Jean de Gourmont

1910

Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

2015
Source : Jean de Gourmont, Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique [Comtesse de Noailles. ‒ Gérard d’Houville. ‒ Lucie Delarue-Mardrus. ‒ Marie Dauguet. ‒ Renée Vivien. ‒ Elsa Koeberlé. ‒ Hélène Picard. ‒ Jane Catulle Mendès. ‒ Cécile Sauvage. ‒ Jeanne Perdriel-Vaissière. ‒ Laurent Évrard], 1910, troisième édition, Paris, Mercure de Frange, XXVI, rue de Condé.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR et stylage sémantique) et Stella Louis (Édition TEI).

À Mme Yvonne Davy de Boisroger

Essai de physiologie poétique §

Les gens sains considèrent la poésie comme un jeu de luxe, presque inutile, et en dehors de la vie. C’est qu’en effet la poésie leur serait une inutile extériorisation, et ils trouvent en eux-mêmes l’atmosphère vitale nécessaire. Mais, pour ceux qui cherchent cette plénitude de vie, la poésie est une des manifestations les plus nécessaires au maintien et à l’évolution de l’espèce. Si, physiologiquement, l’homme est immuable, et seulement capable des mêmes sensations, il a besoin, pour maintenir en lui le même degré d’émotion, que ses impressions soient renouvelées. Evolution signifie changement. L’évolution n’est donc qu’extérieure à l’homme. N’ayons pas l’orgueil de croire que notre sensibilité poétique puisse augmenter d’intensité : il y a seulement, dans l’évolution apparente de notre sensibilité, adaptation de notre organisme pour percevoir toujours le même degré d’émotion. Notre organisme ne perçoit plus les sensations trop souvent répétées ; de là la nécessité d’aggraver l’expression poétique ou musicale ; de là, en musique, les accords de neuvième, en poésie, les dièzes verlainiens, en peinture, l’impressionnisme. La sensibilité n’évolue pas, mais seulement les formes qu’elle suscite. On peut formuler cette loi, puisque l’évolution organique ne saurait s’exercer que sur des périodes incalculables. La poésie s’adapte donc aux exigences de notre organisme qui a besoin d’émotions nouvelles pour être troublé. C’est ce qui explique que les grands poètes et les vrais musiciens exagèrent toujours l’expression de leur formule nouvelle.

C’est ce qui explique qu’ils ne sont compris que de leur génération, parce que le cerveau des vieilles gens, cloisonné, se refuse à toute nouveauté. Mais, plutôt que la nouveauté d’expression, c’est le changement d’expression qui est capable de réveiller les sensibilités, puisque une musique très ancienne, une poésie d’autrefois peuvent recréer en nous un état d’émotion vivant. Ce qui est oublié redevient neuf, et il y a peut-être, dans la vie des peuples, un rythme de résurrections successives d’émotions anciennes, que nous rajeunissons. Admirons l’immutabilité de notre sensibilité, et que ce point de vue nous fasse juger d’une manière nouvelle nos poètes des siècles disparus, et les lecteurs qui furent émus par leur poésie.

C’est le mouvement qui constitue la vraie poésie, et non le vers mesuré. Il n’y a donc pas une barrière infranchissable entre la prose et la poésie ; et même à certaines époques de notre littérature, c’est dans la prose de quelques grands écrivains que le rythme poétique se réfugie : J.-J. Rousseau, Chateaubriand, tandis que la versification des poètes ne contient aucune émotionnée cadence : Jean-Baptiste Rousseau, etc. : « Prosaïque est un mot nouveau qu’autrefois je trouvais ridicule, écrit Stendhal dans son livre : De l’Amour, en 1823, car rien de plus froid que nos poésies ; s’il y a quelque chaleur en France depuis cinquante ans, c’est assurément dans la prose. »

Mais ce que j’essaie d’expliquer presque scientifiquement, les poètes l’accomplissent avec une merveilleuse inconscience. Inconscience nécessaire. Les poètes et les musiciens, loin d’être des êtres très intelligents (c’est-à-dire qui contrôlent leurs gestes), sont comme les représentants attardés d’une primitive humanité, où le langage n’était pas dissocié de la musique. Je lis ces vers de Sagesse :

Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,
…………………………………………………………………
Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme ?

Leur sens littéral est un peu troublant, mais la musique des mots crée en moi une atmosphère de sentiment ému ; et on comprend que les vrais poètes sont, en effet, comme la perpétuation à travers les siècles de ce premier langage de l’humanité, qui n’exprimait que des états de sensibilité. Alors, la poésie, c’est bien « de la musique avant toute chose » et la signification précise des mots n’a plus qu’une importance tance secondaire. Même, par le jeu magique de son art, le poète peut donner aux mots qu’il manie un sens inattendu. La poésie mallarméenne en est une preuve magnifique.

En poésie, les rimes sont comme les deux pôles d’une sensation ; il s’agit d’enfermer entre deux rimes une sensation : trouver le mot musical qui l’évoque, et le motif qui le prolonge sur le clavier de nos nerfs. Nous restituer la sensation même, la vibration nerveuse, c’est ce que doit faire la poésie. Mais la poésie absolue telle que je la conçois ici est rare : pour un Verlaine, que de Leconte de Lisle et de Heredia qui contrediraient cette théorie, puisque leur poésie n’est que de l’art. Ne pourrait-on pas trouver aussi dans le leit-motif de Wagner comme un essai de langage musical rationnel ? Mais sans doute les deux langues ne se rejoindront jamais.

« Le dictionnaire de la musique n’est pas fait, note encore Stendhal, n’est pas même commencé ; ce n’est que par hasard que l’on trouve les phrases qui disent : je suis en colère, ou je vous aime, et leurs nuances. Le maestro ne trouve ces phrases que lorsqu’elles lui sont dictées par la présence de sa passion dans son cœur, ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier au lieu de sentir ne peuvent donc pas être artistes, rien de plus simple que ce mécanisme. »

On peut constater que toute vraie poésie est sensuelle et même sexuelle : expression d’un état de désir physique, transposé, elle éveille en nous les images qui l’ont fait naître. C’est que le poète est le maître du langage, et que le langage est avant tout l’expression de l’instinct sexuel :

« Le centre des idées génitales, écrit le Dr Voivenel1, est fonctionnellement rattaché au centre

du langage. Les poètes sont de grands amoureux. » Le langage est la plus active fonction de l’homme, la plus importante : c’est son arme d’attaque et de défense ; aussi « la zone du langage sera la plus importante des zones du cortex ». Le langage a ses « centres de mémoires d’images spéciales ». Ces centres sont reliés aux centres moteurs des muscles du larynx et des muscles de la main « auxquels ils donnent des ordres ». L’écriture est donc un langage direct, les gestes de la main, un langage également. « Le langage, dit encore le Dr Voivenel, tient une place énorme dans la lutte pour la conquête de la femme. C’est la plus terrible des armes sexuelles, et quoi d’étonnant à ce que ceux qui la possèdent à un degré extrême soient, d’autre part, des excités génitaux ? » Chez les poètes, le langage est l’expression directe de leur sensibilité ; ils ne raisonnent pas, ils parlent, ils font la roue, comme le paon, devant leur Muse, symbole de leur désir perpétuel de la femme. Chez eux, c’est l’imagination qui commande le désir, et non pas seulement la nécessité physique de se répandre. Aussi parlent-ils leurs amours plus qu’ils ne les réalisent : ils mettent dans leurs poèmes le rythme même de ces gestes dédaignés, et c’est pour cela que nous retrouvons dans leurs œuvres le parfum et la nudité même de la femme.

« Chez les désharmonisés, écrit Régis, l’imagination n’est jamais absente des actes de la sexualité » ; et on peut citer le cas de certains imaginatifs, trouvant auprès d’une femme réelle et vivante une excitation dans l’image évoquée d’une autre femme, dans tel geste revécu, dans tel souvenir d’une page lue, etc… Ces imaginatifs sont des poètes.

Cette hypertrophie de la sensibilité et de l’imagination chez les poètes les a fait qualifier, par certains savants, de désharmonisés, de déséquilibrés organiquement. C’est seulement, chez eux, prédominance d’une faculté physique et mentale. Un harmonisé parfait serait un être bien peu intéressant, en tout cas improductif au point de vue artistique. Le désharmonisé, au contraire, cherchera, par l’art, à rétablir en lui l’harmonie : d’où son œuvre artistique, poétique ou musicale. C’est physiologique ; il s’agit de retrouver l’état physiologique normal, de recréer, en soi et autour de soi, l’atmosphère et comme la température nécessaire à la vie, le milieu vital propre à son espèce et à sa race.

Pour bien comprendre ce qu’est le rythme poétique, il faut faire abstraction de l’écriture, qui rend la poésie presque abstraite, presque silencieuse : la poésie est, en réalité, le rythme musical du poète, c’est un geste musculaire nécessaire à la vie cellulaire de son organisme. Le mot de poète évoque je ne sais quelle signification d’exil ; un poète est toujours « ailleurs » ; il ne vit que dans le monde imaginaire qu’il s’est construit, et qui est pour lui plus réel que le vrai. C’est que ce monde imaginaire est son milieu vital, qu’il reconstitue imaginativement et artistiquement.

Je voudrais, d’après cette méthode critique, analyser l’œuvre de quelques femmes poètes et montrer que, par leur poésie, elles créent en elles, et projettent devant elles, comme les méduses des grandes profondeurs, leur propre lumière. C’est dans ce rayon lumineux qu’elles vivent et qu’elles chantent, éblouies de leur propre clarté intérieure.

Mais d’abord, en dehors de cette nécessité générale à toute poésie d’être la reconstitution artistique d’un milieu vital, la poésie féminine a-t-elle un caractère particulier ? Le but de la poésie masculine est la conquête de la femme : le poète fait la roue comme un paon ; son ramage est son plumage. Il faut donc que la poésie féminine soit comme l’autre face de la sexualité, qu’elle nous montre le désir de la femme d’être saisie, emportée comme une proie ; cette sorte d’effroi délicieux où la crainte se mêle au désir, parce que la volupté qu’elle devine la blessera. Mais on s’aperçoit vite que, chez la femme poète, ce n’est pas le désir de l’homme qui domine, mais seulement la nécessité d’une vibration eu-rythmique qui régularise son équilibre nerveux. La vie physiologique de la femme est dominée par cette recherche de l’eurythmie nerveuse. L’amour normal le lui procure rarement ; elle demande des gestes plus compliqués et savants auxquels puissent se marier les jeux de l’imagination et de la suggestion. George Sand a cherché toute sa vie, sans la trouver, la réalité de sa chair et ce repos momentanément absolu de sa sensibilité détendue. Le plaisir qu’elle prit à écrire lui fut une transposition de la sensualité impossible. J’imagine que les femmes poètes trouvent dans leur poésie leur plus parfaite eurythmie. L’inspiration chez elles ne peut être séparée de leur état physiologique, dont elle exprime les diverses fluctuations périodiques. Le cygne est blessé ; son sang tache la blancheur de son plumage : il va chanter et son chant sera un cri d’amour, un appel qui ne veut pas être entendu, un cri de sensualité plus beau de n’être pas étouffé par l’étreinte brutale du mâle. La poésie, c’est de la sensualité transposée en éréthisme mental : cela devient l’amour de la vie, du soleil, des odeurs, des violences, des douleurs, des joies et des rêves.

Pour qu’une œuvre poétique puisse avoir une influence vivante sur la sensibilité contemporaine, il est nécessaire qu’elle ait été touchée par les lèvres des femmes, que les femmes aient plongé en elle leur visage comme en une rose. Cette vivification a manqué à beaucoup d’œuvres poétiques, d’un art sincère et puissant, pour qu’elles se propagent. Ce sont les femmes qui, parmi les poèmes, choisissent ceux dont l’émotion est adéquate à la sensibilité ambiante : alors, elles s’en font les propagatrices, les vulgarisatrices. Quelques-unes se sont même si parfaitement assimilé la poésie de certains maîtres qu’elles ont, instinctivement, produit des poèmes presque identiques aux leurs. Mais leur art, et ceci est un des caractères de la poésie féminine, sait éliminer ce qui serait trop nouveau pour s’adapter à la sensibilité du public. Par elles, la poésie de Verlaine, de Régnier, de Jammes, sentimentalisée, a pénétré dans la foule. Il ne s’agit pas d’imitation, mais d’une assimilation merveilleuse qui devient chez elles une vraie sincérité. Oui, en vérité, dans le creuset de leur cœur, les émotions littéraires et les émotions réelles se confondent en une même vivante sincérité. J’ai lu presque tous les livres de vers des jeunes femmes poètes, leurs poèmes sont souvent émus, ce sont des minutes de vie transcrites, de la vraie douleur, mais, souvent aussi, malgré le rythme et la rime, ce n’est pas encore de l’art, c’est trop près de la sensation directe, même si cette sensation est provoquée par une réminiscence littéraire. Trop près de la sensation directe ; les femmes poètes, en effet, n’atteignent la cristallisation refroidie de l’art que par hasard, sans le vouloir et sans le chercher. Il arrive cependant qu’une sensation, longtemps gardée en leur cœur, y prenne la forme même de leur être secret, et se cristallise en un beau vers, immuable. Mais, le plus souvent, ce que ces poétesses cherchent à exprimer, c’est la vibration immédiate de leur sensibilité, le mouvement même de leur émotion spontanée. On dirait aussi qu’elles tentent d’attirer les désirs épars dans l’air : leur poésie me semble souvent une nudité aguichante. Toute femme poète fait un peu le geste de Phryné qui se dénude devant ses juges, ou plutôt et plus simplement, le geste de l’amante qui se déshabille pour son amant. Mais c’est une impudeur plus complète, puisque ces femmes porte-lyres nous révèlent ce que l’amant le plus perspicace, le plus curieux ne saurait découvrir : les secrets mouvements de leur horlogerie sentimentale.

Cependant quelques-unes, parmi ces poétesses, doivent être distinguées, parce que leur poésie, rayonnement de leur être, atteint une généralisation qui dépasse leur personnalité. Il y a, parfois, dans les œuvres de Mmes de Noailles, Gérard d’Houville, Marie Dauguet, Lucie Delarue-Mardrus, Renée Vivien, et quelques autres femmes-poètes, un art véritable, qui recrée artistiquement les sensations enregistrées par elles. Je n’étudierai pas leurs ouvrages avec une minutieuse analyse : je voudrais seulement rechercher pourquoi ces poétesses ont chanté, et, pour ainsi dire, les raisons physiologiques de leur génie.

On trouvera, dans cette étude, une synthèse de la poésie féminine contemporaine, dont je n’ai dédaigné aucune des manifestations. J’ai cherché, dans l’œuvre de quelques poétesses encore peu connues du public, l’expression secrète de la sensibilité féminine actuelle.

S’il fallait d’un mot qualifier cette poésie féminine, on l’appellerait une poésie dionysiaque, ivre d’elle-même. Cette frénésie, ce pêle-mêle de sensations n’est peut-être que la mise en fusion d’éléments nouveaux, qui attendent un grand poète pour être fixés en art. Il faut comprendre que Verlaine, par exemple, loin d’être un novateur, fut au contraire un aboutissement de toute une poésie féminine. Mme Desbordes-Valmore est une sorte de précurseur de Verlaine. Si le vingtième siècle produit un grand poète, ce poète n’ignorera ni l’ardente nostalgie de Mme de Noailles, ni le paganisme bucolique de Marie Dauguet, ni l’aristocratisme littéraire de Mme de Régnier. On pourrait dire que ce Messie attendu fera un enfant à ces femmes : leur poésie d’ailleurs me symbolise bien cet état d’attente du mâle. Elles sont là, ces Muses, dirai-je, en diluant un vers de Marie Dauguet, avec leur âme ouverte, avec leur chair qui s’offre.

Comtesse de Noailles §

Deux grandes idées, ou plutôt deux grandes sensations, hantent l’œuvre poétique de Mme de Noailles : la peur de la mort et de la nuit, et la recherche du bonheur. On verra qu’elle n’écrivit que pour écarter cette crainte et réaliser ce désir.

La crainte de l’anéantissement final lui fait aimer la vie avec une sorte de frénésie désespérée : elle voudrait laisser au monde une empreinte ineffaçable de son être unique :

Je m’appuierai si bien et si fort à la vie,
D’une si rude étreinte et d’un tel serrement
Qu’avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s’échauffera de mon enlacement.

Je laisserai de moi, dans le pli des collines,
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l’épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.
……………………………………………
La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l’air ma persistante ardeur
Et sur l’abattement de la tristesse humaine,
Je laisserai la forme unique de mon cœur.

Elle dit encore :

Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.

Pourtant, elle comprend avec effroi l’éphéméréité de son être, et qu’un jour ses yeux, qui contemplent les merveilleuses couleurs de la vie, s’empliront de nuit. Mais son œuvre lui donne une illusion d’éternité, mieux, crée, pour elle, réellement cette éternité qu’elle désire. Des êtres viendront après elle qui aimeront sa poésie, l’aimeront elle-même dans l’œuvre qu’elle aura laissée. Ce n’est pas un désir de vanité, mais un besoin réel, physique, de son organisme. Ainsi, en se suggestionnant cette pérennité de sa propre vie dans son œuvre, elle éteint une de ses angoisses : la peur affreuse de la mort. Alors, elle accumulera dans ses volumes, comme une abeille dans les alvéoles de sa ruche, toutes ses sensations, ses soirs et ses matins, et tous les aspects des heures qu’elle aura vécu. Elle déposera secrètement toute son âme, toute sa chair, toute sa vie, dans son œuvre.

J’écris pour que, le jour où je ne serai plus,
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse nature.
…………………………………………………..
Et qu’un jeune homme alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des compagnes réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles.

Cet espoir, où se mêle un regret désespéré, la poétesse le dira avec une plus belle précision encore dans ces vers :

Moi, je ne verrai plus, je serai morte, moi,
Je ne saurai plus rien de la douceur de vivre…
Mais ceux-là qui liront les pages de mon livre,
Sachant ce que mon âme et mes yeux ont été,
Vers son ombre riante et pleine de clarté,
Viendront, le cœur blessé de langueur et d’envie,
Car ma cendre sera plus chaude que leur vie…

Il y a, dans cet orgueilleux désir de se vouloir aimée, de se vouloir vivante au-delà de la mort, une nouvelle transposition du besoin d’éternité que les religions ont implanté en nous. Mais, malgré sa volonté de déposer dans son œuvre ses émotions brûlantes, la poétesse se rend compte qu’elle ne nous laisse, hélas ! que l’ombre de ses jours. C’est le titre, très significatif, d’un de ses recueils. Voici quelques pincées de cette cendre, encore chaude :

Les yeux, les yeux, ne plus se souvenir des yeux,
Les yeux qu’on a aimés, mauvais comme des pierres !…
Ces yeux profonds avec des flèches au milieu
Ah ! qu’ils ferment en nous leurs cils et leurs paupières.

L’amante ne veut plus se souvenir du passé, dont le poison brûle ses veines. Le passé ! il n’est peut-être pas ‘de douleur comparable à celle-là : survivre à un immense amour, et sentir peu à peu mourir en soi tout ce qui constituait notre joie d’exister. Mais, intenses, ces douleurs sont fugitives, et, pour les âmes bien faites, il y a des renaissances et des recommencements. Quand on a de l’amour en soi, on trouve toujours un être sur qui le répandre.

Ce qui constitue la tristesse sentimentale, c’est l’obstination à ne vouloir pas oublier, c’est-à-dire à vouloir immobiliser sa vie :

Le passé vit en moi ce soir, ce trop chaud soir
Où je songe accoudée au-dessus de la ville,
Mon cœur las n’ayant plus la force de vouloir,
De désirer, d’aller vers les champs plus tranquilles.

Mais mon rêve est empli d’air, d’ombre, de soleil.
Ah ! comme le regret et le désir se pâment
Quand, clair, minutieux, déchirant et vermeil,
Le passé vient et fait comme un baiser dans l’âme !

J’ai cueilli encore, dans ce recueil, quelques vers, qui traduisent la plus belle minute de l’amour : la certitude dans l’attente :

Mon cœur est comme un bois où les dieux vont venir.
…………………………………………………………………………………………
Je tremble, tout s’efface, il n’y a plus que nous.
…………………………………………………………………………………………
Il n’y a plus que toi et que moi sur la terre.

En même temps que la poétesse cherche à éteindre son angoisse de la mort, elle cultive le bonheur, étend vers lui ses bras, comme des branches s’élancent vers la lumière. Elle avoue cette naïve allégresse :

De croire que plus loin, d’autres cieux, d’autres mains
Donneront de meilleurs et plus sûrs lendemains
Et que le bonheur est aux lieux où l’on arrive.

C’est un bonheur toujours déçu, et toujours renaissant. Où est le bonheur ? et le rêve du poète le cherche dans toutes les villes du monde, dans tous les rêves de son imagination, dans l’histoire et dans le passé. Désir de fuite perpétuelle vers un ailleurs, où elle pourra être elle-même, celle en qui des hérédités différentes ont mêlé l’ardeur de l’Orient et la mélancolie des âmes occidentales.

Ô beauté de toute la terre,
Visage innombrable des jours,
Voyez avec quel sombre amour
Mon cœur en vous se désaltère !

Et pourtant il faudra nous en aller d’ici,
Quitter les jours luisants, les jardins où nous sommes,
Cesser d’être du sang, des yeux, des mains, des hommes
Descendre dans la nuit avec un front noirci,

Descendre par l’étroite horizontale porte,
Où l’on passe étendu, voilé, silencieux ;
Ne plus jamais vous voir, ô Lumière des cieux !
Hélas ! je n’étais pas faite pour être morte…
………………………………………………………………………………………

Une âme orientale, faite pour la joie presque inconsciente, des pays de Soleil et qui a bu le poison de notre philosophie occidentale : tel est un des aspects de Mme de Noailles. Emprisonnée sous notre ciel gris, elle devra, pour s’épanouir, créer autour d’elle une atmosphère orientale, faite de belle lumière et de parfums. Son œuvre, où s’exprime jusqu’au délire l’amour de la vie et du soleil, est cette atmosphère lumineuse, elle-même extériorisée, de l’âme du poète.

Les midis accablants de juillet lui donnent cette impression de repos dans la langueur : « On n’a pas de regrets, pas de désir, pas d’âge. » La vie est arrêtée, et comme éternisée :

À l’ombre des volets, la chambre s’acclimate ;
Le silence est heureux, calme, doux, attiédi,
Pareil au lait qui dort dans une fraîche jatte ;
La pendule de bois fait un bruit lent, hardi,
Semblable à quelque chat qui pousse avec sa patte
Les instants, dont l’un chante et l’autre est assourdi.

Mais Mme de Noailles, en un de ses plus beaux poèmes : Constantinople, a eu, elle-même, l’intuition que son exil était le motif et la raison de son chant, et que, si elle n’avait pas été transplantée sous notre ciel, elle n’aurait pas chanté, parce qu’elle n’aurait pas senti l’inquiétude d’une autre lumière.

J’étais faite pour vivre en ces voiles de soie
           Et sous ces colliers verts,
Qui serrent faiblement, qui couvrent et qui noient
           Des bras toujours ouverts.
La douce perfidie et la ruse subtile
           Auraient conduit mes jeux
Dans les jardins secrets où l’ardeur juvénile
          Jette un soupir joyeux.
On n’aurait jamais su ma peine ou mon délire,
          Je n’aurais pas chanté,
J’aurais tenu sur moi comme une grande lyre
           Les soleils de l’été ;
Peut-être que ma longue et profonde tristesse,
          Qui va priant, criant,
N’est que ce dur besoin qui m’afflige et m’oppresse
           De vivre en Orient !…

Le dernier recueil de Mme de Noailles : les Éblouissements, marque peut-être une plus sûre maîtrise dans l’art des vers. Dans le Cœur innombrable, son premier volume, la poétesse ne développait pas ses motifs, et personnellement j’aime la concision de ces notations, j’aime ces émotions emprisonnées dans un vers comme une fougère sous, la glace de l’hiver. Mais la poésie, qui est le jeu suprême du langage, ne doit sans doute pas dédaigner les développements verbaux ; il faut que la parole rebondisse et trouve ses accords. Exiger trop de précision, c’est peut-être ne pas comprendre le jeu verbal qu’est avant tout la poésie. La poésie, comme tout ce ce qu’on appelle art, est un rythme qui recrée de la vie. Nos peintres veulent laisser sur leurs toiles la lumière qui les a éblouis, les poètes désirent fixer les sensations qui les ont troublés divinement. Mme de Noailles, comme Iphigénie, aime la lumière, plus peut-être que l’amour, ou plutôt pour elle l’amour est une clarté qui illumine et embellit les paysages secrets de l’âme. Elle nous a laissé cette impression d’enfance :

Je n’avais de terreur soudaine, de tristesse
Qu’au moment frissonnant et frais où le jour baisse
Et je ne croyais pas qu’il y eût d’autre ennui
Que le souci sacré que nous cause la nuit
Comme aux oiseaux, comme aux buissons, comme aux
                                                          [corolles !
………………………………………………………………

L’œuvre de Mme de Noailles est trop connue, elle a été trop souvent étudiée et analysée pour que j’insiste sur sa valeur : je voulais seulement ici chercher et découvrir, pour moi-même d’abord, les raisons profondes et secrètes de cette poésie, qui est bien un merveilleux effort pour reconstituer l’atmosphère vitale nécessaire à l’épanouissement du poète.

Gérard d’Houville §

Mme de Régnier, qui signe ses romans et les chroniques qu’elle publie dans le Gaulois du pseudonyme de Gérard d’Houville, est encore l’auteur d’une série de poèmes, éparpillés en plusieurs revues, et qui n’ont pas encore été réunis en volumes. Les quelques pièces qu’on rassemblées les anthologies nous permettent de juger de la maîtrise parfaite de son talent où il semble que l’art de Heredia s’est marié à celui de Henri de Régnier, en une simplicité d’un goût toujours sûr. Aucune femme ne manie avec plus de souplesse, dans les gestes de l’écriture, la langue française. Cette simplicité est savante ; dans cette poésie, il y a un rythme doux et tendre, dont le flux laisse en nous une émotion très subtile :

Aux eaux douces du songe où longuement s’attarde
                  Notre langueur,
Fantômes incertains, lorsque je vous regarde
                  Avec douleur,
Écartez les linceuls qui me cachent votre âme
                  Sous tant de plis ;
Car le temps, vieux tisseur, a mêlé dans leur trame
                  Beaucoup d’oublis.
………………………………………………………………………………………
Mais, sur l’onde où déjà le charme de cette heure
                  Est effacé,
La rame qu’on relève et qui s’égoutte pleure
                  L’instant passé.

Ici, une image visuelle s’associe à une pensée abstraite : on voit l’une, on songe l’autre, et le mouvement des vers les mêle et les anime.

Cette poésie s’enfonce jusqu’à l’âme comme un baiser : on la sent s’insinuer en soi, et c’est à la fois une émotion intellectuelle et un peu sensuelle :

Des voiles transparents qui recouvrent la joue
                               Et les cheveux,
Mais laissent voir le rêve éternel qui se joue
                               Au fond des yeux.

J’aime encore le symbolisme sans trop de mystère de cette strophe :

Ne vous plaignez pas trop d’avoir un cœur très sombre,
Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré,
Il naîtra de vos pleurs, il va croître à votre ombre
Quelque lys inconnu qu’on n’a pas respiré.

Cette inspiration se souvient de Mallarmé : Gérard d’Houville évoque, suggère, plus qu’elle ne décrit, elle indique, insinue une joie, une douleur plus qu’elle ne la clame, et cette dignité aristocratique nous repose des cris impudiques et quelquefois vulgaires de quelques autres poétesses.

Quand je refermerai mes grands yeux dans la mort,
Vous pleurerai-je, hélas ! amèrement, ô vie…
…………………………………………………………
Et vous, naïf orgueil de mon jeune visage,
Et vous, souple fraîcheur de mes bras ronds et nus…
…………………………………………………………
Mais non, ce n’est pas vous, grâce de ma jeunesse,
Ni vous, ô liberté, rêve de mon cœur fier,
Que je verrai s’enfuir dans un sanglot amer,
Mais vous, mais vous ! ô chère et divine tendresse !
Alors qu’il me faudra pour jamais oublier,
C’est vous, c’est vous ! douceur des choses coutumières,
Vous, mes humbles objets au charme familier !
…………………………………………………………………………………………
Et vous, chère langueur, tristesse douce et pure……………

Voici les mois et les saisons évoqués par la robe ou le parfum d’une fleur dans l’intimité du chez-soi : Mars qui sent

La violette bleue et la jacinthe lisse,
La maison qui s’emplit d’un parfum de narcisse,
………………………………………………………………………………………

Voici :

Les pivoines de juin tout en nacre et en soie
Gerbe claire mirée en un miroir obscur…

Mais, chez ce poète encore, nous trouverons les motifs de sa poésie dans la nostalgie de sa terre ancestrale, dont elle essaie d’imaginer le ciel brûlant :

Lorsqu’il fait chaud et que je suis songeuse et seule
                  Je pense à vous,
Vous dont je ne sais rien, je rêve, ô mes aïeules,
                  À vos yeux doux.

Et dans ces Stances aux dames créoles, elle fait revivre pour elle l’atmosphère des Antilles, et dans l’évocation de l’existence de ses aïeules berce son propre rêve :

La nuit se parfumait d’astres et de corolles
                   Et, peu à peu,
Vous regardiez s’ouvrir au ciel, belles créoles,
                   Des fleurs de feu.

C’est en elle que leur cœur revit, ce cœur qui lui a légué « sa flamme héréditaire et sa langueur » :

Ce cœur qui verse en moi quelques gouttes rougies
                                D’un sang vermeil,
Et qui m’aurait transmis toutes vos nostalgies
                                Loin du soleil,
Si je n’évoquais pas les beautés éternelles
                                D’un ciel brûlant
Du fond magique et noir de tes larges prunelles,
                                Ô mon enfant !

Rêve ensoleillé, et cette vivante et réelle expression d’une race, sa poésie et son enfant, permettent à la poétesse de vivre imaginativement et artistiquement dans une atmosphère de tiède langueur, où ses pensées, comme ses aïeules, se balancent, paresseuses et tristes, en s’éventant.

Mais je voudrais montrer encore un autre aspect du talent de Gérard d’Houville, ce don qu’elle possède d’évoquer les images les plus belles du paganisme, en les vivifiant de la sève de sa sensibilité féminine. Voici Psyché :

Psyché2

Elle passe sans bruit dans la maison déserte
Tenant entre ses mains une lampe qui meurt ;
Son voile safrané flotte dans la nuit verte,
Y laissant le parfum nocturne d’une fleur.

Elle passe sans bruit dans la maison de songe,
Son visage invisible est sans doute ingénu,
Et sa jambe divine, et longue et pâle, allonge,
Un pied prudent et froid sur le dallage nu.

Parfois, son beau genou brille comme la lune
Ou son ventre, entrevu sous le lin transparent ;
Ou bien, pour relever sa chevelure brune,
S’éclaire et s’arrondit un souple bras d’argent.
………………………………………………………………………………………
Elle revient sans bruit quand naît l’aube rosée,
Et son petit visage est pâle et plein d’effroi ;
………………………………………………………………………………………

C’est qu’elle a vu dormir parmi les peaux de bête
Cruel, mystérieux et terrible, l’Amour
Qui, dans son poing crispé, tenait ses flèches prêtes,
Et semblait tout sanglant sous la lampe et le jour !

Elle a vu le sourire inhumain de sa bouche,
Et sa fureur divine et son haineux désir,
Et soudain a senti, debout près de sa couche,
Une invincible horreur brusquement la saisir.

Elle fuit en pleurant son étrange démence ;
Son voile jaune s’enfle au vent du matin bleu,
Et ses yeux sont remplis de la terreur immense
D’avoir vu cet amour… qu’elle croyait un Dieu !

Du Bouquet de Pensées, suite de poèmes qui parurent dans la Revue des Deux Mondes de décembre 1900, je détache cette petite fleur au parfum sensuel. La poétesse chante la fragilité de la beauté féminine que l’art du sculpteur peut fixer pour quelques siècles ou quelques années, ce qui, dans l’infini du temps, s’équivaut. Éternité mensongère de l’art, aussi éphémère presque que les formes fugitives qu’il tente de sauver de l’oubli. La beauté d’une femme est autant dans le parfum et le rayonnement de sa chair que dans la ligne de son corps.

Aujourd’hui je suis triste. Écoute, ô cher potier !
Je t’apporte le don de mon corps tout entier,
Si tu veux avec art, dans ta durable argile
Peut-être, éterniser une forme fragile,
Dans une terre rose et semblable à ma chair
Modèle le contour de mon bien le plus cher :
Mes petits seins égaux aux deux pointes aiguës.
Qu’il reste au moins cela des grâces ingénues
Que j’offre à ton désir, si de chaque côté
De l’amphore funèbre où toute ma beauté
Doit dormir, poudre éparse et cendre inerte et grise,
Au lieu de l’anse, creuse à la main qui l’a prise,
Tu renfles la rondeur de ce double contour
Presque enfantin et prêt à peine pour l’amour.
… Et celui qui, pensif, sous le sol séculaire,
Trouvera quelque jour mon âme funéraire
Saura que je fus femme, et femme tendrement,
Amoureuse et malicieuse par moment ;
Et se demandera devant la terre sombre
Pourquoi tant de clarté dut naître pour tant d’ombre.

Lucie Delarue-Mardrus §

Dans l’œuvre poétique de Mme Lucie Delarue-Mardrus revit le goût de conquête et d’aventure de la race normande. Ce ne sera pas la nostalgie de son pays qui l’inspirera, mais la curiosité des horizons nouveaux devinés du seuil de sa de meure qui regarde la mer. Partir, fuir… toute sa poésie sera l’expression de ce désir de fuite et de conquête, de cette recherche d’une terri d’élection où ses rêves ancestraux puissent se fixer et fleurir. Je songe aux races du Nord qui immigrèrent en Orient et en Italie, et qui apportèrent en ces pays un ferment de civilisation nouvelle. M. van Gennep, dans une étude sur le Rôle des Germains dans la Renaissance italienne3, nous explique les rapports entre les races et la civilisation. Ainsi, conclut-il, la Renaissance italienne ne serait pas, « comme le croyaient Burckhardt et d’autres historiens, le produit du peuple qui créa la civilisation romaine, mais celui d’une race nouvelle, apparentée d’une part aux Grecs de la belle époque, de l’autre aux Francs, aux Saxons et aux Angles, qui tous prirent une prépondérance à l’élaboration de notre civilisation moderne… ». Ce désir, cette volonté d’immigration n’est sans doute pas éteint dans les races du Nord, qui ont peut-être besoin pour se développer totalement d’un chaud contact. Mais je ne veux qu’indiquer ici cette sorte d’intuition de l’Orient qui se révèle dès les premiers chants de Lucie Delarue-Mardrus. Sa poésie sera donc une manière de transposition de ce désir de développement physique de la race qu’elle porte en elle ; mais la poétesse, semble-t-il, s’est voulue infertile, c’est son œuvre qui est le prolongement d’elle-même. Après avoir, dans ses premiers recueils, pris contact avec sa terre natale : Occident, Ferveur, elle exprimera dans Horizons les premières inquiétudes des pays inconnus. Cela suffit sans doute, écrit-elle,

D’être une femme tendre au bras de son ami
Qui marche dans la vie en rêvant à demi
Sans plus sentir ses pieds se meurtrir sur les routes…
— Mais peut-être qu’il vit encore, ton désir
D’aller vers les couchants où saigne l’Au-delà ?
Car l’âme qui palpite en toi, folle ou paisible,
Tu ne la connais pas ! Tu ne la connais pas

L’idée de départ se précise :

Nous sommes excédés des villes infertiles :
Partons vers un pays follement vierge et vert.
             Partons égrener sur la mer
             Le collier monstrueux des îles.
… Départ. Dans tous les ports, des vaisseaux se balancent ;
             Nous avons le mal du pays.
Départ. Départ. Nos cœurs vers l’horizon s’élancent,
Et nos secrets instincts doivent être obéis.

Enfin, la Figure de Proue exprime le rêve réalisé, la révélation de la vraie vie :

J’ai pris la grande route et ne puis m’arrêter.
Ayant connu la joie et le mal du voyage,
Je ne puis jamais plus être que de passage…

Mais d’abord, dans Occident, la poétesse prend contact avec la nature, c’est-à-dire prend conscience d’elle-même. Il faut noter ici que, sous l’inspiration des femmes-poètes, le sens de la nature s’est métamorphosé. Jadis, on ne cherchait en elle qu’un apaisement, elle était le symbole de la sérénité. Les poétesses ont fait de la nature un lit voluptueux ; elles s’y couchent, s’y roulent en se pâmant, appuyant leur chair nue contre la chair des fleurs, humant avec sensualité l’excitation des parfums. C’est de la pamoison.

Si Mmede Noailles a « tenu l’odeur des saisons » dans ses mains amoureuses, Mme Delarue-Mardrus entre dans un paysage comme en un bain :

Et je me baignerai parmi les ombres vertes,
Les grands arbres qui font, ainsi que des doigts gais,
              Choir leur floraison sur les faces
Et, comme des amis, je presserai leurs masses
               Entre mes deux bras fatigués !

C’est, dès la première page de son premier livre, une prise de possession de la nature ; mais ce ne sont pas ici les jardins et les parcs où Mme de Noailles a projeté l’ombre de ses jours et éparpillé son cœur innombrable ; ce sont de vrais champs, où les herbes poussent sans symétrie, où il n’y a d’autres allées que les sentiers irréguliers creusés lentement par les pas des hommes. Dans cette nature, la jeune poétesse entre pieds nus et prend un contact direct avec elle :

L’herbe est froide à mes pieds comme de l’eau qui coule.

Mais toujours ce cri de passion où l’on devine la chair tendue de désir : je voudrais, dit-elle, pouvoir, entre mes bras normands,

Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales.

La mer lui figure les gestes devinés de l’amour : elle s’épuise à regarder, à vivre en elle les déhanchements des vagues :

Je veux te quitter lasse ainsi qu’après l’étreinte
La maîtresse s’arrache aux bras trop épuisants…

Je sens, avoue encore cette jeune vierge,

Ta marée envahir tout mon être béant, …

Une image se précise ; une sirène se dessine dans le mouvement des flots, la sirène de son perpétuel désir :

Quand pourrai-je sentir ton cœur contre le mien
Battre sous ta poitrine humide de marée
Et fermer mon manteau lourd sur ton corps païen ?

Désir de tendresses mêlées qui fait son chant s’élever comme une prière avec les volutes des vagues. C’est à Sapho que s’adresse sa prière,

Sapho, la muse aux « beaux doigts habiles aux caresses », aux « baisers complexes et savants » :

Prêtresse de l’amour qu’ils appellent infâme,
Ô Sapho, qu’a donc pu devenir ta grand âme ?
… Je t’ai chantée, aimée, admirée en mon cœur,
Moi, poétesse vierge, ô toi la poétesse
Courtisane…

Vierge ! Cette muse étale sa virginité avec une sorte d’orgueilleuse ostentation : je suis vierge, je suis intacte. C’est nouveau en poésie, semble-t-il : la virginité, cet état négatif, devient ici source de rêves, de forces secrètes et cachées. Mais pour cette vierge comme pour toute femme, il n’y a pas de bonheur, il n’y a pas de vie et conscience de vivre sans l’amour : elle songe à ceux qui devraient s’aimer et qui ne se connaissent pas :

Ah ! de songer aux mots qui les auraient grisés
Parmi le clair de lune écoutés bouche à bouche !
De songer qu’ils vivront sans que leur main se touche
Et que, pour eux, ces nuits passeront sans baisers !

C’est du Laforgue sans l’ironie, du Laforgue d’une inquiétude sans vrai désespoir. On a la sensation que cette sentimentalité sensuelle est presque exclusivement cérébrale, et que le plaisir de ciseler une image un peu étrange est pour le poète une joie supérieure aux réelles délices de la tendresse.

Cependant, dans Ferveur, un second volume, nous voyons que l’amour réel a fixé cette Muse dans l’intimité d’une vie calme. Heures secrètes : initiation à la vie : les rêves de la vierge se précisent ou s’effondrent. La poétesse s’enferme avec elle-même, s’observe et observe les choses avec une minutieuse attention : elle voit mieux les aspects des paysages et s’amuse à peindre des petites eaux-fortes intimes, qui ne manquent pas d’art :

Le jardin où la terre est morte,
Sur la rougeur vive des soirs
Pour moi seule accuse l’eau-forte
De ses légers branchages noirs ;
Cadre de mon âme profonde
Qui s’apprête à boire la nuit,
À l’heure où la lune, sans bruit,
Au prochain arbre, et toute ronde,
Revient se pendre comme un fruit…

C’est avec une piété, une piété grave, qu’elle parle de la femme, depuis qu’elle est femme :

Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l’amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité…

Mais voici que l’amour humain seul ne peut plus apaiser ce cœur si pesant « de jeunesse et de joie », elle veut à nouveau jaillir d’elle-même et se répandre sur la nature. Exaspération de la féminité ; frénésie de la sensualité :

Je prendrai le beau temps avec des mains hâlées,
Je mangerai l’été comme un gâteau de miel !

Il faut bien dire que l’accumulation de ces métaphores devient du procédé : il suffit d’appliquer aux arbres les mots de tendresse et de désir qui se disent dans l’amour. Mme de Noailles, qui a inauguré ce genre de métaphores, les réussit très bien aussi. Mais cette constatation ne nous empêchera pas de goûter à la beauté de ces vers de Mme Delarue-Mardrus :

Été ! j’ai empoigné ta grande chevelure
Pour la mordre, pour m’y coucher, pour m’y cacher ;
Ma bouche que j’entr’ouvre au vent est toute pleine
Des fleurs et des moissons qui chargent ton haleine ;
Je mets mes yeux ardents dans les étangs profonds
Qui sont ton regard trouble ouvert parmi les joncs ;
J’entends chanter ta voix multiple dans les gorges
Des animaux et des oiseaux dont tu regorges,
Et dans les arbres dont j’étreins l’énormité,
Je te serre entre mes deux bras, Été, Été !

Arbres de la forêt, hêtres souples et élancés, tandis que vous nous évoquez la peau douce de nos bien-aimées, nos amies adorent en secret votre élan viril et l’énormité de votre puissance.

Ces vers, composés avec maîtrise, dépassent la sincérité de la poétesse, c’est un motif harmonisé. Ce sera en baissant son lyrisme, d’un demi-ton, qu’elle trouvera la note juste de son émotion :

L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
… Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ?
Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?…

Elle songe à son enfance le long des prés et des haies, aux bateaux qui « traînent des senteurs de voyages fabuleux ». Cette enfance est morte,

Sans avoir jamais vu le grand vaisseau venir,

qui l’emporterait vers ailleurs. Ce vaisseau, elle l’attend toujours ; parfois même sa maison lui paraît un vaisseau dans le port :

Notre maison est un grand vaisseau dont la proue
Se tourne vers la Ville éparse à l’horizon.

Dans le recueil suivant : Horizons, en même temps qu’elle précisera encore davantage sa volonté de partir vers l’inconnu, la poétesse exprimera avec plus de sagesse, plus de retenue, plus de sérénité, ses états de sensibilité. C’est à sa jeunesse qu’elle parle, lorsqu’elle dit aux jeunes filles :

Vous qui ne saviez pas combien c’est gravement,
Combien c’est lentement qu’on devient une femme !

Une femme ! aucune peut-être n’a parlé avec tant de naïve impudeur des mystères de la femme : elle nous ouvre les portes secrètes du gynécée. Ce poème, Refus, est un des plus beaux qu’ait écrits Lucie Delarue-Mardrus : lisons-le avec recueillement :

De l’ombre ; des coussins ; la vitre où se dégrade
Le jardin ; un repos incapable d’efforts.
Ainsi semble dormir la femme « enfant malade »
Qui souffre aux profondeurs fécondes de son corps.
Ainsi je songe… Un jour, un homme pourrait naître
De ce corps mensuel, et vivre par-delà
Ma vie, et longuement recommencer mon être
Que je sens tant de fois séculaire déjà ;
Je songe qu’il aurait mon visage sans doute,
Mes yeux épouvantés, noirs et silencieux,
Et que peut-être, errant et seul avec ces yeux,
Nul ne prendrait sa main pour marcher sur la route.
Ayant trop écouté le hurlement humain,
J’approuve dans mon cœur l’œuvre libératrice
De ne pas m’ajouter moi-même un lendemain
Pour l’orgueil et l’horreur d’être une génitrice…
— Et parmi mes coussins pleins d’ombre, je m’enivre
De ma stérilité qui saigne lentement.

De la même inspiration, ce vers encore, plus beau peut-être d’être isolé de la page où il est écrit : chacun

Porte son sexe ainsi qu’une bête cachée.

Beaucoup de vers, dans ces recueils, gagneraient à être ainsi séparés de leurs compagnons de rimes ; celui-ci :

Car j’ai, vivant malgré les cailloux destructeurs,
Un grand oiseau de mer enfermé dans le cœur.

Enfin, c’est l’enivrement du soleil d’Afrique, de la vie au grand air. Ce lui est une révélation :

Vivre, ah vivre ! c’est au galop,
Mater une bête rétive,
C’est sentir au soleil trop chaud
Suer et brûler sa chair vive.

Insatiable d’inconnu, elle rêve à d’autres pays encore, et veut aller devant elle sans tourner la tête en arrière :

Car j’ai quitté tous les pays. Je suis en route.

Elle porte sa patrie en elle, et reconnaît partout « la couleur de ses songes ». On retrouve en elle l’âme de ces Barbares du Nord qui envahirent l’Europe :

L’Univers est à moi, tout pays est le mien,
Je suis chez moi partout et partout étrangère.

Cependant, ce dernier volume, la Figure de proue, se termine par un hymne à sa terre natale. La poétesse repartira encore vers des pays mystérieux, mais c’est, à chaque retour, en ce petit port de Normandie où elle est née qu’elle jettera l’ancre.

À propos de la poésie de Mme de Régnier et de Mme Delarue-Mardrus, je voudrais faire cette remarque : tandis que les jeunes poètes mâles semblent avoir oublié la suggestion des poètes symbolistes, ces Muses prolongent en leurs vers l’écho de cette poésie verlainienne et mallarméenne, dont elles ont senti l’émotion sensuelle et artistique.

Et je ne m’indigne pas de reconnaître en ce poème de Mme Delarue-Mardrus, Fontaine : Penche-toi…

Et vois monter la fleur de ta bouche lointaine
Du fond de l’eau tremblante où ton fantôme est pris,

la manière et l’inspiration mallarméenne.

Marie Dauguet §

Pour reconstituer en elle et autour d’elle l’atmosphère nécessaire à sa vie, Marie Dauguet n’a pas eu à recréer, par sa poésie, une ambiance étrangère : elle est née et elle a vécu dans le milieu de sa race. Mais on peut définir sa poésie, une tentative d’adaptation, d’identification parfaite avec la nature. Elle a cherché à retrouver cet état de divine inconscience qui fait que l’être humain participe à la vie générale. Ce n’est pas le désir de comprendre qui la tourmente, c’est le désir de sentir, de percevoir les mystérieux rapports qui existent entre l’homme et les choses.

Pour arriver à cet état de sympathie universelle, à cette sorte de nirvâna panthéiste, il faut d’abord avoir pris conscience de soi-même, s’être dissocié du monde extérieur, s’en être isolé comme une particule chimique. Alors le poète s’aperçoit, au bout de cette analyse, de cette introspection, qu’il n’existe que par les sensations qui l’affectent, par les influences qui l’envahissent ; il s’abandonne à elles, et, puisqu’il s’agit d’une femme, se laisse pénétrer par tous les bruits, par tous les heurts de la vie. Ceci est curieux : à cette heure, où nous tendons de plus en plus à l’analyse, nous plaçant en spectateur isolé des contingences, voici un poète, une femme, qui tente une synthèse de la vie, essaie de plonger sa petite vie individuelle dans toutes les vies. Elle percevra mieux le bruit de son cœur, mêlé à l’orchestration de toutes les autres palpitations de la nature.

Dès les premiers vers de son premier livre : À travers le Voile, la poétesse exprime ce désir de s’engloutir dans la nature, qui l’attire comme un amant :

L’odeur de volupté des marais s’accentue,
Qui parle aux sens tout bas avec des mots profonds.
…………………………………………………………………………………………
La résine suinte à l’écorce des mélèzes,
De la tendresse fond sous l’aubier trop étroit,
Et le Désir puissant surgit, dont rien n’apaise
L’ardeur et qui nous prend et lentement nous baise
Aux lèvres, comme un amant qui serait roi.

Ce n’est pas ici l’amour de la nature, comme l’a conçu J.-J. Rousseau, et depuis, sous une forme nouvelle, Francis Jammes. L’amour de la nature est ici une transposition de l’amour sensuel, qui demeure à l’étape du désir. Le poète s’aime dans les choses comme un amant s’aime dans sa maîtresse : « Je suis toi-même », dit-il. Marie Dauguet écrit :

Je suis le vent qui roule et je m’entends bruire
Parmi le vol agile et bleu des libellules ;
Aux visages des eaux, j’ai vu mes yeux reluire,
Et mon sang a teinté les roses campanules,
Pendant que de la sève en moi se coagule.
Je parle avec l’écho et vogue à l’unisson
Des traînantes rumeurs que le bois dissimule,
Et je m’épanouis aux primes floraisons.

Il y a, dans ces vers, le besoin de ressusciter, par le rythme des mots, l’émotion ressentie devant les paysages :

Je m’assoierai près du silence
Au pied vermoulu d’un érable,
Pour entendre chanter la stance
Muette de l’insaisissable
Et pourvu que mon cœur s’émeuve
Qu’importe si, fuyante trace,
Le verbe obscur où je m’abreuve
Se dissout sans nom dans l’espace.

Voici deux strophes qui nous évoquent le soir, entrant en nous, se faisant nous :

Le jour tombe, le jour trébuche,
Comme un vieux mendiant à besace,
Par les sentiers noirs pleins d’embûches.
Le jour tout éclopé se casse.
Le jour s’effrite vermoulu
Fourbu d’être clair et debout,
Il se fait cendre, on ne sait plus
S’il est lui-même ou s’il est nous…

Mais, ce désir, cette volonté de s’éparpiller dans l’inconscience des choses, est encore plus nettement exprimé dans ces vers qui disent aussi une sorte de vertige de l’anéantissement :

Mon songe est de ne plus ni penser ni sentir,
Mais, sur l’inconscient au grand cœur magnanime,
De tournoyer ainsi qu’aux branches d’un abîme
Avec la volonté de m’y anéantir.

Après une journée de silence dans les champs, je reviendrai, dit-elle :

Je reviendrai, n’ayant plus rien dans la poitrine
De mon cœur anxieux et brûlant d’autrefois,
Pierre avec le caillou, feuillage au bord du bois,
Éteule où le troupeau bêlant rôde et piétine.

Aucun poète, peut-être, ne s’est approché aussi près de la nature que Mme Marie Dauguet : elle a le don de nous rendre sensibles, palpables, des impressions odorales qui nous semblaient insaisissables. Pourtant oui, ces vers réveillent en moi les odeurs des soirs d’été.

La corde déroulée au puits vert de bardanne,
Un cliquetis léger, le seau qu’on détachait,
Puis rien, absolument qu’un parfum qui s’émane
De l’onde remuée où la nuit sommeillait.
………………………………………………………………………………………
Rien, la saveur au loin d’une rose qui dresse
Sa blancheur de lait pur quelque part sous les cieux
Et qui touche le cœur comme une main caresse,
Comme un triste baiser se posant sur les yeux.

Voici encore la Grange, baignée de cette atmosphère de silence faite de mille petits bruits qui dorment. Dans cette grange à « l’aire de velours », sont amassées les odeurs séchées des prés, la fraîcheur des aubes, les tiédeurs parfumées de l’été. Cette grange est comme un temple, un refuge.

Calme, de la nuit pend au long des noirs chevrons,
Plane et traîne sa paix, de cendres imprégnée,
À travers le vitrail des toiles d’araignées
Dont un rai de soleil fait trembler les fleurons.

La pensée, dans cette solitude, échappe au temps, et cette impression, inexplicable plus nettement, est ici notée avec le rythme qui lui donne une réalité :

Et l’instant qu’on respire est déjà du passé
Qui coule en frissons doux comme l’eau sous la roue.

Dehors, c’est l’orchestration des parfums, dont « la lourdeur nous halluciné », et cette odeur du soir mouillant les grappes des glycines

De son imperceptible averse.

Mais voici une évocation plus subtile encore :

Et des taillis tout dégouttants d’humilité
Montaient aux lèvres une odeur de nudité…

Voici la lune « avec ses cheveux froids ». Marie Dauguet ne décrit pas, elle tente de se situer au milieu des choses qui l’entourent, d’harmoniser les divers accords de ses sensations visuelles, odorales ou tactiles. Les sons et les parfums se répondent. C’est par la précision de l’image, souvent et nécessairement transposée, qu’elle veut recréer le monde extérieur, tel qu’elle l’a senti. Parfois, elle trouve le vers, la strophe, qui est comme une minute captée, dont elle a emprisonné, éternisé, la sonorité et le parfum sous une cloche de cristal.

C’est ce besoin vital de s’identifier avec la nature, de répondre sans étonnement, et comme en état d’hypnose, à ses invites, qui l’a faite poète et lui a donné l’intuition de l’eurythmie verbale. La poésie, comme la peinture, a pour but de fixer des impressions fugitives, arrêtées, figées dans leur mouvement. Le jeu des mots comme le jeu des couleurs est infini, et de même que le peintre peut mettre du sentiment dans ses couleurs, le poète peut, par la combinaison des mots, peindre toutes ses sensations de son être, et les rendre palpables, visibles, sensibles. On a expliqué la technique de la poésie symboliste en disant que les poètes de cette école avaient voulu, non plus décrire, mais suggérer. Il faudrait ajouter que cette suggestion est la poésie même, et qu’il n’y eut jamais de poésie sans elle. Un vers est, avant tout, la traduction spontanée d’une sensation ; c’est comme un cri où l’inflexion de la voix exprime la nuance et le degré de l’émotion. C’est cette musicalité du vers qui recrée en nous cet état de sensibilité qui fut celui du poète à la seconde de l’inspiration. C’est ce qui fait que la poésie ne peut pas être traduite ; cela n’est possible que pour les vers trop raisonnables et qui n’ont pas cette réverbération lumineuse des pierres précieuses, spécialement taillées. Dans une traduction, une vraie poésie réintègre son état de pierre brute, sans couleur et sans reflet. Il est peut-être moins nécessaire pour un poète de posséder une langue très riche de mots qu’un sens inné, instinctif, de cette suggestion, dont j’ai parlé. Cependant, s’il y a de vrais poètes presque tout à fait ignorants, il n’y en a pas de grands sans une connaissance profonde de leur langue.

Mme Marie Dauguet excelle à évoquer les images odorales, les plus subtiles, les plus intraduisibles de toutes les images. Dans une des plus belles pièces de Par l’Amour, je cueille ces vers :

Trempé d’aube, dehors, le fumier resplendit,
…………………………………………………
Et lance vers le ciel des parfums attiédis.
Cernant une écurie ouverte au toit de mousse,
Qu’emplit un vibrement nuageux d’ombre rousse,
Du purin, noir brocard, s’étale lamé d’or,
Où fouillent du groin activement les porcs.
Et dans la paille humide et qu’ils ont labourée
Le soleil largement vautre sa chair pourprée.

Il faudrait encore citer la série de poèmes intitulée Parfums, où le poète a noté toutes les odeurs, tous les accords d’odeurs des champs. La notation est musicalement très exacte. Derrière ces parfums, c’est le désir qui « s’embusque » ; le poète leur donne aussi une signification métaphysique :

Perçant l’opacité morne où nos sens résident,
Vous êtes, défiant le plus subtil orchestre,
De l’immense inconnu le langage fluide,
La voix de l’au-delà dans sa forme terrestre.

Ce qui signifie, sans doute, l’au-delà du désir perceptible. Mais Marie Dauguet est trop païenne pour se tromper et transporter ses sensations dans un infini invérifiable.

L’un de ses poèmes sur les parfums est dédié à J.-K. Huysmans. Et l’on songe que Marie Dauguet doit, en effet, beaucoup à des Esseintes. Sans lui, aurait-elle su noter

L’accord des buis amers et des œillets musqués ?

Marie Dauguet a appliqué la formule des synesthésies, indiquée par Huysmans : elle l’a appliquée avec volonté, et avec toute l’adresse d’une femme. Par son métier poétique, Marie Dauguet appartient à l’école symboliste, et ses maîtres sont Baudelaire et Verlaine. Plus lointainement Ronsard et la Pléiade, auxquels elle a emprunté certains néologismes, jeunes encore parce que décidément inacceptés dans notre langue. Qu’on ne voie pas là un reproche ; un vrai poète ne saurait noyer sa personnalité dans l’admiration d’un maître. J’ai cependant entendu un poète avouer cette craintive faiblesse : « Je n’ose trop lire Francis Jammes, disait-il, de peur d’être tenté de l’imiter. » Ô petit poète, si Jammes traduit si parfaitement ta propre sensibilité, lis-le, aime-le, et tais-toi.

Admirer, aimer les grands poètes ; mais il faut que cette admiration, cet amour ne soit qu’un aliment de notre propre personnalité. C’est puéril de leur emprunter la forme de leur langage. C’est lorsqu’elle parle la langue simple et presque rurale qui lui est familière que Marie Dauguet atteint sa plus parfaite beauté. Je voudrais citer en entier ce petit poème de Par l’amour : l’Amour mouillé, dont voici les dernières strophes… Adieu, dit le poète à l’Amour,

Adieu, mais crois que je jouis
Du mal que tu m’as fait ; ma plaie
Comme un rosier s’épanouit ;
Au vain bonheur que je dédaigne,
Je la préfère ; sous mes pleurs
S’effeuille le rosier qui saigne,
Et que m’importe si j’en meurs !

Ce bonheur de souffrir, c’est le bonheur des saints et des poètes. Cette plaie divine qui s’épanouit comme une rose, c’est la poésie. Quelle joie orgueilleuse de comprendre qu’on est bien seul enfermé avec sa souffrance :

Mon cœur est lourd comme un caillou,
Le vent souffle on ne sait d’où
Piquant comme un buisson de houx.

La philosophie qui se dégage de cette poésie, c’est l’amour de la vie. Ces derniers vers de Par l’Amour la résument :

Aimons tout de la vie, adorons jusqu’aux larmes
                L’amour mystérieux ;
Obéissons au rite où le désir s’acharne
                Comme au geste d’un dieu.
Ne soyons pas celui qui recule et se cache,
                Et, d’avance vaincu,
Craint d’aimer, de souffrir, de créer : c’est un lâche,
                Il n’aura point vécu !

Les Pastorales, le dernier recueil de Marie Dauguet, nous donne la formule définitive de cette philosophie, de cet amour de la vie. Enfin ! voici un livre de vers qu’une femme seule pouvait écrire, un livre dont la sensualité est vraiment féminine. La poétesse ne s’élance pas vers la nature, elle s’ouvre à elle, avec le désir d’être violentée par son mystère. Ce que Marie Dauguet n’avait qu’insinué dans ses premiers volumes, elle le clame ici avec une sorte de poétique impudeur. La chasteté, la mysticité sont toujours une transposition de sensations physiques : lorsque la chair est calme, le cerveau brûle, l’intelligence flamboie. La chasteté est de la lubricité sans échappatoire ; la luxure est l’échappement de la sensualité ; la chair devient pure et sans désir. La poésie peut être l’expansion de la sensualité, en vérité elle peut être de la sensualité, plus belle d’être refrénée, de flamber intérieurement.

C’est la sensibilité de l’homme qui vivifie la nature ; les poètes romantiques l’avaient attristée de mélancolie : il semblait que les bois ne pouvaient être que le refuge des douleurs d’amour. Marie Dauguet, dans ses Pastorales, a renversé cette valeur sentimentale et a voulu redonner à la nature son véritable aspect : la voici devant elle, comme un jeune dieu plein de vie et de santé. La poétesse trouvera pour la décrire toutes les images qui évoquent l’amour, la tendresse et la passion humaines. Le soir, pour elle, sera tiède et doux comme des bras d’amant. Le soir la saisit comme une étreinte : alors, c’est sa propre sensation qu’elle transporte dans le paysage, c’est une femme amoureuse qui défaille :

Tout s’émeut. On entend l’horizon haleter,
La terre sensuelle et lourde palpiter,
Que l’émoi des pollens féconds enthousiasme.
Ma lèvre est appuyée à la lèvre des dieux.
Tant s’épanche, invincible, envahissant les cieux,
Une odeur de baisers, d’étreintes et de spasmes.

Cette Muse ne contemple pas la nature, du haut de la colline : elle veut la toucher, et elle entre dans un champ de blé aux vagues hautes comme dans une mer, pour s’y baigner, nue.

Ô grands blés pleins de vie où je suis enfouie,
Perdue en vos soupirs, vos spasmes, votre joie.

Alors c’est le désir de se perdre dans cette, nature ou plutôt de s’abandonner à son rythme :

             Ce plaisir formidable m’absorbe
De respirer d’accord avec les blés déments,
De rester là debout au bord du firmament
Avec mon âme ouverte, avec ma chair qui s’offre.

Marie Dauguet a repeuplé les bois de faunes et de nymphes :

J’inventerai des sons d’une telle tendresse
Que les daphnés vers moi tendront leurs souples bras ;
Que le vent conscient soudain me comprendra.

L’orage, qui mêle la terre et le ciel et devient un immense spasme d’amour :

Mais la terre et le ciel, comme un couple qui s’aime
Et qu’une étreinte aiguë âprement martyrise,
Soudain sont parcourus par un grand frisson blême :
À force de chaleur, la lumière se brise.
Et partout la remplace un hâve tremblement ;
             Tout se pâme et jouit :
La terre dont frémit le grand cœur véhément,
Le soleil secoué par un spasme inoui.

Comme elle dédaigne les logis étroits « qu’on dresse et qu’on décore » ! C’est « le soleil, les parfums et le vent » qu’elle habite :

Ma maison ? C’est du ciel. Mon amant ? C’est l’amour.

Et elle veut oublier « le labyrinthe où s’égarent les pas poursuivant l’amour humain ». Et c’est dans cette transposition panthéiste de l’amour qu’elle trouve un vaste bonheur qui la subjugue. Pas de déceptions, puisque son amant est le propre reflet de sa propre passion. Parfois, la prière qu’elle adresse au soleil se fait mystique et semble se souvenir, s’inspirer de réminiscences religieuses. Ces vers sont beaux :

L’espace attend, les vents prosternés sont pieux ;
La terre te désire d’une amour éperdue
Formidable soleil…

Les premiers vers rappellent un cantique à Jésus ; la poétesse, dans son ardeur de néophyte païen, ne peut oublier les premières mysticités, les premières amours pieuses de son enfance. Un parfum d’encens surnage encore dans le temple.

Une sorte d’inquiétude divine persiste :

L’au-delà transparaît sous le réel usé ;
J’ai dépassé mes sens… enfin divinisé
Et m’enfonce en la nuit ouvrant son vaste abîme.

Ô nuit, libère-nous… Hors du cachot charnel,
Que, par toi, nous flottions comme un parfum d’autel,
Ô solennelle nuit… Ô nuit sérénissime.

C’est qu’à travers les feuillages noirs l’image de la Mort est apparue :

Puisque je dois mourir, tout me navre et me nuit…

Pour un instant, la poétesse se dissocie de la nature et prend conscience de sa petite vie individuelle ; qu’elle rentre vite dans le fourré de l’inconscience et redevienne un des gestes, un des cris spontanés de la nature :

Errer dans la nature ainsi qu’une abeille ivre…
………………………………………………………………………………………
Et ne distinguer plus de mon cœur éphémère
Et soupirant, le cœur paisible de la terre,

qu’elle s’enfonce dans le silence des choses « comme le moissonneur en la mer des moissons » : le silence est la voix de son cœur : il lui parlera d’amour.

Beau Silence, bouquet attaché sur ma gorge,
Colombe respirant contre mon cou, pâmée…
… referme sur moi tes tendres bras ouverts ;
Que je presse tes mains en mes brûlantes paumes ;
Tes deux mains de fraîcheur, au fond des soirs déserts…

Pourtant, je ne sais s’il ne perce pas comme un regret dans ce dédain de l’amour humain, un regret de souffrances anciennes dans le paisible bonheur de l’instant :

Le désir torturant devient une caresse
Alors qu’on le perçoit, voguant parmi les choses ;
Leur divine beauté jamais ne nous délaisse ;
Si tu veux des baisers, mais baise donc les roses !

la chair froide et parfumée des roses. Mais l’art est un divin mensonge, une auto-suggestion qui nous permet de nous concevoir autres que nous ne sommes ; par lui, nous dépassons notre instinctive sincérité, nous nous agrandissons de tous les rêves lentement formés par l’imagination de nos ancêtres. L’art est l’expression de l’évolution de la race ; évolution (c’est-à-dire adaptation de l’organisme aux sensations extérieures, pour percevoir toujours le même degré d’émotion). Marie Dauguet, et c’est ce que sa poésie nous apporte de plus nouveau, nous fait entrevoir la possibilité d’une volupté nouvelle : la volupté des odeurs, goûtée savamment, écoutée, ressentie comme une musique :

Parfums, ne laissez pas, ainsi que la musique,
Notre chair et notre âme immensément déçues ;
Elle doit exister cette joie frénétique
Que vous nous désignez, si vaguement perçue ;

Jetez-la sur nos cœurs soulevés, sanglotants,
Dans cette heure électrique et par l’éclair hantée ;
Et fallût-il mourir après l’avoir goûtée,
Je ne me défends pas… je suis là… et j’attends.

L’homme orgueilleusement ramène tout à lui. Mais le parfum des fleurs ne jaillit pas pour lui des corolles et des calices ; il n’est qu’un appât pour les insectes, colporteurs des pollens. Nous trouvons cependant dans ces parfums une excitation à la volupté : c’est que les fleurs sont vraiment des bouches voluptueuses, qui attendent des baisers. Pour que nos sensations odorales puissent s’ordonner, se classer, il faudrait qu’elles s’intellectualisassent, se fissent en nous « désintéressées » comme nos sensations auditives, que l’art a faites musicales.

En cultivant nos sensations odorales, nous percevrions un peu plus parfaitement encore le monde extérieur ; ce sera un art nouveau, nécessaire à l’évolution, c’est-à-dire au maintien de l’espèce. C’est l’intuition d’un poète qui l’a deviné.

Renée Vivien §

Je ne sais de Renée Vivien (Pauline Tarn) que ce qu’elle a révélé d’elle-même dans ses livres. On l’a dite d’origine étrangère, « pétrie de races différentes, née de climats aussi divers que le Sud et le Nord ». M. Charles Maurras, qui nous donne ces renseignements, ajoute : « La moitié de ses Brumes est traduite du norvégien. Elle cite Swinburne, mais ne paraît pas moins familière avec le latin de Catulle et le grec de Sapho, qu’elle traduit et paraphrase à tout instant. » Sa poésie, où elle a mêlé l’intuition des poètes du nord, leur inquiétude, à la volupté et à la sérénité orientale, me semble comme une tentative d’équilibrer ces diverses tendances et hérédités qui luttaient en elle.

Il y a, en effet, dans ses vers, un goût de l’analyse subtile qui se marie à une sorte de fatalisme. Elle a écrit elle-même à propos de Sapho : « Les Lesbiens avaient l’attrait bizarre et un peu pervers des races mêlées. La chevelure de Psappha, où l’ombre avait effeuillé ses violettes, était imprégnée du parfum tenace de l’Orient, tandis que ses yeux, bleus comme les flots, reflétaient le sourire limpide de l’Hellas. Ses poèmes sont asiatiques par la violence de la passion, et grecs par la ciselure rare et le charme sobre de la strophe. »

Cette double qualité, la violence de la passion et la sobriété du style, se retrouve dans l’œuvre de Renée Vivien. Nouvelle Sapho, elle a chanté les mêmes amours que l’aède de Lesbos, mais elle a comme christianisé l’émotion de Sapho, en substituant à la sérénité de la poétesse grecque une sorte de perversité romantique. Ces idées de vice et de péché associées à ces gestes si simples et naturels leur donnent une valeur nouvelle :

L’art délicat du vice occupe tes loisirs.
……………
Et les gardénias fragiles des hivers
Se meurent dans tes mains aux caresses impures.
……………
Sous les flots de satin savamment entr’ouverts,
Ton sein s’épanouit en de blanches luxures.
……………
… Fleurit, enveloppé d’haleines de luxures,
Lis profane, ton corps pâle et voluptueux.

La poésie elle-même se fait vice pour être sentie voluptueusement :

Ta bouche délicate aux fines ciselures
Excelle à moduler l’artifice des vers.

La prêtresse n’oublie jamais que ces amours saphiques qu’elle chante sont une religion secrète, ignorée, ou méprisée du vulgaire. Elle trouve une sensualité intellectuelle dans cet aristocratisme de la sensation et du sentiment. Ces amours sont aussi sentimentales que les autres, d’une horlogerie sentimentale plus délicate et plus compliquée que les autres.

Et j’espérais qu’enfin jaillirait le soupir
De nos cœurs confondus, de nos âmes mêlées…

Mais toujours ce parfum de péché et de tristesse qui se mêle à l’odeur des chairs blanches, comme si, au-delà de ces caresses, qu’elle qualifie d’« impures », elle cherchait, en effet, l’amour infini, absolu, l’amour pur qui ne se manifeste pas par la frénésie des étreintes :

Je baiserai tes mains et tes divins pieds nus
Et nos cœurs pleureront de s’être méconnus,
Pleureront les mots vils et les gestes infâmes.

Il y a, dans ces poèmes, des notations d’une très subtile délicatesse et d’une très délicate perversité. La poétesse chante comme pour endormir une peine profonde : elle écoute sa propre voix ou celle de son amante :

Parle-moi de ta voix pareille à l’eau courante,
Lorsque s’est ralenti le souffle des aveux,
… Ô mon harmonieuse et musicale amante !
… Car, si tu t’arrêtais, ne fût-ce qu’un moment
J’entendrais… j’entendrais au profond du silence
Quelque chose d’affreux qui pleure horriblement.

C’est que, décidément, ces tendresses, ces caresses, pourtant douces comme des cous de cygnes, ne lui semblent être que l’ombre des joies qu’elle rêve : alors, tout se fait amertume, et c’est dans cette amère perversité que la Muse trouvera son bonheur. Voici un petit poème : Victoire, qui caractérise bien cette inspiration baudelairienne, quoique sur un mode mineur, et féminisée.

Donne-moi tes baisers amers comme des larmes,
Le soir, quand les oiseaux s’attardent dans leurs vols,
Nos longs accouplements sans amour ont les charmes
Des rapines, l’attrait farouche des viols.
Tes yeux ont reflété la splendeur de l’orage…
Exhale ton mépris jusqu’en ta pâmoison.
Ô très chère ! — Ouvre-moi tes lèvres avec rage :
J’en boirai lentement le fiel et le poison.
J’ai l’émoi du pilleur devant un butin rare
Pendant la nuit de fièvre où ton regard pâlit…
L’âme des conquérants, éclatante et barbare,
Chante dans mon triomphe au sortir de ton lit !

On serait tenté de qualifier cette poésie d’artificielle ; mais on devine que c’est avec sincérité que la poétesse s’est suggestionnée cette perversité, qui donne une valeur à ses sensations. Elle en arrive à une acuité de lamentation qui est belle :

Et le sanglot aigu pareil à la détresse.

Pourquoi cette détresse ? que cherche donc cette femme, au-delà de l’accord parfait des étreintes et des spasmes ? On dirait qu’elle ne peut pas trouver ce repos spontanément absolu de sa sensibilité détendue, ou du moins que le rythme de ses vers seul le lui peut donner. Le rythme de ces vers est, en effet, harmonieux comme une caresse graduée vers l’étouffement final de la joie : il recrée l’état inquiet du désir, et cette « pureté dernière » des yeux, avant que l’extase les ait envahis et troublés. Mais, souvent, le style de Renée Vivien se fait abstrait et ne veut retenir que le dessin des étreintes. La poétesse, avec méthode, décortique sa sensation à froid, et, ainsi dessinés, ces amours atteignent une pureté et une chasteté mystiques. Vraiment, ce sont là jeux de petites filles très pures et même très pieuses : elles croient à l’amour et s’entrebaisent avec une respectueuse adoration. Pourtant cette adoration s’agenouille et se fait plus sensuelle ; c’est la communion :

Sous ta robe, qui glisse en un frôlement d’aile,
Je devine ton corps, — les lys ardents des seins,
L’or blême de l’aisselle,
Les flancs doux et fleuris, les jambes d’immortelle,
Le velouté du ventre et la rondeur des reins.
… Voici la nuit d’amour depuis longtemps promise…
Dans l’ombre je te vois divinement pâlir.

Cette poésie est beaucoup plus mystique que sensuelle ; parfois aussi, dans ces chants, on ne distingue pas la spécialité de l’inspiration : il y a là des poèmes qu’un amant pourrait réciter à son amante ; il nous faut, pour restituer à cette poésie la perversité qu’elle exige, imaginativement mêler une double chevelure, écraser les pommes jumelles des seins, joindre les bouches aux lèvres et les lèvres aux bouches, évoquer l’accord odoral des chairs brunes et blondes des femmes : la mer et la forêt ; les algues, le muguet, la rose et la framboise.

Si, en lisant les poèmes de Renée Vivien, on ne peut s’empêcher de songer à Baudelaire, par cette perversité voulue et par cette sérénité et cette perfection, voulues aussi, de la forme, quelques subtilités sentimentales plus actuelles nous rappellent Verlaine, le Verlaine qui chanta les Amies. La poétesse s’écrie sur le mode verlainien :

Et comment jamais retrouver
L’identique extase farouche !

Et puis voici quelques strophes d’une chanson, qui exprime cette timidité craintive devant l’amour que Verlaine a dite, tant de fois :

J’ai peur de ce frisson nacré
De tes frêles seins, je ne touche
Qu’en tremblant à ton corps sacré,
J’ai peur du charme de ta bouche,
… Mais, quand, si blanche entre mes bras,
À mon cri d’amour qui se pâme
Tu souris et ne réponds pas,
Tes yeux fermés me glacent l’âme…
J’ai peur…
De t’avoir peut-être fait mal
D’une caresse involontaire.

Ces deux derniers vers sont aussi beaux qu’un fragment d’ode de Sapho4. Renée Vivien, qui a traduit Sapho, a longtemps rêvé devant ces strophes mutilées, et a tenté de les reconstituer, mais, quoique conformes à l’inspiration saphique, ces vers nous semblent, trop souvent, la paraphrase plus que le logique prolongement de la pensée de la Muse grecque : Renée Vivien interprète en seize vers cette inscription :

Ταῖς κάλαις ὕμνιν [τὸ] νόημα τῷμον
                οὺ διάμειπτον.
Envers vous, belles, ma pensée n’est point changeante.

Là où Sapho n’a fait que suggérer une comparaison, Renée Vivien la révèle et la développe,

ôtant ainsi à cette poésie son charme de mystère :

Telle une douce pomme rougit à l’extrémité de la branche, à l’extrémité lointaine : les cueilleurs de fruits l’ont oubliée ou, plutôt, ils ne l’ont pas oubliée, mais ils n’ont pu l’atteindre.

Au bout de quelques strophes, Renée Vivien nous impose cette interprétation, que la poétesse grecque nous laissait plus savamment deviner :

La savante ardeur de l’automne recèle
Dans ta nudité les ombres et les ors.
Tu gardes, ô vierge inaccessible et belle,
            Le fruit de ton corps.

Mais, cette restriction faite, les poèmes de Sapho furent, pour Renée Vivien, un stimulant de son imagination ; et davantage encore : dans la digne sérénité de la poétesse grecque, la muse française a trouvé le beau courage de chanter à haute voix les joies, les bonheurs et les tristesses d’amours secrètes. Elle a imposé orgueilleusement le culte de Sapho :

Certaines d’entre nous ont conservé les rites
De ce brûlant Lesbos doré comme un autel…
………

On trouvera, dans le recueil qui s’intitule : À l’heure des Mains jointes, la description, ou plutôt l’insinuation de quelques-uns de ces rites sacrés :

Nous savons effleurer d’un baiser de velours.
Et nous savons étreindre avec des fougues blêmes ;
Nos caresses sont nos mélodieux poèmes…
Notre amour est plus grand que toutes les amours.
Nos lunaires baisers ont de pâles douceurs,
Nos doigts ne froissent point le duvet d’une joue,
Et nous pouvons, quand la ceinture se dénoue,
Être tout à la fois des amants et des sœurs.
……………………………………………………………………………
Nos jours sans impudeur, sans crainte ni remords,
Se déroulent, ainsi que de larges accords,
Et nous aimons, comme on aimait à Mytilène.

La poétesse nous fait ses aveux : on l’avait condamnée aux laideurs masculines ; étant femme elle n’avait pas droit à la beauté.

On m’avait interdit tes cheveux, tes prunelles
Parce que tes cheveux sont longs et pleins d’odeurs
Et parce que tes yeux ont d’étranges ardeurs
Et se troublent ainsi que des ondes rebelles,

dit-elle à son amie ; mais elle osa concevoir « qu’une vierge amoureuse est plus belle qu’un homme » ; et, depuis, loin des hommes, elle cacha son bonheur, « contre les regards durs et les bruits du dehors ».

Les rideaux sont tirés sur l’odorant silence,
Où l’heure au cours égal coule avec nonchalance,
………………………………………………………………………………………
Mon existence est comme un voyage accompli…
Tes cheveux sont plus beaux qu’une forêt d’automne…
Ta robe verte a des frissons d’herbes sauvages,
Mon amie, et tes yeux sont pleins de paysages.
Qui viendrait nous troubler, nous qui sommes si loin
Des hommes ? deux enfants oubliés dans un coin ?

Cet amour du silence et du secret se retrouve dans presque tous les poèmes de Renée Vivien. Elle dit à une amie :

Je t’aime d’être lente et de marcher sans bruit
Et de parler très bas et de haïr le bruit,
……………………………………………………………………
Et je t’aime surtout d’être pâle et mourante,
Et de gémir avec des sanglots de mourante,
Dans le cruel plaisir qui s’acharne et tourmente !

Quelques-unes des pièces de ce recueil nous disent ce que cette femme a souffert dans sa dignité de femme. Je voudrais citer en entier le Pilori, dont la plainte ressemble à une lamentation biblique :

Pendant longtemps, je fus clouée au pilori,
Et des femmes, voyant mes souffrances, ont ri.
Puis, des hommes ont pris dans leurs mains de la boue
Qui vint éclabousser mes tempes et ma joue.
Des pleurs montaient en moi, houleux comme des flots,
Mais mon orgueil m’a fait refouler mes sanglots.
Nulle n’a dit : « Elle est peut-être moins infâme
Qu’on ne le croit, elle est peut-être une pauvre âme. »
J’ai senti la colère ardente m’envahir.
Silencieusement, j’appris à les haïr.
Leurs insultes cinglaient, comme des fouets d’ortie…
Lorsqu’ils m’ont détachée enfin, je suis partie.
Je suis partie au gré du vent, et depuis lors
Mon visage est pareil à la face des morts.

Je n’ai fait qu’effleurer l’œuvre de Renée Vivien, qui se compose d’une douzaine de volumes, mais pourtant j’ai cité assez de ses vers pour qu’on apprenne à en aimer le parfum sobre et la ligne pure. Osons admirer chez elle ce que nous admirons chez Sapho, et comprenons que c’est une très belle sincérité qui s’exprime dans ces vers :

Pour Aphrodite, j’ai dédaigné l’Erôs,
Car je n’ai de joie et d’angoisse qu’en elle.
Je ne change point, ô Vierges de Lesbos,
          Je suis éternelle.

L’amour, quelle que soit la nuance de ses caresses, est toujours sacré.

Les derniers recueils de Renée Vivien : Flambeaux éteints et Sillages, ne furent pas mis dans le commerce ; la poétesse, dédaigneuse de la gloire, ne voulait plus chanter que pour ses amies. Déjà dans Flambeaux éteints, on trouve ce vers :

L’horreur de n’être plus ce qu’on fut me déchire…

qui répond à cette plainte qu’elle soupira naguère :

Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys !…
… Tes pas oublieront le rythme de l’onde,
Ta chair sans désirs, tes membres perclus
Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde,
L’amour désenchanté ne te connaîtra plus.

En un poème symbolique, qu’elle intitule Torches éteintes, elle compare sa vie à un festin voluptueux :

Voici la place où ton corps chaud s’est détendu,
Le coussin frais où s’est roulée ta chaude tête,
……………
Tes ongles ont meurtri ma chair, parmi les soies,
Et j’en porte la trace orgueilleuse.Tes fards
S’envolent en poussière, et, sur les lits épars,
Tes voiles oubliés sont témoins de nos joies.

Mais voici l’aube, les lys se sont fanés et les torches sont éteintes. L’aube, ici, c’est l’apparition de la mort, qui hante déjà l’esprit de la poétesse. Amoureuse de sa chair, de sa ligne et de sa grâce, Renée Vivien ne voulait pas survivre à sa beauté. Elle ne vit déjà presque plus dans le présent ; elle se souvient, et pensant aux amies qui embaumèrent sa vie, elle chante :

Je suis reconnaissante et charmée en songeant
À vos longs corps pareils à des cierges d’argent.
……………………………
Par vous, jadis, ô mes maîtresses ! je connus
La majesté des seins magnifiquement nus…
……………………………
Vous avez su tourner vers vous tous mes désirs
Et vous avez rempli mes mains de souvenirs.
Je vous ai dit, à vous qui m’avez couronnée :
Qu’importe les demains ?… Cette nuit m’est donnée…
Éternelle douceur de la douceur qui fuit !
Nul vent n’emportera l’odeur de cette nuit…

Je veux noter encore la tristesse sereine, résignée de ces Paroles soupirées :

Pareille à la douleur des adieux, dans le soir,
L’angoisse qui nous vient de la volupté lasse
……………………………
Et je te sens déçue et je me sens lointaine…
Nous demeurons avec les yeux de l’exilé,
Suivant, tandis qu’un fil d’or frêle nous enchaîne,
Du même regard las notre rêve envolé…
Autre déjà, tu me souris, déjà lointaine…

Mais c’est peut-être dans son dernier volume, Sillages, que Renée Vivien a enfermé ses plus beaux vers. Cette poésie contient l’aveu d’un grand amour, d’une grande souffrance et d’une grande désillusion. Abordons avec la Muse saphique dans l’île des Sirènes, nous nous apercevrons qu’elles ne chantent pas pour attirer le désir des hommes, mais pour se charmer entre elles. Elles entrelacent leurs bras et leurs rires, elles mêlent leurs lèvres et leurs aveux, et font la nique au génie de l’espèce. Pourtant, ces amours féminines ont, dans leurs effusions charnelles et sentimentales, la même gravité que les autres, et plus de grâce ; ce sont les mêmes serments d’éternité, les mêmes joies, les mêmes regrets, les mêmes larmes, les mêmes douleurs.

En réalité, dans ce couple d’une même féminité apparente, il peut y avoir une réelle antinomie sexuelle. Il n’y a pas de perversion de l’instinct génital, mais les êtres sont attirés vers ce qui les complémente, et toutes les amours sont normales qui assurent à deux êtres l’état de joie physique nécessaire au bon fonctionnement de leur organisme.

Si, de même que pour l’œuvre de Sapho, il ne nous restait de l’œuvre de Renée Vivien que ces quelques fragments que je citerai, on pourrait affirmer que la femme qui a aimé la vie et l’amour avec une mélancolie si discrètement passionnée fut une sensibilité merveilleuse et un artiste d’une rare perfection :

Ô toi que je verrai dans les yeux de la mort !
……………………………
Je ne puis oublier que je suis seule ici,
Que je suis triste et que je n’aime qu’une morte.
……………………………
Je désire et je cherche et surtout je regrette…
……………………………
Je désire et je cherche et surtout je regrette…
……………………………
Sans hâte et sans effroi, je rentre dans la nuit…
Avec tout ce qui glisse, avec tout ce qui fuit.
……………………………
Et mon destin, ce fut ce dur amour vainqueur.
Voici pourquoi mon cœur est lourd dans ma poitrine
Que l’on m’enterre avec tout le poids de mon cœur.
……………………………
Le foyer s’est éteint, la lampe s’est éteinte
Dans la chambre sans fleurs où je t’ouvre les bras,
Toi qui ne viendras pas !

Le désespoir qui est exprimé dans ces vers s’accentuera encore dans les derniers poèmes, qu’elle adressait à mesure qu’elle les composait, à son éditeur et son ami M. Sansot. Ces suprêmes aveux composent trois volumes, dont la poétesse a elle-même fixé les titres : Dans un coin de violettes, le Vent des vaisseaux, Haillons.

À ces recueils de poésie s’ajoutent encore deux volumes de prose : Illusions vénitiennes et autres illusions, Vagabondages.

Voici quelques pièces, extraites de Haillons, son dernier volume. À chaque vers, on apercevra l’image de la mort que la poétesse devinait toute proche d’elle. D’abord, semble-t-il, elle veut se résigner à vivre, mais ce chant lui-même se termine par un appel à la mort :

VIVRE

Puisqu’il est, semble-t-il, nécessaire de vivre,
En portant le poids lourd des anciens désespoirs,
Tous les matins et tous les jours et tous les soirs
Interrogeons nos cœurs et sachons l’art de vivre !
Sachons enfin chanter les roses du matin,
Ô nous qui replions les ailes de notre âme !
Sachons nous réjouir en paix du mets infâme
Et nous accommoder des chants et du festin !
Puisqu’il est, paraît-il, urgent et nécessaire
De revoir le mauvais rayon d’un mauvais jour
Et de voir s’échapper l’espoir d’un bel amour,
      Que bientôt nos draps blancs se changent en suaire !

Son appel se fait plus pressant ; « Ah ! que la fin survienne… » s’écrie-t-elle :

L’HEURE

Voici l’inévitable et terrible moment
Où mon destin s’écrit inévitablement.
Une muette horreur m’envahit et m’accable.
Devant le calme front de l’Heure inévitable,
Il ne me reste plus l’élan d’un jeune espoir…
Sans force et sans ardeur, je m’abandonne au soir.
Je n’attends plus le luth ni la musicienne
Ni le jour glorieux… Ah ! que la fin survienne…

Elle à qui la gloire avait souri, confiait-elle à ses amies, « puisque ma gloire est de vous avoir adorées », voici que, dans son désespoir, elle renie jusqu’à ses amours. Mais lorsqu’on parlera de Renée Vivien, il faudra oublier ce blasphème des dernières heures, pour ne se souvenir que de la beauté de son chant d’amour.

………
Mon cœur est las enfin des mauvaises amours
Des songes de mes nuits et des maux de mes jours ;
Mon cœur est vieux autant qu’un très ancien grimoire,
Et, désespérément, j’appelle l’Heure Noire.

C’est à sa mort prochaine qu’elle songeait, lorsqu’elle écrivit cette : Épitaphe sur une pierre tombale.

Voici la porte d’où je sors,
Ô mes roses et mes épines,
Qu’importe l’autrefois ? je dors
Et je songe aux choses divines.
Voici donc mon âme ravie,
Car elle s’apaise et s’endort,
Ayant, pour l’amour de la Mort,
Pardonné ce crime : la Vie.

Elle ne put pardonner à la vie de lui avoir ravi une amie tendrement aimée. « Consumée par le regret, écrit M. Michel Pauliex5, minée par le chagrin, elle prit la vie en dégoût ; elle était une proie tout indiquée pour la phtisie ; le mal ne trouva chez elle qu’une faible résistance ; elle ne fit aucun effort pour le vaincre, et c’est avec une sorte de satisfaction qu’elle se laissa par lui terrasser. » Elle est morte, en rêvant à un Paradis de pures tendresses, où, reposée des mauvaises amours de la terre, elle trouverait enfin le divin apaisement.

Elsa Koeberlé §

C’est dans la culture de l’amour, cette perpétuelle analyse de soi-même, que cette Muse trouvera la plénitude de son être. Ceux que nous aimons nous apportent ce qui nous manque : ils nous complètent ; leurs gestes, leur parfum, la couleur de leurs yeux, le timbre de leur voix nous mettent, physiologiquement, dans un état de parfaite béatitude, comme si, par leur seule présence, nous nous trouvions plongés dans la lumière la plus favorable à notre organisme. C’est que l’amour, en ses minutes de mutuelle concordance, donne à la chair, à l’être tout entier, un rythme parfait. Ceci explique que les poètes ne chantent jamais le bonheur dans l’amour ; mais, si l’amour les abandonne, si l’illusion qu’ils s’étaient bâtie s’effondre, ils mettent toute leur force nerveuse à reconstruire artistiquement, par le rythme de leurs vers, cet état de bonheur, même illusoire, nécessaire à leur plénitude de vie. Sans doute la théorie de Schopenhauer demeure toujours vraie : c’est par l’éclectisme de l’amour que les races se maintiennent et se perfectionnent ; mais ceci est le but caché, l’individu ne le voit pas, ne veut pas le voir, c’est son bonheur personnel qu’il cherche dans la passion.

Dans ses deux premiers recueils : la Guirlande des jours et les Accords, Elsa Koeberlé a mêlé et comme accroché les rythmes de son chant intérieur aux branches et aux aspects de ses paysages familiers. Elle s’est regardée dans ces paysages qui ont pris les nuances et les teintes changeantes de ses émotions :

Le ciel était de feu et d’or… un ciel sauvage,
Et des glaives trempaient dans l’eau trouble du soir.
Des fleurs s’ouvraient en moi, flexibles et flagrantes,
Des fleurs… tes gestes et ta blancheur nonchalante :
Ton corps se muait tout en folle floraison.
Et j’eus voulu t’avoir, pâle de pâmoison,
Près de moi. Nous coucher sur la berge glissante
Et m’abîmer en toi comme en une oraison.

C’est en elle que le paysage contemplé se prolonge : les fleurs évoquent, deviennent les gestes de l’amour. La Guirlande des jours est une série de petits poèmes verlainiens : le vers toujours précis, et d’une ligne très pure, très calme, tremble un peu parfois et s’alourdit d’une larme.

Tu me hantes la chair. Ma lampe s’est éteinte
De ne plus éclairer la flexion de ton cou ;
Mon cœur a mal. Et pour bercer sa lente plainte
Je me grise âprement du hurlement des loups.

Mais jamais Elsa Koeberlé ne décrira un paysage, pour le seul plaisir de fixer, de photographier le contour des choses : sa poésie est avant tout psychologique. Elle n’emprunte ses images à la nature que pour exprimer des états de sentiment.

Ta chambre était comme un paysage lunaire,
Comme un étang perdu sous bois, qui ne s’éclaire
Que du rayon timide d’un astre presque éteint ;
Dans ton âme jolie comme un miroir sans tain
On verrait se faner des fleurs crépusculaires…

C’est une transposition de l’abstrait en concret. La nature n’est vraiment pour elle qu’une hallucination :

Le soir est pur comme une vierge qui s’endort.

Parfois, le rêve se farde d’irréel, et l’on croirait entendre comme un écho des Fêtes Galantes de Verlaine :

Nous qu’un baiser perdu a faits un peu plus tristes,
Pâles adolescents dont s’ignore le nom,
Nous nous mourons d’amour pour celles qui n’existent
Que dans le parc désert d’un défunt Trianon.
… Ô le soir, au retour, quand vous ôtiez vos bagues,
Que n’avons-nous baisé vos doigts tièdes et longs
Ou vos menus seins blancs !… Avec un geste vague
Et la phrase ambiguë qui semble dire non…

Dans les Accords, l’originalité de la forme s’accentue, se précise : les vers de Mlle Koeberlé, loin d’avoir cette fougue, cette frénésie qui caractérisent la poésie féminine contemporaine, sont au contraire d’une extrême sagesse, d’une ferveur refrénée. On dirait un visage ému qui ne veut pas pleurer :

J’ai noué tout mon espoir à ton cou flexible,
Et, mannequin troué par ton tir à la cible,
Mon cœur ne veut plus rien que ces soins indolents ;
Car toute la beauté blessée de l’automne,
Tu la résumes, en ce geste nonchalant
Qui tente d’affermir tes lourds cheveux croulants.

Nul poète n’a mieux su enclore l’amour de la nature en un visage de femme :

Toutes les routes où tu passes
Ont l’ombre et l’éclat de ta face.
Chaque paysage est en toi,
Et ton sourire est à la fois
La plaine verte, la montagne
Et le soir bleu sur la campagne.

Femme, et plus intuitivement sensible à la beauté plastique et émotionnelle de la femme, elle trouvera ce vers pour décrire Fiesole,

… Qui est un bouquet entre des seins de femme.

À travers les nuages, une cime de montagne apparaît

Nette et nue comme une femme se dévêt…

Le sentiment qui emplit ces vers est le désir de l’amour, cette identification parfaite de deux êtres ; je ne vis que pour lui, dit-elle,

Je viens toujours à lui, les mains pleines de roses :
À mes plus beaux présents, il n’a jamais souri,
Il ne me tend jamais qu’une bouche morose.

La voilà seule avec sa tristesse. Alors, elle chante, elle comble cette solitude, du bruit cadencé de sa poésie, et retrouve par ces rythmes émus l’état de plénitude qui lui manque. Son nouveau recueil de vers : Décors et chants, sera la continuation de cette symphonie voluptueuse. Ce titre même est comme la synthèse de tout l’art de cette Muse, qui associe à la plainte verlainienne de son chant l’émotion des paysages. Elle voyage, et à côté d’elle son amour regarde et s’accoude aux balcons :

Il prête un accent cruel et divin
Aux parfums des jours, au bruit des jardins,
À l’âcre plaisir de se sentir loin.

Le long des lacs et des fiords de Norvège, sa douleur l’accompagne, et elle chante, accordant sa lyre au bruit monotone des cascades et des vagues :

La mer bat les rochers… Ô ma peine immobile…

Au retour la poétesse se retrouve seule avec son amour et sa détresse. Rien, dit-elle,

… Rien, ni la langueur, ni l’or des paysages,
Ni la mer ne détruit — rien ne vaut son visage
Où passe tour à four l’ombre et tout le plaisir…

Mais cette solitude qui se souvient va devenir une compagne bien-aimée. Elle lui parle :

Quand je te retrouve, bien-aimée, ô solitude,
Avec tes yeux si purs et tes cheveux légers,
J’aime aller avec toi, le long des prés mouillés,
Cueillir de tendres fleurs, afin de t’en orner.
Je souris, à te voir te draper dans l’écharpe
Que la brume, ta sœur, fait flotter sur les prés
Et je sais que c’est toi qui joues de la harpe,
Au fond du bois, le soir, quand tu m’attends, cachée,
Nulle compagne n’est plus douce et pitoyable,
Je ne sais nulles mains, si fraîches à mon front.
Je t’aime — te voici. Écrivons dans le sable
(Le vent l’effacera) une date et mon nom.

Et je trouve vraiment belle cette orgueilleuse acceptation : l’amour est un reflet dont nous illuminons les êtres ; nous pouvons, en retournant vers nous-mêmes ce projecteur, éclairer nos paysages intérieurs. C’est bien seule avec elle-même, avec ses souvenirs, sentant la présence cachée de l’amour en toutes choses, dans les peines et dans les joies de la vie quotidienne, que cette Muse avoue :

Je ne puis plus chanter que ton visage, Amour,

et sa poésie se fait plus fervente, parce qu’elle s’est mise tout entière dans ces poèmes voluptueux, qui ont le rythme un peu angoissé d’un sein de femme.

Hélène Picard §

Les poètes possèdent cette merveilleuse faculté de créer de la vie avec toutes les suggestions qui les sollicitent. Si les individus, ainsi que les sociétés qu’ils composent, ont besoin, pour alimenter leur vie, d’un mensonge religieux, philosophique ou sentimental, les poètes sont les êtres les plus vivants, parmi ces individus, puisqu’ils poussent leur faculté d’illusion jusqu’à la métamorphose, jusqu’à se vouloir tout à fait autres à leurs propres yeux, et à s’inventer des sentiments et des passions qui deviennent les principaux mobiles de leur activité cérébrale, et, par répercussion, physique. C’est la justification de la formule de Nietzsche : « Le non-vrai comme condition de vie. »

L’œuvre poétique d’Hélène Picard nous montre une jeune femme, belle et sensuelle, cultivant avec ténacité le mensonge d’un amour aussi absolu que celui de Dante pour Béatrix, malgré la certitude que cet amour ne sera jamais ni partagé, ni réalisé sensuellement. Mais elle sait transformer cérébralement cette douleur en volupté, et se donner des raisons de croire à son décevant amour.

J’ai regardé la vie et j’en ai rapporté
Le sentiment qu’elle est inférieure et pire,
Que les amants promis à de l’éternité
S’étaient presque toujours aimés sans se le dire.
Le dédain vient si vite après la volupté !
Seul, le rêve, à nos fronts, met la suprême marque.
La mort, la mort fait seule épouser la Beauté.
Ainsi l’ont éprouvé, jadis, Dante et Pétrarque.

Forte de ces glorieux exemples, elle se persuade que c’est mieux et plus beau ainsi :

Va-t-en !… qu’à tout jamais ma tendresse soit pure,
Ton ombre est immortelle et toi tu ne l’es pas !

Elle imagine que son bien-aimé vivra éternellement, sorte de Béatrix-homme, dans la mémoire des femmes :

Mes vers vous font un coin éternel dans l’espace,
Tous vous ignoreront… mais des yeux aussi purs
Que les miens, mon Héros, en des printemps futurs,
S’ouvriront doucement, dans des clartés suprêmes
Pour vous chercher, ô vous qu’ont chanté mes poèmes !
Non, vous ne mourrez pas, vous qui fûtes aimé…

On devine que cette muse s’est grisée de poésie romantique jusqu’au délire : elle s’est voulue aimée, comme l’ont été les héroïnes de Musset, de Lamartine, de Leopardi, de Dante et de Pétrarque, etc. L’amour, elle sait que c’est l’absolu : elle l’associe à l’idée de gloire et d’immortalité, elle s’échappe du temps et bat de l’aile vers l’infini.

Ces battements d’ailes ‒ cette poésie ‒ ont un rythme fou et sans mesure : on perd le souffle à vouloir suivre le vol de ces strophes vers la gloire. L’œuvre d’Hélène Picard est certes vivante, lourde de sensations, de désirs, mais sa plus grande qualité, c’est d’être dépouillée de tout art. Plus qu’en toute autre œuvre féminine, c’est ici de la vie immédiate, où se bousculent les sensations vraies et les suggestions livresques.

Dans son premier recueil, l’Instant Eternel, la poétesse nous dit, avec une très belle sincérités le besoin d’amour de la jeune fille : en vérité, toutes ses pensées sont lourdes du désir de respirer la nudité de l’homme.

Oh ! sur sa tempe avoir un fardeau de douceur,
Par des pleurs amoureux mouiller toute son âme,
Et goûter une lèvre en sentant une fleur,
Et se sentir mourir du frisson d’être femme !…

L’amour est partout qui la guette : elle voudrait être sa proie : « L’amour est là présent… Et je suis jeune fille ! »

Le jet de l’arbre « droit, adorant » trouble sa chair vierge : elle a peur, et elle sent « monter des lis » sur le sol où elle passe :

Oh ! le Bien-Aimé qu’on attend dans l’ombre,
          Ô soirs inconnus !…
Le désir qui croît, le vouloir qui sombre
           Entre des bras nus…

Elle est triste d’attendre, et nul amant n’est venu, pendant son sommeil, relever « le voile épars de sa jeunesse ». L’image est jolie et d’une si fraîche impudeur. Chastes rêves des jeunes filles !

Je sens que je péris de n’être pas aimée,
D’avoir de tièdes mains et la bouche embaumée…

Cette première partie de l’œuvre d’Hélène Picard est peut-être la plus belle, la plus pure de toute emphase lyrique. Mais voilà l’Amour. Ce fut « terrible, indicible »,

Ce fut un incendie, un vertige, une crue…

Une crue d’éternités, d’heures sacrées, d’étoiles et de voiles, de roses, d’allégresses et d’ivresses :

Avant qu’il ne parût, je l’ignorais encore
Et, cependant, je crus que, plus que la prière,
Que la bonté, l’ardeur, le rêve de la mort,
Il m’était, à jamais, devenu nécessaire.

Il lui vient du génie, avoue-t-elle : alors elle chante l’Amour vrai, qui est un, qui est seul, qui est tout, qui est soi… mais qui n’est encore qu’une imagination.

Ces exagérations d’expression ne peuvent pas cependant étouffer tout à fait la sincérité de ce sentiment subit :

Tu passas… je me tus… L’âme, à tes pieds, fauchée,
J’écoutai, les yeux clos, tes pas qui décroissaient,
Je te suivis de toute mon ardeur cachée…
Oh ! ce silence et les lilas qui l’emplissaient !

L’exaltation passée, la poétesse réintègre sa tristesse solitaire, et j’aime cette plainte biblique, digne et sobre :

Jamais il ne m’a dit : « Je suis ton bien-aimé »…
………………………………………………………………………………………
Toi qui dois me quitter, garde-moi la douceur
D’une pensée et d’une larme…
Jamais il ne m’a dit : « Je suis ton bien-aimé… »
Et pourtant, et pourtant, il est mon bien-aimé !

Ce vers, que je cueille à l’espalier d’un long poème, est un beau fruit qui contient vraiment le goût d’amertume du désir impossible :

Je voudrais, une fois, prendre vos mains, un soir.
………………………………………………………

Mais, elle souffre dans sa chair, en contemplant sa beauté inutile. Il y a une sincère émotion dans ces strophes que soulève un sanglot :

C’est trop de s’endormir sans que l’on vous console,
D’être belle dans tout l’éclat de son miroir,
De se sentir si grave, et, tout à coup, si folle
Et si tendre qu’on en arrive au désespoir.
Ah ! oui c’est trop cruel de mourir de son âme,
Et de sa vie et de ses veines au sang lourd,
C’est trop amer, ô volupté, d’être une femme,
Une bien vraie avec des flancs et de l’amour.

Son désir la fait défaillir, et elle « tombe sur la nuit, lourde comme une rose ».

La poétesse nous dit elle-même ce qu’il entre de réminiscences littéraires dans son amour : elle a accumulé dans son bien-aimé tous les héros des poètes ; il synthétise en lui toutes les sentimentalités, toutes les poésies, et son cœur est « plus doux que Naples et la musique ». Cette dernière image nous montre qu’Hélène Picard s’est assimilé la manière de Mme de

Noailles ; mais savez-vous pourquoi vous m’êtes aussi cher ? demande-t-elle à son bien-aimé :

C’est parce qu’Eloa pleura sur Lucifer,
Que Lamartine mit son front contre sa lyre
Et que le Lac monta jusqu’à l’âme d’Elvire…
…………………………………………………..
Ce ne fut pas en vain que Pétrarque a chanté
Et que Laure mourut dans l’odeur de beauté…
…………………………………………………….

Et voici qu’elle nous révèle la composition de sa subtile et lumineuse ardeur : on y trouve, à l’analyse, les lèvres d’Héloïse, les yeux de Rolla, la douleur de Werther, la robe d’Ophélie,

Et le temps romantique et les belles chimères
Et les joyaux des doigts qui ne bougeront plus,

et jusqu’à l’âme de Salomon, la mort, Venise, et une grenade ouverte.

C’est tout cela qu’elle voudrait revivre, en un soir d’amour, quand le bien-aimé aura franchi le seuil de sa demeure pleine de fantômes romantiques.

Mais elle trouve un immense bonheur dans la contemplation de son propre amour,

Lorsque je vous aurai rencontré, tout à l’heure,
Vite, je rentrerai m’asseoir dans ma demeure,
Je fermerai la porte et mon cœur sera seul,
Dans son parfum, ainsi que, le soir, un tilleul…

dans l’orgueil de se sentir une grande poétesse :

Oh ! cet instant lyrique où mon âme divague
Avec l’universel et fou balbutiement !
………………………………………….
Splendide incohérence ! Ardeur vive de l’Être !…
Quelles larmes, Poète, exaspèrent tes yeux,
Quand de toi, tout à coup, un poème veut naître,
Fait, de sa face occulte, autour de toi, paraître
Ce désordre sacré qui précède les dieux !…

Le second recueil d’Hélène Picard : les Fresques, est tout bousculé par ce désordre sacré. La poétesse parle de son œuvre faite éternelle « de par la patience et la ferveur de l’art » alors que ses vers ne sont souvent qu’un épanchement presque physique : on y devine la respiration haletante du désir. Cette spontanéité est belle, mais en dehors de toute précision artistique : on dirait que cette Muse a été frappée d’une démence sacrée par les premiers rayons de la gloire.

La gloire et l’amour sont les deux motifs de sa mélodie. Elle voudrait « perdre cet air d’avoir touché l’ombre de Dante » et pouvoir être aimée un soir, un divin soir,

Par un blond Titien qui me tiendrait captive.
………………………………………………………………………………………

Au fond de son exaltation sentimentale, on découvre, et elle découvre toujours elle-même, la sincérité de son désir physique de l’homme, de « l’amère odeur de l’homme ». Je suis « toute impureté », dit-elle. Alors, cette ferveur physique, qui se couchera le long de ses poèmes, s’appuira à sa propre poésie, comme au corps tiède du bien-aimé. La voici,

Souffrant de ma blancheur, de mon flanc, d’être femme
                Jusqu’au gémissement.

Elle parle à l’amour, qui est nu devant elle, et elle s’écrie :

Quand vous nous imposez vos farouches élans,
Lorsque vous nous brisez sous le grand poids de vivre…
Mais pour nous empêcher d’être à vous, de vous suivre,
Il faudrait qu’on changeât la forme de nos flancs !

Mais on dirait que, pour elle, l’adaptation parfaite à la vie est impossible. En un des meilleurs poèmes de son œuvre : Nostalgie, Hélène Picard a eu l’intuition d’une sorte de dépaysement :

J’ignore cette lune… Une autre m’est présente…
Elle éclaire un adieu, des vagues, des regrets…
Ah ! ma mélancolie à ma robe est pesante
Plus que septembre encore aux branches des forêts !…
Quel sentiment d’avoir, éternelle passante,
De fleurs, de fleurs, toujours mes gestes désemplis…
Hélas ! Quel sentiment désolé d’être absente
D’un soir aux pentes d’or, d’un cœur et d’un pays !…

Toute sa poésie, pleine de ferveur, de regrets et de désirs, se trouve résumée dans ces deux vers, qui semblent le refrain d’une éternelle complainte :

Dans quels pays sont mes amours, sont mes royaumes ?
Quand m’y conduirez-vous, nostalgique rameur ?

Et dans son dernier volume [en préparation : les Sept Dieux, je trouve cet aveu qui indique bien sa perpétuelle inquiétude devant l’amour : le Désir déchirant :

… Vie infortunée !
Où donc est-il, ô destinée,
L’amant de ma meilleure année ?…
Ô cœur maudit, ô cœur d’amour,
Toujours de souffrir c’est ton tour :
Du jour au soir, du soir au jour…
Que je te hais, mon bien céleste !…
Va-t-en… Crève… ah ! crève… Bat… Reste…
Palpite… Non ! meurs sous mon geste !…
Ah ! ce cœur triste, ce cœur fou,
Que ne puis-je, comme un caillou,
Le saisir, l’arracher d’un coup
Et le lancer je ne sais où !…

Alors, elle se réfugie dans la pensée de la mort. Mourir jeune avec « cette gloire éclatante de n’avoir pas vécu ». N’a-t-elle pas laissé dans ses vers la plus belle expression d’elle-même, de sa jeunesse et de ses désirs fous : « On n’écrit qu’un seul soir son âme… »

Voici quelques stances de cet hymne À la Mort. Aimons la sérénité païenne de cette poésie :

Ô Mort, vous qui serez ma dernière paresse,
      Quand vous viendrez me voir,
Je veux, sur mon épaule, avoir ma longue tresse
      Telle qu’elle est ce soir.
N’attendez pas, ô mort, que j’aie assez de vivre
      Pour venir me chercher,
Et que, sur le chemin où je devrai vous suivre,
      Le soleil soit couché.
……………………………
Je veux porter au bras ma noblesse et ma grâce
      Comme deux gerbes d’or,
Et non, spectre accablé, traîner sur votre trace
      Un fagot de bois mort.
……………………………
N’attendez pas, ô mort, que la vieillesse amère
      Ait déformé mon pied,
Je veux fuir avec vous en sandale légère
      Et retrouver Chénier.

Il y a certes, dans l’œuvre poétique d’Hélène Picard, une grande richesse de vie, de véritables trouvailles d’images : c’est tout un monde de rêves, sages et fous ; mais quelques-unes de ses poésies vivront, parce qu’elle y a mis toute la tiédeur et tout le parfum de son corps de femme, et l’élan harmonieux de son désir de l’homme. Elle a encore agrandi son désir de tous les désirs des grands poètes, et grossi sa propre ardeur de tous les apports des littératures.

Jane Catulle Mendès §

La poésie de Mme Catulle Mendès est un jardin plein de clarté, où les sentiments et les émotions de l’heure se dessinent et se détachent nettement dans les paysages, comme des fleurs au bout des tiges et des branches. La vie de cette Muse semble enclose dans ce parc harmonieux où rêvent en jupe courte les tendresses de la jeune fille, et où, demain, s’épanouiront les sensualités hautaines de la femme. La poétesse nous restitue, par ses vers, la lumière qui accompagna chacun de ses gestes, avec les nuances des instants, et cette lumière est la réverbération même de son émotion. Avec quels mots de fraîcheur, et comme mouillés de rosée, elle a su noter une matinée de son enfance : toutes les fleurs du jardin penchent sous les pollens du désir, et toute cette lourdeur d’amour pèse sur elle. C’est le premier poème des Charmes :

Les lilas blancs piqués d’abeilles courageuses
Sentent une tiédeur sur les branches neigeuses
Comme un souffle d’amant sur un cou qui s’incline.
          Et les pas de l’enfant qui rêve
          S’alanguissent encor, encor
          Tandis que sa traîne soulève
          Plus doucement le sable d’or.

On dirait un matin de Monet ; mais ici la nature s’éblouit encore du rêve d’une enfant amoureuse et inquiète :

Quelle annonciation, qu’elle attente éperdue
Fait ce silence au cœur des plus vivantes choses ?
Les bourdons sont sans bruit sur les boutons de roses.

La jeune fille entre dans le jardin. Près des lys, les pivoines « semblent de grands péchés au pied de purs autels ». Elle cueille les lys, « parce qu’ils sont plus blancs que la clarté du jour », et les emporte dans ses bras :

Autour d’elle et des fleurs s’épaissit la buée
Et la grosse chaleur des parfums amollis,
Et longtemps, l’espéreuse adore, exténuée,
Le mal du rêve vain et de l’odeur des lys.

Les lys, comme les jeunes filles dont ils symbolisent l’innocence, enferment l’odeur de l’amour. Elle écoute :

Au dehors le jardin et le grêle tumulte
Est une sérénade au balcon déserté,
Et la pièce fermée où le silence exulte
S’emplit de frissons lents et de mysticité.

Mais cette orchestration d’odeurs et de couleurs, ce silence mystique où elle se développe, ne font que préciser le seul désir vivant au cœur des jeunes filles : l’amour. Elle l’attend ; elle sait qu’il va venir, et c’est une peur délicieuse : « Un jour il sera là. »

Comme j’ai peur ! jamais la grâce du jasmin
         Si délicate à la muraille qui s’effrite
N’offrit mieux son parfum, presque comme le rite
        D’un malade qui tend la main.
Et les roses de chair qu’on mord comme une bouche,
       Passantes dont on va tuer les lendemains,
Jamais n’eurent ce cœur qui tombe dans mes mains
       Et ce consentement farouche.

C’est elle qui consent. Il est venu, et c’est déjà l’inquiétude, toutes les subtilités de l’inquiétude amoureuse : « Les lèvres où passa l’amour n’ont plus de rire. » La poétesse a bien compris la vanité égoïste de l’homme qui trouve dans les larmes qu’il fait couler une preuve de sa puissance. Elle se sent seule, et la plainte qu’elle chante à la nature est d’une douce résignation :

Nature où j’ai vécu le plus beau de mon heure,
Nature d’aujourd’hui qui n’es plus ma demeure,
Ne montre pas du doigt d’un hêtre les chemins
Si jolis, si pareils à ceux de l’autre année,
Laisse-moi, laisse-moi, solitaire obstinée,
N’être que cette enfant qui pleure dans ses mains.

Mme Catulle Mendès, dans ce premier recueil, ne s’abandonne pas encore à toute l’éloquence de son inspiration : elle sait régler le jeu de ses effusions, et a écrit des petits poèmes verlainiens, d’une ligne pure et dont les mots sont choisis.

Beauté de nos regards, de nos visages, fastes
De nos tranquilles pas que suivent des dentelles…
………………………………………………………………………………………

Elle note ce « soir cruel »

Oui nous atteint avec un charme fatidique.

En lisant le Cœur magnifique, où les rimes s’abattent l’une sur l’autre comme des vagues en furie, je regrettais la féminine précision de cette strophe :

Je ne sens plus mon cœur ni mon rêve béant,
Je suis une harmonie étroite et paresseuse,
Et, si je le voulais, je serais presque heureuse,
Mais je crains ce bonheur comme on craint le néant.

On dirait que les femmes ne peuvent prendre conscience d’elles-mêmes que dans la frénésie de la passion : elles craignent le calme, le repos, comme la mort. Dans la sérénité des jours sans amour, elles revivent les heures pâmées :

Souviens-toi de ces nuits que l’on croit éternelles
Où, lorsque les amants se sont trop embrassés,
La chair a pris le goût des pétales froissés,
De ces étroites nuits qui tiennent tout en elles ;
Et des graves instants que plus rien ne troublait,
Comme si nous étions les seuls vivants du monde.
Sans que le bruit d’un mot questionne ou réponde,
En t’inclinant sur moi tu voyais ton reflet.

Le Cœur magnifique, dont ces deux strophes sont le prélude, est une abondante symphonie voluptueuse, développée musicalement. Il y a de belles images qui rebondissent de strophes en strophes : on est emporté comme par un courant qui nous berce ; on voit passer, incertains, les arbres du paysage ; une seule sensation est précise, le bruit cadencé des deux rimes battant le flot. Mais si on s’arrête dans sa course pour contempler le détail du paysage traversé, si on s’approche des rives, on peut cueillir des vers d’un beau jet, et des fleurs pleines de clarté :

Tout dort, les doux oiseaux et les bêtes agiles.
Ce soir est las, tout-puissant et terrible. Oh ! laisse
Se joindre sur ton cœur mes deux mains de faiblesse
Contenant tout l’amour en leurs paumes fragiles.
………………………………………………………
Vois mes doigts incrustés de belles pierreries,
Laisse-les s’approcher de ton immense extase,
T’offrant comme un parfum qui découle d’un vase
L’angoisse de la terre et ses idolâtries.

Mais les motifs poétiques s’élèvent ici au-dessus de l’aveu personnel, et jusqu’à une généralisation de l’amour, avec toutes ses nuances : ses extases, ses dépits, ses regrets, ses amertumes et ses douleurs. Les femmes trouveront, dans ce bréviaire poétique, l’expression musicale de leurs sensations amoureuses, et la plus orgueilleuse glorification de leur être :

……………………………………………………………………………
Si tu n’as pas conçu sans effroi qu’il périsse
Le rêve que je suis Myriam, Béatrice,
         Cléopâtre, Hélène et Psyché,
Si ton être n’est pas comme un métal qu’on forge
Sous le martèlement dur de ta passion,
Si tu ne sens de ta poitrine en fusion
         Le feu monter jusqu’à ta gorge,
Si tu n’as pas le cœur fabuleux de Tristan,
Si, de m’avoir brisée entre tes bras fidèles,
Tu ne crois pas ta chair et ton âme immortelles,
        Si tu ne m’aimes pas, va-t’en !

Au bout de la conception qu’elle se fait de la passion, la poétesse ne trouve plus qu’une issue pour s’évader, les ailes déployées : la métaphysique de l’amour. Il lui paraît logique qu’après avoir goûté au parfum de sa chair l’homme se sente éternisé : l’amour se nourrit de ces mensonges.

Mais la femme, pour l’excitation mentale et sexuelle des hommes, se drape en un double mensonge ; par la déformation artistique de la ligne féminine, qu’est son vêtement, quelle que soit la forme imposée par la mode, elle se crée physiquement autre ; mais son esprit réclame une déformation identique. Il lui est aussi insupportable d’être nue, d’être elle-même psychiquement que physiquement : alors, elle se vêt de sentiments empruntés aux dépouilles des héroïnes de la vie et du roman. Mais se vouloir Hélène ou Cléopâtre est la marque d’une haute conception de soi-même : je suis Hélène. Et c’est vrai. Et les jeunes bergers, pleins d’admiration et de désir, viennent baiser les pommes jumelles de ses seins :

Comme on colle l’oreille à la conque marine,
Tu poseras ta joue entre mes deux seins frais
Pour écouter au loin battre les beaux secrets
Oui scandent la lenteur tendre de ma poitrine.

Posons notre joue contre les seins frais de cette poésie : elle nous révélera un peu du secret de l’âme féminine. La poésie de Mme Catulle Mendès, d’abord timide et inquiète dans les Charmes, s’est faite grave et hautaine dans le Cœur magnifique. Parfois même, comme une végétation trop riche, l’éloquence et son rythme balancé y étouffent un peu le souffle des aveux, et la respiration de la femme. Mais il semble que c’est en élevant la voix que la poétesse a réussi à couvrir les bruits de la vie qui l’importunaient. C’est d’abord pour elle-même qu’elle chante et qu’elle se grise des harmonies de son chant ; écoutons-la : sa voix est pure et d’une belle sonorité, grave et sensuelle.

Parmi les derniers vers que la poétesse n’a pas encore réunis en volume, je cueille ces deux strophes, à la fois amoureuses et désenchantées. Elle s’adresse à Schéhérazade « au teint de lune »,

Si pure et pleine de péché,
Sœur de toutes et de chacune.

Conte, conte, Schéhérazade6, lui dit-elle, enseigne, par le conte qui les émeut, les vieillards et les jeunes hommes ;

Dis-leur le peu que prend de nous
L’amant à qui l’on est donnée,
Et que, lourde de trésors fous,
On meurt ainsi qu’on était née.
Dis-leur le désenchantement
Divin d’être choisie, aimée,
Que chaque amante est sans amant
Et que chaque âme est blasphémée.

Cécile Sauvage §

La poésie de Cécile Sauvage est une poésie de plein air et de plein vent : elle a la souplesse et la sveltesse d’un arbre solidement attaché à la terre, mais qui s’élance de toutes ses branches vers la lumière. Il y a dans ses vers un amour de la vie pour elle-même, qui ne cherche pas à comprendre au-delà de la sensation d’être. Ce contact direct avec la nature, cette participation à tous ses mouvements a permis à cette Muse de la surprendre dans ses gestes les plus secrets et comme dans sa nudité même. Elle s’est approchée d’elle, comme un amant de son amante, et l’a respirée, avec une curiosité passionnée. Curiosité de ses propres sensations, désir de fixer toutes les émotions de sa vie, il n’y a pas de poésie sans cela. On a cette joie en lisant les poèmes de Cécile Sauvage, de voir que cette jeune femme ne s’est laissée suggestionner par aucune poésie antérieure ; les images qu’elle nous offre sont toutes fraîchement cueillies et ont encore l’humidité parfumée des fleurs coupées au buisson.

Sa philosophie est une sorte de panthéisme où elle éprouve le besoin de se baigner jusqu’au cou. La nature, elle le sent bien, n’est que le prolongement de son être :

… Je porte le jour ainsi qu’on porte un cœur
Ou comme lourdement on traîne une douleur.
………………………………………………………………………………………
Et je ne sais plus bien parfois ce que je suis,
Si mon âme est le jour, si le jour est mon âme.
Dans ces communions pourtant je reste femme
Et ma douceur sourit ; peut-être je suis Dieu,
De me trouver ainsi tout entière en tout lieu,
D’être une et d’être mille avec des yeux sans nombre…

Mais, davantage encore : elle est toute la nature, et sa poésie sera une vivification de la formule de Schopenhauer : « Le monde est ma représentation. » Une autre pensée pèse sur elle : on est en prison sur la terre ; jamais on ne pourra s’en évader que pour mourir. Elle titube comme une petite mouche, ivre dans l’éther. J’ai rêvé, dit-elle,

J’ai rêvé de saisir la comète à la queue
Et d’approcher Vénus où clignote un feu vert.
Je fuirai sans avoir, sur les monts de la lune,
Cherché parmi les rocs des coquillages morts,
Et, poursuivant son vol pesant et sa fortune,
L’astre s’éloignera jaloux de ses trésors.
Je ne m’asseoirai pas au clos de la Grande Ourse
Dont le lopin d’azur hante mes soirs d’été ;
Comme un cheval lancé dans l’arène à la course
Je tournerai toujours dans mon humanité.

Au bout de cette course, il faudra « rentrer dans la mort comme dans un étui ». Obsédée par cette pensée d’être un petit être éphémère, accroché aux flancs de la Terre, ce grain de poussière égaré dans l’espace, Cécile Sauvage a intitulé son livre : Tandis que la Terre tourne. La nuit, lorsque le réseau des étoiles enveloppe la terre, et que nous pouvons nous situer dans l’étendue, la poétesse éprouve vraiment le vertige d’une course haletante, à se sentir emportée, sans savoir pourquoi, vers de mystérieuses constellations. Ce n’est pas une inquiétude métaphysique, mais une angoisse toute humaine, faite de l’impossibilité de s’échapper, et de sentir le poids de l’atmosphère sur son âme et sur ses épaules. Toute la nature participe à cette angoisse :

L’arbre, cherchant de l’air, du tronc crispé s’élance ;
En son étroit bassin, la source halète et meurt ;
L’ombre, dans les recoins, bâillonne la lueur ;
Sous la glèbe enfouie avorte la semence.
Mon sein pour respirer doit soulever un mur ;
La lune, en haut, blêmit dans son carcan d’azur ;
En surgissant le vent s’étrangle sous la porte
La nuit jette au soleil son ténébreux lasso ;
Le ciel serre le monde en son énorme étau
Et le sol est glacé comme de la peau morte.

Pourtant, après avoir communié à cette inconsciente angoisse des choses, la poétesse s’évade du rêve dionysiaque, et se place, spectatrice, au-dessus des contingences. Qu’on me laisse rire, dit-elle, « rire indéfiniment ainsi qu’un masque grec… ».

Je ris de voir les gens trouver l’ombre angoissante
Et vouloir pénétrer ce qui n’existe pas…

J’aime ce rire philosophique, jeune frère du rire de Zarathoustra ; j’aime ce sourire ironique qui se glisse sous les frondaisons de l’Automne. Il ne faut pas avoir de pitié pour ce qui meurt :

Le vieux jour se cramponne aux ramures du soir ;
Le corbeau sépulcral fait claquer son vol noir ;
………………………………………………………………………………………
L’ombre qui tombe étend ses lugubres lambeaux
Sur le sol souffreteux où se fane la vie…
Le monde poitrinaire au bois toussaille encor
Ses arbres consumés crachent des feuilles d’or…

Devant la joie neuve du printemps, Cécile Sauvage aura le même sourire, sans gravité inutile : elle nous dira le vol des hannetons « qui titube et qui grince », « la chouette miauleuse et qui n’a pas sommeil ». Le Printemps :

C’est un monde enfantin avec un remuement
De pétales, d’oiseaux, d’insectes et de vent.
Le silence, le soir, s’avance à pas d’eunuque
Et fait tomber sans bruit quelque étoile caduque
Sur cet arbre nocturne où l’allégresse dort ;
La lune amarre là son petit bateau d’or.

Ailleurs, une autre image, plus familière encore, nous représentera la nuit, laissant en fuyant « sa pantoufle lunaire » et le soleil « ramant vers son déclin ». Voici l’abeille, qui de « pollen empoussière ses bottes », tandis que « les branches d’un tilleul disent des messes basses » et que, des cloches de moutons « versent leurs eaux dolentes ».

Avec quelle sagesse, cette Muse nous dit qu’il faut jouir des minutes de la vie et ne rien désirer au-delà :

Heureux qui met sa chair au soleil et l’y gonfle
D’un puéril orgueil et d’un sucre d’été,
Comme l’insecte noir qui butine et qui ronfle.

Elle-même ne veut rien connaître du monde, où « l’amour est cruel » ; elle veut « faire simplement son devoir d’eau courante ». Elle considère l’amour et ses sensualités comme une des fonctions de son être et ne le vêt pas de mysticités compliquées. Cependant, dans cette simplicité, quelle délicatesse de sentiments :

Je pleurerai l’instant vécu loin de tes yeux,
La minute d’oubli pour ton, âme perdue,
L’inconstance d’avoir humé le vent joyeux,
D’avoir, en regardant une abeille quêteuse,
Ri sans me souvenir que tu n’étais pas là ;
Car pour toi je me veux aussi pure et fermée
Qu’une étoile de lait qui sur la nuit descend.

Mais voici que dans la dernière partie de son volume : l’Âme en bourgeon, la poétesse, fructifiée par l’amour, se penche vers le mystère qu’elle porte en son giron. Il y a dans ces aveux d’une femme une belle sensualité animale, et jamais peut-être les secrètes sensations de la maternité n’avaient été exprimées avec cette sincérité. Je regarde, « avec un œil gros d’infini », dit-elle,

Grouiller dans mon giron les graines de la vie
Et des chapelets d’œufs ceindre mon flanc béni.

Puis s’adressant à cette enfant qui dort en elle :

Autour de toi ma vie est une chaude laine
Où tes membres frileux poussent dans le secret.
Je suis autour de toi comme l’amande verte
Qui ferme son écrin sur l’amandon laiteux.
…………………………………………………………………………
La larme qui me monte aux yeux, tu la connais,
Elle a le goût profond de mon sang sur tes lèvres.
………………………………………………………………………………………
Je vois tes bras monter jusqu’à ma nuit obscure
Comme pour caresser ce que j’ai d’ignoré.
Écoute, maintenant que tu m’entends encor,
Imprime dans mon sein ta bouche puérile,
Réponds à mon amour avec ta chair docile :
Quel autre enlacement me paraîtra plus fort ?

Plus tard, ajoute-t-elle, je me souviendrai des temps où j’étais avec toi, « lorsque nous étions deux à jouer dans mon âme ».

Ouvre d’abord les yeux à mon doux crépuscule,
Prépare-les longtemps à l’éclat du soleil ;
Vole dans mes jardins, léger comme une bulle,
Afin de ne pas trop t’étonner au réveil.

L’enfant naît ; la mère nous dit son émotion et sa douleur :

Te voilà hors de l’alvéole,
Petite abeille de ma chair ;
Je suis la ruche sans parole
Dont l’essaim est parti dans l’air.
Vois-tu, je suis vide et suis soûle
Comme une jonque sans rameur.
Tu n’es plus tout à moi. Ta tête
Réfléchit déjà d’autres cieux
Et c’est l’ombre de la tempête
Qui déjà monte dans tes yeux.

Et tandis qu’elle regarde les yeux de son enfant encore pleins de son ombre, elle se trouve « petite et l’âme retombée ».

Une grande sensualité fraîche se dégage de cette poésie, qui plonge ses racines dans la terre, comme un arbre : elle nous apporte, dans son souffle rythmé, l’élan spontané d’un être jeune et sain qui veut vivre et ne se refuse à aucune des sensations de la vie. Ce recueil de vers simples, nets, et cependant d’une belle langue aux images et aux métaphores neuves, contient toute l’âme d’une femme, à la fois sereine et angoissée, mais qui sait que c’est cette angoisse qui donne de la valeur à nos sensations humaines. Tandis que la Terre tourne, l’emportant vers la mort, la poétesse chante sa joie et sa douleur et, sachant que sa fonction de femme est de transmettre la vie qu’elle a reçue, elle lègue son âme, lourde de rêves anciens, à son enfant, qui continuera son sourire devant le mystère des choses.

La poésie de Cécile Sauvage est bien son propre reflet : c’est par son chant qu’elle a pris conscience d’elle-même et de la nature, qu’elle sent battre, à ses tempes, comme une artère enfiévrée. On devine qu’elle ne peut trouver le repos que dans la sensation de participer aux mouvements des choses, qui ont le rythme de son cœur. Et lorsque, selon son expression, elle veut « prendre dans un élan le monde à bras le corps », elle appuie vraiment sa chair de femme contre lui, et se laisse posséder par la vie comme par un amant.

Jeanne Perdriel-Vaissière §

Mme Jeanne Perdriel-Vaissière a mis en épigraphe à son livre : Celles qui attendent, cette phrase d’André Gide : « Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. » C’est le tourment de l’attente qui fait la poésie de cette Muse ; le bonheur qu’elle espère est d’autant plus beau qu’il la fuit davantage : elle l’imagine et lui donne une réalité perpétuelle en elle-même. L’important, pour elle, comme pour tout être sensible, c’est de s’inventer une existence pathétique. Ce ne sera pas l’atmosphère d’un pays qu’elle étendra, artistiquement, autour d’elle, mais elle évoquera le retour d’un être aimé dont la présence créait autour d’elle une atmosphère de bonheur. Depuis, sa vie, comme une horloge dont on oublie de remonter les poids, s’est arrêtée : elle vit désormais dans ce passé toujours présent, si présent que la poétesse en parle comme de la seule réalité immédiate :

Le vent qui court, lissant les lames déferlées,
Sur tes lèvres sécha leur haleine salée,
Et ton baiser, ce soir, a le goût de la mer ;
Il me plaît d’en garder l’âpre saveur intacte,
Car l’amour dont il inscrivit l’image exacte,
Serait moins pénétrant s’il n’était moins amer.
Ta bouche, en le scellant d’une empreinte brûlante,
Semble asservir plus fort celle qui le reçut,
Celle-là dont le cœur ne t’aura point déçu,
Oui garde, obstinément tenace et patiente,
L’ardent et douloureux bonheur qu’elle a choisi,
Et librement t’a dit : « Je t’aime et me voici. »

Elle rêve à chaque instant que le navire qui ramène son amant a jeté l’ancre dans la nuit ; mais le retour des saisons « a plusieurs fois dressé le décor des adieux » et voici que d’autres images se réveillent : rappelle-toi :

Une abeille rôdait dans la chambre, obstinée,
La joie et l’abandon m’avaient fermé les yeux,
Le soleil à mon front tissait des fils de cuivre,
Mes lèvres attendaient ton souffle pour en vivre,
Tu me soulevas vers ta bouche encore un peu,
Et, prenant notre amour pour une fleur vivante,
L’abeille, interrompant sa course bourdonnante,
Lourde du miel des fleurs, tomba sur mes cheveux.

Un autre été est revenu : elle ne veut pas le vivre et ferme ses yeux à la beauté des choses ; sa poésie ne décrit pas sa vision de l’instant, mais l’hallucination du passé qui s’interpose entre elle et la nature.

Ce soir, dans la vallée ouverte sur la mer.
Près des sources dont se gorgèrent les ciguës,
La violente odeur des foins imprègne l’air.

Elle imagine que, portée au large par le vent, l’odeur de l’été réveillera en son ami le souvenir des caresses passées,

Et d’un visage ardent que pâlissait l’amour.

L’angoisse de l’attente se fait plus lourde, puis il lui semble avoir épuisé la puissance de souffrir. Cette torpeur l’épouvante :

Réveillez-moi, je veux sentir, je veux souffrir,
Car ma douleur étreint plus fort mon souvenir.

Elle sent qu’il lui est nécessaire, pour maintenir toute la chaleur de sa vie, d’entretenir en elle cette flamme douloureuse.

Elle se remet à souffrir :

Vos larmes, c’est encor quelque chose qui vit ;
Leur brûlure à votre visage
Est chaude comme fut le baiser de celui
Dont vous poursuit l’ingrate image.

Au seuil de son livre, Jeanne Perdriel-Vaissière nous montrait celles qui attendent, penchées « au balcon de leur longue espérance » :

Avec la main ouverte au-dessus de leurs yeux,

elles ont interrogé toutes les voiles qui passent sur la mer, elles ont vécu, de longues années, dans l’attente du bien-aimé qui n’est jamais revenu ; elles sont devenues celles qui n’attendent plus rien :

Celles qui n’attendaient plus rien
Étaient plus mortes que les mortes.

Mais, il ne faudrait pas se faire un jugement définitif sur la poésie de Mme Perdriel-Vaissière, d’après ces vers pathétiques ; ils n’expriment qu’une étape de sa vie et qu’un des aspects de sa sensibilité.

Voici que la poétesse a trouvé la stabilité de son être, et son prochain recueil nous la montrera, toujours inquiète, mais dans ce prolongement d’elle-même que sont ses enfants. C’est à eux, à « Mes Fils », qu’elle dédiera ses chants actuels, qu’ils lui ont inspirés :

L’Aîné ! l’expression première de ma vie,
Dans la forme et dans le parfum d’une autre chair,
Fruit d’avril au verger en fleurs, églantier vert
Au seuil de ma jeunesse à peine épanouie !
……………
Il a grandi, guettant le retour des escadres ;
Lorsque la nuit d’été bleuissait le rempart,
Il a, sans le savoir, respiré dans leur cadre
Le vertige des eaux, des ciels et des départs ;
……………
Ah ! mon petit, déjà si grand ! La terre est vaste,
Ses chemins useront les pieds des voyageurs !
Où donc t’emportera, persistant et fantasque,
L’héréditaire instinct des oiseaux migrateurs ?

Elle-même n’attend plus qu’une plus parfaite compréhension de la nature, une plus souple adaptation à la vie de tous les jours :

Parlez-moi, bras levés, muscles tendus des chênes.
Fourches des châtaigniers, faneuses de l’azur,
Sequins dansants des peupliers, gestes obscurs,
Mains qui vont promener la nuit sur les fontaines,
Marronniers aux doigts noirs, profilés sur le mur !
Tintez, pluie, aux cailloux, sur les pierres aiguës,
Froissez le taffetas des arbrisseaux ployés,
Roucoulez aux ruisseaux où gonflent les ciguës,
Au bout des rameaux secs, égrenez des colliers,
Et rejaillissez, mate, aux feuilles du figuier !
……………
Ouvrez-moi lentement votre alphabet fermé,
Que je vous lise, immense écriture du monde !

Et voilà qu’elle se sent comme étrangère à celle qu’elle fut jadis :

Ceux qui m’ont vue hier me chercheront en vain :
Je tiens le voile clos sur ma face hermétique,
Un parfum différent flotte sur ma tunique,
La trace de nos pas ne les instruira point.
D’où je viens ? Qui je suis ? Je ne sais plus… silence.

D’un poème intitulé : la Joie, j’extrais ces quelques vers, qu’elle adresse à ses sœurs, les femmes : « J’ai une robe neuve… »

La voici. Elle est tiède, et profonde, et bien mienne !
Son tissu est vivant pour écouter mes veines,
La sève les féconde aux réseaux de mes bras,
Je sens sur tout moi-même une gloire étalée,
Le baiser d’un destin prodigue et fastueux :
Que de force, que de douceur y sont mêlées,
Et quel frémissement me descend sur les yeux !
……………

Une femme retrouve comme une virginité nouvelle dans une robe nouvelle : l’être nouveau qu’elle est, ainsi parée, n’a pas encore été aimé, et, pour elle, l’aspect du monde est métamorphosé : tout est nouveau, reflété dans une âme neuve comme sa robe.

L’œuvre de Mme Jeanne Perdriel-Vaissière, tout en conservant cette belle inquiétude qui est le ferment même de sa poésie et de toute poésie, s’est teintée de sérénité, et, cette sérénité, cette acceptation joyeuse de la vie, c’est symboliquement la robe nouvelle dont cette Muse s’est vêtue :

Mes sœurs, hors de la gaine où je vivais roidie,
Mon cœur n’a pu, d’un coup, battre assez largement,
Trop longtemps opprimé, mon geste balbutie,
Il est un écolier, car le bonheur s’apprend.
Mais, peu à peu, mes mains s’attachent à la soie,
Mon corps apprivoisé la goûte et s’y complaît,
Sa richesse m’épouse : il me faut désormais,
Un seul manteau, un seul joyau, un seul abri : ma joie.

Laurent Évrard §

On est étonné, après tant de spontanéités féminines, si proches encore de la vie directement captée, de trouver, dans l’œuvre d’une femme, une poésie d’un art parfait, aussi savant que l’art de Mallarmé. Sous ce pseudonyme masculin, se cache, en effet, une femme, qui nous a révélé dans deux romans, déjà, ses qualités d’analyste. Laurent Évrard n’a pas cru qu’il lui suffirait, pour être poète, de s’abandonner aux intuitions de sa pensée ; elle a voulu, avant d’écrire ses poèmes, posséder son art, son métier, comme les Maîtres, étudier toutes les ressources de sa langue, afin, connaissant les secrets des mots, de manier à son gré les images et les idées.

Aussi pourrait-on penser que le poète s’est trouvé un peu étouffé par l’artiste, mais quelle sagesse d’avoir voulu maîtriser les élans de sa sensibilité, pour n’en retenir que le dessin précis. L’émotion que l’on éprouve en lisant, en étudiant ce volume, Fables et chansons, difficile un peu (ce qui est vraiment beau est toujours un peu caché, mystérieux, et ne se livre pas au premier regard, au premier palper des mains et de l’intelligence), — l’émotion ressentie est d’abord presque tout intellectuelle. Mais on admire le poète de ne nous avoir lui-même livré son émotion qu’intellectualisée par l’art. Obscurément nous retrouvons en nous les sensualités secrètes qui composent cet émoi, et on se sent troublé comme devant un beau marbre nu, ou devant l’Hérodiade de Mallarmé.

Ces poèmes sont écrits comme de la musique, avec toutes les ressources de la symphonie : allitérations savantes, cadences et rythmes, qui permettent au vers d’enfermer non pas seulement l’abstraction de l’image, mais son bruit même :

La rafale a froissé les frondaisons et les tente.
Par un geste qui retrousse leur trop traînantes garnitures
Les bras nus ont ployé dans la lenteur des détentes ;
En ses poses le bois craque sous les aisselles des ramures.

Ces vers nous évoquent la double vision de la forêt et des danseuses sylvaines. Nous voyons des arbres tordre sous lèvent leur chair de femme, tendre leurs muscles. Nous écoutons bruire, sous leurs bras levés, les feuillages de leurs aisselles.

Le plaisir fait crier tout le squelette et les feuilles :
Tourner vite sur les aines ! Meurtrir l’écorce par les chocs !
S’allonger, osciller dans le péril et l’orgueil
Des beaux muscles, des longs torses, du grand spectacle qui disloque !

Il y a dans cette poésie un sens de l’expression exacte et de la concision qui est d’un art interdit à la plupart des poètes. Quel artiste a jamais su féminiser ainsi la forêt, faire d’une rafale automnale un soulèvement de gorges haletantes, un déhanchement de désirs, un appel de bras levés ? Pas un vers de ce poème qui ne rappelle à ceux qui ont aimé et regardé les bois un des gestes familiers des arbres :

Soudain, droit, arrogant, comme arcbouté sur des hanches,
Un corps raide se soulève dans ses verdures libertines,
Et brandit des bras noirs avec emphase hors des manches !
Et s’élance sur les pointes épouvantables des racines !

Et voici une des notations musicales du vent :

L’intolérant orgue roi, jaloux du bruit, s’enfle, refoule :
Ses fugues vivaces se poursuivent et s’enchevêtrent, roulent,
          se foulent.

Pour réciter ces vers, il ne faut pas tenter d’éluder tout à fait les muettes ; elles ont leur valeur musicale et résonnante :

Et longtemps elle écoute, en haletant sur l’échine
Tout l’orchestre de la danse qui la provoque dans ses
        ombres.

Il serait trop facile de dire que ces vers de quatorze, de quinze ou de seize pieds ne sont en somme que deux vers de mètres connus, soudés. Cette tentative d’allonger de quelques syllabes la mesure des vers, afin de lui donner l’amplitude d’une phrase musicale, n’aura pas été tout à fait vaine, puisqu’elle nous aura prouvé que la rime, au bout de cette longue mesure, répond encore à sa sœur lointaine. Écoutons ces cloches :

Deux cloches choquantes, tempêtent, tracassent, se pressent
          sans cesse
Et sonnent, monotones, les craintes, les plaintes, les haines
          prochaines,
La horde des laides, des grandes, des lourdes, démentes
          tristesses !

Mais cette poésie n’essaie pas seulement de capter, dans son souple réseau, les harmonies de la nature : elle les marie aux angoisses d’une sensibilité. Orgues de la nuit, cloches du cœur qui battent aux artères le rythme des souvenirs et des peines : on entend le branle monotone d’une cloche mystérieuse qui sonne dans notre cœur, et au loin dans la forêt.

Un symbole toujours s’appuie au tronc des arbres, et contre le marbre des strophes. Mais il est difficile de faire comprendre l’harmonie de ces poèmes en n’en montrant que des fragments.

Que les bois ont l’air dur, inexorable, immobile,
Dans ces heures invincibles de force inerte, chaude et
        grise :
Sans lueur qui zigzague ou rien qui passe et s’irise,
Ils se tiennent formidables par le prestige survenu.

Le feuillage en suspens, inextricable et menu,
S’éternise dans l’angoisse de ces silences d’attitude.
Un repos si nombreux a les douleurs d’une étude
Surprenante dans les touffes, les fouillis sombres et les jets !

Jadis « les forêts cherchaient leur place et bougeaient »,

On voyait travailler les ressorts secs et l’acier
De ces feuilles métalliques qui se déplissent et se plissent…

Mais ces « fugaces véhémences, dont la nature se complique », devaient suggérer à l’homme « ancien et mystique »« des contraintes uniformes et des attentes sans désir » :

Qu’ils sont forts et pareils, exorbitants et farouches,
Les troncs d’arbres, les troncs d’hommes avec des feuilles
        ou des mains !

On sentie prodige « d’une occulte loi humaine survenue ». Symbole des contraintes nécessaires, qui font que les hommes se surmontent et que les arbres, élagués de leurs branches basses, s’élancent d’un jet plus svelte, vers la lumière :

Qui ne sent qu’à son heure un idéal convenu
Donne aux frustes silhouettes des accents justes et du style !
Que les troncs aujourd’hui sont douloureux ! qu’ils s’effilent !
Quelle angoisse dans la force des apparences immobiles !

C’est l’art humain qui donne une valeur à la nature en la stylisant, en lui imposant le rythme même de son cœur.

Dans ce poème : Roues de Moulin, le poète a cherché à rendre musicalement le bruit obstiné de l’eau se jetant sur les roues ; les mots ont la souplesse et les courbes mêmes d’une cascade :

Et la roue en tournant sent le cours et le poids d’un mys
    tère
Terrifique, comme un rêve volubile, lunatique, qui sur
place
La soulève, et l’oblige au tapage
Agitant, aux sursauts et fracas
Cahotants des volants, dont les brefs ronflements se suc-
cèdent,
Cédant vite, tour à tour, tant la chute torrentielle les
     obsède !
                  L’eau ruisselle
Célébrant sa puissance
Sensuelle dans un flux
Audadacieuses, de rubis
Bizeautés ; elle agrafe
                 Aflairée ou répand
En traînées les agiles
Illusoires colliers d’ambres qui vacillent.

Ici la rime est remplacée par la répétition en écho, au commencement du vers suivant, de la dernière syllabe du vers précédent. Ce rebondissement de la dernière note simule bien la seconde d’arrêt, d’hésitation presque, de l’eau qui coule, et le tournoiement un peu saccadé de la roue qui reçoit ce halètement de la cascade. Ces rimes, heurtantes ‒ écrit Laurent Evrard, au seuil de son volume, ne sont pas une innovation. Qu’on me permette une altération typographique, explique-t-elle, et les voici, ou peu s’en faut, dans « la Chasse du Burgrave » :

Daigne protéger notre chasse,
Châsse de Monseigneur Godefroi,
Roi ! etc…

On voit l’altération typographique que Laurent Évrard impose au texte de Victor Hugo. Chez Victor Hugo, les rimes gardent leur plénitude traditionnelle : c’est un mot qui répond, en écho, à un mot. Chez l’auteur de Fables et chansons c’est, plus musicalement, le rebondissement d’une sonorité ; on trouverait de tels jeux de rimes chez les poètes du xve siècle.

Mais voici la Légende de Saint Marc, qui compose à elle seule presque la moitié de ce recueil. C’est un poème d’une grande beauté, et d’une grande habileté, où l’auteur a enfermé tout le mystère symbolique d’une légende, la sérénité antique et l’inquiétude chrétienne. Chaque strophe, chaque mot de ce poème est comme la pierre ou la colonne nécessaire d’un édifice, et j’hésite à donner une trompeuse analyse de cette œuvre. J’en citerai quelques fragments, qui donneront le désir de connaître l’ensemble, et de savoir par quelle incantation, Marc, le magicien, « l’étonnant scribe de la Bible », dompta, subjugua les marbres antiques pour en composer sa basilique. Il entre à Bysance dans l’hippodrome au grand tour :

Vingt-deux rangs de statues y présidaient le parcours.
Près des bornes, un quadrige, fier des lointaines origines,
Dédaigneux par le cuivre et l’or épais ajouté.

Ces chevaux, en voyant l’index se tendre et pointer,
Caracolent ! Ils se cabrent ! Ils broient le socle ! Déracinent
Leurs sabots ! Ils ont peur des fouets futurs sur leurs
        reins !

« Marc pour eux entreprend de fabriquer un grand char », fait de toutes les colonnes et de tous les troncs de marbre qui l’environnent. Puis, il précipite l’attelage dans la mer, l’attelage dont « tous les muscles se dépêchent ». Il sait que Jésus, dont il envie

Le pied fort et léger qui va serein sur les eaux,

a marché sur la mer. Il veut, lui, mener son char de marbre sur l’océan ; mais le doute de sa puissance le pénètre. Le char s’arrête à jamais, et il dédie au « seul Mage Inimitable et Parfait » son arche, les bons étalons et le lion amical.

Il dételle en pleine eau le char branlant et le cale,
Met en pièces les roues riches et si prodigieuses en colonnes
Étayant l’édifice avec les fûts qui scintillent.
……………………………………………………………………………
Sur l’un d’eux, orgueilleux du bel élan et du saut,
Toujours noble, plein d’arcanes, inexpugnable,
      démoniaque,
Le Lion de Saint-Marc est désormais à l’affût.

Or quand Marc eut mis l’ordre et l’harmonie dans les fûts,
Il fit place sur le porche de la récente Basilique
Au quadrige immobile en plein travail et fumant,
Arrêté dans l’ampleur d’un immortel mouvement.

Et saint Marc, l’étonnant scribe de la Bible, se courbe devant Jésus, le Mage Inimitable. Mais il songe que son grand char surnagerait comme une île,

Tous les marbres, tous les bronzes, grâce aux effluves qui
      fascinent,
Se baignant, s’animant, seraient à moi dans la mer,

s’il avait vu jadis « le Pied fort et léger marcher sans peur sur les eaux ».

Dans un autre poème encore : Jardin d’Italie, Laurent Évrard a mis toute la concision artistique de son talent. En même temps que les mots savamment accordés y jouent leur harmonie nécessaire, leur sens précis ajoute à cette musique l’évocation même de ce jardin, recréé par l’art du poète.

Le jardin san-Vital est somptueux et maudit :
Les verdures y moisissent avec des miasmes d’épouvante,
Il y monte un secret et des parfums érudits
Pleins de choses mémorables et de menaces émouvantes.
……………………………
Sous la treille en tonnelle où dort le fruit, deux Romains
Violentent leurs Sabines parmi les feuilles de citrouilles.
Le plus noble arrondit un bras pompeux et sans main.
Sur eux tombe par bavures un jour de ruines et de rouilles.
……………………………
Ah ! ce bras du Romain, quel étonnant modelé !
Tout son torse se boursoufle comme un bandage sur ses
     ouates !
Son échine au hasard creuse un sillon potelé
Et la hanche s’exagère pour que la cuisse se déboîte.

Ces statues sur le sol sans piédestal ni gradin
Ont des taches dramatiques, des blancheurs brusques et
      funestes,
Et jouent là, sous la treille, un cauchemar de jardin,
Fantastiques de misère par le prestige qui leur reste.

Car la vie est trop proche et les atteint dans leurs nus,
Dans leurs grâces maladroites et leur noblesse si baroque,
Et le lierre en grimpant sur le héros malvenu
Fait plus lourdes et bizarres les élégances de l’époque.

Car le lierre et la courge et chaque été qui s’étale,
Les tomates, l’aubergine, le chat qui passe dans son rêve,
Les fouillis frémissants de l’entrelacs végétal,
Les minutes qui palpitent avec la sève chaude et brève.

Pulsations, éclosions, fils animés, frôlements,
Tout les fixe par contraste, ces statues frustes et faciles,
Dans la pose impossible et l’éternel groupement,
Sous les spectres du treillage qui se transforment et
       vacillent.
……………

On se rendra compte par ces quelques citations de la qualité du talent de Laurent Évrard. Alors que les autres poètes, hommes et femmes, se penchent avec tristesse sur les amertumes de leur cœur, elle nous donne une leçon de maîtrise sur nous-mêmes, et nous excite, par son œuvre, à nous projeter en dehors de nos tourments intimes, pour créer, avec les reflets de la vie, un peu de beauté stylisée.

La plupart des œuvres des Muses dont j’ai essayé de noter le bruissement au-dessus de la vie symbolisent bien l’effort d’une ruche s’abattant sur un champ de parfums. Il y a, dans cette poésie féminine, une frénésie de vibration, un désir de se jeter dans tous les calices et de se poudrer de pollens, qui est beau à regarder, dans le soleil. Vivre, de toute la puissance de son ressort physique, sans autre curiosité que le mécanisme de ses propres sensations, vierge de toute culture intellectuelle, telle me paraît être l’ambition de la femme poète. Si, selon Buffon, le génie, pour l’homme, est une longue patience, une longue recherche de soi-même, le génie de la femme poète est une spontanéité, l’expression de la vibration immédiate de sa sensibilité, la réaction subite de ses sens effleurés par les émotions de la vie. Mais ce travail d’abeilles, butineuses de sensations fraîches, n’aura pas été inutile : un poète de génie viendra qui fera du miel avec cette cire parfumée de l’odeur de la femme.

Les Nietzschéennes §

L’opinion publique, représentée par le journalisme, a elle aussi son bovarysme. Lorsqu’elle se saisit d’un philosophe ou d’un écrivain, elle le recrée, selon son sentiment, le taille à sa mesure, élague les branches trop riches, ou en ajoute d’artificielles ; il devient ce qu’elle veut, et toujours autre chose que ce qu’il est. Les écrivains les plus aimés du public le furent par ce qu’ils avaient de plus mauvais en eux, par ce qu’ils détestaient le plus en eux.

Nietzsche est détesté pour ce qu’il n’est pas. M. Ledrain, dans l’Éclair, et M. Gaston Deschamps, dans le Temps, ont poussé le cri d’alarme contre l’immoralisme qui envahit notre littérature, cette dangereuse doctrine, prêchée par Nietzsche, et introduite dans le roman par Mmes d’Houville et de Noailles, que M. Ledrain qualifie : les Nietzschéennes.

Voici un résumé très concis de la doctrine de Nietzsche ; il enseigne « que l’homme se développe et fait de grandes choses, en ne se laissant pas mettre en lisière par la vertu, mais en suivant, dans le cours de la vie, ses passions et son égoïsme7 ».

Ainsi n’a jamais parlé Zarathoustra, et voilà pourtant pourquoi Mme de Noailles est nietzschéenne.

L’immoralisme, d’après M. Ledrain (pourquoi avoir inventé un mot nouveau), c’est tout simplement l’immoralité, la lubricité, l’adultère, les cabinets particuliers, tout ce qui n’est pas la vertu.

Il faut, pour qu’un romancier évite ce qualificatif infamant d’immoraliste, qu’il sache montrer les inconvénients et les laideurs du vice. On ne lui permettra que quelques piquantes hardiesses, enveloppées de poésie, c’est-à-dire de crépuscules et de chants d’oiseaux.

La seule excuse de M. Ledrain serait de n’avoir pas lu l’auteur de Zarathoustra et de ne s’en être rapporté qu’à l’opinion des autres. S’il avait seulement feuilleté les Pages choisies, il aurait vu que l’immoralisme était quelque chose de plus complexe que l’immoralité. Il aurait vu aussi que Nietzsche n’est pas un anarchiste, mais un conservateur, comme lui, sceptique de toute idée de progrès. Ne commande-t-il pas de respecter les hiérarchies établies, de vaincre ses instincts et ses passions pour s’adapter aux mœurs et aux usages de son époque, sans se révolter ? Son œuvre est très chaste, en ce qu’elle restitue à l’amour son innocence :

« Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des sens.

« Je vous enseigne le surhumain. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?

« Tous les êtres jusqu’à présent ont créé quelque chose au-dessus d’eux et vous voulez être le reflux de ce grand flux et plutôt retourner à la bête que surmonter l’homme.

« … Il est difficile de vivre dans les villes : ceux qui y sont en rut y sont trop nombreux.

« Ne vaut-il pas mieux tomber dans les mains d’un meurtrier que dans les rêves d’une femme ardente ?

« Et regardez donc ces hommes : leur œil en témoigne, ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.

Ils ont de la boue au fond de l’âme, et malheur à eux, si leur boue a de l’esprit.

« Ainsi parlait Zarathoustra. Mais quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut. Ils se tiennent là, dit-il à son cœur, les voilà qui rient, ils ne comprennent point, je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. »

Et maintenant, une opinion s’est cristallisée, pour longtemps ; Nietzsche est immoral, une sorte de Crébillon fils qui aurait mis le Sopha en Évangiles ; autre chose aussi : un Rousseau athée.

Nietzsche n’est pas sentimental, il ne pleure pas sur des Paradis perdus, mais il n’est pas pessimiste, non plus, il sait que l’homme est une lente conquête de l’homme et que la morale est, elle aussi, une acquisition, une attitude pour poursuivre et l’indice d’une volonté. Son immoralisme consiste à vouloir redresser cette morale faussée et restituer à la vie son importance en soi au lieu de la plier à une vérité abstraite, Dieu ou Raison. La vie est son propre but à elle-même. Mais l’homme, relégué en ses terrestres contingences, saura, des déchets de ses rêves mystiques et ancestraux, se bâtir une nouvelle cathédrale, encore divine : le surhumain. Et même, après avoir (avec quel déchirement, car Nietzsche était ataviquement religieux et protestant) détruit toute métaphysique, il ouvre encore une fenêtre incertaine sur l’infini, un infini plus désespérant que celui des prophètes et des Christs : le retour éternel des choses. Une éternité géométriquement humaine, basée sur ce paradoxe invérifiable : une ligne droite prolongée à l’infini est une circonférence.

La vie est son propre but à elle-même : c’est une raison sérieuse pour ne pas la gâcher, une invite à cultiver son être, comme une plante unique, qu’aucune Providence ne protège, et qui n’aura d’autre valeur que celle que nous lui imposerons. La beauté morale est une vertu tout artificielle et presque contre nature : on ne se doute pas de toutes les essences littéraires et philosophiques dont il fallut imbiber cette fragile églantine pour en créer cette rose pourpre et embaumée.

Ces deux romans, l’Inconstante et la Nouvelle Espérance, ont une qualité commune et nouvelle, une sincérité un peu révélatrice de la psychologie féminine. C’est peut-être un mensonge plus compliqué, car une femme sincère ne se conçoit guère : la sincérité n’est pas une attitude sexuelle, et tout acte, même transposé en littérature, est sexuel.

J’aime la sérénité de l’Inconstante. On y meurt d’amour, mais comme on sent bien que cette petite mort dans un coin n’entrave en rien la vie qui coule sans daigner s’arrêter.

Sabine, l’héroïne de Mme de Noailles, est plus tourmentée : elle est comme la synthèse de la femme du xixe siècle disparu, quelque chose, peut-être, comme « le Bouvard et Pécuchet » de la sentimentalité. Avec quel soin cultivé elle revivifie, pour un suprême épanouissement, les littératures desséchées, les ranimant de la sincère et douloureuse rosée de son sentiment. Sabine est une agglutination de sentiments, un enchevêtrement de littératures, et elle a dû bien souffrir, avant de succomber étouffée par les émotions réveillées d’Émilie, de René, de Rolla, de Werther, etc. Réservoir insensé de tout le tumulte d’un siècle, elle meurt, pour avoir voulu consciencieusement se bâtir une vie, un nid, avec des plumes de poète et des brindilles de littérature.

La tristesse d’Olympio, cette forêt romantique, est son domaine, son refuge aristocratique : elle essaye d’y mener son mari, M. de Fontenay, qui a le mauvais goût de « n’avoir pas l’éducation et la culture de la tristesse ». « Elle l’obligeait à rester avec elle, au bord de la fenêtre, le soir, sous la lune, et, la tête collée à son épaule dans la pose de l’alanguissement et du soupir, elle essayait qu’il fût, comme elle, empli d’une mélancolie indécise.

« Quand tout est beau comme maintenant, je voudrais pleurer, et vous ? » — Lui pas.

« Je viens à vous, lui dit-elle encore, du fond de mon enfance. Pourquoi n’es-tu jamais triste ?

« Si tu m’aimais, tu serais triste, comme moi je suis triste depuis que je t’aime, parce qu’on veut, on veut quelque chose, on ne sait pas ce qu’on veut. »

La campagne, qu’elle sait décrire d’une façon spontanée et personnelle, lui fait songer aux Charmettes et à Mme de Warens ; les meubles de sa chambre sont « lourds et ornés comme on en voit sur la scène dans les comédies de Molière ». Les porcelaines villageoises de « son déjeuner » du matin évoquent à son âme érudite les repas que le pauvre Rousseau pouvait faire avec Thérèse. C’est l’abnégation de sa personnalité : des réalités qu’elle cueille, elle orne les autels de ses héros de roman, ou, plutôt, leur restitue ce qu’elle leur doit, car, sans Rousseau, sans Gœthe, sans Musset, se douterait-elle que l’air est parfumé de tristesse, qu’il y a de l’amour tragique dans les êtres et dans les choses ?

De cet idéalisme impersonnel, butiné au cours de sa vie, elle a composé une vivante cire, et c’est de cette cire qu’elle ébauchera les maquettes fragiles de ses Amants littéraires.

Elle l’attend, le miracle d’amour inévitable, le grand remous de l’âme, et l’Inconnu qui viendra lui dire, très triste : « Qui êtes-vous et qui suis-je, cela n’est rien ; mais à cause du soir lilas, à cause de la volonté des choses du printemps, de mon désir et de votre corps qui rêve, venez avec moi. »

Peut-être ce Gérôme Herel sera-t-il celui-là, représentatif de « l’essentiel » de la vie, c’est-à-dire : « l’instinct, la force et la vie, et tout ce qui crie, s’élance et tombe… »

Elle accroche sa tristesse amoureuse au profil de ce jeune musicien « qui chante dans le soir, souriant vers Elle, dès romances attendries où les sons mêlés aux vers inventent des paysages et des bonheurs » ; qui chante « comme les enfants jettent des cris, d’une manière qui semble l’exalter et l’épuiser… violence dont il semblait qu’il allait mourir. »

« Elle trouvait qu’il devait ressembler à Adolphe de Benjamin Constant, à Werther, à Manon. »

Et, tandis qu’elle se torture d’un amour que le jeune musicien ne semble guère partager, la lecture d’un livre nouveau éloigne un instant sa pensée de lui, et voilà qu’elle rêve un Docteur Faust « jeune et mystérieux au crépuscule sur la petite place de sa ville ».

Et cette nouvelle suggestion d’une lecture, cette hantise s’imposera à son pauvre cœur, ouvert à tous les vents ; elle essayera de le créer, son Faust, et le premier savant qu’elle rencontrera… Ce devait être Philippe Forbier.

Un instant encore chez Gérôme « elle vécut tout ce qu’elle avait lu des démarches amoureuses des femmes, elle revoyait en pensée l’escalier qui est dans Saphio, et celui par où Mme Bovary, à Rouen, se rend chez le jeune clerc ».

Et voilà que, dans la bibliothèque du jeune homme, elle aperçoit un volume des vers secrets de Baudelaire, elle songe sans doute à des divans profonds comme des tombeaux ‒ mais espérance vaine, Gérôme lui échappe ; elle attendait qu’il lui dise : « Sabine, si vous m’aimez, venez, partons, quittez tout et venez. »

Et elle lui répondrait :

« Vous savez bien que je suis prête » ou encore cette phrase terrible et magnifique : « Vous me faites plus peur que la mort. » ‒ Et voilà qu’il lui demande son concours auprès de Mlle de Fontenay, qu’il désire épouser.

Sa douloureuse déception se rejette sur Pierre Valence, un autre ami, mais lui non plus ne comprend pas sa tristesse, ne pénètre pas dans « le magnifique inconnu ». Elle lui reproche « de ne pas mourir à cause d’elle, inviolable, de respirer l’air de sa vie et de sa maison sans qu’il en fût bouleversé à l’image de Werther ou de Dominique ».

Et on devine déjà que cette prédilection pour Werther lui jouera un mauvais tour.

Faust apparaît. « Sur sa table : des livres, des feuillets, des petites fiches de papier, dans une pièce encombrée et toute brûlante. ‒ Je voudrais toujours vivre là. »

« Vous, Monsieur, dit-elle à P. Forbier, vous avez une vie admirable, vous travaillez, vous savez tout : moi aussi je voudrais tout savoir. » Sabine insensée et irrassasiable ; et qui ne s’aperçoit pas que son âme déborde d’émotions factices et que le seul remède serait de fermer tous les livres et d’oublier. Mais, au contraire, elle rêve une vie « lourde et ennoblie de livres » comme la table d’étude chez Philippe Forbier.

Il devient son amant : elle le câline de jolies phrases et de tristesses ciselées.

Mais ce Faust est marié, et il ne sacrifie pas sa famille à un amour romanesque. Et Sabine, à l’image de Werther, après avoir écrit son testament sentimental, d’une belle et sereine et stoïque tenue littéraire, se réfugie dans la nouvelle espérance de la mort ‒ ce qui est une espérance toute négative.

Et je trouve que ce roman passionné — comme on n’en fera plus — ferme une époque, ensépulcre l’amour romantique.

Cette brève analyse suffit à faire comprendre combien peu Nietzsche a touché cette âme.

Voici encore d’autres indices plus caractéristiques. Sabine est « passionnée de justice et de pitié humaines. C’était sa seule certitude que la pitié avait toujours raison ». Nietzsche n’eût-il pas dit : « Méfiez-vous de la pitié, car la pitié a toujours tort. »

Elle est socialiste aussi ‒ par pitié sans doute ‒ elle chante la romance des ouvriers peints de plâtre ; elle les imagine « ressemblant tous aux mineurs de Constantin Meunier, nus avec cette culotte de toile que la sueur leur colle aux hanches ». Sa pitié et son socialisme, comme son amour, sont artistiques et littéraires. Et voilà qu’elle esthétise la foule hurlante : elle parle du « pain » avec une émotion bien écrite. C’est du Hugo. Et les jolies choses qu’elle dit de la justice et de la fraternité : on dirait du Michelet.

Devons-nous lui reprocher, à cette malheureuse Sabine, de n’avoir pas su dissocier son intelligence de sa sensibilité ; c’est justement son métier de femme de féconder l’art, en faisant de la vie. C’est encore un rôle sexuel.

Ni M. Ledrain, ni M. Deschamps n’ont compris qu’épigrapher un roman comme la Nouvelle Espérance de pensées de Nietzsche, c’était, de la part de l’auteur, une spirituelle ironie, et peut-être un délicieux mensonge féminin. Peut-être même ces petites épitaphes furent-elles, à ces journalistes, une indication suffisante pour appuyer un jugement, qui n’eut pas le temps de se vérifier.

M. Gaston Deschamps est plus cruel encore.

La haine qu’il a jurée à « l’inévitable Nietzsche » est inexplicable. Ce n’est qu’une prévention. Au nom des familles « indo-européennes », au nom de la « morale aryenne », il se dresse contre un envahissement d’idées qu’il croit germaniques, et qui sont toutes françaises. Larochefoucauld, Chamfort, Rivarol, qui sont en France comme s’ils n’avaient jamais existé, et qui nous reviennent revivifiés par une sensibilité étrangère, sont chassés de France, au nom de Kant. C’est très curieux. L’esprit français, quoi qu’on en ait dit, est imperméable à certaines idées allemandes ; c’est une question de race, d’espèce : et ce que nous aimons dans les littératures du Nord, c’est toujours notre propre littérature. Notre organisme, instinctivement, élimine ce qui lui serait indigeste ou mortel.

Voici ce que dit M. G. Deschamps de Gillette Vernoy, l’Inconstante de Mme d’Houville :

« Elle ignore les clauses du contrat social par où l’humanité civilisée a essayé d’établir une différence entre les sentiments qui unissent l’homme à la femme, et les instincts qui font roucouler sous bois les tourterelles en l’honneur de divers tourtereaux. Sa biographie… semble se réduire à l’histoire de ses sensations. »

Et voilà ce qu’est l’instinct, ce mobile grossier des actes les plus bas. L’instinct, c’est un reliquat de l’anthropoïde que nous ne fûmes jamais. Mais comment discuter sérieusement ; les écrivains et les critiques honnêtes ne se placent pour juger une œuvre qu’au point de vue de la famille. Peut-on laisser traîner ce livre sur la table du salon ? Non. Donc il est mauvais, à tous les points de vue. La vie officielle est une machination très compliquée, un musée où les actes sont catalogués, « bien » et « mal » côté de la vertu et du Paradis, côté du vice et de l’Enfer. La vie est une naïve image d’Epinal.

Les instincts de l’Inconstante me paraissent des cristallisations d’états de sensibilité très civilisés. Il faudrait s’expliquer, redire que l’instinct est de l’intelligence cristallisée, mais, pour certains, l’instinct et l’intelligence demeureront à tout jamais deux planètes qui gardent leurs distances : l’instinct, imperfectionnable ; l’intelligence, don gratuit d’une divinité.

Il a suffi de ce mot « instincts » prononcé par l’Inconstante, pour réveiller, par une très rudimentaire association d’idées, les théories de Rousseau sur le bienfait du retour à la nature. Nietzsche devient un disciple de Rousseau, et l’Inconstante est nietzschéenne. C’est très simple.

« Abîme vertigineux de nihilisme ! » s’effraie le critique du Temps : « les moralistes anciens et modernes, Aristote, Platon, Marc-Aurèle, Spinoza, Puffendort, Nicole, E. Kant, Royer-Collard, Alex. Dumas fils, Emile Augier, sont, à ses yeux, comme s’ils n’avaient pas existé. » Ce qui, au moins pour les deux derniers, est preuve de bon goût.

« Les 15 ou 20 siècles, continue-t-il, que la race aryenne ou indo-européenne consacra péniblement à la construction d’une éthique internationale, ne pèsent point sur les petites épaules nacrées de l’Inconstante. »

M. Deschamps ne se doute pas à quel point l’éthique internationale, ce volapük de la morale que nous subissons, est peu aryenne, mais toute allemande, et kantienne et dogmatiquement protestante ; Gillette a raison de secouer cette morale de ses petites épaules païennes.

Ce qui a pu faire croire au nietzschéisme de ce roman, c’est qu’il remonte, par-dessus le romantisme, à la vraie tradition du roman français, l’esprit de ces xviie et xviiie siècles, si chers au philosophe allemand. L’Inconstante comme la la marquise de Merteuil, des Liaisons dangereuses, aime l’amour pour l’amour, elle voudrait pouvoir abstraire l’amant, cultiver les caresses et les sentiments, comme des fleurs toujours pareilles, et pourtant chaque matin renouvelées, tiges fragiles qui s’ouvrent et fleurissent un instant dans l’eau fraîche, et meurent au soir, anonymes. Mais le romantisme a laissé, même dans les âmes les plus saines, les plus sereines, son pollen d’amertume et d’infini. Gillette veut remettre l’amour à sa place, en faire un jeu sans plus d’importance que cela, et le jeu devient terrible et mortel. C’est le seul péché ‒ péché involontaire ‒ de Gillette, dans ce roman aristocratique où on ne pèche pas, de s’être trompée, en élisant momentanément ce Michel, mystique et passionné, qui, lui aussi, se réfugie dans la nouvelle espérance de la mort, consolatrice des névroses. Cette mort, pour elle, ne la flatte ni né l’attriste : déjà son organisme (dont sa petite conscience n’est en somme que l’inscription inconsciente) redemande de la joie, du sommeil, de l’amour, comme tous les jours. Est-elle responsable de ce suicide ? Est-on responsable de quoi que ce soit ; pouvait-elle se douter qu’elle aimerait sincèrement (pour combien de jours) ce Valentin qui lui revient ? Va-t-elle enfin connaître la pudeur, acquérir un peu de vice ? Le vice, n’est-ce pas le plus bel apport du christianisme, ce qui distingue la femme actuelle des Grecques et des Romaines, le vice qui donne à la beauté sa valeur métaphysique ?

Mais, passée cette petite attaque de sentiment provoquée par la mort d’un amant, elle redeviendra l’Inconstante qu’elle est par définition. En somme, elle est ce que l’ont faite son hérédité un peu exotique, un milieu intelligent et païen ? et ses lectures saines. Elle vit, laissant par négligence ou indolence s’épanouir, à leur gré, toutes les roses de ses instincts, au lieu de les pincer à leur naissance, pour n’en laisser croître qu’une, monstrueuse, unique, surhumaine, ce qui serait réellement nietzschéen. Les Saints et les Philosophes sont des spécialistes, des monomanes de la vertu (même renversée) : ils s’évertuent à perfectionner une des facultés de leur âme, comme les horticulteurs les chevelures des chrysanthèmes. L’Inconstante n’est ni Sainte ni Philosophe, elle est un être pour lequel on ne saurait jamais avoir assez d’indulgence — une femme.