de l’Evolution, préhistorique et historique, à traders les théogonies successives, d’une part : tandis que d’autre part, elle s’étend aux suggestions d’un devenir moralement et sociologiquement scientifique.

Depuis les origines, c’est donc l’émotion de la Vie évoluée, en ses intuitions au passé, en ses caractérisations présentes, en les déductions et les presciences pour l’avenir  La poésie ainsi a repris bases, telle que l’avaient sentie et exprimée les antiques siècles intuitifs : elle est, avec l’aide maintenant de la science, la Synthèse et l’Hypothèse.

Nous avons dispersé la sentimentalité et l’étroit concept égoïste qui se servaient des analogies ingénieusement relevées parmi la nature pour s’exprimer seuls : le poète demeurant dans la naïve et présomptueuse conception de l’univers créé pour l’homme.

Nous avons dispersé cela, vers le Savoir et vers la Beauté consciente par lui, qui tous deux révèlent ou suggèrent l’harmonie totale. Et nous voulons, à l’heure des Synthèses dernières, aux derniers livres, un chant pour les lèvres intellectuelles de l’Homme : qu’il se sente avec nous, devenir le lieu où va à se créer sa conscience émue, l’Unité du monde !

Je devais ainsi, opérant la scission d’avec la poésie égotiste pour renouer des traditions lointaines et nouvellement humaines, selon mes possibilités vouloir toute l’humanité et tout le rêve d’une œuvre, et cette triple orientation. Œuvre où continuement avec la pensée évolutionniste partout présente et vivante en elle, s’établissent, non plus des analogies, mais des rapports essentiels entre tous les actes de l’univers de ses origines à ses fins, et de ceux-ci aux actes humains. Le détail se réfère continuellement à l’ensemble, et tout phénomène naturel ou humain, de rapports en rapports, se rattache, d’élargissement en le sens universel, aux diverses séries évolutives. Ainsi que tout fragment soit semblable aux éclats du miroir brisé, qui reflètent encore l’unique étendue du ciel. « Il est un sens universel en tout caractère », a dit Goethe

C’est là le sens universel de la « Poésie scientifique », telle qu’elle se présente, comme de principe impersonnel, en point de départ des orientations les plus personnelles et le plus lointainement évoluantes pour les poètes persuadés que la Poésie doive devenir l’émotion suprême de la connaissance et de la conscience humaines.

L’historique même de la « Poésie scientifique » m’a amené à relever évidemment l’action que telles ou telles parties de sa Méthode ou tels ou tels de mes livres ont exercée primordialement sur les Ecoles adverses en général, ou sur certaines individualités plus particulièrement.

Cette action s’est continuée, que d’aucuns, plaçant en ma pensée leur point de départ, ont trouvée persuasive et puissante de devenirs poétiques.

Cette action, d’autres maladroitement ont voulu la céler  qui l’ont subie, ou en elle ont recherché quelques éléments à être originaux sans s’apercevoir qu’ils en devenaient incohérents. N’est-ce point cependant un plaisir, qu’avoir d’énergie latente pénétré et réduit à parler mes propres paroles, même des négateurs32… Je retiendrai & seulement, sans insistance qui serait déplacée, cette constatation générale apportée en tête d’une Etude pénétrante et avertie, remarquée, de M. John Charpentier33, que nous avons aimé citer un « Jeune », poète et de claire valeur critique, toutes qualités qui la rendent précieuse : « Depuis assez longtemps déjà, parmi la majorité des poètes une tendance scientifique s’accuse, qui tous les ans s’accentue davantage »… Il entendait ici non seulement la technique, mais plus encore, ma volonté philosophique.

Bien qu’en ironisa un des protecteurs particulièrement malheureux des poètes emprunteurs ou négateurs de l’instant, M. Ernest Charles, (M. René Ghil proclame qu’il a déterminé tous les mouvements contemporains de la poésie, sinon de la littérature entière), nous pensons avoir déterminé des choses  et que quelque chose de nouveau est né de moi.

(Dans le domaine scientifique même, alors que cette partie était étudiée à titre exceptionnel, n’est-ce point de l’apport de « l’Instrumentation verbale » que date une étude multipliée, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, du phénomène de « l’audition colorée », qui désormais apparaît normal ? Et surtout, n’est-ce point de là que vient en reprise des travaux de Helmholtz et d’autres, l’étude de plus en plus suivie de la graphophonie où se distinguent actuellement, en France, MM. Marage et Marichelle.)

Oui, d’énergie lente et comme en dessous des pensées qui s’en pénètrent comme en sub-conscience, quelque chose est venu  pour qu’après tous ses avatars, Brunetière ait dit ceci, si résumant : «  S’il y a une tendance qui s’affirme de notre temps, c’est celle de comprendre que l’homme n’est pas la mesure de toutes choses, mais qu’au contraire il n’est rien qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point dans l’espace34… »

Brièvement parmi les principaux poètes de non-commune valeur et de caractère, notoires où trop nouveaux-venus encore, depuis une dizaine d’années, nous avons noté, de leurs œuvres et leurs dires, en notre Avant-propos, ceux qui s’orientent pleinement ou partiellement ou de tendance seulement, selon les principes de la Poésie scientifique35.

Nous n’en dirons davantage, désireux que pas même une parole ne soit comme une charge sur leur épaule.

Hors de France et de la langue Française, où si nombreusement lors de la parution de ma Méthode et continuement depuis, ma pensée a été exposée, reproduite et commentée et a mérité d’occuper l’attention et la méditation d’hommes à l’œuvre plus que notoire : pour saluer l’ardente réplique de leurs auteurs nous daterons deux décisions poétiques et nous en exalterons la signification.

En Russie où deux grands noms commandent la poésie contemporaine, ceux de Constantin Balmont et de Valère Brussov  M. Valère Brussov a peu à peu départagé l’inspiration poétique, et aux orageuses, éclairantes ! et imposantes envolées intuitives et imagées de son aîné, opposé ; maintenant la nécessité de la pensée philosophique en Poésie, dans une expression méthodique de musique verbale et d’adéquate Rythmique.

M. Valère Brussov, qui a derrière lui une douzaine de volumes, poèmes, critiques, romans, traductions est des plus avertis sur le mouvement d’hier. Il a aimé et traduit et étudié les poètes Symbolistes, en même temps qu’il s’est trouvé devant la doctrine poétique-Scientifique, elle qui s’accorda à son esprit dont l’évolution gravement méditative le devait naturellement mener à proclamer que la poésie doit savoir et penser pour en dire nouvellement son émotion et son lyrisme, et à œuvrer ainsi selon son énergique personnalité.

Il m’honorait trop de m’écrire, avec sa grande sincérité d’âme, en 1907 : « Plus j’étudie votre œuvre, plus j’admire sa grandeur et sa portée universelle. Ayant donné déjà cinq volumes de vers et plusieurs de prose, je me vois approcher des confins de votre Poésie scientifique. Ses principes me semblent de plus en plus inébranlables….  »

Et voici un apport à la « Poésie scientifique » dont la valeur se double, ici encore, de la grande notoriété du poète.

C’est, ému aussi de ce sens universel qui requiert le poète russe, qu’en Angleterre, en 1905, c’est-à-dire vingt années après mes premiers dires, un poète qui œuvra avec un remarquable talent en le mode ordinaire, M. John Davidson, à son tour proclama de propres principes de Poésie scientifique « désormais seule admissible ». Or, ses conclusions se présentent comme identiques aux miennes : la poésie doit être le poème complexe et essentiel de l’Univers conscient de soi36 ».

Pareilles réponses venues de la pensée Etrangère se rapprocher des constatations d’une tendance progressive et de réalisations plus ou moins caractérisées en France, suscitent peut-être un avertissement de sanction… Et, c’est hier qu’en son discours de réception à l’Académie, M. Poincaré parla de la poésie scientifique, en savant et en poète.

C’est que la « Poésie scientifique » a été apportée nécessairement, dans le sens de l’évolution des choses  lorsque nous avons pris ainsi la responsabilité de sortir la poésie de ses voies d’égotisme sans renouveau, et de relier ce que nous tenons pour la Beauté consciente de demain à la Beauté intuitive recélée, oui, aux grands livres légendaires qui contenaient à la fois le dogme et l’éthique, et l’émotion et le savoir essentiel.

Que l’on me permette de laisser maintenant conclure, deux poètes. L’un d’hier, l’on s’en souvient, M. Gaston Moreilhon, rentré dans le silence après des poèmes et une campagne critique dont toute la valeur demeure, en la Revue Indépendante ( 1889 à 1893), mais qui en sortait en même admirable poète et critique lors de la réapparition pour une année des Écrits pour l’Art (1905-1906), et, nous le souhaitons ardemment pour l’art, en voudra sortir encore, avec tout ce qu’il a médité et écrit  L’autre, de la génération qui monte, M. John-Charpentier, de qui nous avons parlé au cours de ces pages… Et ce sera l’occasion de les remercier avec émotion, avec tous ceux qui m’honorèrent aussi de leur amitié et de leur aide.

« L’on peut dire de René Ghil comme du grand précurseur romantique : Il a renouvelé l’imagination, la matière poétique Française…

« Il est le poète épique et lyrique du Cosmisme, de l’Ecoulement des Choses, des grands Etres indivis, stellaires et telluriques, des Espèces, de l’Humanité, des Races, des Peuples, des Morales, des Systèmes, des Sociologies améliorantes.

« Il est l’aède de la science, l’esthète de la connaissance, l’évocateur sybilin de la haute construction Moniste, ouverte à tous les souffles de l’infini. Son originalité profonde a reporté le sentiment poétique sur l’universalité des faits, groupés dans l’ensemble harmonieux des lois du savoir humain.

« M. Ghil est un créateur, il est original essentiellement… Glorieuse ou peu répandue, son œuvre est, et sera. Elle ne passera jamais inaperçue, et soyez sûrs que tôt ou tard elle sera la source d’une nouvelle et large forme de poésie. » — (Etude, aux Ecrits pour l’Art, juin 1905).

« Je crois que M. René Ghil, qu’on ne peut rapprocher de personne dans un dessein de comparaison, a orienté la poésie dans la voie qu’elle est appelée au plus merveilleux des rajeunissements. Je ne sais si son œuvre, qui allie la plus vigoureuse santé au plus raffiné des Byzantinismes, sera jamais célèbre, mais je gage qu’il faudra que nos petits enfants en tiennent compte plus tard, quand ils chercheront les sources de leur inspiration… Il a renouvelé l’inspiration lyrique. (Les Temps nouveaux, mai 1907 et 1908)…

Je relis ceci, avec le lecteur, non pour m’enorgueillir, car, hélas ! je sais mesurer la distance du rêve à la réalisation, mais — si je ne crains d’assumer la charge qu’ainsi d’aucuns m’imposent, que je m’imposai passionnément à moi-même  pour retendre mon effort, à l’heure où, la première Partie de mon œuvre republiée avec corrections, je me remets à la continuation de la seconde, découverte et émoi des vérités naturelles sous les Mythes premiers de l’Humanité, et à la méditation de la dernière et ses Synthèses.