Émile Hennequin

1888

La critique scientifique

Édition de Thierry Roger
2014
Source : Hennequin, Émile, La critique scientifique, Paris,Perrin et Cie, Libraires-éditeurs, 1888
Ont participé à cette édition électronique : Pascale Langlois (Édition XML/TEI), Vincent Jolivet (encodage TEI) et Frédéric Glorieux (encodage TEI).

Préface de l’édition critique §

 

Une « histoire des idées de littérature », fidèle aux clivages théoriques majeurs d’une époque, comme aux différents modes de couplage entre la création littéraire et la série des discours susceptibles de l’éclairer du dehors, ne saurait se passer de la figure en silhouette d’Émile Hennequin (1858-1888), poète, théoricien, critique, traducteur, brutalement disparu à trente ans, laissant une œuvre en miettes, et en friche, recueillie de manière posthume sous la forme de trois livres publiés chez Perrin : La Critique scientifique (1888), Écrivains francisés (1889)I, et Quelques écrivains français (1890)II. Brillant et prometteur, cet esprit encyclopédique qui évolua dans des milieux littéraires et journalistiques situés au carrefour entre naturalisme déclinant et symbolisme ascendant, n’eut pourtant rien d’un « maudit ». Il marqua son temps avec fulgurance, avant de sombrer dans l’oubli, et d’être quelque peu redécouvertIII dans les années 1960-1970, à cause de ce projet de « critique scientifique » que nous allons présenter à grands traits, après avoir donné quelques indications biographiques sur son jeune auteur.

Hennequin, figure méconnue du cosmopolitisme fin-de-siècle §

Nous pouvons esquisser un portrait d’Émile Hennequin en croisant quelques rares témoignages laissés par ses amis, ou par des contemporains attentifs à ses publications, avec la poignée de lettres dont nous disposons le concernant. Suisse d’origine, il vint s’installer à Paris en 1880IV, et exerça la fonction de traducteur auprès de l’Agence Havas. Il fit d’abord partie du groupe de la « revue verte », à savoir la Revue littéraire et artistique (1879-1882), dirigée par Jean de la Leude, réunissant entre autres, Zola, Coppée, Céard, Huysmans, mais aussi Édouard Rod, Harry Alis, Édouard Deschaumes, Eugène Le Mouel, Gabriel Sarrazin, et Théodore Avonde. À cette époque, Hennequin prend en charge la critique d’art de la revue, défendant l’impressionnisme, tout en émettant des réserves sur cet art qui consiste à « ne peindre que ce qu’on voitV », ou bien célébrant la naissance d’un grand « maître » en la personne d’Odilon Redon, rangé dans la classe des « esprits décadentsVI ». Ensuite, il deviendra le collaborateur régulier de la Revue indépendante première époqueVII — celle de Fénéon, mais aussi de la Nouvelle RevueVIII, du Temps, et enfin de l’éphémère Revue contemporaine d’Adrien Remacle et d’Édouard Rod (1885-1886)IX, qui publia la majeure partie de ses textes théoriques et critiques. Ajoutons, que la notice d’hommage de la Nouvelle Revue nous apprend qu’il signa certains de ses textes du pseudonyme de « Frédéric GallotX ».

Émile Auriant nous apprend en outre qu’il tenait un salon au 34 de la rue de Fleurus, et qu’il était « écouté comme un jeune maîtreXI ». Son ami et compatriote suisse Édouard Rod le présente comme un « séduisant causeurXII », et aux dires d’Auriant encore, Maupassant vit en lui « l’une des intelligences les plus hautes, les plus claires, les plus curieuses de ce temps », exemple de ceux qui forment « la race des penseurs pursXIII ». Hennequin écrivait à Rod le 5 octobre 1886 : « je suis seul à désirer tout lireXIV ». De fait, on insiste, tel Mirbeau encore, sur sa puissance intellectuelle, qui l’égalerait aux plus grands esprits bâtisseurs de systèmes :

Il n’avait pas trente ans, et je connais peu d’hommes — même parmi les plus illustres — dont le savoir fut aussi vaste et dont l’esprit, hanté des plus hautes spéculations de l’entendement humain, fût aussi lumineux et puissant. Dompteur d’idées, historien impassible des arcanes de la vie, il était de la race intellectuelle des Spencer, des Bain, des Taine, supérieur en cela que chez lui, le savant n’avait point étouffé l’artiste ni le poète, au contraire. Je crois bien qu’il était — chose rare — arrivé à l’art par la science, car il n’y avait rien, dans le domaine de la pensée, de l’imagination, de l’activité cérébrale, dont il n’eût raisonné les origines, recherché les causes, pesé les analogiesXV.

De même, en août 1888, tout en publiant l’article qu’il était en train de composer au moment de sa mort, la « Direction » de la Nouvelle Revue fait cet éloge, jamais cité à notre connaissance :

Émile Hennequin ne sera pas remplacé à la Revue ni au Temps, et nulle part où il a écrit. L’originalité de son esprit était si grande qu’on pouvait lui prédire, non seulement la première place dans la critique contemporaine, mais encore la puissance d’en renouveler peut-être et certainement d’en modifier les principes, le procédé et le but. La perte que les lettres ont faite en perdant Émile Hennequin est irréparable. C’est avec une émotion profonde que nous disons adieu à ce jeune, l’un de ceux que la Nouvelle Revue s’enorgueillissait de voir grandirXVI.

Ce jugement se trouve également sous la plume de Jules Huret, dans l’introduction qu’il donne à sa fameuse « enquête sur l’évolution littéraire » qui, entreprise en 1891, ne peut que laisser dans l’ombre, à regret, celui qui fut « unanimement reconnu comme le plus considérable des jeunesXVII ».

À sa mort, Mallarmé écrivait de même à Victor Margueritte : « J’aimais Hennequin comme une des seules intelligences de ce temps ; et l’homme, avec qui j’ai éprouvé la plus vive joie de parler : il avait une acuité délicieuse de vision et quelle enveloppe charmante à tout cela, sa cordialité fineXVIII ». Précisons que l’auteur de la Critique scientifique était entré en contact avec l’auteur d’Hérodiade en 1882, au moment où il venait de faire paraître une traduction des contes de PoeXIX que Baudelaire n’avait pas présentés aux lecteurs français, précédée d’une « Vie d’Edgar Allan PoeXX », que Mallarmé s’empressa de saluer. Il y vit une étude biographique très personnelle, en rien esclave des documents livrés à l’époque par John Ingram, montrant le poète américain « pour la première fois tel qu’il futXXI ». Mallarmé accueillit aussi de manière très favorable son analyse de l’œuvre de Poe que publia la Revue contemporaine le 25 janvier 1885, reprise dans Écrivains francisés. Il demandait à Ingram s’il avez « lu la magnifique étude récente d’Hennequin sur PoeXXII », et louait le critique suisse d’avoir été capable de faire surgir dans ces pages, à partir des textes seuls, nous allons y revenir plus loin, la véritable figure de l’auteur du Corbeau, que l’on percevait « là, authentiquement, dans un cercueil de strict ébène, aux poignées précieusesXXIII ».

Il faut insister en effet sur cette entrée d’Émile Hennequin dans le champ littéraire par l’entremise de la traduction d’une part, et d’une réflexion sur la méthode de composition héritée du poète américain d’autre part. Ce double geste contient l’idée directrice de tout son programme critique, qui consistera à insister sur le caractère fondamentalement relatif de la valeur littéraire, comme sur la dimension internationale du fait littéraire, pour aboutir à un renversement du déterminisme tainien, substituant une théorie de l’effet à une théorie du milieu. Ajoutons que Mallarmé, très critique lui aussi vis-à-vis des thèses de Taine, estimant, avant Proust, que le « moi littéraire » doit être distingué du « moi social »XXIV, écrivait à son jeune correspondant, à propos de son étude sur Poe de 1885 :

Votre opération de l’esprit m’apparaît là indiscutable ; et la brièveté du procédé […] est bien moderne. Vraiment, oui, avec cette décision lucide dans le choix des faits typiques, tous pris dans l’œuvre (qui nous révèle l’homme mieux que tout), on n’a que faire de s’embarrasser des moyens ordinaires de la critique historique, milieux, précédents, etc., etcXXV.

Cependant, dans la théorie présentée dans l’essai de 1888, Hennequin, fidèle à une conception unitaire du sujet, maintien la continuité biographique entre le moi et l’œuvre. Il tomberait donc sous le coup de la critique mallarméenne. Comme on va le voir plus loin, contrairement à ce que laisse présager ces lignes de 1885, le critique suisse ne propose pas une approche strictement interne de l’œuvre.

Hennequin, théoricien scientiste §

La Critique scientifique, publiée en volume en 1888, parut d’abord par extraits dans la Revue contemporaine d’Adrien Remacle, dans les numéros d’avril, de mai, et de juin 1886XXVI. Il existe quelques petites variantes entre les deux versions du texte. Les pages données à la revue constituent une sorte de matière première que le livre organisera davantage, de façon à aboutir un ouvrage particulièrement hiérarchisé et architecturé, qui adopte par son mode de composition même une forme logique et « scientifique ». Une telle orientation critique avait trouvé sa tribune. Dès sa parution en janvier 1885, la Revue contemporaine, à l’image de son titre, affichait un programme ouvert aux réflexions les plus modernes, tout en revendiquant un certain « éclectismeXXVII ». Ne cachant pas son exigence de qualité, aristocratique, elle visait « le suffrage de ceux qu’il leur plaît de considérer comme l’élite ». La Rédaction ajoutait : « la revue réclamera du Roman, de la psychologie, de la vérité, de la passion, ou de la grandeur, la Critique sera ou scientifique sur les traces de Taine, ou esthétique sur celles de Sainte-Beuve ; la Poésie sera de la poésieXXVIII ». Ainsi, ces trois articles contribuent à construire fortement l’identité éditoriale de la revue qui, en retour, situe et inscrit ce travail dans un processus historique, comme le souligne Rod en 1885 : « il semble qu’en ces temps derniers, la critique tende à devenir de plus en plus scientifique : les Essais de M. Paul Bourget, et les si remarquables analyses de notre collaborateur M. Hennequin la poussent dans cette voieXXIX ». De plus, c’est encore dans la Revue contemporaine, que Charles Henry fait paraître son « Introduction à une esthétique scientifiqueXXX », dont le programme épistémologique (« science du rythme » ; « principes d’esthétique mathématique et expérimentale » ; « esthétique des lignes » ; « esthétique des couleurs ») peut être rapproché de celui d’une « critique scientifique » appliquée à la littérature. Au même moment, dans le sillage des travaux des physiologistes Brücke (Principes scientifiques des Beaux-Arts, 1878) et Helmholtz (Optique physiologique, 1867), le physicien américain Ogden Nicholas Rood élabore une « théorie scientifique des couleursXXXI », tandis que Léon Dumont propose une « théorie scientifique de la sensibilité », qui doit aboutir à une « science du plaisir et de la douleurXXXII », autant d’horizons qui sont aussi ceux d’Émile Hennequin, lecteur de Rood et de Dumont, dans un contexte de rationalisation, de modélisation et de quantification de l’exercice de toutes les facultés humaines.

En effet, ce livre paraît en plein âge d’or du scientisme littéraire, qui se caractérise, conjointement et simultanément, par un devenir scientifique de la littérature et de la critique, reposant sur une série de transferts conceptuels et méthodologiques opérés à partir du grand modèle dominant livré par les sciences de la nature. Depuis Taine, dans le sillage du projet beuvien d’une « histoire naturelle des esprits », on assiste de fait à une véritable conversion de l’activité critique, que l’on cherche à arracher à son statut de simple « genre littéraire ». Au même moment, avec le naturalisme cautionné par le déterminisme tainien et la méthode expérimentale de Claude Bernard, le « document humain » fait son entrée en littérature. Cette situation épistémologique neuve se voit ainsi résumée en 1890 par Brunetière, autre grand penseur et acteur, comme l’on sait, de ce moment scientiste : « après l’histoire, et après la psychologie, c’était la science, toutes les sciences ensemble, pour ainsi dire, qui s’introduisaient dans la critiqueXXXIII ». De même, Félix Fénéon, en 1884, à l’époque de la première Revue indépendante, qui s’ouvrait sur une apologie du « matérialisme » et de la scienceXXXIV, écrivait ceci : « nous voulons, autant que possible, faire de la critique analytique, scientifique, à l’exclusion de la critique lyriqueXXXV ». C’était en effet une revue de transition, qui, selon Fénéon toujours, réunissait « naturalisme défaillant et symbolisme naissantXXXVI », ce que confirme encore Camille Mauclair, qui ne manque pas de rendre hommage en passant au jeune critique suisse : « On y admettait encore les doctrines naturalistes, mais mitigées de “scientisme” selon Émile Hennequin, critique sérieux et intelligent dont un accident a brisé prématurément la carrièreXXXVII ».

La Critique scientifiqueXXXVIII entend jeter les bases épistémologiques d’une scienza nuova, baptisée « esthopsychologieXXXIX », et entendue comme « science des œuvres d’art considérées comme signesXL ». À suivre « l’Avant-Propos », le changement de paradigme qui affecte l’activité critique doit aller de pair avec une refonte terminologique : la « critique scientifique », promue « objective », n’est plus de la critique au sens classique du terme ; elle doit être rebaptisée, conformément à ce projet visant à en finir avec le jugement de goût : « le premier de ces genres peut conserver son appellation primitive puisqu’il est tout d’appréciation ; quant au second, il serait bon qu’on se mît à le désigner par un vocable propre ». Le modèle retenu ici par Hennequin est la nouvelle psychologie dite « scientifique », qui alors en train de s’affirmer, contre la vieille métaphysique des facultés de l’âme, sur des bases physiologiques et expérimentales. Cet ouvrage de 1888 doit être replacé dans ce moment d’autonomisation et d’institutionnalisation de la psychologie en France, réalisé autour de la figure de Théodule Ribot, qui fonde, comme l’on sait, l’étude du psychisme sur l’analyse de ses déviances et de ses dysfonctionnements (« psychologie pathologique »)XLI. Il est important de signaler que le jeune critique suisse, dans son ambition de « tout lire », se tient informé des publications les plus récentes en la matière, aussi bien dans le domaine anglais, allemand, que français. Il se fait ainsi l’écho pour la Revue contemporaine, en complément, ou plutôt en contrepoint de son activité d’analyste de la littérature, des derniers acquis de la recherche sur le fonctionnement du psychisme humain. Ainsi, dans le numéro de février 1885, il évoque les Maladies de la volonté de Théodule Ribot, puis Les Émotions et la volonté d’Alexander Bain ; en novembre de la même année, il présente au lecteur français les Éléments de psychologie physiologique de Wundt. En mars 1886 enfin, il résume à grands traits La Psychologie du raisonnement d’Alfred Binet. Ajoutons qu’il entra en contact avec le psychiatre de la Salpêtrière Charles Féré pour lui demander de faire des expérimentations à partir de l’hypnose, sur les modes inconscients d’acquisition du langage, comme en attestent ces lignes tirées de son étude sur Flaubert : « nous avons prié M. Charles Féré, de la Salpêtrière, de faire des expériences sur des hypnotiquesXLII ».

Le système explicatif dominant est emprunté à l’évolutionnisme d’Herbert Spencer, dont l’autorité intellectuelle oriente la majeure partie des analyses du livre, ce qui n’empêche pas la présence de fortes critiquesXLIII. Le nom même d’« esthopsychologie » est formé à partir du concept spencerien d’« aestho-physiologieXLIV », transposé. Mais, soulignons-le, cet évolutionnisme ne se voit pas exploité ici à des fins historiques, comme chez Brunetière, Huret, ou Gourmont, dans le but de décrire le devenir de la littérature, en substituant une évolution littéraire à une histoire littéraire. Le critique suisse hérite de Spencer une définition ludique de l’activité artistique, venant corroborer la proposition kantienne de l’autotélisme. Surtout, dans le cadre d’une sociobiologie, il se sert de la « loi d’évolution » pour réfuter la thèse tainienne de l’influence du « milieu » sur les œuvres. Enfin, comme nous allons le préciser, son approche tripartite du fait littéraire (esthétique / psychologique / sociologique) rappelle le système spencerien des trois « principes » (biologie / psychologie / sociologie).

Quant au mode d’approche de l’œuvre d’art que choisit Hennequin, il provient de Taine, et en particulier de la fameuse préface à l’Histoire de la littérature anglaise de 1863. L’œuvre doit être envisagée non en elle-même, mais comme document, indice, trace, empreinte, signe ; l’œuvre, véritable « psychologie vivante », doit conduire à la description d’une « psychologie des peuples ». Hennequin rejoint ici Bourget, dont les Essais de psychologie contemporaine, qui se voient pourtant assez vite écartés dans l’Avant-propos de la Critique scientifique, doivent être mis en parallèle avec ce programme d’« esthopsychologie ». Rappelons ces lignes tirées de « l’Avant-Propos » de 1883, qui apparentent les deux projets, Bourget et Hennequin refusant tous les deux de s’inscrire dans une tradition critique de type appréciative ou normative :

Le lecteur, en effet, ne trouvera pas dans ces pages, consacrées pourtant à l’œuvre littéraire de cinq écrivains célèbres, ce que l’on peut proprement appeler de la critique. Les procédés d’art n’y sont analysés qu’autant qu’ils sont des signes, la personnalité des auteurs n’y est qu’à peine indiquée […]XLV.

Comme le critique suisse, Bourget s’intéressera aux effets des œuvres sur une génération littéraire, à travers le phénomène que Jules de Gaultier conceptualisera peu après sous le vocable de « bovarysme ». Mais tandis que l’un diagnostique un cas d’« intoxication littéraire », l’autre ne voit qu’un processus social normal d’imitation suggestive engendré par « l’innovation » venue d’un « homme supérieur », l’artiste.

Dès lors, chez Hennequin, cette esthopsychologie se verra déclinée de manière triadique. Du point de vue « esthétique », l’œuvre est un ensemble de signes destinés à produire des émotions d’un genre particulier, de nature justement esthétique, puisqu’elles sont dissociées d’une action pratique ; du point de vue « psychologique », elle est signe des émotions et des idées de l’artiste ; enfin, du point de vue « sociologique », elle est signe du groupe de ses admirateurs : tels sont les trois grands domaines que cette « critique scientifique » se propose d’examiner. Par conséquent, si le point de départ est donné par l’auteur de L’Intelligence, le point d’arrivé sera inversé. Comme l’auront noté les contemporains, l’apport proprement personnel et neuf du livre réside dans ce renversement du déterminisme tainien, qui envisage dès lors la causalité du « milieu » et de la « race » comme une pure hypothèse invérifiable. Pour Hennequin, les effets d’un texte ou d’un tableau, à l’inverse, sont des faits positifs. C’est dans cette direction que la « science des œuvres d’art » doit mener ses enquêtes. Ainsi, Hennequin verra dans l’artiste, de manière aristocratique, un « homme supérieur », proche du chef de guerre. C’est un « génie » ou un « grand homme », capable de grouper autour de lui des êtres psychologiquement « similaires » ou « inférieurs », dès lors que l’on analyse le fait social comme un phénomène dissymétrique de « suggestion » ou d’« hypnose », conformément au modèle psychosocial proposé à la même époque par Gabriel Tarde. L’auteur des Lois de l’imitation constitue en effet l’autre grand maître à penser d’Émile Hennequin, à côté de Spencer et de Taine. Ainsi, de proche en proche, cette « esthopsychologie » constitue bel et bien une psychologie totaleXLVI : psychologie des émotions artistiques, psychologie de la création artistique, et psychosociologie des relations intersubjectives entre l’artiste et son public. De fait, pour Hennequin, l’artiste, parce qu’il intensifie et exemplifie les facultés psychiques communes, constitue un excellent terrain d’investigation du cerveau humain. L’« esthopsychologie » pourra enrichir la psychologie générale d’un côté, et jeter les bases ensuite d’une « histoire » de l’humanité pensante, comme d’une « anthropologie ». Le programme théorique s’achève sur un tel élargissement épistémologique. Rod nous apprend d’ailleurs que le but ultime des recherches de son ami était la vaste entreprise d’une « histoire du XIXe siècle en FranceXLVII ».

Ce primat du psychologique se rencontre à la même époque dans le champ de la création littéraire avec le courant du « psychologisme », étudié par exemple en 1889 par Gabriel Sarrazin dans la Nouvelle RevueXLVIII, identifié comme une des gras tendances nouvelles dans l’enquête de Jules Huret sur « l’évolution littéraire » de 1891, à côté du « symbolisme ». Par réaction au naturalisme, trop enfermé, estimait-on, dans l’observation du « fait extérieur », cette littérature moins « matérialiste », incarnée par un Bourget ou un Barrès, contemporaine de la publication par Eugène Crépet des « Journaux intimes » de Baudelaire (1887) et de l’exhumation de Stendhal, analyse l’homme « par le dedans », pour reprendre les formules consacrées de l’époque. Précisons que la « psychologie » est un mot-drapeau que l’on agite aussi dans le domaine de la pensée historico-politique. Ainsi, la Nouvelle Revue à laquelle collabore Hennequin comme on l’a vu, publie à cette date des Essais de psychologie politique dus au marquis de CastellaneXLIX.

De plus, quand on cherche, comme le fait Hennequin, à expliquer l’esprit humain par l’œuvre d’art, on bascule complètement dans la psychologie, ce que Brunetière ne manquera pas de condamner, comme nous allons le voir plus bas. Il est alors important de noter que la descendance principale de ce programme doit d’abord être repérée dans le champ de la psychologie clinique qui se développera à partir des années 1890L. Un certain nombre de psychologues ou de médecins voient en effet dans l’artiste un type humain exemplaire. C’est Édouard Toulouse qui scrute le « crâne de verre » de ZolaLI, ou encore Alfred Binet qui esquisse une « psychologie de la création littéraire » à partir de l’observation clinique des dramaturges de son tempsLII. Il faudrait bien évidemment mentionner aussi toutes les entreprises psychopathologiques, et en particulier les thèses de médecine, qui, dans le lointain sillage du Problème XXX, 1 d’Aristote, ont associé le génie à la folie, ou à la névrose. Hennequin, attentif à ces questions, est également le contemporain de Lombroso et de NordauLIII.

Réception de La Critique scientifique §

Le livre d’Émile Hennequin a pu constituer un événement littéraire lors de sa parution ; Rod nous apprend qu’il suscita de « vives discussionsLIV ». De fait, il fut d’abord longuement analysé et discuté par BrunetièreLV, qui s’y réfèrera d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses articles de la Revue des Deux Mondes de cette période. Ainsi, par exemple, en 1889, l’auteur de L’Évolution des genres éreinte une parution récente consacrée au problème du « réalisme », à ses yeux très mal informée, en recommandant la lecture de l’essai de 1888 : « il eût pu lire aussi le livre plus récent, La Critique scientifique de M. Émile Hennequin, riche de fonds, curieux et suggestif, sous sa forme laborieuse et singulièrement tourmentéeLVI ». Le mois suivant, il rend compte de la publication des Écrivains francisés, et revient sur le livre théorique, « un peu mêlé, un peu paradoxal, un peu obscur, mais d’ailleurs si curieux ». La thèse se voyait résumée, et il ajoutait : « l’observation était bien simple, mais on ne n’avait pas encore faiteLVII ».

Pour le dire vite, Brunetière souscrit très volontiers au renversement du déterminisme tainien que propose Hennequin, et salue la nouveauté de cette thèse des « analogues de l’artisteLVIII ». On peut aller plus loin, et soutenir qu’il fait sienne et assimile ces vues, en les intégrant immédiatement dans les neuf leçons de son Évolution de la critique depuis la Renaissance jusqu’à nos jours qui, sans citer l’auteur de La Critique scientifique, semblent dialoguer implicitement avec lui, en abordant des questions identiques. Ainsi, à propos des rapports entre littérature et société, il note que désormais la critique moderne montre que l’œuvre est « expressive » de quelque chose de plus qu’elle-même ou que son auteur, pour devenir signe d’une « époque », ou d’une « famille d’esprits » qui l’admireLIX. Mais Brunetière, adepte d’un scientisme restreint — « pour n’être pas une science, la critique n’en a pas moins ses méthodesLX » — rejette le scientisme radical de son jeune critique, accusé de confondre les « sciences naturelles » et les « sciences morales », de cultiver une « superstition nouvelle », et d’oublier que la critique a pour tâche de juger les œuvres, et pas seulement de les classer ou de les interpréter. Quant à l’attention portée par Hennequin aux effets psychosociaux multiples des œuvres, elle se voit rabattue ici sur un « relativisme » et un « individualisme » inacceptables pour quiconque se réfère à des normes universelles. Brunetière reproche ensuite à Hennequin d’occulter une part capitale du fait littéraire, à savoir l’histoire interne de ses formes. On ne peut enfermer l’œuvre dans son statut, instrumental et extralittéraire, de signe. L’homme de la Revue des Deux Mos conclut son article non sans ironie, en suggérant qu’un tel programme, subordonnant la critique à la psychologie, n’a plus rien de proprement littéraire : « M. Hennequin aime trop la littérature pour faire lui-même de “l’esthopsychologieLXI” ». C’est ainsi que dans le cadre de son panorama de « l’évolution de la critique », il fera sa propre réfutation de Taine, reprenant une partie des arguments de son jeune collègue, tout en développant une thèse personnelle, annonçant les réflexions des formalistes russes, celle de l’action « des œuvres sur les œuvresLXII ».

Mais l’essai programmatique de 1888 connut des lecteurs plus foncièrement enthousiastes. En effet, Hennequin fut lu attentivement par le philosophe Jean-Marie Guyau, qui en fit un interlocuteur privilégié dans son Art du point de vue sociologique de 1889, lors d’une réflexion sur les « causes du génieLXIII ». C’est encore ce sujet, la « psychologie du génie », qui amènera Léon Paschal à consacrer trois pages à Hennequin dans son livre de 1910LXIV. Cette réfutation du déterminisme tainien a des répercussions à l’étrangerLXV. Un professeur d’histoire de la philosophie de l’Université de Rome, Giacomo Barzellotti, fait en 1900 de Hennequin le grand adversaire de Taine, toujours sur ce terrain de la nature du génie artistique : « le plus notable de ses contradicteurs me paraît être Émile Hennequin, dans son volume publié en 1888 sous ce titre : La critique scientifique. C’est un des livres les plus importants qui aient été écrits en France sur ce sujet ces dernière annéesLXVI ».

Puis Hennequin connut assez vite un certain purgatoireLXVII. À notre connaissance, il ne réapparaît pas de manière très forte avant les années 1930. Albert Thibaudet, lorsqu’il fit en 1933 la description de cette « critique de soutien » qui anima de son souffle les années 1880, contribua à exhumer le nom d’Émile Hennequin, tout en rappelant le rôle cardinal qu’il joua : « plusieurs revues, cependant, ont fortement compté par la personnalité de leur critique ordinaire. Une histoire doit retenir cinq de ces critiques ordinaires : Hennequin, Morice, Wyzewa, Gourmont, BlumLXVIII ». Le critique de la NRF ajoutait :

Émile Hennequin, qui mourut en 1888, d’un accident, avant la trentaine, fut le critique de la Revue contemporaine, qui ne dura que deux ans. Cette revue servait d’organes à de jeunes idéalistes, assez proches des romantiques allemands, à tendances mystiques et qui attendaient beaucoup du « rêve » […] : Adrien Remacle, Mathias Morhardt, Gabriel Sarrazin, et même Huysmans et Édouard Rod. Suisse, né en Italie, ayant fait ses études à Genève avec Amiel pour professeur, familier de la philosophie allemande et de la poésie anglaise, Hennequin prétendait entrer dans la critique avec une cuirasse de théories […]LXIX.

Cependant, Thibaudet poursuivait cette présentation en brossant le tableau d’un échec, celui d’une « critique esthétique », trop spéculative et trop théoricienne, mordue par la chimère de « l’Art » et des idées générales, délaissant la réalité rugueuse des œuvres individuelles : « les théoriciens ont échoué, les essayistes ont réussiLXX ». À ses yeux, l’orientation « scolastique » des Hennequin, des Morice et des Wyzewa constituait une impasse ; seuls Gourmont et Blum restaient lisibles pour un lecteur des années 1930. De fait, Hennequin par exemple, avec son programme de « critique scientifique », ne léguait pour Thibaudet qu’une curiosité intellectuelle sophistiquée, « un échantillon antédiluvien de critique ganoïdeLXXI », et ne faisait, éternel disciple, que renverser les thèses de son maître Hyppolite Taine : « Hennequin se montrait soucieux surtout de prendre le contre-pied des théories de Taine, de lui ressembler (non par le style, hélas !) en disant le contraire de ce que disait TaineLXXII ».

Vinrent ensuite les travaux de l’École de Constance. Un tel programme à coloration sociologique, centré sur la question des effets de l’œuvre d’art, retrouva alors toute sa fécondité heuristique, indépendamment du scientisme, plus ou moins naïf à nos yeux entrés dans l’ère de tous les soupçons, dont il pouvait se parer.

Avant-propos §

De son origine à son état actuel, la critique des œuvres d’art accuse dans son développement deux tendances divergentes, dont on peut aujourd’hui constater l’antagonisme. Il convient de ne plus confondre des travaux aussi différents que la chronique d’un journal sur le livre du jour, les notes bibliographiques d’une revue, les feuilletons qui racontent le Salon ou les pièces de la semaine, et certaines études, par exemple, de M. Taine, un chapitre de RoodLXXIII sur la peinture, les recherches de PosnettLXXIV sur la littérature de clan, de Parker sur l’origine des sentiments que nous associons à certaines couleurs, de RentonLXXV et de BainLXXVI sur les formes du style. Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent, comme on sait, un tout autre but, tendent à déduire des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois organiques ou historiques les émotions qu’elle suscite et les idées qu’elle exprime. Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes étudiés sans partialité et sans choix. Le premier de ces genres peut conserver son appellation primitive puisqu’il est tout d’appréciation ; quant au second, il serait bon qu’on se mît à le désigner par un vocable propre ; celui d’esthopsychologieLXXVII pourrait convenir à un ordre de recherches où les œuvres d’art sont considérées comme les indices de l’âme des artistes et de l’âme des peuples ; mais ce mot est incommode, disgracieux ; nous nous excusons de l’employer parfois et nous le remplacerons le plus souvent par le terme critique scientifique que nous opposons à critique littéraire dans un sens à préciser.

La critique scientifique — Évolution de la critiqueLXXVIII §

La critique littéraire qui a débuté aux temps modernes et en France par les examens de Corneille et de Racine, par Boileau et Perrault, apparut comme un genre distinct dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans ce pays, avec La Harpe et les Salons de Diderot, en Angleterre avec Addison, en Allemagne avec Lessing. Elle fut l’examen des écrits classiques ou contemporains, selon le goût de celui qui entreprenait d’en parler, et encore selon le goût d’une coterie et selon certaines traditions. En assumant publiquement son rôle, le critique prenait pour admis que son verdict représentait non seulement son opinion personnelle, mais celle de nombreux lecteurs, et quand il manifestait son approbation ou sa désapprobation à l’endroit de l’œuvre dont il discutait, il avait soin de s’en rapporter aux règles, c’est-à-dire, en définitive, aux appréciations plus générales de critiques antérieurs, et en dernier lieu, à Aristote. Ecrire sur un livre revenait donc à dire : ce livre plaît ou déplaît à son juge, comme il plaît ou déplaît à beaucoup de gens qui partagent habituellement son avis, comme il aurait plu ou déplu à certains auteurs respectables, en vertu d’une hypothèse confirmée par tel ou tel passage de leurs écrits.

Ce genre de critique littéraire dont il fallait déterminer exactement l’objet, est le seul qu’on ait pratiqué au siècle passé et au commencement du nôtre. Il n’est pas d’essayiste qui ne s’y soit adonné. Les articles bibliographiques des journaux et des revues, les comptes rendus des expositions de peinture et des concerts sont faits sur ce modèle que réalisent encore les polémiques qui ont marqué l’avènement du romantisme et du réalisme, les feuilletons des lundistes, ceux notamment où M. Sarcey corrobore ses vues personnelles sur le théâtre, des opinions de la bourgeoisie parisienne et d’axiomes d’origine indécise. Malgré quelques différences dans les dehors, il faut encore ranger dans cette catégorie, la plupart des portraits d’écrivains, les articles savants et partiaux de M. Brunetière, la majeure partie des histoires de l’art d’écrire qui, comme l’œuvre principale de M. D. Nisard, sont plus doctrinaires qu’historiques. Cette sorte de critique passe pour un genre littéraire pratiqué par des auteurs qui sont seulement des littérateurs. Elle suppose chez celui qui l’exerce, de la lecture, de la mémoire, un esprit ouvert aux impressions artistiques, des penchants décidés mais ordinaires, une certaine modération d’âme qui rend ses appréciations conformes à celles du public et qui fait qu’il les adopte. Car la critique littéraire consiste h exprimer des opinions, et celles-ci ne valent qu’autant qu’elles sont partagées.

A côté et au dedans de ce genre traditionnel, se sont produits certains travaux sur les œuvres d’art qui ne peuvent être assimilés aux précédents que par une erreur de langage. En même temps que reparaissait en France, à la Restauration et depuis, la science et la muse de l’histoire, divers professeurs de la Sorbonne, Cousin notamment pour le XVIIe siècle et Villemain, pour les classiques, joignirent à leurs jugements critiques, des considérations sur la biographie et l’esprit des auteurs qu’ils étudiaient, sur les mœurs de leur temps. La question touchant le plaisir ou le déplaisir que causait ou méritait de causer telle œuvre, demeurait posée ; mais on s’astreignait à savoir, en outre, quelle était la personne c’est-à-dire l’intelligence qui l’avait produite, et encore quel était l’ensemble des circonstances historiques c’est-à-dire sociales, dont sa production avait été entourée ; pour ces deux sortes de renseignements le critique avait à se doubler d’un historien ou d’un biographe et devait pénétrer dans le domaine des sciences morales. Les recherches qu’on inaugurait ainsi furent départagées presque aussitôt entre Sainte-Beuve et M. Taine : l’un fut un critique biographe, ne voyant en chaque écrivain que ce qu’il a d’individuel, comme le fait encore M. Edmond SchererLXXIX : l’autre est un critique historique ou plus exactement sociologique, qui étudie dans l’homme de lettres l’époque dont il est le représentant, comme l’ont tenté depuis M. MézièresLXXX et M. DeschanelLXXXI.

La méthode que pratiqua Sainte-Beuve et le but qu’il poursuivit sont indiqués suffisamment dans un article sur Chateaubriand jugé par un ami intime, dans le tome III des Nouveaux Lundis. Sainte-Beuve explique qu’il ne peut juger une œuvre « indépendamment de la connaissance de l’homme même qui l’a écrite ». Il regrette — en juillet 1862 — « que la science du moraliste » encore mal organisée, soit à l’état pour ainsi dire anecdotique ; la critique reste donc un art qui demande chez celui qui l’exercice de dons innés. Ceux-ci concédés, il faut, pour connaître un auteur, qu’on se renseigne sur sa patrie immédiate, sur sa race, sur ses parents, de façon à dériver ses facultés de celles de ses ascendants. Quand cela est possible, il faut faire la contre-épreuve des indications recueillies de la sorte, en examinant le caractère des frères, des sœurs, des descendants de l’écrivain qu’on examine. Puis viennent les recherches sur son enfance, sur son éducation et enfin sur les groupes littéraires dont il a d’abord fait partie. Ici Sainte-Beuve revient à son ambiguïté du début, et dit tout d’une haleine : « Chaque ouvrage d’un auteur, vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre, et entouré de toutes les circonstances qui font vu naître, acquiert tout son sens, son sens historique, son sens littéraire… Être en histoire littéraire et en critique, un disciple de Bacon, me paraît le besoin du temps et une excellente condition première pour juger et goûter ensuite avec plus de sûreté. » Sainte-Beuve développe plus loin l’idée exprimée dans ce second membre de phrase, et conseille, pour apprécier un auteur, de le comparer à ses antagonistes et à ses disciples, de distinguer les diverses manières de son talent, de déterminer ses opinions sur certains sujets d’ordre général, enfin de résumer sa nature morale dans une formule exacte et concise.

On aura distingué les deux ordres de recherches que Sainte-Beuve confond et prescrit. D’une part il veut juger l’auteur et faire cette sorte de critique proprement dite dont nous avons défini plus haut la nature. Mais il veut aussi le connaître, sans parvenir à voir que cette connaissance n’affecte en rien le plaisir esthétique que peuvent donner ses livres. Pour les juger, il s’attache à déterminer la plupart des facteurs qui ont pu influer sur le développement intellectuel de leurs auteurs, c’est-à-dire le milieu physique, les antécédents héréditaires, l’éducation. Il est inutile de montrer ici que dans l’état actuel de la science, ces influences, marquées pour les masses auxquelles est applicable la loi des moyennes, exercent une action extrêmement irrégulière et peu discernable sur la formation des écrivains et qu’au surplus elles n’augmentent ni ne diminuent en rien la valeur de ce qu’ils ont pu produireLXXXII.

M. Taine a porté dans la critique un esprit autrement clair et fort ; muni de solides études scientifiques, aussi apte aux hautes généralisations qu’à la patiente recherche des détails, animé de l’audace des novateurs, il a fait faire à la critique des progrès considérables et l’a constituée sous forme de science. Il renonce tout d’abord, tacitement mais en pratique, à blâmer ou à louer les œuvres et les écrivains dont il parle. Le fait qu’il s’en occupe lui paraît suffire à indiquer qu’il les regarde comme doués de mérite ou comme significatifs, et, cette attitude attentive ou admirative une fois prise, il s’attache à résoudre les deux problèmes qu’il envisage à propos de livres et d’artistes : celui du rapport de l’auteur avec son œuvre, et celui du rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie, questions délicates et fécondes que M. Taine a le mérite d’avoir aperçues le premier et qui sont débattues dans ses œuvres les plus considérables, L’Histoire de la littérature anglaise, et La Philosophie de l’art.

Dans la préface du premier de ces ouvrages, M. Taine explique que sa méthode est une sorte de dialectique qui consiste à remonter de l’œuvre littéraire à l’homme physique qui l’a produite, de cet homme physique à l’homme intérieur, à son âme ; puis aux causes même de cette constitution psychologique. Ces causes paraissent à M. Taine résider dans l’ensemble des circonstances physiques et sociales dont l’écrivain est entouré, et qu’il groupe sous ces trois chefs : la race, le milieu physique et social, le moment. Il pose ainsi « une loi de dépendance mutuelle » entre une société donnée et sa littérature. Envisageant l’histoire comme un problème de psychologie et émettant cette vue profonde que de tous les documents historiques, le plus significatif est le livre, et de tous les livres le plus significatif encore, celui qui a la plus haute valeur littéraire, M. Taine aboutit à cette conclusion de sa préface qui résume la pratique de son système : « J’entreprends d’écrire l’histoire d’une littérature et d’y chercher la psychologie d’un peuple. » C’est là sa théorie générale ; il en reprend un point particulier dans la première partie de la Philosophie de l’art, où il traite de l’influence qu’exerce sur l’artiste le milieu historique et social dans lequel il se trouve placé, abstraction faite de sa race, de son habitat. M. Taine expose ici comment la part que prend l’artiste à toute la situation de ses contemporains, son imitation des traits marquants de leur état d’âme, sa soumission aux conseils qu’il reçoit et à l’accueil qui est fait à ses œuvres, détruiront dans son esprit les tendances peu conformes au caractère général de l’époque ou l’empêcheront tout au moins de les manifester. Ce système et le précédent, M. Taine s’efforce de le prouver en l’appliquant. C’est ainsi qu’il essaie de dériver le génie particulier des écrivains anglais des propriétés originelles de l’esprit de la race anglo-normande, que la sculpture grecque, la peinture hollandaise et flamande lui paraissent refléter exactement les pays et les époques auxquels elles appartiennent.

Dans d’autres œuvres, moins importantes, les Essais de critique et d’histoire, le Tite-Live,

le La Fontaine, l’Idéalisme anglais, M. Taine continue et perfectionne la sorte de critique biographique que pratiquait Sainte-Beuve et s’efforce d’appliquer aux individus isolés sa théorie de l’influence de la race et des milieux. Partant du principe que les choses morales ont, comme les choses physiques, des dépendances et des conditions, il esquisse la vie de chacun des écrivains qu’il veut étudier, montre le pays où il est né, le lieu où il a vécu, puis, analysant son œuvre et en dégageant les principaux caractères, il exprime fame qu’ils révèlent, en une formule à plusieurs termes. Saint-Simon est ainsi un gentilhomme féodal contraint à la vie des

cours, ambitieux, passionné, artiste par tempérament et écrivain par nécessité ; Tite-Live, un orateur forcé par les circonstances à écrire l’histoire ; Balzac un homme d’affaires, un Parisien, un tempérament expansif, un esprit à la fois savant, philosophique et visionnaire. Tous ces travaux marquent une tendance croissante à considérer l’étude des œuvres littéraires comme un département des sciences morales. M. Taine veut démontrer un point de méthode historique, prouver que toute une série de documents, négligés jusqu’ici, sont à consulter pour connaître les hommes du passé ou de ce temps. Pour cela il accumule les faits, associe les anecdotes et les citations, les récits historiques et les caractères littéraires, expose et raconte, généralise et conclut, tente en un mot une démonstration au lieu de prononcer des jugements, de défendre ou d’attaquer une esthétique. Il analyse et commente au lieu de louer ; il résume au lieu de blâmer. Il considère l’œuvre d’art non en soi, mais comme le signe de l’homme ou du peuple qu’il veut connaîtreLXXXIII. Après avoir paraphrasé ses beautés, retracé sans appréciation et sans restriction le plaisir ou l’émotion qu’elle peut procurer, il l’envisage comme un moyen de connaître l’âme de son auteur, puis l’âme de ceux dont cet homme a été le contemporain et le compatriote. Il déduit d’une littérature quelque chose de plus profond même que l’histoire, la connaissance des états d’âmes intimes et successifs de tout un peuple : c’est par là que son œuvre inaugure et fait date.

M. Taine est allé le plus loin dans le sens de la critique scientifique pure. Depuis, la publication de l’Histoire de la littérature anglaise, il ne s’est guère produit dans le domaine de cette méthode de tentatives dignes de mention. M. Paul Bourget a publié des Essais de Psychologie d’une valeur littéraire que l’on s’est empressé justement de reconnaître ; mais il ne paraît pas que ces essais contiennent des vues scientifiques originales, ni que l’auteur tienne à défendre les thèses qu’il énonce. Les écrivains y sont analysés à la façon de M. Taine par grands traits vagues, et M. Bourget ne s’attarde pas à justifier l’assertion principale de ses préfaces, celle que les auteurs d’une époque déterminent les caractères de l’époque artistique suivante.

Les chroniques de M. LemaîtreLXXXIV et de M. France abondent en dissertations charmantes et futiles. Les articles de M. GeffroyLXXXV sont de pure appréciation et les essais de M. SarrazinLXXXVI, quel que soit leur mérite, ne poussent pas à fond l’analyse. M. de VoguéLXXXVII est essentiellement un moraliste dans ses belles études sur les écrivains russes. La critique d’art n’a revêtu un caractère scientifique intéressant que chez M. Taine. La critique musicale, abstraction faite de certains travaux d’esthétique pure, et la critique dramatique ne présentent rien de notable. À l’étranger de même, il est inutile de tenir compte soit des travaux de BrandèsLXXXVIII qui suit Sainte-Beuve, soit de la critique anglaise qui est théologique avec M. Matthew ArnoldsLXXXIX, historique et rhétorique avec M. PaterXC, esthétique chez Vernon LeeXCI et SymondsXCII, idéaliste avec M. Ruskin. Seul, M. Posnett, dans un livre tout récent : Comparative literature, envisage dans un esprit nouveau le problème de la morphologie artistique, et s’attache à démêler, dans une énumération malheureusement superficielle, quelle influence ont exercée sur la forme littéraire, sur l’individuation des personnages par exemple et la description de la nature, les différentes formes de la vie sociale, le clan, la communauté urbaine, la nation, le cosmopolitisme.

L’histoire du développement graduel de l’esthopsychologie s’arrête donc ici. Les premiers travaux de cette science ont consisté à déterminer les caractères des œuvres d’art, sans les apprécier, et à en déduire l’existence d’une certaine constitution psychologique chez leurs auteurs et chez ceux dont, pour certaines raisons, ces auteurs pouvaient être considérés comme les types. C’est dire que l’esthopsychologie est une science qui permet de remonter de certaines manifestations particulières des intelligences à ces intelligences mêmes et au groupe d’intelligences qu’elles représentent. Les manifestations qu’elle analyse : livres, partitions, tableaux, statues, monuments, ont en commun le caractère d’être « esthétiques », de tendre à être belles et à émouvoir. Mais elle les analyse non pour déterminer dans quelle mesure ces manifestations atteignent cette beauté, mais pour connaître la façon dont elles la réalisent, dont, elles sont originales, individuelles, telles enfin qu’on puisse en extraire un ensemble de particularités esthétiques permettant de conclure à l’existence, chez leurs auteurs et ses similaires, d’une série parallèle de particularités psychologiques. En termes plus brefs, l’esthopsychologie n’a pas pour but de fixer le mérite des œuvres d’art et des moyens généraux par lesquels elles sont produites ; c’est là la tâche de l’esthétique pure et de la critique littéraire. Elle n’a pas pour objet d’envisager l’œuvre d’art dans son essence, son but, son évolution, en elle-même ; mais uniquement au point de vue des relations qui unissent ses particularités à certaines particularités psychologiques et sociales, comme révélatrice de certaines âmes ; l’esthopsychologie est la science de l’œuvre d’art en tant que signe.

Si elle est obligée de partir de certaines considérations d’esthétique, c’est à titre de données préalables, et comme la physique pure se sert des lois de la mécanique. D’autre part, ayant à déterminer d’une façon précise et individuelle, la nature de l’esprit d’artiste qu’elle veut connaître, elle est obligée de recourir aux notions générales sur l’intelligence humaine que donne la psychologie ; et s’appliquant à démêler les groupes naturels d’hommes auxquels un artiste peut servir de type, elle est contrainte de s’adresser à la sociologie et à l’ethnologie. C’est entre ces trois sciences, l’esthétique, la psychologie et la sociologie, qu’il convient de fixer provisoirement le ressort propre de la critique scientifique. L’objet des pages suivantes sera d’explorer en détail ce domaine, des départements où l’investigation a été poussée fort avant à ceux ou elle n’a pas encore commencé ; puis de définir les relations actives et passives de la nouvelle science avec ses ainées. Comme elle en est à ses débuts, qu’elle n’a ni entrepris la totalité de sa tâche, ni abordé toutes ses parties, ce qui nous reste à dire est plutôt un programme qu’un exposé.

La critique scientifique — Analyse esthétique §

I §

Théorie de l’analyse esthétique ; l’œuvre d’art . — D’après la définition que nous venons de donner de la critique scientifique, il faudra pour pouvoir conclure d’une œuvre d’art à certaines âmes dont elle est le signe en vertu de certaines relations qu’il nous reste à indiquer plus loin, il faudra commencer par analyser le livre, le tableau ou la symphonie à interpréter. Ces œuvres sont essentiellement des ensembles de moyens d’action sur les sens, propres à susciter des émotions d’un certain ordre. L’œuvre littéraire, notamment, est un ensemble de phrases écrites ou parlées, destinées par des images de tout ordre, soit très vives et précises, soit plus vagues et idéales, à produire chez ses lecteurs ou ses auditeurs une sorte spéciale d’émotion, l’émotion esthétique qui a ceci de particulier qu’elle ne se traduit pas par des actes, qu’elle est fin en soi.

Cette définition diffère assez peu de celle que M. Spencer a donnée et dont la preuve, comprise cependant en partie dans les Principes de Psychologie et les Essais, demanderait encore tout un traitéXCIII. Elle a été attaquée récemment par quelques esthéticiens français1 ; elle pourra ne pas paraître complète. Nous la conservons cependant et elle nous paraît, à l’exemple de toutes les bonnes définitions, exprimer avec précision, non pas tel état de l’œuvre d’art, mais son devenir, le sens dans lequel elle se développe, et le but dont approchent le plus les plus hautes2.

Quoi qu’il en soit, au point de vue même du sens commun, l’opinion que nous adoptons semble comprendre une partie de la vérité. Un roman, pour prendre un cas précis, est une suite de phrases écrites, destinées à représenter un spectacle émouvant : l’émotion qu’on ressent après l’avoir lu et en le lisant, est sa fin ; cette émotion se distingue de celle que produirait le spectacle réel substitué au spectacle représenté du roman, en ce qu’elle est plus faible, comme toute représentation ; en ce qu’elle est inactive, en ce qu’elle ne provoque sur le moment ni des actes, ni des tendances à un acte. On ne se porte pas au secours du héros que l’on assassine au dernier chapitre, et, s’il se marie, la joie qu’on peut en ressentir est sans suites pratiques. Que l’artiste use d’éléments choisis dans le réel et agissant par leur vérité, ou d’éléments empruntés de même, mais de valeur émotionnelle accrue, parfaits, et agissant par leur caractère d’idéal, — qu’il se serve de faits minutieusement décrits comme dans tout l’art prosaïque et réaliste, ou de mots et par conséquent de types vagues, comme dans tout l’art poétique et idéaliste, puisés à ces deux sources, ses œuvres tenteront également d’émouvoir et d’émouvoir stérilement. Nous rechercherons plus tard si ces émotions, inefficaces sur le moment, ne deviennent pas, dans la suite, des motifs de conduite, en d’autres termes, si le genre de lectures ne modifie pas le caractère ; on pourra examiner encore si l’habitude de ces émotions sans aboutissement, quelle qu’en soit la nature, n’entraîne pas certaines conséquences morales. Mais, à part ces restrictions, on peut dire que l’œuvre littéraire est un ensemble de signes écrits destinés à produire des émotions inactives3, et la première tâche de l’analyste qui entreprend d’extraire d’un ou plutôt de plusieurs livres d’un même auteur des renseignements psychologiques, sera donc de déterminer la nature, la particularité, à la fois des moyens employés et des émotions produites par l’auteur. Il devra envisager ce double problème : quelles sont les émotions que l’ensemble des œuvres de tel auteur suscite, et par quels moyens les provoque-t-il ; qu’exprime tel auteur, et comment exprime-t-il ?

L’ordre dans lequel ces deux questions seront traitées importe peu, car la solution de l’une n’implique pas la solution de l’autre. On peut donc commencer par déterminer les particularités de forme d’un auteur, et rechercher ensuite à quels effets il les emploie, ou remonter de ces émotions aux artifices qui les causent.

Nous supposerons ce second cas. Par une lecture étendue, variée, comprenant la plupart des grandes littératures, l’analyste se sera mis en possession d’un type moyen du genre qu’il examine, — nous prendrons pour exemple le roman. Il est donc capable, par une série de comparaisons et de souvenirs, de discerner dans l’œuvre qu’il étudie les parties marquantes, originales, caractéristiques. Il l’a compulsée la plume à la main, dans une lecture méthodique, et ses remarques sont formulées en notes classées. Il commencera à chercher à reconnaître le nombre, la nature et l’intensité des émotions que cette lecture suscite, à les classer ; il se trouvera alors arrêté court par une difficulté qui ne semble encore avoir été aperçue par aucun esthéticien.

En effet, tous les systèmes de classification des émotions mettent à part les émotions esthétiques4, et en forment une division spéciale séparée des émotions ordinairesXCIV. Or, nous avons vu que l’émotion esthétique est une forme inactive de l’émotion ordinaire, et que chacune de ces dernières peut tour à tour devenir esthétique, et résulter, avec quelque modification, de la vue ou de l’audition d’une œuvre d’art. D’autre part, on ne peut classer les émotions esthétiques sous les différents chefs que l’on applique aux émotions ordinaires, parce que celles-là manquent précisément du caractère sur lequel se basent les classifications rationnelles de celles-ci : le plaisir et la peine5XCV — ou tout au moins ne le possèdent qu’à un degré très faible. Comme le constate M. J. MilsandXCVI (L’Esthétique anglaise, p. 125) : « Le beau ou du moins ce qu’on a désigné sous ce nom, l’agréable…, n’est qu’une des octaves de l’immense clavier de l’art. Le triste, le terrible, l’étrange et jusqu’au laid lui appartiennent au même titre que le gracieux, l’élégant ou l’admirable. Il embrasse toutes les valeurs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les choses réelles, ou concevables sont susceptibles d’exercer sur nous un attrait ou une répulsion. » Or les émotions les plus douloureuses, les plus pathétiques d’un livre, même celles qui mènent les personnes sensibles jusqu’aux larmes, le spectacle d’une mort tragique, quelque lamentable infortune, l’injustice, la violence, la malveillance retentissent bien au fond de l’âme, comme le feraient à peu près des spectacles analogues réels, mais dépouillés de la plus grande partie de leur amertume, et produisant surtout une excitation diffuse de l’esprit qui est plus exaltante en somme que déprimante. De même les livres les plus joyeux, les plus comiques laissent plus d’excitation que de joie ; et à l’intensité près qui est plus forte pour les émotions esthétiques d’ordre pénible, celles-ci et les plus agréables se ressemblent extrêmement. Les sentiments qui résultent d’une comédie de Shakespeare ou de son Hamlet ne diffèrent pas énormément sauf de ton, de timbre, de force ; et, en tout cas, leur différence n’est en aucun l’apport avec la différence des deux pièces. L’une et l’autre produisent surtout de l’intérêt, quelque transport, de l’enthousiasme, c’est-à-dire tous les degrés divers de la simple excitation neutre et qui reste agréable en tant qu’excitation. Cela est si vrai que, depuis l’origine même de l’art, les écrivains, les musiciens et les peintres n’ont jamais hésité à présenter dans leurs œuvres les spectacles les plus pathétiques, à user des modulations les plus plaintives ; les genres les plus élevés dans l’estime publique sont les genres tragiques ; les plus grandes œuvres que l’art humain a produites, sont des œuvres montrant des images tristes et développant des idées lugubres qui restent grandioses, saisissantes, charmantes et ne font jamais à quelque point qu’on les pousse, de peine nocive, de vrai mal, de mal dont on veuille se défendre6. Cette qualité essentielle des émotions esthétiques, — leur propriété de ne posséder qu’un faible indice de joie et de souffrance, la préférence accordée, de tout temps, à celles qui sont ainsi légèrement tristes, — n’a été aperçue clairement par aucun esthéticien ou psychologue. Sans vouloir nous étendre sur un problème qui ne fait pas partie intégrante de ce travail, nous croyons qu’il faudra à l’avenir distinguer dans l’émotion ordinaire (non plus esthétique) : d’une part, l’excitation, l’exaltation neutre qui la constitue, qui est son caractère propre et constant : de l’autre, un phénomène cérébral additionnel, qui est l’éveil d’un certain nombre d’images de plaisir ou de douleur, venant s’associer au forni originel, le colorer ou le timbrer pour ainsi dire, et produire la peine ou la joie proprement dites, quand elles comprennent le moi comme sujet souffrant et joyeux.

Si on admet celle hypothèse, le reste est fort simple. L’émotion esthétique d’un spectacle représenté, se distinguera de l’émotion d’un spectacle réel perçu, et à plus forte raison de l’émotion résultant d’un spectacle auquel il prend une part personnelle. — en ce que la première de ces émotions, tout en conservant intact l’élément excitation, laisse à son minimum d’intensité l’élément, éveil des images de douleur ou de plaisir qui s’associent ordinairement à cette excitation, mais qui demeurent inertes parce qu’elles sont fictives, mensongères, innocentes. Au contraire, dans l’émotion réelle, ces images ont toute l’intensité que leur donne la certitude de leur réalité, et, dans le cas d’une participation personnelle, la certitude qu’elles vont passer à l’état de sensation. Les causes de l’émotion esthétique sont, contrairement aux causes de l’émotion réelle, une hallucination que l’on sait inconsciemment être fausse, que l’on sent n’avoir rien de menaçant, une hallucination émouvante, dont les images sans cesse combattues en vertu de leur caractère factice, réprimées et modifiées par tout le cours ambiant de la vie, par la conscience générale qu’à leur sujet sur sa sécurité, de sa non souffrance, — cessent d’agir comme des images réelles, demeurent sans cohésion avec le reste du cours mental, ne s’associent pas à des prévisions positives de peine ou de plaisir personnels, et restent ainsi seulement excitantes, comme on n’éprouve d’un assaut avec des épées mouchetées, que l’exhilaration d’un exercice7.

Or, si l’on accepte la théorie de M. Spencer, d’après laquelle les plaisirs sont des sentiments modérés, et les douleurs des sentiments extrêmes, on apercevra aussitôt la raison pour laquelle les œuvres les plus émouvantes et les plus estimées expriment des spectacles ou des idées tristes. C’est que dans celles-ci l’émotion causée par des images fictives douloureuses sera extrême ; et dans celles-ci également l’émotion, étant de l’ordre factice, fictif, esthétique, ne sera extrême que comme excitation, et non comme douleur. L’Hamlet, la Divine Comédie, la symphonie en ut dièse mineur, une cathédrale gothique, le Bon Samaritain de Rembrandt, sont des œuvres excitantes à un haut degré parce qu’elles sont tristes, et dénuées cependant de tristesse, parce qu’elles n’ont de la douleur que le choc et non la blessure. Les mots « sensation du beau » sembleront donc désigner cette situation d’esprit : excitation intense d’un ou plusieurs sentiments ordinaires ; absence des images positivement c’est-à-dire personnellement douloureuses, qui accompagnent et timbrent d’habitude cette excitation intense ; en d’autres termes, le transport, le heurt de la douleur, sans son amertume ou sa terreur. Et la douleur entière, la vraie, le désir de l’éviter, étant les derniers mobiles de toute l’activité animale, humaine et sociale, nous comprenons maintenant pourquoi les suprêmes émotions esthétiques sont improductives d’actes, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre ; ces émotions comprennent toutes les souffrances harcelantes de l’existence, mais sans les aiguillons des périls, des angoisses, des menaces, des maux prévus ou ressentis. L’art est la création en nos cœurs d’une puissante vie sans acte et sans douleur ; le beau est le caractère subjectif, déterminant choix, par lequel, pour une personne donnée, les représentations sont ainsi innocentes et exaltantes ; l’art et le beau deviendraient donc des mots vides de sens si l’homme était pleinement heureux et pouvait se passer de l’illusion du bonheur, comme on cesserait alors d’y tendre douloureusement, vainement, par la religion, la morale et la science.

Ces considérations aideront à comprendre la nature exacte des divers moyens d’expression artistique, la suggestion, l’expression, le symboleXCVII. Si l’émotion esthétique est une excitation générale, si une émotion est l’ébranlement diffus qui accompagne la formation d’une idée, si elle est une idée inadéquate, la forme vive d’un état d’âme naissant, — l’influence émotionnelle considérable des moyens d’expression suggestifs sera facilement intelligible. Les modes suggestifs, avec l’allusion, l’allégorie, le procédé tachiste, c’est-à-dire extrêmement incomplet et indéfini de certains peintres, la mélodie infinie de Wagner, l’inachevé dans la composition, etc., ont en commun le caractère essentiel d’être des moyens d’expressions peu représentatifs, et contenant un minimum d’images expresses : évidemment, ces moyens, à part le fait même qu’étant esquissés, on peut les compléter selon sa fantaisie, et qu’ils ne risquent guère ainsi de heurter le goût de personne, provoquent dans l’esprit ou dans les sens chargés d’en extraire une image définie, un effort, une excitation, un plaisir de divination et de composition, un ébranlement diffus qui est déjà un commencement d’émotion d’autant plus esthétique qu’elle est absolument dénuée de tout coefficient de peine ou de plaisir. « Comme il faut plus d’énergie, dit Dumont (Théorie scientifique de la sensibilité) pour retrouver un objet sous un signe indirect que sous un signe direct, on fournit à l’entendement occasion d’employer plus de force disponible et par conséquent d’éprouver plus de plaisir. » Le profit que l’on a à employer ce moyen d’expression qui est le propre de la poésie, est malheureusement combattu par la fatigue qu’il cause et les images peu définies, c’est-à-dire peu associables, que l’on en extrait. Les moyens contraires sont le style expressif, la peinture poussée, la mélodie à contours précis ; dans ceux-ci l’artiste accomplit lui-même le travail que le suggestif laisse à ses admirateurs. Il élabore des images et des sensations définies qui provoquent des images et des sensations aussi identiques que possible, mais prosaïques en ce qu’elles sont analytiques, c’est-à-dire données plutôt à comprendre et à concevoir qu’à ressentir. Enfin on peut imaginer une troisième sorte de moyen expressif : le symbole, le leit-motif, le langage symbolique, la peinture de ChenavardXCVIII et de KaulbachXCIX, où l’artiste s’exprime en vertu d’une convention particulière entre lui et l’auditeur. Ces trois moyens d’expression existent ensemble à proportion variable dans toutes les œuvres. Le suggestif est éminemment subjectif, et pour l’auteur et pour ses fervents ; le descriptif tend à être objectif ; le symbolique est objectif. Le premier exprime surtout des sentiments et des sensations ; le second, des émotions et des idées ; le troisième, des idées

II §

Pratique de l’analyse esthétique. — Quoi qu’il en soit de cette digression, il reste acquis que l’on ne peut désigner avec quelque exactitude les émotions d’une œuvre d’art par les coefficients de peine ou de plaisir qui les affectent. Il n’y a donc d’autre expédient que de les nommer suivant l’idée à laquelle ils sont associés dans l’œuvre. C’est ainsi que l’on sera forcé de parler d’émotions, de grandeur, de mystère, de vérité, d’horreur, de curiosité, d’effort, de compassion, de misanthropie, etc. On constatera de nouveau, après avoir analysé de la sorte un certain nombre d’œuvres d’art, qu’aucune ne présente une émotion que l’on puisse qualifier positivement de peine ou de plaisir : il n’est pas de livre qui donne, sauf par un retour sur soi, un sentiment de souffrance véritable, de désespoir, de chagrin, d’infortune positifs ; ni de peinture qui procure de la satisfaction, un encouragement, de l’espoir intéressé et vif, sauf dans la mesure ou un pur exercice corporel ou intellectuel, donne du plaisir. Les émotions esthétiques sont en général comprises entre ces limites, avec une tendance cependant à se rapprocher de la joie, qui est une émotion d’excitation presque pure et sans images naissantes. Ceci confirme pratiquement l’hypothèse que nous avons énoncée plus haut.

Les émotions étant désignées, il conviendrait d’en mesurer l’intensité ; mais c’est là un ordre de recherches qui est inabordable pour le moment et le restera sans doute longtemps. Les évaluations numériques des faits psycho-physiques les plus simples présentent d’énormes difficultés. M. Ch. FéréC opérant sur des hystériques et prenant pour base les variations réflexes de l’énergie musculaire, a tenté de mesurer le plaisir causé par certaines perceptions colorées. On pourra continuer dans cette voie8. Mais quels que soient ces succès, il sera fort difficile d’obtenir jamais la mesure objective des émotions causées par une œuvre d’art, par la raison que ces émotions, comme les autres, sont subjectives et ne possèdent pas de valeur stable, qui ne varie pas suivant la nature du lecteur, du spectateur, de l’auditeur. L’œuvre d’art étant extrêmement relative, c’est-à-dire produisant des effets très différents en degré sur des personnes différentes, il ne servirait à rien de mesurer par un artifice, l’excitation diffuse qu’elle produirait sur une personne donnée. Car cette mesure fournirait simplement l’indice émotionnel du lecteur ainsi pris au hasard et non l’indice émotionnel de l’œuvre, toujours la même et produisant sans cesse des effets différents. La loi des moyennes ne pourrait ici donner de résultats qu’appliquée à des sujets appartenant à une catégorie intellectuelle semblable et ne serait valable que pour cette classe. Cependant on peut tout au moins attendre de ces tentatives de mensuration l’utilité de fixer, une fois pour toutes, dans le langage critique, le sens des adjectifs : médiocre, faible, moyen, fort, intense, extrême, qui s’emploient aujourd’hui au hasard. L’on parviendrait ainsi à connaître exactement sinon la valeur émotionnelle d’une œuvre, du moins sa valeur relative pour un esprit donné et par rapport à d’autres œuvres d’art. Pour le moment, cela est impossible, et le critique est obligé à s’en tenir à d’imparfaits qualificatifs, d’un sens extrêmement variable.

Ces difficultés qu’il fallait expliquer en détail semblent devoir rendre illusoire la partie de l’analyse critique que nous étudions maintenant. Il n’en est rien cependant. La tâche dont nous venons de dire les obstacles est sans doute longue à accomplir et ne peut être faite qu’en gros. Cependant il n’est pas de grande œuvre dont on ne puisse, à force de citations et de paraphrases, dégager clairement les trois ou quatre émotions principales. Les écrits de Poe font appel surtout à la curiosité et à l’horreur ; ceux de Zola provoquent un sentiment de volonté tendue, de sympathie et de pessimisme ; Delacroix a le pathétique, l’emportement ; Mozart a le charme de la bouté heureuse. L’intensité de ces émotions peut être exprimée avec une approximation suffisante. Enfin autour de ces sentiments primaires, on parviendra à en grouper de moins accusé qui complètent l’aspect de l’œuvre. A force de délicatesse et de nuances, on peut arriver à transcrire en son intégrité le tableau des mouvements d’âme que suscite tout artiste.

Cette opération accomplie, il faut entreprendre de dégager les éléments de l’œuvre qui produisent plus particulièrement ces émotions ; il reste à déterminer les moyens par lesquels sont atteints les effets de l’œuvre.

Dans ces recherches, la précision scientifique est possible ; car elles portent sur des artifices de composition, de style, de technique que connaissent des sciences presque constituées. La théorie des couleurs, celle des sons, celle des proportions architecturales, sont faites. En littérature même, tous les dehors se réduisent à des formes verbales et à des images, choses sur lesquelles on possède des notions précises.

Une œuvre d’art. littéraire, pour prendre un exemple précis, se compose d’un ensemble de moyens d’expression extérieurs, identiques dans tous les genres, employés par tous les écrivains, et d’une série d’objets exprimés, de visions, de sujets, d’idées, de personnages, de thèmes qui sont différents dans chaque ouvrage, et en constituent le contenu. Dans un roman, il y a au dehors, le vocabulaire, la syntaxe, la rhétorique, le ton, la composition, et il y a, au dedans, les personnages, les lieux, l’intrigue, les passions, le sujet, etc. L’examen de ces diverses parties, en remontant de celles qui sont élémentaires à celles qui sont composites, fournira d’importants renseignements.

Le vocabulaire d’abord de l’écrivain contiendra en prépondérance des termes d’une certaine sorte qui, selon les images directes ou associées qu’ils suscitent, la sensation même qu’ils donnent à la vue ou à l’oreille, leur caractère familier ou rare, seront colorés, fantasques, magnifiques, sonores, rustiques, bas, etc. La syntaxe de ces mots pourra affecter une certaine rigidité ou une grâce négligée avec d’imprévues trouvailles. L’auteur maintiendra continuellement l’ordre simple de la proposition, ou usera d’inversions violentes. Il rendra sa pensée uniment par les termes les plus directs ou par des tropes particuliers. De ce vocabulaire, de cette syntaxe, de cette rhétorique résultera un des principaux moyens dont disposent les littérateurs pour émouvoir : le ton du récit, qui sera fantastique, hagard, oratoire, contenu, sec, ironique, mélancolique…

La contexture des phrases déterminée, il convient de passer à l’examen de la façon dont elles s’agrègent, c’est-à-dire à la composition de l’œuvre, de celle des paragraphes, à celle des chapitres et du tout. Car l’effet émotionnel d’un livre dépend évidemment dans une certaine mesure, de la manière dont ses parties se suivent, de l’imprévu de certaines scènes, de la succession naturelle de certaines autres, de l’emploi habile de la réticence et de l’explication, du cours uni, rapide, lent, tortueux, du récit.

L’ensemble de ces moyens constitue, comme nous l’avons dit, le dehors, la forme d’un roman et de tous, et ne tient à ce genre, au sujet, aux spectacles, aux idées qui en forment le fond, que par l’unité de caractère qui doit relier toutes les parties d’un livre. Les phrases, leur suite et leurs combinaisons, sont destinées à montrer un spectacle complexe, celui de gens agissant dans des lieux. Pour composer un roman, il faut décrire les endroits où l’action se passe, les personnages et leurs actes. Tout le reste, les dissertations notamment qu’on a coutume d’y introduire, n’appartiennent pas au genre. L’émotion produite par un roman dépend du décor où il se passe, des personnages qu’il montre, des actes que ceux-ci commettent ou subissent ; elle dépend encore de l’intensité avec laquelle sont rendus évidents ces personnages, ces actes et ces décors. De l’examen de chacune de ces parties de l’œuvre, comparées à celles d’autres romans, ou plutôt à un roman moyen et abstrait, il résultera de nombreuses données précises ; jointes à celles qu’on aura dérivées des moyens extérieurs précédemment énumérés, aux renseignements tirés directement de l’étude des émotions, et aux conclusions générales que l’on peut induire du choix du sujet même — action dramatique ou description d’un milieu pittoresque — ces indications donneront enfin, en se complétant et se précisant l’une l’autre, le raccourci de toutes les particularités internes ou externes de l’œuvre.

Il est facile d’appliquer ces moyens d’analyse à tous les genres et aux autres arts. Le récit historique, l’épopée, le drame, rentrent avec de légères modifications dans la classe du roman. Par contre, il faudra modifier les procédés que nous avons précédemment décrits, pour toutes les œuvres servant à exposer des idées et non à montrer des spectacles, c’est-à-dire pour le poème didactique, les discours, la critique littéraire, la philosophie et la science. Dans ces livres, l’examen des émotions et de la forme extérieure pourra rester le même. L’examen du contenu et du sujet, au contraire, devra être changé et réduit. Car il est évident que les idées émises dans ces écrits à demi-savants, sont choisies par l’auteur, non en raison de leur caractère esthétique, de l’effet émotionnel qu’ils peuvent produire, mais en raison de leur vérité, c’est-à-dire pour une qualité que l’auteur est forcé de subir et qu’il ne peut modifier ni en raison de ses aptitudes, ni en raison du but qu’il poursuit. Pour ces œuvres, l’émotion produite ne dérive des idées qu’elles expriment, que dans le cas où il s’agit de livres de métaphysique en prose ou en vers ; car ici l’auteur élit, selon son tempérament, le postulat dont il procède par déduction, par intuition, par enthousiasme, par raisonnement, avec transport, avec amertume, ou impassiblement, usant d’une dialectique et de principes qui peuvent, en certaines finies spécialement douées, susciter de profondes émotions esthétiques. En étendant ce point de vue à toutes les œuvres du genre didactique, il conviendra de considérer le plus attentivement les parties ou l’auteur, quittant la constatation pure et simple des faits, s’adonne à la spéculation, à l’hypothèse, à la métaphysique, c’est-à-dire au raisonnement passionné. Ainsi le De Natura, la Justice, de M. Sully-Prudhomme ; l’Ethique de Spinoza ; l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine ; la Vie de Jésus, de Renan ; à un moindre degré quant au contenu, les Oraisons de Démosthènes et de Bossuet, qui sont des plaidoyers sincères et non des spéculations ; à un moindre encore, les Premiers principes de Spencer, ou la Mécanique céleste de Laplace, peuvent donner lieu à un examen d’esthopsychologie complet. De la sorte ; des œuvres de critique littéraire, portant elles-mêmes sur des œuvres de critiques antérieurs, servent, sans absurdité, de sujet à des analyses. Car il ne s’agit pas ici accomplir cette besogne byzantine, de juger la façon dont un auteur a jugé une œuvre enfin originale, mais de dégager de cet écrit critique au deuxième degré, les raisons pour lesquelles il frappe ou émeut. L’art particulier et le tempérament de M. Taine ressortent autant de ses études sur Johnson et Addison que de son Voyage aux Pyrénées ou de ses Notes sur Paris.

Reste le genre poétique par excellence, le genre lyrique. Ici l’examen des effets émotionnels demeurant le même, celui des particularités de style devra être complété par des considérations sur le rythme, et approfondi à la mesure de l’importance de la forme, des mots, des idées verbales dans les œuvres de cette sorte. L’étude du contenu se réduira à l’analyse de la teneur habituelle des images, et, plus nettement, des sujets, des visions, de la région intellectuelle dans laquelle le poète se sera complu. — Il est inutile de poursuivre ces considérations. En progressant à des analogies plus lointaines, étant donné que toute œuvre d’art produit une émotion causée, soit par les moyens d’expression employés, soit par ce qu’ils expriment, tout ce que nous avons dit des genres littéraires sera facilement adapté à la peinture, à l’architecture, à la musique.

III §

L’analyse esthétique et les sciences connexes. — L’utilité intrinsèque de ces recherches, à part l’usage que nous allons en faire, est fort grande. Appliquée à un grand nombre de monuments de chaque art et de chaque genre, l’analyse artistique telle que nous la concevons, fournira des matériaux précieux aux généralisations de l’esthétique expérimentale, éclairera la technique, le développement historique, la morphologie en un mot et la dynamique de l’œuvre d’art. D’autre part, il est évident que ces travaux sur l’effet émotionnel des œuvres, sur les émotions esthétiques, c’est-à-dire les émotions les plus définies de toutes dans leur cause et dans leurs caractères, seront d’un grand secours pour constituer une partie à peine esquissée de la psychologie : la connaissance générale des émotions.

On pourra prétendre que l’analyste devant constater les effets émotionnels de l’œuvre qu’il examine, et ces effets étant extrêmement variables selon les goûts, il sera obligé, sinon de porter positivement un jugement littéraire, du moins d’introduire dans ses constatations un élément personnel, par le fait même qu’il admettra que telle ou telle œuvre a produit tel ou tel effet. La définition de l’œuvre d’art comprend au même titre le roman feuilleton et le roman d’analyse, les genres supérieurs et bas ; elle s’applique aussi bien à l’émotion d’un charretier écoulant une chanson de café-concert, qu’à celle d’un poète charmé par un lied de Schumann, d’un philosophe admirant les démonstrations de Malebranche, ou d’un ingénieur suivant le jeu d’une locomotive. L’analyste est un individu ; son avis sur les émotions provoquées par une œuvre et sur les moyens auxquels il faut les attribuer, sera un avis personnel, l’avis d’un homme ayant telle ou telle sensibilité, telle éducation. Les règles que l’esthétique générale pourra tirer de ses travaux seront contredites par les règles extraites des travaux d’un de ses émules.

Ces objections ne nous semblent valables que dans une très faible mesure. Elles reposent sur une confusion entre l’acte d’apprécier l’intensité d’une émotion et celui de la reconnaître, d’en désigner l’espèce. Il est vrai que peu d’hommes s’accordent à ressentir le même degré d’émotion à propos de la lecture d’un même livre : que ces différences de plaisir, d’intérêt, de saisissement peuvent aller fort loin. Nous avons nous-même reconnu cette variabilité de l’appréciation quantitative des œuvres d’art, quand nous avons parlé des tentatives faites pour la mesurer exactement chez diverses personnes. Il en est tout autrement de l’appréciation qualitative. Celle-ci présente une fixité relativement satisfaisante. Entre personnes ressentant faiblement ou fortement de l’émotion à propos d’une œuvre, il n’existe que bien rarement des désaccords sur la nature et la cause de cette émotion. On peut ne pas aimer Balzac, mais de ceux qui l’ont lu, aucun ne dira qu’il ressent un sentiment de grâce ou de langueur ni que cela vient du style noble et fleuri de ce romancier. De même Mérimée ne paraîtra à personne lyrique, ni Victor Hugo familier, ni Lamartine sardonique. Sur ces points, on s’entend naturellement, comme on est accord sur les caractères généraux de la sculpture grecque, de la peinture flamande, de la musique italienne. La subjectivité dans l’appréciation des œuvres d’art affecte, en majeure partie, le degré mais non la nature du sentiment qu’elles provoquent. Sur ce dernier point, les divergences sont rares. Que l’on joigne à cette observation générale le fait que les personnes capables et désireuses d’entreprendre des travaux d’esthopsychologie seront évidemment des lecteurs d’une curiosité universelle et impartiale, habiles à sentir tout le charme de presque toutes les œuvres, disposés tout au moins à s’assouplir à les comprendre, et partant du principe que toute œuvre qui émeut n’importe quel barbare ou quel raffiné a des propriétés qui justifient cet effet. Que l’on considère encore que toutes les sciences sont soumises à l’influence perturbatrice de l’évaluation personnelle. Cette influence ne sera pas plus fatale à la critique scientifique qu’elle n’a empêché le développement de la physiologie, que la philosophie de Kant, en démontrant l’impossibilité de connaître les choses en soi, n’a arrêté l’essor de toutes les sciences naturelles.

La critique scientifique — Analyse psychologique §

I §

Théorie de l’analyse psychologique. — Dans le chapitre précédent, nous avons considéré l’œuvre d’art dans ses effets sur un appréciateur idéal, et dans la cause prochaine de ces effets. Dans celui-ci nous l’étudierons en tant que signe de l’homme qui l’a produite. En effet, un livre, par exemple, est d’abord ce qu’il est ; mais il est ensuite l’œuvre d’un homme et la lecture de plusieurs ; c’est à remonter du livre à son auteur, à ses admirateurs, que consiste proprement la critique scientifique. Une œuvre d’art peut donner des renseignements sur son producteur, des facultés de qui elle est l’image, sur ses admirateurs, du goût desquels elle est encore indicatrice. Les premiers renseignements affèrent à la psychologie individuelle ; les seconds à la psychologie sociale. Nous nous occuperons d’abord des premiers.

On a vu par l’exposé historique du début que la plupart des critiques n’ont essayé de montrer la nature des écrivains dont ils s’occupaient que pour mieux apprécier leurs œuvres. M. Taine, seul, s’est à peu près dispensé de cette tâche secondaire et s’est appliqué dans ses études, soit par la biographie de ses auteurs, soit par des indications induites de leurs écrits, à définir leur organisation mentale, en des termes encore bien vagues. On en est là, et l’on peut reprocher aux meilleurs travaux actuels des critiques biographes, deux défauts : les indications psychologiques qu’ils extraient de l’examen superficiel d’œuvres littéraires sont trop générales et trop peu précises pour être considérées comme scientifiques ; d’autre part, ils ont tort d’employer simultanément dans leurs essais et en vue de déterminer l’individualité d’un artiste, l’histoire de sa carrière, l’ethnologie, les notions de l’hérédité et de l’influence des milieux, avec l’analyse directe de ses œuvres. Des deux méthodes, c’est la première qui doit céder le pas, basée, comme elle l’est, et comme nous la montrerons au chapitre suivant, sur des lois incertaines et présomptives dont la critique scientifique ne pourra tirer parti qu’après avoir vérifié, par ses propres travaux, la mesure dans laquelle elles s’appliquent aux hommes supérieurs. C’est donc de l’examen seul de l’œuvre que l’analyste devra tirer les indications nécessaires pour étudier l’esprit de l’auteur ou de l’artiste qu’il veut connaître, et le problème qu’il devra poser est celui-ci : Etant donnée l’œuvre d’un artiste, résumée eu toutes ses particularités esthétiques de forme et de contenu, définir en termes de science, c’est-à-dire exacts, les particularités de l’organisation mentale de cet homme.

Le raisonnement, par lequel on peut résoudre cette question, conclure d’une particularité esthétique d’une œuvre à une particularité morale de son auteur, est fort simple. L’emploi d’une forme de style, l’expression d’une conception particulière quelconque, que cet emploi soit original ou qu’il puisse paraître entaché d’imitation, est un fait ayant pour cause prochaine, comme tout le livre, la toile, la partition dont il s’agit, un acte physique de leur auteur, poussé par quelque besoin de gloire, d’argent, par un mobile, instinctif, n’importe, de faire une de ces œuvres. Cette détermination prise, l’artiste l’exécute d’une certaine manière. Il s’adonne à un certain art, à un certain genre, à un certain procédé, en un mot, il fait une œuvre se distinguant de celles d’autrui par certains caractères, ceux-là mêmes que nous avons appris à dégager dans le précédent chapitre. Il écrira, il peindra, il composera, comme le lui permettront ses facultés acquises et naturelles, comme le lui commanderont ses désirs, son idéal ; c’est-à-dire que les caractères particuliers de son œuvre résulteront de certaines propriétés de son esprit. Ces caractères seront à l’égard de ces propriétés dans une relation d’effet à cause, et l’on peut concevoir une science qui remontera des uns aux autres, comme on remonte d’un signe à la chose signifiée, d’une expression à la chose exprimée, d’une manifestation quelconque à son origine.

Or le mot faculté indique une aptitude et présuppose les conditions de cette aptitude. Si un homme peut soulever un certain poids à bras tendu, c’est qu’il a les os, les muscles, la force d’innervation, le motif, nécessaires pour cela. De même, si certaines propriétés d’une œuvre d’art existent, si un auteur a pu les produire, c’est qu’il possède le mode d’organisation mentale requis. Par conséquent, un ensemble de données esthétiques permettra de conclure à la présence d’une certaine organisation psychologique, c’est-à-dire, en dernière analyse, à une activité particulière, à une nature particulière des gros organes de l’esprit, des sens, de l’imagination, de l’idéation, de l’expression, de la volonté, etc. Il ne reste donc plus qu’à déterminer par le raisonnement et l’observation quels sont les détails intimes de pensée que présuppose tel ou tel ensemble de signes esthétiques.

Mais la plupart des artistes ne se bornent pas à produire aveuglement, en suivant les indications latentes de leurs aptitudes, lis se font un idéal imité ou original dont ils tâchent de rapprocher le plus possible leurs productions, une image composite d’une œuvre d’art ou d’une propriété d’œuvre d’art, conçue comme douée de toutes les qualités que l’artiste admire et qu’il cherche à réaliser. C’est là une image, accompagnée de désir, une image émotionnelle et comme telle capable de provoquer des actes. Or on sait qu’en psychologie un désir9 est considéré comme l’expression consciente d’une aptitude développée, et demandant à se manifester, d’une force de l’organisme contenue et apte à être mise on jeu. L’idéal est donc simplement l’expression rendue consciente par une image — des facultés mêmes qui forment le fond de l’esprit de l’artiste, et qui le définissent.

D’ailleurs, que l’on considère ceci : les particularités esthétiques d’une œuvre se composent d’un certain nombre d’émotions, d’images verbales, d’images d’objets, de personnes, d’idées, de concepts, de souvenirs, d’habitudes d’esprit, de résidus de sensations. Ces images et ces idées, avant de se trouver dans l’œuvre d’art, ont dû se trouver dans l’esprit de l’homme qui l’a conçue et exécutée. Pour peu que le nombre de ces phénomènes mentaux ait été considérable, ils ont du former une grosse part de la vie psychique de l’artiste. Or on sait que l’esprit, le moi de tout homme, est constitué, comme le montre notamment M. Ribot dans ses Maladies de la personnalitéCI, non pas par une essence indéfinie, mais par une certaine succession, par un rythme et un groupement d’images, d’idées, d’émotions et de sensations, par un certain cours de phénomènes mentaux10CII. Or, l’œuvre d’un artiste nous donne directement une partie notable de ces phénomènes ; de plus elle est l’expression non seulement de ces apparences, mais de leurs conditions profondes, des facultés et des désirs qui en forment le fond. Il est donc légitime d’essayer de tirer de l’œuvre d’art l’image de l’esprit dont elle est, soit le signe et l’expression, soit, plus directement même, une part indépendante et constituante. Que l’on extraie donc d’une série d’œuvres émanant d’un seul artiste toutes les particularités esthétiques qu’elles contiennent, on en pourra déduire une série de particularités intellectuelles. Si ces particularités esthétiques sont nombreuses, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est considérable et variée, ces particularités sont importantes, en d’autres termes, si l’œuvre analysée est originale et grande, les particularités psychologiques seront nombreuses et importantes ; elles pourront suffire à définir l’artiste, en permettant de connaître l’indice individuel de ses principaux groupes d’idées, d’images, de sensations. La méthode esthopsychologique est d’autant plus fructueuse que les œuvres auxquelles on l’applique sont plus hautes et plus belles.

II §

Pratique de l’analyse esthopsychologique ; faits particuliers. — Ainsi fondée en théorie, l’interprétation des faits esthétiques en faits psychologiques est fort aisée en pratique. Un écrivain qui se décidera d’instinct à user d’un style coloré, c’est-à-dire d’une série de formes verbales tendant à rendre et à suggérer minutieusement l’aspect sensible des choses et des gens, sera un homme qui percevra parfaitement cet aspect à l’aide de sens aiguisés, à l’aide de résidus de sensations extrêmement aptes à revivre, de souvenirs de sensations tout prêts à renaître en images, et doué de plus d’un catalogue bien complet de mots propres à rendre ses perceptions et ses souvenirs ; par contre, l’activité même de ces formes sensuelles de l’intelligence se sera ordinairement développée aux dépens de son idéation, en sorte qu’il possédera des objets une connaissance plutôt individuelle que générique, qu’il aura une aptitude médiocre aux notions et aux sciences abstraites. C’est là le cas des réalistes coloristes. Ces dispositions sensuelles de l’intelligence auront ailleurs pour effet, d’accroître énormément les facultés d’expression de la couleur et, par suite, de ne faire concevoir les objets que représentés se fondant en certaines formes verbales, en un certain style de peinture. C’est le cas, par exemple, des romantiques en France, des peintres décoratifs encore, qui réussissent généralement si mal à peindre l’individu, le portrait.

Une composition parfaite, de celle des parties à celle de toute l’œuvre, permettra de penser que chez l’artiste qui la pratique, la cohésion des idées est étroite et suivie, c’est-à-dire qu’entre les phénomènes de sa vie mentale, le jeu des lois de similarité et de contiguïté est parfait. Les degrés de cette faculté assigneront la mesure dans laquelle il faudra porter ce jugement. Si un auteur, comme Flaubert, par exemple, compose parfaitement ses phrases et ses paragraphes, médiocrement ses chapitres, et mal ses livres, il sera nécessaire d’admettre chez lui un commencement d’incohérence dans les idées contenues par la prépondérance artificielle, d’une forme de phrase type, dans laquelle cet auteur peinait de plus en plus à forcer le désarroi de sa pensée.

L’emploi particulier d’une figure, comme la comparaison, donnera lieu à des remarques analogues. Si la comparaison est ampliative, comme chez Chateaubriand, elle témoigne de l’accolement facile dans l’esprit de l’écrivain d’images relativement lointaines, douées d’un caractère constant de noblesse et de beauté, avec celles que lui présentaient ses souvenirs ou le cours de ses idées. Ce caractère constant peut s’expliquer par le plaisir qu’il procurait à l’écrivain, par une disposition organique qui lui faisait ressentir vivement les émotions de grandeur et qui a influé sur toutes les parties de son œuvre.

Des indications importantes résulteront de même de la connaissance de ce que nous avons appelé les moyens internes de l’artiste, c’est-à-dire du contenu de son œuvre, de son sujet, du genre de personnages et de paysages qu’il affectionne, de la manière dont il perçoit et rend la réalité. Il y a des formes d’âmes qui correspondent à chacune des préférences que l’artiste marque en ces matières. On pourra même découvrir à l’examen d’une œuvre quelle est la qualité des choses que son auteur s’assimile et se rappelle. Si la plupart des peintres et des écrivains réalistes ont une mémoire essentiellement visuelle, les dessinateurs japonais et les de Goncourt reproduisent plus particulièrement des sensations de mouvement ; des musiciens descriptifs, tels que Berlioz, sont des auditifs.

Ces exemples suffisent. La nature des sujets, des visions, des métaphores, du ton, de l’allure, de la ponctuation même d’un écrivain : de la touche, des procédés, des lignes, de l’équilibre des figures, des valeurs, du coloris d’un peintre ; des timbres et des rythmes d’un musicien ; des lignes, des modules, des dimensions, de l’ornementation d’un architecte, — tous ces signes esthétiques pourront être ramenés à une signification psychologique, et l’ensemble de ces déductions pour un auteur présentera de son esprit un tableau déjà poussé, que compléteront les indications tirées des émotions qu’il suggère.

L’interprétation des émotions sera simple et directe s’il s’agit d’œuvres évidemment et franchement passionnées ; il faudra recourir à des détours quand, par impassibilité, par ironie ou par toute autre cause, l’auteur semble s’efforcer d’empêcher que l’on aperçoive quelles émotions il a voulu suggérer, ou même que l’on en ressente une.

La plupart des artistes montrent, dès l’abord, par tout l’aspect extérieur de leurs œuvres, qu’ils font ouvertement appel à la sympathie, à la sentimentalité du public ; ils usent des modes d’expression propres à causer une certaine émotion, la décrivent et la désignent clairement soit en des passages éloquents, s’il s’agit d’un livre, soit par le sujet ou le mouvement s’il s’agit d’un tableau, soit en général par quelque excès peu harmonieux de la forme. On peut citer comme exemples de cette sorte d’ouvrages, des romans comme le Werther ou la Confession d’un Enfant du siècle, les peintures de Rubens ou de Delacroix, presque toute la musique. L’interprétation psychologique des émotions indiquées et suggérées dans ces œuvres est facile. Elles expriment certains sentiments d’amertume, de tristesse, d’exubérance, de grandeur, sur lesquelles il est impossible de se tromper. Ces émotions ont été ou voulues consciemment et nourries par l’auteur, parce qu’elles lui paraissaient belles à connaître, conformes à son idéal et son tempérament, ou ressenties inconsciemment parce que l’auteur les éprouvait en écrivant et qu’elles se sont exprimées dans son œuvre comme dans un monologue. Dans les deux cas, ces émotions sont celles-là mêmes qu’il importe de déterminer chez l’artiste qu’on étudie, et, de fait, la plupart des œuvres littéraires, qui appartiennent à ce genre sont autobiographiques ; dans les deux cas on peut conclure directement à l’existence permanente chez l’auteur des émotions de l’œuvre, et déduire de celle-ci les conditions mentales qu’elles supposent.

Certains écrivains, par contre, comme Mérimée, Flaubert, M. Leconte de l’Isle, les Parnassiens, un grand nombre de peintres, la plupart des sculpteurs et des architectes, des musiciens comme Gluck, se sont appliqués à éliminer de leur œuvre toute intervention individuelle, toute exubérance et toute confusion. Leurs œuvres sont froides et l’émotion y résulte des spectacles même qu’ils représentent et des idées qu’ils émettent. Leur art, à l’exemple de la nature muette, s’adresse aux sens et à l’intelligence, pour provoquer par elle l’émotion que les artistes passionnés cherchent à produire directement, sachant que l’on s’émeut de voir un semblable ému. Ici, l’étude des relations entre les sentiments de l’œuvre et la nature morale de l’auteur demande plus de soins. Il faudra un examen attentif pour reconnaître, à la façon dont certains types sont présentés, à certains mots plus vibrants, à la fréquence de certaines idées générales, quelles sont les sympathies et les antipathies de l’auteur. D’autre part, celui-ci réalise nécessairement dans son œuvre son idéal de beauté, et cherche à susciter certaines émotions esthétiques pures, auxquelles il sera légitime de le croire enclin. Enfin le fait même de la contention et de la pudeur qui lui fait s’imposer un style lapidaire, éviter les confessions, les apostrophes, les insistances, s’abstenir de se montrer ouvertement dans ses œuvres, est un indice significatif de sa volonté et de son humeur. En somme l’analyse émotionnelle d’auteurs de cette sorte est aussi fructueuse que de ceux de l’autre. Les âmes de Flaubert et de Leconte de l’Isle nous sont connues ; le pessimisme ironique de l’un, hautain de l’autre, leur amour d’une sorte de beauté opulente, barbare et dure, leur fuite vers les époques lointaines qui la réalisent et leur mépris tacite ou haineusement exprimé pour les temps modernes qui la nient, sont autant de traits aisément discernables de leur physionomie morale, que leur œuvre cache mais moule.

C’est de même une difficulté plus apparente que réelle que semble présenter l’étude des artistes qui en imitent d’autres. Ils empruntent en effet à celui dont ils sont les disciples leurs moyens d’expressions, les émotions dont ils jouent et il semblerait qu’appliquée ainsi à des doubles d’autrui qui peuvent être cependant des peintres éminents, comme les maîtres secondaires des écoles italiennes, de grands poètes, comme le romantique Swinburne, de grands romanciers, comme M. Zola, notre méthode d’analyse soit impuissante ; car les données que l’on peut recueillir de ces œuvres de seconde main, ne semblent pouvoir fournir de renseignements que pour l’organisation mentale des artistes modèles, qui ont employé les premiers les moyens et les effets que leurs disciples se sont appropriés. Mais il faut comprendre que le fait même de l’imitation, le fait intime grâce auquel un écrivain s’enrôle sous telle bannière plutôt que sous telle autre, qu’il parvient à se servir avec quelque succès et quelque originalité de l’esthétique qu’il a choisie, a une cause profonde, et se ramène, comme tous ses actes, à sa constitution intellectuelle, à ses aptitudes, à ses tendances. Il y a donc, entre l’artiste imitateur et son maître, une similitude générale d’organisation intellectuelle. Cette organisation est plus marquée chez l’artiste original, puisqu’elle l’a poussé à inventer en dehors de ce qui existait : elle est probablement moins accentuée chez l’artiste imitateur, chez qui elle s’est manifestée sans spontanéité. Mais cette organisation est similaire : il existe des faits psychologiques généraux à la base du romantisme, du réalisme, de la peinture coloriste, de la musique polyphonique.

Ces indications sur certains cas particuliers doivent suffire. Il en est d’autres encore, tels que celui des écrivains mercantiles, des auteurs de contes pour les enfants, des feuilletonistes écrivant pour une classe définie de la société, des peintres et des musiciens soucieux de plaire au public plus qu’à eux-mêmes, en un mot des artistes qui emploient certains moyens ou certains effets, non pas d’instinct, mais volontairement, et dans un but étranger à l’art ; il sera facile de se tirer d’affaire pour les œuvres de cette sorte, en considérant qu’elles n’intéressent que par la personnalité qu’elles affectent de manifester et qu’il sera toujours facile de distinguer. On résoudra de même d’autres cas.

De ceux que nous avons mentionnés, il ressort que l’on peut tirer de l’examen des particularités esthétiques d’une œuvre la connaissance des particularités, c’est-à-dire des propriétés caractéristiques, de la constitution psychologique de son auteur. Cette connaissance sera d’autant plus précise que l’analyse de l’œuvre aura été plus minutieuse et plus productive. Elle sera d’autant plus complète et mieux coordonnée qu’elle résultera de données esthétiques plus nombreuses et plus cohérentes. Tout ce que les exemples précédents ont de vague et de général disparaîtra quand l’analyste pourra baser ses conclusions psychologiques sur l’examen des moyens internes et externes, de la forme, du contenu, des émotions qui caractérisent l’œuvre d’un auteur, en assignant, à chacun de ces ordres de données, l’importance et le rang qu’il peut prendre.

III §

Pratique de l’analyse psychologique ; faits généraux. — Nous venons de voir en vertu de quels principes on peut, de l’examen d’une œuvre littéraire, extraire des notions sur l’entendement qui l’a créée. Nous avions exigé que ces notions fussent définies, scientifiques,

Utilisables ; dans tous nos exemples précédents, nous les avons poussés à ce point ; il convient d’y insister.

La constitution d’un esprit ne saurait être décrite nettement qu’en termes de psychologie scientifique. Il ne sert à rien de savoir que tel artiste était ambitieux, amer et bas, que tel autre a une âme d’homme d’affaires, que Stendhal, par exemple, est un homme tendre, cosmopolite, philosophe sensualiste. Ce sont là des mots vagues, pouvant s’entendre de mille manières différentes, et qui ont surtout le tort de n’exprimer d’un homme que certaines manifestations extérieures extrêmement complexes, sous lesquelles se cache encore tout un mécanisme intérieur qu’on néglige de nous montrer. Entre des résultats de ce genre et ceux que doit nous présenter une étude vraiment approfondie, il existe toute la différence qui sépare les définitions usuelles, de celles que donne la géométrie ou toute autre science.

L’œuvre d’un artiste est le signe compréhensible de son esprit. Cet esprit, en tant qu’esprit humain, est constitué par le même mécanisme général de sensations, d’images, d’idées, d’émotions, de volitions, d’impulsions motrices et inhibitrices, que la généralité des entendements humains. Comme esprit individuel et surtout comme esprit supérieur, ce mécanisme général est affecté de certaines altérations particulières qui constituent à proprement parler, sa personnalité, sa discernabilité, son essence à part, les caractères par lesquels il se sépare et existe. Ces excès et ces défauts forment, chez l’individu supérieur, la marque et la cause par lesquelles il se distingue d’autrui, et font qu’il dépasse ou déborde la moyenne.

Or, ce sont précisément ces facultés saillantes et sortant de l’ordinaire que nous donne l’analyse esthétique telle que nous l’avons indiquée et telle que nous avons appris à l’interpréter, traduites en indications mentales, ramenées à leur sens précis en termes de psychologie, ces données aboutissent à nous révéler le caractère essentiel et particulier de la nature de l’artiste étudié, l’élément même en excès ou en défaut11 par lequel il est à part des autres hommes en tant qu’artiste, et des artistes en général, en tant que tel artiste. Les exemples d’analyse générale que nous avons donnés, d’autres qui seront publiés ailleurs, montrent comment il n’est pas actuellement de particularité esthétique importante qui ne puisse aboutir à la désignation d’une particularité psychologique définie, qui, à son tour, peut être exprimée en une altération définie du mécanisme général de l’entendement. On sait aujourd’hui, grâce aux belles systématisations de Spencer, Wundt, Taine, Bain, Maudsley, ce qu’est un esprit humain, quelles sont ses parties et de quelle façon elles coopèrent. La volonté, la mémoire, le sentiment, le langage, une perception, une image, une idée, un raisonnement, sont des termes possédant un sens précis, représentant des faits notoires. Enfin, les monographies, les traités de psychopathologie nous renseignent sur les altérations de cet organisme normal et mettent sur la voie, par antécédent ou par analogie, des modifications qu’il peut subir.

Grâce à ces progrès des sciences morales, notre travail d’interprétation et d’explication doit aboutir à la connaissance complète de l’esprit dont on aura analysé les manifestations et pénétré les parties. Une fois tous les indices esthétiques recueillis, triés et précisés, une fois ces signes traduits en leur sens, c’est-à-dire en une série de faits mentaux, et ces derniers exprimés en termes définis de psychologie, il s’agit de rassembler tous ces points épars, de les unir et de les coordonner, au moyen d’une reconstruction hypothétique de l’intelligence dont ils donnent pour ainsi dire le tracé. Il s’agit d’émettre sur le jeu et la nature des gros organes de cette âme, une supposition qui nous permette de la figurer telle qu’elle puisse être la cause des manifestations constatées. On dira : ces faits mentaux, déduits de faits esthétiques, émanent d’une intelligence inconnue, dont ils déterminent la nature ; il reste à préciser quelle doit être cette intelligence pour réaliser à la fois les lois de la psychologie générale et causer les manifestations particulières du cas étudié.

La réponse à ce problème donnera, avec une vraisemblance considérable, une notion exacte, complète et définie de l’âme de l’artiste que l’on veut connaître, prise en pleine existence, en pleine activité, dans l’exercice même de ses facultés, saisie eu son ensemble avec tout ce qu’y auront déposé l’hérédité, l’éducation, le milieu, les hasards de la carrière, l’imitation, figurée en un mot, non pas comme une abstraction factice et après soustraction de certains éléments qu’on aurait tort de prétendre étrangers, mais en sa vie propre et dans l’ensemble des conditions qui l’ont constituée. Enfin, on peut imaginer tels progrès de la science des rapports de la pensée avec le cerveau qui permettront d’étayer l’hypothèse psychologique sur l’organisation mentale d’un artiste, par une hypothèse physiologique sur la conformation de son cerveau ; une supposition de ce genre pourra même être confirmée par l’examen histologique de l’encéphale qui en aura été l’objet. De pareilles vérifications, si elles sont favorables, donneront à nos analyses critiques une valeur absolue.

IV §

L’analyse psychologique et les sciences connexes. — Dans les pages qui précèdent, nous avons admis à chaque instant que la critique scientifique reçoit de précieux secours de la psychologie générale. Mais cette dernière profitera des travaux auxquels elle concourt. La psychologie se sert aujourd’hui de deux méthodes12. D’une part, elle use des résultats de l’introspection telle que l’ont pratiquée les anciens philosophes et s’efforce d’interpréter ce que chacun peut savoir de son propre esprit, en s’aidant de la physiologie, de la psychologie animale, des constatations que l’on peut recueillir en général par l’observation. D’autre part, la psychologie tente d’attaquer les phénomènes de la pensée par le dehors, en s’aidant de toutes les sciences qui peuvent les éclairer, et qui comprennent la psychophysique, les analyses de pathologie mentale, les travaux encore de psychologie animale, la physiologie cérébrale, les études sur l’hypnotismeCIII. La psychologie semble donc suivre une marche doubleCIV : elle émet, grâce à l’introspection, des hypothèses extrêmement probables qu’elle vérifie ensuite sur des cas provoqués par la maladie ou l’expérimentation.

Or, la critique scientifique doue la science mentale d’un nouveau procédé de vérification et d’investigation en permettant d’étudier le jeu des lois psychologiques chez toute une classe de personnes extrêmement intéressantes, les géniaux. Elle servira donc à préciser ces lois et fournira de plus des matériaux précieux à l’un de ses départements les moins explorés, celui des fonctions supérieures de l’intelligence, auquel ne contribue ni la psychophysique qui occupe des fonctions élémentaires, ni la pathologie mentale, ni les données de l’hypnotisme qui étudient des esprits ou délabrés ou dégénérésCV. Il convient d’attendre de la critique scientifique des notions neuves et précises sur l’imagination, l’idéation, l’action réciproque du langage et de la pensée, de l’émotion et de la pensée, des sensations et des idées, sur l’invention, sur les sentiments esthétiques et sur d’autres problèmes de même ordre ou supérieurs. L’esthopsychologie et la psychologie des grands hommes d’action rendront à la psychologie générale les mêmes services que la pratique de la dissection humaine à la médecine. Elles vérifieront les lois sur leur objet même et contribueront à faire découvrir celles qui appartiennent au développement propre de l’homme.

La critique scientifique — Analyse sociologique §

I §

Théorie de l’analyse sociologique ; le système de M. Taine. — Nous avons envisagé l’œuvre d’art dans ses rapports avec l’intelligence de son auteur ; il nous faut maintenant établir ses relations plus lointaines avec certains groupes d’hommes qui, en vertu de considérations diverses, peuvent être considérés comme les semblables et les analogues de l’artiste producteur.

Comme nous l’avons dit plus haut, le premier écrivain qui ait tenté d’établir que l’œuvre d’art dépend de l’ensemble social dont elle est contemporaine et son auteur de l’ensemble national dont il faisait partie, est M. Taine. L’Histoire de ta littérature anglaise, l’Essai sur La Fontaine, la plupart des traités composant la Philosophie de l’art, sont consacrés à démontrer, avec une admirable éloquence, que tout écrivain et tout artiste considérable porte dans son œuvre la trace des facultés marquantes de sa race, des caractères saillants du pays, de l’époque, des mœurs qui l’ont formé, et qu’ainsi, cette assertion admise, on peut remonter de l’œuvre à l’auteur et de celui-ci à la société et la nation dans lesquelles il a vécu. A cette loi que M. Taine essaye de prouver par un nombre considérable de faits, deux sortes de causes sont assignées plus ou moins explicitement : l’hérédité (préface et début de l’Histoire de la littérature anglaise) qui fait participer tout homme aux caractères de ses ascendants, ceux-ci à ceux des leurs, et ainsi de suite à travers toute l’étendue de la race ; la sélection naturelle (dans le 2e chapitre de la Philosophie de l’art) qui s’opère entre les artistes et entre les facultés de l’artiste, grâce à sa participation à toute la situation sociale, grâce à son imitation de l’état d’âme de ses contemporains, à la malléabilité particulière de son esprit, aux conseils qu’il reçoit et à accueil qui est fait à ses œuvres. Enfin en divers endroits (1er chap. de l’Histoire de la littérature anglaise, Essai sur La Fontaine), M. Taine paraît admettre une certaine influence directe des lieux sur les artistes qui les habitent.

Ces théories sont probables ; avec de nombreux tempéraments que l’expérience suggèrera, il est possible qu’on finisse par en reconnaître la vérité ; elles ne nous semblent, par contre, ni justes dans leur rigueur, ni exactement vendables, ni par conséquent d’une certitude telle dans l’application, qu’on puisse en tirer parti, comme d’une méthode d’investigation historique ; il nous sera permis de formuler ces opinions en toute liberté, malgré le respect et l’admiration que nous éprouvons pour un des premiers penseurs de ce tempsCVI.

L’action des trois causes, hérédité, influence du milieu, influence de l’habitat, par lesquelles M. Taine s’efforce d’assimiler les artistes à leurs contemporains et à leurs compatriotes, est incontestable. L’hérédité existe et s’exerce ; très probablement dans une race homogène, stable et peu nombreuse, à force de mariages consanguins et de vie en commun, cette force finirait par établir entre les divers membres du groupe une ressemblance constante et complète qui permettrait de dériver les facultés morales d’un de ses individus de celles de tous, et réciproquement celles de tous de celles d’un seul individu. Ainsi, quand on découvrirait un monument artistique dont un homme appartenant à une communauté de ce genre serait fauteur, l’analyse pourrait peut-être déduire de cette œuvre les caractères moraux des semblables et des frères de ce dernier. C’est là une hypothèse vraisemblable, il est vrai, mais une pure hypothèse. Il n’existe pas de race ayant ces caractères de pureté et d’homogénéité, ou du moins il n’en existe pas qui soit devenue une nation, qui ait fondé un Etat civilisé, produit un art et une littérature.

L’anthropologie a démontré que dès la plus lointaine époque, les races sont mêlées et de types divers. L’histoire expose de même qu’il n’est pas de nations formées d’une seule race. Toutes, des Égyptiens aux Assyriens, des Hébreux aux Phéniciens, des Hellènes aux Latins, des Aryens de l’Inde aux Iraniens, des Chinois même aux peuplades préhistoriques du nord de l’Europe, ont été façonnées par des conquérants migrateurs, altérées de nombreux éléments ethniques qu’elles se sont assimilés en route, altérées encore par d’obscures tribus autochtones qu’elles ont soumises, asservies, mais dont elles ont fini par subir le mélange. L’examen des crânes, des momies, des ossements, des monuments iconographiques les plus anciens montre qu’il y eut/en chaque groupe social, aussi loin que nous pouvons remonter, plusieurs types somatiques distincts qui se perpétuent et se croisent de manière à durer et à se multiplier. L’Angleterre proprement dite, que sa situation insulaire aurait dû protéger contre les invasions, présente un nombre considérable de races diverses. M. Spencer en fait l’énumération sommaire au début du fascicule de la Descriptive sociologyCVII, consacré à ce pays. Il nomme les Bretons formant deux types ethnologiques différenciés par la chevelure et la forme du crâne ; des colons romains en nombre inconnu ; des peuplades d’Angles, de Jutes, de Saxons, de Kymris, de Danois, de Norses, des Scots et des Pictes, enfin des Normands, qui eux-mêmes, d’après Augustin Thierry, comprenaient des éléments ethniques pris dans tout l’ouest de la France. Comme de juste, toutes ces variétés ont persisté, se sont mêlées et diversifiées, si bien qu’en cette nation, l’une cependant de celles que marquent encore certains caractères saillants, on trouve les types les plus différents, méridionaux et scandinaves, gens à tête d’Ibères et individus mongoloïdes.

Pour la partie de l’antiquité que nous connaissons le mieux, on sait de reste les dissemblances profondes de caractère qui séparaient les Doriens des Éoliens, ceux-ci des Ioniens, ces derniers des Attiques et, parmi ceux-ci, les habitants de la côte des habitants de la montagne, les citadins proprement dits des faubouriens, certains aristocrates de certains démagogues, Périclès de Cléon et Cléon de ses rivaux. A Rome de même, — il est presque oiseux de le dire, — il existait tout un peuple divers, des antagonismes profonds de clan, de famille, de partis, d’individus, qui font que l’on peut concevoir du « Romain » les idées les plus diverses, selon qu’on songe à tel ou tel parmi ceux qui portaient ce nom, à Appius ou à Gracehus, à Scipion ou à Caton, à Sylla ou Marius, à César ou à Cicéron. Pour quiconque reporte sur les temps passés son expérience de ce qui a lieu de nos jours, cette diversité paraîtra toute naturelle ; il lui semblera au contraire surprenant qu’on l’ait oubliée au point de croire, en vertu sans doute de l’éloignement qui brouille tout et de certaines déclamations qu’on a prises au mot, qu’il ait existé autrefois des nations homogènes. On sait qu’en Italie, par exemple, le tempérament sensé, sec et ironique de la généralité des Piémontais n’a rien de commun avec la mobilité braillarde des Napolitains ; et encore sont-ce là des étiquettes inexactes sur la foi desquelles il ne faudrait pas croire qu’il n’y ait des bavards à Turin et des gens sensés à Naples. Le caractère général industriel et positif de l’Italie actuelle n’est plus celui que constatait Stendhal, au commencement de ce siècle, ni celui de ses Chroniques italiennes ou des Mémoires de Benvenuto Cellini. Par suite d’une profonde révolution théologique et morale, l’Angleterre cesse peu à peu d’être le pays rapace, rogue et violent qu’elle semblait encore il y a cinquante ans. L’Allemagne, la Prusse de Schleiermacher et celle de M. de Bismarck, se ressemblent aussi peu que les Poméraniens ressemblent aux Souabes, et que ceux-ci, blonds ou noirs, épais ou avisés, se ressemblent entre eux. Quant à la France, on sait de reste qu’entre un habitant de Marseille et un habitant de Lille, il y a toutes les différences qui séparent deux nations, sans que pour cela les gens du Midi ou les gens du Nord soient pareils entre eux. Ces différences physiques correspondent à des différences morales plus profondes encore et se joignent à de grandes variations dans le temps. La France des bataillons scolaires, des sociétés de gymnastique, des lycées de filles ne sera bientôt plus la France du second empire, qui était sûrement bien différente à Paris et au fond du Morbihan. Il est inutile de multiplier ces exemples généraux que l’on ne saurait rendre bien concluants à cause de l’absence même de caractères nationaux collectifs qui soient nets et que l’on puisse opposer. C’est commettre une grande erreur historique et politique que de croire à l’existence de traits intellectuels stables et universels, dans les peuples, qui, de tout temps ont été composites et changeants.

Une nation est une agrégation de races diverses dont aucune ne peut être considérée comme pureCVIII, et n’a guère d’autre caractère commun qu’un habitat défini et qu’une langue usuelle, dans laquelle on peut encore distinguer mille éléments adventices ; et quand une nation produit une littérature, cette littérature, de même, est une littérature d’idiome et non de race, à laquelle coopèrent des talents venus de toutes les régions et issus de toutes les communautés où la même langue est parlée ; quand une nation produit un art, ceux qui contribuent à l’illustrer et à le fonder par leurs œuvres, sont pris, encore, aux quatre coins du peuple parlant la même langue et comprennent en outre des étrangers absolus, attirés et retenus par mille circonstances. Ainsi, il y eut parmi les écrivains latins, des Grecs, des Italiotes, des Carthaginois, des Espagnols ; il y a parmi nos peintres contemporains, des Italiens, des Belges, des Allemands, des Américains, des Anglais ; ainsi notre littérature doit autant aux Celtes de Bretagne qu’aux Romains de la Provence. Et si faible enfin est l’hérédité morale individuelle, même entre membres des peuplades autochtones restées presque pures dans les nations dont ils font partie, qu’il est impossible d’apercevoir des similitudes bien caractérisées entre leurs représentants artistiques et littéraires. On ne sait qui de Chateaubriand ou de Renan est le Breton ; de Flaubert ou de Barbey d’Aurevilly, le Normand. Gœthe et Beethoven sont tous deux Allemands du Sud ; Burns et Carlyle, Ecossais ; Poe et Whitman, Américains de vieille roche. Michel-Ange diffère de tous les autres artistes italiens, Victor Hugo de tous les poètes français, Rembrandt de tous les peintres hollandais. L’hérédité ne peut expliquer ni la littérature allemande dont les principaux représentants, Lessing, Gœthe, Heine, Freiligrath, etc., ont des facultés entièrement différentes de celles que l’on s’accorde à attribuer à leur race ; ni la littérature française qui est constamment, à partir du XVIe siècle, d’importation étrangère ou classique ; ni même entièrement la littérature anglaise dont elle ne peut motiver les manifestations récentes, l’esthéticisme et le préraphaélitisme. Enfin, pour faire justice d’une théorie qui se fonde sur la permanence des caractères de la race dans ses individus, il suffit d’observer que la ressemblance morale n’existe même pas dans la famille, entre parents et enfants. Les traités sur l’hérédité, celui notamment de M. RibotCIX, sont là pour montrer à la fois que cette force existe et opère pour les signes de race et de variété, quand on prend ces mots dans le sens qu’ils ont en zoologie, mais que son action est extrêmement variable et obscure pour les caractères d’individu, et, au sens historique, de race ou de variété, c’est-à-dire de clan et de tribu13. Peut-être en saura-t-on davantage un jour sur ce point ; il conviendra de reprendre alors le problème des rapports des artistes avec leurs ascendants et leur race. Jusque-là ces rapports sont hypothétiques, variables, impossibles à utiliser, et parce qu’il n’y a pas de races pures, et parce que nous ne connaissons pas les caractères intellectuels et physiques des races composites, et parce que nous ignorons la mesure de la permanence de ces caractères parmi les individus qui constituent un peuple, et notamment parmi ses artistesCX.

Des considérations analogues nous empêcheront de tenir pour fondé le second principe par lequel M. Taine essaye de faire dépendre les arts ou les littératures, des sociétés dans lesquelles ils ont pris naissance : le principe des sélections et des éliminations qu’opèrent dans l’ensemble des artistes d’une époque ou d’un lieu, les circonstances, la condition sociale de cette époque et de ce lieu. L’influence du milieu social — cela est incontestable — existe et opère d’une façon variable mais permanente. En général, la condition dans laquelle un artiste a vécu, les hasards auxquels il a été mêlé, la situation prospère ou infortunée de la nation à laquelle il a appartenu, l’état des mœurs, relâchées ou guerrières, rigides, pacifiques, luxueuses, austères, laisseront probablement dans son œuvre un reflet, une trace ; mais cette influence n’a rien de fixe ni de constant. Il est fort possible que l’artiste s’y soustraie, et se montre réfractaire. Assurément les petits maîtres hollandais représentent assez exactement l’époque bourgeoise et gaillarde dans laquelle ils vivaient, comme nos classiques sont pour la plupart d’excellents résumés de l’élégance et de la mesure de la cour qu’ils fréquentaient. Mais ces mêmes milieux et ces mêmes époques n’ont-ils pas produit Rembrandt en Hollande, Pascal et Saint-Simon à Paris ? Quelle influence de milieu peut expliquer le sombre génie d’Eschyle naissant dans la dépravation commençante d’Athènes, ou la douceur de Virgile au milieu de la rudesse des guerres civiles romaines ? Euripide et Aristophane sont du même temps, comme Lucrèce et Ciceron, comme l’Arioste et le Tasse, comme Cervantès et Lope de Vega, comme Goethe et Schiller, comme Leopardi et Giusti, comme Heine et Uhland, comme Swinburne, Browning et Tennyson, comme Tolstoï et Dostoïevski. Shelley dans l’Angleterre du commencement de ce siècle est un anachronisme, comme Stendhal au milieu des guerres de l’empire, comme Balzac et Delacroix dans la société de la monarchie de juillet.

Il serait facile de multiplier ces exemples à un tel point que le cas d’artistes en opposition avec leur milieu social parût être plus fréquent que le contraire. L’on pourrait aisément montrer que l’influence des circonstances ambiantes, notable mais non absolue au début des littératures et des sociétés, va décroissant à mesure que celles-ci se développent, et devient presque nulle à leur épanouissement. La raison de ce fait est facile à indiquer. Comme toute créature, l’homme tend, par économie de forces, à persister dans son être, à le modifier le moins possible pour s’adapter aux circonstances physiques ou sociales qui varient autour de lui. Il emploie à ne pas changer toutes les ressources de son intelligence. C’est ainsi que la plupart de ses inventions primitives, celles de l’habillement, celles qui touchent à l’alimentation, ont eu pour but, par des modifications artificielles des circonstances ambiantes, de lui permettre de conserver ses dispositions organiques, son aspect, ses habitudes, en dépit de certaines variations contraires naturelles des mêmes circonstances14. Les hommes, en passant d’un habitat chaud dans un habitat froid, se sont couverts de fourrures et non d’une toison : les tribus frugivores ont transporté avec elles le blé dans toute la zone de cette céréale ; l’homme primitif, au lieu de développer en fuyant devant les gros carnivores des qualités extrêmes d’agilité et de ruse, comme tous les animaux désarmés, a inventé les armes.

Et, si on va au fond des choses, l’homme n’est pas seul à résister de la sorte. Tout être vivant tend à se défendre contre les changements que lui impose la nature ; c’est là un fait primordial et universel que les évolutionnistes ont eu tort de ne pas apercevoirCXI. Les définitions de la vie qu’ils donnent, notamment M. Herber Spencer qui, dans ses Principes de BiologieCXII ne distingue l’être vivant de l’être inanimé que par la tendance plus grande du premier à s’adapter aux circonstances extérieures, nous paraissent entièrement défectueuses. Le principe de tout organisme est au contraire de maintenir jusqu’à sa destruction sa conformation particulière, de résister à l’action des forces naturelles, d’être un agrégat spécial de molécules qu’une force propre soustrait à l’action des autres forces naturelles. Tandis que, soumise à l’action du soleil, une pierre s’échauffe, un animal conserve sa température ou meure, et si l’espèce de cet animal persiste dans une contrée tropicale, ce n’est pas que ces êtres se sont modifiés pour y vivre ; c’est qu’il s’en est trouvé par hasard qui étaient faits de façon à pouvoir durer. L’adaptation des êtres vivants est évidemment le résultat d’une harmonie sans cesse rétablie entre la nature organique et inorganique, ou, si l’on aime mieux, un accident, ou encore la conséquence de la commune substance de toutes deux. Mais loin d’être simple et ductile sous l’action des forces brutes, la matière organique est au contraire celle où la correspondance entre le dehors et l’équilibre intérieur se fait le plus difficilement. La vie est une résistance et une ségrégation, ou mieux encore une adaptation défensive, négative, antagoniste aux actions du dehors et tendant à le devenir de plus en plus à mesure qu’elle s’élève davantage.

C’est en s’inspirant de considérations de ce genre qu’on peut comprendre la nature véritable des institutions sociales qui sont essentiellement des institutions de défense, des coalitions contre la tyrannie du monde physique, contre la faim et le froid, des coalitions encore contre la férocité des bêtes et des hommes. Ces sociétés où primitivement la coopération était de tous les instants, où les besoins et les tâches étaient les mêmes pour tous, où tous étaient de même race, où la lutte encore ardue contre tout l’ambiant absorbait toute la force vitale de l’homme, le formait et le pétrissait, peuvent être conçues comme homogènesCXIII, comme formées de membres presque semblables en tout, de corps et d’âme, et s’il y fût né quelque individu original, différent, doué d’inclinations et de pensées qui n’étaient qu’à lui, cet individu, par la force même des choses, par l’oppression de ses compatriotes, aurait été assurément contraint de revenir au module commun.

On peut imaginer qu’en un milieu guerrier et rude comme Sparte, il vienne à naître, par une de ces variations fortuites que la théorie de la sélection est forcée d’admettre, un enfant doué de sentiments pacifiques et délicats que l’éducation ne sera pas parvenue à étouffer. Cet homme essayera de ne pas nuire, de ne pas accomplir des actes qui lui répugnent. Il voudra être tout autre chose que soldat, — prêtre, poète ou chorège. Si cela lui est interdit, si le milieu social est hostile, c’est-à-dire si presque tous ses compatriotes ont la même âme contraire à la sienne, il pourra se faire qu’il acquière par gloriole, par intimidation, par conseils, la barbarie qui lui manque ; plus probablement, il devra se résigner à une vie de mépris, de pauvreté, d’incertitude, à mourir toi et à ne pas fonder de famille. A cette période de l’histoire, un invincible génie pourra seul vivre et ne se pas laisser assimiler.

Mais l’homme tend à persister en son être moral autant qu’en son être physique, et la défense contre le dehors devenant plus facile, la société progressant de l’état sauvage à l’état barbare, s’étendant, se compliquant et se relâchant, il y aura de faibles tentatives d’affranchissement des âmes qui se sentent souffrir de ce qu’aiment leurs proches. Pour peu qu’un homme de cette sorte ne soit plus placé dans les pires conditions, telles qu’il lui faille plier ou mourir, il sera plus malheureux qu’il ne changera. Que l’on considère que les sociétés primitives, en vertu des lois du progrès, tendront à devenir plus hétérogènes, à s’agréger à d’autres pour former une confédération supérieure d’États, à se diviser et à s’assembler en nations, en vastes empires. A mesure que l’individu fera partie d’un ensemble social plus divers et plus étendu, doué d’une organisation meilleure et qui exigera pour subsister moins de sacrifices moraux de la part de ses citoyens15, ceux-ci pourront plus facilement conserver leurs facultés propres, sans qu’elles aient besoin d’être portées à une extrême intensité pour résister à une extrême pression. Tous les historiens modernes ont remarqué celle progression de la liberté individuelle de penser, des temps anciens aux nôtres, et M. Herbert Spencer a nettement relevé ce fait. C’est par le développement graduel de cette indépendance des esprits qu’il faut expliquer en art, la persistance de moins en moins longue des écoles et leur multiplication, le caractère de moins en moins nettement national des œuvres, à mesure que la civilisation à laquelle elles appartiennent se déploie, se diversifie et s’étend. Dans les grandes capitales, enfin, à Athènes, à Rome, à Londres, à Paris, dans la période de tout leur éclat, l’hétérogénéité sociale est devenue telle que personne ne se trouve empêché de manifester son originalité et, comme tout artiste est orgueilleux de ses facultés, il n’en est que fort peu et des plus médiocres qui consentent à se renier et à flatter, pour un plus prompt succès, le goût de telle ou telle partie du public. Aussi dans ce milieu, qui paraît cependant avoir encore une physionomie marquée de gaieté légère, de bruyante agitation, — le Paris de la fin de ce siècle, — le roman va de FeuilletCXIV à M. de Goncourt, de Zola à OhnetCXV, le conte, de M. HalévyCXVI à M. Villiers de l’Isle-Adam, la poésie, de M. Leconte de l’Isle à M. Verlaine, la critique, de M. SarceyCXVII à M. Taine et à M. Renan, la comédie, de M. Labiche à M. BecqueCXVIII, la peinture, de Cabanel à Puvis de Chavannes, de Moreau à Redon, de Raffaëlli à HébertCXIX, la musique, de César Franck à Gounod et à Offenbach.

Il sera clair, après ces développements, que l’influence du milieu social, du spectacle ambiant, des goûts contemporains sur l’artiste, est essentiellement variable, au point qu’il est impossible d’y faire fonds pour conclure d’une œuvre à la société au milieu de laquelle elle s’est produite. D’une part cette influence n’existe pas pour la plupart des suprêmes génies comme Eschyle, Michel-Ange, Rembrandt, Balzac, Beethoven ; d’autre part cette influence cesse à peu près d’exister dans les communautés extrêmement civilisées, telle que l’Athènes des sophistes, la Rome des empereurs, l’Italie de la Renaissance, la France et l’Angleterre modernes ; enfin cette influence variant en raison directe de la civilisation, il faudrait une enquête préalable sur l’état de la société à laquelle appartient une œuvre, avant qu’il fût permis de conclure de celle-ci à celle-là.

Reste enfin la troisième relation de dépendance que M. Taine a tenté d’établir entre l’artiste et l’habitatCXX soit de sa jeunesse et de sa famille, soit de sa race, à l’exemple de Sainte-Beuve qui avait déjà essayé d’expliquer par cette cause le talent de certains écrivains. Dans l’état actuel de l’ethnographie, il n’est aucun ensemble d’observations sérieuses, aucune loi, qui permettent de connaître l’influence que les caractères climatériques, géographiques ou pittoresques d’un lieu peuvent avoir sur ses habitants16. Même pour les paysages les mieux définis, ou ne sait ce que leur doivent les gens qui y demeurent. Quelques pages de Stendhal et de Montesquieu n’y font rien. Il n’existe pas, que l’on sache, de type de montagnard, de type d’habitant des côtes. Alors comment connaître ce que Chateaubriand a pu devoir à la Bretagne, et Flaubert à la Normandie ? De ce dernier ou de Corneille lequel des deux représente les caractères physiques et pittoresques de Rouen ? Si La Fontaine est d’un pays de coteaux et de petits cours d’eau, Bossuet n’a-t-il pas aperçu les mêmes aspects autour de Dijon, et Lamartine autour de Mâcon ? Les Italiotes de la Grande Grèce et les Ioniens n’habitaient-ils pas une côte analogue, et pourtant les uns sont devenus les Athéniens, tandis que les autres étaient des barbares, quand les Grecs sont venus les coloniser. Rabelais, Descartes, Alfred de Vigny, Balzac sont tous quatre Tourangeaux. Il serait facile de multiplier les exemples de ce genre, de rappeler tout ce que nous avons dit et ce qui est notoire sur la diversité des individus qui composent une nation, dans un même pays, de faire remarquer combien les immenses migrations des races indo-européennes, mongoles, ou sémitiques ont peu contribué, en somme, à oblitérer les quelques traits généraux qu’on leur reconnaît. Encore une fois, l’influence de l’habitat est probable, bien que très faible et longue à se faire sentir ; mais quant au mode par lequel elle opère, quant à la mesure dans laquelle elle se marque, nous ne savons rien et nous ne pouvons rien déduire de ce facteur inconnu à ces effets problématiques.

Nous en avons fini avec l’examen des trois principes de M. Taine, et nous avons montré qu’aucun d’eux ne permet d’établir une relation fixe et dont on puisse se servir, entre une œuvre d’art donnée et un groupe d’hommes autres que son auteur. Chacune des forces dont M. Taine a voulu mesurer l’effet existe sans doute et influe, mais cette influence est ou occulte ou variable. L’action de l’hérédité morale est incontestable ; elle forme les nations, elle unit les familles. Mais ses manifestations sont tellement accidentelles pour les individus, elle est si compliquée de phénomènes d’atavisme et de variations accidentelles, qu’il est impossible de l’employer pour expliquer les facultés d’un homme par celles de sa race ou de ses parents, et encore moins pour conclure des aptitudes d’un être à celles du groupe dont il fait partie. L’influence du milieu temporel et social est évidente aussi ; mais elle varie en raison de la force de l’âme qui lui est soumise et de l’organisation despotique ou libérale, primitive ou avancée à laquelle elle est soumise ; il est donc impossible, sans une enquête préalable sur la société, de conclure aux caractères de l’œuvre qu’elle a produite, et encore moins de faire l’opération inverse. Enfin l’influence de l’habitat sur l’individu et sur la race, vraisemblable, puisque aucune cause n’est sans effet, échappe à toute vérification et ne peut même être formulée comme une hypothèse. Aucune de ces trois causes ne peut donc servir à remonter d’une œuvre ou d’un artiste à un groupe étendu d’hommes ; on peut en user avec une extrême réserve à déterminer l’origine des facultés de certains écrivains, dont quelques-uns dépendent visiblement de leur famille, de leur race, de leur temps, de leur demeure : mais s’il n’existe pas d’autres principes qui permettent d’établir une relation directe entre un auteur, une œuvre et un groupe d’hommes, il faut renoncer à entreprendre des travaux d’esthopsychologie sociologique. Si ceux de M. Taine possèdent une apparence d’exactitude et entraînent la conviction, cela tient à l’art avec lequel cet écrivain dispose ses arguments et ses preuves, au fait que dans les principaux de ses ouvrages il traite de cas où ses principes sont en effet applicables sans erreur trop flagrante. L’Art en Grèce étudie une époque primitive où l’influence du milieu social était en effet prépondérante ; ce livre ne cadre plus guère cependant avec la statuaire réaliste que l’on a découverte dans les fouilles d’Olympie. L’Histoire de la littérature anglaise retrace l’art d’une nation où l’esprit de race s’est maintenu longtemps intact, sans que cependant les phénomènes d’imitation classique du XVIIe siècle y soient suffisamment expliqués, et sans que l’auteur pousse jusqu’à la période contemporaine qui l’aurait mis dans l’embarras. Ailleurs enfin le défaut de sa méthode est visible ; la Peinture aux Pays-Bas et la Peinture en Italie, s’ils expliquent Rubens et le Titien, n’ont rien de pertinent à nous dire sur Rembrandt et sur Léonard de VinciCXXI.

En résumé, malgré l’œuvre de M. Taine, on voit qu’il est impossible d’établir un rapport direct entre une société et les artistes qui l’illustrent, en considérant ceux-ci comme dépendant de celle-là, ou en envisageant la société et les artistes comme dépendant de causes communes. Ces causes ne peuvent en tout cas être ni la race, ni le milieu, ni l’habitat, puisque l’essence d’une cause est d’agir toujours, et que l’influence de ces trois principes est variable. Voici en effet, pour conclure, une liste sommaire de littérateurs appartenant à la même nation, à la même époque, au même milieu social, et, autant que possible à la même région, mais présentant cependant des caractères intellectuels nettement divers. Nous n’avons mis à contribution que les principales littératures européennes ; il eût été facile de dresser des listes analogues pour les autres littératures et pour les autres arts :

LITTÉRATURE GRECQUE


Eschyle Les premiers comédistes
Aristophane Euripide Socrate
Xénophon Thucydide
Isocrate Démosthène
Les disciples des sophistes Les socratiques
Platon Aristote
Épicure Zénon
Plutarque Lucien

LITTÉRATURE LATINE


Caton Térence
Cicéron Lucrèce
Salluste César
Catulle Virgile
Ovide Horace
Lucain Sénèque
Perse Quintilien
Tacite Pline le Jeune
Juvénal Martial
Saint-Jérôme Saint Augustin

LITTÉRATURE ITALIENNE


Dante Pétrarque Boccace
Arioste et son école Michel-Ange
Machiavel Cellini
G. Bruno Galilée
Marini Le Tasse Tassoni
Goldoni Gozzi
Métastase Alfieri
Manzoni Massimo d’Azeglio
Leopardi Giusti
Foscolo Pellico

LITTÉRATURE ESPAGNOLE


Épopée chevaleresque. Poèmes didactiques et satiriques
Le romancero, Canzoneros Poèmes moraux allégoriques. Le comte Lucanor
Essais de résurrection du théâtre antique Lope de Vega
Les pétrarquistes Les mystiques
Romans chevaleresques Cervantès
Roman picaresque
Calderón Quevedo
Imitation de la France Imitation de l’Angleterre
Hartzenbusch Breton de los Herreros, etc.

LITTÉRATURE FRANÇAISE


Cycle de Charlemagne Cycle d’Arthur
Charles d’Orléans Villon
Poème chevaleresque Poème satirique
Fabliaux Bibles Romans
Joinville Froissart Commynes
Mystères Farces
D’Aubigné, Rabelais, Calvin, Marot, Montaigne, Ronsard, Malherbe, Régnier
Les familiers de l’hôtel Rambouillet, Corneille, Descartes, Balzac, de Sales, Retz, La Rochefoucauld
Pascal, Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, Bossuet, Fénelon, Malebranche, Saint-Simon, de Sévigné, La Bruyère
Montesquieu, Buffon, Voltaire, Diderot, Rousseau, Lesage, Prévost, Delille, Bernardin de Saint-Pierre, Danton, Robespierre
Chateaubriand, Chénier, les auteurs de l’Empire
Lamartine, Béranger, Vigny, Hugo, Musset
Baudelaire, Balzac, Dumas, Sand, Thiers, Michelet, etc.

LITTÉRATURE ALLEMANDE


Gottfried de Strasbourg Wolfram d’Eschenbach
Opitz Jac. Boehm
Gottsched Bodmer
Lessing Klopstock
Goethe Schiller
Kleist Wieland
Ruckert Uhland
Voss Tieck
Richter Platen
Gutzkow Hebbel
Herwegh Heine
Freiligrath Lenau
Heyse Auerbach
Freytag Spielhagen

LITTÉRATURE ANGLAISE


Duns Scot Roger Bacon
Chaucer
Bacon Sydney Marlowe
Shakespeare Spenser Beaumont-Fletcher
Ford et Webster Massinger
Hobbes Milton
Locke Bunyan Butler
Newton Otway Wycherley
Dryden Farquhar Congreve
Pope Swift Foe
Addison Richardson Sterne
Bolingbroke Smollet Goldsmith
Mandeville Fielding
Gibbon Stewart
Hume Reid Mac Pherson
Byron Southey Keats Shelley Crabbe
Scott Landor
Tennyson Swinburne
Dickens Thackeray
G. Eliot Emily Brontë
Carlyle Mill, etc.

Il est assez difficile de dresser une liste de ce genre exactement, et de donner ainsi à une assertion vague une réfutation précise. Cependant ce tableau marque bien à quel point les diverses périodes littéraires d’une même nation présentent constamment des génies différents et opposables. En d’autres termes, quelle que soit l’influence d’un milieu, qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas, à toute époque, un écrivain notable au moins sur deux, ne l’a pas subie. Car une même cause ne peut produire des effets opposés.

II §

Pratique de l’analyse sociologique ; faits particuliers. — Étant donc admis qu’un artiste ne dépend pas essentiellement de son milieu, de sa race, de son pays, et que l’on ne peut, par ces causes, l’assimiler à ses compatriotes et à ses contemporains, en d’autres termes qu’il n’y a pas de cause commune entre ces derniers et lui, il faut prendre un détour pour obtenir de l’esthétique des données sociologiques. Il faut s’adresser non plus à l’artiste, mais à son produit, considérer non plus son entourage, mais les admirateurs de ses œuvres.

Toute œuvre d’art, si elle touche par un bout à l’homme qui l’a créée, touche par l’autre au groupe d’hommes qu’elle émeut. Un livre a des lecteurs ; une symphonie, un tableau une statue, un monument, des admirateurs. Si l’on peut établir d’une part que l’œuvre d’art est l’expression des facultés, de l’idéal, de l’organisme intérieur de ceux qu’elle émeut ; si l’on se rappelle que l’œuvre d’art est, par démonstration antérieure, l’expression de l’organisme intérieur de son auteur, on pourra de celui-ci passer à ceux-là, par l’intermédiaire de l’œuvre, et conclure chez ses admirateurs à l’existence d’un ensemble de facultés, d’une âme analogue à celle de son auteur ; en d’autres termes, il sera possible de définir la psychologie d’un homme, d’un groupe d’hommes, d’une nation, par les caractères particuliers de leurs goûts qui tiennent, comme nous allons le voir, à tout leur être même, à ce qu’ils sont par le caractère, la pensée et les sens.

Les effets émotionnels d’un livre ou de toute autre œuvre d’art ne peuvent être perçus que par des personnes capables de ressentir les émotions que ce livre suggère. Cette assertion paraît évidente et elle l’est en effet, bien qu’on ne la prenne pas d’habitude au sens absolu où nous la posons. Qu’il suffise de rappeler qu’un lecteur animé de dispositions bienveillantes et humanitaires ne goûtera pas pleinement des livres exprimant une misanthropie méprisante, comme l’Éducation sentimentale ; de même, un homme à l’esprit prosaïque et précis sera difficilement saisi d’admiration à la lecture de poésies qui font appel au sens du mystère, ou essayent de susciter une mélancolie sans cause. Il est clair que, pour éprouver un sentiment à propos d’une lecture, pour que celle-ci puisse le susciter, il faut qu’on soit disposé de façon à l’éprouver, qu’on le possède ; or, la faculté de percevoir un sentiment n’est point une chose isolée et fortuite ; il existe une loi des dépendances des parties morales, aussi précise que la loi de dépendance des parties anatomiquesCXXII ; l’esprit humain se tient en toute son étendue ; la force d’une de ses facultés détermine celle des autres, et toutes réagissent et influent l’une sur l’autre. La constatation d’un sentiment chez une personne, un groupe de personnes, une nation à un certain moment, est donc une donnée importante, qui permettra souvent, de déduction en déduction, de connaître sinon toute leur psychologie, du moins un département important de leur organisation spirituelle et morale.

La forme extérieure d’un roman commence au style, et aimer un certain style, c’est pour un lecteur éprouver que les conditions de sonorité, de couleur, de précision, de grandeur et d’éloquence, suivant lesquelles les mots ont été choisis et assemblés, sont celles qui réalisent ou du moins qui ne choquent pas son idée vague de la propriété et de la beauté du langage, idée qui lui est personnelle, qui le caractérise puisque son voisin peut ne pas la partager, qui fait donc partie du cours de ses pensées et aide à le définir. Un lecteur qui jouira d’un style coloriste sera un homme chez lequel existe à un faible degré la sorte de perception des nuances des choses que ce style exprime ; sans quoi les mots colorés ne lui diraient rien, et il serait surpris qu’on lui décrivît en termes exacts ce qu’il n’aurait pas su observer. De même pour la rhétorique, la syntaxe, la composition, le ton. Tout cela ne souffre aucune difficulté. Qu’on goûte une métaphore romantique, qu’on se plaise aux ellipses de Victor Hugo, qu’on préfère l’absence de composition de Guerre et Paix à l’assemblage habile d’un roman feuilleton, qu’on soit touché par le mystère de la Maison Usher, ou par l’ironie de Mérimée, ce sont là autant d’indices des penchants, de toute l’âme du lecteur, auquel il faut donc attribuer les aptitudes d’esprit, les idéaux, les facultés secondes, dont telle ou telle de ces formes de style est le signe.

Mais il reste dans l’œuvre d’art, le contenu, une suite de descriptions, de paysages, de personnages, de scènes et de péripéties, de sujets et d’images, que l’artiste s’efforce de représenter le plus exactement et le plus persuasivement qu’il peut, de façon qu’on en accepte la réalité non par choix et par goût, mais parce qu’elle paraît s’imposer. Dans le roman, par exemple, la nature des héros, des lieux, de l’action, la manière dont l’auteur présente ses acteurs et ses décors, devront agir, entraîner la persuasion et l’intérêt par leur aspect de vérité même, et sans qu’il soit permis d’en rien conclure pour l’esprit du lecteur qui aura été touché. Le détail et le groupement des spectacles qu’on lui présente doivent être tels qu’ils provoquent des images faiblement analogues à celles que donnerait la réalité et de nature à susciter comme celle-ci des sentiments d’aversion, de sympathie, d’excitation ; si ce charme ne s’opère pas, c’est que le livre est mauvais, mal fait, gâté à quelque endroit par quelque faute de composition qui ôtera l’illusion à tout le public, sans qu’une partie s’obstine à tenir pour ressemblant ce qu’une autre aura jugé faux.

Il est juste en effet que personne n’admet le réalisme de la description d’un objet imaginaire, si cette description ne lui paraît pas correspondre à la vérité ; mais cette vérité est variable, elle est une idée, et résulte de l’expérience, exacte, chimérique ou volontairement illusoire, que l’on se fait des choses et des gens. Que l’on examine la nature des détails propres à convaincre une personne du monde de la vérité d’un type de gentilhomme, et ceux qu’il faut pour persuader de même dans un feuilleton destiné à des ouvriers. Pour l’une, il conviendra accumule les détails de ton et de manières qu’elle est accoutumée à trouver dans son entourage ; pour les autres, il sera nécessaire d’exagérer certains traits d’existence luxueuse et perverse qu’ils se sont habitués, par haine de caste et par envie, à associer avec le type du noble. Il en est de même pour la figure de la courtisane qu’il faut présenter tout autrement à un débauché ou à un rêveur romanesque ; cela est si vrai que parfois le type illusoire l’emporte, même chez des lecteurs renseignés, sur l’expérience la plus répétée. La Dame aux Camélias a passé pour une merveille de réalisme auprès du public théâtral du temps ; les ouvriers ne croient guère à la vérité de l’Assommoir, tandis qu’ils admettent facilement le maçon ou le forgeron idéal des romanciers populaires. Il faut donc qu’un roman, pour être cru d’une certaine personne et, par conséquent, pour l’émouvoir, pour lui plaire, reproduise les lieux et les gens sous l’aspect qu’elle leur prête ; et le roman sera goûté, non à cause de la vérité objective qu’il exprime, mais en raison du nombre de gens dont il réalisera la vérité subjective, dont il rend les idées, dont il ne contredit pas l’imaginationCXXIII.

On peut pousser plus loin encore ce raisonnement. En lisant la description d’un site connu de Paris par un romancier naturaliste, on pourra croire que le lecteur n’admirera ce morceau que s’il est exact, c’est-à-dire s’il reproduit ses souvenirs, les résidus de ses perceptions. Cela est vrai ; mais une perception n’est nullement un acte simple, passif, constant pour tous devant un objet identique ; les facultés les plus hautes, la mémoire, l’association des idées y participent ; on doit l’assimiler rigoureusement à une opération aussi compliquée qu’un raisonnement17 de sorte que, dès qu’il s’agit de perceptions complexes et esthétiques, les différences individuelles deviennent énormes. Il a fallu des siècles pour que l’homme aperçut la nature ; la description des villes date du réalisme moderne. Pour dix personnes placées devant un coucher de soleil, il y a dix manières plus ou moins complètes de l’apercevoir. Aussi, la description d’une scène familière (on peut prendre pour exemple le tableau de l’agitation d’une gare à la tombée de la nuit, par M. Huysmans, dans les Sœurs Vatard) sera jugée bonne par un lecteur non pas simplement en raison de son extrême exactitude, mais si elle correspond à la « manière de voir » de ce dernier, c’est-à-dire à la qualité de ses sens, à sa mémoire des formes et des couleurs, à tout le mécanisme interne qu’il lui a fallu pour transformer ses sensations d’un spectacle analogue, en un souvenir semblable à celui que l’auteur s’efforce d’évoquer. Sinon, le lecteur est choqué, trouve que l’on amplifie à plaisir, et saute les pages. Il existe donc des lecteurs réalistes et idéalistes, comme il existe des auteurs et des livres appartenant à ces deux écoles.

Nous avons pris le réalisme et le roman comme bases de notre raisonnement, car ces cas sont ceux où le caractère individuel, les facultés, les capacités du lecteur paraissent réduits à jouer le moindre rôle. Pour les autres genres, et, en général, les arts, la peinture, la sculpture, la musique, il suffira de raisonnements plus brefs. Ou sait combien le nombre de ceux que touche la grande poésie lyrique est restreint, et il ne sera point erroné d’attribuer ce fait à la noblesse d’âme qu’exige autant la compréhension que la création de ces œuvres. Pour la peinture, il faut que ceux qui l’aiment possèdent de délicates sensations visuelles correspondant au dedans à une organisation parfaite et à un développement extrême des appareils récepteurs de sensations colorées, dont un beau tableau doit être le résumé harmonieux. En musique, de même, les admirateurs d’une symphonie doivent être capables de ressentir les émotions que celle-ci exprime et posséder en outre cette tendance à percevoir les sentiments dans leur mode auditif, sans laquelle on ne compose pas. Bref, il est démontrable par l’analyse qu’on ne comprend en art que ce que l’on éprouve et l’on peut poser cette loi : Une œuvre d’art n’exerce d’effet esthétique que sur les personnes dont ses caractères représentent les particularités mentales ; plus brièvement : une œuvre d’art n’émeut que ceux dont elle est le signe.

Or, nous avons vu que l’œuvre d’art est tout d’abord le signe de son auteur, que les caractères de l’une expriment ceux de l’organisation mentale de l’autre. A moins donc d’admettre qu’une même particularité esthétique correspond à deux sortes de facultés, il nous faut conclure que les admirateurs d’une œuvre d’art doivent posséder une organisation psychologique analogue à celle de son auteur, et l’âme de ce dernier étant connue par l’analyse, il sera légitime d’attribuer à ses admirateurs les facultés, les défauts, les excès, toutes les particularités saillantes de l’organisation mentale qui lui aura été reconnue. La loi devra donc être formulée comme suit : une œuvre n’aura d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre et qui peut en être déduite.

Il convient de tenir compte dans cet énoncé des mots restrictifs qu’il contient. L’organisation mentale d’un lecteur admiratif ne saurait être absolument semblable mais seulement analogue à celle de l’auteur qui lui plaît ; il est probable que la ressemblance sera purement générale, et il est possible que les facultés par lesquelles elle a lieu ne jouent dans l’existence du lecteur qu’un rôle subordonné. Il est enfin certain que, chez lui, ces facultés, quel que soit leur développement relatif par rapport au reste de ses aptitudes, ne peuvent posséder la force qu’elles ont dans l’esprit de l’auteur, puisque, chez celui-ci seul, elles ont abouti à des manifestations actives. Mais il n’est point d’autre différence entre l’organisation mentale d’un artiste et celle de ses admirateurs, qu’entre les facultés créatrices et les facultés réceptives. Une faculté créatrice est simplement une faculté assez puissante pour provoquer le désir et l’accomplissement de manifestations ; elle ne diffère d’une faculté purement réceptive de même nature que par une intensité supérieure.

Telles sont, en détail, les considérations qui permettent d’établir d’étroits rapports entre les œuvres d’art et leurs admirateurs, entre ceux-ci et leurs auteurs. Ceux qui, lisant un livre, frémissent d’aise d’y trouver exprimées, en une langue parfaite, les idées qui leur sont sourdement chères ; ceux qui, devant un tableau, sentent leurs prunelles et tout leur être natté et comme vivifié par l’accord de nuances sombre ou violent, par la noblesse ou la ferveur de la composition ; ceux que transporte et qu’anéantit quelque pathétique andante ou le caprice d’un scherzo, sont les frères en esprit de l’homme chez qui ces œuvres sont d’abord écloses.

On pourra, il est vrai, dire à cela qu’à part les artistes et les écrivains, la plupart des gens n’aiment pas, à leurs moments de loisir, se plonger dans des préoccupations ou des souvenirs analogues à ceux qui constituent le fond de leur activité habituelle, que des commerçants, des politiciens, des médecins choisissent des livres, des tableaux, des musiques, opposés de ton et de tendance aux dispositions dont ils doivent user dans leur vie active. On citera la prédilection des ouvriers pour les aventures qui se passent dans un fabuleux grand monde, l’attrait des histoires romanesques ou sentimentales pour certaines personnes d’occupations incontestablement prosaïques, le charme que les habitants des villes trouvent aux paysages, le goût que montrent des hommes simples et calmes d’habitude pour les musiques les plus passionnées. Évidemment, tous ces gens trouvent dans l’art un délassement, et de même qu’un manœuvre sortant de travail se plaira difficilement à des exercices de gymnastique musculaire, un grand nombre d’hommes d’une certaine culture, mettant chaque jour en activité certaines facultés définies, utiles à leur carrière, se refusent, la tâche accomplie, à goûter des exercices spirituels d’art qui excitent de nouveau, quelque faiblement que ce soit, ce mécanisme cérébral surmené ; la connaissance de leurs préférences artistiques ne renseignerait donc que sur leurs facultés secondaires et superflues, et non pas sur ce qu’il est essentiel de définir dans leur intelligence.

Mais rien de moins juste que cette conclusion ; elle conduirait à admettre que l’on choisit, en général, plus librement, par une nécessité intérieure moins altérée de motifs pratiques, les carrières et les conditions que les plaisirs. Or, cela est faux dans une large mesure. La condition d’un homme dépend, avec des variations peu étendues ou peu fréquentes, de celle des parents. La carrière est déterminée de même ou par cette condition, ou par des nécessités matérielles sur lesquelles il est inutile de s’étendre. De sorte que le plus souvent, et en tenant même compte de l’usure et de l’accoutumance, il existe sous l’homme public accomplissant un certain travail manuel ou intellectuel à demi imposé, un homme intérieurCXXIV, qui est, sinon le plus marqué, du moins le plus authentique, car il a persisté et s’est développé seul, en dépit souvent de circonstances adverses, en dépit de l’exercice quotidien d’un métier, d’une profession. Cet homme intérieur, parfois extrêmement différent de l’homme social, on ne peut le connaître que par ses actes libres, ses actes non intéressés, par le choix de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles. Les hommes à vocation native présentent rarement, croyons-nous, un désaccord accusé entre leurs délassements et leurs occupations Les artistes, qui généralement s’adonnent à leur carrière par suite d’un entraînement instinctif, ne parlent que de leur art et ne cherchent de plaisirs intellectuels qu’en lui. Les militaires font de même par la même cause. Les femmes qui n’ont guère de tâche pénible à accomplir, montrent des goûts qui ne jurent pas avec le reste de leur caractère. L’expérience générale ne se si guère trompée sur ce point ; ce qu’on cherche à connaître d’un homme pour le juger, ce ne sont pas ses occupations, ce sont ses goûts. L’histoire, de même, montre que Louis XVI était simplement un excellent ouvrier serrurier, Néron un médiocre poète, Léon X un bon dilettante. Il n’est pas indifférent de connaître les habitudes élégantes de César, le plaisir que Frédéric le Grand prenait à la musique de chambre de son temps, le penchant de Napoléon pour Ossian et la musique romantique, les spéculations industrielles de Pascal, la façon dont Spinoza se délassait de l’Éthique. Enfin ce qu’on sait des lectures de quelques-uns des écrivains célèbres de ce siècle, montre qu’il existe chez ces hommes dont on peut reconnaître à la fois les goûts et les facultés, de frappantes ressemblances entre ce qu’ils aiment et ce qu’ils sont.

Stendhal admire le mélange de passion et de réalisme des anciennes chroniques italiennes, la douce volupté de la musique de Cimarosa ; il n’aime point le style oratoire des romantiques qu’il défend cependant pour la sincérité de leur lyrisme ; Mérimée dénigre Victor Hugo, admire Stendhal et parfois Byron ; Musset ne cachait pas sa préférence pour Byron ; Lamartine aimait Ossian ; Théophile Gautier et les parnassiens admirent Victor Hugo, dans lequel cependant ils préfèrent le versificateur et le styliste au penseur ; Baudelaire affectionne Poe, Gautier et Delacroix ; Flaubert admire à la fois Balzac, Hugo et certains livres de science, certaines cadences de phrase ; les Goncourt vont à Balzac, à Heine, aux peintres du joli et du mouvement, les Japonais et ceux du XVIIIe siècle ; M. Zola est un pur balzacien avec un penchant vers Courbet et Musset ; Augustin Thierry admirait Chateaubriand et Walter Scott ; Michelet inclinait à Virgile, Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau ; Taine a beaucoup lu Stendhal, Heine, Voltaire et les romantiques.

Ce sont là des faits précis ; il en est d’autres. L’expérience montre qu’il existe une ressemblance accusée entre le type moral des admirateurs d’un auteur et cet auteur même. Si l’on consulte ses souvenirs, on s’apercevra qu’il y a pour les admirateurs de Mérimée, par exemple, ou de Musset, d’Hugo, de M. Zola, des tempéraments définis, une manière d’être dont les livres qu’ils admirent sont l’expression approchée. Certains auteurs sont particuliers à certains âges et en présentent les caractères. Henri Heine, Musset, sont la lecture des jeunes gens et leurs œuvres portent, en effet, certains même des signes physiologiques de la jeunesse ; Horace est sénile et ne plaît qu’aux vieillards. Les auteurs préférés des femmes sont rarement rudes et grossiers. Il existe une analogie extrême entre les facultés d’un auteur et la moyenne de celles de la classe dans laquelle il est populaire. Les auteurs bourgeois ont un talent bourgeois ; les auteurs aimés des artistes, ont eux-mêmes la grâce, la finesse de sens et la légèreté d’âme des artistes. Les goûts divers d’un lecteur ont généralement entre eux une certaine connexité. En dehors d’esprits supérieurs qui no sont exclusifs pour personne, on ne rencontre guère de gens aimant également et à un même moment Lamartine et Hugo, Balzac et Dumas, la basse et la haute littérature. Ce manque d’universalité dans les goûts est d’autant plus accusé que les admirations sont plus vives, fait dont le contraire paraîtrait à première vue plus vraisemblable, et qui s’explique seulement si l’on considère l’admiration comme formée par une sorte d’adhésion, de dévouement, par la reconnaissance de soi-même en autrui. Ce sont là autant de présomptions favorables ; mais la preuve des théories que nous venons d’exposer est ailleurs ; elle est dans le cours même de l’histoire générale des lettres et des arts, dont on ne peut venir à bout, sans leur aide, d’expliquer les anomalies et les grands traits.

III §

Pratique de l’analyse sociologique ; faits généraux. — Nous avons dit que le succès d’un livre et en général d’une œuvre d’art est le résultat d’une concordance entre les facultés de l’auteur, les facultés exprimées dans l’œuvre, et celles d’une partie du public qui doit être considérable pour que le succès le soit ; cette concordance est variable par suite des variations du public, et ainsi se trouvent expliquées les fluctuations et la fortune des genres, des styles, des arts, des auteurs, à travers le temps et l’espaceCXXV.

Il fallut deux siècles à Pascal et à Saint-Simon pour atteindre la renommée, et ils n’ont été compris qu’en ce temps dont ils avaient d’avance, l’un l’angoisse, l’autre l’irrespect et la vision fouillante. Il fallut autant à nos classiques pour perdre en admiration ce qu’ils gagnent en éloges. Molière et La Fontaine n’ont pu passer ni le Rhin, ni la Manche. Shakespeare a pénétré en France au moment du romantisme, quand nos lettrés commencèrent à se germaniser et il avait pénétré bien auparavant en Allemagne : il avait été oublié en Angleterre pendant les deux siècles où notre influence et nos mœurs y dominèrent ; sa gloire renaquit quand l’Angleterre reprit possession d’elle-même littérairement et socialement. Certains auteurs ont trouvé leur patrie intellectuelle en d’autres pays que celui où ils sont nés. Henri Heine, bien qu’Allemand, a écrit plutôt pour une certaine classe de lecteurs français qui le prisent et parmi lesquels il eut des disciples, que pour sa patrie où on le tient en petite estime, ou pour l’Angleterre où il commence à peine à être connu. Edgar Poe est considéré en Angleterre et en Amérique comme une sorte de Gaboriau sinistre : en France seulement il a trouvé un traducteur comme Baudelaire, des admirateurs fervents. Par contre, certains de nos peintres, comme Gustave Doré, sont estimés à l’étranger seulement ; nos musiciens sont, pour la plupart, mieux appréciés en Allemagne qu’à Paris. Il est inutile de multiplier ces exemples des variations de la gloire, c’est-à-dire de la compréhension d’un artiste à travers les pays et les époques. Ceux que nous donnons suffisent et sont probants : ils ne peuvent être expliqués ni par la théorie de la race, ni par la théorie du milieu. Complétés par tous les faits analogues que l’on trouve dans l’histoire artistique depuis la constitution des nationalités, ces phénomène montrent bien qu’il n’existe aucun rapport fixe entre un auteur et sa race ou son milieu, tandis qu’il en existe un, ondoyant et stable, entre ses œuvres et certains groupes d’hommes que celles-ci attirent en raison d’une affinité dont nous avons montré la natureCXXVI.

Cette affinité encore rend seule compte de certains phénomènes d’imitation. Aucun motif tiré soit de l’hérédité, soit de l’ascendant du milieu, ne peut faire que dans une nation restée politiquement et socialement intacte, un artiste ou plusieurs en viennent à essayer d’imiter les productions d’artistes étrangers. Que l’on néglige les cas de la Renaissance en France et du XVIIIe siècle en Angleterre où des causes politiques et perturbatrices sont en jeu ; ce qui s’est passé à Rome dès le premier éveil de la littérature, ce qui s’est passé en France au XVIIe siècle pour la tragédie, au XVIIIe pour la philosophie et pour le roman, au XIXe pour la poésie lyrique, ne peut être éclairé par aucune des lois de l’ancienne critique sociologique. Ni la race, ni le milieu, hostiles ou tout au plus indifférents à ces importations, n’ont pu pousser les artistes latins ou français à choisir à l’étranger des modèles, qu’ils ont altérés ou dépassés, mais dont l’influence est restée prépondérante. Si un art purement national n’a pu se développer ni à Rome, ni en France, malgré d’heureux débuts, ce fut chez les Latins et au XVIIe siècle, par suite d’une rupture d’équilibre entre les progrès trop lents de cet art et le raffinement trop prompt des classes supérieures, qui trouvèrent la littérature grecque ou les lettres classiques mieux adaptées à leur condition spirituelle ; ce fut au XVIIIe siècle et au nôtre, par un libre choix de nos artistes eux-mêmes, qui se jugèrent tout à coup constitués de telle sorte, que seules les littératures et la pensée septentrionales purent satisfaire leur goût, c’est-à-dire leur présenter l’image d’œuvres où leurs facultés pourraient exceller.

Ces développements nous paraissent montrer à merveille ce qu’a d’inexact et de vague l’expression « milieu social » quand on la prend non plus au sens statique comme l’ensemble des conditions d’une société à un moment, mais au sens dynamique, comme une force assimilant certains êtres à ces conditions. Car, dans ce cas, on peut toujours demander quelle est la partie de l’organisme social qui exerce cette attraction. Le milieu, au point de vue littéraire, à Rome, à l’époque, mettons, du sac de Corinthe, était formé par une élite d’aristocrates et de parvenus. Ce milieu restreint touchait à un milieu plus vaste et plus vague au peuple romain ; celui-ci à un autre plus vaste et plus vague encore, le monde romain. Lequel déterminait l’autre ? Le monde romain était sans influence bien marquée jusque-là sur le peuple encore bien latin de la capitale ; ce peuple ne pouvait empêcher l’élite de favoriser les lettres grecques : cette élite devenue ainsi indépendante, exerça une influence marquée, dit-on sur les artistes dépendant de son suffrage. Cependant serait-il téméraire de croire que quelques Naevius, quelques Ennius, quelques Caecilius, quelques Lucilius de plus de talent, eussent fait tourner la balance, alors, avant ou plus tard, en faveur de la littérature purement latine ? De même, en Angleterre et en Allemagne, au XVIIIe siècle, toute l’influence d’un milieu national restée absolument intacte et vivace, ne put empêcher l’aristocratie, les cours et les arts, de subir la mode étrangère. On verra aisément dans l’histoire et le roman modernes des faits plus marqués encore de cette indépendance réciproque des couches sociales ; c’est qu’en effet cette indépendance existe et s’accuse ; les sociétés, par un effet graduel d’hétérogénéité, tendent à se décomposer en un nombre croissant de milieux, et ceux-ci en individus de moins en moins semblables, libres, de plus en plus, de suivre chacun ses inclinations personnelles et d’aller aux œuvres qu’il lui convient d’admirerCXXVII.

Nous avons cité au nombre des arguments qui nous semblent contraires aux théories de M. Taine, le fait que, dans un même milieu et une même race, des auteurs et des artistes ont vécu, dont les œuvres ont des caractères absolument contraires entre elles, excellent par des qualités adverses et recourent à des émotions et à des effets incompatibles. Or, il se trouve que des livres et des œuvres ainsi distinctes obtiennent du succès, des succès égaux, dans un même milieu. A l’heure présente, la musique, la peinture, la littérature en France comprennent les triomphateurs les plus divers. On célèbre également M. Renan et M. Taine, M. Zola et M. Ohnet, M. Coppée et M. Leconte de l’Isle, M. Puvis de Chavannes et Cabanel, Gounod et Saint-Saens, Dumas et Labiche, etc. Or, évidemment, des artistes d’un talent aussi contraire ne peuvent représenter le même milieu ; il faut donc admettre qu’ils représentent des milieux divers comme eux-mêmes, qu’il y a autant de milieux que d’artistes et qu’il naît autant des uns que des autres. En effet, il est évident que ces milieux, loin d’avoir formé les artistes, puisqu’ils n’ont pas d’existence antérieure connue, ont été formés par eux, à l’occasion de la production de leurs œuvres. Quand furent exposées les grandes fresques de M. Puvis de Chavannes, une partie du public s’est complue dans ce style, s’est groupée autour du peintre, et a fait sa gloire. Et de même pour les autres artistes contemporains et pour les cas analogues de l’histoire. Or nous avons vu quel est le sens psychologique du phénomène de l’admiration, comment il provient d’une concordance entre l’organisation mentale de l’admirateur et celle de l’homme dont l’œuvre admirée est le signe. Nous avons vu plus loin comment les milieux se multiplient et se dégagent dans les civilisations croissantes. Nous assistons ici à 1 éclosion d’un milieu. Nous voyons clairement comment un artiste libre des influences de la race, du goût et des mœurs ambiantes, créant une œuvre qui est le signe de son âme, d’une âme dont le caractère n’est ni national ni actuel, ni conforme à celles dont les œuvres sont à l’apogée du succès, détache de la masse vague du public et attire à lui, comme par une force magnétiqueCXXVIII, une foule d’hommes. Cette foule l’entoure parce qu’il l’exprime ; elle existe parce qu’il a paru ; le centre de force est dans l’artiste et non dans la masse, ou plutôt le centre de force est dans le caractère abstrait de ressemblance qui peut exister entre un artiste et ses contemporains. Plus il y a parmi ceux-ci d’âmes vaguement analogues à celle de l’artiste, plus la gloire de ce dernier sera étendue ; il n’a qu’à se produire, à étendre sa main, on viendra à lui, sinon rien n’y fait ; le succès de Mme Bovary ne put concilier le public à l’Éducation sentimentale ; Gustave Moreau a beau être un peintre prix de Rome et médaillé, il n’est pas populaire ; M. Ohnet l’est devenu on ne sait comment, et on sait à quel point.

Après ces développements, il sera facile d’expliquer comment il faut entendre qu’une littérature et un art représentent la société dont ils sont issus et écrivent son histoire intérieure. L’âme d’un peuple vit dans ses monuments, non pas parce qu’il les a formés, déterminés et qualifiés, mais parce que son art, produit dans ses œuvres supérieures par une série d’hommes dénués souvent du caractère que l’on peut attribuer à leur race ou à leur époque, montre par la suite de ses manifestations glorieuses et dans la mesure même de cette gloire, quel a été le cours des penchants, le génie propre de la nation, son développement spirituel dans ses diverses époques et ses divers milieux. Une littérature, un art national comprennent une suite d’œuvres, signes à la fois de l’organisation mentale générale des masses qui les ont admirées, signes de l’organisation mentale particulière des hommes qui les ont faites. L’histoire littéraire et artistique d’un peuple, pourvu qu’on ait soin d’en éliminer les œuvres dont le succès fut nul et d’y considérer chaque auteur dans la mesure de sa célébrité, présente la série des organisations mentales types d’une nation, c’est-à-dire des évolutions psychologiques de celle-ci. Le Pilgrim’s Progress et les Chansons de Béranger sont significatives de l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle et de la France de 1830. Mais elles le sont, non parce qu’elles sont nées à ces deux époques en ces deux pays, mais parce qu’elles y ont été extrêmement lues, lues avec admiration, parce qu’elles ont pénétré dans les cœurs, enflammé et enchanté les intelligencesCXXIX. Que les âmes anglaises eussent été plus frivoles, Bunyan aurait probablement persisté à écrire son livre, muet alors et stérile et qui eût été rejoindre la masse des œuvres mort-nées. Que la France eût eu l’âme plus tragique, il est probable que Béranger serait allé réjouir quelque obscur caveau de ses odelettes, mais la foule les eût méprisées et dédaigné de les chanter. Ces deux hommes n’auraient point été des types et l’on n’aurait pu tirer d’eux des conclusions sociologiques. Ils ne valent, historiquement, que par leur popularité, et non par leur origine et leurs qualités. Ils signifient et représentent une évolution de l’âme française ou anglaise, non parce qu’ils la suivent, mais parce qu’ils la précédent et la constituent, en la résumant, non comme exemplaires et spécimens, mais comme types. Ainsi, ce n’est point une assertion inexacte de prétendre déterminer un peuple par sa littérature ; seulement il faut le faire non en liant les génies aux nations, mais en subordonnant celles-ci à ceux-là, en considérant les peuples parleurs artistes, le public par ses idoles, la masse par ses chefs.

Nous ne savons pas comment ces grands hommesCXXX se produisent ; la loi qui règle la naissance et la nature des génies et des talents nous est inconnue ; nous savons seulement qu’aucune des hypothèses que l’on a émises sur ces lois ne rend compte de tous les faits. Mais une fois le génie, né, développé, productif, commence un jeu d’attractions et de répulsions qui nous est accessible. Les âmes qui retrouvent en cette œuvre leur âme, l’admirent, se groupent autour d’elle et se séparent des hommes d’âme diverse. Si le groupe attrait est considérable, par la quantité, par la qualité, l’œuvre prend une haute signification sociale, qu’elle ne possède qu’à ce moment-là, qui peut larder longtemps et passer vite. Si le groupe est petit ou nul, l’œuvre n’a pour ce moment d’impopularité qui peut être passager ou éternel, qu’une importance minime. En d’autres termes, la série des œuvres populaires d’un groupe donné, écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe, une littérature exprime une nation, non parce que celle-ci l’a produite, mais parce que celle-ci l’a adoptée et admirée, s’y est complue et reconnue.

IV §

L’analyse sociologique et les sciences connexes. — Passons sur les précautions et les recherches qu’exige l’application de la méthode basée sur ces considérations : elle ne permet, par exemple, de conclure d’une œuvre à une nation, qu’après détermination de l’importance relative du groupe attiré et défini par l’œuvre, de l’époque précise pour laquelle l’œuvre est considérée comme un document. Il faudra faire pour chaque auteur et artiste une enquête rétrospective auprès des critiques, des journalistes du temps pour connaître sa popularité ; il faudra savoir le prix de vente pour les tableaux, le nombre de représentations pour les pièces, le nombre d’éditions pour les livres, les pensions, les droits alloués à l’auteur ; il faudra refaire ce travail tout le long de l’existence de l’œuvre afin de connaître les phases de sa gloire, et en étudier la diffusion dans les pays étrangersCXXXI.

Employée avec les ménagements et les soins que l’usage enseignera, la méthode exposée plus haut sera d’un secours véritable pour la connaissance du passé ; elle permettra pour les époques et les peuples littéraires, d’écrire l’histoire intérieure des hommes sous la surface des faits politiques, sociaux et économiques, et d’écrire cette histoire en termes scientifiques précis. Elle conduira, par une synthèse plus vaste, à faire l’historique du développement intellectuel de l’humanité, du développement même de tel organe psychique isolé. C’est par des recherches de ce genre qu’on pourra fonder véritablement une « psychologie des peuples »CXXXII exacte et sérieuse, surtout si on complète les renseignements qu’elle pourra exiger par ceux d’une science connexe à fonder, la psychologie des grands hommes d’action, des fondateurs de religions, de morales, de lois et d’états, qui comprendra, de même que l’esthopsychologie, trois parties : l’analyse des actes des héros, la détermination de leur organisme mental spécifique et individuel, les faits sociologiques d’adhésion à ces actes et de ressemblance avec cet organisme. Par ces deux méthodes, en étudiant, d’abord en leurs initiateurs, puis en leurs adhérents, les grands mouvements intellectuels, politiques, guerriers, l’histoire tout entière doit être écrite.

 

La critique scientifique — La synthèse §

I §

La synthèse esthétique. — Nous avons terminé l’énoncé des raisonnements qui permettent de déduire de l’analyse d’une œuvre d’art la connaissance précise, scientifique, — c’est-à-dire intégrable dans une série de notions analogues conduisant à fonder des lois — de l’œuvre même, de son auteur, des groupes d’hommes en qui l’œuvre produit une émotion esthétique. Comme on aura pu le remarquer, cette connaissance est jusqu’ici diffuse, analytique, fragmentaire, ne comprend l’ensemble qu’en ses parties et ne l’exhibe que par aspects successifs ; cette connaissance est limitée à son objet qu’elle révèle en lui-même seulement, non dans ses relations et ses effets. Si le défaut des méthodes que nous avons combattues est de ne montrer d’une œuvre et de ceux dont elle est le signe, que le dehors, l’entourage, le vague contour extérieur et infléchi, la notre, bornée aux chapitres antérieurs, paraît envisager ses êtres comme absolus, existant à part de tout contact, de toute condition et de toute cause. Il convient d’en compléter l’explication par l’examen des procédés qui permettront, après analyse, de restaurer l’œuvre et les hommes dans leur unité totale, dans le jeu des forces naturelles et sociales qui les forment, les meuvent et les heurtent.

L’œuvre d’art résolue dans ses effets et ses moyens cesse d’être une œuvre d’art. A cet état de décomposition, pour ceux qui l’ont ainsi disséquée ou auxquels elle est présentée en ce morcellement, l’œuvre perd toute vertu d’opérer, toute influence émotionnelle ; elle est un mécanisme inefficace, une machine démontée, qui, examinée dans ses rouages, est nécessairement au repos, et par là même inconnue dans ce qui est sa raison d’être. L’œuvre se comporte de même, et quand on a compris ses organes et énuméré ses énergies, il reste à la révéler en acte, agissante, développant dans une âme humaine les ondes d’émotions qu’elle est faite pour susciter. Il faut donc ici la montrer non plus en la pénétrant et essayant de dégager le secret des causes de ce qui en émane, mais la considérer de front et du dehors comme une force dont le choc est à mesurer.

L’effet de l’œuvre étant l’émotion qu’elle suscite, et cette émotion accompagnant l’image sensible de son contenu dans l’esprit de son sujet, c’est la reproduction de l’œuvre qu’il faudra tenter, en accompagnant de son indice émotionnel. Ce sera en faire, en un autre terme, la paraphrase.

Relisant le livre, évoquant le tableau, faisant résonnera son esprit le développement sonore de la symphonie, l’analyste, considérant ces ensembles comme tels, les restaurant entiers, les reprenant et les subissant, devra en exprimer la perception vivante qui résulte du heurt de ces centres de forces contre l’organisme humain charnel, touché, passionné et saisi. Chaque détail sera réfléchi sous l’angle de son incidence, chaque moyen rendu par son action, et les effets même de l’œuvre considérés et goûtés à nouveau par un esprit qui saura non plus seulement les discerner mais les ressentir, seront figurés du même coup et mesurés dans la description de leur nature et de leur charme.

Le livre sera reproduit ainsi comme un objet de lecture réelle sur lequel se seront fixés des yeux humains froids, souriants, émerveillés, hagards, ou à demi clos d’une douleur qui se contient, yeux d’hommes las de vrais spectacles, limpides ou cruels yeux de femme, yeux ternes des oisifs, yeux lumineux d’adolescent qui, se durcissant aux fictions, s’accoutument à la vie. Saisie dans le jour blanc d’un musée ou fixée aux panneaux futilement ornés d’un salon, la toile dont les pigments réfléchissent les diaprures incluses du rayonnement solaire, refleurira par les mots, dans l’accord heurté ou doux à l’œil de ses nuances stridentes ou tragiquement mortes ; et il y aura des cadences de phrase pour la langueur innocente d’un beau corps nu, et des aurores verbales pour l’éveil religieux d’un blond rayon de lumière entre les ténèbres d’un fond où s’effacent de torturés ou humbles visages, et de pénétrantes périodes pour la sagace analyse de quelque froide et mince tète de roi ou de moine surgie du passé, avec ses yeux pleins de pensées mortes et ses traits sillonnés par des passions définitivement réprimées. Le charme des musiques devra de même être reproduit après leur analyse ; l’intime éclosion de rêves et d’actes que provoque le lent essor d’une voix dans le silence d’une nuit, le ravissement des mélodies, le suspens des longues notes tenues, le heurt douloureux des cris tragiques sera décrit et rappelé, comme les mâles et sobres éclats des pianos, le jeu des souples doigts, les élans atrocement rompus des marches, les prestos envolés, retombants, et voletants, ou la grave insistance de ces andantes qui paraissent exhorter et calmer et apaiser les sanglots qui traînent sur le pas des suprêmes décisions ; les violons nuanceront tout près de l’oreille et de l’âme leur voix sympathique, âpre et chaude, et l’on entendra passer leur chant captif sur les sourds élans des contrebasses, l’embrasement suprême des cuivres, le ricanement sinistre des hautbois, unis en cette gerbe montante de sons, de formes et de mouvements, qui s’échappe des orchestres et porte les symphonies.

Ainsi de toute œuvre d’art, statue, temple, drame, livre didactique ou lyrique. Pour la connaître pleinement et exactement, la notion de son mécanisme, de ses parties, de sa genèse, ne sera pas plus importante que celle de la manière dont elle existe, dont elle se comporte, dont elle agit sur la matière vivante, du choc harmonieux, saccadé ou lent dont elle frappe les esprits, un esprit, une âme individuelle et figurée.

Comme on peut le voir, les lignes qui précèdent tendent à ce que l’on connaisse l’œuvre d’art artistiquement après l’avoir déterminée scientifiquement en la décomposant, et donne ainsi une valeur et une utilité à sa reconstitution esthétique. Et l’on remarquera qu’en exigeant cette addition à l’analyse, en demandant qu’on s’accoutume à considérer l’œuvre dans l’acte même de révolution de sentiments qu’elle est destinée à opérer, nous adjoignons à notre méthode, l’un des procédés dont la critique purement littéraire use, depuis l’avènement surtout de l’école romantique et réaliste. Certains feuilletons de Théophile Gautier et de M. Barbey d’Aurevilly, les études des de Goncourt et de Théodore de Banville, les descriptions de tableaux du Voyage en Italie de Taine, certains récits d’auditions par Baudelaire seraient ce que nous réclamons, s’ils étaient basés, cependant, sur l’enquête analytique préalable sans laquelle ces pages de haute littérature demeurent la constatation insuffisante d’une émotion morale inexpliquée. Jointes aux démonstrations plus sèches mais pénétrantes de l’analyste, insérées même dans la chaîne de ses raisonnements, elles seront non plus un ornement, de gracieux discours, mais le complément nécessaire de la connaissance scientifique de l’œuvre.

II §

La synthèse psychologique. — Ce sera de même, en recourant à îles procédés usités déjà, mais dont l’insuffisance, s’ils demeurent isolés, a été montrée plus haut, que l’on résumera des analyses psychologiques, l’image îles êtres vivants qui y auront été disséqués Le critique concevra que le mécanisme mental exsangue et incolore, qu’il aura lentement et pièce par pièce déduit des données esthétiques, n’est point une entité idéale, une force flottante et sans point d’application, mais qu’animé, existant, nourri d’un sang pourpre, concentré en des cellules sans cesse vibrantes et rénovées, il se situe en un encéphale particulier, un système nerveux, un corps, un être humain, qui fut debout, marchant et agissant dans notre air, sur notre terre. Ce corps eut une enfance, une jeunesse, un âge mûr souvent, une vieillesse parfois ; il fut un homme, lit partie d’une famille, naquit et vécut dans une patrie, eut tels parents, tels amis, tels contemporains ; la carrière de cet être fut mêlée d’infortunes et de joies, de hasards et d’habitudes ; il subit et exerça des influences spirituelles ; il reprit l’œuvre artistique à un point donné et en porta le progrès à tel autre point ; cette entité intellectuelle dont on a désigné d’abord la configuration totale et générale, avec toutes ses acquisitions et toute son innéité, eut une évolution, fut jetée dans le compromis de résistances et d’adaptations qu’est la vie, fut fait d’originalité et d’imitation comme tout individu vivant, mêla sa tâche de redites et de trouvailles. Sans la connaissance de ces variations, de cette carrière, de ces origines, de cette transition, de ce point de départ et de ce point d’arrivée, l’analyse d’une âme reste morte et sèche, absolue et irréelle, comme une proposition de mathématiques, incomplète comme une ostéologie.

Il faut pour entreprendre la restitution d’un de ces grands êtres intellectuels qui sont, dans l’ordre de la pensée et de la sensibilité pures, comme les initiateurs d’une espèce morale, qui concentrent et qui exaltent en eux toute l’émotion et la réflexion excitée dans la foule mêlée de leurs admirateurs, remonter des parties éparses de son esprit à leur enchevêtrement et leur engrenage dans le tout, replacer cet esprit ainsi particularisé dans chacune de ces facultés et dans leur association, en un corps dont il sera nécessaire de connaître les représentations graphiques et dont les habitudes ressortiront des témoignages des contemporains : ce corps même et cet esprit, il faudra le prendre dans ses origines, la famille, la race, la nation, — dans son milieu premier, le lieu de naissance et d’enfance, le climat, le paysage, le sol : il faudra le suivre dans son développement et ses relations, de son enfance à sa jeunesse, de ses amitiés à ses liaisons, de ses lectures à ses actes, tracer le cours de ses productions, connaître les joies et les amertumes de sa vie, le conduire enfin à ce déclin et ce décès qui si rarement, pour les grands artistes, sont glorieux, ou fortunés ou paisibles. L’on aura atteint au bout de ces travaux le résultat le plus haut auquel tend tout l’embranchement des sciences organiques : la connaissance d’un homme analyse et reconstitué, de ses fibres intérieures, des délicates agrégations de cellules cérébrales traversées par le jeu infiniment mouvant et complexe des ondes récurrentes, de ce centre de la trame intime de vibrations qui, phénomène physiologique pour l’observateur idéal placé au dehors et percevant son envers, est, pour ces cellules mêmes, immatérielles ou s’ignorant matière, de la pensée, des émotions, des douleurs, des joies, des souvenirs d’êtres et de choses, — jusqu’à l’aboutissement même des nerfs infiniment déliés, infiniment ramifiés, qui par des voies encore inconnues, à travers l’encéphale, le cervelet, la moelle allongée et la moelle épinière, recevant les répercussions actives de tout ce travail intérieur, conduiront aux muscles, à l’épiderme, à cette surface de l’homme colorée et conformée, — jusqu’aux êtres qui forment les antécédents de ce corps, — jusqu’à ceux qui le touchèrent ou dont les actes, par des manifestations proches ou lointaines, l’affectèrent, le réjouirent ou le contristèrent, — jusqu’aux cieux qui se reflétèrent dans ses yeux, — jusqu’au sol qu’il foula de sa marche, — jusqu’aux cités ou aux campagnes dont la terre souilla ses pieds et résorba sa chairCXXXIII.

Ici, rendue à la tâche qu’elle peut accomplir et intervenant au moment où des travaux préalables l’ont faite réellement utile, la méthode biographique de Sainte-Beuve et de ses successeurs, des Études de M. Taine, rendra de grands services et est appelée à compléter par le dehors, par la description et le portrait, le travail important de connaissance par le dedans que l’analyse esthopsychologique aura élaboré. La large manière de M. Taine, la minutieuse enquête de Sainte-Beuve, le réalisme humain des meilleurs biographes anglais, les études anecdotiques comme celles des romantiques, seront fondus ensemble et concentrés au point de donner de l’homme, de ses contours, une apparente image : on aura ainsi les procédés qu’il faut pour pénétrer de réalité, de vérité, de vie, pour galvaniser et animer l’être dont l’âme aura paru morte et morcelée d’après le travail de l’analyseCXXXIV.

Que l’on conduise ainsi Poe de la table où tout enfant son père adoptif l’exhibait récitant des vers, à cette taverne de Baltimore où il goûta l’ivresse qui le couchait le lendemain dans le ruisseau ; que l’on connaisse de Flaubert la famille de grands médecins dont il était issu, le pays calme et bas dans lequel il passa sa jeunesse, la fougue de son arrivée à Paris, ses voyages, son mal, le rétrécissement progressif de son esprit, le milieu de réalistes dans lequel s’étriquait ce romantique tardif : que de même on décrive la physionomie satanique et scurrile (sic) de Hoffmann, le pli de sa lèvre, l’agilité simiesque de tout son petit corps, ses grimaces et ses mines extatiques, son horreur pour tout le formalisme de la société, ses longues séances de nuit dans les restaurants, à boire du vin, et ce mal qui le mît comme Henri Heine tout recroquevillé dans un cercueil d’enfant ; que l’on compare les débuts militaires de Stendhal et de Tolstoï à leur fin, à l’existence de vieux beau de l’un, à l’abaissement volontaire de l’autre, aux travaux manuels et à la pauvreté grossière ; que l’on complète chacune de ces physionomies, qu’on en forme des séries rationnelles, on aura dressé en pied pour une période, pour un coin du monde littéraire, pour ce domaine tout entier, les figures intégrales du groupe d’hommes qui sont les types parfaits de l’humanité pensante et sentante. L’analyse esthopsychologique aura montré ces hommes par leurs parties au repos : la synthèse biographique, utile seulement après ce travail, en aura restauré le tout, rétabli le mécanisme de la façon dont il est agissant, productif, se formant et situé.

III §

La synthèse sociologique. — Ce travail de reconstitution qui consiste à façonner un homme visible sur le schéma de son intelligence, doit être étendu également à ceux que nous avons appris à considérer comme les semblables de ce type, à ses adhérents. D’un livre on déduit l’état d’âme d’un groupe. Mais ce groupe a réellement existé dans le temps ou dans l’espace ; il existe parfois encore ; il forme ou a formé un milieu particulier, sur lequel le plus souvent l’histoire ou le journal ajoutent des renseignements à ceux plus exacts et plus intimes que procure l’examen de leur centre de ralliement, l’œuvre ou l’ensemble d’œuvres, dans lesquelles ils se reconnaissent et se désignent. C’est ce groupe, ses principaux représentants, sa formation, sa durée, sa condition, ses mœurs, que la synthèse sociologique devra retrouver avec de délicats procédés d’enquête, conjecturant, décrivant, résumant, agglomérant les données les plus hétérogènes, parvenant enfin à exprimer visiblement les créatures dans lesquelles a vécu l’esprit de l’œuvre et de son auteur.

C’est ici que la méthode historique et sociologique de M. Taine reprend toute sa valeur et toute son importance ; elle est celle qu’il faut prendre pour tenter de recréer en pleine vie le groupe d’individus humains dont on aura déterminé grossièrement mais exactement le mécanisme interne par l’analyse de leurs admirations, et que l’on aura appris à considérer, non plus comme les producteurs premiers ni de l’œuvre qui les rallie, ni des œuvres de leur temps, mais au contraire comme des êtres faiblement semblables à l’auteur de ce qui les émeut, et fixés dans cette similitude par cette émotion même. Tout l’arsenal des moyens exacts et artistiques dont M. Taine, les critiques historiens anglais tels que M. Pater et Vernon Lee, les romanciers archéologues tels que Flaubert, se sont servis pour décrire les milieux humains passés et disparus, sera ici mis à profit avec de plus importants résultats, puisque cette enquête par le dehors, par le visible, par ce dont l’histoire rend témoignage, aura été précédée et affirmée par des données probables ou sûres sur l’intérieur, sur le gros mécanisme mental de ces gens que l’on va dresser en pied dans leur chair et leur costume. Les contemporains, les auteurs de mémoires, les comiques et les moralistes du temps, les représentations graphiques, des tableaux aux caricatures, les mille faits épars de la vie de tous les jours, la reconstitution architecturale et géographique des lieux, des monuments et des villes, tous les départements de la vie publique, de la politique à la théologie, seront mis à contribution, fouillés en quête de détails typiques et significatifs ; ces notions sur le vêtement, la demeure, le séjour, sur les habitudes intimes et sociales, sur le type ethnique, sur les relations célestes et humaines, sur toute la vie en somme du groupe formé autour d’une œuvre ou autour d’une famille d’œuvres, groupe qui comprendra tantôt tout ce qui est notable d’une nation, tantôt toute une classe, tantôt enfin un nombre épars d’individus dont il faudra rechercher les points d’union, — seront dégagés, fondus ensemble, ordonnés, et plaqués enfin sur la sorte de squelette psychologique que l’on aura obtenu antérieurement par l’ordre de recherches que nous avons exposé au précèdent chapitré. L’on aura désigné ainsi par le dehors et le dedans, ta sorte d’Athénien, par exemple, qui s’attachait à Aristophane, et celle qui se sentait exprimée par Euripide ; le citadin de la renaissance italienne dont les goûts allaient aux peintures sévères de l’école florentine, et l’habitant de Venise qui, charmé d’abord par le colorisme des Titien et des Tintoret, versa dans les luxurieuses mythologies de leurs successeurs ; de l’habitué des concerts du dimanche à Paris qui, penché toute la semaine sur quelque besogne pratique, retrouve une fois par semaine une âme enthousiaste et grave, digne de s’émouvoir aux hautes passions d’un Beethoven, au religieux naturalisme de Wagner, au trouble de Berlioz. Si l’on considère que l’histoire doit être l’évocation complète et la résurrection des générations disparues, de ce qu’elles furent, de ce qu’elles pensèrent et restèrent, ce sera là faire de l’histoire, et les lumières qu’on portera dans cette science par la méthode que nous venons d’exposer, seront aussi nouvelles et précieuses qu’elle est sûre.

La critique et l’histoire §

I §

Théorie générale de l’histoire ; l’artiste, le héros, la masse. — Le labeur qu’esquissent les chapitres précédents de ce volume paraîtra excessif ; mais les résultats qu’il nous paraît promettre sont dignes de celle peine. Que l’on conçoive un travail psychologique, historique, littéraire de cette sorte, accompli parfaitement pour l’art, les artistes et les admirateurs dans une époque, dans un peuple ; que l’on sache celui-ci divisé par un procédé approximatif, en une série de types intellectuels et de similaires, à constitution déterminée par termes scientifiques précis : que ces types soient connus et posés comme des hommes vivants et en chair, ces foules comme des agrégats tumultueux, vivants, animés, logés, vêtus, gesticulant, ayant une conduite, une religion, une politique, des intérêts, des entreprises, une patrie, — qu’à ces groupes ainsi déterminés et montrés, on associe, si l’histoire en porte trace, cette tourbe inférieure ne participant ni à l’art ni à la vie luxueuse ou politique communeCXXXV, et dont on peut vaguement soupçonner l’être, par le défaut même des aptitudes reconnues aux autres classes ; que l’on condense enfin cette immense masse d’intelligence, de cerveaux, de corps, qu’on la range sous ses chefs et ses types, on aura atteint d’une époque ou d’un peuple la connaissance la plus parfaite que nous puissions concevoir dans l’état actuel de la science, la plus profonde pénétration dans les limbes du passé, la plus saisissante évocation des légions d’ombres évanouies. Grâce à celle tentative méthodique et progressive de résurrection, le passé aurait repris d’un coup tout ce qui lui reste de vie dans ses monuments de tout ordre.

Et l’on aura compris que ces procédés de synthèse, l’agrégation qu’ils opèrent entre le grand artiste et ses admirateurs, le but auquel ils tendent de décrire les périodes et les nations par l’assemblage de groupes caractérisés en leur premier auteur, conduisent à imaginer en général pour l’histoire entière, politique, religieuse et militaire, une théorie nouvelle et moyenne entre celles qui ont cours dans ce siècle. Les tentatives modernes de changer la méthode de cette science, en la raccordant aux découvertes récenles et surtout à la tendance démocratique de ce temps, ont abouti à une interprétation singulière des événements sociaux. Les chroniqueurs et les historiens, jusqu’au commencement de ce siècle, jugeant les faits à première vue et les expliquant par une doctrine superficielle mais relativement juste, en étaient venus à concentrer tout l’intérêt et le mérite de chaque entreprise dans les individus, rois, ministres, généraux dont le nom lui était resté attaché. En tentant d’améliorer et de rénover ces vues, et sous l’empire de la réaction libérale à laquelle cédaient les esprits éminents dans la première moitié de ce siècle, on est allé aune conception opposée et plus fausse. M. Augustin ThierryCXXXVI l’un des premiers, parti de l’idée confuse que les événements comprennent dans leurs causes d’autres facteurs que leur auteur principal, et exagérant l’effet de ces facteurs secondaires, a attribué une importance excessive à l’influence des masses dans les faits historiques. Puis, ce point de vue s’est étendu si bien que l’on a négligé de parti pris la part cependant visible des grands hommes dans les grands actes publics et que le mérite de l’accomplissement de ceux-ci a été attribué aux foules humaines qui les ont exécutés, forcées souvent, ignorantes toujours. Et, le déterminisme des économistes anglais et des statisticiens paraissant à tort plus facilement applicable aux peuples qu’aux individus, on arriva aux conceptions de BuckleCXXXVII, chez qui la guerre, par exemple, se fait sans généraux, sans stratégie, sans discipline, sans influence d’armement ou de tactique, par le hasard et le vague instinct des bandes. C’est par des raisonnements analogues que le roman moderne, éliminant de l’esprit l’empire des facultés supérieures, et des groupes l’ascendant des hommes d’élite, pose en principe l’inutilité de l’effort volontaire et choisit ses personnages parmi les êtres moralement et intellectuellement dégénérés.

Il serait difficile de trouver une conception plus fausse et plus facilement admise que celle de la séparation des deux éléments qui contribuent à tout événement historique, — les chefs et la masseCXXXVIII, — et de la prépondérance du second sur le premier. Le fait par lequel un grand écrivain, parti d’on ne sait quelles origines impossibles à dégager, ayant senti en lui un monde nouveau l’émouvoir, faisant appel à des dispositions, à des pensées, aune sensibilité intacte jusque-là et dormantes, groupe autour de lui eu cercles concentriques toujours plus étendus, ses congénères intellectuels, dégage de la masse humaine confondue, la classe d’êtres qui possèdent en eux un organisme consonnant au sien, vibratileCXXXIX sous les impulsions mêmes qui sont en lui puissantes au point de l’avoir contraint à leur trouver l’expression et à les extérioriser ainsi généralement intelligibles et efficaces — ce phénomène est le semblable de celui par lequel, dans un autre ordre, l’ordre des actes et non plus des émotions, un homme ayant connu une entreprise, portant en lui cet ensemble d’images préalables de réussite, de gloire, de fortune qui constituent une impulsion, ces visions d’effet à réaliser, de moyens, de détails, d’acheminements, de dispositifs, qui constituent un but, parvient par persuasion, par des ordres, par simple communication, à les faire passer rudimentairement, vaguement, clairement, dans l’âme des milliers de suivants que forment ses lieutenants, une armée, des alliés ; que forment encore des ouvriers, des ingénieurs, des collaborateurs ; ou un public, des courtiers, des banquiers, des associés ; ou simplement le peuple, des agents électoraux, des députés, des ministres. Ici encore, ou constante et marquée pour les coadjuteurs principaux, ou momentanée, vague, imperceptible même, en dehors du moment précis de l’exécution, pour les subordonnés intimes, c’est la similitude des âmes entre le chef et la masse qui fait la possibilité et qui répartit le mérite d’une grande œuvre accomplie.

Toute réussite pratique et toute œuvre admirée, toute gloire de tout ordre, littéraire, artistique, militaire, religieuse, politique, industrielle, comprend donc les mêmes éléments, le même accord entre esprits supérieurs et inférieurs : l’œuvre, l’entreprise, est d’abord une conception, résultant, de plus en plus profondément, de l’intelligence acquise et originelle de son auteur, de la constitution de son cerveau, de tout son corps, des influences obscures encore qui l’ont formé tel : elle est ensuite cette conception détachée pour ainsi dire de son auteur et y tenant, comme un germe issu d’un être, passée de ce cerveau à d’autres, où elle se répercute, se reproduit, renaît, redevient efficace et cause des actes ou des émotions analogues à ceux qui existent dans l’âme primitive : cette reproduction, son degré marquent la similitude entre l’âme réceptrice et l’âme émettrice, en vertu du fait que les phénomènes psychiques d’un individu forment une série cohérente, en vertu encore du fait qu’une conception suppose la coopération de toute une série de rouages mentaux et qu’ainsi le fait de partager pleinement une conception montre ta similitude de ces rouages. Que cette analogie soit simplement celle qui existe entre tous les êtres animés comme pour certaines notions expérimentales rudimentaires, qu’elle soit celle de tous les êtres humains, comme pour certaines lois très simples de morale, qu’elle unisse la race, la cité, la nation, ou qu’infiniment plus marquée, elle associe un groupe d’individus pris au hasard, dans une admiration ou dans une tâche commune, c’est elle qui établit entre fauteur et les exécuteurs d’un dessein, entre fauteur et les partisans d’une œuvre, le lien qui fait participer à la réussite de l’un comme de l’autre, celui qui le conçut, mais fut impuissant à l’exécuter, et ceux qui exécutèrent, mais ne l’auraient imaginé, — celui qui la forma mais n’aurait pu faire revivre cette forme muette dans de chaudes âmes humaines, et ceux qui la prirent, l’adoptèrent, la couvèrent, la reproduisirent dans leur esprit, mais n’eussent pu la concevoir et l’exprimer.

La gloire d’un artiste et la victoire d’un héros sont des phénomènes analogues, et se décomposent en deux faits : l’un d’individuation qui réalise et érige dans la masse un type ; le second d’imitation, d’adhésion, d’approbation, d’admiration, qui agrège à ce type tous ses similaires inférieurs ; ceux-ci s’associent à ceux-là en vertu de la force élémentaire et universelle d’attraction qui unit tous les semblables et les groupe autour du plus semblable.

Le principe d’individuation fait apparaître à un moment donné dans le groupe social une personnalité artistique ou agissante douée d’une constitution mentale et probablement cérébrale, particulière, manifestée par des œuvres, des actes, des paroles. Le principe d’adhésion, de répétition fait que la particularité humaine ainsi apparue, suscite, s’associe, unit tous ceux dont l’âme est faiblement ou fortement configurée de la même manière que celle de l’artiste et du héros, en vertu et dans la mesure de cette ressemblance. L’artiste et le héros sont à la fois les causes et les types du mouvement qu’ils provoquent ; ils le provoquent, le qualifient et l’orientent ; la foule le fait ; la foule et l’artiste, la foule et le héros le forment parce qu’ils participent entre euxCXL.

Ces deux principes de variation fortuite et de répétition sont, on le sait, à la base de la sélection naturelle18, qui s’appuie de plus sur l’action sélective du milieu. Toutes nos démonstrations tendent à prouver que cette troisième action diminue et disparaît à mesure que les sociétés évoluent, et cela en raison même du fait primordial que la société est une institution de conservation de l’individu et de l’espèce19 dirigée contre l’opération destructive propre de la natureCXLI. La théorie de la sélection se sert, — pour relier le principe des variations dans une espèce déterminée à celui des répétitions du type ainsi né fortuitement, — de l’hérédité qui n’est en somme qu’une constatation de ressemblance par origine. De même en sociologie générale, comme l’a excellemment montré M. G. TardeCXLII, il faut admettre un principe d’invention, les découvertes, et un principe d’imitation, la statistique, qui se résout en fin de compte en une constatation de la mesure de la ressemblance entre les goûts et les besoins des inventeurs et ceux des imitateurs. De même encore, en psychologie générale, il faut admettre un principe d’individuation, qui crée à mesure les types humains et, entre autres, les types des artistes et des héros, — et un principe de répétition qui agrège et soulève l’humanité à ces protagonistes, principe qui se ramène, nous l’avons vu, à une constatation ressentie de ressemblance entre les exemplaires et les adhérents. Il est permis d’établir sur les traces d’une hardie formule de M. G. Tarde20 une généralisation plus haute encore ; on pourra remarquer que tous ces principes de ressemblance, de l’hérédité à l’adhésion, sont des ressemblances actives, des ressemblances de force, des ressemblances de vibration ; le type de tout le développement animal, humain et social, sera donc la vibration et la consonance qui, l’une, naît, l’autre, répète et perpétue.

C’est, en dernière analyse, séparer une force de sa direction, une volonté de son image-but, une variété animale de son premier type, que de distinguer une armée de son général, une masse d’adhérents h une entreprise de celui qui la conçut, un peuple de ses chefs, une classe de ses membres énergiques. Dans chacun de ces couples, les deux éléments sont importants, nécessaires absolument tous deux à accomplissement ; ils sont unis et indissolubles en vertu d’un lien qui va du premier au second et qui constitue l’énergie même de ce couple dont les éléments séparés resteraient impuissants, dont le premier seul a une existence autonome mais inactive. La cause rectrice est, par elle-même, — indépendamment de la cause efficiente et régie, qui ne peut être pensée isolée, qui ne peut donc, — nos conceptions logiques venant des sens, — exister telle, expérimentalement. Une direction, un type, un entreprenant, un but, peuvent apparaître seuls et sans suite : une force, une variété animale, une masse d’hommes actifs, une volonté ne peuvent être conçus indéterminés ; le rapport qui unit ces deux facteurs est le même que celui qui relie la forme et la substance d’Aristote ; c’est un rapport de plasticité, de formation, d’assimilation, d’imitation enfin ; des facteurs que cette relation unit en un ensemble, c’est le premier en fonction de temps qui est le générateur et qui participe le plus largement à l’existence ; comme un nombre produit ceux qui le suivent et se multiplie en eux, un grand homme s’agrège la foule et grandit par sa masse.

Toute relation humaine, toute coopération surtout, est donc une suggestionCXLIII. La gloire, le pouvoir, la richesse, le succès ne s’acquièrent en dernière analyse qu’en suscitant dans des âmes étrangères, des images, des enchaînements de pensées et de sentiments, qui, remplaçant ou doublant les états d’esprit appartenant en propre à ces êtres subjugués, donnent à leur volonté, à leurs muscles, à leur sensibilité, des impulsions qui sont utiles à leur maître. Que ce soit impérieusement que l’on opère cette substitution d’une personne à une autre, par la crainte de châtiments ou de privations, que ce soit par amour, par l’abandon instinctif d’un cire en celui qu’il se préfère, que ce soit enfin, et le plus efficacement, parce que l’un, le héros et l’artiste, est le même que ce peuple qu’il s’agrège, est son type plus parfait et pénètre en lui parce qu’ils sont identiques, — la suggestion, la pénétration d’un homme dans un autre est réelle au même degré.

L’âme d’un grand homme est celle qui peut mettre en mouvement un million de bras comme les siens propres ; l’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peupleCXLIV.

L’histoire d’une nation, d’une littérature est l’histoire de ces grandioses communications ondes vitales, prises et décrites dans leur source, dans l’âme où elles s’élancent, mesurées dans leur parcours, dans les âmes où elles agissent, révélant par leur extension et par leur nombre combien un peuple compte d’hommes, d’êtres existant par soi et existant en autrui.

II §

Applications pratiques ; définition dernière de l’œuvre d’art. — Étant semblables, ces phénomènes d’agrégation esthétique ou héroïque, se substituent. Il est inutile d’exposer que la naissance d’attractions littéraires ou le dévouement à des causes communes, coïncide avec le relâchement des liens de clan, de cité, de nation, de famille ; que les arts aussi bien que l’humanitarisme tendent à favoriser le cosmopolitisme, et qu’ainsi les liens d’une admiration ou d’une entreprise générale remplacent en un sens ceux du sang. Mais il sera intéressant de remarquer que même l’adhésion à un héros (l’admiration active) et l’adhésion à un livre (l’admiration passive)CXLV coexistent rarement et tendent à se remplacer, à s’exclure, en vertu du fait que toutes deux mettent en mouvement le même mécanisme psychologique avec des résultats différents.

L’émotion que donne un livre d’aventures et les émotions qui pourraient accompagner ces aventures mêmes sont semblables en tant qu’excitation. Les gens simples pleurent au théâtre comme devant de véritables infortunes ; les chants guerriers soulèvent les masses ; et fort souvent cette émotion factice suffit à ceux qui l’éprouvent et leur ôte l’envie d’en éprouver de vraies de même ordre. Le goût vif des lettres et des arts n’a jamais précédé dans la vie d’une nation d’une classe ou d’un individu, un déploiement extrême d’énergie, un vaste enthousiasme pour une entreprise active, parce que la satisfaction oisive de ce goût dispense de cet effortCXLVI. Après un siècle d’art, Athènes fut épuisée, bien que ses guerres navales lui coûtassent peu de monde et quand Sparte autrement éprouvée dura bien plus longtemps, illettrée. A Rome, le raffinement commençant de la noblesse, après la prise de Corinthe, précéda sa capitulation devant les tribuns et les dictateurs ; et le dilettantisme de la classe élevée sous Auguste la livra sans défense aux Césars. La renaissance italienne marqua la fin des républiques. Le siècle de Louis XIV, le XVIIIe précédèrent la défaite facile de la noblesse et de la haute bourgeoisie françaises par une poignée de révolutionnaires. La Prusse sans littérature sauva l’Allemagne de Gœthe et de Schiller. Que ce soit bien la pratique des plaisirs artistiques qu’il faille accuse de ces défaillances et non l’opulence, l’exemple de la défense de Carthage contre Rome le montre, et celui de l’Angleterre, qui, malgré une extrême richesse, est restée vivace, parce que sans doute les plaisirs esthétiques n’y sont, n’y étaient naguère, le partage que d’un très petit nombre. L’Allemagne actuelle n’a pas d’artistes ; l’Espagne des conquistadors n’en a pas eu non plus. Pour une cause de même genre, la criminalité violente est fort rare parmi les membres des professions libérales et sévit surtout dans les pays illettrés.

La raison de tous ces faits est facile à dire et elle nous permet de rectifier sur un point important la définition, donnée, au début, de l’œuvre d’art. L’émotion qu’elle procure ne se traduit pas en actes, immédiatement, et par ce point les sentiments esthétiques se distinguent des sentiments réels violents. Mais l’émotion esthétique, tout en étant fin en soi et en ne produisant pas sur le coup d’effets pratiques, en provoque cependant à la longue d’importants, et par le fait de sa nature générale et par le fait de la nature particulière qu’elle peut présenter.

La mise en jeu fréquente de tout un groupe de sentiments par un spectacle fictif, par des idées irréelles, par des causes qui ne peuvent pousser ces sentiments jusqu’à fade ou à la volition, affaiblit très probablement, par la désuétude de cette transition, la tendance des émotions réelles à se transformer de la sorte ; et les sentiments esthétiques étant dénués, à proprement parler, de souffrance, étant agréables et pouvant être provoqués à volonté quand on a appris à en jouir, on ne désire plus en ressentir d’autres ; le rêve dispense de faction. D’autre part, l’excitation factice habituelle d’un certain groupe de sentiments tels que la pitié, le dédain, l’enthousiasme, la rêverie, doit comme tout exercice de toute faculté, tendre à augmenter la force de ce groupe de sentiments, à détruire l’équilibre mental précédent et à altérer la conduite dans le sens de l’une de ces inclinations. Or, comme l’art préfère en général jouer des passions les plus fortes de l’âme humaine, qui sont les instinctives, les primitives, il tend à maintenir l’homme dans la pratique de ces inclinations ataviques, et s’oppose ainsi dans une mesure assez forte, croyons-nous, au progrès moral, au développement de tendances nouvelles mieux en relation avec l’état social actuel. Ce sont là les effets délétères de l’art, mais il en est d’autres qui contribuent à une modification favorable des rapports des hommes entre eux. Le bonheur d’un homme dans la société dépend, pour une grande part, de la bienveillance que lui témoignent les autres hommes, de la bonne foi et de la douceur générale, de la compassion, de l’aide, de l’appui qu’il reçoit. Or si l’on cherche le mobile qui peut pousser les hommes à user entre eux de bonté, on désignera la sympathie, la participation positive à la souffrance d’autrui et par conséquent la répugnance à la provoquer. Un homme qui peut assister, l’âme paisible, à la torture de ses ennemis, ne ressent pas au moindre degré la douleur qu’il fait souffrir. Si de tels hommes, — et toutes les sociétés antiques primitives, tout le moyen âge en étaient formés — sont amenés graduellement à prendre plaisir aux arts graphiques, au poème épique, au drame, au roman, à la musique, à tout ce qui fait frémir l’âme de douleurs fictives, de compassion et d’admiration pour des semblables, ces sentiments se développeront en eux et modifieront leur conduite. La somme de la douleur qu’ils oseront infliger aux antres hommes se diminuera sans cesse de celle qu’ils peuvent partager. C’est de la sorte que l’art adoucit les mœurs, et c’est également ainsi qu’il affaiblit le patriotisme, le lien de nationalité. Car la manifestation des caractères qu’il produit peu à peu rend les hommes compatissants pour tous les autres hommes et les empêche de haïr sauvagement qui que ce soit. Les nations restent en lutte guerrière, le peuple le plus lettré pourra infliger moins de maux aux autres qu’un peuple sans arts. Ainsi l’habitude des plaisirs esthétiques favorable à la solidarité humaine, est nuisible à l’existence des nations : et en fait les Etats les plus policés sont les plus faciles à conquérir.

Par ces points, l’art touche à la morale sociale et à la morale individuelle, et si ce qui le constitue, les propriétés générales mêmes de ce qui est esthétique, contribuent à modifier la conduite des individus et des masses, la sorte particulière d’émotions et de pensées que chaque ouvrage tend à faire naître chez ses lecteurs et ses admirateurs peut de même exercer une action bonne ou mauvaise sur le cours de leur caractère. Le principe de l’art pour l’art fondé en raison à juste et utile, tant qu’on ne considère que les œuvres en soi, tant qu’on n’a souci que de la liberté et de l’orgueil nécessaires à l’artiste, — peut sembler absurde et dangereux quand on songe que les livres, les statues, les tableaux et les musiques n’existent pas seuls dans un monde vide. Car s’il est vrai que les images, les sentiments, les sensations que ces œuvres suggèrent, sont faits pour surgir dans l’esprit d’hommes dont la vertu ou le crime importent à leurs semblables, s’il est vrai que ces images et ces sentiments influent sur la nature et la force de leur âme, il ne saurait être admis que, socialement, toute œuvre d’art paraisse innocente, soit pour la cité, soit plus profondément, pour le bien mémo de la race. En art, il n’est pas de critérium qui permette de décider entre le mérite d’œuvres également intenses d’émotions, également parfaites d’expression : mais il en est un pour le législateur et pour l’anthropologiste. Ceux-ci distingueront entre les ouvrages qui tendent à suggérer des sentiments qui doivent décroître, s’il faut que la race ou l’Etat vive, et ceux qui contribuent au contraire à rendre l’homme plus sain, plus joyeux, plus moral, plus noble. C’est seulement par des considérations de cette sorte qu’il est permis de préférer l’art grec à l’art gothique, la peinture de Titien et de Michel-Ange à celle des primitifs, la musique de Mozart à celle de Wagner, le naturalisme étranger au naturalisme français. En art ces manifestations se valent ; socialement, seulement, on peut les subordonner, en usant d’une distinction qui se fonde non sur leur beauté, mais sur leur bonté, non sur le goût, mais sur l’hygiène21CXLVII.

Ces considérations nous amènent à donner de l’œuvre d’art une définition dernière qui modifie en partie ce que nous avons dit au début de cet ouvrage : l’œuvre d’art est en résumé un ensemble de moyens et d’effets esthétiques tendant à susciter des émotions qui ont pour signes spéciaux de n’être pas immédiatement suivies d’acte, d’être formées d’un maximum d’excitation et d’un minimum de peine et de plaisir, c’est-à-dire, en somme, d’être fin en soi et désintéressées ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant la constitution psychologique de son auteur ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant l’âme de ses admirateurs qu’elle exprime, qu’elle assimile à son auteur et dont, dans une faible mesure, elle modifie les penchants, à cause soit de sa nature, soit de son espèce. L’esthopsychologie est la science qui, se servant de la première de ces définitions, en développe la seconde, la troisième et la quatrième, qui, partant ainsi de notions esthétiques, aboutit à l’analyse puis à la synthèse, à la connaissance complète de l’un des deux ordres des grands hommes, les grands artistes, et à la connaissance plus vague des vastes groupes sociaux agrégés à ceux-ci par admiration, par similarité.

III §

La critique. — On aura puisé dans les pages qui précèdent une représentation de la critique qui diffère dans une large mesure de la façon dont on la conçoit d’habitude. Partie des maigres et médiocres essais d’un La Harpe, devenue les articles gracieux, étriqués et de mince importance de Sainte-Beuve, relevée par M. Taine au rang d’un moyen d’enquête sociale et employée ainsi, avec une incontestable hauteur de talent et de science, à l’étude de tout le développement de l’Angleterre, elle nous paraît atteindre, par une série de vues nouvelles, à l’un des points culminants de toute la série des sciences de la vie, qui ne forment en définitive par leur but et leur union qu’une immense anthropologie.

La critique scientifique des œuvres d’art par un système d’interprétation de signes que nous avons exposé, dresse en pleine lumière des hommes formant l’une des deux phalanges qui résument en elles toute l’humanité et la représentent. Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux, jusqu’à l’homme, le décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs, sa moelle, son cerveau, son âme enfin et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes sans aucun doute, et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’homme individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, physiologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires un groupe notable, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes ondes d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes qui forment les États et agrègent l’humanité. Dans l’esthopsychologie des littérateurs, dans la psychologie biographique des héros, ces hommes sont mis debout analysés et révélés par le dedans, décrits et montrés par le dehors, reproduits à la tête du mouvement social dont ils sont les chefs, érigés, eux et leurs exemplaires, un et plusieurs, individus et foules, en des tableaux qui, basés sur une analyse scientifique nécessitant le recours à tout l’édifice des sciences vitales, et sur une synthèse qui suppose l’aide de toute la méthode historique et littéraire moderne, peuvent passer pour la condensation la plus haute et la plus stricte de notions anthropologiques que l’on puisse accomplir aujourd’hui.

L’esthopsychologie, la science des œuvres d’art considérées comme signes, accompagnée de la synthèse biographique et historique que nous venons d’esquisser, dépeint des hommes réels, des hommes de fortune médiocre ou élevée, ayant vraiment vécu dans un entourage véritable, ayant coudoyé d’autres hommes en chair et en os, étant enfin des créatures humaines, avec, pour parler comme Shylock, des yeux, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections., des passions, tout comme les vivants que l’on rencontre aujourd’hui sous nos yeux. Les penchants que les travaux analytiques révèlent en eux, la sensibilité que ces êtres montrent, l’enchaînement divers des mobiles, des actes, des pensées, des impressions causées par les événements, des dispositions maintenues malgré les hasards de la carrière, sont des faits psychologiques vrais, comme sont vrais aussi les détails extérieurs de leurs vie, leur visage, leur teint, leur gesticulation, leurs façons de vivre, de se vêtir, de mourir. Qui ne mesure, à l’énoncé seul de ce caractère de vérité, la supériorité des figures humaines montrées ainsi, sur les meilleurs dessins de personnages fictifs, dans les romans et dans les drames ?

Comparée de même à l’histoire des héros, la critique scientifique des œuvres d’art procure également des connaissances plus importantes et plus sûres. Tandis que la première ne donne de l’homme que des actes extérieurs et bruts, la seconde nous fait pénétrer dans toute la complexité de sa pensée et de son émotion. L’histoire ne nous fournit sur les mobiles, sur les paroles des personnages qu’elle raconte, que des indications incertaines, fondées sur des relations de témoins toujours inexacts, incomplets, altérant inconsciemment ou non la vérité, et rendant mystérieuses et brouillées les plus grandes figures du passé. Au contraire, les données principales sur lesquelles se base l’esthopsychologie ont ceci de particulier, qu’elles sont nécessairement et pour ainsi dire automatiquement véridiques. Aucun artiste ne peut ne pas se mettre dans son œuvre ; aucun n’a songé et n’aurait pu parvenir à falsifier cet aspect de sa nature intime qui gît au fond de toute œuvre ; tant qu’ils s’appliqueront à la tâche ardemment poursuivie d’exprimer quelque face nouvelle et poignante du beau, de frapper l’âme humaine en quelque place vierge d’émotion, ils seront empêchés, s’ils veulent atteindre le but, de dissimuler la grandeur, la beauté et l’aspect de leur propre âme, dont la communication même, impudique ou discrète, est la condition de la pénétration de leur œuvre dans l’âme d’autrui.

Que l’on considère en outre que de plus en plus, à mesure que la civilisation s’affine à mesure que les hommes deviennent plus paisibles et plus vertueux, les actes absorbent une moindre partie de l’énergie, et ont derrière la nature brute de la volonté qu’ils expriment, un arrière-fonds plus ténébreux de pensées et d’émotions qu’ils sont impuissants à signifier. La biographie pure, si clic suffit à nous expliquer un Alcibiade ou un Alexandre, un César même et à peine, ne parvient déjà plus à nous donner le sens intime ni de Frédéric le Grand, ni de Napoléon Ier, ni de M. de Bismarck ; il faut la correspondance et les œuvres littéraires de l’un, le mémorial, les bulletins, les lettres, les paroles de l’autre ; la correspondance ou les discours parlementaires du chancelier ; or le recours à ces ressources est du domaine de la critique scientifique, qui demeure ainsi, en somme, avec tous les auxiliaires dont elle s’entoure, le moyen le plus efficace de connaître tout entiers les esprits dont l’existence a compté et dont la gloire consiste à se survivre.

Enfin, saisissant ainsi des intelligences telles quelles, les analysant avec une précision et une netteté considérables et les replaçant ensuite par une minutieuse synthèse dans leurs familles, leurs patries, leurs milieux, l’esthopsychologie, un ensemble d’études particulières de cette science, sont appelés à vérifier les plus importantes théories de ce temps sur la dépendance mutuelle des hommes, sur l’hérédité individuelle, sur l’influence de l’entourage physique et social. Nous avons montré que dans l’état actuel de nos connaissances, et dans la forme absolue de ces théories, l’hérédité individuelle et l’ascendant du milieu ne s’exercent pas avec une telle régularité que l’on puisse ni en constater invariablement ni en prévoir les effets. Une enquête minutieuse sur une centaine de grands hommes de tout ordre et de tout pays fournira probablement des confirmations exactes à nos critiques et permettra de mesurer avec une certaine approximation, l’effet de ces deux forces qui s’exercent, sans doute, mais avec des résultats d’autant moins discernables que la complexité sociale s’accroît, c’est-à-dire, en somme, eu raison inverse de la civilisation.

IV §

Résumé. — L’esthopsychologie est donc une science ; elle a un objet, une méthode, des résultats, des problèmes. Une analyse esthosychologique se compose de trois parties essentielles : d’une analyse des composants d’une « ouvre, de ce qu’elle exprime et de la façon dont elle exprime ; d’une hypothèse psycho-physiologique construisant au moyen des éléments précédemment dégagés, l’image, la représentation de l’esprit dont ils sont le signe, et établissant, si possible les faits physiologiques en corrélation avec ces faits psychologiques. Enfin, dans une troisième partie, l’analyste écartant la théorie insuffisante de l’influence de la race et du milieu qui n’est exacte que pour les périodes littéraires et sociales primitives, considérant l’œuvre même comme le signe de ceux à qui elle plaît, et tenant en mémoire qu’elle est d’autre part le signe de son auteur, conclut de celui-ci à ses admirateurs.

Ces trois parties donnent, chacune, des ordres divers de notions. La première, en décomposant les œuvres d’art en leurs éléments, et en étudiant le jeu des bons moyens d’expression et des émotions exprimées, fournira à l’esthétique un grand nombre de faits et permettra de fonder les généralisations futures de cette science sur de larges assises d’observations. D’autre part, ces moyens et ces effets ne pouvant être étudiés qu’en vue de l’émotion qu’ils produisent, conduiront à des notions ressortissant à la psychologie. La seconde partie de l’analyse critique se rapporte également à la psychologie générale, avec cet indice particulier qu’elle aboutit non pas à des connaissances sur le mécanisme mental humain moyen, mais bien sur l’âme d’êtres humains individuels, ayant réellement existé, observés par le dehors sur leurs manifestations, et intéressants à connaître, en leur qualité d’êtres supérieurs. Enfin, un troisième ordre de connaissances, extraites de la notion de la relation entre l’œuvre et son admirateur, nous permet de fonder cette science qui jusqu’ici n’existait que de nom : la psychologie des peuples. Nous savons remonter d’un livre à son lecteur, d’une symphonie à ses auditeurs, et nous pouvons déterminer en gros, mais cependant avec une suffisante exactitude, d’une part, l’organisation psychologique que présuppose la jouissance de telle œuvre d’art, et de l’autre, la fréquence de cette organisation dans un groupe national ou de classe donné. Même, en vertu de la substitution qui peut s’opérer entre une émotion réelle et une émotion esthétique, en vertu de l’affaiblissement de force active que cause chez un individu ou un peuple la prévalence des sentiments esthétiques, nous pourrons, par l’analyse, arriver à connaître et l’intensité et la nature de la volonté, dans un ensemble social possédant un art. Par ce point, l’esthopsychologie touche à l’éthique, et tranche définitivement la question des rapports de l’art et de la morale.

En résumé l’esthopsychologie constitue, par ses analyses et avec la psychologie des grands hommes d’action, la psychologie appliquée des peuples et des individus. Elle occupe, dans la science, la région située entre l’esthétique, la psychologie, la sociologie et la morale. Recourant aux méthodes de la paraphrase, de la biographie, de la reconstitution du milieu que nous avions tenus à l’écart de l’exposé des moyens d’étude directs, l’esthopsychologie arrive à reconstituer dans leurs apparences l’œuvre d’art et les êtres qu’elle a définis, après en avoir disséqué l’organisme esthétique et mental en vue de les connaître. Considérant plus particulièrement les relations de l’artiste avec son groupe d’admirateurs, nous avons reconnu qu’au lien de dépendance qui unit ces deux facteurs, on peut assimiler les rapports qui existent entre les grands hommes et la masse pour accomplissement d’une entreprise. Ce rapport dépend, selon nous, du principe de l’imitation entre organismes psychiques semblables, qui est une variété particulière du fait de la répétition, et qui semble être la forme de ce fait, propre à la société humaine, beaucoup plus que l’hérédité. Résumant enfin ces procédés de synthèse et les considérations antérieures sur l’analyse, nous avons aperçu dans l’esthopsychologie complète, le moyen le plus puissant que nous possédions pour connaître des individus ou des groupes humains, et la science par conséquent dont il faut attendre rétablissement de lois valables pour l’homme social. Le but de ce travail sera atteint s’il démontre la possibilité de pareils travaux et s’il en suscite.

Appendice — Plan d’une étude complète d’esthopsychologie §

Ayant exposé la méthode et le but de la critique scientifique avec le plus d’exemples et le plus de faits probants que nous avons pu, il reste à l’appliquer et à l’atteindre. La démonstration de l’exactitude d’une théorie et du prix d’une méthode ne peut se faire qu’en les employant à résoudre quelque vaste problème. Nous comptons faire prochainement cette preuve. Il convient cependant de joindre dès maintenant à ce travail un exemple qui montre son utilité pratique. Voici donc le plan d’une analyse d’esthopsychologie complète, pour laquelle nous avons choisi l’un des génies littéraires les plus complexes et les plus vastes de notre temps : Victor Hugo.

Nous donnons cette sorte de schéma à titre d’éclaircissement, sans aucun développement et sans citations. Il se base cependant sur une lecture prolongée, sur un amas de notes, et sur un article paru en décembre 1884, dans la Revue indépendante (première série).

I — Analyse esthétique §

A Les moyens §

A′ Les moyens externes §

Vocabulaire : Universel, avec prédominance de mots indéfinis.

Syntaxe : Lâche, abrupte, avec prédominance d’ellipses.

Composition : (Des paragraphes et des œuvres.)

a) Par répétition ; variation de la même idée en suites de phrases de sens identique.

b) Par double répétition ; variation de deux idées adverses en phrases antithétiques.

Ton : Révélateur, tendu, enthousiaste, bizarre.

Procédés de description :

a)Des lieux et des gens :

a′) par tentative d’expression immédiate et totale, sans détaillement, au moyen de répétitions ;

b′) par antithèse, c’est-à-dire par tentative d’expression immédiate et totale, corroborée par expression accolée du contraire.

b) Des âmes : Par description directe, par explication.

c) Des idées abstraites : Par métaphores, transposition en images.

B′ Moyens internes §

Sujets préférés :

a) Époques : Le moyen âge, l’antiquité orientale, l’époque moderne, pittoresque ou hideuse ; caractères communs : le bizarre, le coloris.

b) Lieux : La mer, les forêts, les villes, la cathédrale, le château, le bouge : caractères communs : le mystérieux, le ténébreux, l’infini, le coloris, l’indistinct.

c) Moments : La nuit, le soir, l’ombre les crises, le trouble ; mêmes caractères communs.

d) Personnages :

a′) extérieur :

* Simples ; beauté, laideur absolues

** Doubles ; beauté sinistre, laideur bonne

*** Beaux costumes, belles loques, coloris

b′) intérieur :

* Âmes simples à répétition d’actes

** Âmes doubles à actes antithétiques

*** Âmes doubles par volte-faces subites

c) Sujets abstraits :

a′) Vers à propos de rien, sujets nuls

b′) Sujets indifférents, vers à propos de tout, versatilité

c′) Développement de lieux communs

d′) Humanitarisme, socialisme, optimisme, idéalisme et panthéisme vagues

e′) Aspects grandioses, mystérieux ou bizarres, de la légende, de l’histoire ou de la vie.

B. Les effets

(Synthèse des moyens) §

Effet général exaltant, par :

a) Richesse, éclat du style (l°)22

b) Imprévu de la syntaxe (2°)

c) Imprévu des métaphores et leur clarté (5° c)

d) Coloris violent des époques et des lieux ; (6° a, b, da′***)

e) Simplicité des personnages (5° b, 6° da′ et b′)

f) Humanitarisme et déisme optimiste (6° e d′)

g) Exaltation du ton (4°)

h) Saillie des objets par antithèse (3° b, 5° ab′, 6° d a′** et b′)

Grandiosité amplifiante, par :

a) Procédés de répétition (3° a, 5° a a′)

b) Absence de détaillement (5° a a′)

c) Lointain des époques (6° d, 6° ee′)

d) Clair-obscur des lieux (6° b c)

e) Simplicité des personnages (6° d) ;

f) Art général des développements ascendants

g) Ton (4°)

h) Sujets (6° e e′)

Mystère, par :

a) Mots indéfinis (1°)

b) Ellipses (2°)

c) Tentative d’aperception immédiate, totale, peu claire (5° a a′)

d) Lointain des époques (6° a) et des sujets (6° e e′)

e) Vague métaphysique (6° e d′ et e′)

f) Obscurité des lieux (6° b, c)

g) Ton (4°)

h) Prédilection générale pour les sujets et les situations où l’imagination n’est pas bornée par les faits, poétisme.

Redondance, vide, irréalisme inadéquat par simplification :, par

a) Vocabulaire (1°)

b) Trop de répétitions et d’antithèses verbales (3°, 5° a a′ et 6° d a′ et b′)

c) Simplicité des âmes (6° d b′)

d) Vague des époques et des lieux (6° a et b)

e) Nullité fréquente des sujets (6° c a′, b′ et c′)

f) Prédominance générale de l’expression sur l’exprimé

Émotion générale de suspens et de surprise par :

a) Antithétisme général

b) Recherche du bizarre (6° a, 4°, 6° da***)

Émotions accidentelles et négligeables de réalisme

II — Analyse psychologique §

A. Les causes §

Résumé de l’analyse et de la synthèse esthétiques : Prévalence de l’élément mot sur l’élément idée.

Hypothèse explicative : existence chez Victor Hugo d’une surabondance de mots restreignant le nombre des idées sensuelles, des percepts, et créant par contre des idées verbales, des concepts, ayant les caractères du mot même, dont elles sont le retentissement intérieur. (Geiger : Sprache und Vernunft. Lazarus : Leben der Seele. Steinthal : Grammatik, Logik, und Psychologie. Taine : De l’Intelligence. Renan : De l’origine du langage.)

Faits expliqués :

Par la surabondance du mot :

Le vocabulaire.

Faits de répétition de mots, d’actes.

Variations sur sujets nuls.

Effet exaltant :

— de grandiosité

— de redondance.

Ton.

Par le caractère absolu des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot comprend un abstrait d’images absolument tranché :

L’antithétisme général (des mots seulement pouvant être opposés).

La syntaxe, le ton.

Par le caractère borné des mots, c’est-à-dire par le fait qu’un mot n’exprime qu’un petit nombre d’attributs généraux vagues d’une classe d’objets :

L’aperception immédiate des choses sans détaillement.

Simplicité des personnages.

Humanitarisme et idéalisme général optimiste

Époques et lieux connus verbalement

Sujets et développements verbaux.

Grandiosité.

Irréalisme inadéquat.

Par le caractère signe du mot, c’est-à-dire par le fait qu’un grand nombre de mots sont de purs signes, auxquels aucune image ne correspond :

Abondance de mots indéfinis.

Ellipses.

Métaphores. (Substitution forcée de mots-images aux mots-signes.)

Métaphysique vague.

Par le caractère exagérant des mots, c’est-à-dire par le fait que le mot contient les caractères principaux d’une classe de choses portés à leur plus haut degré :

L’effet exaltant.

Le ton.

La grandiosité.

Simplicité des êtres.

Beauté des lieux et des milieux.

Développements ascendants.

Caractère général de tension.

Insouciance du sujet.

Par le fait que ce caractère du mot est le plus fort, là où aucune limitation expérimentale n’existe :

Ton.

Ténébrosité et lointain des lieux, des époques, des sujets.

Mystère

Grandiosité.

Vérification de ces explications sur la série des ouvrages : elles sont d’autant plus exactes que ces œuvres sont le moins appliquées à rendre la réalité.

B. Interprétation physiologique §

Prédominance probable, dans l’organisme cérébral de Victor Hugo, des éléments figurés du langage et de la troisième circonvolution frontale.

III — Analyse sociologique §

A. Détermination des catégories d’admirateurs §

(France, 1830-1888) §

Pour les poèmes : Lettrés, liseurs.

— Parmi les lettrés : tous les romantiques, tous les parnassiens, quelques naturalistes ; peu de romanciers idéalistes, aucun critique notable, journalistes.

— Parmi les lecteurs : une forte proportion de la jeunesse instruite.

— Vente : moyenne, relativement aux romans du même auteur, considérable en tant que poèmes.

Pour les drames : Lettrés, liseurs, gens du monde.

Parmi les lettrés : les romantiques, moins de parnassiens, point de naturalistes, quelques romanciers idéalistes ; point de critiques ; la plupart des feuilletonistes théâtrals et des journalistes.

Parmi les liseurs : faible proportion de l’extrême jeunesse instruite.

Parmi les gens du monde : les moins inaptes aux plaisirs littéraires, les Parisiens allant fréquemment au théâtre.

Représentations à succès déclinant.

Pour les romans : Lettrés, liseurs.

Parmi les lettrés : les romantiques ; les parnassiens, quelques naturalistes, la plupart des romanciers idéalistes, tous les feuilletonistes romanciers, quelques critiques ; les journalistes.

Parmi les liseurs : la généralité, plus les femmes, le peuple.

Vente énorme : persistante pour les Misérables dans le peuple, pour l’Homme qui rit dans le public lettré.

(Étranger, 1830-1888) §

Insuccès et inintelligence généraux, sauf en Angleterre, où un disciple, Swinburne, et en Italie.

Succès restreint, même dans ces deux pays.

B. Conclusions des livres spéciaux aux catégories spéciales §

Pour les poèmes : Prédominance particulière des moyens de vocabulaire, de composition par répétition et par antithèse, de ton tendu et enthousiaste, de métaphores, d’époques, lieux, moments caractéristiques, de sujets nuls (avec mélange de grandiose), de vague idéalisme optimiste, d’effets de redondance et de simplification, avec les extrêmes du grandiose et du mystère.

Pour leurs admirateurs :

Prédominance des particularités psychologiques, correspondant chez V. Hugo à ces moyens et ces effets, soit : verbalisme par surabondance de mots, caractère absolu des mots, leur caractère borné, exagérant, etc. Cette similarité est la plus forte chez les lettrés, en tant que les plus admirateurs.

Caractère verbal, général de toute la littérature poétique, française, contemporaine, avec adjonction de variations individuelles ; verbalisme de Swinburne.

Pour les drames : prédominance particulière ; (moyens) des époques et des lieux caractéristiques, des personnages préférés, versatilité des sujets ; (effets) de l’effet exaltant, de la grandiosité amplifiante, de la redondance, du vide, de l’irréalisme.

Pour leurs admirateurs : Verbalisme, les caractères absolus et bornés du mot ; irréalisme général du public des théâtres et des auteurs-poètes dramatiques ; préférence des décors aux âmes. Simplicité d’esprit. Enfantillage et sensualité, atonie.

Pour les romans : prédominance ; (moyens) vocabulaire et syntaxe particulières, composition, ton, procédés de description, lieux, moments, personnages, sujets grandioses, humanitarisme le moins vague ; (effets) exaltant, grandiosité, mystère, irréalisme moindre, suspens et surprise, réalisme momentané.

Pour leurs admirateurs : verbalisme ; tous les caractères du mot ; plus faible somme d’idées non verbales, ou spécialement chez le peuple, présence de passions humanitaires et socialistes verbales encore, et impratiques.

Conclusions générales §

De 1830 à 1888, la plupart et les mieux doués des lettrés français ont accusé fortement ou faiblement une prédominance d’idées verbales sur les idées réelles ; les liseurs : une prédominance semblable moins accusée, atteignant spécialement la jeunesse ; les auditeurs théâtrals : une atonie et une infériorité mentale générale, marquée par un irréalisme, une inexpérience et une irréflexion complètes, accompagnées d’une prédilection sensible pour les moyens d’émotion purement sensuels ; les décors, les costumes, la sonorité des mots.

Les liseurs peuple : un verbalisme exalté, se traduisant par un idéalisme optimiste vague et humanitaire, mais impratique et non résultant de l’expérience ; peuple idéologue.

Ces faits psychologiques sont nationaux. Il serait facile d’en faire la démonstration par les faits sociaux et historiques de l’époque contemporaine ; ils se sont traduits notamment par l’incapacité politique du peuple ouvrier ; par rabaissement intellectuel des classes aisées ; par le romantisme plus ou moins accusé de toute la littérature française notable actuelle.

Synthèses §

1° Synthèse artistique éparse dans les analyses

2° Synthèse biographique finale ;

3° Synthèse sociologique : le groupe romantique ; le groupe des romantisants ; phénomènes généraux du verbalisme national.

FIN