Remy de Gourmont

1908

Promenades philosophiques. Deuxième série

2014
Source : Remy de Gourmont, Promenades philosophiques, deuxième série, 10e édition, Mercure de France, Paris, 1931.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (encodage TEI), Vincent Jolivet (encodage TEI) et Pascale Langlois (Coordination éditoriale).

Première partie
Une loi de constance intellectuelle §

Prométhée : Le feu, ce maître qui leur enseignera tout.
>Eschyle.

J’avais depuis longtemps l’idée que l’intelligence humaine s’est maintenue, à travers les siècles, invariable en son fond, en son pouvoir ; mais cette idée, je ne savais à quoi la rattacher, quand les travaux de M. Quinton sont venus m’en démontrer la logique. Tout d’abord, elle me semblait incompatible avec la théorie de l’évolution universelle admise par les esprits scientifiques. Si tout évolue, l’intelligence doit évoluer aussi, et si tout évolue vers un état plus parfait, comme le croyait Herbert Spencer, l’homme d’aujourd’hui doit être plus intelligent que l’homme des temps préhistoriques. A vrai dire, cette dernière proposition semble évidente ; on ne saurait, semble-t-il, la contester sans paradoxe : il suffit, pour être fixé, de comparer la civilisation présente à la civilisation de l’époque des cavernes. Soutenir un paradoxe m’a toujours paru l’exercice le plus méprisable, et je n’aurais pas été plus loin, si la question s’était posée dans mon esprit avec cette apparente simplicité. Mais je me suis toujours appliqué à dissocier l’idée d’intelligence en ses deux éléments fondamentaux : la faculté intellectuelle proprement dite d’une part, et de l’autre part son soutenu, la notion. Si l’on compare grossièrement l’intelligence à une éponge, on comprendra fort bien que cette éponge peut être ou pleine d’eau, ou vide, sèche, sans que sa capacité soit augmentée ou diminuée. L’intelligence humaine a, quelque jour, atteint son maximum de capacité et, depuis lors, ce maximum n’a pu être dépassé. En d’autres termes : l’élasticité intellectuelle a des limites, et ces limites sont spécifiques : du moment que l’espèce homme a été constituée, ses possibilités intellectuelles se sont trouvées établies et fixées, comme sa physiologie même1. Au lendemain de sa constitution, la race blanche était capable de génie, absolument dans les mêmes proportions que de nos jours, et la moyenne intellectuelle d’une tribu de l’âge de la pierre devait être sensiblement égaie à la moyenne intellectuelle d’un village français d’aujourd’hui.

Si, maintenant, nous songeons au contenu de l’intelligence, si nous mesurons la notion comparativement dans un cerveau primitif et dans un cerveau civilisé, nous constatons des différences immenses. L’encyclopédie d’un primitif pouvait tenir en quelques phrases ; la nôtre, bornée aux éléments, réclamerait un discours de plusieurs années. Mais l’amas énorme de notions mis aujourd’hui à notre disposition ne semble pas avoir la moindre influence sur l’intelligence même. C’est un fait d’expérience vulgaire, à qui a un peu fréquenté dans toutes les classes de la société, qu’il n’y a aucun rapport entre l’intelligence et l’instruction. Après vingt ans et trente ans d’études acharnées, un imbécile reste un imbécile : seulement, sa bêtise est armée. De même : qu’il manie, au lieu de la sagaie ou de Tare, la carabine rayée, un Cafre reste un Cafre. Le vulgaire confond toujours l’instruction et l’intelligence : il y a des illettrés fort intelligents ; seulement leur intelligence ne s’exerce que sur un petit nombre de notions usuelles. Ils ne peuvent lutter, sur le terrain civilisé, avec l’imbécile instruit : ils ne disposent que d’un bâton et l’imbécile est armé d’une carabine à répétition.

Il faut donc considérer à part l’intelligence et contenu de l’intelligence. Je me souviens ici de ces vers de Gray, dans le Cimetière de campagne.

Peut-être ici la mort enchaîne en son empire
De rustiques Newtons de la terre ignorés,
D’illustres inconnus dont les talents sacrés Eussent charmé les dieux sur le luth qui respire...2

ce qui veut dire exactement ce que j’ai exposé plus haut : on peut être illettré, vivre inconnu de soi-même et d’autrui, et posséder une capacité intellectuelle du plus haut degré. Le Newton sans culture aura occupé son génie à découvrir une loi élémentaire d’astronomie, familière déjà aux Chaldéens, et le Victor Hugo sans lettres aura, en beaux et frustes vers patois, tôt oubliés, chanté les menus événements de son cœur et de son village.

Mais les hypothèses sont inutiles. Nous avons, pour mesurer le génie de l’humanité primitive, des faits certains.

I §

Le premier, le plus considérable, celui qui domine, non seulement toute notre histoire sociale, mais aussi, et d’abord, toute notre histoire biologique, c’est la découverte du feu. Cette découverte est le fait de génie le mieux caractérisé dont l’humanité puisse se vanter. Les Simiens, dont fait partie l’homme, se montrent, dès le second étage de l’éocène, premier terme de l’ère tertiaire. Doué d’une température moyenne de 37° environ, l’homme a pu maintenir constamment cette température originelle, en dépit des refroidissements successifs du globe. Mais, suffisante pour lui permettre de vivre, comme ses congénères simiens dans les climats tropicaux ou subtropicaux, une température interne de 37 lui fermait l’accès des régions moins chaudes et à plus forte raison des régions tempérées, fraîches et froides. Des premiers essais d’expansion eurent lieu sans doute, et furent malheureux. Il se trouva dans la situation d’un indigène de Paris qui voudrait aller explorer les terres arctiques avec les modestes fourrures qui le garantissent très suffisamment d’un hiver séquanien. Il dut, sous peine de mort, reculer. C’est alors que son intelligence lui fit découvrir le feu.

On peut imaginer cette découverte de bien des manières, mais il semble que, logiquement, il est impossible de ne pas la décomposer en deux moments. La découverte du feu fut d’abord un phénomène d’attention. Quand ils ont froid, les animaux apprécient vivement le feu, mais il n’y a que le froid qui puisse le leur faire apprécier. Ils le recherchent comme, à l’occasion, le soleil ; ils s’en approchent, de même qu’ils se garent du vent derrière un abri. Si l’homme n’avait pas vu autre chose dans le feu que ce qu’y voient les autres animaux, il n’aurait jamais trouvé ni le moyen de le perpétuer, ni le moyen de le reproduire. L’animal qui ne se borne pas à jouir du feu allumé par la foudre, mais qui médite sur les moyens de le conserver, qui songe déjà aux bienfaits d’un feu permanent, qui le voit mourir avec désespoir, qui s’exalte à l’idée de cette conquête, un tel animal est déjà profondément intelligent, et d’une intelligence incomparable. Dire que l’homme a découvert le feu par hasard, c’est ne rien dire. Toutes les espèces animales se sont trouvées en présence du feu, mais le feu ne leur a pas parié ; le feu n’a parlé qu’à l’homme seul.

Quand l’homme jette un morceau de bois dans le foyer spontané qui va s’éteindre, il fait acte de génie humain. Après l’attention, il est passé au premier degré de l’invention, qui est d’essayer, par un moyen artificiel, de prolonger un fait naturel. Il est permis de supposer, à ce moment-là, une ère de durée imprécise que l’on appellerait l’ère de la conservation du feu. Cette ère se serait même prolongée jusque dans l’époque contemporaine, feu des vestales, lampe perpétuelle des chrétiens. Mais il faut compter avec l’accident qui laisse ou fait mourir le feu. De plus, le transport du feu, en des temps où l’homme est encore nu, ou à peu près, est fort difficile. Le feu permanent attache l’homme à une région : or, l’homme est un animal voyageur. La nécessité le fixe au sol et un instinct le pousse vers des pays nouveaux. Maintenant qu’il connaît les multiples bienfaits du feu, son imagination va travailler sur ce thème ; produire le feu sans le secours d’un foyer.

Cette invention se produisit à une époque très ancienne, fort antérieure, sans doute, à la période de l’âge de la pierre que l’on appelle période de la pierre éclatée. Dans les gisements préhistoriques, on trouve toujours, parmi les armes ou les objets les plus rudimentaires, des traces matérielles du feu. Traces d’un feu naturel, traces d’un feu provoqué ? Il est difficile de se prononcer. Je serais disposé à croire que la découverte mécanique du feu, qui n’a exigé que deux morceaux de bois, ou deux fragments de pyrite et de silex, remonte à une prodigieuse antiquité : elle a dû suivre, à une distance relativement courte, la découverte de la conservation du feu, laquelle remonte nécessairement à la période où il se forma un écart notable entre la température interne de l’homme et la température du milieu où il vivait. Cette situation exigeait en effet de l’homme un effort artificiel pour combler une lacune thermique, préjudiciable à son activité : son intelligence ne lui permettait pas d’accepter la vie ralentie qui est celle de tous les mammifères tropicaux, dès qu’ils ont franchi les limites de leur habitat le plus favorable. Reportons donc jusque dans les temps géologiques, jusqu’au début du pliocène (âge de l’Elephas meridionalis3), cette manifestation décisive du génie de l’homme, la découverte mécanique de feu.

Des trois ou quatre procédés encore employés par les dernières peuplades primitives, le frottement, le sciage, la rotation, la percussion, il est difficile d’imaginer lequel fut trouvé le premier. Le frottement est polynésien ; le sciage est malais ; la rotation, ou giration, se rencontre également en Afrique, dans les deux Amériques et jusque dans l’Inde ; enfin la percussion de deux morceaux de pyrite de fer ou d’un silex et d’une pyrite ne se retrouve plus que chez des peuplades fort basses, Aléoutes ou Fuégiens. Que cette dernière méthode soit la plus ancienne ou la plus récente, c’est celle qui a triomphé ; c’est notre briquet, hier encore universel et, même aujourd’hui, d’un usage fréquent. Les préhistoriens discuteront sur l’antériorité du fer ou du bois dans cette découverte mécanique du feu ; ce qui m’intéresse, c’est la qualité de cet acte primitif, où il est impossible de ne pas contempler un prodigieux fait de génie. Bien des civilisés se sont, depuis que le feu est portatif, trouvés dans le cas ou de manquer de feu, ou de le produire par un des procédés anciens. Le briquet nous est familier, nous portons toujours quelque objet en fer, les pierres dures se rencontrent presque partout. L’idée nous viendra de fabriquer un briquet de fortune. Mais ce n’est pas invention, c’est accommodation d’un procédé très connu. Un civilisé a-t-il jamais retrouvé spontanément la méthode des deux monceaux de bois ? C’est possible, et cela serait un trait de génie, mais j’en doute, et le fait primitif n’en resterait pas moins un des plus grands, sinon le plus grand fait intellectuel de l’humanité. Je ne pense pas, en écrivant ceci, aux conséquences de cette découverte ; je considère le fait en lui-même. Regardons cet être lointain, qui médite en songeant à l’étincelle jaillie entre deux pierres, ou en tâtant le morceau de bois qu’un frottement a déjà échauffé. Depuis longtemps, il est hanté par le problème de la fabrication du feu, et voici que, Newton préhistorique, il a entrevu soudain la solution. Ces feuilles rousses, cette mousse sèche qui brûlent si rapidement lors des incendies naturels, ce bois friable qui disparaît si vite dans le brasier, voilà ses auxiliaires. Et il cherche à reproduire l’étincelle au-dessous de la mousse sèche ; il frotte le bois tendre jusqu’à ce qu’il rougisse. L’homme, anxieux, travaille au grand œuvre, en tremblant un peu. Le temps passe, les expériences se succèdent. Rien ne se produit. Il désespère. Un dernier effort, une dernière tentative. Le miracle s’opère : voici le feu nouveau ! Voici, dans quelques points rouges, que son souffle agrandit, le futur brasier des civilisations. On ne revit jamais acte aussi grand. Nos découvertes, auprès de celle-là, sont modestes.

À partir de cette heure mémorable, l’homme n’est plus un simien ; il n’est plus un primate : il est l’homme. Homme de quelle couleur ? Très probablement un nègre ; peut-être un anthropopithèque. Cette dernière opinion était celle de M. de Mortillet. Ce n’est qu’une opinion. Quelle que fût sa couleur ou même sa forme anatomique, l’animal qui venait de découvrir le moyen de faire du feu à volonté s’élevait très au-dessus de tous les autres primates. Aucune tentative analogue n’a jamais été constatée. Des voyageurs ont pu apercevoir un grand singé se chauffer à quelque foyer naturel ou artificiel ; aucun n’a eu le spectacle d’un chimpanzé ou d’un gibbon entretenant volontairement un brasier encore moins essayant d’obtenir mécaniquement l’étincelle productrice du feu. Les nombreuses espèces animales venues après l’homme n’ont jamais témoigné, malgré leur amour de la chaleur sous nos climats, le moindre instinct conservateur du feu. Le chat et le chien, comme beaucoup de carnassiers et de rongeurs, savent cacher en lieu sûr le surplus de leur nourriture ; on n’en vit jamais d’habiles à faire glisser dans le foyer la bûche qui l’entretiendrait : l’homme seul a le génie du feu.

II §

On sait que l’idée transformiste a subi, en ces dernières années, grâce aux expériences de Hugo de Wries, une modification très importante. Le transformisme n’était que l’explication et l’application du vieil aphorisme de Linné, natura non facit saltus. On enseignait, depuis Darwin, que les espèces animales s’étaient transformées lentement, en accommodation au milieu. Travail insensible qui, au cours des siècles, avait mué, par exemple, en homme, le plesiadapis de l’étage sparnacien. De Wries a substitué à cette idée d’évolution lente l’idée de mutation brusque4, et M. Quinton, semblant adopter cette manière de voir, pose le principe non plus de l’accommodation au milieu, mais de la réaction contre le milieu. Il nous montre la vie ne se maintenant à travers les révolutions du globe qu’à coups de révolutions anatomiques. Ce n’est pas lentement que se forme une espèce nouvelle, quand vient à baisser la température terrestre, c’est soudain, en laissant néanmoins à ce mot une certaine élasticité. D’un couple de plantes, comme d’un couple d’animaux, il naît un jour des rejetons qui diffèrent de leurs parents par des caractères nouveaux. Ces rejetons copulant ensemble donnent des produits qui possèdent également ces caractères nouveaux ; encore une ou deux générations et la mutation devient acquise et transmissible régulièrement. Comme fait expérimental, il faut noter que l’industrie des éleveurs, en quête d’améliorations, consiste à perpétuer, par l’accouplement, des caractères nouveaux, et qu’elle y réussit parfois, ce qui a donné les nombreuses variétés des animaux domestiques, la question des croisements est toute différente : le croisement a également une grande part dans les variations, mais on sait que les produits croisés sont instables et demandent à être très surveillés dans leur accouplement. La théorie de la mutation fait disparaître une des objections contre le transformisme, celle de l’infécondité entre elles des espèces même anatomiquement très voisines, puisque l’espèce nouvelle peut naître directement et spontanément d’un couple homogène.

Appliquée à l’espèce humaine, la mutation rend compte d’une façon très satisfaisante des profondes différences physiques ou intellectuelles qui se manifestent entre un couple et ses produits ou l’un de ses produits. Si, lorsqu’un couple humain moyen donne deux produits intellectuellement remarquables, un mâle et une femelle, ces deux produits pouvaient, avec la permission de nos mœurs, être couplés, il est très probable qu’une race surintelligente pourrait se former, sauf l’obstacle de l’accumulation des tares. Je suppose, sans aucune preuve d’ailleurs, que telle est l’origine des divers groupes humains dont l’existence fut marquée par un avancement notable dans la civilisation générale. Les mythes donneraient quelque vraisemblance à cette hypothèse, si l’on accorde aux mythes quelque lien avec la réalité : beaucoup de peuples se reconnaissaient comme les enfants d’un frère et d’une sœur ; l’inceste fraternel est à la base de presque toutes les théogonies. Mais laissons cet ordre d’idées pour ne considérer la mutation que selon son caractère biologique. Il est permis, si l’on en adopte le principe de donner aux différentes races humaines qui contribuèrent à la civilisation préhistorique une origine brusque, qui explique parfaitement l’état d’infériorité où tombe la race procréatrice d’une race neuve quand celle-ci a marqué son génie par des découvertes nouvelles et un meilleur maniement des usages anciens. Constamment, l’aristocratie, arrivée à son point culminant, commence à descendre. Dès qu’une force ne peut plus s’accroître, il faut qu’elle diminue. Il n’y a pas d’inertie. Seul, le mouvement est compréhensible. Encore faut-il une cause à cette chute nécessaire, car il y a des hiérarchies relatives et une médiocrité peut être très supérieure à une autre médiocrité, Cette cause est fournie par la mutation, qui soudain fournit des produits meilleurs, plus aptes que les produits ordinaires à manier et à conserver l’intelligence. Il semble que l’on puisse essayer ici une application transposée de la loi de constance thermique de M. Quinton5. Les conditions de la connaissance, les besoins de la civilisation exigent, à un certain moment, un effort dont la race dominante se trouve incapable : alors une race nouvelle surgit, par mutation, capable de maintenir à leur degré originel les puissances intellectuelles de l’humanité, que ne peuvent plus régir les efforts de la race ancienne ; et le même phénomène a lieu dans la suite, chaque fois que les mêmes circonstances se rencontrent. Ainsi, les possibilités de l’intelligence humaine sont toujours à un niveau constant. Quand la civilisation égyptienne dépasse les forces de l’intelligence égyptienne, l’intelligence grecque vient, qui produit l’effort nécessaire ; quand c’est la civilisation grecque, qui déborde l’intelligence grecque, voici surgir l’intelligence romaine ; quand c’est la civilisation romaine qui échappe à ses créateurs, voici l’intelligence celto-germanique. Les mêmes mouvements ont eu lieu, les mêmes substitutions, aux temps primitifs, aux temps préhistoriques, et, certainement, aux temps géologiques. Il faut d’ailleurs considérer que, dans ces substitutions, la race nouvelle se sert, avant d’inventer elle-même, des matériaux civilisateurs imaginés par la race ancienne ; ainsi la civilisation apparaît comme une chaîne sans fin, mais où un œil attentif découvre bientôt des soudures, souvent assez grossières. Quand une civilisation disparaît, elle ne meurt pas tout entière, mais son legs est généralement très modifié, très déformé par la civilisation suivante. Ce qui demeure, c’est le fait qui s’est incorporé profondément à l’activité humaine : une fois trouvé, l’art du feu ne s’est jamais perdu, mais des pratiques sans utilité réelle, comme certains rites religieux, remontent également à l’antiquité la plus haute. En somme, il semble qu’à travers les siècles l’homme se découvre lui-même en même temps qu’il découvre la nature.

Or, ce qu’il a trouvé une fois, il y a beaucoup de chances pour qu’il ne le retrouve pas une seconde fois, s’il l’a laissé perdre. Il y a donc toujours lieu de supposer la primitivité de la plupart de nos coutumes et de nos pratiques fondamentales, car ce qui est nécessaire à l’homme d’aujourd’hui n’a pas été moins nécessaire à l’homme du plus lointain autrefois. Les lois physiologiques, Tylor dit les lois psychologiques, n’ont pas plus varié depuis l’origine que les lois chimiques6. La chimie est ce qu’elle était aux temps précambriens. L’homme, dès l’époque géologique où on lui donne ce nom, est l’homme et se comporte en homme. Quant aux pratiques inutiles dont notre civilisation est encore encombrée, rites propitiatoires, expiatoires, funéraires et autres, leur inutilité même prouve qu’on doit en attribuer l’invention à une nuance de l’humanité différente des nuances suivantes et de la nuance actuelle. Tylor a noté toutes ces survivances dans sa Civilisation primitive7.

Ce qu’elles furent, ces civilisations primitives, on s’est amusé à en imaginer le roman. Tout est possible. Sous un climat tempéré, une belle vie est possible, même dénuée des métaux. On peut habiter une caverne et être doué de sensibilité et d’intelligence ; Moïse et Mahomet vécurent sous la tente et n’en furent pas moins des exemplaires humains assez remarquables. L’état policé est un fait intellectuel, et non un fait mécanique ou métallurgique. Un peuple qui ne connaît que le couteau de pierre, le pot de terre, la robe de cuir ou même la ceinture d’herbes ou d’écorce, peut manifester, dans l’ordre social en même temps que dans l’ordre spéculatif, de hautes et belles facultés. Ce peuple enfin peut s’adonner à vivre sa vie dans la paix et la joie, comme faisaient les Tahitiens avant la contagion chrétienne ; il peut s’adonner à jouir de toute sa sensibilité et n’exercer son intelligence qu’à varier ses plaisirs : il sera, tout autant que nous, et peut-être davantage, un peuple policé ; il sera quelque chose de plus ; quelque chose d’inappréciable et d’inconnu parmi nous : il sera un peuple heureux. Les primitifs n’étaient pas nécessairement des sauvages. A l’abri, par le feu, des bêtes, du froid et de la faim (cuisson et conservation des aliments), ils pouvaient ressembler aux Tahitiens tout aussi bien qu’aux Boschimans. Je pense même qu’il y eut des civilisations primitives encore supérieures à la civilisation tahitienne, car, au temps où nous les connûmes, les Mahoris étaient déjà en stagnation. Cela a été le sort commun de toutes les espèces races ou variétés qui ont précédé l’homme blanc sur la terre. Les Fuégiens ou les Boschimans, ou les Aléoutes sont peut-être les derniers fils du primitif dont le génie, par la découverte du feu, prépara nos civilisations. Depuis les origines humaines, de nouvelles variétés du genre homme ont sans cesse surgi, propres à remplacer les anciennes, à mesure que ces anciennes variétés se révélaient inaptes à accroître, en même temps que croissaient les notions, leur pouvoir d’assimilation intellectuelle. La variété humaine qui découvrit le feu disparut peut-être sans avoir tiré un grand parti de son invention mais d’autres variétés se développèrent successivement, posant, chacune à leur tour, une des assises du temple.

Les races successives ses sont présentées, non pas avec des aptitudes supérieures, une intelligence plus vaste, mais chacune avec une intelligence toute neuve, avec une curiosité plus naïve et plus décidée. Nous voyons cela, dans un cercle très restreint, en regardant immédiatement autour de nous : un groupe social a découvert quelques principes scientifiques qui doivent nécessairement révolutionner le monde, mais ce même groupe s’avère impuissant à opérer cette révolution, et il se laisse peu à peu arracher la direction de la vie sociale par un groupe nouveau, hier encore profondément ignorant, mais d’une intelligence égale à celle du groupe précédent, demeuré en état de stagnation. Des hommes, ayant détruit pour eux-mêmes les croyances métaphysiques, se butent à vouloir imposer au groupe aristocratique en formation ces mêmes croyances dont ils savent la vanité, et ainsi ils avouent que leur rôle est fini. Ils avouent qu’ils sont incapables, ayant découvert le feu, de tirer de cette découverte ses conséquences logiques. Les hommes ont cru de tout temps que l’aristocratie est en arrière. Elle est en avant, elle est en devenir. Le génie de l’homme tertiaire s’est cru, lui aussi, lui d’abord, destiné à dominer à jamais les générations futures, et il est représenté aujourd’hui par un nègre accroupi qui frotte un bâton de bois dur sur une planchette de bois mou ; ce geste prodigieux, et qui fut un geste de royauté, est devenu un des signes de la dégradation humaine. Le reptile, le monotrème, le marsupial, furent, chacun à son heure, les rois de la nature. Ils ont plié sous les révolutions climatériques, comme l’homme paléolithique a plié sous les révolutions intellectuelles, sous le poids des notions successives.

Mais je n’établis point de strict parallélisme. Mon but n’est que de montrer qu’il y a, sinon précisément une loi, du moins un fait de constance intellectuelle. Cette constance est prouvée par la dégradation même, par la disparition même, des races où l’intelligence se manifesta le plus anciennement. En effet, si la race qui a domestiqué l’électricité était la même que celle qui a domestiqué le feu, il y aurait, non point constance intellectuelle, mais progrès intellectuel, ce qui est fort différent, et ce qui n’est pas admissible. Ce n’est pas admissible, parce que l’intelligence humaine est un produit de la physiologie humaine et que la physiologie humaine, nous avons déjà posé ce principe, est immuable, comme est immuable la physiologie générale. Il y a une évolution anatomique ; il n’y a pas d’évolution physiologique. Voici la loi de Quinton : « En face des variations de tout ordre que peuvent subir au cours des âges les différents habitats, la vie animale, apparue à l’état de cellule dans des conditions physiques et chimiques déterminées, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, ces conditions des origines8. » Je pense que cette loi est applicable à l’intelligence ; je pense que l’intelligence est particulièrement tributaire du « haut fonctionnement cellulaire ». Ce haut fonctionnement réclamant des conditions immuables, la physiologie est constante ; produit de la physiologie, l’intelligence est constante. Cette constance ne doit pas, bien entendu, être considérée comme individuelle. C’est une constance de principe et qui s’applique à l’espèce à la variété. A tout moment de l’existence du groupe humain, les manifestations du plus haut degré de l’intelligence humaine sont possibles. Ajoutons que, non seulement elles sont possibles, mais qu’elles furent réelles. L’invention du feu signale sans conteste une de ces manifestations, à une époque extrêmement reculée ; il y en a d’autres qu’il nous reste à examiner.

III §

Il est assez probable que l’utilisation du silex comme couteau et comme arme est postérieure à l’invention du feu. Partout, en effet, dans les dépôts les plus anciens, on trouve, parmi les spémens de la pierre travaillée de main humaine, des traces de feu. D’autre part, c’est le feu qui donna à l’homme ses premiers loisirs. Il est donc logique de subordonner à la découverte du feu les autres découvertes primitives. Celle du façonnage de la pierre est extrêmement importante. Jusque-là, l’homme n’avait eu pour armés que la branche cassée qu’utilise encore le chimpanzé, ou le Caillou trouvé dans le lit de la rivière, appointé ou éclaté par le hasard des chocs9. L’art de tailler une pierre lui donne un couteau rudimentaire, mais déjà utilisable à certaines besognes : égorger un animal, racler sa peau, Scier un jeune arbre. Quand il trouve le moyen de tailler cette pierre avec une autre pierre, l’homme a entré les mains un outil d’une réelle valeur. Mais voici qu’il imagine de façonner pour son couteau un manche, auquel des liens d’herbe résistante, tel le chanvre, lui permettent de l’attacher : c’est la lance, c’est, invention beaucoup plus étonnante encore, la hache ; c’est aussi le burin qui va servir, non seulement à parfaire les outils de pierre, mais à graver sur le bois et sur l’os la figure des animaux familiers. Cette vaste époque de la pierre, qui semble s’être répandue sur le globe entier10, est aussi l’époque de la naissance du sentiment esthétique. Une double explosion de génie élève tout à coup une race humaine à un niveau très haut : l’on peut supposer que la civilisation magdalénienne glaciaire, à laquelle on doit ce beau renne sculpté et gravé avec une pointe de silex11, se rapproche déjà beaucoup de la civilisation antique ; elle connaît l’essentiel et elle connaît le luxe. Elle connaît la parure aussi et lui donne sans doute tantôt un caractère de coquetterie, tantôt un caractère de hiérarchie. Les femmes de l’âge de la pierre ont des colliers de coquillages, les hommes portent autour du cou un chapelet de dents : ces deux petites conquêtes ont survécu aux siècles. Une autre invention, prodigieuse, en même temps que de grande utilité pratique, date des mêmes siècles obscurs, l’aiguille. Elle est toute pareille à la nôtre, avec un chas et très fine, mais elle est en os. L’aiguille suppose la couture ; la couture suppose le vêtement, au moins de peau, ou la tente ; elle suppose aussi le fil, très mince lanière de cuir ou fibres végétales. Considérons tout ce qu’il y a d’admirable dans ces faits sur lesquels on ne nous a jamais enseigné à réfléchir. Méditons sur le génie de ce primate qui façonne la première aiguille à coudre ! Nous avons vu naître la machine à coudre, dont les femmes furent étonnées et reconnaissantes ; mais quel ne dut pas être l’émoi des femmes de la Madelaine, quand elles se virent maîtresses de joindre solidement, en quelques heures de travail, deux peaux d’ours, ou d’ajuster pour les chasseurs de la tribu d’étroites jambières ! L’aiguille accroît singulièrement l’importance sociale de la femme ; allé met entre ses mains la séduction d’une utilité nouvelle ; elle marque d’une façon claire la division du travail en travail mâle et travail femelle, division déjà indiquée par la découverte du feu, dont l’entretien échéait à la femme, nécessairement. Si l’homme est devenu monogame, c’est peut-être l’aiguille qui en est la cause première. Les travaux de l’aiguille furent un bienfait que le mâle apprécia aussitôt : pour en jouir il s’associa à la femelle d’une manière plus constante.

Je crois que c’est à ce moment de la préhistoire qu’il faut placer les débuts de la vie pastorale. Les os gravés et les peintures murales des cavernes témoignent d’une grande familiarité avec plusieurs animaux domesticables et qui étaient sans doute domestiqués dès cette époque, tels que le cheval et le tienne. Cet état signale une des étapes les plus importantes de la civilisation. La race qui imagina d’asservir les ongulés, assez récents, d’ailleurs, et très plastiques, de dompter même quelques carnivores, égale en génie celle qui avait trouvé le feu, celle qui avait la première utilisé la pierre et les os. Elle stabilisa l’homme, non dans l’espace, ce que fera seule l’agriculture, mais dans le temps, en lui faisant déjà comprendre la suite des saisons et la suite des années ; elle affermit le sentiment de la propriété collective en le faisant porter sur les êtres que ne peuvent remplacer aussitôt ni le travail ni la chasse. L’homme pastoral est un fait pleinement quartenaire ou pléistocène, âge pendant lequel abondent les grands pachydermes, les équidés et les ruminants. Cette préhistoire est presque de l’histoire, puisque nous en possédons des témoignages figurés. Mais que d’autres ont disparu, tout le bois travaillé, le silex aiguisé, appointé, et surtout denté en scie, permet déjà, en effet, de s’attaquer au bois, du moins au bois tendre, et de le préparer pour certains usages élémentaires. Il faut assigner : une origine au filage et au tissage : cette époque me paraît favorable. Nous sommes, en effet, à une période géologique remarquable par sa rigueur et où le vêtement sous toutes ses formes a été le compensateur nécessaire du froid. Un commensal du renne ne peut être qu’un homme habillé ; nu, ou vêtu de peaux mal ajustées, il périrait ou ne traînerait qu’une vie médiocre qui en ferait à peine un égal du ruminant qu’il prétendrait asservir. Le froid, qui a contraint l’homme primitif à inventer le feu, l’a contraint également à inventer les tissus. Mais quel fut le premier tissu ? il est difficile d’admettre que le métier à tisser, qui est une construction mécanique, ait précédé le simple tressage. Le premier tissu connu a dû être un lacis de mailles. L’art de filer la laine ou les fibres végétales est venu ensuite. Le fil étant connu, il s’agissait de le disposer en surface, de le tordre en réseaux présentant un espace continu. Cette invention est une des plus étonnantes de toutes celles qui ont, à tous les âges, signalé le génie humain. Je songe aussi à cette humble chose, l’aiguille à tricoter, invention quasiment miraculeuse. Je n’ai trouvé sur son invention que des renseignements historiques. Un anthropologiste, qui n’en sait pas plus long que moi sur ce sujet, dit que sa découverte se perd dans la nuit des temps. C’est aussi mon avis, et non seulement pour cela, mais pour le reste. Les inventions qui sont à la base même de notre civilisation, et sans lesquelles une civilisation est impossible remontent presque toutes aux âges préhistoriques et peut-être à l’âge de la pierre. A l’époque des cavernes, sans doute bien plus anciennement encore, le génie humain a donné des preuves qu’il ne dépassera plus et le meilleur de lui-même, dans la suite des temps, sera employé à perfectionner ces outils primordiaux. Jacquart fut un grand inventeur, mais qu’est-ce que Jacquart auprès du primitif qui tendit le premier sur un cadre de bois les fils à travers lesquels on passe d’autres fils, ce qui forma le tissu, sous une des plus humbles formes, le canevas ? La première figure que nous ayons de ce métier primitif nous est donnée par une peinture aztèque12. Les anciennes peintures égyptiennes nous montrent un perfectionnement capital, pour ce qu’il augmente la rapidité du travail, la navette.

Tylor dit que la poterie n’a pas demandé un grand effort d’imagination. Je pense différemment. Mettons-nous en présence d’un filon d’argile. Il s’agit de façonner avec cette terre un objet creux qui retienne l’eau. Sans doute, la nature fournirait des modèles et l’invention ne porte pas sur la forme ; elle est dans l’appropriation à un usage désiré d’une matière qui semble d’abord tout à fait impropre à un tel usage. C’est plus qu’une invention ; c’est une conquête. La matière est réduite en esclavage et devient, sous les doigts du potier, ce que son maître veut qu’elle soit. La poterie, depuis l’âge de la pierre, n’a reçu qu’un seul perfectionnement important, mais il est également très ancien. La roue du potier était connue des Égyptiens.

Le feu du foyer a conduit à la torche qui servira quand la lumière seule sera nécessaire et non la chaleur ; le vase d’argile conduit à la lampe, à cette lampe antique qui n’a disparu de nos campagnes que depuis très peu d’années. La lampe, même grossière et alimentée de graisses, complète la hutte ou la caverne du primitif. Il est en possession des outils fondamentaux de la civilisation et, par eux, il a conquis le loisir. Par le loisir, il conquiert luxe, religion, poésie, peinture, danse, et cet usage somptuaire de l’intelligence, la pensée. L’homme des cavernes n’est pas une brute. Nous avons des preuves de son génie. Comment ne pas lui reconnaître, avec une certaine intelligence quotidienne, cette sorte de sensibilité sans laquelle l’intelligence elle-même est impossible ? Il était d’ailleurs, dans nos régions, d’une race voisine de la nôtre. C’est probablement l’ancêtre direct de la plupart des Occidentaux, assez évolué, déjà, pour supporter le froid, au moment même qu’il était devenu assez intelligent pour le combattre. Son crâne différait fort peu des nôtres, comme en témoignent ceux que l’on a trouvés à Cranstadt et à Cro-Magnon : leurs particularités sont de celles qui ne sont pas rares parmi nos contemporains et qui accompagnent, aussi souvent que la régularité idéale, un beau développement humain. Mais il faut considérer ces temps anciens avec un peu plus de méthode et suivre les divisions instituées par la science.

IV §

Un des endroits du monde les plus négligés, les plus inconnus, c’est le Musée de Saint-Germain ; c’est pourtant aussi un des endroits du monde dont la contemplation peut donner la plus forte émotion intellectuelle. Par pitié pour la sottise publique et en même temps par ruse, par une ruse très heureuse, ses fondateurs l’ont appelé Musée des Antiquités Nationales. On ne lui ménagea pas trop, grâce à ce subterfuge patriotique, les fonds nécessaires ; des hommes habiles y ont passé et y demeurent encore ; ses collections sont parfaitement classées et M. Salomon Reinach les a décrites avec soin ; le cadre est beau, avec une certaine somptuosité sobre. C’est une merveille, et cette merveille, quand on la fixe un certain temps, révèle aux yeux enivrés des abîmes de merveilles. Ceux qui doutent de mon idée et qui ne croient pas à la possibilité d’établir une loi de constance intellectuelle, qu’ils aillent passer une journée, une seule journée, dans ces salles où des vitrines ne recèlent autre chose que des cailloux, des os retaillés, des morceaux de terre cuite et d’informes déchets. Ayant appris la langue dans laquelle parlent ces symboles, ils comprendront, éclairés soudain, que le génie qui balbutie dans ces pierres est le même, et d’égal degré, que celui qui calcule aux Arts et Métiers ou qui chante au Louvre.

L’histoire de la période la plus passionnante de l’humanité est là, écrite au jour le jour par l’humanité elle-même. Ce sont des archives d’une vérité naïve, traces d’une vie dont chaque geste préparait, dans l’humilité des cavernes, l’orgueil de nos gestes futurs.

On entre, on monte au premier étage. Voici le premier strate. Boucher de Perthes, du fond, contemple son œuvre. C’est le Cuvier de la préhistoire occidentale. Il faut connaître le nom de cet homme, qui a ruiné sans rémission toutes les bibles, le jour qu’il comprit, lui le premier, que les « langues-de-chat » de Saint-Acheul étaient l’œuvre d’un travail volontaire. Boucher de Perthes avait commencé par la littérature. Il y revint, à la fin de sa vie, dégoûté des savants officiels et des contradicteurs pieux. Sa revanche est le Musée de Saint-Germain, dont ses collections formèrent le noyau central ; mais cet homme, qui est un des grands génies de la France scientifique, n’a pas encore la place qu’il mérite dans les intelligences et les admirations13.

Ses travaux avaient prouvé qu’avant le métal, qui est au seuil de l’histoire, qui date d’hier, des civilisations d’une durée inappréciable s’étaient étendues sur l’Europe et probablement sur toute la terre. On voyait les traces de l’humanité reculées vers un lointain quasi incommensurable et du même coup, spectacle dont on n’a pas encore tiré de philosophie, certaines parties du génie humain atteindre, à ses origines mêmes, je ne sais quelle perfection. Aucun artiste d’aujourd’hui, avec un os pour planche et un silex pour pointe, ni même avec nos moyens perfectionnés, ne pourrait donner du renne une image plus vivante que celle dont l’original est au musée de Constance ; elle a été gravée sur un os de renne par une main de l’âge de la pierre taillée, la même ou une autre qui grava aussi des mammouths, des chevaux, des bœufs, des hommes. Nous sommes, avec cette image, parmi la période glacière, au moment d’une de ses extensions les plus basses. Les glaciers couvrent tout le nord de l’Europe, descendent sur nous selon une ligne allant de Londres à Vienne, un peu au-dessus. La Suisse et toutes les régions montagneuses sont également envahies, M. de Lapparent fait coïncider la plus ancienne industrie humaine, l’industrie chelléenne, caractérisée par le « coup de poing » en forme d’amande, avec la dernière période interglaciaire. La faune est chaude : ce sont de gigantesques éléphants, rhinocéros et hippopotames. Puis, le climat se refroidit et voici, avec les « langues de chat » de Saint-Acheul, le rhinocéros laineux et bientôt le mammouth ; le froid augmente encore et voici, avec le renne, sa preuve, les élégants silex lancéolés des fabriques moustériennes, puis les « feuilles de laurier » de Solutré et enfin la civilisation magdalénienne, où les outils de pierre taillée se mêlent aux bois et aux ivoires sculptés ou gravés, aux jaspes travaillés, aux menus instruments du ménage, perçoirs, aiguilles en os avec chas, bibelots sculptés, telle cette petite femme nue en stéatite trouvée près de Menton. M. S. Reinach14 a bien dit qu’ici nous touchons à une civilisation supérieure : et pourtant nous ne sommes qu’à la veille de la pierre polie ; nous sommes dans les ténèbres des temps géologiques !

Ici, une question se pose, celle de l’homme tertiaire ou plutôt, pour employer la nouvelle langue géologique, celle de l’homme antérieur au pléistocène. La méthode par laquelle M. Quinton-a prouvé l’antériorité de l’homme sur la plupart des mammifères est hors de cause, étant inattaquable. Il s’agit de la méthode de Boucher de Perthes, qui est celle de l’investigation géologique. En 1867, l’abbé Bourgeois crut constater sur des silex recueillis dans un terrain miocène, à Thenay, des traces d’un travail humain. Ces silex sont fort petits et presque toutes les traces de travail, fort douteuses. J’ai examiné la vitrine avec beaucoup de soin et je crois que le doute est, en effet, des plus légitimes, surtout depuis les éolithes artificiels obtenus par M. Marcelin Boule15 ; je n’oserais même plus demander grâce pour un des fragments qui m’avait frappé tout d’abord, une pointe de hache du type allongé rappelant le genre de Saint-Acheul16. L’abbé Bourgeois n’est probablement pas destiné au rôle de précurseur. On ne rira plus de lui, cependant, quand la science officielle, éclairée par d’autres moyens, moins contestables, enseignera l’homme miocène, l’homme contemporain du dinothérium ! D’ailleurs la question d’un certain travail de l’homme à l’époque médiane du tertiaire et celle de son existence à la même époque, ou même à une époque plus ancienne, sont deux questions. D’une part, l’homme intelligent peut avoir existé et n’avoir pas exercé son activité sur des matières durables ; il peut également avoir existé, sans avoir été encore en état d’exercer une activité originale. De plus, l’homme n’a pas été nécessairement à l’origine l’homme intelligent ; son intelligence ôtée, l’homme blanc d’aujourd’hui n’en serait ni plus ni moins homme, au point de vue biologique. Tout ce que l’on sut dire, et cela a, il est vrai, une valeur certaine, c’est que l’homme, animal tropical, s’il a pu vivre sans l’intelligence antérieurement aux périodes glaciaires, n’a pu traverser ces périodes que grâce à son activité intellectuelle. Merveilleuse occasion pour inventer le feu ! Cette invention remonte donc, très probablement, aux premières manifestations froides qui caractérisent le début du pliocène. L’absence de preuves, en ces matières, ne prouve rien. S’il fallait s’en tenir, pour établir les enchaînements du monde animal, aux espèces que nous connaissons fossiles, que de trous ! L’origine de l’homme est obscure ; elle ne l’est pas plus que l’origine générale des mammifères. Pour débrouiller ces questions, il n’est pas défendu de compter sur la trouvaille ; mais il est plus sage, peut-être, de compter sur le raisonnement scientifique.

Je ne sors pas du sujet que j’expose. La primitivité du génie de l’homme étant établie, il est permis de rechercher quelle fut la cause de l’explosion de ce génie ; M. de Lapparent, dans ses tableaux géologiques, qualifie ainsi l’époque tertiaire17: « Règne des mammifères. » Or, l’homme étant un mammifère, je comprends l’homme dans ce règne, par la simple raison que, depuis cette époque, le monde mammifère, et même, c’est encore M. de Lapparent qui parle, « le monde organique, ne s’est enrichi d’aucune espèce nouvelle18 ». M. de Lapparent, il est vrai, fait exception pour l’homme, qui aurait patiemment attendu le pléistocène, moment géologique qui est toujours le nôtre. Une telle exception est tellement injustifiable que la réserve de l’éminent géologue semble d’ordre purement théologique. Passons donc. A la fin du pliocène, tous les mammifères actuels existent et prospèrent ; ils ont même atteint leur plus haut point de prospérité, puisqu’ils renfermaient à ce moment environ un millier d’espèces de plus que maintenant. La température du globe, très uniforme, est également très élevée. L’homme, ainsi que son ordre tout entier, les primates, y vit avec la plus grande aisance. Il est, jusque dans nos régions, le commensal du rhinocéros et de l’éléphant, il s’ébat parmi les palmiers et les camphriers qui fleurissent à la latitude du lac de Constance. Mais voici que la température, vers le début du pléistocène, se refroidit. Beaucoup de grands mammifères herbivores s’éteignent ; d’autres émigrent vers le sud ; d’autres encore subissent une modification heureuse dans leurs téguments ; leur peau se couvre de laine, de poils épais : c’est alors qu’apparaissent le mammouth à la longue toison et le rhinocéros laineux. Les races humaines établies dans nos régions auraient pu subir pareil sort. Elles auraient pu ; 1° disparaître ; 2° émigrer ; 3° se travestir en ours. Rien de tout cela n’est arrivé. L’homme fut sauvé par un autre moyen : il acquit l’intelligence. De là l’invention du feu, des vêtements, des maisons, au moins sous leur forme primitive. De ces trois inventions, celles du feu, comme je l’ai déjà expliqué, est l’invention capitale. C’est celle qui a permis toutes les autres, en supprimant les hivers, en doublant les heures, en créant le loisir. Ayant trouvé cela, l’homme se haussait du même coup au niveau des espèces mammifères venues après lui sur le globe et capables, par conséquent19, de maintenir une température intérieure plus élevée que lui-même. Les autres primates furent astreints à la seconde condition de vie : ils descendirent vers l’équateur, allèrent chercher sous les tropiques la seule vie que puisse vivre un primate sans intelligence.

La cause du génie de l’homme est donc une cause purement physique et cette cause s’est produite parce que, précisément, il était un des premiers nés parmi les mammifères. Rien cependant ne permet de dire que l’intelligence n’aurait pu tomber sur une espèce plus récente, et rien ne permet de dire, comme je l’ai exprimé à la fin de la Physique de l’amour que le miracle humain ne se reproduira pas un jour ou l’autre. L’hypothèse d’une nouvelle espèce animale douée d’intelligence n’est pas anti-philosophique. L’humanité actuelle, d’ailleurs, surtout dans ses races les plus civilisées, ne semble se maintenir qu’à force d’artifices. Déjà les excitants lui sont nécessaires, et ces excitants nécessaires lui sont en même temps dangereux. L’intelligence, d’autre part, cultivée à l’excès, transforme la vie réelle en vie de représentation. L’homme civilisé ne vit plus sa vie, il vit une vie factice, une vie apprise, soumise beaucoup moins aux choses qu’à l’idée qu’il se fait des choses. En un certain sens, l’homme très civilisé est en dehors de la nature ou n’y touche plus qu’à regret ; d’autres fois, l’apparence de ses forces doublée ou décuplée par l’imagination qu’il s’en fait, son usage des besoins dépasse immensément la nécessité. De la deux causes de faiblesse progressive : le non-usage ou l’usage immodéré des instruments physiques de la vie physique. Mais, victime des moyens artificiels par lesquels il a prolongé l’existence de son espèce, l’homme peut se dire qu’il a créé un monde parmi les mondes et une espèce surnaturelle parmi les cent mille espèces naturelles qui vivent ou qui ont vécu sur la terre.

V §

La logique de ces variations nous ramène à l’époque de la pierre polie. Il y a là un stade important de la civilisation humaine ; c’est une ère de perfectionnement, d’épanouissement, qui semble, d’ailleurs, avoir été relativement courte. La température s’est très adoucie dans nos régions. Les saisons se partagent l’année selon le régime que nous connaissons. Les hommes peuvent quitter l’abri des cavernes et se répandre parmi les forêts où, débarrassés de la plupart des grands fauves, les ongulés abondent et prospèrent. Peu à peu les relations familiales s’étendent et deviennent sociales. Une hiérarchie s’établit, qui n’est plus seulement basée sur la force. La religion prend un développement immense et préside à l’une des plus belles inventions humaines, celle du levier. L’homme de la pierre polie commence à croire que les morts ne sont pas morts et il passe le meilleur de son temps à leur élever des monuments funéraires.

L’idée de la survivance des morts implique la croyance à un monde invisible, parmi lequel une hiérarchie analogue à la hiérarchie sociale s’établit.

De là, les dieux. Les dieux impliquent les prêtres. Les prêtres sont les intermédiaires entre le monde connu et le monde inconnu. Désormais, l’activité humaine va s’exercer conjointement sur ces deux mondes et, soit qu’elle cultive de préférence le monde connu ou le monde inconnu, la civilisation va croître ou traîner. Le stade occidental de la pierre polie semble, par son double aspect, donner raison à cette théorie. Sans que l’on puisse bien savoir si elles sont exactement contemporaines, on y distingue deux civilisations fort diverses : la civilisation mégalithique et la civilisation lacustre. La première dépense son génie en efforts singuliers, absurdes même, et pourtant grandioses. La seconde dépense un génie équivalent en mille petites besognes pratiques dont l’ensemble augmentera sensiblement le trésor de l’utilité quotidienne.

La construction des pyramides, l’élévation des obélisques, dont l’Egypte était couverte, témoignent du génie architectural et mécanique du peuple qui occupait alors la vallée du Nil. Dresser à Paris une de ces aiguilles de granit fut pour nous un labeur notable, il y a soixante ans, et le serait encore. Nos hardies tours de fer sont, en comparaison des pyramides, de chétifs treillis, et destinés à une durée brève. Considérons maintenant que l’exemple de ces élévations nous a été donné par les contemporains du retrait des derniers grands glaciers. M. de Lapparent évalue à sept ou huit mille ans le laps de temps qui nous sépare de cette période20 ; mais M. de Lapparent est biblique. Cependant, il est hors de doute qu’avec l’âge de la pierre que nous verrons lentement pénétré par la civilisation métallique, nous sommes déjà voisins de l’aurore de l’histoire. Nous n’avions encore aperçu que l’homme ; nous entrevoyons l’humanité. Les hommes mégalithiques sont donc des constructeurs et des élévateurs. Ce sont des termites. Ils ne proportionnent pas leurs architectures à leur taille, ils font grand et ils aspirent à faire haut. A peine émergés sur le sol, à peine sortis de leurs trous, ils se mettent en quête de larges pierres et, soit qu’ils les trouvent à peu près taillées, soit qu’ils les arrachent à la terre ou aux roches, ils les plantent ainsi que des arbres, il y en avait plus de quatre mille à Carnac, forêt incompréhensible. Parfois sur ces plantations rapprochées, ils dressent un énorme couvercle : c’est le dolmen de Korcono, c’est celui de la Table de César, où les poutres transversales sont multipliées. Cela faisait des chambres, peut-être sépulcrales ; cela faisait plutôt des temples où les prêtres apaisaient les dieux, calmaient les morts, exerçaient leurs magies. Le temple grec n’est pas autre chose qu’un dolmen élégant. Parfois, la table, au lieu de s’appuyer sur plusieurs supports, est posée en équilibre sur la pointe d’un bloc : du doigt on fait vaciller cette pierre énorme. De lourds fûts se dressent isolés ; ce sont les menhirs. Celui de Locmariaquer, tombé et brisé, excite la stupeur. Comment cette énorme stèle de vingt mètres de haut avait-elle pu être érigée et d’abord remuée ? « La réponse, dit Salomon Reinach, après M. de Mortillet, je crois, est simple : en y employant un très grand nombre de bras. » Sans doute, mais ce n’est que le quart de la réponse qu’il fallait faire et qui doit se résumer ainsi : « En inventant le levier et la manière de le manier utilement. » Un arbre : voilà l’outil ; le nombre de bras nécessaire ; voilà le moteur. Avec ces deux données on peut déterminer la longueur, la grosseur et la force du levier de Locmariaquer et calculer le nombre de paires de bras utiles pour te mettre en œuvre.

Le levier et, sans aucun doute, ses accessoires, le plan incliné et le rouleau, telles sont les conquêtes de la civilisation mégalithique. Elles sont capitales, surtout pour l’avenir, car cette civilisation elle-même n’en a tiré que des effets rudimentaires. Les masses de pierres que ces hommes remuent avec tant d’aisance, ils n’ont pas le goût de les façonner : ce sont des blocs informes que la pluie des siècles seule a lustrés et adoucis. Aucun art, aucune imagination, aucun sens plastique, aucune tentative pour imiter, même grossièrement, les formes naturellement élégantes de la faune ou de la flore. Et ces mêmes hommes, aussi rudes que leurs menhirs ou leurs dolmens, auraient été ceux qui savaient, avec une patience si raffinée, polir jusqu’au miroir leurs outils, leurs armes, leurs instruments, leurs bibelots en silex, en diorite, en basalte, en aphanite, en dolérite, en grès lustré, en serpentine, en jade, en jadéite, en chloromélanite, en fibrolithe, qui arrangeaient ces agréables colliers en perles de callaïs, qui avaient le goût des pendeloques de coquillages, qui avaient perfectionné la poterie au point de lui donner des formes et un dessin qui nous agrée encore, qui connaissaient la meule de granit et de grès, et toutes sortes d’instruments raffinés, égrugeoirs, perçoirs, polissoirs à aiguilles ? On a peine à le croire et l’on est porté à supposer que la plupart de ces objets étaient des articles d’importation. D’ailleurs, leur matière est très souvent étrangère au terroir où s’érigeaient les dolmens et les tumulus qui les recouvrent. La jadéite, en particulier, et diverses variétés de jade vrai ou de pseudo-jade énumérées plus haut, ne se trouvent pas, semble-t-il, en Europe. Il faut supposer des échanges commerciaux, sans que l’on puisse deviner ce que les mégalithiques pouvaient donner en échange. Peut-être que leurs monuments étaient des sanctuaires, dont les desservants exploitaient déjà la foi, ainsi que sont accoutumés les prêtres de tous les pays et de toutes les religions. Ce qui contribue à le faire supposer, c’est que beaucoup des objets trouvés dans les cachettes de l’époque mégalithique sont manifestement des ex-voto, d’exigus simulacres, et que ceux qui auraient pu servir, d’après leur taille et leur matière, sont polis et comme vernis avec un scrupule qui en fait des bibelots de luxe. Les objets usuels sont traités plus sommairement. Aucun, qu’il soit votif ou usuel, ne porte de figures, aucun n’est sculpté. On pense à une prohibition religieuse analogue à celle qui a stérilisé l’art musulman. Mais ces remarques n’ont que peu d’importance pour le sujet principal de cette étude. Elles vont cependant nous conduire vers l’autre aspect de l’âge de la pierre polie, vers la civilisation lacustre.

On l’appelle ainsi parce que nous la connaissons par les débris que nous ont conservés les lacs de la Suisse, de l’Europe centrale, de l’Angleterre et de quelques autres régions, mais rien ne prouve qu’elle ait été uniquement lacustre. Pour ma part, je la considérerais volontiers comme l’exemple particulier d’un état général. Les lacustres sont, dans leur ensemble, plus avancés que les mégalithiques. S’ils forment une race homogène, c’est une face pratique. S’ils sont de races différentes, ils représentent un état d’esprit que l’on peut déjà qualifier d’utilitaire. C’est une réunion de pasteurs, d’agriculteurs, de jardiniers et d’artisans. Les derniers lacustres connaissaient le bronzé ; nous ne nous occupons ici que des premiers. Voici l’énumération des vitrines 8 et II de la salle IV du Musée de Saint-Germain21 :

« Vitrine 8. — Restes de l’industrie des stations lacustres : étoffe ou feutre en écorce d’arbre ; poids de filets, flotteurs de filets en écorce de pin, hameçons ; filet à grandes mailles en lin et ficelles en lin, filet à mailles serrées, corde en lin ; fragments carbonisés d’une toiture de chaume ; agitateur en sapin pour faire le beurre ; coquilles de noisettes, graines de framboises et de mures, de ronce, pommes sauvages et pommes cultivées ayant séché au soleil, épis de blé, pains de seigle, pains cuits sur des cailloux rougis, froment carbonisé ; meule à moudre et molette à broyer.

« Vitrine II. — Restes de l’industrie textile des lacustres : fragments de vannerie et de paillassons ; fil de lin carbonisé ; lin teillé, non peigné ; pelotons de fil de lin ; tissus en lin carbonisés ; broderie sur tissu de lin. Le dernier spécimen surtout est intéressant par l’habileté demain dont il témoigne.

Cette dernière remarque est très juste. Ces tissus rappellent beaucoup nos étoffes communes. Les femmes lacustres ne devaient pas s’habiller différemment de nos paysannes des derniers siècles de celles d’avant la grande machinerie. Sous les galeries de ces frustes chalets couverts de chaume, tout comme les chaudières de Normandie, des jeunes femmes tissaient, des jeunes filles brodaient en devisant et en chantant. A d’autres heures, elles décortiquaient les épis, broyaient le grain, épuraient la farine, la pétrissaient, la faisaient cuire sur la pierre brûlante, en attendant le poisson ou le gibier que les hommes allaient rapporter. Mais elles étaient vachères aussi, il fallait traire, il fallait faire le beurre, condiment du pain chaud. Elles étaient jardinières aussi ; munies de corbeilles tressées, elles surveillaient le verger, et, par les belles journées, allaient à la cueillette des mûres et des noisettes. Le blé suppose des labours au moins superficiels, la terre écorchée, des défrichements : quelle activité, que de richesses ! Cette civilisation lacustre respire l’abondance, la sécurité, la joie. Elle m’apparaît telle qu’un des âges les plus souriants de notre humanité occidentale22. Très peu d’armes et beaucoup d’outils, de bijoux, d’objets de toilette : voici la scie (en silex), voici le peigne ! Les animaux domestiques abondent : bœuf, cochon, chien, chèvre, mouton, cheval ; les hommes ont aussi sous la main, en grand nombre, cerfs et chevreuils. Le bois de cerf est la matière ordinaire de leurs outils les plus délicats.

La civilisation lacustre ne présente aucune trace de préoccupations religieuses23, ce qui pourrait expliquer leurs progrès dans l’économie domestique. La vie de ces hommes semble avoir été laborieuse et très confortable. Ce sont de paisibles fermiers que l’eau, la terre et la forêt comblent de leurs biens. Pas plus que les mégalithiques, ils ne possèdent la moindre curiosité esthétique ; les parures mêmes de leurs femmes sont lourdes et sans grâce : voici une grosse pendeloque en pierre commune. Comme les hommes des dolmens, ils reçoivent de l’extérieur leurs armes de luxe, ces haches polies, en jadéite, en isocrase, en saussurite et, chose singulière, elles sont moins belles et plus mesquines que celles que les étrangers, et sans doute les mêmes, fournissaient aux mégalithiques de notre Occident. On pourrait alors supposer, si les deux civilisations sont contemporaines, que ces objets de luxe étaient apportés en Europe par mer et par l’Ouest. Les plus beaux étaient retenus par les mégalithiques, habitants des côtes, et le résidu seul parvenait aux lacustres de l’Europe centrale. Mais, dans cette hypothèse, la provenance est difficile à fixer. L’Atlantide avait sombré avant la période glaciaire, puisque son plongeon dans l’océan fut la cause même de cette période, selon la théorie de M. de Lapparent, généralement admise. Un cabotage, venant d’Egypte, contournant l’Espagne, desservant les côtes occidentales, descendant vers l’Europe centrale par le Rhin, est ce qui paraît le moins invraisemblable. Avant de risquer cette hypothèse, cependant, il serait bon d’établir une étude des deux civilisations comparées, à la fois plus minutieuse et plus étendue. Quant aux causes de la disparition des arts du dessin et de la sculpture à l’époque de la pierre polie, celles que j’en ai indiquées sont loin de me satisfaire pleinement. Mais je n’en trouve pas d’autres : d’une part, préoccupations exclusivement religieuses ; à côté, préoccupations exclusivement pratiques. Les premiers temps de l’âge du bronze se sont également montrés fort avares d’objets artistiques.

VI §

C’est parmi les épaves des stations lacustres que l’on rencontre pour la première fois des grains de blé, du pain ; mais toute l’époque de la pierre polie a connu la meule, donc le blé ou le seigle, donc la farine et par conséquent la bouillie et probablement le pain. Ces essais lointains d’une nourriture restée quotidienne dans tout l’Occident ne se considèrent pas sans émotions, non plus que les instruments naïfs qui servaient à la fabriquer. Il y a aussi la question du blé, du seigle, considérés, non plus comme céréales, mais comme graminées, comme triticées. On n’en connaît pas l’origine : nulle part on ne vit jamais ni de blé sauvage, ni de seigle sauvage. Ce mystère est de ceux que les religions auraient exploité, si elles étaient moins ignorantes. Sans la domestication, plusieurs espèces animales auraient disparu, surtout parmi les herbivores ; on croit avoir découvert le cheval sauvage, mais on ignore toujours le mouton sauvage. Sans l’homme, le mouton n’aurait peut-être pas vu la fin du pliocène. Le même raisonnement peut s’appliquer à plusieurs céréales. Après leur grande extension miocène, qui favorisa l’expansion des herbivores, les graminées reculèrent et beaucoup de leurs espèces ont vraisemblablement disparu : le blé et le seigle étaient destinés à ne pas survivre au pliocène, si l’homme n’était intervenu. Cette explication a le mérite de supprimer un mystère, et c’est toujours un résultat appréciable.

L’homme domestiqua des animaux, le renne, le cheval et probablement le mouton, dès l’âge de la pierre éclatée. Il ne semble pas avoir domestiqué des plantes avant l’âge de la pierre polie.

Le blé, qui n’a de valeur qu’en grande quantité, implique la culture. Il est probable, puisque l’espèce ne s’en est pas conservée à l’état libre, que c’était déjà, même à cette époque reculée, une plante rare. Le désir d’en jouir avec certitude suscita sans doute le premier laboureur. Un coin de terre fut défriché ou ameubli et l’homme, incertain, confia au sol un espoir. Voilà des gestes dans lesquels il y a bien du génie. Ils équivalent aux plus beaux mouvements de pensée d’un Lavoisier ou d’un Pasteur, et ils furent d’une utilité plus primordiale, plus élémentaire. On ne sait même pas bien à quoi les comparer. Peut-être qu’il ne faut pas les comparer. Ils sont uniques, et leur fécondité fut si prodigieuse qu’elle dépasse l’imagination et l’admiration. Oui, cet être qui recueillit une graine et qui la sema, et quoiqu’il ne fît qu’imiter la nature dans les plus permanents de ses mécanismes, cet être livra une bataille et gagna une victoire mémorable entre toutes.

Voyez tout le reste, maintenant : broyer ces grains et les réduire en une farine, même très grossière, y mêler de l’eau, pétrir une pâte et la faire cuire, non au feu, mais, exactement comme aujourd’hui, sur une pierre chauffée au feu. Un mouvement éternel est inventé ; on le perfectionnera, mais ce qu’il contient d’essentiel ne périra jamais. Ce premier pain sans levain, qui s’affina par la suite jusqu’à paraître incorporel, est toujours demeuré le pain religieux chez les Parsis, les Hébreux, les chrétiens. Le pain levé, imagination des Egyptiens, nous semble indispensable ; mais on fait avec de la pâte azyme d’excellentes galettes. Le pain préhistorique était peut-être fort agréable.

VII §

Pendant les deux grandes périodes que nous venons de passer en revue, le génie humain se montre toujours semblable à lui-même. La découverte du levier est égale en beauté intellectuelle à celle de l’art de tailler le silex ; la domestication des animaux, des arbres à fruits et des plantes à graines équivaut à l’invention du feu ; ici, nous avons le premier pain, et là nous avions le premier vêtement ; là nous avions le premier dessin, le premier modelage, et ici nous avons, avec la meule, la baratte et le peigne. Ainsi les civilisations successives auraient donné le pas tantôt à l’utile, tantôt à l’inutile, au travail ou au jeu, au rêve religieux ou à l’invention mécanique. Mais les buts que poursuit l’homme sont rarement ceux qu’il atteint ; la civilisation marche d’action en réaction ; les volontés aboutissent aux montagnes d’où elles étaient parties ; les désirs tombent dans les fleuves qui les emportant vers un futur inconnu. En voulant apaiser leurs morts ou leurs dieux, les mégalithiques inventaient la mécanique ; en organisant la vie domestique, les lacustres avaient créé une richesse d’où l’art, un jour prochain, allait jaillir.

Et puis, il y a toujours eu l’imprévu, l’irréalisable qui se réalise, le déraisonnable qui devient raison et vérité. La civilisation de la pierre polie atteignait à son épanouissement, couvrait l’Europe et une partie de l’Afrique et de l’Asie, quand des objets singuliers se répandirent dans le monde. Les trafiquants de hachettes en jadéite et en isocrase, de colliers en callaïs, de couteaux en serpentine, colportaient des marteaux, des haches, des aiguilles, des perçoirs d’une matière inconnue, plus dure que la pierre la plus dure. On commençait, quelque part, à travailler le cuivre. C’est un moment solennel dans l’histoire de l’humanité. Les hommes s’étonnèrent longtemps de cette découverte, presque autant que de celle du feu et, de même que les Grecs imaginèrent Prométhée, les Asiatiques avaient rêvé d’un héros du métal ; quelques-uns de ses traits se retrouvent dans la légende sémitique de Tubalcaïn. On ne sait naturellement rien sur l’invention elle-même. Ce que l’on constate aujourd’hui, d’après les découvertes préhistoriques était connu de Lucrèce. Il n’y a rien à retrancher de ces trois vers ; on ne peut rien y ajouter :

Posterius ferri vis est ærisque reperta,
Et prior seris erat quam ferri cognitus usus,
Quo facilis magis est natura, et copia major.

« C’est plus tard qu’on trouva le fer et le cuivre, et l’on apprit l’usage du cuivre avant celui du fer, parce que le cuivre est plus facile à traiter et plus abondant24. »

Presque tous les métaux usuels semblent d’ailleurs ont été découverts en même temps, ainsi que l’alliage qui a donné son nom à l’époque qui suit celle de la pierre polie, le bronze. Si le cuivre, qui se trouve à l’état natif, a été travaillé d’abord, il est certain qu’on ne tarda pas à y mêler l’étain qui le durcissait ; et si le fer a été connu presque aussitôt, il n’est pas moins certain qu’il a été délaissé pour le bronze. C’est que le premier fer était, médiocre et que le premier bronze, au contraire, était excellent. Les lacustres ont peut-être connu l’étain avant tout autre métal ; ils en décoraient leurs poteries. S’ils ne l’ont connu qu’en même temps que le cuivre, ils ne l’ont pas tout d’abord utilisé comme alliage. Mais dès que le bronze fut inventé, tout le cuivre et tout l’étain passa sans doute à la fonte. De là, la rareté des objets en cuivre pur. Ces objets, contemporains du silex poli, en sont une imitation servile. Il serait donc possible d’affirmer que l’usage du cuivre pur a précédé l’usage du bronze. Cette chronologie a son importance, en ce qu’elle doit permettre de séparer en deux stades la découverte du métal.

Le premier stade n’implique pas la métallurgie proprement dite. Le cuivre, de même que l’or, en d’autres contrées, fut d’abord traité comme une pierre malléable, selon l’heureuse expression de Tylor25. Mais si le cuivre natif n’était pas très rare, il n’était pas non plus très commun et on doit supposer qu’à l’époque où on le trouve utilisé en des régions nombreuses et diverses il provenait de la métallurgie. L’étain en provenait nécessairement, d’ailleurs ; qui dit bronze, dit métallurgie. Nous voici, à ce second stade de la découverte du métal, devant un homme qui considère un caillou singulier, plus lourd et plus brillant que les autres et qui rêve d’en tirer une matière malléable, analogue au cuivre qu’il connaît. Il est bien évident que si des métaux n’eussent pas existé à l’état natif, l’homme n’eût pas de sitôt songé à réduire par le charbon la cassitérite ou des pyrites. Le cuivre natif fut le guide du premier métallurgiste. Le génie est toujours raisonnable ; il utilise le connu pour trouver l’inconnu ; il se sert des contingences, il ne les invente pas.

Les anthropologistes ne semblent pas avoir considéré ces faits trop anciens avec beaucoup d’attention. Ils expliquent les découvertes primordiales par le hasard26. Pour eux, l’homme des temps préhistoriques est une brute qui a eu de la chance. C’est qu’ils s’imaginent que les découvertes du génie ont lieu d’après les méthodes qui naquirent de ces découvertes mêmes. Ils croient que Napoléon raisonnait comme Jomini ; ils croient que Darwin raisonnait comme les darwinistes ; ils croient que Pascal raisonnait comme les élèves de l’Ecole centrale. Les méthodes des grands découvreurs leur furent si personnelles qu’elles semblent inexplicables. La pomme de Newton, cependant, est un exemple de ces méthodes, un exemple bon à rien pour les chercheurs de seconde main. Voir la fumée monter d’un toit et songer à emprisonner cette fumée et à monter avec elle, voilà un autre exemple des idées du génie. On peut avoir de ces à-coup de génie et n’être pas doué d’une raison profonde.

Le génie trouve, la raison comprend. Loin que le génie fût rare parmi les hommes anciens, tout montre au contraire qu’il y fleurissait avec abondance. Des diverses formes de l’intelligence, le génie fut peut-être la plus primitive.

 

Chauffée avec du charbon de bois, la cassitérite, qui est un bioxyde d’étain, abandonne son oxygène et coule : plus ou moins pur, l’étain est obtenu. Le hasard a pu donner cela : observer ce mécanisme, le répéter, le rendre certain, telle fut, dans la première œuvre métallurgique, la part, encore immense, du génie humain. Les minerais où le cuivre se trouve à l’état de sous-oxyde ou de carbonate, comme à Chessy et dans l’Oural, se traitent comme la cassitérite. Il en est de même du carbonate et des différents oxydes de fer. La métallurgie pré-historique s’explique donc assez facilement, et on la comprendrait tout à fait bien si l’on pouvait faire abstraction des termes scientifiques. L’invention n’a été possible que par l’abondance du bois, qui permettait d’obtenir à l’air libre de hautes températures. Elle est des plus belles, en soi et par ses conséquences sur le développement de la civilisation : la nôtre, particulièrement métallique, si elle élevait encore des autels, n’en devrait-elle pas à ces obscurs et grandioses génies de la préhistoire, le premier fondeur, le premier forgeron ?

J’étonnerai beaucoup de lecteurs en disant que les premiers âges de l’humanité constituent la période des grandes inventions27 et que cette période pourrait être considérée comme close au moment où paraît la première hache de bronze, s’il ne restait à signaler les origines de l’écriture. C’est très beau une machine à vapeur, mais, dans l’échelle des œuvres de génie, ce n’est pas plus beau que cette lame de mauvais fer que martèle un homme nu avec un mauvais marteau de bronze. Un acte en engendre un autre, puis un autre, puis un autre encore et le dernier, malgré sa complexité, n’est que la résultante logique du premier, résultante peut-être inévitable. La majesté d’un fleuve, à ses bouches, ne doit pas nous faire mépriser ses sources, humbles mais claires. Ici commence le ruisseau qui sera les Amazones ; ici commence la barre de fer qui sera le « Dreadnought ». L’intelligence humaine fut toujours, en son essence, pareille à elle-même.

Au moment où paraît le métal, les hommes possèdent donc le feu, les vêtements, les outils, les armes, les ustensiles du ménage ; ils connaissent la chasse, la pêche, l’élevage, l’agriculture, le jardinage, le commerce, les arts du dessin et de la parure. Enfin, ils ont quelques idées métaphysiques28. Le métal les a comblés. Ils n’ont vraiment plus qu’à perfectionner leur vie, et tel va être en effet l’effort de l’humanité pendant une très longue suite de siècles : il n’y aura plus d’invention physique capitale avant la découverte de la vapeur, qui créera le machinisme et inaugurera une nouvelle époque dans l’histoire de la civilisation. Nous sommes toujours dans l’âge du métal, mais le milieu du dix-neuvième siècle a vu commencer une période de cet âge que l’on pourrait appeler l’âge du métal dynamique, far opposition à la première période, qui serait celle du métal statique.

Ici finit la première partie de cette introduction à l’étude des civilisations. Il nous faut maintenant chercher les preuves de la loi de constance intellectuelle dans le domaine proprement intellectuel.

VIII §

Les grandes découvertes humaines sont donc antérieures à ce que nous appelons la civilisation, aux premières lueurs méditerranéennes. Il me semble l’avoir prouvé dans la première partie de cet essai, et même je-me demande si une telle preuve était nécessaire, si l’affirmation pure et simple n’eût pas conquis l’adhésion de tous les esprits raisonnables. Il eût suffi de dire : les matériaux avec lesquels fut construite la civilisation existaient avant la civilisation. Aussi loin que l’on remonte sur les traces de l’homme, on trouve les traces du génie humain. Ce génie est primordial. L’homme est un animal de génie. Le génie ôté, l’homme est un animal comme tous les autres, un vertébré qui est un primate, par le caractère comme par l’anatomie, un antique fils de la lignée reptilienne, un batracien évolué (Quinton). Le vertébré, après les révolutions anatomiques qui en eurent fait l’homme, vécut longtemps parmi les arbres ; puis, un coup de mutation ayant tonifié son cerveau, il se mit à inventer. L’homme est un animal inventeur. La constance de son génie inventif est figurée par cinq ou six grands faits préhistoriques, historiques et contemporains. La domestication de la vapeur et celle de l’électricité, quoique d’importance humainement secondaire, apparentent nettement l’homme d’aujourd’hui à l’homme primitif. Le progrès est la conséquence nécessaire de l’accumulation des résultats ; quant au mécanisme, il est constant, et c’est sa beauté.

 

Cette constance, qui fait, de l’homme du bronze et de l’homme de la pierre, notre égal en génie, a même créé chez quelques philosophes l’illusion d’une certaine supériorité primitive : « Les hommes des premiers âges, dit Creuzer, étaient doués d’une vue merveilleuse de la nature même des choses, avaient un pouvoir de tout sentir, de tout comprendre. » Renan, qui cite cette opinion de l’auteur de la Symbolique, se faisait une idée analogue des temps primitifs, les supposait même régis par des lois particulières, « maintenant privées d’exercice29 ». Il ne faut pas abuser d’une telle idée ; il faut prendre garde de ne pas refaire le trop ingénieux Vieux-neuf d’Edouard Fournier où tant de belles précisions sont noyées dans un océan d’aperçus fallacieux. L’œuvre des primitifs est trop importante pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter encore, par hypothèse. Il est possible que les anciens Grecs aient entrevu des vérités scientifiques que les derniers siècles ont à grand’ peine retrouvées ; mais il est prudent de ne pas exagérer ces pertes dues à une régression momentanée de l’esprit humain, sous les influences combinées du platonisme et des barbares. Pour les chrétiens, il n’y avait plus de matière ; pour les barbares, il n’y avait plus d’esprit : le génie grec, apogée de l’équilibre humain, fléchit brusquement, pour remonter, quelques siècles plus tard, à son niveau premier, où il se maintient sous les apparences de la civilisation celto-germanique. L’idée de constance intellectuelle ne doit pas se comprendre au sens de continuité intellectuelle ; la ligne de la civilisation est une ligne ondulée dont les sommets sont sensiblement égaux de même que les profondeurs. Mais il ne s’agit point, dans cette étude, d’évaluer les civilisations successives. Son but est de fixer la méditation philosophique sur quelques exemples primitifs ou très anciens du génie humain. Voici l’écriture.

Je ne parle pas du langage26. On a écrit beaucoup sur l’origine du langage ; et c’était bien inutile. Autant disserter sur l’origine du chant des oiseaux. L’homme parle, l’oiseau chante. C’est une faculté naturelle. Tout au plus pourrait-on essayer d’établir que, chez l’homme, comme cela arrive à l’occasion chez telle espèce d’oiseau, le chant a précédé la parole. Chant, ou quelque modulation comme celles qui encore signifient la joie de vivre chez les enfants, modulation contenant des syllabes articulées, matrice de la parole. Le langage a dû être d’abord purement musical, sans aucun accord avec la réalité, mais ponctué de signes de joie, de peur, d’appel. L’onomatopée n’y joua peut-être pas un grand rôle, malgré l’opinion commune ; cela, c’est un jeu de raffiné, d’oisif. Imiter les bruits de la nature ! Peut-être, mais à la manière de l’oiseau-moqueur, qui réfléchit plutôt qu’il n’imite, à la manière de presque tous les oiseaux qui apprennent à répéter des sons déjà articulés, tandis que l’onomatopée transpose en sons articulés des bruits bruts, et cherche à figurer et non à imiter, comme le prouve la diversité de ces images sonores dans toutes les langues. L’onomatopée représente une couche linguistique probablement assez récente. Les moyens de langage de l’oiseau et ceux de l’homme sont d’ailleurs de même ordre ; tous les deux emploient la vibration sonore, assez prolongée pour former des phrases musicales. Eux seuls parlent longuement, à tout propos et hors de propos. Le langage sonore est pour eux une des formes les plus suivies de l’activité. Beaucoup d’espèces simiesques usent d’un gazouillis analogue et perpétuel, embryon évident du langage humain. Rien d’assourdissant, disent les voyageurs, comme certaines troupes de singes. Une volière en donnerait une faible idée. Il me semble cependant difficile qu’ils dépassent en papotage tapageur l’assemblée des perroquets au Jardin d’Acclimatation. Ce n’est que là que j’ai compris quelque chose à l’origine, non du langage, mais de la parole. Comme l’oiseau, comme le singe, l’homme a d’abord parlé pour lui-même, c’est-à-dire sans intention, mouvement de langue et de gorge analogues à tous les autres mouvements musculaires, signes de vie.

Le langage, considéré en général, abstraction faite de la forme sonore, est universel. Tout être vivant possède un langage et on ne peut concevoir sans langage fixe la moindre colonie de madrépores ou de bryozoaires. Le langage revêt tous les modes : son, geste, tact, regard. Il peut même être intérieur et cheminer comme un message électrique le long des filets nerveux. Le cerveau parle aux doigts qui lui répondent. Si l’on touche l’éventail d’une sensitive, il se ferme. Les limites du langage sont difficiles à déterminer. La recherche de ses origines est du domaine biologique, et c’est bien en vain que Renan même s’y est exercé. On doit même dire que c’est fausser la question que d’y introduire l’idée de raison ou l’idée de volonté. Le langage est un fait de vie comme la motilité, comme la vision. Il n’en est pas de même de l’écriture. L’écriture a eu nécessairement une origine, et il est permis de la chercher. Le langage, qu’il soit parlé, chanté ou mimé, est une donnée de la nature ; l’écriture est une donnée humaine, une invention.

La question ne se pose donc pas de savoir si l’écriture n’aurait pas précédé le langage naturel ; mais elle se pose peut-être de savoir si l’écriture n’a pas aidé singulièrement au développement logique de la parole, à la dissociation en mots de la phrase originelle si confuse. L’écriture idéographique était très propre, en effet, à conférer aux mots qu’elle représentait une existence séparée, existence qu’ils n’ont pas, ou à peine, dans l’esprit de ceux qui ne savent pas écrire. Le mot pur est une spécialisation très forte, il n’est pas primitif, il coïncide avec des intelligences capables d’abstraction, d’idées générales. L’idée générale qui suppose le désintéressement, la liberté de l’esprit, suppose la civilisation, la sécurité relative. La langue des Indiens Cherokee, qui possède trente verbes exprimant toutes les façons de « lave » relatives à la personne, au lieu, à la circonstance, ne possède pas l’idée générale de « laver ». Les Algonquins, capables de qualifier clairement tous les gestes de l’amour physique, n’ont pas de mot général répondant à amor ou à amare. Pour les Malais, il y a tous les arbres de leurs forêts nommés un à un, il n’y a pas l’arbre27. Je ne prétends pas que ces langues soient des langues primitives, mais ce défaut d’abstraction leur confère un caractère de primitivité. Le mot, qui est une abstraction, est aussi une réduction. Il m’est difficile de considérer les premiers mots isolés autrement que très longs, très chargés de qualificatifs et de locatifs. Arrivés à l’abstraction, ils se sont encore, au cours des âges, phonétiquement rétrécis. Du latin aux langues et dialectes romans, nous avons des milliers d’exemples de ces rétrécissements. Pulverem devient en portugais et de papaverem un dialecte français a tiré pou, pavot. Des sons tels que ce et ce pou ont paru aux philologues de l’école de Bopp des racines primitives, alors qu’ils ne représentent, sans aucun doute, dans le domaine indo-européen comme dans le domaine roman, que des produits de décomposition ou des réductions analogues à ces grains de sable qui furent d’abord des coquilles32.

Il n’y a d’ailleurs aucun espoir de retrouver jamais aucune langue réellement primitive. Les langues écrites ne l’ont été qu’à une période sans doute immensément éloignée de leurs phases connues, et quant aux langues non écrites elles changent au moins à chaque génération, parfois avec une fréquence folle, sous diverses influences, tendance de l’homme à jouer avec les sons produits par son appareil vocal, intervention de la volonté (langues polynésiennes, argot), changements d’ordre phonétique. On peut logiquement supposer, et c’est tout, que la langue la plus ancienne est aussi la langue la plus compliquée, la plus riche en flexions, sinon en formes syntaxiques. L’inextricable verbe basque : signe d’ancienneté. En linguistique comme en zoologie, l’évolution marche vers la simplicité. Le verbe anglais, presque dénué de toutes flexions, est le pendant du sabot du cheval, animal beaucoup plus récent que le primate à cinq doigts. On peut supposer encore que le discours, de même que la grammaire, évolue dans le sens de la suppression de tout l’inutile. Un certain style télégraphique est l’aboutissement logique de la période cicéronienne. Au point de vue stylistique, les Romains étaient un peuple enfant et nous n’avons guère, à ce point de vue, fait de progrès sur nos ancêtres littéraires. Comme les peuples jeunes, comme les Indiens, comme les Nègres aux longues palabres, nous avons toujours le goût de nous écouter parler, de nous bercer à la musique verbale. La poésie, les phrases balancées, signes de primitivité et, dans notre civilisation, régressions personnelles. Dans un monde plus évolué, on ne parlerait que pour l’utilité seule, et non plus pour le jeu. Mais cette question est liée à celle du génie considéré comme primitif et opposé à l’intelligence signe d’évolution. C’est une question que j’essaierai de traiter par la suite, si je puis rassembler les éléments nécessaires à un raisonnement logique.

L’invention de l’écriture, telle qu’elle a été analysée jusqu’ici, semble rentrer dans les manifestations de l’intelligence plutôt que du génie. En suivant les faits tels qu’ils sont admis, on y voit une suite de tâtonnements, aboutissant, par simplifications naturelles et quasi nécessaires, à notre alphabet indo-méditerranéen. Nul ne peut préciser la part de l’invention soudaine au cours de cette longue élaboration. Cependant, on devine une initiative individuelle dans l’idée d’abstraire tel idéogramme, de lui assigner un usage séparé, de le destiner à figurer le son initial du mot qu’il représentait et non plus seulement ce mot lui-même. Avant la phase alphabétique, il y eut une phase syllabique, progrès déjà immense et dont la Chine se contente encore. L’écriture, qui ne pouvait guère prétendre qu’à la figuration des objets et des idées très simples, marcher, manger, va devenir le miroir de la parole, mais un miroir où les images se fixeraient. L’écriture est un phonographe que notre esprit déroule et qui ne rend pas seulement des sons, qui rend aussi des images, des idées, des sensations même : c’est un doublement de la vie. Mais surtout, vue du point de vue philosophique, l’écriture est le premier grand effort d’analyse qui ait laissé dans l’histoire des traces sensibles, et peut-être le plus grand. Aucun poème, ni l’Iliade, ni les Vedas, ni Hamlet, n’égale en beauté le geste du scribe égyptien qui, voulant fixer une idée rebelle à l’idéogramme, imagina le jeu des sons initiaux. Depuis ce moment, l’instrument fut toujours supérieur à ses œuvres. Nulle langue n’a donné tout son pouvoir à l’écriture et nulle écriture n’a vu passer toutes ses richesses dans l’œuvre littéraire : ses réserves inviolées sont, dans toutes les civilisations, immenses. L’écriture a permis une accumulation folle de matériaux dans tous les genres ; elle recèle des trésors que l’humanité n’épuisera Jamais, puisque chaque génération y verse autant de lingots qu’elle en détruit de parcelles. Tout cela, c’est l’œuvre d’un scribe égyptien, antérieur à l’histoire, car la plus ancienne histoire est écrite avec le roseau qu’il taillait au bord du Nil, il y a très longtemps, dans les obscurités primitives.

Nous oublions toujours, quand nous comparons le passé au présent, de considérer à quel point le présent est le débiteur du passé. En naissant, ou quelques années plus tard, nous nous trouvons les maîtres d’un mécanisme immense et compliqué qui nous paraît, ou peu s’en faut, faire partie de la nature. Les villes sont à ce point de vue de mauvaises écoles philosophiques. Quand on a vécu en des campagnes où on manque presque de tout, on se fait déjà une meilleure idée du passé. On apprécie mieux la solidité des fondations établies par les générations anciennes. Les mille petites commodités, les petits luxes modernes nous cachent l’essentiel de civilisation. En avoir été privé, c’est souvent en apprécier l’inutilité ; mais il y a une partie stable très ancienne, dont l’homme ne pourrait être dépouillé, sans cesser d’être un homme. Or cette partie ancienne, si on réfléchit, on trouvera qu’elle n’est pas seulement la plus utile, mais qu’elle est aussi la plus belle. Sans l’imprimerie, la civilisation celto-germanique est possible ; sans l’écriture, nulle civilisation intellectuelle ne se conçoit. L’écriture dépasse donc de beaucoup l’imprimerie en importance et le moment humain qui la vit naître est donc un moment plus grand et plus beau. Les inconnus (ce n’est pas Guttemberg) qui découvrirent l’imprimerie, au XVe siècle, démontrèrent la constance du génie humain et rien de plus. Il n’y a ni affaiblissement, ni progrès. Après une trentaine de siècles, la constance est parfaite, au point que l’on croirait que c’est le même homme revenu, après un long sommeil, pour ajouter à son instrument deux ou trois petites chevilles qui lui donnent toute sa valeur.

IX §

En poussant cet essai jusqu’aux temps historiques, ou à peu près, je crains de lui ôter de sa force, car les matières traitées vont devenir connues de tous. On ne peut plus prétendre rien révéler, et les faits, de plus en plus complexes, vont devenir très lourds à manier. Que dire de l’astronomie, si l’on veut être philosophiquement exact, qui n’excite aussitôt la contradiction universelle ?

J’ai achevé de bien comprendre le détachement de M. H. Poincaré en lisant une petite notice de M. Tanner sur l’histoire de l’astronomie. M. Tannery, qui est un mathématicien, ne voit dans l’astronomie qu’un prétexte a calculs. Il considère comme des incidents presque futiles Aristarque de Samos et Copernic. « Il fallait donc, dit-il, pour le renouvellement de l’astronomie, l’invention de la lunette et celle du pendule. » C’est à peu près comme si on disait que les études modernes sur la métrique grecque ont renouvelé la poésie. Mais je crois qu’un astronome et un philosophe ne se font pas de l’astronomie une même idée. Pour le philosophe, le système est tout, et les calculs, il les tient pour de l’arpentage céleste. Pour l’astronome, les systèmes sont des hypothèses entre lesquelles on choisit la plus commode (H. Poincaré), et les calculs seuls sont dignes d’arrêter le savant. Ainsi les sciences sans objet pratique se dévorent elles-mêmes. Les mathématiciens se perdent en des problèmes qui demandent une vie et dont la solution ne s’applique à rien. Les astronomes comptent les étoiles, comme un enfant compterait une poignée de sable. Ils se font les comptables de l’infini, cependant qu’un Poincaré, las de tant de stérilité, admet tout en contestant tout et établit magnifiquement la philosophie du possible.

L’astronomie était complète le jour qu’un berger chaldéen eut connu que le soleil était le centre du monde et la terre une des toupies qui l’encerclent28. Depuis cette nuit incertaine, l’astronomie n’a fait que des progrès mathématiques. Sa valeur philosophique n’a pas changé. Elle est tout entière en effet dans cette transformation des apparences. Les apparences sont-elles la réalité, ou faut-il la demander aux contre-apparences ? La Chaldée, peut-être, et la Grèce ancienne, certainement, avaient résolu la question dans le sens que devaient retrouver Nicolas de Cusa et Copernic, et c’est toute l’astronomie. Ce qu’on a ajouté depuis est fort peu de chose : préciser des durées, renforcer de quelques zéros les distances des astres au soleil et entre eux, mesurer, compter, supputer, plutôt, voir presque toute l’espérance des lunettes faillir, et nos curiosités réduites à s’amuser aux beaux jeux d’esprit d’un Fontenelle ou d’un Flammarion. Tout cela d’ailleurs n’a pas laissé que de creuser plus avant le puits foré dans l’infini par les maîtres d’Aristarque de Samos.

Contemplons le ciel et découvrons l’astronomie. C’est ce que Copernic lui-même n’a pas fait. Il connaissait l’hypothèse ancienne que les compilations grecques avaient maintenue à la surface de l’eau : Son génie fut de s’en laisser éblouir. Mais quel fut-il donc, le génie de ceux qui d’abord la posèrent ? Il dépasse presque nos facultés d’admiration ; il va presque justifier Creuzer et Renan. Nicolas de Cusa, Copernic, Kepler, Galilée, Newton se réunissent pour maintenir l’intelligence humaine au niveau primitif ; ils en prouvent la constance ; ils se mettent sur le même plan que la plus ancienne science.

 

Le témoignage de l’Antiquité est unanime et Bérose en est garant avec Diodore, avec toute la tradition, ancienne, avec les textes cunéiformes Oppert : un millier d’années avant notre ère, les Chaldéens, s’ils ne connaissaient pas exactement le système qui a pris le nom de Copernic, s’ils n’avaient pas encore redressé les apparences, du moins n’ignoraient-ils ni la périodicité des éclipses ni la précession des équinoxes ; ils divisaient l’année en 365 jours 6 h. et onze minutes, ce qui approche des calculs modernes. Après l’année, le mois, la semaine, les sept planètes, tout cela imprégné d’astrologie, entaché de magie. La gangue des superstitions contenait un beau diamant que les Grecs taillèrent (Aristarque)29. Mais il était d’un éclat trop vif, on s’ingénia à le ternir et on y réussit. Il y eut Ptolémée ; il y eut l’entêtement chrétien (Lactance et les autres), buté à un système qui semblait la base nécessaire de sa construction dans l’espace. Mais l’astronomie a cette singularité d’être aussi vraie à l’envers qu’à l’endroit et Copernic parut bien plutôt ridicule que criminel. Son renversement de valeur sembla inutile même à un Tycho-Brahé, comme il l’eût semblé, sans doute, à un Régiomontanus, l’un et l’autre observateurs merveilleux du spectacle céleste, précurseurs des calculateurs modernes. Aussi n’y a-t-il pas très longtemps que l’Eglise, forte des vieux préjugés, ne condamne plus Galilée ; et bien des fidèles « éclairés » le détestent encore dans la piété de leur cœur. En somme, pour remonter au niveau originel, l’humanité a mis à peu près trente siècles. N’est-elle pas en train, après un intervalle analogue, de rejoindre, Leucippe, Démocrite et Epicure, de retrouver les claires idées primitives sur la matérialité absolue du monde, sur l’unité de la matière, sur le mouvement universel, sur l’atomisme enfin, principe mécanique du monde réel aussi bien que du monde pensé ? Nos déchéances ne sont que passagères.

Les montagnes de l’avenir ne sont pas plus hautes que les montagnes du passé, mais elles sont autant. L’idée de constance intellectuelle, outre qu’elle réserve le fait de progrès par accumulation, ne permet pas de douter des destinées de l’humanité. Elle écarte comme absurde l’idée de décadence ou du moins ne permet de la concevoir que liée à l’idée de mort, de disparition de l’espèce, c’est-à-dire de révolution géologique telle que les forces révolutionnaires du génie vertébré, base du génie humain, se trouveraient inefficaces. Ici, je me souviens encore du mot de Quinton : « Quand l’homme s’attaque aux forces naturelles qui l’entourent pour les dominer dans ce qu’elles ont d’ennemi, il participe d’abord du génie du Vertébré30. »

X §

La poésie a atteint un niveau très élevé dès les temps les plus anciens. Cela est fort connu par les exemples égyptiens, hébraïques, indiens, grecs, et c’est un sujet que je laisserais à la littérature comparée, si je n’y voyais un excellent argument en faveur de la primitivité du génie, considéré comme une forme particulière de l’intelligence. Le génie se rapproche de l’instinct, en ce qu’il est de l’intelligence spécialisée, mais il s’en éloigne, en ce qu’il est nettement individuel. Sa marque, comme celle de l’instinct, est la perfection ; mais, soudaine dans l’instinct, elle est souvent progressive dans le génie. Le génie participe de l’inconscience instinctive, mais également de l’intelligence consciente. L’instinct est fixe dans l’individu comme dans l’espèce ; le génie, fixe dans l’espèce humaine, est assez flottant dans l’individu, soumis à des sursauts et à des déclins, évoluant selon une courbe oscillante. Cependant, on a beaucoup exagéré la fixité de l’instinct ; lui aussi, en une mesure très notable, il participe de l’intelligence consciente. Les animaux à métier ne construisent pas du premier coup leur chef-d’œuvre ; il leur arrive d’en modifier la contexture, ils s’accommodent de matériaux variables. Une analyse très poussée diminuerait peut-être encore les différences du génie et de l’instinct, en même temps qu’elle montrerait ces deux formes de l’intelligence, bien plus que l’on ne les voit d’abord, pénétrées, vivifiées par la conscience d’agir. Finalement, intelligence, génie, instinct, ne présenteraient peut-être plus que des nuances, et l’on constaterait leur constance simultanée ou alternée dans toutes les manifestations spécifiques ou individuelles de la vie supérieure. Il y a des animaux très intelligents ; il y a sans doute des animaux de génie. Mais si la constance de l’instinct est un fait qui ne se discute pas, on conçoit que la constance de l’intelligence ou la constance du génie chez les animaux échappe à nos observations. Cela rentre dans la règle probable de la constance universelle, de la permanence des lois et des rapports, constatables ou devinables sous la variété des formes et la diversité des apparences.

Il ne s’agit que de l’homme ici, et voici le chapitre de la poésie. Le génie poétique est rare, ses éléments sont invariables. Il se compose d’une grande sensibilité, d’une émotivité vive, transformées rapidement, avec une conscience très faible du travail intellectuel, en phrases mesurées mélodiques, propres à évoquer chez l’auditeur ou chez le lecteur une émotion du même ordre que celle qui les a dictées31.

L’intelligence générale, le travail, la connaissance approfondie de la langue et des monuments littéraires sont au génie poétique d’un très faible secours et, seuls, ne servent à rien. On peut étudier la poésie française pendant vingt ans, être un esprit supérieur et se montrer incapable de composer un sonnet qui satisfasse à la fois notre émotion et notre esthétique.

D’autre part, cet homme ignorant, sans lecture, sans expérience, et, point capital, sans intelligence générale, produit en se jouant, et presque sans y penser, les plus beaux et les plus émouvants poèmes. Loin d’être une longue patience, le génie poétique est d’abord fait d’impatience et les retours, les retouches, le polissage n’enlèvent rien au caractère initial du poème, qui est la spontanéité. Ce caractère est visible dans les plus anciens poèmes, comme dans les plus récents. Quand ils sont beaux, ils sont des chants, et ils participent de la soudaineté du chant. On a appelé cela l’inspiration : il faut écrire ce mot, puisqu’il est connu, quoiqu’il ne signifie rien. L’inspiration est le qualificatif traditionnel du génie poétique.

L’histoire de la poésie a vulgarisé de tout temps, et sans qu’on y prenne garde, un fait évident de constance intellectuelle. La poésie a évolué, comme évoluait la sensibilité, base des mœurs, mais le génie poétique, par exemple d’Homère à Victor Hugo, est demeuré fixe : ni progrès ni déchéance ; constance absolue. Et l’on se demande si un tel génie a quelque rapport bien défini avec la civilisation ; si, surgissant du milieu de la barbarie protohellénique, il ne peut pas surgir aussi bien du milieu d’une barbarie plus rude encore, du milieu mégalithique, du milieu magdalénien ; si le génie poétique enfin, complément de la faculté verbale, ne s’est pas manifesté bien avant l’écriture, et si nous ne touchons pas avec le poème à l’une des plus anciennes, en même temps que des plus stables manifestations de la sensibilité intelligente ? La poésie s’est probablement confondue, à l’origine, avec la musique, peut-être avec la danse ; elle est peut-être antérieure à la dissociation de la phrase en vocables distincts ; elle a peut-être été, avant de devenir verbale, un mélange de cris modulés et de murmures émotifs. La poésie lyrique n’est encore que cela, très souvent, surtout quand elle se revêt de musique, quand elle soutient la danse ; rondes enfantines, danses paysannes. Il est inutile d’objecter que la poésie, en tout cas, a pris un autre ton depuis ces temps primitifs. On le sait de reste, mais peut-être que la vraie poésie, celle de lyrisme personnel, est celle-là même qui ressemble le plus à ce que nous pressentons d’une plainte érotique du temps de la pierre polie. Les insectes à bruit, les oiseaux chanteurs donnent leurs bruits ou leurs chants aux jours de la reproduction. Les plus belles poésies humaines sont des appels à l’amour ou des lamentations sur l’amour perdu : le reste n’est peut-être que rhétorique.

Je trouve dans la poésie et dans les poètes des signes de primitivité, et je me demande à ce propos si le génie, même considéré comme une soudaine poussée intellectuelle, n’est pas un fait nettement primitif ? Entre l’homme très intelligent et les autres hommes de moyenne intelligence, il y a toute une série de dégradations. On passe sans difficulté d’une nuance à la nuance voisine et l’on rattache logiquement celui qui comprend tout à celui qui ne comprend que les petits faits parmi lesquels évolue sa petite vie. Mais si le génie surgit, on ne sait où le caser. L’homme de génie n’a souvent qu’une intelligence générale très limitée, une intelligence qui, du moins, n’est pas en rapport logique avec son génie. Victor Hugo, un des plus grands parmi les poètes, est, parmi les philosophes, un des plus humbles. Son esprit critique est nul. On a vu de grands peintres, de grands sculpteurs, de grands musiciens à peu près dépourvus de vraie intelligence. Leur génie s’exerçait comme s’exerce l’instinct, en ligne droite. Le génie du calcul n’est pas très rare. Il coïncide très souvent avec des intelligences enfantines : des mathématiciens illustres, qui n’ont pas atteint Inaudi en puissance calculatrice, ne l’ont pas dépassé en valeur intellectuelle. Il y a de belles exceptions, dont Goethe est le type, mais, en général, l’homme de génie est un enfant. Cette forme de l’intelligence a donc totalement échappé à l’évolution. Elle se manifeste sporadiquement et toujours pareille à elle-même. Aucune n’est plus propre à faire admettre, sans qu’il soit besoin de longues explications, la loi de constance intellectuelle.

XI §

Les lois de constance physiologique posées par M. Quinten selon des principes dont on ne peut encore mesurer la portée, qui est peut-être illimitée, ces lois, loin de venir s’opposer à l’idée d’évolution, confirment cette idée, au contraire, et l’assurent, en lui fournissant la base, sans laquelle on n’en concevait pas bien clairement le mécanisme. L’évolution est universelle et la constance aussi est universelle. La constance est le pivot du manège. Elle en est la raison. Sans constance, il n’y a pas de changement parce que, dans ce cas, le changement est inappréciable. Si tout change, comment le savoir ? Si la montagne s’éloigne en même temps et du même pas que nous approchons d’elle, où sera la variation des rapports ? La constatation du changement exige un point fixe. Sans point fixe, pas de comparaison possible : le mouvement, même réel, est impossible à constater. On peut dire, de ce point de vue, que la loi de constance universelle est un postulat de l’intelligence, au même titre que l’espace et que le temps. Elle a une valeur, non pas plus certaine, sans doute, mais plus accessible ; elle est vérifiable. La constance est au fond de tout, dans les lois physiques comme dans les lois intellectuelles. Qu’est-ce que serait la physique sans points fixes ? Qu’est-ce que serait sans points fixes la vie, phénomène physique ?

Cette constance universelle, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre intellectuel, il ne faut pas la considérer comme une constance mathématique, Elle est, en de certaines limites, soumise à des variations. Le milieu contre lequel elle se dresse n’est pas sans avoir quelques prises sur elle. Elle une loi en lutte avec une loi. Elle est le régulateur de l’évolution ; mais il n’est si bon régulateur qui ne se trouve entraîné, parfois, par les mouvements de sa machine. Il est possible que la constance elle-même soit emportée par une loi d’évolution plus générale que celle contre laquelle elle lutte directement. Ce système a probablement lui aussi, comme le soleil, sa constellation d’Hercule. Pour ce qui est de la constance intellectuelle, elle est visiblement influencée par les faits mêmes qui sont sa preuve. Les grands événements intellectuels modifient la civilisation et la civilisation modifie les tendances de l’intelligence ; ainsi s’accomplit l’évolution intellectuelle. Elle a des limites, mais elle semble n’en pas avoir. L’oubli permet d’infinis renouvellements. Illusoires en fait, ils ne le sont pas en conséquences. Ils comportent d’ailleurs une matérialité tangible. S’il n’est pas sensé de dire que l’électricité, par exemple, est en train de renouveler la face du monde, déjà renouvelée par la vapeur, s’il ne faut pas attribuer aux faits mécaniques l’importance que leur donne le populaire, il n’en est pas moins certain que la mobilité physique est une des conditions de la mobilité, de la souplesse intellectuelles. La physiologie même, quoique héréditairement immuable, en reçoit des contre-coups individuels : le sang ne circule pas dans un athlète comme dans un employé aux écritures.

Evolution n’est pas progrès. L’évolution est un tait et le progrès un sentiment. Considérer, comme Spencer, que l’évolution est nécessairement, progressive, c’est faire de la théologie ; c’est supposer un Dieu, transcendant ou immanent ; c’est faire intervenir, avouée ou cachée, l’idée d’une Providence ; c’est enfermer une idée religieuse dans une théorie mécanique. En soi, l’évolution naturelle des êtres animés n’est qu’une succession de changements destinés à assurer une constance originelle. Du point de vue humain, l’homme considéré comme sommet, elle est nettement régressive. Ayant produit l’homme, la nature ne se repose pas comme le Dieu des légendes. Elle façonne les carnivores, dont les derniers venus sont le renard bleu et l’ours blanc ; elle façonne les ruminants et sa dernière pensée en ce genre est le renne ; elle façonne enfin les oiseaux, dont la haute température affirme la récence (Quinton). L’oiseau présente assurément des caractères progressifs : ailes et vol, meilleure dissociation des appareils nutritif, respiratoire et circulatoire, mode de reproduction simplifié, plus sûr ; mais le cerveau est peu développé et il y aurait déchéance, si l’intelligence était autre chose qu’un moyen de défense contre la variabilité des milieux. Mais notre point de vue n’est pas celui de la nature : de la main du primate (dont les singes ne font rien d’ailleurs), elle a fait la patte du loup et le paturon du cheval. La nature semble marcher vers la simplification. Si l’homme évoluait encore d’une façon très sensible, sa main s’épaissirait, ses doigts se souderaient, les ongles se tasseraient en un sabot ou en une griffe unique. Ne voit-on pas déjà, du Noir au Blanc, la dentition s’affaiblir ? N’ayons pas un trop grand désir de l’évolution, songeons que ses tendances vont à faire de nous des édentés, des variétés de tamanoir ! Il faut des images extrêmes pour faire comprendre des vérités moyennes.

La constance est la raison de l’évolution et l’évolution est la condition de la constance. Quant au progrès sentimental dont les foules s’enivrent, et dont il est bon qu’elles s’enivrent, comme le dit M. Jules de Gaultier, si sa réalité matérielle est un fait d’évolution, sa réalité intellectuelle est un fait de constance. Notre état de civilisation est le produit momentanément final d’une intelligence qui, invariable en son principe, se diversifie par l’accumulation de ses conquêtes ; mais on reconnaîtra, aux exemples que j’en ai donnés, que ces mêmes conquêtes prouvent qu’il n’est pas chimérique d’essayer de poser, en introduction à l’histoire de Inhumanité, une loi de constance intellectuelle.

Deuxième partie
Idées et commentaires §

Boscovich et la composition de la matière §

Le succès des vues du Dr Gustave Le Bon sur les destinées de la matière ramène l’attention à l’histoire de la théorie atomique. « Suivant des idées qui, hier encore, étaient classiques, dit-il32, là matière serait composée d’éléments indivisibles, nommés atomes. Comme ils semblent persister à travers toutes les transformations des corps, on admettait, pour cette raison, qu’ils sont indestructibles... La science admet maintenant que les atomes sont formés de tourbillons d’éther tournant autour d’une ou plusieurs masses centrales avec une vitesse de l’ordre de celle de la lumière. L’atome est comparé à un soleil entouré de son cortège de planètes. » Il est bien évident que si l’atome est composé, il n’est plus l’a-tome. Cette dénomination doit passer provisoirement aux éléments dont il est formé. Ainsi l’image de l’atome est reculée d’un plan, mais elle reste intacte. Le véritable atome, le dernier, n’est plus un soleil, il est une planète qui tourne, soumise au mouvement circulatoire, l’un des trois mouvements de Démocrite, l’un des quatre d’Epicure. En somme, la matière se compose toujours d’atomes, et ces atomes sont toujours indivisibles, tant qu’une nouvelle vue de l’esprit ne les aura, pas logiquement divisés. Quant à leur destructibilité, je laisse cette question de côté, ne la comprenant pas. Si l’éther est quelque chose, il est matière : s’il n’est rien, il est le vide. S’il est matière, on verra sans étonnement une forme matérielle devenir une autre forme matérielle ; s’il est le vide, le néant, nous entrons dans la métaphysique. Personne n’a de l’éther une idée nette. C’est un postulat. C’est une hypothèse commode pour, renouer une fin à un recommencement. « Une grandeur réelle, dit précisément Boscovich (§ 67), passant à une autre grandeur, ne peut y passer que par un saut (per saltum) ; à ce moment, au moment du saut, l’une et l’autre grandeur seraient nulles... Mais, à bien réfléchir, cet état nul contient cependant une certaine réalité à laquelle il convient de donner un nom particulier (§ 58). »

Roger-Joseph Boscovich naquit à Ragu se en 1711 et mourut à Milan en 1787. Sa science emplit tout le milieu du dix-huitième siècle. Il fut jésuite, un de ces jésuites fort libres, comme on en vit tant autrefois, un jésuite dans le goût de van Eyden, qui enseigna à Spinoza le latin et l’athéisme. Géomètre, astronome, physicien, il voyagea, enseigna, rédigea de savants traités, fut membre de l’Académie royale de Londres et directeur, à Paris, de l’optique de la marine. Les bureaux lui firent tant de misères que la raison de ce grand homme simple et logique se dérangea. Il mourut fou, comme Nietzsche, qui l’admirait d’avoir osé réduire la matière à une pure conception de l’esprit. Une encyclopédie, qui cite beaucoup de ses ouvrages, omet son œuvre capitale, sa Philosophia Naturalis. Une notice sur Descartes, où on négligerait le Discours de la Méthode ! Mais cela ne m’étonne que peu, en raison de l’ignorance et de la légèreté générales. Il faut dire aussi que les livres de Boscovich sont des plus rares en France. J’ai cherché en vain, pendant plus de dix ans, sa Philosophia, et ne l’ai trouvée que tout récemment, à Rome, dans une vente publique.

Après avoir exposé comment lui vint l’idée de sa théorie, conçue dès 1745, ce qu’elle doit à Leibnitz et à Newton, Boscovich raconte qu’il avait cru d’abord pouvoir se borner à une courte dissertation, dissertatiuncula. Peu à peu, cependant, le volume prenait de l’ampleur, devenait le noble in-4, intitulé : Theoria Ph ilosophi ae naturalis redacta ad unam legem virium in natara existentium. Cette loi unique, par quoi Boscovich pensait qu’étaient régies toutes les forces existant dans la nature, la voici telle qu’il la formule aux §§ 7, 8, 9, 10 et 11 de la Pars prima de son ouvrage (édition de Venise, 1763) :

« 7. Les premiers éléments de la matière sont pour moi des points absolument indivisibles et inétendus, lesquels sont dispersés dans le vide immense, de telle manière que deux points quelconques sont toujours séparés l’un de l’autre par un certain intervalle ; cet intervalle peut augmenter indéfiniment ; il peut diminuer de même, mais ne peut jamais disparaître entièrement, sans qu’il y ait pénétration réciproque entre les points donnés. En effet, je regarde comme impossible que ces points soient jamais contigus, et je considère comme tout à fait certain que, si la distance entre deux points matériels est nulle, cette partie de l’espace, devant être absolument conçue comme indivisible, se trouve occupée par chacun des deux points, c’est-à-dire que leur pénétration mutuelle (compenetratio) est parfaite. C’est pourquoi, à mon avis, le vide n’est pas disséminé dans la matière, mais au contraire la matière disséminée dans le vide et y nageant, innatantem. »

8, 9, 10 et 11. Ces points (maintenant j’analyse) sont animés les uns les autres et les uns vers les autres d’une force attractive et d’une force répulsive, lesquelles forces varient d’après les distances selon une loi donnée. Nous avons un exemple connu de cette loi dans la loi générale de gravitation posée par Newton. Mais, ici, la loi des forces est telle que, répulsives dans les très petites distances, et d’autant plus que ces distances sont moindres, elles se changent progressivement en forces attractives à mesure que ces distances sont augmentées. Le mouvement répulsif subit des états successifs de croissance, d’évanescence, puis d’attraction ; pareillement, le mouvement attractif croît, décroît, s’évanouit, puis se mue en répulsion. Cette loi, compliquée au premier abord, se figurerait exactement, conclut Boscovich, par une courbe continue.

Le Dictionnaire des sciences philosophiques (édition de 1845) résume et complète cet exposé en termes beaucoup plus clairs que ceux qu’emploie l’auteur, souvent empêtré dans un singulier latin de mathématicien, fort difficile à traduire : « Les éléments de la matière sont des points indivisibles et inétendus, placés à distance les uns des autres et doués d’une double force d’attraction et de répulsion. L’intervalle qui les sépare peut augmenter ou diminuer à l’infini, mais sans disparaître entièrement ; à mesure qu’il diminue, la répulsion s’accroît ; à mesure qu’il augmente, elle s’affaiblit et l’attraction tend à rapprocher les molécules. Cette double loi suffit à expliquer tous les phénomènes de la nature et toutes les qualités des corps, soit les qualités secondaires, soit les qualités primaires. L’étendue et l’impénétrabilité, qu’on a rangées à tort parmi celles-ci, non seulement n’ont rien d’absolu, mais ne sont pas même des propriétés de la substance corporelle, que nous devons considérer uniquement comme une force de résistance capable de contrarier la force de compression déployée par notre puissance physique. » Cette définition de la substance matérielle est à comparer avec le propos du Dr Le Bon : « Il est probable que la matière doit uniquement sa rigidité à la rapidité de rotation de ses éléments, et que, si leurs mouvements s’arrêtaient, elle s’évanouirait instantanément dans l’éther, sans rien laisser derrière elle. » Boscovich n’a pas envi sagé cette idée d’évanouissement de la matière33, mais il conçoit bien que sa réalité n’est due qu’à la résistance des forces qui la composent ; et cette résistance, il l’attribue déjà au mouvement. Boscovich était une belle intelligence, à laquelle il n’a peut-être manqué que de pouvoir s’appuyer sur une science exacte. Que sa théorie soit fort incomplète, cela est évident, mais elle n’en est pas moins des plus curieuses, de celles dont il faut, dans l’histoire de la pensée humaine, garder le souvenir, et surtout de celles qui feront toujours réfléchir les philosophes. Le Dictionnaire des sciences philosophiques conclut avec beaucoup de naïveté : « Il est aisé de voir le vice de cette théorie ingénieuse, mais hypothétique, qui altère la nature de la matière, puisqu’elle nie les propriétés fondamentales du corps et ne mène pas moins qu’à en révoquer l’existence. » On pourrait répondre à ce rédacteur, d’ailleurs bien renseigné, que toutes les théories sur la nature de la matière sont également hypothétiques, que cette nature nous est profondément inconnue, puisqu’elle ne tombe sous nos sens que selon des apparences variées à l’infini et dont les plus durables sont encore très précaires. Mais il s’agit beaucoup moins ici de discuter que d’exposer des idées qui, parties de Leucippe et de Démocrite, d’Epicure, ont trouvé dans le cerveau de Boscovich leur état le plus parfait. C’est de la Philosophia naturalis qu’est venue la théorie atomistique moderne, telle qu’elle a révolutionné la chimie. Ecoutons Wurtz (la Théorie atomique, 1879) : « Considérons de plus près l’hypothèse de la discontinuité de la matière, qui serait formée de molécules et d’atomes en mouvement dans un milieu qui remplit tout l’univers et qui remplit tous les corps, l’éther. Les atomes... sont indestructibles et indivisibles. Ils s’attirent les uns les autres, et cette attraction atomique est l’affinité. C’est sans doute une forme de l’attraction universelle. » Wurtz, comme tout le monde, ignore Boscovich. Comment se fait-il alors que ses idées aient passé dans la circulation ? C’est ce qu’on trouverait peut-être en étudiant le New system of chemical philosophy, que Dalton publia en 1808.

La science de Léonard de Vinci34 §

Léonard de Vinci, nous dit M. Péladan, a devancé Copernic, Galilée, Kepler, Harvey, Lavoisier, Pascal, Huygens, Haller, Cuvier : il a formulé les lois qu’ils devaient découvrir. A cette proposition, on reconnaît un esprit enthousiaste, mais moins difficile qu’il ne le faudrait peut-être sur l’exactitude des rapports. Les anciens textes relatifs aux sciences sont très difficiles à lire froidement ; dès qu’ils semblent effleurer une vérité connue, notre pensée complète le balbutiement du vieil auteur. Au premier mot, nous avons compris. Il n’achève pas. Mais à quoi bon ? Nous savons le reste. Léonard dit : « Le feu détruit sans cesse l’air qui le nourrit. » De quoi se nourrit le feu ? D’oxygène. Et qu’est-ce que le feu détruit par son fait même ? L’oxygène. Alors nous pensons à Lavoisier. Léonard de Vinci a découvert le mécanisme de la combustion. Mais si nous vivions dans les temps antérieurs à Lavoisier et à Priestley, que trouverions-nous dans la phrase de Léonard ? Probablement quelque chose de très simple : que le feu a besoin d’air pour vivre ; que, privé d’air, le feu s’éteint. C’est une observation juste, mais sans arrière-pensée ; le feu mange de l’air, proposition qui n’est vraie, d’ailleurs, qu’en gros et toute d’apparence.

En voici une autre, très claire : « Le soleil ne se meut pas. » Mais on ne la prendra point pour une découverte. C’était une croyance traditionnelle que le savoir de quelques-uns se transmettait en dépit de l’Église. Sous cette forme brève, la proposition se trouve partout : Cicéron, Diogène de Laerce, Plutarque la mentionnent et le système de Ptolémée en est la réfutation. L’Eglise n’a jamais régné que par la terreur, et il y eut toujours des philosophes pythagoriciens. Le décret de l’index qui condamna le livre de Copernic appelle sa doctrine une doctrine pythagoricienne. Léonard, en écrivant que le soleil est immobile, ce qui affirme le mouvement de la terre, ne découvre rien, mais il se range, comme c’est son habitude, du côté de la tradition secrète, du côté de l’opinion la plus logique, la plus belle, la plus riche en conséquences. Il se conduit en libre esprit ; de là à redécouvrir, comme Copernic, le vrai système du monde, il y a loin. Copernic donna ses preuves. Léonard eût été bien empêché de donner les siennes. Il parle en philosophe dégagé des préjugés, non en savant. Il pouvait dire : Je crois que le soleil est immobile. Il ne pouvait dire Je le sais. Il n’en savait rien.

M. Péladan cite encore, dans la Philosophie de Léonard de Vinci, une autre proposition qu’il n’a pas traduite et que voici, selon son texte : « L’impeto del sanguine, la revolutione del sanguine nel anteporta del cuore. » Il faut vraiment de la bonne volonté pour trouver dans cette phrase obscure l’idée de la circulation du sang. Léonard précurseur d’Harvey 1 Mais Harvey, lui aussi, fit ses preuves. Il observa, il s’ingénia à des ligatures précises. Quand Harvey affirme la circulation du sang, il la démontre du même coup. Léonard a-t-il même pensé à ce que nous entendons par circulation ? C’est bien improbable. En d’autres endroits, il dit : « Les oreilles du cœur sont des avant-portes qui reçoivent le sang s’échappant du ventricule, du début à la fin du resserrement, car si un tel sang ne s’échappait en partie, le cœur ne pourrait pas se serrer. » — « Le sang, qui tourne en arrière, quand le cœur se rouvre, n’est pas celui qui ferme les portes du cœur. » — Et : « Le sang des animaux toujours se meut partant de la mer du cœur et s’élevant jusqu’au sommet de la tête.  » Il ne faut se faire aucune illusion sur la valeur de ces termes. Il dit : le sang se meut. C’est la physiologie de Galien, qui expliquait qu’il y a deux sortes de sang ; le rouge, partant du cœur et allant au poumon ; le noir, partant du foie et allant vers les autres parties. Cette physiologie régna jusqu’à Césalpin. On ne se figurait nullement le sang comme immobile. Quand Léonard dit que le sang se meut, il ne devance pas Harvey, pas même Césalpin, pas même Colombo ou Servet, il transcrit Galien.

Léonard écrit : « Naturellement, toute chose désire se maintenir en son essence. » Ne croirait-on pas trouver là une esquisse des lois de constance  ? C’est tellement frappant que j’eus un instant l’idée d’épingler cela en tête de ma Loi de constance intellectuelle. Cela convenait très bien, mais je crois que Léonard était aussi loin qu’on peut l’être de la pensée de M. Quinton. Il donne un exemple, en effet, dans un autre passage de ses manuscrits, où il revient sur la même idée : « Dans l’univers, tout s’efforce de se conserver en son mode propre. Le cours de l’eau qui remue cherche à maintenir son cours selon la puissance de sa cause, et se trouve contraint, par opposition, à finir la longueur du cours commencé par un mouvement circulaire et tors. » Il y a un tel défaut de proportion entre le principe et l’exemple que l’on est porté à douter du sens même que Léonard donnait au principe. Nous y voyons toute une théorie de la vie et Léonard n’y voyait probablement qu’une proposition élémentaire de mécanique hydraulique. Sa tournure d’esprit le portait à généraliser, mais il ne savait pas ce que contenaient ses généralisations. Il y a pourtant une beauté dans de tels aphorismes, c’est qu’ils grandissent, à mesure que grandissent nos connaissances.

En général, la science de Léonard est celle des anciens. Il la puise principalement dans Pline, dans Plutarque. Toute son astronomie vient de la Face que l’on voit sur la Lune ; toute sa zoologie, de Pline ; toute son anatomie interne, de Galien ; le reste, d’Aristote. Il y a cependant, dans ses cahiers, un chapitre bien remarquable et où il contredit Aristote lui-même, celui des Fossiles. C’est une suite d’observations qui semblent entièrement originales et de déductions d’une belle logique. M. Péladan, d’après Richter ou Solmi35, a réuni ces pages sous le titre de « Géologie. Discours sur le déluge et les fossiles » Là, Léonard ne se borne pas à des affirmations, il donne ses preuves, lui aussi et elles sont de telle sorte que la géologie moderne a dû en admettre le principe : que la présence des coquilles marines dans l’intérieur des terres n’est explicable que par un ancien envahissement de la mer. Il a travaillé sur le terrain ; il a exploré les montagnes de Parme et de Plaisance, les vallées du Pô et de l’Arno. C’est sur les bords de l’Arno qu’il découvrit, parmi les coquilles marines, des traces de vers « qui cheminaient quand ils furent écrasés ». On sait que Bernard Palissy soutint au sujet des fossiles les mêmes idées que Léonard : en avait-il eu connaissance ? Et, d’autre part, des idées analogues avaient-elles cours en Italie à cette époque ? On ne connaîtra la vraie valeur de Léonard qu’en confrontant sa science avec celle de l’antiquité et avec celle de son temps. Il ne faut ni lui attribuer à la légère des pages qui ne sont peut-être que des résumés de lecture, ni lui enlever, sans preuves, des observations qui lui appartiendraient légitimement : telles, je pense, celles qui concernent les fossiles.

Ce qu’il est impossible de méconnaître, c’est la force de son esprit. Qu’il invente ou qu’il choisisse, c’est le même sens Critique porté au plus haut point. Il a certainement fait de nombreuses expériences en tous les genres. C’était un fanatique de l’expérimentation et c’en est, avant Bacon et depuis Aristote, le meilleur théoricien. Veut-on quelques préceptes ? Ils sont toujours valables :

« Qui discute en alléguant l’autorité ne fait pas preuve de génie, mais plutôt de mémoire. »

« Mes preuves sont nées de la simple expérience, mère de toute évidence et vraiment l’unique et vraie maîtresse. »

« Avant de faire état d’une règle générale, on répétera deux et trois fois l’expérience, en observant chaque fois si les mêmes effets se reproduisent dans le même ordre. »

Joignons-y quelques aphorismes d’une grande plénitude de sens :

« Toute action naturelle a lieu par la voie la plus brève. »

« Le mouvement est la cause de toute vie. » « La douleur est la salut de l’organisme. »

« Toutes nos connaissances nous viennent du sentiment. »

Si par sentiment il faut entendre la sensibilité, les sens, voilà une devise à la fois tout antique et toute moderne. La philosophie sensualiste n’a jamais trouvé de meilleure formule. C’est le mot de Locke : Nihil in intellectu quod non prius in sensu.

On saura beaucoup degré à M. Péladan de nous avoir donné en français ce Léonard essentiel et portatif. Il y a de grands trésors dans ces pages heureusement choisies et la preuve que, même si on enlève à Léonard quelques richesses légendaires, il lui en reste assez pour demeurer l’un des grands esprits de l’humanité.

L’insurrection du vertébré §

On sait comment les spiritualistes ont cherché à accaparer Pasteur, parce que ses théories, en niant la génération spontanée, leur semblaient la consécration du vieux dogme d’un Dieu créateur. Pasteur n’avoua jamais de telles idées ; il se bornait à faire, avec génie, son métier de savant. Ce n’est pas sans tristesse que, harcelé par des admirations trop pieuses, décrivait à Sainte-Beuve, je crois : « Continuons nos travaux, sans nous soucier des conséquences philosophiques ou religieuses que l’on en peut tirer. »

Or voici que ces mêmes hommes tentent, avec beaucoup de maladresse d’ailleurs, de détourner à leur profit les résultats d’une nouvelle théorie scientifique qui commence à faire beaucoup de bruit dans le monde, la loi de constance vitale. M. Dastre l’exposait l’autre jour à la séance solennelle de l’Institut et il en montrait la suprême importance. Il faut donc, si l’on veut se tenir au courant des nouveautés intellectuelles, avoir des notions sur cette récente idée scientifique, de même que l’on rougirait de n’en posséder aucune sur les travaux de Darwin et sur l’idée évolutionniste, maintenant entrée dans la culture générale.

L’homme est le produit d’une évolution dont les origines sont contemporaines des origines même du monde. Il n’a pas seulement pour ancêtres des hommes, il compte aussi dans sa généalogie toutes sortes d’espèces animales. Sa descendance du singe par l’intermédiaire d’une forme semi-humaine encore mal connue est aujourd’hui avérée. Le singe comme tous les autres mammifères et aussi les marsupiaux (kanguroo, sarigue) sont des transformations des reptiles ; les reptiles, enfin, sont nés des poissons, qui sont les premiers vertébrés apparus, et les poissons se rattachent aux annélides, humbles petits animaux marins. Mais ne remontons pas plus haut que les poissons, car, avec ce fait, nous avons une certitude qui peut se démontrer quotidiennement. A un certain stade de son développement, l’embryon humain a les principaux caractères des poissons. Nous tous, tant que nous sommes, nous fumes, à un moment de notre vie cachée, un poisson ; cela est aussi certain que le fait scientifique le plus facilement vérifiable. De cette constatation et de cent autres, on a pu tirer cet aphorisme qui rattache l’évolution des individus à l’évolution générale : « Tout individu traverse dans son développement embryonnaire les phases par lesquelles a passé l’évolution de son espèce à travers les âges. »

Cette découverte immense de la transformation des espèces est, comme on le sait, due presque tout entière à Darwin. C’est lui qui a posé et démontré le principe de l’évolution. Mais s’il en a expliqué le comment, dans ses livres d’une si merveilleuse abondance, il n’en a pas trouvé le pourquoi. Il a constaté des faits, il n’a pas montré pour quelle cause ces faits sont absolument nécessaires. C’est cette lacune que les théories de M. Quinton sont venues combler en même temps qu’elles confirmaient d’une manière éclatante les principes mêmes du darwinisme, de l’évolutionnisme, du transformisme. Avant M. Quinton, on pouvait encore, à la rigueur, avec un semblant de bonne foi, contester les conclusions de Darwin ; désormais, c’est impossible : les faits sont reliés entre eux, nous en connaissons la cause nécessaire, implacable. Bien plus, grâce à M. Quinton, l’évolutionnisme doit plutôt être considéré comme un révolutionnisme.

Deux choses, dans cette théorie, sont à considérer : la vie, elle-même, et le milieu dans lequel évolue la vie. La vie est un phénomène fixe. Elle a commencé dans le milieu marin, aux origines du monde, et elle tend constamment à conserver, à travers les transformations du milieu terrestre, les conditions originelles de son apparition. Comme conséquence, les animaux les plus élevés, les animaux supérieurs, parmi lesquels l’homme est au premier rang, sont ceux qui ont su conserver à l’intérieur de leur corps, sous forme de sang, un milieu vital à peu près identique au milieu marin originel, milieu dans lequel la vie est née : en fait, le degré de salure de notre sang représente la salure de l’eau de la mer au moment où la vie est apparue, et, d’autre part, notre température interne représente la température moyenne du globe, au moment où notre espèce a pris naissance.

Le milieu terrestre est instable. Il a beaucoup varié depuis les origines. La chaleur a constamment diminué. Jadis, aux plus lointaines époques, vers les pôles, aujourd’hui étendue glacée et inaccessible, c’était un climat plus chaud encore que celui des tropiques. La vie est née dans ce milieu torride, au fond d’un océan qui surpassait de beaucoup la température de la mer des Antilles ou de la mer de Java. Cependant les pôles se refroidissent et successivement toutes les autres parties du globe. Alors la vie animale se trouva devant cette alternative : ou accepter les conditions nouvelles du milieu, ou s’insurger contre ces conditions, lutter et maintenir intérieurement, en dépit de la température extérieure, la température élevée des origines.

C’est là un moment solennel dans le drame du monde. Que va-t-il se passer ? Si les nouvelles conditions sont acceptées, c’est la déchéance fatale. Si elles sont repoussées, c’est un magnifique développement dans l’avenir. Presque toute l’animalité fit sa soumission : elle est représentée aujourd’hui par la plus basse classe du monde vital, les invertébrés, Un seul représentant du monde animal se révolta, fit un effort prodigieux, entra en lutte avec le milieu hostile et le domina : le vertébré. Ainsi la vie, dans ce qu’elle a de supérieur, s’affirma, dès les premiers temps du monde, comme une insurrection.

Il y a dans son ouvrage, L’Eau de mer, une page admirable de M. Quinton, dont je veux citer quelques passages : « Le vertébré, dit-il, ressort comme marqué d’un caractère particulier, qui l’oppose au reste du règne animal, et le situe à part, au-dessus. Tandis que le règne animal tout entier accepte, ou plutôt subit, en face de la concentration progressive des mers et du refroidissement du globe, les conditions nouvelles qui lui sont faites, et auxquelles il ne peut se plier qu’en pâtissant, les vertébrés témoignent d’un pouvoir spécial ; ils se refusent à un tel « accept » et maintiennent, en face des circonstances ennemies, les seules conditions favorables à leur vie... Ils ne sont donc point, comme les invertébrés, les jouets passifs de circonstances qui les dominent, mais, pour une part, les maîtres des conditions foncières, inhérentes à leur prospérité. Au milieu du monde physique qui l’enveloppe, l’ignore et l’opprime, l’homme n’est pas le seul insurgé, le seul animal en lutte contre les conditions naturelles, le seul tendant à fonder dans un milieu instable et hostile les éléments fixes d’une vie supérieure. Le simple poisson, le simple mammifère... tiennent en échec les lois physiques essentielles. Quand l’homme s’attaque aux forces naturelles qui l’entourent, pour les dominer dans ce qu’elles ont d’ennemi, il participe d’abord du génie du vertébré. »

C’est moi qui ai souligné, et à dessein, les mots : le seul insurgé. Ces mots indiquent en effet quelle est l’orientation que l’on doit prendre au moment où l’on essaie d’appliquer dans le domaine social les principes biologiques posés par M. Quinton. Loin d’enseigner la stagnation, la résignation, l’acceptation, il conseille, au contraire, si l’on sait le comprendre, la révolte contre tout ce qui viendrait empêcher la vie et maintenir ses plus hautes conditions de force et d’intensité. Ces idées se relient aux idées maîtresses de la philosophie de Nietzsche : il faut grandir ou déchoir. Il en est des individus et des peuples comme des espèces animales : ceux qui acceptent les conditions que leur fait le milieu traditionnel, ceux qui ne réagissent pas, sont condamnés à la décadence : ce sont des invertébrés. Les caractères de l’organisme supérieur, au contraire, sont de réagir soit par une évolution profonde et continue, soit par une brusque révolution, contre la médiocrité du milieu où il vit et qui tend à le dominer et à l’amoindrir.

On déclare volontiers, dans certains milieux, que les peuples d’avenir sont les peuples sages, endormis dans la tradition d’un ordre politique, d’un ordre religieux, d’un ordre moral : ces peuples sont au contraire des peuples en déchéance. Mais il y a pire : il y a les groupes politiques ou sociaux qui rêvent, non d’accomplir le génie du vertébré, qui est la lutte perpétuelle contre l’hostilité du milieu, mais de redevenir des invertébrés et de s’endormir doucement dans les vieilles traditions.

Il y a, selon les théories de M. Quinton, dans le domaine social comme dans le domaine biologique, un point fixe et qui doit rester fixe, sous peine de déchéance, c’est la vie, mais il ne faut pas confondre la vie avec le milieu dans lequel elle évolue. La vie est stable et le milieu est instable. Les institutions politiques ou sociales les plus différentes ont été successivement imaginées par l’homme pour assurer, selon les besoins du moment, le développement de sa vie. À mesure qu’elles lui ont paru insuffisantes, il les a rejetées pour en imaginer d’autres plus conformes à ses besoins : et ainsi le progrès social apparaît comme une nécessité, au même titre que le progrès anatomique qui a transformé un ver marin en poisson et un poisson en mammifère ou en oiseau. Dans les deux cas, il y a un but poursuivi. Il s’agit pour l’homme de se créer des conditions sociales telles que sa vie puisse y maintenir ses tendances les plus hautes.

Quand les conditions sociales que l’ancien régime faisait à la France ont paru aux hommes insuffisantes au maintien de leur vie, ils ont agi en bons vertébrés, ils se sont insurgés. La civilisation n’est qu’une suite d’insurrections, tantôt contre l’hostilité des forces physiques et tout d’abord contre le froid, tantôt contre les forces sociales, lesquelles, après une période d’utilité, tendent presque toujours à évoluer vers le parasitisme.

La place de l’homme dans la nature §

L’enseignement religieux est de plus en plus incompatible avec nos connaissances scientifiques. La Bible assurément ne gêne pas les électriciens catholiques, puisque, comme c’était son droit, elle ignore l’électricité : on conçoit très bien que ses convictions religieuses n’aient aucunement empêché M. Branly d’étudier l’électricité et de contribuer puissamment à la découverte de la télégraphie sans fil. Un autre savant catholique, M. de Lapparent, qui est un géologue des plus distingués, doit déjà éprouver quelques embarras à concilier sa science avec l’enseignement biblique. Quant aux naturalistes et à ceux qui s’occupent de l’origine des espèces animales, s’il est parmi eux des chrétiens convaincus, et respectueux du chapitre premier de la Bible, leurs convictions religieuses commencent à se trouver soumises à une épreuve assez rude. Je parlais il y a quelques semaines, du transformisme et de la confirmation que les théories de M. Quinton y ont apportées, mais je n’ai pu dans cet article exposer une des conséquences les plus curieuses et les plus inattendues de ces théories extrêmement hardies et révolutionnaires. Darwin respectait à peu près, en ses grandes lignes, l’histoire de la création des animaux, telle que la Bible la rapporte. Il se bornait à dire que, la vie ayant apparu sur la terre, toutes les espèces animales étaient descendues les unes des autres, par modifications successives. Il ne niait pas l’ordre assigné par Moïse à l’apparition sur la terre des trois grandes classes d’animaux, ceux qui vivent dans l’eau, ceux qui vivent sur terre, ceux qui vivent dans l’air. Enfin, il admettait, tout comme la Bible, que l’homme était le dernier animal apparu ; il lui conservait son titre traditionnel de roi de la nature. Venu après tous les autres, l’homme avait profité de toutes les expériences antérieures et son organisme représentait les derniers perfectionnements. A vrai dire, cette manière de considérer l’homme était d’origine religieuse, bien plutôt que scientifique. Depuis longtemps déjà, quelques savants avaient émis des doutes sur la place que son anatomie fixe à l’homme dans la nature. A certains indices, on semblait obligé de le considérer comme un animal très ancien, bien plus ancien que plusieurs autres espèces. Mais on n’osait rien dire. On continuait d’enseigner l’histoire naturelle, à peu de chose près selon les affirmations bibliques. On ne parlait plus de Dieu, ni de la création, mais on prêtait à la Nature de merveilleuses intentions qui n’avaient pu se réaliser que dans la personne de l’homme. Il y avait là une confusion. L’homme était classé à part et au-dessus du règne animal, non point d’après ses caractères corporels, mais d’après ses caractères intellectuels. Or, cette notion n’a rien à faire en histoire naturelle. Bien que le chien, l’éléphant et certains singes soient beaucoup plus intelligents que les autres animaux ; bien que les fourmis et les abeilles manifestent une intelligence très remarquable, on n’a jamais songé à classer à part ces diverses bêtes. L’exception consentie pour l’homme ne se comprenait pas davantage, du moment que l’on se met au pur point de vue scientifique. Un idiot n’en est pas moins un homme ; un génie n’en est pas moins un homme : et cependant, si c’est l’intelligence que l’on considère, quelle distance entre eux ! Distance aussi grande, peut-être, qu’entre l’idiot et la diligente fourmi, qui vit en des républiques merveilleusement organisées ! On a donc fini par remettre l’homme à la place que son anatomie lui assigne parmi ses frères, c’est-à-dire parmi les grands singes, dont il est d’ailleurs un type extrêmement perfectionné. Mais ce n’est pas tout. Il s’agit maintenant de savoir où se trouve exactement, dans le règne animal, la place de ce groupe des primates, qui contient à la fois l’homme et les singes. M. Quinton y est arrivé en prouvant qu’une espèce animale est d’autant plus récente que sa température intérieure est plus élevée. Tout le monde sait que la température moyenne de l’homme varie de trente-six à trente-sept degrés environ. Plus haut, c’est la fièvre ; au-dessous, ce sont des maux encore pires. Or, les oiseaux ont une température moyenne qui oscille de quarante à quarante-quatre. Si la théorie est vraie, et il est difficile de la contester, les oiseaux sont apparus sur la terre très longtemps après l’homme. Des hommes, nos lointains ancêtres, ont vécu pendant des milliers de siècles sans voir le ciel se rayer du vol des oiseaux. Poussant l’examen plus loin, on découvre que les carnivores et les ruminants ont également une température supérieure à celle de l’homme, quoique inférieure à celle des oiseaux. Ils sont donc également moins vieux que l’homme sur le globe terrestre. L’homme a vu naître le tigre et le lion, spectacle peu agréable ; en compensation, il vit naître par la suite le bœuf et le cheval.

De tout cela, il résulte que l’on nous enseigne encore en histoire naturelle de grosses erreurs, et que ces erreurs sont entretenues, malgré la science, par l’enseignement religieux. Sans doute, l’homme continuera toujours à dominer de très haut le reste du règne animal, mais il est impossible de le considérer comme la dernière pensée du créateur. S’il y a un créateur, après avoir créé l’homme, il ne s’est pas reposé, comme le dit la Bible ; il a continué courageusement son œuvre, et il a modelé presque tous les animaux qui vont à quatre pattes, les méchants comme les débonnaires, les cruels loups et les timides moutons. On dirait même qu’il a créé le mouton pour le loup. « Il n’est pas bon, s’est-il dit, que les loups se mangent entre eux ; créons l’agneau, qui leur sera une nourriture excellente ! » Et depuis ce temps-là, en effet, les loups ne se mangent plus entre eux ; ils mangent les agneaux. Nous pouvons cependant le remercier, ce créateur inconnu, puisque, grâce à notre intelligence, nous nous repaissons aussi des agneaux, ce qu’un vulgaire singe ne pourrait jamais faire. Pour que l’homme puisse manger un mouton, il lui a fallu d’abord inventer le feu, inventer les couteaux ; le loup n’a que ses griffes : nous sommes bien supérieurs aux loups ! La véritable dernière pensée du créateur dans l’ordre animal, c’est l’oiseau. De cela nous pouvons lui savoir un plein gré, car sans les oiseaux tout paysage est triste. Création d’ailleurs féconde, car il y a plus de dix mille espèces d’oiseaux ; création très heureuse, aussi, car l’oiseau représente, en plusieurs de ses organes, un perfectionnement notable sur les animaux purement terrestres. Il peut manger et respirer en même temps ; c’est un progrès, cela. Je n’insiste pas sur sa faculté de voler. Elle fait notre envie et toutes sortes d’inventeurs, depuis Icare, se sont ingéniés à fabriquer des appareils qui fassent de nous les frères des légères hirondelles. Nous y arriverons peut-être, et à ce moment-là, nous aurons regagné un peu de la distance qui nous sépare des oiseaux. N’oublions jamais, d’ailleurs, que notre intelligence n’est qu’un accident heureux. Le grand humoriste anglais Swift a écrit un conte où ce sont les chevaux qui sont les maîtres du monde et qui ont réduit les hommes en esclavage. Ce n’est qu’un conte satirique, mais qui projette des lueurs sur les possibilités d’un très lointain futur. Nous sommes les maîtres aujourd’hui, mais il n’est pas certain, scientifiquement, que tout l’avenir nous appartienne : nous ne sommes peut-être que des maîtres provisoires. Soyons au, moins, de bons maîtres.

1907.

Berthelot ou le chimiste §

Berthelot a réalisé quelques traits du chimiste, ou de l’alchimiste, tel que le rêva Gœthe, dans son second Faust. Il n’a pas recréé la vie, et ce serait bien inutile, puisqu’elle est, mais il a repétri la matière et obtenu quelques formes nouvelles. Il est le père de la chimie synthétique, comme Lavoisier fut le père de la chimie analytique. Ces choses sont, pour les profanes, très mystérieuses ; difficiles à comprendre, elles sont encore plus difficiles à faire comprendre. Avant Berthelot, le seul but de la chimie était de décomposer les corps en leurs éléments simples. Il réussit, le premier, en rapprochant ces éléments simples, à reconstituer les corps à l’état normal, à l’état naturel. Il prouvait en même temps l’unité de la matière, l’identité de composition dans les corps animés, organiques ; et dans les corps inanimés, inorganiques. On voyait disparaître les vieilles entités scolastiques par lesquelles on croyait rendre compte de la vie. L’opium fait dormir, disaient les médecins de Molière, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive ; les êtres organisés vivent, disaient les anciens chimistes, parce que leurs éléments sont maintenus agrégés par la force vitale. C’était expliquer un fait par le mot même qui qualifie ce fait ; c’était parler pour ne rien dire. Il se passe dans les êtres vivants des phénomènes qui étaient regardés comme très mystérieux. Les tissus donnent naissance à des produits, à des corps très particuliers, que l’on ne retrouvait nulle part dans la nature inorganique et que l’on ne pouvait produire artificiellement. Il semblait donc que la nature dût rester indéfiniment partagée en deux sortes de matières : la matière inorganique et la matière organique. Sans doute, beaucoup d’éléments inorganiques entraient dans la composition des corps vivants ; mais les corps vivants contenaient ou produisaient un certain nombre d’éléments qui semblaient leur être absolument particuliers. Les choses en étaient là, lorsque, vers 1826, Woehler découvrit accidentellement la synthèse de l’urée. L’urée est un corps important ; c’est la principale forme sous laquelle les excès d’azote sont éliminés de l’organisme humain. Il est contenu dans l’urine à la dose de 4 grammes par litre. Rouelle l’avait isolé, en 1773, en traitant de l’urine fraîche, pro cédé toujours en usage. On ne s’imaginait pas que l’on pût jamais trouver l’urée d’une autre manière, quand Woehler raconta son accident. Il avait rencontré l’urée, mais il ne la cherchait pas. Il cherchait un sel, l’isocyanate d’ammonium, et il le trouva. Mais quel ne fut pas son étonnement en constatant que ce sel se transformait spontanément en urée, dont il avait la même composition chimique ! La chimie synthétique venait de naître, par hasard ; on venait de trouver un corps inorganique parfaitement identique à un corps organique, réputé réfractaire à toute synthèse.

Berthelot, qui arrivait précisément au monde vers le même temps (1827), allait transformer en méthode l’accident heureux arrivé à Woehler, savant très distingué, d’ailleurs, et qui, outre l’urée, découvrit plusieurs autres corps, notamment l’aluminium. L’acétylène, trouvé par Davy, est le plus simple et le plus stable des carbures. Berthelot réussit à l’obtenir synthétiquement, en faisant passer un courant d’hydrogène sur du carbone incandescent. Ensuite, en variant les proportions du carbone et de l’hydrogène, il produisit toute la série des carbures, tous les carbures possibles. Chauffé tout seul, l’acétylène donna, d’autre part, de la, benzine, type du carbure aromatique et début d’une nouvelle série de carbures, série très importante. Les dérivés de la benzine sont innombrables ; jusqu’aux alcools aromatiques, jusqu’aux phénols. C’est en partant des carbures que Berthelot passa aux alcools, dont il entreprit finalement la synthèse. L’éthylène dérive de l’acétylène ; en le combinant avec de l’acide sulfurique et en faisant subir au produit différentes préparations, voici l’esprit de vin ! Cette opération est admirable. Beaucoup de personnes croient que, dans la pratique, elle a donné des résultats fâcheux. On s’imagine, car la science la plus récente a ses légendes, que l’alcool industriel est, lui aussi, un produit synthétique, où l’acide sulfurique joue sa partie. C’est une profonde erreur. Tous les alcools industriels sont d’origine végétale. Les procédés de Berthelot sont trop délicats et surtout trop coûteux. Il n’est pour rien dans la furie alcoolique qui a fait distiller, parfois très grossièrement, les grains, les betteraves, les pommes de terre et jusqu’au bois ! La série des alcools est également très nombreuse. C’est Berthelot qui, le premier, y rattacha la glycérine. Plus tard, toujours par synthèse, il obtint l’éther ordinaire et toute la série des éthers. L’oxyde de carbone, ce poison de nos cheminées et de nos poêles, lui donna, chauffé avec de la potasse, du formiate de potassium, puis de l’acide formique, produit que l’on croyait bien ne pouvoir exister que chez les fourmis et quelques autres insectes hyménoptères, comme les abeilles. Mais Berthelot fabriquait tout ce que l’on voulait et nul homme ne fit jamais pareille concurrence au vieux Jéhovah.

La méthode synthétique en chimie a une importance considérable. C’est la seule, en effet, qui permette de se rendre compte exactement de la composition des corps. L’analyse est l’opération, mais la synthèse est la preuve. On est même arrivé à faire la synthèse de corps dont on ignorait la composition exacte. Le système pourrait alors se caractériser ainsi, si les deux mots pouvaient s’allier : une série de tâtonnements méthodiques. On descend dans le mystère par l’échelle d’analyse, et on en remonte par l’échelle de synthèse. Au point de vue pratique, la synthèse chimique a permis la fabrication artificielle de produits végétaux ou animaux, dont l’extraction était longue, difficile et coûteuse. C’est ainsi que l’alizarine, qui est le principe colorant de la garance, a été obtenue en traitant l’anthracène, qui s’extrait du goudron de houille. Avec le gaïacol et le chloroforme on obtient le principe odorant de la vanille, la vanilline. Le parfum de la violette est également obtenu, et très facilement, par synthèse. Cependant, est-il possible de dire que ces produits synthétiques sont parfaitement semblables aux produits naturels ? Il faut s’entendre. La vanilline ne représente pas la gousse de vanille dans son intégralité, mais la vanilline extraite de la houille est identique à la vanilline extraite de la vanille. De même, avec quelques réserves, pour la violette. Le principe odorant de la violette est appelé ionone. Il est bien évident que l’ionone n’est pas la violette, mais elle en représente si bien le parfum qu’il en faut conclure, sinon à l’identité, du moins à la parenté intime des deux principes.

« La synthèse des composés organiques, écrivait récemment un savant distingué, M. Joannis, est presque complète, comme celle des composés minéraux. Ce qui reste surtout à faire dans cette voie, c’est de réaliser la synthèse des composés les plus complexes, les matières albuminoïdes et les alcaloïdes ; pour quelques-uns de ces derniers seulement la synthèse a été obtenue, mais non pour tous, malgré l’importance que présenterait la fabrication facile des plus utiles de ces corps, de la quinine, par exemple. La synthèse des matières albuminoïdes pourrait changer complètement les conditions de l’alimentation. Au lieu de prendre à la chair des animaux les aliments azotés dont il a besoin, l’homme s’adresserait à des produits de synthèse fabriqués de toutes pièces avec l’azote de l’air et économiquement. Ce qui n’est aujourd’hui qu’une chose possible, qu’un rêve, peut devenir la réalité de demain. »

Ce rêve, c’était celui de Berthelot qui, lui aussi, plus chimiste que physiologiste, songeait à une humanité débarrassée de la cuisine et des repas, se nourrissant de pastilles alimentaires. Rêve, ce n’est bien qu’un rêve, car, même si ces pastilles alimentaires devenaient une réalité, l’homme qui est un animal-doué de six à huit mètres d’intestins, sans compter les appendices, s’accommoderait difficilement de ce régime.

Rêve également, et rêve plus ambitieux, Berthelot fut parfois hanté de l’espoir d’arriver à créer une synthèse prodigieuse, celle de la vie. Il y avait de l’alchimiste, il y avait aussi du philosophe dans ce grand savant, et peut-être relisait-il la scène du second Faust où Wagner surveille ses miraculeuses cornues : « Nous tentons d’expérimenter judicieusement sur ce qu’on appelait autrefois les mystères de la nature : ce qu’elle produisait organisé, nous autres nous le faisons cristalliser. » Ces mystères de la nature, Berthelot n’y croyait plus beaucoup. Ils ne lui faisaient plus peur, en tout cas ; ils les avait vus de trop près. Il les avait décomposés, recomposés ; il en jouait, avec aisance ; il les produisait à volonté. Pourtant, ils ne lui ont pas été tous connus. Il est resté, au fond de la cornue du merveilleux chimiste, je ne sais quoi de réfractaire à toute analyse et par conséquent à toute synthèse. Berthelot était, d’ailleurs, un trop grand esprit pour ne pas se rendre compte que la nature, même aux génies de son espèce, ne dit jamais le dernier mot, le mot de l’énigme. Et le sphinx l’a étouffé dans ses bras chargé d’ans et de gloire, avec un sourire ironique.

J.-H. Fabre, ou l’entomologiste §

Les habitants de Sérignan, non loin d’Orange connaissent tous un vieillard maigre et ridé que l’on rencontre par tous les temps le long des routes, sur les pentes des coteaux arides, au bord des mares, dans les bois de pins ou à la suite des troupeaux de moutons. Ils le connaissent depuis longtemps, ils l’aiment et l’admirent pour son grand âge peut-être et sa verdeur plus que pour ses véritables mérites. Jadis, ils le prenaient pour un sorcier, et, le voyant emplir ses poches de mottes de terre, le voyant secouer les arbrisseaux pour en faire tomber les insectes, le voyant passer des heures couché sur le sol à guetter un trou, un brin d’herbe ou même une bouse de vache, ils le soupçonnaient de maléfices et le regardaient d’un œil prudent. Les plus avisés, revenus des superstitions que le curé pourtant ne désapprouve pas, car le Diable enseigne Dieu, haussaient les épaules en disant : « C’est un innocent ! » Mais il se trouva que le sorcier était un homme affable et l’« innocent » un homme de bon conseil. On s’apprivoisa. On lui tira des coups de chapeau, on échangea avec lui des propos paysans sur la sécheresse, sur les récoltes, sur le vent et sur la lune. Il ne vivait pas seul, d’ailleurs. Il avait une femme et des enfants empressés autour de lui, sa maison s’égayait d’un beau jardin et l’instituteur le traitait avec respect. L’opinion vira. On apprit qu’il avait à Paris des amis puissants et des admirateurs : on admira aussi, sans bien comprendre. Enfin, aujourd’hui, J.-H. Fabre est la gloire du pays. Il est aussi une des gloires de la France.

Il y a déjà fort longtemps, je trouvai chez un bouquiniste un petit volume intitulé : Souvenirs entomologiques. Quelques pages parcourues suffirent à éveiller ma curiosité. Je connaissais de l’histoire des insectes ce que tout homme un peu instruit en a retenu et je n’avais jamais désiré en savoir davantage. Mais ce que j’entrevoyais là m’éblouissait. J’emportai le livre, sans me douter de l’influence qu’il devait avoir sur mon développement intellectuel, sans me douter qu’il allait faire naître en moi l’idée d’une philosophie où l’homme ne tiendrait plus toute la place, mais seulement une place au milieu de la série animale. J’ai souvent fait des plans de vie et d’études ; c’est dire que je n’en ai suivi aucun. Les circonstances nous dirigent. Toute philosophie est à la merci de la pomme qui va tomber ou du livre qui va s’ouvrir. Les Souvenirs de Fabre, dont le dixième volume vient de paraître, sont les seuls ouvrages qui permettent l’étude de la question capitale de l’instinct. Nous n’entreverrons quelques lueurs dans le mystère des choses que quand elle sera résolue ; et elle vient à peine d’être posée. Un des plus distingués et le plus à la mode des philosophes d’aujourd’hui, M. Bergson, tient toujours pour l’opposition absolue de l’intelligence et de l’instinct. Je crois au contraire que l’instinct n’est que de l’intelligence automatique. Un homme qui s’observe, au bout de quarante ans, a vu naître en lui bien des habitudes ; ce sont des embryons d’instincts secondaires. L’homme, comme tous les êtres vivants, possède des instincts primordiaux. Chez les insectes, racontés par Fabre, on discerne aisément les instincts primordiaux et les instincts secondaires. Les premiers sont nécessaires à la reproduction de l’espèce ; les seconds ne sont que des habitudes transmises héréditairement. La larve du charançon de l’iris des marais ne se trouve jamais que sur cette unique variété d’iris, et pourtant Fabre a prouvé par des expériences répétées que cette larve prospère très bien sur cinq autres iris communs dans la même région. Il ne faut donc pas parler ici de l’instinct aveugle qui oblige l’insecte à déposer ses œufs dans les fruits de la seule plante où ils peuvent se développer. Il s’agit d’une simple habitude devenue héréditaire. Or, qui sait si, à la base de tout instinct qui n’est pas une pure nécessité physiologique, on ne trouverait pas une habitude ? Nous serions loin de la fatalité instinctive, puisque l’habitude ne peut naître que du hasard ou du choix. L’instinct ne serait plus qu’un goût ou un plaisir dont l’animal, par paresse, s’est fait une loi. Les oiseaux, à qui manquent les matériaux ordinaires de leurs nids, se servent de matériaux de fortune, leur instinct de nidification n’est aucunement aveugle. Ils savent qu’ils font un nid, et pourquoi. L’instinct analysé montrerait presque toujours au moins des traces d’intelligence. Mais l’intelligence, dans les actes des animaux, n’intervient que si elle est indispensable. Il en est de même, en de certaines limites, dans les actes humains. Nous suivons la routine, tant que le changement ne nous apparaît pas comme nécessaire. C’est parce que la pierre manquait que les Babyloniens ont construit leurs maisons avec des briques. C’est parce que le bois commence à devenir rare et cher que nous employons dans les nôtres des poutrelles en fer. L’acte intelligent de se bâtir une maison est devenu chez l’homme un véritable, instinct. En variant selon les circonstances les matériaux de son nid, il intervient dans un acte instinctif par un acte intelligent, voilà tout. L’homme n’est pas plus libre que l’oiseau de ne pas nidifier. Des hommes ont niché et des hommes nichent encore dans des cavernes. Des oiseaux pondent leurs œufs dans le premier coin qui leur semble favorable (tels la plupart des gallinacés), mais le nid s’est imposé aux oiseaux et aux hommes comme une meilleure condition de vie.

Les tendances personnelles de J.-H. Fabre le porteraient à considérer l’instinct comme absolument fixe et comme irréductible à l’intelligence, mais les faits qu’il a observés avec tant de soin peuvent souvent supporter une interprétation moins uniforme. D’autres lui donnent raison, entièrement. Il y en a de merveilleux. On dirait même que ce monde des insectes, tel qu’il nous est révélé par Fabre, est par excellence le monde des merveilles. Le sphex, le cercéris, qui sont des variétés de guêpes, ont besoin, pour la nourriture de leurs larves, de proies vivantes. Mais comment faire  ? Il s’agit de mettre une bête aussi remuante qu’un charançon ou un grillon à la libre disposition d’un petit vers entièrement désarmé ; de plus, circonstance qui semble rendre le problème insoluble : la mère ne sera plus là quand l’œuf aura éclos, quand la larve commencera à s’agiter et à vouloir manger. Voici la méthode employée par ces habiles hyménoptères, par ces cruels frères des industrieuses abeilles. Le cercéris s’attaque aux charançons. Il connaît l’art incroyable de paralyser d’un coup de dard, sans les tuer, leur appareil moteur. L’insecte, immobilisé, sert de nid pour la ponte et quand les petits cercéris sont éclos, ils peuvent dévorer tout vivant le charançon dans lequel ils viennent de naître. Le mécanisme de cette naissance fait passer un frisson, si l’on songe aux tortures du pauvre charançon. Mais écartons toute sensiblerie. Allons comme la nature droit au but, sans nous occuper de la peine ou du plaisir, sensations individuelles scientifiquement négligeables, et demandons-nous comment le cercéris, humble guêpe, a si bien appris l’anatomie ? Comment sait-il ce que l’on ignorait avant les travaux de Blanchard, que les trois ganglions thoraciques du charançon, presque contigus, sont dépendants les uns des autres, et comment sait-il qu’un coup d’aiguillon donné dans ce centre nerveux va paralyser les pattes ? Si, au lieu de paralyser le charançon, il le tue, sa postérité est perdue ; il n’y a plus de cercéris. Il doit donc réussir, et il réussit. Voilà un fait d’instinct, je le reconnais, difficilement explicable par l’évolution de l’intelligence. C’est le plein mystère, et qui devient encore plus noir, quand on voit le sphex, qui opère sur le grillon, enfoncer dans sa proie trois coups de poignard, et cela parce que les trois paires de pattes du grillon obéissent à trois centres moteurs différents ! Dans le premier cas, un second coup de poignard pourrait donner la mort, et il n’est pas donné. Dans le second cas, le sphex, sûr de sa science, s’arrête toujours au troisième coup. Un autre hyménoptère, l’ammophile, qui s’attaque aux chenilles des papillons nocturnes, semble parfaitement savoir que, pour empêcher la chenille de remuer, il faut piquer successivement chacun de ses segments. Les insectes ainsi paralysés sont si peu morts que Fabre en a nourri quelques-uns à l’eau sucrée pendant près d’un mois36.

 

J’ai peur que ces faits, ainsi ramenés en un petit espace ne soient bien obscurs. Ceux chez qui ils auront éveillé quelque curiosité en chercheront le développement dans les écrits de J.-H. Fabre. Et j’aurai atteint mon but, qui est de rendre un hommage public au plus grand observateur de la vie des insectes que nous avons eu depuis le glorieux Réaumur. Telle est l’idée que je me fais et que j’aurais voulu donner de « l’ermite de Sérignan ».

Les médecins et la responsabilité §

La question du libre arbitre

Ils ont été sages, ces médecins qui décidèrent, en un récent congrès, de refuser de se prononcer sur les problèmes de responsabilité que leur posent les tribunaux. La responsabilité, qu’est-ce que cela ? Où cela commence-t-il ? Quelles en sont les limites ? On ne se trouve pas là en présence d’une question de simple médecine légale ; parler de responsabilité, c’est parler de libre arbitre, et parler de libre arbitre, c’est s’engager dans les mystères fondamentaux de la philosophie humaine. Ces mystères, à vrai dire, ne sont des mystères que parce que les hommes ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi. Nous avons l’habitude de considérer les actes humains comme des actes libres, volontairement consentis ; l’adoption de la maxime contraire troublerait tellement nos habitudes que la vie sociale en deviendrait très difficile. Nos maîtres ou l’expérience nous ont enseigné que notre corps est capable de deux sortes de mouvements, les uns involontaires, nécessaires, respiration, circulation du sang, les autres volontaires et que nous accomplissons selon notre gré, mouvements des membres, de la langue et des lèvres. Mais un examen plus attentif nous montre bientôt que cette division est très arbitraire. Il nous est impossible d’empêcher notre cœur de battre ; nous est-il possible d’empêcher nos doigts de remuer, et, si c’est possible, pendant combien de temps ? Nous pouvons ne pas manger : pendant combien de temps ? Nous pouvons même ne pas respirer ; pendant combien de temps ? En réalité, la liberté des mouvements de notre corps, quand elle existe, est une liberté limitée, une liberté qui s’exerce dans un cercle très étroit, la liberté d’un prisonnier qui peut aller et venir dans sa cellule. Pareillement, l’exercice de notre activité extérieure est soumise à des conditions assez strictes : nous pouvons parler, marcher, travailler de mille façons, mais pendant un certain temps seulement. Au bout de ce temps, nous sentons que notre liberté est épuisée, nous sommes au bout de la chaîne. Il n’y a plus rien à faire : il faut obéir. De quelque côté que nous nous tournions, nous voyons se dresser l’obstacle qui, certainement, nous arrêtera. Quelquefois, à la prison une petite cour est annexée où nous pouvons nous promener un peu, mais cette cour n’est elle-même qu’une prison : la limite est reculée de quelques pas, voilà tout.

Si nous passons maintenant à l’examen des organes les plus délicats de notre corps, au cerveau et au système nerveux, nous voyons que les mouvements qui s’exécutent à l’intérieur de ces organes sont également limités dans leurs évolutions. Je me sers exprès de ces termes simples pour me faire mieux comprendre. Nous percevons ces mouvements sous la forme de sensations ou de pensées. Sommes-nous libres d’avoir chaud ou froid, d’avoir faim ou soif ? Sommes-nous libres des idées qui nous viennent, des images qui se forment dans ; notre esprit, c’est-à-dire dans notre cerveau ? Non, assurément. Au moins sommes-nous libres de les accueillir ou de les rejeter, de les mettre à la porte ou de leur faire bon visage ? Nous voici au nœud de la question, car c’est ici qu’interviendrait la volonté. Qu’est-ce donc que la volonté ? La volonté n’est pas autre chose que la constatation, faite par notre esprit, qu’entre deux motifs l’un est plus fort que l’autre. La volonté est peut-être ce qu’il y a en nous de moins volontaire et de moins libre. Avant qu’elle ne se prononce, nous sommes souvent dans un état qui nous donne l’illusion de la liberté. Irons-nous à droite ou à gauche, nous n’en savons encore rien. Ces moments d’hésitation sont quelquefois agréables et quelquefois douloureux. Le plus souvent, ils passent inaperçus et nous nous trouvons engagés dans une des deux voies, tout à fait à notre insu. La volonté a agi mécaniquement. Notre esprit a fonctionné comme une balance automatique.

Quel que soit l’acte que nous accomplissons, il a une cause, et cette cause dépend elle-même d’une autre cause, et ainsi à l’infini. Si je fume un cigare, en ce moment, c’est que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. La recherche des causes mène à des constatations de cet ordre. Mais nos actes n’ont pas qu’une seule cause directe. Plusieurs influences sont venues se joindre et peser sur le levier. Souvent, quand nous réfléchissons aux motifs de nos actes, nous croyons les avoir trouvés, et le plus important nous a échappé. Entrer dans des exemples, ce serait entrer dans l’absurde ; Pascal en a donné un, resté fameux, avec le nez de Cléopâtre. C’est peu de dire que les effets et les causes sont liés comme les anneaux d’une chaîne.

Les effets et les causes, je les vois plutôt comme un tissu extrêmement compliqué, dont toutes les mailles dépendraient les unes des autres. Mais on ne peut pas se faire matériellement une pareille représentation. Qu’il nous suffise de comprendre et d’admettre qu’aucune de nos actions n’est un commencement de série. Il n’y a qu’une série, qui ne semble pas avoir eu de commencement et dont la fin est impossible à prévoir.

Et pourtant, nous avons le sentiment de la liberté et, par conséquent, celui de la responsabilité. Ce sont des illusions bien curieuses, bien mystérieuses, mais ce sont des illusions. Parmi celles dont notre vie est faite, ce sont probablement les plus utiles ; elles sont encore davantage : elles sont nécessaires. Nous ne sommes pas libres et nous ne pouvons agir qu’en nous croyant libres. Si nous cessions un instant de croire pratiquement au libre arbitre, nous cesserions aussitôt d’agir. Dans son livre sur le Duplicisme humain, M. Camille Sabatier a écrit : « La liberté est aussi inexplicable que certaine. » C’est, à mon avis, l’illusion de la liberté qui est aussi inexplicable que certaine et, j’ajoute, que nécessaire. Où je suis tout à fait d’accord avec lui, c’est quand il dit que c’est là « un mystère de notre nature ». Il en a tenté une explication bien ingénieuse, mais qui laisse debout, je pense, les objections déterministes, dont j’ai résumé quelques traits. C’est l’éternelle opposition du sentiment et, non pas de la raison, du raisonnement. Mais peu importe que l’on enseigne et que l’on adopte l’une ou l’autre théorie ; cela ne saurait avoir d’influent sur la conduite des hommes ni sur leurs jugements. Cela n’en saurait avoir davantage sur notre manière de considérer les crimes et les divers manquements à la loi et aux coutumes morales. Si les hommes sont libres et par conséquent responsables, rien de changé à nos mœurs judiciaires. Si les hommes ne sont pas libres, s’ils sont irresponsables, rien de changé non plus, car un crime est toujours un crime, toujours un acte anti-social et contre la répétition duquel il faut se prémunir. Il semble même que les déterministes, dont je suis, pencheraient plutôt vers une répression très sévère. Une doctrine philosophique n’est pas nécessairement Une doctrine sociale. Un déterministe ne saurait sans doute admettre l’idée de châtiment, mais il admettra très bien celle de répression. Et tout cela revient au même. Il faut vivre. Les sociétés n’ont pas le choix. Mais on comprend que les médecins, qui sont presque tous déterministes, aient résolu de ne plus se prononcer sur les questions de responsabilité. Cela n’est pas du ressort de la médecine, qui doit se borner à déclarer si le sujet est sain ou malade, et à le soigner si on le remet entre ses mains.

On peut, d’ailleurs, d’accord avec le docteur Grasset37 et aussi avec les faits et le bon sens, admettre qu’il y a des malades mentaux, que ces malades sont plus ou moins malades, c’est-à-dire plus ou moins conscients, plus ou moins aptes à résister à leurs impulsions. L’hypothèse du déterminisme ne peut nous faire oublier toutes les nuances visibles entre l’homme normal et le fou caractérisé. L’homme normal qui reçoit des impressions diverses, externes et internes, réagit également aux unes et aux autres ; les unes le poussent, les autres le retiennent : il se forme un équilibre. La vie normale n’est que cela, un état d’équilibre, un état statique. L’homme que l’on qualifie d’anormal est au contraire en état plus ou moins constant de déséquilibre. Une force le pousse que ne vient pas contrebalancer la force contraire : il tombe. Quand le vent souffle toujours du même côté sur un rideau de pins, il les courbe tous dans le même sens. Si le vent, quoique violent, souffle alternativement de directions opposées, les arbres se maintiennent d’aplomb. Ces rideaux de pins nous donneront, non pas l’image, mais le schéma de l’homme normal et de l’homme anormal. Ni l’un ni l’autre, et pas plus l’homme que l’arbre, ne sont responsables ni de l’origine, ni de la force, ni de la direction du vent qui les courbe et les redresse tour à tour ou, au contraire, les couche à jamais comme de faibles roseaux ; mais il y a un fait, c’est, que, tandis que l’un s’est maintenu en saine posture, malgré des secousses parfois rudes, l’autre, accablé sous une pression constante, s’est penché de jour en jour, la tête voisine du sable, ou même, lors d’une tempête plus dure, s’est brisé.

C’est un fait, et l’on en tiendra compte dans l’estimation des arbres comme dans celle des hommes. C’est un fait, et voilà tout. Il n’en reste pas moins que si l’arbre a été déraciné par un coup de vent, il n’y a plus qu’à appeler les bûcherons qui sont les juges des arbres. S’ils s’enquièrent de la cause du désastre, ce sera pure curiosité ; leur besogne n’est pas là ; ils la connaissent et ils l’accompliront.

Quand nous aurons bien disputé sur l’origine du désastre Soleilland, quand nous aurons épuisé tous les arguments pour ou contre toutes les nuances de la responsabilité que l’on peut découvrir dans un homme sain ou malade, nous nous trouverons d’accord avec les bûcherons sociaux, avec les magistrats, sur la nécessité d’enlever l’homme et d’en débarrasser à jamais la société. Ensuite, redevenus philosophes, nous essaierons de nous mettre d’accord sur ce point qu’il ne s’agit point de punir, mais de préserver : l’intérêt ne doit pas aller à l’auteur, mais à l’objet du crime. Ne parlons même pas de crime, parlons de danger. Ah ! comme tout cela serait simple, ou du moins plus simple que maintenant, si à la notion de fait criminel on substituait celle de fait dangereux. L’idée de crime est une idée métaphysique ; l’idée de danger est une idée sociale. Les opinions de MM. Baudin, Faguet, de Fleury, qui effraient M. Grasset, sont en principe fort acceptables. La société ne peut pas à chaque crime instituer un nouveau débat philosophique ni se mettre à trancher des questions qui, dès qu’il y eut des hommes qui pensèrent, troublèrent la pensée humaine. Depuis quelque temps, on ne demande plus aux jurés leur opinion sur la matérialité d’un fait, on les interroge sur le programme de l’agrégation de philosophie. C’est ridicule.

Il y a d’un côté les assassins et de l’autre ses assassinés. Que m’importe que celui qui me cassera la tête soit un apache ou un fou furieux ? Ce qui m’importe, c’est de vivre. J’ai grand pitié des malades, mais je prie qu’on enferme soigneusement ceux qui sont en état de fièvre chaude.

Tous les hommes sont malades, disait Hippocrate. Nous avons tous besoin de soins ; mais je ne vois aucun inconvénient à ce que les criminels attirent particulièrement l’attention du corps médical. Il y a parmi eux de si beaux cas !

La vie d’un Dieu §

J’ai à conter une histoire si curieuse, si merveilleuse, si absurde, si rare, si téméraire, si extravagante, si incroyable, enfin, que je prendrai d’abord mes précautions. Il faut prouver que je n’invente rien. Mon garant est M. G. Revault d’AIlonnes, docteur ès lettres, qui vient de publier dans la bibliothèque de philosophie contemporaine un volume intitulé : Psychologie d’une religion. C’est un titre modeste et qui n’exciterait guère la curiosité, car nous commençons à être un peu las de la perpétuelle question religieuse, si on ne lisait en sous-titre ces indications énigmatiques : « Guillaume Monod (1800-1896), sa divinité, ses prophéties, son église... » On ouvre le livre et dès le premier chapitre on est renseigné. Il s’agit d’un pasteur protestant qui se crut Dieu lui-même, qui, convaincu d’être une nouvelle incarnation du Christ, réussit à faire partager cette foi à de nombreux fidèles. Cela s’est passé à Paris, au cours du dix-neuvième siècle, et cela dure encore. Le nouveau Christ est remonté au ciel, comme l’autre, mais il a laissé des apôtres autour desquels se groupent, assez nombreux, les membres d’une religion nouvelle, très sérieuse et très active, que l’on appelle le « Monodisme  ». Elle s’est développée, comme la première, au cours d’une sorte de persécution, celle du silence. Les protestants officiels, par peur du ridicule, ont fait tous leurs efforts pour en dérober la connaissance au public français, peu enclin au respect, et ils y ont réussi. Guillaume Monod avait une très nombreuse famille. Un de ses frères fut le célèbre Adolphe Monod, orateur sacré que les protestants de langue française ne craignent pas de comparer à Bossuet ; un autre, le docteur Gustave Monod, fut un médecin distingué ; plusieurs autres Monod se sont fait un nom des plus honorables en diverses branches de l’activité intellectuelle. Enfin, les Monod, fervents de l’esprit familial, ont toujours montré la solidarité la plus étroite. Ils auraient dû, semble-t-il, se ranger non sans orgueil autour de celui qui venait de se révéler Dieu. Loin de là, ils ne cessèrent jamais de le taxer de folie persistante, ce qui, au vrai sens vulgaire du mot, ne l’est plus du tout lorsque l’on examine froidement la vie et la doctrine de ce prodigieux personnage. M. Revault ne s’y est pas trompé, et cela fait le plus grand honneur à son jugement : la folie ne prouve pas contre le génie. Or, Guillaume Monod fut une sorte de génie : sa vie fut simple et digne ; ses écrits dénotent une rare science théologique et un sens critique très assuré ; enfin, sa doctrine, très cohérente, n’est pas plus absurde que le christianisme lui-même. Qui accepte l’un peut accepter l’autre.

La folie n’est pas argument contre le fait, contre l’œuvre. Elle ne l’est pas en art, en science, en poésie, en littérature, en philosophie ; elle ne l’est pas davantage dans les choses religieuses. Arguer de la folie contre un résultat, c’est raisonner fort sottement. Le Tasse a été fou et n’en est pas moins un grand poète ; Auguste Comte a été fou et sa philosophie n’en est pas moins un monument remarquable ; Nietzsche est mort fou et son œuvre n’en est pas moins une des grandes œuvres de notre temps ; Maupassant est mort fou et il n’en reste pas moins un très agréable conteur. Une seule chose compte, le fait. La théorie doit, devant le fait, s’incliner très humblement ; et les principes ne sont pas grand’chose quand ils se trouvent contredits par les résultats. De temps en temps, il paraît un livre qui démontre que Jésus de Nazareth était fou. A quoi cela peut-il servir sinon à rabaisser l’humanité européenne qui, pendant dix-huit cents ans, a cru qu’il était la suprême intelligence ? D’ailleurs, nous ne savons à peu près rien de sa vie. Les évangiles sont des récits légendaires, rédigés pour l’édification des fidèles. Faire la psychologie de Jésus d’après ces fables pieuses, c’est se mettre au rang des plus crédules ; il serait tout aussi sérieux d’entreprendre la psychologie de Jupiter d’après les métamorphoses d’Ovide. N’a-t-on pas voulu aussi montrer la folie de Mahomet ? Et après  ? cela empêche-t-il qu’il y ait quatre-vingts millions de musulmans prêts à se faire tuer en son nom ? Un homme qui se croit Dieu ou envoyé de Dieu n’est pas nécessairement un fou, quoique les asiles soient peuplés de christs et de prophètes. Il peut très bien n’être atteint que d’une fort ordinaire hypertrophie de la personnalité. L’orgueil s’incarne et se gonfle dans la faculté ou dans le sentiment qui nous est cher. L’un se croit un grand poète, qui n’est qu’un risible rimeur ; l’autre croit rénover la philosophie, qui n’est qu’un enfileur de lieux communs ; l’homme pieux qui parle à Dieu finit un jour par croire que Dieu lui répond : et si Dieu, avec qui il converse familièrement, lui dit : tu es mon fils, pourquoi douterait-il de la parole de Dieu ? C’est le cas exact de Guillaume Monod. Ce saint homme de pasteur avait subi dans sa jeunes se, comme Auguste Comte, une crise de folie. Il fut détenu dans un asile, en France, puis en Angleterre, pendant quatre ans. M. Revault, qui est médecin à Sainte-Anne, et qui sait distinguer les fous invétérés des fous accidentels, n’attache pas à cette crise un intérêt particulier. L’exaltation, en de certaines natures, peut prendre des proportions énormes sans que la raison soit réellement atteinte. C’est ce qui eut lieu chez Guillaume Monod : sa raison lutta courageusement contre sa folie et elle fut victorieuse. J’ai lu avec soin ses écrits que cite M. Revault. Ils sont d’une lucidité singulière, d’une belle tenue de pensée, d’une noble hardiesse logique. Guillaume Monod n’était pas Dieu, assurément, pas plus que nul homme ne le fut jamais, mais c’est probablement le meilleur critique religieux du dix-neuvième siècle et un écrivain remarquable. Dans ses nombreuses disputes avec les théologiens, ses confrères, il eut toujours le dernier mot. Il avait un très réel talent de logicien et, quoique partant de principes absurdes, quoique enlisé, comme ses adversaires, dans les plus tristes marécages de la théologie, jamais il ne dit vraiment de bêtises. S’il était plus connu, si ses écrits, très disséminés, étaient réunis en un volume maniable, Guillaume Monod ferait encore des conversions parmi les chrétiens sérieux. Sa logique est implacable. Quand on croit à la doctrine du premier Christ, il est difficile de résister à celle du second. Je ne sais rien de plus effrayant pour la raison religieuse, rien de plus troublant pour la logique chrétienne que la démonstration, qu’il refit cent fois, de sa propre divinité. Il accule ses contradicteurs à ce dilemme : ou bien je suis vraiment une nouvelle incarnation de Jésus, ou bien la prendre était absurde et fausse. Et les arguments se pressent sous sa plume. Il est insensé, dites-vous d’admettre que Jésus se soit incarné, l’an 1800 à Copenhague, dans le sein de Mme Monod, ma mère. En quoi est-ce plus absurde que l’incarnation de Jésus, l’an 754 de la fondation de Rome, dans le sein de Marie, femme du charpentier Joseph ? Et il n’y a rien à répondre. Le second Jésus diffère du premier par ses mœurs, par sa situation sociale par l’extérieur, par la forme de son esprit ? Comment en serait-il autrement ? Vous figurez-vous donc Jésus revenant au milieu de vous avec une robe rose, une auréole autour du front, pieds nus et entouré de disciples vêtus de bleu, de rouge et de jaune, comme dans les tableaux de Raphaël ?

Ces arguments, que j’arrange un peu, auxquels il en joignait beaucoup d’autres d’ordre théologique, touchèrent un certain nombre de fidèles. Ils sont encore aujourd’hui au nombre de plus de deux cents, parmi lesquels plusieurs ministres protestants, plusieurs anciens prêtres catholiques.

Guillaume Monod était né à Copenhague le 10 mars 1800, le cinquième des douze enfants du pasteur Jean Monod, originaire de Genève. Sa mère était la fille d’un négociant hollandais nommé Coninck. Enfant, Guillaume était à la fois timide et orgueilleux. Il resta timide toute sa vie, au point que, même arrivé à l’état de Dieu, il tremblait devant sa femme. Mais en lui-même il jouissait de sa supériorité. C’est l’orgueil, sans aucun doute, qui domina sa vie. Il était persuadé qu’il n’avait jamais commis aucun péché. Des disputes s’élevèrent à ce sujet entre lui et ses frères ; Gustave lui reprochait d’avoir fait une fois un gros mensonge : il s’en disculpa avec une sorte d’indignation triste. Ce point était pour lui capital. Les chrétiens, en effet, proclament que Jésus-Christ ne pécha jamais : il fallait que l’on retrouvât dans Jésus-Monod la même pureté de vie. Cette nichée cultivait donc à Copenhague la vertu la plus austère, quand le patriarche Jean Monod fut, on ne sait par qui, d’ailleurs, nommé pasteur à Paris. Il partit, se promettant d’évangéliser la Babylone moderne, mais son rôle fut des plus modestes. La destinée de Jean Monod était de faire des enfants, et rien de plus. Du moins les éleva-t-il avec soin. Guillaume et Adolphe eurent les meilleurs professeurs, Stapfer, Millin, Hase, le célèbre helléniste ; puis ils allèrent recevoir l’enseignement théologique à Genève, cette Rome, cette Mecque des huguenots, qu’Adolphe Monod devait chanter en accents émus et même pleurards. Guillaume, bien supérieur à son frère en intelligence et en talent, se laissa rarement attendrir. Un Dieu, d’ailleurs, doit-il pleurer ? S’il le fait, il ne doit verser que des larmes volontaires et politiques. Guillaume Monod ne se laissa jamais émouvoir qu’à bon escient. Ce Dieu moderne est d’une sensibilité aussi calculée que celle de saint Paul ou celle de Mahomet.

Guillaume Monod, qui devait se révéler un nouveau Christ, commença par nier la divinité du Christ. Avant d’être monodiste, il fut arien ou socinien. Il débuta par la négation ; au rebours de l’abbé Loisy, qui vient de la recevoir dans l’âge mûr, c’est en entrant dans la vie qu’il encourut l’excommunication. Les protestants s’excommunient volontiers les uns les autres. Guillaume Monod fut tenu pour hérétique par ceux que Rome appelle les Hérétiques. C’est alors que désirant faire son chemin dans le monde, il abjura son erreur ; il fut nommé pasteur à Saint-Quentin, au mois d’août 1828.

Les jeunes lévites sont ordinairement fort bouillants. Ils brûlent de se lancer sur le sentier de la guerre. Guillaume Monod entreprit de faire régner l’évangile à Saint-Quentin. Il se mit, selon la mode anglaise, à prêcher dans les rues. Il ameutait les passants. Muni de pains et de sous, il se plantait aux carrefours, rassemblait les mendiants et hurlait la bonne parole. Cela contraria le commissaire de police, non moins que le paisible consistoire. On lui supprima son traitement et on l’écoula vers Paris. Sa famille le recueillit et le maria. Mais les joies conjugales ne firent que l’exciter davantage : des troubles mentaux éclatèrent, et si aigus qu’il fallut l’interner. Ce fut d’abord à Vanves, chez le docteur Falret, puis en Angleterre, à Fishponds. Il était atteint, dit M. Revault, « de crises d’excitation, avec actes délirants, refus d’aliments, auto-mutilation, hallucinations, idées de grandeur ; il entendit une voix le proclamer le Christ. » Cela dura quatre ans. En 1836, il sortit, rejoignit sa femme, lui avoua qu’il était devenu Dieu et réussit à la convaincre. Cette excellente épouse, fort réjouie sans doute de recevoir de divines caresses et de serrer dans ses humbles bras le fils du Très Haut, tout pâmé d’amour, ne trouva nulle objection aux déclarations de Guillaume. Pour cacher son bonheur nouveau, elle l’emmena en Suisse. Espérait-elle de petits dieux ? Il n’y en eut pas. Uni à sa créature, le créateur du monde se révéla impuissant à procréer. Ils besognèrent en vain. Cependant, Jésus-Monod prenait si bien goût à l’exercice que cette brave femme étant morte, il en élut une autre. Sous la forme Monod, Jésus, repentant de son ascétisme, prenait sa bonne part des plaisirs terrestres. Cette réhabilitation de la chair par l’exemple d’un Christ adonné au devoir conjugal ne dut pas être sans influence sur les prêtres catholiques, qui se firent monodistes. Si le moine Luther n’avait point pris femme, que serait devenue sa réforme ? La véritable réforme est celle où l’on conjugue.

Guillaume, cependant, travaillait à coordonner sa doctrine. En même temps, il réunissait chez lui quelques auditeurs qui, bientôt, furent des disciples. En 1845, son église, modeste encore, était fondée. Il la laissa sommeiller, longtemps, attendant le moment opportun d’annoncer publiquement la bonne nouvelle. Ce n’est qu’en 1872 qu’il s’y décida franchement. Il avait été nommé pasteur à Paris dès 1854, grâce à l’influence de son frère Adolphe, mais ses confrères, qui avaient quelque soupçon de sa doctrine, le tenaient à l’écart. On se rappelait qu’il avait été interné. Forcé de donner sa démission, il en profita pour rompre le silence et pour publier une brochure au titre fort explicite : « Première lettre du Christ à son Église. » Guillaume Monod devenait officiellement Dieu. Il régna dans toute sa gloire pendant plus de vingt ans. Mais, comme le dit M. Revault, la vieillesse n’épargne pas les christs. Jésus-Monod, qui mourut à quatre-vingt-seize ans, ne devint pas tout à fait gâteux ; cependant, il était un peu puéril : « Le second Jésus éprouva ses fidèles par le spectacle d’un Christ décrépit, se survivant à lui-même. » Son père céleste faisait pour lui de tout petits miracles, comme de lui mettre sous la main une clef égarée, comme d’empêcher de pleuvoir, lorsqu’il montait sur l’impériale d’un omnibus : « Je pensais bien qu’il ne pleuvrait pas, disait-il, puisque le Seigneur m’avait fait prendre l’impériale. » Il eut un moment désagréable, c’est lorsqu’une des prophétesses suscitées par la foi monodiste annonça que la première madame Monod allait revenir sur terre. Mais une voix d’en haut voulut bien lui affirmer que c’était une nouvelle prématurée. Il était enclin aux jeux de mots à intentions profondes, à l’imitation sans doute de Victor Hugo. Un jour, chez un de ses disciples, il se cogne la tête à la suspension : « Maître, vous êtes-vous fait mal ? — La lumière ne fait jamais de mal », répondit-il. Il était fort avare, non par vice, mais par puérilité sénile. Il avait toujours peur de manquer de tout et il épargnait sur tout. Il laissa à sa mort une somme d’argent considérable, ce qui chagrina un peu ses disciples, qui l’avaient fournie par leurs dons.

Il signait volontiers ses lettres Dieu ou votre Dieu ou tout bonnement Jésus, ou encore l’Agneau comme immolé, formule apocalyptique et tirée en effet de l’Apocalypse. Cet Agneau, enfin, avait une doctrine dont il faut bien dire un mot, car seue elle explique ses disciples.

Clément et adroit, Jésus-Monod supprime l’enfer, assure à tous les croyants et finalement à tous les hommes une survie éternellement heureuse. C’est une religion bénigne. Cette béatification universelle sera obtenue par la perpétuité des incarnations divines. Ici nous touchons au bouddhisme. De même que Bouddha est toujours présent sur terre, logé dans un corps humain, de même il y aura toujours un Christ vivant parmi nous. A la mort de Jésus-Monod, Dieu s’est aussitôt réincarné dans un enfant qui, précisément, venait au monde. Ce gosse divin a aujourd’hui douze ans. Il ne sait pas encore qu’il est Dieu ; on lui fera cette révélation très prochainement, et ce sera une grande fête pour les monodistes et aussi pour les amateurs de curiosités théologiques.

Jeunes filles §

Voici un livre sur le mariage, qui n’est pas un recueil ou de banalités sociologiques ou de banalités sentimentales. Cela m’a surpris. Il y a des critiques qui se plaignent de l’abondance des livres ; je serais plutôt porté à me plaindre de leur rareté, si l’on veut bien admettre qu’il n’y a de livres dignes de ce nom que ceux qui contiennent quelques faits nouveaux ou quelques idées nouvelles. M. Léon Blum disserte donc sur le mariage. Il n’a point pris pour thème la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « Il y a de bons mariages ; il n’en est pas de délicieux. » Peut-être même penserait-il tout le contraire et dirait-il volontiers, en négligeant les exceptions : Le mariage moderne, dans les milieux bourgeois du moins, ne répond pas à son objet, qui est d’assurer le bonheur du couple humain. Le mariage, dit-il, en termes plus précis, est une institution qui fonctionne mal ; et à un tel point que l’on se demande s’il ne serait pas avantageusement remplacé par l’amour libre, c’est-à-dire par l’union temporaire. Mais, à la réflexion, on est plutôt porté à conclure que, si l’institution fonctionne mal, elle n’est cependant pas mauvaise ; elle est mal réglée, voilà tout. Ajoutons que, dans une très courte préface, l’auteur nous avertit que son livre n’est pas une œuvre de déception, ni de rancune. Il fut, dit-il, écrit par un homme heureux. Et, pour plus de sûreté, M. Léon Blum le dédie à sa femme. Cette charmante philosophie conjugale n’est pas pour nous déplaire. Nous ne nous arrêterons même pas à la petite contradiction de l’heureux mari voulant réformer une institution qui lui a été pleinement favorable. Ses critiques n’en auront que plus de poids, étant plus désintéressées.

Arrivons rapidement à la partie capitale du livre. Pourquoi la plupart des unions matrimoniales ne produisent-elles pas ce qu’elles devraient produire, le bonheur ? C’est, nous dit M. Léon Blum, que le mariage d’aujourd’hui, comme celui d’hier, d’ailleurs, unit généralement un homme qui a beaucoup vécu à une femme qui n’a pas vécu du tout. L’un a fait le tour du monde et l’autre n’a pas quitté sa maison. L’un a épuisé son instinct de changement, tandis que l’autre sent encore à peine son imagination s’ouvrir aux tentations. Le mariage serait pour l’homme une fin, et, pour la femme, un commencement. S’il en était ainsi vraiment, on ne saurait guère concevoir plus profond désaccord. La Question demande à être examinée. M. Blum suppose que l’homme et la femme présentent, dans les choses de l’amour, à peu près la même psychologie. Tous les deux, dans leur jeunesse, aimeraient le changement, les aventures, les espérances. La femme, ne pouvant se livrer à ces exercices avant d’être mariée, commence d’y songer peu de temps après son entrée en ménage. Les voyages dont son mari est revenu la tentent à son tour. Elle cède et voici l’adultère, le divorce ou, dans les cas les plus favorables, des arrangements secrets sans dignité, et qui ne donneront pas à la femme le bonheur qu’elle n’a pas trouvé dans l’habitude conjugale. Comment remédier à cette cause permanente de trouble ? M. Blum, avec Une audace qu’il est charitable de ne qualifier que de paradoxale, propose ceci : Que la jeune fille, dès que parleront son cœur ou ses sens, se débarrasse sans scrupule de cette virginité, qui n’est qu’un préjugé. Qu’elle cesse de lutter, pendant les plus belles années de sa vie, contre l’instinct de son sexe ; qu’elle aille jusqu’au bout de son désir ; qu’elle se donne tout entière quand il lui en vient l’envie ; en un mot, qu’elle prenne un amant ou même des amants ! Ensuite, quand elle aura assez voyagé, elle se mariera et ne sentira plus le besoin de tromper, après, un mari qu’elle aura trompé avec abondance, avant.

Voilà des idées si en dehors de notre mentalité française, européenne même, que je ne puis m’empêcher, malicieusement, peut-être, de songer à la fille de Jephté, qui mourut enragée de mourir vierge. M. Léon Blum n’est pas très bien placé pour observer la jeune fille de France. S’il en a connu beaucoup que cela réjouirait de « faire la noce » avant leur mariage, je pense qu’elles étaient, elles aussi, les filles de Jephté et non les filles de M. Dupont ou de M. Durand. A-t-il connu également beaucoup d’hommes prêts à épouser la fille de vingt-cinq à trente ans qui, après avoir beaucoup vécu, se résoudrait à « faire une fin » ? J’avoue que M. Blum me mène dans un monde qui m’est inconnu. Tout arrive, et je sais bien que des irrégulières ont fait d’excellentes femmes d’intérieur. Je sais aussi qu’il est des jeunes filles, d’un tempérament ardent, qui n’attendent pas le mariage pour faire connaissance avec l’œuvre de la chair. Mais ce que je sais par-dessus tout, c’est qu’il n’y a là que des exceptions, et que le vœu de la jeune fille, de toutes les jeunes filles, est le mariage pur et simple, l’union qui ne sera brisée que par la mort. Cet état d’esprit n’est-il que le fruit de l’éducation ? Je ne le crois pas. Il est naturel. L’homme, la maison, les enfants, il y a là trois idées que la femme ne dissocie pas. Cela constitue son idéal, et c’est très rarement de son plein gré qu’elle se résigne à ne pas les réaliser. Sans doute, la vie ne se charge que trop souvent de lui démontrer que ce rêve n’est qu’une chimère ; mais, alors, pareille à l’insecte ou à l’oiseau qui reconstruisent patiemment le nid détruit, si une première expérience l’a déçue, elle emploiera toute son industrie à se bâtir une nouvelle maison. La femme sans foyer, la vieille fille ou la femme errante qui s’en va d’amant en amant sont parmi les plus graves erreurs de la civilisation. Je ne conçois pas une théorie du mariage qui ne tient pas compte de la psychologie particulière de la femme, de son amour inné de la stabilité.

M. Léon Blum, je ne le dissimule pas, soutient ses idées avec une certaine logique. Il déplore que, dès l’âge de quinze ans, où elle est nubile, jusqu’à l’âge de vingt ou de vingt-cinq ans, qu’elle se marie, la jeune fille soit réduite à des rêves, souvent malsains, à des compromissions souvent dangereuses. Elle a des curiosités, et ne peut céder ; elle a des désirs, et ces désirs lui restent sur le cœur. Ses sens sont plus précoces que ceux de l’homme, et il faut qu’elle attende plus tard que l’homme pour les satisfaire. Pourquoi donc, et nous revenons au raisonnement initial, ne pas lui concéder cette liberté des mœurs dont l’homme s’est octroyé le monopole ? Mais tout simplement parce qu’elle ne la demande pas. La seule solution qui convienne à cette question délicate, c’est le mariage précoce. Toutes les filles de France devraient, selon les régions, être mariées de quinze à dix-sept ans. Que les hommes sont donc bêtes de laisser se faner dans la solitude la première fleur du rosier féminin ! « Quinze ans, ô Roméo, l’âge de Juliette ! » Toutes les amoureuses de l’ancien théâtre sont des adolescentes. C’est vers leur seizième année que Molière marie ses malicieuses ingénues. L’usage de donner un mari aux filles dès leur nubilité a duré jusqu’aux premières années du dix-neuvième siècle ; mais à partir du premier Empire, et pour une cause qui m’est inconnue, l’âge du mariage a constamment reculé. Aujourd’hui, il n’est plus du tout honteux pour une fille de vingt-cinq ans d’attendre encore le mari de ses rêves. Il y a deux siècles, la femme de vingt-cinq ans songeait que le moment n’était pas très loin où sa fille aînée allait la rendre grand’mère. C’est de l’espace, toujours plus allongé, qui s’étend entre la nubilité des femmes et leur mariage, qu’est née la question si compliquée de la jeune fille. En ce moment, pour tuer le temps, on lui fait suivre des cours. Mais tuer le temps, est-ce donc le but de la vie ?

Je ne conclus pas comme M. Léon Blum, tout en conseillant de lire son livre. Je pense que nous aurions beaucoup d’avantage, et aussi beaucoup d’agrément, à revenir aux mariages précoces. Il le faudra bien, d’ailleurs, car nous avons atteint l’extrême limite de la tardivité ; il le faudra bien, à moins que l’on ne se marie plus du tout, mais c’est improbable.

La jalousie §

C’est une heureuse idée qu’a eue M. le professeur Mairet, de Montpellier, de réunir et de classer plusieurs observations de jalousie morbide dont il fut à même de suivre l’évolution. La jalousie est partout. Elle nous semble et, souvent, elle est naturelle. Celui qui n’a pas encore aimé aimera demain, disait le poète latin. Qui n’a pas encore éprouvé la jalousie, la ressentira quelque jour. La jalousie est liée à l’amour. On ne peut pas aimer sans aimer jalousement. Il faut même dire que la jalousie est la condition de l’honnêteté de l’amour, car un amour honnête rie supporte ni le partage, ni l’idée même du partage. Mais si l’amour est le terrain favori de la jalousie, toutes les passions, tous les sentiments un peu vifs peuvent la voir naître. Il y a des amitiés fort jalouses. Le sentiment maternel, le sentiment filial ne vont pas sans jalousie. On donne quelquefois au mot jalousie le sens d’envie. La jalousie dont je parle est celle qui accompagne l’amour, la tendresse, l’affection, le goû t. Elle participe de l’instinct de possession. Elle contient beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’amour-propre. Mais ce qui la caractérise d’une manière plus générale, c’est la crainte de perdre un bien que l’on possède, à condition que ce bien soit d’ordre sentimental. Il y a des jalousies obscures qu’on ne réussit pas à analyser très bien. L’esclave est jaloux de son maître. Ici nous touchons à l’animalité et nous y voici avec le chien. On voit des chiens éprouver de véritables crises de jalousie. Parfois, il est prudent de leur céder, car ils peuvent, tout comme les hommes, se laisser emporter par la fureur et mordre. D’autres chiens, toujours comme certains hommes, quand ils se croient dédaignés, se retirent dans un coin, et on lit la tristesse dans leurs yeux et dans leur attitude. Nul doute que tous les animaux domestiques ou privés, habitués à un maître, ne soient susceptibles de jalousie. Je crois bien me rappeler en avoir vu un exemple dans une chèvre, qui ne pouvait souffrir que l’on caressât un enfant en sa présence. Les chèvres, cependant, même comblées de soins, restent assez farouches et fort dédaigneuses. On peut dire que la jalousie est partout, dans le monde animal, comme dans le genre humain, qu’on la trouve à la base de toute émotion sentimentale. Mais il y a une sorte de jalousie dont l’homme seul est capable : la jalousie sans cause ou sans cause avérée, celle qui n’est une torture que parce qu’elle est un doute. C’est un appareil merveilleux à rendre la vie insupportable. « Le jaloux amoureux, dit très bien M. Mairet, souffrira dans son amour, dans sa quiétude, dans son amour-propre et son orgueil, dans son instinct de possession et de domination ; et ces souffrances morales produiront généralement chez lui une réaction avec colère et besoin de faire souffrira son tour qui le fait souffrir. » Voilà ce qu’il y a de plus fâcheux dans la jalousie, c’est que le dénouement de la crise est assez souvent tragique. Et cela arrive même quand la jalousie est sans cause, car dans ce cas on a affaire à un sensitif exagéré qui peut très bien tourner à la monomanie et de là verser dans la folie sanguinaire. On a vu la jalousie détraquer les hommes les plus sains et les plus solides, qui y laissent à la fois la santé et la raison. Alfred de Musset, dans la Confession d’un enfant du siècle, a fait des affres de la jalousie une description dont, bien qu’elle soit lyrique à l’excès, M. Mairet loue l’exactitude scientifique. On y voit un homme qui perd tout bonheur au milieu même des satisfactions de l’amour. Une autre étude bien curieuse de la jalousie est le roman d’Ernest Feydeau, Fanny, roman jadis célèbre et qui mériterait encore de l’être. Dans ce livre, où il faut chercher la vérité sous d’épaisses broussailles romantiques, le jaloux, amant d’une femme mariée, passe sa vie à se représenter maladivement les relations intimes de sa maîtresse avec son mari. Ce n’est pas tout à fait un exemple de jalousie sans cause. Mais Fanny, type parfait de la femme à l’aise, que rien ne trouble jamais, réplique avec beaucoup de raison à son amant : « Vous saviez bien que j’étais mariée, quand vous m’avez aimée. » La jalousie, dans ce cas, est-elle normale  ? C’est un point que les romanciers et les dramaturges ont souvent débattu. Les hommes ne peuvent blâmer un amant délicat d’être jaloux du mari de sa maîtresse ; mais les femmes sont généralement d’un autre avis. Elles font entre le devoir et l’amour des distinctions très précises, et presque toutes, pareilles à la raisonnable Fanny, s’étonnent toujours que l’amour puisse être jaloux du devoir. Cette casuistique permet à la courtisane amoureuse de ne pas considérer comme des infidélités les liaisons fugitives où elle n’a rien mis de son cœur. C’est le sujet de Manon Lescaut, roman que des milliers de jeunes gens, ignorants de la vie, ont vécu en toute innocence, Après tout, au strict point de vue de la jalousie, il n’y a guère de différence entre Fanny et Manon ; on ne sait vraiment dire lequel est le plus, lequel est le moins délicat, ni le quel a le droit d’être jaloux.

Erasme a prétendu que la jalousie, ainsi que les autres passions d’ailleurs, n’est qu’une maladie. Il faut distinguer, et c’est ce que fait scientifiquement M. Mairet, entre la jalousie, sans cause et la jalousie dont la cause est plus ou moins justifiée. C’est la première qui est une maladie et une maladie mentale, puisqu’elle représente, comme toute folie, une bataille dans le vide. Mais la seconde est une affection parfaitement normale « Il me paraît difficile, dit M. Mairet, que tout homme amoureux, menacé ou croyant être menacé dans ce bien amoureux, ne ressente pas plus ou moins les affres de la jalousie. Tout homme amoureux porte en lui l’étoffe d’un jaloux. » Cette distinction est d’autant plus juste que la jalousie pathologique ne repose pas toujours sur un amour bien violent. On voit des malades jaloux de leur femme et qui oublient de leur témoigner la moindre tendresse. Ils sont jaloux, non seulement sans cause extérieure, mais aussi sans cause intérieure. Leur jalousie se traduit par toutes sortes de précautions risibles, qui sont des signes évidents de folie présente ou future. Ils voient en tout homme qui approche leur femme un rival ou un séducteur. Ils font des scènes publiques. Ils barricadent leur maison, le soir, regardent dans les coins et dans les armoires, voient partout des amants, comme Harpagon voit partout des voleurs. Ce jaloux est un vrai type de comédie. En voici un qui, couchant avec sa femme, n’est pas encore rassuré. S’il s’endort, que va-t-il se passer ? Il lutte contre le sommeil, mais il est vaincu. A son réveil, qui ne tarde pas, il cherche sa femme, il l’interroge, il lui tâte les pieds. S’ils sont froids, c’est que, pendant qu’il dormait, elle s’est levée pour aller rejoindre son amant ! En voici un autre qui ficelait sa femme sur son lit avec une courroie et qui, malgré cela, ne s’endormait pas sans souci. Les femmes sont si rusées ! Sans doute, mais elles ne doivent pas être fort heureuses quand elles tombent sur des maris de cette sorte. La femme est flattée d’une certaine jalousie. Encore y a-t-il des limites ; il est pénible d’être considéré comme un objet trop précieux. Cela arrive aux hommes, car les femmes jalouses avec excès ne sont pas rares. C’est un type vraiment détestable. Comme elles manquent d’autorité et de force, elles se répandent en confidences, en allusions publiques. Elles poursuivent leurs maris jusqu’au milieu de ses affaires, de son travail, et en même temps qu’elles le rendent malheureux, le rendent ridicule. L’une de ces jalouses, qui accusait follement son mari d’amours ancillaires, avait appris, à son fils âgé de quatre ans, à répéter cette phrase : « Papa est un polisson. Il n’aime que les cuisinières. » Charmante femme, charmante éducation ! Avec ces derniers exemples nous sommes aux frontières de la folie. Je n’irai pas plus loin. Il est inutile de troubler les imaginations. La pathologie de l’amour est un enfer dont il ne faut même pas entr’ouvrir la porte. On n’en saurait tirer aucun enseignement valable. Retournons-nous vers les normes ordinaires de la jalousie, vers celles qui, si elles sont de l’amour malade, n’en sont pas moins de l’amour vrai. Cela nous permettra de méditer, sans trop d’amertume, sur les mouvements singuliers des passions humaines.

Bigamie §

Je lisais l’autre jour, dans un journal qui a publié d’intéressantes études sur les forçats, que le bibliothécaire du bagne de Nouméa était, il y a quelques années, un ancien gendarme condamné aux travaux forcés pour bigamie, — et, depuis que j’ai lu cela, je rêve. Quoi, le bagne pour avoir été un modeste Salomon, un humble don Juan ? Le bagne pour avoir voulu légitimer mal à propos la conquête de quelques médiocres virginités ? C’est beaucoup. Je suppose que le cas de l’ancien gendarme se compliquait de quelques menus crimes accessoires ; je suppose qu’il était en même temps un peu faussaire, un peu voleur, un peu assassin : je suppose que ce bigame était un être affreux, un dangereux personnage ; je suppose tout cela, car sans tout cela je ne comprendrais pas, et j’aime à comprendre.

Le mariage est sans doute une fort belle institution, mais il ne faut pas s’en exagérer les mérites. L’intervention de la légalité dans les contrats sexuels n’est pas indispensable. On conçoit fort bien une société où les mariages s’organiseraient librement, en dehors de toute loi écrite, selon des usages ou même des caprices, selon des conventions particulières, comme s’organisent toutes les autres associations. Cette société est d’autant plus facile à concevoir, qu’elle existe : une bonne partie des couples humains, dans les grandes villes, se passe du mal égal. Comme il y a les enfants naturels, il y le mariage naturel. Là où il n’y a ni familles à ménager, ni propriétés à conserver et à transmettre, à quoi bon le mariage légal, coûteux et compliqué ? C’est ce que se disent aussi beaucoup de personnes dans les milieux où les préjugés ne sont pas très en faveur. Mais on peut élargir philosophiquement le cercle où règne le dédain du mariage légal et dire : A quoi bon demander à la loi de nouer un lien que nous pourrons, dans quelques mois, lui demander de dénouer ? Le divorce n’est-il pas un acheminement vers le mariage libre ? Dans l’idée de mariage, il y avait jadis l’idée d’éternité ; elle n’y est plus, il n’y a plus que des unions temporaires : c’est-à-dire que le jour où l’on se marie il est permis de penser au jour possible où l’on se démariera.

Légal ou illégal, le mariage est désormais une association qui va courir tous les risques des autres associations. Contrat écrit ou tacite, solennel ou secret, il est, comme tous les contrats, soumis aux accidents qui le peuvent rompre. Alors, et nous allons rejoindre notre gendarme de Nouméa, il n’y a plus de bigamie. Reste cependant la question de la tromperie, la question du dommage causé à la première femme : affaire de rupture de contrat, affaire qui regarde les tribunaux civils. Laissons la bigamie parmi les fautes, parmi les erreurs qui engagent la responsabilité morale et pécuniaire, mais rayons-la des crimes. Je parle de la bigamie simple, de celle qui ne se complique pas de crimes réels. Quoi ! la bigamie sera un crime, quand il y a mariage légal, et sera une peccadille s’il s’agit d’un mariage illégal ? Cet homme qui vit maritalement avec une femme qu’il a séduite, ou conquise, si l’on veut, il peut, du jour au lendemain, l’abandonner, convoler avec une autre sans que la loi s’émeuve sans que la délaissée ait droit à même élever la voix ; mais si, au contraire, il s’agit d’unions légales voilà un criminel, voilà un gibier de bagne ! C’est une dérision. Dans les deux cas, l’acte est identique. Bigames, mais ne le sont-ils pas, tous ces hommes : que l’on voit jeter à la rue une maîtresse pauvre pour épouser, oh ! légalement, cette fois, une jeune fille riche ? Si la bigamie est un crime, comment donc qualifierons-nous cet acte ? Et si la bigamie conduit au bagne, comment se fait-il qu’un tel acte conduise, au contraire, vers la considération, vers l’honneur, vers la stabilité sociale ? Il y a de grandes contradictions dans nos mœurs ; il y en a de grandes dans nos lois.

Bigamie ! Ce mot terrible me faire rire. Que veut-il dire au juste ? Un bigame, c’est, au sens strict, un homme qui a deux femmes à la fois, comme un polygame est un homme qui en détient plusieurs. Ceci bien établi, nous pouvons entier dans la région comique de la question. Ah ! un bigame mérite le bagne ? Qu’est-ce donc que l’on attend pour mener à la Nouvelle la moitié de ces élégants que je vois en ce moment sourire et s’ennuyer pourtant sur la plage mondaine de Trouville ? Combien y en a-t-il, parmi ces promeneurs grisonnants, qui, mariés à la maison, ne sont pas également mariés en ville ? Mais une femme aussi peut être bigame ou polygame, et cela signifiera alors qu’elle possède deux ou plusieurs maris, le second et les suivants généralement appelés amants. Voilà qui n’est pas non plus très rare, ici et partout, sur le sable ou sur les galets, dans les rues ou sur les pelouses. Bigamie, tout n’est que bigamie ! Regarde en toi-même, « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », que penses-tu de la bigamie ? Est-ce un état qui soit personnellement inconnu ? Ah ! tu en as rêvé, du moins, et tu as plus d’une fois essayé d’atteindre ton rêve. Avoue-le, tu as connu, à défaut de la vraie, la bigamie momentanée, la polygamie d’occasion. Et vous, lectrices ?... Mais non, vous taisez vos secrets, vous, et c’est à peine si, en lisant ces lignes, vous laisserez le reflet d’un sourire intérieur luire un instant dans vos yeux innocents, ironiques et calmes.

Cependant, ne jouons pas sur les mots ; laissons à la bigamie sa valeur légale, et demandons-nous très sérieusement si c’est un de ces crimes que doivent punir les plus graves châtiments ? Elle peut, et c’est un point sur lequel il faut faire des réserves, s’accompagner de dol, de vol ; en ce cas, c’est réellement un crime. Mais, considérée en soi, comme un acte purement sexuel, ce n’est plus qu’une erreur plus ou moins grave : il s’agit de trouver un remède, ou du moins de pallier autant que possible le dommage. Ce n’est pas d’envoyer un homme au bagne ou simplement en prison qui rendra aux femmes légalement trompées ni leur virginité, ni leur honneur, ni leur état, pas, toujours enviable, de jeunes filles à marier. Elles ont subi l’irréparable. On ne peut refaire, mais on peut défaire. Les femmes ainsi abusées devraient bénéficier d’office d’un divorce prononcé en leur faveur. Ensuite, des indemnités leur seraient accordées. Ici, je risque une idée qui sera peut-être appréciée : pourquoi, en cas d’insolvabilité ou d’indigence du bigame, ne serait-ce pas l’État qui fût tenu de venir au secours des victimes ? Punir les criminels ou les délinquants, c’est peu ; c’est négatif. Réparer leurs méfaits, serait mieux. L’Etat, est-ce que cela ne devrait pas être une vaste assurance mutuelle ? Il est admis que l’Etat cherche à compenser les dommages causés par une catastrophe publique. Pourquoi n’en serait-il pas de même des catastrophes privées causées par la faute d’un de ses membres ? La solidarité ainsi comprise serait intéressante. Mais la question est trop générale pour être traitée à propos d’un fait spécial. Je m’arrête, je continue à rêver à ce pauvre homme qui fut gendarme et puis forçat, pour avoir trop aimé les vierges sages. Ciel ! Voilà donc où peut mener l’amour de la fleur d’oranger !

Art et folie §

Il était fort à la mode, il y a quelques années, d’identifier le génie et la folie. On citait des exemples, car on trouve des exemples de tout. On remontait jusqu’à Socrate, qui entendait des voix, comme Jeanne d’Arc ; on parlait des hallucinations de Pascal et du Tasse. Il n’y a pas de génie sans folie, disaient les plus hardis. D’autres, moins imprudents, affirmaient en langage obscur : Le génie est une névrose ; l’hypocondrie de Rousseau et l’épilepsie de Flaubert les comblaient de joie. Il ne faut jamais se laisser démonter par un paradoxe. Un homme de génie peut devenir fou, comme un imbécile, mais cela est rare, les grands hommes étant rares, et cela ne prouve rien, ni en faveur des sots ni contre les gens d’esprit. Il ne manque pas d’ailleurs d’hommes de génie qui furent des modèles de raison et même de raison pratique, tels que Buffon, Voltaire, Gœthe, Victor Hugo. Peu à peu, on comprit que la question n’était pas de celles qui peuvent se résoudre avec des exemples historiques, et l’on s’aperçut aussi que les hommes de génie sont trop exceptionnels pour que l’on puisse, de l’examen de leurs facultés, conclure, à une thèse générale. Le problème fut remis à l’étude. Ou se, bornait à rechercher s’il n’y a pas certains rapports entre l’état de folie et l’état cérébral, généralement qualifié d’inspiration, quand il s’agit des artistes, des poètes et de tous ceux qui exercent particulièrement leurs facultés intellectuelles. Il y a des rapports entre ces deux états, mais ils sont tout extérieurs. Les mécanismes sont les mêmes, mais le travail de la machine est, ici et là, de nature fort différente ; deux moulins, mais l’un moud du blé et l’autre use ses meules sur un mélange de mauvaises graines et de petits cailloux.

Voici de la folie une définition parfaite : « Le fou se distingue du non-fou en ce qu’il subit le mouvement de ses idées au lieu de le diriger. » Cette formule nette, claire, mais un peu abrégée, l’auteur le sait et le dit, est de M. Marcel Réja, un jeune aliéniste d’une rare sobriété d’esprit, qui vient d’étudier, avec beaucoup d’exemples, beaucoup d’images curieuses, l’Art chez les fous. Le fou a réellement aliéné sa raison. Soudain ou par degrés, il se trouve impuissant à exercer sur les sensations, les sentiments, les idées qui s’agitent en lui, un contrôle rationnel. Il est le dompteur impuissant au milieu d’une ménagerie révoltée ; il est piétiné, déchiré, parfois dévoré. Son état, dans les cas moins violents, ressemblera à celui de l’homme endormi dont le sommeil est assiégé de rêves. Nous ne dirigeons pas nos rêves : ce sont eux qui nous emportent à leur gré, pendant que notre raison dort et se repose. Les rapports de l’état de folie et de l’état de rêve ont été très bien exposés par Alfred Maury. Le cauchemar est un véritable rêve délirant. Tous les sommeils sont probablement peuplés de rêves seulement tous les rêves ne laissent pas dans le souvenir trace de leur passage. Le sommeil est donc bien plutôt l’image de la folie que l’image de la mort. Les personnes qui rêvent habituellement et se souviennent de leurs rêves, comme précisément Alfred Maury, peuvent se faire une idée fort nette de l’état de folie. Il faut cependant noter que nous ne sommes pas toujours dupes des rêves qui nous emportent. Ils nous emportent et nous savons que l’issue ne sera pas tragique. Parfois même, il nous est possible de faire un effort de volonté et de briser le rêve qui nous tourmente. Hervey de Saint-Denis, le célèbre orientaliste, avait même le pouvoir de diriger ses rêves à son gré. Cette observation est importante. On y peut trouver le pont qui permet dépasser du rêve à l’inspiration. L’inspiration, en effet, ne semble pas autre chose qu’un rêve à l’état de veille et que la volonté dirigé, tantôt absolument, tantôt dans une certaine mesure. Les fous peuvent également raisonner leur folie. Ils ne sont pas libres de ne pas délirer, mais il leur est encore possible d’introduire dans ce délire quelque logique. Certains poèmes de Victor Hugo, tels que Pleine Mer, Plein Ciel, ne font-ils pas un effet analogue ? Ne sont-ils pas de grandioses délires que la logique guide et mène au port ? L’analogie est évidente, mais elle est de surface. Le contrôle raisonnable que le fou le moins atteint n’arrive que très difficilement à exercer parfois sur son imagination, le poète le plus exalté, le plus tourbillonnant, l’exerce sans même s’en douter. Sa raison veille et l’observé ; elle saura l’arrêter au moment voulu, l’incliner à la réflexion, le rappeler à la logique.

Il est certain que beaucoup d’artistes, de poètes ou même d’écrivains fort graves ne peuvent travailler utilement que dans un état particulier que les hypnotiseurs appellent état second et que le vulgaire appelle état d’inspiration. A un degré moindre, l’inspiration ne sera que de l’entrain, de la facilité. En de tels moments tout travail nous est non seulement aisé, mais agréable ; les premiers moments de l’ivresse légère procurent parfois des états pareils. Aussi l’excitation alcoolique est-elle assez fréquemment recherchée. Malheureusement, à l’excitation succède très vite la dépression, et au lieu de l’inspiration, ce qui vient, c’est un abrutissement déplus en plus rapide. Voltaire, on le sait, demandait au café l’inspiration, quand elle tardait à venir. Le café semble, d’ailleurs, avoir eu, au dix-huitième siècle, une puissance qu’il a depuis longtemps perdue. La race s’y est accoutumée. Une tasse de ce breuvage, « où Moka verse ses feux », suffisait à donner au vieux Ducis des idées galantes Le vin a facilité le travail de beaucoup de poètes. C’est l’ivresse du vin qui mettait en état d’inspiration Eschyle et Aristophane. Il a moins bien inspiré, convenons-en, nos poètes bachiques ; mais celui qui chante le vin, généralement, ne boit que de l’eau. M. Réja fait allusion dans son livre aux manœuvres par lesquelles beaucoup d’artistes ont préludé au travail de la composition, et il ajoute que ces prétendues manies doivent être considérées comme « tendant » créer une sorte d’état second, l’état d’inspiration », Il ne donne aucun détail sur ces manœuvres préliminaires, pourtant bien curieuses. Il y a d’abord ceux qui ne pouvaient écrire sans être habillés avec la plus grande élégance ; le type est Buffon. Milton, Alfieri s’entraînaient par un peu de musique. Avant d’écrire, Bourdaloue exécutait un air de violon. Le poète italien Casti ne pouvait composer ses vers qu’en manipulant des cartes, en faisant des patiences. Corneille méditait ses tragédies dans une obscurité complète, tandis que l’historien Mezeray ne travaillait qu’à la chandelle, même en plein jour. Le grave Cujas a rédigé ses dix gros volumes de jurisprudence, couché à plat ventre. Villiers de l’Isle-Adam travaillait volontiers ainsi ou dans son lit ; l’Eve future a été écrite à plat ventre dans une chambre d’hôtel. Hugues Rebell, un écrivain de grand talent, mort récemment, ne pouvait travailler chez lui ; il louait une chambre dans un hôtel et n’en sortait que son livre achevé. Les musiciens et les artistes n’ont pas eu de moins curieuses méthodes d’inspiration. Gluck faisait transporter son clavecin au milieu d’une prairie, buvait quelques bouteilles de Champagne et se mettait à composer. Cimarosa ne pouvait travailler qu’au milieu du bruit des conversations auxquelles il prenait même part lui-même, tout en suivant son rêve mélodique. Comme Buffon, Haydn cherchait l’inspiration dans une toilette raffinée ; il lui fallait, de plus, avoir au doigt une bague ornée d’un diamant ; alors il écrivait sa musique, sans jamais s’arrêter, pendant cinq ou six heures, et sans faire une rature. La liste de ces manies, dont nous comprenons maintenant la signification, pourrait s’allonger encore, mais je ne noterai plus que celle de Schiller qui avait, rangées dans le tiroir de sa table, des pommes pourries. Avant de travailler, il les sortait et les respirait avec volupté.

L’état d’inspiration est généralement obtenu par des moyens plus simples. Zola comptait sur l’habitude. Il se mettait au travail, comme on se met à table, à heure fixe. C’est la meilleure méthode, du moins la seule que l’on puisse imiter ou recommander. Parfois, l’inspiration est soudaine autant que capricieuse ; elle arrive à l’improviste ; c’est ainsi que cela se passait pour Mozart : une mélodie tout à coup chantait à son oreille. Chez d’autres, le moment du travail vient au commandement ; l’artiste compose, tel Théophile Gautier, quand il le veut et quand il le faut. Il souffre même d’être dérangé, reprend et achève sans difficulté la besogne interrompue. C’est le cas le plus rare. Généralement l’inspiré, pareil au somnambule, si on trouble son état second, si on le réveille, ne retrouve plus la suite de ses idées ou de son rêve. C’est cet état second, souvent obtenu si difficilement, que l’on a comparé, du moins pour le mécanisme, à l’état dans lequel vivent les fous, au délire si actif et parfois si curieux. Mais la grande différence entre les deux états est que l’un se déroule sans aucun contrôle et que l’autre est sous la surveillance occulte de la raison. Bien des écrivains, bien des artistes ont été accusés de folie par leurs contemporains, et cependant, dit M. Réja, quel poème immortel est sorti d’un asile d’aliénés ? La raison ne suffit pas à créer une œuvre d’art ; mais l’émotion artistique n’y suffit pas davantage. Il faut, pour la moindre, l’union indissoluble du frémissement vital et de la sérénité intellectuelle.

L’automatisme §

L’histoire est toujours pendante de ce coiffeur parisien disparu il y a cinq ou six semaines : on ne l’a pas encore retrouvé. Il n’y a plus maintenant qu’une hypothèse qui puisse laisser quelque espoir aux personnes que cela intéresse : c’est le cas où le disparu aurait subi une violente crise de la maladie « automatisme ambulatoire » et qui fut, je crois, étudiée pour la première fois par Charcot. Voici ce qui se passe : Un homme, bien portant en apparence, d’habitudes correctes, de sens rassis, honnête, sans passions vives, disparaît tout d’un coup. Il a pris sa canne, son chapeau, est sorti et n’est pas rentré ; ou bien, ce sera un employé envoyé en course et qu’on ne voit pas revenir. Ces fugues irrésistibles se terminent quelquefois bien et quelquefois mal. Dans le premier cas, on ne sait ce qui est arrivé ; dans le second, si la promenade automatique a abouti à la rivière, on se perd en conjectures sur un suicide que rien ne faisait prévoir. Un exemple va faire comprendre la marche de cette maladie singulière ; il est célèbre à la Salpêtrière ; Charcot l’a raconté. Il s’agit d’un garçon livreur qui, le 18 janvier i 88 t, fut tout à coup saisi d’une de ces énigmatiques crises. « Ce jour-là, a-t-il expliqué, je suis parti de bonne heure de la maison, ayant à faire de nombreuses courses. En dernier lieu, je suis monté chez un client, rue Mazagran, et j’ai reçu de l’argent. Il devait être sept heures du soir, lorsque je descendis dans la rue. À partir de ce moment, je ne me rappelle plus rien, absolument rien... Le vingt-six janvier, à deux heures de l’après-midi, je me trouvais sur un pont suspendu, au milieu d’une ville inconnue. Un régiment passait, musique en tête et drapeau déployé. Je ne savais pas où j’étais. Je n’osais me renseigner, craignant d’être pris pour un fou. J’ai demandé le chemin de la gare et là, j’ai vu que j’étais à Brest. » Ce qu’il y a peut-être encore de plus curieux dans cette aventure, c’est que cet homme, durant les jours de cette vie somnambulique, qui ne lui avait laissé aucun souvenir, avait évidemment vécu comme tout le monde. Sans avoir conscience de ses actes, il avait pris un billet de chemin de fer à la gare de Montparnasse, il avait dormi dans les hôtels, mangé dans les restaurants, peut-être acheté des vêtements, peut-être été au théâtre, peut-être fréquenté des femmes ! En effet, en huit jours, il avait dépensé deux cents francs sur les neuf cents qu’il avait encaissés le jour de sa fugue, et cette somme représentait, surtout pour un modeste garçon livreur, bien des dépenses de luxe. Ses habits étaient brossés, ses souliers cirés, il avait bien l’air d’un voyageur et non d’un vagabond. Fort honnête, dès qu’il eut repris conscience, il eut honte d’avoir dépensé de l’argent qui ne lui appartenait pas, et il demanda à être rapatrié, ce qui lui valut des démêlés avec la justice. Son patron, qui l’estimait, le réclama et le conserva à son service.

 

Cette histoire et les histoires pareilles ne sont pas seulement fort étranges, elles soulèvent, quand on y réfléchit, un des plus graves problèmes de la psychologie, celui de la conscience. On est amené à se demander, après avoir médité sur ces cas singuliers : « A quoi donc nous sert la conscience que nous avons de nos actes, si l’on peut accomplir inconsciemment tous les gestes de la vie  ? Si l’humanité se trouvait tout à coup privée de cette conscience, qui lui paraît indispensable à son activité, est-ce que, par hasard, la vie continuerait son mouvement quotidien ? Est-ce que nous marcherions dans la nuit avec autant de précision que nous marchons dans la lumière ? En ce cas, qu’est-ce que la conscience et à quoi sert-elle  ? » A rien, ou du moins à presque rien, répond M. Ribot et les psychologues de son école. C’est un flambeau, grâce auquel nous voyons ce qui se passe, mais si le flambeau était éteint, il se passerait exactement la même chose. La conscience a de l’influence sur nos actes, à peu près comme un cadran lumineux sur le mécanisme d’une horloge. Nous croyons généralement que la conscience fait partie de la série de nos actions. Nous croyons que la conscience que nous avons d’un acte est le point de départ de l’acte suivant. Nous croyons que, si nous n’avions pas conscience de l’acte que nous accomplissons, il nous serait impossible de passer à l’acte suivant. C’est une illusion. Des actes que nous accomplissons au cours d’une journée, quelques-uns seulement parviennent à notre conscience ; les autres sont ou purement automatiques ou quasi automatiques. Toilette, repas, promenade, travail même comportent quotidiennement une part d’automatisme d’autant plus grande qu’il s’agit d’actes plus semblables à eux-mêmes. S’il nous fallait, au cours de la journée, prendre exactement conscience de tous nos gestes, de tous nos mouvements, notre activité se trouverait singulièrement diminuée. Certains ouvriers arrivent à une extrême habileté de main précisément parce que les mêmes mouvements, à force d’être répétés, deviennent automatiques. Si le compositeur d’imprimerie devait prendre conscience de chaque geste de sa main qui lève la lettre, il lui faudrait une heure pour accomplir la besogne de quelques minutes. En écrivant, nous savons ce que nous écrivons, mais nous ne savons pas comment nous écrivons : automatisme. c ’est l’automatisme qui nous permet de faire plusieurs choses, à la fois, par exemple marcher, fumer, causer, surveiller un enfant, regarder le paysage, éviter les accidents du chemin, et tout cela dans la même seconde et pendant un temps assez long. Nous nous livrons constamment à un tas de petits actes ou que nous ne percevons pas, ou que nous ne percevons que quand ils sont accomplis. Beaucoup de personnes font tous les jours la même chose. Elles ont agi toute la journée ; elles n’ont pas gardé pendant un seul instant l’immobilité complète de tout le corps. Qu’elles essaient, le soir venu, de récapituler ces douze ou quinze heures d’activité : un très petit nombre de faits reviendra à la mémoire ; la plus grande partie, ayant été accomplie automatiquement, ne peut laisser aucun souvenir. Notre conscience, en somme, s’exerce rarement. Elle est si peu un lien nécessaire entre nos diverses actions que des séries entières d’actions, à vrai dire d’importance minime, échappent entièrement à son contrôle. Ces actions sont liées les unes aux autres par les liens d’une logique directe, et si la conscience intervenait, ce serait souvent pour y jeter du trouble. En voici un exemple. Tous les jours, au moment de sortir, je mets sur moi une montre, posée devant moi pendant que je travaille. Si, à ce moment, j’ai un autre objet à mettre dans ma poche, j’oublie la montre : un acte conscient, parce qu’il est rare, est venu s’intercaler entre les actes inconscients, parce qu’ils sont quotidiens, et la série est interrompue : ou plutôt dans la série coutumière, l’acte nouveau a pris la place de l’acte habituel, et l’acte habituel se trouve omis. Tous les soirs, à la même heure, je mets des lettres à la poste. Cet acte est devenu si automatique que je ne puis le vérifier qu’en constatant dans ma poche l’absence des lettres. Je pourrais citer un grand nombre d’autres petits faits analogues ; chacun en trouvera de pareils dans sa vie quotidienne. On les attribue souvent à la distraction ; mais si on analyse la distraction, on découvre de l’automatisme. L’automatisme est partout dans notre vie ; il en dévore une si grande partie qu’il nous en reste bien peu pour le domaine de la conscience. Alors, on peut se demander s’il est bien extraordinaire que ce domaine si étroit se trouve parfois entièrement envahi par l’automatisme. Le cas du garçon livreur nous épouvante, mais bien des hommes en sont moins éloignés qu’ils ne pensent. Des vies très uniformes, dénuées de tout incident, se déroulent à la limite de l’automatisme. La civilisation, en améliorant les conditions quotidiennes de l’existence, en assurant une sécurité très grande, développe les tendances de l’homme à un certain automatisme. Le collectivisme intégral, imaginé par des rêveurs, conduirait l’humanité à une vie déplus en plus automatique. Se laisser vivre, c’est glisser sur cette pente. Il ne faut pas se laisser vivre, il faut vivre et parfois désirer et parfois vouloir l’impossible. Il y a, comme disait Virgile, des gens qui seraient heureux, s’ils connaissaient leur bonheur. Mais ils ne le connaissent pas, ils ne peuvent le connaître : ils sont devenus des automates. Si la conscience n’est pas indispensable à la mécanique de la vie, il n’en est pas moins vrai que sans elle rien n’existerait. Si le monde existe en dehors de nous, nous n’en savons rien, mais nous savons qu’il existe en nous, en chacun de nous, plus ou moins pareil, plus ou moins divers. La conscience ôtée, tout s’abîme et c’est le néant.

La peine de mort §

On lit dans les journaux : « Le rapport de M. Crupp, tendant à la suppression de la peine de mort, a été approuvé par la commission de la réforme judiciaire. La peine de mort serait remplacée par l’internement perpétuel et les condamnés seraient astreints au travail pendant le jour et à l’encellulement pendant la nuit. »

Cela ne changera pas grand’chose à nos mœurs, puisque la peine de mort n’est presque plus jamais appliquée, et cependant cela a son intérêt philosophique. C’est une date à enregistrer comme celle de l’abolition de la torture. La loi cessera de donner le mauvais exemple aux assassins.

On pourra penser qu’un tel adoucissement de la loi a beaucoup plus d’importance pour les coquins que pour les honnêtes gens. La réforme sera accueillie avec plus de chaleur dans les cercles apaches que dans les cercles académiques. N’importe, il faut l’approuver. Ce n’est pas une question d’humanitarisme, c’est une question de propreté. Un hideux et sale appareil disparaît : cette machine peinte en rouge, pour que le sang n’y fasse point de taches, le panier de son, le fourgon, et ce champ des navets, sinistre cimetière des hommes sans tête !

Que l’homme, au cours des siècles, a été cruel pour l’homme coupable, c’est-à-dire en somme pour l’homme malade ! L’imagination des assassins est généralement faible. Presque tous les crimes se ressemblent. L’Anglais Quincey a écrit un livre bizarre : L’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts  ; dans cet art, l’originalité n’est pas commune. Mais les bourreaux ; quels créateurs dans la démence tortionnaire ! Ce sont eux, en vérité, dirait-on, qui inventèrent la chirurgie, mais une chirurgie bénévole, une chirurgie pour le plaisir. On prisait beaucoup, jadis, chez un bourreau l’art de charcuter longtemps un condamné sans le faire mourir ; il devait aussi connaître certaines pratiques propres à raviver le malheureux, s’il venait à perdre connaissance. Mme de Sévigné disait qu’une séance de torture cela faisait passer une heure ou deux. Charmante sensibilité féminine ! Mais que l’on songe à ce que cela devait être qu’une séance de torture pendant une ou deux heures ! Tallemant des Réaux raconte que le bourreau d’Angers, sous Louis XIII, donna sa démission parce que dans ce pays-là on n’appréciait pas les « œuvres délicates », c’est-à-dire les délicieux raffinements qui faisaient panteler la chair endolorie pendant une heure ou deux. A l’écartèlement de Damiens, une tendre spectatrice s’écria : « Ces pauvres chevaux, comme ils ont du mal ! »

Evidemment, et depuis seulement un siècle, nos mœurs, au moins nos mœurs judiciaires, se sont adoucies. Mais n’en faisons pas trop honneur à notre raison. Il ne s’agit pas de raison, il s’agit de sensibilité. La faculté de souffrir, comme celle de jouir du reste, est inégalement répartie entre les hommes. Il ne semble pas que cela tienne à une disposition particulière du système nerveux : le fait est plutôt imputable à l’imagination. Un homme est d’autant plus sensible que son imagination est plus vive. L’aptitude à la souffrance n’est autre chose que l’aptitude à se représenter la souffrance. On peut recevoir ou se faire soi-même une assez sérieuse blessure sans la ressentir sur le moment ; la souffrance ne vient qu’au moment où l’on voit son sang, peut-être parce que l’idée de sang et l’idée de souffrance sont intimement liées dans notre esprit. Mais cette même blessure, cette même entaille à notre doigt, si c’est un chirurgien qui s’apprête à nous la faire avec son bistouri, nous en souffrons d’avance et, si nous n’avions pas honte, nous en crierions d’avance : effet d’imagination.

La sensibilité est donc, pour une grande part, sous la dépendance de l’imagination. Or, ce qui est vrai aussi pour les individus est vrai aussi pour les peuples et aussi pour les foules. Les peuples sans imagination sont très peu sensibles, et, en conséquence, ils sont très cruels. Tels sont les Chinois, race positive ; ils ont poussé si loin l’art des supplices que nous avons peine à en croire les voyageurs. C’est que la même torture, qui affolerait un Européen, laisse un Chinois presque insensible. Il sent la douleur comme la sent un animal. L’imagination fait que, nous autres, nous la sentons mille fois contre lui une seule.

Depuis cent ans, l’imagination française s’est très développée. Les événements de la Révolution » les guerres de l’Empire, les découvertes scientifiques et géographiques, le contact des littératures et des mœurs étrangères, tout cela a multiplié presque à l’infini notre faculté d’imaginer ; et cette faculté d’imaginer a réagi très fortement sur notre sensibilité. Nos rêves de bonheur sont très intenses et très intense notre crainte de la souffrance.

La peine de mort ne nous apparaît plus comme un fait brutal, net, comme un fait abstrait, pour ainsi dire. Si cette idée nous vient, nous en suivons toutes les phases, nous voyons le réveil du condamné, la toilette, la marche vers le couteau, l’homme coupé en deux, le jet de sang, la chute de la tête : et ce spectacle, nous sommes décidément trop sensibles pour le supporter sans faiblir. L’imagination est intervenue comme un verre grossissant entre la réalité et notre sensibilité normale.

Certains philosophes, ou qui se croient tels, ne se privent pas de dire que cette sensibilité est devenue de la sensiblerie. Cela serait fâcheux, mais je ne le crois pas. Le projet de M. Cruppi, en tout cas, ne témoigne d’aucune sensiblerie. On pourra même trouver qu’il remplace la peine de mort par une peine presque pire que lu mort. La vie sans espérance n’est-elle pas, en effet, pire que la mort ? Si on laisse la vie à un coupable, il faudrait peut-être lui laisser aussi l’espérance. Est-il juste de rétablir l’enfer, un enfer terrestre, même pour les assassins ? Je ne suis pas, non plus, suspect de sensiblerie, aussi me sera-t-il permis, peut-être, de trouver que l’encellulement perpétuel est un châtiment excessif. Châtiment ! Mais c’est de la morale théologique, cela. Au dix-huitième siècle, un Italien, Beccaria, écrivit un livre d’où devait sortir notre Code pénal, avec ses peines exactement graduées selon la gravité des délits. Au dix-neuvième siècle, un autre Italien, M. Ferri, a écrit un livre où il démontre que le droit de punir n’a aucun fondement logique. Ce prétendu droit n’est qu’une prétention d’origine religieuse. Selon la plupart des religions, Dieu ou les dieux ont établi des règles morales, et quand les hommes violent ces règles, ils sont châtiés. Mais on observa que les dieux sont distraits, que le ciel omet très souvent de punir les crimes, et, avec assez de sagesse, les hommes décidèrent de remplir eux-mêmes l’office de punisseurs. Les vieilles lois pénales frappent toujours au nom de Dieu ou au nom des dieux. Je lisais hier dans une revue catholique : « Bien et mal, qu’est-ce que cela peut bien être, s’il n’y a pas de législateur suprême pour nous en dire la différence et donner à la loi le soutien de ses sanctions redoutables ? » Répondons à cet écrivain pieux et inquiet qu’il a parfaitement raison. Dieu écarté, le bien et le mal ne sont plus rien ; il ne reste que le bon et le mauvais, l’utile ou le nuisible, le sain ou le malade. Or, si le mal, selon la conception théologique, appelle le châtiment, est-ce qu’il en est de même du mauvais, du nuisible, du malade ? Nullement. Le mauvais, on tâche de l’améliorer ; le nuisible, on essaie de le rendre neutre ; le malade enfin, on doit se proposer de le guérir.

Donc, plus d’idées de punition. Soyons un peu raisonnables, enfin. Agissons avec les criminels comme avec des aliénés, selon le cas, ou comme avec des typhiques. Si le malade est un aliéné dangereux, nous le mettrons dans la situation de ne pas nuire à la société ; s’il n’est que malade, nous nous essaierons de le guérir. Mais ces idées-là sont peut-être un peu trop avancées pour notre état social, encore si imprégné des vieilles idées religieuses. J’avoue même qu’il ne faut les présenter qu’avec prudence. Offrons-les à l’avenir, du moins, si elles sont trop rudes pour le présent, et disons qu’un moment viendra où les magistrats seront non pas des jurisconsultes chargés d’appliquer un code, mais des savants, des cliniciens qui étudieront un criminel, comme un médecin étudie un tuberculeux. Ne sait-on pas déjà que les cerveaux des criminels sont presque toujours des cerveaux physiquement malades ? Ne sait-on pas aussi que la plupart des assassins sont presque inintelligents, doués des seuls instincts de la bête fauve ? A quoi bon les punir : il faut les soigner ou les dompter. Pour cette tâche, il me semble que les travaux forcés, tels qu’ils existent actuellement, sont bien suffisants. Au bout, ou plutôt à mi-chemin de leur perpétuité, il reste une lueur d’espérance. Un malade voudrait-il se soigner, s’il savait que tous les remèdes qu’on lui ordonne sont inutiles ? Il faut peut-être laisser aux pires criminels, ces plus tristes des malades, l’espoir au moins vague d’une guérison ou d’une amélioration lointaine de leur sort ?

Dans le cas contraire, il serait préférable de les tuer immédiatement.

Le totémisme §

Le mot totem est dérivé de la langue des Indiens Chippeway où otem est la forme possessive de ote, famille, tribu : Kit otem, ta famille. Il caractérise une superstition très ancienne, aujourd’hui restreinte aux peuples sauvages, mais qui fut répandue dans le monde entier et dont l’influence a été considérable sur toutes les civilisations. Un totem est une classe d’animaux ou de plantes à laquelle un clan, une famille se regarde comme liée par un ancêtre commun. Ainsi le clan Tortue des Iroquois descend d’une tortue, qui jadis se transforma en homme ; il en est de même des clans de l’Ours, du Loup, de la Carpe, de la Grue, du Buffle, de l’Ecrevisse, du Figuier, que cela se passe en Amérique ou en Océanie, en Asie ou en Afrique. Partout l’homme respecte son totem, s’abstient de le tuer, de lui faire du mal, et il attend de lui, en échange, une protection particulière.

M. Frazer étudie surtout le totémisme vivant, toujours pratiqué par la plupart des sauvages, et il ne fait que de rares allusions au totémisme des anciens peuples de l’Europe, Egyptiens, Latins, Grecs. Mais maintenant que, grâce à son excellente étude38 on est bien fixé sur les caractères particuliers de cette croyance, il sera utile d’en rechercher les traces dans les religions classiques. On pourra ainsi considérer les mythologies sous une lumière nouvelle et rejeter définitivement les trop ingénieuses explications symbolistes. Le totémisme fera comprendre les cultes égyptiens, les métamorphoses des dieux grecs, les lois de Pythagore et celles de Moïse. Le totémisme de la Bible est déjà bien corrompu et semble appartenir à une période où l’origine de l’interdiction de manger certains animaux, jadis totems, n’était plus connue. La fable du fruit défendu semble bien totémiste : le clan sémite qui avait gardé cette légende s’était sans doute cru, à un certain moment, une origine végétale ; de même un des clans Oraon, en Australie, descend d’un Figuier. Il faut peut-être voir aussi une superstition totémiste dans le serpent d’airain.

Les membres d’un clan Bœuf, chez les Batokas, en Afrique, s’arrachent certaines dents pour faire ressembler leur dentition à celle du bœuf. La circoncision est sans doute une pratique du même genre ; ainsi que la grande circoncision par scalpe du pubis pratiquée en Arabie, avant Mahomet. La forme bizarre des coiffures sauvages s’explique par une préoccupation analogue, se faire une ressemblance avec un buffle, un oiseau. Les anneaux de nez et d’oreilles, les bâtonnets et les rondelles dans les lèvres, le tatouage sont des pratiques totémistes. Beaucoup de sauvages se font tatouer sur la poitrine l’image de leur totem ; d’autres se lacèrent de raies et défigurés qui simulent l’aspect de la tortue, du perroquet, du poisson dont ils portent le nom. Le bouclier des Indiens représente leur totem, ce qui fait songer à l’écu des chevaliers ; le totem — et alors il s’agit d’un totem particulier, individuel — forme le sceau et la signature d’un Indien : ainsi ont-ils signé jadis des traités avec les Européens.

Des Latins avaient pour totem le Loup ; des Israélites, le Bouc ; d’autres, le Cochon ; un clan cette, le Coq, et un autre, l’Alouette ; les Athéniens, la Chouette ; les Arcadiens, l’Ours. Un autre totem des Grecs était le Homard. Jamais les Grecs ne péchaient de homards et quand on en prenait un par hasard, on le remettait à l’eau. Il y avait en Italie un clan Mouton : les fiancés s’asseyaient pour se marier sur une peau de mouton, on couvrait d’une peau de mouton les nouveau-nés et les morts : aux trois grands actes de la vie on devait ainsi manifester, par ces simulacres, sa fraternité avec le totem. En Egypte, où le mouton était un totem, seuls le mangeaient les habitants de la Ville du Loup (Lycopolis).

Les tribus totémiques disent toujours que leur totem ancestral est né de la terre, sorti de terre ; c’était aussi une croyance juive. Elles pratiquent assez souvent, en contradiction avec la coutume ordinaire, le meurtre rituel de l’animal totem. Dans ce cas, le totem immolé revit dans un autre monde, d’où il protège ses enfants. Ainsi les Zunis sacrifient une tortue ; ainsi les Egyptiens sacrifiaient un taureau et les Juifs, un bouc. Cette pratique semble l’origine de la croyance au dieu qui se sacrifie volontairement pour son peuple, mais, étant dieu ne meurt que d’une mort corporel et momentanée. On a cru voir aussi dans ce rite l’idée de la permanence de la race opposée à la caducité de l’individu.

Le totémisme, même quand il a disparu comme croyance religieuse, survit souvent dans les faits sociaux. Ainsi les mariages sont prohibés entre personnes du même totem39 ; et comme ces personnes sont nécessairement parentes, le totem étant héréditaire, la prohibition des mariages consanguins a survécu au totem qui en était la cause. L’homme et la femme ont toujours un totem différent40 et les enfants sont répartis, d’après des procédés particuliers, entre les deux totems des parents. On trouve le matriarcat, quand la totalité des enfants était attribuée à la mère ; de là aussi la couvade, l’homme étant amené à simuler l’enfantement pour avoir droit sur ses enfants, participer à l’autorité qui appartenait jadis seulement à la mère. Ainsi comprise, cette pratique absurde prend un sens raisonnable.

On voit donc combien sera féconde l’étude du totémisme ; déjà M. Andrew Lang en a tiré parti dans Myth, Ritual and Religion. Le livre de M. Frazer, contemporain de celui de M. Lang, est un guide excellent, pour ceux qui pensent que l’origine des coutumes doit être cherchée dans les coutumes elles-mêmes, et que l’on retrouve cette origine en retrouvant la raison d’utilité qui les a déterminées. Les femmes qui se mettent des plumes sur la tête ont perdu le sens de cet usage, qui fut, à un certain moment, très clair pour leurs ancêtres, mâles et femelles : c’est que, comme le dit M. Jules de Gaultier, la mimique du geste survit à la raison du geste ; nous sommes coutumiers ainsi d’une quantité d’actes qui n’ont plus d’autre utilité que de rappeler à quelques philosophes que la civilisation est un état de l’humanité où le plus grand nombre possible de gestes sont des gestes inutiles.

La paternité surnaturelle §

Si singulier que cela puisse paraître, les indigènes australiens ne sont pas encore arrivés à découvrir le rapport qu’il peut bien y avoir entre l’union conjugale et la naissance des enfants. Pour eux, si les enfants ont une mère visible et certaine, le père est invisible et immatériel : c’est un des petits dieux ancestraux, un des innombrables esprits qui peuplent l’air, la terre et l’eau. Ils se tiennent le plus souvent dans le vent, dans la poussière, dans les buissons, dans certains cailloux, et de là, quand ils voient passer une femme qui leur plaît, ils pénètrent en elle. C’est un ethnographe des plus distingués et très familier avec les superstitions australiennes, M. A. van Gennep, qui nous raconte cela. Alors, il faut bien le croire. La première fois que M. van Gennep me mit au courant de ces croyances, je fus très surpris ; mais, à la réflexion, ma surprise a diminué, car nous autres, bons Européens, nous n’en sommes pas très loin et nous vivons dans une religion qui, sur ce point, est australienne au possible. Dans la Bible comme dans la brousse de Queensland, spiritus Dei fiat ubi vult, l’esprit de Dieu souffle où il veut ; ici et là, l’opération du Saint-Esprit n’est pas une expression vaine. N’allons donc pas rire de nos frères australiens : ils ne sont pas beaucoup plus bêtes que nous.

Il n’est pas de superstition qui n’ait son côté comique. Ainsi, dans la tribu des Arunta, les esprits ont un goût particulier pour les belles femmes un peu dodues. Aussi, celles qui se jugent désirables et qui ne veulent pas concevoir, prennent-elles, quand elles sortent, les plus grandes précautions, jusqu’à se déguiser en vieilles femmes boiteuses ou contrefaites. L’une d’elles raconta au voyageur Spencer que, buvant à une source sacrée, et par conséquent pleine d’esprits, elle entendit une voix d’enfant qui criait : mia, mia (maman). Aussitôt, elle s’enfuit en courant, car elle ne voulait pas être mère. Mais l’esprit, auquel elle plaisait, la poursuivit et pénétra en elle. La poussière est également très dangereuse, parce que les esprits y pullulent, surtout lorsqu’elle s’élève en tourbillons. On n’est pas bien fixé sur la forme de ces enfants-esprits. Quelques tribus pensent qu’ils sont infiniment petits, de la grosseur d’un grain de sable, et, voyez comme tout cela est chastement enfantin, ils pénètrent dans la femme par le nombril.

Comme nous, du moins comme les chrétiens et les philosophes spiritualistes, les Australiens de la rivière Tully croient qu’il y a entre l’homme et les animaux des différences essentielles, et ils le prouvent en démontrant que, tandis que chez les animaux l’union des sexes aboutit à la procréation, il n’en est jamais de même chez l’homme. Ils sont fiers de la supériorité de l’homme sur le reste de la nature ; ils se flattent d’échapper aux lois vulgaires, où se plie l’animalité et ils espèrent qu’il, en sera toujours ainsi, grâce. A leurs magiciens vénérés, c’est-à-dire leurs prêtres. Les indigènes du cap Grafton donnent un exemple de ces magnifiques „ privilèges humains en disant que, chez eux, seules deviennent enceintes les femmes qui ont vu en rêve un pigeon leur apporter un petit enfant. Le pigeon, heureux oiseau ! joue décidément un grand rôle dans toutes ces histoires.

Il est très probable que cette croyance à l’origine surnaturelle des enfants a été répandue dans tout l’ancien monde à une certaine époque ; on pensait en Europe et en Asie comme on pense aujourd’hui en Australie. Au premier abord, on ne voit là que de l’ignorance, de l’irréflexion, mais si l’on veut bien prendre garde à ceci, que les Australiens admettent parfaitement pour les animaux le mécanisme naturel, on sera bien forcé de chercher à cette idée singulière une autre origine. C’est une idée religieuse. Elle semble née du besoin qu’ont éprouvé les hommes de se différencier, par tous les moyens possibles, du reste des animaux. Ce qu’il y a de plus beau dans l’homme, c’est son animalité. Sa noblesse, c’est d’être une parcelle de la nature, soumise comme les autres aux lois générales de la vie. Mais cette vue, qui est la mienne, je ne pense pas qu’elle soit généralement admise ; les hommes, pour s’y plaire, sont encore trop imprégnés de religiosité. Les mystères naturels ne leur suffisent pas, quand il s’agit d’eux-mêmes ; il leur en faut de particuliers, et qui les concernent personnellement. S’agit-il de la création du monde, l’homme aura été créé à part, avant ou après les autres animaux. J’ai exposé plus haut les théories nouvelles qui donnent à l’espèce humaine une très haute ancienneté, une antériorité certaine sur presque tous les grands mammifères, les simiens exceptés ; et j’ajoutais que ces théories, quand elles arriveraient à l’état de vérités scientifiques, déconcerteraient beaucoup les partisans de la Bible. Je me trompais. Les plus hardis d’entre eux, ou les plus malins, ont pris les devants, et ils souhaitent maintenant que l’homme soit très ancien, afin de pouvoir dire qu’il a été créé hors série et, ce sont leurs expressions, soustrait ainsi aux lois de l’évolution. Ils joueront de cette théorie, comme ils ont joué des idées darwinistes qui faisaient de l’homme un aboutissement et leur mauvaise foi s’exercera sur le thème nouveau comme elle s’exerçait sur l’ancien. Ils feindront de croire que Quinton met l’homme hors de l’évolution alors qu’il s’y replonge au contraire plus profondément que jamais, alors qu’il nous donnera pour ancêtres les animaux qui nous répugnent le plus, les sauriens ou les batraciens. Mais rien n’arrête l’esprit religieux. Il n’a qu’un but, séparer l’homme de la nature et, comme cela flatte beaucoup la vanité humaine, il a réussi, depuis le commencement du monde, à garder de fort belles positions.

Il fut un temps où l’esprit religieux, c’était tout le monde. C’est de ce temps-là que datent les idées singulières que l’homme a toujours aimé à se faire d’abord sur ses origines premières, ensuite sur ses origines secondes. Après s’être donné des dieux, des esprits, pour ancêtres primordiaux, il a trouvé plus noble d’attribuer à ces esprits immortels la naissance particulière de chaque enfant. L’union conjugale, dont on ne pouvait cependant pas méconnaître absolument l’efficacité, ne fut considérée que comme un adjuvant à l’intervention des dieux, un acte d’une certaine utilité, mais nullement indispensable. C’est encore aujourd’hui l’opinion de ces couples stériles qui font des neuvaines et des pèlerinages pour obtenir un enfant. Les protestants, qui ont centralisé la superstition, s’adressent dans ce cas directement à Jésus, l’invitant à remplir l’office que les catholiques attribuent à quelque joyeux saint Guignolet. Ni les uns ni les autres ne-doutent que le véritable procréateur de tout enfant, ce ne soit Dieu lui-même. Nous côtoyons les Australiens d’assez près ; mais, après quarante siècles de culture intellectuelle, nous sommes beaucoup moins excusables. Les missionnaires anglicans qui évangélisent les Australiens croient leur révéler un grand mystère, en leur apprenant qu’une vierge, par l’opération de l’Esprit-Saint, enfant a un homme-dieu. Mais les Australiens ne manifestent aucun étonnement : ils sont tous des homme-dieu, ils ont tous pour père des esprits. Les plus extraordinaires dogmes de notre métaphysique religieuse sont, chez les non civilisés, des faits constants, scientifiques, incessamment reproduits. Dans cet ordre d’idées, ils en savent beaucoup plus long que nous et aucun Européen n’a encore pu trouver rien qui les étonne. Je crois que c’est Bonald qui a dit que le vrai naturel, c’est le surnaturel. C’est l’exact état d’esprit d’un Indien ou d’un Australien. Les croyances que certains nous représentent encore comme le plus bel effort de l’esprit humain sont vulgaires chez des peuplades qui ne savent pas compter au-delà de dix. Les mystères qui font encore chez nous la consolation d’une multitude de pauvres êtres simplistes et de beaucoup d’esprits distingués sont maniés avec aisance, depuis des milliers d’années, par des magiciens qui ont le pouvoir de rendre une femme enceinte en prononçant en sa présence quelques paroles rituelles, à peu près comme dans le mythe chrétien de l’Annonciation, mais avec moins de cérémonie.

Le mot de Bonald veut dire que le surnaturel est le domaine propre de l’homme et le naturel le domaine du reste du monde. Ainsi ont toujours pensé les peuples primitifs. Dans un état de civilisation beaucoup plus avancé, chez les Gréco-Romains, par exemple, il y eut parfois renversement de ces attributions. Au temps de Pline, on admet le naturel pour les phénomènes humains et le surnaturel est réservé aux animaux. Les lions ont pour mères tantôt des lionnes et tantôt des panthères, l’hyène est alternativement mâle et femelle ; sur les bords du Tage, les cavales sont fécondées par le vent ; ces produits sont doués d’une vitesse surprenante ; dans plusieurs espèces de poissons, il n’y a que des femelles ; les moules naissent d’elles-mêmes dans le sable humide ; les anchois sont formés de l’écume de la mer et les huîtres sont d’abord de la vase durcie ; les anguilles se frottant contre les rochers, leurs minuscules écailles tombent et s’animent ; pour féconder les œufs de la sèche, le mâle souffle dessus ; la rosée du printemps, la pluie, le bois pourri, la chair morte, la poussière produisent la plupart des petits insectes. Pline, quoique très bien renseigné sur beaucoup de points, est donc très loin d’avoir l’idée de la continuité des lois naturelles ; il représente un état de la connaissance où le mécanisme de la vie a des rouages multiples et incohérents. Harvey, qui découvrit la circulation du sang, a eu beau dire, en 165o : tout animal naît d’un œuf, il fallut encore deux cents ans et Pasteur pour faire admettre cette proposition rationnelle que l’expérience a certifiée.

Chassé des faits quotidiens, le surnaturel s’est réfugié dans les faits rares, très anciens, invérifiables. Même là, il n’est pas sans danger. Quand on reste Australien par sa métaphysique religieuse, on est bien près de l’être aussi dans ses croyances pratiques : et, tout de même, c’est un peu honteux.

Télépathie et pressentiments §

A peine sommes-nous libérés (et pas tous, hélas !) de la créance aux miracles anciens, que voici des théories sur le Miracle moderne. C’est le titre d’un gros volume où M. Jules Bois étudie toutes sortes de phénomènes où il voit de grands mystères, la télépathie, les fantômes des vivants, les maisons hantées, les hallucinations, les guérisons par la foi, et le reste. Son travail est critique, disons-le, autant qu’il est possible en ces matières. Il n’admet pas tout, et il assigne aux phénomènes qu’il réserve des causes purement humaines. Les tables tournent, mais ce ne sont pas les esprits qui les font tourner, c’est une force mystérieuse qui se trouve dans l’homme lui-même, une force, dit-il, « métapsychique ». Comme je ne pense pas que ce soit une force « métapsychique » qui fasse vibrer à trois mille kilomètres de distance les récepteurs de la télégraphie sans fil, je n’insiste pas sur cette toute charmante « métapsychique ». Je me borne à exprimer, en souriant et tout bas, mon étonnement de ce que l’on ne s’est pas encore aperçu que le corps humain est une excellente machine électrique. S’il était prouvé que cette machine pût transmettre à distance, à une autre machine humaine qui les enregistre, ses pensées, qui sont des mouvements vibratoires, je ne verrais là rien de merveilleux ; ou, si l’on veut, je n’y verrais que du merveilleux scientifique, logique et naturel ; j’y verrais tout bonnement de la physique.

Il y a un instrument admirable que l’on peut voir fonctionner à Paris, et d’ailleurs aussi, je pense, dans toutes les agences des grandes banques. Aucun n’est plus propre à donner une idée de ce qu’est ou de ce que pourrait être la télépathie, ou communication des pensées à distance. Cet instrument, c’est une pointe de métal montée sur une tige articulée, et qui écrit des mots et des chiffres. Une bande de papier se déroule, et la pointe monte et descend, agissant avec autant de dextérité que ma plume qui écrit ces lignes, cependant que je pense à ma pensée, et non à ma plume. La volonté qui fait marcher cette pointe de métal est là-bas, à trois kilomètres de là, comme la volonté qui fait marcher ma plume est dans ma tête, à une petite distance. Le courant qui actionne la pointe et le courant qui actionne la plume suivent tous les deux des fils, ici un fil nerveux et là un fil de cuivre. Mais il n’est pas douteux que, dans de bonnes conditions d’isolement, le fil de cuivre pourrait être supprimé : la vibration continue qui anime la pointe lui serait alors transmise à travers l’espace libre, comme dans la télégraphie sans fil. Est-il admissible que, dans des conditions particulières, le fil nerveux puisse être également supprimé ? Je crois que c’est admissible, car, en supposant cela, nous restons dans la physique, nous nous bornons à donner une extension analogique, raisonnable en théorie, aux expériences de Branly et Marconi. Si donc on nous dit qu’un crayon monté sur un pivot bien articulé a écrit tout seul sous l’impulsion d’une pensée volontaire, nous ne devons pas rejeter sans examen la possibilité d’un tel fait. Dans l’un et l’autre cas, ce serait de la physique.

A vrai dire, aucun fait ou d’action volontaire à distance, ou de transmission volontaire de pensée à distance, n’a encore été constaté. Les cas avérés (ou presque) que l’on pourrait faire rentrer dans cette double catégorie de phénomènes ont toujours été des cas fortuits. Personne, aujourd’hui, ne peut transmettre à volonté ses pensées de Paris à Toulouse, mais il est possible que, par hasard, selon des conditions encore indéterminées, un pareil fait se produise. C’est possible, et ce n’est que possible : je n’y crois donc pas, étant bien décidé à n’admettre jamais que l’évidence, et pour expliquer la télépathie, les pressentiments, je préfère avoir recours à une autre méthode. Elle n’a rien de mystérieux ; elle est d’un emploi courant, non seulement en sociologie, mais en psychologie : c’est la méthode statistique. Je n’ai pas, en effet, le bel aplomb de M. Ch. Richet, qui écrit sans rire (cet homme, certainement, ne rit jamais) : « L’action d’un esprit sur un autre, à distance, sans intermédiaire de l’ouïe, d’aucun de nos cinq sens, est un fait scientifique aussi certain que l’existence de l’électricité, de l’oxygène ou de Sirius. » Et dire que M. Richet est un savant ou un homme, du moins, pourvu de tous les diplômes, qui tient emploi de savant ! Moi, qui ne suis pas un savant, je respecte trop la science pour la déconsidérer par des propos légers. Non, la télépathie n’est pas un « fait scientifique » ; c’est seulement un fait que, s’il était avéré, on pourrait expliquer scientifiquement sans beaucoup d’embarras.

Le fait télépathique que les occultistes rapportent le plus souvent avec des variantes qui ne varient guère est celui-ci : un ami est en Europe et son ami est en Afrique : un jour l’ami qui est en Afrique apparaît à celui qui est resté en Europe ; plus tard on vérifie l’heure que l’on a notée et l’on trouve qu’au moment même de l’apparition l’ami lointain mourait. Il s’agit toujours d’amis très chers, d’amants même qui pensent perpétuellement l’un à l’autre ; jamais l’apparition ne sera celle d’un indifférent, à moins que cet indifférent ne soit un personnage célèbre et dont tout le monde parle : « Au moment même où le maréchal de Moltke se mourait dans sa chambre, les sentinelles, qui n’en savaient rien, furent très étonnées de le voir accoudé sur le pont au-dessus du fleuve. » Ainsi parle M. Jules Bois : mais il faut, de toute évidence, ôter le qui n’en savaient rien et mettre à la place, qui avaient été très frappés de cette mort prochaine que l’on annonçait, et tout s’explique aussitôt. En effet, si l’hallucination complète est rare, la demi-hallucination est fréquente : pensez violemment à une personne, et vous la rencontrerez parmi la foule vingt fois dans votre après-midi. J’ai été témoin de deux faits d’hallucination. Chaque fois c’était, à la campagne, un curé mort récemment, et que les paysans croyaient revoir dans son église, à la tombée de la nuit. Presque tous les faits d’hallucination télépathique sont truqués, souvent en parfaite bonne foi, comme celui que je viens de rapporter : en effet, ceux qui collationnent ces faits sont hantés par l’idée qu’ils pourront ainsi prouver l’existence de l’âme, et tout ce qui s’en suit. Quand on n’a point de préoccupations métaphysiques, on ne s’occupe de ces questions qu’en passant et dans un esprit sévèrement critique. Les faits télépathiques vérifiés par la Société de recherches psychiques ont la valeur des miracles contrôlés par les médecins attachés à la grotte de Lourdes. Passons aux pressentiments et à la méthode statistique.

Le pressentiment est le fait télépathique le plus simple, le plus modéré et, en même temps, le plus commun et le seul facile à vérifier. L’appareil est moins imposant. Ce n’est plus une vision qui nous annonce une nouvelle lointaine, généralement mauvaise. C’est une simple pensée ou un rêve. L’objet du pressentiment est toujours un fait qui nous préoccupe beaucoup et à propos duquel nous faisons toutes sortes de suppositions, souvent contradictoires. Il y a longtemps qu’un ami n’est venu nous voir, et nous avons, depuis quelques jours, pensé vingt fois à cette absence insolite. Nous y pensons encore, au moment même qu’il va frapper à notre porte : pressentiment. Mais si cet ami ne venait pas, en aurions-nous moins pensé à lui ? Nous notons les pressentiments qui se réalisent : nous oublions ceux qui ne se réalisent pas ; or, il n’y a pas de milieu : un pressentiment se réalise, oui ou non. Si nous comptions les oui et les non, nous verrions, au bout d’un certain temps, que chaque fois que nous avons pressenti un fait très probable, il s’est réalisé à peu près autant de fois qu’il ne s’est pas réalisé. Cependant si le fait pressenti est un fait très agréable ou très désagréable, un fait dont la réalisation nous causerait une émotion vive, nous verrions que c’est la non-réalisation qui est la règle, parce que notre désir ou notre peur ont fortement troublé nos facultés. Celui qui attend un créancier, tout comme celui qui attend sa maîtresse, croit toujours qu’on monte l’escalier ou que la sonnette a tinté. Le pressentiment, quoi de plus normal ? Un homme est en voyage, ayant laissé un enfant malade, ne pensera-t-il pas à cet enfant cent fois le jour, n’en rêvera-t-il pas ? Il le rêvera plus mal, il le rêvera mieux, il le rêvera guéri, il le rêvera mort, et quelle que soit la nouvelle enfin reçue, elle sera conforme à l’un de ses pressentiments. Le pressentiment n’est pas seulement normal, il est inévitable. Il tient à notre constitution même où la sensibilité et l’imagination dominent si facilement, dès qu’il y a le moindre trouble dans notre vie. Je ne puis pas plus m’empêcher d’avoir des pressentiments que d’avoir des désirs ou de faire des projets, mais je puis réduire tout cela à sa juste valeur, je puis, et c’est ce que je fais avec succès, n’y attacher aucune importance.

L’illusion du joueur §

Le joueur est toujours tenté de s’attribuer une valeur supérieure à sa valeur réelle. Tel est le théorème que pose, en une curieuse étude, moitié psychologique, moitié algébrique, un ingénieur algérien, M. V. Cornetz. Son désir de gagner, le souvenir de ses succès passés, sa confiance en lui même font que le joueur, à un moment donné, se croit nécessairement plus fort qu’il ne l’est véritablement. Donc, s’il gagne, il n’est pas surpris ; mais s’il perd, il se dira : « J’aurais pu faire mieux, je n’ai pas donné toute ma valeur, toute mon attention. » Pour que cette opinion fût juste, il faudrait que le joueur se fît de sa force une idée basée non seulement sur la moyenne de ses victoires antérieures, mais aussi sur ses défaites. Or, l’amour-propre empêche que les mauvaises parties se représentent assez fidèlement à l’esprit pour contrebalancer le souvenir des parties heureuses. Il arrive donc que le joueur se surestime constamment, et avec une parfaite bonne foi. Il n’est jamais tenté, quel que soit son caractère, de s’attribuer une valeur moindre que sa valeur réelle. La modestie de certains joueurs est toute de surface et leur défiance d’eux-mêmes, qu’ils proclament, se transforme bientôt, la partie commencée, en une confiance excessive. Un joueur est un homme qui se compare à tout moment à d’autres hommes. Il se juge, non pas avec l’indépendance d’un solitaire, mais sous la pression d’une vanité toujours surexcitée par la présence de vanités rivales. Dès que deux de ces vanités sont aux prises, chacune court après la victoire, nécessairement, et elle commence par s’attribuer, sans aucun souci de la réalité, la force capable de vaincre. Accepter le combat, n’est-ce point, par cela même, se croire le plus fort ?

M. V. Cornetz s’occupe surtout du joueur d’échecs, mais ses observations, comme il le dit lui-même dans sa préface, sont valables pour tous les jeux qui ne sont point de purs jeux de hasard, et même pour les luttes, les assauts d’escrime et on pourrait ajouter, pour les batailles militaires, et les plus sérieuses. Livrer une bataille, c’est jouer une partie. Cette psychologie du joueur est aussi celle du général. Que de batailles ont été perdues, parce que le général s’attribuait une valeur supérieure à sa valeur réelle ! Que de gouvernements même sont tombés pour s’être abandonnés aux illusions de leur amour-propre ! Napoléon III partant allègrement pour la frontière, n’est-ce point par excellence le type du joueur qui se surestime ? Il n’est point de bataille désintéressée ; la partie de cartes la plus anodine excite chez les adversaires un désir certain de victoire. Ceux-là même qui se vantent d’un détachement parfait sont souvent les plus âpres au gain, la partie une fois engagée ; ils s’entêtent et, battus, espèrent toujours un moment favorable. Les joueurs qui croient pratiquer le jeu pour le seul intérêt de ses combinaisons, de ses émotions, sont donc, leur bonne foi admise, victimes d’une illusion : ils se jugent autres qu’ils ne sont. C’est une attitude assez commune dans la vie. Nous nous croyons tous plus ou moins autres que nous ne sommes, si bien qu’un philosophe ingénieux, M. Jules de Gaultier, a créé, pour qualifier ce penchant universel, une expression particulière. Il appelle cela le bovarysme, en allusion à l’héroïne du roman de Flaubert, qui se croyait une grande amoureuse et qui n’était qu’une pauvre petite femme malade. Le joueur qui prétend ne pas jouer pour gagner est donc atteint de bovarysme. Mais il songe aussi, peut-être, à mettre son amour-propre à l’abri en cas d’insuccès. Battu, il jurera s’être amusé tout autant que s’il avait gagné. C’est une manière de se consoler qui n’est pas sans élégance. Le renard qui trouve les raisins trop verts nous a donné un exemple charmant de cette attitude dédaigneuse. M. Cornetz a vu à Alger, sur un vieil échiquier arabe, cette devise : « Le perdant a toujours une excuse. » La base de ses excuses est celle-ci : « J’aurais dû jouer autrement. Si j’avais avancé tel pion, telle dame, ou telle carte, sans aucun doute, j’aurais gagné. » Qui n’a assisté à ces discussions de coups, où les joueurs n’oublient que ceci, c’est qu’ils savent, au moment où ils discutent, des choses qu’ils ignoraient, au moment où se déroulait la partie ? La vérité, c’est qu’à un moment donné, quand on joue sérieusement, on joue toujours selon sa force, ni plus ni moins. Le vaincu a une excuse, soit ; mais c’est précisément parce qu’il est vaincu. Le vainqueur n’en a pas besoin. Etre vainqueur est un fait ; être vaincu en est un autre. Il y a dans les faits une logique, et la raison du plus fort est toujours la meilleure. Croire, si on est battu, qu’on aurait pu ne pas l’être, c’est par cela même supposer qu’on aurait pu, à ce moment, être une autre personne, ce qui est absurde. Mais cette illusion tient peut-être à des causes invincibles. La principale est que, comme je l’ai déjà dit, au moment où nous sommes battus, nous nous souvenons, non pas de nos anciennes défaites, mais bien de nos anciennes victoires, et de cela seul. Nous nous reconnaissons une capacité générale, une capacité de principe qu’une infériorité accidentelle ne saurait atteindre. Il ne nous vient pas à l’idée, la vanité le défend, que notre valeur réelle n’est probablement qu’un composé assez équitable de supériorités et d’infériorités également accidentelles. La balance penchera toujours du côté de l’amour-propre.

Il faut reconnaître que, si cette illusion d’amour-propre a de grands inconvénients, si elle fausse notre jugement critique, non seulement sur nous-mêmes, mais sur les autres, si elle, nous entraîne à des estimations fausses, elle a, en contre-partie, de grands avantages. « L’illusion qui accompagne l’homme au cours de la vie, dit M. Cornetz, une condition nécessaire d’existence, un produit précieux de l’instinct vital. » L’homme qui se surestime est aussi celui qui est capable de se surmonter. Il est nécessaire, au grand jeu de la vie, d’avoir confiance en soi-même. Si l’on ne s’estimait qu’à sa juste valeur, or ne s’estimerait pas assez. Si l’on ne s’accordait pas une force supérieure à sa force réelle, on n’oserait jamais entreprendre l’impossible : or il n’y a peut-être que l’impossible qui soit digne d’être entrepris. Au pur point de vue pratique, si le but à atteindre n’était pas embelli par l’illusion, se mettrait-on jamais en marche ? Il est bon qu’après un échec l’homme puisse se dire, en toute naïveté : « J’aurais pu agir autrement. » Ce n’est pas vrai, sans doute, mais cela peut créer dans l’avenir une grande vérité. L’erreur, est une grande génératrice de vérités. La vérité d’aujourd’hui a sa racine dans l’erreur d’hier. Les illusions ont souvent créé des forces réelles. « Vous pouviez faire mieux », dit l’éducateur à son élève. Il met ainsi dans l’esprit de l’enfant une croyance, une idée qui engendrera immédiatement un espoir et, dans le futur, une force ; ne raillons donc pas trop le joueur qui a une belle confiance en lui-même. Sans doute cette confiance le poussera à accepter des combats inégaux où il sera vaincu ; mais il arrivera aussi qu’il sortira vainqueur des luttes dans lesquelles il n’aurait pas osé s’engager, si la bienfaisante illusion n’avait considérablement grossi à ses yeux sa valeur réelle. Finalement, il arrive, dans bien des cas, que la valeur réelle était conforme à l’estimation faite par l’amour-propre. Il ne faut pas s’y fier, il s’agit de jeu, mais c’est le cas de ne pas craindre de répéter un proverbe et de dire : « Qui ne risque, rien n’a rien. » Toutes les langues du monde ont des proverbes analogues. C’est donc que tous les peuples ont reconnu qu’une certaine activité est impossible sans une certaine illusion, et que, de tous les principes d’action, le plus puissant et le plus fécond est encore la confiance en soi-même.

Utilité des paysages §

Beaucoup de Français, à cette heure, se désintéressent de l’ancienne France, de son histoire, de ses traditions, de ses monuments. Il semble même que le passé excite, chez certains, plus que du dédain : de la haine. Dans telle petite ville de province, et qui n’exista jamais que par sa cathédrale très belle, et deux églises, fort intéressantes, les mouvements populaires, aux jours d’élections, se font avec ce cri pour ralliement : à bas la cathédrale ! Singulier état d’esprit, mais assez répandu pour qu’il ne soit pas ridicule d’en prendre quelque inquiétude. Cela serait même très raisonnable, car cette hostilité contre les édifices religieux pourrait très bien s’accroître, au point que l’on vît se renouveler la fureur iconoclaste des premiers chrétiens et des premiers protestants.

Sans qu’il le sache, sans qu’il puisse le savoir (et qui donc le sait ?), le peuple, en ses désirs, est mu par un sentiment unique : le sentiment de Futilité. Tandis que les hommes très cultivés et ceux qui, par imitation, se conduisent comme s’ils l’étaient, tandis que le petit nombre se laisse volontiers guider par le sens esthétique, ou réel ou factice, le peuple ne considère l’ensemble de la nature brute ou façonnée par l’homme que sous le point de vue de l’utile. Cela sert, ou non, à quelque chose. Or, pour les incrédules, ou qui se croient tels, les églises sont inutiles. Alors, à quoi bon les entretenir ?

Il faut le reconnaître, il y a beaucoup de sagesse dans ce raisonnement populaire, et les arguments qu’on peut lui opposer ne sont guère que d’ordre sentimental. L’esthétique, cela est bon pour les oisifs. Ceux qui gagnent leur vie à travailler, tant que dure la lumière du jour, iront-ils prélever sur leurs gains même un centime pour entretenir des monuments qu’ils n’ont pas le loisir de visiter ? Ni le loisir ni surtout le goût. Mais c’est le loisir qui donne le goût, ou du moins qui le conserve, si l’éducation, par hasard, l’a fait naître.

Au temps où les cathédrales furent construites, elles étaient d’une grande utilité. On a gardé une curieuse relation de la construction de Notre-Dame de Chartres. Il ne faut pas dire : le peuple y contribua ; il faut dire : elle fut l’œuvre même du peuple. Entreprise collective, s’il en fut jamais, cette Cathédrale, et presque toutes les anciennes églises, fut édifiée par les deniers et le travail du peuple tout entier : qui n’avait que ses bras et son dos, apportait une pierre ; qui avait une charrette, apportait une charretée de pierres. Et ainsi pour tout : besogne d’un essaim ordonnant les rayons de la ruche. On vit de pareils enthousiasmes dans le Nord de la France et dans les Pays Basque quand s’érigèrent les hôtels-de-ville, dont l’utilité était considérée comme très grande. Mais que dans une ville, où il n’y a plus de vie communale, la foi religieuse vienne aussi à disparaître et l’on se demandera à quoi sert cette flèche, à quoi sert ce beffroi.

Sans doute les choses les plus inutiles ont dans les civilisations très compliquées, une utilité certaine ; mais tout d’abord invisible, cette utilité échappe au peuplé, incapable de joindre des idées trop éloignées. À Troyes l’on est obligé de fermer les églises le dimanche, sauf aux heures des offices, parce que des bandes populaires s’y ruaient, promptes à briser tout ce qu’elles pouvaient atteindre. L’utilité des anciens monuments invisible pour le peuple, n’est pourtant pas très mystérieuse : le passé de la France est un spectacle qui pourrait attirer, presque autant que l’Italie, le monde des touristes.

C’est l’avis de M. Morton-Fullerton. D’origine américaine, correspondant littéraire du Times ; cet excellent écrivain (car il écrit en français avec esprit et saveur) aime passionnément la France ancienne. Sa passion est éclairée. Il connaît à merveille et l’histoire et la géographie locales. Alors il comprend bien des choses que tout le monde ignore ; Il sait pourquoi cette montagne fut fortifiée par les Gaulois, puis par les Romains, puis par les conquérants nouveaux — et pourquoi, plus tard, est venue sa décadence. Je n’ai lu aucun livre où’ les paysages soient ainsi ressuscitas et replacés dans l’histoire. On sent vivre les siècles. Mais le voyageur s’émeut encore plus devant les restes admirables des abbayes de jadis, devant les cathédrales, devant les châteaux ruinés.

De nombreuses pages de son livre montrent nettement le genre d’utilité que pourraient avoir, en France, toutes ces vieilles pierres, que l’on suppose inutiles.

Cette utilité, le peuple italien a fini par la comprendre. Le peuple de France l’admettra peut-être un jour ; mais il y a à craindre qu’il ne soit trop tard. Les tendances présentes sont contraires à cette éducation. Le goût des vieux monuments, qui fut un des rares bienfaits du romantisme, s’il ne décroît pas encore très sensiblement, a cessé d’augmenter, et l’on a vu des sociétés archéologiques, sous prétexte que la question était politique, refuser de s’intéresser au sort des vieilles églises.

Le récit que M. Morton-Fullerton nous a donné de son voyage en trois belles régions françaises est plus qu’intéressant : il est émouvant41. A mesure que l’on en suit l’itinéraire, les paysages se lèvent et parlent. Ce sont ceux de la vallée de l’Yonne, pays de civilisation tout ecclésiastique ou monacale. Quelques-unes des plus anciennes abbayes de France demeurent encore à moitié debout le long de cette vallée, Pontigny, dont l’austère simplicité reflète si bien l’âme même de son fondateur, saint Bernard, Vézelay, dont la beauté, au contraire, est presque païenne, mais d’un paganisme né du sol, comme les arbres, et qui construisait les églises sur le modèle des forêts. Avec ses vieilles villes aux monuments si hardiment sculptés, Sens, Auxerre, Avallon, Joigny, cette vallée est comme un vaste musée historique.

Ce fut, et de tout temps, une des régions les plus riantes et les plus riches de l’Europe. Les Romains l’élurent dès le lendemain de la conquête et on y retrouve encore les statues de leurs dieux et les mosaïques de leurs villas. C’est, dit M. Morton-Fullerton, « une sorte de parc incomparable ».

De là nous irions à Autun, à Cluny, à Alésia ; mais il n’est pas utile d’analyser plus avant ce livre si agréable. Ecrit d’un style très condensé, il contient tant de remarques précieuses qu’on ne sait lesquelles choisir.

La Bourgogne, puis, au retour, la Franche-Comté, ont peut-être mieux inspiré l’auteur que la Narbonnaise. Le Midi semble l’avoir un peu dépaysé, à moins que ce ne soit le lecteur qui ait pris moins d’intérêt à des régions plus éloignées de ses mœurs.

M. Morton-Fullerton souhaiterait que l’on fît faire aux jeunes gens des voyages en France, des voyages historiques : son livre serait pour ces excursions le meilleur des guides.

La montagne §

Je suis un homme de la mer, mon rêve va vers les grèves, je n’ai jamais gravi aucune Alpe, et cependant il me semble que je connais la montagne, il me semble que je l’aime. C’est que je viens de lire, sans en passer une ligne, le livre de M. Charles Lefébure, Mes Étapes d’alpinisme. Cent cinquante photographies, d’une parfaite netteté, aident singulièrement à comprendre des récits qui, sans cela, auraient un peu l’air de se passer dans la lune. La montagne est un monde, non plus mystérieux, sans doute, mais encore très difficile et qui n’accueille pas indifféremment tous ceux qui veulent faire sa connaissance. Il faut lui plaire, et pour cela montrer beaucoup de docilité, beaucoup de patience. Des présomptueux, tous les étés, arrivent aux pieds de la montagne et veulent tout aussitôt entrer en conversation avec elle ; mais elle, haussant un peu les épaules, les envoie rouler au fond des précipices. Pour être admis en sa familiarité, il faut lui faire la cour, il faut respecter ses habitudes et surtout ses caprices ; il faut attendre qu’elle vous fasse signe. Schopenhauer disait : Comportez-vous avec les chefs-d’œuvre comme il est d’usage de se comporter avec les rois. On ne prend pas la parole le premier, on attend. Plantez-vous devant les chefs-d’œuvre et attendez qu’ils vous parlent. Ainsi faut-il agir avec la montagne. On la contemplera longtemps respectueusement avant d’oser grimper sur son dos royal, et encore ne le ferait-on que pas à pas et avec l’assistance d’un guide expérimenté. Même quand on est devenu digne d’être soi-même un guide, on ne s’aventure jamais seul dans la montagne, à moins que d’être fou. C’est dans la montagne comme sur la mer que le mot du vieux Jéhovah prend toute sa force : Il n’est pas bon que l’homme soit seul.

La montagne est une découverte récente. Il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle que Saussure inventa les Alpes et Ramond les Pyrénées. Avant ces deux grands explorateurs, la montagne n’était ni un sujet d’étude ni un but d’excursion. Elle inspirait rarement d’autre sentiment que l’effroi. Pourtant, dès le dix-septième siècle, quelques voyageurs éprouvent en face des Alpes une confuse admiration. Maximilien Misson, qui avait accompagné en Allemagne et en Italie le comte d’Arran, gentilhomme anglais, note ainsi, en 1687, l’impression que lui firent les Alpes : « Leurs cimes chargées de neige se confondent avec les nues et ressemblent assez aux vagues enflées et écumantes d’une mer extraordinairement courroucée. Si l’on admire le courage de ceux qui se sont exposés les premiers sur les flots de cet élément, il y a sans doute aussi de quoi s’étonner qu’on ait osé s’engager parmi tous les écueils de ces affreuses montagnes. » Qui oserait aujourd’hui, en parlant des montagnes, les qualifier d’affreuses ? Ce passage est encore curieux à un autre titre, c’est par la comparaison, devenue banale, de la montagne et de la mer, que l’on y voit, je pense, pour la première fois.

Avant d’avoir été vaincu, en 1787, par Horace de Saussure, le Mont-Blanc passait pour un amas de « glacières inaccessibles ». Ses abords commençaient cependant d’être fréquentés. Deux Anglais, dès 1741, avaient révélé à l’Europe les charmes de Chamôunix. Au temps de Saussure, il y avait déjà des amateurs de la montagne, puisque l’on voit que, lors de son ascension, il était accompagné de dix-huit guides ; le guide suppose le touriste qui a besoin d’être guidé. Ce sont les Alpes qui ont eu l’honneur de donner leur nom à l’amour, au goût, à la science de la montagne, à l’alpinisme, enfin. Alpiniste est celui qui grimpe aux Pyrénées, tout aussi bien que celui qui grimpe aux Alpes, et le Club Alpin, s’il fixe d’un œil le mont Rose, couve de l’autre le mont Perdu. Alpinistes encore, ceux qui se sont attaqués aux sommets prodigieux de l’Himalaya ou des Andes. Les Alpes, il faut le dire, méritaient cet honneur, par la hardiesse, le courage et l’intelligence de leurs montagnards. M. Lefébure, qui leur doit la vie, d’ailleurs, fait un grand éloge des guides alpins. Il y a là des hommes qui sont, dans leur métier, de premier ordre. Le vrai guide des Alpes ne connaît pas seulement sa montagne ; il connaît la montagne. Transporté dans les Pyrénées, il est un guide aussi sûr que dans les Alpes, où il est né. Ce sont des montagnards du Valais, de l’Oberland et de la Savoie qui guident sur les pentes de l’Himalaya les explorateurs anglais. Un bon guide reconnaît à la couleur la résistance de la glace ou de la neige, exactement comme un bon pilote distingue d’un regard les hauts-fonds, et les passes.

Il est vraiment surprenant que le goût de la montagne se soit développé si tard, chez les Européens, car il semble bien que l’homme a toujours été attiré par les sommets. L’enfant ne voit pas un arbre sans avoir envie d’y grimper. Les montées abruptes, les collines escarpées le tentent également, et l’homme, tant qu’il possède quelque force musculaire, conserve souvent ce goût escaladeur. En tous les temps et tous les pays, les hommes se sont plus à élever des tours, quelquefois pour rien, pour le plaisir d’y monter, comme dans la chanson : « Madame monte à sa tour ! » Ce n’est qu’après coup que l’on a réussi à utiliser la Tour Eiffel ; elle ne fut d’abord qu’un exercice de hauteur, une Alpe bénigne opposée à l’Alpe homicide, une montagne mécanique où un treuil, dans l’instant, vous mène aux sommets. Hélas ! les vraies Alpes ne seront bientôt plus, elles aussi, que des Alpes à remontoir. Le treuil, le cric, la câble et le moufle déchirent leurs flancs hautains, et pour un écu on viole la Jungfrau. C’est un sacrilège, et qui ne sert à rien. On est enlevé le long d’un tunnel, d’un boyau noir, et souvent, arrivés en haut, les joyeux touristes ne voient rien qu’un immense nuage blanc. Mais ils ont satisfait leur manie d’animal grimpeur, et cela sans péril, sans fatigue, sans mouvement même. C’est le péril qui éloigna si souvent l’homme de la montagne, un péril réel, mais singulièrement grossi par la peur. La montagne était le séjour des dieux ou des démons. Il y avait à Saas-Fee, un bouc diabolique qui, dès que la nuit s’approchait, précipitait dans le torrent tous ceux qui s’aventuraient sur son chemin. Un jour, vers l’année 1760, un jeune héros osa tenir tête à la bête mystérieuse. Il entra en lutte avec bouc, put le saisir et alla le jeter, en récitant des prières, dans la Saasser-Visp. La montagne était exorcisée. Cette légende est symbolique : c’est la superstition religieuse, bien plus encore qu’une crainte légitime, qui barrait aux curiosités le chemin de la montagne. Maintenant nous sommes peut-être trop familiers avec elle et nous lui ayons imposé trop de chemins de fer à crémaillère. Il faut rejeter toutes les superstitions, mais il est bon de garder certains respects, celui de la grandeur et celui de la beauté.

M. Lefébure ne fait aucune allusion aux engins mécaniques qui labourent les Alpes. Cela n’existe pas pour lui. Véritable montagnard d’adoption, il sourit de ces trop faciles moyens d’accès. Qu’est-ce que c’est qu’un plaisir qui devance le désir ? Pour jouir de la montagne, il faut la conquérir pas à pas, vaincre ses résistances redoublées, lutter contre sa mauvaise humeur, abattre sa fierté. Qu’est-ce qu’un amour qui, au premier signe, vous ouvre les bras ? Je suis sûr que M. Lefébure, qui fut blessé en luttant avec le Roseg, ressent pour cette dure montagne une particulière dilection.

Les rivières de France §

C’est joli, une rivière. Cela court, cela chante, cela rit, cela brille au soleil et cela devient tout noir sous les arbres. Parfois on en voit le fond, où il y a des cailloux et des herbes et parfois c’est un abîme sombre qui donne le frisson. La rivière vient de loin et va on ne sait où. Les gens disent bien qu’elle a un commencement et qu’elle prend sa source là-bas, dans les montagnes, mais cela n’est pas bien sûr. Qu’est-ce qu’une source ? Quand on voit une rivière, elle est rivière et on ne se figure pas qu’elle ait jamais pu n’être qu’un petit filet d’eau qui dégoutte d’une roche. Autrefois, quand le monde était heureux, c’était bien différent. Les rivières découlaient d’une cruche de marbre qu’une femme toujours jeune tenait à demi penchée. Mais le méchant dieu des chrétiens, qui n’aime pas la beauté des jeunes femmes, a brisé ces cruches de marbre, les mères de l’eau, sont mortes de douleur et les rivières naissent au hasard, comme elles peuvent. Si on ne connaît pas bien leur naissance, on sait leur vie et leur mort. Leur vie est de bondir ou de couler nonchalantes, de jaser sur les pierres ou de rêver parmi les roseaux. Souvent, quand elles traversent des prés fleuris, elles aiment à se répandre sur l’herbe. Si des digues ou des troncs d’arbres barrent maladroitement leur chemin, elles se fâchent et même deviennent furieuses. Mais si c’est un moulin qui se dresse à leur passage, elles font tourner ses roues avec une docile promptitude et continuent leur route sans qu’il y paraisse. La rivière est la mère des hommes et des arbres, des bêtes et des herbes. Sans la rivière, il n’y a pas de poissons ; il y a pas d’oiseaux non plus. Il n’y a pas de moissons, il n’y a pas de fleurs, il n’y a pas de vin, il n’y a pas de bœufs et l’homme s’enfuit desséché par le soleil. Après avoir donné la vie, la rivière a deux manières de mourir ; elle se répand dans le sein d’une plus grande rivière ou bien s’en va tout droit se mêler à la mer ; la mer est le grand cimetière de toutes les rivières, des plus petites et des plus grandes. Mais la rivière qui meurt est tout de même éternelle comme la mer qui la reçoit dans ses abîmes. Les nuages naissent de la mer, et le vent les pousse vers les forêts, où ils font de la pluie qui gonfle les rivières. Il y a dans le monde une circulation de l’eau comme dans notre corps une circulation du sang. Tout cela est très bien réglé. La mer aime la rivière. Elle vient au-devant d’elle et lui envoie comme un salut la salure de ses vagues. La rivière a peur de cet infini. Elle résiste longtemps. Enfin, les eaux douces cèdent et fondent sous les baisers puissants des eaux amères : la boule berce l’accomplissement des noces.

La rivière est une personne. Elle a un nom. Ce nom est très ancien parce que la rivière, quoique toujours jeune, est très vieille. Elle existait avant les hommes et avant les oiseaux. Dès que les hommes furent nés, ils aimèrent les rivières, et dès qu’ils surent parler, ils leur donnèrent des noms. Blême quand nous ne les comprenons plus, les noms des rivières sont les plus jolis du monde. C’est la Gironde et c’est l’Adour ; c’est la Loire et la Vienne, le Rhône et l’Ariège. Mais il est peut-être possible de les comprendre. Essayons, en ayant recours aux études d’un savant géographe, M. Raoul de Félice. Nos rivières ont reçu leurs noms des différentes races d’hommes qui occupèrent anciennement les Gaules : les Ibères, un peuple inconnu, les Ligures, les Celtes. Au moment de la conquête romaine, presque tous les cours d’eau de France ont leur nom. Aussi les appellations modernes sont-elles très rares. Les Ibères, ce seraient les Basques, sinon par la race, du moins par la langue. Même si on le conteste, cela n’empêchera pas de rapprocher le mot Adour du mot basque iturria qui veut dire source. C’est aux Ibères que nous devrions aussi l’Aude, l’Orbieu et l’Urugne. Ici se placerait un peuple encore inconnu, mais de langue indo-européenne, et qui aurait été le parrain d’un grand nombre de nos rivières. On lui devrait la Somme, la Sèvre, l’Hérault, noms qui Se rattacheraient à différentes racines signifiant, eau, liquide, source. D’après la même théorie, Durance, Dranse, Drôme, Drot, Drac pourraient se traduire par « la coureuse », et ce serait la même idée qui se retrouverait dans le Rhône, tandis que la Loire, ce serait « celle qui arrose » ; la Meurthe, « celle qui mouille ». Quant à la Garonne, ce serait « la rapide » ; mais on discute encore : la Garonne n’a pas dit son secret, non plus que la Gironde. Notons, en passant, qu’outre le grand fleuve, il y a en France trois autres Garonne, sans compter un Garon, une Garonnette et une Garonnelle ; il y a sept ou huit Gironde, dont deux aux environs de Paris, affluents de l’Orge et de la Manie. L’Oise et l’Isère, c’est la même chose, c’est aussi « la rapide », ce qui pour l’Oise me semble hasardeux. Certaines rivières coulent profondément encaissées ; aussi ont-elles reçu un nom qui voudrait dire quelque chose comme caisse, vase ou gaine : ce sont la Couse, le Cousin, le Cuson, la Coussanne, le Couzeau et les nombreux Couzon.

Voici maintenant la part des Ligures. En leur langue, ils appelaient Faune qui accompagne beaucoup de rivières, alisos, alsia ou alison  ; ils donnèrent ce nom à une quantité de cours d’eau : Alzon, Àlzou, Alzau, Auzon, Auzonne, Auzonnet, Arzon, Auze, Auzenne, Auzelle, Auzotte, Auzette, Auzigue, Auzolle, Auzone, tout cela voudrait dire la rivière des Aunes. Ils auraient aussi la paternité des noms en enque, tels que Allarenque, Laurenque, Durenque, Virenque, mais on ignore ce qu’ils veulent dire. Enfin, on ne saurait contester aux Ligures, la Ligoure, qui semble leur nom même. L’Aude et l’Orb devraient leur appellation aux colons phéniciens ; encore ce dernier nom est-il peut-être grec. Avec la période celtique, les étymologies deviennent un peu moins incertaines. On retrouve clairement le nom celtique de l’eau, dour, dans la Dourbie, la Dourdène et la Dourdèze, le Bourdon, la Dore et la Doire. Un autre nom celtique de l’eau, esca, se voit dans l’Ouche, dans l’Essonne. Ils appelaient une rivière avar ; de là : l’Abron, le Jabron, l’Aveyron et l’Arveiron, l’Auron ; de là probablement aussi l’Eure l’Auterne, l’Authre, l’Automne, l’Autruche. Aven veut dire rivière dans le breton actuel ; or, on trouve des rivières appelées : Avêne, Avon, Avègne, Avignon. De glanos, brillant, viendraient le Gland, la Glane ; de vernos, aune, ils ont, comme les Ligures, baptisé beaucoup de rivières, le Vern, le Vernaison, le Vernazon ; de der, chêne, est venue la Dère. Il faut ajouter que tous ces mots ont passé par la forme latine, avant d’endosser le vêtement français. C’est ainsi que Bièvre et ses dérivés, Beuvron, Brevenne, Brevonne, proviennent du latin bibrum, emprunté lui-même à un mot celtique signifiant castor. Est-ce aux Gaulois ou aux Romains que nous devons les Dive, Divette, Divonne ? Cela veut-il dire la fée ou la divine ? C’est difficile à préciser. Il y avait de grandes ressemblances entre les deux langues.

Le Français et ses patois a naturellement nommé un grand nombre de rivières, soit en les débaptisant, soit en modifiant leurs noms anciens pour leur donner une signification française. Dans ce genre, nous avons les noms tirés de l’apparence ou des qualités de la rivière : la Blanche, la Claire, la Brune, la Noire, le Brillant, la Hideuse, la Vilaine, la Furieuse, le Rongeant, le Sonnant, la Creuse, la Sensée. D’autrefois, ce sont des noms de plantes : le Fusain, l’Orge, la Viorne, la Liane, le Gland, l’Orne, l’Oignon, le Trèfle, le Rouvre, le Lys, les Aunes, la Bruyère, le Troëne des noms d’animaux : l’Oie, le Loir, la Louvette, la Chèvre, le Héron, l’Ourse, la Lionne, l’Autruche ; des noms de toute sorte : la Mère, le Cousin, la Sueur, la Coquille, l’Œil, l’Œuf, le Rognon, la Brèche, la Yie, l’Automne, la Blaise, l’Armance, l’Abîme. Quelques-unes portent orgueilleusement des noms absolus : le Fleuve, la Rivière, qui ne sont d’ailleurs que de maigres ruisseaux, l’un dans la Manche, l’autre dans les Alpes. Enfin, une petite rivière probablement très sage, s’appelle la Même. J’ai relevé directement sur les cartes la plupart de ces derniers noms, mais j’ai emprunté une bonne partie de ma science à M. de Félice, qui en a répandu beaucoup, sans nul pédantisme dans son livre sur les Noms de nos Rivières. N’est-il pas agréable de savoir que la Seine, cela veut dire « la jaillissante »  ? Ceux qui voudront en savoir davantage iront à la source que j’ai indiquée. Je m’arrache aux charmes des rivières de France, et c’est avec peine, car la rivière est la mère de toute la nature.

Psychologie animale §

Il y a des foyers sans chien, surtout dans les villes ; il y en a très peu sans chat. Tantôt, le chat est considéré comme un animal utile, tantôt comme un animal agréable, tantôt comme un véritable enfant de la maison. A Paris, le chat n’a pas un maître et une maîtresse, il a un père et une mère. Hier, devant l’attitude hostile de son chat, une femme de lettres fort connue me disait avec un grand naturel : « Il n’y a que son père qui ait la permission de le caresser. » Le chien aussi fait partie de la famille, mais le chien d’appartement demande des soins dont se passe le chat, habile à faire lui-même sa toilette. La supériorité du chien, considéré comme « enfant », c’est qu’on peut l’emmener avec soi à la promenade. Comme les matrones romaines, le chat reste à la maison et avec ses délicieuses griffes, il file, lui aussi, la laine des tapis, des fauteuils et des rideaux. Le chat n’est pas exigeant : de la chair et de la chaleur ; mais il est indocile, volontaire et fort égoïste. Rivarol a dévoilé d’un mot le fond de son caractère : « Le chat ne nous caresse pas, il se caresse à nous. » Cependant, il y a des chats affectueux ; quand ils sont très aimés, très gâtés, ils manifestent sinon de la reconnaissance, du moins de la prédilection. Comme tous les animaux, y compris l’homme le chat est bien plus intelligent dans sa jeunesse que dans son âge mûr. Pour lui inculquer les bonnes manières avec quelque succès, il faut commencer son éducation de très bonne heure ; venue la puberté, le chat est indomptable et on le tuerait plutôt que de lui faire changer d’habitudes ; on peut apprendre au chien à monter la garde devant un poulet rôti ; pour le chat le mieux nourri, gavé des plus succulentes nourritures, une proie est toujours une proie et il ne résistera jamais à son désir. Un chat peut voler, et manger, une pièce de viande plus grosse que lui : le plus domestiqué, le plus pomponné et pouponné est resté un carnassier, une miniature de tigre. Sans doute, on apprend au chat à ne faire la guerre ni aux poissons rouges du bocal, ni aux serins de la cage, mais il ne faut pas s’y fier absolument : tout au fond de son cœur il ne cesse de convoiter ces animaux trop aimés, et il ne résisterait peut-être pas à toutes les occasions. Se souvient-on de la jolie page de Théophile Gautier sur un chat et un perroquet ? Resté seul avec le perroquet, le chat, très intrigué, tourne autour du perchoir, se demandant : qu’est-ce que c’est que ce gros oiseau ? Enfin, il trouve la solution : Cela doit être, se dit-il, un poulet vert ! Quand un chat a découvert que le perroquet de la maison est un poulet vert, le perroquet est bien malade. Cependant le chat est intelligent et, comme tel, il arrive souvent à comprendre les lois élémentaires de la solidarité. Les bêtes et les gens vivant autour d’un même foyer forment un clan, qui est immédiatement respecté par le chien ; le chat, quoique avec moins de bonne volonté, accepte lui aussi, quand il a été bien dressé, les lois du clan, et on le voit jouer avec le chien, son mortel ennemi, on le voit respecter les oiseaux de la maison et sa bonté, trop souvent, s’étend jusqu’aux souris familières.

Je pense aux chats, parce que l’on vient de publier la biographie d’un chat. Que l’on ne nie pas, c’est la pure vérité. Le chat s’appelle Tybert et le biographe du chat s’appelle Charles Régismanset. Ce petit livre, avec ses jolies images, m’a beaucoup amusé, et je m’y suis instruit aussi sur la psychologie du chat domestique, du chat gâté, du « chat-enfant ». Tybert, né à Paris, est fils d’un chat de gouttière et d’une chatte angora ; il est d’un noir brunâtre et ses oreilles sont un peu trop longues. Sa maîtresse, sa mère, veux-je dire, qui l’adore, l’emmène à la campagne et c’est là que ses instincts se développent. Un jour, tout petit encore, il découvre dans le jardin un oiseau mort. Aussitôt il se jette dessus et l’emporte « en grognant comme un fauve ». C’est là un bon trait de psychologie féline. Autre trait : Tybert, qui, dans la maison, aime à être caressé, ne se laisse pas prendre quand il joue dans le jardin ; là, il est redevenu l’animal sauvage, pour qui tout autre animal est un ennemi. Voici qu’il réussit à attraper une petite musaraigne et, « deux heures durant il la fait sauter entre ses pattes, l’abandonnant, la laissant fuir, la reprenant avant de la dévorer ». Une cruauté pareille, également inconsciente, se retrouve chez l’enfant, quand il coupe une mouche en morceaux, avec la même curiosité amusée qui lui a fait briser un joujou mécanique. Les renards apportent à leurs petits des proies vivantes et leur apprennent à les égorger ; les chats agissent de même et tout le monde a vu une chatte mettre entre les pattes de son chaton une souris blessée. Livrés à eux-mêmes, les petits carnassiers mettent en pratique renseignement maternel ; mais l’instinct suffirait peut-être à faire leur éducation. Il y a beaucoup de curieuses observations dans la première partie du livre de M. Régismanset. J’aime aussi les chapitres où il est parlé des relations de Tybert avec « son père et sa mère », mais il y avait là moins de choses nouvelles à dire. Le chat, d’abord très gâté, finit par devenir un tyran. Il saccage la maison, il prohibe tout voyage, tout déplacement un peu long. On l’a ramené à Paris, les vacances finies ; l’année suivante, on l’emporte encore à la campagne, mais cette fois on l’y laisse. Alors il devient un chat à demi-sauvage, très coureur et, comme beaucoup de ses pareils, il meurt dans une aventure amoureuse.

Les gens qui aiment les bêtes et qui leur parlent s’imaginent que les bêtes les comprennent. Cela serait beaucoup. Ce que les animaux domestiques comprennent surtout dans les paroles qu’on leur adresse, c’est le ton de la voix, et ils distinguent parfaitement le ton de la colère du ton de la caresse. Le chat n’est pas le mieux doué sous ce rapport : beaucoup de chats n’arrivent même pas à répondre à leur nom, inférieurs en cela aux chevaux et aux bœufs. Le cheval sait associer plusieurs de ses mouvements avec le son des paroles humaines ; un attelage peut être mené à la voix, par un charretier qui a le don du dressage. Le chat comprend, beaucoup mieux que les paroles, les mouvements et les gestes ; il se plie facilement aux habitudes ; il est pour les repas d’une fidèle ponctualité ; ses ruses, quand il s’agit de son propre intérêt, sont quelquefois curieuses. Pourtant, je crois que l’intelligence du chat est plutôt un air qu’une réalité. Il est, en tout cas, bien inférieur au chien. Le chien associe des idées élémentaires avec une sûreté merveilleuse. J’ai vu ceci à la campagne : tantôt je sortais de la maison avec une canne, tantôt sans canne, Dans le premier cas, le chien bondissait, partait aussitôt en avant, sûr qu’il s’agissait d’une promenade. Dans le second cas, il savait qu’il n’était question que d’un tour de jardin, et il ne bougeait pas. C’est de l’intelligence. Les jeunes chiens dans leurs jeux sont presque aussi curieux que les enfants. Ils savent parfaitement ce que c’est que de gagner ou de perdre, et, pas plus que les enfants, ou les hommes, ils n’aiment à perdre. Ils n’aiment pas non plus à gagner toujours, car alors ce n’est plus un jeu, et ils ont le sens du jeu. J’ai connu un jeune colley, nommé Diamant, qui me provoquait au jeu, inlassablement. Dès qu’il me voyait, il allait se munir d’un petit morceau de bois ; les bûchettes à allumer le feu lui agréaient surtout, il en maintenait une entre ses dents, en prenant bien soin de n’en mordre que l’extrémité, pour me laisser une prise : alors on jouait à qui serait le plus fort. Quand il avait gagné plusieurs parties, il était satisfait. Ce colley, qui pourtant n’avait été soumis à aucun dressage, était d’une intelligence remarquable : il reconnaissait, au pas, à l’odeur, à je ne sais quoi, un visiteur ami à travers la porte fermée, et, longtemps avant sa venue quotidienne à heure fixe, il manifestait une réelle impatience. Le chat ne va pas si loin. Son acte d’intelligence le plus caractérisé est de savoir associer l’idée de certains actes avec l’idée d’homme. Le chat, comme le chien, sait que l’homme est un être qui ouvre les portes, et il sait aussi comment il faut s’y prendre pour décider l’homme à les ouvrir. C’est un commencement de conversation. L’intelligence des animaux, dégagée de la légende et des mauvaises observations, est bien intéressante à étudier. Elle aide singulièrement à mieux comprendre le mécanisme de l’intelligence des hommes. A mon avis, toute bonne psychologie humaine doit commencer par la psychologie animale. Mais le vrai commencement débuterait bien plus bas que le chien, le chat ou même certains insectes, qui sont déjà très haut dans l’échelle intellectuelle. Un jeune savant d’un esprit très curieux, M. Georges Bohn, a osé faire des études sur la psychologie des actinies, humbles animaux marins, plus connus sous le nom d’anémones de mer. Cela a donné des résultats étonnants : dès qu’il y a vie, il y a choix ; il y a des rudiments de volonté. Mais ces travaux ne sont pas à la portée de tout le monde. Tout le monde, au contraire, devrait savoir observer un animal domestique et prendre plaisir aux lueurs d’intelligence qui se manifestent dans ses actes. M. Régismanset a donné dans son Tybert, chat, en même temps qu’une agréable œuvre littéraire, un bon exemple.

Le sadisme §

Il y a des crimes devant lesquels on a beaucoup de peine à garder son sang-froid. Un monstre surgit qu’il nous répugne aussitôt de considérer comme l’Un de nous faisant grande injure aux animaux, qui ne devient jamais de leur loi naturelle, nous le rejetons parmi les dangereuses bêtes qu’il faut tuer sans délai. Ces monstres, cependant, du genre de Soleilland, sont des monstres tels que l’humanité peut seule en fournir. Ils sont des hasards malheureux et terribles comme l’extrême intelligence ou l’extrême bonté sont des hasards heureux et bienfaisants. Une humanité entièrement normale, d’ailleurs, ne connaîtrait pas les crimes ; elle ne connaîtrait pas davantage le génie. Mais elle ne serait pas l’humanité. L’humanité est une animalité anormale, une animalité excessive.

Pour comprendre quelque chose à ces actes, il faut faire abstraction de nos vieilles idées de liberté, de volonté, de bien et de mal. Continuons, si l’on veut, pour ne pas dérouter les esprits simples, à les appeler des crimes ; mais sachons bien que ce ne sont pas, au sens social, des crimes. C’est quelque chose de pire ; c’est aussi quelque chose de plus triste. Nous sommes dans l’inconscience, mais non dans celle de l’instinct qui suit toujours une voie droite et dont les buts, chez tous les êtres, sont parfaitement clairs et à peu près identiques. Il y a une inconscience anormale. Soleilland nous donne un bel exemple de l’inconscience anormale. M. Leydet, le juge d’instruction, qui n’a pas l’air très familier avec la psychologie morbide, l’a interrogé comme s’il eût eu devant lui un criminel ordinaire, ayant agi en pleine conscience, et il s’est étonné de dénégations qu’il a prises pour des mensonges. Or, il est visible, d’après ce que nous savons de la scène du crime, qu’à partir d’un certain moment Soleilland est tombé dans l’inconscience absolue. De cette phase, il ne se rappelle rien, et c’est tout naturel. Les confidences que sa femme a faites à Mme Berthe Delaunay aident à comprendre cela. En de tels moments, « il devenait comme fou, ses yeux se révulsaient, il haletait et j’avais toujours bien soin d’avoir l’œil sur ses mains, parce qu’alors il était comme une bête et il voulait toujours me serrer le cou... ». Voilà expliquée la première partie du viol et son dénouement fatal, le fou sadique ayant entre les mains le cou délicat d’une petite fille sans défense. Quant à la seconde partie de la monstrueuse scène, elle a eu lieu après le ligotage, et voilà pourquoi Soleilland ne se souvient pas d’avoir noué la corde autour de sa victime. Il était encore dans sa phase d’inconscience, c’est l’évidence même. Le coup de poignard semble avoir accompagné un autre assaut, ce qui est tout à fait conforme aux descriptions sadiques du marquis de Sade lui-même. N’essayons pas de comprendre et ne réfléchissons pas trop sur de pareils faits ; il s’en dégage une horreur triste, une horreur à rendre malades les sensibilités les plus solides.

La mimique de l’amour a des rapports très frappants avec celle de la cruauté. L’homme qui désire violemment a presque la même expression de visage que l’homme qui lève le bras pour un meurtre. Ce ne sont que des ressemblances superficielles ; elles ne permettent pas, à mon avis, de dire que l’amour physique soit nécessairement lié à des idées de cruauté. Les émotions de l’homme sont plus variées que les expressions de son visage, voilà tout. Le chagrin moral et les douleurs d’entrailles déterminent sur notre visage le même faciès, et il y a pourtant là entre les deux causes quelque différence ! Il n’est pas, cependant, absolument rare que les caresses humaines, comme les caresses animales, s’entremêlent de quelques brutalités inconscientes, les chattes reviennent souvent tout ensanglantées de leurs expéditions nocturnes ; les chats ne sont pas toujours en meilleur état. Des couples humains fort pacifiques se réveillent avec des égratignures, car nous aussi nous avons des ongles. De là au sadisme conscient ou inconscient, il y a loin, si le sadisme se définit : tirer de la souffrance d’autrui un accroissement de volupté. Les aberrations de cette sorte sont toujours personnelles, et il est vain d’aller en chercher l’explication en de lointaines et mystérieuses hérédités. Les monstres surgissent spontanément, de même que les génies. Ce sont là de parfaits exemples pour illustrer les théories nouvelles de la mutation, qui commencent à corriger les excès de l’idée évolutionniste.

Mais on trouve tout dans la nature. On y trouve des cas certains où la reproduction s’accompagne de faits qui, mal interprétés, sembleraient le dernier mot de la cruauté. J’en ai parlé avec quelque détail dans la Physique de l’Amour, livre auquel je renvoie pour ce que je ne puis dire ici qu’en peu de mots. On connaît les mœurs des mantes, insecte orthoptère assez répandu dans le midi de la France ; on sait comment la femelle, la pariade accomplie, dévore tranquillement son mari. Fabre, le grand observateur de la nature, a raconté ces noces tragiques, et j’ai cherché, après lui, à en interpréter l’horreur dans un sens logique. Maintenant, je croirais volontiers que je me suis trompé. La mante femelle ne mange pas nécessairement son époux ; ce festin n’est pas spécialement nuptial. Elle le mange, c’est un fait, mais elle le mange parce qu’elle a faim et parce que le mâle, épuisé, lui offre une proie facile. Les mantes sont les tigres du monde des insectes : elles sont merveilleusement organisées pour le carnage et, sans respect pour leurs sœurs, elles se dévorent très bien les unes les autres, au hasard des chasses et des rencontres. L’amour n’adoucit pas leurs mœurs. L’absorption du mâle par la femelle n’est pas un rite, mais une habitude. La femelle est la plus forte et, parmi les mantes, c’est le plus fort qui a toujours raison42. On a cru également pendant longtemps que la femelle araignée dévorait le mâle après la pariade. Le fait est maintenant très controversé. Des observations nouvelles ont montré que, s’il se produit parfois, il n’est pas général. Le sacrifice n’est pas rituel ; il l’est moins encore que chez les mantes. Si la femelle mange son époux, c’est que l’époux est tout petit et que les araignées n’ont pas coutume de montrer beaucoup de sensibilité : ayant accompli sa fonction, ce pauvre mâle n’est plus pour sa compagne affamée qu’une nourriture vivante, comme les mouches. Il y a beaucoup de cruauté dans la nature, surtout parmi les insectes, mais je ne vois plus aucun exemple bien net où cette cruauté soit liée aux actes de la reproduction. La plupart des insectes meurent après leurs brèves amours, mais de leur belle mort. Le mâle tombe le premier ; la femelle survit le temps de faire sa ponte et l’espèce disparaît jusqu’au printemps suivant.

Ce qui nous choque dans les mœurs des animaux est toujours logique, toujours utile. C’est pourquoi il ne faut pas se servir, pour qualifier leurs actes, des termes dont nous usons et même dont nous abusons quand il s’agit des actes humains. Les animaux ne sont cruels que par apparence ; ils ne sont même pas méchants, toujours bornés soit à se défendre, soit, à conquérir leur nourriture et, quand le moment est venu, la femelle avec laquelle ils perpétueront leur espèce. Il n’y a jamais en eux les intentions perverses qu’on leur suppose. Nous les calomnions en leur prêtant des vices qui n’ont pu se développer en nous que grâce à l’intelligence et au mauvais usage que nous en faisons. J’avoue cependant que le sentiment public n’a pas tort quand il rejette de l’humanité des êtres comme celui qui a éveillé l’indignation du peuple de Paris. On peut certainement les classer à part, parmi les monstres dont les hommes, quoiqu’ils portent leur face, ne sont pas responsables.

Psychologie du goût §

On a fait ces temps derniers beaucoup de recherches sur l’alimentation rationnelle. Connaissant la composition du corps humain, d’une part, et, de l’autre, la composition des aliments usuels, sachant ce qu’un homme ordinaire perd de substance en un jour, par le seul fait de vivre, il a paru très facile à des physiologistes distingués de déterminer quelle doit être, scientifiquement, la nourriture humaine. Rien de plus simple en apparence. Nous perdons, par jour, en moyenne 3000 grammes d’eau, 30 grammes de matières minérales, 70 grammes d’albuminoïdes, 400 grammes d’hydro-carbones et 50 grammes de graisses. Cet ensemble fournit d’autre part une perte de chaleur que l’on exprime par le mot calorie : nous perdons environ 2400 calories par vingt-quatre heures. La nourriture rationnelle sera celle qui nous fera récupérer, avec nos pertes en substances, nos pertes en calories. On a donc dressé des tableaux où l’on peut trouver la teneur en albuminoïdes, hydro-carbones, graisses, sels minéraux et eau, des différents aliments, utilisés par l’homme. Ainsi, le jaune d’œuf contient 320 grammes de graisse par kilog. et la pomme de terre n’en contient qu’un gramme et demi ; le lait en contient 45 grammes, et le pain n’en contient pas du tout. En revanche, le pain donne 470 grammes d’hydrates de carbone et le jaune d’œuf n’en donne que 8 grammes et demi. Pour les albuminoïdes, les aliments les plus riches sont le fromage de gruyère, les lentilles, les pois secs ; les moins riches sont le lait, le pain, le riz. Quant aux matières minérales, elles sont partout ; la plus importante nous est fournie par le sel. L’eau est également partout, et non pas seulement dans les liquides. Les végétaux verts contiennent plus de trois quarts d’eau, et la viande, environ la moitié, de même que le pain. Enfin, pour avoir tous les éléments d’une alimentation rationnelle, il reste à savoir qu’un gramme d’albuminoïdes produit 4 calories ; un gramme d’hydro-carbones, 4 calories ; un gramme de graisses, 9 calories. La détermination d’un menu scientifique n’est plus alors qu’un problème d’arithmétique élémentaire.

Maintenant, faut-il prendre au sérieux tous ces tableaux ? Assurément, car ils semblent véridiques. Il faut les prendre pour ce qu’ils sont, pour le résultat du labeur patient d’excellents savants parfaitement dignes de foi. Ils m’inspirent, théoriquement, la plus grande confiance. Pratiquement, ce ne sera pas tout à fait la même chose. La machine humaine est une machine, cela est incontestable, mais c’est une machine animale qui ne ressemble pas à toutes les autres machines. Elle est mue par les hydrates de carbone, c’est entendu, mais elle est mue également par l’imagination, par le plaisir, par divers éléments que l’on peut appeler les éléments psychologiques. A s’en référer aux tableaux de M. Armand Gautier, des légumes secs, du fromage et un verre d’eau peuvent former un excellent menu scientifique ; forment-ils également un excellent menu psychologique, un menu qui donne à l’homme toute satisfaction, qui comble les vides, non seulement de son corps, mais de sa sensibilité générale ? C’est une question à laquelle les savants sans doute dédaigneraient de répondre. Aussi, je ne la leur pose pas. Essayons de la résoudre par un examen extra-scientifique.

Il y a des années que je suis les travaux de M. Armand Gautier, de ses prédécesseurs et de ses élèves. J’ai fait sur moi quelques expériences et j’ai réuni plusieurs observations. Plus d’une fois, selon les avis de la science, j’ai remplacé l’aloyau qui ne contient que 19 pour cent d’albuminoïdes par le fromage de gruyère, qui en contient près de 32. L’économie était magnifique et double ; économie d’argent pour la bourse, économie de travail pour l’estomac. J’ai essayé de diverses autres substitutions ; j’ai tâté du végétarisme et même du fruitarisme, c’est-à-dire du régime des fruits crus, frais ou secs. Aucun de ces régimes scientifiques ne m’a réussi. Quelque chose me manquait, et à force de réfléchir, j’ai découvert que ce qui me manquait, c’était la satisfaction que laisse un plaisir. Après chacun de ces repas dosés selon les formules rationnelles, je n’avais plus faim et pourtant il me semblait que je n’avais pas mangé. Question d’habitude, m’a répondu un physiologiste, auquel j’avais fait part de mes déboires. Ce qui reste en vous d’insatisfait, c’est la sensibilité et non le besoin. Sans doute, mais voici précisément le point qui m’intéresse. Un repas n’est pas uniquement destiné à calmer notre faim, à réparer nos pertes en substances et en calories. Il a un but plus complexe : il doit satisfaire notre appétit et en même temps combler un désir mal défini, mais qui se localise en grande partie dans le sens du goût. Si le goût n’a pas été satisfait, quelle que soit l’abondance du repas, le repas n’a pas rempli son but. Allons plus loin et osons affirmer ce paradoxe scientifique, que l’on n’a vraiment mangé que si l’on éprouve le plaisir d’avoir mangé. Il ne s’agit plus d’albuminoïdes, ni d’hydro-carbures, il s’agit d’une satisfaction psychologique.

C’est un fait, je crois, incontestable que le plaisir et le chagrin influent, chacun à leur manière, sur l’alimentation. Même composé d’éléments d’égale valeur nutritive, un repas morose n’a pas le même retentissement dans l’organisme qu’un repas joyeux. De même, dans un autre ordre, une fatigue agréable a-t-elle les mêmes effets qu’une fatigue ennuyeuse ? Partout, au cours de notre vie active, nous voyons intervenir cet élément psychologique. Il est tout naturel qu’il joue son rôle dans l’alimentation, qui est une de nos activités les plus importantes. Du reste, M. Armand Gautier lui-même l’a reconnu, l’homme s’habitue à toutes les nourritures. L’organisme accepte ce qu’on lui donne et, pourvu qu’il l’accepte avec plaisir, l’alimentation est assurée. Sait-on d’ailleurs bien exactement ce qui se passe dans le mystère de notre corps et connaît-on toutes les transformations que les éléments y peuvent subir ? La machine animale est un formidable laboratoire. Les éléments dont elle a besoin, si on ne les lui donne pas, elle les crée. Qui sait, d’ailleurs, si tout ne contient pas tout, si, après que nos analyses en ont dissocié les éléments, il ne reste pas encore des corps protéiques dans les corps ternaires, et réciproquement. Le sang des vertébrés terrestres contient des sels que la nutrition n’a pu lui fournir ; sa teneur en chlorure de sodium est très supérieure à la teneur moyenne des végétaux, base de toute l’alimentation, puisque le Carnivore ne subsiste qu’en s’assimilant l’herbivore. Il faut donc supposer, comme le croyait Bunge et comme l’a démontré Quinton, que la richesse de notre sang en chlorure de sodium est un témoignage des origines marines de la vie, ou admettre que le laboratoire animal fabrique lui-même les éléments dont il a besoin et que son milieu nutritif lui refuse. Le radium se transforme en hélium, et hier Ramsay annonçait qu’il avait changé du lithium en cuivre. Il n’est donc pas absurde d’affirmer qu’il est très probable que l’organisme arrive à trouver dans n’importe quelle alimentation les éléments qui lui sont nécessaires. L’estomac est un laboratoire de transmutation. Comme conclusion pratique, je crois que l’on peut manger n’importe quoi de mangeable, de savoureux. Tout ce qui agrée possède sensiblement la même valeur nutritive. Il faut s’en rapporter à l’instinct, lequel est bien plus sûr que les plus belles analyses scientifiques. Un médecin distingué, quoique peu connu, si peu que son nom m’échappe, a écrit un excellent traité sur l’instinct des malades en thérapeutique.

Le malade, a, bien plus souvent qu’on ne le croit, l’intuition non pas du remède, sans doute, mais du régime qui lui convient. De même, l’homme bien portant se sent mené par son instinct vers tel ou tel aliment. Nos caprices culinaires ne sont parfois que les ordres très sages de notre raison inconsciente. Ne nous faisons pas les esclaves des hydro-carbones ou des calories. Récemment M. Tribot, de l’Institut Solvay, de Bruxelles, et M. Alquier nous ont donné de curieux tableaux montrant à la fois le prix des aliments ordinaires et leur valeur nutritive. Ils prouvent que la quantité de calories que l’on paie un franc en hareng, il faut, en sole, la payer quinze francs. C’est fort consolant pour ceux qui mangent plus souvent du hareng que de la sole, mais je ne pense pas ni que cela fasse baisser le prix des soles, poisson sans valeur nutritive, ni que cela fasse monter le prix du hareng-saur, fécond en calories. Le même travail fait sur les viandes montre que quatre sous de boudin ou six sous de fraise de veau valent deux francs de gigot et trois francs de rognon. Les bouchers et les charcutiers tiendront-ils compte de ces magnifiques découvertes ? C’est peu probable. Et quant à l’homme qui mange, je crois qu’il continuera à cultiver à la fois le plaisir de manger et le besoin de se nourrir. Le plaisir, lui aussi, est un besoin, et ce n’est pas un des moins impérieux parmi ceux que ressent la nature humaine.

Philosophie de l’automobilisme §

Nous avons vu naître l’automobilisme ; nous avons vu l’accueil enthousiaste qu’il reçut à ses débuts, et qui dure encore. Un délire naquit, dont c’est à peine, si on prévoit, non pas la fin, mais l’apaisement relatif. Des écrivains sages, des esprits plutôt timorés, dès qu’il s’agit du moteur mécanique, entrent en folie. Il semble, à les entendre, que jamais l’humanité ne connut d’invention plus merveilleuse, et que ses destinées en ont été bouleversées soudain. Cette invention, cependant, n’est pas une invention, mais seulement l’application nouvelle d’une invention antérieure. L’automobile n’est qu’une locomotive plus compliquée en certaines parties, en d’autres plus simples. Elle n’a point, d’ailleurs, apporté dans les mœurs générales de changement appréciable. Cela se comprend aisément : venu à une époque démocratique, l’automobilisme est essentiellement aristocratique ou individualiste. Je ne dirai pas qu’il est antisocial ; mais enfin, il n’est pas social comme le chemin de fer. Le chemin de fer rapproche les hommes et les mène tous ensemble ; l’automobile les divise par petits groupes. Le chemin de fer dépense une force immense pour un résultat immense ; l’automobilisme dépense une force également immense (quoique bien moindre) pour un résultat médiocre. Les 600 chevaux-vapeur d’une locomotive rapide emportent facilement 600 personnes ; les 60 chevaux d’une automobile emportent six personnes. Le chemin de fer utilise sa force dix fois mieux qu’une automobile. L’automobile est un moteur de luxe, tout à fait analogue aux deux pur-sang qui promènent au bois une élégante victoria. Et, de fait, l’automobile n’est guère utilisé que par ceux qui utilisaient hier les pur-sang ou les trotteurs normands. Ses clients demeurent l’aristocratie de l’oisiveté et, pour une petite part, l’aristocratie commerciale.

Mais le système peut se perfectionner. Il rendra des services même aux transports en commun, des services très limités, mais réels. Aussi bien, ce n’est pas cela qui m’intéresse présentement dans la question. Je cherche à m’expliquer comment, dans un milieu démocratique, un système aristocratique de transports a pu susciter un tel enthousiasme et acquérir une telle vogue. Je ne fais pas de l’économie politique, mais bien de la psychologie.

Les chemins de fer, cette grande chose qui a modifié les mœurs, bien plus même que les principes de la Révolution, furent à leurs débuts fort mal accueillis. On a souvent rappelé l’opposition que leur fît M. Thiers. Cet homme peu clairvoyant admettait que les chemins de fer pussent servir à transporter quelques voyageurs curieux de nouveauté, « mais, messieurs, ajoutait-il dans un beau mouvement oratoire, cela ne remplacera jamais le roulage » ! Les écrivains étaient hostiles pour des raisons d’art. Victor Hugo gémissait de la hideur des locomotives. Il aurait voulu, au moins, qu’on les façonnât en forme de monstres de fer vomissant des flammes par leurs naseaux. Il ne faut pas lui en vouloir : il était romantique, et le propre des romantiques c’est de fermer les yeux à la beauté réelle des choses, pour admirer les chimères de leurs rêveries. Pour moi, qui suis venu plus tard dans la vie, je tiens les locomotives pour une des créations les plus émouvantes du génie moderne, et même pour une des plus esthétiques : leur beauté est dans leur force, leur utilité et leur précision. Les romantiques ne purent jamais comprendre cela. Théophile Gautier a écrit sur la locomotive une page bizarre, mais curieuse, où il la traite avec le dernier mépris, l’appelant un prétentieux chaudron, l’injuriant de toutes les manières, avec un pittoresque triste. Il détestait aussi les ingénieurs « qui abîment les paysages avec leurs chemins de fer », incapable de sentir que le viaduc de fer ou de pierre, donne au contraire au paysage une valeur nouvelle. Gérard de Nerval, allant en Allemagne, fit un grand détour, pour prendre, au lieu du chemin de fer de Strasbourg, d’antiques diligences qui fonctionnaient encore par des routes détournées.

Cet état d’esprit s’explique peut-être par une tendance commune à presque tous les écrivains : le besoin de se singulariser et de professer des opinions opposées à l’opinion courante. Les écrivains, en majorité, sont plus ou moins frondeurs. Il ne leur déplaît pas de braver le sentiment commun, d’autant plus qu’ils savent fort bien que l’on acquiert, par cette attitude distinguée, tout autant de popularité que par l’attitude conformiste, et quelquefois davantage. Il est bien évident qu’au temps où Théophile Gautier raillait les chemins de fer (c’était sous le second empire), la masse du public commençait à en apprécier vivement l’intérêt. On ne pouvait donc se distinguer de la foule qu’en professant un mépris décidé pour cette invention essentiellement démocratique. Prendre le chemin de fer, c’était imiter tout le monde. Théophile Gauthier dut sans doute s’y résigner plus d’une fois, car il était grand voyageur. Il se vengea de cette nécessité par des plaisanteries qui voulaient montrer qu’il n’était point complice du goût populaire. Je prends Gautier comme type de cette opposition toute littéraire, mais il ne fut pas le seul, de son temps, à poser pour l’ennemi du rail. J’en ai cité quelques autres, et l’on pourrait allonger la liste. On y mettrait, par exemple, Edouard Fournier, l’érudit paradoxal qui prétendait que si les Anciens, n’avaient pas construit de chemins de fer, c’était par dédain : « A quoi bon la vapeur et ses forces à ce monde où les bras esclaves ne manquaient nulle part et ne coûtaient presque rien ? » Voilà une opinion distinguée. Fournier ajoute que ces braves Anciens, si on était venu leur offrir la photographie, « ils eussent chassé de leurs villes ce magicien de la laideur humaine, après avoir brisé en mille pièces l’engin maudit qui ne fait grâce à l’homme ni d’une verrue ni d’une ride ». Voilà encore une opinion distinguée. Cependant, on la trouvera bête et on aura raison.

Les littérateurs ont pris leur revanche avec l’automobile, Ils s’en sont déclarés fanatiques par le même motif qui leur avait fait, cinquante ans plus tôt, réprouver les chemins de fer. Dans l’un et l’autre cas, ils ont pris parti contre la foule. Que la foule, dans les premiers temps surtout, ait été hostile à l’automobilisme, rien de surprenant, puisque cette invention, joujou de millionnaires, était parfaitement inutile à son bonheur. Elle est revenue à des sentiments plus justes à mesure que la machine nouvelle entrait dans la phase des applications populaires ; mais elle se rend toujours très bien compte, même si elle doit, à la longue, en profiter, que l’invention n’a pas été faite pour elle. Pendant cela, les écrivains s’ingéniaient, au contraire, à exagérer Futilité et ce qu’ils appelaient même les bienfaits de l’automobilisme. Le chemin de fer retomba dans le mépris qu’il avait connu jadis. A quoi bon les trains rapides, quand on peut, dans sa propre voiture, et en partant à l’heure que l’on choisit, parcourir dans le même temps, et même plus vite, la même distance ? Voilà une opinion encore plus distinguée que les précédentes. Elle n’a qu’un tort, c’est de mettre en balance l’utilité de quelques-uns et l’utilité universelle. En ce sens donc, elle est anti-sociale. Le chemin de fer est en effet une des formes les plus acceptables, les plus désirables même, du socialisme bien entendu, puisqu’il met à la portée de tous, sans aucun dommage pour personne, une très grande somme d’utilité. Rien de ce qui tend à en entraver l’exercice ne doit être accepté, ni surtout vanté, sans examen. Or, il n’est pas douteux que si la majorité des clients de la place de luxe dans les rapides désertait le train pour l’automobile, l’exploitation des rapides deviendrait onéreuse et par conséquent se ralentirait. Je ne crois pas que nous en soyons là, mais la mode de l’automobile est très forte ; si elle progresse, et elle progressera, on verra alors jusqu’à quel point elle a été nuisible au bien-être général. On découvrira peut-être que, par un ricochet que nous ne voyons pas, loin d’avoir été nuisible, elle aura été utile. C’est ce qu’il faut espérer, tout en se défendant des enthousiasmes extravagants aussi bien que des soupçons prématurés. Une invention nouvelle a presque toujours son genre d’utilité ; mais elle n’est pas nécessairement plus utile qu’une invention ancienne, ni plus belle, ni destinée à prendre sa place. Si toute conquête était balancée par une perte équivalente, le progrès matériel ne serait qu’une suite de soubresauts fatigants et démoralisants. L’intérêt de l’automobilisme, c’est qu’il répond très bien à des besoins particuliers et parfaitement déterminés. Mais il devra peut-être borner là son ambition. On doute qu’il devienne jamais un agent de civilisation doué, comme les chemins de fer, d’une merveilleuse et féconde puissance sociale.

Épicure conclut §

J’avais laissé sur ma table, avant de partir pour la mer, un livre que j’ai retrouvé avec plaisir, parce qu’il satisfait à la fois mes goûts littéraires et mes goûts philosophiques. Je l’ai ouvert machinalement, dans le désarroi du retour, et j’ai lu : « La forêt se moque des injures du temps, comme les cœurs où chaque matin s’allume l’espérance ne connaissent point la décrépitude sénile. » N’y a-t-il pas dans ce mot toute une philosophie, celle de la nécessité de la confiance dans la vie ? Cette flamme de l’espérance éclate, quand on ouvre les yeux, pareille aux premiers feux du soleil nouveau : des promesses de bonheur emplissent l’air de leurs odeurs fraîches ; les objets familiers ont l’air de sourire et de s’offrir à vous avec amour. Il y a de beaux réveils. Il y en a de lamentables et qui semblent des précurseurs du néant. On ne revoit le jour que pour le détester et loin d’accepter le retour de la vie, on lutte contre son étreinte, on voudrait se replonger dans la nuit du sommeil. Mauvais signe vital, quand ces réveils mornes deviennent fréquents. Qui ne revoit pas la lumière avec bonheur n’en est plus digne et la nature va peut-être le démontrer par un coup des plus affirmatifs. Au reste, si la vie est très belle pour qui peut en tirer toutes les sensations naturelles, que vaut-elle pour celui qui ne s’y crée plus qu’un : spectacle décoloré. Le sage trouve moyen de vivre pleinement sa vie et d’en jouir jusqu’aux dernières lueurs. Il n’a jamais de grands découragements, parce qu’il n’a jamais eu de trop grandes espérances ; il accommode ses pensées à la tonalité de la lumière du moment ; il ne désire que le fruit qu’il pourra cueillir, que la fleur qu’il pourra respirer, que la femme qu’il pourra aimer.

Le docteur Paul Hartenberg a fait le voyage de Grèce et il en a rapporté des Sensations païennes, qui sont également des conseils païens sur l’art de trouver le bonheur et de le conserver. Ce petit livre est de ceux qui viennent à propos. Les marchands de places de paradis ne nous tentent plus. Ils ont b eau avoir perfectionné leur étalage, nous passons devant sans même tourner la tête. Quand un Chinois veut faire un beau sacrifice aux dieux, il achète un beau papier doré sur lequel il y a écrit : cent millions de taëls, et il livre aux flammes, saintes de l’autel, avec une dévotion qui n’est pas exempte d’astuce, l’illusoire papier. Nous ne sommes plus capables de cette naïveté, même légèrement ironique. Nous ne pouvons plus, même en souriant, implorer les dieux. Nous ne leur demandons plus le bonheur ni pour cette vie ni pour l’autre, parce que nous avons fini par apprendre et qu’il n’y a pas de dieux et que la vie humaine, comme toutes les vies, est bornée à son évolution sensible et visible. Alors nous achèterons volontiers Sensations païennes avec l’argent que jadis nous aurions porté chez le marchand de places de paradis. Le docteur Hartenberg n’est pas un semeur de doutes. Sa philosophie est directe et positive. Il n’est pas de ceux qui viennent démolir un temple pour en reconstruire un autre avec les pierres des murs écroulés. Il n’est pas de ces hommes, détestables entre tous, qui, voulant ruiner les formes extérieures du christianisme, ses dogmes et ses rites, prétendent en conserver la morale et les préjugés. Il ne laisse pas subsister de lâches Peut-être, d’hypocrites Que sais-je ? Il expose franchement la seule philosophie qui puisse cohabiter dans une tête bien faite avec l’état de nos connaissances scientifiques.

En rêvant sous le ciel de l’Attique, par une douce nuit étoilée, sa pensée se reportait aux temps où le rêve qui montait vers ces mêmes, étoiles était celui d’un Platon, d’un Aristote, d’un Epicure. C’est ce dernier nom qui l’arrête, le fixe et l’inspire. « Celui de tous ces illustres rêveurs nocturnes auquel je songe avec le plus de recueillement est ce magnifique Epicure, le philosophe si profondément humain, qui sut établir, sous le scintillement de ces astres, la conception la plus judicieuse et la plus raisonnable que l’intelligence antique ait jamais imaginée. » J’aime qui aime Epicure. Je considère qu’aimer ce beau philosophe c’est faire preuve de hardiesse et de noblesse d’esprit. Platon fut un grand poète et Aristote un grand savant. Epicure seul mérite le nom de constructeur philosophique.

Cette construction, si longtemps incomprise, la philosophie d’Epicure, était si solide et si logique, si prophétique, qu’elle concorde, à cette heure, avec les résultats de nos recherches et de nos expériences. La théorie atomique, nous dit le docteur Hartenberg, les grandes lois de la sélection et de l’hérédité, les principes de psychologie positive, les aspirations à l’affranchissement intellectuel, tout le système d’Epicure, nous l’admettons aujourd’hui. Il faut également admettre sa morale pratique. Le principe de cette morale n’est pas le devoir, idée que les chrétiens empruntèrent, sans la bien comprendre, aux stoïciens, c’est le plaisir. N’entendons par ce mot ni rien de trop grossier ni rien de trop subtil. Le plaisir de vivre, de jouir de toutes les activités conscientes ou inconscientes auxquelles se prête notre corps. Mépriser le corps pour exalter on ne sait quel principe spirituel qui ne peut avoir ses racines que dans le corps même, une si folle idée ne vint jamais à Epicure. Il était trop bon physicien pour ignorer qu’un corps malsain ne peut produire un esprit sain. Et, pareillement, il avait sans doute deviné qu’un organisme parfaitement bien équilibré en toutes ses parties ne pourrait produire que des pensées sages, que des actes utiles. Nos maladies morales ne sont jamais que les signes visibles, les symptômes d’une maladie physique intérieure, généralement localisée dans le cerveau. C’est pour cela qu’Epicure attribuait une importance primordiale aux fonctions corporelles et d’abord à la fonction de la nutrition, qu’il appelle la « fonction du ventre », dans sa langue scientifique encore incertaine.

Il est bien évident que, du jour où l’homme a acquis la certitude que la vie présente est la seule sur laquelle il puisse compter, il ne lui a plus été possible de donner à cette vie si brève d’autre but que le bonheur. Mais le mot de but est très mauvais puisqu’il suppose que la vie est une course vers un poteau qu’il faut s’efforcer d’atteindre. Ce n’est pas ce qu’entendait Epicure. Ses conseils visent le moment présent, l’avenir le plus rapproché. Il ne nous dit pas avec ironie : sois malheureux d’ abord pour être heureux plus tard. Il nous dit : arrange-toi avec la vie de chaque jour, de manière à en tirer tous les plaisirs qu’elle contient. Sers-toi pour cela de tous les sens que la nature t’a donnés. N’en néglige aucun. Apprends à jouir de la lumière et des aspects divers, toujours changeants, qu’elle donne aux objets qu’elle entoure. Apprends à écouter les harmonies de la nature. Apprends à goûter la douceur des nourritures qui te réconfortent. Apprends aussi, quand tu cèdes à l’amour, à bien utiliser ces minutes divines pour la plus grande joie possible de ta sensibilité. En un mot, apprends à vivre dans le présent, apprends à savourer la vie. Ces conseils sont-ils bons pour tout le monde, pour les humbles comme pour les puissants, pour les pauvres comme pour les riches ? Oui, assurément, car si chacun les suivait, la vie se ferait plus simple, plus douce, plus humaine. Le riche épicurien, bien décidé à être complètement heureux, souffrirait-il la misère autour de lui, consentirait-il, pour s’enrichir encore, à exploiter les besoins des autres hommes ? Ce serait n’avoir rien compris aux principes de cette telle et sage philosophie. : Le docteur Hartenberg, après avoir exposé la doctrine d’Epicure en des pages qui m’ont été un prétexte à philosopher à mon tour, prend la parole vers la fin de son petit volume, pour nous dire combien il aurait aimé à être un de ces maîtres antiques qui versaient la bonne parole dans de jeunes oreilles attentives. Le chapitre est beau et des plus émouvants. Nous y trouvons l’ébauche, très séduisante pour un libre esprit, d’une véritable philosophie scientifique. C’est la belle doctrine d’Epicure mise ; au ton de la sensibilité moderne. C’est l’amour de la vie tel que l’éprouve un homme qui ne sépare pas dans ses préoccupations la science, l’art, l’humanité et la noble tendresse qui gonfle les cœurs sains. Son dernier mot est d’une grâce qui m’enchante : « Et si parfois on est triste, on se console en respirant les roses. » Douces et sages sensations païennes !