Edmond et Jules de Goncourt

1888

Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870)

2015
Edmond et Jules Goncourt, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, 1re série, vol. 3 (1866-1870), Paris, G. Charpentier et Cie, 1888, 369 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Jeanne Adrian (Stylage sémantique), Eric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Année 1866 §

1er janvier §

{p. 3}Le Havre. J’entendais, ce soir, à table d’hôte, des capitaines de vaisseaux marchands, parler, la rougeur au front, du règne de la paix à tout prix de Louis-Philippe, et où le canon français saluait toujours le premier. Un gouvernement a encore plus besoin qu’un homme, de donner de lui l’idée qu’il est capable de se battre.

* * *

— J’avais bu hier du porto. Voici ce que j’ai rêvé cette nuit.

J’arrivais en Angleterre avec Gavarni. À l’entrée d’un jardin, où se pressait beaucoup de monde, j’ai perdu Gavarni.

{p. 4}Alors je suis entré dans une maison, et je me suis senti transporté, comme par des changements à vue, de pièce en pièce, où des spectacles extraordinaires m’étaient donnés.

De ces spectacles, je ne me rappelle que cela ; le reste avait disparu de moi au réveil, — quoique j’aie gardé une vague conscience que cela avait duré longtemps, et que bien d’autres scènes s’étaient déroulées dans mon rêve. J’étais dans une chambre, et un monsieur, en chapeau noir, donnait de furieux coups de tête dans les murs, et au lieu de s’y briser la tête, y entrait, en sortait, y rentrait encore. Puis je me trouvais couché dans une grande salle, sur un lit, dont la couverture était faite de deux figures pareilles à ces monstrueux masques de grotesques des baraques de saltimbanques, et cette couverture à images en relief se levait et s’abaissait sur moi, et bientôt la couverture ne fut plus faite de ces visages de carton, mais d’un dessus d’homme et d’un devant de femme, semblables à ces peaux de bêtes dont on fait des descentes de lit, et d’un immense semis de fleurs, à propos desquelles je faisais la remarque que j’avais la sensation de leurs couleurs, mais non la perception : — la couleur dans le rêve est comme un reflet dans les idées et non une réflexion dans l’œil. Et cela aussi, fleurs et couple, s’agitait sur moi, absolument comme les flots de la mer du théâtre, et sur tout mon corps, je sentais un chatouillement dardé.

Après, dans une autre salle, étroite, haute comme une tour, j’étais attaché par les pieds, la tête en bas, {p. 5}nu, sous une cloche de verre, et il me tombait sur le corps une masse de petites étincelles, d’une lumière verdâtre, qui m’enveloppaient la peau, et qui à mesure qu’elles tombaient, me procuraient le sentiment de fraîcheur d’un souffle sur une tempe baignée d’eau de Cologne.

Enfin j’étais lancé, précipité de très haut, et j’éprouvais une volupté non pas douloureuse, mais d’une anxiété délicieuse : il me semblait passer par des épreuves maçonniques, dont je n’avais pas l’effroi, mais dont la surprise m’apportait un imprévu saisissant.

C’étaient des jouissances, comme l’émotion d’un péril d’où l’on serait sûr de sortir, et qui vous ferait passer dans le corps un frisson de plaisir peureux.

* * *

— La Normandie est le pays de tous les poncifs : l’architecture gothique, le port de mer, la ferme rustique avec de la mousse sur le toit.

— Balzac a supérieurement compris la mère dans Béatrix, dans Les Parents pauvres, etc. Les petites pudeurs n’existent pas pour les mères : elles sont, comme les saintes et les religieuses, au-dessus de la femme. Une mère est tombée chez moi, un matin, me demander où était son fils, en me disant qu’elle irait le chercher n’importe où ! — On devine le n’importe où.

{p. 6}— C’est un malheur pour voyager en France d’être Français. L’aile du poulet d’une table d’hôte va toujours à l’Anglais. Et pourquoi ? C’est qu’un Anglais ne regarde pas le garçon comme un homme, et que tout domestique qui se sent considéré comme un être humain, méprise celui qui le regarde ainsi.

— En France, la femme se perd bien plus par le romanesque que par l’obscénité de ce qu’elle lit

6 janvier §

Dîné avec Flaubert à Croisset. Il travaille décidément quatorze heures par jour. Ce n’est plus du travail : c’est la Trappe. La princesse lui a écrit de nous, au sujet de notre préface : « Ils ont dit la vérité, c’est un crime ! »

* * *

— L’antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.

8 janvier §

J’ai comme une courbature morale de toute l’occupation qu’on a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du silence autour de soi.

* * *

— Il y a des fortunes qui crient : « Imbécile ! » à l’honnête homme.

* * *

{p. 7}— L’imagination du monstre, de l’animalité chimérique, l’art de peindre les peurs qui s’approchent de l’homme, le jour, avec le féroce et le reptile, la nuit, avec les apparitions troubles ; la faculté de figurer et d’incarner ces paniques de la vision et de l’illusion, dans des formes et des constructions d’êtres membrés, articulés, presque viables — c’est le génie du Japon.

Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l’hallucination. On croirait voir jaillir et s’élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l’excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au bout d’une tige, des bêtes d’épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l’horreur. — dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.

Nous Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d’invention, notre art n’a qu’un monstre, et c’est toujours ce monstre du récit de Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa langue en drap rouge.

Au Japon, le monstre est partout.

{p. 8}C’est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est l’image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette d’art sur notre cheminée : et qui sait, si ce peuple artiste n’a pas là son idéal ?

* * *

— Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions civiles, comme à la caserne pour les actions d’éclat ?

* * *

— L’avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie hypocrisie : la simplicité des goûts. Les millionnaires parlent de la jouissance de dîner au bouillon Duval et de porter des sabots à la campagne.

10 janvier §

… Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de souffrances intérieures, qu’il exprime par des mouvements de vrille de ses doigts. Il a rédigé son testament et il va se faire faire une opération… ajoutant, avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la répugnance à ouvrir sa vieille peau.

15 janvier §

{p. 9}Dîner Magny.

Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de leurs milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui disons-nous, la racine de l’exotisme de Chateaubriand : c’est un ananas poussé dans une caserne ! Gautier vient à notre appui, et soutient pour son compte que la cervelle d’un artiste est la même du temps des Pharaons que maintenant. Quant aux bourgeois, qu’il appelle des néants fluides, il se peut que leur cervelle se soit modifiée, mais ça n’a pas d’importance.

* * *

— Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d’une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là, à l’heure où l’esprit échappe au travail et se sauve de la journée ; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites ; se livrer et se détendre ; écouter et répondre ; donner son attention aux autres ou la leur prendre ; les confesser ou se raconter ; toucher à tout ce qu’atteint la parole ; s’amuser du jour présent, juger le journal, remuer le passé, comme si l’on tisonnait l’histoire, faire jaillir au frottement de la contradiction adoucie d’un : Mon cher, l’étincelle, la flamme ou le rire des mots ; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, {p. 10}courir sa cervelle ; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments ; voir ses paroles passer sur l’expression des visages, et surprendre le nez en l’air d’une faiseuse de tapisserie, sentir son pouls s’élever comme sous une petite fièvre et l’animation légère d’un bien-être capiteux ; s’échapper de soi, s’abandonner, se répandre dans ce qu’on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d’indigné ; avoir la sensation de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées, qui vous écoutent ; jouir des sympathies qui paraissent s’enlacer à vos paroles et pressent vos pensées, comme avec la chaleur d’une poignée de main ; s’épanouir dans cette expansion de tous, et devant cette ouverture du fond de chacun ; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes dans la communion des esprits : la conversation, — c’est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant !

Et quelle joie de nature égale cette joie de société que l’homme se fait !

* * *

— Tous les observateurs sont tristes et doivent l’être. Ils regardent vivre. Ils ne sont pas des acteurs, mais des témoins de la vie. De tout ils ne prennent rien de ce qui trompe ou de ce qui grise. {p. 11}Leur état normal est la sérénité mélancolique.

* * *

— Une des plus grandes révolutions contemporaines est celle du rire. Le rire était autrefois un Roger Bontemps : aujourd’hui c’est un aliéné. Le comique de ces années-ci, en son insanité nerveuse, est un des modes de l’épilepsie. Il y a de la danse de Saint-Guy et de l’Odryana d’agités : c’est Bicêtre arrachant l’hilarité avec le sabre de Bobèche.

* * *

— Les plus luxueux trousseaux de femmes, les chemises de noces des jeunes filles qui apportent six cent mille francs de dot, sont façonnés à Clairvaux. Voilà le dessous de toutes les belles choses du monde.

* * *

— J’ai toujours entendu parler avec vénération et admiration des travaux des Bénédictins. Il semblait que ces gens eussent poussé le travail, la patience et la conscience aux dernières limites.

J’ai lu ces jours-ci, La Liste des portraits gravés du Père Lelong. On n’imagine pas un catalogue aussi peu renseigné, aussi sommaire, aussi incomplet, aussi mal fait. Le moindre travail de catalographie de notre temps lui est cent fois supérieur par la science et la recherche. L’histoire, décidément, et dans ses parties les plus secondaires, ne commence qu’au xixe siècle.

{p. 12}Ce catalogue m’a fait voir dans les Bénédictins d’aimables épicuriens du travail, faisant des recherches, comme on fait la sieste entre de bons repas et de paresseuses promenades : leurs travaux, ce sont les après-dînées de l’abbaye de Thélème.

* * *

Vendredi 19 janvier §

J’ai vu, ce soir, le premier acte de Marion Delorme, dans l’alcôve d’un quatrième des Batignolles, dont on avait retiré le lit et les rideaux. C’est un ménage bourgeois éperdu de littérature, et où s’abat, presque tous les soirs, la petite bande d’art poussée à la suite de Baudelaire, cultivant Poë et le haschich, tous d’un aspect pas mal blafard.

* * *

— Il y a de la pacotille dans l’humanité, des gens fabriqués à la grosse, avec la moitié d’un sens, le quart d’une conscience. On les dirait nés après ces grandes rafles de vivants, au moyen âge, où des hommes naissaient inachevés, avec un œil ou quatre doigts, comme si la Nature, dans le grand coup de feu d’une fourniture, pressée de recréer et de livrer à heure fixe, bâclait de l’humanité.

21 janvier §

Ce gouvernement est vraiment lâche. Dans l’exposé des théâtres de l’Empire, pendant l’année 1866, on trouve de secrètes félicitations et {p. 13}de transparents encouragements à Pipe-en-bois, à la justice duquel, on remet dans la personne du public, la police du goût.

* * *

— Pouchet, chez Flaubert, raconte qu’on lui a supprimé dans L’Opinion nationale, une phrase qui relatait la belle conformation du cerveau de M. de Morny. Les partis ne veulent pas même d’une autopsie favorable à un ennemi.

* * *

— Une porcelaine fêlée a pour moi le son d’une chose blessée.

* * *

— À la Bibliothèque, dans la salle de lecture, j’ai vu, en passant, un homme qui lisait ; il avait dans la main la main d’une jeune femme assise à côté de lui. J’ai repassé deux heures après. L’homme lisait toujours, et il avait toujours la main de la jeune femme dans la main. C’était un ménage allemand. Non, c’était l’Allemagne.

* * *

— Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde, est peut-être un tableau de musée.

 

— Les époques et les pays où la vie est bon marché, {p. 14}sont gais. Une des grandes causes de tristesse de notre société, c’est l’excès du prix des choses, et la bataille secrète de chacun avec l’équilibre de son budget.

* * *

— Chose singulière ! la poésie chinoise — celle du moins qu’on connaît — est classique. Des poésies de l’époque des Thang, la philosophie épicurienne au bord des eaux, l’éternelle invitation à la tasse, font vaguement rêver à un Horace de Rotterdam.

* * *

— La méchanceté dans l’amour, que cette méchanceté soit physique ou morale, est le signe de la fin des sociétés.

* * *

— Le journal a tué le salon, le public a succédé à la société.

* * *

— Il en est des petites filles jolies trop jeunes, comme de ces journées où il fait beau trop matin.

* * *

— Dernièrement, le fils d’une femme du peuple a quitté la maison de commerce où il était, en disant que c’était « un état où on ne parlait jamais de vous ».

* * *

{p. 15}J’ai peur de l’avenir d’un siècle où tout le monde voudra avoir une carrière de vanité et de bruit.

1er février §

Quelqu’un nous dit qu’on nous joue à Montparnasse. Une curiosité d’enfant nous fait monter dans un fiacre, nous cahotant dans des rues obscures qui n’en finissent pas. Puis tout à coup le gaz flambant de pâtisseries, de charcuteries, de marchands de vin, de cafés. Un théâtre d’où sortent des hommes en blouse, et des femmes qui remettent à la porte leurs sabots sur leurs chaussons. Dans la salle un public moitié composé d’ouvriers et de portiers retraités de leurs cordons.

Nous avons d’abord vu jouer La Chambre ardente, où, quand la Brinvilliers empoisonne, j’entends des femmes derrière moi lâcher : La garce ! Un enfant est fort curieux de savoir si on verra Henri IV dans la pièce, et le demande plusieurs fois avec instance à sa mère. Au fond un public naïf sur lequel la pièce historique exerce une fascination. Car c’est incontestable, les costumes du passé, de grands noms vaguement entendus et le lointain d’une ancienne époque, imposent au peuple et le pénètrent d’un respect religieux qu’il n’a pas pour les drames qu’il coudoie, pour les personnages de son temps.

Enfin on nous joue. Tomber du Théâtre-Français à Montparnasse, à ces voix cassées par les petits verres, à ces habits d’écrivain public au dos de vos jeunes premiers, à ces inintelligences du dire… en {p. 16}fin à la caricature de la merveilleuse mise en scène qui a été. C’est curieux… On reste même auteur là, on sent son cœur se porter en avant dans la poitrine, comme pour porter secours à ces mauvais cabots, à leur mémoire qui trébuche, aux estropiements imbéciles de votre style… Le public m’a paru tout prendre assez bien. Il a un peu ri seulement au mot de la mère à sa fille : « C’est à moi, ça ! » J’aurais mis : « Tu es à moi, mon trésor » qu’il aurait été ravi, — absolument, disons-le, comme le public des Français. Il se passera en effet encore bien du temps avant que le mot vrai ne tue le canaille du mot noble.

En sortant de la chose représentée dans ces conditions, j’ai entendu un ouvrier dire : « Ça ne fait rien, ça doit être joliment le chic du grand monde ! »

Au fond, nous avons souffert tout le temps, comme un homme qui verrait tutoyer sa maîtresse, chez un marchand de vin, par des hommes de barrière.

* * *

— Il y a une certaine couleur raisin de Corinthe, qui paraît affectée aux redingotes des vieux acteurs.

* * *

— Apprendre à voir est le plus long apprentissage de tous les arts.

* * *

— Il est de si petits historiens de grandes choses, qu’ils font penser à ces huîtres qui attestent un déluge.

* * *

{p. 17}— La femme a été constituée par Dieu la garde-malade de l’homme. Son dévouement ne surmonte pas le dégoût, il l’ignore.

* * *

— Tous les côtés forts du jeune homme, aujourd’hui tournés vers l’intrigue, la fortune, la carrière, étaient tournés autrefois vers ou contre la femme. Toute vanité, toute ambition, toute intelligence, toute fermeté et résolution d’action et de plan : ça allait à l’amour.

* * *

— Un homme qui a dans le visage quelques traits de don Quichotte, a quelque chose de sa noblesse d’âme.

* * *

— On n’a pas assez remarqué, combien il arrive souvent que les fils des pères — malheureux — sont les portraits de leurs pères. Leurs mères semblent les avoir conçus, dans la pensée fixe et peureuse de l’image du mari qu’elles trompaient. Ils ressemblent à leur père, comme l’enfant de la peur d’une petite fille ressemblerait à Croquemitaine.

* * *

— Le xixe siècle est à la fois le siècle de la Vérité et de la Blague.

Jamais on n’a plus menti ni plus cherché le vrai.

* * *

{p. 18}— L’assassinat politique est la mise en jeu du plus grand sentiment héroïque des temps modernes. Et quand il réussit, n’est-ce pas très souvent l’économie d’une révolution par le dévouement d’un seul ? Et enfin, l’assassin politique, n’est-ce pas un monsieur qui se met à la place du bon Dieu, volant pour signer l’histoire d’un temps, la griffe de la Providence ?

Voyez ce qu’a produit la bombe Orsini ! L’Italie est libre, — et peut-être la papauté, c’est-à-dire la catholicité, mourra de cette bombe !

* * *

— Mauvais temps pour nous que ces temps. La prétendue immoralité de nos œuvres nous dessert auprès de l’hypocrisie du public, et la moralité de nos personnes nous rend suspects au pouvoir.

* * *

— Il y a du raisonneur de l’ancienne comédie dans le médecin moderne.

* * *

— À l’heure qu’il est, il n’y a pas un petit journaliste de province qui ne trouve la plus minuscule salle de spectacle de sous-préfecture, déshonorée par la représentation d’Henriette Maréchal.

* * *

— Pour une comédie, le mot superbe d’un de nos jeunes parents : « En telle année, mon père meurt… Bon ! »

* * *

{p. 19}— J’ai rarement vu à un amateur l’air amusé par l’art d’une chose. Tous me rappellent toujours un peu celui-là, qui passait sa vie à étudier des dessins anciens. Il n’en avait jamais vu un seul, — il ne regardait que les marques.

* * *

— Taine m’envoie son livre. Il a ramassé toute l’Italie en trois mois : les tableaux, les paysages, la société, — cette société si impénétrable ; enfin le passé, le présent, l’avenir.

Heureusement qu’il y a de grandes indulgences pour les légèretés des hommes sérieux.

8 février §

À une soirée chez la princesse Mathilde.

Ce que j’aime surtout dans la musique : ce sont les femmes qui l’écoutent.

Elles sont là, comme devant une pénétrante et divine fascination, dans des immobilités de rêve, que chatouille, par instants, l’effleurement d’un frisson.

Toutes, en écoutant, prennent la tête d’expression de leur figure. Leur physionomie se lève et peu à peu rayonne d’une tendre extase. Leurs yeux se mouillent de langueur, se ferment à demi, se perdent de côté où montent au plafond chercher le ciel. Des éventails ont, contre les poitrines, un battement pâmé, une palpitation mourante, comme l’aile d’un oiseau blessé ; d’autres glissent d’une main amollie {p. 20}dans le creux d’une jupe ; et d’autres rebroussent, avec leurs branches d’ivoire, un vague sourire heureux sur de toutes petites dents blanches. Les bouches détendues, les lèvres doucement entr’ouvertes, semblent aspirer une volupté qui vole.

Pas une femme n’ose presque regarder la musique en face. Beaucoup, la tête inclinée sur l’épaule, restent un peu penchées comme sur quelque chose qui leur parlerait à l’oreille ; et celles-ci, laissant tomber l’ombre de leur menton sur les fils de perles de leur cou, paraissent écouter au fond d’elles.

Par moments, la note douloureusement raclée sur un violoncelle, fait tressaillir leur engourdissement ravi ; et des pâleurs d’une seconde, des diaphanéités d’un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui frémit ; suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles semblent boire, de tout leur corps, le chant et l’émotion des instruments.

La messe de l’amour ! — on dirait que la musique est cela pour la femme.

* * *

— Le courage et la gloire d’un civil est de penser trop tôt.

— L’infirmité du bonheur de l’homme est faite de son sentiment du passé et de l’avenir. Son présent souffre toujours un peu du souvenir ou de l’espérance.

{p. 21}— Demander à une œuvre d’art qu’elle serve à quelque chose : c’est avoir à peu près les idées de cet homme qui avait fait du « Naufrage de la Méduse » un tableau à horloge, et mis l’heure dans la voile.

— On rencontre des hommes si bassement attachés à la religion d’une mémoire célèbre, qu’ils vous font l’effet de laquais d’une immortalité.

12 février §

Mme Sand vient aujourd’hui dîner à Magny. Elle est là, à côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle, avec l’âge, s’accuse, de jour en jour, un peu plus le type de la mulâtresse. Elle regarde le monde d’un air intimidé, jetant dans l’oreille de Flaubert : « Il n’y a que vous ici qui ne me gêniez pas ! » Elle écoute, ne parle pas, a une larme pour une pièce de vers de Hugo, à l’endroit de la sentimentalité fausse de la pièce…

Ce qui me frappe chez la femme-écrivain, c’est la délicatesse merveilleuse de petites mains, perdues, presque dissimulées dans des manchettes de dentelle.

* * *

— C’est le paradis moderne pour le peuple que ces pièces à grand spectacle du boulevard. Ce que la cathédrale gothique avec ses pompes et ses richesses était à l’imagination du moyen âge, le truc l’est au rêve du titi. Au ciel du faubourg Saint-Antoine, {p. 22}le corps de ballet remplace les Anges et les Dominations.

* * *

— L’amour moderne, ce n’est plus l’amour sain, presque hygiénique du bon temps. Nous avons bâti sur la femme comme un idéal de toutes nos aspirations. Elle est pour nous le nid et l’autel de toutes sortes de sensations douloureuses, aiguës, poignantes, délirantes ; en elle et par elle, nous voulons satisfaire l’insatiable et l’effréné qui est en nous. Nous ne savons plus tout bêtement et simplement être heureux avec une femme.

* * *

— Il y a un Beau, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du Beau.

14 février §

… Dans un coin du salon, une femme, encore étonnée de la chose et n’en revenant pas, conte la curieuse paternité d’un publiciste célèbre. D’abord la déclaration du publiciste à la mère, qu’il ne peut faire le bonheur complet de sa fille. Puis le mariage suivi d’un voyage en Italie, où il manque toujours le couronnement de l’édifice. Enfin le retour en France et la vie commune, où au bout de quelque temps il dit tout à coup à sa femme : « Mais ne trouvez-vous pas qu’un intérieur où il n’y a pas d’enfant, ce n’est pas complet ? {p. 23}Là-dessus une invitation à dîner à un auteur dramatique, une invitation demandant sa collaboration d’une manière presque transparente. L’auteur dramatique ayant éludé cette bonne fortune, il charge sa femme de chercher de son côté, et elle trouve un père, auquel le publiciste a envoyé par dépêche télégraphique la nouvelle de la mort de leur fille.

Et tout cela avec une telle naïveté, une si grande bonne foi cynique, une si naturelle absence de sens moral, qu’il est impossible de démêler ce qu’il y a de vérité ou de mensonge dans cet amour pour cette fille morte…. Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels, déconcertent toutes les notions que l’on a sur la famille, le mariage, le cœur humain ; en sorte que cet homme apparaît comme le sphinx des cocus.

Entre, au milieu de notre conversation, Dumas père, cravaté de blanc, gileté de blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il arrive d’Autriche, de Hongrie, de Bohême…. il parle de Pesth où on l’a joué en hongrois, de Vienne où l’empereur lui a prêté une salle de son palais pour faire une conférence ; il parle de ses romans, de son théâtre, de ses pièces qu’on ne veut pas jouer à la Comédie-Française, de son Chevalier de Maison-Rouge qui est interdit, puis d’un privilège de théâtre qu’il ne peut pas obtenir, puis encore d’un restaurant qu’il veut fonder aux Champs-Élysées.

Un moi énorme, un moi à l’instar de l’homme, mais débordant de bonne enfance, mais pétillant {p. 24}d’esprit : « Que voulez-vous, reprend-il, quand on ne fait plus d’argent au théâtre qu’avec des maillots… qui craquent… Oui, ç’a été la fortune d’Hostein… Il avait recommandé à ses danseuses de ne mettre que des maillots qui craquassent… et toujours à la même place… Alors les lorgnettes étaient heureuses… Mais la censure a fini par intervenir… et les marchands de lorgnettes sont aujourd’hui dans le marasme… Une féerie, une féerie ? Vous savez… il faut que les bourgeois disent en sortant : “Les beaux costumes ! Les beaux décor ! mais qu’ils sont donc bêtes les auteurs ! ” C’est un succès quand on entend ça ! »

* * *

— Les antipathies sont un premier mouvement et une seconde vue.

— De grands événements sont souvent confiés à de petits hommes, comme ces diamants que les joailliers de Paris donnent à porter à des gamins.

— Du haut d’un quatrième, c’est étonnant comme des hommes, une masse d’hommes ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables, du prochain, mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête énorme qui grouille et qui remue. Dans la rue, vous vous sentez coudoyer {p. 25}l’âme par le passant ; de là-haut, votre pensée lui marche sur la tête comme sur quelque chose d’anonyme, d’impersonnel, d’inconnu, d’étranger qui est en bas, là-dessous. L’optique du trône doit être cela.

— Une façon rapide de faire son chemin est de monter derrière les succès. À ce métier-là, on est bien un peu crotté, on risque bien d’attraper quelques coups de fouet, mais on arrive, comme les domestiques à l’antichambre.

* * *

— Certaines charges de ce temps-ci sont des cauchemars d’observation. Ce genre d’imitation qui entre dans la peau d’une bêtise ou d’une crapulerie, cette vérité prise sur le cru, ces idiotismes du peuple, cette lanterne magique des cancans populaires, — c’est un des sens les plus propres, les plus personnels à notre époque.

Il règne, dans ce temps, une fureur impitoyable de vérité qui éclate avec ses caractères les plus frappants dans ces drôleries à froid, dans ce déshabillé de la basse humanité du xixe siècle. C’est une horrible dissection de génie, faite avec un cynisme qui ne laisse rien d’une société sans y toucher, et qui ferait frémir, si elle ne violait le rire.

* * *

— Le manque de rapport entre le revenu et {p. 26}la dépense de la vie actuelle, doit amener fatalement le viager de la fortune, de la rente, de l’argent. Ce sera peut-être la révolution naturelle de la propriété, de l’héritage et de la famille.

* * *

— La musique est ce qui enlève le plus la femme au-dessus de la vie, ce qui lui donne le plus de dégoût pour le rationnel et l’existant. Peut-être est-ce ce qu’on devrait le moins lui apprendre, car c’est lui créer un sens d’aspiration à ce qui n’est pas.

* * *

— Les petits esprits, qui jugent hier avec aujourd’hui, s’étonnent de la grandeur et de la magie de ce mot avant 1787 : le Roi. Ils croient que cet amour du Roi n’était que la bassesse des peuples. Le Roi était simplement la religion populaire de ce temps-là, comme la Patrie est la religion nationale de ce temps-ci. Et peut-être, quand les chemins de fer auront rapproché les races, mêlé les idées, les frontières et les drapeaux, il viendra un jour où cette religion du xixe siècle paraîtra presque aussi étroite et petite que l’autre.

21 février §

Il y a des morts si soudaines de jeunes filles, qu’elles ressemblent à des assassinats de la Mort. L’autre jour, chez la princesse, nous mettions, dans sa voiture, en l’éclat de toute sa jeune beauté, {p. 27}Mlle R***. Aujourd’hui Le Figaro m’apprend qu’elle est morte… Un détail, affreusement dramatique qu’on me donne : sa mère paralysée de tout le corps n’ayant pu l’embrasser pendant son agonie, on la lui apporta morte. Elle n’a pu que baiser son cadavre.

* * *

— Je remarque que les fougueux célébrateurs du nu, des vieilles civilisations athlétiques et gymnastiques, sont en général de cagneux universitaires, au pauvre et étroit torse, enfermé dans un gilet de flanelle.

* * *

— Un de ces soirs, j’ai vu au Théâtre-Français, après Le Malade imaginaire, ce qu’on appelle la Cérémonie. Cérémonie c’est bien le mot. C’est une solennité. Rien de plus curieux : c’est antique, archaïque, presque gothique. On est reporté au temps du comique gaulois, du grand siècle, du bon goût et des pissotières dans les grands appartements de Versailles.

De majestueux faisceaux de seringues marchent, comme des haches de consuls, devant le rire… Les manteaux, les robes, l’hermine, les bonnets carrés des hommes et des femmes, la pourpre universitaire, le personnage du praeses, le latin de cuisine et de latrine, les réponses du clysterium dare, le plain-chant de Diafoirus et de Purgon, font songer à un paranymphe du Mardi-Gras à la Sorbonne, et à la Messe rouge d’une rentrée de cour d’apothicaires en belle {p. 28}humeur. J’avais beau me dire que j’étais dans la maison de Molière, je me croyais plutôt au théâtre de la Foire — avec ou sans grande lettre.

Et dans la salle, le public riait sans s’arrêter, d’un rire délicat, français, national.

* * *

— Les souverains ne rendent officiellement visite qu’à l’argent. Ils ne vont pas chez un grand homme ; ils vont chez l’homme aux millions, comme s’il était le seul digne de les recevoir. Et cela depuis trois siècles, c’est Louis XIV et Fouquet, Louis XV et Bouret, etc.

— J’ai entendu dire à un médecin : L’âme est une non-valeur.

— Il n’y a de bon que les choses exquises.

24 février §

Dîner Magny.

… Cette nature si féminine de Sainte-Beuve a cela surtout de la femme, qu’il se met en colère, quand il sent avoir tort.

Quelqu’un raconte que Bastide, étant en prison, avait fait la connaissance d’un voleur. Bastide sorti de prison, ce voleur le rencontrant, le saluait, et Bastide lui adressait la parole, le prêchant un peu. {p. 29}Un jour il vit son homme qui ne le saluait plus, il alla à lui, se disant qu’il devait avoir commis quelque mauvais coup. L’homme abordé et interrogé, après beaucoup de tergiversations, lui dit : « C’est que je suis de la Police ! »

25 février §

C’est le nil admirari en marbre, que le garçon de café. Le nimbe d’un Jésus à Emmaüs cerclerait la tête d’un dîneur ou bien le truc d’une féerie enlèverait tout à coup la robe d’une femme, qu’il continuerait à servir la femme, comme si elle était habillée, où le dîneur comme s’il était un simple mortel.

* * *

— Quelle ironie ! Les gens d’esprit, de génie, se tuant toute leur vie pour cette grosse bête de public, tout en méprisant, au fond de leur cœur, chaque imbécile qui le compose.

* * *

— Ce soir, une jeune fille me disait qu’elle avait commencé à écrire un journal, et qu’elle s’était arrêtée, par peur de l’entraînement de cette causerie confidentielle avec elle-même. La femme a comme une pudeur de se voir toute et de regarder au fond d’elle.

* * *

— Combien vivons-nous peu, les uns et les autres !… {p. 30}Taine, avec son coucher à 9 heures et son lever à 7, son travail jusqu’à midi, son dîner d’heure provinciale ; ses visites, ses courses aux bibliothèques, sa soirée après son souper, entre sa mère et son piano ; — Flaubert, comme enchaîné dans un bagne de travail ; — nous, dans nos incubations cloîtrées sans nulle distraction ou dérangement de monde et, de famille, sauf un dîner de quinzaine chez la princesse et quelques courses d’aliénés de la curiosité sur les quais.

* * *

— Quelle ligue de toutes les médiocrités, de toutes les impuissances pour faire un Ponsard, contre un Hugo.

* * *

— Y a-t-il eu des envies qui ont dû couver contre nous, pour éclater ainsi ? Et pourquoi nous envie-t-on ? Il n’y a au fond que deux choses à envier en nous, deux choses dont nos envieux se passent parfaitement : notre affection et notre honorabilité.

* * *

— Le jour s’éteint. Un certain bleuissement blanchâtre, pareil à une pâleur de lune, commence à glisser sur les dalles du quai. Une lumière n’ayant plus de soleil et n’étant plus que du jour mort, laisse paraître, dans des tons froids et dépouillés, la tristesse et la platitude des maisons sales, des façades {p. 31}grises, où un petit triangle d’ombre vient se poser régulièrement en haut de chaque fenêtre.

Le ciel est devenu d’un bleu sourd, d’un bleu de savonnage, mettant comme un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main des passants, sur les romans à quatre sous dans la boîte du bouquiniste.

L’eau de la Seine va, une eau qui ne paraît pas aller ; elle est d’un vert décoloré, du vert neutre qu’ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là-dedans un peu de rose tombe d’une arche de pont rouillée, et une ombre se noie, une immense ombre descendue du haut de Notre-Dame, comme un grand manteau dégrafé qui glisserait par derrière.

Dans les petites rues du quai à gauche, la nuit semble sortir de terre, des pavés, des devantures de boutiques sombres, monte dans les jambes de ceux qui vont, et ne laisse de couleur que le bleu d’une blouse, le linge d’un bonnet ; en haut, dans le ciel, une petite fumée rousse coupe la lanterne du Panthéon, en blanchissant dessus.

De l’autre côté, les murs de l’Hôtel-Dieu, les redoutables soubassements de pierre, comme troués de bouches de nécropoles, s’assombrissent des tons gris de cendres calcinées, et derrière le treillis vert du promenoir, on ne distingue plus, dans le crépuscule tombant, que le blanc du bonnet de coton d’un malade.

Des points de lumière de voitures piquent et sillonnent au loin l’horizon. Sur les ponts, les gens ne {p. 32}sont plus que des silhouettes, des virgules noires… des espèces de fourmis tout là-bas.

Au-dessus de l’eau couleur d’étain, la perspective des deux ponts se rejoint et se perd dans un brouillard de pierres, dans une fumée de toits.

Le gaz tout à coup flambe chez un marchand de tabac, en une détonation de feu, qui jette le rouge du magasin allumé sur le trottoir et le violet du pavé.

C’est la nuit de Paris qui se lève.

* * *

— L’épithète rare, voilà la marque de l’écrivain.

Mars §

Que de dramatique inédit dans ce que fait une nuit de Paris, avec l’amour, le crime et la mort !

* * *

— Flaubert, que je rencontre allant faire exempter, du service militaire, son domestique, à propos d’un varicocèle, me dit : « Moi je préférerais être militaire à avoir une infirmité… à savoir même tout seul que j’en ai une… Oui, j’aimerais mieux servir sept ans que d’avoir la conscience que j’en ai une… d’infirmité ! »

* * *

— Il y a, dans ma maison, un banquier très riche qui donne des soirées, le dimanche, pour marier sa fille. Ce jour-là, il fait mettre un tapis sur l’escalier, {p. 33}et emprunte au portier les fleurs que la Deslions lui a laissées, en quittant la maison.

* * *

— La misère des idées dans les intérieurs riches arrive parfois à vous apitoyer.

* * *

— La beauté du visage ancien était la beauté de ses lignes ; la beauté du visage moderne est la physionomie de sa passion. Nous avons de beaux monstres comme Lekain, Mirabeau.

* * *

— Gavarni nous dit aujourd’hui : « Sue, c’est l’homme du mal. Il n’est admirable que dans la peinture des méchants, de la méchanceté… Sue, il me fait l’effet d’un enfant qui crève les yeux à un pierrot ! »

* * *

— L’histoire n’est pour certains historiens qu’un arsenal d’épingles.

* * *

— Le monde est généralement représenté comme un théâtre et un lieu d’action. C’est bien plutôt une halle et un repos des activités vitales et amoureuses dans la musique, dans la compagnie, dans les banalités de la politesse et des mots.

9 mars §

{p. 34}Quand on étudie l’embryon humain dans les grossissements de figurations en cire, et qu’on suit, de la tache embryonnaire à l’enfant, le développement de l’être, il semble que l’on ait devant soi la racine, le germe de deux arts : l’art du Japon, l’art du moyen âge.

Ce qui commence à baigner dans le liquide amniotique, l’embryon de quelques semaines, cette espèce de sangsue dressée sur sa queue courbe, est une vraie chimère qu’on dirait taillée dans du jade, dans une amalgatolithe rose. Il y a de la fantaisie baroque de monstre dans cette tête grotesque et terrible, où la forme sort d’un trou et d’une enflure, où la bouche s’ouvre dans le rinceau d’un mascaron, où les petits yeux jaillissent des tempes comme deux petites perles de verre bleu.

Puis cela devient cette espèce de petite taupe hydrocéphale, à la chair, mamelonnée et tuberculeuse. Le fœtus enfin, dessine l’être créé et le laisse apparaître : la tête n’écrase plus les membres, le corps se fonde et s’établit ; et voici, à quelques mois, l’enfant à peu près tel qu’il doit naître. On le voit, dans la coupe verticale de l’utérus, comme ces figures incrustées et pliées dans le cadre des médaillons d’un chœur de cathédrale du xve siècle.

L’oppression de la pose de ces petits êtres, leur ramassement, les gestes d’instinct de l’enfance dans son premier lit, les ratatinements frileux, les croisements étroits de bras et de jambes, les attitudes inconscientes de sommeil et de prière, cette ébauche {p. 35}naïve de la vie rudimentaire, cette expression de souffrance d’un corps angéliquement douloureux ! — n’est-ce pas le style du moyen âge, le sentiment de cet art, qu’on croirait par moments n’avoir eu pour modèle qu’un peuple de figures à demi formées et comme une race de vivants embryonnaires ?

10 mars §

Pense-t-on à tout ce qui sera jeté à l’avidité de cette curiosité moderne sur la vie intime des personnes, quand peut-être avant cent ans, le notaire, le médecin, le confesseur, écriront des mémoires qui n’attendront peut-être pas vingt ans après leur mort, pour voir le jour.

* * *

{p. 34}— Les assemblées, les compagnies, les sociétés peuvent toujours moins qu’un homme. Toutes les grandes choses de la pensée, du travail, sont faites par l’effort individuel, aussi bien que toutes les grandes choses de la volonté. Le voyageur réussit là, où les expéditions échouent, et ce sont toujours des explorateurs solitaires, un Caillé, un Barth, un Livingstone, qui conquièrent l’inconnu de la terre.

* * *

— C’est une remarque juste, que l’homme commence à rechercher dans la maîtresse, l’aspect coquin, l’air mauvaise p… tandis que, plus tard, il est attiré par l’expression de la bonté chez la même {p. 36}femme, comme s’il cherchait à mettre la figure du mariage, dans le concubinage.

14 mars §

Aujourd’hui, j’entends pour la première fois, Girardin sortir de ses petites phrases axiomatiques, de ses monosyllabes ironiques, de son mutisme ordinaire.

Il expose son système de la liberté illimitée de la presse, avec une verve froide, une ténacité humoristique, un sang-froid vraiment curieux dans la riposte. Avec son système, il affirme tuer, et l’affirmation me semble juste, deux partis sur trois dans l’opposition : les journaux légitimistes sombrant dans le nombre des feuilles paraissant, et l’orléanisme mourant de ce qu’il n’a plus rien à demander ; — l’orléanisme auquel il porte par là-dessus un coup tout à fait mortel, en faisant racheter par le gouvernement les charges de notaires, d’avoués, d’agents de change, et de toutes ces fonctions privilégiées, faisant des charges libres et accessibles à toute la jeunesse, qui est le grand appoint du parti. Quant au républicanisme opposant, il lui semble que la demi-liberté dont il jouit, fait parfaitement son jeu, et il se demande si l’immense diffusion de l’hostilité ne lui nuirait pas. En somme, c’est l’idée de l’innocuité du poison pris à haute dose.

Tout cela, cette théorie qui peut paraître une utopie, exposée sans grands mots, très pratiquement, avec des comparaisons comme celle-ci, sur {p. 37}le double emploi des préfets et des sous-préfets : « Je dis au domestique qui commande aux autres : Voulez-vous me donner un verre d’eau ? Et je l’entends crier dans l’escalier : « Approchez donc un « verre d’eau à Monsieur ! » Ce sont vos préfets et vos sous-préfets !

* * *

— Fournisseur de rébus pour assiettes, — c’est un état à Paris.

* * *

20 mars §

Nous étions, ce soir à la Librairie internationale. Arrive au comptoir un petit bonhomme, qui pose des piles de sous et se les fait changer en argent blanc : un petit bonhomme ayant quelque chose d’un nain, à l’épaisse tignasse frisée dans laquelle, à tout moment, il enfonce des doigts qui grattent, aux yeux effrontés, au nez rouge dans une figure toute pâle, sortant de la loque d’un foulard de l’Inde à ramages jaunes jouant le cache-nez, à la petite toux sèche, à la respiration essoufflée d’un phtisique, — et les pieds dans d’immenses souliers, blancs de la boue de huit jours. À travers la figure il a une grande éraflure.

— Qu’est-ce qui t’a fait ça ? demande le commis.

— C’est de la rousse… un sergent de ville qui a voulu m’arrêter… Mais, trop bête… Je lui ai tiré mes craquenots… Eh bien ! oui, mes souliers ! — Et il montre le moyen de cacher aux sergents de ville {p. 38}son argent, en le faisant filer dans ses manches et en le cachant dans ses souliers. — Elle, ma sœur… elle n’a pas cette chance-là, elle est d’hier à la Tour Pointue (la Préfecture)… C’est la neuvième fois, moi je n’y ai été encore que deux fois.

— Quel âge as-tu ?

— Douze ans ! Et il rapporte une pièce douteuse au commis, en disant : — Ce n’est pas vous qui me le mettrez… Tiens, dit-il gravement, voilà mon associé… voilà Arthur. Ça, fait-il en montrant d’autres mêmes à la porte, c’est mes ouvriers… moi je veille pour la rousse… je guette au pet.

— Pourquoi a-t-on arrêté ta sœur ?

— Elle vendait des fleurs… ils ne veulent pas et ils laissent les Italiens… la rousse ne leur dit rien. Et pêle-mêle toutes sortes de choses lui sortent de la bouche comme des crapaud : « Ah ! les femmes… je les aime-t’y, moi !… les femmes… quand je serai grand, il m’en faudra cinq à chaque bras… que je me fourre dedans. » Puis ce sont des bribes de chansons ordurières, puis un passé d’hôpital : « J’y ai été deux fois aux Enfants-Trouvés et à l’Enfant-Jésus… J’avais du mal dans la tête… Ils ne m’ont rien fait… Moi, je m’ai sauvé… et je m’ai mis du saindoux… ça me fait friser les cheveux… Nom de Dieu ! j’ai fait mes cinq francs aujourd’hui. »

Une petite de neuf ans, une de ses ouvrières, une bamboche aux yeux déjà ardents de femme et de voleuse, se glisse dans la boutique.

— Combien ?

{p. 39}— Trois.

Le dialogue s’échange avec le terrible sérieux de gens d’affaires.

— Eh bien ! faut encore tes six sous… Crois-tu que je vais, comme hier, te payer tous les jours l’omnibus pour la place Maub. (Maubert) ?

La petite se met à grogner et ils se donnent sournoisement des coups de pied.

— Ah ! au fait, aujourd’hui il y en a une qui passe à la Justice… C’est la dix-huitième fois, et elle va sur ses douze ans… Elle avait été voir une tireuse de cartes qui lui avait annoncé qu’elle irait seulement dans trois cabinets… qu’elle ne passerait pas au Palais… Des blagues… Viens-t’en, ma gosse… Nous allons à la grande Hôtel.

Je n’ai jamais rencontré, dans l’enfance, une semblable fleur de fumier, une pareille coulée d’immondices, une telle flétrissure de l’âme, quelque chose produisant en vous une répulsion qui va presque jusqu’à la peur. On aurait dit toutes les corruptions et toutes les canailleries de Paris, filtrées dans ce petit monstre de l’âge de la première communion ; oui, dans cet enfant, où tout le mal, tout le vice d’une capitale de deux millions d’âmes, s’apercevait, comme en une effrayante miniature.

* * *

— J’ai toujours rêvé ceci, et ceci ne m’arrivera jamais.

Je voudrais, la nuit, par une petite porte, à {p. 40}serrure rouillée, cachée dans un mur, je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, un parc ombreux, mystérieux. Peu ou point de lune. Un petit pavillon ; dedans une femme que je n’aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait que j’aurais vu dans un musée. Un souper froid, une causerie où l’on ne parlerait d’aucune des choses du moment ni de l’année présente. Un sourire de Belle au Bois dormant, point de domestiques… Et s’en aller, sans rien savoir, comme d’un bonheur, où on a été mené, les yeux bandés, et ne pas même chercher après, la femme, la maison, la porte, parce qu’il faut être discret avec un rêve… Mais jamais, jamais, cela ne m’arrivera !

Et cette idée me rend triste.

30 mars §

Lu dans un journal une lettre de Louis Blanc, qui me semble vraiment bien préoccupé de l’action sur le public de notre Histoire de la société française pendant la Révolution. Il s’essaye à prouver, contre nous, que la guillotine a augmenté le nombre des équipages à Paris.

On n’a pas assez de temps dans notre métier pour répondre aux paradoxes, quand ils sont trop bêtes.

* * *

— Saint-Victor me contait ce mot d’un très illustre juif, auquel un ami demandait, à la fin d’un dîner où {p. 41}l’on avait largement bu ; demandait, pourquoi étant si riche, il travaillait comme un nègre à le devenir encore plus :

« Ah ! vous ne connaissez pas la jouissance de sentir, sous ses bottes, des tas de chrétiens ! » répondait le très illustre juif.

* * *

— En Écosse, le dimanche, dans la campagne, il vous arrive de voir un monsieur qui se promène, ouvrir tout à coup quelque chose qu’il a sous le bras : c’est une chaire à prêcher sur laquelle il monte et prêche.

Les œuvres, les livres, les romans, où les sermons sortent du paysage, me font revoir ce monsieur-là.

* * *

— Les croque-morts appellent d’une terrible expression, une exhumation : un dépotage.

* * *

— Vu ces jours derniers Gavarni.

Il n’a plus la notion du mois, des jours, des heures, du temps. Ce n’est plus un homme, c’est une rêverie scientifique, dont rien ne partage et ne détermine l’infinie durée. Il ne dessine plus, il ne s’occupe plus de rien, amusé seulement par quelque brochure, quelque livre ingénu de 1830, qu’il tire des fouilles de son grenier, et, au sujet duquel, il invente toutes sortes de choses amusantes.

* * *

{p. 42}— Quand la nature veut faire la volonté chez un homme, elle lui donne le tempérament de la volonté : elle le fait bilieux, elle l’arme de la dent, de l’estomac, de l’appareil dévorant de la nutrition, qui ne laisse pas chômer un instant l’activité de la machine ; et sur cette prédominance du système nutritif, elle bâtit au dedans de cet homme un positivisme inébranlable aux secousses d’imagination du nerveux, aux chocs de la passion du sanguin.

* * *

— Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de la médecine.

9 avril §

Chez Magny.

Aujourd’hui Taine parle, d’une manière très intéressante, de longues heures de sa jeunesse, passées dans une chambre où il y avait un cent de fagots, un squelette recouvert d’une lustrine, une armoire pour serrer les vêtements, un lit, deux chaises. C’était la chambre d’un ami, d’un élève en médecine, d’un interne d’hôpital d’enfants, lequel s’était voué à des recherches remontant des enfants aux familles, un homme du plus grand avenir, mort à Montpellier à vingt-cinq ans.

Là, dans cette chambre et d’autres pareilles, Taine dit que les plus hautes questions, des questions encore plus révolutionnaires que celles agitées ici, étaient discutées avec une énergie, une audace, une violence, {p. 43}enfin avec ce qui monte dans la tête et les idées d’une jeunesse qui ne vit pas, qui ne s’amuse pas, qui ne jouit pas. Car cette jeunesse de Taine et de sa génération n’a point eu de jeunesse, elle a grandi dans une espèce de macération, en compagnie du travail, de la science, de l’analyse, au milieu de débauches de lectures, et ne pensant qu’à s’armer pour la conquête de la société ! Ainsi, n’ayant pas vécu de la vie humaine, ne s’étant point mêlée à l’homme et à la femme, et ayant cherché à tout deviner par les livres, cette génération a fait et devait faire surtout des critiques.

Au milieu de l’exposition de sa vie de travail et de privation d’amour, dans le sens élevé du mot, Taine est interrompu par Gautier qui jette : « Tout cela est une théorie du renoncement stupide… La femme, prise comme purgation physique ne vous débarrasse pas de l’aspiration idéale… Plus on se dépense, plus on acquiert… Moi, par exemple, j’ai fait faire une bifurcation à l’école du romantisme, à l’école de la pâleur et des crevés… Je n’étais pas fort du tout. J’ai écrit à Lecour de venir chez moi et je lui ai dit : « Je voudrais avoir des pectoraux comme dans les bas-reliefs et des biceps hors ligne. » Lecour m’a un peu tubé comme ça… « Ce n’est pas impossible », m’a-t-il dit… Tous les jours, je me suis mis à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles de vin de Bordeaux, à travailler avec Lecour deux heures de suite… J’avais une petite maîtresse en train de mourir de la poitrine. Je l’ai renvoyée. {p. 44}J’ai pris une grande fille, grande comme moi. Je l’ai soumise à mon régime, bordeaux, gigot, haltères… Voilà, et j’ai amené avec un coup de poing sur une tête de Turc — et encore sur une tête de Turc neuve — j’ai amené 520… Aussandon qui a étouffé un ours à la barrière du Combat, pour défendre son chien, et qui, de là, est allé laver à la pompe ses entrailles — un gaillard, n’est-ce pas ? — n’a jamais pu arriver qu’à 480. »

11 avril §

Je suis toujours un peu choqué de voir Ricord dans un salon de femme, comme je serais choqué de voir un flacon d’un vilain remède sur une toilette de femme. Il me dessine ce qu’il soigne.

* * *

— Michelet ! Le génie qui, dans ce moment-ci, déteint sur tout et sur tous : Il y a de La Mer de Michelet dans Les Travailleurs d’Hugo. Aujourd’hui, j’ouvre le livre de Renan : c’est du Michelet fénelonisé. Michelet s’est emparé de la pensée contemporaine.

* * *

— Diderot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre : c’est le grand legs du dix-huitième siècle au dix-neuvième.

* * *

— Elle avait des cheveux de soie, soufflés et bouffants, {p. 45}comme ces cheveux des femmes de Véronèse, dans la Venise triomphante au Palais ducal. Elle me faisait aussi penser, avec sa robe de chambre mauve et ses accoudements paresseux, à ces Chinoises penchées sur un balcon de bambou, comme des Polymnies du fleuve Jaune. Elle était, après mon déjeuner et mon dîner, le décor entrevu à travers le nuage de ma pipe. Elle meublait le carré de la fenêtre en face, depuis bien longtemps vide. Je la regardais tranquillement et doucement, sans désirs. Elle m’amusait les yeux, m’occupait comme une souriante toile de fond… la nouvelle voisine !

Cela durait bien depuis huit jours… Hier matin, plus de rideaux à la fenêtre, un déménagement brusque… Et je m’aperçois que c’est triste, un appartement vide, et le papier tout nu, et le dessus de la cheminée où il n’y a plus rien, et les persiennes entr’ouvertes avec des gestes de travers.

* * *

— Livres magiques après tout, que ces livres de Hugo, qui, comme tous les livres de vrais maîtres, donnent, à leur lecture, une espèce de petite fièvre cérébrale.

* * *

— Les monuments fameux et grands dans la mémoire humaine, font, à les voir, l’impression des lieux de son enfance qu’on revoit : votre rêve, les trouve rapetissés.

* * *

{p. 46}— L’homme peut échapper à la langue qu’il parle. Le cynisme des expressions, la dépravation des mots, déprave toujours la femme.

* * *

— Les banquiers amateurs de ce temps-ci font courir des enchères au lieu de faire courir des chevaux, sur n’importe quoi, sur une porcelaine, une toile, un morceau de papier. Ce qu’ils font en achetant ? Ils parient seulement qu’ils sont plus riches les uns que les autres.

17 avril §

On a beaucoup parlé de la domesticité, de la platitude basse des nobles. On n’avait pas eu encore le loisir dans ce temps, de faire la comparaison avec la domesticité des gens de petite bourgeoisie ou de peuple auprès d’une influence, auprès d’un monsieur qui peut servir à leur carrière, par exemple d’un artiste comme *** auprès d’un surintendant des Beaux-Arts. Il faut le voir se faufiler à côté de lui à table ; applaudir d’un gros rire tout ce qu’il dit, le caresser pour ainsi dire de la servilité de son attention, et de toute son épaisse personne.

Le seul changement est que peut-être les nouveaux domestiques, dans leur service, manquent de grâce.

* * *

— La pire débauche est celle des femmes froides, les apathiques sont des louves.

* * *

{p. 47}— Un rêve, malheureusement pas écrit au saut du lit, et où ne se retrouveront pas les cassures et les effacements en certaines parties de la chose rêvée.

Je savais — comme on sait dans les rêves — que j’étais quelque part dans les environs de Florence. Une campagne très âpre, très durement éclairée, un pays dantesque. Pas une vapeur, pas un brouillard, pas un voile. Des bois faisant des taches noires sur une terre de cendres blanches, des bouquets de verdure sombre se dressant sèchement çà et là. Un paysage du Midi rayonnant jusqu’au fond, et qui avance sur l’œil et marche contre lui, et une ligne courante de monts fauves, collant l’horizon sur une bande de ciel d’un bleu cru.

Je ne me rappelais guère comment j’étais là. Il me semblait que j’y avais été jeté par un coup d’éventail, que j’y étais tombé, comme du balcon d’une loge du théâtre Borgognissanti, et que les épaules d’une statue m’avaient emporté dans les champs.

Et puis, tout à coup, je me trouvais dans une grande fête, un étrange triomphe. Gonflés et joufflus comme des tritons, des éphèbes soufflaient dans de longues buccines, et nous allions toujours, moi, avec eux entraîné, et nous sautions dans notre course folle, je me rappelle, des barrières de lierre.

En chemin, de petits garçons et de petites filles, les cheveux volants et semés de fleurs et d’épis, au dos une écharpe envolée, les mains nouées aux mains d’un seul de leurs dix doigts, enroulaient des danses autour des oliviers, et je sentais qu’il y avait dans l’air {p. 48}l’harmonie d’une grande musique de luth et de psaltérions.

Une figure de l’Echo — ou du moins l’image que je m’en faisais, — entrevue entre des arbres dans un bois de chênes-liège, répétait la musique, aussitôt qu’elle cessait, une, deux, trois fois, sur une note moqueuse.

Et c’étaient, à la queue des grands sonneurs de buccines, de petits sonneurs de cymbales qui écoutaient leur cuivre contre leur oreille ou en envoyaient au ciel le bruit strident, et derrière eux encore le cortège de petites bouches enfantines paraissant bêler un amoureux plain-chant, le plain-chant d’un gros livre de lutrin que portaient deux petits chanteurs.

Et je vois encore celui qui marchait en tête, un Cupidon faunin, nimbé par le rond d’un tambourin, et le rire aux lèvres, se balançant d’un pied sur une outre.

* * *

— Une femme, suprêmement maigre, les yeux profonds, le bleu de l’œil très clair dans l’effacement tendre des sourcils, un grand front, des tempes ramifiées de veinules bleuâtres, la bouche non sensuelle, la bouche sentimentale… Il y a des femmes qui ressemblent à une âme.

* * *

— Je dîne chez Philippe. Il y a là, à côté de nous, à une table, un famille bourgeoise avec trois enfants {p. 49}et une petite bonne. Cela me reporte à du vieux temps. Un peu de mon enfance m’est revenu, un souvenir de ces voyages, où la nourrice (qui avait élevé mon frère) mangeait avec nous. Oui, une habitude du passé, qui, certains jours, faisait entrer le domestique dans la famille. Cela s’en va comme tant d’autres choses.

Le domestique, dans notre société d’égalité, n’est plus qu’un paria à gages, une mécanique à faire le ménage, que les maîtres n’associent plus à leur humanité.

* * *

— C’est le néant que la vieille histoire. Mais l’adultère de Mme de Jully, voici qui est de mon humanité, de mon temps : voici qui me touche. Ce sont là des souvenirs qui font tressaillir… Il faut, pour s’intéresser au passé, qu’il nous revienne dans le cœur. Le passé qui ne revient que dans l’esprit, est un passé mort.

* * *

— On me racontait que des internes avaient été renvoyés de Clamart, pour avoir livré de la peau de seins de femmes à un relieur du faubourg Saint-Germain, dont la spécialité est d’en faire des reliures de livres obscènes.

* * *

— Un joli mot bête entendu :

{p. 50}— On se marie beaucoup cette année.

— Les hommes, surtout !

25 avril §

Une chose tristement apitoyante à voir : c’est ce Ponsard, travaillé par la souffrance, et se gracieusant et se forçant à sourire, en remuant sous la douleur lancinante qui le traverse, la jambe et le bout du pied, ainsi qu’un collégien qui demande à aller aux lieux.

Et puis, à la pitié succède une indignation presque colère. Je ne vois plus chez lui que le martyr courtisan, l’agonisant venant ramasser les compliments de ce salon, princier, l’homme s’habillant, courant les soirées, galvanisant son mal, au lieu de mourir, comme j’espère bien que je le ferai, de mourir obscurément, le nez dans le mur de sa chambre.

* * *

— Le scepticisme au xviiie siècle faisait partie de sa santé ; nous, nous sommes sceptiques avec amertume et souffrance.

6 mai §

Flaubert me disait hier : « Il y a deux hommes en moi, l’un dont vous voyez la poitrine étroite, le cul de plomb, l’homme fait pour être penché sur une table ; l’autre un commis voyageur, avec sa gaîté voyageuse et le goût des exercices violents…

15 mai §

{p. 51}Ce soir, la maréchale *** sous sa coiffure métallique jetant des lueurs de cantharides, avait un sourire de l’œil d’un charme indéfinissable… Se sentant regardée, elle a pris, ainsi que c’est commun aux femmes qui sont l’objet de l’attention, une fausse pose naturelle… Et cela m’a donné l’idée de commencer mon futur roman d’amour par une grande étude de la mimique, de l’approche électrique, de la communication des fluides, du mariage des effluves, entre deux corps prêts à s’aimer.

20 mai §

Charles Blanc : un apôtre sculpté dans un marron d’Inde, ou plutôt dans un radis flétri avec ses blancs malades.

21 mai §

Mme Sand fait son entrée chez Magny, en une robe fleur de pêcher : une toilette, je crois bien, tout en l’honneur de Flaubert.

* * *

— Qui devient triste, de moi ou des endroits publics ? Ce soir, Mabille m’a paru lugubre. Pas un rire, pas un éclat de jeunesse ou de gaîté ! Une promenade silencieuse qui fait crier le sable comme les voitures, les jours de pluie, un sempiternel tournoiement ressemblant au manège de la c… p…

* * *

{p. 52}— L’étonnante femme, à la métaphore d’un pittoresque, d’une fantaisie, d’un imprévu qui nous dégote tous ! Elle entre aujourd’hui chez Flaubert, sur cette phrase : « Tu sais ma matrice, cet amour de médecin l’a examinée… eh bien, elle est comme ça, ma matrice ! — et elle fait le geste d’un télégraphe qui perd l’équilibre, — ajoutant : « Oui, mon cher, comme un perroquet sur un bâton, sur le pont d’un bâtiment, par une tempête…

30 mai §

Fête annuelle donnée par la princesse à l’empereur.

Le jardin tout rempli de lumière électrique. Du gazon et des arbres éclairés par un clair de lune féerique, un clair de lune à la Titania, et des feuilles, dont la découpure semble une minuscule rampe de gaz, et sur le bleu d’encre du ciel, des luminosités, où les chauves-souris grises deviennent, un instant, toutes blanches, et tout au fond, à travers les fenêtres, le feu des lustres sur la pourpre de la tenture, et çà et là, dans le chaud brouillard des salons, du noir traversé par quelque chose d’un rouge éclatant : — un grand’croix de la Légion d’honneur sur un divan.

Les femmes, les femmes ! trop des robes, trop des mannequins de couturière, et pas assez des êtres… On remarque la grande-duchesse de Russie, une tête de commandement, et qui a l’air d’un camée calqué sur Nicolas ; elle a auprès d’elle sa fille, l’air moitié d’une Kalmoucke, moitié d’une grisette {p. 53}parisienne, avec un gentil sourire clignotant dans ses yeux sans sourcils.

* * *

— Autour de nous, nous sentons comme un éloignement, une froideur de tous, et nous percevons un sentiment intérieur, qui ne nous pardonne ni la franchise de nos personnes, ni la vérité de nos livres, et qui saisit, pour témoigner ses antipathies, le prétexte et l’occasion de notre défaite d’Henriette Maréchal.

2 juin §

… « Vous voyez ce monsieur-là, si entouré, … c’est un grand nom de France qui possède des eaux dans un département du Centre, et qui écrit toutes les semaines au médecin imposé par lui, qu’il ne donne pas assez de douches à 40 sous… Ah ! le monde, le grand monde renferme de singuliers particuliers ! » L’homme me disant ça, c’est le docteur Tardieu, qui, m’entraînant dans un petit salon, me raconte ce fait-Paris.

Une ancienne lorette avait pris un commerce, dans le genre de celui du gros Milan, commerce auquel elle avait annexé la fourniture de tous les appareils artificiels avec lesquels on remplace les outils naturels de l’amour.

Cette femme avait été assassinée dans son bureau, et Tardieu fut chargé de l’autopsie. La femme s’était furieusement défendue, et, dans sa lutte avec les {p. 54}assassins, avait bousculé, renversé, répandu à terre tous les engins de son commerce, sur lesquels reposait son cadavre.

Parlant de cette assassinée au milieu de toutes ces obscénités, Tardieu disait que ce spectacle, remontant à quelques années, était quelque chose qui poursuivait le souvenir.

24 juin §

Nous allons, ce soir, chez Gavarni. Il y a des siècles que nous ne l’avons vu. Nous le trouvons dans son cabinet, mathématiquant au milieu d’un amoncellement de livres. On lui apporte pour son souper — car il ne dîne plus — des pois et de la salade sentant le mauvais vinaigre. Il est servi dans le moment par une bonne auvergnate, une de ces horribles femmes qui sont, à Paris, les bonnes malheureuses de la misère. Il mange distraitement, et sans pain, un peu de ces pois et de cette salade, posés sur la table de noyer sans nappe, au milieu de ses papiers et de ses bouquins de science, un rien reculés de son assiette.

Alors il nous parle de tableaux qu’il a eu, un temps, l’idée de peindre, de tableaux allégoriques et décoratifs pour des monuments publics ; il nous parle de la proposition qu’il a faite jadis à M. Cavé, de lui peindre les quatre murs d’une mairie, en y faisant figurer les quatre actes de l’état civil :

L’Acte de naissance ;

La Conscription ;

{p. 55}Le Mariage civil ;

L’Acte de décès.

Il composait la Conscription avec une académie d’homme mettant la main dans l’urne.

Il avait aussi pensé, pour un Tribunal, à une sorte de triptyque, au milieu duquel il aurait peint, de grandeur nature, une Justice, à la chevelure blonde rappelant le souvenir d’une perruque du Parlement, à la robe rouge, imitant la robe de la Cour de cassation, le pied nu posé sur un glaive, assise sur un siège de marbre, où une tête de lion et une tête de mouton décoreraient les deux bras, et, derrière elle, les toits, les clochers, les dômes, les coupoles d’une vaste cité.

29 juin §

Dîner à Neuilly chez Gautier.

La maison encore sens dessus dessous du déménagement du ménage Catulle Mendès. À table, Gautier, ses deux vieilles sœurs, l’éternel Chinois, et la jolie Estelle, ayant comme voisine de table, Éponine, une chatte noire aux yeux verts qui mange à son couvert, aux côtés de sa maîtresse.

Les deux sœurs, les deux vieilles filles, qui semblent avoir oublié depuis longtemps qu’elles sont des femmes, les cheveux dépeignés, le corps perdu dans une blouse sans forme, enfin de ces créatures qu’on voit au second plan des familles ; effacées et dévouées, de beaux types à étudier pour un descendant de Balzac.

Après dîner, devant le rideau de peupliers du fond {p. 56}du jardin, au milieu des criailleries de la récréation d’une pension de petits enfants d’à côté, tous trois, à cheval, sur le mur de la terrasse du jardin, nous causons, tout en fumant, de mille choses, du dernier livre de Hugo, duquel Gautier déclare ne pouvoir dire ni bien ni mal, cela lui paraissant n’être pas un produit humain, mais quelque chose de fabriqué par un élément : les œuvres de Polyphème. Puis il est question des dîners de Boissard, du modèle Marix, de la Présidente, de Mosselmann, son amant, qui pour un homme d’argent n’était pas si bête. C’était lui qui disait dernièrement à un architecte religieux : « Combien coûtera décidément votre église… toute finie, hostie en gueule ? »

* * *

— Une chose bizarre, c’est qu’avec la Révolution, avec la diminution de l’autorité monarchique dans toute l’Europe, avec la pesée du peuple dans les choses gouvernementales, le règne des masses enfin, jamais il n’y a eu de plus grands exemples de l’influence omnipotente, du despotisme des volontés d’un seul. Voir Napoléon III et Bismarck.

10 juillet §

Été voir à l’Isle-Adam la belle et curieuse collection de paysages modernes du carrossier Binder.

Un homme aux favoris, à la large face, aux lèvres minces d’un fermier anglais, avec, derrière lui, {p. 57}pour ombre : un bouledogue. Un bourgeois râblé et enrichi, qui a essayé, assez intelligemment, de s’anoblir avec une collection, des goûts artistes, une liaison avec Jules Dupré.

Il commence à me montrer ses tableaux, à distance, sur un ton pincé, suffisant, supérieur… quand arrive Dupré, qui allume familièrement une pipe, se met à décrocher ses tableaux, et me les fait passer sous les yeux, sans me dissimuler ses admirations pour ses enfants, me disant de celui-ci : « Oh ! c’est un des plus cuits ! » Puis jetant des mots, des interrogations, des théories, me disant que tous ces tons sont en rapport avec l’or de son cadre, et s’interrompant pour me demander si j’ai lu Fréron… Décousu, sans ordre dans ses pensées se suivant à la diable, et soudain s’animant, et ses yeux bleus, comme vides, se remplissant d’un lumière soudaine, et criant que le gouvernement doit encourager l’art et jamais les artistes… qu’il fait tous ses tableaux si vrais, au bout de la brosse, que la nature en face est trop écrasante… qu’il n’expose plus, parce que les tableaux comme les siens, sont tués par les tableaux à sujets, les tableaux qui se racontent.

Il y a à la fois de l’apôtre, de l’ouvrier et du toqué, chez le grand paysagiste.

16 juillet §

Trouville.

Un joli décor pour une conversation d’amour que la terrasse du Casino à neuf heures.

{p. 58}Au loin, un ciel assombri sur une mer aux troubles clartés, laissées dans l’eau par le soleil disparu, et où des silhouettes de gros bateaux échoués mettent des souvenirs de naufrages. La plage toute crépusculaire, traversée de promenades d’ombres chinoises, presque perdues dans la pénombre générale. Et devant soi, dans les ténèbres, la grande voix rythmée de la lame molle, et, dans le dos, la musique des airs de valse qui joue dans la lumière.

* * *

— En art, en littérature, je connais peu de révolutionnaires, nés sans pain.

* * *

— Quand l’homme vieillit, il éprouve le besoin d’une chose qui ne lui manquait pas du tout dans sa jeunesse : le silence.

31 juillet §

Les Académies ont été uniquement inventées pour préférer Bonnassieux à Barye, Flourens à Hugo, et tout le monde à Balzac.

* * *

— La grandeur de Dieu m’apparaît surtout dans l’infini de la souffrance humaine. Le nombre des maladies épouvante encore plus que le chiffre des étoiles.

* * *

— Un homme à Paris a cent mille francs à {p. 59}dépenser tous les jours. Quand on va chez lui on le trouve assis sur une chaise de paille, tournant ses pouces, en face d’un Gudin accroché à son mur, l’unique objet d’art qu’il possède.

De ce revenu d’un Dieu qui permet tout, cet homme, le russe Y… ne sait rien faire que cela : donner parfois un dîner à des membres du Jockey-Club, et louer une fois tous les quinze jours, moyennant 500 francs, un b……

* * *

— Comme la vie chez les enfants ressemble à un ressort neuf.

4 août §

Un tableau charmant, — rien que le peintre à trouver : — un homme couleur de bronze, à la membrure d’un Saint-Christophe, dans le rouge délavé de la pourpre mouillée de sa chemise de laine, offrant à la vague, le petit émoi, la petite peur, les petits membres d’une petite fille, toute blonde, toute rose, toute blanche.

5 août §

Jamais un public ne saura les désespoirs de la page qu’on cherche à s’arracher, — et qui ne vient pas.

6 août §

Singulière vie que la nôtre ici, une vie de travail comme jamais, sans doute, n’en a vu Trouville.

{p. 60}Lever à dix heures. Un gros déjeuner de table d’hôte d’une heure. Une heure à fumer sur la terrasse du Casino. Toute la journée un travail qui va jusqu’à cinq ou six heures. Un gros dîner de table d’hôte de six à sept heures. Un cigare sur la terrasse, un tour sur la plage, et retravail jusqu’à minuit, deux heures du matin.

Nous voulons finir Manette Salomon, où nous avons retrouvé énormément à travailler.

* * *

— Saint-Victor me contait ici la singulière mort du mari de la nourrice de sa fille : un paysan sorti de son trou et tombant dans le bruit, l’étourdissement, l’espèce de magie de l’atelier de photosculpture de Dalloz, où il l’avait fait placer. Le malheureux en avait perdu la raison et la vie. On en ferait presque un conte fantastique.

* * *

— Il n’y a pas d’homme de nature fausse ou tortueuse, sur lequel ne soit écrit en quelque coin de la bouche ou de l’œil : « Garde à toi ! »

* * *

— Il y a des gens si funambulesques, que leur père semble avoir été trompé par Pierrot.

* * *

— Quelle assurance la beauté donne à un enfant. C’est l’aisance dans la grâce.

18 août §

{p. 61}Je regarde, par une porte-fenêtre ouverte, sauter au Casino les gandins qui dansent. Au milieu d’eux un gilet blanc, un petit ventre qui pointe, un danseur à l’air d’un garçon de noce endimanché. C’est Doré. Les artistes aiment ces joies qui les frottent à un semblant de monde. Tous les hommes de lettres passeraient ici, que pas un n’irait figurer dans ce trémoussoir.

Le quadrille fini, Doré reconduit sa danseuse, la salue comme à un bal chez Passoir, vient à nous deux, nous demande à faire un tour sur la jetée. Et le voilà à lancer des idées fortes, mais sans lien ni suite ; le voilà à faire des charges, mais comme pour lui, au fond de sa gorge, et qu’on n’entend pas ; le voilà à vous accabler d’un tas de questions, mais sans jamais écouter vos réponses ; — à la longue vous hébétant, vous courbaturant, vous assommant de lui1.

Même, peut-être très injustement, son physique m’est antipathique. Il me déplaît, cet homme, gras, frais, poupin, la figure en lune de lanterne magique, le teint d’enfant de chœur, la mine sans âge, et où le labeur effrayant de sa production n’a pas mis d’années, il me déplaît enfin avec son air d’enfant prodige sur un corps d’homme fait.

* * *

21 août §

Fini aujourd’hui Manette Salomon.

23 août §

{p. 62}Je rencontre ici un étudiant en droit, le type de la jeunesse libérale, républicaine, sérieuse, vieillotte, avec des appétits âpres d’avenir, et la conviction intime de tout conquérir. Il me confirme dans l’idée que la jeunesse actuelle se partage en deux mondes tout différents, sans aucune fusion ni rapprochement possible : la pure gandinerie, d’une viduité de tête sans exemple, et le camp des travailleurs, plus enragés au travail qu’à n’importe quelle époque : une génération retranchée du monde, aigrie par la solitude, une génération amère, presque menaçante.

* * *

— Voici un type de bonté féminine sur lequel il n’y a pas à se tromper : le teint un peu tiqueté de taches de rousseur, les lèvres épaisses, et la bouche comprimée et entr’ouverte comme un gros bouton de fleur, vulgo en cul de poule.

* * *

— Dans une partie de campagne où tout le monde est couché sur l’herbe, il y a comme une volupté qui s’étire et se pâme, dans ces bouts de doigts de femme, farfouillant près de la fine cheville, dans une bottine grise. On dirait la plante du pied de l’Amour chatouillée par le Midi.

28 août §

À l’enterrement de Roger de Beauvoir, ce qui me frappe : c’est la laideur morale de mes camarades littéraires. Ils ont tous l’air de digérer le succès d’un ami.

29 août §

L’art c’est l’éternisation, dans une forme suprême, absolue, définitive, de la fugitivité d’une créature ou d’une chose humaine.

* * *

— Blague ! blague ! blague ! La blague, toujours la blague dans ce temps-ci.

Je reçois un prospectus ronflant pour le progrès du canotage. Ce n’est plus un plaisir, une récréation, un exercice gymnastique ; enfin, le canotage : c’est le sport nautique, une institution de progrès qui a des présidents, des secrétaires, qui fabrique des discours aux régates, une société de pochards en vareuse et de marins d’eau de vaisselle, qui veulent par l’association faire leur chemin, arriver au moyen de la marine de plaisance à des distinctions, à une sorte de carrière.

30 août §

La passion des choses ne vient pas de la bonté ou de la beauté pure de ces choses, elle vient surtout de leur corruption. On aimera follement une femme, pour sa putinerie, pour la méchanceté de son esprit, pour la voyoucratie de sa tête, de son cœur, de ses sens ; on aura le goût {p. 64}déréglé d’une mangeaille pour son odeur avancée et qui pue.

Au fond, ce qui fait l’appassionnement : c’est le faisandage des êtres et des choses.

30 août §

Pourquoi cette sensation continuelle que nous avons tous les deux de manquer d’une chaleur intérieure, d’un montant physique, non pour le travail de la pensée et la fabrication d’un livre, mais pour le contact social, le choc avec les hommes, les femmes, les événements ? Oui, il nous faudrait de temps en temps l’infusion d’une palette de jeune sang ou d’une bouteille de vin vieux, pour être au diapason de l’existence parisienne… Nous sommes vraiment trop semblables à des gens entrés au bal de l’Opéra, sans être un peu gris.

Réflexions après un dîner, où nous avons bu chacun une bouteille de

Saint-Julien, un excès qui ne nous est plus guère permis par notre santé.

31 août §

Pouthier vient dîner chez nous. Un échelon encore plus bas dans la misère. On l’a chassé de son ancien domicile. Il a été forcé d’errer deux nuits, ayant quatre sous dans sa poche, n’osant s’asseoir, de peur de s’endormir, et d’être ramassé sans avoir à donner d’adresse aux sergents de ville. Il demeure maintenant à Paris, dans une rue qui s’appelle — c’est à ne pas le croire — rue de la {p. 65}Brèche-aux-Loups, — et dans une maison en construction, sans lieux et sans porte cochère. Il fait des repas de trois sous de bouillon et de deux sous de pain.

Du reste, tranquille, insoucieux, gai, il me fait l’effet d’un homme roulé au bas d’un abîme, et qui s’assied au fond, en fumant sa cigarette. Je lui dis qu’il faut absolument sortir de là, que je vais tâcher de lui obtenir une place dans un chemin de fer. Je le vois devenir tout triste à cette proposition, triste comme un enfant en vacances à qui on parle du collège. Il éloigne cette perspective avec répugnance ; me dit : « Plus tard… nous verrons », cela avec l’horreur du bohème pour l’enrégimentement dans un bureau.

2 septembre §

J’avais envie de lui dire : « De quel droit me reconnaissez-vous ? me demandez-vous une poignée de main ? »

C’était au fils X…, un ancien camarade de collège, rencontré en chemin de fer, que j’avais envie de dire cela : « Car enfin à quoi pouvez-vous me servir ou en quoi pouvez-vous m’être agréable. Vous ne me prêteriez pas cent francs, si j’en avais besoin ! Si j’aimais la chasse vous ne m’inviteriez pas à venir tuer un faisan chez vous ! Comme conversation, je sais d’avance ce que vous allez me dire. Vous allez me parler de tous mes camarades qui sont devenus agents de change, ce dont je me f… Vous émettrez sur la littérature des idées d’homme pratique qui me {p. 66}blesseront. Et puis vous êtes juif, je n’aime pas les juifs. C’est un sacrifice pour moi que d’en saluer un. Je demande un peu ce que je gagne à ce que vous me reconnaissiez ? »

Et tout en me reprochant de n’avoir pas le courage et le front de lui dire cela, — le fond de ma pensée, — je pensais à ce grand type pour notre théâtre, d’un homme, d’un cynique, qui ferait fi de toute politesse, penserait tout haut, dirait à chacun ce qu’on cache, et servirait à tout le monde cette franchise terrible dans de la brutalité d’esprit.

* * *

— De singulières existences dans ce Paris. On me parle d’une famille avec un rien de petite rente, consacrant tout son pauvre argent au plaisir du spectacle, se privant d’une femme de ménage, se salissant les doigts aux plus gros ouvrages, et assistant, le soir, en gants propres, aux premières représentations, — famille connue de toutes les ouvreuses, en relation avec tous les buralistes, et même les sergents de ville, qui ont servi dans le régiment où le père était major.

Dans cette famille, une fille portant le nom d’Élodie, encore plus folle de théâtre, plus assoiffée de premières, que sa mère et ses tantes, et qui, à La Contagion, faisait queue au milieu d’étudiants, depuis dix heures du matin, se faisant garder sa place, pendant qu’elle déjeunait dans un café voisin, et dînant avec des gâteaux que les étudiants lui allaient chercher.

9 septembre §

{p. 67}Cela m’a rendu rêveur. Hier nous étions au Jardin des plantes. Un hoko a coursé et pouillé, devant nous, un oiseau plus petit et cent fois plus faible que lui, une Pénélope, je crois. Il l’a, à peu près, tuée, puis est demeuré dans une vigilance assassine près du malheureux volatile, qui essayait de le désarmer, en faisant le mort.

Alors j’ai songé à tous ces blagueurs qui soutiennent que la nature est la leçon et la source de toute bonté. La bonté ! mais c’est une création de l’homme, et sa plus grande, et sa plus merveilleuse, et sa plus divine, dirais-je par habitude — une création contre nature.

* * *

— C’est une chose curieuse que les trois grands peintres français du xviiie siècle : Watteau, Chardin, La Tour, soient les trois seuls peintres du temps qui n’aient point été en Italie.

* * *

— On dit que le maréchal Vaillant a la manie de faire des vers latins, qu’il fait faire par Froehner — qui les lui fait faux.

Lundi 10 septembre §

Dîner Magny.

Sainte-Beuve se soulève contre la providence des choses, des hommes, de l’histoire. Il proclame l’histoire une suite d’accidents, à l’encontre de Renan et de Berthelot, qui soutiennent qu’il y a des lois des {p. 68}faits… À propos de la confiscation des biens des d’Orléans, Renan s’avance à dire que les idées de propriété sont trop absolues en ce temps-ci, une théorie que j’avais déjà rencontrée chez Sainte-Beuve…

15 septembre §

Je prends, dans une rue du quartier Latin, la description de la boutique d’un des derniers écrivains publics.

Une boutique lie de vin, à la porte-fenêtre fermée par des rideaux blancs, avec un carreau cassé. Au-dessus de la porte : ÉCRIVAIN PUBLIC ICI, et sous une main à la sanguine : Plans, décalques et autographes. Actes nous seing-privé, Baux, etc. Demandes, Lettres, Pétitions, Mémoires, Copies simples et de luxe, Généalogies illustrées.

Et des annonces comme celles-ci : « À vendre un garni de dix lits. Bail 3 ans. Quartier N.-D. — À vendre un fonds de marchand de vin et traiteur. Bail 12 ans, pour 6 000 francs. » Et plus bas : On fait ici son courrier avec une lettre à cinq cachets.

* * *

— Sainte-Beuve est, pour ainsi dire, hygrométrique littérairement : il marque les idées régnantes en littérature, à la façon dont le capucin marque le temps dans un baromètre.

24 septembre §

Dîner Magny.

Nefftzer raconte, ce soir, cette anecdote qu’il tient {p. 69}d’une personne qui dîna, après Sadowa, avec le roi de Prusse. Le roi, à la fin du dîner, moitié larmoyant d’attendrissement, moitié gris, dit : « Comment Dieu a-t-il choisi un cochon comme moi, pour cochonner avec moi une si grande gloire pour la Prusse ! »

* * *

— Une seule comédie à faire dans ce temps-ci : le Tartuffe laïque. Mais cette pièce est impossible pour deux raisons. La censure l’interdirait d’abord, et le grand parti du Siècle l’écraserait.

* * *

— Tout être, homme ou femme, qui aime le poisson, a des goûts délicats.

29 septembre §

Saint-Gratien.

Marchal nous raconte, ce soir, dans la chambre de Giraud, que, pêchant à la ligne, sur les quatre heures du matin, à Sainte-Assise, chez Mme de Beauvau, il aperçut se baignant deux jeunes filles ; l’une brune, l’autre rousse. Leurs ébats en pleine Seine étaient caressés par le soleil levant, et leur beauté fumait dans l’aube.

Marchal prévenait Dumas, qui le lendemain venait les voir, et pour leur faire une niche s’asseyait sur leurs chemises. De là l’épisode du bain dans L’Affaire Clémenceau.

1er octobre §

Promenade après déjeuner dans le {p. 70}parc, où la princesse, après avoir parlé d’un tas de choses, se livre à une sortie contre les enfants : « Laissez donc ! avec les enfants, il faut toujours descendre à eux, bêtifier, parler nègre. Ils vous rabougrissent l’intelligence… Puis moi, sur l’éducation, j’ai des idées philosophiques… Ça tient peut-être à la manière dont j’ai été élevée… Oui, ma mère ne m’a pas gâtée !… Elle s’indignait, cette bonne vieille baronne de Reding sur ce mot de ma mère : « Tous mes enfants, je les donnerais pour un doigt de FifiFifi, c’était mon père… Je ne me trouvais bien que dans la société de mes deux vieilles tantes…. Il y en avait une de 80 ans, toute petite, plus petite qu’Augusta… malade depuis trente ans, couchée sur un canapé, qu’elle remplacerait, disait-elle, quand elle irait à Paris — moi, ça me faisait rire — et ratatinée, et le cou tout noir avec des cordes, une voltairienne enragée… je n’ai jamais vu une athée comme ça… Elle n’avait jamais été mariée, ayant épousé Joseph en 93 !… L’autre encore plus vieille, avec un bonnet de nourrice tout rond sur la tête, jamais de corset, et jurant comme un diable. »

Elle vous jette ça, la princesse, une boutade, un trait à la Saint-Simon, un souvenir peint et frappé, en marchant en avant de vous, et se retournant, et gesticulant, et réunissant par des appels incessants la meute de ses petits chiens.

5 octobre §

Au fond, en tant que littérateurs, {p. 71}nous ne pouvons nous débarrasser de deux suspicions auprès du public : la suspicion de la richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout, et si peu nobles.

7 octobre §

Dîner Magny.

Un journaliste américain, amené à Magny par Renan, nous raconte que son premier article dans une revue de là-bas, un article sur Platon, lui a été payé 5 dollars, à toucher sur la banque des cordonniers de Boston.

Toujours l’immense et bavarde mémoire de Sainte-Beuve. Le duc Pasquier lui disait qu’il ne reviendrait plus aux affaires, que l’Empereur ne lui pardonnerait jamais son mot, quand amené dans le cabinet de Pasquier, et demeurant son képi sur la tête, le duc avait dit : Gendarmes, découvrez l’accusé ! »

Puis Sainte-Beuve passe de Pasquier à Louis XVIII, à son mot à ses ministres :

« Messieurs, il n’y a pas de conseil demain mardi, le Roi s’amuse ! »

Mme du Cayla avait succédé à Mme de Mirbel dégoûtée à la première épreuve. Et le mardi, comme on craignait une syncope, toute la cour, médecins et gentilshommes étaient aux écoutes dans l’antichambre. Aussitôt après, le baron Portai tâtait le pouls au Roi et lui disait : « Petit, petit, petit ! »

Et enfin de Louis XVIII, nous sautons à {p. 72}Chateaubriand. Et Sainte-Beuve assure, qu’en 1817, lorsqu’un mandat d’amener fut lancé contre lui, on trouva, à six heures du matin, l’auteur du Génie du christianisme, couché entre deux filles.

Veyne nous confiait que Gavarni s’était abstenu de tout commerce avec une femme depuis 1848, année où il s’était séparé de la sienne. L’homme qui jusque-là avait partagé sa vie entre la femme et le travail, avait brusquement coupé cette habitude, et lui disait à propos de Mlle Aimée, que tout le monde croyait sa maîtresse, qu’il regrettait de ne pas lui avoir fait un enfant, parce que ça l’aurait peut-être sauvée.

* * *

— Un mot profond de Mme Dorval : « Je ne suis pas jolie, je suis pire ! »

10 octobre §

Dans l’atelier de Thierry, le décorateur, qu’on va enterrer, impression poignante de ce dernier tableau interrompu par la mort, de cette fête romaine, de cette fête de couleurs, disparaissant sous les habits noirs des invités qui s’accotent à la grande toile lumineuse.

12 octobre §

Notre impression en entrant dans le Musée de Saint-Quentin, devant les La Tour. C’est mieux que de l’art, c’est de la vie… Oui, une {p. 73}impression que nulle autre peinture du passé ne nous a donnée ailleurs… Stupéfiant musée de la vie et de l’humanité d’une société. Toutes ces têtes paraissent se tourner pour vous voir, tous ces yeux vous regardent, et il vous semble que vous venez de déranger, dans cette grande salle, où toutes les bouches viennent de se taire, le xviiie siècle qui causait.

* * *

— Saint-Quentin : une ville où les rues ont tout à fait l’air du décor d’une pièce de Molière, avec des nuits carillonnantes, où l’on croit dormir dans une tabatière à musique.

* * *

— Lavoix nous disait : « À Paris, on n’est vraiment que le tiers de son moi. Il y a en vous, tant d’impressions, d’idées, de pensées, de choses des autres, que je vais en Bretagne, pour reconstituer ma personnalité et pour redevenir un moi, tout à fait moi ! »

* * *

— La princesse a des saillies d’une observation très fine. Elle a remarqué qu’un grand nombre de femmes ont des voix, selon leur toilette : leur voix de soie, leur voix de velours, etc.

14 octobre §

Saint-Gratien.

Un original ménage d’artiste que ce ménage du {p. 74}peintre Giraud. La femme se couche à huit heures, et se réveille, quand les deux noctambules arrivent, vers les deux heures du matin. Père, fils et mère couchent dans la même chambre. Le père sur un fauteuil à côté du lit de sa femme, et le fils dans un lit de sangle, en travers du pied du lit de sa mère. Alors le fils lit, tout haut, un livre quelconque. La chambre est pleine de livres dépareillés, que la mère achète pour quelques sous sur les quais, et qu’elle relit toujours, sans se préoccuper du commencement ou de la fin de l’aventure. Puis on cause sur la lecture, on fume, et on ne s’endort que vers les trois ou quatre heures du matin. Et les hommes se lèvent assez tard, tandis que la femme sort de son lit de très bonne heure, pour faire elle-même le café au lait, que son mari et son fils prennent couchés.

15 octobre §

Ce soir nous sommes presque seuls au salon. La princesse qui a les yeux un peu fatigués, n’est pas en train de travailler, et se laisse aller à retrouver, à revoir son passé.

Elle parle de son mariage, de la Russie, de l’Empereur Nicolas : « Jamais je ne vous le pardonnerai ! » c’est le mot avec lequel l’accueille le czar, lorsqu’elle arrive mariée avec Demidoff. Le rêve du czar avait été de donner à son fils la main d’une Napoléon. Ainsi cette femme qui nous parlait, a manqué deux couronnes impériales. N’est-il pas naturel que parfois, en ses mélancolies, lui reviennent le souvenir et {p. 75}l’ombre de ces couronnes qui ont effleuré son front ?

« Nicolas, c’était un peu le type de l’ogre, reprend-elle, mais nuancé par des choses de cœur comme chef de famille. Un excellent père et parent. Il allait tous les jours voir les princes, les princesses, assistait aux repas, était présent quand on fouettait les enfants, se rendait compte de ce qu’ils mangeaient, lorsque les parents étaient absents, ne manquait pas de se trouver aux couches des princesses. Oui, il était excessivement paternel et bon pour les gens de sa famille. Il avait des amis, comme un particulier, Kisseleff, par exemple, qui entrait à toute heure, familièrement, dans la chambre de l’Impératrice.

« Un peu de sa dureté, il faut bien le reconnaître, était faite par la canaillerie, par la volerie de tout ce qui l’entourait. Il disait à son fils : “Il n’y a que nous deux d’honnêtes gens en Russie ! ” Car il savait que toutes les places étaient vendues. Il n’y avait donc rien d’étonnant qu’il y eût chez lui une certaine affectation théâtrale d’impitoyabilité. »

Et la princesse nous le montre faisant la police lui-même, se promenant dans les rues sur une petite voiture, plus grand de la tête que tous ses sujets. Et beau comme un camée, et rappelant un empereur romain ! ajoute-t-elle.

« Eh ! mon Dieu, il était un peu fou, mais c’était bien concevable quand je pense que j’ai vu cela à Moscou sur son passage au Kremlin : des moujicks lui touchant sa botte, et faisant le signe de la croix, avec la main qui l’avait touchée. »

{p. 76}« Et encore, je vous dis, un reste de sauvage. À propos de la princesse de Hesse, fille adultérine, épousée par un de ses fils, il me jeta dans l’oreille : “Après tout, c’est le cochon qui anoblit la truie ! ” »

« Un jour la grande-duchesse m’apprenait qu’il était en colère, parce qu’il avait lu dans Custine qu’il avait pris du ventre. Elle se trompait ? Lorsqu’il arriva chez moi, il me dit : “Vous ne me demandez pas pourquoi je suis de mauvaise humeur.” Alors il se mit à me raconter qu’il venait de passer une revue. C’était en hiver et il avait vu, par un froid de tous les diables, le colonel, après la revue, faire mettre sur le dos de ses soldats leurs culottes, pour les économiser !… Tout ce qu’il y a de plus galant au fond, il avait la singulière habitude d’embrasser sur le cou, sur l’épaule, toutes les jolies femmes qu’il voyait… Oui, très amoureux d’actrices… Après ça, il avait une si vieille Impératrice, branlant de la tête… Son dernier amour fut une demoiselle d’honneur qui refusa l’argent qu’il lui avait laissé dans son testament, et s’enferma près de son tombeau, après sa mort.

« Pour moi, il a été excessivement paternel. Il était très épris de l’idée de l’émancipation de la Sibérie, répétant que cette émancipation serait un événement curieux de l’histoire, faite au nom d’une Napoléon.

« … Quant à M. Demidoff, il ne voulait pas même prononcer son nom et ne l’a jamais prononcé. Il tombait chez nous à des dîners, sans gardes, sans escorte, des dîners terribles où il ne le regardait {p. 77}même pas… Enfin un jour arriva où l’Empereur me dit : “Pourquoi ne me faites-vous pas vos confidences ce soir ? ” Et comme je ne voulais pas parler, il ajouta : “Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez toujours, adressez-vous directement à moi par le comte Orloff.” »

La princesse laisse glisser tout ça d’elle, mot par mot, rêveusement, au milieu de silences où il semble que vont s’arrêter ses confessions, touchant d’une main distraite des choses sur la table, laissant tomber et errer ses yeux sur le tapis. En causant, elle a oublié l’heure, elle qui se couche de bonne heure, et soudain elle s’étonne de voir qu’il est minuit un quart.

Ah l’histoire ! l’histoire ! Je pensais au terrible portrait du czar que m’a fait Hertzen. Et peut-être que les deux portraits sont vrais.

17 octobre §

La princesse a la tête en l’air. Elle n’a pas dormi. Elle veut faire un jardin d’hiver. On pose des piquets. Et, allant et venant, elle nous raconte la création successive de cette propriété ; les 18 arpents primitifs devenus 82 arpents, l’acquisition de Catinat, les 9 arpents à conquérir pour la carrer.

Nous la retrouvons dans la vérandah, assise devant un petit bureau, la tête appuyée sur la main, regardant amoureusement une chose que nous ne voyons pas d’abord. Il y a près d’elle un gros homme en frac, gilet, pantalon noirs, les mains gantées de blanc, trois {p. 78}mèches rameneuses collées et plaquées sur une énorme loupe, de gros yeux bleus de faïence, deux lippes pour lèvres, une respiration de soufflet, des favoris buissonneux, des traits stupides et béats. C’est le Hollandais Gika, le marchand de perles, et ce sont des colliers, des unions, des fils aux éclairs argentés, des perles grosses comme des noisettes, deux boutons de 14 000, une perle de 21 000 francs, tout un doux et laiteux ruissellement qu’il remue sous les yeux de la princesse, dont les perles sont la passion, et qui succombe et finit par se donner une perle de 8 000 francs.

Ce soir la princesse nous fait des adieux affectueux, ajoutant avec un aimable sourire qu’elle nous aime beaucoup, quoique nous la contredisions toujours.

Lundi 22 octobre §

Dîner Magny.

Tout de suite aujourd’hui la conversation s’élève aux hypothèses de la population des planètes. Comme un ballon à demi gonflé, la conversation tâtonne l’infini, et de l’infini est amenée naturellement à Dieu. Les formules pleuvent pour le définir. Contre nous, plastiques et latins, qui ne concevons Dieu, s’il existe, que comme un vieillard à figure humaine, un bon Dieu à la Michel-Ange avec une grande barbe, Taine, Renan, Berthelot, opposent des définitions hegeliennes, montrant Dieu dans une diffusion immense et vague, dont les mondes ne seraient que des globules, des atomes.

{p. 79}Et Renan, l’imaginative échauffée, et cherchant l’esquisse colorée d’un tout vivant, après de profondes fouilles dans son cerveau, et à la suite d’un long silence prometteur d’un accouchement de génie ; Renan, le plus sérieusement et le plus religieusement du monde, arrive à comparer, devant la table béante son Dieu à lui… deviner à quoi… à une huître et à son existence végétative… Oh ! une huître très grand modèle.

Sur la comparaison, la table part d’un énorme éclat de rire, auquel, après un moment de stupéfaction de ce qu’il a été amené à dire, Renan s’associe gentiment au rire général.

Je ne sais si c’est ce rire homérique qui fait penser à Homère, en tout cas Homère est sur le tapis. Alors chez tous ces destructeurs de foi, ces démolisseurs de Dieu, éclate une dégoûtante latrie. Tous ces critiques s’écrient d’une seule voix qu’il y a eu un temps, un pays, une œuvre au commencement de l’humanité, où tout a été divinisé, et au-dessus de toute discussion et même de tout examen.

Et les voilà à se pâmer sur les mots.

— Des oiseaux aux longues queues ! crie Taine avec enthousiasme.

— La mer invendangeable, la mer où il n’y a pas de raisin, est-ce assez beau ? fait de sa petite voix qui s’enfle, Sainte-Beuve.

— Au fait, vous savez, ça n’a aucun sens, jette Renan, il y a une société d’Allemands qui a trouvé un autre sens.

{p. 80}— Et c’est ? interroge Sainte-Beuve.

— Je ne me rappelle plus, dit Renan, mais c’est admirable.

— Eh bien ! qu’en dites-vous, là-bas, nous lance Taine, vous qui avez écrit que l’antiquité avait été faite pour être le pain des professeurs ?

Je ne voulais pas parler, parce que je ne me souciais pas que la scène d’un récent dîner recommençât, mais un peu asticoté par les uns et par les autres, je pris la voix la plus douce pour affirmer que j’avais plus de plaisir à lire Hugo qu’Homère, essayant cette fois de parer les foudres de Saint-Victor avec le nom d’Hugo.

À ce blasphème Saint-Victor, devenu positivement fou furieux, se remet à hurler avec sa voix de zinc et ses cris d’aliénés, que c’est trop fort, que c’est impossible à entendre, que nous insultons la religion de tous les gens intelligents.

Je commence à répondre que c’est bien singulier, qu’à une table où on admet la discussion de toute chose au monde, je n’aie pas le droit de dire mon opinion sur Homère.

Saint-Victor crie et s’emporte. Alors je me mets à crier et à m’emporter plus fort que lui, avec tout le soulèvement des nerfs que je commence à éprouver pour cet homme de talent, mais sans opinion à lui, et toujours l’humble serviteur d’une opinion consacrée, et dont la voix baisse et dont la colère prend des tons pleurards, quand il rencontre un caractère qui montre les dents.

{p. 81}Sainte-Beuve, fort ému de la querelle, me fait venir auprès de lui, essaye de me calmer, en me promenant la main sur le bras, et tâche de tout raccommoder, en proposant d’un côté à mes adversaires, de fonder un club d’homériques, pendant qu’il me frictionne de l’autre côté… Tout peu à peu s’éteint, et Saint-Victor en s’en allant me tend la main… J’aurais voulu qu’il ne me la tendît pas.

C’est une amitié qui nous pèse, et dans laquelle se débattent douloureusement des sympathies littéraires et le souvenir de services reçus, avec les blessures faites à notre affection par la butorderie et l’intolérance du lettré et de l’homme.

27 octobre §

Répétition de La Conjuration d’Amboise. Au fond Bouilhet est un élève de Casimir Delavigne, Victor Séjour et Hugo. Ça ne fait rien : c’est un garçon travaillant honorablement et qui s’applique. Je dirai que c’est très bien, autant que je puis dire une chose que je ne pense pas.

28 octobre §

Flaubert présente aujourd’hui Bouilhet chez la princesse. Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue le poète à déjeuner. Mais il sent comme tout un omnibus du Midi. Nieuwerkerke remonte épouvanté, disant : « Il y a en bas un auteur qui sent l’ail ! »

29 octobre §

{p. 82}Nous soupons au sortir de la première représentation de La Conjuration d’Amboise, avec Bouilhet, Flaubert, la comtesse d’Osmoy. À deux heures d’Osmoy arrive. Il vient de battre pour le succès de son ami tous les cafés Tabourey du quartier Latin, ayant laissé, je ne sais où, Monselet un peu éméché, et qui en est à son second souper, et compte bien ne pas s’en tenir là.

Dans ce souper après un succès, après une ovation, ce qui nous frappe, nous si friands de ces joies fiévreuses, et qui reviendrons à ce damné théâtre : c’est le creux de ce bonheur.

Le triomphateur est d’abord éreinté, il tombe de fatigue et d’accablement, il est tout au bout de ses émotions et de ses sensations nerveuses, et, pour ainsi dire, trop usé pour jouir de sa réussite. Rien de l’épanouissement complet d’une franche félicité. On sent l’auteur traversé d’inquiétudes, de préoccupations. Tout l’empêche de goûter son présent. Il est à la représentation du lendemain, aux mauvaises chances qui peuvent survenir, au revirement qui peut se produire. Non, ce n’est pas l’applaudissement de tous qu’il a dans l’oreille et le cœur, non ce n’est pas l’acclamation universelle : c’est un on-dit, « que Girardin a blagué tout le temps », c’est le rapport de la maussaderie de la figure de tel critique ; enfin tout ce qu’il peut se forger de mauvais, d’hostile, de perfide dans les feuilletons du lundi.

Nous étudions sur ce brave garçon, le sournois empoisonnement de la victoire au théâtre, et devant {p. 83}ce souper entre gens fourbus, cassés, brisés, sans verve, avouant qu’un succès ne vaut pas l’effort dépensé, et qu’il y a trop d’alliage dans la récompense, toutes sortes de mélancolies me viennent sur les revanches qui peuvent nous arriver.

* * *

— Le chic actuel d’une femme est le mauvais genre distingué.

* * *

— Les pensées de Chamfort : c’est comme la condensation de la science du monde ; l’élixir amer de l’expérience.

* * *

— Les bonheurs arrivent toujours trop tard dans la vie.

4 novembre §

Bar-sur-Seine.

Me voici dans ma famille, famille où en dépit des 44 ans de mon frère et de mes 36 ans, on nous appelle les enfants. Une maison où mon frère vient passer ses vacances depuis 1833, et où je l’accompagne depuis l’âge de dix-huit ans.

C’est chez une cousine, un peu plus âgée que mon frère, et élevée avec lui. Pendant qu’il était à la pension Goubaux, rue Blanche, elle était à la pension Sauvan, rue de Clichy, et la nourrice (l’ancienne {p. 84}nourrice d’Edmond), qui venait les chercher tous deux, les dimanches, et qui trouvait presque toujours Edmond en retenue, l’emmenait promener une ou deux heures, dans les terrains vagues de Montmartre, et lorsqu’elle rentrait et trouvait notre père furieux du retard du déjeuner, elle disait : « C’est Mademoiselle qui ne finit pas de s’habiller ! » et ma cousine avait la gentillesse de ne pas la démentir.

Son mari est un grand propriétaire terrien, qui depuis des années nous promène, avec toutes sortes de complaisances et de la bonne gaîté, à travers ses bois, ses champs, ses fermes.

Ma cousine a une fille, une Parisienne très élégante, et qui a la réputation d’être une des femmes de la capitale qui se mettent le mieux, puis, un garçonnet que j’aime de tout mon cœur, mais un type complet de ce temps, un garçon qui blague tout, avec des facéties du Palais-Royal… Ah ! celui-là n’a pas la vénération, fichtre ! Il jette son chapeau dans les portraits de nos vieux parents et fait des bosses aux toiles de nos ancêtres. À ChaillotVa t’asseoir… tout le répertoire de Thérésa, toutes les cascades des Bouffes, les rengaines et les refrains du bas théâtre de nos jours, lui sortent de la bouche.

Ce soir il a empoigné l’antiquité, et blasphémé toutes ses études. La Grèce, oïe oh oïe ! un Bicêtre… Alexandre, un épateur !… Christophe Colomb, il a été devant lui, j’en ferais autant… Annibal, la bonne charge, Annibal qui a coupé les Alpes avec du {p. 85}vinaigre… aceto, je me rappelle… Des bêtises, quoi !

Voilà les scepticismes et les ironies, avec lesquels on sort aujourd’hui du collège… eh ! mon Dieu, cela fera peut-être, un jour, de la vérité et de la philosophie de l’histoire.

* * *

— Les bâtards de gentilshommes et d’abbés qui vivent encore en province, sont tous braconniers. Il semble qu’ils aient hérité d’un sang de chasseur et de goûts de grands seigneurs.

* * *

— Autrefois la province ne lisait pas, et n’avait nulle opinion sur les faiseurs de livres et sur les livres.

Aujourd’hui elle ne lit pas plus, mais elle a des opinions littéraires, prises dans le bas des petits journaux. Un déplorable progrès !

* * *

— Inquiétante silhouette, sur le crépuscule, à l’horizon d’un champ, que cet homme dressé, les deux mains et le menton sur un grand bâton, immobile et contemplateur, dans le temps sans heures et le commencement du songe des choses.

Ce paysan solitaire grandit pour moi et menace dans le ciel. Je vois derrière le berger, le pasteur et le sorcier, l’espion de l’étoile et le jeteur de sorts, un espèce de voleur diabolique des secrets de la nuit, l’évocateur des forces méchantes et noires de la {p. 86}nature, — et c’est comme un cercle de sabbat qui me semble tourner autour de lui, dans le frétillement de la queue de son chien.

24 novembre §

À travers l’eau des ornières, la terre grasse, les mottes molles, les prés détrempés et gluants, nous sommes arrivés à La Bécassière. De loin nous entendions une piaillerie : les gamins du village d’à côté, les petits rabatteurs, qui poussaient, en se jouant, des cris de sortie d’école, dans les arbres.

La maison du garde, une masure, une bâtisse de plâtre, rapiécée par place, et où apparaissent, comme des esquilles, les lattes sortant du mur. Sous l’auvent du toit de tuile, une grosse botte de haricots grippés qui sèchent. À l’intérieur, une chambre basse, où est percée une petite fenêtre à trois carreaux. Une cheminée à la plaque fendue par l’incendie des bourrées, et dans laquelle il y a un tube de fonte pour souffler le feu. Sur la cheminée, trois bouteilles d’encre vidées par les comptes et les chiffres des coupes de bois, une moitié de calebasse faisant une cuiller de sauvage, une écuelle brune pareille au pot à tisane de Marat. Dans une retraite du mur, un moine, l’ancienne bassinoire rustique, un boisseau, une bayonnette, une petite glace de foire avec des plumes de geai passées derrière, deux faucilles, une corne pour appeler dans le bois.

Au fond, au-dessus d’un lit moisi, un sabre de pompier, et un fusil à pierre au chien tout rouillé ; {p. 87}sur une planche, au plafond, une fiole remplie d’eau-de-vie de piéton, des assiettes de ferme, une lanterne, et un morceau de savon de Marseille pendu à une ficelle.

Un antre, une tanière, où il fait bon de s’ensauvager toute une journée.

25 novembre §

Je me lève, j’ouvre La France… Gavarni mort… un coup de foudre… L’enterrement à l’heure où je lis cela… Et nous n’y serons pas, nous ne nous retrouverons pas derrière le cercueil de l’homme, que nous avons le plus aimé, le plus admiré… Nous ne le reverrons plus…

Toutes sortes d’idées, de souvenirs : la mélancolie de ses derniers jours, ses mains si maigres qu’on aurait dû mouler, la caresse de son œil, sa voix si tendre quand il nous appelait ses petits, ce quelque chose en lui d’un père pour nous.

Et je pense à cette première atteinte de la mort qui l’a touché à mon bras — ô ironie ! — au sortir d’un bal de l’Opéra qu’il avait voulu revoir pour la dernière fois.

Je regrette tout ce que je n’ai pas sauvé de lui par une note… Oh ! comme la mort vous fait voir que la vie est de l’histoire !

2 décembre §

Tout un mois passé au vent, à l’air, à la pluie, à la gelée, les pieds dans la boue, la vie {p. 88}affluant au visage et nous bourdonnant aux tempes ; et tantôt au bord de la rivière, allant à pas glissés derrière le balancement d’épaules d’un jeteur d’épervier ; et tantôt fourrant les mains dans le sang tiède et la curée chaude d’un chevreuil : — un mois où nous tâchons de nous redonner de la santé bestiale de la campagne.

3 décembre §

Nous partons de Bar-sur-Seine. Il y a à quitter une maison, où on a été paresseux et heureux, l’espèce d’effort qu’on éprouve à se lever d’un bon fauteuil ; et puis au fond, on a toujours une certaine terreur de l’inconnu qui est dans la vie devant vous et auquel on va.

5 décembre §

Nous avons la visite de Rops qui doit illustrer La Lorette. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l’Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée, où l’accent flamand a mis un ra vibrant.

Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sortant de son pays, le harnachement, le travestissement, l’habillement presque fantastique de la Parisienne, qui lui apparut comme une femme d’une autre planète. Il nous parle longuement du moderne {p. 89}qu’il veut faire d’après nature, du caractère sinistre qu’il y trouve, de l’aspect presque macabre qu’il a rencontré chez une cocotte, du nom de Clara Blume, à un lever de jour à la suite d’une nuit de pelotage et de jeu : — un tableau qu’il veut peindre, et pour lequel il a fait quatre-vingts études d’après des filles.

6 décembre §

Je passe chez Pierre Gavarni. Je lui trouve une douleur endormie et qui paraît rêver. « Il me semble, dit-il, que ce n’est pas arrivé… Je ne puis parler de lui au passé. »

Pierre me raconte qu’il est arrivé à quatre heures. Son père, à son arrivée, resta d’abord immobile. Puis, sous la pression de sa main, il lui dit d’une voix rude : « Ah ! c’est toi, mon garçon. » Et comme s’il faisait sa dernière et suprême légende : « Eh bien ! voilà mon caractère ! » Pierre lui parla alors de changer de vie, quand il serait sur ses pattes et qu’il faudrait aller à ces pays de soleil dont il revenait : « Nous parlerons de cela, je ne te dis pas le contraire. »

Ce fut son dernier mot. Plus tard, comme son fils, le voyant horriblement couché, lui demandait s’il voulait qu’il le relevât dans son lit, il fit de l’index, sans parler, le geste qui lui était familier pour dire non, et ce fut son dernier geste. Il était mort à sept heures.

De là, je suis allé chez Forgues, qui nous peint l’horreur de cet enterrement : la maison en carton suintant l’eau ; une porte qu’il ouvre et qu’on repousse sur lui, en disant : « On est à le mouler. »

{p. 90}Il était midi moins dix. Les mouleurs en retard avaient dû courir, de commissaire de police en commissaire de police. Et, pour le raser, Veyne avait été obligé de prendre le rasoir du coiffeur, qui s’était trouvé mal. Dans le jardinet, une cinquantaine de personnes de bric et de broc, trempées, mouillées sous la pluie et les parapluies, et, entre leurs jambes, la course effarée d’un lapin devenu complètement fou.

* * *

— Tout va au peuple et s’en va des rois, jusqu’à l’intérêt des livres qui descend des infortunes royales aux infortunes privées : de Priam à Birotteau.

* * *

— … Ricord, ce soir, racontait à demi-voix, dans un salon, que

Sainte-Beuve, un peu souffrant, ces jours-ci, d’une rétention, lui disait :

« Mais, mon Dieu, quand j’étais petit, on ne m’a pas appris à pisser, moi ! »

Sainte-Beuve a, comme cela, des mots enfantins, au milieu de tous les apports de l’expérience.

10 décembre §

On étouffe dans la vie littéraire de ce qu’on ne peut dire ni écrire.

* * *

— Ces jours-ci, nous avons eu à dîner Pouthier, qui nous confessait que tous les soirs, après avoir {p. 91}soufflé sa bougie, il soupirait comme une action de grâces à Dieu : « Comment ! tu vis encore, petite canaille ! » Il est toujours dans sa maison en construction de la rue de la Brèche-aux-Loups, dans une chambre où il a couché deux mois, avant que les fenêtres fussent posées et au-dessus de la bataille de chevaux de charroyeurs, qu’il entend appeler de ces noms effroyables : Mord-la-nuit et Bon-à-tuer.

21 décembre §

Tous ces jours-ci nous avons relu des imprimés de la Révolution pour une pièce que nous faisons sur l’époque. Notre pièce ne dira pas ce que nous sentons à relire cela ; nous tâcherons d’y mettre le plus possible des sentiments d’impartialité qu’exige le théâtre.

Mais notre vraie et intime impression : c’est le dégoût, c’est le mépris. L’esprit, pour peu qu’on l’ait délicat, se soulève plus que le cœur contre ces pages, plus pleines encore d’inepties que de crimes. Ce qui domine, avant tout, dans cette mare d’assassinats : c’est l’odeur de la bêtise. La Révolution a eu beau se faire terrible, elle est foncièrement bête. Sans le sang elle serait niaise, sans la guillotine elle serait burlesque. Otez à ces grands hommes, à Robespierre, à Marat, leurs nimbes de bourreaux, l’un n’est plus qu’un professeur de rhétorique filandreux : Gracchus Pet-de-Loup, et l’autre, un maniaque, un aliéné caricatural. Oui, ôtez le sang de la Révolution et le mot : « C’est trop bête ! » vous {p. 92}viendra à la bouche, devant ce ramas d’imbécillités cannibalesques et de rhétorique anthropophage. Il faut le lire pour le croire, pour croire que cela est arrivé en France, il n’y a pas cent ans : le règne, la dictature homicide du bas, de la loge, de l’office, du portier, du domestique, de toutes les jalousies et délations d’inférieurs.

Une terrible objection, ces années ! contre la Providence. Si elle existe, ce n’est que pour tout tolérer, et Dieu, en ce temps, ressemble à Lafayette : il dort à tous les 6 octobre.

Et quelles hypocrisies, quels mensonges, cette Révolution ! Les devises, les murs, les discours, l’histoire, tout ment à cette époque. Ah ! quel livre à faire : Les Blagues de la Révolution. Car où est l’opinion faite de la vérité vraie ? Qui a jamais remonté à la vérification des documents ? Quel est le fait de la Révolution que le patriotisme, la passion des partis, le journalisme, n’ont pas rendu légendaire ? De tous ceux qui parlent du fameux coup de sabre de Lambesc, quels sont ceux qui ont lu la justification de Lambesc et savent le vrai de la scène ? Et, dans le peuple de gobeurs du monde et de la rue, qui ont leur catéchisme tout fait sur la prise de la Bastille, combien savent le nombre de prisonniers que ces terribles et dévorants cachots ont lâché à la lumière ? Trois ou quatre !

23 décembre §

Été aujourd’hui voir le père Barrière.

{p. 93}Nous trouvons ce pauvre vieillard attendant une visite comme on attend une fête. Tout branlant, les mains tremblotantes, il nous fait place avec joie, auprès de son feu. Sa mémoire vacillante, sa parole bégayante et à demi paralysée, cherchent à se rattacher à nous par d’aimables caresses de sa vieille pensée. Et comme de choses qui lui font peur et qui lui ont laissé une impression tourmentante, il nous parle de tous les sentiments mauvais, déchaînés contre nous, et, en causant de cela, il se lève de ce vieillard moribond et qui a vu 93, comme une épouvante de l’envie de ces temps-ci et de l’avenir de haines germant dans cette tourbe des lettres, — et qui l’étonne comme une fermentation mauvaise, jusqu’ici sans exemple : « Ah ! oui, maintenant, lui disons-nous, s’il n’y avait pas de gendarmes, tout homme qui aurait deux sous de notoriété, serait déchiré en pleine rue ! »

24 décembre §

Accrochés ce soir à la taverne de Lucas par Paul Baudry, il nous emmène à son atelier qui est de l’autre côté de la rue, et nous fait voir une de ces grandes machines pour l’Opéra, où, en dépit de beaucoup de talent, il me fait l’effet de Goltzius cherchant Michel-Ange.

Les peintres sont vraiment malheureux. Hors le moderne qu’ils méprisent, les plus vrais talents, tels que Baudry, sont toujours amenés à refaire ce que de plus forts qu’eux ont déjà peint. Décidément {p. 94}le cycle de la grande peinture est fermé… et il n’y a plus que le paysage.

Intérieur sec, sobre, vide, comme inhabité : c’est la stricte demeure du travail. La chambre avec son petit lit est une cellule. Chambre et atelier, un logis d’ouvrier dans lequel pend quelque vieille soierie de chez Wail qui sert, un jour, pour un ton riche. On ne sent chez ce peinture de talent, ni service ni cuisine, et, ce soir, traîne encore, non enlevé, le mince os d’une côtelette sur une assiette, reste du déjeuner.

En montant l’escalier, il nous disait : « Oh ! quand une fois on a été mordu de la misère, il vous reste toujours la crainte d’en être repiqué ! »

25 décembre §

Noël. C’est la loterie de la princesse, la distribution de ses étrennes à sa société, au hasard d’un tirage de cartes : 32 lots comprenant des bracelets, des robes de velours, des nécessaires de voyage, des tapis, des lampes, etc. Il y a là tous les intimes du moment, les deux princesses Primoli et Gabrielli et leurs maris, du Sommerard et sa femme, M. et Mme Reiset, Mme de Lespinasse, les peintres Marchal, Baudry, Hébert, Boulanger, Protais, Saintin, les Giraud, et nous deux, comme hommes de lettres.

30 décembre §

Passé aujourd’hui devant l’ancienne maison de Gavarni, avenue de l’Impératrice.

{p. 95}Il y a presque du cimetière dans cette bâtisse lugubre, avec sa grille rouillée, son jardinet à plates-bandes de buis, ses arbustes verdâtres. Le moisi de la tombe mange les marches descellées des portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Nous regardons cette misérable maison ambitieuse de bourgeois de l’Empire, cette maison de plâtre, plaquée de fenêtres d’occasion, avec son fronton de temple grec, grignoté par la pluie. Nous regardons le vide à travers ces fenêtres sans rideaux, battues d’une moitié de persienne, et nous pensons à tout ce que cette maison a eu des mauvaises chances de la vie du grand artiste, de ses tristesses, des absorptions de sa maladie.

Et malgré tout, nous sommes encore heureux de la voir debout, cette maison ! elle nous le rappelle. Les maisons de ce temps durent si peu, gardent si peu longtemps la mémoire de ceux qui y ont vécu !

Année 1867 §

1er janvier §

{p. 99}Une heure du matin. Année 1867, qu’est-ce que tu nous apporteras ?

2 janvier §

Dîner chez la princesse avec Gautier, Octave Feuillet, et Amédée Achard, un homme du monde fané, un esprit sans accent, une voix sans timbre, — le type de l’effacement.

Éreintement de Ponsard, mené par Gautier et nous, à rencontre de la princesse ; au bout de quoi, quelqu’un demande à Gautier, pourquoi il n’écrit pas ce qu’il dit : « Je vais vous conter une petite historiette, riposte tranquillement Gautier. Un jour M. Walewski me dit de n’avoir plus d’indulgence, et qu’il m’autorisait à écrire ce que je pensais sur les pièces. — Mais, lui dis-je, il y a cette semaine une pièce de X… — Ah ! fit vivement Walewski, si vous {p. 100}ne commenciez que la semaine prochaine ? Eh bien, j’attends toujours cette semaine prochaine. »

La princesse nous parle du prince impérial. Il paraît que c’est un conservateur en herbe, que son père appelle le petit éteignoir — et avec cela casseur en diable, — et dans une partie de jeu, ces temps-ci, un jour où son père ne l’avait pas mené au spectacle où il comptait aller, ayant brisé pour quarante mille francs de petits modèles de soldats exécutés par le sculpteur Frémiet : l’armée en réduction minuscule que l’Empereur a dans une armoire de sa chambre…

* * *

— Par le froid, les petits musiciens passent dans les rues, leur violon sous l’aisselle, perdus dans d’immenses redingotes, un képi sur le sommet de la tête : caricaturaux et sinistres, ayant l’air de petits singes en carrick.

* * *

— Un symptôme du temps. La boutique des libraires n’a plus de chaises. France fut le dernier libraire à chaise et la boutique où il y avait un peu de perte de temps entre les affaires. Maintenant les livres s’achètent debout. Une demande et un prix ; rien de plus..

Voilà où la dévorante activité du commerce d’aujourd’hui a mené cette vente du livre, autrefois entourée de flânerie, de musarderie, et de bouquinage bavard et familier.

* * *

{p. 101}— On parle toujours de la création du créateur et jamais de la création de la créature. Cependant que de choses créées par l’homme ; depuis, depuis… jusqu’au céleste d’un air d’orgue.

* * *

— Nous nous sentons antipathiques à Girardin, comme des gens qu’il estime.

* * *

— Je lis un récit sur les prodigieuses découvertes d’une ville à Siam, dont les ruines couvrent dix lieues, et où il y a des fragments de statues dont l’orteil mesure douze longueurs de fusil. Blague ou vérité, cela me fait rêver. Y aurait-il, en avant de notre humanité, une humanité plus grande, des hommes de vingt-cinq pieds, des monuments de géants, des villes comme des royaumes. Existerait-il enfin, derrière nous, un passé bien autrement colossal que celui que nous connaissons ?… Ah ! l’histoire, elle ne commence qu’à l’histoire : c’est-à-dire à l’humanité qui s’est fait de la publicité !

16 janvier §

On causait amour, caprice, sentiment. Une femme un peu grasse, d’un certain âge, mais encore des plus désirables, disait, en plaisantant, qu’elle pourrait avoir la tête montée par un homme de cinquante ans. Comme l’aveu faisait rire autour d’elle, elle reprit : « J’ai toujours été un peu portée {p. 102}vers les gens d’âge, je n’ai jamais apprécié les tout jeunes gens ; ils sont d’un creux, d’un vide… Puis les jeunes gens, ça remue, il faut toujours que ça soit en l’air, que ça danse, que ça soit à cheval. Et comme j’ai toujours été un peu grasse, j’aimais mieux rester dans un bon fauteuil, ou sur un canapé, les jambes allongées, avec des gens qui restaient assis et qui causaient. »

* * *

— L’Exposition universelle, le dernier coup au passé : l’américanisation de la France, l’industrie primant l’art, la batteuse à vapeur rognant la place du tableau, les pots de chambre à couvert et les statues à l’air : en un mot la Fédération de la Matière.

* * *

— Je crois que nous finirons par mourir avec l’idée que personne n’a lu un livre ni vu un tableau.

3 février §

On raconte que dans les entrevues d’Ollivier avec l’Empereur, ce dernier le pria de lui dire, bien franchement ce qu’on disait de lui : de parler enfin comme s’il ne parlait pas à l’Empereur, et Ollivier ayant fini par lui déclarer qu’on trouvait que ses facultés baissaient : « Cela est conforme à tous mes rapports ! » fit l’Empereur impassible.

Le mot lui ressemble, et par son impersonnalité, il atteint à une certaine grandeur.

9 février §

{p. 103}Aujourd’hui je feuilletais, chez un marchand, un carton d’estampes. Au bas de la planche de Lawreince : Le Roman dangereux, sous la femme étendue sur le lit de repos, je vois écrit par une encre contemporaine de Manuel : la duchesse de Berry. L’histoire s’écrira encore longtemps comme ça.

* * *

— Il n’y a que deux situations dans les rapports avec ses semblables : ou vous avez besoin d’eux, ou ils ont besoin de vous. Notre niaiserie est malheureusement de ne jamais abuser de la seconde des situations.

* * *

— La révolution de l’existence parisienne est assez bien marquée par le passage de la taverne de Lucas à la taverne de Peters. L’une a été autrefois, l’autre est, à l’heure présente, la salle à manger des Parisiens. Eh bien ! le dîneur chez Lucas était un artiste, un employé supérieur de ministère, un officier en bourgeois, un gentilhomme de 6 000 livres de rente. Aujourd’hui le dîneur chez Peters est un boursier, ou un turfiste ; ou un photographe.

* * *

— Rêve que font tous les danseurs. Ils rêvent qu’à force d’entrechats, ils vont se brûler au lustre.

5 février §

{p. 104}Singuliers Parisiens dans Paris que nous, nous, solitaires comme des loups. Depuis trois mois, à peine sommes-nous rattachés à nos semblables par les seuls dîners de Magny et de la princesse. Trois mois, sans presque une visite, sans presque une lettre, sans presque une rencontre de connaissances, en nos promenades de onze heures du soir. Nous amassons, moitié de gré, moitié de force, la solitude autour de nous, tout à la fois contents de n’être pas blessés par le contact des autres, tout à la fois tristes de n’être qu’avec nous.

* * *

— Le xixe siècle a opéré l’humanité de la cataracte. Un exemple bien frappant. Jean-Jacques Rousseau le descriptif, a passé à Venise, sans être plus touché par la féerie du décor et la poésie du milieu, que s’il avait été secrétaire d’ambassade à Pontoise.

22 février §

Le romantisme n’est pas né en France. Il devait nous venir comme une plante des tropiques, du Nouveau Monde. Bernardin de Saint-Pierre le rapporte de l’île de France et Chateaubriand de l’Amérique.

* * *

— Voilà huit jours que nous sommes sur le flanc ; huit jours que nous sommes malades avec des crises où l’on se tord sur soi-même et qui ont pris, {p. 105}— singulière rencontre de la sympathie, — ont pris, la même nuit, à l’un le foie, à l’autre l’estomac. Toujours souffrir ! Et ne jamais être complètement sans un peu souffrir ! Pas une heure de cette pleine et sereine plénitude et sécurité de santé qu’on voit aux autres. Toujours ou l’inquiétude de sa souffrance à soi ou l’inquiétude de celle de l’autre. Toujours disputer sa verve et arracher son imagination au mal-en-train de son corps, à la tristesse du mal.

25 février §

À nous convalescents, la santé de Flaubert, grossière, sanguine, et campagnardisée par un plein air de six mois, nous fait paraître l’homme un peu blessant ou au moins trop exubérant pour nos nerfs, — et son talent même se grossit de son encolure dans notre pensée.

* * *

— Les belles choses en littérature sont celles qui font rêver au-delà de ce qu’elles disent. Par exemple dans une agonie, c’est un geste sans raison, un rien vague qui n’est pas logique, un rien qui est un symptôme inattendu d’humanité.

* * *

— Pourquoi une porte japonaise me charme-t-elle et m’amuse-t-elle l’œil, tandis que toutes les lignes architecturales grecques l’ennuient, mon œil ! Quant aux gens qui prétendent sentir les beautés de l’un et {p. 106}de l’autre art, ma conviction est qu’ils ne sentent rien, absolument rien.

* * *

— Il y a autour de nous une mauvaise volonté du temps et des gens. Nous nous sentons vivre dans une hostilité ambiante. Il est comme une entente, pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Cela ne nous ôte rien de notre confiance et de notre conscience dans l’avenir ; mais cela nous est amer de sentir que, pendant toute notre vie, rien ou presque rien ne nous sera payé pour tout ce que nous avons apporté de neuf, d’humain, d’artiste ; tandis qu’à côté de nous, le tintamarre des moindres petits talents fait tant de bruit, et que ces petits talents touchent un si retentissant viager.

* * *

— En ce moment nous achetons force mémoires, correspondances, autobiographies, tous documents d’humanité : — le charnier de la vérité.

6 mars §

La princesse a un charmant sourire, un aimable sourire humain, plein de choses. Il eût fallu le lui voir sur les lèvres, ce sourire, quand elle disait, ce soir, à Sainte-Beuve : « Oh ! si un jour on fouille nos correspondances, monsieur de Sainte-Beuve, on verra que nous avons tendu la main à pas mal de coquins ! »

8 mars §

{p. 107}Nous nous sauvons comme des voleurs avec deux gros volumes sous le bras : les « Mémoires de Gavarni », que son fils vient de nous confier. Nous avons eu peu, dans notre vie, de joies aussi vives. Et avant d’aller prendre notre leçon d’armes, au premier café borgne, sur le marbre taché de roupies de café, nous voilà à nous plonger dans cette cervelle et ce cœur, tout ouverts.

15 mars §

Mémoires curieux que ces mémoires de Gavarni. Pas un parent, un ami, un passant, nommé dans son existence, — une absence complète des autres.

Des mémoires remplis uniquement par la femme qui semble avoir pris absolument possession de son moi : et un mélange de cynisme et de « petite fleur bleue ». Plus tard la mathématique chasse la femme, mais sans laisser plus reparaître dans le journal l’homme avoisinant l’artiste… La plus étonnante inégalité dans le niveau des idées, les plus grandes vues à côté de balivernes, de calembours, de désossements enfantins de mots.

Au fond Gavarni n’a écrit dans ces deux volumes que ses mémoires amoureux, et en un temps où il est encore un soupireur du bataillon sentimentaire et, romanesque de 1830, allant presque, dans la pratique, à l’échelle de corde et à la lanterne sourde, — et cela dans une prose lamartinienne mélangée de casuistique amoureuse à la {p. 108}Karr, et tournant autour d’Elvires de bals masqués.

Ah ! c’est vraiment bien malheureux qu’on n’ait pas de lui, jetée sur le papier, sa pensée de 1852 à 1860, en ces années, où nous avons rencontré chez lui la plus originale cervelle philosophique de ce siècle.

* * *

— Le plus grand signe du noble est de parler à son domestique ; l’homme, qui n’est pas un peu né, lui commande et ne lui parle pas.

16 mars §

Première des Idées de madame Aubray. C’est la première que je vois de Dumas fils, depuis La Dame aux camélias. Un public particulier, et que je n’ai guère vu que là. Ce n’est plus une pièce qu’on joue, c’est la célébration d’une sorte de messe devant un public de dévots. Il y a là une claque qui semble officier, et des renversements d’extase et des pâmoisons de plaisir qui rabâchent à chaque mot : « Adorable ! » L’auteur dit : « L’amour c’est le printemps, ce n’est pas toute l’année. » Salve d’applaudissements. Il reprend appuyant sur le trait : « Ce n’est pas le fruit, c’est la fleur ! » Redoublement de battoirs. Et ainsi tout le long. Rien ne se juge, rien ne s’apprécie, tout s’applaudit avec un enthousiasme apporté d’avance et prêt à crever.

Dumas a un grand talent. Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières ; il en est le {p. 109}poète, et sert aux hommes et aux femmes de ce monde, dans une langue à leur portée, l’idéal des lieux communs de leur cœur.

17 mars §

Je vomis mes contemporains. C’est dans le monde actuel des lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel, des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations, au ramollissement des accommodements, dans l’air ambiant des lâchetés, perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau, tout ce qui réussit.

19 mars §

Un garçon qui veut faire notre portrait littéraire, nous a écrit pour nous voir. Il s’appelle Puissant.

Une tête excentrique, un Bourguignon aux joues allumées du vin de son pays, le crâne nu, brillant de ce blanc poli qu’ont souvent les têtes des toqués, rasé comme un acteur, une petite mouche noire d’ouvrier sous la lèvre, et vêtu d’habits de village. Quelque chose d’un comédien, d’un fou, d’un vigneron, avec une parole bizarre qui dramatise ce qu’elle conte, et parfois s’arrête, au milieu de ricanements troublants.

Au lieu de nous confesser, il nous raconte son {p. 110}histoire. Il y a six mois, il est tombé de son pays, d’Auxerre, sur le pavé des basses lettres à Paris, en compagnie de sa femme, une jeune femme de dix-sept ans, et réduit, pour vivre, à copier de la musique sur d’imbéciles paroles gaies de Debraux…

20 mars §

À propos du grand nombre de fous chez les musiciens, — enfermés ou non enfermés, — Berthelot disait finement : « Ce sont des gens qui sentent et ne pensent pas ! »

1er avril §

Le marchand d’estampes Vignères nous racontait, que M. Thiers, avait voulu exiger de lui qu’il lui communiquât les commissions, données pour les ventes, et que, sur son refus, il s’était fâché avec lui. Ce petit abus de confiance, que du haut de son nom de M. Thiers, il voulait arracher à ce pauvre diable d’honnête homme, me pousse à la crédulité sur beaucoup de choses, prêtées à l’ancien ministre.

2 avril §

Nous partons pour Rome.

19 mars §

C’est du bonheur presque, en sortant du gris de Paris, de trouver, comme ce matin, en approchant de Marseille, un ciel bleu, léger, riant, {p. 111}de la verdure de printemps, des villages qui ont l’air d’être bâtis avec une boue d’or.

Quand on regarde ce pays, sa surface vous paraît trop heureuse et trop égayée, pour produire un talent tourmenté et nerveux : le talent moderne. Il ne peut pousser ici, qu’un blagueur comme Méry ou un talent clair et plat comme Thiers2. Jamais ici il ne poussera du Hugo ou du Michelet.

5 avril §

Sur le Pausilippe. De ma cabine je regarde bêtement par l’œil rond, par le hublot du bateau, l’échevèlement éternel des vagues, où dedans parfois, un petit bateau s’encadrant dans cette grosse lentille, semble une marine peinte sur un galet de cristal.

Sur le pont, il y a des enrôlés dans les zouaves pontificaux, des Belges surtout, de pauvres jeunes gens, aux mines hâves, dont quelques-uns lisent, sur des cordages, des livres de piété, à tranches dorées : enrôlés de misère que le mal de mer ne rend pas jaunes, mais terreux.

5 avril §

L’homme du gouvernail, accoudé à cette roue déroulant l’immensité des mers, et tournant autour du monde, — une main morte sur le cuivre de la roue, l’autre tenant un de ses montants ; — cet {p. 112}homme à la figure tannée, boucanée par le vent salin, sa toque de marin sur la tête, et sa robuste silhouette se détachant sur un ciel qui se perd dans une clarté mourante de feu de Bengale, ponctué du vol noir de quatre ou cinq mouettes, cet homme ayant derrière lui la barque de sauvetage. Quel superbe et simple frontispice pour un livre de voyage !

La mère de Napoléon n’est dans l’histoire que le ventre qui l’a porté. Pareille à la femme de la Fable, elle fit le rêve d’être accouchée de la foudre — et ce fut toute sa vie.

6 avril §

Civita Vecchia.

Dix heures du matin… Enfin des rues tortueuses, des carrefours, des marchés sales, vivaces, grouillants, une population habillée de taches, des bâtisses de raccroc, du pittoresque, de l’artistique, — une ville sans édilité, avec des coulées de picturales ordures.

J’éprouve une singulière impression, mes yeux sont heureux, je me sens en rupture de ban avec cette France américaine, avec ce Paris au cordeau de maintenant.

Allant au hasard, je tombe sur un morceau de grille rousse, pareil à un soupirail de maladrerie du moyen âge. Soudain, d’un des petits carrés de fer treillissé, sort au bout d’un bâton une pochette en loques, avec une voix d’imploration qui me jette : Monsu, Monsu…. C’est un prisonnier, — car c’est la prison, {p. 113}— et cette fenêtre est comme un parloir avec la rue, et où l’enfermé a le secours de la pitié, et du bavardage faisant, sous le soleil, sonore le pavé…. Je ne sais pourquoi, j’aime cette bonne enfance de la répression.

Ces villes des États Romains, me semblent les dernières villes, où le pauvre est encore chez lui. Il y a là, un apitoiement, une miséricorde de nature, presque une familiarité du petit bourgeois pour le pauvre, le misérable, le haillonneux, qui vous étonne, quand on vient d’un de ces pays durs aux sans-le-sou, où l’on fait des cours officiels de philanthropie. C’est presque avec une caresse, que le maître de café pousse doucement le mendiant à la porte.

Six heures. Arrivée à Rome. Un individu, que nous avons pris à Civita Vecchia, sort de la voiture des prisonniers, des menottes de fer aux mains. C’est le vrai brigand poncif de Schenetz. Il est gras, fleuri, insoucieux, et visiblement flatté de l’attention sympathique du public, pendant qu’il marche entre deux carabiniers, qui semblent avoir, sur le front, la honte que devrait avoir le brigand.

9 avril §

La femme du Midi ne parle qu’aux sens ; son impression ne va pas au-delà. Elle ne s’adresse qu’à l’appétit masculin.

Et le soir, après avoir passé en revue tous ces types de beauté éclatante ou sauvage, que montrent la rue, le Pincio, le Corso, je trouve qu’il n’y a qu’une {p. 114}Anglaise ou une Allemande qui vous donne la sensation aimante, le remuement tendre.

12 avril §

Une chose est incalculable : le carré de bêtise que développe, à table d’hôte, Rome chez les bourgeois.

* * *

— Ce peuple romain a la loterie et le paradis, ces deux horizons, à la cantonade, de la félicité d’un peuple.

* * *

— Tout est unique dans la vie. Le plaisir physique que vous a donné, à telle minute, telle femme, le plat réussi que vous avez mangé, tel jour, vous ne le retrouverez plus jamais. Rien ne recommence et tout n’est qu’une fois.

* * *

— Ah ! le peuple heureux que ce peuple gai de la gaieté de son ciel, avec ses bonheurs à bon marché, achetant la viande de première qualité, douze baïoques, et le vin rien, pour ainsi dire, et sans la conscription, et sans presque d’impôts, et sans humiliation dans la pauvreté, et sans amertume dans la misère, soulagé qu’il est par tant d’institutions de bienfaisance, et aussi par la main à la poche des un peu moins pauvres que les plus pauvres.

{p. 115}Quand je compare ce peuple aux peuples de progrès et de liberté, marqués au signe de ce sinistre affairement moderne, en lutte avec le budget de chaque jour, massacrés d’impôts, y compris celui du sang, je trouve vraiment que les mots se payent bien cher.

* * *

— Le mystère des mystères restera toujours ceci : c’est que le dessin d’une bouche, la ligne d’un geste, la lumière d’un certain regard, fassent de femme à homme, des attractions comme de sphère à sphère.

17 avril §

Une chose est en train de défaire le style de la rue et de la femme à Rome : la cotonnade, cette affreuse chose neutre qui fait penser à un temps, où il n’y aura plus dans les cinq parties du monde qu’une même robe du même ton, pour habiller toutes les femmes de tous les peuples.

20 avril §

Ce voyage que nous craignions, que nous avons fait par conscience, par dévouement à la littérature (Madame Gervaisais), c’est singulier ! nous y éprouvons un sentiment de délivrance, de légèreté de notre être, d’allégresse presque, que nous n’attendions pas.

Ici on sent que rien n’a été fait sur l’antiquité, en dehors de l’archéologie, et qu’il manque un résurrectionniste de cette antiquité, à la façon d’un Michelet, {p. 116}pour l’histoire de France… La belle besogne pour un malade de Paris, pour un jeune blessé de la société moderne, de venir s’enterrer ici, de faire une suite de monographies qui s’appelleraient le Panthéon, le Colisée… ou mieux, s’il en avait la puissance, de reconstituer, dans un grand et gros livre, toute la société antique, et s’aidant des musées, de tout le petit monde de choses et d’objets qui a approché l’homme ancien, le montrerait comme on ne l’a pas encore montré, — et, avec la strigille accrochée dans une vitrine, vous ferait toucher la peau de bronze de la vieille Rome.

Ce soir, un inoubliable tableau à l’hôpital des Pellegrini. Sur des bancs, des files de paysans sauvages, de vrais pouilleux, un bec de gaz, au-dessus de leurs têtes dans l’ombre, qui ne montre de blanc que le col de leurs chemises ouvertes, — et leur dépiotant les bas, et leur lavant les pieds dans un baquet, des confrères de la Trinité, des pèlerins en rouge à rabats, et à tabliers blancs, avec des serviettes sous le bras, à l’instar des garçons de café, — des confrères qui sont des cardinaux, des princes, de jeunes gentilshommes, dont on voit les bottes vernies sous la robe du servant, et que leurs voitures attendent sur la place.

Et quand ces immondes pieds sont lavés et essuyés, les confrères, les approchant de leur bouche, les baisent à deux places.

Une certaine émotion devant cet impitoyable rappel à l’égalité. Au fond une grande source d’humanité que cette religion catholique, et je m’irrite de {p. 117}voir des intelligences et des esprits se mettre à genoux devant la religion sans entrailles de l’antiquité. Tout le tendre, tout le sensitif, tout le beau ému du moderne, vient du Christ.

21 avril §

Les dernières paroles de la bénédiction du pape flottaient encore dans l’écho de l’air, alors que trois femmes — c’est le premier spectacle qui m’est donné — trois femmes cherchent à s’arracher des morceaux de visage, au milieu de la joie d’hommes riant et se frottant les mains.

Ce peuple-là, même sur les marches de Saint-Pierre, descend toujours de son cirque.

* * *

23 avril §

Je dînais hier à l’ambassade, à côté d’une jeune femme, la femme de l’envoyé des États-Unis à Bruxelles, une Américaine, et voyant à l’œuvre cette grâce libre et conquérante, ce diable au corps d’une jeune race, cette virtualité de la coquetterie qui garde le charme et la domination de la flirtation chez ces jeunes filles devenues des épouses, et me rappelant d’autre part l’activité et l’entrance de certains Américains de Paris, je me disais que ces hommes et ces femmes semblaient destinés à devenir les futurs conquérants du monde.

* * *

— Plus on va, plus on voit que, dans ce monde, {p. 118}rien ne se traite sérieusement que les choses légères, et légèrement que les choses sérieuses.

* * *

— Museo Vaticano.

Parmi les statues d’hommes nus, un certain rentrant des reins qui n’existe, dans les temps modernes, que chez les gymnastes et les faiseurs de tours.

Un des caractères de la beauté de l’œil dans les statues grecques — caractère que je n’ai vu indiquer nulle part — c’est la retraite de la paupière inférieure, en sorte que si on regarde un œil de profil, il se dessine en une ligne complètement fuyante, tandis que dans les bustes romains, et cela est très marqué dans la sculpture médiocre, la paupière supérieure est sur la même ligne que l’inférieure.

Une beauté, dans la beauté grecque, une beauté que les poètes nous montrent appréciée, c’est la forme et la délicatesse des joues, le masque osseux de la figure devait être singulièrement resserré, amenuisé aux pommettes. Ce n’est pas la tête romaine, qu’enfle déjà la saillie des arcades zygomatiques, qui a tout son développement dans les têtes barbares.

Nº 66. Tête présumée de Sylla. Une tête ayant le type de l’acteur Provost. Un vieillard, le front raviné de rides, l’œil sans prunelle dans le creux d’un orbite froncé de patte d’oie, la chair lasse et débridée du vieil âge dans les joues, la bouche avec son hiatus de côté, entr’ouverte par l’édentement, un coin baissé, un coin relevé, et respirant une ironique et {p. 119}intelligente amertume ; rien d’admirable comme les flottants modelages du dessous du menton, et les deux belles cordes faisant la fourchette du cou.

Et quoi de plus artiste dans cette tête, aux dessous et aux plans précieusement modelés, que ces coups de ciseau qui ont gardé la rudesse de l’ébauche, et griffent cette tête des fortes rayures de la vie et des années ? Il y a dans cette tête des parties, ainsi que dans la fuite des joues, dans l’oreille, qui laissent voir sous le rocheux du travail, et dans le gros grain du marbre, comme le lâché d’un dessin de génie. Singulière et rare union de la beauté de la sculpture grecque avec le réalisme de la sculpture romaine.

Une statue, grande comme deux fois un homme, une statue de bronze doré, à la dorure épaisse comme un sequin rongé de vert de-gris par les siècles, une statue qui semble un corps de géant dans la damasquinure d’une armure d’or, — c’est l’Hercule nouvellement trouvé. Un morceau de splendeur que le jour caresse avec joie, et qui se lève dans sa grande niche, comme l’échantillon rayonnant de la richesse et du luxe du Temple antique.

César Auguste. Les cheveux versés sur le front comme des gerbes. Une tête où, dans la solide construction de l’ancienne tête romaine, il y a comme le poids pesant de la pensée. Une matérialité méditative. La sévère et profonde beauté des yeux, qu’on sent plutôt qu’on ne perçoit dans leur cernure d’ombre. Dans le bas de la figure, autour de la bouche, comme un tourment apaisé et un travail de haut {p. 120}souci. La cuirasse toute chargée d’histoire et d’allégories, bardant l’empereur de bas-reliefs, dont la saillie d’art rappelle le casque du centurion de Pompéi, et dont les couleurs effacées, délavées, font songer au rose pâle des vieux ivoires. Et le grand et tranquille retroussement de draperie porté sur le bras droit, dont la main tient le sceptre du monde, — un manche à balai pour l’heure. — Apparition de grandeur et de majesté de l’humanité. C’est comme un Dieu mélancolique du commandement.

Ici je le reconnais et je le proclame, — ce que j’ai toujours reconnu du reste dans mes discussions avec Saint-Victor : — la supériorité écrasante de la sculpture grecque. Pour la peinture je ne sais pas ; ç’a peut-être été un très grand art. Mais la peinture n’est pas le dessin, la peinture est avant tout de la couleur, et je ne la vois que dans les pays de brouillards froids ou chauds, dans les pays où un certain prismatique monte de l’eau dans l’air, en Hollande ou à Venise. Elle ne m’apparaît pas dans le clair éther de la Grèce, pas plus que dans le bleu clair de l’Ombrie.

Au Musée Égyptien. L’élégance de la petite nature d’Egypte et le suave enveloppement des formes. Des figures qui ont l’air de sortir d’un suaire de basalte, qui les moule d’un jet coulant et sans pli.

25 avril §

Ce jour-ci, j’ai été porter une lettre de Charles Blanc à Chenavard, dans une maison du Transtévère, une habitation de peuple.

{p. 121}Chenavard, une belle tête de philosophe antique empreinte de la tristesse des vieux artistes aux ambitions écroulées. Une voix éteinte, strangulée comme par l’extinction d’une parole usée et répandue depuis quarante ans. Un grand causeur, comme on me l’avait dit, remuant les idées par le haut, avec un flux qui va toujours…. Il me dit qu’il a l’habitude de sortir à quatre heures, et me donne rendez-vous pour une de ces promenades péripatéticiennes à la Poussin, à travers la vieille Rome.

Aujourd’hui, je me rends chez lui. Je l’entrevois en chemise, se levant de sa sieste. Et il arrive presque aussitôt, accompagné de l’ami chez lequel il demeure, un vieux Français, échoué à Rome depuis 1826, marié à une grosse femme qui nous a ouvert, et qui me semble avoir eu sa carrière d’artiste, sa patrie, sa langue, enfin tout, dévoré par cette femme.

Nous allons, nous marchons, nous cognant à des morceaux de forum, pendant que Chenavard nous expose des théories de découragement et d’écrasement de l’art sous son passé, son victorieux passé, comparé à son triste présent…. Et de cette promenade, de cette causerie, de la société de ces deux vieillards, de ces ruines de rêves que sont ces deux hommes : l’un qui songea à être le rénovateur de l’art contemporain, l’autre qui eut l’ambition d’être peintre en 1820, et dont je ne sais pas le nom, j’emporte une mélancolie plus noire que la mélancolie de ce grand passé, enterré dans le champ Palatin, où nous avons erré.

* * *

{p. 122}— Se jeter, en se levant, dans l’étude courante et passegiante de quelque église, de quelque ruine, déjeuner sur une table boiteuse du café Greco, dans l’ombre de son chez soi, fumer des cigares en écrivant des notes, devant un bouquet de roses blanches au cœur de soufre ; puis, vers quatre ou cinq heures, faire une promenade, en voiture, dans les environs de Rome : c’est là notre vie de tous les jours.

* * *

— Choses et gens : tout est ici, un peu comme l’odeur de la rue de Rome, où l’on ne sait pas trop ce que l’on sent, si c’est la m… ou la fleur d’oranger.

1er mai §

Le Torse du Vatican entame un peu l’admiration qu’on apporte de France au Moïse de Michel-Ange. On est frappé dans cet effort de la force, d’une rondeur ronflante qui n’existe jamais dans la sculpture antique, dans la chair de marbre d’Apollonius. Les veines en racines, sillonnant les bras, un malheureux emprunt à la très médiocre sculpture dramatique du Laocoon. L’œil aux beaux temps de la Grèce, si bellement et si majestueusement s’enfermant, et se reculant dans de l’ombre, a dans le Moïse, la petite et misérable indication de la prunelle.

Enfin devant toute cette robustesse de l’œuvre molle et soufflée, un esprit indépendant arrive à se demander quand il compare le Moïse au Torse, si {p. 123}Michel-Ange n’est pas, dans le grossissement du muscle, et dans la recherche de la tourmente de la force physique, un décadent aussi corrompu que l’est Boucher, en sa recherche de la grâce.

3 mai §

Ici, au bout de quelque temps, la poétique de la vie amène chez un Français un revenez-y au parisianisme. Et il se surprend, à l’heure du crépuscule, dans le Corso, à mâchonner, à se répéter quelque énorme mot cynique à la Grassot ou à la Lagier, comme pour se rendre l’odeur saine du ruisseau de Paris.

* * *

La beauté du sang ne se fait que dans la prodigalité de la procréation humaine. Il n’y a que les races, que les peuples, que les quartiers de ville ne malthusianisant pas, qui jettent dans le flot de la fécondité naturelle, de beaux enfants.

* * *

La grande question moderne — et aujourd’hui dominant tout, et menaçante — c’est ce grand antagonisme du Latin et du Germain : ce dernier devant dévorer le premier. Et cependant, prenez, dans le tas de ces deux humanités, un échantillon de chacune, l’intelligence personnelle sera presque toujours du côté du Latin, de l’Italien par exemple. Mais cette intelligence n’est-elle pas semblable au soleil {p. 124}purement artiste de Rome, qui ne fait que des fleurs et pas de légumes ?

* * *

Je suis frappé combien le caractère du Français se dénationalise à l’étranger, et combien vite et naturellement le pays qu’il habite, déteint sur lui et jusqu’au fond de son être. En France l’étranger se frotte à la France ; il ne s’y noie jamais.

* * *

Tout ce qui est beau en Italie : la femme, le ciel, le pays, est crûment, brutalement, matériellement beau. La beauté de la femme est la beauté d’un bel animal. L’horizon est solide. Le paysage est sans vapeur et sans rêve.

L’au-delà nuageux de toutes les choses du Nord n’existe pas ici.

4 mai §

La Transfiguration de Raphaël. La plus désagréable impression de papier mal peint, que puisse donner la peinture à l’œil d’un peintre coloriste. Impossible de voir — quand on voit — un désaccord, une discorde plus criarde, de tons vilainement bleus, jaunes, rouges et verts — un vert surtout, un vert de serge abominable ; et tous ces tons associés dans des contrariétés hurlantes, relevées de lumières zinguées toujours en dehors de la tonalité de l’étoffe, et éclairant du violet avec {p. 125}des glacis jaunes et du vert avec des glacis blancs.

Mais ne nous appesantissons pas sur la misère du coloriste, étudions ce chef-d’œuvre du dessin et de la composition, le Sursum corda du christianisme. Un Christ qui est un frater commun, sanguin et rose, peint, ainsi que disent les scoliastes du tableau, peint de couleurs pour le jour de l’autre vie, — montant pesamment au ciel, au bout de pieds de modèle ; un Moïse et un Élie s’enlevant, en sa compagnie, avec des poings sur la hanche de danseurs, et rien là, d’une fulguration, d’un rayonnement, d’une gloire, avec lesquels les moins imaginatifs des peintres essayent de faire le ciel des bienheureux. Là-dessous le Thabor, une colline ronde comme un dessus de pâté, où sont aplatis, et comme désossés, trois apôtres-marionnettes, de vraies caricatures de l’ahurissement ; puis en bas une incompréhensible mêlée d’académies, de têtes d’expression à copier dans les collèges, de bras aux brandissements tels qu’on les voit dans les tragédies de Saint-Charlemagne, d’yeux, où un professeur bien appliqué semble avoir mis le trait de force dans le point visuel.

Dans tout cela, pas un atome du sentiment, qui, chez Simon Memmi, Filippo Lippi, Botticelli, Pietro di Cosima, enfin chez les plus petits primitifs, donnèrent à ces scènes, l’expression d’émotion recueillie, presque de componction, enfin de cette sainte placidité dans l’étonnement, angélisant, pour ainsi dire, les yeux de ceux qui assistent à un miracle. Chez Raphaël la résurrection est {p. 126}purement académique, le paganisme y passe partout, y éclate au premier plan, dans cette femme, un morceau de statue antique, en cet agenouillement de païenne à laquelle l’Évangile n’a jamais parlé, etc., etc., etc.

Cela chrétien ! je ne connais pas de tableau défigurant le christianisme par une plus grosse image matérielle, et je ne connais pas de toile l’ayant représenté dans une prose plus commune, dans un beau plus vulgaire.

* * *

— Au fond, l’infériorité de la race italienne, je l’ai cherchée longtemps et je la trouve aujourd’hui : c’est, de n’avoir pas de nerfs. On le perçoit dans une bien petite chose, l’absence de toute impatience pour la lenteur de tout ce qui se fait ici.

6 mai §

Penser qu’il n’y a jamais eu un paysagiste — et personne ne l’a remarqué — un paysagiste depuis le Poussin et Claude Lorrain jusqu’à ce triste Benouville, qui ait eu l’idée de rendre les deux plus frappants, les deux plus visibles caractères de cette campagne romaine ; la spécialité du bleu du ciel et le vert-de-gris particulier de la verdure du chêne-liège et de l’olivier.

* * *

Au Vatican. Le Torse, le seul morceau d’art au {p. 127}monde qui nous ait donné la sensation complète et absolue du chef-d’œuvre. Pour nous, c’est au-dessus de tout, à vingt mille pieds au-dessus de la Vénus de Milo. Il nous confirme dans cette idée, déjà instinctive en nous, que le suprême Beau est la représentation de génie exacte de la Nature, que l’Idéal qu’ont cherché à introduire dans l’art, les talents inférieurs et incapables d’atteindre à cette représentation, est toujours au-dessous du vrai. Oui, c’est le sublime divin de l’art que ce Torse qui tire sa beauté de la représentation vivante de la vie, avec ce morceau de poitrine qui respire, ces muscles en travail, ces entrailles palpitantes dans ce ventre qui digère : — car c’est sa beauté de digérer contrairement à l’assertion de cet imbécile de Winckelmann qui croit relever et exhausser ce chef-d’œuvre, en disant qu’il ne digère pas.

Le découragement tombe de là sur tout ce qu’on a vu, comme un écrasement. C’est l’œuvre unique sortie d’une main d’homme, au-delà de laquelle on ne rêve rien.

* * *

17 mai §

À bord de l’Hermus. Sur ma couchette, après avoir lu du Joubert. Des pensées si fines, qu’elles ressemblent à des ailes d’insectes disséquées. En somme Joubert est le La Bruyère du filigrane.

18 mai §

Marseille, c’est encore de l’Italie. Sur {p. 128}une affiche de pédicure se voit une apparition de la Vierge. Ce midi de notre France : de l’Italie ratée.

Dimanche 19 mai §

L’Italie finit par donner la nostalgie du ciel gris. La pluie en revenant semble une patrie… Paris encore une fois.

Vendredi 24 mai §

Théophile Gautier, qui est dans ce moment maestro di casa, nous présente à la Païva, en son légendaire hôtel des Champs-Élysées. Un vieille courtisane peinte et plâtrée, l’aspect d’une actrice de province, avec un sourire et des cheveux faux.

On prend le thé dans la salle à manger, qui, en dépit de tout son luxe et de la surcharge de son mauvais goût renaissance, en dépit des sommes ridicules qu’ont coûté ses marbres, ses boiseries, ses peintures, ses émaux, et la ciselure de ces candélabres d’argent massif venant des mines du Prussien entreteneur se trouvant là, n’est au fond qu’un riche cabinet de restaurant, un salon des Provençaux pour millionnaires.

Là-dedans, une conversation de gens gênés comme dans du faux monde et qui se traîne. Gautier, malgré son imperturbabilité, ne trouve pas dans cette maison son équilibre. Turgan, que nous voyons là, pour la première fois, cherche laborieusement des effets. Saint-Victor froisse et pétrit son chapeau pour trouver {p. 129}des phrases. Et on sent tomber sur cette table magnifique, éclairée de l’incendie des lustres, le froid spécial aux maisons de filles jouant la femme du monde, ce froid composé d’ennui et de malaise, qui glace, dans les palais de la prostitution et les Louvres de la putinerie, le naturel et l’esprit des gens qui passent.

Et cela est d’autant plus marqué que le monsieur est un personnage allemand, muet et bellâtre, un gandin de la Borussie, dominant la fête de sa raie au milieu de la tête, et d’un sourire diplomatique, et que la femme, au milieu de son effort de grâce, a je ne sais quoi d’inquiétant d’une femme d’affaire en sa personne, avec des absorptions et des absences, où on dirait que son attention vous quitte pour aller aux deux petits cabinets de sa chambre : qui sont des coffres-forts de pierres précieuses, — et qu’on croit deviner en la terrible implacabilité de son visage de blonde, un passé qui fait peur.

27 mai §

Nous sommes dans une grande pièce au-dessus de l’okel de l’exposition égyptienne. Par les dentelles de bois des moucharaby, le soleil entre dans la salle et découpe des rosaces lumineuses au-dessus des boîtes de momies et des sarcophages, sur lesquels sont piqués avec une épingle des morceaux de papier, où sont inscrits, en leurs noms d’Égypte, la ligne paternelle et maternelle de ces morts et de ces mortes. Tout autour, sur des rayons {p. 130}de bois blanc, des têtes séchées, des crânes ficelés avec des morceaux de chiffon ; des crânes de toute couleur, les uns verts de la patine du bronze, d’autres, sous le soleil, tout suintants de bitume et de naphte ; d’autres noirs avec de petits morceaux carrés de feuilles d’or plaqués dessus, d’autres avec les belles pâleurs d’ivoire des vieux os et les grands creux d’ombre du vide des yeux. Et dans le tas, au milieu des fronts fuyants, un front renflé de pensée et de sagesse, noblement socratique, et à côté, une tête de femme toute décharnée, et qu’on rêve avoir été belle, coiffée de la luxuriance d’une chevelure roussie et carminée ainsi que tous les cheveux que l’on voit, et dont la grosse natte, à demi émiettée, lui aveugle les yeux.

En travers, jetée sur une table, la momie qu’on va débandeletter. Tout autour des redingotes décorées. Et l’on commence l’interminable déroulement de la toile emmaillotant le paquet raide. C’est une femme qui a vécu, — il y a deux mille quatre cents ans, — et ce redoutable et si lointain passé d’un être, dont nos regards commencent à tâtonner la forme, et dont on va violer l’infini sommeil, semble mettre, en la salle, en la curiosité historique qui est là, je ne sais quoi de religieux dans l’avidité de voir.

On déroule, on déroule toujours, toujours, toujours, sans que l’empaquetage semble diminuer, sans qu’on sente, pour ainsi dire, s’approcher du corps. Le lin paraît renaître et menace de ne jamais finir, sous les mains des aides qui le déroulent {p. 131}interminablement. Un moment, pour aller plus vite et pour dépêcher l’éternel dépiotage, on la pose sur ses pieds, qui cognent comme des pieds au bout de jambes de bois, et l’on voit tournoyer, pirouetter, valser épouvantablement, entre les bras hâtés des aides, ce paquet qui se tient debout : la Mort dans un ballot.

On la recouche et on déroule encore. Les mètres de toile s’entassent, montent en montagnes, couvrent la table de ce linge, au joli ton de safran rouillé, d’une toile qui n’a pas été blanchie, et des senteurs étranges se lèvent, des émanations chaudes et poivrées d’aromates et de myrrhe funéraire : les odeurs de volupté noire du lit de la mort antique.

Enfin, sous le débandelettement, commence à s’esquisser un peu de la forme humaine d’un corps. « Berthelot, Robin, voyez cela ! » crie Mariette, — et d’un canif qui fouille l’aisselle, il fait sortir quelque chose qu’on se passe et qui semble une fleur qui a senti bon : un petit bouquet planté par l’Égypte sous le moite du bras de ses mortes.

Les dernières bandes sont arrachées, la toile est à son dernier bout, et voilà un morceau de chair, il est tout noir, et fait presque un étonnement, tant on s’attendait, sous ce linge si bien conservé, à trouver la vie de la mort et l’éternité du cadavre gardée. Du Camp s’est précipité avec une sorte de frénésie nerveuse au dépouillement du cou et de la tête. Tout à coup, dans le noir du bitume figé au bas du cou, reluit un peu d’or. « Un collier ! » crie quelqu’un. Et avec {p. 132}un ciseau, dans le pierreux de la chair, Du Camp fait sauter une petite plaque en or, portant une inscription écrite au calame, et découpée en forme d’épervier. Puis on détache encore un tout petit Horus et un gros scarabée vert. Mariette, qui s’est emparé de la petite plaque d’or, dit que c’est une prière de cette femme, pour la réunion de son cœur et de ses entrailles à son corps, au Jour éternel.

Les pinces, les couteaux enfiévrés descendent le long de ce corps desséché, qui sonne le cartonnage, dénudent cette poitrine et ce ventre aplatis, déformés, insexuels, sillonnés dans leur noirceur de taches rouges d’un sang cuit ; ils dépouillent ses bras collés au corps, ses mains, qu’un mouvement ankylosé de pudeur, le mouvement même de la Vénus de Médicis, abaisse sur le pubis avec ses doigts aux ongles dorés.

Une dernière bande, arrachée de la figure, découvre soudainement un œil d’émail, où la prunelle a coulé dans le blanc, un œil à la fois vivant et malade, et qui fait un peu peur. Et le nez apparaît camard, brisé et bouché par l’embaumement, et le sourire d’une feuille d’or se montre sur les lèvres de la petite tête, au crâne de laquelle s’effiloquent des cheveux courts, qu’on dirait avoir encore la mouillure et la suée de l’agonie.

Elle était là cette femme ayant vécu, il y a deux mille quatre cents ans, elle était là, étalée sur la table, frappée, souffletée du jour, toute sa pudeur à la lumière et aux regards de tous. On causait, on {p. 133}riait, on fumait. Pauvre cadavre profané, si bien enterré et voilé, et qui devait si parfaitement se croire sûr du repos et du secret de l’inviolabilité éternelle, et que le hasard d’une fouille jetait là, comme une crevée de notre temps, sur une table d’amphithéâtre, sans que personne, autre que nous deux, en ressentît une profonde mélancolie.

Le soir venu, nous avons vagué avec Théophile Gautier, autour de ce grand monstre de choses, qu’on appelle l’Exposition. En cette Babel d’industrie, c’était comme une promenade dans un songe, où un élève de l’École centrale aurait montré à Paris, inondé du rendez-vous des peuples et de la fraternisation de l’Univers, un raccourci en liège de tous les monuments de la terre…. Et peu à peu les choses prenaient autour de nous un aspect fantastique. Le ciel du Champ-de-Mars revêtait les teintes d’un ciel d’Orient ; le tohu-bohu des constructions du jardin silhouettait, sur le violet du soir, la découpure d’un paysage de Marilhat ; les dômes, les kiosques, les minarets colorés mettaient dans la nuit parisienne les transparences reflétées de la nuit d’une cité d’Asie ; le bœuf gras empaillé du boucher primé Fléchelle, blanchissait des blancheurs sacrées d’Apis.

Et par moments, il nous semblait marcher dans une image peinte du Japon, autour de ce palais infini, sous ce toit avancé comme celui d’une bonzerie, éclairé par des globes de verre dépoli, tout pareils aux lanternes de papier d’une Fête des Lanternes ; ou bien sous le flottement des étendards et {p. 134}des drapeaux de toutes les nations, il nous venait l’impression d’errer dans les rues de l’Empire du Milieu, peintes par Hildebrand dans son Tour du monde, sous les zigzags claquants de leurs enseignes et de leurs oriflammes.

Vendredi 31 mai §

« Pardon, je suis en retard… c’est que le surtout de la table n’est arrivé qu’à six heures, et le comte a voulu absolument le monter lui-même. » C’est la Païva qui nous dit cela. Elle a une robe de mousseline, qu’elle dit lui avoir coûté 37 francs, et 500 000 de perles au cou et aux bras.

Nous sommes dans ce salon fameux, et qui ne vaut pas le bruit qu’il fait, au milieu de ces peintures faites et encore à faire, destinées à représenter l’Assomption de la courtisane, et commençant à Cléopâtre et finissant par la maîtresse de la maison aumônant des égyptiaques.

Dans toute cette richesse, rien qui soit de l’art que le plafond de Baudry, un semis de divinités un peu délié, un Olympe disjoint, mais d’une distinction de coloris délicieuse, et au milieu duquel se lève une Vénus hanchant sur sa belle cuisse gauche qui est, dans une riante apothéose de chair véronésienne, une adorable académie. Le reste, une œuvre de tapissier, sans un morceau du passé, sans un meuble, une statue, un tableau, qui sauve une maison du tout neuf, et y met l’intérêt et l’amusant de l’historique.

{p. 135}On passe dans la salle à manger et on dîne. Alors c’est l’exhibition du surtout, et c’est la bourgeoise invitation sans pudeur à admirer cela, et à toujours l’admirer. On n’en dit pas le prix, mais on déclare que chez tel fabricant il coûterait 80 000 francs. Et il faut que chacun, le poing sur la gorge, accouche de son admiration, de son compliment, et le compliment, si gros qu’il soit, ne satisfait pas encore. Saint-Victor vante le talent du banal sculpteur de cela, de Carrier-Belleuse, ce pacotilleur du xixe siècle, ce copieur de Clodion. Il se vante de lui avoir fait obtenir cette année la médaille de sculpture, s’indignant qu’on n’ait pas décoré le modeleur du service… Le dîner est bon, très bon, mais sans rien de ce qui étonne un estomac.

La maîtresse de maison, je la regarde, je l’étudie. Une chair blanche, de beaux bras et de belles épaules se montrant par derrière jusqu’aux reins, et le roux des aisselles apparaissant sous le relâchement des épaulettes ; de gros yeux ronds ; un nez en poire avec un méplat kalmouck au bout, un nez aux ailes lourdes ; la bouche sans inflexion, une ligne droite, couleur de fard, dans la figure toute blanche de poudre de riz. Là-dedans des rides, que la lumière, dans ce blanc, fait paraître noires, et, de chaque côté de la bouche, un creux en forme de fer à cheval, qui se rejoint sous le menton qu’il coupe d’un grand pli de vieillesse. Une figure qui, sous le dessous d’une figure de courtisane encore en âge de son métier, a cent ans, et qui prend, par {p. 136}instants je ne sais quoi de terrible d’une morte fardée.

Et pendant tout le dîner, dans un dialogue de la Païva avec son architecte et son comte, c’est un entonnement d’hosannah sur son hôtel et toutes les choses de son hôtel.

Après le café on s’assoit dans le petit jardin muré, aux dessins de verdure de tapisserie, pareil à un jardin de Pompéi, dans lequel arrivent, par bouffées sonores, la musique de Mabille, les quadrilles de la prostitution à pied, venant expirer aux pieds de la fille, qui se vante d’avoir par jour 1 000 francs de loyer à Paris et 1 000 de loyer à Pontchartrain.

Elle reste en ce jardin, presque nue, par le froid de la soirée qui nous gèle tous, dégageant autour d’elle la froideur d’un marbre, et manquant de l’éducation, de l’amabilité, de l’acquit, du tact, sans la douceur du charme, sans la caresse de la politesse, sans le liant de la femme, sans même l’excitant de la fille, et sotte tout le temps, — mais jamais bête, et vous surprenant, à tout moment, par quelque réflexion empruntée à la vie pratique ou au secret des affaires, par des idées personnelles, par des axiomes qui semblent l’expérience de la Fortune, par une originalité sèche et antipathique qu’elle paraît tirer de sa religion, de sa race, des hauts et des bas prodigieux de son existence, des contrastes de son destin d’aventurière de l’amour.

10 juin §

Lefebvre de Béhaine, chez lequel nous {p. 137}sommes allés passer quelques jours, cette semaine, disait, nous racontant sa mission à Vienne, après Sadowa : « Ce Bismarck, un homme étonnant ! Je l’ai trouvé à Brunn, le 15 juillet, à deux heures du matin, dans son lit. Il avait sur sa table de nuit des bougies allumées et deux revolvers. Il lisait, et savez-vous ce qu’il lisait, L’Hôtel Carnavalet de Paul Féval, oui L’Hôtel Carnavalet ! »

Pendant que nous sommes chez lui, il se laisse aller à nous conter le détail de sa bizarre campagne, d’un avant-poste à un avant-poste, tandis que sa femme nous fait voir ses mouchoirs de parlementaire avec les inscriptions écrites à l’encre. Il nous lit les lettres qu’il lui a écrites, les gîtes, les couchers de la campagne, son départ de Nickolsburg, son passage au milieu des blessés arriérés et des cantiniers attardés, ses nuits dans les villes aux rues à arcades, devenues un lit de paille pour la mort. Une curieuse lettre, est une lettre adressée à son fils âgé de six ans, où il lui raconte, sur le ton de la plaisanterie, sa promenade de pékin dans tout ça, escorté de son trompette prussien : on ferait quelque chose de charmant de la guerre, ainsi contée par un père à son enfant.

Puis il nous parle de choses ignorées, d’une proposition de la Russie, effrayée des résultats de la bataille de Sadowa, proposition, répétée deux fois, de se donner franchement à la France, mais à la condition qu’on ne lui parlerait plus de la Pologne, offrant une alliance entière, et déclarant qu’il n’y {p. 138}avait que cette union des deux grandes puissances pour remettre l’équilibre en Europe, — dût cette alliance ne pas durer plus longtemps que les traités de 1815, une cinquantaine d’années, un laps de temps suffisant pour faire la gloire des deux souverains qui auraient signé cette alliance.

Mais M. de M…, agent de la Russie, demandait une conclusion immédiate aux Tuileries. Solution, si elle avait été acceptée, capable de faire d’autres destins à l’Europe, mais que repoussa au néant des grandes choses enterrées, l’esprit temporisateur de l’Empereur et rétractile aux larges décisions.

17 juin §

Berthelot nous disait à Magny, que non seulement la France est le pays qui a le moins, d’enfants, mais que c’est, par là-dessus, celui qui a le plus de vieillards, et dont le chiffre est comme 100 à 58, relativement à la Prusse. Il attribuait à cela le ganachisme actuel.

24 juin §

Roqueplan que j’arrête dans la rue, et auquel je fais compliment de sa solidité et de sa résistance physique, me dit : « Ah ! c’est que je n’ai jamais bu de mauvais vin. Il faut faire très attention à ce qu’on prend et à ce qu’on rend ! »

Ce soir, aux Champs-Élysées des filles causaient près de moi sur des chaises : « Laisse donc, dit l’une, je suis franche. On fait huit cents francs. On vit avec {p. 139}trois, et on en place cinq cents à la caisse d’épargne. » La basse prostitution présente pourrait prendre comme enseigne : « Au Gagne-Petit. »

* * *

— J’ai vu à l’Exposition une horrible chose : des couronnes d’immortelles en porcelaine. Souvenirs et regrets, voilà que vous devenez une dépense une fois faite !

* * *

— Les fautes que les hommes d’État font sur le théâtre de la politique, ils les feraient comme hommes, en famille ou dans la société, qu’on les enfermerait.

* * *

— Oh ! l’inconnu de Paris. On nous citait une femme gagnant une très grosse somme par jour, avec le talent qu’elle a seule d’enfiler un collier de perles : c’est-à-dire d’assembler les perles, de les faire valoir l’une par l’autre, de les harmonier, de chercher pour ainsi dire leurs accords, sur des espèces de registres de musique en ébène. L’arrangement d’un collier, qu’elle cherche souvent toute une journée, lui est payé de 60 à 80 francs.

* * *

— À propos d’Hernani. Tristesse de songer qu’il faille quarante ans, presque un demi-siècle, pour être autant applaudi qu’on a été sifflé.

3 juillet §

{p. 140}Vichy.

Cette vie avec ses bains, ses verres d’eau de demi-heure en demi-heure, ses petites promenades de l’hôtel aux sources, le règlement et les coupures de la journée, la discipline de la cure, dissipe un peu en nous le spleen abominable de nos derniers jours à Paris, à peu près comme la vie monastique devait suspendre l’ennui des grands ennuyés des siècles passés.

* * *

— Le directeur des eaux me disait qu’on vendait les chaises sur lesquelles l’Empereur s’était assis. Ainsi, il y a des gens pour adorer la place de ses hémorroïdes. Et nous nous moquons encore des peuples qui rendent un culte aux fientes du Grand Lama.

* * *

— La race bourbonnaise, cette race du Centre, marquée à tous les bons signes de la pauvreté d’une province et de l’éloignement d’une capitale, race laide, rabougrie, a une caresse dans l’accueil et le service que je n’ai rencontrée nulle autre part. On dirait que les peuples ont les vices de leur beauté et les vertus de leur laideur.

9 juillet §

Je lis ce matin que Ponsard est mort. Il restera l’immortel exemple de toutes les {p. 141}sympathies de la France pour la médiocrité, et de toutes ses jalousies contre le génie. Je ne lui vois guère d’autre immortalité pour le sauver de l’oubli.

9 juillet §

Parc de Vichy. Sept heures et demie du soir. Une broussaille de genêts, toute fleurie de jaune ; au-dessus de petits arbres, aux feuilles argentées, glacées de soleil couchant, et toutes emplies d’une illumination rose, et s’enlevant sur un ciel bleu si pâle qu’il semble blanc : un coin de coucher de jour d’un tableau primitif, un éther angéliquement pâle, plein de petits cris d’oiseaux qui volent si haut qu’on ne les voit pas, et aussi du rire d’une petite fille qu’on ne voit pas non plus, remplissant de sa gaieté rieuse, le chalet où elle court.

* * *

— Tous les faiseurs de petits travaux d’art et d’histoire, tous les Chinois d’érudition que je connais, prennent un aspect chinois par le ventre et la graisse qui leur chinoise les yeux.

12 juillet §

Sur l’Allier. Une petite laveuse, les bras nus, le casaquin clair, un ruban couleur feu dans les cheveux pour toute élégance, de petits tétons ronds qu’on sent baller comme une paire de pommes, le corps libre, souple, m’a fait repasser devant les yeux la {p. 142}toilette matinale de peuple d’une ancienne maîtresse.

* * *

— La musique au théâtre, au concert, ne me touche pas, je ne la sens un peu qu’avec le plein air et l’imprévu du hasard.

* * *

— À faire notre Catéchisme de l’art en aphorismes, et ne dépassant pas dix pages. Comme summum du Beau absolu : le Torse du Vatican.

* * *

— Je trouve qu’autour de nous ; de jour en jour, dans notre monde, le respect de la postérité diminue bien. La littérature chez les hommes de lettres que je vois, ne me semble plus qu’un moyen de mettre le gratis dans beaucoup de choses de la vie. C’est comme un droit à un parasitisme n’apportant pas trop de déconsidération.

* * *

— Il n’y a que deux grands courants dans l’histoire de l’humanité : la bassesse qui fait les conservateurs et l’envie qui fait les révolutionnaires.

* * *

— Oh ! le Siècle ! Un ami, qui n’est pas un imbécile, voulait me soutenir, ce soir, que c’étaient les Jésuites qui avaient fait faire des obscénités aux Chinois.

* * *

{p. 143}— Il est assez curieux que jamais un legs n’ait été fait à l’auteur d’un livre, n’ait été fait par un mourant riche à un esprit. Si jamais un écrivain a hérité d’un lecteur, il a fallu que le lecteur le connût, le fréquentât, approchât du corps de cet esprit.

* * *

— Aujourd’hui seraient morts en bloc Jésus-Christ, Socrate, Franklin, que les journaux ne seraient pas plus en deuil. Lambert Thiboust n’est plus. Il est question d’un monument ; d’une colonne, d’un enterrement national.

On cite du mort des traits de bonté divine, comme d’avoir reconnu un ami dans la dèche, et s’il n’a fait toute sa vie que des cascades, c’est qu’il avait la pudeur des hautes aspirations à la littérature, si ridicules dans ce siècle, sans grands talents.

En lui meurt la gaieté de Paris, et dans tous les cafés, on voit les garçons s’essuyer les yeux du coin de leur tablier.

* * *

— Avez-vous remarqué que les femmes qui ressemblent physiquement à vos maîtresses, ont une sympathie pour vous ?…

20 juillet §

Il y a ici une espèce de gentilhomme, qui est un prestidigitateur, un sorcier avec ses mains commandant au visible et à l’invisible, élevant {p. 144}l’escamotage au merveilleux, et faisant voir ce que les dix doigts de l’homme peuvent réaliser du miracle. Cet A… m’emmène ce soir chez lui, pour voir une table machinée pour ses trucs, sur ses indications. Une petite chambre, où il y a deux lits, tout encombrée de paquets vagues et couleur de misère, au milieu desquels reluisent les dorures de la table. La dedans une femme, Mme A…, me dit-il, une espèce de paysanne ; deux caniches crottés, ses aides en train de fouiller le dessous du lit ; et sur le marbre d’un chiffonnier, une pauvre colombe, habituée à être escamotée, immobile et qui semble de bois.

Et le gentilhomme disparaît… Je ne vois plus dans cet intérieur de bohème, dans cette chambre de faiseur de tours aux chiens savants de Stevens, que le campement d’un saltimbanque en chambre.

Dimanche 21 juillet §

Puissant, sur lequel nous sommes tombés ici, où il fait le Programme de Vichy, nous amène Vallès, débarqué ce matin du train de plaisir, en paletot d’hiver, gesticulant de la canne, parlant haut, et avec son accent bon garçon auvergnat, ayant l’air de crier : « Vallès est dans vos murs ! »

On improvise une partie de pêche. On part, la Madeleine, Burty, une chanteuse, la Gonetti, une fille toute ronde, qui a mis avec bonheur de gros souliers pour la partie de campagne. La partie ne sourit plus à Vallès, qui demande un endroit, où l’on puisse manger {p. 145}une grillade de porc, arrosée de vin blanc. On l’entraîne vers le Sichon… Il marche bougonnant, en demandant le frigus opacum, en jetant dans la verdure des mots du café des Variétés. Il hèle, à travers les champs, une vache : « Superbe, la vache de Fénelon ! »

Cela, mêlé de paroles amères, de paradoxes sauvages, de rampements amoureux sur l’herbe vers la jupe de la diva. Puis il blasphème spirituellement et drolatiquement Hugo, et redemande de la grillade.

22 juillet §

Ce soir Burty revient à l’hôtel s’habiller pour un bal. Il entre chez nous, se met à causer de son père, du premier Empire, allume un cigare, et pris par l’intérêt de ce qu’il raconte, par le souvenir du passé et de la famille, nous fait toucher les changements survenus dans les habitudes, les mœurs, le train de vie de la bourgeoisie marchande.

Aujourd’hui les Delisle, les Cheuvreux-Aubertot ont des châteaux, avec le luxe, la chasse, tout le tra la la de l’aristocratie. Dans le temps, dont il nous parle — et remarquez qu’il n’y a pas plus de cinquante ans, — le premier marchand de soieries qui était son père, louait, l’été, une maison de campagne de 300 francs à Groslay, et la grande distraction du dimanche pour les invités et les grands commissionnaires américains et russes, était l’achat, pour 12 francs, d’un cerisier dans la campagne, d’un cerisier que la société mangeait sur pied.

* * *

{p. 146}— Jamais un homme, si riche qu’il soit, n’achètera un bel enfant, une belle petite fille, pour avoir sous les yeux un chef-d’œuvre de nature, de l’art de Dieu. Il préférera toujours acheter un tableau, une statue, quelque chose que l’on revend, et où on retrouve sa mise.

* * *

— Table d’hôte de l’hôtel de Madrid à Vichy.

Au bout de la table, en haut, un ménage d’origine mexicaine, d’insulaires venus d’une Canarie quelconque : la femme, une vraie femelle avec une tête de bonne singesse, une peau café au lait, les bras comme des antennes de sauterelles, des gestes pour découper qui lui retournent les mains à la façon de spattes, horriblement maigre, séchée, ratatinée sous son châle de petite fille, couleur caca d’oie, et attaché à son cou par une immense plaque, remplie par la photographie de son mari ; on croirait voir une contemporaine de Montezuma, exhumée de ces cruches mexicaines, où l’on empote les morts.

À côté une espèce de vieux petit mayeux bordelais, le menton dans son assiette, au fausset inouï, aux notes comiques de casse-noisette, le soprano du gazouillement, et sa femme, une figure qui fait penser à la Reine des Merlans dans une féerie.

Après un jeune Hollandais et sa mère, tous deux juifs, tous deux comme éclairés par le reflet du soleil des juifs, la pièce d’or derrière le grillage des changeurs ; le jeune homme, un brun à barbe {p. 147}noire et à lunettes, promenant éternellement, dans les escaliers de l’hôtel, le cylindre d’un clysopompe ; la vieille femme, à laquelle on ne sait quel passé donner de marchande à la toilette ou de brocanteuse de chair humaine, possédant des restes de beauté diabolique, et ayant dans le cerné de son vieil œil, l’apparence d’un sourire de jouissance, mêlé à je ne sais quelle profondeur de coquinerie. La nourriture l’excite, et, à la fin des repas, se renversant à demi sur sa chaise, comme sur un canapé, et branlant un peu la tête, elle a des chantonnements d’harmonica fêlé, des notes cassées d’échos de musicos.

Puis toute la palette des teints de jaunisse et de la bile dans le sang, depuis la pâleur hépatique jusqu’au bronze vert, depuis le bronze vert jusqu’à la jaunisse nègre, et des têtes de femmes, où la maladie de foie semble avoir développé une répugnante pilosité. Là-dedans, une jeune chlorotique à marier, assidue aux sources ferrugineuses de Mesdames, un bubon en deuil, dont la mère, dans sa grossesse, semble avoir eu un regard d’une caricature idiote de Grandville : Puis deux Anglais, deux Anglais du Palais-Royal : l’un, le neveu, capitaine aux Indes, à l’abominable tête d’artiste, à la barbe en queue de vache, au front de lézard, à la raie médiane d’un modèle pour Jésus-Christ, et se livrant tout le temps à des calembours internationaux. L’oncle, lui ! ressemble à un commodore joué par Odry, avec ses cheveux et ses favoris lui mangeant la figure à la façon de deux perruques, avec ses yeux de taupe, {p. 148}ses cravates de Mazulipatam ; et les bijouteries qui le sillonnent, en serpentant, font de lui comme le Laocoon des chaînes de montre.

Nos yeux, au milieu de tout ce monde, ne se reposent et ne se consolent que sur une famille espagnole au grand complet : la grand-mère, la mère et trois petites filles. La grand-mère, l’aïeule avec ses cheveux gris, la ligne de blancheur de sa collerette, l’engoncement solennel dans le satin noir de sa robe montante, sa carnation ressemblant à une ébauche grasse et beurrée, de Vélasquez, en sa coloration violette aux glacis argentins. Et elle semble entourée des petites infantes du maître, assises à côté d’elle, de ces petites senoritas, la raie de côté, les cheveux piqués du rouge d’un ruban ou d’une fleur de grenadier, le sourcil tressaillant, le front bossué, le teint chaudement pâle avec la tache de fard de leurs joues, un vermillonnement à la Goya. — Je les voyais tout à l’heure dans le jardin, les petites senoritas, vives comme le vif-argent, et déjà jambées de mollets de danseuses, petites-filles des fameuses saltatrices gaditanes.

Et autour de ce monde de tous visages et de toutes langues, tournent les trois automates du service, la maîtresse d’hôtel, une Auvergnate à mine de misère, montrant sur elle la désolation d’une porteuse d’eau qui a renversé ses seaux, un petit domestique moyenâgeux, un espèce de varlet drolatique, arrivé tout ahuri de la charrue, les cheveux en essuie-plume, et la bouche riante montrant des dents en {p. 149}scie, enfin une pauvre petite bonne, au cou maigre de poitrinaire, aux omoplates perçant sa robe étroite, aux lobes d’yeux des prières d’Overbeck, marchant éternellement sur des pieds, comme morts de fatigue.

* * *

— Quelle misère de rouleuse, sous le costume de la chanteuse ambulante : un chapeau de paille noir avec un coquelicot, un canezou marron, une jupe violette à carreaux, troussée sur un jupon noir, et la bretelle de sa guitare sur l’épaule. Elle a la figure grise des pauvres. Et une voix, sortant de cette guenille, une voix d’un voyou qui muse, chante :

C’est la vérité pure,
Vous qu’avez bon cœur,
Plaignez une créature,
Q’az-évu des malheurs !

Et la créature crache.

* * *

— Un chalet d’opéra-comique et de vaudeville, sur le balcon duquel on s’attend toujours à voir des groupes chanter une ronde, comme au théâtre, en levant au ciel des flûtes de Champagne ; un jardin qui n’est presque qu’une salle à manger en treillage, avec des médaillons de célébrités en terre cuite, fouillés par Garrier-Belleuse : c’est le chalet de l’administrateur des eaux, C…, une maison dont on tourne sans {p. 150}cesse le bouton de cuivre, maison toujours mangeante, chantante, recueillant au passage toutes les notoriétés, et toutes les voix jeunes et vieilles : hier les frères Lionnet, aujourd’hui le vieux Tamburini !

Un type, ce C…, l’administrateur moderne, le créateur du jour, l’Haussmann d’ici. Tout dans la main : les eaux, les bains, l’exploitation de toutes les sources du Casino, le théâtre, les concerts, l’imprimerie et le journal, et un monde d’ouvriers, depuis les maçons jusqu’aux cartonniers des boîtes de pastilles, un monde de six cents manœuvres, hommes et femmes. Les paysans l’appellent Napoléon IV.

L’homme, un enragé d’activité, mais un peu brouillon, comme tous les trop actifs, et un touche-à-tout tyrannique. Bon enfant, mais un hôte à l’hospitalité à brûle-pourpoint, et quelquefois sans tact, et dur de paroles aux inférieurs… Au physique, l’œil clair, le nez à l’arête sèche, sanguin, sensuel, denté pour mordre au plaisir… et par là-dessous toujours à son affaire, faisant servir tous ceux qu’il reçoit à quelque chose, tirant de ses hôtes une idée, une réclame, une utilité : des plans à l’architecte, un premier-Vichy au littérateur, et plaçant à intérêt tous ses dîners. En somme, pratique en tout, avec la science de la vie et quelques goûts distingués de l’homme moderne, ayant un pantalon de nuance distinguée, un merveilleux chien d’Écosse, un break de Binder, — enfin entouré de cette espèce d’aristocratie des choses, dont les parvenus d’aujourd’hui {p. 151}arrivent parfois à s’envelopper, sans la mettre en eux.

Une maison, pendant toute la saison de Vichy, une maison d’allants et de venants, où les honneurs sont faits par les M… un curieux ménage de nomades de la société, ne dînant jamais chez eux à Paris, et tout l’été se partageant entre des maisons de campagne d’amis : le mari, le chanteur comique, à la tête de capucin de la chansonnette, avec son front d’ivoire, ses sourcils d’astrakan, ses yeux et son rire de poussah ; la femme, une très gracieuse et aimable femme.

Là, passent des femmes déclassées, des femmes du monde qui n’y ont plus guère qu’une jambe, des pianistes femelles qui semblent revenues de partout, et qui dans des robes noires, qui ressemblent à du papier brûlé, regardent avec la philosophie de la vieillesse de la femme laide, l’amour qui se fait dans les coins ; et en fait d’hommes, beaucoup de messieurs de toute espèce, énormément d’architectes, et le dernier prix de Rome de paysage, le dernier, dieu merci, un peintre qui fait estimer le génie de Thénot.

Dimanche 28 juillet §

Clermont.

À l’hôtel, une chambre aux rideaux de fenêtres couleur de pâte d’abricot, au canapé de fausse moquette suspecte, aux descentes de lit pouilleuses ; — et le matin sur tout le corps des ampoules semblables à des boîtes de montres.

Nous prenons l’omnibus pour Royat, un coin de {p. 152}Suisse, gâté et violé par une école de tapins qui jouent du tambour sous les châtaigniers, et par l’horreur d’un dimanche auvergnat. Le village pétrifié, avec des silhouettes d’autochtones étagés sur leurs escaliers et finissant à un chien idiotisé sur la dernière marche : une population sans rire, sans voix, muette, concentrée.

Retour à Clermont. Nous battons la ville. À peine un passant. La tristesse plate et dominicale de la province, à laquelle s’ajoute ici le deuil de l’horrible pierre du pays, la pierre ardoisée de Volvic qui ressemble à ces pierres de cachot, dans les décors de cinquième acte des drames du boulevard. De temps en temps, un campo qui conseille le suicide, une petite place aux petits pavés pointus, entre lesquels pousse l’herbe d’une cour de séminaire, et où les chiens bâillent en passant. Une église, la cathédrale des charbonniers, noire au dehors, noire au dedans ; un tribunal, un temple noir de la Justice, un Odéon de la loi, académiquement funèbre, et d’où l’on tombe sur une promenade, où les arbres maigrissent d’ennui dans une grande ombre moisie. Toujours et partout, ces fenêtres et ces portes encadrées de noir, ainsi que des lettres de faire-part mortuaires. Et sempiternellement à l’horizon, cet éternel Puy de Dôme, dont le cône bleuâtre ressemble si épicièrement à un pain de sucre, enveloppé de son papier.

À la fin, nous nous sommes assis sur un banc moussu, tumulaire, devant des façades qui avaient les mélancolies des bords de canal, peints par Pierre {p. 153}de Hooghe, recelant des vieilles en chapeau de paille de mendiantes sur la tête, et qu’on eût dit peintes par un Memmling du fouchtra.

À l’hôtel, en rentrant, notre chambre nous paraît d’une saleté plus menaçante, et le lion représenté sur nos descentes de lit, plus triste et plus mangé de vermine que le matin. La peur nous prend, et nous nous sauvons de l’Auvergne.

29 juillet §

Retour à Paris.

3 août §

Saint-Gratien.

Eudore Soulié déclarait aujourd’hui très justement qu’il y avait deux Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve de sa chambre d’en haut, du cabinet de travail, de l’étude, de la pensée, de l’esprit ; et un tout autre Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa salle à manger, en famille, au milieu de la manchote sa maîtresse, de Marie sa cuisinière et de ses deux bonnes. Dans ce milieu bas, Sainte-Beuve devient un petit bourgeois, fermé à tous les grands côtés de sa vie d’en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l’intellect rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes.

5 août §

La princesse fait ordinairement, après {p. 154}déjeuner, des promenades où elle jette comme la dictée de ses pensées. Aujourd’hui elle crache ses amertumes à propos de l’ingratitude des artistes, au sujet de X… et de Y…, qu’elle accuse d’avoir mené toute l’intrigue, pour empêcher la première médaille d’Hébert. Elle rappelle tout ce qu’elle a fait pour eux. Et elle s’étend éloquemment sur la peine qu’elle a eue à donner le goût de l’art à l’Empereur et à l’Impératrice, à imposer la mode de la peinture et des peintres à la société, « si bien, dit-elle, qu’aujourd’hui tout le monde a son artiste… Mon avoué a son peintre : c’est Corot… Positivement ».

Puis changeant de sujet : « Moi je n’ai jamais fait mon chemin avec l’Empereur, parce que je vais tout droit… On ne m’a jamais prise dans des tripotages, jamais, jamais !… On n’a jamais pu faire de moi, de ces gens qui pleurent, et se font payer leurs dettes, tous les six mois… » Cela sort d’elle avec une indignation et une montée de sang qui lui empourprent le teint.

Puis elle nous promène dans le château, nous faisant voir sa chambre, son cabinet, tout pleins de lumière ensoleillée, et tout amusants d’un encombrement de petits meubles à ses goûts, de commodes de petites filles et d’armoires pour les gâteaux de ses chiens. Elle nous dit, heureuse de nous montrer toutes ses chambres d’amis, qu’elle n’a qu’un plaisir, c’est d’avoir du monde, c’est de vivre au milieu de gens qui lui sont sympathiques et qu’elle aime, qu’elle aurait bien pu, si elle avait voulu, faire des {p. 155}choses extraordinaires, des monuments, des palais de financiers, mais qu’elle aime bien mieux sa perse avec de vieux amis assis dessus.

Il faut un ou deux jours pour rentrer dans la pleine intimité de sa connaissance et retrouver la caresse de sa parole : « le cher » au lieu de « monsieur ». Son amitié qui n’oublie pas, s’échauffe pourtant avec la présence des gens.

J’ai remarqué chez la princesse un goût de toilette, particulier : le goût du ton ; ses robes sont toujours des robes de coloriste.

8 août §

Nous passons chez Sainte-Beuve. Une particularité, et qui indique et signifie bien l’essence démocratique de cet homme : c’est la toilette intime de son chez lui : la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l’aspect d’un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux, élégants, distingués, il n’a, pu s’élever à la tenue d’un vieillard du monde, à l’enveloppe honorable de la vieillesse chez elle.

Il nous a longuement conté toute son affaire du Sénat, et toute la grosse popularité qu’elle lui avait faite. Et involontairement, pendant qu’il parlait, nous pensions comme un seul article d’une plume amère et vraie, un coup d’épingle de sincère honnête homme dégonflerait ce ballon de blague d’un martyr à trente mille francs de traitement, — un article où l’on rappellerait que, seul parmi, les lettrés, {p. 156}ce Sainte-Beuve a été l’écrivain qui, en 1852, pendant la terreur blanche de l’écriture littéraire, lors de notre poursuite en police correctionnelle, lors de la poursuite de Flaubert, en ce temps du silence, de la servitude universelle, a été, on peut le dire, le souteneur autorisé du régime. Et ce serait amusant de rappeler que c’est l’émargement qui a été son illumination et sa conversion à la liberté, et que son courage ne lui est venu qu’avec son traitement d’inamovible et ces palmes de sénateur, gagnées à servir avec de la mauvaise foi de prêtre, toutes les viles rancunes du 2 décembre.

En sortant de chez Sainte-Beuve, nous entrons chez Michelet. Nous le trouvons assis sur son petit canapé, les mains sur les cuisses, dans une pose d’idole, avec un sourire extatique sur la figure.

Il nous parle de Rousseau qu’il nous dit n’avoir fait quelque chose, que parce qu’il ne pouvait, un moment, ni avancer ni reculer, qu’il était réduit au désespoir. Ainsi de Mirabeau… Et il se met à nous faire une loi providentielle de ces extrémités du destin des grands hommes, de ce cul-de-sac de malheur, où ils sont obligés de se jeter à la mer. Il termine en disant : « Il y a un joli mot d’émigrant là-dessus « il faut arriver en Amérique noyé sur une planche, l’homme qui y débarque avec une malle n’y fait rien. »

13 août §

Saint-Gratien.

Une journée splendide et torride. On dresse la {p. 157}table dans le jardin : ce qui donne toujours à un dîner l’air d’un dîner de théâtre. Puis la nuit descendue, tout le monde roule en voiture ; et l’on vague dans du clair de lune, qui transfigure tout ce pays de Montmorency, en un rêve de paysage parisien. L’on passe par la vaporeuse fraîcheur du Bois-Jacques, et l’on revient au lac, inondé de lumière argentine dans le rideau de ses arbres tout noirs. Et les uns sur les bateaux, les autres sur des périssoires, semant le lac d’éclairs, en coupant de la rame ou des palettes l’eau scintillante, évoquent dans cette banlieue un souvenir d’un lac de cette Italie, dont la langue revient en musique, sur les lèvres des hommes et des femmes.

* * *

— Des hommes sont tentés par la mort comme par une dernière aventure.

* * *

— Il n’y a que les domestiques qui savent reconnaître les gens distingués.

* * *

— Un côté caractéristique des ménages troubles : ce sont ces froids qui tout à coup tombent dans l’intimité, en présence de tiers, ces absences de la femme qui chantonne en se livrant à un battement nerveux d’un pied sur un barreau de chaise, cette ombre qui vient sur le front du mari, enfin tout ce {p. 158}qui vous donne envie de vous en aller. Et l’on se trouve gauche et gêné, et l’on sort avec une tristesse faite de ce mystère de choses inconnues, de tous les sous-entendus qu’on sent et qu’on tâtonne dans ces ménages, sur lesquels on cause.

Août §

Trouville.

Heilbuth nous emmène le voir laver une aquarelle à Honfleur. Un drôle d’être, décousu, braque, et très fin et délicat et méphistophélique observateur, avec son nez crochu et son œil clair d’Allemand du Nord.

27 août §

Dégoût ici de cette société d’anonymes. Nous souffrons maintenant au coudoiement de populations d’inconnus et de bourgeois vagues.

* * *

— Les étrangers parlent haut en public, ils ont la conscience de parler une langue qu’ils sont seuls à comprendre. Le Français parle bas, parce qu’il se sait compris de tous, et parler la langue universelle.

30 août §

Aujourd’hui nous accompagnons Feydeau sur la falaise. Il est dans le moment toqué de conchyologie qu’il veut fourrer dans un roman, et il va travailler à ramasser dans la glaise toutes sortes de coquilles antédiluviennes, passant des quatre {p. 159}heures en plein soleil, avec son panier, son marteau et son ciseau à froid, et accompagné de son fils, un petit blondin aux cheveux de la nuance du chanvre, le ventre couvert d’un tablier de cuir, qui en fait comme un Amour en sapeur.

Feydeau a toujours une vanité ingénue qui lui sort de tous les pores, mais tout à fait inoffensive. Il nous conte, du plus grand sérieux du monde, qu’il éprouve un certain ennui de finir son roman, tant il est attaché à ses personnages… Au milieu du développement de son ennui, un coup de sifflet dans la falaise : c’est Mme Feydeau qui arrive avec un pliant, toute charmante en sa fleur de beauté, et délicieusement coiffée d’une de ces coiffures du Directoire, qui ont l’air d’en faire une fille de Mme Tallien.

3 septembre §

Entre nous deux, il n’y a pas d’autre froissement, d’autre choc de nervosité agacée, que ceux produits par l’angoisse souvent désespérée de la carrière littéraire et de la production du livre. Cela nous jette dans des tristesses irritées contre nous-mêmes, et qui rejaillissent quelquefois, de l’un sur l’autre, en mutuelle amertume. Cela arrive, quand le travail ne va pas, quand il y a de l’impuissance à rendre ce que l’on sent, et d’atteindre à cet idéal qui va toujours dans les lettres, en s’élevant et en se reculant de votre plume. Alors de mornes désespoirs, où dans le pessimisme momentané qui pousse les choses à l’extrême, il y a des tentations de {p. 160}suicide… et c’est une revue rageuse, dont on s’empoisonne l’âme, de tout ce que, tous deux, nous avons eu de dénis de justice, de mauvaises chances, d’échecs, de faillites du succès, tombant au milieu de cet état maladif qui ne nous laisse pas un jour sans la souffrance de l’un de nous ou l’inquiétude de la souffrance de l’autre.

4 septembre §

Nous ouvrons, au déjeuner du Bras-d’Or, une lettre de la princesse : l’aîné de nous deux, est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Comme toutes les joies, celle-ci arrive incomplète, et le décoré est très embêté… Quelque orgueil pourtant de cette décoration, qui aura cette rareté de n’avoir été ni demandée, ni sollicitée même par un mot, une allusion, mais arrachée par une amitié qui y a pensé toute seule, et des sympathies d’inconnus…

* * *

— Il me revient, ce mot de Sainte-Beuve, que me rapportait de lui, l’autre jour, Soulié : « C’est du dîner Magny que sort mon discours du Sénat. » Et c’est vrai ! Le dîner Magny aura été, en dépit de quelques empêcheurs, un des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler.

5 septembre §

Monologue d’un bourgeois devant l’océan : « La mer est silencieuse et trop loin… Il y {p. 161}a vingt-cinq ans, la mer se retirait moins loin… l’espace est monotone, si on n’a pas le flot… et le flot, on ne l’a que deux heures avant et deux heures après : en tout quatre heures, c’est déjà quelque chose… Mais c’est monotone… du reste ça m’est parfaitement égal… »

8 septembre §

En voyant une méduse à moitié desséchée sur la plage, je me demandais si la mort dans les animalités végétantes de la vie inférieure ne serait rien qu’une insensible cessation de vivre, et si la douleur de la mort, montant l’échelle animale, et s’aggravant à chaque échelon de l’organisme et de l’intelligence, ne réserverait pas à l’homme seul, toute la cruauté et toute la souffrance de la conscience de mourir.

15 septembre §

Saint-Gratien.

On causait ce soir des puissances et des effets de la transmission du sang. Viollet-le-Duc parlait de gestes d’enfant qui dénoncent le père, le nomment presque, et il soutenait qu’un cocu philosophe, qui étudierait la question, pourrait, sans se tromper, reconnaître dans le cercle de ses amis et de ses connaissances, le père de son enfant. Au milieu de la conversation, une femme de dire : « J’ai une bien jolie histoire là dessus. Une dame de ma connaissance accouche d’un enfant qui avait deux doigts {p. 162}du pied palmés. Le soir je rencontre un monsieur que je savais avoir cette infirmité, et qui n’était pas du tout du monde de la dame. En le plaisantant, je lui fais mes compliments, le pousse un peu… ma foi, il avoue ! ».

Ce soir, la princesse a une toilette charmante. Sur une robe décolletée de soie cerise qui lui laisse les épaules et les bras nus, une enveloppe de dentelle noire jette le filigrane noir de ses ramages sur le rose de la peau, et la splendeur d’un collier à sept rangs de perles se détache, en leur luminosité nacrée, d’une cravate de dentelle noire qui s’y emmêle.

16 septembre §

Hébert travaille au portrait de la princesse, que nous lui avons vu fusiner avant de partir : un portrait de la princesse en buste, dans le joli format restreint des petits portraits d’Holbein, un portrait intime, qui doit être gravé de la même grandeur pour les amis.

Hébert peint ce portrait avec des pinceaux fins, fins, et presque pas du tout chargés de couleur, miniaturant et miniaturant le soupçon de ton qu’il pose.

Pendant ce, Soulié lit le Cadio de Mme Sand dans la Revue des Deux Mondes, le prince Gabrielli, qu’on appelle ici le prince Charmant, brunit les duretés d’une eau-forte, représentant le profil de sa femme, qui, dans la berceuse, paressant, et {p. 163}inoccupée, et joliment boulotte, rappelle la Doudou de Byron. De la comtesse Primoli, se tenant au fond de l’atelier, on voit la raie nette dans ses beaux cheveux noirs, et un bout de front penché sur un livre. La muette Mme Benedetti s’arrête de temps en temps dans sa tapisserie, et prend un repos, avec un regard vague devant elle. Le gros Primoli passe, jetant une égrillardise dissimulée dans de l’italien, et s’en va. Mais voici le maire de Saint-Gratien arrivant, accompagné de Charles Blanc, qui déroule et lit un factum contre le chemin mortuaire d’Haussmann. La princesse s’anime, fulmine, devient rouge… Hébert continue à donner, du bout de ses longs et fins pinceaux, des caresses, au visage furieux de la princesse. Et les heures passent.

Mardi, 17 septembre §

En flânant dans les serres de Saint-Gratien, nous pensions à tout ce que ces plantes originales pourraient apporter d’imagination créatrice à l’industrie, à la mode. Quelle source de renouvellement pour nos soieries de Lyon ! Quelle révolution à faire dans l’académique des dispositions d’étoffes, dans cette abominable géométrie, de notre goût. Ici, quelle fantaisie, quel imprévu de taches et de couleurs. C’est le naturisme heureux et libre, et sans règle pédante, de l’art chinois, de l’art japonais, de ces arts calomniés comme arts fantastiques et qui n’ont besoin que de cueillir une feuille, que je vois là-bas, pour en faire, sous les doigts d’un {p. 164}ouvrier de Yedo, la plus ravissante des coupes.

Retour ce soir. Des voyous en gaîté au chemin de fer. Le Français dans l’ivresse n’est point bêtement heureux d’être ivre comme les autres peuples. Il faut qu’il se montre très ostensiblement ivre à tous, par la bruyance, les cris, les blagues, la crapulerie exubérante. Sa grande gaîté dévoile son esprit de vanité et d’inégalité : elle a besoin d’être écrasante pour les autres.

18 septembre §

Rien, rien et rien, dans cette exposition de Courbet. À peine deux ciels de mer… Hors de là, chose piquante, chez ce maître du réalisme, rien de l’étude de la nature. Le corps de sa « Femme au perroquet » est aussi loin du vrai du nu, que n’importe quelle académie du xviiie siècle.

Puis le laid, toujours le laid, et le laid bourgeois, le laid sans son grand caractère, sans la beauté du laid.

* * *

— L’homme de la Morgue répondait à quelqu’un lui parlant de l’émotion qu’il devait ressentir aux sinistres reconnaissances des cadavres : « Oh ! on se fait à tout… il n’y a qu’une chose, c’est, quand c’est une mère… voyez-vous, le mort serait-il décomposé, pourri, serait-il du papier mâché, comme il y en a… quand c’est une mère, elle se jette dessus et l’embrasse… Il n’y a qu’elles pour cela ! »

* * *

{p. 165}— Nous sommes des assidus de l’Arène athlétique, de ce spectacle de la lutte, qui se répercute dans tous vos nerfs, et dont vous vous en allez avec un peu de la tristesse et de la déception des vaincus. Ce soir nous avons vu, pour la première fois, « l’homme masqué », une figure du paladin du biceps, qui nous est restée, ainsi qu’une apparition du Chevalier noir, dans le chapitre d’un roman de Walter Scott.

Cette force masquée, une force étrange, mystérieuse, différente de toutes les forces que nous avons vues à l’ouvrage, une force qui part comme un ressort et qui, en ses deux petites mains gantées de noir, pétrit un torse et des flancs, comme avec des mains d’acier. Ç’a été un spectacle étonnant et tout inattendu, que ce gros Farnèse de Bonnet, étendu, aplati par terre, rendu inerte, la puissance de sa masse brisée sous cet homme, à tête de satin noir, couché presque doucement sur lui avec la pesée légère et fantastique d’une chimère et d’un cauchemar.

Il y a une heure là, quand le gaz baisse et s’embrume, que le brouillard des cigares devient intense, qu’une pâleur nerveuse est sur toutes les figures, que les teints de Paris se plombent d’émotion, une heure où, sur les gradins de la salle de bois, la foule de ces têtes de photographes et de journalistes, fait comme des tas blafards et effacés de vivants, dans une ombre à la Goya3.

* * *

{p. 166}— Après dîner, au restaurant Philippe.

Du talent, peut-être en avons-nous, et je le crois, mais d’avoir du talent, il nous vient moins d’orgueil, que de nous trouver des espèces d’êtres impressionnables d’une délicatesse infinie, des vibrants d’une manière supérieure, et les plus artistes à goûter l’aile de poularde braisée que nous mangeons ici, un tableau, un dessin, une boîte de laque, un bonnet de linge de femme, le suprême et l’exquis de toute chose raffinée et inaccessible aux gros sens d’un public.

27 septembre §

Voltaire, et encore et toujours cette histoire de sa fièvre à l’anniversaire de la Saint-Barthélémy. Lui, la sensitive de l’éphéméride ! Allons donc, lui bon, tendre, pitoyable ! Mais, je le répète, il n’y a qu’à regarder ses lèvres, dans sa statue de Houdon. Et bien, moi aussi je te baptiserai, Voltaire, tu es Satan-Prud’homme.

28 septembre §

{p. 167}Dans les coulisses des Français. Le cor d’Hernani : — c’est un cornet à pistons de la Garde impériale, — et Ruy Gomez se plaignait, ce soir, d’avoir trop mangé à son déjeuner de tripes à la mode de Caen. Oh ! toutes les choses du monde, lorsqu’on les voit par derrière !

29 septembre §

La race des ministres est descendue, et je crois qu’elle ne peut guère descendre plus bas. Sous Louis-Philippe, c’étaient encore des professeurs ; aujourd’hui j’en vois un, qui est un vrai Gaudissart, avec des favoris de marin de la Méditerranée, l’encolure d’un placeur de gros vins et d’un homme à femmes de la Cannebière, enfin le brun poilu qu’on voit dans les lithographies obscènes de Devéria. Ce ministre est à la fois plat, humble, rogue et haut.

Et le voilà, à table, prenant ses aises d’homme mal élevé, et s’épanouissant en vieilles histoires marseillaises usées jusqu’à la corde, et faisant un gros bruit bête de troun de l’air, en habit noir.

Le soir, au fumoir, il s’est étendu, en se vautrant sur un divan, avec cette habitude des hommes d’État actuels, auvergnats et marseillais, de décrotter les talons de leurs bottes à la soie des meubles, et à la fois dédaigneux, et contempteur du monde qui était là, et tout ahuri à la question ébouriffamment intime que lui adresse, sous un air parfaitement bête, Théophile Gautier, sur ses rapports conjugaux avec son épouse.

3 octobre §

{p. 168}La maladie effraye la femme du peuple, comme l’orage les bestiaux. L’inconnu du mal qui vient à elle, l’hébète. Ainsi que les enfants, les femmes du peuple disent au médecin, qu’elles souffrent de partout.

Dimanche 7 octobre §

Saint-Gratien.

Avant dîner, dans la chambre d’Eugène Giraud, pendant qu’on se chausse, qu’on se lave les mains, qu’on passe l’habit de circonstance, qu’on fume une cigarette, Charles Giraud raconte qu’à Taïti, les femmes ont l’habitude de s’oindre le corps d’une certaine préparation jaune qui leur enlève l’apparence solide d’un corps humain, et donne à leur corps, à leur chair, la transparence d’une bougie transparente, en fait des statues étrangement douces à l’œil, presque diaphanes.

Et la description de ces femmes est remplacée, je ne sais par quelle transition, dans la bouche de Penguilly, par les effets du canon. Il se met à conter, comme il sait conter, vous donnant avec son récit lent et détaillé, récit d’officier et de peintre, l’idée d’une veillée de camp, il se met à conter un des derniers coups de canon de 1814.

Une batterie française, aux portes de Paris, avait devant elle du brouillard ; et des formes à peine visibles se montraient, un instant, dans ce brouillard, tiraient et disparaissaient, en se jetant à plat ventre au milieu de broussailles. C’étaient des tirailleurs {p. 169}suédois, dont l’un venait d’abattre ou de blesser, coup sur coup, trois canonniers. Cela agaçait les Français, quand le capitaine s’adressant au meilleur pointeur, lui dit : « Tâche de toucher ce bougre ! » La pièce de service était un petit obusier. Le coup partit, à l’instant où la silhouette du Suédois se levait de terre. « Je crois avoir touché, mon capitaine », dit le pointeur, et la canonnade continua toute la journée.

Le soir, au moment, où on relevait les blessés pour les porter aux ambulances, le canonnier dit au capitaine : « Je voudrais bien aller voir mon coup de ce matin ! » Le canonnier va à l’endroit où son coup avait dû porter, et trouve un vivant encore chaud, mais un vivant dont le boulet avait fait, dans la face, le creux rond d’une serpe, avait enlevé le nez, les yeux, la bouche, tout ce qui est la figure d’un homme.

Le canonnier porte le Suédois à l’ambulance. Le cas est trouvé curieux. On le panse, on s’ingénie en inventions pour le faire boire, pour le faire un peu revivre, avec des tuyaux de plume, avec je ne sais quoi… Mais voilà l’effroyablement terrible : l’homme pansé, bandé, revient à lui. On le voit, dans le premier moment, ignorant de sa blessure, se tâter de ses bras étendus, d’abord les jambes, tout doucement remonter, se tâter les cuisses, puis le ventre, l’estomac, la poitrine, puis arrivé là, s’arrêter un moment, avoir un mouvement d’épaules qui fit peur, porter enfin les mains à sa tête, à la place de sa figure, au bandage qui la recouvrait et l’arracher… On le fit vivre cinq jours.

{p. 170}Penguilly racontait encore que la fameuse maréchale Lefèvre, cette haute gueule de la première cour impériale, apporta, un beau matin, le bâton du maréchal au Musée d’artillerie, et comme le conservateur, tout en la remerciant, s’étonnait que la famille ne conservât pas une telle relique. « Ah ! bien oui, ma famille, vous ne les connaissez pas, — et faisant le geste, — ils seraient capables de s’en servir pour abattre des noix !

8 octobre §

Dîner Magny.

Oh ! l’intolérance du parti de la tolérance ! J’ai pensé au mot de Duclos.

« Ils finiront par me faire aller à la messe ! »

11 octobre §

Fini aujourd’hui notre pièce : Blanche de la Rochedragon (La Patrie en danger).

La rue Childebert va disparaître. Goguet le marchand de cadres anciens déménage. Drôle de bonhomme et drôle de rue.

La rue lépreuse avec son air de cul-de-sac provincial, et qui fait brusquement le coude à une petite entrée de Saint-Germain-des-Prés : une rue où le bric-à-brac coulait sur le pavé, où des fauteuils étaient à cheval sur le ruisseau, une rue où l’on marchait au milieu de cadres dédorés, une rue où aux devantures et sur les portes, c’était un méli-mélo de vieux portraits sur des chaises n’ayant plus que {p. 171}des sangles, des tapisseries représentant des saintes brodées à l’aiguille, des crucifix, des portoirs de fayence, des fontaines de cuivre, des plats en étain, une ferronnerie et une ferraillerie moyenâgeuses, et des bouts de cors de chasse, passant sous des habits de membres de l’Institut, et des guitares pendues sur des châssis, représentant des têtes d’expression de femmes grecques en turban de Mme de Staël, peintes aux années philhellènes, et des ciels de lit aux vieilles soieries faisant des auvents de boutiques.

Une boutique entre autres, à la porte de Goguet, pareille à une palette de la loque, de toutes ses usures et de toutes ses flétrissures, ouvrant entre des verdures brûlées, râpées, mangées, pourries, enfin une espèce de trou, aux amoncellements de paquets de lisières, aux tas de morceaux de cordons de tirage, d’effiloquages de soie et laine, un trou plein à déborder, pour ainsi dire, d’un fumier de tissus.

Puis l’escalier tout noir, et tout suintant d’eau, et la loge du concierge au premier, où, dans l’humide coup de jour glauque du vitrage, on voyait le portier et la portière à côté de trois pots de joubarbe, comme des noyés sur un banc d’herbe, dans le fond jaune d’un fleuve.

Et Goguet et son acolyte, avec leurs mines glabres, leurs physionomies humbles de brocanteurs-sacristains.

16 octobre §

Dîner avec Hébert chez Philippe.

{p. 172}Il nous parle d’un de ses élèves de Rome, un jeune sculpteur, le frère de Barrias le peintre, lequel était tourmenté depuis longtemps de la toquade d’aller en Grèce, pour mettre au bas d’un buste ou d’une figure : Αθηνη, suivi de Εποιει. Il vient de recevoir de lui une lettre désespérée, dans laquelle il lui dit, que dans l’ancienne patrie de Phidias, il n’y a plus de modèle, plus même de terre à modeler, et qu’un sculpteur qu’il a fini par découvrir lui déclarait que, lorsqu’en Grèce, quelqu’un s’avisait de vouloir faire une œuvre d’art quelconque, il se rendait à Rome, et qu’à Athènes on ne sculptait absolument plus que d’après des gravures.

Nous lui parlions du musée de Grenoble, du splendide Rubens représentant Saint Bonaventure, et nous lui demandions s’il n’avait pas eu une action sur sa vocation. Il nous répondait que sa vocation n’était pas venue de son musée natal, mais qu’elle lui était venue des ruisseaux de sa province, de ces ruisseaux pas très grands, larges comme la table, à l’eau très courante, et cependant paraissant immobile, avec l’ondulation verte de toutes sortes d’herbes, sur le fond gris, où il y a des cailloux jaunes. Ces tons doux et lisses, sous la fuite du ruisseau, cette lumière noyée, cette transparence de choses aquatiques, sous ce vernis trémulant, — ce vernis qu’il comparait à un vernis copal, — ce fut pour lui son miroir d’idéal et l’inspiration de sa vocation.

Berlioz est son compatriote. Ils étaient de deux {p. 173}maisons dans la montagne, l’une un peu au-dessus de l’autre. Il l’avait vu le matin même, et Berlioz lui racontait avoir été amoureux à douze ans, dans le pays, d’une jeune fille de vingt ans. Depuis, il avait passé par bien des amours, romanesques, farouches, dramatiques, avec toujours cependant, au fond de lui, la sourde mémoire de ce premier amour, auquel il était passionnément revenu, en retrouvant à Lyon sa jeune fille, âgée de 74 ans. Et maintenant lui écrivant, et ne lui parlant que des souvenirs de son cœur de douze ans, il ne vivait plus que de cette flamme passée !

* * *

— Le beau Louis XVI, est le beau Louis XV, le Louis XV de 1760, le Louis XV contemporain du Garde-Meuble, et personne ne l’a vu. Le vrai Louis XVI est déjà de l’Empire, il n’y a qu’à voir l’horrible coffret à bijoux de Marie-Antoinette.

* * *

— Il y a des hommes, il y a la femme.

21 octobre §

Aux buffets anglais de l’Exposition.

Les femmes tirent un aspect fantastique de leur éclat, de leur blancheur crue, de leurs cheveux fulgurants, un aspect qui leur donne l’apparence de prostituées de l’Apocalypse ; elles ont quelque chose d’inhumain, d’alarmant, d’effrayant. Des yeux qui {p. 174}jamais ne regardent, un mélange de clowns et de bestiaux : des bêtes splendides et inquiétantes.

27 octobre §

À Bellevue, chez Charles Edmond qui vient de se faire bâtir un petit palais bourgeois.

Nous allons avec lui chez Berthelot, son voisin, et tombons dans l’intérieur du chimiste. Une petite maison dans les bois. Un jardin plein d’enfants, un salon plein de femmes. Mme Berthelot, une beauté singulière, inoubliable : une beauté intelligente, profonde, magnétique, une beauté d’âme et de pensée, semblable à ces créations de l’extra-monde de Poë. Des cheveux à larges bandeaux presque détachés, à l’apparence d’un nimbe, un calme front bombé, de grands yeux pleins de lumière dans l’ombre de leur cernure, un corps un peu plat avec dessus une robe de séraphin maigre. Et une voix musicale d’éphèbe, et un certain dédain dans la politesse et l’amabilité d’une femme supérieure. Un enfant, son aîné, est venu s’asseoir tout contre elle, beau comme un enfant fait au ciel.

Nous battons toute la journée, en compagnie de Berthelot, les bois de Sèvres et de Viroflay, et nous retombons le soir dîner dans le ménage Charles Edmond.

* * *

— La vie est une telle peine, un tel travail, une telle occupation, que des hommes comme nous {p. 175}doivent arriver à se dire, à l’heure de la mort : « Avons-nous vécu ? »

5 novembre §

Philoxène Boyer est mort de la maladie de Fontenelle, de l’impossibilité de vivre. Il n’y a que ce temps-ci pour faire mourir les gens de vieillesse à 38 ans.

14 novembre §

Ce soir, Sainte-Beuve donne à dîner à la princesse. La petite cuisinière Marie nous fait entrer dans la salle à manger, où se dresse comme le dîner monté d’un curé, recevant son évêque, et de là dans un salon du rez-de-chaussée tout blanc, tout doré, avec son meuble jonquille battant neuf, qui semble le meuble fourni à une cocotte par un tapissier.

Les invités arrivent : la princesse, Mme de Lespinasse, le vieux Giraud de l’Institut, le docteur Phillips, Nieuwerkerke. La princesse a la mine toute gaie ; elle s’amuse d’avance, comme d’une partie de garçon. À dîner, elle veut tout servir, tout découper. Son père découpait toujours. Il avait de très jolies mains. Il mangeait même la salade avec les doigts, et quand on lui disait que ce n’était pas propre, il répondait : « De mon temps, si nous ne l’avions pas fait, nous aurions été grondés, on nous aurait dit que nous avions les mains sales ! »

Au bout de la table, Sainte-Beuve a l’air d’un {p. 176}maître d’hôtel d’une cérémonie funèbre, de son repas de mort. Je le trouve cassé, vieux, rabâchant, ayant pour se plaindre du mal qu’il a à vivre, cette mimique sénile, ces fermements d’yeux qui disent : « Allez, je me sens ! » ces gestes de componction triste, et ces paroles qui se plaignent avec des mots vides.

Il ne mange pas, se lève deux ou trois fois pendant le dîner, demande qu’on ne fasse pas attention à lui, revient comme le revenant de sa maison, comme une ombre de vieillard qui ne veut déranger personne.

Chacun se bat les flancs. On essaye d’égayer le champagne, mais le rire est froid et se glace. La princesse devient sérieuse et paraît souffrante… Dans le salon, Sainte-Beuve, tâchant de sourire, assis au bout du canapé jonquille, arc-bouté de ses deux poings sur la soie, se laisse aller à conter les tristesses de sa jeunesse, de sa vie sans chaleur avec les gens du Globe, Cousin, Vitet : gens qui ne lui donnaient que leur esprit, leur amabilité, rien de plus, et souvent le déconcertaient par des discussions, où il était tout étonné d’entendre Cousin appeler Louis XIV « un godelureau ».

Il nous parle de son temps d’interne à Saint-Louis, en 1827, de sa chambre, rue de Lancry au dix-huitième étage, « où je vivais si seul, dit-il, que pendant sept mois, personne n’est entré que ma mère, et une seule fois »… C’est depuis ces mélancolies de l’isolement, qu’il a réagi contre, qu’il a eu toujours besoin de monde, qu’il a voulu dans sa salle à {p. 177}manger des femmes, des chats. Et il cite l’exemple de Saint-Évremond s’entourant, à mesure qu’il vieillissait, de bêtes, d’animaux… et d’hommes, ajoute-t-il en souriant, pour faire plus de vie autour de lui. « Ah ! si j’avais eu là, à l’hôpital, un maître, mais c’était Richerand, un charlatan… »

Là-dessus le docteur Phillips, avec sa grosse tête dans les épaules, ses yeux saillants, sa personne ankylosée, se met à parler chirurgie, opérations, nous entretient de Roux, cet artiste du pansement qui tuait ses malades par la coquetterie de ses bandes. La princesse l’interrompt, en lui jetant au nez la barbarie des chirurgiens, leur insensibilité, le peu d’émotion qu’il faut qu’ils aient… « Si, riposte Phillips, j’en ai beaucoup, mais seulement pour les enfants… Ces pauvres petits êtres auxquels on ne peut pas faire comprendre que c’est pour leur bien… Oh ! cela est horrible… » Puis après un silence : « Voyez-vous, dans notre métier on ne voit plus que la science… la science c’est si beau… Mais il me semble que je ne vivrais plus, si je n’opérais plus… C’est mon absinthe ! »

Et la fatalité de cette conversation, ce qui planait dans cet intérieur, la fin prochaine de l’hôte qui nous recevait, avaient jeté tous les dîneurs dans une triste songerie.

* * *

— Vie d’enfer tout ce mois de novembre : publier un livre, arranger un appartement, avoir affaire à tous les corps de métier, ranger une bibliothèque, {p. 178}écrire un travail de casse-tête sur les vignettistes du xviiie siècle, et suivre chacun un régime, et essayer de se refaire un peu le corps. Notre devise en ce bas monde devrait être : Malgré tout. — En attendant que nous la prenions, nous la donnons au héros de notre pièce.

25 novembre §

Bar-sur-Seine.

À la campagne et en famille pour changer. Nous laissons derrière nous

Manette Salomon en plein succès.

4 décembre §

Contraste de la vie ! Nous emplissons un peu Paris en ce moment du bruit de notre livre, et nous voici ici devant l’âtre de la cheminée de la baraque, où sur le manteau de brique encore taché de la main des maçons marquée en chaux, noircit un bouquet desséché d’immortelles, couleur de vieux bois. Dans la cheminée, des souches fantastiques, flambant, se tordant, rougeoyant comme des racines de mandragores. Et dans la baraque, un banc, un cor de chasse, un vieux nid de frelons à une solive, rien que cela.

Au dehors, le soleil sur la neige, une route comme un champ de mottes, toutes blanches et étincelantes aux ombres doucement bleuâtres de la ouate, et de chaque côté de la route, le bois roux, avec çà et là, comme un de ces paquets de feuillage mort qu’on voit {p. 179}à la porte d’une auberge. En se retournant, un soleil tout blanc, qui fait aux ramures noires des arbres un fond d’argent ; et de distance en distance, une brindille perdue portant à sa dernière feuille une sorte de marguerite de givre ; au loin un fouillis, un lacis, une confusion de ramilles maigres qui se perdent dans du violacé, saupoudré d’une poudre de neige, leur donnant la légèreté d’une forêt de plumes.

Et, sous un ciel sourd, lamé de bleu froid et de jaune pâle, la route tout au loin, blanche, blanche, blanche, avec ses fréquentations, les pas de la nuit, la trace de l’animal, l’impression de son pied et la bifurcation de la corne sur la blancheur du chemin.

* * *

— Lu un peu du Mémorial de Sainte-Hélène. À faire, dans Napoléon, tout un chapitre sur cette tête, un monde, — ce cerveau plein des affaires du monde et des comptes de boutons d’une armée4.

17 décembre §

Nous aimons ces changements d’existence, ces triomphes de l’animalité au retour de la chasse, ces coups de fouet de fatigue, ces griseries des fonctions physiques, où le boire, {p. 180}le manger, le dormir, deviennent comme des félicités divines de bêtes.

* * *

— La vie, ah ! la vie, même pour les plus heureux et les plus écrasés de fortune, même pour les meilleurs. Un saint, un grand seigneur, un propriétaire de deux millions de rente, un homme qui a eu une si bonne volonté au bien et au beau, — j’ai nommé le duc de Luynes, — un jour accablé par la vie, ne put retenir : « Mais je suis donc maudit ! »

25 décembre §

Jour de Noël.

Délicatement aimable et bien femme, la princesse ! Elle a pensé à mettre, pour notre retour, une toilette que nous lui aimons. C’est son jour de loterie de tous les ans, jour qu’elle a choisi pour faire les honneurs de sa serre à son intimité. Luxe tout nouveau que ces salons-serres, qui n’ont guère plus de vingt ans de date, et dont le goût remonte peut-être à Mlle de Cardoville d’Eugène Sue. Avec son goût de bric-à-brac, la princesse a semé dans cette serre qui contourne son hôtel au milieu des plus belles plantes exotiques, toutes sortes de meubles de tous les pays, de tous les temps, de toutes les couleurs, de toutes les formes : un capharnaüm qui a l’étrange et l’amusant du déballage d’un magasin de bibelots dans une forêt vierge.

Et là-dedans, des lumières sur des feuilles de bananier, qui semblent des lumières électriques, et partout {p. 181}ce doux vert « cendre verte » de la plante des tropiques, détaché, découpé, digité sur la pourpre d’un drap rouge, chiffonné à grands plis contre les murs.

Jeudi 26 décembre §

Été voir Thierry, pour lui demander la lecture aux Français de nos cinq actes sur la Révolution. Les politesses de Thierry nous ont fait trembler.

29 décembre §

Chez la princesse, ce matin. Pendant les tintements de la messe, dite pour la princesse dans une pièce voisine, tintements coupés, dans le salon où nous sommes, par des blagues d’Arago, Vimercati raconte un curieux départ de la vie d’un de ses amis, le dernier inscrit sur le livre de la noblesse de Venise. Ce monsieur, qui avait cent mille livres de rente, un jour, prit congé de ses amis, de ses connaissances, du monde, les prévenant qu’il s’en allait mourir dans la montagne. Il s’y faisait bâtir une maison, et servir par une espèce de jardinier, qui lui fricotait son petit repas du matin et du soir, et sans vouloir recevoir âme qui vive, il restait sept ans en cravate blanche, sur cette hauteur, à prendre son vol pour l’éternité.

……………………………………………………………………………………………

À quatre heures, nous allons chez Sainte-Beuve, savoir de ses nouvelles. Il nous fait dire qu’il désire nous serrer la main. Nous montons l’escalier étroit, {p. 182}nous passons le petit pas, entrons dans cette chambre à la fois nue et encombrée, au lit de fer sans rideaux, et qui a l’air d’un campement dans une bibliothèque en désordre.

Du lit, deux mains se tendent chaudes et douces. Vaguement, nous percevons une tête tout enchiffonnée, un corps auquel la souffrance et le ramassement sous les draps ont presque ôté sa forme.

— « Mal… cela va mal ! » C’est sa première phrase.

— Mais pourtant les médecins…

— Qui, les médecins ? répond-il, avec une note colère dans la voix, je n’ai plus de médecins, ils m’ont abandonné !… D’Alton-Shée m’a donné Johnston… Phillips a été très gentil, mais c’est pour la chirurgie… peut-être y viendrai-je demain… je ne peux plus maintenant passer trois heures sans me sonder… et puis je vais sur le vase… et des minutes à me tordre… des spasmes de vessie… oh, affreux ! »

Et il entre dans tout le détail technique de son horrible maladie, parlant du pus qu’il rend par l’anus, comme s’il voulait, en appuyant sur les dégoûts qu’il a de lui-même, désarmer le dégoût des autres… Il nous paraît désespérément résigné… Un moment il reprend haleine, puis nous dit : « Je me fais encore lire… mais à bâtons rompus… vous comprenez… je ne peux plus assembler mes idées. » Un silence. Et le mot : « Adieu » et il nous retend les deux mains, retournant la tête au mur.

Année 1868 §

1er janvier §

{p. 185}Allons, une nouvelle année… encore une maison de poste, selon l’expression de Byron, où les Destins changent de chevaux !

2 janvier §

Avant-hier on nous a rapporté la copie de notre pièce sur la Révolution. Nous en avons presque peur instinctivement, comme d’une chose d’où va sortir l’infernale angoisse des émotions du théâtre.

3 janvier §

Par une neige, qui vous fait frissonner pour les mal vêtus de la misère à Paris, nous sommes à cet hôtel des Champs-Élysées, insolent de lumières, fulgurant de la flambée des lustres et de la pourpre de ses tentures, par les volets ouverts.

{p. 186}Dans le salon énorme, dans la cheminée gigantesque, pas de feu, rien que la chaleur d’un calorifère qui s’allume. La Païva n’aime pas le feu. Elle arrive bientôt, ruisselante d’émeraudes sur la chair de ses épaules et de ses bras : « Ah ! je suis encore un peu bleue… c’est que je viens de me faire coiffer par ma femme de chambre, les fenêtres toutes grandes ouvertes », dit-elle. Cette femme est bâtie d’une manière toute spéciale. Par ce temps, elle vit dans l’eau et l’air glacés, à la façon d’une espèce de monstre boréal, inventé par la mythologie scandinave.

Toujours la même, désagréable, antipathique, coupante et blessante dans la contradiction.

À table, la Païva expose une théorie de la volonté à faire peur… et que tout arrive par la volonté… et qu’il n’y a pas de circonstances… et qu’on les fait quand on veut… et que les malheureux ne le sont, que parce qu’ils ne veulent plus l’être. Alors sur les effets de la concentration du vouloir qu’apporte, à l’appui de la thèse de la maîtresse de la maison, Taine, — qui débute aujourd’hui — et qui nécessairement cite Newton, se vouant pour ses découvertes pendant des années à une telle concentration de pensées et de méditations qu’il en resta, un temps, presque idiot, la Païva cite l’exemple d’une femme qui, pour accomplir une chose qu’elle ne dévoile pas, resta trois ans enfermée, retranchée du monde, touchant à peine au manger, dont il fallait la faire souvenir, murée en elle-même, et toute à la combinaison de {p. 187}son plan. Et après un silence, elle ajoute : « Cette femme, c’était moi ! »

21 janvier §

… La princesse a dîné hier aux Tuileries, et il reste en elle comme une satisfaction d’avoir débouché le sphinx, de l’avoir fait un peu parler. L’Empereur lui disait :

— Moi qui aimerais tant lire… Je n’ai pas le temps… Je suis accablé sous le faix des affaires, sous le poids des papiers… Devinez cependant ce que j’ai lu aujourd’hui… C’est ce volume qui était là, je ne sais comment, et qui m’est tombé sous la main : Madame de Pompadour, par… par… Mais comme c’est singulier, elle est fort laide dans le portrait qui est en tête de l’ouvrage… Est-ce qu’il y a un portrait d’elle ?

— Comment ? fit la princesse, en partant d’un gros éclat de rire. Oh ! ne dites pas cela trop haut !

— Où est-il donc, ce portrait ?

— Eh ! au Louvre !… Comment, on ne vous l’a jamais montré ?

* * *

— Tout bien vu, le théâtre doit être une épopée ou une fantaisie. La pièce de mœurs, comparée au roman de mœurs contemporain, est trop une misère, une parodie, un rien.

* * *

— La générosité de l’homme implique presque {p. 188}toutes les autres vertus sociales, et l’avarice le manque de ces mêmes vertus.

2 février §

Il y a des gens qui voient partout la Providence dans la vie : nous, nous sommes bien forcés d’y voir le contraire. Quand les grands ennuis font un moment trêve dans notre existence, il semble qu’un hasard méchant, et d’une imagination diabolique, met son ingéniosité à nous tourmenter par des persécutions insupportables, ironiques et bêtes. Notre appartement est le seul de la maison où il y ait des objets d’art ; et c’est aussi le seul où il pleuve, quand il pleut. Nous venons de nous agrandir d’un petit logement, et nous croyions avoir admirablement arrangé notre chez nous : voilà un homme d’écurie qui pendant six heures, tous les jours, en criant, en beuglant, en sifflant, nous rend impossible le sommeil du matin et le travail dans la journée. Ce bruit nous met dans un état nerveux abominable.

* * *

— Je crois que beaucoup d’hémiplégies viennent de la disproportion de l’homme avec sa place : les trop grandes positions font sauter les petites cervelles.

* * *

— Un paysan, un ancien châtreur de cochons, tombe chez nous, pour nous acheter nos fermes {p. 189}des Gouttes. Il se trouve que la moitié de nos titres a été perdue par nous et l’autre moitié par le notaire.

* * *

— Nous emportons de chez Pierre Gavarni, des cartons de papiers, des morceaux de la vie de Gavarni, et nous nous y plongeons, du lever au coucher. Une espèce d’autopsie qui semble aspirer, absorber notre existence, si bien qu’il nous semble ne plus exister de notre vie propre, mais de la vie de l’homme que nous étudions, que nous fouillons, que nous creusons, de l’homme derrière lequel nous emboîtons le pas, entraînés dans le tourbillon de cette activité vagabonde de Juif-Errant d’affaires et d’amour, qui nous fatigue à sa fatigue.

* * *

— L’éloignement est excellent pour la gloire et le retentissement d’un homme vivant : Voltaire à Ferney, Hugo à Jersey, deux solitudes qui riment et semblent se faire écho. Pour un homme de génie ou de talent : se montrer, c’est se diminuer.

* * *

— Quand on est très ennuyé, la vie perd de sa réalité ; il semble qu’il y ait du songe dans les faits, les spectacles, les passants.

* * *

— Sous l’agacement du bruit, il arrive une espèce {p. 190}de maladie nerveuse de l’oreille, l’acuité de la perception devient douloureusement infinie, et l’on ne souffre pas seulement du bruit, mais de la prévision et de l’attente du bruit, et le bruit fait, on souffre encore de ce qui est si long à mourir dans les ondes sonores.

8 février §

Toute cette semaine, enfoncés dans cette vie de Gavarni. Quel chasseur de femmes ! Quel passionné de l’inconnu féminin ! Quel suiveur de toutes celles qu’il voit, et que de rendez-vous !… Et quelquefois, je ne sais quoi de noir et de machiavélique, une méchanceté de Liaisons dangereuses, curieuse d’expériences cruelles, un jeu amer avec les faiblesses de la femme…

* * *

— Une des joies d’orgueil de l’homme de lettres, — quand cet homme de lettres est un artiste, — c’est de sentir en lui la faculté de pouvoir immortaliser, à son gré, ce qu’il lui plaît d’immortaliser. Dans ce peu de chose qu’il est, il a comme la conscience d’une divinité créatrice. Dieu crée des existences, l’homme d’imagination crée des vies fictives, qui quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond, pour ainsi dire, plus vécu.

11 février §

À une soirée d’Arsène Houssaye… {p. 191}Une des premières fois que notre succès nous arrive à l’oreille, et qu’il se fait autour de nous un petit moutonnement de curiosité. Il y a des gens, presque aussi inconnus de nous que du public, qui disent nous admirer.

Au milieu de ce monde, un beau jeune homme, au gilet en cœur, à la chemise en échelle, au revers d’habit noir en velours, et décoré d’un camélia blanc, et odorant de senteurs qui puent : un mélange bâtard d’un jeune député du centre sous Louis-Philippe et d’un gandin de Napoléon III. C’est Marcelin, autrement dit Planat, un de mes anciens condisciples, le directeur de La Vie parisienne. On nous présente, et deux heures après, nous soupons ensemble au café Anglais. Au bout de quatre ou cinq phrases, dites avec le ton suprême des journalistes du grand monde, je le trouve agaçant à l’image de son journal. C’est le Parisien des opinions chic, l’amateur à fleur de peau, un ami de Worth citant Henri Heine. Donc il me déplaisait déjà, quand il m’est devenu odieux, en disant d’une fausse peinture de Rubens qu’il a chez lui : « C’est si honnête ! » Si honnête ! — Non je n’aime pas cette qualification pour célébrer un tableau.

14 février §

Chez la Païva.

Belle chose, la richesse. Elle fait tout pardonner. Et personne de ceux qui viennent ici, ne s’aperçoit que cette maison est la plus inconfortable de Paris. {p. 192}Impossible, à table, de boire un verre d’eau rougie, parce que la maîtresse a eu la fantaisie d’avoir, pour carafes, des cathédrales de cristal qu’il faudrait des porteurs d’eau pour soulever. Dans la serre où l’on fume après dîner, on est gelé par des courants d’air venant de la couverture, ou étouffé par les bouffées de chaleur des bouches du calorifère. Et à peu près ainsi de tout. Il y a un thé splendide, mais demandez n’importe quoi absent du programme, c’est un aria pire que dans la plus petite et la plus pauvre maison.

Et Gautier dans ce logis inhospitalier de tous les côtés, près de cette femme s’en reculant bourgeoisement, de crainte que son cigare ne brûle sa robe, Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les fantaisies rares. Quel causeur, — bien, bien supérieur à ses livres, quelque valeur qu’ils aient, — et toujours dans la parole au-delà de ce qu’il écrit. Quel régal pour les artistes que cette langue au double timbre, et qui mêle souvent les deux notes de Rabelais et de Henri Heine : de l’énormité grasse ou de la tendre mélancolie.

Il parlait, ce soir, de l’ennui, de l’ennui qui le ronge… et il en parlait, comme le poète et le coloriste de l’ennui.

* * *

— Un critique juge toujours un peu avec le public : il accepte l’opinion plutôt qu’il ne la donne.

* * *

{p. 193}— Paul et Virginie, un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre d’un sentiment général particularisé : l’amour renouvelé par le milieu.

* * *

— De son mari, malade, poitrinaire, et qui a les caprices d’estomac de la mort, ma femme de ménage disait : « Il mange ses idées ! » Ah ! les mots du peuple, l’homme, même de génie, ne les trouvera jamais.

* * *

— Combien de temps faudra-t-il encore — peut-être des siècles — pour que notre barbare civilisation ait le moindre confortable, et qu’une salle de plaisir quelconque, une salle de café ou de bal ou de spectacle, ne soit pas une boîte à maladie ou à malaise pour le lendemain.

22 février §

Commencé à paperasser dans nos notes de {p. 194}Rome, à remuer l’embryon de notre roman (Madame Gervaisais).

— Le sommeil dans le travail et la prise de la pensée par la création, une suspension taquine, un arrêt bête du cerveau.

23 février §

Accroché à notre porte le plan de Rome, pour continuer à y être, à nous y promener les yeux.

24 février §

Il y a juste vingt ans, vers une heure, du balcon que nous avions, rue des Capucines, je vis le chaudronnier d’en face, grimper très vite sur une échelle, et abattre à coups de marteau pressés, les mots du Roi qui suivaient le mot Chaudronnier. Alors nous avons été aux Tuileries. Auprès du bassin, près du pavillon de l’Horloge, il y avait une tête de chevreuil coupée par terre, et une amazone de l’Hippodrome qui caracolait à cheval. La statue de Spartacus avait un bonnet rouge et un bouquet à la main. L’horloge était arrêtée. Et au grand balcon, un vainqueur, dans la robe de chambre de Louis-Philippe, singeait, caricatural comme un Daumier, le salut de sa vieille phrase : « C’est toujours avec un nouveau plaisir… » Aujourd’hui, en repassant rue des Capucines, je regarde par hasard l’enseigne, et je lis, à la place de « Chaudronnier du Roi » : Chaudronnier de l’Empereur.

* * *

— Les objets d’art aujourd’hui ressemblent aux souliers et aux paquets de chandelle du Directoire. Ce n’est plus l’objet qui tient aux entrailles, la chose inaliénable des collectionneurs d’autrefois ; c’est une valeur qu’on se passe de main en main, une circulation de plus-value entre brocanteurs millionnaires, {p. 195}se dépêchant de vendre comme à un jeu de « petit bonhomme vit encore ».

6 mars §

Tant d’ennuis, tant de contrariétés, une sorte de désespoir de la vie venant de ses impitoyables taquineries, nous ont mis en bon état philosophique pour le refus de notre pièce : ce sera une amertume qui passera dans la masse.

Rops, qui nous a envoyé le dessin d’une fille du plus artistique style macabre5 portant cette dédicace : À MM. Edmond et Jules de Goncourt, après Manette Salomon, vient nous voir. Un étrange, intéressant et sympathique garçon. Il nous parle spirituellement de l’aveuglement des peintres à ce qui est devant leurs yeux, et qui ne voient absolument que les choses qu’on les a habitués à voir : une opposition de couleur par exemple, mais rien du moral de la chair moderne.

Et Rops est vraiment éloquent, en peignant la cruauté d’aspect de la femme contemporaine, son regard d’acier, et son mauvais vouloir contre l’homme, non caché, non dissimulé, mais montré ostensiblement sur toute sa personne.

4 mars §

La princesse disait ce soir : « Je n’aime que les romans dont j’aimerais à être l’héroïne ! » {p. 196}Le mot donne parfaitement le criterium littéraire de la femme en fait de romans.

7 mars §

Ce matin, terreur de migraine. Nous n’en avons pas, mais l’agacement du bruit de la maison, et les ennuis de notre vie, depuis tant de jours, nous ont délabré absolument l’estomac. Du reste, nulle illusion, pas un espoir à avoir, nous le sentons d’avance. En chemin, le lecteur de nous deux, pris d’un barbouillement de cœur qui lui fait l’affreuse peur de ne pouvoir lire. Nous entrons dans un café, avalons un grog au rhum et reprenons le chemin du théâtre.

Et nous voici, avec la complète sensation de notre refus dans la salle de lecture, où les acteurs débandés se décident à se traîner, en nous demandant « si ce sera très long ». Quelques-uns déclarent tout haut que si cela durait plus de trois heures, ils ne pourraient rester. Thierry est là de trois quarts, évitant de nous regarder. Il nous donne une poignée de main froide comme une corde à puits. Les attitudes des acteurs s’arrangent sur les canapés, les fauteuils, pour l’ennui et la fatigue de la lecture.

Malgré tout, nous nous sommes promis de lire la pièce condamnée d’avance, de façon à leur en enfoncer de notre mieux le souvenir. Et parfaitement froid, parfaitement maître de mes effets, aussi calme que si je lisais dans ma chambre, avec un parfait et supérieur sentiment de mépris pour ceux qui {p. 197}m’écoutent, je lis posément, pendant que Coquelin, dessinant des caricatures, pousse le coude de Bressant pour les lui faire regarder. Cependant les autres, Got, Régnier, Delaunay, écoutent la pièce et semblent s’y intéresser. Il y a toutefois pour ces gens qui ne connaissent la Révolution que d’après Ponsard, une certaine stupeur devant cette Révolution de vérité et d’histoire sur le vif.

Pendant le repos des actes, Thierry, qui se tient, tout le temps, la figure masquée avec la main, et qui écoute cela, comme un supplicié, échange à voix basse quelques mots avec les acteurs. Avant le troisième acte, qui aurait été le grand acte de Delaunay, il le retient longtemps contre la cheminée, comme s’il le prémunissait contre la tentation du rôle.

La lecture continue, intrépide, et peu à peu les auditeurs s’immobilisent, et de temps en temps, avec la pupille dilatée de leur regard, ils fixent mon frère, avec l’air de se demander s’ils n’ont pas affaire à des gens de talent, devenus fous.

La pièce finit sur le mot terrible, et que je puis trouver sublime, parce que je l’ai trouvé quelque part, la pièce finit sur le mot de la vieille femme montant dans la charrette de la guillotine : « On y va, canaille ! »

On ouvre la porte du cabinet de Thierry, fermé à double tour, et sans une minute de discussion, ni débat, sans un bruit de voix en notre faveur, nous entendons les boules tomber, et par une porte entr’ouverte sur le corridor, nous voyons tout le comité {p. 198}disparaître avec un bruit de pas qui se sauvent. Presque aussitôt, la porte se rouvre, Thierry entre muet, plus pénétré de componction qu’un aumônier qui entre dans la cellule d’un condamné à mort, à cinq heures du matin, et il nous nasille : « Messieurs, j’ai le regret de vous annoncer que vous êtes reçus à correction. » Et il ajoute : « Oh ! ce n’est pas le talent qui manque… mais la pièce nous a paru à tous d’une représentation si dangereuse6… » Nous avons coupé ces condoléances, en lui demandant de nous renvoyer la pièce.

23 mars §

Si l’on savait ce qui fait faire un livre à Sainte-Beuve. Nous le trouvons aujourd’hui tout enflammé d’un projet de publication sur Mme de Staël et son groupe, un pendant à son fameux Chateaubriand, et avec les mêmes nids de vipères, comme notes, en bas des pages, — et cela non par intérêt ou curiosité de la mémoire de Mme de Staël, non par la sollicitation de documents inédits, mais simplement pour être désagréable aux de Broglie qu’il déteste. Au fond, y a un Chinois de paravent chez Sainte-Beuve.

* * *

— J’ai remarqué que les intrigants ont une manière de masque : une plaisanterie éternelle, sous {p. 199}laquelle ils se dérobent, ne se laissent jamais trouver et ne donnent jamais du sérieux ni du fond de leur pensée : des Machiavel de la blague, quoi !

* * *

— Je lis qu’il est tombé de la neige noire dans le Michigan ; — c’est bien la neige du pays de Poë.

* * *

— Le silence ! oh ! le silence ! Dormir vingt-quatre heures dans un de ces tombeaux qui ont pour pierre, sur la mort du bruit, une montagne ou une pyramide.

5 avril §

« Une femme qui n’a pas été jolie, n’a pas été jeune. » Je lis cela dans un livre de cabinet de lecture, où un crayon de femme a écrit en marge : « C’est tristement vrai ! »

* * *

— Notre talent ! qui sait ? c’est peut-être l’alliance d’une maladie de cœur et d’une maladie de foie.

Vendredi-Saint §

Dîner maigre chez la Païva.

On cause religion. On va de Dieu à l’astronomie. Il en est à table que cette science rassure et console. Singulier rassérénement que l’immensité de l’espace. L’infini des mondes nous jette, au contraire, dans l’infini des perplexités. Car s’il existe vraiment, {p. 200}l’Infini ! qu’est l’homme ? Rien. Alors, conçoit-on un ciron incestueux, criminel ?

* * *

— En sortant d’une maison, où nous avions dîné gaiement ensemble, le fin et discret observateur qu’est Viollet-le-Duc, me disait, et sa remarque était parfaitement juste : « Il faut, pour qu’une soirée soit agréable, que la maîtresse de maison ait un amant et que cet amant ne soit pas là. »

15 avril §

Rue de Courcelles. Le salon est en verve ce soir. Parmi les dîneurs, deux revenants : Gautier très pâle, ses yeux de lion encore plus affaissés ; Claude Bernard, qui a le masque d’un homme qu’on a retiré de son tombeau… Et la conversation s’en va au mariage moderne, ce mariage sans cour, sans flirtation aucune, ce mariage brutal, cynique que nous appelons un viol par-devant le maire, avec l’encouragement des parents. Un moment l’on parle de l’embarras pudique de la jeune fille jetée dans le lit du mari, et là-dessus, une des dîneuses dit avoir entre les mains un curieux autographe : les instructions, par la poste, d’une mère absente, à sa fille…

Au fumoir, Théophile Gautier m’entretient de sa fille Judith, de son roman chinois paraissant dans la Liberté, qu’il trouve « du Salammbô sans lourdeur ». Il me dit que c’est la plus étonnante créature du monde, un cerveau merveilleux, mais un cerveau {p. 201}qui serait, selon son expression, dans une assiette, n’ayant aucune corrélation avec sa personne, sa conduite, son état et son esprit dans la vie, la laissant « enfantine et dinde au possible ». Elle n’est rien qu’un instrument, un outil devant une feuille de papier.

* * *

— Thiers allant visiter stratégiquement les bords du Rhin, me représente assez bien Tom Pouce dans une botte de Napoléon.

* * *

— L’autre jour, dans une phrase, la Païva s’est toute crachée. J’admirais les diamants de ses boucles d’oreilles : « Oui, j’en ai là pour cent francs de rente par jour ! »

* * *

— La religion n’a de prise que sur les enfances de l’homme à tous les âges de la vie.

23 avril §

Nous avions dîné dans une maison où nous ne dînons jamais. Mon frère était à côté de Mme ***, cette femme aux yeux d’aigue-marine, cette femme si rare, si distinguée, si étrangement attirante par son air diaboliquement vertueux. Et tous deux jusque-là avaient causé de choses et d’autres, avec ces propos brisés et sans suite, de gens qui s’accrochent une ou deux fois par an.

{p. 202}Les enfants dansaient en bas, les vieux causaient en haut, et nous nous en allions, quand nous rencontrons la femme sur l’escalier : « Venez un peu ; non pas vous, mais M. Edmond. » Et elle rentre dans la salle à manger et elle lui fait signe de s’asseoir à côté d’elle : « Je n’ai pas lu votre dernier livre, et je ne peux plus vous recevoir… On me le défend… Oui, j’aime mieux vous le dire… Nous qui vous aimons tous tant là-bas… » Et de l’œil, elle lui donne le sourire d’amitié que lui jettent ses petites filles, en tournant dans leur danse, au tapotement du piano, tenu par la vieille grand-mère à lunettes. « Oui, M. *** — et elle nomme son mari — a une jalousie contre vous que je ne m’explique pas… » Elle reprend : « Ça le rend tout à fait malheureux… Entre moi et lui, ça n’a jamais été formulé d’une manière bien nette… mais cela a amené pourtant des scènes dans notre intérieur… Oui, il faut que nous renoncions à ce plaisir tous… Concevez-vous qu’il m’empêche de vous lire… Que voulez-vous, nous nous retrouverons, une fois par an, comme cela par hasard… Cela me pesait depuis longtemps, j’ai mieux aimé que vous le sachiez. »

Et mon frère la quitte, persuadé, comme moi, que cette femme qui vient presque de lui avouer la tendresse de sa pensée, ne ferait jamais pour lui, s’il en devenait vraiment amoureux, le sacrifice de son orgueil d’honnête femme.

4 mai §

M. de Marcellus, le grand seigneur {p. 203}chrétien, ne communiait à son château qu’avec des hosties timbrées à ses armes. Un jour, le desservant s’aperçut, avec terreur, que la provision d’hosties armoriées était complètement épuisée. Il se risqua à tendre une hostie plébéienne, l’hostie de tous à la noble bouche dévote, s’excusant avec ce mot admirable : « À la fortune du pot, monsieur le comte. »

6 mai §

Au Jardin des Plantes. Un beau et primitif tableau de l’amour des grandes races : la lionne attaquant un lion de ses tentations tendres, de ses frottements de caresses, et l’enveloppant de ses chatteries puissantes. Cela faisait penser à je ne sais quoi de doux dans la force, comme le rut du Paradis… Une comparaison qui ramène mes idées au scandale que devait donner l’Eden, où Adam et Ève ne pouvaient sortir de l’arbre qu’ils habitaient, sans marcher sur un flagrant délit, plein d’incitation pour des gens si peu vêtus… et vraiment la sévérité de Dieu a été grande de leur dresser procès-verbal, et de les mettre à la porte de son jardin, par ce garde champêtre au sabre de feu.

À trois heures une voiture, attelée de deux chevaux qui frémissent et se cabrent, traverse le jardin, où toutes les bêtes se mettent à faire des ronds éperdus. À la grille des féroces, on découvre la voiture de la toile cirée qui la recouvre, et les employés déballent, comme un fromage, le colis qui est une cage contenant deux tigres. Et l’on fait glisser la cage {p. 204}sur les tréteaux jusqu’à une loge, dont la trappe est levée. Presque aussitôt un tigre se décide à entrer, mais l’autre, flairant longuement le plancher et reniflant la prison, buté devant la loge, rappelle l’autre dans la langue qu’ont les animaux entre eux, et tous deux après une terrible passe de leurs formidables pattes, se refusent à sortir, la gueule et l’œil retournés vers le vert du jardin et la liberté du ciel.

On les pousse avec des bourroirs de fer, on les resserre avec des planches passées entre les barres de la cage, et, un moment, ramassés dans un espace où tiennent avec peine leurs deux corps, ils tournoient l’un sur l’autre, souples, élastiques, ondulants, se mêlant et se nouant comme deux serpents.

* * *

— Une des curiosités de l’hôtel de la Païva, ce sont les deux coffres-forts au chevet du lit de la maîtresse de la maison, et entre lesquels elle dort : sa fortune, son argent, son or, ses diamants, ses perles, ses émeraudes, à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars.

* * *

— Aubryet ! oh ! Aubryet ! Condamné à vivre avec lui, j’achèterais un revolver, et je lui dirais : « Ecoutez, au premier mot de votre part qui ne sera pas simple, je vous brûlerai la cervelle ! »

* * *

{p. 205}— Du moment que, cette fois-ci, deux poètes se présentaient à l’Académie : l’un qui s’appelait Autran, l’autre qui s’appelait Théophile Gautier, et que l’Académie a choisi Autran, ma conviction est qu’elle est composée de crétins, ou de véritables malhonnêtes gens. Je lui laisse le choix.

9 mai §

Quelle diversité d’avenirs, les avenirs de collège ! Quelle loterie des carrières, des fortunes et des noms à la sortie ; ça a quelque chose de semblable aux fusées des bouquets de feux d’artifice, qui, parties ensemble, crèvent presque aussitôt, ou montent, en volant, jusqu’au haut du ciel.

14 mai §

Voici l’intérieur dans lequel, cette semaine, Maria a accouché une femme. En haut du boulevard Magenta, en un campement de baraques que loue aux plus misérables misères de Paris, le roi de la finance, — dans une chambre de ce baraquement aux planches disjointes, au plancher plein de trous, d’où jaillissent, à tous moments, des rats, des rats qui entrent encore, chaque fois, qu’on ouvre la porte, et les rats des pauvres, des rats effrontés, montant sur la table, emportant des michons de pain entiers, mordant parfois les pieds du sommeil en mangeant la couverture du lit ; là-dedans six enfants, les quatre plus grands dans un lit ; et sur leurs pieds qu’ils ne peuvent allonger, dans une caisse, les deux plus {p. 206}petits ; l’homme marchand des quatre saisons, ivre-mort pendant les douleurs de la femme, saoule comme son mari, sur une paillasse de paille. Et pendant l’accouchement dans cette hutte, la hutte abominable des civilisations, le singe d’un joueur d’orgue, juché dans la fente d’une planche du baraquement mitoyen, imitant et parodiant les cris et les jurons colères de la femme en mal d’enfant, et pissant par cette fente, sur le dos du mari qui ronfle.

* * *

— La politesse est à la fois la fille de la grâce française et du génie jésuite.

* * *

— Dans l’élite de ceux qui pensent, il se fait une visible réaction contre le suffrage universel et le principe démocratique ; et des esprits se mettent à voir le salut de l’avenir dans une servitude de la canaille, sous une aristocratie bienfaisante des intelligences.

* * *

— Toujours la fatalité du livre. Nous, dont les sympathies de race et de peau penchent pour le pape, nous qui ne détestons pas l’homme qu’est le prêtre, nous voici à écrire, poussés par je ne sais quelle force irrésistible qui est dans l’air, un livre méchant à l’Église. Pourquoi ! Mais sait-on le pourquoi de ce qu’on écrit !

* * *

{p. 207}— L’Empereur, un excellent somnambule, s’il était lucide.

18 mai §

Dîner Magny.

Le causeur à idées de Magny est en ce moment le docteur Robin, dont la parole est pleine d’aperçus neufs, de découvertes, de trouvailles, allant des plus hautes aux plus petites questions de la médecine. Ce soir, après avoir parlé du cerveau, il a parlé du mollet, l’appelant un pur produit de la civilisation, et faisant remarquer qu’il manque au sauvage comme au facteur rural, par cela que la réparation, — nourriture et sommeil, — n’est pas égale chez eux à la déperdition des forces.

Quel dommage, quelle perte qu’une pareille intelligence d’observateur et de physiologiste, n’écrive pas un livre dont il nous donnait, ce soir, un si curieux morceau sur les effets moraux des maladies de poitrine : un livre dont la première ligne n’a pas été encore écrite, un livre qui serait une clinique médico-littéraire de ces maladies de foie, de cœur, des poumons, si liées et si attenantes aux sentiments et aux idées du malade, et présenterait toutes les révolutions de l’âme dans la souffrance du corps !

20 mai §

Ce soir chez la princesse, nous avons entendu pour la première fois de l’esprit de Dumas fils. Une verve grosse mais qui va toujours, des {p. 208}ripostes qui sabrent tout, sans souci de la politesse, un aplomb qui touche à l’insolence, et qui en donne à sa parole toutes les bonnes fortunes ; par là-dessus, une amertume cruelle… mais incontestablement un esprit bien personnel, un esprit mordant, coupant, emporte-pièce, que je trouve supérieur à l’esprit que l’auteur dramatique met dans ses pièces, par sa qualité de concision et de taille à arêtes vives, qu’il a, cet esprit, dans sa première spontanéité !

Il avait pris pour thèse que, chez tout le monde, sans exception, tous les sentiments et toutes les impressions dépendent du bon et du mauvais état de l’estomac, et il racontait, à l’appui, l’histoire d’un mari de ses amis qu’il avait emmené dîner chez lui, le soir de la mort de sa femme, une femme qu’il adorait. — Il lui avait servi un morceau de bœuf, lorsque le mari tendit son assiette et avec une douce imploration de la voix, lui demanda : « Un peu de gras ! L’estomac ! qu’est-ce que voulez ? ajoute Dumas. Il avait un estomac excellent, il ne pouvait pas avoir un grand chagrin… C’est comme Marchal, tenez, Marchal n’a jamais pu avoir un chagrin avec son estomac ! »

Nous nous rallions à l’opinion de Dumas. Alors la princesse, comme si on lui arrachait ce à quoi elle tient le plus dans la vie : ses illusions, l’espèce d’idéal qu’elle aime à se faire non tout à fait des gens, mais des choses humaines ; la princesse pousse des cris d’horreur devant cette proclamation de matérialisme, de scepticisme. Sa figure se contracte du {p. 209}dégoût de nos idées et d’une espèce de répugnance peureuse d’enfant. Dans ce moment elle ne se connaît plus, ne raisonne plus ; elle vous jetterait les meubles à la figure, et est prise d’un véritable désespoir, presque comique par sa bonne foi.

Une diversion est faite par le récit du conservatoire de Versailles. Soulié, baptisé Eudore, racontant sa tentative de suicide, le jour de ses vingt ans. Il s’asphyxia sérieusement avec du charbon, mais qu’on devine dans quoi il avait allumé son charbon ? Dans le bain de siège de son père, qui sous la chaleur se dessouda, — et rendit à la vie Eudore-Werther.

25 mai §

Chez Renan. À un quatrième de la rue Vaneau, un petit appartement bourgeois et frais, un mobilier de velours vert, des têtes d’Ary Scheffer au mur, et au milieu de quelques objets de Dunkerque, le moulage d’une délicate main de femme. Par une porte on entrevoit la bibliothèque, les rayons de bois blanc, le désordre de gros livres brochés, roulés et empilés à terre, des outils d’érudition moyenâgeuse et orientale, des in-quarto de toutes sortes, au milieu desquels un fascicule d’un lexique japonais, et sur une petite table les épreuves de Saint Paul qui dorment, et, par les deux fenêtres, une immensité de vue, une de ces forêts de verdure cachées dans les murs, et la pierre de Paris, le vaste parc Galliera, cette ondulation de têtes d’arbres que dominent des bouts de bâtisses religieuses, des {p. 210}dômes, des clochers, et qui mettent là un peu de l’horizon pieux de Rome.

L’homme toujours plus charmant et plus affectueusement poli, à mesure qu’on le connaît et qu’on l’approche. C’est le type, dans la disgrâce physique, de la grâce morale ; il y a chez cet apôtre du doute, la haute et intelligente amabilité d’un prêtre de la science.

Il nous donne la vie qu’il a écrite de sa bien-aimée sœur. Nous rentrons, nous lisons ces pages qui nous touchent en plein cœur de notre fraternité, et des larmes dans la gorge arrêtent notre lecture.

25 mai §

Oh ! le bruit ! le bruit ! J’en arrive à détester les oiseaux. Je dirais volontiers comme Deburau au rossignol : « Veux-tu te taire, vilaine bête ! »

Au fond, une véritable désespérance. Plus de sommeil, plus d’appétit, l’estomac barré, l’anxiété dans toute la boîte digérante, le corps mal en train, épeuré de la minute qui va venir, et peut le faire absolument malade. Un effort abominable pour remuer ou vouloir, un barbouillement et une lâcheté de tous les organes. Et il faut travailler, s’isoler la tête, la faire créer, et trouver des idées et des mots artistes dans la souffrance de l’un compliquée de la souffrance de l’autre, et dans l’agacement infernal, produit par la maison que nous habitons.

Depuis quelque temps, depuis longtemps, il nous semble que nous sommes vraiment maudits, voués {p. 211}à un supplice ridicule comme les locataires-martyrs, dans un logis des Pilules du diable.

27 mai §

Fontainebleau.

Des moments de désespoir de notre santé, où nous nous disons : « Embrassons-nous, ça nous donnera du courage ! » et nous nous embrassons sans nous dire rien de plus.

31 mai §

Ce soir dans la salle à manger de l’hôtel de Fontainebleau. Au milieu de couples horribles de bourgeois gourmés, de vieux gandins de bourse et d’obscurs poseurs, un ménage de vieux Anglais. Il y a rarement chez nous cette noblesse de déclin, cette race de la vieillesse, cette beauté de Franklin et de grand seigneur, sous la couronne d’un reste de cheveux blancs, et ces yeux heureux, et cette belle bouche, et ces beaux regards humains ; enfin ce type d’une vie toute droite et bien remplie, d’une conscience satisfaite, d’une âme limpide. Il y a chez l’Anglais distingué de l’aristocratie des beaux et bons chiens de son pays.

1er juin §

Dîner Magny.

Curieux détails sur les savants Y… et Z…, sur ces Germains qui ne sont pas plus savants que d’autres, mais que la mode du germanisme dans le monde {p. 212}actuel de la science, a poussés à des fortunes ironiques.

L’un des convives de Magny a connu le savant Y…, humble, pauvre, misérable, et joueur de piano dans sa mansarde, comme tous les Allemands. Il le retrouve avec une cravate à pois roses, en un costume ébouriffant, le costume qu’on peut imaginer d’un savant allemand, travesti en gandin : « Vous me trouvez un peu changé, n’est-ce pas ? lui dit le savant. Ah ! c’est que j’ai vu que le travail, l’application, tout ça, c’était de la bêtise… Hase m’a dit qu’il n’y avait pour arriver que les femmes… Voyez Longpérier, s’il n’allait pas dans les salons… »

À une autre rencontre, le même savant Y… accrochant le même convive, l’entraînait dans une embrasure de fenêtre, et lui demandait anxieusement, s’il croyait qu’un Allemand comme lui, pût jamais devenir capable de dire des cochonneries à des femmes, ainsi qu’en disent les Français, qu’il essayait bien, mais ce qu’il disait était trop gros, et devenait de la salauderie impossible à prononcer.

Quel comique symptôme du temps ! La science employant ces vils moyens pour parvenir, la science représentée par deux grossiers natifs du pays de la simplesse, voulant arriver par la légèreté et la grâce de la corruption de France.

Des types à fouetter dans un roman.

* * *

— Un insolent mot de la Païva, un mot comme {p. 213}grisé par la Fortune : « Moi, tous mes désirs sont venus à mes pieds, comme des chiens couchants ! »

Jeudi 18 juin §

Comme nous parlions à Michelet de son livre Le Prêtre et la Femme, il nous interrompt vivement : « Ah ! ce livre, je voudrais ne pas l’avoir fait, quoiqu’il m’ait valu… » et le vieillard battu de ses grands cheveux blancs, ne finissant pas sa phrase, tourne vers sa femme des yeux jeunes d’un remerciement d’amour.

Mme Michelet reprend : « Oui, il a rendu le directeur trop intéressant, il a fait de la confession un roman, et beaucoup de femmes, après avoir lu un passage du livre qu’elle cite, se sont confessées… Moi, c’est le contraire… Je l’ai lu toute jeune, et depuis cela, j’ai toujours détesté les prêtres !

— Oh ! c’est le malheur des œuvres artistes ! disons-nous.

— Non, non, répète Michelet, Voltaire n’eût pas écrit ce livre-là… Ce n’était pas sa polémique… Un fait bien curieux… Un jeune homme est condamné à trois mois de prison dans le Midi, pour délit de presse… Il est maladif, il obtient de faire sa prison à l’hôpital… Les sœurs, qui soignent tout le monde, se mettent à le soigner, à lui demander s’il ne s’ennuie pas, s’il veut des livres.

— Mais quels livres, mes sœurs !

— Eh bien ! nous avons Le Prêtre et la Femme, de M. Michelet.

{p. 214}— De M. Michelet ?

— Oui, c’est un livre autorisé par notre confesseur… »

Eh bien ! quand on m’a dit cela, ça m’a donné un grand coup…

19 juin §

Nous sommes dans cette vieille étude qui a vu presque toutes nos affaires de famille, dans ce cabinet au fond d’une cour de la rue Saint-Martin, dans ce cabinet gris et obscur aux boiseries blanches, aux rideaux verts derrière le grillage des portes d’armoires, et avec ses bustes de plâtre bronzé dans les niches des cintres. Il n’y manque, comme vieux cabinet de notaire parisien, que les deux immémoriales lampes carcel, qui figuraient sur la cheminée, du temps du père Buchère.

Il s’agit de la vente de nos fermes des Gouttes, de ce morceau d’orgueil de notre famille, de cette grande propriété terrienne du grand-père, de cette chose vénérable, respectée, sacrée, qu’en dépit de leur petite aisance, notre père et notre mère se sont entêtés à garder contre les tentations d’offres magnifiques, pour conserver à leurs enfants, ce titre et cette influence de propriétaire, et ce pain solide, que seule la terre représentait, sous Louis-Philippe, pour l’ancienne famille.

Enfin, après huit mois de pourparlers, de correspondances, de recherches de titres, nous sommes parvenus à nous débarrasser de cette misère et de ce grand tracas de notre vie.

{p. 215}L’homme de la Haute-Marne, le paysan épais et retors, aux petits yeux des animaux qu’il émasculait, est là, avec son fils à l’air d’un Jeannot de village, et sa femme tout en noir, de ce noir roux des vieilles tentures des Pompes funèbres, enserrant l’argent, qu’elle a l’air de couver entre ses cuisses, dans un sac de cuir. L’argent sort tout chaud de la femme, qui le suit d’un regret fauve, et pendant que le visage du fils prend un sérieux consterné, l’émotion de l’argent sortant à jamais du sac, tressaille dans les lobes des grandes oreilles du père.

On compte les billets, puis tous les clercs se mettent à ranger les piles d’or qu’on dépapillote. On compte, on recompte, et on recompte encore, au bout de quoi, dans le grand silence de l’étude, la voix nette et un peu railleuse du premier clerc s’élève, et jette : « À cette pile, il manque cent francs, à celle-ci dix francs, à celle-là vingt francs… Le trio de la campagne joue la stupéfaction, muet, il regarde, il regarde toujours la table, comme si, à force de regarder, il allait évoquer sur les piles, les pièces d’or qu’il a oublié d’y mettre. À la fin, comme les pièces mettaient une longue résistance à venir, nous avons laissé nos reçus.

22 juin §

Vichy. J’étais dans mon bain d’eau minérale. Edmond ouvre la porte, me tend une dépêche : « Accepté 48 000. J’écris. Voyez notaire. Mes compliments. De Tourbet. »

{p. 216}Un des bonheurs de notre vie, cette dépêche ! Nous voilà, je crois, propriétaires d’une maison que nous avons vue par hasard, ces jours-ci, au Parc des Princes, une maison bizarre, presque cocasse, ressemblant à une petite maison d’un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a charmés, ensorcelés par son originale étrangeté ! Elle nous plaît sans doute parce qu’elle n’est pas la maison bourgeoise de tout le monde. Avec cela un beau jardin, de vrais arbres.

Et nous voilà, tout le jour, dans un contentement anxieux et dans une fièvre de rêves d’embellissements, suspendus sur cette pensée de maison, sur ce grand changement de notre existence, et où nous espérons trouver plus de paix pour nos nerfs, plus de respect des milieux pour notre travail.

Vendredi 26 juin §

Vraiment, c’est à se croire poursuivis par la fatalité. Une lettre de Mme de Tourbet, que nous ouvrons ce matin, nous apprend que, pendant que la propriétaire nous vendait sa maison, elle était vendue par Girardin et Baroche à une autre personne. Et voilà une semaine, que nous possédions en idée cette maison, que nous l’habitions en imagination, que nous l’arrangions, et que sur le sable du jardin des Célestins nous tracions le plan d’un atelier que nous voulions bâtir dans le jardin. Cette maison vraiment nous tenait au cœur, nous en étions devenus amoureux, pris par le grand je ne {p. 217}sais quoi, qui attache à une femme plus qu’à toutes les autres, et vous la fait paraître unique.

Et ce vrai bonheur d’hier est devenu un vrai chagrin d’aujourd’hui.

* * *

— Lamennais, rien qu’un flagorneur de haines.

* * *

— Ce qui tuera l’ancienne société, ce ne sera ni la philosophie ni la science. Elle ne périra pas par les grandes et nobles attaques de la pensée, mais tout bonnement par le bas poison, le sublimé corrosif de l’esprit français : la blague.

* * *

— Cette maison, — notre maison pendant une semaine — nous a donné le goût, presque le besoin de nous réveiller, le matin, en du jour jouant dans un jardin à travers des feuilles. Deviendrions-nous champêtres ? et serait-ce une première vieillesse de corps et d’âme ?

* * *

— L’œil goûte en cuisine, avant que le palais ne déguste. Un plat trop salé a une couleur.

* * *

— L’eau d’ici trouble vos nuits, elle y roule des cauchemars, dans lesquels vous reviennent des êtres {p. 218}malfaisants ou douloureux de votre vie, en une singulière mixture d’anxiété et d’érotisme.

* * *

— Des types de roman et de théâtre, ces bourgeois qui se sont créé un royaume, un ministère, des sérails, une presse, des journaux, un théâtre, une vie d’orgueil et de plaisir, comme Benazet de Bade, comme le C… d’ici.

18 juillet §

Saint-Gratien.

L’Empereur ayant entendu parler à l’architecte des Tuileries, Lefuel, d’une somnambule qui l’avait étonné, en retrouvant, dans une promenade où elle était endormie, des pièces de monnaie perdues, des pièces de quarante sous, a voulu qu’à mesure qu’on démolissait, on fît tout voir à cette femme, espérant par elle retrouver des trésors, surtout le trésor, indiqué dans un récit venant d’un des domestiques de Louis XVII, comme enfoui devant lui, par Louis XVI, dans une salle à colonnes, où, sous une des colonnes déplacées, le Roi avait caché le sceptre, la main de justice, etc. Bien entendu, la somnambule n’a rien découvert.

— Entre le tabac et la femme, il y a un antagonisme. L’un diminue l’autre : cela est si vrai, que les amoureux de la femme quittent, un jour, le tabac, {p. 219}parce qu’ils sentent ou s’imaginent que le tabac est un stupéfiant du désir et de l’acte.

En somme l’amour est une grosse matérialité à côté de la spiritualité d’une pipe.

* * *

— Toute extravagante grandeur bâtie par l’homme et dépassant sa taille est attristante pour l’humanité. Versailles est l’exemple de cette mélancolie de toute pyramide. La nature seule peut faire grand.

23 juillet §

Théophile Gautier, qui est ici pour quelques jours, cause danseuses d’Opéra. Il décrit le soulier de satin blanc, qui, pour chacune d’elles, est soutenu par un petit matelassage de soie dans les endroits où la danseuse sent qu’elle pèse et appuie davantage : matelassage qui indiquerait à un expert le nom de la danseuse. Et remarquez que ce travail est toujours fait par la danseuse.

28 juillet §

Théo a passé une semaine avec nous ici. Du matin jusque dans les heures inspiratrices de la nuit, il nous a régalés de sa parole. Sa verve, encouragée par l’agrément du milieu et des personnes, l’épanouissement de ce fonds de courtisan du xvie siècle qui en lui, sous la caresse de ce qu’il appelle si délicatement l’amitié voluptueuse de la princesse, s’est déboutonné en une énorme {p. 220}éloquence. Il a osé des choses monstrueuses, mais en les sauvant, avec ces atténuations de la voix, cette grâce légère de la langue, que possède ce gros homme, si délicat causeur. Et l’on goûtait un rare et étrange plaisir, en ce salon princier, oubliant de se scandaliser, de ces contes, de ces paradoxes, de ces récits crus de voyages, où semblait se faire entendre la double voix de Rabelais et de Diderot.

Dans la journée, à nous intimement, par les ombres du parc, le poète contait, en traînant un peu la jambe, son lamento de journaliste et de tourneur de meule, et sa muse exubérante et débordante, emprisonnée dans l’Officiel, condamnée à ne peindre que des murs, ou encore, disait-il, je ne peux pas dire qu’il y a un mot comme m…, écrit dessus.

— « Qui sait ! reprenait-il, c’est peut-être le pain sur la planche qui m’a manqué, pour être un des quatre grands noms du siècle… Pourquoi n’aurais-je pas atteint Hugo ? Eh bien ! il y a des jours où cela mélancolifie… Mais la pâtée ! Voilà trente ans que je la donne tout autour de moi. Mon père, mes sœurs, mes enfants, j’ai fait vivre tout ça… Ma fortune, ce n’est pas pour faire le piteux avec vous, vous comprenez ? Mais j’ai trois louis là-haut et il y a cent quarante francs à la maison, pour qu’ils vivent… Si j’avais le malheur d’être malade quinze jours, eh bien ! ça irait encore, en déménageant la maison… Mais si la maladie durait six semaines, il faudrait que j’aille à l’hospice Dubois, comme les autres.

Couchés dans le bateau de la princesse, sous le {p. 221}kiosque, Théo reprend : « Au fond il y a un grand mystère autour de moi… Je suis aimé, sympathique. Je plais généralement. Je n’ai pas d’ennemis. J’ai un talent qui est reconnu… Eh bien ! voulez-vous me dire comment il se fait que tout ce que les autres obtiennent, moi c’est impossible !… On me dit que je ne demande pas… Ce n’est pas ça… Il y a quelque chose dont je ne me rends pas compte… Tenez, n’est-ce pas, je vous parle de cela, d’une façon toute théorique… tenez comme exemple : Sacy, qu’est-ce qu’il a fait pour être du Sénat ?… Et Mérimée ?… J’ai bien autant de talent que lui, n’est-ce pas ?… L’Académie, vous avez vu, c’est la même chose. Une place, est-ce qu’ils ont jamais songé à me donner une place… Dans leurs musées, c’est la même chose. J’ai pourtant écrit sur l’art… Pourquoi ?… Est-ce que vous savez pourquoi ? »

Puis il parle haschich, visions, excitations cérébrales à la mode en 1830, nous raconte qu’il a écrit Militona, en dix jours, grâce à des granules, pris en deux doses de cinq, le soir et le matin, et qui lui donnèrent une merveilleuse lucidité.

31 juillet §

Barre, le sculpteur, fait, en ce moment, une statuette demi-nature de la princesse. Il lui a demandé de se laisser mouler les deux mains dans la pose, pour en donner une plus réelle et vivante image. On est réuni dans cet atelier rustique du parc, ancienne chapelle qui a gardé son autel, et {p. 222}pêle-mêle, sont là, assis au hasard, sur les marches de l’autel ou sur des chaises, hommes, femmes et enfants, toute la maisonnée du moment.

À côté de Barre, à la tête, au front ridé d’un philosophe antique, un ouvrier mouleur, en blouse, délaye le plâtre fin dans une cuvette, et ensevelit sous son blanc crémeux la main de la princesse, préalablement ointe d’huile. Pendant ce temps, la petite Vimercati et la petite Malvezzi tirent, dans des coins, leurs bas, en se cachant un peu, et laissant apercevoir leurs petits pieds craintifs, qu’on va mouler. Joli et frais tableau de la cuisine de l’art.

Samedi 1er août §

La princesse arrive au dîner nerveuse, avec des larmes colères dans la voix. Elle dit : « Demain il n’entrera pas dans ma chambre, demain je ne l’embrasserai pas. »

Il s’agit de Giraud qui, arrivé ce matin avec son fils des Eaux-Bonnes, s’est fait excuser, sous prétexte de fatigue, et affamé de gaz et de distraction parisienne, a été, sans doute, passer la soirée en compagnie de Victor à la Porte-Saint-Martin et à Mabille.

Et c’est, tout le dîner, des violences et des contradictions, qui semblent crever de son affection blessée, de son cœur trompé, humilié. La princesse se livre à d’amères tirades sur les hommes qui ne comprennent rien aux délicatesses de l’amitié des femmes. Et à la voir ainsi souffrir et s’encolérer, on sent l’aimante et jalouse nature qu’elle est.

* * *

{p. 223}— L’artiste peut prendre la nature au posé, l’écrivain est obligé de la saisir au vol et comme un voleur.

4 août §

Nous sommes là, sur le perron de cette maison désirée d’Auteuil. Il fait encore du soleil, et le gazon et les feuilles des arbustes brillent sous la pluie d’un tuyau d’arrosage.

— Quatre-vingt-deux mille cinq cents francs ? dit mon frère, et le cœur nous bat à tous les deux.

— Je vous écrirai demain, fait le propriétaire, et c’est probable que j’accepterai.

— Quatre-vingt-trois mille francs et votre réponse à l’instant ?

Le propriétaire a réfléchi cinq éternelles minutes, puis il a laissé tomber mélancoliquement : « C’est fait. »

Nous sommes sortis, nous étions comme ivres.

Ce soir chez la princesse, ce drôle de corps du général Fleury, favori bizarre et original, tout en ironie, en persiflage, à la moquerie flûtée, légère, effleurante, tombant du demi-sourire de ses grosses moustaches, sur toute la cour, sur lui-même, sur les autres, sur son service, sur son maître, sur sa maîtresse, — au fond ayant l’air d’un homme dans une bonne stalle, regardant, sceptiquement jouer une comédie, un bout de sifflet entre les dents.

7 août §

La princesse a adressé hier une semonce {p. 224}terrible à Flaubert à propos de ses visites à la ***….. Dans un sentiment de hauteur et de femme du monde, elle se plaignait spirituellement, ce matin, d’avoir à partager avec de pareilles femmes, la société, la pensée de ses amis, d’hommes comme Sainte-Beuve, Taine, Renan, lui volant vingt minutes, lorsqu’ils dînaient chez elle, pour aller les porter chez cette fille. Elle s’est élevée contre les grands exemples de domination de ces femmes, honorées de la fréquentation des philosophes, des hommes de lettres ; des savants, des penseurs, contre la puissance de ces fillasses n’ayant point pour excuse un art, un talent, un nom, le génie d’une Rachel, et chez qui les plus purs vont manger les truffes de la courtisane.

Et on a rabâché sur la contagion de leur corruption, l’imitation et les plagiats de leurs modes, et on a cité les noms des femmes de la société qui rivalisent avec elles.

* * *

— Ici le château dort ou paraît dormir jusqu’à onze heures. La princesse ne descend que quelques minutes avant déjeuner, à onze heures et demie, les journaux dans une main, et l’autre tendue aux baisers de ses hôtes. Elle est généralement, à ce moment, matinalement gaie, vive avec un éveil de santé, volontiers plaisantante, fouettée par les lettres reçues, par les lettres écrites, par les nouvelles de la presse.

{p. 225}On déjeune, puis on passe fumer dans la vérandah, où souvent la princesse allume le cigare des fumeurs, en injuriant la puanteur du tabac. C’est le grand moment de la causerie, la digestion du peu qu’elle a mangé, semble faire jaillir de la princesse, une expansion vivace de récits, de souvenirs, de portraits des gens à l’emporte-pièce, des débâcles de phrases à la Saint-Simon.

Vers les une heure, elle passe dans son atelier, et travaille elle-même, sérieusement, conseillée par Giraud, sa vieille Giraille, dans son dos. En ce moment elle est fort occupée des albums japonais, dont elle transporte les fleurs et les oiseaux, sur les feuilles d’un paravent de soie.

Vers les cinq heures, la princesse à laquelle la tension du travail met un peu le sang à la tête, sort avec tout son monde, quelquefois en voiture. Et l’on va à Soisy, à Eaubonne, ou à quelque autre endroit de la vallée de Montmorency. Le plus souvent c’est un tour du lac, où les jeunes escortent sa barque sur des périssoires, ou bien encore elle entraîne dans les allées du parc un groupe, auquel elle jette en marchant, et en retournant un bout de profil, une conversation coupée, à tous moments, par un grand cri d’appel : Tine, Tine, ou : Tom, Tom, — un cri d’appel à un de ses roquets perdu dans un massif.

Rentrée, elle s’habille en un quart d’heure, et elle est presque toujours la première femme descendue, en toilette, au salon.

Nous avons passé trois semaines à vivre cette vie. {p. 226}Les hôtes à demeure avec nous, étaient les Malvezzi, la petite Vimercati. Théophile Gautier est resté une semaine, Flaubert quelques jours. Dans les venants et les passants, peu ou point d’hommes politiques ; des peintres le dimanche entre le coucher du samedi et du lundi ; des hommes de lettres le mercredi ; la famille représentée par le comte et la comtesse Primoli, le jeudi ; et les autres jours, de petits dîners intimes autour de la grande table de vingt-cinq couverts des dimanches, toute rétrécie.

* * *

— La pure littérature, le livre qu’un artiste fait pour se satisfaire, me semble un genre bien près de mourir. Je ne vois guère plus de travailleurs dans cette manière que Flaubert et nous, et, notre trio mort, je ne vois pas qui nous succédera.

* * *

— Si l’on disait que Clodion descend plus des Grecs que tous les membres de l’Institut !

* * *

— Pendant que nous étions chez la princesse, Arsène Houssaye a la gentillesse de me demander à l’autoriser à faire auprès de Duruy une démarche pour m’obtenir la croix. Je lui écris aussitôt de n’en rien faire, en lui disant ce qui a été toujours notre pensée : qu’un homme de lettres a le droit de l’accepter, mais non celui de la demander.

* * *

{p. 227}— Quand la France commence à avoir envie de battre les sergents de ville, le gouvernement quelconque qu’elle a, doit, s’il est intelligent, lui faire battre l’étranger.

* * *

— Nous avons passé le contrat de l’achat de notre maison, et cette grosse affaire pour le vendeur et l’acheteur nous donne la mesure du peu de sérieux, avec lequel se traitent les affaires les plus sérieuses de la vie. Nous restons stupéfaits de la légèreté qui préside aux clauses, aux vérifications de toutes sortes, sous la conduite étourdie de notaires folâtres, feuilletant l’acte en causant de choses légères : vrais tabellions de pantomimes, légers, volages et hannetonnant, et qui ne savent rien du premier mot de l’affaire, ni du contrat qu’ils font signer.

Mercredi 12 août §

Le docteur Phillips, le grand opérateur des vessies malades de ce temps, le casseur de pierres, comme il s’appelle, nous disait aujourd’hui qu’une opération lui donnait un appétit énorme, et qu’en deux minutes, le temps qu’il ne dépasse jamais, il se faisait en lui une telle dépense d’attention pressée et de fluide, qu’il avait besoin de manger n’importe quoi après.

* * *

— Nul en ce monde n’est le pareil et l’égal d’un {p. 228}autre. La règle absolue des sociétés, la seule logique, la seule naturelle et légitime doit être le privilège. L’inégalité est le droit naturel, l’égalité la plus horrible des injustices.

* * *

— Quelquefois une dernière innocence reste à la femme perdue : le rire.

16 août §

Étretat. Des chambres sans fauteuils, des lieux sans verrous, des encriers faits avec de l’encre dans un verre à bordeaux. Nous fuyons.

17 août §

Lu au Havre un discours intitulé : Des rapports de la politique avec les lettres, prononcé par M. Prévost-Paradol à la séance publique annuelle et solennelle de l’Institut. Il y a un morceau, où ledit académicien défend d’aimer les lettres pour elles-mêmes (textuel) et proscrit le culte de l’art pour l’art, qui, dit-il, a été en tout temps le chemin de l’afféterie, de la subtilité et de la médiocrité. C’est alors qu’il passe à un morceau d’éclat sur les Muses, oui les Muses avec une grande lettre, où il dit qu’elles méprisent ceux qui passent leur vie à leurs genoux, et que les faveurs les plus sérieuses sont réservées au mortel courageux, qui, en allant à son travail, les salue avec un mâle amour. Et il continue dans ce style, dans ce style, le portrait du mortel courageux {p. 229}allant à son travail, etc., etc., et le revêt de l’immortalité, que lui décernent les déesses, à la dernière ligne et au dernier mot de sa péroraison.

Et voilà son français, à cet écrivain, un français que M. Prud’homme ne voudrait pas signer. Mais laissons là les grâces pendule-Empire de son style. Venons au blasphème du petit parvenu politique, entré à quarante ans dans cette Académie, où Balzac n’a pas eu sa place. Comment ose-t-il, en plein Institut, jeter l’injure à la conscience de l’art, à l’amour unique et désintéressé des lettres, aux derniers écrivains qui méprisent l’à-propos, le savoir-faire, tous les succès qu’un talent, comme le sien, a ramassés dans la flatterie des passions et du public d’un jour !

Jetée du Havre, la nuit. Excitation de la musique sur nous, excitation plus nerveuse qu’autrefois, et plus avivante du travail littéraire et plus éveilleuse d’idées.

* * *

— Oh ! les belles existences dans l’ordre de la matière et de la gueule qui ont dû être vécues au xvie siècle !

* * *

— Ce qui sauve les souverains de devenir fous par la multiplicité des affaires et la contention des préoccupations, c’est que, par une grâce d’état, ils vivent dans une espèce de rêve de tout ce qu’ils font.

28 août §

Nous revenons de Trouville, rappelés {p. 230}par Hostein, directeur du Châtelet, qui nous demande La Patrie en danger pour son théâtre. Il nous écrit qu’il la reçoit sur notre nom, sans la lire, et nous donne rendez-vous pour lundi, afin de distribuer immédiatement les rôles. L’aventure est si bizarre qu’elle nous semble extravagante, et nous ne croyons guère à la réussite de la chose.

31 août §

C’est aujourd’hui que Hostein doit nous communiquer ses impressions personnelles.

On nous fait vaguer par ce labyrinthe et ces obscurités, qui semblent garder, dans le dédale embrouillé du grand théâtre, le directeur contre les créanciers et les manuscrits. Il nous fait un peu attendre et paraît, nos cinq actes à la main, et passant ses mains dans son toupet d’homme d’affaires, et s’asseyant à la marche d’une estrade, qui est comme la marche de l’autel du drame, dominé par les Mousquetaires de Dumas père, en galvanoplastie, il nous dit :

« Je vous ai lu avec beaucoup d’attention… Je vous ai reçus, aussi, soyez tranquilles, c’est convenu… J’ai voulu vous épargner l’émotion… Ma première impression est que la censure ne laissera jamais passer la pièce… Maintenant, vous me permettrez de vous parler au point de vue de mon théâtre… Il n’y a pas de drame dans vos cinq actes… il n’y a pas d’intérêt… C’est la Révolution dans les salons… Ça manque de mouvement… Non, tenez, mon public, il lui faut… il faut, à un moment, qu’il y ait un traître qui enjambe {p. 231}par la fenêtre… Vous verrez, quand vous travaillerez sérieusement pour ici… Vous ne venez pas souvent au Châtelet… Jamais, n’est-ce pas ?… Voyez-vous, quand même le 3e acte nous reviendrait de la censure, il faudrait que cela se passât dans la rue… Des passants, du peuple, vous voyez ça… Et pas un endroit fermé… C’est très remarquable… du style, oh ! du style !… des portraits ! des caractères !… le comte, oh ! le comte !… la chanoinesse !… mais il faudrait que ce fût joué parfaitement… Rien que des tableaux… Des mots ! des mots ! mais il faut que la censure les laisse… Oui, je vous le dis, je vous jouerai, je vous jouerai pour la couleur… Après cela, le succès, ah ! le succès, je n’en sais rien du tout… Et puis, c’est impossible, votre déclaration d’amour de la femme dans la prison, ça éclate comme un coup de foudre ! ».

Nous avions assez de cette douche écossaise d’imbécile, mélangée de chaud et de froid, d’insolence inconsciente et de compliments grossiers, assez de cet entrepreneur routinier, faisant dans sa détresse un coup de tête, et voulant jouer un va-tout sur notre nom, mais tout ahuri, mais tout dépaysé de ne pas rencontrer son Bouchardy, son Dennery, dans une pièce de nous ; et nous trouvions vraiment ironique d’entendre cet homme, si près de sa faillite, parler de son public, ce public qui siffle au Châtelet, tout ce que cet animal de directeur « intelligent » s’échigne à lui choisir.

Au fond, dégoûtés de jamais être joués là, et par {p. 232}ce monsieur, nous convenions, tous les trois, d’un même accord, de présenter la pièce au visa préventif de la censure, chacun ayant la secrète espérance de rompre l’affaire par le veto désiré.

* * *

— On ne saura jamais combien les marchands de la pensée et de l’écriture des autres, sont bêtes.

* * *

— Les vieux politiques de ce temps, les vieux orléanistes retournés, comme R… et S… qui n’avaient vu que la cour citoyenne du roi Louis-Philippe et le profil vertueux et rèche de la reine Marie-Amélie, dans l’atmosphère sensuelle de la cour impériale, sous le charme des coquetteries de l’Impératrice, semblent galvanisés d’un dévouement érotique.

* * *

— Le bon des douleurs insupportables, est de faire supporter les autres.

6 septembre §

En chemin de fer, ce soir, en revenant, Victor Giraud, le fils du peintre de la Permission de dix heures, nous contait que la *** avait fait avec lui tant de manières, qu’il n’avait pas couché avec elle.

Elle ne lui parlait, tout le temps, que de son corps, de son beau corps, chanté par les poètes, et qui ne pouvait et ne devait se donner comme le corps {p. 233}d’une autre. Et il s’agissait de Gautier, de Saint-Victor et de l’adoration de ce dernier, qui, au théâtre, déchaussait son pied, son beau pied, et en mettait le soulier dans le creux de son gilet, et le baisait dans les entr’actes.

Cette cour avait duré trois séances, au bout desquelles elle lui faisait la proposition bizarre de lui appartenir au bout de quinze jours, mais après l’hommage et la sécurité de quinze visites, pendant lequel temps il s’engageait sur l’honneur à ne voir aucune femme, parce que, lui avouait-elle naïvement, elle avait peur d’une maladie, pour son corps, son beau corps.

Un singulier persifleur, ce fils Giraud : un bouffon sentimental, galant et un peu poitrinaire, disant aux femmes d’une voix soupirante, avec un sourire de jeune faune, des choses énormes et de terribles blagues de tendresse, — une sorte de guitarero de l’ironie de l’amour.

7 septembre §

Tous nos vœux, toute notre ambition serait maintenant d’avoir assez de santé pour nous enterrer et nous perdre dans le travail infini, et n’en sortir que pour jouir de la contemplation amoureuse, de la jouissance, de la possession de quelque admirable objet d’art au-dessus de notre fortune, à la hauteur de notre goût.

10 septembre §

Vallès, un homme de talent ! il {p. 234}possède l’épithète du grand écrivain et la vie du style ; il a fait deux ou trois chefs-d’œuvre d’articles. Et puis il en reste trop au boniment de ce qu’il menace de faire.

12 septembre §

Ce soir, nous sommes comme moulus des fièvres d’une folle nuit de jeu. Après l’achat de cette maison de près de cent mille francs, cette maison, si déraisonnable au point de vue de la raison bourgeoise devant notre petite fortune, nous offrons deux mille francs, un prix dépassant le prix d’un caprice de l’Empereur ou de Rothschild, pour un monstre japonais, un bronze fascinatoire, que je ne sais quoi nous dit que nous devons posséder.

Au fond, c’est énorme, cette masse d’émotions que nous mettons dans notre vie si plate, nous à l’apparence si froide, et si fous au dedans, et si passionnés et si amoureux. Car nous appelons amoureux, celui-là seul qui se ruine pour la passion de ce qu’il aime : femme ou chose, objets d’art animés ou inanimés.

16 septembre §

Auteuil.

Nous ne sommes pas bien sûrs de ne pas rêver… À nous ce grand joujou de goût, ces deux salons, ce soleil dans la feuillée, ce bouquet de grands arbres, en éventail sur le ciel, ce souriant coin de terre et le vol des oiseaux qui y passent.

17 septembre §

{p. 235}Oui, c’est bien à nous la maison et le jardin, mais dans cette maison, — nous qui fuyions le bruit de Paris, — il y a le bruit d’un cheval, en une écurie invisible, dans la maison de droite, et le bruit d’enfants criards et pleurards dans la maison de gauche, et le bruit du chemin de fer qui passe devant nous, grondant, sifflant, et faisant tressauter l’insomnie.

18 septembre §

Nous campons ici sur un matelas depuis quelques jours… Eh bien ! oui, nous entrons dans cet hôtel, pauvres de dix mille livres de rentes, et en ce temps-ci. Mais de tout temps nous avons été de déréglés amateurs. Lors de son droit, Edmond qui avait une pension de 1200 francs pour son entretien et ses menus plaisirs, achetait, 400 francs, le Télémaque sur peau de vélin, de la vente Boutourlin.

* * *

— Le bruit, toujours le bruit. Mal à l’aise et ne pouvant dormir de toute la nuit, et ayant comme une oreille douloureuse dans le creux de l’estomac, je fabriquais, dans mon insomnie, un conte sinistre, un conte à ajouter à l’œuvre de Poë. Un homme éternellement poursuivi par le bruit, allant des appartements qu’il loue, des maisons qu’il achète, des campagnes qu’on lui prête, des forêts où il y a comme à Fontainebleau la corne du corneur, des cellules des pyramides assourdies par la crépitation, des {p. 236}grillons ; allant, allant toujours au silence, sans le trouver, et finissant par se tuer pour conquérir le silence du suprême repos, et ne l’obtenant pas encore : — les vers du tombeau l’empêchant de dormir.

21 septembre §

La première plume taillée dans notre maison, l’a été, pour signer le reçu de la vasque au monstre japonais de 2 000 francs, cédée par Chanton.

26 septembre §

Le restaurateur Magny nous donnait, ce soir, ce curieux détail sur la décadence de la cuisine et du palais français. S’il n’était pas amoureux de son art, il aurait imité ses confrères, et aurait pu, depuis vingt-sept ans qu’il pratique, gagner 100 000 francs sur le beurre, à raison de 4 000 par an.

30 septembre §

Quinze jours passés dans l’arrangement de cette maison, qui est la maison du restant de notre vie, dans le rêve de trouvailles pour l’orner, la parer d’art : nos yeux tout heureux de ce que son jour illumine et transfigure, en jouant sur nos dessins, nos terres cuites, nos tapisseries ; — quinze jours à la parcourir du haut en bas, en y cherchant des contrastes et des harmonies sur les murs.

Une fatigue de tête qui rêvasse, mêlée délicieusement à un éreintement du corps.

8 octobre §

{p. 237}Nous attendions l’omnibus au Point-du-Jour, contre le terrain de Gavarni, au-dessous de l’écriteau portant : Sept mille mètres de terrain à vendre.

La porte de la grille était entr’ouverte. Nous entrons, nous nous promenons sous le quinconce de marronniers sous lequel nous nous sommes promenés si souvent ensemble avec l’ancien propriétaire, quand un homme vient à nous, nous tendant la main, un revenant, un spectre, lui, Gavarni ! Il a son air, son costume rustique, sa barbe inculte, son teint sanguin, ses yeux saillants. Il a un chapeau de paille comme lui, et peut-être le sien qu’il aura retrouvé dans le jardin — qu’il vend, lopin par lopin, pour le fils de Gavarni.

L’homme qui nous a donné cette vision d’outre-tombe, est un pauvre diable, ancien graveur sur bois, échoué là, par la misère.

* * *

— Toute femme est, de nature, secrète et ténébreuse.

* * *

— L’homme ne possède vraiment que dans l’état sauvage. Partout, où il y a civilisation, gouvernement, administration, impôts, mitoyenneté, expropriation, l’homme n’est plus le plein maître de sa propriété.

* * *

— L’idéal du roman : c’est de donner avec l’art, la {p. 238}plus vive impression du vrai humain, quel qu’il soit.

26 octobre §

Le vin, le haschich, l’opium, le tabac, ont été libéralement offerts à l’homme par la nature, comme les bonheurs de l’oubli de vivre, comme des poisons contre l’ennui d’être.

29 octobre §

L’Anglais filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.

* * *

— Le goût de la chinoiserie et de la japonaiserie, ce goût nous l’avons eu des premiers. Ce goût aujourd’hui descendu aux bourgeois, qui plus que nous l’a senti, prêché, propagé ? Qui s’est passionné pour les premiers albums japonais, et a eu le courage d’en acheter ?

Dans En 18.., une description de cheminée à bibelots japonais, fit demander par Edmond Texier notre internement à Charenton, comme des fous — en fait de goût.

Mais remontons plus haut, revenons à de vieux souvenirs de famille. L’aîné de nous, dans ce temps-là, était un enfant de quatorze ans, et nous avions une vieille tante de province qui l’adorait, une grosse {p. 239}femme aux os légers, légers, qui faisaient, que tout énorme qu’elle était, elle ne pesait rien.

Et savez-vous la seule querelle qu’il y eut entre la grosse femme et mon frère. Pour notre tante, les Chinois n’étaient absolument qu’un peuple de paravent, et n’en ayant jamais vu que sur du papier peint, elle se figurait que ce peuple était une invention comique. Fort de ses notions de collège, mon frère s’obstinait à citer, en faveur de son peuple aimé, l’invention de la boussole, de la poudre, de l’imprimerie, etc., etc., notre tante persistant à les couvrir de son mépris : « Tiens, tes Chinois, voilà pour eux ! » finit-elle par dire, un jour, sur une détonation du bon vieux temps. Notre tante était de ce temps-là.

1er novembre §

Vivre à l’horizon de Paris, vous donne l’impression d’une espèce de planement au-dessus de la gloriole du boulevard. Le mépris vous en vient avec un sentiment de supériorité personnelle. On pense avec plus de volonté à faire des œuvres pour soi. Il y a un recul qui remet les petites choses et les petites gens de la vie littéraire à leur place. Seulement un fond de crainte, que cette vie pacifiée et provincialisée n’émousse en vous l’aigu de la littérature.

2 novembre §

Un roulement, deux voitures à notre porte. C’est la princesse qui tombe chez nous {p. 240}avec sa suite, une de ses cousines, des amis. Elle entre comme une bombe dans la salle à manger, aperçoit sur la table, au milieu des papiers de notre roman, un pot de confitures d’épicier en faïence, et un trognon de pain, prend le trognon, plonge la cuiller dans le pot entamé, et goûte bravement.

Voilà, chez la princesse, de ces aisances naturelles, rondes, familières et charmantes : « Ah ! lui dis-je, si la duchesse d’Angoulême vous voyait ! »

* * *

— En descendant, ce soir, l’escalier de la princesse, Théophile Gautier, nommé bibliothécaire de Son Altesse, m’adresse cette question : « Mais au fait, dites-moi, en toute sincérité, est-ce que la princesse a une bibliothèque ? — Un conseil, mon cher Gautier, faites comme si elle n’en avait pas. »

* * *

— La femme, quand elle est un chef-d’œuvre, est le premier des objets d’art.

26 novembre §

À propos de l’éducation religieuse, une chose m’intrigue. Les enfants que promènent les pions ont l’aspect triste d’une bande de petits prisonniers, les enfants qui se promènent avec des abbés ou des frères ignorantins, ont l’air d’être contents, comme s’ils allaient avec de grands camarades.

— J’ai ici un jardinier bizarre, homme {p. 241}mélancolique et agreste, ouvrier de tous métiers, et mari souffre-douleur d’une maîtresse de piano, exerçant dans la banlieue, et riche avec cela d’une potée de progéniture. L’autre jour il mettait notre vin en bouteilles, aidé d’un gandin à l’air humilié, et rinçant les bouteilles avec un faux diamant au doigt. Il nous dit que c’est son fils, arrêté par des migraines dans une vocation de peintre en bâtiment, tourné au théâtre, jouant dans les localité riveraines de la Seine, et peut-être appelé prochainement aux Variétés.

Il nous a fourni pour tapissier un de ses amis, un long et maigre vieillard, à la tête de renard et de vieux marquis, habillé d’un antique habit de chasse en velours, et apportant ses outils dans un sac de voyage ; un tapissier mystérieux et déclassé, avec de l’ombre dans sa vie, et qui paraît sortir d’un roman humanitaire de George Sand.

* * *

— Que je voudrais donc bien dîner à Compiègne, à la table des domestiques.

1er décembre §

Oh ! les agonies comme celle de Berryer, où la famille permet à la chronique de se fourrer sous le lit. Vilaines, ces morts toutes de publicité.

* * *

— On s’étonne de la conscience de la main-d’œuvre {p. 242}dans l’art et l’industrie au xviiie siècle, mais n’était-ce pas le temps où Mme de Pompadour rentait un ouvrier pour la sculpture d’une chaise percée, et où le dîner de M. de Kaunitz, qui n’attendait pas les ambassadeurs, attendait un artiste ?

* * *

— En littérature, des délicatesses sont atteintes par des nerveux lymphatiques, que n’atteindront jamais les nerveux sanguins.

* * *

— Nous étions sévères, peut-être injustes pour le talent de Mme Sand. Nous venons de lire les vingt volumes de l’Histoire de ma vie. Au milieu du fatras d’une publication de spéculation, il y a d’admirables tableaux, des renseignements sans prix sur la formation d’une imagination d’écrivain, des portraits de caractères saisissants, des scènes merveilleusement dites, comme la mort xviiie siècle de sa grand-mère et son héroïsme douillet, comme la mort si parisienne de sa mère : des scènes, qui arrachent l’admiration et quelquefois les larmes.

C’est un grand document, malheureusement trop délayé, où le talent de Mme Sand, dans le vrai, l’observation juste des autres et d’elle-même, étonne et surprend.

2 décembre §

J’ai devant moi, dans le salon de la {p. 243}princesse, le gros dos de Gautier, qui, assis, à la turque, les jambes croisées, se balançant sur ses deux bras, ainsi raccourci, a comme la taille d’un Triboulet nain. Il est aux pieds du fauteuil de Sacy qui lui parle par-dessus l’épaule, et dont le mépris enjoué a l’air de tomber de haut sur ce bizarre candidat romantique. Je souffrais de voir mon Théo dans cette pose… Ah ! ce désir de l’Académie !… Et cela relevé de tant de grâce mélancolique et malade et de bouffonnante ironie : du Falstaff et du Mercutio mêlés.

Une toux profonde lui ébranle, de temps en temps, la poitrine, et alors la plaisanterie cruelle circule dans le salon, qu’il tousse pour entrer à l’Académie. Puis il s’est assis dans un petit fauteuil près des jupes de la princesse, sa tête s’est abaissée, ses grosses paupières pesantes sont tombées sur ses yeux, et un lourd sommeil, aux mains pendantes en avant, semble l’incliner vers une de ces morts, dont on ramasse le décédé, le nez sur le parquet. De tristes pressentiments nous viennent sur notre ami, et l’homme que tous voient sur le seuil de l’immortalité académique, — nous le voyons cloué dans son cercueil.

Un moment qu’échappé au sommeil, il se trouve à côté de Saint-Victor, le critique de la Liberté lui dit, avec la crispation lui venant, dans le salon de la princesse, à la vue de notre bande d’intimes :

— Eh bien ! j’espère, tu as fait sur Ponsard un article… C’est un homme de génie maintenant.

— Oh ! dit bonnement Gautier, ça a si peu {p. 244}d’importance… les articles… Puis tu m’as assez lu… avec moi, il faut lire entre les lignes.

— Enfin, reprend sèchement Saint-Victor, tu as écrit la solidité des choses éternelles.

— Bah ! laisse tomber Gautier, avec tout le dédain que le journaliste de l’Officiel peut avoir pour un article de journal.

En sortant, la princesse inquiète de la santé de Gautier, et qui lui a envoyé son médecin, le docteur Elloco, nous attire de la main, et nous dit à voix basse : « Il paraît que ce n’est pas la poitrine, mais le cœur ! »

Et pendant qu’il nous ramène en voiture, le cher homme est attendrissant, touchant, et nous met au bord des yeux une larme, avec le comique d’un mourant à la fois pantagruélique et shakespearien : « Je vous le répète, dit-il, on est fichu, aussitôt qu’on se soigne… Me voilà dans les remèdes… Eh bien ! vous voyez, ça ne va plus. »

4 décembre §

La nuit, quand elle n’est plus la réfection de plomb de la jeunesse et de la santé, est bête comme un espace de temps inutile, vide et noir, une intermittence stupide du travail et de l’idée, une non-valeur stérile de la vie, déjà si courte pour l’activité pensante.

À un certain âge, la nuit, c’est l’ennui de ne pas être au lendemain.

* * *

{p. 245}— Ce gouvernement-ci hait encore plus l’homme de lettres, que le républicain ou le socialiste.

* * *

— Il y a dans les arts et dans les lettres, des jeunes hommes gras, à ventre, comme X… et Y… qui sont spécialement des industriels.

* * *

— L’Histoire, à l’heure qu’il est, devient de plus en plus l’histoire naturelle de la monarchie. Des journaux de médecins jettent à la curiosité cynique de la postérité le placenta des reines, et l’on entre en le livre révélateur de notre ami Soulié, dans le vagin de Marie de Médicis, ouvert à deux battants par l’escapement de ses entrailles majestueuses, d’où roule Louis XIII, comme en une mise bas de Gargamelle, peinte par Rubens.

* * *

— La science du romancier n’est pas de tout écrire, mais de tout choisir.

14 décembre §

Nous avons eu aujourd’hui, à déjeuner, notre admirateur7 Zola.

C’était la première fois que nous nous rencontrions. {p. 246}Notre impression toute première fut de voir en lui un normalien, à l’encolure de Sarcey, dans le moment, légèrement crevard, mais en le regardant bien, le râblé jeune homme nous apparut avec des délicatesses, des modelages de fine porcelaine dans les traits de la figure, la sculpture des paupières, les curieux méplats du nez ; en un mot un peu taillé en toute sa personne à la façon des vivants de ses livres, de ces êtres complexes, un peu femmes parfois en leur masculinité.

Puis un côté frappant chez lui, c’est le côté maladif, souffreteux, ultra-nerveux, vous donnant par moments la sensation pénétrante d’être aux côtés d’une mélancolique et révoltée victime d’une maladie de cœur.

En somme, un homme inquiet, anxieux, profond, compliqué, fuyant, peu lisible.

Il nous parle de la difficulté de sa vie, du désir et du besoin qu’il aurait d’un éditeur l’achetant, pour six ans, 30 000 francs, et qui lui assurerait ainsi, chaque année, 6 000 francs : le pain pour lui et sa mère, — et par là lui donnerait la faculté de faire « l’Histoire d’une famille », un roman en huit volumes. Car il voudrait faire de grandes machines, et plus de ces articles « infâmes, ignobles, crie-t-il, sur un ton qui s’indigne contre lui-même, oui, les articles que je suis obligé de faire à la Tribune, au milieu de gens dont il me faut prendre l’opinion idiote… Car il faut bien le dire, ce gouvernement avec son indifférence, son ignorance du talent, de tout ce qui se produit, rejette nos misères aux journaux de l’opposition, les seuls qui {p. 247}nous donnent de quoi manger… Vrai, nous n’avons absolument que cela… » Puis après un silence : « C’est que j’ai tant d’ennemis… Et c’est si dur de faire parler de soi ! »

Et, de temps en temps, dans une récrimination amère, où il nous répète et se répète à lui-même qu’il n’a que vingt-huit ans, éclate vibrante, une note de volonté âcre et d’énergie rageuse.

Il finit en disant : « Oui, vous avez raison, mon roman déraille… Il ne fallait que trois personnages. Mais je suivrai votre conseil. Je ferai ma pièce comme cela… Et puis nous sommes les derniers venus, nous savons que vous êtes nos aînés, Flaubert et vous. Vous ! vos ennemis eux-mêmes reconnaissent que vous avez inventé votre art ; ils croient que ce n’est rien : c’est tout ! »

* * *

— Depuis que la Justice existe, il n’y a eu qu’un procès qui ait été révisé : c’est celui de Jésus-Christ.

* * *

— Les hommes et les femmes pensaient plus vivement au xviiie siècle que maintenant : leur correspondance en fait foi.

20 décembre §

Suspension absolue de la vie, ces temps-ci, dans le travail et l’idée. Nous n’existons plus matériellement que par la souffrance. Nous {p. 248}accomplissons inconsciemment les opérations mécaniques qui font continuer à vivre, et presque sans l’ennui de toutes les fonctions que ça nécessite. Sentiment d’une spiritualité, toute pénétrée de la satisfaction intérieure de l’absence de l’existence.

21 décembre §

Dîner chez Sainte-Beuve, avec la princesse, Pongerville, Viollet-le-Duc, le vieux Giraud de l’Institut. Tout le dîner se passe à chercher le moyen de faire raconter par M. de Pongerville, ses deux uniques histoires : son entrevue avec Louis XVIII et son entrevue avec Millevoye, — de manière à lui gagner sa voix pour Gautier.

22 décembre §

Aujourd’hui, à quatre heures, fini Madame Gervaisais.

— Les premiers nous avons été les écrivains des nerfs.

24 décembre §

Nous avons plaisir à retrouver Flaubert, et dans notre trio d’ours et de solitaires ensauvagés, nous soulageons nos mépris, nos indignations, sur tous les abaissements présents, les misères des caractères, la déchéance et la domesticité des lettrés, nos camarades.

30 décembre §

{p. 249}Vu ce soir, rue de Courcelles, Claude Bernard, pareil à un spectre de la science.

31 décembre §

Fini l’année avec la mémoire de l’homme que nous avons, qui nous a le mieux aimés : Gavarni, — dont nous relevons les souvenirs sur nos notes.

Année 1869 §

1er janvier §

{p. 253}Minuit. Nous nous embrassons dans le jardin de notre maison, au clair de lune d’une année nouvelle.

Dans la journée, nous avons porté notre manuscrit (Madame Gervaisais) chez Lacroix, et nous sommes allés nous inscrire chez la princesse : ç’a été tout notre Jour de l’an.

J’ai vu pour la première fois des petites gens porter dans les rues des palmiers en pot, des étrennes de plantes exotiques.

2 janvier §

À propos de M. de Nieuwerkerke, devenu la cible et le Saint-Sébastien des petits journaux, il me semble que le gouvernement jette ses ministres et ses hauts fonctionnaires à manger à l’opposition, à l’exemple d’un Russe en traîneau, qui, {p. 254}poursuivi par une bande de loups toujours croissante et s’allongeant à l’infini, jette, pour les arrêter et gagner du temps, ses provisions, ses couvertures, ses bottes.

3 janvier §

Si on écoutait ses maux, on resterait couché et on ne se lèverait qu’au jugement dernier.

— Un mot qui peint la politique présente de casse-cou et de sans lendemain : c’est le mot de Rouher à Vatry, fort effrayé de la situation. Le Richelieu du laissez-aller l’écoute, puis lui répond simplement : « Depuis quelque temps, j’étudie beaucoup un philosophe chinois, dont je mets la sagesse en pratique : c’est le philosophe Ye-men-fou. »

5 janvier §

Dîner Magny.

Causerie du docteur Robin donnant des détails relatifs à des expériences saisissantes et de haute terreur, sur des décapités, sur des corps d’hommes sans tête, qui, au bout de quarante-cinq minutes de mort, portent la main, avec un mouvement de vivant, à leur poitrine, à l’endroit où on les pince, et beaucoup d’autres épreuves venant à l’appui d’une théorie sur l’indépendance du cerveau et du cœur.

Pas de distraction pour nous enlever à notre état malingre, au tourment de notre santé, comme ces {p. 255}hautes élévations de la science, ces hypothèses médicales, ces rêves dans l’inconnu de la vie, et qui nous apportent les oublis et les étourdissements que donnent aux autres les enivrements d’une fête du monde, d’un bal, d’un spectacle.

Mercredi 6 janvier §

Je dis à la princesse que j’ai vu Sainte-Beuve, que j’ai trouvé fatigué, préoccupé, triste. Elle ne répond pas, passe devant moi, et me fait signe de la suivre dans le premier salon, le promenoir de ses causeries intimes et de ses tête-à-tête confidentiels.

Et là, elle éclate : « Sainte-Beuve, je ne le verrai plus, jamais… Il s’est conduit avec moi… lui… enfin. C’est à cause de lui que je me suis brouillée avec l’Impératrice… Et tout ce qu’il a eu par moi… Dans mon dernier séjour à Compiègne, il m’a demandé trois choses, j’en ai obtenu deux de l’Empereur… Et qu’est-ce que je lui demandais… Je ne lui demandais pas de renoncer à une conviction… je lui demandais de ne pas s’engager dans un traité avec Le Temps, et de la part de Rouher, … je lui ai tout offert… Il aurait été à La Liberté avec Girardin, c’était encore possible, c’était de son monde… Mais au Temps, nos ennemis personnels… où tous les jours on nous insulte ! »

Elle s’arrête, puis repart : « Oh ! c’est un mauvais homme… Il y a déjà six mois, j’écrivais à Flaubert : « Je crains que Sainte-Beuve, d’ici à quelque temps, {p. 256}ne nous joue quelque tour… » C’est lui qui a écrit à Nefftzer… il y a de son ami d’Alton-Shée dans tout cela. » Et avec une parole d’amertume sifflante : « Il m’écrivait, au Jour de l’an, que tout le confortable et le bien-être qui entouraient sa maladie, il me les devait… Non, on ne se conduit pas comme ça. »

Et elle suffoque, elle étouffe, elle se bat la gorge avec le haut de sa robe brodée, qu’elle agite à deux mains, et des larmes, qu’elle dévore, lui montent dans la voix, que l’émotion étrangle par moments.

« Enfin, je ne parle pas de la princesse ! mais la femme, la femme ! » — et me secouant par mes revers d’habit, comme pour m’enfoncer son indignation et m’en remuer la poitrine : « Voyons Goncourt, n’est-ce pas, c’est indigne ? » Et ses yeux, pleins de la colère de son cœur, me fouillaient les yeux.

Elle fait quelques pas sur le tapis, agitant derrière elle la grande traîne de sa robe de soie blanche, et revient à moi : « La femme !… J’ai été dîner chez lui… Je me suis assise sur la chaise où avait passé Mme ***… Du reste, je lui ai dit chez lui : « Mais votre maison est une maison de coquines, un mauvais lieu, et j’y suis venue pour vous… » Oh ! j’ai été dure ! Je lui ai dit encore : « Qu’êtes-vous ? Un vieillard impotent. Vous ne pouvez pas seulement vous servir dans vos besoins… Mais quelles ambitions pouvez-vous donc avoir encore ?… Tenez j’aurais voulu que vous fussiez mort, l’année dernière, vous m’auriez laissé au moins la mémoire et le souvenir d’un ami ! »

{p. 257}« Cette scène m’a fait un mal ! » ajoute-t-elle en tressaillant8.

8 janvier §

Oh ! le vrai, le vrai tout bête, c’est toujours plus fort que les imaginations du génie. Comparez donc le grand bourgeois de l’Histoire de ma vie de Mme Sand, M. de Beaumont, au Gilles Lenormand des Misérables d’Hugo.

9 janvier §

{p. 258}L’hydrothérapie, l’eau froide, une terreur, une épouvante ! Des réveils dans l’anxiété de cette pluie de torture qui vous fait hurler du supplice de tous vos nerfs, et danser, dans la cuvette de fer-blanc, la danse de Saint-Guy de la douche des fous. Je n’y ai pu résister que trois jours… J’en mourrais.

11 janvier §

Brown, le peintre de chevaux, nous contait cette jolie anecdote. Il est mandé par M. Pointel, directeur chrétien d’un journal illustré de Dalloz, il est mandé pour lui faire des bois.

Pointel l’interroge sur ce qu’il fait ?

— Mais des chevaux.

— Des chevaux ! — Et Pointel fait fiévreusement deux tours dans son cabinet, puis revient à Brown :

— Des chevaux… Les chevaux mènent à la fille… La fille mène à la mort de la famille… Jamais de chevaux dans mon journal.

12 janvier §

Une horrible et sinistre expression du Paris actuel, sur la fin du viveur, sur les maladies, comme celle de M. de M… On appelle ça : Il file son macaroni.

12 janvier §

La folie de l’artiste, de l’écrivain, — voyez Meryon, Baudelaire, — les surfait, une fois morts ; elle fait monter leurs œuvres, ainsi que la {p. 259}guillotine fait monter l’écriture des guillotinés, dans les catalogues d’autographes…

Mercredi 13 janvier §

La princesse après dîner a encore sur Sainte-Beuve un jaillissement : « J’étouffais, je suis sortie de chez lui, de peur de pleurer… Mais savez-vous ce qu’il m’a dit : que rien ne le forçait de donner sa démission au Sénat, et du reste que ça lui était bien égal… et que d’ailleurs son intention était bien de ne jamais servir le prince Impérial. » Puis tout à coup elle jette cette phrase : « Voyez-vous entre une femme comme moi, et un homme incomplet comme lui, il ne peut jamais exister de véritable amitié. » Mot profond qui peint l’incompatibilité des deux natures de la princesse et de l’écrivain.

* * *

— L’eau-de-vie ! un baptême comme le trouve la langue du peuple. Et n’est-ce pas le bouillon des meurt-de-faim ?

15 janvier §

Une vie sans une minute de repos. Des épreuves, des corrections, des feuilles se succédant sans trêve ni arrêt. Tout le travail forcé de la retouche immédiate. La nécessité de l’inspiration continue, pour les changements qu’il faut improviser. Des journées où l’on n’a pas un quart de son temps {p. 260}à soi, et on soupire après l’heure où l’on fumera un cigare, sans penser à rien. Et cela au milieu des malaises de l’un et de l’autre qui s’interrogent de l’œil, et ont conscience de leurs mutuelles souffrances : l’un tourmenté de perpétuelles migraines, l’autre d’un perpétuel malaise d’estomac, qui en fait seulement un vivant, ou plutôt un misérable ressuscité du soir, à l’heure où l’on allume le gaz. Oh ! nous aurons été les martyrs du livre, — nous toujours, malgré la maladie, sur la brèche du travail et de la pensée.

20 janvier §

La princesse revient sur Sainte-Beuve : « Encore si c’était un homme de coup de tête, de résolution extrême !… Mais non, ç’a été toujours un homme entre le zist et le zest… N’est-ce pas, Sainte-Beuve c’est bien cela… Eh bien ! voulez-vous que je vous dise… Quand l’Empereur a accordé les libertés, il y était opposé comme un beau diable… Il ne s’est plus senti entre deux gendarmes… il ne s’est plus senti protégé… et, de peur, il a passé de l’autre côté, pour plus de sûreté ! »

* * *

— Sur le quai. Entre les deux Hôtel-Dieu qui vous enserrent le cœur, serré que vous êtes entre ce long parallélisme de la souffrance humaine, on se prend à penser à ce Dieu de bonté, qu’on dit là, au-dessus. Allons donc ! comment ferait-il pour être plus mauvais ?

* * *

{p. 261}— Touchée de nos procédés gentilshommes, lors de la vente de sa maison, Mme de Tourbet a tourmenté Flaubert pour nous amener dîner chez elle. Un appartement riche et banal ressemblant à ces appartements meublés, qu’on loue aux provinciaux pour le mariage d’une fille riche. Un vrai carnaval d’invités… Paradol, Flaubert, Gautier, Girardin, lugubre et cassé, avec sa tête de mort et sa mèche posée comme un accroche-cœur sur un crâne. La maîtresse de maison pleine de grâce coquette, mais un peu trop préoccupée de faire de son appartement un petit hôtel Rambouillet du xixe siècle. On joue à de petits jeux d’esprit innocents et érotiques. Mme de Tourbet jette aux convives le mot malthusianisme et en demande la définition à la ronde ; et chacun, le couteau de l’improvisation sous la gorge, dit à peu près une saleté ou une bêtise…

31 janvier §

Dans le monde. Toujours les mêmes passants, les mêmes allants, les mêmes venants, les mêmes poignées de main, les mêmes politesses et saluts mécaniques, et la même impression d’indifférence, de sécheresse et de détachement dans tous ces salamalecs convenus, souriants et mornes. Un tel oubli et une telle absence, qu’on se dit deux fois : « Bonjour », sans se souvenir de la première. Derrière l’amabilité figée des figures, tous ces figurants du monde enfoncés dans l’absorption égoïste de leur moi, qu’ils dissimulent sous le badinage vague du {p. 262}bout des lèvres et des paroles vides, et l’on sort de là, le cœur froid, comme si on avait passé la soirée au milieu de vivants de glace.

2 février §

Nous l’avouons, un peu d’orgueil nous envahit à lire les premières feuilles tirées de Madame Gervaisais.

* * *

— La République, ce mensonge de la fraternité universelle des hommes, est la plus antinaturelle des utopies. L’homme n’est fait que pour aimer l’être qu’il connaît, qu’il approche ou qu’il possède.

* * *

— Je lis qu’en ce moment tous les arbres de Paris sont en train de mourir. Voici bien des oïdiums depuis quelques années. La vieille nature s’en va. Elle quitte notre terre empoisonnée de civilisation, et le temps est peut-être proche, où le décor naturel sera contrefaçonné par l’industrie, et où les capitales modernes, les monstrueuses accumulations d’humanités, n’auront plus pour ombre et pour verdure, que le fer-blanc découpé et peint des palmiers de la Samaritaine.

* * *

— Mme de Païva, l’insolente figure de la Fortuna muliebris.

* * *

{p. 263}— Rien de bon, avec une maîtresse, comme des rapports simplement charnels, mêlés à une véritable amitié de camarade.

* * *

— L’homme a l’habitude de parler, comme à des personnes, aux bêtes et à

Dieu.

5 février §

Minuit. Correction des dernières épreuves de Madame Gervaisais. Et nous pensons aux secrets de la naissance et de la formation de ce vrai enfant de vous-même, une création de la pensée, véritablement pareille, en son miracle et son mystère, à la création de la vie d’un être.

Peut-être traitera-t-on de pure imagination cette mort de femme, en passant le seuil de la chambre du pape, et cependant c’est la vérité à bien peu de chose près. La femme, la parente, dont nous avons fait la monographie dans ce roman, est morte comme nous la faisons mourir, en s’habillant pour se rendre à son audience, — et nous n’avons fait que reculer sa mort de deux heures.

Nous relisons le morceau de la phtisie, ce morceau qui ne serait pas, si nous ne l’avions pas écrit, fixé et animé, ce morceau sorti du dessert de Magny, échappé, sur nos interrogations, au cerveau tout à la fois nuageux et plein d’éclairs, et à la langue brouillée de Robin. Car cela, à quoi nous avons donné la netteté et le caractère, ne serait jamais {p. 264}sorti du savant, frappé du style et de l’osé de notre plume, — car il aurait eu, devant le papier, les timidités baveuses et les corrections un peu intimidées, qu’il nous a envoyées, en marge de nos épreuves.

Bizarres racines ! Fécondation singulière de ce livre. Souvenir de fange d’où l’on peut faire sortir du sublime ! On ne devinerait pas que le mot de la fin vient d’une horrible histoire, qui nous était restée dans l’oreille de l’esprit, d’un refrain ordurier d’une petite rouleuse, qui rentrant au matin, après avoir fait la retape toute la nuit, criait, à travers la porte, à sa mère qui ne lui ouvrait pas : « M’man, m’man, ouvre-moi ! » et à la fin, impatientée, jetait : « Ah ! que c’est m… ! » C’est ce qu’on peut appeler une perle ramassée dans du fumier.

7 février §

Ironie des choses et du gâchis de ce temps, où tout semble à contresens. Il arrive que nous, qui avons à nous plaindre, plus que personne, de ce régime (procès en police correctionnelle ou nous avons été assis entre les gendarmes, procès à propos de notre nom, que l’Empereur autorisait un monsieur, qui n’était pas de notre famille, à porter, etc.), nous, qui avons toutes les haines de purs lettrés pour ce gouvernement, ennemi et envieux des lettres, et nous qui n’avons, dans cette pétaudière d’un Empire ramolli, d’autre amitié que l’amitié de la princesse, et encore une amitié en dispute et en lutte sur toute idée et toute chose, c’est nous, dont on {p. 265}veut tuer près du public le talent avec la calomnie du mot « courtisans », et d’où cela part-il ?… Donc sur la demande que M. Galichon nous faisait adresser, si nous restions ses collaborateurs, après son manifeste contre Nieuwerkerke, ce manifeste enragé et naïf, qui date l’indépendance de sa feuille d’art, à l’heure où le surintendant lui retire sa subvention, nous lui avons fait la réponse suivante :

« Monsieur, nous vous remercions d’avoir fait assez d’estime de nous, pour croire que nous ne resterions pas à la Gazette, après l’article que vous avez signé hier.

Les deux romans, que nous avons publiés en feuilletons, ont paru dans des journaux de l’opposition. Les seuls liens que nous ayons avec ce gouvernement sont loin d’être des liens de reconnaissance, ils ne sont que quelques amitiés avec des personnes, amitiés désintéressées et venues d’elles-mêmes à nous, et que nous trouverions lâche d’abandonner, en ce moment.

C’est vous dire, Monsieur, que devant le numéro de votre journal annonçant une feuille spéciale d’hostilités contre ces personnes et ces amitiés, nous venons vous faire prier de remettre notre article de Moreau à M. Lecuir à la Librairie Internationale. »

Parbleu ! il y a des fautes à reprocher à Nieuwerkerke, mais vraiment quel est le fond de toutes ces attaques ? L’amour passionné des tableaux qu’on réclame ! Mais est-ce que de tous les journalistes qui réclament, un seul sait seulement la place d’un {p. 266}seul tableau du Louvre ? Non c’est toujours, et dans ce moment-ci, en un accès furieux, l’envie, toute pure et toute brute, contre un monsieur, qui est comte, qui est bel homme, qui a une grande place et de gros émoluments.

10 février §

Nous venons de manquer d’être tués ensemble. Nous allions à notre dîner du mercredi chez la princesse. Un cocher ivre, que nous prenons à Auteuil, nous jette, bride abattue, dans la roue d’un camion, quai de Passy, et le choc est tel que Edmond, jeté dans la glace devant lui, la casse avec sa figure. Il en ressort… nous nous regardons… un regard mutuel et profond, où chacun tâte l’autre… Du sang plein la figure, plein l’œil. Nous descendons de voiture. Je l’examine de près, la vitre a coupé la paupière supérieure et inférieure de l’œil droit. Je ne vois que cela. Edmond, qui a des éblouissements causés par le sang, ne me dit pas ce qu’il craint : d’avoir l’œil crevé.

Du quai, nous montons à Passy, moi le soutenant sous le bras, lui marchant le mouchoir rougi sur la figure, comme un accident ensanglanté qui passe. Et jusqu’au débarbouillage chez le pharmacien, angoisse, émotion, pendant des secondes qui paraissent éternelles. Un miracle ! l’œil n’a rien.

Nous allons au télégraphe pour envoyer une dépêche, rue de Courcelles, et il me dit cette chose bizarre, c’est qu’un moment avant le choc, il avait {p. 267}eu le pressentiment de l’accident ; seulement, par une transposition de vue fraternelle, c’était moi qu’il avait vu blessé, et blessé à l’œil.

12 février §

Oh ! la bonne émotion de couper son livre vierge, et dans la moite fraîcheur du brochage encore mouillé !

Lundi 16 février §

Nous étions accoudés à la barrière, d’où l’on plonge dans le jardin en contrebas de Gavarni. Une main sur notre épaule. C’est le bohème, gardien marron des sept mille mètres de terrain à vendre. Tout le jardin abandonné, inculte, ruineux, le lierre s’étalant sur la bosse des anciens mouvements de terrain, et le pittoresque des ravages de la nature et de la plante parasite !

Nous promenant à travers ce fouillis de nature, le bohème nous mène, tout en bas du jardin, à la ligne des beaux arbres qui le finissaient dans leur grande ombre… Ici sera une guinguette, un bouchon pour les dimanches et les lundis des parties de campagne, et où la canaille, abhorrée de Gavarni, viendra sous le portique toujours vert, où il promenait sa haute rêverie, arroser de bleu des tripes à la mode de Caen, dans des berceaux qu’arrondit devant nous, un marchand de vin basque.

Curieux invalide, que ce bohème, cet ancien graveur sur bois, goutteux et presque aveugle, espèce {p. 268}de philosophe agreste et crapuleux, sorte de Thomas Vireloque, laissé en sentinelle là, par l’œuvre de Gavarni, faisant sa compagnie de deux terriers féroces dont il appelle l’un : le Comique, et encore d’un duc remisant, le jour, dans le trou noir de la Glacière, où frissonne, sous le plâtre tout écaillé, la Frileuse de Houdon.

Et rondissant le dos au soleil, tout en gouaillant et en lâchant des blagues amères, le bohème nous mène au cimetière d’Auteuil, où l’on vient de poser la pierre de granit de Gavarni. Une simple pierre portant son nom et deux dates, sa naissance et sa mort.

Nous ne nous savions pas si voisins de lui dans la séparation éternelle !

* * *

— Personne n’a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de nous à la fois des physiologistes et des poètes.

Lundi 16 février §

Maria nous entretenait d’une particularité de la peau de son pays, de la peau de la femme de Brie, cette peau de blonde de Paris, devenant sous le soleil et le hâle des champs, plus noire, plus tannée que la peau paysanne du plus extrême Midi. Elle nous parlait de l’extrême délicatesse de la sienne, qui est en effet fine comme un papier de soie, et qui laisse apercevoir, sous un microscope, {p. 269}la circulation du sang : une peau si sensible que deux journées à Marseille avaient rendu la femme presque méconnaissable, une peau qui prend dans l’ombre d’une chambre ou le séjour au lit, pendant une semaine, la blancheur du lilas poussant dans une cave.

Mercredi 17 février §

Il tombe ici un médecin que j’avais demandé à Phillips. Il me tâte, il me retourne, il m’ausculte, il me fait sonner le corps et la place de mes maux, y retrouvant l’arriéré de vingt années anti-hygiéniques de vie littéraire. Une angoisse pour tous les deux, une journée de tressaillements inquiets.

Le soir, nous espérions, pour nous remettre, nous rasséréner, nous fortifier dans le découragement de la santé et la lassitude de l’effort à vivre, quelques paroles aimables, quelques banalités complimenteuses qui pansent les hommes de lettres. Non, on ne trouve qu’à nous dire, sur un ton assez sec, que notre livre est assez bien fabriqué, et on me donne à couper un livre de poésie, d’un anonyme provincial, M. O. Justice, qui a collé, en tête de ses vers de mirliton, une photographie, où il ressemble à un jeune coiffeur de chef-lieu d’arrondissement.

Des autres, rien du tout. Taine arrive, commence par nous reprocher des mots, qui ne se disent pas, qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire. — Lequel ? Le vôtre ? — nous accorde quelques {p. 270}descriptions faites avec les nerfs assez bien, et finit en nous disant que la fin n’a pas d’intérêt pour lui, parce qu’il a lu Sainte Thérèse.

L’auteur du Voyage en Italie nous dit cela, d’un ton aigre, nerveux, saccadé, et avec un peu plus de bile qu’à l’ordinaire dans le teint. Voilà notre seul succès. Il faut avouer que notre livre n’est guère gâté jusqu’à présent.

Du reste je ne sais quel mauvais vent de contradiction soufflait, ce soir, dans la causerie et les paroles du salon.

19 février §

Nous allons voir Sainte-Beuve. Nous le trouvons triste de son état, triste de la politique, triste de l’état de la littérature. Il nous dit les hontes de l’Académie abaissée, le tripotage des voix et des coteries, les manigances de Guizot. Il nous conte ce dialogue entre la duchesse de Galliera et Lebrun, que Lebrun répétait avec une indignation et une amertume de vieux lettré.

— Eh bien, monsieur Lebrun, disait la grande dame, au moment où il entrait dans son salon, le premier fauteuil est donné… Oui, à M. d’Haussonville… C’est une chose faite.

— J’ignorais, faisait l’académicien en s’inclinant.

— Pour le second, ce sera sans doute M. de Champagny.

— Ah !

— Et quant au troisième, probablement M. Barbier.

{p. 271}Et la mélancolie de l’heure de cinq heures, du jour s’éteignant, de la menace de l’isolement de sa soirée, amenait aux lèvres de Sainte-Beuve une plainte, à voix basse, sur toutes les privations dont il souffrait, sur l’impossibilité du déplacement qui vous mêle à vos semblables, à la société, impossibilité qui vous désintéresse de l’action et du monde.

Il nous retraçait, comme dans une causerie, tisonnant devant un feu mort, ces jours succédant aux jours, et où il s’éveillait encore le matin avec un peu d’illusion, puis, dans le milieu du jour, encore un rien intéressé par le travail, par quelques restes de fidélités d’amis, et après, plus rien… « Ah ! l’existence, voyez-vous cette existence-là, non… la vie pour moi n’est plus qu’un mur nu… il y faut des tentures, des agréments… » et son petit geste dessinait dans le vide, des regrets de choses.

La nuit tombait doucement, et la parole du vieillard devenait, de plus en plus, une parole de clair-obscur, une parole s’approchant du grand silence.

* * *

— Ce soir, le petit cousin donne, pour la pousse de ses moustaches, ce qu’on appelle une petite fête, chez Voisin. Deux énormes bouquets de violettes sur la cheminée. Donc deux dames qui arrivent bientôt. C’est la***, une de ces hétaïres à huit ressorts, à cinq chevaux dans l’écurie, à maison montée, de ces filles entretenues à trois cent mille francs par an, et qui ont toujours besoin de cinq louis : une blonde Alsacienne {p. 272}au grain de beauté sur la plus blanche poitrine du monde, décolletée en carré. Elle est accompagnée d’une Wurtembergeoise à rougeurs, et à baragouin des banquiers allemands de Balzac, une procureuse, ayant la spécialité de fournir des religieuses en imitation à un Crésus de la banque juive ; — enfin une sous-Guimond, une boutique des secrets, des scandales, des horreurs de Paris, une de ces créatures profondes et bredouillantes, que le Rhin nous envoie armées de toutes les ruses et de tous les dessous d’un Metternich en jupon…

Entre ces très jeunes gens, le plaisir est bruyant, brutal. Dans l’ivresse on se cogne, on se tape, on se poursuit dans les chambres du haut, et à la fin ça tourne à la chiade de collège… si bien qu’à la note de 400 francs du dîner, vient s’ajouter 75 centimes d’arnica pour la Wurtembergoise, qui en se sauvant s’est fait, au coccyx, un noir contre une porte.

22 février §

Depuis que notre livre est paru, pas une lettre, pas un mot, pas un compliment même banal d’un quelconque ; — sauf une bonne poignée de main et un speach éloquent de Flaubert. Une profonde tristesse de cette ligue du silence.

* * *

— Un curieux mot de mère pieuse, de femme honnête à son gendre, lent à arriver à l’acte du mariage, mot que ne trouverait jamais une femme qui {p. 273}ne serait pas pieuse et pas honnête : « Mon cher Henry, c’est à vous à éveiller les petits sens de votre femme ! »

Mardi 2 mars §

Nous allons, avant Magny, chez Sainte-Beuve. Il descend de la chambre, où il est en train de se sonder, et il commence à nous parler de notre roman, qu’il s’est faire lire dans l’intervalle de son travail, — comme un homme qui en a à dire long. C’est d’abord une espèce de patelinage, et des mots qui ressemblent à la caresse d’une patte de chat qui va sortir ses griffes, et les égratignures ne tardent pas. Cela arrive menu, menu, à petits coups. Il nous dit donc : que nous voulons, qu’en tout nous voulons trop, que nous allons toujours à l’excès, poussant et forçant nos qualités, qu’il ne nie pas que nos morceaux, avec la voix d’un très bon lecteur, peuvent être un agrément dans un certain décor… « Mais les livres sont faits pour être lus… fait-il, d’une voix grinchue, et lus par tous !… Mon Dieu, on les donnera peut-être plus tard comme des morceaux de style dans les excerpta, mais moi, je ne sais pas, ce n’est plus de la littérature, c’est de la musique, c’est de la peinture… Vous voulez rendre des choses !… » Et il s’anime : « Tenez, Rousseau… Eh bien, il avait déjà trouvé un procédé exagéré… Est venu après lui Bernardin de Saint-Pierre, qui l’a poussé plus loin… Chateaubriand, Dieu sait… Hugo ! » et il fait la grimace qu’il fait toujours à ce nom-là : « Enfin {p. 274}Gautier et Saint-Victor… Eh bien ! vous, c’est encore autre chose que vous voulez… C’est du mouvement dans la couleur, comme vous dites… C’est l’âme des choses… C’est impossible… Je ne sais pas, moi, comme on prendra cela plus tard, et où on ira !… Mais, dans le moment, il faut vous atténuer, vous amortir… Tenez, votre description du pape tout en blanc, tout au fond… Eh bien ! non, non… »

Et soudain entrant en colère : « Neutralteinte, qu’est-ce que c’est que ce neutralteinte ?… ce n’est pas dans le dictionnaire… C’est une expression de peintre, ça… Tout le monde n’est pas peintre… C’est comme un ciel de couleur rose thé, rose thé… Qu’est-ce que c’est, une rose thé… » Et il répète une ou deux fois : « Rose thé », ajoutant : « Il n’y a que la rose, ça n’a pas de sens ! »

— Et cependant, monsieur Sainte-Beuve, si j’ai voulu exprimer que le ciel était jaune de la nuance jaune rosée d’une rose thé, d’une gloire de Dijon par exemple, et n’était pas du tout du rosé de la nuance de la rose ordinaire ?

— En art il faut réussir, continue Sainte-Beuve, sans écouter… Oui, il faut réussir… Je voudrais que vous réussissiez… Là, une suspension, avec quelques paroles ravalées, qui nous font soupçonner que le livre n’a pas eu de succès dans son entourage, qu’il a peut-être ennuyé la manchote.

Et il se met à nous prêcher d’écrire pour le public, de descendre nos œuvres à l’intelligence de tous, nous reprochant presque notre effort, l’ambition de {p. 275}notre conscience littéraire, le travail de nos livres, pour ainsi dire, sués de notre sang, enfin la passion, que nous mettons à nous satisfaire. Vils conseils d’un courtisan de tous succès et de toute popularité.

Et comme nous lui déclarons fièrement qu’il n’y a pour nous qu’un public, non celui du moment, mais celui de l’avenir, il nous dit avec un haussement d’épaules : « Est-ce qu’il y a un avenir, une postérité ?… Vous vous figurez ça, vous ! » blasphème le journaliste qui, à chaque article, touche le viager de sa courte gloire, et ne la veut pas plus longue pour les autres, non récompensés de leur vivant, — pas plus que pour les livres méconnus qui espèrent leur paye de la postérité.

Il gronde, il grogne, il argutie, avec cet agacement de nerfs, que tous ceux qui le connaissent, lui ont toujours vu pour une œuvre un peu haute, l’espèce de petite colère qui le congestionne dans la discussion, et encore avec la mauvaise foi féminine qui le caractérise. Au fond, il est pris d’une inquiétude jalouse de l’acceptation de l’œuvre par le public présent ou futur, et alors il mêle les coups de boutoir aux reproches aigus, et sort de ses habitudes de politesse… Puis tout à coup, dans ses paroles, nous sentons percer la visite d’un ami qui ne nous aime pas. Sainte-Beuve nous reproche durement d’avoir fait lire, à notre héroïne, Kant, qui de son temps n’était pas traduit, nous jetant : « Alors quelle foi voulez-vous qu’on ait à votre étude ? » Et il nous répète {p. 276}plusieurs fois cette grosse erreur de notre livre, en en grossissant, de plus en plus, la faute.

Nous avons eu pitié de l’ignorance du grand critique, avec lequel sans doute nous nous serions fâchés, si nous lui avions dit que, de 1796 à 1830, il y avait eu à peu près une dizaine de traductions en français de divers livres de Kant.

3 mars §

La princesse est aujourd’hui toute charmante, avec des moments comme attendris du plaisir de vous revoir, et en belle veine de causerie. Viollet-le-Duc parle de Mérimée très malade. Il meurt d’une maladie de cœur, et son ami prétend, à l’encontre du jugement de tous, que cette maladie vient de la sensibilité rentrée de l’écrivain, qui était très tendre, sous le masque de l’égoïsme et du cynisme. Il appartenait à cette génération de poseurs et d’hommes, faisant les forts, à la génération de Beyle, de Jacquemont partant pour l’Inde et quittant ses parents avec la légèreté d’adieux d’un départ pour Saint-Cloud.

Une des plus tristes fins du monde, au reste, que la fin de ce comédien de l’insensibilité, claquemuré entre deux vieilles governess, lui rognant le boire et le manger.

* * *

— Hélas ! on ne peut être partout, et suffire à tout, les horizons de nos projets de travail sont si {p. 277}grands et si étendus en tous les sens ! Quelles belles études à faire sur ces trois écrivains de la Révolution, connus seulement de nous : Suleau le journaliste de 1791, Chassagnon, le fou de Lyon, le Saint-Jean à Pathmos de la Terreur, et ce Juvénal en prose du Directoire, Richer-Serizy !

10 mars §

Nous sommes dans la nouvelle salle de la cour d’assises. Des dorures, des tableaux, un plafond reluisant. Partout du confortable et du luxe joyeux et criard. Là les heures d’anxiété sont maintenant sonnées par une pendule d’or… Regardant cela, nous pensions à la Cour d’assises de l’avenir, dont les boiseries seront en bois de rose, les panneaux en pékin peint d’un ton riant, et où il y aura une vitrine de petits saxes, que les gendarmes montreront aux accusés, pendant les suspensions d’audience.

C’est un détournement de mineure, même de deux mineures. Au-dessous du Christ, là-bas au fond, le président, à la voix d’un vieux père noble édenté, dans le silence d’émotion de la salle, ânonne une lettre d’amour, dont il souligne chaque mot pour les jurés, avec une malignité de vieux juge, une sorte de bégayement sinistre, particulier aux gens de justice.

Au banc, entre les gendarmes, quelque chose comme un paquet lamentable, et qui devient, quand le président lui dit de se lever, une petite vieille {p. 278}épouvantante. C’est une pensionnaire des Incurables, chargée de 80 ans, dont on ne voit sous sa capuce noire et son abat-jour qu’un nez camard et un peu de peau blême. On ne rêverait pas autrement la Mort-maquerelle !

L’accusé principal est calme, et d’un sang-froid sec ; seulement son visage, à mesure que s’engage le débat, et qu’il ferraille, sans repos et debout, contre le long interrogatoire du président, son visage semble maigrir et se creuser sous le tiraillement des nerfs. À la déposition des témoins, il a des inquiétudes des yeux animales, des mordillements de moustaches, des crispations de coins de lèvres qui lui tournent un moment la bouche de côté, comme dans un plâtre de guillotiné.

Que c’est donc beau la vraie émotion et le poignant de la réalité d’une sincère douleur ! Il y a un imbécile de père qui dépose d’une voix lente et basse, avec des silences réfléchissants et vides, où il polit machinalement de son gant, la barre du tribunal, qui dépose avec des absences d’une mémoire qui semble avoir sombré dans le chagrin, avec des arrêts de la voix, pendant lesquels l’homme se passe lentement la main sur la figure et devant les yeux, pour en chasser quelque chose, avec des « ah ! » qui sont comme des réveils en sursaut, à un coup qu’on lui frapperait au cœur.

Oh ! comme ce père, en parlant de ses deux filles, a dit, sans se savoir sublime : « Oui, déshonorées… je les aimerais mieux mortes ! »

* * *

{p. 279}— Nous, torturés de malaises continus, douloureux, presque mortels au travail et à la production spirituelle, nous ferions volontiers ce pacte avec Dieu : ne nous laisser qu’un cerveau pour créer, nos yeux pour voir, et une main avec une plume au bout, et prendre tout le reste de nos sens et les misères de nos corps, pour que nous ne jouissions plus en ce monde que de l’étude de l’humanité et de l’amour de notre art.

6 mars §

Jours de tristesse et de découragement, où l’on se couche dans la journée, pour la vivre moins longue.

* * *

Il est rare que les faiseurs de l’opinion en art et en littérature ne subissent pas la tyrannie des imbéciles : les guides du goût public en sont généralement les domestiques.

* * *

— Tous les systèmes, toutes les religions, toutes les idées sociales se sont produits ici-bas. Comment ne s’est-il pas formé, à aucune époque de l’histoire, à aucune place de la terre, une secte de sages pour laisser mourir la vie devant la férocité de ses maux ? Comment n’a-t-elle pas été déjà prêchée cette fin de l’humanité, non seulement par l’abstention et la procréation, mais encore pour les plus pressés, par {p. 280}la recherche et l’invention du plus doux suicide, par l’institution d’écoles publiques de chimie, où serait enseignée une combinaison de gaz exhilarant, qui ferait un éclat de rire du passage du être au non-être ?

14 mars §

Un grand symptôme de ce temps-ci. L’entente du gouvernement et de l’opinion publique pour l’exil des morts à 30 kilomètres de Paris, pour l’expropriation de la tombe qui croyait à sa perpétuité, pour le dépotage et le rempotage des débris aimés de vos parents, dont le lacet des chemins de fer fera trembler le sommeil des os, sous les tunnels infinis… Que les journalistes sans concession de famille ne s’en émeuvent pas : c’est naturel ; mais que les autres qui ne sont pas journalistes, donnent secrètement la main aux utilitaires qui veulent faire de la dépouille humaine et des entrailles d’un cimetière, une usine de noir animal, ça m’indigne.

Ces pensées nous venaient dans un petit cimetière, caché dans un bouquet d’arbres, et découvert par nous dans le bois de Boulogne, un cimetière fermé, muré, scellé d’un cadenas fermant une grille rouillée, dont les barreaux laissent voir un coin de terre oublié qui semble promettre à ses morts la perpétuité du repos de la tombe, sous les branches de ses rosiers vagabonds.

20 mars §

Estimés et haïs : voilà notre lot ici-bas.

{p. 281}— Nous nous rendons bien compte aujourd’hui que dans un caractère, dans un type, dans un personnage de roman, il faut un alliage de faux pour le faire accepter de la sympathie du public.

22 mars §

Nous allons chez Sainte-Beuve qui, en dépit de son peu de goût pour notre roman, est disposé à lui consacrer un article critique. Et pendant une heure, il nous tient sous une espèce de sermon rabâcheur et aigre, tournant, par moments, à des accès d’une colère en enfance.

Au bout d’une heure de gronderie à propos de tout le livre, il nous accuse d’avoir dénaturé le sens de l’Imitation, ce doux livre d’amour et de mélancolie, et envoyant Troubat chercher son exemplaire, il nous le montre pareil à un herbier, plein de fleurs sèches et d’annotations en marge, et il se met, se tournant vers le jour qui tombe, à en nasiller le latin, qu’il épelle avec une voix subitement changée, une voix prêtreuse, et il ferme le livre sur cette phrase : « Oh ! il y a un amour là-dedans… on en a un sirop pour toute sa vie ! »

Et nous, en nous-mêmes, nous étions en train de rire, pensant, que peut-être l’évêque du diocèse des athées allait prendre contre notre livre la défense de la religion.

* * *

— Les femmes affectionnent le malheur : celui des {p. 282}autres et même le leur, et tout ça pour le dramatique du malheur.

26 mars. Vendredi saint §

Une singulière habitude de manger maigre, le jour où on a mis en croix l’homme apocryphe des Écritures, quand on mange gras, le jour où est morte votre mère.

28 mars §

Deux yeux de reptile et de pierre précieuse, des regards dardés du coin de l’œil, un cou et une taille ayant des ondulations serpentines, un charme, en tout elle, fascinant et épeurant, avec un visage sans âge, et qui semble celui d’une fée inquiétante, et qu’on verrait jeune et vieille à la fois. C’est Mme ***…

30 mars §

Un temps de pluie, des jours de vie vague, où la réalité de l’existence est comme noyée, délavée dans la liquidité des heures.

1er avril §

En omnibus, à côté d’une jeune paysanne, d’une petite boulotte en bonnet blanc, qui semble aujourd’hui arriver à Paris, pour entrer en service. Elle a beau essayer de prendre des poses tranquilles, de croiser ses bras dans l’immobilité, impossible de tenir en place. On dirait qu’elle a, dans {p. 283}ce grand et écrasant Paris, une espèce de gêne remuante, une inquiétude timide et agitée, qui la fait se jeter, à tout moment, à la vitre, qu’elle a derrière la tête. Comme une chèvre qui se frotte à du bois, ou comme si elle avait encore dans sa chemise des puces de son pays, elle ne cesse de remonter contre le dossier de la voiture, ses reins déjà mous et lascifs, et tout prêts à se plier à l’avachissement d’une traînée de la grande ville.

Distraite, tantôt soucieuse, tantôt effarée, elle se mordille un ongle, se marmotte tout bas des choses, longuement bâille de fatigue.

* * *

— Les gens de l’opposition, quand on les condamne à un peu de martyre, sont étonnés à la façon des gamins qui sonnent le soir aux sonnettes des maisons, et d’une desquelles, soudain, jaillit un concierge, qui leur allonge un rien les oreilles.

3 avril §

Cour d’assises. Affaire Firon. Assassinat de la rue Monthabor.

En entrant, nous avons devant nous le profil perdu de l’accusé, à la pommette saillante qui fait une ombre sur sa joue. Il répond à l’interrogatoire avec un balancement perpétuel, les mains croisées derrière le dos, à croire qu’elles sont liées, — et comme si l’homme était déjà bouclé pour la guillotine.

À la représentation du couteau de cuisine qui a {p. 284}servi à tuer la femme, une expression indéfinissable d’un œil qui se voile sous des cils d’albinos : expression sournoise d’un regard clignotant qui regarde, sans vouloir voir.

Quand le président lui dit de raconter la scène du crime, il passe la main sur son front, une rougeur colore, un instant, son visage terne et gris, et après quelques mouvements nerveux d’épaules, il crache par terre, s’essuie les lèvres avec son mouchoir, puis commence par des mots ânonnants, se repasse encore la main sur la figure, et rouvre une bouche où, sous l’émotion, sa voix s’étrangle… Puis soudain il se met à raconter, et comme si, au récit de l’assassinat, sa fièvre homicide le reprenait, il répète dans le vide la mimique de son crime, d’un geste en avant terrible et superbe ! « Elle n’est pas tombée, dit-il, quand je l’ai frappée… je l’ai retenue ! »

Pendant les dépositions, il ne laisse voir de lui, baissé derrière la barrière, que le bout de ses doigts sur son front et dans ses cheveux. Un moment seulement, à l’interrogation du président, lui disant : « Vous avez joué le soir, suivant un témoin, avec une chance incroyable ? — Oui, avec une chance incroyable », répète-t-il sur un ton singulier, et comme s’il lui semblait que le crime fût un porte-bonheur pour le jeu.

L’une des dépositions tombe dans le silence ému de l’auditoire, celle de sa maîtresse, une pauvre et laide actrice du théâtre des Batignolles, toute maigriotte dans sa petite robe noire des répétitions, {p. 285}élevant pour le serment une main rouge d’engelures, et parlant avec une voix modeste et brave, et confessant tout haut son amour pour l’homme qui est entre les gendarmes, — misérable cabotine, grandie de la grandeur que les douleurs de la femme prennent sur ce théâtre tragique.

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Le procureur impérial prononce son réquisitoire où commence à apparaître le mot « expiation suprême ». Et maintenant dans les oreilles du vivant, le mot la mort, sa mort, ça va être l’effet et la fin de toutes les phrases de l’avocat général faisant son métier, de toutes les phrases de son défenseur s’efforçant d’agir dramatiquement sur la pitié du jury. Heures longues, où l’accusé retient sa tête entre ses deux mains, comme s’il la sentait moins solide sur ses épaules, et, pour ainsi dire, vacillante entre cette dispute qui s’en fait entre la Justice et la Défense.

L’avocat, c’était Lachaud, l’innocenteur patenté des assassins, un acteur de bas drame, apportant à son client une fausse émotion, une fausse sensibilité, une déclamation gesticulante et ambulatoire.

Le jour tombe, et le résumé du président sort de sa bouche édentée, comme d’un trou noir. La cour se retire, le jury entre en délibération.

Le public envahit le prétoire. La table des pièces à conviction est à demi cachée par le dos des curieux et le dos des municipaux coupés de buffletteries, penchés dessus. On dénoue la chemise ensanglantée, {p. 286}on fait rentrer le couteau dans le trou du linge raide, on mesure la largeur du coup de la mort, là où il a été donné.

Enfin la terrible sonnette du jury, et par la porte ouverte, sur la paroi de l’escalier éclairé par lequel descendent les jurés, leurs ombres les annoncent et les précèdent d’une façon saisissante, presque fantastique. Ils prennent place, pendant que derrière le banc de l’accusé apparaît un officier de gendarmerie en tricorne. Les lampes allumées mettent des lumières étroites sur la table du tribunal, les papiers, le code, un peu de rougeoiement au plafond. Aux fenêtres pâlit l’azur blême d’un commencement de nuit.

La figure bourgeoise des jurés a pris une espèce de sévérité de grands juges. Un recueillement, un silence presque religieux… Le président du jury, qui se trouve être le vieux Giraud, le peintre de la princesse, se lève avec sa barbe blanche, déplie un papier, — et d’une voix qui se voile d’un enrouement subit, — lit la déclaration du jury, qui est oui, — et Giraud s’est rassis.

Alors, un moment, c’est une suspension de respiration qui retient tous les souffles, puis, la mort, cela court, dans un murmure tout bas, sur toutes les lèvres… Dans la surprise sinistre et inattendue de ce « oui » sans circonstances atténuantes, il semble qu’il passe le froid d’une grande terreur, et l’immense frisson de tout le cœur d’une foule, remontant au tribunal, donne à ces froids exécuteurs de la Loi, le contre-coup de l’émoi humain du public.

{p. 287}L’accusé est ramené sur le banc, et par un retour de curiosité cruelle, on cherche à dévorer ses angoisses. On monte sur les bancs pour le voir. Il semble, lui, calme, décidé, et fait face à l’arrêt, la tête levée, caressant sa barbiche. Le président lui lit la déclaration du jury, et sa voix mordante et ironique de vieux juge dans tout le procès, en cette lecture est pénétrée d’une émotion grave. Le tribunal se lève et confère quelques secondes, puis le président lit encore à l’accusé, à mi-voix, les articles d’un code ouvert, et l’on entend vaguement la phrase : tête tranchée.

À cette phrase deux cris, et le bruit d’un corps qui cogne sur du bois : c’est la maîtresse du condamné qui s’évanouit. Lui, il a entendu sans faiblesse la lecture de son arrêt, et, la lecture finie, il saute d’un bond sur le banc au-dessus, et de là, se retournant vers l’endroit des cris, et touchant son cœur, il envoie d’un geste violent, suprême, un dernier baiser à celle qui a crié.

* * *

— J’ai vu presque tous les voulant arriver au but de leur vouloir. Est-ce que la volonté ne serait pas un fluide aimanté qui, par son intensité, deviendrait une force inconnue et magnétique ayant le pouvoir de l’attirement des choses et des faits ?

7 avril §

Dîner Magny.

On disait que Berthelot avait prédit, que dans cent {p. 288}ans de science physique et chimique, l’homme saurait ce que c’est que l’atome, et qu’avec cette science, il pourrait à son gré modérer, éteindre, rallumer le soleil comme une lampe Carcel. Claude Bernard, de son côté, aurait annoncé qu’avec cent ans de science physiologique, on pourrait faire la loi organique, la création humaine, en concurrence avec le Créateur.

Nous n’avons fait aucune objection, mais nous croyons bien qu’à ce moment-là de la science, le vieux bon Dieu à barbe blanche, arrivera sur la terre, avec son trousseau de clefs, et dira à l’humanité, ainsi qu’on dit au Salon, à cinq heures : « Messieurs, on ferme ! »

* * *

— Un de ces dimanches du printemps, la maréchale C… diadémée de hauts cheveux en couronne, avec son front de la Renaissance, ses épaules de nymphe, et la grâce de toute sa personne penchée sur une causerie qui la faisait souriante, apparaissait comme une svelte divinité de la Régence qui aurait été peinte par le peintre anglais Lawrence.

16 avril §

Été chez un pépiniériste de Bourg-la-Reine, acheter un magnolia. Nous nous sommes sentis là, mordus d’un nouveau goût de raretés, du goût des objets d’art de la nature. C’était tout ignoré et tout nouveau en nous, cette appréciation de la belle ligne d’une plante, de la qualité distinguée de sa feuille, {p. 289}de son aristocratie, pour ainsi dire ; car la nature a, comme l’humanité, ses êtres préférés, caressés, auxquels elle donne une beauté spéciale et supérieure.

Et, sans rien y connaître, nous voici devenus amoureux des deux arbres les plus chers du pépiniériste.

* * *

— Je crois décidément que les savants sont plutôt des escamoteurs que des sorciers.

* * *

— Ô ironie ! Nous avons cru acheter ici, au prix de 90 000 francs, le silence. Et dans notre mur de droite, un cheval ; et dans notre mur de gauche, trois ou quatre enfants du Midi.

* * *

— Ici, nous sommes intrigués par trois personnages. C’est un bonhomme en casquette à oreilles rabattues, assis sur un petit X, sous le pont du viaduc, par toutes les saisons et par tous les temps, et écrivant sur des morceaux de papier, qu’il déchire.

Sa compagnie ordinaire, est un homme toujours à l’air, et toujours sorti de chez lui comme l’autre, un vieillard maigre et long, à cheveux blancs en désordre et comme fouettés par des vents de malheur, cravaté d’une corde de soie noire où ne passe jamais le blanc d’un chemise, et habillé éternellement d’un paletot lie de vin et d’un pantalon {p. 290}chocolat, qui traîne et fait sur ses galoches ces bourrelets de plis, que Gavarni tirebouchonne au bas de ses pantalons d’inventeurs, — et une canne sous le bras, et toujours une pipe éteinte à la bouche. Il se promène dans un va-et-vient étroit, tournant autour de la porte d’Auteuil, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il gèle, qu’il neige, insensible aux intempéries, et le regard au ciel, disputant, grommelant, s’emportant dans le vide avec la voix aigre, l’espèce de claquette d’un maniaque.

Le dimanche, assis un moment, dans la salle d’attente, au milieu des gens en joie, versés par le chemin de fer, nous l’avons vu tirer de sa poche un petit livre noir, un livre de prières à l’aspect anglican, puis reprendre sa promenade de manège, coupée par deux ou trois paroles qu’il jette à l’homme à l’X toutes les fois qu’il passe devant lui.

Très souvent, ce personnage original a avec lui, un garçonnet délicat, élégant, frêle et frileux, suspendu à son bras, et se faisant traîner paresseusement, à la façon d’un pâle enfant fatigué, un garçonnet auquel il parle brusquement, et qu’il fait volter, à tout moment, sous la secousse et la tempête de son agitation nerveuse. Mais le garçonnet ne l’écoute pas, il a le regard égaré au loin, laissant aller devant lui ses deux grands beaux yeux noirs, qui ont des cils longs d’un doigt, des yeux de langueur et de maladie ; et, hiver comme été, il est enveloppé d’un cache-nez, dont le tortillage autour de son cou prend l’apparence gracieuse d’un châle, et lui donne {p. 291}je ne sais quelle voluptueuse mollesse d’une jeune femme aux cheveux coupés.

Pourquoi prendre des renseignements sur ces gens-là ? Nous aimons mieux les rêver, et même peut-être, un jour, les imaginer.

* * *

— L’aventure avec Sainte-Beuve, depuis le commencement jusqu’à la fin, en sa bizarrerie. Après ses expectorations amères contre notre roman, son hostilité personnelle contre son héroïne, Sainte-Beuve nous a proposé décidément, par l’intermédiaire de Charles Edmond, de nous faire deux articles dans le Temps. Il nous prévenait qu’il nous demandait d’en accepter le plaisir et le déplaisir, que d’ailleurs il entendait que nous répondions, dans le journal même, à ses sévérités. Nous acceptions du premier coup la proposition de Sainte-Beuve, très touchés et reconnaissants de cette courtoisie de la réponse.

Cela bien convenu dans une visite faite au critique, nous rencontrions quelqu’un qui nous disait que Sainte-Beuve ne faisait pas les articles, et que c’était notre faute. Nous lui écrivions. Il nous répondait dans une lettre, où il remplaçait le chers amis par chers messieurs, lettre entortillée, et où il semblait dire, à mots couverts, que sa position actuelle vis-à-vis de la princesse, l’empêchait de faire les articles promis. Au premier mot de cette lettre je devinais quelque cancan d’ennemi… Allons, jusqu’à la fin, même au bord de sa tombe, Sainte-Beuve sera le {p. 292}Sainte-Beuve de toute sa vie, l’homme toujours mené dans sa critique par les infiniment petits, les minces considérations, les questions personnelles, la pression des opinions domestiques autour de lui9.

18 avril §

Il faut avoir la fièvre pour bien travailler, et c’est cela qui nous consume et nous tue.

Jeudi 22 avril §

À propos de notre article sur Jean-Michel Moreau paru dans la Revue d’art qu’il dirige, nous allons ce matin chez Feydeau, que nous croyons seulement un peu souffrant.

Nous faisons passer nos cartes à sa femme, et nous attendons dans l’antichambre. Toujours plus beau, et encore plus joliment frisotté de boucles d’or, et {p. 293}luxueusement habillé de soie violette, criant, trépignant, faisant rouler sur le pavé de marbre le bruit strident d’un immense cheval de bois, le petit Feydeau, le délicieux petit ange, à notre demande des nouvelles de son père, nous dit avec le sans-cœur inconscient d’un enfant terrible : « Papa ! papa ! ah ! il est très malade, il est très malade ! » et aussitôt il recommence à secouer son cheval.

Mme Feydeau arrive dans une robe de soie rouge, de ces robes qui mettent et roulent des flots d’étoffe derrière les pas de la femme, et nous dit : « Eh bien ! vous savez, il est très malade… Il a été douze jours sans pouvoir se mettre dans son lit ni dormir… Il avait un rhumatisme remonté dans la poitrine et qui l’étouffait… Mercredi, le lendemain du jour où Flaubert le vit, et où il y avait un peu de mieux, le matin, en se levant, il allait très bien, et venait auprès de mon lit, et restait à causer avec moi. Mais à peine était-il entré dans sa chambre, que je m’entendis appeler, et le trouvai bégayant avec une voix qui me dit : « Je veux qu’on me lève ! »

Et elle imite l’horrible bégayement de l’homme frappé d’une hémiplégie. « Il a retrouvé la parole, mais il a un bras et tout un côté qu’il ne peut remuer. C’est le chagrin de ce qui s’est passé… »

Mercredi 28 avril §

Rue de Courcelles. La princesse a fait d’une manière impromptue, comme aimable surprise à l’Empereur qui vient demain chez {p. 294}elle, a fait à l’improvisateur Gautier la commande de la mise en vers d’un morceau de prose du prisonnier de Ham sur le retour des cendres de son oncle. Dans la journée, au pas de course de sa muse, le poète a enlevé 90 vers…. Ce soir, on acclame Gautier, et pendant qu’une discussion s’élève, dans un coin du salon, pour savoir s’il est plus convenable d’appeler l’Empereur rêveur que penseur, ou penseur que rêveur, nous allons fumer avec Chesneau.

Quand nous redescendons, nous trouvons l’imprudent Gautier en train de raconter à Sacy, qui peut être une voix dans son élection de demain, qu’une des femmes qu’il a le plus aimées dans sa vie, était une femme panthère, tachetée comme son nom, qu’on montrait dans une baraque, et aux oh ! et aux ah ! des uns et des autres, il répond avec une voix suave : « Mais je vous assure que c’est très joli, une peau comme ça ! » Et le voilà s’acharnant après le janséniste, qui par déférence pour la princesse et son protégé, écoute le coloré récit de ce roman animal.

Gautier fils me jette dans un profond, soupir : « Voilà encore mon père lancé ! — Mais allez donc, lui dis-je, le tirer par la manche ! — Ah ! vous ne le connaissez pas, répond-il, il est capable, comme au spectacle, quand je le réveille, de me répondre tout haut par un gros mot. »

29 avril §

Nous arrivons à onze heures et demie. {p. 295}La cérémonie impériale est terminée… Gautier qui a manqué son élection, et auquel nous serrons cordialement et tristement la main, dit : « Bah ! je suis consolé, ma machine a très bien réussi, on a vu l’Empereur pleurer ! » Au fond j’aurais préféré l’Académie pour lui à une larme de l’Empereur, de l’Empereur qui a causé une partie de la soirée avec Ricord sur la culture des ananas, tandis que l’Impératrice causait avec Dumas fils, sur ses Madeleleines repenties.

30 avril §

En ce moment, chose bouffonne, Claude Bernard tarde à être reçu à l’Académie, parce que Patin ne peut pas lui répondre. Le malheureux Patin oublie tous les jours, au bas de l’escalier, la physiologie que le physiologiste lui a apprise dans son cabinet.

* * *

— Les heures de notre vie nous semblent courir, depuis quelques mois, sur un cheval emporté.

1er mai §

Quel heureux métier, le métier de peintre comparé au métier de l’homme de lettres ! chez le premier, une fonction heureuse de la main et de l’œil, en regard du supplice du cerveau du second ; et chez l’un le travail qui est une jouissance et chez l’autre une peine.

5 mai §

{p. 296}Chez Feydeau.

Sa femme nous fait entrer dans sa chambre. Couché, allongé sur son lit, en une complète immobilité, ainsi qu’un beau mort arabe à la barbe noire et blanche, il nous dit : « Je ne suis pas encore mort ! » en nous serrant la main de sa main droite, celle qui est encore bonne. Puis, il a ajouté quelques mots d’une voix brève, nerveuse, saccadée, et rentre dans ce silence sans mouvement, qu’ont les malades, relevant de ces coups de foudre, et qui semblent avoir la crainte de remuer leur mal.

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En sortant de là, nous tombons chez la princesse, aujourd’hui tout animée, toute verveuse, et dans une robe de crêpe bleu, d’un délicieux bleu faux de Chine, et brodée de bouquets exotiques dont la broderie a l’épaisseur des fleurs.

Ce matin, elle est allée aux Tuileries, et comme on lui parlait de l’air de bonne et gaie santé qu’on avait trouvé à l’Empereur à son dernier jeudi, elle dit : « Oh ! lui, il est si drôle ! Il n’est jamais plus guilleret, que lorsque toutes les cartes de la politique sont brouillées. On dirait que l’inconnu l’amuse… Il est si étrange… Il y a une créature, une Anglaise qui avait acheté à Mazzini un revolver, pour tirer sur lui… Elle a eu le front de lui demander une audience. Elle s’est jetée à ses pieds, a imploré son pardon, cette gueuse-là !… Mais voilà le plus fort !… Elle a eu une invitation à la Cour, je l’ai vue à un bal des Tuileries… Ah ! de singulières choses, allez… Au fait, {p. 297}vous savez, l’Empereur a été si content d’Agar dans les vers de Gautier, qu’il l’a fait engager aux Français. Elle est venue me conter cela, ce matin… »

* * *

— La pluie nous fait chercher un refuge sous le porche de l’église d’Auteuil. Nous y lisons le nom de M. l’abbé Obscur, chargé spécialement des mariages.

* * *

— Nous trouvons les livres que nous lisons, écrits avec la plume, l’imagination, le cerveau des auteurs. Nos livres à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, — et c’est leur originalité, — avec nos nerfs et nos souffrances ; en sorte que chez nous chaque volume a été une déperdition nerveuse, une dépense de sensibilité en même temps que de pensée.

— Il n’y a plus, à l’heure qu’il est, de médecin, j’entends de médecin de famille qui suive son malade et s’y intéresse ! Un médecin est maintenant un homme qui ne fait plus de visites, qui a son hôpital le matin, ses courses et ses consultations in extremis au galop jusqu’à deux heures, et qui, à partir de cette heure, enfermé en son cabinet, dans l’envahissement des gens sur des chaises continuellement apportées de toutes les pièces de la maison, dans le bruit incessant du timbre annonçant un nouvel arrivant et {p. 298}un nouveau louis, éreinté, hébété, ahuri par le tourbillonnement des maladies et des ordonnances, vous donne cinq minutes d’une consultation au petit bonheur.

* * *

— J’ai entendu une haine de mère remonter à ce que lui pesait déjà sa fille dans sa grossesse, et disant : « Elle était si lourde ! »

* * *

— Les tapisseries, c’est mieux que les peintures ; elles me semblent en être le rêve.

15 mai §

Contre la grille du Jardin des Plantes, et allant à l’hôpital de la Pitié, une vieille femme portée à découvert sur le lit de transport de l’hôpital, une grosse couverture de laine passée comme une grande alèze sous son châle, une ombrelle entre les jambes, un petit sac de voyage de toile cirée à côté d’elle. Son voile noir relevé sous son pauvre vieux chapeau laisse voir sa face mourante, ses yeux vaguement errants sur le va-et-vient des vivants qui la croisent. De temps en temps, s’essuyant le front, les porteurs l’arrêtent en des stations d’agonie.

22 mai §

Chez Michelet.

Malgré les années et l’immense travail, le vieillard {p. 299}chenu est toujours jeune, vivace d’esprit, et encore tout jaillissant de paroles colorées, d’idées originales, de paradoxes de génie.

Nous parlons du livre de Hugo. Il professe que le roman est la construction à grand effort d’un miracle, le contraire absolu de ce que fait la science historique, la grande défaiseuse de miracles. Et à propos de cette théorie, par un de ces zigzags qui lui sont familiers, il cite Jeanne d’Arc qui n’est plus un miracle depuis qu’il a fait voir toute la faiblesse et l’insuffisance de l’armée anglaise, opposée à la concentration et au rassemblement de toutes les forces françaises.

Revenant à Hugo, il nous dit qu’il se le représente, non comme un Titan, mais comme un Vulcain, un puissant gnome, qui battrait du fer dans de grandes forges… au fond des entrailles de la terre… Hugo ! avant, tout un machinateur et un amoureux de monstres. Notre-Dame de Paris avec Quasimodo… L’Homme qui rit, toujours la réussite à coups de monstres… Même dans Les Travailleurs de la mer, tout l’intérêt de son roman est le poulpe… Hugo, continue-t-il, a une force, une très grande force, fouettée, surexcitée… la force d’un homme, toujours marchant dans le vent, et prenant deux bains de mer par jour10.

Puis il nous parle de la difficulté de faire du {p. 300}roman moderne, à cause du peu de changement des milieux, et sans faire semblant d’entendre nos objections, il va à Paméla, dont le grand intérêt pour lui est dans le changement des mœurs d’alors : la transformation du vieux puritanisme anglais en méthodisme, en accommodement avec les intérêts humains et la pratique de la vie, arrivé le jour, où Wesley a dit que « les Saints devaient avoir des places ». « Paméla, ajoute-t-il en soulignant son mot final d’un sourire, Paméla, un type à la fois de jeune fille et de magister ! »

Nous causons un peu élections. Il nous révèle une chose curieuse : c’est que le peuple ne dit pas la prochaine révolution, il dit la prochaine liquidation. En ce temps de Bourse, la menace du peuple prend à l’argot de l’argent, sa langue.

* * *

— Tous ces jours-ci, la vie un enfer. Du côté de nos voisins de droite, jour et nuit, les piaffements d’un cheval, traversant toute notre maison et faisant comme le bruit d’un tonnerre souterrain ; du côté de nos voisins de gauche, depuis sept heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, la criaillerie pénétrante, hurlante, torturante, de trois petites filles nous chassant de notre salon, de notre jardin, de tout le frais de notre maison. Malades comme nous le sommes en ce moment, gastralgiques, anémiques, insomnieux, nous succombons au supplice de notre existence.

Nous arrivons à croire que nous sommes {p. 301}maudits, et que ce qu’on appelle la Providence nous en veut personnellement, et nous accable sous l’hostilité cruelle et impitoyable des êtres, des choses, des bêtes, de manière à nous tuer le cerveau.

* * *

— Nous voilà depuis quelques jours à Passy, couchant dans une chambre meublée de commis voyageurs ; oui nous, avec notre hôtel, notre meuble de Beauvais, et ces lits de princesse dans lesquels nous ne pourrons sans doute jamais dormir. Ah ! les ironies des destinées !

23 mai §

Le livre de Flaubert, son roman parisien est terminé. Nous en voyons le manuscrit, sur sa table, dans un carton fabriqué spécialement ad hoc, et portant ce titre auquel il s’entête : L’Éducation sentimentale, et en sous-titre : Histoire d’un jeune homme.

* * *

— Les élections ! Eh bien, quoi ? C’est le suffrage universel tout brut ! Après de si longs siècles, une si lente éducation de l’humanité sauvage, revenir à la barbarie du nombre, à la victoire de l’imbécillité des multitudes aveugles.

4 juin §

À la Comerie.

Lefebvre de Béhaine me parlait d’un curieux coin, {p. 302}dans lequel l’étrangeté d’Hoffmann se mariait à la fantaisie d’Henri Heine, et où il va, à Berlin, en compagnie de sa femme, passer ses journées trop ennuyées d’exil.

C’est un petit palais rococo d’un germanisme falot, et qu’on appelle de ce nom antique et galant : Mon bijou. Il y a là du bric-à-brac de toutes sortes, des saxes, tous les saxes possibles, les joujoux de Frédéric et de tous les princes, le Monument de la reine, des masques et des figures de cire de tous les Borussiens, des cercueils, des petits modèles de navire, des objets et des instruments inconnus de l’Orient, un immense et abracadabrant méli-mélo de choses, la resserre de bibelots d’une monarchie baroque, un musée de Curtius mélangé d’une musée Tussaud. — Et ce Mon bijou est gardé par un custode maniaque, d’un bavardage intarissable sur chaque objet ; et là, passe sa vie, en robe de fantôme, une vieille princesse allemande, qui est folle.

10 juin §

Départ pour les eaux de Royat. Crise de foie. Toute la nuit, je passe à me tortiller en chemin de fer, comme un ver coupé.

* * *

— La table d’hôte de Royat. Un général qui s’appelle Bataille ; un comte de Fitz-James, un membre du Jockey-Club, un aimable gentilhomme, un vieux grognard de l’amour ; un fabricant de plumes de fer {p. 303}un M***, un personnage venimeux et vénéneux qui manque aux comédies de Barrière, un type curieux de la médiocratie exaspérée ; une femme d’Odessa ; des Grecs anémiques.

* * *

— Un chat qui se frotte contre les épines d’un rosier : il aurait fallu là le pinceau d’un Japonais.

* * *

— J’écris à la princesse. Cela me soulage de mes souffrances, comme un ouvrier qui reprendrait ses outils.

17 juin §

Causerie après le déjeuner avec le général Bataille.

Avec l’intérêt poignant et le mouvement et la vie du récit, et avec l’émotion, comme encore présente des balles, des boulets, du canon, il nous raconte Magenta, Solférino, en un parler franc, et qui avoue l’humanité du soldat, sa susceptibilité nerveuse, dans l’atmosphère si variable et si changeante de la guerre, et qui reconnaît que les corps et les moraux les plus solides, peuvent céder au vent subit d’une panique.

Il nous conte que, dans la soirée de Magenta, son corps, qui n’avait pas donné dans la journée, fut placé dans un endroit couvert de morts et de blessés, et que ce contact de douze heures avec l’horreur des cadavres et, que toute cette nuit passée, l’arme {p. 304}au bras, sur le démoralisant ouvrage d’une grande bataille, fit que le matin une partie de ce corps, à la première canonnade, se laissa aller à la débandade.

Il nous parle encore de ces superstitions si naturelles dans cette carrière de fatalité, en cette loterie de la vie et de la mort, il nous parle de ces croyances, parmi les officiers, aux chevaux qui portent malheur, et qui sont mortels à ceux qui les montent. À ce propos, il nous raconte qu’il avait envie d’un alezan doré, que lui avait enlevé le général Patrat, et sur lequel il fut tué à Palestro, coupé en deux par le dernier boulet tiré par l’artillerie autrichienne ; dans cette affaire, où pas un homme de son corps ne fut blessé. Et il apprit depuis que son avant-dernier propriétaire, un officier d’artillerie, avait été tué, en le montant.

* * *

— Parfois, dans la poussière de la grande route, sous les hauts châtaigniers, nous écoutons la douce et triste cantilène d’un paysan d’Auvergne, berçant, assise sur son bras relevé, une petite montagnarde fiévreuse et pâlotte, dont il paraît charmer le mal.

22 juin §

Le général Bataille nous entretient de l’émotion du feu. Pas d’émotion, une fois l’action engagée, mais avant, par exemple, aux premiers coups de fusil qui se tirent sur les lignes d’un camp, quand on est couché encore, alors un sentiment de {p. 305}compression de la poitrine, avec, au fond de soi, une sorte de tristesse.

Il y aurait un bien curieux, un bien intéressant et un bien nouveau volume, à faire de fragments de récits militaires, intitulé : La Guerre, — où l’on ne serait que le sténographe intelligent de choses contées.

* * *

— Dans un sentier, sous de grands noyers, sur une route, au bord de laquelle chantent les sources, les torrents aux filets d’eaux brisés par les pierres, marche devant nous un couple étrange : une espèce de petite naine à la grosse caboche, coiffée d’un bonnet de femme, et habillée d’un camail qui lui tombe à la hauteur des jarrets, une petite fille comme rognée en bas, et ayant au bras un immense panier, et aux pieds des sabots, faisant flic flac dans les ruisselets, filtrant sur le chemin. Elle donne la main à un petit frère hydrocéphale, aux bras attachés plus bas que des bras humains, aux mains traînant presque à terre, et tous deux, en le paysage frais et chantant, détachent la silhouette fantastique d’un couple d’enfants nabots, dans un conte de fée, allant chez l’Ogre, ou chez la grand-mère Loup.

* * *

— Les militaires, tout charmants qu’ils peuvent être, sont à la longue un peu insupportables, par une tyrannie des idées et des pensées, une sorte d’habitude du commandement dans la causerie. Ils {p. 306}sont encore fatigants par un continuel, perpétuel, inlassable partage de leur métier, et de ce grand moi collectif, qui est l’armée, et toujours l’armée.

* * *

— Il y a au bout de la table d’hôte, une mère qui vient de perdre un fils de vingt ans. Elle est là, avec sa douleur, sa chair pâle, décolorée, crucifiée, deux grands plis amers aux coins de la bouche. Le vague de ses yeux semble, par moments, se lever au plafond, comme au ciel. Ses gestes sont des gestes de rêve, et ses lèvres très souvent oublient de boire au verre, qui touche ses dents… On dirait que c’est un chef-d’œuvre du chagrin !

20 juin §

En montant à Gergovie dans le déroulement tournant des montagnes et des horizons, le général Bataille nous raconte son enfance, les misères de sa jeunesse et sa difficile fortune.

Fils d’un capitaine de l’Empire, et d’une mère ruinée par des procès de famille, il se trouvait avoir sept ans, après la mort de son père, lorsque le comte de Clermont-Tonnerre, le ministre de la guerre d’alors, s’étant arrêté au Bourg-d’Oisans, se prit d’intérêt pour le jeune enfant qu’il était, et trois ans après, envoya à sa mère une bourse pour le collège de la Flèche. Il fallait 1 500 francs pour le trousseau. Un frère de sa mère, qui les lui devait, les promet et ne les donne pas. La pauvre mère, en pleurs, raconte {p. 307}sa peine à ses voisins, qui emportés par un généreux mouvement, font la somme en une heure.

À la Flèche, en huit ans, il ne sort que huit fois, chez un de ses professeurs qui l’avait pris en amitié, et pendant ces huit ans, il n’a pour tout argent que, le sou par jour, donné aux élèves sur la cassette du roi Charles X ; — et encore, ce sou, le perd-il, en 1830 ?

À dix-huit ans, il entre à Saint-Cyr, et il a, par jour, les deux sous du soldat, et de là il passe dans l’armée comme sous-lieutenant, où en ce temps, les sous-lieutenants avaient une paye mensuelle de 63 francs. Alors, des années pendant lesquelles il tire le diable par la queue, et cela jusqu’en 1846, où il était nommé capitaine, et envoyé en Afrique. Il y débarquait, endetté de 1 500 francs, avec 30 francs dans sa poche, n’ayant pas de quoi acheter un cheval.

28 juin §

Il y a ici, près de l’établissement des bains, un petit pavillon en bois, où un vieux militaire vous fait voir un miracle d’art. C’est une chambre obscure. Qu’on imagine dans la nuit de la petite pièce, sur une feuille de papier — dont le rond d’une timbale de guerre du xviiie siècle peut donner l’idée — les montagnes, les torrents, les omnibus, les chevaux, les passants, peints et touchés, comme par les plus admirables petits maîtres qu’on pourrait rêver. Car le côté curieux de cette représentation, ce n’est pas la nature telle que vos yeux la voient, c’est la plus jolie, la plus spirituelle, la plus blonde, la {p. 308}plus colorée peinture qui soit, à ce point que, si par un progrès qu’on peut prévoir, on parvenait à fixer ces images colorées, il n’y aurait plus d’art de peindre.

Un moment le montreur de cette magie a fait tenir, sur le rond de mon chapeau gris, toute une chaîne de montagnes qui ressemblait à une impression japonaise sur une feuille de crêpe.

30 juin §

Des journées, où dans le vide, l’ennui, le souci de la journée éternellement longue, on cherche à endormir, dans un dormichonnement, le cruel présent, — et encore des journées enfoncées en un noir silence.

2 juillet §

Départ de ce triste pays, de ces eaux de souffrance, de ces hôtels de bruit, de ces tables d’hôte s’allongeant, tous les jours, sous des rallonges de sots.

7 juillet §

Toute la journée, entre les piétinements du cheval d’un côté et les cris des trois enfants de l’autre côté, nous sommes obligés d’aller nous étendre sur l’herbe du bois de Boulogne, comme des gens qui n’ont pas de domicile.

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Ce soir nous nous traînons péniblement à Saint-Gratien, où le salon de la princesse a le contrecoup {p. 309}des inquiétudes politiques du moment… Le docteur Philips se met à parler de certaines maladies toutes modernes, de maladies nerveuses comme celles qui naissent de certains travaux mécaniques, des mêmes mouvements répétés, de seconde en seconde, pendant sept heures, ainsi que dans la machine à coudre, puis d’une maladie particulière de la moelle épinière, produite chez les chauffeurs, par le tremblement perpétuel de la machine, enfin des nécroses venant à la mâchoire inférieure des jeunes filles, fabriquant des allumettes.

Phillips parle encore ce soir de lord Hertford, qui meurt d’un cancer à la vessie, d’un mal où l’on meurt en pleine torture, et dont l’archimillionnaire anglais supporte les souffrances, depuis neuf ans, avec une énergie extraordinaire.

Soit par amour de l’argent soit par originalité, un avare extraordinaire que lord Hertford ! Il n’a jamais donné à dîner à personne, et l’on cite le nom d’un mortel qui, tombé chez lui à l’heure du déjeuner, y mangea une côtelette. Au commencement de sa maladie, Phillips y attrapa un bouillon, et encore le major, l’intime de la maison, et que lord Hertford appelle son compagnon de débauche, frappant sur l’épaule du chirurgien, en le reconduisant, lui dit : « Vous avez eu de la chance d’obtenir cela ici ! »… Chez lord Hertford la méchanceté noire de sa famille et la haine de l’humanité. C’est de lord Hertford qu’on a cette terrible phrase, qu’il aimait à répéter : « Les hommes sont mauvais, et quand je mourrai, {p. 310}j’aurai au moins la consolation de n’avoir jamais rendu un service ! »

* * *

— Nous, nous pour qui le travail a été la jouissance de toute notre vie, nous nous sentons physiquement incapables de travailler, et cela au moment, où nous sommes arrivés à l’entier développement de notre talent, et où nous sommes pleins de grandes choses, que nous avons le désespoir de ne pouvoir exécuter.

1er août §

Saint-Gratien.

Le prince Napoléon dîne ce soir… Il est en veine d’amabilité, il cause avec une mémoire ethnographique merveilleuse, se rappelant les noms et la physionomie de tous les lieux par lesquels il vient de passer, et déclare qu’il n’a plus qu’un seul plaisir au monde : c’est le voyage. Il ajoute que c’est la ressource de ceux qui ne peuvent plus se livrer à l’activité amoureuse, et qu’il a remplacé l’amour par la locomotion.

L’autre semaine j’écrivais que les princes n’aiment pas les gens malades. Je dois faire amende honorable. La princesse nous a pris tous les deux dans un petit coin, nous a pressés de la manière la plus tendre, la plus amicalement bourgeoise, de sortir de notre chez nous agaçant, se moquant joliment de l’ennui que j’éprouvais à lui apporter la tristesse de {p. 311}ma figure, de la pudeur que j’avais à être malade chez les autres, nous disant mille choses aimables, coquettes, trouvées avec le cœur.

Elle ne veut pas nous laisser partir ce soir, où il pleut, et le lendemain, au matin, lorsque j’étais encore au lit, elle m’envoie par Eugène un charmant billet au crayon, dans lequel, me demandant de mes nouvelles, elle me presse de m’installer à Catinat et d’amener ma Pélagie.

20 août §

Il vient ici, ce soir, un monsieur, qui, pour premières paroles, dit à la princesse : « Rien n’est plus ennuyeux que d’être aimé ! » Et comme une voix lui jette : « Vous vous exposez à ne pas l’être ici ! » il répond : « Je l’espère bien ! » Cela est dit non avec un sourire, une grâce de parole, une légèreté de paradoxe : c’est formulé en axiome dur, tranchant, absolu. Le monsieur est Rivière, l’officier de marine, l’auteur du remarquable roman de Pierrot et Caïn, qui semble vouloir étonner le monde par des brutalités d’esprit, sans le je ne sais quoi, qui les fait passer.

Mercredi 25 août §

… Hier, lors d’une discussion soulevée à propos de Franck de l’Institut, la princesse m’avait dit une dureté sur mon mal de foie. Ce matin à déjeuner, encore un peu blessé, comme l’éloge de Franck était encore dans sa bouche, il m’échappe, {p. 312}en un moment d’irritation maladive, dont je ne suis plus le maître : « Eh bien ! princesse faites-vous juive ! » Là-dessus un silence et les convives devenant pâles. La phrase était impolie, malhonnête, grossière, et aussitôt dite, j’en fus au plus grand regret.

Au sortir du déjeuner, comme je lui faisais mes excuses, en lui témoignant la profonde affection que j’avais pour elle, et que, malgré moi, en le bête d’état nerveux où je suis, des larmes tombaient de mes yeux sur ses mains que je baisais, mon émotion la gagnant, elle me prit dans ses bras, et m’embrassant sur les deux joues me dit : « Mais comment donc !… oui, je vous pardonne… vous savez bien que je vous aime !… Moi aussi, depuis quelque temps, avec les choses qui se passent en politique, je me sens dans un état nerveux… »

Et la scène finit dans la douceur d’un silence ému, où se retrempe et se resserre l’amitié.

* * *

— M. de Sacy racontait, ce matin, que lorsqu’on apprit au général Sébastiani l’assassinat de sa fille, Mme de Praslin, le général arrêta celui qui lui apportait la nouvelle, par un : « Ah ! un moment… que cela n’atteigne pas ma santé ! »

* * *

— Quelqu’un disait à un Breton, qui était en train de se faire bâtir une maison en grès, la pierre ordinaire des maisons bretonnes :

{p. 313}— Pourquoi ne faites-vous pas construire en brique, c’est plus joli !

— La brique ne dure que huit cents ans ! répondit le propriétaire.

* * *

— Inquiète, malgré deux dépêches reçues hier, et voulant se rendre compte par elle-même de l’état de santé de l’Empereur, la princesse va le voir aujourd’hui à Saint-Cloud. Elle le trouve au lit. Il a passé dix nuits sans dormir et sans avoir envie de dormir. Sa sciatique persiste. Et elle dit : « Il était joli… il avait la barbe faite… et avec sa tête renversée, il ressemblait à Napoléon Ier… Oui, à Napoléon Ier, c’était étonnant ! » Puis elle reprend : « C’est triste, ce château de Saint-Cloud !… C’est singulier, comme je suis contente de m’en aller de tous ces endroits-là… Je ne suis pas à mon aise à la cour… Là, les sentiments, la langue sont différents… Je ne peux pas m’expliquer cela… Mais je me sens une tout autre personne, et je suis pressée de revenir à moi et à mon chez moi. »

6 septembre §

Bar-sur-Seine.

Le profond sentiment de tristesse qu’on éprouve à revoir ces bords de la Seine, qu’on a vus plein de santé et de force productive, à repasser dans ces sentiers, le pas traînant, sans que la nature parle au littérateur qui est en vous !

10 septembre §

{p. 314}La persécution du bruit comme partout ailleurs, du bruit de la voix des maîtres, du bruit de la voix des fermiers, du bruit de la voix des domestiques, bruit dans lequel revient toujours le mot « argent ».

* * *

— Le malheureux Empereur ! Il a été forcé, ces jours-ci, de quitter de Saint-Cloud et d’aller coucher à Villeneuve, à cause du tintamarre des saltimbanques à la fête de Saint-Cloud.

* * *

— Nous en sommes venus à appeler le vent, la pluie, la tempête : c’est l’enveloppement et l’assourdissement des bruits humains et animaux.

* * *

— Elles sont bien noires les pensées des nuits blanches !

* * *

— Un curieux personnage de l’endroit, que le braconnier appelé Gros Sou, mort, ces jours-ci, la ligne à la main. C’était le petit-fils naturel d’un abbé de Molesme, qui avait pour profession officielle de faire de l’huile de navette et de noix… Cent francs ! il les mangeait en un jour, dormait par là-dessus deux ou trois journées et retournait à sa double passion : la chasse et la pêche. Il n’y avait pas de {p. 315}destructeur de poisson comme lui, et tous les lièvres d’un canton, il aurait pu leur donner un nom.

22 septembre §

Nous allons aujourd’hui voir Feydeau. Il a été transporté au Parc-aux-Princes.

Nous le trouvons dans une grande maison, au milieu du désordre d’un déménagement. Il y a des cadres, des potiches, des tapis, des soieries voyantes, traînant dans les escaliers et se répandant sur la pelouse. Des voitures versent dans le jardin des meubles et des plantes exotiques.

Il est devant une fenêtre fermée, dans la pose raide et ankylosée des hémiplégiques, une couverture de voyage sur les genoux, et assis devant une table où est posé devant lui un volume des Contes de Voltaire. Il a la parole nerveuse qui se presse et sort par saccades, et une espèce d’inquiétude générale qui le fait appeler, à tout moment, son fils, qu’il craint de voir écraser par les voitures. Il parle de sa maladie, de ses médecins, de sa tête qu’on électrise, d’un grand mal de gorge, que rendent encore plus violent les éclats de voix que lui font faire son diable de bel enfant, et sa turbulente et vivace et criarde petite fille, qui a l’œil tout noir d’un pochon reçu de son frère.

* * *

Qui n’a lu les conversations de Napoléon dans les {p. 316}Mémoires si vivants, si intéressants, si peu connus de Roederer, ne connaît point ce genre d’éloquence de l’homme de génie, qu’on pourrait appeler le vagabondage de l’éloquence.

15 octobre §

Trouville.

Nous apprenons ici la mort de Sainte-Beuve. Le défunt n’est vraiment pas payé de toutes ses gracieusetés à l’endroit de la petite presse.

18 octobre §

Départ de Trouville pour Paris. Vingt jours passés ici, les vingt jours les plus mauvais de notre vie.

1er novembre §

Nous n’avons vraiment pas de chance. Aujourd’hui nous prenons possession du pavillon de Catinat, que la princesse nous a prêté pour fuir le bruit de notre maison, et aujourd’hui on essaie les cloches qu’elle vient de donner à l’église. Le curé les fait sonner dix minutes par quart d’heure, jour et nuit.

* * *

— Être malade, et n’avoir pas la faculté d’être malade chez soi, traîner sa souffrance et sa faiblesse, de place en place, de logis loués en logis prêtés.

10 novembre §

{p. 317}Nous travaillons à Gavarni : l’homme et l’œuvre, malgré tout.

* * *

— On pourrait dire sage, comme un enfant malade.

14 décembre §

Toutes les douleurs morales se transforment dans les maladies nerveuses en douleurs physiques, en sorte qu’il semble que le corps souffre, une seconde fois, ce que l’âme a souffert.

* * *

— Des jours vides et tout noirs, remplis par la douche et par des promenades douloureuses, le long de cette éternelle allée qui va d’Auteuil à Boulogne.

Année 1870 §

1er janvier §

{p. 321}Aujourd’hui, premier jour de l’année, pas une visite, pas la vue de quelqu’un qui nous aime. Personne. La solitude et la souffrance !

5 janvier §

Insomnieux cette nuit, et me retournant dans mon lit, sans pouvoir trouver le sommeil, j’essayais, pour me distraire, de revenir, par le souvenir, à la mémoire lointaine de mon enfance.

Je me suis rappelé Ménilmontant, le château donné par le duc d’Orléans à une danseuse d’Opéra, devenu une propriété de famille, et habité par mon oncle et ma tante de Courmont, M. et Mme Armand Lefebvre, et ma mère entre l’amitié des deux femmes. Je revoyais l’ancienne salle de spectacle, le petit bois plein de terreur, où étaient enterrés le père et la mère de ma tante, l’espèce de temple grec où les femmes {p. 322}attendaient le retour de leurs maris, de la Cour des comptes et du ministère des affaires étrangères ; enfin je me rappelais Germain, ce vieux brutal de jardinier, qui vous jetait son râteau dans les reins, quand il vous surprenait à voler du raisin. Il me revenait aussi dans les yeux un original singulier, un vieil oncle de ma tante, travaillant dans le fond d’une écurie, à confectionner une voiture à trois roues, qui devait aller toute seule.

Et le château, et le jardin, et le petit bois, me paraissaient grands, comme les choses qu’on a vues avec ses yeux d’enfant.

De là, mon souvenir est allé à ma première jeunesse, à mes séjours chez cet oncle Alphonse, né pour être un oratorien, et que les circonstances avaient fait négociant en Angleterre, et qui, après avoir été à peu près ruiné par un associé, tout à coup parti pour les Grandes Indes, s’était retiré avec un Horace et une giletière, dans une petite propriété du Loiret.

Mon oncle avait les connaissances les plus bizarres. Il s’était lié avec un bandagiste de la ville d’Orléans, qui avait la plus jolie femme qu’il fût possible de rêver. Un jour, où il m’emmenait dîner chez lui, subitement épris de sa femme, je grisai si bien la timidité de mes quinze ans, qu’à un moment où je la pressais trop fortement du genou, elle retira sa jambe ; et je tombai à la renverse, dans la presque impossibilité de me relever, tandis que le mari me disait simplement : « Si vous n’aviez pas allongé la jambe, ça ne serait pas arrivé ! »

{p. 323}Nous revenions, mon oncle un peu gris, et moitié riant de la drôlerie de la chose, et moitié alarmé de la perspective d’un duel avec son ami le bandagiste : mon oncle n’était pas du tout héroïque. Tout cela coupé de recommandations et d’exhortations de ne pas abîmer une précieuse chemise en batiste au petit jabot de dentelle, restant de son vieux luxe anglais, et qu’il m’avait prêtée ce jour-là.

* * *

— Gavarni, l’homme qui avait le moins de netteté dans l’écriture d’une idée, a donné les formules les plus concrètes, mais à la condition d’être enfermées dans la matrice d’une légende.

10 janvier §

Le trouble, l’étourdissement, une espèce d’épouvante : voilà ce qu’aujourd’hui les foules produisent sur mon pauvre être nerveux.

19 janvier §

Un médecin dit à l’hydrothérapie : « Le vieux Mabille, qui était un homme intelligent, me déclarait qu’il n’avait conservé son public, qu’en changeant, tous les sept ans, son jardin, ses décorations, ses promenades. En effet, ajoute-t-il, la période de sept ans correspond à une modification, à une révolution de l’homme et de ses goûts ; voyez le jeune homme de quinze, de vingt-deux, de vingt-neuf ans… » On lui demande si Troppmann a été {p. 324}exécuté : « Oui, il doit l’être, car un marbrier, dont j’ai soigné la femme, il y a très longtemps, est venu chez moi, saoul comme un âne, et m’a dit que comme j’avais été gentil, sa femme me faisait offrir une fenêtre, qui faisait l’angle de la place… Le marchand de vin, au-dessous de lui, a vendu trois barriques de vin, dans la nuit d’avant-hier… »

* * *

— Tous les jours, une partie de la journée à l’hydrothérapie, dans le petit pavillon de souffrance et de torture, où se mêlent au jaillissement de l’eau, au pscht cruel de la douche, les plaintes soupirantes, les petits cris suffoqués.

À travers le corridor, se croisant, des académies biscornues, mal enveloppées dans les peignoirs, et les demandes du médecin : « Comment avez-vous dormi ? » et les réponses : « Mal !… Pas bien ! »

Dans un coin de l’antichambre, faisant les bâtons avec son domestique, un petit abbé olivâtre, ressemble à un diable bâtonniste.

* * *

— Qu’elles sont donc bizarres et singulières, les affections nerveuses ! Voici Vaucorbeil, le compositeur, qui a la terreur du velours, et c’est une préoccupation angoisseuse, quand il est invité dans une maison où il dîne pour la première fois, de savoir si les chaises de la salle à manger sont recouvertes en velours.

* * *

{p. 325}Après des mois, bien des mois passés, je reprends la plume, tombée des mains de mon frère. Dans le premier moment, j’avais voulu arrêter ce journal à ses dernières notes, à la note du mourant se retournant vers sa jeunesse, vers son enfance… À quoi bon continuer ce livre ? me disais-je, ma carrière est à sa fin, mon ambition, est morte… Aujourd’hui je pense comme hier, mais j’éprouve une certaine douceur à me raconter à moi-même, ces mois de désespoir ! — cela peut-être avec un désir vague d’en fixer le déchirant pour des amis futurs de la mémoire du bien-aimé… Pourquoi ? je ne le pourrais pas dire, mais c’est une espèce d’obsession… Je le reprends donc ce journal, et l’écris sur des notes jetées, dans mes nuits de larmes, des notes comparables aux cris, avec lesquels les grandes douleurs physiques se soulagent.

* * *

À la tombée de la nuit, nous nous promenions, {p. 326}sans nous parler, dans le bois de Boulogne. Il était ce soir-là triste, plus triste que jamais. Je lui dis : « Voyons, mon ami, mettons que tu aies besoin, pour te rétablir, d’un an, de deux ans, tu es tout jeune, tu n’as pas 40 ans… eh bien ! ne te restera-t-il pas assez d’années pour fabriquer des bouquins ? »

Il me regarda de l’air étonné d’un homme, qui voit percer le secret de sa pensée, et me répondit, en appuyant sur chaque mot : « Je sens que je ne pourrai plus jamais travailler… plus jamais ! »

Et tout ce que je pus lui dire, n’eut d’autre effet que d’apporter un accent colère à la phrase désespérée, qu’il continuait à répéter.

* * *

La scène d’hier soir m’a fait cruellement mal. J’ai eu en moi, toute la nuit, le sombre et concentré désespoir de sa figure, de sa voix, de son attitude. Le pauvre enfant !

J’ai compris le secret de cette rage de travail, pendant les mois d’octobre et de novembre, et pourquoi je ne pouvais alors le faire lever de cette chaise, où, du matin à la nuit, sans relâche et repoussant le repos, la main à la plume, il peinait sur le dernier livre qu’il signerait.

Le littérateur se dépêchait, se hâtait, avec un entêtement obstiné de pressurer, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d’une intelligence, d’un talent prêts à sombrer.

{p. 327}Je pense à ce dernier paragraphe du livre de Gavarni, qu’un matin, à Trouville, il vint me lire, pendant que j’étais encore au lit.

Ce paragraphe, il l’avait composé dans l’insomnie de la nuit. Je ne peux dire la profonde tristesse dans laquelle je tombai, quand il me déclama, avec une solennité recueillie, ce petit morceau sur lequel nous ne nous étions pas concertés, et qui ne devait être fait que plus tard. Je sentis qu’en pleurant Gavarni, il se pleurait lui-même, et la phrase : il dort à côté de nous au cimetière d’Auteuil, devint, sans que je puisse me l’expliquer, le souvenir fixe, et pour ainsi dire, bourdonnant de ma mémoire.

Pour la première fois, j’eus l’idée que je n’avais jamais eue jusqu’alors, j’eus l’idée qu’il pouvait mourir.

Février §

Aujourd’hui, il s’est trouvé bien, merveilleusement bien, et lui qui était autrefois la volonté de nous deux, et qu’on a aujourd’hui tant de peine à décider à vouloir quelque chose, m’a étonné, en me demandant à aller à la Cascade.

Le temps était beau, et les petites allées étaient pleines d’hommes et de femmes, à l’air heureux de gens qui sortent de l’hiver et respirent le printemps.

Il allait, il marchait, la tête relevée de dessus cette épaule, où elle penche fatiguée ; il allait gai, avec {p. 328}toutes sortes d’aimables enfantillages qui me disaient tendrement : « Voyons, es-tu content, je vais mieux, je suis en train, et n’est-ce pas, je ne suis pas encore si bête ? »

Et tout le long du chemin, c’était un réveil de son plus fin et de son plus caustique esprit, à l’encontre des bandes de bourgeois que nous traversions : « Mais tu ne dis rien, me jeta-t-il, après un mot charmant sur un couple de vieilles amours, ça te fait de la peine de me voir comme ça, hein ? » Je ne répondais presque pas, tout occupé à savourer mon bonheur, et hébété, comme si j’assistais à un miracle. Mon Dieu ! si cela pouvait continuer, durer… mais j’ai eu de si terribles déceptions, après des journées pleines de promesses !

* * *

Il ne veut plus aller nulle part, il ne veut plus se montrer aux gens, « il a honte de lui », m’a-t-il dit.

* * *

Le tact, c’était son lot. Nul n’avait été organisé plus délicatement pour l’exercice de cette faculté, à la fois d’instinct et de raisonnement. Cette faculté si hautement aristocratique chez lui, il la perd. Il ne possède plus les gradations de la politesse, selon l’échelle sociale des gens avec lesquels il se rencontre, il ne possède plus les gradations de l’intelligence, selon la {p. 329}compréhension des êtres avec lesquels il se trouve en contact.

* * *

Depuis quelque temps — et cela est plus marqué tous les jours — il y a certaines lettres qu’il prononce mal, des r sur lesquels il glisse, des c qui deviennent des t dans sa bouche. C’était pour moi, dans son enfance, quelque chose de doux et de charmant d’écouter sa petite parole trébuchante contre ces deux consonnes, et ses tolères contre sa nou-ice. Retrouver aujourd’hui cette prononciation enfantine, entendre sa voix, comme je l’ai entendue dans ce passé, effacé, lointain, où les souvenirs ne rencontrent que la mort, cela me fait peur11.

Avril §

{p. 330}Un jeudi. Temps d’orage. Absorption complète. Refus de parler. Tout l’après-midi, son chapeau de paille lui barrant la vue, il reste assis en face d’un arbre, dans une immobilité tristement farouche.

8 avril §

Il est touché presque par cela seul : les colorations de la nature et surtout les aspects du ciel.

* * *

Des concentrations, des enfoncements, des abîmements en lui-même, où il y a une tristesse si immense, et faite de choses si terribles qui se passent au dedans de lui, que j’ai envie de pleurer en le regardant.

* * *

Un jour, — quel jour ? je ne sais, — je le priais de m’attendre, un moment, dans le passage des Panoramas, il m’a dit devant la grille du boulevard : « C’est là, n’est-ce pas ? » Il ne reconnaissait pas le passage des Panoramas. Un autre jour, ce nom de Watteau qui était, pour lui, comme un nom de famille, {p. 331}il n’en retrouvait plus l’orthographe. Il est arrivé à ne distinguer que difficilement les poids avec lesquels il fait de la gymnastique, à ne reconnaître qu’avec un effort, les gros des moyens, les moyens des petits.

Et malgré tout, la faculté d’observation persiste en lui, et, de temps en temps, il me surprend par une notation, une remarque de romancier.

* * *

Un mystère, un mystère incompréhensible, insondable, que dans cet atrophiement du cerveau, la résistance, la survie de certaines facultés, de certaines puissances de l’entendement, un mystère que cette échappée de mots, de réflexions, de choses vives ou profondes, jaillissant à travers cette léthargie qu’on penserait universelle, un mystère qui vous retire à tout moment de votre désespérance et vous fait dire : « Mais cependant ? »

* * *

L’attention, cette prise de possession intelligentielle de ce qui se passe autour de vous, cette opération si simple, si facile, si alerte, si inconsciente dans la santé des facultés cérébrales, l’attention, il n’en est plus le maître. Il lui faut pour l’exercer, un énorme effort, une contention qui fait saillir les veines de son front, et le laisse brisé de fatigue.

* * *

Dans cette figure aimée, où il y avait {p. 332}l’intelligence, l’ironie, cette fine et joliment méchante mine de l’esprit, je vois se glisser, minute par minute, le masque hagard de l’imbécillité… Je souffre, je souffre, je crois, comme il n’a été donné à aucun être aimant de souffrir !

* * *

Presque jamais on n’a de réponse à la question qu’on lui fait. Lui demande-t-on : pourquoi il est si triste ? Il vous répond : « Eh ! bien, je lirai ce soir du Chateaubriand. » Lire tout haut les Mémoires d’outre-tombe, c’est son idée fixe, sa manie ; il m’en persécute, du matin au soir, — et il faut que ma figure ait l’air d’écouter.

* * *

Peu à peu il se dépouille de l’affectuosité, il se déshumanise ; les autres commencent à ne plus compter pour lui, — et recommence en lui, le féroce égoïsme de l’enfant.

* * *

Il a une formule désespérante, quand, prenant un volume au hasard, il tombe sur un des siens. Il dit : « C’était bien fait ! » Il ne dira jamais : « C’est bien fait ! » Il y a, dans ce cruel imparfait, la froide reconnaissance que le littérateur est à jamais mort.

16 avril §

Il n’a pas assez de son mal ; à chaque {p. 333}minute, il se tourmente de maux imaginaires, regardant la rougeur ou la blancheur produite par un pli de sa chemise sur sa peau, avec une physionomie douloureuse d’effroi.

* * *

Ce qu’il y a d’affreux dans ces abominables maladies de l’intelligence, c’est qu’elles ne touchent pas seulement à l’intelligence, mais qu’elles détruisent souterrainement, et à la longue, chez l’être aimant qu’elles frappent, la sensibilité, la tendresse, l’attachement, c’est qu’elles suppriment le cœur… Cette douce amitié qui était le gros lot de notre vie, de mon bonheur, je ne la trouve plus, je ne la rencontre plus… Non, je ne me sens plus aimé par lui, et c’est le plus grand supplice que je puisse éprouver, et que tout ce que je peux me dire, n’adoucit en rien.

* * *

Une obsession depuis quelques jours, une tentation que je ne veux pas écrire ici… Si je ne l’aimais pas trop, ou peut-être pas assez pour cela…

* * *

Quelque chose d’irritant, c’est son obstination sourde, hostile contre tout ce qui est raisonnement. Il semble que son esprit, dans lequel s’est brisée la chaîne des idées, ait pris la logique en haine. Quand on lui parle raison, on a beau y mettre toute l’affection possible, on ne peut jamais obtenir de lui une {p. 334}réponse, l’engagement qu’il fera la chose demandée, au nom de cette raison. Il s’enferme dans un silence entêté, sa figure se couvre d’un nuage méchant, et apparaît en lui, comme un être nouveau, inconnu, sournois, ennemi.

* * *

Sa physionomie s’est faite humble, honteuse ; elle fuit les regards comme des espions de son abaissement, de son humiliation… Depuis bien longtemps sa figure a désappris le rire, le sourire.

18 avril §

Tristes, comme des ombres en leurs paysages de la mort, aujourd’hui dans une longue promenade nous avons revu le Bas-Meudon, ces bords de l’eau, où autrefois nous avons été heureux avec du beau temps, des femmes, du vin, — et la santé de notre jeunesse.

* * *

Jour par jour, assister à la destruction de tout ce qui faisait la distinction de ce jeune homme — distingué entre tous — le voir saler son poisson à la salière, prendre sa fourchette à pleines mains, manger comme un pauvre enfant, c’est trop… Ce n’était donc pas assez que cette cervelle travailleuse ne pût plus produire, plus créer… que le néant l’habitât. Il fallait que l’humain fût frappé dans ces choses de grâce et d’élégance, que je croyais intangibles par la {p. 335}maladie, dans ces dons d’homme comme il faut, d’homme bien né, d’homme bien élevé !

Il fallait enfin que chez lui, comme sous le coup de ces anciennes vengeances divines, toutes les aristocraties naturelles, toutes les supériorités, pour ainsi dire, inhérentes à la peau, fussent dégradées jusqu’à l’animalité.

* * *

Dans nos promenades de tout le jour, par les allées désertes de ce bois de Boulogne maudit, voir à la cantonade le défilé de ces joyeux, de ces vivants, de tous ces heureux de vivre, de tous ces reconnaissants de l’existence : ça vous donne des idées homicides !

* * *

Aujourd’hui, sur le petit chemin ensoleillé du soleil de onze heures, où nous passons tous les jours, en revenant de la douche, il s’est arrêté devant les arbrisseaux qui le bordent. Et longuement, il m’a fait remarquer la ressemblance qu’avaient sur l’allée, les ombres portées des branches, des ramures, des petites feuilles naissantes avec les dessins d’album japonais, en même temps qu’il s’étendait sur le peu de ressemblance que ces dessins, faits par le soleil, avaient avec les dessins français.

Puis il s’est mis à confesser, avec une exaltation que je n’avais plus l’habitude de trouver chez lui, sa passion pour l’art de l’extrême Orient.

24 avril §

{p. 336}Dans la lecture d’un volume qu’il lit et qu’il interrompt, il cherche où il en est, et après avoir longtemps fatigué le volume de la promenade de ses mains dessus, il me jette d’une voix timide : « Où en suis-je ? »

Vers le 30 avril §

Ce qui me fait désespérer, ce n’est, chez lui, ni l’affaissement de l’intelligence, ni la perte de la mémoire, ni tout enfin, c’est quelque chose d’indéfinissable que je ne puis mieux comparer qu’à l’apparition d’un autre être se glissant en lui.

* * *

Son métier, dont il a été longtemps préoccupé après sa cessation de travail, ne l’occupe plus ; ses livres sont pour lui, comme s’il ne les avait pas écrits.

* * *

Des pétrifications, des immobilités d’une demi-heure, avec des battements de paupières sur des pupilles remuantes et roulantes.

2 mai §

Quand on cause avec lui, il semble qu’on ait affaire à un dormeur qui s’éveille. Il a un hein ? {p. 337}qui vous force à répéter, trois ou quatre fois, la même question, à laquelle il répond à la fin, avec un effort ennuyé.

Le tact de l’esprit a été en premier lieu attaqué, maintenant c’est une complète perversion du tact matériel.

Ce soir, — j’en ai honte, — à propos de quelque chose que je voulais qu’il fît pour sa santé, et qu’il n’a pas voulu faire… Ah ! je suis malheureux, et ça a mis au dedans de moi une irritation colère, qui fait que je ne suis plus toujours maître des mouvements de mon âme… Donc je lui ai dit que je sortais et qu’il ne m’attendît pas, parce que je ne savais pas quand je rentrerais. Il m’a laissé partir avec un air indifférent. J’ai battu le Bois dans la nuit, hachant les herbes et les feuilles à coups de canne, et me sauvant de mon toit, quand il m’apparaissait entre les arbres… puis enfin, très tard, je suis revenu.

À mon coup de sonnette, quand la porte s’est ouverte, j’ai vu, sur le haut de l’escalier, le bien-aimé enfant qui venait de sortir de son lit en chemise, et tout de suite, j’ai entendu sa voix me caresser de toutes sortes d’interrogations amies.

Il est impossible d’exprimer la joie presque stupide que j’ai eue à retrouver ce cœur, auquel je ne croyais plus.

6 mai §

Dans mon malheur, il me vient une dureté pour le malheur des autres, que je n’ai jamais {p. 338}eue. J’ai maintenant pour le mendiant, un : « Je n’ai rien ! » dont l’impitoyabilité m’étonne.

* * *

8 mai §

Aujourd’hui dimanche, pour le distraire, l’arracher à lui-même, je l’ai mené dîner à Saint-Cloud. Nous avons dîné à une table sur la place, et nous avions devant nous le soleil couchant, la Seine, les grands arbres du parc, le coteau de Bellevue où Charles Edmond est heureux dans sa maison, et où je n’ose plus le conduire.

Des orgues sont venues jouer, et je me suis senti des larmes me venir dans les yeux, comme à une femme… Il m’a fallu l’entraîner contre la berge, et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu’il me regardait, sans trop comprendre.

9 mai §

Ce lundi, il lisait une page des Mémoires d’outre-tombe, quand il est pris d’une petite colère, à propos d’un mot qu’il prononce mal. Il s’arrête tout à coup. Je m’approche de lui, j’ai devant moi un être de pierre qui ne me répond pas, et reste muet sur la page ouverte. Je l’engage à continuer. Il demeure silencieux. Je le regarde, je lui vois un air étrange, avec des larmes et de l’effroi dans les yeux. Je le prends dans mes bras, je le soulève, je l’embrasse.

Alors ses lèvres jettent, avec effort, des sons qui ne sont plus des paroles, des murmures, des {p. 339}bruissements douloureux qui ne disent rien. Il y a chez lui une horrible angoisse muette, qui ne peut sortir de ses blondes moustaches, toutes frissonnantes… Serait-ce, mon Dieu ! une paralysie de la parole… Cela se calme un peu, au bout d’une heure, sans qu’il puisse dire d’autres paroles que des oui et des non, avec des yeux troubles, qui n’ont plus l’air de me comprendre.

Tout à coup le voici qui reprend le volume, le met devant lui, et veut lire, veut absolument lire. Il lit le cardinal Pa (cca), puis plus rien, impossible de finir le mot. Il s’agite sur son fauteuil, il ôte son chapeau de paille, il promène et repromène ses doigts égratigneurs sur son front, comme s’il voulait fouiller son cerveau, il froisse la page, il l’approche de ses yeux.

Le désespoir de ce vouloir, la colère de cet effort ne peut s’écrire. Non, jamais je n’ai été témoin d’un spectacle aussi douloureux, aussi cruel. C’était l’enragement d’un homme de lettres, d’un fabricateur de livres, qui s’aperçoit qu’il ne peut plus même lire.

* * *

Ah ! si l’on pouvait lire ce qui se passe dans une cervelle, en ces moments-là ! J’ai toujours dans les yeux la déchirante imploration de son regard, pendant la terrible crise.

* * *

Vers le 26 mai §

Dans le passage galopant de {p. 340}tous ces landaus, de toutes ces calèches, de toutes ces victorias, dans tout ce luxe roulant, et jetant avec fracas, parmi la verdure, les couleurs voyantes de la mode de cette année, je suis frappé par la vue, au fond d’une de ces voitures, du rigide et noir costume d’une Sœur, c’est un rappel de la mort dans cette joie et cet éblouissement.

Vers le 30 mai §

Comme un petit enfant, il s’occupe seulement de ce qu’il mange, de ce qu’il met. Il est sensible à un entremets, il est heureux d’un vêtement neuf.

31 mai §

Je suis malade, et j’ai une affreuse peur de mourir… mon pauvre frère serait mis dans une maison de santé avec un curateur, qui pourrait bien être son envieux intime.

5 juin §

Quelque chose de destructif dans les mains ; il est toujours à froisser, à tracasser les objets à sa portée, à les mettre en tapon.

* * *

À toute demande, sa réponse de premier {p. 341}mouvement est un « non », ainsi qu’un pauvre enfant, qui vit dans une perpétuelle crainte d’être grondé.

* * *

De longs moments où, assis près de moi dans la chambre, il n’est pas avec moi :

— Où es-tu, mon ami ? lui disais-je hier.

— Dans les espaces… vides ! me répondit-il, après quelques instants de silence.

* * *

Dans nos promenades, nous rencontrons, tous les jours, un père et un fils se promenant ensemble12. Le fils, mince et joli comme une fille, marche le coude appuyé sur l’épaule du vieillard, la main passée derrière la tête, et jouant avec les cheveux blancs du collet. Un groupe charmant dans les allées.

11 juin §

Ce matin, il lui a été impossible de se rappeler un titre, un seul titre de ses romans, et cependant il possède encore deux facultés remarquables : la qualification pittoresque avec laquelle il caractérise un passant, l’épithète rare avec laquelle il peint un ciel.

* * *

Ce soir j’ai été douloureusement ému. Nous {p. 342}finissions de dîner au restaurant. Le garçon lui apporte un bol. Il s’en sert maladroitement. Sa maladresse n’avait rien de bien grave, mais l’on nous regardait, et je lui dis avec un peu d’impatience : « Mon ami, fais donc attention, nous ne pourrons plus aller nulle part. » Le voici qui se met à fondre en larmes, en s’écriant : « Ce n’est pas de ma faute, ce n’est pas de ma faute ! » et sa main tremblotante et contractée cherchait ma main sur la nappe. « Ce n’est pas de ma faute ! reprend-il, je sais combien je t’afflige, mais je veux souvent et je ne peux pas (textuel). » Et sa main serrait la mienne, avec un « pardonne-moi » lamentable.

Alors tous deux, nous nous sommes mis à pleurer dans nos serviettes, devant les dîneurs étonnés.

* * *

Oui, je le répète, Dieu l’aurait fait mourir, comme il fait mourir tout le monde, j’aurais peut-être eu le courage de le supporter ; mais le faire mourir, en le dépouillant, petit à petit, de tout ce qui faisait en lui mon orgueil, la souffrance est au-dessus de mes forces.

* * *

Je n’en revenais pas, je n’en croyais pas mes yeux, mes oreilles… Aujourd’hui tombant d’Italie, inopinément, Edouard Lefebvre de Béhaine est venu nous demander à déjeuner. À la vue de ce compagnon de son enfance, comme si la vie se réveillait subitement en lui, Jules s’est tout à fait transformé. Il s’est mis {p. 343}à causer, sa mémoire a retrouvé des noms et du passé que je croyais sombrés. Il a parlé de ses livres. Il était, avec de l’attention et du plaisir, à ce qu’on disait, et comme à tout jamais échappé à son noir lui-même… Nous l’écoutions, nous le regardions, tous les deux stupéfaits… J’ai reconduit Édouard à la voiture. En chemin, il ne put me cacher la surprise qu’il éprouvait de le trouver si bien, d’après tout ce que lui faisaient craindre les lettres de sa mère, et confiants dans cette heure de résurrection, nous avons eu dans la bouche les mots de convalescence, de guérison.

Ce n’a été qu’un bien court moment. Je l’avais laissé dans le jardin, quand je suis rentré, tout heureux, tout animé des espérances remuées entre Édouard et moi ; je l’ai trouvé, son chapeau de paille sur les yeux, assis dans une immobilité effrayante, le regard fixé à terre… Je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu… Oh ! quelle tristesse ! ce n’était plus la tristesse de ces jours derniers avec cette teinte d’implacabilité qui glaçait un peu ma tendresse, c’était l’immense tristesse abattue, navrée, infinie, d’une âme qui a sa passion, la tristesse de la défaillance d’un jardin des Oliviers.

Je suis resté près de lui jusqu’à la nuit, sans avoir le courage de lui parler, sans avoir le courage de le forcer à parler.

Dimanche 12 juin §

Ayant besoin de dévorer à {p. 344}l’aise mon désespoir, je l’ai abandonné, un instant, dans le jardin, et me suis promené dans les allées de la villa ; mais bientôt le bruit joyeux des assiettes, le rire des enfants, la gaîté perçante des femmes, le bonheur de ces dîneurs en plein air, m’ont chassé chez moi. En rentrant, mon œil a rencontré dans le lierre, au-dessus de ma porte de jardin, le nº 13.

Nuit de samedi (18 juin) à dimanche §

Il est deux heures du matin. Me voici relevé et remplaçant Pélagie près du lit de mon pauvre et cher frère, qui n’a pas repris la parole, qui n’a pas repris connaissance, depuis jeudi à deux heures de l’après-midi. J’écoute l’anhélance de sa respiration. Dans l’ombre des rideaux, j’ai devant moi la fixité de son regard. Je suis effleuré, à tout instant, du frôlement de son bras sortant de son lit, pendant que dans sa bouche avortent et se brisent des paroles qu’on ne comprend pas… Par la fenêtre ouverte, par-dessus le noir des grands arbres, entre et s’allonge, sur le parquet, la blanche clarté électrique d’une lune de ballade… Il y a de sinistres silences, où s’entend seul le bruit de la montre à répétition de notre père, avec laquelle, de temps en temps, je tâte le pouls de son dernier né… Malgré trois prises de bromure de potassium, avalées dans le quart d’un verre d’eau, il ne peut dormir une minute, et sa tête {p. 345}s’agite sur son oreiller dans un mouvement incessant de droite à gauche, bruissante de toute la sonorité inintelligente d’un cerveau paralysé, et jetant par les deux coins de la bouche, des ébauches de phrases, des tronçons de mots, des syllabes informulées, prononcées d’abord avec violence, et qui finissent par mourir comme des soupirs… Dans le lointain j’entends distinctement un chien qui hurle à la mort… Ah ! voici l’heure des merles et de leur sifflement dans le ciel devenu rose, et toujours dans les rideaux, le blanc éclair de ses yeux demi-fermés, qui ne dorment pas dans leur calme apparence de sommeil.

Avant-hier jeudi, il me lisait encore les Mémoires d’outre-tombe, car c’était le seul intérêt et la seule distraction du pauvre enfant. Je remarquais qu’il était fatigué, qu’il lisait mal. Je le priai d’interrompre sa lecture, l’engageant à venir faire un tour de promenade au bois de Boulogne. Il résista un peu, puis céda, et se levant pour sortir de la chambre avec moi, je le vis trébucher et aller tomber sur un fauteuil. Je le relevai, le portai sur son lit, l’interrogeant, lui demandant ce qu’il éprouvait, voulant le forcer à me répondre, anxieux de l’entendre parler. Hélas ! comme dans sa première crise, il ne put que proférer des sons qui n’étaient plus des paroles. Fou d’inquiétude, je lui demandai s’il ne me reconnaissait pas. À cela, il me répondit par un gros rire railleur, qui semblait me dire : « Est-ce assez bête à toi, de croire ça possible !… » Suivit bientôt un {p. 346}instant de calme, de tranquillité, ses regards doux, sourieurs fixés sur moi… Je crus à une crise semblable au mois de mai… Mais tout à coup, il se renversa la tête en arrière, et poussa un cri rauque, guttural, effrayant, qui me fit fermer la fenêtre.

Aussitôt sur son joli visage, des convulsions qui le bouleversèrent, déformant toutes les formes, changeant toutes les places, pendant que des contractions terribles tiraillaient ses bras, comme si elles voulaient les retourner, et que sa bouche tordue crachotait une écume sanguinolente. Assis sur son traversin, derrière lui, mes mains tenant ses mains, je pressai, contre mon cœur et le creux de mon estomac, je pressai sa tête, dont je sentais la sueur de mort, peu à peu, mouiller ma chemise, et à la fin, couler le long de mes cuisses.

À cette crise, succédèrent des crises moins violentes, pendant lesquelles son visage redevint celui que je connaissais. Ces crises furent bientôt suivies d’un calme délirant. C’étaient des élévations de bras au-dessus de sa tête, avec des appels à une vision qu’il appelait à lui avec des baisers. C’étaient des élancements qui ressemblaient à des envolées d’oiseau blessé, en même temps que sur sa figure apaisée, aux yeux congestionnés de sang, au front tout blanc, à la bouche entr’ouverte et pâlement violette, était venue une expression qui n’était plus humaine, l’expression voilée et mystérieuse d’un Vinci. Plus souvent encore, c’étaient des terreurs, des fuites de corps, des blottissements sous les draps, {p. 347}où il se cachait comme d’une apparition obstinément installée dans le fond de ses rideaux, et contre laquelle s’animait l’incohérence de sa parole : apparition qu’il désignait d’un doigt effrayé, et à laquelle il cria une fois très distinctement : « Va-t’en !… » C’étaient des flux de phrases tronquées, dites avec l’air de tête, le ton ironique, le mépris d’intelligence hautaine, l’espèce d’indignation qui lui était particulière, quand il entendait une bêtise, ou l’éloge de quelque chose d’inférieur… Parfois, dans l’incessante agitation de la fièvre et du délire, il répétait toutes les actions de sa vie, indiquant le geste de mettre son lorgnon, soulevant ces haltères dont je le fatiguais pendant les derniers mois, faisant enfin son métier, faisant le simulacre d’écrire.

Il y avait de rapides instants, où ses yeux errants, courants, s’arrêtaient sur mes yeux, sur ceux de Pélagie, et semblaient nous reconnaître par un regard, une seconde, obstinément fixé sur nous, avec un sourire effacé de la physionomie… mais bien vite ils étaient emportés vers les visions terribles ou riantes.

Hier soir, Béni-Barde m’a dit que c’était fini, qu’une désagrégation du cerveau avait eu lieu à la base du crâne, derrière la tête, qu’il n’y avait plus à conserver aucun espoir… Après cela, mais je n’écoutais plus, je crois qu’il m’a parlé de nerfs lésés dans la poitrine par cette désagrégation, et d’une phtisie foudroyante qui devait suivre… Mon orgueil, l’orgueil que j’avais pour nous deux, me disait le jour {p. 348}où je l’ai senti frappé à tout jamais : « Il vaut mieux qu’il meure !… » Aujourd’hui, je demande de le conserver, de le garder, aussi inintelligent, aussi impotent qu’il peut sortir de cette crise, je le demande à genoux.

* * *

Dire que cette liaison intime et inséparable de vingt-deux ans ; dire que ces jours, ces nuits passés toujours ensemble, depuis la mort de notre mère en 1849, dire que ce long temps, pendant lequel il n’y a eu que deux séparations de vingt-quatre heures ; oui, dire que c’est fini, fini à tout jamais. Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux, ses yeux, pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle, pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. Dans quelques jours, dans quelques heures va entrer dans ma vie si remplie de cette affection, et qui, je puis le dire, était mon seul et unique bonheur, va entrer l’épouvantable solitude du vieil homme sur la terre.

* * *

De quelle expiation sommes-nous donc victimes ? Je le demande, quand je remonte cette existence {p. 349}qui n’a plus que quelques heures, qui n’a eu de la littérature et de la recherche laborieuse de la gloire, que des mépris, des insultes, des sifflets, qui depuis cinq ans se débat dans de la souffrance quotidienne, qui se termine par cette agonie morale et physique, où partout et tout le temps, je trouve comme la poursuite d’une Fatalité assassine.

Ah ! la bonté divine, la bonté divine ! nous avions bien raison de la mettre en doute.

Continuation de la nuit de samedi à dimanche, 4 heures du matin §

La mort s’approche, je la sens à sa respiration précipitée, à l’agitation qui succède au calme relatif de la journée d’hier, je la sens à ce qu’elle met sur sa figure. Sur le blanc de l’oreiller, sa pauvre tête est renversée, avec l’ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache projetée par les lueurs d’une bougie mourante, luttant avec le jour.

* * *

Ce jour levant, ce vert de l’arbre jaillissant de l’ombre, cet éveil du ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une agonie, dans une fin de jeune existence, c’est bien horrible !

* * *

Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine {p. 350}les creux et les ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me montrant, dans sa chair aimée, la sculpture rigide de la mort.

10 heures du matin §

Toutes les secondes, je les compte par ces douloureuses aspirations d’une respiration brève, haletante.

* * *

L’expression de son visage, sous sa couleur dorée et enfumée, prend avec les minutes, de plus en plus l’expression d’une tête du Vinci ; et dans les traits de sa figure, je retrouve le mystère des yeux et l’énigme de la bouche de ce jeune homme, qui se trouve, dans je ne sais quel vieux et quel noir tableau d’un musée d’Italie.

* * *

À cette heure je maudis la littérature. Peut-être, sans moi, se serait-il fait peintre, et doué comme il l’était, il aurait fait son nom, sans s’arracher la cervelle… et il vivrait.

* * *

Entre deux êtres qui se sont aimés comme nous, la séparation éternelle, sans la reconnaissance d’une seconde, sans un serrement de main, sans un adieu du mourant au vivant.

* * *

{p. 351}Je n’ai voulu ni garde, ni sœur. Les yeux du mourant, s’il lui était accordé un instant de reconnaissance des siens, ne doivent pas rencontrer une figure étrangère.

Ma mère, sur votre lit de mort, vous m’avez mis la main de votre enfant chéri et préféré dans la mienne, en me recommandant cet enfant avec un regard qu’on n’oublie pas, êtes-vous contente de moi ?

4 heures de l’après-midi §

Tant de souffrances pour mourir ! De si déchirants efforts pour avaler de petits morceaux de glace, pas plus gros que des têtes d’épingles. Une respiration ronflante comme une basse, coupée d’une plainte, continue et râlante qui vous déchire… Du milieu de cette plainte jaillissent des mots, des phrases qu’on ne peut saisir, et parmi lesquels il me semble entendre : « Maman, maman, à moi, maman ! » Deux fois il a dit distinctement un nom de femme aimée : « Maï-a, Maï-a. »

* * *

Quand je vois, en face de moi, de l’autre côté de la table à manger, ce fauteuil, qui restera éternellement vide, mes larmes tombent dans mon assiette, et je ne puis manger.

* * *

{p. 352}N’avoir pas la foi, voilà le malheur ! Comme on userait la fin de son existence dans la mécanique consolante de la vie religieuse.

8 heures §

Un cœur tumultueux soulevant comme les os et la peau de sa poitrine, et une respiration stridente qu’il semble tirer du creux de son estomac.

Nuit de dimanche (19 juin) à lundi §

Le profil de Pélagie penché sur un petit livre de prières, dont l’ombre noire se reflète sur le blanc entassement des oreillers, au milieu desquels sa tête a disparu, et dont sort le râle.

* * *

Toute la nuit, ce bruit déchirant d’une respiration qui ressemble au bruit d’une scie dans du bois mouillé, et que scandent à tout moment des plaintes douloureuses et des han plaintifs. Toute la nuit cette poitrine qui bat et soulève le drap… Dieu ne me ménage pas l’agonie de ce que j’aime, m’épargnera-t-il les convulsions de la fin ?

Lundi 20 juin, 5 heures du matin §

Le petit jour glisse sur sa figure qui a pris le jaune briqué et terreux de la mort. Des yeux larmoyants, profonds, ténébreux.

* * *

{p. 353}Dans ses yeux une expression de souffrance et de misère indicible.

* * *

Créer un être comme celui-ci, si intelligent, si personnel, si original, et le briser à trente-neuf ans ! Pourquoi ?

9 heures §

Dans ses yeux troubles, tout à coup, une éclaircie souriante, avec le long appuiement sur moi d’un regard diffus, et comme s’enfonçant lentement dans le lointain… Je touche ses mains : c’est du marbre mouillé.

9 heures 40 minutes §

Il meurt, il vient de mourir. Dieu soit loué ! il est mort, après les deux ou trois doux soupirs de la respiration d’un petit enfant qui s’endort.

* * *

L’épouvantable immobilité sous les draps, que celle de ce corps, qui n’a plus le soulèvement léger de la respiration, qui n’a plus, dans le lit, la vie du sommeil.

* * *

Ses yeux se sont rouverts avec le regard de souffrance des derniers jours de sa vie. Sa tête est un {p. 354}peu soulevée sur l’oreiller, et a l’air d’écouter avec le joli ton de hautain mépris qu’il avait, quand M. Prud’homme parlait ! De toute sa physionomie semble s’élever une tristesse un peu sarcastique. Son regard paraît vous suivre, après que vous l’avez embrassé, et on aurait, par moment, l’illusion de la vie, si l’on ne rencontrait le violet de ses ongles au bout de ses mains pâles.

* * *

Le dîner Magny a été fondé par Gavarni, Sainte-Beuve et nous deux. Gavarni est mort, Sainte-Beuve est mort, mon frère est mort. La mort se contentera-t-elle d’une moitié de nous deux, ou m’emportera-t-elle bientôt ! Je suis prêt.

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Plus je le regarde, plus j’étudie ses traits, plus je trouve sur cette figure un air de souffrance morale, que je n’ai vu persister sur aucune physionomie dans la mort, plus je suis frappé de sa navrante tristesse. Et il me semble y lire, au-delà de la vie, le regret de l’œuvre interrompu, le regret de l’existence, le regret du grand frère.

Mardi, une heure du matin §

Dans l’ombre tombante des rideaux enveloppant sa tête, les lueurs de la bougie allumée sur la table de nuit, et vacillant sous la brise de la nuit, promènent encore, çà {p. 355}et là, et par place, comme de la vie sur son visage… C’est bizarre, cette nuit, la première nuit qui suit sa mort, je ne me sens pas le désespoir de ces derniers jours, je ne me sens pas le déchirement auquel je m’attendais. Il monte en moi un apaisement doux et triste, produit par la pensée de le voir délivré de la vie. Mais attendons à demain.

* * *

En me relevant ce matin de mon lit, où j’ai dormi quelques heures, je le trouve gardant son expression d’hier, mais sous la coloration jaune d’une cire exposée à la chaleur. Je me dépêche, je me hâte de mettre en moi ce visage adoré…. Je n’ai plus bien longtemps à le voir… J’entends, cognant contre l’escalier, des ferrements… le bruit métallique des poignées de la bière, qu’on s’est pressé d’apporter, à cause des grandes chaleurs.

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Ce nom, ce nom de Jules de Goncourt, lu si souvent, accolé au mien, sur le papier du livre et du journal, je le lis aujourd’hui sur la plaque de cuivre incrustée dans le chêne des cimetières.

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En chemin de fer, — c’était la première fois que nous allions à Vichy, — il souffrait, ce jour-là, du foie, et dormait en face de moi, la tête renversée. Une seconde, sur son visage de vivant, j’entrevis son visage {p. 356}de mort. Depuis ce jour, toutes les fois qu’il était plus malade, que l’inquiétude me prenait, cette vision, je la retrouvais, les yeux fermés.

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Allons, c’est Pélagie qui le dit : « Il faut manger pour avoir des forces demain, pour la rude journée de demain. »

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Devant le cadavre de celui qui m’aima tant, de celui pour lequel il n’y avait de bien et de bon, que ce qui avait été fait ou dit par Edmond, je me sens travaillé de remords pour mes gronderies, mes duretés, pour tout ce cruel et intelligent système, à l’aide duquel je croyais le relever de son atonie, et lui redonner de la volonté… Ah ! si j’avais su ! comme je lui aurais tout caché, tout voilé, tout adouci, et comme je me serais appliqué à faire de la fin de sa vie, ce qu’aurait su en faire l’imagination d’une affection de mère — toute bête.

* * *

Il me revient ces tristes paroles qui étaient souvent toute notre conversation :

— Qu’as-tu ?

— Je suis découragé !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas !

Que si, il le savait et le savait bien… L’avant-veille {p. 357}de sa dernière crise, il avait dit à sa maîtresse qui était venue le voir, pendant que j’étais descendu en bas lui chercher de l’eau de mélisse ; il lui avait dit, en lui recommandant de ne pas me répéter ses paroles : « Ma chère Maria, je suis bien malade, d’une maladie dont on ne guérit pas… et le tombeau est tout proche ! »

* * *

À midi, j’ai vu à travers la porte de la salle à manger, les chapeaux de quatre hommes noirs… Nous sommes montés dans la petite chambre… Ils ont relevé la couverture, ont glissé sur lui un drap, et en une seconde, ont fait de son maigre cadavre, à peine entrevu, un long paquet au linge rabattu sur la figure : « Doucement, ai-je dit, je sais bien qu’il est mort, mais cela ne fait rien… doucement ! »

Alors on l’a étendu au fond de la bière, sur un lit de poussière odoriférante, pendant qu’un de ces hommes disait : « Si ça fait mal à ce monsieur, il faut qu’il s’en aille ! » Je suis resté !… Un autre a repris : « C’est le moment, si Monsieur a quelque souvenir à mettre dans la bière ? » J’ai dit au jardinier : « Allez couper toutes les roses du jardin, qu’il emporte là-bas au moins cela de cette maison, qu’il a un moment tant aimée ! » On a jeté les roses dans le creux autour de son corps, on en a mis une blanche sur le drap, un peu soulevé par sa bouche. Alors la forme de son corps a disparu sous un amoncellement de poussière brune… Puis on a vissé le couvercle. C’était fini. Je suis descendu.

{p. 358}J’ai comme une perte absolue de la mémoire… Je reçois avec l’amical et tendre article de Banville, une lettre d’Angleterre, datée du jour de sa mort, et dans laquelle un éditeur de là-bas nous demande à faire une traduction de l’Histoire de Marie-Antoinette. Il aurait eu un petit bonheur de cela.

Mercredi 22 juin §

Il fait un temps magnifique. Le soleil entre, à pleins rayons, par la fenêtre ouverte et joue sur sa bière, et dans les fleurs du gros bouquet placé à sa tête. Au milieu de ces fleurs est une fleur de magnolia, dont il regardait grossir le bouton avec un certain plaisir curieux, et qui lui faisait rappeler le magnolia aimé de Chateaubriand, à la Vallée-aux-Loups.

* * *

Il y a dans la chambre le désordre d’un départ… La seconde, le quart de seconde, l’éclair de temps, pendant lequel la réflexion est en retard, j’ai eu l’idée — son cercueil étant là — que Jules était allé chercher la voiture qui nous emmène, tous les ans, à Bar-sur-Seine.

* * *

Mes yeux vont, dans la petite chambre, à toutes les choses familières et d’habitude, auxquelles son sommeil disait bonsoir, auxquelles son réveil disait bonjour. Je regarde les rideaux de son lit, les anciennes {p. 359}portières du salon de la rue Saint-Georges, dans le rose desquelles j’ai fait, il y a bien des années, un portrait-aquarelle du cher enfant. Je regarde le grand dessin de femme de Vanloo, provenant de la vente Boilly, qu’il vint acheter avec moi, la dernière fois que nous mîmes les pieds aux Commissaires-Priseurs. Je regarde la grande table à modèle, sur laquelle nous avons si longtemps travaillé ensemble, et qui est encore tachée de l’encre du livre sur Gavarni.

* * *

M’interrogeant longuement, j’ai la conviction qu’il est mort du travail de la forme, à la peine du style. Je me rappelle maintenant, après les heures sans repos passées au remaniement, à la correction d’un morceau, après ces efforts et ces dépenses de cervelle, vers une perfection, cherchant à faire rendre à la langue française tout ce qu’elle pouvait rendre, et au-delà… après ces luttes obstinées, entêtées, où parfois entrait le dépit, la colère de l’impuissance ; je me rappelle aujourd’hui l’étrange et infinie prostration, avec laquelle il se laissait tomber sur un divan, et la fumerie à la fois silencieuse et accablée, qui suivait.

9 heures §

Voici le bruit des cloches de l’église.

* * *

Il faut songer à des choses de la vie courante, à des envois de lettres.

10 heures §

{p. 360}Au jardin je me cogne contre deux croque-morts, assis sur des morceaux de bois noir, au milieu de grands chandeliers d’église, incendiés de soleil.

* * *

La bière descend les marches de l’escalier, où, sans le lui laisser voir, j’ai si souvent rattrapé, par derrière, l’équilibre de ses pas trébuchants.

* * *

Parmi les gens qui attendent dans le jardin, il y a un vieillard que je ne connais pas. Je lui fais demander son nom. Il me fait répondre qu’il est Ravaut. Ravaut c’est tout un monde de souvenirs. Ravaut est l’antique cocher de mes vieilles cousines de Villedeuil : brave homme, qui, il y a près de trente ans, — et je ne l’avais pas revu depuis ce temps, — faisait le bonheur de mon Jules, en le prenant à côté de lui sur son siège, et lui mettant les rênes de ses chevaux, entre ses petites mains.

* * *

En dépit de tout ce que mes yeux voient, de tout ce que mes sens touchent de l’affreuse réalité, l’idée de la séparation éternelle ne peut s’asseoir dans ma cervelle. L’impitoyable « Jamais » ne peut faire partie permanente de ma pensée.

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Je ne sais, tout ce qui se passe autour de moi, {p. 361}ça a le vague des choses qu’on perçoit dans un commencement d’évanouissement, et il me semble, par moments, avoir dans les oreilles le bruissement de grandes eaux qui s’écouleraient au loin… Je vois cependant Théophile Gautier et Saint-Victor pleurer… Oh ! ces chants d’église m’assassinent avec leur éternel et implacable Requiescat in pace. Eh ! oui, c’est convenu, après cette vie de travail et de lutte, la paix du repos, c’est bien le moins qui lui soit dû !

Pour aller au cimetière, nous prenons le chemin qui nous a conduits si souvent chez la princesse, puis nous passons par des parties de boulevards extérieurs, où nous avons tant de fois vagué pour Germinie Lacerteux et Manette Salomon… Des arbres étêtés à la porte d’un cabaret, me rappellent une comparaison qui est dans un de nos livres… Puis je tombe dans une espèce de somnolence, dont je suis tiré par la secousse d’un tournant raide, le tournant du cimetière.

* * *

Je l’ai vu disparaître dans le caveau, où sont mon père, ma mère, et où il y a encore une place pour moi…

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En rentrant, je me suis couché et, couvrant mes draps de ses portraits, je suis resté avec son image jusqu’à la nuit.

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Jeudi 23 juin §

{p. 367}Ce matin, monté dans sa chambre, je m’assois en face du lit vide, dont je le forçais à sortir, tous les jours, par les grands froids de cet hiver, pour le mener à la douche qui devait le guérir. C’est sur ce lit, pendant ses derniers mois de souffrance, de faiblesse, de maladresse, que je l’ai souvent aidé à s’habiller et à se déshabiller… Sur la table de nuit a été laissé le volume de Bescherelle, mis sous son oreiller, pour exhausser sa triste tête de mort ; les fleurs dont j’ai entouré son agonie sont séchées dans la cheminée, mêlées aux enveloppes bleues des bougies allumées sur sa bière ; et sur la table de travail, au milieu de lettres et de cartes de visite de la première heure, sont jetés pêle-mêle les livres de prières de Pélagie.

FIN DU TROISIEME ET DERNIER VOLUME