Victor Hugo

1864

William Shakespeare

2016
Source : Victor Hugo, William Shakespeare, Paris, Calmann Lévy, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, éditeurs, 1864 (pp. v-46). Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

À l’Angleterre §

Je lui dédie ce livre, glorification de son poëte. Je dis à l’Angleterre la vérité ; mais, comme terre illustre et libre, je l’admire, et comme asile, je l’aime.

VICTOR HUGO.

Préface §

Le vrai titre de cet ouvrage serait : À propos de Shakespeare. Le désir d’introduire, comme on dit en Angleterre, devant le public, la nouvelle traduction de Shakespeare, a été le premier mobile de l’auteur. Le sentiment qui l’intéresse si profondément au traducteur ne saurait lui ôter le droit de recommander la traduction. Cependant sa conscience a été sollicitée d’autre part, et d’une façon plus étroite encore, par le sujet lui-même. À l’occasion de Shakespeare, toutes les questions qui touchent à l’art se sont présentées à son esprit. Traiter ces questions, c’est expliquer la mission de l’art ; traiter ces questions, c’est expliquer le devoir de la pensée humaine envers l’homme. Une telle occasion de dire des vérités s’impose, et il n’est pas permis, surtout à une époque comme la nôtre, de l’éluder. L’auteur l’a compris. Il n’a point hésité à aborder ces questions complexes de l’art et de la civilisation sous leurs faces diverses, multipliant les horizons toutes les fois que la perspective se déplaçait, et acceptant toutes les indications que le sujet, dans sa nécessité rigoureuse, lui offrait. De cet agrandissement du point de vue est né ce livre.

 

Première partie §

Livre I. Shakespeare — Sa vie §

I §

Il y a une douzaine d’années, dans une île voisine des côtes de France, une maison, d’aspect mélancolique en toute saison, devenait particulièrement sombre à cause de l’hiver qui commençait. Le vent d’ouest, soufflant là en pleine liberté, faisait plus épaisses encore sur cette demeure toutes ces enveloppes de brouillard que novembre met entre la vie terrestre et le soleil. Le soir vient vite en automne ; la petitesse des fenêtres s’ajoutait à la brièveté des jours et aggravait la tristesse crépusculaire de la maison.

La maison, qui avait une terrasse pour toit, était rectiligne, correcte, carrée, badigeonnée de frais, toute blanche. C’était du méthodisme bâti. Rien n’est glacial comme cette blancheur anglaise. Elle semble vous offrir l’hospitalité de la neige. On songe, le cœur serré, aux vieilles baraques paysannes de France, en bois, joyeuses et noires, avec des vignes.

À la maison était attenant un jardin d’un quart d’arpent, en plan incliné, entouré de murailles, coupé de degrés de granit et de parapets, sans arbres, nu, où l’on voyait plus de pierres que de feuilles. Ce petit terrain, pas cultivé, abondait en touffes de soucis qui fleurissent l’automne et que les pauvres gens du pays mangent cuits avec le congre. La plage, toute voisine, était masquée à ce jardin par un renflement de terrain. Sur ce renflement il y avait une prairie en herbe courte où prospéraient quelques orties et une grosse ciguë.

De la maison on apercevait, à droite, à l’horizon, sur une colline et dans un petit bois, une tour qui passait pour hantée ; à gauche, on voyait le dick. Le dick était une file de grands troncs d’arbres adossés à un mur, plantés debout dans le sable, desséchés, décharnés, avec des nœuds, des ankyloses et des rotules, qui semblait une rangée de tibias. La rêverie, qui accepte volontiers les songes pour se proposer des énigmes, pouvait se demander à quels hommes avaient appartenu ces tibias de trois toises de haut.

La façade sud de la maison donnait sur le jardin, la façade nord sur une route déserte.

Un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé ; au premier et au second étage, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf, avec des linceuls blancs aux fenêtres. Tel était ce logis. Le bruit de la mer toujours entendu.

Cette maison, lourd cube blanc à angles droits, choisie par ceux qui l’habitaient sur la désignation du hasard, parfois intentionnelle peut-être, avait la forme d’un tombeau.

Ceux qui habitaient cette demeure étaient un groupe, disons mieux, une famille. C’étaient des proscrits. Le plus vieux était un de ces hommes qui, à un moment donné, sont de trop dans leur pays. Il sortait d’une assemblée ; les autres, qui étaient jeunes, sortaient d’une prison. Avoir écrit, cela motive les verrous. Où mènerait la pensée, si ce n’est au cachot ?

La prison les avait élargis dans le bannissement.

Le vieux, le père, avait là tous les siens, moins sa fille aînée, qui n’avait pu le suivre. Son gendre était près d’elle. Souvent ils étaient accoudés autour d’une table ou assis sur un banc, silencieux, graves, songeant tous ensemble, et sans se le dire, à ces deux absents.

Pourquoi ce groupe s’était-il installé dans ce logis, si peu avenant ? Pour des raisons de hâte, et par le désir d’être le plut tôt possible ailleurs qu’à l’auberge. Sans doute aussi parce que c’était la première maison à louer qu’ils avaient rencontrée, et parce que les exilés n’ont pas la main heureuse.

Cette maison, — qu’il est temps de réhabiliter un peu et de consoler, car qui sait si, dans son isolement, elle n’est pas triste de ce que nous venons d’en dire ? un logis a une âme ; — cette maison s’appelait Marine-Terrace. L’arrivée y fut lugubre ; mais, après tout, déclarons-le, le séjour y fut bon, et Marine-Terrace n’a laissé à ceux qui l’habitèrent alors que d’affectueux et chers souvenirs. Et ce que nous disons de cette maison, Marine-Terrace, nous le disons aussi de cette île, Jersey. Les lieux de la souffrance et de l’épreuve finissent par avoir une sorte d’amère douceur qui, plus tard, les fait regretter. Ils ont une hospitalité sévère qui plaît à la conscience.

Il y avait eu, avant eux, d’autres exilés dans cette île. Ce n’est point ici l’instant d’en parler. Disons seulement que le plus ancien dont la tradition, la légende peut-être, ait gardé le souvenir, était un romain, Vipsanius Minator, qui employa son exil à augmenter, au profit de la domination de son pays, la muraille romaine dont on voit encore quelques pans, semblables à des morceaux de collines, près d’une baie nommée, je crois, la baie Sainte-Catherine. Ce Vipsanius Minator était un personnage consulaire, vieux romain si entêté de Rome qu’il gêna l’empire. Tibère l’exila dans cette île cimmérienne, Cœsarea ; selon d’autres, dans une des Orcades. Tibère fit plus ; non content de l’exil, il ordonna l’oubli. Défense fut faite aux orateurs du sénat et du forum de prononcer le nom de Vipsanius Minator. Les orateurs du forum et du sénat, et l’histoire, ont obéi ; ce dont Tibère, d’ailleurs, ne doutait pas. Cette arrogance dans le commandement, qui allait jusqu’à donner des ordres à la pensée des hommes, caractérisait certains gouvernements antiques parvenus à une de ces situations solides où la plus grande somme de crimes produit la plus grande somme de sécurité.

Revenons à Marine-Terrace.

Un matin de la fin de novembre, deux des habitants du lieu, le père et le plus jeune des fils, étaient assis dans la salle basse. Ils se taisaient, comme des naufragés qui pensent.

Dehors il pleuvait, le vent soufflait, la maison était comme assourdie par ce grondement extérieur. Tous deux songeaient, absorbés peut-être par cette coïncidence d’un commencement d’hiver et d’un commencement d’exil.

Tout à coup le fils éleva la voix et interrogea le père :

— Que penses-tu de cet exil ?

— Qu’il sera long.

— Comment comptes-tu le remplir ?

Le père répondit :

— Je regarderai l’Océan.

Il y eut un silence. Le père reprit :

— Et toi ?

— Moi, dit le fils, je traduirai Shakespeare.

II §

Il y a des hommes océans en effet.

Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l’écume, ces merveilleux levers, d’astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l’innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l’abîme ; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l’horizon, ce bleu profond de l’eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l’assainissement de l’univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait ; ces colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans l’immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l’immensité éternellement émue, cet infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s’appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c’est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder l’Océan.

III §

§ I §

William Shakespeare naquit à Stratford-sur-Avon, dans une maison sous les tuiles de laquelle était cachée une profession de foi catholique commençant par ces mots : Moi John Shakespeare. John était le père de William. La maison, située dans la ruelle Henley-Street, était humble, la chambre où Shakespeare vint au monde était misérable ; des murs blanchis à la chaux, des solives noires s’entrecoupant en croix, au fond une assez large fenêtre avec de petites vitres où l’on peut lire aujourd’hui, parmi d’autres noms, le nom de Walter Scott. Ce logis pauvre abritait une famille déchue. Le père de William Shakespeare avait été alderman ; son aïeul avait été bailli. Shakespeare signifie secoue-lance ; la famille en avait le blason, un bras tenant une lance, armes parlantes confirmées, dit-on, par la reine Élisabeth en 1595, et visibles, à l’heure où nous écrivons, sur le tombeau de Shakespeare dans l’église de Stratford-sur-Avon. On est peu d’accord sur l’orthographe du mot Shakespeare, comme nom de famille ; on l’écrit diversement : Shakspere, Shakespere, Shakespeare, Shakspeare ; le dix-huitième siècle l’écrivait habituellement Shakespear ; le traducteur actuel a adopté l’orthographe Shakespeare, comme la seule exacte, et donne pour cela des raisons sans réplique. La seule objection qu’on puisse lui faire, c’est que Shakspeare se prononce plus aisément que Shakespeare, que l’élision de l’e muet est peut-être utile, et que dans leur intérêt même, et pour accroître leur facilité de circulation, la postérité a sur les noms propres un droit d’euphonie. Il est évident, par exemple, que dans le vers français l’orthographe Shakspeare est nécessaire. Cependant, en prose et vaincu par la démonstration du traducteur, nous écrirons Shakespeare.

§ II §

Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l’alderman Shakespeare n’était plus que le boucher John. William Shakespeare débuta dans un abattoir. À quinze ans, les manches retroussées dans la boucherie de son père, il tuait des moutons et des veaux « avec pompe », dit Aubrey. À dix-huit ans il se maria. Entre l’abattoir et le mariage, il fit un quatrain. Ce quatrain, dirigé contre les villages des environs, est son début dans la poésie. Il y déclare que Hillbrough est illustre par ses revenants et Bidford par ses ivrognes. Il fit ce quatrain étant ivre lui-même, à la belle étoile, sous un pommier resté célèbre dans le pays à cause de ce Songe d’une nuit d’été. Dans cette nuit et dans ce songe où il y avait des garçons et des filles, dans cette ivresse et sous ce pommier, il trouva jolie une paysanne, Anne Hatway. La noce suivit. Il épousa cette Anne Hatway, plus âgée que lui de huit ans, en eut une fille, puis deux jumeaux fille et garçon, et la quitta ; et cette femme, disparue de toute la vie de Shakespeare, ne revient plus que dans son testament où il lui lègue le moins bon de ses deux lits, « ayant probablement, dit un biographe, employé le meilleur avec d’autres. » Shakespeare, comme, La Fontaine, ne fit que traverser le mariage. Sa femme mise de côté, il fut maître d’école, puis clerc chez un procureur, puis braconnier. Ce braconnage a été utile plus tard pour faire dire que Shakespeare a été voleur. Un jour, braconnant, il fut pris dans le parc de sir Thomas Lucy. On le jeta en prison. On lui fit son procès. Âprement poursuivi, il se sauva à Londres. Il se mit, pour vivre, à garder les chevaux à la porte des théâtres. Plaute avait tourné une meule de moulin. Cette industrie de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres au siècle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de métier qu’on nommait les Shakespeare’s boys.

§ III §

On pourrait appeler Londres la Babylone noire. Lugubre le jour, splendide la nuit. Voir Londres est un saisissement. C’est une rumeur sous une fumée. Analogie mystérieuse ; la rumeur est la fumée du bruit. Paris est la capitale d’un versant de l’humanité, Londres est la capitale du versant opposé. Magnifique et sombre ville. L’activité y est tumulte et le peuple y est fourmilière. On y est libre et emboîté. Londres est le chaos en ordre. Le Londres du seizième siècle ne ressemblait point au Londres d’à présent, mais était déjà une ville démesurée. Cheapside était la grande rue. Saint-Paul, qui est un dôme, était une flèche. La peste était à Londres presque à demeure et chez elle, comme à, Constantinople. Il est vrai qu’il n’y avait pas loin de Henri VIII à un sultan. L’incendie, encore comme à Constantinople, était fréquent à Londres, à cause des quartiers populaires bâtis tout en bois. Il n’y avait dans les rues qu’un carrosse, le carrosse de sa majesté. Pas de carrefour où l’on ne bâtonnât quelque pick-pocket avec le drotschbloch, qui sert encore aujourd’hui en Groningue à battre le blé. Les mœurs étaient dures et presque farouches. Une grande dame était levée à six heures et couchée à neuf ; Lady Geraldine Kildare, chantée par lord Surrey, déjeunait d’une livre de lard et d’un pot de bière. Les reines, femmes de Henri VIII, se tricotaient des mitaines, volontiers de bonne grosse laine rouge. Dans ce Londres-là, la duchesse de Suffolk soignait elle-même son poulailler et, troussée à mi-jambes, jetait le grain aux canards dans sa basse-cour. Dîner à midi, c’était dîner tard. Les joies du grand monde étaient d’aller jouer à la main chaude chez lord Leicester. Anne Boleyn y avait joué. Elle s’était agenouillée, les yeux bandés, pour ce jeu, s’essayant, sans le savoir, à la posture de l’échafaud. Cette même Anne Boleyn, destinée au trône, d’où elle devait aller plus loin, était éblouie quand sa mère lui achetait trois chemises de toile, à six pence l’aune, et lui promettait, pour danser au bal du duc de Norfolk, une paire de souliers neufs valant cinq schellings.

§ IV §

Sous Élisabeth, en dépit des puritains très en colère, il y avait à Londres huit troupes de comédiens, ceux de Hewington Butts, la compagnie du comte de Pembroke, les serviteurs de lord Strange, la troupe du lord-chambellan, la troupe du lord-amiral, les associés de Black-Friars, les Enfants de Saint-Paul, et, au premier rang, les Montreurs d’ours. Lord Southampton allait au spectacle tous les soirs. Presque tous les théâtres étaient situés sur le bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles étaient de deux espèces : les unes, simples cours d’hôtelleries, ouvertes, un tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des rangées de bancs posés sur le sol, pour loges les croisées de l’auberge, on y jouait en plein jour et en plein air ; le principal de ces théâtres était le Globe ; les autres, des sortes de halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir ; la plus hantée était Black-Friars. Le meilleur acteur de lord Pembroke se nommait Henslowe ; le meilleur acteur de Black-Friars se nommait Burbage. Le Globe était situé sur le Bank-Side. Cela résulte d’une note du Stationers’ Hall en date du 26 novembre 1607. His majesty servants playing usually at the Globe on the Bank-Side. Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux lattes, signifiaient une bataille ; la chemise par-dessus l’habit signifiait un chevalier ; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, possédait « des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d’enfer. » Un autre avait « un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise : ICH DIEN, plus six diables, et le pape sur sa mule. » Un acteur barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille ; s’il écartait les doigts, c’est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d’un fagot, suivi d’un chien et portant une lanterne, signifiait la lune ; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène de clair de lune, devenue fameuse par le Songe d’une nuit d’été, sans se douter que c’est là une sinistre indication de Dante. Voir l’Enfer, chant XX. Le vestiaire de ces théâtres, où les comédiens s’habillaient pêle-mêle, était un recoin séparé de la scène par une loque quelconque tendue sur une corde. Le vestiaire de Black-Friars était fermé d’une ancienne tapisserie de corps et métiers représentant l’atelier d’un ferron ; par des trous de cette cloison flottante en lambeaux, le public voyait les acteurs se rougir les joues avec de la brique pilée ou se faire des moustaches avec un bouchon brûlé à la chandelle. De temps en temps, par rentre-bâillement de la tapisserie, on voyait passer une face grimée en morisque, épiant si le moment d’entrer en scène était venu, ou le menton glabre d’un comédien jouant les rôles de femme. Glabri histriones, dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l’on entendait les moineaux crier phip phip, le Libertin, imitation du Convivado de Piedra qui faisait son tour d’Europe, Félix and Philiomena, comédie à la mode, jouée d’abord à Greenwich devant la « reine Bess », Promos et Cassandra, comédie dédiée par l’auteur George Whetstone à William Fletwood, — recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte de Christophe Marlowe, des interludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin des comédies gothiques, car, de même que la France a l’Avocat Pathelin, l’Angleterre a l’Aiguille de ma commère Gurton. Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d’or, debout ou accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient au post and pair ; et en bas, dans l’ombre, sur le pavé, parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait « les puants1 » (le peuple). Ce fut par ce théâtre-là que Shakespeare entra dans le drame. De gardeur de chevaux il devint pasteur d’hommes.

§ V §

Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous « la grande reine » ; il n’était pas beaucoup moins misérable, un siècle plus tard, à Paris, sous « le grand roi » ; et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec d’assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie-Française, un manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d’une bande de cuir blanc. C’est le journal de Lagrange, camarade de Molière. Lagrange décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi : « … trois poutres, des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine. » Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit : « La troupe a résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu’au dit jour 15, n’avait été couverte que d’une grande toile bleue suspendue avec des cordages. » Quant à l’éclairage et au chauffage de cette salle, particulièrement à l’occasion des frais extraordinaires qu’entraîna la Psyché, qui était de Molière et de Corneille, on lit ceci : « chandelles, trente livres ; concierge, à cause du feu, trois livres. » C’étaient là les salles que « le grand règne » mettait à la disposition de Molière. Ces encouragements aux lettres n’appauvrissaient pas Louis XIV au point de le priver du plaisir de donner, par exemple, en une seule fois, deux cent mille livres à Lavardin et deux cent mille livres à d’Épernon ; deux cent mille livres, plus le régiment de France, au comte de Médavid ; quatre cent mille livres à l’évêque de Noyon, parce que cet évêque était Clermont-Tonnerre, qui est une maison qui a deux brevets de comte et pair de France, un pour Clermont et un pour Tonnerre ; cinq cent mille livres au duc de Vivonne et sept cent mille livres au duc de Quintin-Lorges, plus huit cent mille livres à monseigneur Clément de Bavière, prince-evêque de Liège. Ajoutons qu’il donna mille livres de pension à Molière. On trouve sur le registre de Lagrange, au mois d’avril 1663, cette mention : « vers le même temps, M. de Molière reçut une pension du roi en qualité de bel esprit, et a été couché sur l’état pour la somme de mille livres. » Plus tard, quand Molière fut mort, et enterré à Saint-Joseph, « aide de la paroisse Saint-Eustache », le roi poussa la protection jusqu’à permettre que sa tombe fût « élevée d’un pied hors de terre. »

§ VI §

Shakespeare, on vient de le voir, resta longtemps sur le seuil du théâtre, dehors, dans la rue. Enfin il entra. Il passa la porte et arriva à la coulisse. Il réussit à être call-boy, garçon appeleur, moins élégamment, aboyeur. Vers 1586, Shakespeare aboyait chez Greene, à Black-Friars. En 1587, il obtint de l’avancement ; dans la pièce intitulée : le Géant Agrapardo, roi de Nubie, pire que son frère feu Angulafer, Shakespeare fut chargé d’apporter son turban au géant. Puis de comparse il devint comédien, grâce à Burbage auquel, plus tard, dans un interligne de son testament, il légua trente-six schellings pour avoir un anneau d’or. Il fut l’ami de Condell et de Hemynge, ses camarades de son vivant, ses éditeurs après sa mort. Il était beau ; il avait le front haut, la barbe brune, l’air doux, la bouche aimable, l’œil profond. Il lisait volontiers Montaigne, traduit par Florio. Il fréquentait la taverne d’Apollon. Il y voyait et traitait familièrement deux assidus de son théâtre, Decker, auteur du Guis Hornbook, où un chapitre spécial est consacré à « la façon dont un homme du bel air doit se comporter au spectacle », et le docteur Symon Forman qui a laissé un journal manuscrit contenant des comptes rendus des premières représentations du Marchand de Venise et du Conte d’hiver. Il rencontrait sir Walter Raleigh au club de la Sirène. À peu près vers la même époque, Mathurin Régnier rencontrait Philippe de Béthune à la Pomme de Pin. Les grands seigneurs et les gentilshommes d’alors attachaient volontiers leurs noms à des fondations de cabarets. À Paris, le vicomte de Montauban, qui était Créqui, avait fondé le Tripot des onze mille diables ; à Madrid, le duc de Médina Sidonia, l’amiral malheureux de l’Invincible, avait fondé el Puno-en-rostro, et à Londres, sir Walter Raleigh avait fondé la Sirène. On était là ivrogne et bel esprit.

§ VII §

En 1589, pendant que Jacques VI d’Écosse, dans l’espoir du trône d’Angleterre, rendait ses respects à Élisabeth, laquelle, deux ans auparavant, le 8 février 1587, avait coupé la tête à Marie Stuart, mère de ce Jacques, Shakespeare fit son premier drame, Périclès. En 1591, pendant que le roi catholique rêvait, sur le plan du marquis d’Astorga, une seconde Armada, plus heureuse que la première en ce qu’elle ne fut jamais mise à flot, il fit Henri VI. En 1593, pendant que les jésuites obtenaient du pape la permission expresse de faire peindre « les tourments et supplices de l’enfer » sur les murs de « la chambre de méditation » du collège de Clermont, où l’on enfermait souvent un pauvre adolescent qui devait, l’année d’après, rendre fameux le nom de Jean Châtel, il fit la Sauvage apprivoisée. En 1594, pendant que, se regardant de travers et prêts à en venir aux mains, le roi d’Espagne, la reine d’Angleterre et même le roi de France disaient tous les trois : Ma bonne ville de Paris, il continua et compléta Henri VI. En 1595, pendant que Clément VIII, à Rome, frappait solennellement Henri IV de son bâton sur le dos des cardinaux du Perron et d’Ossat, il fit Timon d’Athènes. En 1596, l’année où Élisabeth publia un édit contre les longues pointes des rondaches, et où Philippe II chassa de sa présence une femme qui avait ri en se mouchant, il fit Macbeth. En 1597, pendant que ce même Philippe II disait au duc d’Albe : Vous mériteriez la hache, non parce que le duc d’Albe avait mis à feu et à sang les Pays-Bas, mais parce qu’il était rentré chez le roi sans se faire annoncer, il fit Cymbeline et Richard III. En 1598, pendant que le comte d’Essex ravageait l’Irlande ayant à son chapeau un gant de la vierge-reine Élisabeth, il fit les Deux gentilshommes de Vérone, le Roi Jean, Peines d’amour perdues, la Comédie d’erreurs, Tout est bien qui finit bien, le Songe d’une nuit d’été et le Marchand de Venise. En 1599, pendant que le conseil privé, à la demande de sa majesté, délibérait sur la proposition de mettre à la question le docteur Hayward pour avoir volé des pensées à Tacite, il fit Roméo et Juliette. En 1600, pendant que l’empereur Rodolphe faisait la guerre à son frère révolté et ouvrait les quatre veines à son fils, assassin d’une femme, il fit Comme il vous plaira, Henri IV, Henri V et Beaucoup de bruit pour rien. En 1601, pendant que Bacon publiait l’éloge du supplice du comte d’Essex, de même que Leibnitz devait, quatre-vingts ans plus tard, énumérer les bonnes raisons du meurtre de Monaldeschi, avec cette différence pourtant que Monaldeschi n’était rien à Leibnitz et que d’Essex était le bienfaiteur de Bacon, il fit la Douzième nuit ou Ce que vous voudrez. En 1602, pendant que, pour obéir au pape, le roi de France, qualifié renard de Béarn par le cardinal neveu Aldobrandini, récitait son chapelet tous les jours, les litanies le mercredi et le rosaire de la vierge Marie le samedi, pendant que quinze cardinaux, assistés des chefs d’ordre, ouvraient à Rome le débat sur le molinisme, et pendant que le Saint-Siège, à la demande de la couronne d’Espagne, « sauvait la chrétienté et le monde » par l’institution de la congrégation de Auxiliis, il fit Othello. En 1603, pendant que la mort d’Élisabeth faisait dire à Henri IV : Elle était vierge comme je suis catholique, il fit Hamlet. En 1604, pendant que Philippe III achevait de perdre les Pays-Bas, il fit Jules César et Mesure pour mesure. En 1606, dans le temps où Jacques 1er d’Angleterre, l’ancien Jacques VI d’Écosse, écrivait contre Bellarmin le Tortura torti, et, infidèle à Carr, commençait à regarder doucement Villiers, qui devait l’honorer du titre de Votre Cochonnerie, il fit Coriolan. En 1607, pendant que l’Université d’York recevait le petit prince de Galles docteur, comme le raconte le Père de Saint-Romuald, avec toutes les cérémonies et fourrures accoutumées, il fit le Roi Lear. En 1609, pendant que la magistrature de France, donnant un blanc seing pour l’échafaud, condamnait d’avance et de confiance le prince de Condé « à la peine qu’il plairait à sa majesté d’ordonner », il fit Troïlus et Cressida. En 1610, pendant que Ravaillac assassinait Henri IV par le poignard, et pendant que le parlement de Paris assassinait Ravaillac par l’écartèlement, il fit Antoine et Cléopâtre. En 1611, tandis que les maures, expulsés par Philippe III, se traînaient hors d’Espagne et agonisaient, il fit le Conte d’hiver, Henri VIII et la Tempête.

§ VIII §

Il écrivait sur des feuilles volantes, comme presque tous les poètes d’ailleurs. Malherbe et Boileau sont à peu près les seuls qui aient écrit sur des cahiers. Racan disait à mademoiselle de Gournay : « J’ai vu « ce matin M. de Malherbe coudre lui-même avec du gros fil gris une « liasse blanche où il y aura bientôt des sonnets. » Chaque drame de Shakespeare, composé pour les besoins de sa troupe, était, selon toute apparence, appris et répété à la hâte par les acteurs sur l’original même, qu’on ne prenait pas le temps de copier ; de là, pour lui comme pour Molière, le dépècement et la perte des manuscrits. Peu ou point de registres dans ces théâtres presque forains ; aucune coïncidence entre la représentation et l’impression des pièces ; quelquefois même pas d’imprimeur, le théâtre pour toute publication. Quand les pièces, par hasard, sont imprimées, elles portent des titres qui déroutent. La deuxième partie de Henri VI est intitulée : « La Première partie de la guerre entre York et Lancastre. » La troisième partie est intitulée : « La Vraie tragédie de Richard, duc d’York. » Tout ceci fait comprendre pourquoi il est resté tant d’obscurité sur les époques où Shakespeare composa ses drames, et pourquoi il est difficile d’en fixer les dates avec précision. Les dates que nous venons d’indiquer, et qui sont groupées ici pour la première fois, sont à peu près certaines ; cependant quelque doute persiste sur les années où furent non seulement écrits, mais même joués, Timon d’Athènes, Cymbeline, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Coriolan et Macbeth. Il y a çà et là des années stériles ; d’autres sont d’une fécondité qui semble excessive. C’est, par exemple, sur une simple note de Mères, auteur du Trésor de l’esprit, qu’on est forcé d’attribuer à la seule année 1598 la création de six pièces, les Deux gentilshommes de Vérone, la Comédie d’erreurs, le Roi Jean, le Songe d’une nuit d’été, le Marchand de Venise et Tout est bien qui finit bien, que Mères intitule Peines d’amour gagnées. La date du Henri VI est fixée, pour la première partie du moins, par une allusion que fait à ce drame Nashe dans Pierce Pennilesse, L’année 1604 est indiquée pour Mesure pour mesure, en ce que cette pièce y fut représentée le jour de la Saint-Etienne, dont Hemynge tint note spéciale, et l’année 1611 pour Henri VIII, en ce que Henri VIII fut joué lors de l’incendie du Globe. Des incidents de toute sorte, une brouille avec les comédiens ses camarades, un caprice du lord-chambellan, forçaient quelquefois Shakespeare à changer de théâtre. La Sauvage apprivoisée fut jouée pour la première fois en 1593, au théâtre de Henslowe ; la Douzième nuit en 1601, à Middle-Temple-Hall ; Othello en 1602, au château de Harefield. Le Roi Lear fut joué à White-Hall, aux fêtes de Noël 1607, devant Jacques 1er. Burbage créa Lear. Lord Southampton, récemment élargi de la Tour de Londres, assistait à cette représentation. Ce lord Southampton était l’ancien habitué de Black-Friars, auquel Shakespeare, en 1589, avait dédié un poëme d’Adonis ; Adonis était alors à la mode ; vingt-cinq ans après Shakespeare, le cavalier Marini faisait un poëme d’Adonis qu’il dédiait à Louis XIII.

§ IX §

En 1597, Shakespeare avait perdu son fils qui a laissé pour trace unique sur la terre une ligne du registre mortuaire de la paroisse de Stratford-sur-Avon : 1597. August. 17 : Hamnet. filius William Shakespeare. Le 6 septembre 1601, John Shakespeare, son père, était mort. Il était devenu chef de sa troupe de comédiens. Jacques 1er lui avait donné en 1607 l’exploitation de Black-Friars, puis le privilège du Globe. En 1613, Madame Élisabeth, fille de Jacques, et l’électeur palatin, roi de Bohême, dont on voit la statue dans du lierre à l’angle d’une grosse tour de Heidelberg, vinrent au Globe voir jouer la Tempête. Ces apparitions royales ne le sauvaient pas de la censure du lord-chambellan. Un certain interdit pesait sur ses pièces, dont la représentation était tolérée et l’impression parfois défendue. Sur le tome second du registre du Stationers’ Hall, on peut lire encore aujourd’hui en marge du titre des trois pièces, Comme il vous plaira, Henri V, Beaucoup de bruit pour rien, cette mention : « 4 août, à suspendre. » Les motifs de ces interdictions échappent. Shakespeare avait pu, par exemple, sans soulever de réclamation, mettre sur la scène son ancienne aventure de braconnier et faire de sir Thomas Lucy un grotesque, le juge Shallow, montrer au public Falstaff tuant le daim et rossant les gens de Shallow, et pousser le portrait jusqu’à donner à Shallow le blason de sir Thomas Lucy, audace aristophanesque d’un homme qui ne connaissait pas Aristophane. Falstaff, sur les manuscrits de Shakespeare, était écrit Falstaffe. Cependant quelque aisance lui était venue, comme plus tard à Molière. Vers la fin du siècle, il était assez riche pour que le 8 octobre 1598 un nommé Ryc-Quiney lui demandât un secours dans une lettre dont la suscription porte : à mon aimable ami et compatriote William Shakespeare. Il refusa le secours, à ce qu’il paraît, et renvoya la lettre, trouvée depuis dans les papiers de Fletcher, et sur le revers de laquelle ce même Ryc-Quiney avait écrit : histrio ! mima ! Il aimait Stratford-sur-Avon où il était né, où son père était mort, où son fils était enterré. Il y acheta ou y fit bâtir une maison qu’il baptisa New-Place. Nous disons acheta ou fit bâtir une maison, car il l’acheta selon Whiterill, et la fit bâtir selon Forbes, et à ce sujet Forbes querelle Whiterill ; ces chicanes d’érudits sur des riens ne valent pas la peine d’être approfondies, surtout quand on voit le père Hardouin, par exemple, bouleverser tout un passage de Pline en remplaçant nos pridem par non pridem.

§ X §

Shakespeare allait de temps en temps passer quelques jours à New-Place. Dans ces petits voyages il rencontrait à mi-chemin Oxford, et à Oxford l’hôtel de la Couronne, et dans l’hôtel l’hôtesse, belle et intelligente créature, femme du digne aubergiste Davenant. En 1606, madame Davenant accoucha d’un garçon qu’on nomma William, et en 1644 sir William Davenant, crée chevalier par Charles 1er, écrivait à lord Rochester : sachez ceci qui fait honneur à ma mère, je suis le fils de Shakespeare ; se rattachant à Shakespeare de la même façon que de nos jours M. Lucas-Montigny s’est rattaché à Mirabeau. Shakespeare avait marié ses deux filles, Suzanne à un médecin, Judith à un marchand ; Suzanne avait de l’esprit, Judith ne savait ni lire ni écrire et signait d’une croix. En 1613, il arriva que Shakespeare, étant allé à Stratford-sur-Avon, n’eut plus envie de retourner à Londres. Peut-être était-il gêné. Il venait d’être contraint d’emprunter sur sa maison. Le contrat hypothécaire qui constate cet emprunt, en date du 11 mars 1613, et revêtu de la signature de Shakespeare, existait encore au siècle dernier chez un procureur qui le donna à Garrick, lequel l’a perdu. Garrick a perdu de même, c’est mademoiselle Violetti, sa femme, qui le raconte, le manuscrit de Forbes, avec ses lettres en latin. À partir de 1613, Shakespeare resta à sa maison de New-Place, occupé de son jardin, oubliant ses drames, tout à ses fleurs. Il planta dans ce jardin de New-Place le premier mûrier qu’on ait cultivé à Stratford, de même que la reine Élisabeth avait porté en 1561 les premiers bas de soie qu’on ait vus en Angleterre. Le 25 mars 1616, se sentant malade, il fit son testament. Son testament, dicté par lui, est écrit sur trois pages ; il signa sur les trois pages ; sa main tremblait ; sur la première page il signa seulement son prénom : WILLIAM, sur la seconde : WILLM SHASPR, sur la troisième : WILLIAM SHASP. Le 23 avril, il mourut. Il avait ce jour-là juste cinquante-deux ans, étant né le 23 avril 1564. Ce même jour 23 avril 1616, mourut Cervantes, génie de la même stature. Quand Shakespeare mourut, Milton avait huit ans, Corneille avait dix ans, Charles 1er et Cromwell étaient deux adolescents, l’un de seize, l’autre de dix-sept ans.

IV §

La vie de Shakespeare fut très mêlée d’amertume. Il vécut perpétuellement insulté. Il le constate lui-même. La postérité peut lire aujourd’hui ceci dans ses vers intimes : « Mon nom est diffamé, ma nature est abaissée ; ayez pitié de moi pendant que, soumis et patient, je bois le vinaigre. » Sonnet 111. — « Votre compassion efface la marque que font à mon nom les reproches du vulgaire. » Sonnet 112. — « Tu ne peux m’honorer d’une faveur publique, de peur de déshonorer ton nom. » Sonnet 36. — « Mes fragilités sont épiées par des censeurs plus fragiles encore que moi. » Sonnet 121. — Shakespeare avait près de lui un envieux en permanence, Ben Jonson, poëte comique médiocre dont il avait aidé les débuts. Shakespeare avait trente-neuf ans quand Élisabeth mourut. Cette reine n’avait pas fait attention à lui. Elle trouva moyen de régner quarante-quatre ans sans voir que Shakespeare était là. Elle n’en est pas moins qualifiée historiquement protectrice des arts et des lettres, etc. Les historiens de la vieille école donnent de ces certificats à tous les princes, qu’ils sachent lire ou non.

Shakespeare, persécuté comme plus tard Molière, cherchait comme Molière à s’appuyer sur le maître, Shakespeare et Molière auraient aujourd’hui le cœur plus haut. Le maître, c’était Élisabeth, le roi Élisabeth, comme disent les anglais. Shakespeare glorifia Élisabeth ; il la qualifia Vierge étoile, astre de l’Occident, et, nom de déesse qui plaisait à la reine, Diane ; mais vainement. La reine n’y prit pas garde ; moins attentive aux louanges où Shakespeare l’appelait Diane, qu’aux injures de Scipion Gentilis qui, prenant la prétention d’Élisabeth par le mauvais côté, l’appelait Hécate, et lui adressait la triple imprécation antique : Mormo ! Bombo ! Gorgo ! Quant à Jacques 1er, que Henri IV nommait maître Jacques, il donna, on l’a vu, le privilège du Globe à Shakespeare, mais il interdisait volontiers la publication de ses pièces. Quelques contemporains, entre autres le docteur Symon Forman, se préoccupèrent de Shakespeare au point de noter l’emploi d’une soirée passée à une représentation du Marchand de Venise. Ce fut là tout ce qu’il connut de la gloire. Shakespeare mort entra dans l’obscurité.

De 1640 à 1660, les puritains abolirent l’art et fermèrent les spectacles ; il y eut un linceul sur tout le théâtre. Sous Charles II, le théâtre ressuscita, sans Shakespeare. Le faux goût de Louis XIV avait envahi l’Angleterre. Charles II était de Versailles plus que de Londres. Il avait pour maîtresse une fille française, la duchesse de Portsmouth, et pour amie intime la cassette du roi de France. Clifford, son favori, qui n’entrait jamais dans la salle du parlement sans cracher, disait : Il vaut mieux pour mon maître être vice-roi sous un grand monarque comme Louis XIV qu’esclave de cinq cents sujets anglais insolents. Ce n’était plus le temps de la république ; le temps où Cromwell prenait le titre de Protecteur d’Angleterre et de France, et forçait ce même Louis XIV à accepter la qualité de Roi des Français.

Sous cette restauration des Stuarts, Shakespeare acheva de s’effacer. Il était si bien mort que Davenant, son fils possible, refit ses pièces. Il n’y eut plus d’autre Macbeth que le Macbeth de Davenant. Dryden parla de Shakespeare une fois pour le déclarer « hors d’usage. » Lord Shaftesbury le qualifia « esprit passé de mode. » Dryden et Shaftesbury étaient deux oracles. Dryden, catholique converti, avait deux fils huissiers de la chambre de Clément XI, il faisait des tragédies dignes d’être traduites en vers latins, comme le prouvent les hexamètres d’Atterbury, et il était le domestique de ce Jacques II qui, avant d’être roi pour son compte, avait demandé à Charles II son frère : Pourquoi ne faites-vous pas pendre Milton ? Le comte de Shaftesbury, ami de Locke, était l’homme qui écrivait un Essai sur l’enjouement dans les conversations importantes, et qui, à la manière dont le chancelier Hyde servait une aile de poulet à sa fille, devinait qu’elle était secrètement mariée au duc d’York.

Ces deux hommes ayant condamné Shakespeare, tout fut dit. L’Angleterre, pays d’obéissance plus qu’on ne croit, oublia Shakespeare. Un acheteur quelconque abattit sa maison, New-Place. Un docteur Cartrell, révérend, coupa et brûla son mûrier. Au commencement du dix-huitième siècle, l’éclipse était totale. En 1707, un nommé Nahum Tate publia un Roi Lear, en avertissant les lecteurs « qu’il en avait puisé l’idée dans une pièce d’on ne sait quel auteur, qu’il avait lue par hasard. » Cet on ne sait qui était Shakespeare.

V §

En 1728, Voltaire apporta d’Angleterre en France le nom de Will Shakespeare. Seulement, au lieu de Will, il prononça Gilles.

La moquerie commença en France et l’oubli continua en Angleterre. Ce que l’irlandais Nahum Tate avait fait pour le Roi Lear, d’autres le firent pour d’autres pièces. Tout est bien qui finit bien eut successivement deux arrangeurs, Pilon pour Hay-Market, et Kemble pour Drury-Lane. Shakespeare n’existait plus et ne comptait plus. Beaucoup de bruit pour rien servit également de canevas deux fois : à Davenant, en 16/3 ; à James Miller, en 1737. Cymbeline fut refait quatre fois : sous Jacques II, au Théâtre-Royal, par Thomas Dursey ; en 1695, par Charles Marsh ; en 1759, par W. Hawkins ; en 1761, par Garrick. Coriolan fut refait quatre fois : en 1682, pour le Théâtre-Royal, par Tates ; en 1720, pour Drury-Lane, par John Dennis ; en 1755, pour Covent-Garden, par Thomas Sheridan ; en 1801, pour Drury-Lane, par Kemble. Timon d’Athènes fut refait quatre fois : au théâtre du Duc, en 1678, par Shadwell ; en 1768, au théâtre de Richmond-Green, par James Love ; en 1771, à Drury-Lane, par Cumberland ; en 1786, à Covent-Garden, par Hull.

Au dix-huitième siècle, la raillerie obstinée de Voltaire finit par produire en Angleterre un certain réveil. Garrick, tout en corrigeant Shakespeare, le joua, et avoua que c’était Shakespeare qu’il jouait. On le réimprima à Glascow. Un imbécile, Malone, commenta ses drames, et, logique, badigeonna son tombeau. Il y a sur ce tombeau un petit buste, d’une ressemblance douteuse et d’un art médiocre, mais, ce qui le rend vénérable, contemporain de Shakespeare. C’est d’après ce buste qu’ont été faits tous les portraits de Shakespeare qu’on voit aujourd’hui. Le buste fut badigeonné. Malone, critique et blanchisseur de Shakespeare, mit une couche de plâtre sur son visage et de sottise sur son œuvre.

Livre II. Les génies §

I §

Le grand Art, à employer ce mot dans son sens absolu, c’est la région des Égaux.

Avant d’aller plus loin, fixons la valeur de cette expression, l’Art, qui revient souvent sous notre plume.

Nous disons l’Art comme nous disons la Nature ; ce sont là deux termes d’une signification presque illimitée. Prononcer l’un ou l’autre de ces mots, Nature, Art, c’est faire une évocation, c’est extraire des profondeurs l’idéal, c’est tirer l’un des deux grands rideaux de la création divine. Dieu se manifeste à nous au premier degré à travers la vie de l’univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l’homme.

La deuxième manifestation n’est pas moins sacrée que la première. La première s’appelle la Nature, la deuxième s’appelle l’Art. De là cette réalité : le poëte est prêtre.

Il y a ici-bas un pontife, c’est le génie.

Sacerdos magnus.

L’Art est la branche seconde de la Nature.

L’Art est aussi naturel que la Nature.

Par Dieu, — fixons encore le sens de ce mot, — nous entendons l’infini vivant.

Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu.

Dieu est l’invisible évident.

Le monde dense, c’est Dieu. Dieu dilaté, c’est le monde.

Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu.

Cela dit, continuons.

Dieu crée l’art par l’homme. Il a un outil, le cerveau humain. Cet outil, c’est l’ouvrier lui-même qui se l’est fait ; il n’en a pas d’autre.

Forbes, dans le curieux fascicule feuilleté par Warburton et perdu par Garrick, affirme que Shakespeare se livrait à des pratiques de magie, que la magle était dans sa famille, et que le peu qu’il y a de bon dans ses pièces lui était dicté par « un Alleur », un Esprit.

Disons-le à ce propos, car il ne faut reculer devant aucune des questions qui s’offrent, ç’a été une bizarre erreur de tous les temps de vouloir donner au cerveau humain des auxiliaires extérieurs. Antrum adjuvat vatem. L’œuvre semblant surhumaine, on a voulu y faire intervenir l’extra-humain ; dans l’antiquité le trépied, de nos jours la table. La table n’est autre chose que le trépied revenant.

Prendre au pied de la lettre le démon que Socrate se suppose, et le buisson de Moïse, et la nymphe de Numa, et le dive de Plotin, et la colombe de Mahomet, c’est être dupe d’une métaphore.

D’autre part, la table, tournante ou parlante, a été fort raillée. Parlons net, cette raillerie est sans portée. Remplacer l’examen par la moquerie, c’est commode, mais peu scientifique. Quant à nous, nous estimons que le devoir étroit de la science est de sonder tous les phénomènes ; la science est ignorante et n’a pas le droit de rire ; un savant qui rit du possible est bien près d’être un idiot. L’inattendu doit toujours être attendu par la science. Elle a pour fonction de l’arrêter au passage et de le fouiller, rejetant le chimérique, constatant le réel. La science n’a sur les faits qu’un droit de visa. Elle doit vérifier et distinguer. Toute la connaissance humaine n’est que triage. Le faux compliquant le vrai n’excuse point le rejet en bloc. Depuis quand l’ivraie est-elle prétexte à refuser le froment ? Sarclez la mauvaise herbe, l’erreur, mais moissonnez le fait et liez-le aux autres. La science est la gerbe des faits.

Mission de la science : tout étudier et tout sonder. Tous, qui que nous soyons, nous sommes les créanciers de l’examen ; nous sommes ses débiteurs aussi. On nous le doit et nous le devons. Éluder un phénomène, lui refuser le payement d’attention auquel il a droit, reconduire, le mettre à la porte, lui tourner le dos en riant, c’est faire banqueroute à la vérité, c’est laisser protester la signature de la science. Le phénomène du trépied antique et de la table moderne a droit comme un autre à l’observation. La science psychique y gagnera, sans nul doute. Ajoutons ceci, qu’abandonner les phénomènes à la crédulité, c’est faire une trahison à la raison humaine.

Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls, et il explique le fait, chant XVIII de l’Iliade, en disant que Vulcain leur forgeait des roues invisibles. L’explication ne simplifie pas beaucoup le phénomène. Platon raconte que les statues de Dédale gesticulaient dans les ténèbres, étaient volontaires, et résistaient à leur maître, et qu’il fallait les attacher pour qu’elles ne s’en allassent pas. Voilà d’étranges chiens à la chaîne. Fléchier mentionne à la page 52 de son Histoire de Théodose, à propos de la grande conspiration des sorciers du quatrième siècle contre l’empereur, une table tournante dont nous parlerons peut-être ailleurs pour dire ce que Fléchier ne dit point et semble ignorer. Cette table était couverte d’une lame ronde faite de plusieurs métaux, ex diversis metallicis materiis fabrefacta, comme les plaques de cuivre et de zinc employées actuellement par la biologie. On le voit, le phénomène, toujours rejeté et toujours reparaissant, n’est pas d’hier.

Du reste, quoi que la crédulité en ait dit ou pensé, ce phénomène des trépieds et des tables est sans rapport aucun, c’est là que nous voulons en venir, avec l’inspiration des poètes, inspiration toute directe. La sibylle a un trépied, le poëte non. Le poëte est lui-même trépied. Il est le trépied de Dieu. Dieu n’a pas fait ce merveilleux alambic de l’idée, le cerveau de l’homme, pour ne point s’en servir. Le génie a tout ce qu’il lui faut dans son cerveau. Toute pensée passe par là. La pensée monte et se dégage du cerveau, comme le fruit de la racine. La pensée est la résultante de l’homme. La racine plonge dans la terre ; le cerveau plonge en Dieu.

C’est-à-dire dans l’infini.

Ceux qui s’imaginent — il y en a, témoin ce Forbes, — qu’un poëme comme le Médecin de son honneur ou le Roi Lear peut être dicté par un trépied ou par une table, errent étrangement. Ces œuvres sont des œuvres de l’homme. Dieu n’a pas besoin de faire aider Shakespeare ou Calderon par un morceau de bois.

Donc écartons le trépied. La poésie est propre au poëte. Soyons respectueux devant le possible, dont nul ne sait la limite, soyons attentifs et sérieux devant l’extra-humain, d’où nous sortons et qui nous attend ; mais ne diminuons point les grands travailleurs terrestres par des hypothèses de collaborations mystérieuses qui ne sont point nécessaires, laissons au cerveau ce qui est au cerveau, et constatons que l’œuvre des génies est du surhumain sortant de l’homme.

II §

L’art suprême est la région des Égaux.

Le chef-d’œuvre est adéquat au chef-d’œuvre.

Comme l’eau qui, chauffée à cent degrés, n’est plus capable d’augmentation calorique et ne peut s’élever plus haut, la pensée humaine atteint dans certains hommes sa complète intensité. Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, saint Paul, Juvénal, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantes, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven, quelques autres encore, marquent les cent degrés du génie.

L’esprit humain a une cime.

Cette cime est l’idéal.

Dieu y descend, l’homme y monte.

Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension. D’en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils côtoient les précipices ; un faux pas ne déplairait point à certains spectateurs. Les aventuriers poursuivent leur chemin. Les voilà haut, les voilà loin ; ce ne sont plus que des points noirs. Comme ils sont petits ! dit la foule. Ce sont des géants. Ils vont. La route est âpre. L’escarpement se défend. À chaque pas un mur, à chaque pas un piège. À mesure qu’on s’élève, le froid augmente. Il faut se faire son escalier, couper la glace et marcher dessus, se tailler des degrés dans la haine. Toutes les tempêtes font rage. Cependant ces insensés cheminent. L’air n’est plus respirable. Le gouffre se multiplie autour d’eux. Quelques-uns tombent. C’est bien fait. D’autres s’arrêtent et redescendent ; il y a de sombres lassitudes. Les intrépides continuent ; les prédestinés persistent. La pente redoutable croule sous eux et tâche de les entraîner ; la gloire est traître. Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés par les éclairs ; l’ouragan est furieux. N’importe, ils s’obstinent. Ils montent. Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère.

Ces noms que nous venons de dire, et ceux que nous aurions pu ajouter, redites-les. Choisir entre ces hommes, impossible. Nul moyen de faire pencher la balance entre Rembrandt et Michel-Ange.

Et, pour nous enfermer seulement dans les écrivains et les poètes, examinez-les l’un après l’autre. Lequel est le plus grand ? Tous.

§ I §

L’un, Homère, est l’énorme poëte enfant. Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l’ombre. Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter dieu des dieux, Agamemnon roi des rois, les peuples, troupeaux dès le commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l’Océan ; Diomède combattant, Ulysse errant ; les méandres d’une voile cherchant la patrie ; les cyclopes, les pygmées ; une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l’Olympe, et çà et là des trous de fournaise laissant voir l’Érèbe, les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches, les amitiés amours, les colères et les hydres, Vulcain pour le rire d’en haut, Thersite pour le rire d’en bas, les deux aspects du mariage résumés d’avance pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope ; le Styx, le Destin, le talon d’Achille, sans lequel le Destin serait vaincu par le Styx ; les monstres, les héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde antique, cette immensité, c’est Homère. Troie convoitée, Ithaque souhaitée. Homère, c’est la guerre et c’est le voyage, les deux modes primitifs de la rencontre des hommes ; la tente attaque la tour, le navire sonde l’inconnu, ce qui est aussi une attaque ; autour de la guerre, toutes les passions ; autour du voyage, toutes les aventures ; deux groupes gigantesques : le premier, sanglant, se nomme l’Iliade ; le deuxième, lumineux, se nomme l’Odyssée. Homère fait les hommes plus grands que nature ; ils se jettent à la tête des quartiers de rocs que douze jougs de bœufs ne feraient pas bouger ; les dieux se soucient médiocrement d’avoir affaire à eux. Minerve prend Achille aux cheveux ; il se retourne irrité : Que me veux-tu, déesse ? Nulle monotonie d’ailleurs dans ces puissantes statures. Ces géants sont nuancés. Après chaque héros, Homère brise le moule. Ajax fils d’Oïlée est de moins haute taille qu’Ajax fils de Télamon. Homère est un des génies qui résolvent ce beau problème de l’art, le plus beau de tous peut-être, la peinture vraie de l’humanité obtenue par le grandissement de l’homme, c’est-à-dire la génération du réel dans l’idéal. Fable et histoire, hypothèse et tradition, chimère et science, composent Homère. Il est sans fond, et il est riant. Toutes les profondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste azur de cet esprit. Lycurgue, ce sage hargneux, mi-parti de Solon et de Dracon, était vaincu par Homère. Il se détournait de sa route, en voyage, pour aller feuilleter, dans la maison de Cléophile, les poëmes d’Homère, déposés là en souvenir de l’hospitalité qu’Homère, disait-on, avait reçue jadis dans cette maison. Homère, pour les grecs, était dieu ; il avait des prêtres, les Homérides. Un rhéteur s’étant vanté de ne jamais lire Homère, Alcibiade donna à cet homme un soumet. La divinité d’Homère a survécu au paganisme. Michel-Ange disait : Quand je lis Homère, je me regarde pour voir si je n’ai pas vingt pieds de haut. Une tradition veut que le premier vers de l’Iliade soit un vers d’Orphée, ce qui, doublant Homère d’Orphée, augmentait en Grèce la religion d’Homère. Le bouclier d’Achille, chant XVIII de l’Iliade, était commenté dans les temples par Danco, fille de Pythagore. Homère, comme le soleil, a des planètes. Virgile qui fait l’Enéide, Lucain qui fait la Pharsale, Tasse qui fait la Jérusalem, Arioste qui fait le Roland, Milton qui fait le Paradis Perdu, Camoëns qui fait les Lusiades, Klopstock qui fait la Messiade, Voltaire qui fait la Henriade, gravitent sur Homère, et, renvoyant à leurs propres lunes sa lumière diversement réfléchie, se meuvent à des distances inégales dans son orbite démesurée. Voilà Homère. Tel est le commencement de l’épopée.

§ II §

L’autre, Job, commence le drame. Cet embryon est un colosse. Job commence le drame, et il y a quarante siècles de cela, par la mise en présence de Jéhovah et de Satan ; le mal défie le bien, et voilà l’action engagée. La terre est le lieu de la scène, et l’homme est le champ de bataille ; les fléaux sont les personnages. Une des plus sauvages grandeurs de ce poëme, c’est que le soleil y est sinistre. Le soleil est dans Job comme dans Homère, mais ce n’est plus l’aube, c’est le midi. Le lugubre accablement du rayon d’airain tombant à pic sur le désert emplit ce poëme chauffé à blanc. Job est en sueur sur son fumier. L’ombre de Job est petite et noire et cachée sous lui comme la vipère sous le rocher. Les mouches tropicales bourdonnent sur ses plaies. Job a au-dessus de sa tête cet affreux soleil arabe, éleveur de monstres, exagérateur de fléaux, qui change le chat en tigre, le lézard en crocodile, le pourceau en rhinocéros, l’anguille en boa, l’ortie en cactus, le vent en simoun, le miasme en peste. Job est antérieur à Moïse. Loin dans les siècles, à côté d’Abraham, le patriarche hébreu, il y a Job, le patriarche arabe. Avant d’être éprouvé, il avait été heureux : l’homme le plus haut de tout l’Orient, dit son poëme. C’était le laboureur roi. Il exerçait l’immense prêtrise de la solitude. Il sacrifiait et sanctifiait. Le soir, il donnait à la terre la bénédiction, le « barac ». Il était lettré. Il connaissait le rhythme. Son poëme, dont le texte arabe est perdu, était écrit en vers ; cela du moins est certain à partir du verset 3 du chapitre ni jusqu’à la fin. Il était bon. Il ne rencontrait pas un enfant pauvre sans lui jeter la petite monnaie kesitha ; il était « le pied du boiteux et l’œil de l’aveugle. » C’est de cela qu’il a été précipité. Tombé, il devient gigantesque. Tout le poëme de Job est le développement de cette idée : la grandeur qu’on trouve au fond de l’abîme. Job est plus majestueux misérable que prospère. Sa lèpre est une pourpre. Son accablement terrifie ceux qui sont là. On ne lui parle qu’après un silence de sept jours et de sept nuits. Sa lamentation est empreinte d’on ne sait quel magisme tranquille et lugubre. Tout en écrasant les vermines sur ses ulcères, il interpelle les astres. Il s’adresse à Orion, aux Hyades qu’il nomme la Poussinière, et « aux signes qui sont au midi. » Il dit : « Dieu a mis un bout aux ténèbres. » Il nomme le diamant qui se cache : « la pierre de l’obscurité. » Il mêle à sa détresse l’infortune des autres, et il a des mots tragiques qui glacent : la veuve est vide. Il sourit aussi, plus effrayant alors. Il a autour de lui Éliphas, Bildad, Tsophar, trois implacables types de l’ami curieux, il leur dit : « Vous jouez de moi comme d’un tambourin. » Son langage, soumis du côté de Dieu, est amer du côté des rois, « les rois de la terre qui se bâtissent des solitudes », laissant notre esprit chercher s’il parle là de leur sépulcre ou de leur royaume. Tacite dit : solitudinem faciunt. Quant à Jéhovah, il l’adore, et, sous la flagellation furieuse des fléaux, toute sa résistance est de demander à Dieu : « Ne me permettras-tu pas d’avaler ma salive ? » Ceci date de quatre mille ans. À l’heure même peut-être où l’énigmatique astronome de Denderah sculpte dans le granit son zodiaque mystérieux, Job grave le sien dans la pensée humaine, et son zodiaque à lui n’est pas fait d’étoiles, mais de misères. Ce zodiaque tourne encore au-dessus de nos têtes. Nous n’avons de Job que la version hébraïque, attribuée à Moïse. Un tel poëte fait rêver, suivi d’un tel traducteur ! L’homme du fumier est traduit par l’homme du Sinaï. C’est qu’en effet Job est un officiant et un voyant. Job extrait de son drame un dogme ; Job souffre et conclut. Or souffrir et conclure, c’est enseigner. La douleur, logique, mène à Dieu. Job enseigne. Job, après avoir touché le sommet du drame, remue le fond de la philosophie ; il montre, le premier, cette sublime démence de la sagesse qui, deux mille ans plus tard, de résignation se faisant sacrifice, sera la folie de la croix. Stultitiam crucis. Le fumier de Job, transfiguré, deviendra le calvaire de Jésus.

§ III §

L’autre, Eschyle, illuminé par la divination inconsciente du génie, sans se douter qu’il a derrière lui, dans l’Orient, la résignation de Job, la complète à son insu par la révolte de Prométhée ; de sorte que la leçon sera entière, et que le genre humain, à qui Job n’enseignait que le devoir, sentira dans Prométhée poindre le droit. Une sorte d’épouvante emplit Eschyle d’un bout à l’autre ; une méduse profonde s’y dessine vaguement derrière les figures qui se meuvent dans la lumière. Eschyle est magnifique et formidable. ; comme si l’on voyait un froncement de sourcil au-dessus du soleil. Il a deux Caïns, Étéocle et Polynice ; la Genèse n’en a qu’un. Sa nuée d’océanides va et vient dans un ciel ténébreux, comme une troupe d’oiseaux chassés. Eschyle n’a aucune des proportions connues. Il est rude, abrupt, excessif, incapable de pentes adoucies, presque féroce, avec une grâce à loi qui ressemble aux fleurs des lieux farouches, moins hanté des nymphes que des euménides, du parti des Titans, parmi les déesses choisissant les sombres, et souriant sinistrement aux gorgones, fils de la terre comme Othryx et Briarée, et prêt à recommencer l’escalade contre le parvenu Jupiter. Eschyle est le mystère antique fait homme ; quelque chose comme un prophète païen. Son œuvre, si nous l’avions toute, serait une sorte de Bible grecque. Poëte hécatonchire, ayant un Oreste plus fatal qu’Ulysse et une Thèbes plus grande que Troie, dur comme la roche, tumultueux comme l’écume, plein d’escarpements, de torrents et de précipices, et si géant que, par moments, on dirait qu’il devient montagne. Arrivé plus tard que l’Iliade, il a l’air d’un aîné d’Homère.

§ IV §

L’autre, Isaïe, semble, au-dessus de l’humanité, un grondement de foudre continu. Il est le grand reproche. Son style, sorte de nuée nocturne, s’illumine coup sur coup d’images qui empourprent subitement tout l’abîme de cette pensée noire et qui vous font dire : Il éclaire ! Isaïe prend corps à corps le mal, qui, dans la civilisation, débute avant le bien. Il crie : Silence ! au bruit des chars, aux fêtes, aux triomphes. L’écume de sa prophétie déborde jusque sur la nature ; il dénonce Babylone aux taupes et aux chauves-souris, promet Ninive à la ronce, Tyr à la cendre, Jérusalem à la nuit, fixe une date aux oppresseurs, déclare aux puissances leur fin prochaine, assigne un jour contre les idoles, contre les hautes tours, contre les navires de Tarse, et contre tous les cèdres du Liban, et contre tous les chênes de Basan. Il est debout sur le seuil de la civilisation, et refuse d’entrer. C’est une espèce de bouche du désert parlant aux multitudes, et réclamant, au nom des sables, des broussailles et des souffles, la place où sont les villes ; parce que c’est juste ; parce que le tyran et l’esclave, c’est-à-dire l’orgueil et la honte, sont partout où il y a des enceintes de murailles ; parce que le mal est là, incarné dans l’homme ; parce que dans la solitude il n’y a que la bête, tandis que dans la cité il y a le monstre. Ce qu’Isaïe reproche à son temps, l’idolâtrie, l’orgie, la guerre, la prostitution, l’ignorance, dure encore ; Isaïe est l’éternel contemporain des vices qui se font valets et des crimes qui se font rois.

§ V §

L’autre, Ézéchiel, est le devin fauve. Génie de caverne. Pensée à laquelle le rugissement convient. Maintenant, écoutez. Ce sauvage fait au monde une annonce. Laquelle ? Le progrès. Rien de plus surprenant. Ah ! Isaïe démolit ? Eh bien ! Ézéchiel reconstruira. Isaïe refuse la civilisation, Ézéchiel l’accepte, mais la transforme. La nature et l’humanité se mêlent dans le hurlement attendri que jette Ézéchiel. La notion du devoir est dans Job, la notion du droit est dans Eschyle ; Ézéchiel apporte la résultante, la troisième notion : le genre humain amélioré, l’avenir de plus en plus libéré. Que l’avenir soit un orient au lieu d’être un couchant, c’est la consolation de l’homme. Le temps présent travaille au temps futur, donc travaillez et espérez. Tel est le cri d’Ézéchiel. Ézéchiel est en Chaldée, et, de Chaldée, il voit distinctement la Judée, de même que de l’oppression on voit la liberté. Il déclare la paix comme d’autres déclarent la guerre. Il prophétise la concorde, la bonté, la douceur, l’union, l’hymen des races, l’amour. Cependant il est terrible. C’est le bienfaiteur farouche. C’est le colossal bourru bienfaisant du genre humain. Il gronde, il grince presque, et on le craint, et on le hait. Les hommes autour de lui sont épineux. Je demeure parmi les églantiers, dit-il. Il se condamne à être symbole, et fait de sa personne, devenue effrayante, une signification de la misère humaine et de l’abjection populaire. C’est une sorte de Job volontaire. Dans sa ville, dans sa maison, il se fait lier de cordes, et reste muet. Voilà l’esclave. Sur la place publique, il mange des excréments ; voilà le courtisan. Ceci fait éclater le rire de Voltaire et notre sanglot à nous. Ah ! Ézéchiel, tu te dévoues jusque-là. Tu rends la honte visible par l’horreur, tu forces l’ignominie à détourner la tête en se reconnaissant dans l’ordure, tu montres qu’accepter un homme pour maître, c’est manger le fumier, tu fais frémir les lâches de la suite du prince en mettant dans ton estomac ce qu’ils mettent dans leur âme, tu prêches la délivrance par le vomissement, sois vénéré ! Cet homme, cet être, cette figure, ce porc prophète, est sublime. Et la transfiguration qu’il annonce, il la prouve. Comment ? En se transfigurant lui-même. De cette bouche horrible et souillée sort un éblouissement de poésie. Jamais plus grand langage n’a été parlé, et plus extraordinaire : « Je vis des visions de Dieu. Un vent de tempête venait de l’aquilon, et une grosse nuée, et un feu s’entortillant. Je vis un char, et une ressemblance de quatre animaux. Au-dessus des animaux et du char était une étendue semblable à un cristal terrible. Les roues du char étaient faites d’yeux et si hautes qu’on avait peur. Le bruit des ailes des quatre anges était comme le bruit du Tout-Puissant, et quand ils s’arrêtaient ils baissaient leurs ailes. Et je vis une ressemblance qui était comme une apparence de feu, et qui avança une forme de main. Et une voix dit : « Les rois « et les juges ont dans l’âme des dieux de fiente. J’ôterai de leur poitrine « le cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair… » J’allai vers ceux du fleuve Kébar, et je me tins là parmi eux sept jours, tout étonné. » Et ailleurs : « Il y avait une plaine et des os desséchés. Et je dis : « Ossements, levez-vous. » Et je regardai. Et il vint des nerfs sur ces os, et de la chair sur ces nerfs, et une peau dessus ; mais l’Esprit n’y était point. Et je criai : « Esprit, viens des quatre vents, souffle, et que ces morts revivent. » L’Esprit vint. Le souffle entra en eux, et ils se levèrent, et ce fut une armée, et ce fut un peuple. Alors la voix dit : « Vous serez une seule nation, vous n’aurez plus de juge et de roi que moi, et je serai le Dieu qui a un peuple, et vous serez le peuple qui a un Dieu. » Tout n’est-il pas là ? Cherchez une plus haute formule, vous ne la trouverez pas. L’homme libre sous Dieu souverain. Ce visionnaire mangeur de pourriture est un résurrecteur. Ézéchiel a l’ordure aux lèvres et le soleil dans les yeux. Chez les juifs, la lecture d’Ézéchiel était redoutée ; elle n’était pas permise avant l’âge de trente ans. Les prêtres, inquiets, mettaient un sceau sur ce poëte. On ne pouvait le traiter d’imposteur. Son effarement de prophète était incontestable ; il avait évidemment vu ce qu’il racontait. De là son autorité. Ses énigmes mêmes le faisaient oracle. On ne savait ce que c’était que « ces femmes assises du côté de l’Aquilon qui pleuraient Thammus. » Impossible de deviner ce que c’est que le « hasmal », ce métal qu’il montre en fusion dans la fournaise du rêve. Mais rien de plus net que sa vision du progrès. Ézéchiel voit l’homme quadruple : homme, bœuf, lion et aigle ; c’est-à-dire, maître de la pensée, maître du champ, maître du désert, maître de l’air. Rien d’oublié ; c’est l’avenir entier, d’Aristote à Christophe Colomb, de Triptolème à Montgolfier. Plus tard l’Évangile aussi se fera quadruple dans les quatre évangélistes, subordonnera Matthieu, Luc, Marc et Jean à l’homme, au bœuf, au lion et à l’aigle, et, chose surprenante, pour symboliser le progrès, prendra les quatre faces d’Ézéchiel. Au surplus, Ézéchiel, comme Christ, s’appelle Fils de l’Homme. Jésus souvent dans ses paraboles évoque et indique Ézéchiel, et cette espèce de premier messie fait jurisprudence pour le second. Il y a dans Ézéchiel trois constructions : l’homme, dans lequel il met le progrès ; le temple, où il met une lumière qu’il appelle gloire ; la cité, où il met Dieu. Il crie au temple : « Pas de prêtres ici, ni eux, ni leurs rois, ni les carcasses de leurs rois. » (Ch. XLIII, v. 7.) On ne peut s’empêcher de songer que cet Ézéchiel, sorte de démagogue de la Bible, aiderait 93 dans l’effrayant balayage de Saint-Denis. Quant à la cité bâtie par lui, il murmure au-dessus d’elle ce nom mystérieux : JEHOVAH SCHAMMAH, qui signifie : l’Éternel-Est-Là. Puis il se tait pensif dans les ténèbres, montrant du doigt à l’humanité, là-bas, au fond de l’horizon, une continuelle augmentation d’azur.

§ VI §

L’autre, Lucrèce, c’est cette grande chose obscure : Tout. Jupiter est dans Homère, Jéhovah est dans Job ; dans Lucrèce, Pan apparaît. Telle est la grandeur de Pan qu’il a sous lui le Destin qui est sur Jupiter. Lucrèce a voyagé, et il a songé ; ce qui est un autre voyage. Il a été à Athènes ; il a hanté les philosophes ; il a étudié la Grèce et deviné l’Inde. Démocrite l’a fait rêver sur la molécule et Anaximandre sur l’espace. Sa rêverie est devenue doctrine. Nul ne connaît ses aventures. Comme Pythagore, il a fréquenté les deux écoles mystérieuses de l’Euphrate, Neharda et Pombeditha, et il a pu y rencontrer des docteurs juifs. Il a épelé les papyrus de Sepphoris, qui, de son temps, n’était pas transformée encore en Diocésarée ; il a vécu avec les pêcheurs de perles de l’île Tylos. On trouve dans les Apocryphes des traces d’un étrange itinéraire antique recommandé, selon les uns, aux philosophes par Empédocle, le magicien d’Agrigente, et, selon les autres, aux rabbis par ce grand-prêtre Éléazar qui correspondait avec Ptolémée Philadelphe. Cet itinéraire aurait servi plus tard de patron aux voyages des apôtres. Le voyageur qui obéissait à cet itinéraire parcourait les cinq satrapies du pays des Philistins, visitait les peuples charmeurs de serpents et suceurs de plaies, les Psylles, allait boire au torrent Bosor qui marque la frontière de l’Arabie déserte, puis touchait et maniait le carcan de bronze d’Andromède encore scellé au roche de Joppé. Balbeck dans la Syrie Creuse, Apamée sur l’Oronte où Nicanor nourrissait ses éléphants, le port d’Asiongaber où s’arrêtaient les vaisseaux d’Ophir, chargés d’or, Segher, qui produisait l’encens blanc, préféré à celui d’Hadramauth, les deux Syrtes, la montagne d’émeraude Smaragdus, les Nasamones qui pillaient les naufragés, la nation noire Agyzimba, Adribé, ville des crocodiles, Cynopolis, ville des chiens, les surprenantes cités de la Comagène, Claudias et Barsalium, peut-être même Tadamora, la ville de Salomon ; telles étaient les étapes de ce pèlerinage, presque fabuleux, des penseurs. Ce pèlerinage, Lucrèce l’a-t-il fait ? On ne peut le dire. Ses nombreux voyages sont hors de doute. Il a vu tant d’hommes qu’ils ont fini par se confondre tous dans sa prunelle et que cette multitude est devenue pour lui fantôme. Il est arrivé à cet excès de simplification de l’univers qui en est presque l’évanouissement. Il a sondé jusqu’à sentir flotter la sonde. Il a questionné les vagues spectres de Byblos ; il a causé avec le tronc d’arbre coupé de Chytéron, qui est Junon-Thespia. Peut-être a-t-il parlé dans les roseaux à Oannès, l’homme-poisson de la Chaldée, qui avait deux têtes, en haut une tête d’homme, en bas une tête d’hydre, et qui, buvant le chaos par sa gueule inférieure, le revomissait sur la terre par sa bouche supérieure, en science terrible. Lucrèce a cette science. Isaïe confine aux archanges, Lucrèce aux larves. Lucrèce tord le vieux voile d’Isis trempé dans l’eau des ténèbres, et il en exprime, tantôt à flots, tantôt goutte à goutte, une poésie sombre. L’illimité est dans Lucrèce. Par moments passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d’ombre : Circum sefoliis acfrondibus involventes. Çà et là une vaste image de l’accouplement s’ébauche dans la forêt : Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum ; et la forêt, c’est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. Lucrèce tourne le dos à l’humanité et regarde fixement l’Énigme. Lucrèce, esprit qui cherche le fond, est placé entre cette réalité, l’atome, et cette impossibilité, le vide ; tour à tour attiré par ces deux précipices, religieux quand il contemple l’atome, sceptique quand il aperçoit le vide ; de là ses deux aspects, également profonds, soit qu’il nie, soit qu’il affirme. Un jour ce voyageur se tue. C’est là son dernier départ. Il se met en route pour la Mort. Il va voir. Il est monté successivement sur tous les esquifs, sur la galère de Trevirium pour Sanastrée en Macédoine, sur la trirème de Carystus pour Metaponte en Grèce, sur le rémige de Cyllène pour l’île de Samothrace, sur la sandale de Samothrace pour Naxos où est Bacchus, sur le céroscaphe de Naxos pour la Syrie Salutaire, sur le vaisseau de Syrie pour l’Égypte, et sur le navire de la mer Rouge pour l’Inde. Il lui reste un voyage à faire, il est curieux de la contrée sombre, il prend passage sur le cercueil, et, défaisant lui-même l’amarre, il pousse du pied vers l’ombre cette barque obscure que balance le flot inconnu.

§ VII §

L’autre, Juvénal, a tout ce qui manque à Lucrèce, la passion, l’émotion, la fièvre, la flamme tragique, l’emportement vers l’honnêteté, le rire vengeur, la personnalité, l’humanité. Il habite un point donné de la création, et il s’en contente, y trouvant de quoi nourrir et gonfler son cœur de justice et de colère. Lucrèce est l’univers, Juvénal est le lieu. Et quel lieu ! Rome. À eux deux ils ont la double voix qui parle à la terre et à la ville. Urbi et orbi. Juvénal a au-dessus de l’empire romain l’énorme battement d’ailes du gypaëte au-dessus du nid de reptiles. Il fond sur ce fourmillement et les prend tous l’un après l’autre dans son bec terrible, depuis la couleuvre qui est empereur et s’appelle Néron, jusqu’au ver de terre qui est mauvais poëte et s’appelle Codrus. Isaïe et Juvénal ont chacun leur prostituée ; mais il y a quelque chose de plus sinistre que l’ombre de Babel, c’est le craquement du lit des Césars, et Babylone est moins formidable que Messaline. Juvénal, c’est la vieille âme fibre des républiques mortes ; il a en lui une Rome dans l’airain de laquelle sont fondues Athènes et Sparte. De là, dans son vers, quelque chose d’Aristophane et quelque chose de Lycurgue. Prenez garde à lui ; c’est le sévère. Pas une corde ne manque à cette lyre, ni à ce fouet. Il est haut, rigide, austère, éclatant, violent, grave, juste, inépuisable en images, âprement gracieux, lui aussi, quand bon lui semble. Son cynisme est l’indignation de la pudeur. Sa grâce, tout indépendante, et figure vraie de la liberté, a des griffes ; elle apparaît tout à coup, égayant par on ne sait quelles souples et fières ondulations la majesté rectiligne de son hexamètre ; on croit voir le chat de Corinthe rôder sur le fronton du Parthénon. Il y a de l’épopée dans cette satire ; ce que Juvénal a dans la main, c’est le sceptre d’or dont Ulysse frappait Thersite. Enflure, déclamation, exagération, hyperbole ! crient les difformités meurtries, et ces cris, stupidement répétés par les rhétoriques, sont un bruit de gloire. — Le crime est égal de commettre ces choses ou de les raconter, disent Tillemont, Marc Muret, Garasse, etc., des niais, qui, comme Muret, sont parfois des drôles. L’invective de Juvénal flamboie depuis deux mille ans, effrayant incendie de poésie qui brûle Rome en présence des siècles. Ce foyer splendide éclate et, loin de diminuer avec le temps, s’accroît sous un tourbillonnement de fumée lugubre ; il en sort des rayons pour la liberté, pour la probité, pour l’héroïsme, et l’on dirait qu’il jette jusque dans notre civilisation des esprits pleins de sa lumière. Qu’est-ce que Régnier ? qu’est-ce que d’Aubigné ? qu’est-ce que Corneille ? Des étincelles de Juvénal.

§ VIII §

L’autre, Tacite, est l’historien. La liberté s’incarne en lui comme en Juvénal, et monte, morte, au tribunal, ayant pour toge son suaire, et cite à sa barre les tyrans. L’âme d’un peuple devenue l’âme d’un homme, c’est Juvénal ; nous venons de le dire ; c’est aussi Tacite. À côté du poëte condamnant, se dresse l’historien puissant. Tacite, assis sur la chaise curule du génie, mande et saisit dans leur flagrant délit ces coupables, les Césars. L’empire romain est un long crime. Ce crime commence par quatre démons, Tibère, Caligula, Claude, Néron. Tibère, l’espion empereur ; l’œil qui guette le monde ; le premier dictateur qui ait osé détourner pour soi la loi de majesté faite pour le peuple romain ; sachant le grec, spirituel, sagace, sardonique, éloquent, horrible ; aimé des délateurs ; meurtrier des citoyens, des chevaliers, du sénat, de sa femme, de sa famille ; ayant plutôt l’air de poignarder les peuples que de les massacrer ; humble devant les barbares ; traître avec Archélaüs, lâche avec Artabane ; ayant deux trônes, pour sa férocité, Rome, pour sa turpitude, Caprée ; inventant des vices, et des noms pour ces vices ; vieillard avec un sérail d’enfants ; maigre, chauve, courbé, cagneux, fétide, rongé de lèpres, couvert de suppurations, masqué d’emplâtres, couronné de lauriers ; ayant l’ulcère comme Job, et de plus le sceptre ; entouré d’un silence lugubre ; cherchant un successeur, flairant Caligula, et le trouvant bon ; vipère qui choisit un tigre. Caligula, l’homme qui a eu peur ; l’esclave devenu maître, tremblant sous Tibère, terrible après Tibère, vomissant son épouvante d’hier en atrocité. Rien n’égale ce fou. Un bourreau se trompe et tue, au lieu d’un condamné, un innocent ; Caligula sourit, et dit : Le condamné ne l’avait pas plus mérité. Il fait manger une femme vivante par des chiens, pour voir. Il se couche en public sur ses trois sœurs toutes nues. Une d’elles meurt, Drusille ; il dit : Qu’on décapite ceux qui ne la pleureront pas, car c’est ma sœur, et qu’on crucifie ceux qui la pleureront, car c’est une déesse. Il fait son cheval pontife, comme plus tard Néron fera son singe dieu. Il offre à l’univers ce spectacle sinistre : l’anéantissement du cerveau sous la toute-puissance. Prostitué, tricheur au jeu, voleur, brisant les bustes d’Homère et de Virgile, coiffé comme Apollon de rayons et chaussé d’ailes comme Mercure, frénétiquement maître du monde, souhaitant l’inceste à sa mère, la peste à son empire, la famine à son peuple, la déroute à son armée, sa ressemblance aux dieux, et une seule tête au genre humain pour pouvoir la couper, c’est là Caïus Caligula. Il force le fils à assister au supplice du père et le mari au viol de la femme, et à rire. Claude est une ébauche qui règne. C’est un à peu près d’homme fait tyran. Caboche couronnée. Il se cache, on le découvre, on l’arrache de son trou et on le jette terrifié sur le trône. Empereur, il tremble encore, ayant la couronne, mais pas sûr d’avoir la tête. Il tâte sa tête par moments, comme s’il la cherchait. Puis il se rassure, et il décrète trois lettres de plus à l’alphabet. Il est savant, cet idiot. On étrangle un sénateur, il dit : Je ne l’avais point commandé ; mais puisque c’est fait, c’est bien. Sa femme se prostitue devant lui ; il la regarde et dit : Qui est cette femme ? Il existe à peine ; il est ombre ; mais cette ombre écrase le monde. Enfin, l’heure de sa sortie vient. Sa femme l’empoisonne ; son médecin l’achève. Il dit : Je suis sauvé, et meurt. Après sa mort, on vient voir son cadavre ; de son vivant, on avait vu son fantôme. Néron est la plus formidable figure de l’ennui qui ait jamais paru parmi les hommes. Le monstre bâillant que les anciens appelaient Livor et que les modernes appellent Spleen nous donne à deviner cette énigme : Néron. Néron cherche tout simplement une distraction. Poëte, comédien, chanteur, cocher, épuisant la férocité pour trouver la volupté, essayant le changement de sexe, époux de l’eunuque Sporus et épouse de l’esclave Pythagore, et se promenant dans les rues de Rome entre sa femme et son mari ; ayant deux plaisirs : voir le peuple se jeter sur les pièces d’or, les diamants et les perles, et voir les lions se jeter sur le peuple ; incendiaire par curiosité et parricide par désœuvrement. C’est à ces quatre-là que Tacite dédie ses quatre premiers poteaux. Il leur accroche leur règne au cou. Il leur met ce carcan. Son livre de Caligula s’est perdu. Rien de plus aisé à comprendre que la perte et l’oblitération de ces sortes de livres. Les lire était un crime. Un homme ayant été surpris lisant l’histoire de Caligula par Suétone, Commode fit jeter cet homme aux bêtes. Feris objici jussit, dit Lampride. L’horreur de ces temps est prodigieuse. Toutes les mœurs, en bas comme en haut, sont féroces. On peut juger de la cruauté des romains par l’atrocité des gaulois. Une émeute éclate en Gaule, les paysans couchent les dames romaines nues et vivantes sur des herses dont les pointes leur entrent dans le corps çà et là, puis ils leur coupent les mamelles et les leur cousent dans la bouche pour qu’elles aient l’air de les manger. Vix vindicta est, « ce sont à peine des représailles », dit le général romain Turpilianus. Ces dames romaines avaient l’habitude, tout en causant avec leurs amants, d’enfoncer des épingles d’or dans les seins des esclaves persanes ou gauloises qui les coiffaient. Telle est l’humanité à laquelle assiste Tacite. Cette vue le rend terrible. Il constate, et vous laisse conclure. La Putiphar mère du Joseph, c’est ce qu’on ne rencontre que dans Rome. Quand Agrippine, réduite à sa ressource suprême, voyant sa tombe dans les yeux de son fils, lui offre son lit, quand ses lèvres cherchent celles de Néron, Tacite est là qui la suit des yeux, lasciva oscula et prœnuntias flagitii blanditias, et il dénonce au monde cet effort de la mère monstrueuse et tremblante pour faire avorter le parricide en inceste. Quoi qu’en ait dit Juste Lipse, qui légua sa plume à la sainte Vierge, Domitien exila Tacite, et fit bien. Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité. Tacite applique son style sur une épaule d’empereur, et la marque reste. Tacite fait toujours sa plaie au lieu voulu. Plaie profonde. Juvénal, tout-puissant poëte, se disperse, s’éparpille, s’étale, tombe et rebondit, frappe à droite, à gauche, cent coups à la fois, sur les lois, sur les mœurs, sur les mauvais magistrats, sur les méchants vers, sur les libertins et les oisifs, sur César, sur le peuple, partout ; il est prodigue comme la grêle ; il est épars comme le fouet. Tacite a la concision du fer rouge.

§ IX §

L’autre, Jean, est le vieillard vierge. Toute la sève ardente de l’homme, devenue fumée et tremblement mystérieux, est dans sa tête, en vision. On n’échappe pas à l’amour. L’amour, inassouvi et mécontent, se change à la fin de la vie en un sinistre dégorgement de chimères. La femme veut l’homme ; sinon l’homme, au lieu de la poésie humaine, aura la poésie spectrale. Quelques êtres pourtant résistent à la germination universelle, et alors ils sont dans cet état particulier où l’inspiration monstrueuse peut s’abattre sur eux. L’Apocalypse est le chef-d’œuvre presque insensé de cette chasteté redoutable. Jean, tout jeune, était doux et farouche. Il aima Jésus, puis ne put rien aimer. Il y a un profond rapport entre le Cantique des Cantiques et l’Apocalypse ; l’un et l’autre sont des explosions de virginité amoncelée. Le cœur volcan s’ouvre ; il en sort cette colombe, le Cantique des Cantique, ou ce dragon, l’Apocalypse. Ces deux poèmes sont les deux pôles de l’extase ; volupté et horreur ; les deux limites extrêmes de l’âme sont atteintes ; dans le premier poëme l’extase épuise l’amour ; dans le second, la terreur, et elle apporte aux hommes, désormais inquiets à jamais, l’effarement du précipice éternel. Autre rapport, non moins digne d’attention, entre Jean et Daniel. Le fil presque invisible des affinités est soigneusement suivi du regard par ceux qui voient dans l’esprit prophétique un phénomène humain et normal, et qui, loin de dédaigner la question des miracles, la généralisent et la rattachent avec calme au phénomène permanent. Les religions y perdent et la science y gagne. On n’a pas assez remarqué que le septième chapitre de Daniel contient en germe l’Apocalypse. Les empires y sont représentés comme des bêtes. Aussi la légende a-t-elle associé les deux poètes ; elle a fait traverser à l’un la fosse aux lions et à l’autre la chaudière d’huile bouillante. En dehors de la légende, la vie de Jean est belle. Vie exemplaire qui subit des élargissements étranges, passant du Golgotha à Pathmos, et du supplice d’un messie à un exil de prophète. Jean, après avoir assisté à la souffrance du Christ, finit par souffrir pour son compte ; la souffrance vue le fait apôtre, la souffrance endurée le fait mage ; de la croissance de l’épreuve résulte la croissance de l’esprit. Évêque, il rédige l’Évangile. Proscrit, il fait l’Apocalypse. Œuvre tragique, écrite sous la dictée d’un aigle, le poëte ayant au-dessus de sa tête on ne sait quel sombre frémissement d’ailes. Toute la Bible est entre deux visionnaires, Moïse et Jean. Ce poëme des poëmes s’ébauche par le chaos dans la Genèse et s’achève dans l’Apocalypse par les tonnerres. Jean fut un des grands errants de la langue de feu. Pendant la Cène sa tête était sur la poitrine de Jésus, et il pouvait dire : Mon oreille a entendu le battement du cœur de Dieu. Il alla raconter cela aux hommes. Il parlait un grec barbare, mêlé de tours hébraïques et de mots syriaques, d’un charme âpre et sauvage. Il alla à Éphèse, il alla en Médie, il alla chez les parthes. Il osa entrer à Ctésiphon, ville des parthes, bâtie pour faire contre-poids à Babylone. Il affronta l’idole vivante Cobaris, roi, dieu et homme, à jamais immobile sur son bloc percé de jade néphrite, qui lui sert de trône et de latrine. Il évangélisa la Perse, que l’Écriture appelle Paras. Quand il parut au concile de Jérusalem, on crut voir la colonne de l’Église. Il regarda avec stupeur Cérinthe et Ébion, lesquels disaient que Jésus n’est qu’un homme. Quand on l’interrogeait sur le mystère, il répondait : Aimez-vous les uns les autres. Il mourut à quatre-vingt-quatorze ans, sous Trajan. Selon la tradition, il n’est pas mort, il est réservé, et Jean est toujours vivant, à Pathmos comme Barberousse à Kaiserslautern. Il y a des cavernes d’attente pour ces mystérieux vivants-là. Jean, comme historien, a des pareils, Matthieu, Luc et Marc ; comme visionnaire, il est seul. Aucun rêve n’approche du sien, tant il est avant dans l’infini. Ses métaphores sortent de l’éternité, éperdues ; sa poésie a un profond sourire de démence ; la réverbération de Jéhovah est dans l’œil de cet homme. C’est le sublime en plein égarement. Les hommes ne le comprennent pas, le dédaignent et en rient. Mon cher Thiriot, dit Voltaire, l’Apocalypse est une ordure. Les religions, ayant besoin de ce livre, ont pris le parti de le vénérer ; mais, pour n’être pas jeté à la voirie, il fallait qu’il fût mis sur l’autel. Qu’importe ! Jean est un esprit. C’est dans Jean de Pathmos, parmi tous, qu’est sensible la communication entre certains génies et l’abîme. Dans tous les autres poètes, on devine cette communication ; dans Jean, on la voit, par moments on la touche, et l’on a le frisson de poser, pour ainsi dire, la main sur cette porte sombre. Par ici, on va du côté de Dieu. Il semble, quand on lit le poëme de Pathmos, que quelqu’un vous pousse par-derrière. La redoutable ouverture se dessine confusément. On en sent l’épouvante et l’attraction. Jean n’aurait que cela, qu’il serait immense.

§ X §

L’autre, Paul, saint pour l’Église, pour l’humanité grand, représente ce prodige à la fois divin et humain, la conversion. Il est celui auquel l’avenir est apparu. Il en reste hagard, et rien n’est superbe comme cette face à jamais étonnée du vaincu de la lumière. Paul, né pharisien, avait été tisseur de poil de chameau pour les tentes et domestique d’un des juges de Jésus-Christ, Gamaliel ; puis les scribes l’avaient élevé, le trouvant féroce. Il était l’homme du passé, il avait gardé les manteaux des jeteurs de pierres, il aspirait, ayant étudié avec les prêtres, à devenir bourreau ; il était en route pour cela ; tout à coup un flot d’aurore sort de l’ombre et le jette à bas de son cheval, et désormais il y aura dans l’histoire du genre humain cette chose admirable, le chemin de Damas. Ce jour de la métamorphose de saint Paul est un grand jour, retenez cette date, elle correspond au 25 janvier de notre année grégorienne. Le chemin de Damas est nécessaire à la marche du progrès. Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute transfiguration, cela est sublime. C’est l’histoire de saint Paul. À partir de saint Paul, ce sera l’histoire de l’humanité. Le coup de lumière est plus que le coup de foudre. Le progrès se fera par une série d’éblouissements. Quant à ce Paul, qui a été renversé par la force de la conviction nouvelle, cette brusquerie d’en haut lui ouvre le génie. Une fois remis sur pied, le voici en marche, il ne s’arrête plus. En avant ! c’est là son cri. Il est cosmopolite. Ceux du dehors, que le paganisme appelait les barbares et que le christianisme appelle les gentils, il les aime ; il se donne à eux. Il est l’apôtre extérieur. Il écrit aux nations des lettres de la part de Dieu. Écoutez-le parlant aux galates : « Ô galates insensés ! comment pouvez-vous retourner à ces jougs où vous étiez attachés ? Il n’y a plus ni juifs, ni grecs, ni esclaves. N’accomplissez pas vos grandes cérémonies ordonnées par vos lois. Je vous déclare que tout cela n’est rien. Aimez-vous. Il s’agit que l’homme soit une nouvelle créature. Vous êtes appelés à la liberté. » Il y avait à Athènes, sur la colline de Mars, des gradins taillés dans le roc qu’on y voit encore aujourd’hui. Sur ces gradins s’asseyaient de puissants juges, ceux devant qui Oreste avait comparu. C’est là que Socrate avait été jugé. Paul y va ; et là, la nuit, l’aréopage ne siégeait que la nuit, il dit à ces hommes sombres : Je viens vous annoncer le Dieu inconnu. Les lettres de Paul aux gentils sont naïves et profondes, avec la subtilité si puissante sur les sauvages. Il y a dans ces messages des lueurs d’hallucination ; Paul parle des Célestes comme s’il les apercevait distinctement. Comme Jean, mi-parti de vie et d’éternité, il semble qu’il a une moitié de sa pensée sur la terre et une moitié dans l’Ignoré, et l’on dirait, par instants, qu’un de ses versets répond à l’autre par-dessus la muraille obscure du tombeau. Cette demi-possession de la mort lui donne une certitude personnelle et souvent distincte et séparée du dogme, et une accentuation de ses aperçus individuels qui le rend presque hérétique. Son humilité, appuyée sur le mystère, est hautaine. Pierre disait : On peut détourner les paroles de Paul en de mauvais sens. Le diacre Hilaire et les lucifériens rattachent leur schisme aux épîtres de Paul. Paul est au fond si antimonarchique que le roi Jacques Ier, très encouragé par l’orthodoxe université d’Oxford, fait brûler par la main du bourreau l’épître aux Romains, commentée, il est vrai, par David Pareus. Plusieurs des œuvres de Paul sont rejetées canoniquement ; ce sont les plus belles ; et entre autres son épître aux laodicéens, et surtout son Apocalypse, raturée par le concile de Rome sous Gélase. Il serait curieux de la comparer à l’Apocalypse de Jean. Sur l’ouverture que Paul avait faite au ciel, l’Église a écrit : Porte condamnée. Il n’en est pas moins saint. C’est là sa consolation officielle. Paul a l’inquiétude du penseur ; le texte et la formule sont peu pour lui ; la lettre ne lui suffit pas ; la lettre, c’est la matière. Comme tous les hommes de progrès, il parle avec restriction de la loi écrite ; il lui préfère la grâce, de même que nous lui préférons la justice. Qu’est-ce que la grâce ? C’est l’inspiration d’en haut, c’est le souffle, flat ubi vult ”, c’est la liberté. La grâce est l’âme de la loi. Cette découverte de l’âme de la loi appartient à saint Paul ; et ce qu’il nomme grâce au point de vue céleste, nous, au point de vue terrestre, nous le nommons droit. Tel est Paul. Le grandissement d’un esprit par l’irruption de la clarté, la beauté de la violence faite par la vérité à une âme, éclate dans ce personnage. C’est là, insistons-y, la vertu du chemin de Damas. Désormais, quiconque voudra de cette croissance-là suivra le doigt indicateur de saint Paul. Tous ceux auxquels se révélera la justice, tous les aveuglements désireux du jour, toutes les cataractes souhaitant guérir, tous les chercheurs de conviction, tous les grands aventuriers de la vertu, tous les serviteurs du bien en quête du vrai, iront de ce côté. La lumière qu’ils y trouveront changera de nature, car la lumière est toujours relative aux ténèbres ; elle croîtra en intensité ; après avoir été la révélation, elle sera le rationalisme ; mais elle sera toujours la lumière. Voltaire est comme saint Paul sur le chemin de Damas. Le chemin de Damas sera à jamais le passage des grands esprits. Il sera aussi le passage des peuples. Car les peuples, ces vastes individus, ont comme chacun de nous leur crise et leur heure ; Paul, après sa chute auguste, s’est redressé armé, contre les vieilles erreurs, de ce glaive fulgurant, le christianisme ; et deux mille ans après, la France, terrassée de lumière, se relèvera, elle aussi, tenant à la main cette flamme épée, la Révolution.

§ XI §

L’autre, Dante, a construit dans son esprit l’abîme. Il a fait l’épopée des spectres. Il évide la terre ; dans le trou terrible qu’il lui fait, il met Satan. Puis il la pousse par le purgatoire jusqu’au ciel. Où tout finit, Dante commence. Dante est au-delà de l’homme. Au-delà, pas en dehors. Proposition singulière, qui pourtant n’a rien de contradictoire, l’âme étant un prolongement de l’homme dans l’indéfini. Dante tord toute l’ombre et toute la clarté dans une spirale monstrueuse. Cela descend, puis cela monte. Architecture inouïe. Au seuil est la brume sacrée. En travers de l’entrée est étendu le cadavre de l’espérance. Tout ce qu’on aperçoit au-delà est nuit. L’immense angoisse sanglote confusément dans l’invisible. On se penche sur ce poëme gouffre ; est-ce un cratère ? On y entend des détonations ; le vers en sort étroit et livide comme des fissures d’une solfatare ; il est vapeur d’abord, puis larve ; ce blêmissement parle ; et alors on reconnaît que le volcan entrevu, c’est l’enfer. Ceci n’est plus le milieu humain. On est dans le précipice inconnu. Dans ce poëme, l’impondérable, mêlé au pondérable, en subit la loi, comme dans ces écroulements d’incendies où la fumée, entraînée par la ruine, roule et tombe avec les décombres et semble prise sous les charpentes et les pierres ; de là des effets étranges ; les idées semblent souffrir et être punies dans les hommes. L’idée assez homme pour subir l’expiation, c’est le fantôme ; une forme qui est de l’ombre ; l’impalpable, mais non l’invisible ; une apparence où il reste une quantité de réalité suffisante pour que le châtiment y ait prise ; la faute à l’état abstrait ayant conservé la figure humaine. Ce n’est pas seulement le méchant qui se lamente dans cette apocalypse, c’est le mal. Toutes les mauvaises actions possibles y sont au désespoir. Cette spiritualisation de la peine donne au poëme une puissante portée morale. Le fond de l’enfer touché, Dante le perce, et remonte de l’autre côté de l’infini. En s’élevant, il s’idéalise, et la pensée laisse tomber le corps comme une robe ; de Virgile il passe à Béatrix ; son guide pour l’enfer, c’est le poëte ; son guide pour le ciel, c’est la poésie. L’épopée continue, et grandit encore ; mais l’homme ne la comprend plus. Le Purgatoire et le Paradis ne sont pas moins extraordinaires que la Géhenne, mais à mesure qu’on monte on se désintéresse ; on était bien de l’enfer, mais on n’est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l’œil humain n’est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poëme devient heureux, il ennuie. C’est un peu l’histoire de tous les heureux. Mariez les amants ou emparadisez les âmes, c’est bon, mais cherchez le drame ailleurs que là. Du reste, qu’importe à Dante que vous ne le suiviez plus ! il va sans vous. Il va seul, ce lion. Cette œuvre est un prodige. Quel philosophe que ce visionnaire ! quel sage que ce fou ! Dante fait loi pour Montesquieu ; les divisions pénales de l’Esprit des lois sont calquées sur les classifications infernales de la Divine Comédie. Ce que Juvénal fait pour la Rome des césars, Dante le fait pour la Rome des papes ; mais Dante est justicier à un degré plus redoutable que Juvénal ; Juvénal fustige avec des lanières, Dante fouette avec des flammes ; Juvénal condamne, Dante damne. Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l’inexplicable lueur de ses yeux !

§ XII §

L’autre, Rabelais, c’est la Gaule ; et qui dit la Gaule dit aussi la Grèce, car le sel attique et la bouffonnerie gauloise ont au fond la même saveur, et si quelque chose, édifices à part, ressemble au Pirée, c’est la Râpée. Aristophane trouve plus grand que lui ; Aristophane est méchant. Rabelais est bon. Rabelais défendrait Socrate. Dans l’ordre des hauts génies, Rabelais suit chronologiquement Dante ; après le front sévère, la face ricanante. Rabelais, c’est le masque formidable de la comédie antique détaché du proscenium grec, de bronze fait chair, désormais visage humain et vivant, resté énorme, et venant rire de nous chez nous et avec nous. Dante et Rabelais arrivent de l’école des cordeliers, comme plus tard Voltaire des jésuites ; Dante le deuil, Rabelais la parodie, Voltaire l’ironie ; cela sort de l’église contre l’église. Tout génie a son invention ou sa découverte ; Rabelais a fait cette trouvaille, le ventre. Le serpent est dans l’homme, c’est l’intestin. Il tente, trahit et punit. L’homme, être un comme esprit et complexe comme homme, a pour sa mission terrestre trois centres en lui : le cerveau, le cœur, le ventre ; chacun de ces centres est auguste par une grande fonction qui lui est propre : le cerveau a la pensée, le cœur a l’amour, le ventre a la paternité et la maternité. Le ventre peut être tragique. Feri ventrem, dit Agrippine. Catherine Sforce, menacée de la mort de ses enfants otages, se fit voir jusqu’au nombril sur le créneau de la citadelle de Rimini, et dit à l’ennemi : Voilà de quoi en faire d’autres. Dans une des convulsions épiques de Paris, une femme du peuple, debout sur une barricade, leva sa jupe, montra à l’armée son ventre nu et cria : Tuez vos mères. Les soldats trouèrent ce ventre de balles. Le ventre a son héroïsme ; mais c’est de lui pourtant que découlent, dans la vie la corruption et dans l’art la comédie. La poitrine où est le cœur a pour cap la tête ; lui, il a le phallus. Le ventre étant le centre de la matière est notre satisfaction et notre danger ; il contient l’appétit, la satiété et la pourriture. Les dévouements et les tendresses qui nous prennent là sont sujets à mourir ; l’égoïsme les remplace. Facilement les entrailles deviennent boyaux. Que l’hymne puisse s’aviner, que la strophe se déforme en couplet, c’est triste. Cela tient à la bête qui est dans l’homme. Le ventre est essentiellement cette bête. La dégradation semble être sa loi. L’échelle de la poésie sensuelle a, à son échelon d’en haut, le Cantique des Cantiques et, à son échelon d’en bas, la gaudriole. Le ventre dieu, c’est Silène ; le ventre empereur, c’est Vitellius ; le ventre animal, c’est le porc. Un de ces horribles Ptolémées s’appelait le Ventre, Physcon. Le ventre est pour l’humanité un poids redoutable ; il rompt à chaque instant l’équilibre entre l’âme et le corps. Il emplit l’histoire. Il est responsable presque de tous les crimes. Il est l’outre des vices. C’est lui qui par la volupté fait le sultan et par l’ébriété le czar. C’est lui qui montre à Tarquin le lit de Lucrèce ; c’est lui qui finit par faire délibérer sur la sauce d’un turbot ce sénat qui avait attendu Brennus et ébloui Jugurtha. C’est lui qui conseille au libertin ruiné César le passage du Rubicon. Passer le Rubicon, comme ça vous paye vos dettes ! passer le Rubicon, comme ça vous donne des femmes ! quels bons dîners après ! et les soldats romains, entrent dans Rome avec ce cri : Urbani, claudite uxores ; mœchum calvum adducimus. L’appétit débauche l’intelligence. Volupté remplace volonté. Au début, comme toujours, il y a un peu de noblesse. C’est l’orgie. Il y a une nuance entre se griser et se soûler. Puis l’orgie dégénère en gueuleton. Où il y avait Salomon, il y a Ramponneau. L’homme est barrique. Un déluge intérieur d’idées ténébreuses submerge la pensée ; la conscience noyée ne peut plus faire signé à l’âme ivrogne. L’abrutissement est consommé. Ce n’est même plus cynique, c’est vide et bête. Diogène s’évanouit ; il ne reste plus que le tonneau. On commence par Alcibiade, on finit par Trimalcion. C’est complet. Plus rien, ni dignité, ni pudeur, ni honneur, ni vertu, ni esprit ; la jouissance animale toute crue, l’impureté toute pure. La pensée se dissout en assouvissement ; la consommation charnelle absorbe tout ; rien ne surnage de la grande créature souveraine habitée par l’âme ; qu’on nous passe le mot, le ventre mange l’homme. État final de toutes les sociétés où l’idéal s’éclipse. Cela passe pour prospérité et s’appelle s’arrondir. Quelquefois même les philosophes aident étourdiment à cet abaissement en mettant dans les doctrines le matérialisme qui est dans les consciences. Cette réduction de l’homme à la bête humaine est une grande misère. Son premier fruit est la turpitude visible partout sur tous les sommets, le juge vénal, le prêtre simoniaque, le soldat condottiere. Lois, mœurs et croyances sont fumier. Totus homofit excrementum. Au seizième siècle, toutes les institutions du passé en sont là ; Rabelais s’empare de cette situation ; il la constate ; il prend acte de ce ventre qui est le monde. La civilisation, n’est plus qu’une masse, la science est matière, la religion a pris des flancs, la féodalité digère, la royauté est obèse ; qu’est-ce que Henri VIII ? une panse. Rome est une grosse vieille repue ; est-ce santé ? est-ce maladie ? C’est peut-être embonpoint, c’est peut-être hydropisie ; question. Rabelais, médecin et curé, tâte le pouls à la papauté. Il hoche la tête, et il éclate de rire. Est-ce parce qu’il a trouvé la vie ? non, c’est parce qu’il a senti la mort. Cela expire en effet. Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue. Lequel va le mieux au but ? Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape ; rire fait d’un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Eh bien, quoi ! J’ai cru que c’était une ripaille, c’est une agonie ; on peut se tromper de hoquet. Rions tout de même. La mort est à table. La dernière goutte trinque avec le dernier soupir. Une agonie en goguette ; c’est superbe. L’intestin colon est roi. Tout ce vieux monde festoie et crève. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres : Grangousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille ; ce qui est grand, quand on songe que manger c’est dévorer. Il y a du gouffre dans le goinfre. Mangez donc, maîtres, et buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D’autres creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables ; en fait de souterrain, ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n’est pas autre chose. Les sept cercles d’Alighieri bondent et enserrent cette tonne prodigieuse. Regardez le dedans de la futaille monstre, vous les y revoyez. Dans Rabelais ils s’intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice, Colère, Luxure, Gourmandise ; et c’est ainsi que tout à coup vous vous retrouvez avec le rieur redoutable, où ? dans l’église. Les sept péchés, c’est le prône de ce curé. Rabelais est prêtre ; correction bien ordonnée commence par soi-même ; c’est donc sur le clergé qu’il frappe d’abord. Ce que c’est qu’être de la maison ! La papauté meurt d’indigestion, Rabelais lui fait une farce. Farce de Titan. La joie pantagruélique n’est pas moins grandiose que la gaieté jupitérienne. Mâchoire contre mâchoire ; la mâchoire monarchique et sacerdotale mange ; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux à jamais cette confrontation sévère : le masque de la Théocratie regardé fixement par le masque de la Comédie.

§ XIII §

L’autre, Cervantes, est, lui aussi, une forme de la moquerie épique ; car, ainsi que le disait en 18272 celui qui écrit ces lignes, il y a, entre le moyen âge et l’époque moderne, après la barbarie féodale, et comme placés là pour conclure, « deux Homères bouffons, Rabelais et Cervantes. » Résumer l’horreur par le rire, ce n’est pas la manière la moins terrible. C’est ce qu’a fait Rabelais ; c’est ce qu’a fait Cervantes ; mais la raillerie de Cervantes n’a rien du large rictus rabelaisien. C’est une belle humeur de gentilhomme après cette jovialité de curé. Caballeros, je suis le seigneur don Miguel Cervantes de Saavedra, poëte d’épée, et, pour preuve, manchot. Aucune grosse gaieté dans Cervantes. À peine un peu de cynisme élégant. Le rieur est fin, acéré, poli, délicat, presque galant, et courrait même le risque quelquefois de se rapetisser dans toutes ces coquetteries s’il n’avait le profond sens poétique de la renaissance. Cela sauve la grâce de devenir gentillesse. Comme Jean Goujon, comme Jean Cousin, comme Germain Pilon, comme Primatice, Cervantes a en lui la chimère. De là toutes les grandeurs inattendues de l’imagination. Ajoutez à cela une merveilleuse intuition des faits intimes de l’esprit et une philosophie inépuisable en aspects qui semble posséder une carte nouvelle et complète du cœur humain. Cervantes voit le dedans de l’homme. Cette philosophie se combine avec l’instinct comique et romanesque. De là le soudain, faisant irruption à chaque instant dans ses personnages, dans son action, dans son style ; l’imprévu, magnifique aventure. Que les personnages restent d’accord avec eux-mêmes, mais que les faits et les idées tourbillonnent autour d’eux, qu’il y ait un perpétuel renouvellement de l’idée mère, que ce vent qui apporte des éclairs souffle sans cesse, c’est la loi des grandes œuvres. Cervantes est militant ; il a une thèse ; il fait un livre social. Ces poètes sont des combattants de l’esprit. Où ont-ils appris la bataille ? à la bataille même. Juvénal a été tribun militaire ; Cervantes arrive de Lépante comme Dante de Campalbino, comme Eschyle de Salamine. Après quoi ils passent à une autre épreuve. Eschyle va en exil, Juvénal en exil, Dante en exil, Cervantes en prison. C’est juste, puisqu’ils vous ont rendu service. Cervantes, comme poëte, a les trois dons souverains : la création, qui produit les types, et qui recouvre de chair et d’os les idées ; l’invention, qui heurte les passions contre les événements, fait étinceler l’homme sur le destin, et produit le drame ; l’imagination, qui, soleil, met le clair-obscur partout, et, donnant le relief, fait vivre. L’observation, qui s’acquiert et qui, par conséquent, est plutôt une qualité qu’un don, est incluse dans la création. Si l’avare n’était pas observé, Harpagon ne serait pas créé. Dans Cervantes, un nouveau venu, entrevu chez Rabelais, fait décidément son entrée ; c’est le bon sens. On l’a aperçu dans Panurge, on le voit en plein dans Sancho Pança. Il arrive comme le Silène de Plaute, et lui aussi peut dire : Je suis le dieu monté sur un âne. La sagesse tout de suite, la raison fort tard ; c’est là l’histoire étrange de l’esprit humain. Quoi de plus sage que toutes les religions ? quoi de moins raisonnable ? morales vraies, dogmes faux. La sagesse est dans Homère et dans Job ; la raison, telle qu’elle doit être pour vaincre les préjugés, c’est-à-dire complète et armée en guerre, ne sera que dans Voltaire. Le bon sens n’est pas la sagesse, et n’est pas la raison ; il est un peu l’une et un peu l’autre, avec une nuance d’égoïsme. Cervantes le met à cheval sur l’ignorance, et en même temps, achevant sa dérision profonde, il donne pour monture à l’héroïsme la fatigue. Ainsi il montre l’un après l’autre, l’un avec l’autre, les deux profils de l’homme, et les parodie, sans plus de pitié pour le sublime que pour le grotesque. L’hippogriffe devient Rossinante. Derrière le personnage équestre, Cervantes crée et met en marche le personnage asinal. Enthousiasme entre en campagne, Ironie emboîte le pas. Les hauts faits de don Quichotte, ses coups d’éperon, sa grande lance en arrêt, sont jugés par l’âne, connaisseur en moulins. L’invention de Cervantes est magistrale à ce point qu’il y a, entre l’homme type et le quadrupède complément, adhérence statuaire ; le raisonneur comme l’aventurier fait corps avec la bête qui lui est propre, et l’on ne peut pas plus démonter Sancho Pança que don Quichotte. L’Idéal est chez Cervantes comme chez Dante ; mais traité d’Impossible, et raillé. Béatrix est devenue Dulcinée. Railler l’idéal, ce serait là le défaut de Cervantes ; mais ce défaut n’est qu’apparent ; regardez bien ; ce sourire a une larme ; en réalité, Cervantes est pour don Quichotte comme Molière est pour Alceste. Il faut savoir Ère, particulièrement, les livres du seizième siècle ; il y a dans presque tous, à cause des menaces pendantes sur la liberté de pensée, un secret qu’il faut ouvrir et dont la clef est souvent perdue ; Rabelais a un sous-entendu, Cervantes a un aparté, Machiavel a un double fond, un triple fond peut-être. Quoi qu’il en soit, l’avènement du bon sens est le grand fait de Cervantes ; le bon sens n’est pas une vertu ; il est l’œil de l’intérêt il eût encouragé Thémistocle et déconseillé Aristide ; Léonidas n’a pas de bon sens, Régulus n’a pas de bon sens ; mais en présence des monarchies égoïstes et féroces entraînant les pauvres peuples dans leurs guerres à elles, décimant les familles, désolant les mères, et poussant les hommes à s’entre-tuer avec tous ces grands mots : honneur militaire, gloire guerrière, obéissance à la consigne, etc., etc., c’est un admirable personnage que le bon sens survenant tout à coup et criant au genre humain : Songe à ta peau !

§ XIV §

L’autre, Shakespeare, qu’est-ce ? On pourrait presque répondre : c’est la Terre. Lucrèce est la sphère, Shakespeare est le globe. Il y a plus et moins dans le globe que dans la sphère. Dans la sphère il y a le Tout ; sur le globe il y a l’homme. Ici le mystère extérieur ; là, le mystère intérieur. Lucrèce, c’est l’être ; Shakespeare, c’est l’existence. De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakespeare. L’espace, le bleu, comme disent les allemands, n’est certes pas interdit à Shakespeare. La terre voit et parcourt le ciel ; elle le connaît sous ses deux aspects, obscurité et azur, doute et espérance. La vie va et vient dans la mort. Toute la vie est un secret, une sorte de parenthèse énigmatique entre la naissance et l’agonie, entre l’œil qui s’ouvre et l’œil qui se ferme. Ce secret, Shakespeare en a l’inquiétude. Lucrèce est ; Shakespeare vit. Dans Shakespeare, les oiseaux chantent, les buissons verdissent, les cœurs aiment, les âmes souffrent, le nuage erre, il fait chaud, il fait froid, la nuit tombe, le temps passe, les forêts et les foules parlent, le vaste songe éternel flotte. La sève et le sang, toutes les formes du fait multiple, les actions et les idées, l’homme et l’humanité, les vivants et la vie, les solitudes, les villes, les religions, les diamants, les perles, les fumiers, les charniers, le flux et le reflux des êtres, le pas des allants et venants, tout cela est sur Shakespeare et dans Shakespeare, et, ce génie étant la terre, les morts en sortent. Certains côtés sinistres de Shakespeare sont hantés par les spectres. Shakespeare est frère de Dante. L’un complète l’autre. Dante incarne tout le surnaturalisme, Shakespeare incarne toute la nature ; et comme ces deux régions, nature et surnaturalisme, qui nous apparaissent si diverses, sont dans l’absolu la même unité, Dante et Shakespeare, si dissemblables pourtant, se mêlent par les bords et adhèrent par le fond ; il y a de l’homme dans Alighieri, et du fantôme dans Shakespeare. La tête de mort passe des mains de Dante dans les mains de Shakespeare ; Ugolin la ronge, Hamlet la questionne. Peut-être même dégage-t-elle un sens plus profond et un plus haut enseignement dans le second que dans le premier. Shakespeare la secoue et en fait tomber des étoiles. L’île de Prospero, la forêt des Ardennes, la bruyère d’Armuyr, la plate-forme d’Elseneur, ne sont pas moins éclairées que les sept cercles de la spirale dantesque par la sombre réverbération des hypothèses. Le que sais-je ? demi-chimère, demi-vérité, s’ébauche là comme ici. Shakespeare autant que Dante laisse entrevoir l’horizon crépusculaire de la conjecture. Dans l’un comme dans l’autre il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. Quant au réel, nous y insistons, Sheakespeare en déborde ; partout la chair vive ; Shakespeare a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous. Comme Homère, Shakespeare est élément. Les génies recommençants, c’est le nom qui leur convient, surgissent à toutes les crises décisives de l’humanité ; ils résument les phases et complètent les révolutions. Homère marque en civilisation la fin de l’Asie et le commencement de l’Europe ; Shakespeare marque la fin du moyen âge. Cette clôture du moyen âge, Rabelais et Cervantes la font aussi ; mais, étant uniquement railleurs, ils ne donnent qu’un aspect partiel ; l’esprit de Shakespeare est un total. Comme Homère, Shakespeare est un homme cyclique. Ces deux génies, Homère et Shakespeare, ferment les deux premières portes de la barbarie, la porte antique et la porte gothique. C’était là leur mission, ils l’ont accomplie ; c’était là leur tâche, Ss l’ont faite. La troisième grande crise humaine est la Révolution française ; c’est la troisième porte énorme de la barbarie, la porte monarchique, qui se ferme en ce moment. Le dix-neuvième siècle l’entend rouler sur ses gonds. De là, pour la poésie, le drame et l’art, l’ère actuelle, aussi indépendante de Shakespeare que d’Homère.

III §

Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Lucrèce, Juvénal, saint Jean, saint Paul, Tacite, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.

Ceci est l’avenue des immobiles géants de l’esprit humain.

Les génies sont une dynastie. Il n’y en a même pas d’autre. Ils portent toutes les couronnes, y compris celle d’épines.

Chacun d’eux représente toute la somme d’absolu réalisable à l’homme.

Nous le répétons, choisir entre ces hommes, préférer l’un à l’autre, indiquer du doigt le premier parmi ces premiers, cela ne se peut. Tous sont l’Esprit.

Peut-être, à l’extrême rigueur, et encore toutes les réclamations seraient légitimes, pourrait-on désigner comme les plus hautes cimes parmi ces cimes Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Dante et Shakespeare.

Il est entendu que nous ne parlons ici qu’au point de vue de l’Art, et, dans l’Art, au point de vue littéraire.

Deux hommes dans ce groupe, Eschyle et Shakespeare, représentent spécialement le drame.

Eschyle, espèce de génie hors de tour, digne de marquer un commencement ou une fin dans l’humanité, n’a pas l’air d’être à sa date dans la série, et, comme nous l’avons dit, semble un aîné d’Homère.

Si l’on se souvient qu’Eschyle presque entier est submergé par la nuit montante dans la mémoire humaine, si l’on se souvient que quatre-vingt-dix de ses pièces ont disparu, que de cette centaine sublime il ne reste plus que sept drames qui sont aussi sept odes, on demeure stupéfait de ce qu’on voit de ce génie et presque épouvanté de ce qu’on ne voit pas.

Qu’était-ce donc qu’Eschyle ? Quelles proportions et quelles formes a-t-il dans toute cette ombre ? Eschyle a jusqu’aux épaules la cendre des siècles, il n’a que la tête hors de cet enfouissement, et, comme ce colosse des solitudes, avec sa tête seule, il est aussi grand que tous les dieux voisins debout sur leurs piédestaux.

L’homme passe devant ce naufragé insubmersible. Il en reste assez pour une gloire immense. Ce que les ténèbres ont pris ajoute l’inconnu à cette grandeur. Enseveli et éternel, le front sortant du sépulcre, Eschyle regarde les générations.

IV §

Aux yeux du songeur, ces génies occupent des trônes dans l’idéal.

Aux œuvres individuelles que ces hommes nous ont léguées viennent s’ajouter de vastes œuvres collectives, les Vêdas, le Ramayana, le Mahâbhârata, l’Edda, les Niebelungen, le Heldenbuch, le Romancero. Quelques-unes de ces œuvres sont révélées et sacerdotales. La collaboration inconnue y est empreinte. Les poëmes de l’Inde en particulier ont l’ampleur sinistre du possible rêvé par la démence ou raconté par le songe. Ces œuvres semblent avoir été faites en commun avec des êtres auxquels la terre n’est plus habituée. L’horreur légendaire couvre ces épopées. Ces livres n’ont pas été composés par l’homme seul, c’est l’inscription d’Ash-Nagar qui le dit. Des djinns s’y sont abattus, des mages polyptères ont songé dessus, les textes ont été interlignés par des mains invisibles, les demi-dieux y ont été aidés par les demi-démons ; l’éléphant, que l’Inde appelle le Sage, a été consulté. De là une majesté presque horrible. Les grandes énigmes sont dans ces poëmes. Ils sont pleins de l’Asie obscure. Leurs proéminences ont la ligne divine et hideuse du chaos. Ils font masse à l’horizon comme l’Himalaya. Le lointain des mœurs, des croyances, des idées, des actions, des personnages, est extraordinaire. On lit ces poëmes avec le penchement de tête étonné que donnent les profondes distances entre le livre et le lecteur. Cette Écriture sainte de l’Asie a été évidemment plus malaisée encore à réduire et à coordonner que la nôtre. Elle est de toutes parts réfractaire à l’unité. Les brahmes ont eu beau, comme nos prêtres, raturer et intercaler, Zoroastre y est, l’Ized Serosch y est, l’Eschem des traditions mazdéennes y transparaît sous le nom de Siva, le manichéisme y est distinct entre Brahma et Bouddha. Toutes sortes de traces s’amalgament et s’entr’effacent sur ces poëmes. On y voit le piétinement mystérieux d’un peuple d’esprits qui y a travaillé dans la nuit des siècles. Ici l’orteil démesuré du géant ; ici la griffe de la chimère. Ces poëmes sont la pyramide d’une fourmilière disparue.

Les Niebelungen, autre pyramide d’une autre fourmilière, ont la même grandeur. Ce que les dives ont fait là, les elfes l’ont fait ici. Ces puissantes légendes épiques, testaments des âges, tatouages imprimés par les races sur l’histoire, n’ont pas d’autre unité que l’unité même du peuple. Le collectif et le successif, en se combinant, font un. Turba fit mens. Ces récits sont des brouillards, et de prodigieux éclairs les traversent. Quant au Romancero, qui crée le Cid après Achille et le chevaleresque après l’héroïque, il est l’Iliade de plusieurs Homères perdus. Le comte Julien, le roi Rodrigue, la Cava, Bernard del Carpio, le bâtard Mudarra, Nuno Salido, les sept Infants de Lara, le connétable Alvar de Luna, aucun type oriental ou hellénique ne dépasse ces figures. Le cheval du Campéador vaut le chien d’Ulysse. Entre Priam et Lear, il faut placer don Arias, le vieillard du créneau de Zamora, sacrifiant ses sept fils à son devoir et se les arrachant du cœur l’un après l’autre. Le grand est là. En présence de ces sublimités, le lecteur subit une sorte d’insolation.

Ces œuvres sont anonymes, et, par cette grande raison de l’Homo sum, tout en les admirant, tout en les constatant au sommet de l’art, nous leur préférons les œuvres nommées. À beauté égale, le Râmayana nous touche moins que Shakespeare. Le moi d’un homme est plus vaste et plus profond encore que le moi d’un peuple.

Pourtant ces myriologies composites, les grands testaments de l’Inde surtout, étendues de poésie plutôt que poëmes, expression à la fois sidérale et bestiale des humanités passées, tirent de leur difformité même on ne sait quel air surnaturel. Le moi multiple que ces myriologies expriment en fait les polypes de la poésie, énormités diffuses et surprenantes. Les étranges soudures de l’ébauche antédiluvienne semblent visibles là comme dans l’ichthyosaurus ou le ptérodactyle. Tel de ces noirs chefs-d’œuvre à plusieurs têtes fait sur l’horizon de l’art la silhouette d’une hydre.

Le génie grec ne s’y trompe pas et les abhorre. Apollon les combattrait.

En dehors, et au-dessus, le Romancero excepté, de toutes ces œuvres collectives et anonymes, il y a des hommes pour représenter les peuples. Ces hommes, nous venons de les énumérer. Ils donnent aux nations et aux siècles la face humaine. Ils sont dans l’art les incarnations de la Grèce, de l’Arabie, de la Judée, de Rome païenne, de l’Italie chrétienne, de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre. Quant à l’Allemagne, matrice, comme l’Asie, de races, de peuplades et de nations, elle est représentée dans l’art par un homme sublime, égal, quoique dans une catégorie différente, à tous ceux que nous avons caractérisés plus haut. Cet homme est Beethoven. Beethoven, c’est l’âme allemande.

Quelle ombre que cette Allemagne ! C’est l’Inde de Occident. Tout y tient. Pas de formation plus colossale. Dans cette brume sacrée où se meut l’esprit allemand, Isidore de Séville met la théologie, Albert le Grand la scolastique, Hraban Maur la linguistique, Trithême l’astrologie, Ottnit la chevalerie, Reuchlin la vaste curiosité, Tutilo l’universalité, Stadianus la méthode, Luther l’examen, Albert Durer l’art, Leibnitz la science, Puffendorf le droit, Kant la philosophie, Fichte la métaphysique, Winckehnann l’archéologie, Herder l’esthétique, les Vossius, dont un, Gérard-Jean, était du Palatinat, l’érudition, Euler l’esprit d’intégration, Humboldt l’esprit de découverte, Niebuhr l’histoire, Gottfried de Strasbourg la fable, Hoffmann le rêve, Hegel le doute, Ancillon l’obéissance, Werner le fatalisme, Schiller l’enthousiasme, Gœthe l’indifférence, Arminius la liberté.

Kepler y met les astres.

Gérard Groot, le fondateur des Fratres communis vitae, y ébauche au quatorzième siècle la fraternité. Quel qu’ait été son engouement pour l’indifférence de Goethe, ne la croyez pas impersonnelle, cette Allemagne ; elle est nation et l’une des plus magnanimes, car c’est pour elle que Ruckert, le poëte militaire, forge les Sonnets Cuirassés, et elle frémit quand Kœrner lui jette le Cri de l’Épée. Elle est la Patrie allemande, la grande terre aimée, Teutonia mater. Galgacus a été pour les Germains ce que Caractacus a été pour les Bretons.

L’Allemagne a tout en elle et tout chez elle. Elle partage Charlemagne avec la France et Shakespeare avec l’Angleterre. Car l’élément saxon est mêlé à l’élément britannique. Elle a un Olympe, le Walhalla. Il lui faut une écriture à elle ; Ulfilas, évêque de Mésie, la lui fabrique ; et la calligraphie gothique fera désormais pendant à la calligraphie arabe. La majuscule d’un missel lutte de fantaisie avec une signature de calife. Comme la Chine, l’Allemagne a inventé l’imprimerie. Ses Burgraves, la remarque a déjà été faite3, sont pour nous ce que les Titans sont pour Eschyle. Au temple de Tanfana, détruit par Germanicus, elle fait succéder la cathédrale de Cologne. Elle est l’aïeule de notre histoire et la grand’mère de nos légendes. De toutes parts, du Rhin et du Danube, de la Rauhe Alp, de l’ancienne Sylva Gabresa, de la Lorraine mosellane et de la Lorraine ripuaire, par le Wigalois et par le Wigamur, par Henri l’Oiseleur, par Samo, roi des Vendes, par le chroniqueur de Thuringe, Rothe, par le chroniqueur d’Alsace, Twinger, par le chroniqueur de Limbourg, Gansbein, par tous ces vieux chanteurs populaires, Jean Folz, Jean Viol, Muscatblüt, par les minnesänger, ces rhapsodes, le conte, cette forme du songe, lui arrive, et entre dans son génie. En même temps, les idiomes découlent d’elle. De ses fissures ruissellent, au nord, le danois et le suédois, à l’ouest, le hollandais et le flamand ; l’allemand passe la Manche et devient L’anglais. Dans l’ordre des faits intellectuels, le génie germanique a d’autres frontières que l’Allemagne. Tel peuple résiste à l’Allemagne qui cède au germanisme. L’esprit allemand s’assimile les grecs par Muller, les serbes par Gerhard, les russes par Goëtre, les magyares par Mailath. Quand Kepler dressait, en présence de Rodolphe II, les Tables Rudolphines, c’était avec l’aide de Tycho-Brahé. Les affinités de l’Allemagne vont loin. Sans que les autonomies locales et nationales s’en altèrent, c’est au grand centre germanique que se rattachent l’esprit scandinave dans Œhlenschlasger, et l’esprit batave dans Vondel. La Pologne s’y rallie avec toutes ses gloires, depuis Kopernic jusqu’à Kosciuzko, depuis Sobieski jusqu’à Mickiewicz. L’Allemagne est le puits des peuples. Ils en sortent comme des fleuves, et elle les reçoit comme une mer.

Il semble qu’on entende par toute l’Europe le prodigieux murmure de la forêt Hercynienne. La nature allemande, profonde et subtile, distincte de la nature européenne, mais d’accord avec elle, se volatilise et flotte au-dessus des nations. L’esprit allemand est brumeux, lumineux, épars. C’est une sorte d’immense âme nuée, avec des étoiles. Peut-être la plus haute expression de l’Allemagne ne peut-elle être donnée que par la musique. La musique, par son défaut de précision même, qui, dans ce cas spécial, est une qualité, va où va l’âme allemande.

Si l’âme allemande avait autant de densité que d’étendue, c’est-à-dire autant de volonté que de faculté, elle pourrait, à un moment donné, soulever et sauver le genre humain. Telle qu’elle est, elle est sublime.

En poésie, elle n’a pas dit son dernier mot. À cette heure, les symptômes sont excellents. Depuis le jubilé du noble Schiller, particulièrement, il y a réveil, et réveil généreux. Le grand poëte définitif de l’Allemagne sera nécessairement un poëte d’humanité, d’enthousiasme et de liberté. Peut-être, et quelques signes l’annoncent, le verra-t-on bientôt surgir du jeune groupe des écrivains allemands contemporains.

La musique, qu’on nous passe le mot, est la vapeur de l’art. Elle est à la poésie ce que la rêverie est à la pensée, ce que le fluide est au liquide, ce que l’océan des nuées est à l’océan des ondes. Si l’on veut un autre rapport, elle est l’indéfini de cet infini. La même insufflation la pousse, l’emporte, l’enlève, la bouleverse, l’emplit de trouble et de lueur et d’un bruit ineffable, la sature d’électricité et lui fait faire tout à coup des décharges de tonnerres.

La musique est le verbe de l’Allemagne. Le peuple allemand, si comprimé comme peuple, si émancipé comme penseur, chante avec un sombre amour. Chanter, cela ressemble à se délivrer. Ce qu’on ne peut dire et ce qu’on ne peut taire, la musique l’exprime. Aussi toute l’Allemagne est-elle musique en attendant qu’elle soit liberté. Le choral de Luther est un peu une marseillaise. Partout des Cercles de chant et des Tables de chant. En Souabe, tous les ans, la Fête du chant, aux bords du Neckar, dans la prairie d’Enslingen. La Liedermusik, dont le Roi des Aulnes de Schubert est le chef-d’œuvre, fait partie de la vie allemande. Le chant est pour l’Allemagne une respiration. C’est par le chant qu’elle respire, et conspire. La note étant la syllabe d’une sorte de vague langue universelle, la grande communication de l’Allemagne avec le genre humain se fait par l’harmonie, admirable commencement d’unité. C’est par le nuage que ces pluies qui fécondent la terre sortent de la mer ; c’est par la musique que ces idées qui pénètrent les âmes sortent de l’Allemagne.

Aussi peut-on dire que les plus grands poètes de l’Allemagne sont ses musiciens, merveilleuse famille dont Beethoven est le chef.

Le grand pélasge, c’est Homère ; le grand hellène, c’est Eschyle ; le grand hébreu, c’est Isaïe ; le grand romain, c’est Juvénal ; le grand italien, c’est Dante ; le grand anglais, c’est Shakespeare ; le grand allemand, c’est Beethoven.

V §

L’ex-« bon goût », cet autre droit divin qui a si longtemps pesé sur l’art et qui était parvenu à supprimer le beau au profit du joli, l’ancienne critique, pas tout à fait morte, comme l’ancienne monarchie, constatent, à leur point de vue, chez les souverains génies que nous avons dénombrés plus haut, le même défaut, l’exagération. Ces génies sont outrés.

Ceci tient à la quantité d’infini qu’ils ont en eux.

En effet, ils ne sont pas circonscrits.

Ils contiennent de l’ignoré. Tous les reproches qu’on leur adresse pourraient être faits à des sphinx. On reproche à Homère les carnages dont il remplit son antre, l’Iliade ; à Eschyle, la monstruosité ; à Job, à Isaïe, à Ézéchiel, à saint Paul, les doubles sens ; à Rabelais, la nudité obscène et l’ambiguïté venimeuse ; à Cervantes, le rire perfide ; à Shakespeare, la subtilité ; à Lucrèce, à Juvénal, à Tacite, l’obscurité ; à Jean de Pathmos et à Dante Alighieri, les ténèbres.

Aucun de ces reproches ne peut être fait à d’autres esprits très grands, moins grands. Hésiode, Ésope, Sophocle, Euripide, Platon, Thucydide, Anacréon, Théocrite, Tite-Live, Salluste, Cicéron, Térence, Virgile, Horace, Pétrarque, Tasse, Arioste, La Fontaine, Beaumarchais, Voltaire, n’ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité,, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc ? Cela.

Cela, c’est l’inconnu.

Cela, c’est l’infini.

Si Corneille avait « cela », il serait l’égal d’Eschyle. Si Milton avait « cela », il serait l’égal d’Homère. Si Molière avait « cela », il serait l’égal de Shakespeare.

Avoir, par obéissance aux règles, tronqué et raccourci la vieille tragédie native, c’est là le malheur de Corneille. Avoir, par tristesse puritaine, exclu de son œuvre la vaste nature, le grand Pan, c’est là le malheur de Milton. Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite le lumineux style de l’Étourdi, avoir, par crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes comme le Pauvre de Don Juan, c’est là la lacune de Molière.

Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d’être attaquable.

Creusez en effet le sens de ces mots, posés comme des masques sur les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité, subtilité et ténèbres, vous trouvez profondeur ; sous exagération, imagination ; sous monstruosité, grandeur.

Donc, dans la région supérieure de la poésie et de la pensée, il y a Homère, Job, Eschyle, Isaïe, Ezechiel, Lucrèce, Juvénal, Tacite, Jean de Pathmos, Paul de Damas, Dante, Rabelais, Cervantes, Shakespeare.

Ces suprêmes génies ne sont point une série fermée. L’auteur de Tout y ajoute un nom quand les besoins du progrès l’exigent.

Livre III. L’art et la science §

I §

Force gens, de nos jours, volontiers agents de change et souvent notaires, disent et répètent : La poésie s’en va. C’est à peu près comme si l’on disait : Il n’y a plus de roses, le printemps a rendu l’âme, le soleil a perdu l’habitude de se lever, parcourez tous les prés de la terre, vous n’y trouverez pas un papillon, il n’y a plus de clair de lune et le rossignol ne chante plus, le lion ne rugit plus, l’aigle ne plane plus, les Alpes et les Pyrénées s’en sont allées, il n’y a plus de belles jeunes filles et de beaux jeunes hommes, personne ne songe plus aux tombes, la mère n’aime plus son enfant, le ciel est éteint, le cœur humain est mort.

 

S’il était permis de mêler le contingent à l’éternel, ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. Jamais les facultés de l’âme humaine, fouillée et enrichie par le creusement mystérieux des révolutions, n’ont été plus profondes et plus hautes.

Et attendez un peu de temps, laissez se réaliser cette imminence du salut social, l’enseignement gratuit et obligatoire, que faut-il ? un quart de siècle, et représentez-vous l’incalculable somme de développement intellectuel que contient ce seul mot : tout le monde sait lire ! La multiplication des lecteurs, c’est la multiplication des pains. Le jour où le Christ a créé ce symbole, il a entrevu l’imprimerie. Son miracle, c’est ce prodige. Voici un livre. J’en nourrirai cinq mille âmes, cent mille âmes, un million d’âmes, toute l’humanité. Dans Christ faisant éclore les pains, il y a Gutenberg faisant éclore les livres. Un semeur annonce l’autre.

Qu’est-ce que le genre humain depuis l’origine des siècles ? C’est un liseur. Il a longtemps épelé, il épelle encore ; bientôt il lira.

Cet enfant de six mille ans a été d’abord à l’école. Où ? Dans la nature. Au commencement, n’ayant pas d’autre livre, il a épelé l’univers. Il a eu l’enseignement primaire des nuées, du firmament, des météores, des fleurs, des bêtes, des forêts, des saisons, des phénomènes. Le pêcheur d’Ionie étudie la vague, le pâtre de Chaldée épelle l’étoile. Puis sont venus les premiers livres ; sublime progrès. Le livre est plus vaste encore que ce spectacle, le monde ; car au fait il ajoute l’idée. Si quelque chose est plus grand que Dieu vu dans le soleil, c’est Dieu vu dans Homère.

L’univers sans le livre, c’est la science qui s’ébauche ; l’univers avec le livre, c’est l’idéal qui apparaît. Aussi, modification immédiate dans le phénomène humain. Où il n’y avait que la force, la puissance se révèle. L’idéal appliqué aux faits réels, c’est la civilisation. La poésie écrite et chantée commence son œuvre, déduction magnifique et efficace de la poésie vue. Chose frappante à énoncer, la science rêvait, la poésie agit. Avec un bruit de lyre, le penseur chasse la férocité.

Nous reviendrons plus tard sur cette puissance du livre, n’y insistons pas en ce moment ; elle éclate. Or beaucoup d’écrivants, peu de lisants ; tel était le monde jusqu’à ce jour. Ceci va changer. L’enseignement obligatoire, c’est pour la lumière une recrue d’âmes. Désormais tous les progrès se feront dans l’humanité par le grossissement de la région lettrée. Le diamètre du bien idéal et moral correspond toujours à l’ouverture des intelligences. Tant vaut le cerveau, tant vaut le cœur.

Le livre est l’outil de cette transformation. Une alimentation de lumière, voilà ce qu’il faut à l’humanité. La lecture, c’est la nourriture. De là l’importance de l’école, partout adéquate à la civilisation. Le genre humain va enfin ouvrir le livre tout grand. L’immense Bible humaine, composée de tous les prophètes, de tous les poètes, de tous les philosophes, va resplendir et flamboyer sous le foyer de cette énorme lentille lumineuse, l’enseignement obligatoire.

L’humanité lisant, c’est l’humanité sachant.

Quelle niaiserie donc que celle-ci : la poésie s’en va ! on pourrait crier : elle arrive ! Qui dit poésie dit philosophie et lumière. Or, le règne du livre commence. L’école est sa pourvoyeuse. Augmentez le lecteur, vous augmentez le livre. Non, certes, en valeur intrinsèque, il est ce qu’il était, mais en puissance efficace, il agit où il n’agissait pas ; les âmes lui deviennent sujettes pour le bien. Il n’était que beau ; il est utile.

Qui oserait nier ceci ? Le cercle des lecteurs s’élargissant, le cercle des livres lus s’accroîtra. Or, le besoin de lire étant une traînée de poudre, une fois allumé il ne s’arrêtera plus, et, ceci combiné avec la simplification du travail matériel par les machines et l’augmentation du loisir de l’homme, le corps moins fatigué laissant l’intelligence plus libre, de vastes appétits de pensée s’éveilleront dans tous les cerveaux ; l’insatiable soif de connaître et de méditer deviendra de plus en plus la préoccupation humaine ; les lieux bas seront désertés pour les lieux hauts, ascension naturelle de toute intelligence grandissante ; on quittera Faublas et on lira l’Orestie ; là on goûtera au grand, et, une fois qu’on y aura goûté, on ne s’en rassasiera plus ; on dévorera le beau, parce que la délicatesse des esprits augmente en proportion de leur force ; et un jour viendra où, le plein de la civilisation se faisant, ces sommets presque déserts pendant des siècles, et hantés seulement par l’élite, Lucrèce, Dante, Shakespeare, seront couverts d’âmes venant chercher leur nourriture sur les cimes.

II §

Il ne saurait y avoir deux lois ; l’unité de loi résulte de l’unité d’essence ; nature et art sont les deux versants d’un même fait. Et, en principe, sauf la restriction que nous indiquerons tout à l’heure, la loi de l’un et la loi de l’autre. L’angle de réflexion égale l’angle d’incidence. Tout en étant équité dans l’ordre moral et équilibre dans l’ordre matériel, tout est équation dans l’ordre intellectuel. Le binôme, cette merveille ajustable à tout, n’est pas moins inclus dans la poésie que dans l’algèbre. La nature, plus l’humanité, élevées à la seconde puissance, donnent l’art. Voilà le binôme intellectuel. Maintenant remplacez cet A + B par le chiffre spécial à chaque grand artiste et à chaque grand poëte, et vous aurez, dans sa physionomie multiple et dans son total rigoureux, chacune des créations de l’esprit humain. La variété des chefs-d’œuvre résultant de l’unité de loi, quoi de plus beau ? La poésie comme la science a une racine abstraite ; la science sort de là chef-d’œuvre de métal, de bois, de feu ou d’air, machine, navire, locomotive, aéroscaphe ; la poésie sort de là chef-d’œuvre de chair et d’os, Iliade, Cantique des Cantiques, Romancero, Divine Comédie, Macbeth. Rien n’éveille et ne prolonge le saisissement du songeur comme ces exfoliations mystérieuses de l’abstraction en réalités dans la double région, l’une exacte, l’autre infinie, de la pensée humaine. Région double, et une pourtant ; l’infini est une exactitude. Le profond mot Nombre est à la base de la pensée de l’homme ; il est, pour notre intelligence, élément ; il signifie harmonie aussi bien que mathématique. Le nombre se révèle à l’art par le rythme, qui est le battement du cœur de l’infini. Dans le rythme, loi de l’ordre, on sent Dieu. Un vers est nombreux comme une foule ; ses pieds marchent du pas cadencé d’une légion. Sans le nombre, pas de science ; sans le nombre, pas de poésie. La strophe, l’épopée, le drame, la palpitation tumultueuse de l’homme, l’explosion de l’amour, l’irradiation de l’imagination, toute cette nuée avec ses éclairs, la passion, le mystérieux mot Nombre régit tout cela, ainsi que la géométrie et l’arithmétique. En même temps que les sections coniques et le calcul différentiel et intégral, Ajax, Hector, Hécube, les Sept Chefs devant Thèbes, Œdipe, Ugolin, Messaline, Lear et Priam, Roméo, Desdemona, Richard III, Pantagruel, le Cid, Alceste, lui appartiennent ; il part de Deux et Deux font Quatre, et il monte jusqu’au lieu des foudres.

Pourtant, entre l’Art et la Science, signalons une différence radicale. La science est perfectible ; l’art, non.

Pourquoi ?

III §

Parmi les choses humaines, et en tant que chose humaine, l’art est dans une exception singulière.

La beauté de toute chose ici-bas, c’est de pouvoir se perfectionner ; tout est doué de cette propriété : croître, s’augmenter, se fortifier, gagner, avancer, valoir mieux aujourd’hui qu’hier ; c’est à la fois la gloire et la vie. La beauté de l’art, c’est de n’être pas susceptible de perfectionnement.

Insistons sur ces idées essentielles, déjà effleurées dans quelques-unes des pages qui précèdent.

Un chef-d’œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poëte qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui, aussi haut, pas plus haut. Ah ! tu t’appelles Dante, soit ; mais celui-ci s’appelle Homère.

Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours renouvelée, a des changements d’horizon. L’idéal, point.

Or, le progrès est le moteur de la science ; l’idéal est le générateur de l’art.

C’est ce qui explique pourquoi le perfectionnement est propre à la science, et n’est point propre à l’art.

Un savant fait oublier un savant ; un poëte ne fait pas oublier un poëte.

L’art marche à sa manière ; il se déplace comme la science ; mais ses créations successives, contenant de l’immuable, demeurent ; tandis que les admirables à peu près de la science, n’étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s’effacent les uns par les autres.

Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art. Le chef-d’œuvre d’aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain. Shakespeare change-t-il quelque chose à Sophocle ? Molière ôte-t-il quelque chose à Plaute ? même quand il lui prend Amphitryon, il ne le lui ôte pas. Figaro abolit-il Sancho Pança ? Cordelia supprime-t-elle Antigone ? Non. Les poètes ne s’entr’escaladent pas. L’un n’est pas le marchepied de l’autre. On s’élève seul, sans autre point d’appui que soi. On n’a pas son pareil sous les pieds. Les nouveaux venus respectent les vieux. On se succède, on ne se remplace point. Le beau ne chasse pas le beau. Ni les loups, ni les chefs-d’œuvre, ne se mangent entre eux.

Saint-Simon dit (je cite ceci de mémoire) : « Tout l’hiver on parla avec admiration du livre de M. de Cambrai, quand tout à coup parut le livre de M. de Meaux, qui le dévora. » Si le livre de Fénelon eût été de Saint-Simon, le livre de Bossuet ne l’eût pas dévoré.

Shakespeare n’est pas au-dessus de Dante, Molière n’est pas au-dessus d’Aristophane, Calderon n’est pas au-dessus d’Euripide, la Divine Comédie n’est pas au-dessus de la Genèse, le Romancero n’est pas au-dessus de l’Odyssée, Sirius n’est pas au-dessus d’Arcturus. Sublimité, c’est égalité.

L’esprit humain, c’est l’infini possible. Les chefs-d’œuvre, ces mondes, y éclosent sans cesse et y durent à jamais. Aucune poussée de l’un contre l’autre ; aucun recul ; les occlusions, quand il y en a, ne sont qu’apparentes et cessent vite. L’espacement de l’illimité admet toutes les créations.

L’art, en tant qu’art et pris en lui-même, ne va ni en avant, ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau, utiles, au mouvement humain. Le mouvement humain, autre côté de la question, que nous ne négligeons certes point, et que nous examinerons attentivement plus tard. L’art n’est point susceptible de progrès intrinsèque. De Phidias à Rembrandt, il y a marche, et non progrès. Les fresques de la chapelle Sixtine ne font absolument rien aux métopes du Parthénon. Rétrogradez tant que vous voudrez, du palais de Versailles au schloss de Heidelberg, du schloss de Heidelberg à Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame de Paris à l’Alhambra, de l’Alhambra à Sainte-Sophie, de Sainte-Sophie au Colisée, du Colisée aux Propylées, des Propylées aux Pyramides, vous pouvez reculer dans les siècles, vous ne reculez pas dans l’art. Les Pyramides et l’Iliade restent au premier plan.

Les chefs-d’œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu.

Une fois l’absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. L’œil n’a qu’une quantité d’éblouissement possible.

De là vient la certitude des poètes. Ils s’appuient sur l’avenir avec une confiance hautaine. Exegi monumentum, dit Horace. Et à cette occasion, il insulte l’airain. Plaudite, cives, dit Plaute. Corneille, à soixante-cinq ans, se fait aimer (tradition dans la famille Escoubleau) de la toute jeune marquise de Contades en lui promettant la postérité :

 Chez cette race nouvelle,
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Dans le poëte et dans l’artiste il y a de l’infini. C’est cet ingrédient, l’infini, qui donne à cette sorte de génie la grandeur irréductible.

Cette quantité d’infini, qui est dans l’art, est extérieure au progrès. Elle peut avoir, et elle a, envers le progrès, des devoirs ; mais elle ne dépend pas de lui. Elle ne dépend d’aucun des perfectionnements de l’avenir, d’aucune transformation de langue, d’aucune mort ou d’aucune naissance d’idiome. Elle a en elle l’incommensurable et l’innombrable ; elle ne peut être domptée par aucune concurrence ; elle est aussi pure, aussi complète, aussi sidérale, aussi divine en pleine barbarie qu’en pleine civilisation. Elle est le Beau, divers selon les génies, mais toujours égal à lui-même. Suprême.

Telle est la loi, peu connue, de l’art.

IV §

La science est autre.

Le relatif, qui la gouverne, s’y imprime ; et cette série d’empreintes du relatif, de plus en plus ressemblantes au réel, constitue la certitude mobile de l’homme.

En science, des choses ont été chefs-d’œuvre et ne le sont plus. La machine de Marly a été chef-d’œuvre.

La science cherche le mouvement perpétuel. Elle l’a trouvé ; c’est elle-même.

La science est continuellement mouvante dans son bienfait.

Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve. Tout nie tout, tout détruit tout, tout crée tout, tout remplace tout. Ce qu’on acceptait hier est remis à la meule aujourd’hui. La colossale machine Science ne se repose jamais ; elle n’est jamais satisfaite ; elle est insatiable du mieux, que l’absolu ignore. La vaccine fait question, le paratonnerre fait question. Jenner a peut-être erré, Franklin s’est peut-être trompé ; cherchons encore. Cette agitation est superbe. La science est inquiète autour de l’homme ; elle a ses raisons. La science fait dans le progrès le rôle d’utilité. Vénérons cette servante magnifique.

La science fait des découvertes, l’art fait des œuvres. La science est un acquêt de l’homme, la science est une échelle, un savant monte sur l’autre. La poésie est un coup d’aile.

Veut-on des exemples ? ils abondent. En voici un, le premier venu qui s’offre à notre esprit :

Jacob Metzu, scientifiquement Métius, trouve le télescope, par hasard, comme Newton l’attraction et Christophe Colomb l’Amérique. Ouvrons une parenthèse : il n’y a point de hasard dans la création de l’Orestie ou du Paradis Perdu. Un chef-d’œuvre est voulu. Après Metzu, vient Galilée qui perfectionne la trouvaille de Metzu, puis Kepler qui améliore le perfectionnement de Galilée, puis Descartes qui, tout en se fourvoyant un peu à prendre un verre concave pour oculaire au lieu d’un verre convexe, féconde l’amélioration de Kepler, puis le capucin Reita qui rectifie le renversement des objets, puis Huyghens qui fait ce grand pas de placer les deux verres convexes au foyer de l’objectif, et, en moins de cinquante ans, de 1610 à 1659, pendant le court intervalle qui sépare le Nuncius Sidereus de Galilée de l’Oculus Eliæ et Enoch du père Reita, voilà l’inventeur, Metzu, effacé. Cela est ainsi d’un bout à l’autre de la science.

Végèce était comte de Constantinople, ce qui n’empêche pas sa tactique d’être oubliée. Oubliée comme la stratégie de Polybe, oubliée comme la stratégie de Folard. La Tête-de-Porc de la phalange et l’Ordre aigu de la légion ont un moment reparu, il y a deux cents ans, dans le Coin de Gustave-Adolphe ; mais à cette heure, où il n’y a plus ni piquiers comme au quatrième siècle ni lansquenets comme au dix-septième, la pesante attaque triangulaire, qui était autrefois le fond de toute la tactique, est remplacée par une volée de zouaves chargeant à la baïonnette. Un jour, plus tôt qu’on ne croit peut-être, la charge à la baïonnette sera elle-même remplacée par la paix, européenne d’abord, universelle ensuite, et voilà toute une science, la science militaire, qui s’évanouira. Pour cette science-là, son perfectionnement, c’est sa disparition.

La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes. Qui sait maintenant ce que c’est que l’Homœomérie d’Anaximène, laquelle est peut-être d’Anaxagore ? La cosmographie s’est assez notablement amendée depuis l’époque où ce même Anaxagore affirmait à Périclès que le soleil est presque aussi grand que le Péloponèse. On a découvert bien des planètes et bien des satellites de planètes depuis les quatre Astres de Médicis. L’entomologie a eu de l’avancement depuis le temps où l’on affirmait que le scarabée était un peu dieu et cousin du soleil, premièrement, à cause des trente doigts de ses pattes qui correspondent aux trente jours du mois solaire, deuxièmement, parce que le scarabée est sans femelle, comme le soleil ; et où saint Clément d’Alexandrie, enchérissant sur Plutarque, faisait remarquer que le scarabée, comme le soleil, passe six mois sur terre et six mois sous terre. Voulez-vous vérifier ? voyez les Stromates, paragraphe IV. La scolastique elle-même, toute chimérique qu’elle est, abandonne le Pré Spirituel de Moschus, raille l’Échelle Sainte de Jean Climaque, et rougit du siècle où saint Bernard, attisant le bûcher que voulaient éteindre les vicomtes de Campanie, appelait Arnaud de Bresse « homme à tête de colombe et à queue de scorpion. » Les Qualités Cardinales ne font plus loi en anthropologie. Les Steyardes du grand Arnaud sont caduques. Si peu fixée que soit la météorologie, elle n’en est plus pourtant à délibérer, comme au deuxième siècle, si une pluie qui sauve une armée mourant de soif est due aux prières chrétiennes de la légion Mélitine ou à l’intervention païenne de Jupiter Pluvieux. L’astrologue Marcien Posthume était pour Jupiter, Tertullien était pour la légion Mélitine, personne n’était pour le nuage et le vent. La locomotion, pour aller du char antique de Laïus au railway, en passant par la patache, le coche, la turgotine, la diligence et la malle-poste, a fait du chemin ; le temps n’est plus du fameux voyage de Dijon à Paris durant un mois, et nous ne pourrions plus comprendre aujourd’hui l’ébahissement de Henri IV demandant à Joseph Scaliger : Est-il vrai, monsieur l’Escale, que vous avez été de Paris à Dijon sans aller à la selle ? La micrographie est bien au-delà de Leuwenhoeck qui était bien au-delà de Swammerdam. Voyez le point où la spermatologie et l’ovologie sont arrivées aujourd’hui, et rappelez-vous Mariana reprochant à Arnaud de Villeneuve, qui trouva l’alcool et l’huile de térébenthine, le crime bizarre d’avoir essayé la génération humaine dans une citrouille. Grand-Jean de Fouchy, le peu crédule secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, il y a cent ans, eût hoché la tête si quelqu’un lui eût dit que du spectre solaire on passerait au spectre igné, puis au spectre stellaire, et qu’à l’aide du spectre des flammes et du spectre des étoiles on découvrirait tout un nouveau mode de groupement des astres, et ce qu’on pourrait appeler les constellations chimiques. Orffyreus, qui aima mieux briser sa machine que d’en laisser voir le dedans au landgrave de Hesse, Orffyreus, si admiré de S’Gravesande, l’auteur du Matheseos universalis Elementa, ferait hausser les épaules à nos mécaniciens. Un vétérinaire de village n’infligerait pas à des chevaux le remède que Galien appliquait aux indigestions de Marc-Aurèle. Que pensent les éminents spécialistes d’à présent, Desmarres en tête, des savantes découvertes faites au dix-septième siècle par l’évêque de Titiopolis dans les fosses nasales ? Les momies ont marché ; M. Gannal les fait autrement, sinon mieux, que ne les faisaient, du vivant d’Hérodote, les Taricheutes, les Paraschistes et les Cholchytes, les premiers lavant le corps, les seconds l’ouvrant, et les troisièmes l’embaumant. Cinq cents ans avant Jésus-Christ, il était parfaitement scientifique, quand un roi de Mésopotamie avait une fille possédée du diable, d’envoyer, pour la guérir, chercher un dieu à Thèbes ; on n’a plus recours à cette façon de soigner l’épilepsie. De même qu’on a renoncé aux rois de France pour les écrouelles.

En 371, sous Valens, fils de Gratien le Cordier, les juges mandèrent à leur barre une table accusée de sorcellerie. Cette table avait un complice nommé Hilarius. Hilarius confessa le crime. Ammien Marcellin nous a conservé son aveu recueilli par Zosime, comte et avocat du fisc : Construximus, magnifici judices, ad cortinæ similitudinem Delphicæ infaustam hanc mensulam quam videtis ; movimus tandem. Hilarius eut la tête tranchée. Qui l’accusait ? Un savant géomètre magicien, le même qui conseilla à Valens de décapiter tous ceux dont le nom commençait par Théod. Aujourd’hui on peut s’appeler Théodore et même faire tourner une table, sans qu’un géomètre vous fasse couper la tête.

On étonnerait fort Solon, fils d’Exécestidas, Zenon le Stoïcien, Antipater, Eudoxe, Lysis de Tarente, Cébès, Ménédème, Platon, Épicure, Aristote et Epiménide, si l’on disait à Solon que Ce n’est pas la lune qui règle l’année ; à Zenon, qu’il n’est point prouvé que l’âme soit divisée en huit parties ; à Antipater, que le ciel n’est point formé de cinq cercles ; à Eudoxe, qu’il n’est pas certain qu’entre les Égyptiens embaumant les morts, les Romains les brûlant et les Pæoniens les jetant dans les étangs, ce soient les Pæoniens qui aient raison ; à Lysis de Tarente, qu’il n’est pas exact que la vue soit une vapeur chaude ; à Cébès, qu’il est faux que le principe des éléments soit le triangle oblong et le triangle isocèle ; à Ménédème, qu’il n’est point vrai que, pour connaître les mauvaises intentions secrètes des hommes, il suffise d’avoir sur la tête un chapeau arcadien portant les douze signes du zodiaque ; à Platon, que l’eau de mer ne guérit pas toutes les maladies ; à Épicure, que la matière est divisible à l’infini ; à Aristote, que le cinquième élément n’a pas de mouvement orbiculaire, par la raison qu’il n’y a pas de cinquième élément ; à Epiménide, qu’on ne détruit pas infailliblement la peste en laissant des brebis noires et blanches aller à l’aventure, et en sacrifiant aux dieux inconnus cachés dans les endroits où elles s’arrêtent.

Si vous essayiez d’insinuer à Pythagore qu’il est peu probable qu’il ait été blessé au siège de Troie, lui Pythagore, par Ménélas, deux cent sept ans avant sa naissance, il vous répondrait que le fait est incontestable, et que la preuve, c’est qu’il vous reconnaît parfaitement, pour l’avoir déjà vu, le bouclier de Ménélas suspendu sous la statue d’Apollon, à Branchide, quoique tout pourri, hors la face d’ivoire ; qu’au siège de Troie il s’appelait Euphorbe, et qu’avant d’être Euphorbe il était Æthalide, fils de Mercure, et qu’après avoir été Euphorbe il avait été Hermotime, puis Pyrrhus, pêcheur de Délos, puis Pythagore, que tout cela est évident et clair, aussi clair qu’il est clair qu’il a été présent le même jour et à la même minute à Métaponte et à Crotone, aussi évident qu’il est évident qu’en écrivant avec du sang sur un miroir exposé à la lune, on voit dans la lune ce qu’on a écrit sur le miroir ; et qu’enfin, lui, il est Pythagore, logé à Métaponte rue des Muses, l’auteur de la table de multiplication et du carré de l’hypoténuse, le plus grand des mathématiciens, le père de la science exacte, et que vous, vous êtes un imbécile.

Chrysippe de Tarse, qui vivait vers la cent trentième olympiade, est une date dans la science. Ce philosophe, le même qui mourut, à la lettre, de rire en voyant un âne manger des figures dans un bassin d’argent, avait tout étudié, tout approfondi, écrit sept cent cinq volumes, dont trois cent onze de dialectique, sans en avoir dédié un seul à aucun roi, ce qui pétrifie Diogène Laërce. Il condensait dans son cerveau la connaissance humaine. Ses contemporains le nommaient Lumière. Chrysippe signifiant cheval d’or, on le disait dételé du char du Soleil. Il prenait pour devise : À MOI. Il savait d’innombrables choses, entre autres celles-ci : — La terre est plate. — L’univers est rond et fini. — La meilleure nourriture pour l’homme est la chair humaine. — La communauté des femmes est la base de l’ordre social. — Le père doit épouser sa fille. — Il y a un mot qui tue le serpent, un mot qui apprivoise l’ours, un mot qui arrête court les aigles, et un mot qui chasse les bœufs des champs de fèves. — En prononçant d’heure en heure les trois noms de la trinité égyptienne, Amon-Mouth-Khons, Andron d’Argos a pu traverser les sables de Libye sans boire. — On ne doit point fabriquer les cercueils en cyprès, le sceptre de Jupiter étant fait de ce bois. — Thémistoclée, prêtresse de Delphes, a eu des enfants et est restée vierge. — Les justes ayant seuls l’autorité de jurer, c’est par équité qu’on donne à Jupiter le nom de Jureur. — Le phénix d’Arabie et les tignes vivent dans le feu. — La terre est portée par l’air comme par un char. — Le soleil boit dans l’océan et la lune boit dans les rivières. — Etc. — C’est pourquoi les athéniens lui élevèrent une statue sur la place Céramique, avec cette inscription : À Chrysippe, qui savait tout.

Aux environs de ce temps-là, Sophocle écrivait l’Œdipe roi.

Et Aristote croyait au fait d’Andron d’Argos, et Platon croyait au principe social de la communauté des femmes, et Gorgisippe croyait au fait de la terre plate, et Épicure croyait au fait de la terre portée par l’air, et Hermodamante croyait au fait des paroles magiques maîtresses du bœuf, de l’aigle, de l’ours et du serpent, et Echécrate croyait au fait de la maternité immaculée de Thémistoclée, et Pythagore croyait au fait du sceptre en bois de cyprès de Jupiter, et Posidonius croyait au fait de l’océan donnant à boire au soleil et des rivières donnant à boire à la lune, et Pyrrhon croyait au fait des tignes vivant dans le feu.

À ce détail près, Pyrrhon était sceptique. Il se vengeait de croire cela en doutant de tout le reste.

Tout ce long tâtonnement, c’est la science. Cuvier se trompait hier, Lagrange avant-hier, Leibnitz avant Lagrange, Gassendi avant Leibnitz, Cardan avant Gassendi, Corneille Agrippa avant Cardan, Averroès avant Agrippa, Plotin avant Averroès, Artémidore Daldien avant Plotin, Posidonius avant Artémidore, Démocrite avant Posidonius, Empedocle avant Démocrite, Carnéade avant Empédocle, Platon avant Carnéade, Phérécyde avant Platon, Pittacus avant Phérécyde, Thalès avant Pittacus, et avant Thalès Zoroastre, et avant Zoroastre Sanchoniathon, et avant Sanchoniathon Hermès. Hermès, qui signifie science, comme Orphée signifie art. Oh ! l’admirable merveille que ce monceau fourmillant de rêves engendrant le réel ! Ô erreurs sacrées, mères lentes, aveugles et saintes de la vérité !

Quelques savants, tels que Kepler, Euler, Geoffroy Saint-Hilaire, Arago, n’ont apporté dans la science que de la lumière ; ils sont rares.

Parfois la science fait obstacle à la science. Les savants sont pris de scrupules devant l’étude. Pline se scandalise d’Hipparque ; Hipparque, à l’aide d’un astrolabe informe, essaye de compter les étoiles et de les nommer. Chose mauvaise envers Dieu, dit Pline. Ausus rem Deo improbam.

Compter les étoiles, c’est faire une méchanceté à Dieu. Ce réquisitoire, commencé par Pline contre Hipparque, est continué par l’inquisition contre Campanella.

La science est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse, et ne touche jamais. Du reste, toutes les grandeurs, elle les a. Elle a la volonté, la précision, l’enthousiasme, l’attention profonde, la pénétration, la finesse, la force, la patience d’enchaînement, le guet permanent du phénomène, l’ardeur du progrès, et jusqu’à des accès de bravoure. Témoin, La Pérouse ; témoin, Pilastre des Rosiers ; témoin, John Franklin ; témoin, Victor Jacquemont ; témoin, Livingstone ; témoin, Mazet ; témoin, à cette heure, Nadar.

Mais elle est série. Elle procède par épreuves superposées l’une à l’autre et dont l’obscur épaississement monte lentement au niveau du vrai.

Rien de pareil dans l’art. L’art n’est pas successif. Tout l’art est ensemble.

Résumons ces quelques pages.

Hippocrate est dépassé, Archimède est dépassé, Aratus est dépassé, Avicenne est dépassé, Paracelse est dépassé, Nicolas Flamel est dépassé, Ambroise Paré est dépassé, Vésale est dépassé, Copernic est dépassé, Galilée est dépassé, Newton est dépassé, Clairaut est dépassé, Lavoisier est dépassé, Montgolfier est dépassé, Laplace est dépassé. Pindare non. Phidias non.

Pascal savant est dépassé ; Pascal écrivain ne l’est pas.

On n’enseigne plus l’astronomie de Ptolémée, la géographie de Strabon, la climatologie de Cléostrate, la zoologie de Pline, l’algèbre de Diophante, la médecine de Tribunus, la chirurgie de Ronsil, la dialectique de Sphœrus, la myologie de Stenon, Puranologie de Tatius, la sténographie de Trithème, la pisciculture de Sébastien de Médicis, l’arithmétique de Stifels, la géométrie de Tartaglia, la chronologie de Scaliger, la météorologie de Stoffler, l’anatomie de Gassendi, la pathologie de Fernel, la jurisprudence de Robert Barmne, l’agronomie de Quesnay, l’hydrographie de Bouguer, la nautique de Bourde de Villehuet, la balistique de Gribeauval, l’hippiatrique de Garsault, l’architectonique de Desgodets, la botanique de Tournefort, la scolastique d’Abailard, la politique de Platon, la mécanique d’Aristote, la physique de Descartes, la théologie de Stillingfleet. On enseignait hier, on enseigne aujourd’hui, on enseignera demain, on enseignera toujours le : Chante, déesse, la colère d’Achille.

La poésie vit d’une vie virtuelle. Les sciences peuvent étendre sa sphère, non augmenter sa puissance. Homère n’avait que quatre vents pour ses tempêtes ; Virgile qui en a douze, Dante qui en a vingt-quatre, Milton qui en a trente-deux, ne les font pas plus belles.

Et il est probable que les tempêtes d’Orphée valaient celles d’Homère, bien qu’Orphée, lui, n’eût, pour soulever les vagues, que deux vents, le Phœnicias et l’Aparctias, c’est-à-dire le vent du sud et le vent du nord, souvent confondus à tort, observons-le en passant, avec l’Argestes, occident d’été, et le Libs, occident d’hiver.

Des religions meurent, et, en mourant, passent aux autres religions qui viennent derrière elles un grand artiste. Serpion fait pour la Vénus Aversative d’Athènes un vase que la sainte Vierge accepte de Vénus, et qui sert aujourd’hui de baptistère à la Notre-Dame de Gaëte.

Ô éternité de l’art !

Un homme, un mort, une ombre, du fond du passé, à travers les siècles, vous saisit.

Je me souviens qu’étant adolescent, un jour, à Romorantin, dans une masure que nous avions, sous une treille verte pénétrée d’air et de lumière, j’avisai sur une planche un livre, le seul livre qu’il y eût dans la maison, Lucrèce, de Rerum Natura. Mes professeurs de rhétorique m’en avaient dit beaucoup de mal, ce qui me le recommandait. J’ouvris le livre. Il pouvait être environ midi dans ce moment-là. Je tombai sur ces vers puissants et sereins4 : — « La religion n’est pas de se tourner sans cesse vers la pierre voilée, ni de s’approcher de tous les autels, ni de se jeter à terre prosterné, ni de lever les mains devant les demeures des dieux, ni d’arroser les temples de beaucoup de sang des bêtes, ni d’accumuler les vœux sur les vœux, mais de tout regarder avec une âme tranquille. » — Je m’arrêtai pensif, puis je me remis à lire. Quelques instants après, je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien, j’étais submergé dans le poëte ; à l’heure du dîner, je fis signe de la tête que je n’avais pas faim, et le soir, quand le soleil se coucha et quand les troupeaux rentrèrent à l’étable, j’étais encore à la même place, lisant le livre immense ; et à côté de moi, mon père en cheveux blancs, assis sur le seuil de la salle basse où son épée pendait à un clou, indulgent pour ma lecture prolongée, appelait doucement les moutons qui venaient l’un après l’autre manger une poignée de sel dans le creux de sa main.

V §

La poésie ne peut décroître. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut croître.

Ces mots, si souvent employés, même par les lettrés : décadence, renaissance, prouvent à quel point l’essence de l’art est ignorée. Les intelligences superficielles, aisément esprits pédants, prennent pour renaissance ou décadence des effets de juxtaposition, des mirages d’optique, des événements de langues, des flux et reflux d’idées, tout le vaste mouvement de création et de pensée d’où résulte l’art universel. Ce mouvement est le travail même de l’infini traversant le cerveau humain.

Il n’y a de phénomènes vus que du point culminant ; et, vue du point culminant, la poésie est immanente. Il n’y a ni hausse ni baisse dans l’art. Le génie humain est toujours dans son plein ; toutes les pluies du ciel n’ajoutent pas une goutte d’eau à l’océan ; une marée est une illusion ; l’eau ne descend sur un rivage que pour monter sur l’autre. Vous prenez des oscillations pour des diminutions. Dire : il n’y aura plus de poëtes, c’est dire : il n’y aura plus de reflux.

La poésie est élément. Elle est irréductible, incorruptible et réfractaire. Comme la mer, elle dit chaque fois tout ce qu’elle a à dire ; puis elle recommence avec une majesté tranquille, et avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu’à l’unité. Cette diversité dans ce qui semble monotone est le prodige de l’immensité.

Flot sur flot, vague après vague, écume derrière écume, mouvement puis mouvement. L’Iliade s’éloigne, le Romancero arrive ; la Bible s’enfonce, le Koran surgit ; après l’aquilon Pindare vient l’ouragan Dante. L’éternelle poésie se répète-t-elle ? Non. Elle est la même et elle est autre. Même souffle, autre bruit.

Prenez-vous le Cid pour un plagiaire d’Ajax ? Prenez-vous Charlemagne pour un copiste d’Agamemnon ? — « Rien de nouveau sous le soleil. » — « Votre nouveau est du vieux qui revient », — etc., etc. Oh ! le bizarre procédé de critique ! donc l’art n’est qu’une série de contrefaçons ! Thersite a un voleur, Falstaff. Oreste a un singe, Hamlet. L’Hippogriffe est le geai de Pégase. Tous ces poëtes ! un tas de tire-laines. On s’entre-pille, voilà tout. L’inspiration se complique de filouterie. Cervantes détrousse Apulée, Alceste escroque Timon d’Athènes. Le bois Sminthée est la forêt de Bondy. D’où sort la main de Shakespeare ? de la poche d’Eschyle.

Non ! ni décadence, ni renaissance, ni plagiat, ni répétition, ni redite. Identité de cœur, différence d’esprit ; tout est là. Chaque grand artiste, nous l’avons dit ailleurs, refrappe l’art à son image. Hamlet, c’est Oreste à l’effigie de Shakespeare. Figaro, c’est Scapin à l’effigie de Beaumarchais. Grangousier, c’est Silène à l’effigie de Rabelais.

Tout recommence avec le nouveau poëte, et en même temps rien n’est interrompu. Chaque nouveau génie est abîme. Pourtant il y a tradition. Tradition de gouffre à gouffre, c’est là, dans l’art comme dans le firmament, le mystère ; et les génies communiquent par leurs effluves comme les astres. Qu’ont-ils de commun ? Rien. Tout.

De ce puits qu’on nomme Ézéchiel à ce précipice qu’on nomme Juvénal, il n’y a point pour le songeur solution de continuité. Penchez-vous sur cet anathème ou penchez-vous sur cette satire, le même vertige y tournoie. L’Apocalypse se réverbère sur la Mer de Glace polaire, et vous avez cette aurore boréale, les Niebelungen. L’Edda réplique aux Védas.

De là ceci, d’où nous sommes partis et où nous revenons : l’art n’est point perfectible.

Pas d’amoindrissement possible pour la poésie, pas d’augmentation non plus. On perd son temps quand on dit : nescio quid majus nascitur Iliade. L’art n’est sujet ni à diminution ni à grossissement. L’art a ses saisons, ses nuages, ses éclipses, ses taches même, qui sont peut-être des splendeurs, ses interpositions d’opacités survenantes dont il n’est pas responsable ; mais, en somme, c’est toujours avec la même intensité qu’il fait le jour dans l’âme humaine. Il reste la même fournaise donnant la même aurore. Homère ne se refroidit pas.

Insistons d’ailleurs sur ceci, car l’émulation des esprits c’est la vie du beau, ô poètes, le premier rang est toujours libre. Écartons tout ce qui peut déconcerter les audaces et casser les ailes ; l’art est un courage ; nier que les génies survenants puissent être les pairs des génies antérieurs, ce serait nier la puissance continuante de Dieu.

Oui, et nous revenons souvent, et nous reviendrons encore, sur cet encouragement nécessaire ; stimulation, c’est presque création ; oui, ces génies qu’on ne dépasse point on peut les égaler.

Comment ?

En étant autre.

Livre IV. Shakespeare l’ancien §

I §

Shakespeare l’Ancien, c’est Eschyle.

Revenons sur Eschyle. Il est l’aïeul du théâtre.

Ce livre serait incomplet si Eschyle n’y avait point sa place à part.

Un homme qu’on ne sait comment classer dans son siècle, tant il est en dehors, et à la fois en arrière et en avant, le marquis de Mirabeau, ce mauvais coucheur de la philanthropie, très rare penseur après tout, avait une bibliothèque aux deux coins de laquelle il avait fait sculpter un chien et une chèvre, en souvenir de Socrate qui jurait par le chien et de Zenon qui jurait par le câprier. Cette bibliothèque offrait cette particularité : d’un côté, il y avait Hésiode, Sophocle, Euripide, Platon, Hérodote, Thucydide, Pindare, Théocrite, Anacréon, Théophraste, Démosthène, Plutarque, Cicéron, Tite-Live, Sénèque, Perse, Lucain, Térence, Horace, Ovide, Properce, Tibulle, Virgile, et, au-dessous on lisait gravé en lettres d’or : Amo ; de l’autre, il y avait Eschyle seul, et au-dessous, ce mot : Timeo.

Eschyle, en effet, est redoutable. Son approche n’est pas sans tremblement. Il a la masse et le mystère. Barbare, extravagant, emphatique, antithétique, boursouflé, absurde, telle est la sentence rendue contre lui par la rhétorique officielle d’à présent. Cette rhétorique sera changée. Eschyle est de ces hommes que le critique superficiel raille ou dédaigne, mais que le vrai critique aborde avec une sorte de peur sacrée. La crainte du génie est le commencement du goût.

Dans le vrai critique il y a toujours un poëte, fût-ce à l’état latent.

Qui ne comprend pas Eschyle est irrémédiablement médiocre. On peut essayer sur Eschyle les intelligences.

C’est une étrange forme de l’art que le drame. Son diamètre va des Sept Chefs devant Thèbes au Philosophe sans le savoir, et de Brid’oison à Œdipe. Thyeste en est, Turcaret aussi. Si vous voulez le définir, mettez dans votre définition Electre et Marton.

Le drame est déconcertant. Il déroute les faibles. Cela tient à son ubiquité. Le drame a tous les horizons. Qu’on juge de sa capacité. L’épopée a pu être fondue dans le drame, et le résultat, c’est cette merveilleuse nouveauté littéraire qui est en même temps une puissance sociale, le roman.

L’épique, le lyrique et le dramatique amalgamés, le roman est ce bronze. Don Quichotte est iliade, ode et comédie.

Tel est l’élargissement possible du drame.

Le drame est le plus vaste récipient de l’art. Dieu et Satan y tiennent : voyez Job.

À se placer au point de vue de l’art absolu, le propre de l’épopée, c’est la grandeur ; le propre du drame, c’est l’immensité. L’immense diffère du grand, en ce qu’il exclut, si bon lui semble, la dimension, en ce qu’« il passe la mesure », comme on dit vulgairement, et en ce qu’il peut, sans perdre la beauté, perdre la proportion. Il est harmonieux comme la Voie lactée. C’est par l’immensité que le drame commence, il y a quatre mille ans, dans Job, que nous venons de rappeler, et, il y a deux mille cinq cents ans, dans Eschyle ; c’est par l’immensité qu’il se continue dans Shakespeare. Quels personnages prend Eschyle ? les volcans : une de ses tragédies perdues s’appelle l’Etna ; puis les montagnes : le Caucase avec Prométhée ; puis la mer : l’Océan sur son dragon, et les vagues, les Océanides ; puis le vaste Orient : les Perses ; puis les ténèbres sans fond : les Euménides. Eschyle fait la preuve de l’homme par le géant. Dans Shakespeare le drame se rapproche de l’humanité, mais reste colossal. Macbeth semble un Atride polaire. Vous le voyez, le drame ouvre la nature, puis ouvre l’âme ; et nulle limite à cet horizon. Le drame c’est la vie, et la vie c’est tout. L’épopée peut n’être que grande, le drame est forcé d’être immense.

Cette immensité, c’est tout Eschyle et c’est tout Shakespeare.

L’immense, dans Eschyle, est une volonté. C’est aussi un tempérament, Eschyle invente le cothurne, qui grandit l’homme, et le masque, qui grossit la voix. Ses métaphores sont énormes. Il appelle Xerxès « l’homme aux yeux de dragon. » La mer, qui est une plaine pour tant de poëtes, est pour Eschyle « une forêt » ; ἄλσος. Ces figures grossissantes, propres aux poëtes suprêmes, et à eux seuls, sont vraies, au fond, d’une vérité de rêverie. Eschyle émeut jusqu’à la convulsion. Ses effets tragiques ressemblent à des voies de fait sur les spectateurs. Quand les furies d’Eschyle font leur entrée, les femmes avortent. Pollux le lexicographe affirme qu’en voyant ces faces à serpents et ces torches secouées, il y avait des enfants qui étaient pris d’épilepsie et qui mouraient. C’est là, évidemment, « aller au-delà du but ». Là grâce même d’Eschyle, cette grâce étrange et souveraine dont nous avons parlé, a quelque chose de cyclopéen. C’est Polyphème souriant. Parfois le sourire est redoutable et semble couvrir une obscure colère. Mettez, par exemple, en présence d’Hélène, ces deux poëtes, Homère et Eschyle. Homère est sur le champ vaincu et admire. Son admiration pardonne. Eschyle ému reste sombre. Il appelle Hélène fleur fatale ; puis il ajoute : Âme sereine comme la mer tranquille. Un jour Shakespeare dira : Perfide comme l’onde.

II §

Le théâtre est un creuset de civilisation. C’est un lieu de communion humaine. Toutes ses phases veulent être étudiées. C’est au théâtre que se forme l’âme publique.

On vient de voir ce qu’était le théâtre au temps de Shakespeare et de Molière ; veut-on voir ce qu’il était au temps d’Eschyle ?

Allons à ce spectacle.

Ce n’est plus la charrette de Thespis, ce n’est plus l’échafaud de Susarion, ce n’est plus le cirque de bois de Chœrilus ; Athènes, sentant venir Eschyle, Sophocle et Euripide, s’est donné des théâtres de pierre. Pas de toit, le ciel pour plafond, le jour pour éclairage, une longue plate-forme de pierre percée de portes et d’escaliers et adossée à une muraille, les acteurs et le chœur allant et venant sur cette plate-forme qui est le logéum, et jouant la pièce ; au centre, à l’endroit où est aujourd’hui le trou du souffleur, un petit autel à Bacchus, la thymèle ; en face de la plate-forme, un vaste hémicycle de gradins de pierre, cinq ou six mille hommes assis là pêle-mêle ; tel est le laboratoire. C’est là que la fourmilière du Pirée vient se faire Athènes ; c’est là que la multitude devient le public, en attendant que le public devienne le peuple. La multitude est là en effet ; toute la multitude, y compris les femmes, les enfants et les esclaves, et Platon qui fronce le sourcil.

Si c’est fête, si nous sommes aux Panathénées, aux Lénéennes ou aux grandes Dionysiaques, les magistrats en sont ; les proèdres, les épistates et les prytanes siègent à leur place d’honneur. Si la trilogie doit être tétralogie, si la représentation doit se terminer par une pièce à satyres, si les faunes, les aegipans, les ménades, les chèvre-pieds et les évans doivent venir à la fin faire des farces, si parmi les comédiens, presque prêtres, et qu’on nomme « les hommes de Bacchus », on doit avoir l’acteur favori qui excelle dans les deux modes de déclamation, dans la paraloge aussi bien que dans la paracatologe, si le poëte est assez aimé de ses rivaux pour qu’on ait la chance de voir dans le chœur figurer des hommes célèbres, Eupolis, Cratinus, ou même Aristophane, Eupolis atque Cratinus, Aristophanesque poetae, comme dira un jour Horace, si l’on joue une pièce à femmes, fût-ce la vieille Alceste de Thespis, tout est plein, il y a foule. La foule est déjà pour Eschyle ce que plus tard, comme le constate le prologue des Bacchides, elle sera pour Plaute, « un amas d’hommes sur des bancs, toussant, crachant, éternuant, faisant avec la bouche des bruits et des grimaces, ore concrepario, se touchant du front, et parlant de leurs affaires » ; ce qu’elle est aujourd’hui.

Des écoliers charbonnent sur la muraille, tantôt par admiration, tantôt par ironie, des vers connus, entre autres le singulier vers ïambique en un seul mot de Phrynichus :

Archaiomélésidonophrunicherata,

que n’a pu atteindre, tout en l’imitant, le fameux alexandrin en deux mots d’un de nos tragiques du seizième siècle :

Métamorphoserait Nabuchodonosor.

Il n’y a pas que les écoliers pour faire du bruit ; il y a les vieillards. Fiez-vous pour le tapage aux vieillards des Guêpes d’Aristophane. Deux écoles sont en présence ; d’un côté Thespis, Susarion, Pratinas de Phlionte, Épigène de Sicyone, Théomis, Auléas, Chœrilus, Phrynichus, Minos lui-même ; de l’autre le jeune Eschyle. Eschyle a vingt-huit ans. Il donne sa trilogie des Prométhées : Prométhée allumeur du feu, Prométhée enchaîné, Prométhée délivré, terminée par quelque pièce à satyres, les Argiens, peut-être, dont Macrobe nous a conservé un fragment. L’antique querelle des deux âges éclate ; barbes grises contre cheveux noirs ; on discute, on dispute ; les vieillards sont pour les vieux ; les jeunes sont pour Eschyle. Les jeunes défendent Eschyle contre Thespis, comme ils défendront Corneille contre Garnier.

Les vieux sont indignés. Écoutez bougonner les nestors. Qu’est-ce que la tragédie ? C’est le chant du bouc. Où est le bouc dans ce Promethée enchaîné ? L’art est en décadence. Et ils répètent la célèbre objection : Quid pro Baccho ? « Qu’y a-t-il là pour Bacchus ? » Les plus sévères, les purs, n’admettent même pas Thespis, et rappellent que, pour le seul fait d’avoir détaché et isolé dans une pièce un épisode de la vie de Bacchus, l’histoire de Penthée, Solon avait levé son bâton sur Thespis en l’appelant « menteur ». Ils exècrent ce novateur d’Eschyle. Ils blâment toutes ces inventions qui ont pour but de mieux faire ressembler le drame à la nature, l’emploi de l’anapeste pour le chœur, de l’ïambe pour le dialogue et du trochée pour la passion, de même qu’on a plus tard blâmé dans Shakespeare le passage de la poésie à la prose, et dans le théâtre du dix-neuvième siècle ce qu’on a appelé le vers brisé. Ce sont là des nouveautés insupportables. Et puis, la flûte chante trop haut, et le tétracorde chante trop bas, et qu’a-t-on fait de la vieille division sacrée des tragédies en monodies, stasimes et exodes ? Thespis ne mettait en scène qu’un acteur parlant ; voilà Eschyle qui en met deux. Bientôt on en mettra trois. (Sophocle, en effet, devait venir.) Où s’arrêtera-t-on ? Ce sont des impiétés. Et comment cet Eschyle ose-t-il appeler Jupiter le prytane des immortels ? Jupiter était un Dieu, ce n’est plus qu’un magistrat. Où allons-nous ? La thymèle, l’ancien autel du sacrifice, est maintenant un siège pour le coryphée ! le chœur devrait se borner à exécuter la strophe, c’est-à-dire le tour à droite, puis l’antistrophe, c’est-à-dire le tour à gauche, puis l’épode, c’est-à-dire le repos ; mais que signifie le chœur arrivant dans un char ailé ? Qu’est-ce que le taon qui poursuit Io ? Pourquoi l’Océan vient-il monté sur un dragon ? C’est là du spectacle, non de la poésie. Où l’antique simplicité ? Ce spectacle est puéril. Votre Eschyle n’est qu’un peintre, un décorateur, un faiseur de fracas, un charlatan, un machiniste. Tout pour les yeux, rien pour la pensée. Au feu toutes ces pièces, et qu’on se contente de réciter les vieux paeans de Tynnichus ! Au reste, c’est Chœrilus qui, par sa tétralogie des Curetés, a commencé le mal. Qu’est-ce que les Curetés, s’il vous plaît ? des dieux forgerons. Eh bien ! il fallait simplement mettre sur la scène leurs cinq familles travaillant : les Dactyles trouvant le métal, les Cabires inventant la forge, les Corybantes faisant l’épée et le soc de charrue, les Curetés fabriquant le boucher, et les Telchines ciselant les bijoux. C’était bien assez intéressant comme cela. Mais en permettant aux poètes d’y mêler l’aventure de Plexippe et de Toxée, on a tout perdu. Comment voulez-vous qu’une société résiste à de tels excès ? C’est abominable. Eschyle devrait être cité en justice et boire la ciguë comme ce vieux misérable de Socrate. Vous verrez qu’on se contentera de l’exiler. Tout dégénère.

Et les jeunes éclatent de rire. Ils critiquent, eux aussi, mais autre chose. Quelle vieille brute que ce Solon ! c’est lui qui a institué l’archonte éponyme. Qu’a-t-on besoin d’un archonte donnant son nom à l’année ? Huée à l’archonte éponyme qui a dernièrement fait élire et couronner un poëte par dix généraux au lieu de prendre dix hommes du peuple.

Il est vrai qu’un des généraux était Cimon : circonstance atténuante aux yeux des uns, car Cimon a battu les Phéniciens, aggravante aux yeux des autres, car c’est ce Cimon qui, afin de sortir de la prison pour dettes, a vendu sa sœur Elphinie et, par-dessus le marché, sa femme, à Callias. Si Eschyle est un téméraire, et mérite d’être mandé devant l’aréopage, est-ce que Phrynichus n’a pas été, lui aussi, jugé et condamné pour avoir montré sur la scène, dans la Prise de Millet, les Grecs battus par les Perses ? Quand laissera-t-on les poètes faire à leur guise ? Vive la liberté de Périclès et à bas la censure de Solon ! Et puis, qu’est-ce que c’est que cette loi qu’on vient de rendre, qui réduit le chœur de cinquante choreutes à quinze ? et comment jouera-t-on les Danaïdes ? et ne ricanera-t-on point au vers d’Eschyle : Egyptus, le père aux cinquante fils ? les cinquante seront quinze. Cette magistrature est inepte. Querelle, rumeur. L’un préfère Phrynichus, un autre préfère Eschyle, un autre préfère le vin miellé au benjoin. Les porte-voix des acteurs se tirent comme ils peuvent de ce brouhaha, percé de temps en temps par le cri aigre des vendeuses publiques de phallus et : des marchandes d’eau. Tel est le tumulte athénien. Pendant ce temps-là on joue la pièce. Elle est d’un homme vivant. Le tumulte est de droit. Plus tard, quand Eschyle sera mort ou exilé, on fera silence. Il convient que vous vous taisiez devant un dieu. Æquum est, c’est Plaute qui parle, vos deo facere silentium.

III §

Un génie est un accusé.

Tant qu’Eschyle vécut, il fut contesté. On le contesta, puis on le persécuta, progression naturelle. Selon l’habitude athénienne, on démura sa vie privée ; on le noircit, on le calomnia. Une femme qu’il avait aimée, Planesia, sœur de Chrysilla, maîtresse de Périclès, s’est déshonorée devant l’avenir par les outrages qu’elle adressa à Eschyle publiquement. On lui supposa des amours contre nature ; on lui trouva, comme à Shakespeare, un lord Southampton. Sa popularité fut battue en brèche. On lui imputait à crime tout, jusqu’à sa bonne grâce envers les jeunes poètes qui lui offraient respectueusement leurs premières couronnes ; il est curieux de voir ce reproche reparaître toujours ; Pezay et Saint-Lambert le répètent au dix-huitième siècle :

 Pourquoi, Voltaire, à ces auteurs
Qui t’adressent des vers flatteurs,
Répondre, en toutes les missives,
Par des louanges excessives ?

Eschyle, vivant, fut une sorte de cible publique à toutes les haines. Jeunes, on lui préféra les anciens, Thespis et Phrynichus ; vieux, on lui préféra les nouveaux, Sophocle et Euripide. Enfin, il fut traduit devant l’aréopage, et, selon Suidas, parce que le théâtre s’était écroulé pendant une de ses pièces, selon Elien, parce qu’il avait blasphémé, ou, ce qui est la même chose, raconté les arcanes d’Eleusis, il fut exilé, il mourut en exil.

Alors l’orateur Lycurgue s’écria : Il faut élever à Eschyle une statue de bronze.

Athènes, qui avait chassé l’homme, éleva la statue.

Ainsi Shakespeare, mort, entra dans l’oubli ; Eschyle, dans la gloire.

Cette gloire, qui devait avoir dans les siècles ses phases, ses éclipses, ses disparitions et ses réapparitions, fut éblouissante. La Grèce se souvint de Salamine, où Eschyle avait combattu. L’aréopage lui-même eut honte. Il se sentit ingrat envers l’homme qui, dans l’Orestie, avait honoré ce tribunal au point d’y faire comparaître Minerve et Apollon. Eschyle devint sacré. Toutes les phratries eurent son buste, ceint d’abord de bandelettes ; plus tard, couronné de lauriers. Aristophane lui fit dire dans les Grenouilles « Je suis mort, mais ma poésie est vivante. » Aux grands jours d’Eleusis, le héraut de l’aréopage souffla en l’honneur d’Eschyle dans la trompette tyrrhénienne. On fit faire, aux frais de la République, un exemplaire officiel de ses quatre-vingt-dix-sept drames qui fut mis sous la garde du greffier d’Athènes. Les acteurs qui jouaient ses pièces étaient tenus d’aller collationner leurs rôles sur cet exemplaire complet et unique. On fit d’Eschyle un deuxième Homère. Eschyle eut, lui aussi, ses rhapsodes qui chantaient ses vers dans les fêtes et qui tenaient à la main une branche de myrte.

Il avait eu raison, le grand homme insulté, d’écrire sur ses poëmes cette fière et sombre dédicace :

Au temps

De son blasphème, il n’en fut plus question ; ce blasphème l’avait fait mourir en exil, c’était bien, c’était assez ; il fut comme non avenu. Du reste, on ne sait où trouver ce blasphème. Palingène le cherche dans une Astérope, imaginaire, selon nous. Musgrave le cherche dans les Euménides. Musgrave a probablement raison, car les Euménides étant une pièce fort religieuse, les prêtres avaient dû la choisir pour l’accuser d’impiété.

Signalons une coïncidence bizarre. Les deux fils d’Eschyle, Euphorion et Bion, passent pour avoir refait l’Orestie, exactement comme, deux mille trois cents ans plus tard, Davenant, bâtard de Shakespeare, refit Macbeth. Mais en présence du respect universel pour Eschyle mort, ces impudentes retouches étaient impossibles, et ce qui est vrai de Davenant est évidemment inexact de Bion et d’Euphorion.

La renommée d’Eschyle emplit le monde d’alors. L’Égypte, le sentant avec raison colosse et un peu égyptien, lui décerna le nom de Pimander, qui signifie Intelligence supérieure. En Sicile, où il avait été banni et où l’on sacrifiait des boucs devant son tombeau à Gela, il fut presque un olympien. Plus tard, pour les chrétiens, à cause de la prédiction de Prométhée, où l’on voulut voir Jésus, il fut presque un prophète.

Chose étrange, c’est cette gloire qui a fait sombrer son œuvre.

Nous parlons ici du naufrage matériel, car, comme nous l’avons dit, le vaste nom d’Eschyle surnage.

C’est tout un drame, et un drame extraordinaire, que la disparition de ces poëmes. Un roi a bêtement volé l’esprit humain.

Contons ce vol.

IV §

Voici les faits, la légende du moins, car, à cette distance et dans ce crépuscule, l’histoire est légendaire.

Il y avait un roi d’Égypte nommé Ptolémée Évergète, beau-frère d’Antiochus le Dieu.

Disons-le en passant, tous ces gens-là étaient des dieux. Dieux soters, dieux évergètes, dieux épiphanes, dieux philométors, dieux philadelphes, dieux philopators. Traduisez : dieux sauveurs, dieux bienfaisants, dieux illustres, dieux aimant leur mère, dieux aimant leurs frères, dieux aimant leur père. Cléopâtre était déesse Soter. Les prêtres et prêtresses de Ptolémée Soter étaient à Ptolémaïs. Ptolémée VI était appelé Dieur Aime-Mère, Philométor, parce qu’il haïssait sa mère Cléopâtre ; Ptolémée IV était Dieu-Aime-Père, Philopator, parce qu’il avait empoisonné son père ; Ptolémée II était Dieu-Aime-Frères, Philadelphe, parce qu’il avait tué ses deux frères.

Revenons à Ptolémée Évergète.

Il était fils du Philadelphe, lequel donnait des couronnes d’or aux ambassadeurs romains, le même à qui le pseudo-Aristée attribue à tort la version des Septante. Ce Philadelphe avait fort augmenté la bibliothèque d’Alexandrie qui, de son vivant, comptait deux cent mille volumes, et qui, au sixième siècle, atteignit, dit-on, le chiffre incroyable de sept cent mille manuscrits.

Ce répertoire de la connaissance humaine, formé sous les yeux d’Euclide, et par les soins de Callimaque, de Diodore Cronos, de Théodore l’Athée, de Philétas, d’Apollonius, d’Aratus, du prêtre égyptien Manéthon, de Lycophron et de Théocrite, eut pour premier bibliothécaire, selon les uns Zénodote d’Éphèse, selon les autres Démétrius de Phalère, à qui Athènes avait élevé trois cent soixante statues, qu’elle mit un an à construire et un jour à détruire. Or, cette bibliothèque n’avait pas d’exemplaire d’Eschyle. Un jour le grec Démétrius dit à Évergète : Pharaon n’a pas Eschyle, exactement comme plus tard Leidrade, archevêque de Lyon et bibliothécaire de Charlemagne, dit à Charlemagne : L’empereur n’a pas Scœva Memor.

Ptolémée Évergète, voulant compléter l’œuvre du Philadelphe son père, résolut de donner Eschyle à la bibliothèque d’Alexandrie. Il déclara qu’il en ferait faire une copie. Il envoya une ambassade emprunter aux Athéniens l’exemplaire unique et sacré gardé par le greffier de la république. Athènes, peu prêteuse, hésita et demanda un nantissement. Le roi d’Égypte offrit quinze talents d’argent. Si l’on veut se rendre compte de ce que c’est que quinze talents, on n’a qu’à se dire que c’était les trois quarts du tribut annuel de rançon payé par la Judée à l’Égypte, lequel était de vingt talents et pesait à tel point sur le peuple juif que le grand-prêtre Onias II, fondateur du temple Onion, se décida à refuser ce tribut, au risque d’une guerre. Athènes accepta le gage. Les quinze talents furent déposés. L’Eschyle complet fut remis au roi d’Égypte. Le roi abandonna les quinze talents et garda le livre.

Athènes indignée eut une velléité de guerre contre l’Égypte. Reconquérir Eschyle, cela valait bien reconquérir Hélène. Recommencer Troie, mais cette fois pour ravoir Homère, c’était beau. On réfléchit pourtant. Le Ptolémée était redoutable. Il avait repris de force à l’Asie les deux mille cinq cents dieux égyptiens emportés jadis par Cambyse, parce qu’ils étaient en or et en argent. Il avait de plus conquis la Cilicie et la Syrie, et tout le pays de l’Euphrate au Tigre. Athènes, elle, n’était plus au temps où elle improvisait une flotte de deux cents vaisseaux contre Artaxerce. Elle laissa Eschyle prisonnier de l’Égypte.

C’était un prisonnier dieu. Cette fois le mot dieu est à sa place. On rendait à Eschyle des honneurs inouïs. Le roi refusa, dit-on, de le faire copier, tenant stupidement à posséder un exemplaire unique.

On veilla particulièrement sur ce manuscrit quand la bibliothèque d’Alexandrie, grossie de la bibliothèque de Pergame, qu’Antoine donna à Cléopâtre, fut transférée dans le temple de Jupiter Sérapis. C’est là que saint Jérôme vint lire, sur le texte athénien, le fameux passage de Prométhée prophétisant le Christ : « Va dire à Jupiter que rien ne me fera nommer celui qui doit le détrôner. »

D’autres docteurs de l’Église firent sur cet exemplaire la même vérification. Car de tout temps on a combiné avec les affirmations orthodoxes ce qu’on a appelé les témoignages du polythéisme, et l’on a fait effort pour faire dire aux païens des choses chrétiennes. Teste David cum Sibylla. On vint comme en pèlerinage compulser le Prométhée. Ce fut peut-être cette assiduité à fréquenter la bibliothèque d’Alexandrie qui trompa l’empereur Adrien, et qui lui fit écrire au consul Servianus : « Ceux qui adorent Sérapis sont chrétiens ; ceux qui se prétendent évêques du Christ sont en même temps dévots à Sérapis. »

Sous la domination romaine, la bibliothèque d’Alexandrie appartenait à l’empereur. L’Égypte était la chose de César. Augustus, dit Tacite, seposuit Egyptum. N’y voyageait pas qui voulait. L’Égypte était close. Les chevaliers romains, et les sénateurs même, n’y obtenaient pas aisément leurs entrées.

C’est pendant cette période que l’exemplaire complet d’Eschyle put être consulté et feuilleté par Timocharis, Aristarque, Athénée, Stobée, Diodore de Sicile, Macrobe, Plotin, Jamblique, Sopatre, Clément d’Alexandrie, Népotien d’Afrique, Valère-Maxime, Justin le martyr, et même par Élien, quoique Élien ait peu quitté l’Italie.

Au septième siècle, un homme entra dans Alexandrie. Il était monté sur un chameau, et assis entre deux sacs, l’un plein de figues, l’autre plein de blé. Ces deux sacs étaient, avec un plat de bois, tout ce qu’il possédait. Cet homme ne s’asseyait jamais qu’à terre. Il ne buvait que de l’eau et ne mangeait que du pain. Il avait conquis la moitié de l’Asie et de l’Afrique, pris ou brûlé trente-six mille villes, villages, forteresses et châteaux, détruit quatre mille temples païens ou chrétiens, bâti quatorze cents mosquées, vaincu Izdeger, roi de Perse, et Héraclius, empereur d’Orient, et il se nommait Omar. Il brûla la bibliothèque d’Alexandrie.

Omar est pour cela célèbre ; Louis, dit le Grand, n’a pas la même célébrité, ce qui est injuste, car il a brûlé la bibliothèque Rupertine à Heidelberg.

V §

On le voit, cette aventure est un drame complet. Il pourrait s’intituler Eschyle perdu. Exposition, nœud et dénouement. Après Évergète, Omar. L’action commence par un voleur et finit par un incendiaire.

L’Évergète, c’est là son excuse, a volé par amour. Inconvénients de l’admiration d’un imbécile.

Quant à Omar, c’est le fanatique. Soit dit en passant, on a essayé de nos jours de bizarres réhabilitations historiques. Nous ne parlons pas de Néron, qui est à la mode. Mais on a tenté d’exonérer Omar, de même qu’on a tenté d’innocenter Pie V. Pie V en saint personnifie l’inquisition ; le canoniser suffisait, pourquoi l’innocenter ? Nous ne nous prêtons point à ces remises en question de procès jugés. Nous n’avons aucun goût à rendre de ces petits services au fanatisme, qu’il soit calife ou pape, qu’il brûle les livres ou qu’il brûle les hommes. On a fort plaidé pour Omar. Une certaine classe d’historiens et de critiques biographes s’apitoie volontiers sur les sabres, si calomniés, ces pauvres sabres. Jugez de la tendresse qu’on a pour un cimeterre. Le cimeterre, c’est le sabre idéal. C’est mieux que bête, c’est turc. Omar a donc été nettoyé le plus possible. On a argué d’un premier incendie du quartier Bruchion où était la bibliothèque alexandrine, pour prouver la facilité de ces accidents ; celui-ci était de la faute de Jules César, autre sabre ; puis d’un second incendie, partiel, du Sérapéum, pour accuser les chrétiens, ces démagogues d’alors. Si l’incendie du Sérapéum avait détruit la bibliothèque alexandrine, au quatrième siècle, Hypathie n’aurait pas pu, au cinquième siècle, donner, dans cette même bibliothèque, ces leçons de philosophie qui la firent massacrer à coups de pots cassés. Sur Omar, nous croyons volontiers les Arabes. Abd-Allatif a vu, vers 1220, à Alexandrie, « la colonne des piliers supportant une coupole », et il dit : « là était la bibliothèque que brûla Amrou-ben-Alas, par permission d’Omar. » Abulfaradge, en 1260, dans son Histoire dynastique, raconte en propres termes que, sur l’ordre d’Omar, on prit les livres, de la bibliothèque, et qu’on en chauffa pendant six mois les bains d’Alexandrie. Selon Gibbon, il y avait à Alexandrie quatre mille bains. Ebn-Khaldoun, dans ses Prolégomènes historiques, raconte une autre destruction, l’anéantissement de la bibliothèque des mèdes par Saad, lieutenant d’Omar. Or, Omar, ayant fait brûler en Perse la bibliothèque médique par Saad, était logique en faisant brûler en Égypte la bibliothèque égypto-grecque par Amrou. Ses lieutenants nous ont conservé son ordre : « Si ces livres contiennent des mensonges, au feu. S’ils contiennent des vérités, elles sont dans le Koran, au feu. » Au lieu de Koran, mettez Bible, Véda, Edda, Zend-Avesta, Toldos Jeschut, Talmud, Évangile, et vous avez la formule imperturbable et universelle de tous les fanatismes. Cela dit, nous ne voyons aucune raison pour casser le verdict de l’histoire, nous adjugeons au calife la fumée des sept cent mille volumes d’Alexandrie, Eschyle compris, et nous maintenons Omar en possession de son incendie.

Évergète, par volonté de jouissance exclusive et traitant une bibliothèque comme un sérail, nous a dérobé Eschyle. Le dédain imbécile peut avoir les mêmes effets que l’adoration imbécile. Shakespeare a failli avoir le sort d’Eschyle. Il a eu, lui aussi, son incendie. Shakespeare était si peu imprimé, l’imprimerie existait si peu pour lui, grâce à l’inepte indifférence de la postérité immédiate ; qu’en 1666 il n’y avait encore qu’une édition du poëte de Stratford-sur-Avon, l’édition d’Hemynge et Condell, tirée à trois cents exemplaires. Shakespeare, avec cette obscure et chétive édition attendant en vain le public, était une sorte de pauvre honteux de la gloire. Ces trois cents exemplaires étaient à peu près tous à Londres en magasin, quand l’incendie de 1666 éclata. Il brûla Londres et faillit brûler Shakespeare. Toute l’édition Hemynge et Condell y disparut, à l’exception de quarante-huit exemplaires vendus en cinquante ans. Ces quarante-huit acheteurs ont sauvé la vie à l’œuvre de Shakespeare.

VI §

La disparition d’Eschyle ! étendez hypothétiquement cette catastrophe à quelques autres noms encore, et il semble que vous sentiez le vide se faire dans l’esprit humain.

L’œuvre d’Eschyle était, par l’étendue, la plus vaste, à coup sûr, de toute l’antiquité. Par les sept pièces qui nous restent, on peut juger de ce qu’était cet univers.

Ce que c’est qu’Eschyle perdu, indiquons-le.

Quatorze trilogies : les Prométhées, dont faisait partie Prométhée enchaîné ; les Sept Chefs devant Thèbes, dont il nous reste une pièce ; la Danaïde, qui comprenait les Suppliantes, écrites en Sicile et ayant trace du « sicélisme » d’Eschyle ; Laïus, qui comprenait Œdipe ; Athamas, qui se terminait par les Isthmiastes ; Persée, dont le nœud était les Phorcydes ; Etna, qui avait pour prologue les Femmes Etnéennes ; Iphigénie, qui se dénouait par la tragédie des Prêtresses ; l’Éthiopide, dont les titres ne se retrouvent nulle part ; Penthée, où étaient les Hydrophores ; Teucer, qui s’ouvrait par le Jugement des armes ; Niobé, qui commençait par les Nourrices et s’achevait par les Gens du cortège ; une trilogie en l’honneur d’Achille, l’Iliade tragique, composée des Myrmidons, des Néréides et des Phrygiens ; une en l’honneur de Bacchus, la Lycurgie, composée des Édons, des Bassarides et des Jeunes hommes.

Ces quatorze trilogies à elles seules donnent un total de cinquante-six pièces, si l’on réfléchit que toutes à peu près étaient des tétralogies, c’est-à-dire des drames quadruples, et se terminaient par une satyride. Ainsi l’Orestie avait pour satyride finale Protée, et les Sept Chefs devant Thèbes avaient le Sphinx.

Ajoutez à ces cinquante-six pièces une trilogie probable des Labdacides ; ajoutez des tragédies, les Égyptiens, le Rachat d’Hector, Memnon, rattachées sans doute à des trilogies ; ajoutez toutes ces satyrides, Sisyphe transfuge, les Hérauts, le Lion, les Argiens, Amymone, Circé, Cercyon, Glaucus Marin, comédies où était le rire de ce génie farouche.

Voilà ce qui vous manque.

Évergète et Omar vous ont pris tout cela.

Il est difficile de préciser rigoureusement le nombre total des pièces d’Eschyle. Le chiffre varie. Le biographe anonyme dit soixante-quinze, Suidas quatre-vingt-dix, Jean Deslyons quatre-vingt-dix-sept, Meursius cent.

Meursius enregistre plus de cent titres, mais quelques-uns font probablement double emploi.

Le docteur de Sorbonne Jean Deslyons, théologal de Senlis, auteur du Discours ecclésiastique contre le paganisme du Roi boit, a publié au dix-septième siècle un écrit contre la coutume de superposer les cercueils dans les cimetières, écrit appuyé sur le vingt-cinquième canon du concile d’Auxerre : Non licet mortuum super mortuum mitti. Deslyons, dans une note de cet écrit, devenu très rare et que possédait, si notre mémoire est bonne, Charles Nodier, cite un passage du grand antiquaire numismate de Venloo, Hubert Goltzius, où, à propos des embaumements, Goltzius mentionne les Égyptiens d’Eschyle, et l’Apothéose d’Orphée, titre omis dans Pénumération de Meursius. Goltzius ajoute que l’Apothéose d’Orphée était récitée aux mystères des Lycomides.

Ce titre, l’Apothéose d’Orphée, fait rêver. Eschyle parlant d’Orphée, le titan mesurant l’hécatonchire, le dieu interprétant le dieu, quoi de plus splendide, et quelle soif on aurait de lire cette œuvre ! Dante parlant de Virgile, et l’appelant son maître, ne comble pas cette lacune, parce que Virgile, noble poëte, mais sans invention, est moindre que Dante ; c’est entre égaux, et de génie à génie, de souverain à souverain, que ces hommages sont magnifiques. Eschyle élève à Orphée un temple dont il pourrait lui-même occuper l’autel, c’est grand.

VII §

Eschyle est disproportionné. Il a de l’Inde en lui. La majesté farouche de sa stature rappelle ces vastes poëmes du Gange qui marchent dans l’art du pas des mammouths, et qui, parmi les iliades et les odyssées, ont l’air d’hippopotames parmi des lions. Eschyle, admirablement grec, est pourtant autre chose que grec. Il a le démesuré oriental.

Saumaise le déclare plein d’hébraïsmes et de syrianismes, hebraismis et syrianismis. Eschyle fait porter le trône de Jupiter par les Vents, comme la Bible fait porter le trône de Jéhovah par les Chérubins, comme le Rig-Véda fait porter le trône d’Indra par les Marouts. Les vents, les chérubins et les marouts sont les mêmes êtres, les Souffles. Saumaise, du reste, a raison. Les jeux de mots, si fréquents dans la langue phénicienne, abondent dans Eschyle. Il joue, par exemple, à propos de Jupiter et d’Europe, sur le mot phénicien ilpha, qui a le double sens Navire et Taureau. Il aime cette langue de Tyr et de Sidon, et parfois il lui emprunte les étranges lueurs de son style ; la métaphore « Xerxès aux yeux de dragon » semble une inspiration du dialecte ninivite où le mot draka voulait dire à la fois le dragon et le clairvoyant. Il a des hérésies phéniciennes ; sa génisse Io est un peu la vache Isis ; il croit, comme les prêtres de Sidon, que le temple de Delphes a été bâti par Apollon avec une pâte faite de cire et d’ailes d’abeilles. Dans son exil de Sicile, il va souvent boire religieusement à la fontaine Aréthuse, et jamais les pâtres qui l’observent ne l’entendent nommer Aréthuse autrement que de ce nom mystérieux, Alphaga, mot assyrien qui signifie source entourée de saules.

Eschyle est, dans toute la littérature hellénique, le seul exemple de l’âme athénienne mélangée d’Égypte et d’Asie. Ces profondeurs répugnaient à la lumière grecque. Corinthe, Épidaure, Œdepsus, Gythium, Chéronée, où Plutarque devait naître, Thèbes, où était la maison de Pindare, Mantinée, où était la gloire d’Épaminondas, toutes ces villes dorées repoussaient l’Inconnu qu’on entrevoyait comme une nuée derrière le Caucase. Il semblait que le soleil fût grec. Le soleil, habitué au Parthénon, n’était pas fait pour entrer dans les forêts diluviennes de la Grande-Tartarie, sous la moisissure gigantesque des monocotylédones, sous les fougères hautes de cinq cents coudées où fourmillaient tous les premiers modèles horribles de la nature, et où vivaient dans l’ombre on ne sait quelles cités difformes telles que cette fabuleuse Anarodgurro dont l’existence fut niée jusqu’au jour où elle envoya une ambassade à Claude. Gagasmira, Sambulaca, Maliarpha, Barygaza, Caveripatnam, Sochoth-Benoth, Théglath-Phalazar, Tana-Serim, tous ces noms presque hideux effarèrent la Grèce, quand ils y arrivèrent rapportés par les aventuriers de retour, d’abord par ceux de Jason, puis par ceux d’Alexandre. Eschyle n’avait pas cette horreur. Il aimait le Caucase. Il y avait fait la connaissance de Prométhée. On croit sentir, en lisant Eschyle, qu’il a hanté les grands halliers primitifs, houillères aujourd’hui, et qu’il a fait des enjambées massives par-dessus les racines reptiles et à demi vivantes des anciens monstres végétaux. Eschyle est une sorte de béhémoth parmi les génies.

Disons-le pourtant, la parenté de la Grèce avec l’Orient, parenté haïe des grecs, était réelle. Les lettres de l’alphabet grec ne sont autre chose que les lettres de l’alphabet phénicien, retournées. Eschyle était d’autant plus grec qu’il était un peu phénicien.

Ce puissant esprit, parfois informe en apparence à force de grandeur, a la gaieté et l’affabilité titaniques. Il fait des jeux de mots sur Prométhée, sur Polynice, sur Hélène, sur Apollon, sur Ilion, sur le coq et le soleil, imitant en cela Homère, lequel a fait sur l’olive ce fameux calembour dont s’autorisa Diogène pour jeter son plat d’olives et manger une tarte.

Le père d’Eschyle, Euphorion, était disciple de Pythagore. L’âme de Pythagore, ce philosophe demi-mage et demi-brahme, semblait être entrée à travers Euphorion dans Eschyle. Nous l’avons dit, dans la profonde et mystérieuse querelle entre les dieux célestes et les dieux terrestres, guerre intestine du paganisme, Eschyle était terrestre. Il était de la faction des dieux de la terre. Les cyclopes ayant travaillé pour Jupiter, il les rejetait comme nous rejetterions une corporation d’ouvriers qui aurait trahi, et il leur préférait les cabires. Il adorait Cérès. « Ô toi, Cérès, nourrice de mon âme ! » et Cérès, c’est Déméter, c’est Géméter, c’est la terre-mère. De là sa vénération pour l’Asie. Il semblait alors que la Terre fût plutôt en Asie qu’ailleurs. L’Asie est en effet une sorte de bloc presque sans caps et sans golfes, comparativement à l’Europe, et peu pénétrable à la mer. La Minerve d’Eschyle dit : « La grande Asie ». — « Le sol sacré de l’Asie », dit le chœur des océanides. Dans son épitaphe, gravée sur sa tombe à Gela et faite par lui-même, Eschyle atteste « le mède aux longs cheveux ». Il fait célébrer par le chœur « Susicanès et Pégastagon, nés en Égypte, et « le chef de Memphis, la ville sacrée ». Comme les Phéniciens, il donne à Minerve le nom d’Oncée. Dans l’Etna, il célèbre les Dioscures siciliens, les Paliques, ces dieux frères dont le culte, rattaché au culte local de Vulcain, était venu d’Asie par Sarepta et Tyr. Il les nomme « les Paliques vénérables. » Trois de ses trilogies sont intitulées les Perses, l’Ethiopide, les Égyptiens. Dans la géographie d’Eschyle, l’Égypte était Asie, ainsi que l’Arabie. Prométhée dit : « La fleur de l’Arabie », « les héros du Caucase ». Eschyle était, en géographie, un singulier spécialiste. Il avait une ville gorgonienne, Cysthène, qu’il mettait en Asie, ainsi qu’un fleuve Pluton, roulant de l’or, et défendu par des hommes à un seul œil, les arimaspes. Les pirates auxquels il fait allusion quelque part sont, selon toute apparence, les pirates angrias qui habitaient l’écueil Vizindruk. Il voyait distinctement, au-delà du Pas-du-Nil, dans les montagnes de Byblos, la source du Nil, encore ignorée aujourd’hui. Il savait le lieu précis où Prométhée avait dérobé le feu, et il désignait sans hésiter le mont Mosychle, voisin de Lemnos.

Quand cette géographie cesse d’être chimérique, elle est exacte comme un itinéraire. Elle devient vraie et reste démesurée. Rien de plus réel que cette grandiose transmission de la nouvelle de la prise de Troie en une nuit par des fanaux allumés l’un après l’autre, et se répondant de montagne en montagne, du mont Ida au promontoire d’Hermès, du promontoire d’Hermès au mont Athos, du mont Athos au mont Macispe, du Macispe au Messapius, du mont Messapius, par-dessus le fleuve Asopus, au mont Cythéron, du mont Cythéron, par-dessus le marais Gprgopis, au mont Egiplanctus, du mont Égiplanctus au cap Saronique (plus tard Spiréum), du cap Saronique au mont Arachné, du mont Arachné à Argos. Vous pouvez suivre sur la carte cette traînée de flamme annonçant Agamemnon à Clytemnestre.

Cette géographie vertigineuse est mêlée à une tragédie extraordinaire où l’on entend des dialogues plus qu’humains : — « Prométhée. Hélas ! — Mercure. Voilà un mot que ne dit pas Jupiter » ; — et où Géronte c’est l’Océan. « Sembler fou, dit l’Océan à Prométhée, c’est le secret du sage. » Mot profond comme la mer. Qui sait l’arrière-pensée de la tempête ? Et la Puissance s’écrie : « Il n’est qu’un dieu libre, c’est Jupiter. »

Eschyle a sa géographie ; il a aussi sa faune.

Cette faune, qui apparaît comme fabuleuse, est plutôt énigmatique que chimérique. Nous qui parlons, nous avons retrouvé et constaté à La Haye, dans une vitrine du musée japonais, l’impossible serpent de l’Orestie ayant deux têtes à ses deux extrémités. Il y a, soit dit en passant, dans cette vitrine plusieurs spécimens d’une bestialité qui serait d’un autre monde, dans tous les cas étranges et inexpliqués, car nous admettons peu, pour notre part, l’hypothèse bizarre des Japonais couseurs de monstres.

Eschyle voit par moments la nature avec des simplifications empreintes d’un dédain mystérieux. Ici le pythagoricien s’efface, et le mage apparaît. Toutes les bêtes sont la bête. Eschyle semble ne voir dans l’animal qu’un chien. Le griffon est un « chien muet » ; l’aigle est un « chien ailé ». — Le chien ailé de Jupiter, dit Prométhée.

Nous venons de prononcer ce mot : mage. Ce poëte en effet, par moments, comme Job, officie. On dirait qu’il exerce sur la nature, sur les peuples, et jusque sur les dieux, une sorte de magisme. Il reproche aux bêtes leur voracité. Un vautour qui saisit, malgré sa course, une hase pleine, et qui s’en repaît, « mange toute une race arrêtée en sa fuite ». Il interpelle la poussière et la fumée ; à l’une, il dit : « Sœur altérée de la boue », et à l’autre : « Sœur noire du feu ». Il insulte la baie redoutée de Salmydessus, « marâtre des vaisseaux ». Il raccourcit aux proportions naines les grecs vainqueurs de Troie par trahison, il les montre mis bas par une machine de guerre, il les appelle « ces petits d’un cheval. » Quant aux dieux, il va jusqu’à incorporer Apollon à Jupiter. Il nomme magnifiquement Apollon « la conscience de Jupiter ».

Son audace d’intimité est absolue, signe de souveraineté. Il fait prendre Iphigénie par le sacrificateur « comme une chèvre ». Pour lui une reine, femme fidèle, est « la bonne chienne de la maison ». Quant à Oreste, il l’a vu tout petit, et il le raconte « mouillant ses langes », humectatio ex urina. Il dépasse même ce latin. L’expression que nous ne disons pas ici est dans les Plaideurs (acte III, scène III). Si vous tenez à lire le mot que nous hésitons à écrire, adressez-vous à Racine.

L’ensemble est immense et lugubre. Le profond désespoir du destin est dans Eschyle. Il montre, dans des vers terribles, « l’impuissance qui enchaîne, comme dans un rêve, les vivants aveugles. » Sa tragédie n’est autre chose que le vieux dithyrambe orphique se mettant tout à coup à crier et à pleurer sur l’homme.

VIII §

Aristophane aimait Eschyle par cette loi d’affinité qui fait que Marivaux aime Racine.

Tragédie et comédie faites pour s’entendre.

Le même souffle éperdu et tout-puissant emplit Eschyle et Aristophane. Ce sont les deux inspirés du masque antique.

Aristophane, qui n’est pas encore jugé, tenait pour les mystères, pour la poésie cécropienne, pour Eleusis, pour Dodone, pour le crépuscule asiatique, pour le profond rêve pensif. Ce rêve, d’où sortait l’art d’Égine, était au seuil de la philosophie ionienne dans Thalès aussi bien qu’au seuil de la philosophie italique dans Pythagore. C’était le sphinx gardant l’entrée.

Ce sphinx a été une muse, la grande muse pontificale et lascive du rut universel, et Aristophane l’aimait. Ce sphinx soufflait à Eschyle la tragédie et à Aristophane la comédie. Il contenait quelque chose de Cybèle. L’antique impudeur sacrée est dans Aristophane. Par moments, il a Bacchus aux lèvres en écume. Il sort des Dionysiaques, ou de l’Aschosie, ou de la grande Orgie triétérique, et l’on croit voir un furieux des mystères. Son vers titubant ressemble à la bassaride sautant à cloche-pied sur des vessies pleines d’air. Aristophane a l’obscénité sacerdotale. Il est pour la nudité contre l’amour. Il dénonce les Phèdres et les Sthénobées, et il fait Lysistrata.

Qu’on ne s’y trompe pas, ceci était de la religion, et un cynique était un austère. Les gymnosophistes étaient le point d’intersection de la lubricité et de la pensée. Le bouc, avec sa barbe de philosophe, était de cette secte. Ce sombre Orient extatique et bestial vit encore dans le santon, le derviche et le fakir. Les corybantes étaient des sortes de fakirs grecs. Aristophane appartenait, comme Diogène, à cette famille. Eschyle, par son côté oriental, y confinait, mais il gardait la chasteté tragique.

Ce mystérieux naturalisme était l’antique Génie de la Grèce. Il s’appelait Poésie et Philosophie. Il avait sous lui le groupe des sept sages, dont un, Périandre, était un tyran. Or, un certain esprit bourgeois et moyen arriva avec Socrate. C’était la sagacité venant tirer à clair la sagesse. Réduction de Thalès et de Pythagore au vrai immédiat, telle était l’opération. Sorte de filtrage, épurant et amoindrissant, d’où la vieille doctrine divine tombait goutte à goutte, humaine. Ces simplifications déplaisent aux fanatismes ; les dogmes n’aiment pas être tamisés. Améliorer une religion, c’est y attenter. Le progrès offrant ses services à la foi, l’offense. La foi est une ignorance qui croit en savoir et qui, dans de certains cas, en sait peut-être plus long que la science. En présence des affirmations hautaines des croyants, Socrate avait un demi-sourire gênant. Il y a du Voltaire dans Socrate. Socrate déclarait toute la philosophie éleusiaque inintelligible et insaisissable, et il disait à Euripide que, pour comprendre Heraclite et les vieux philosophes, « il faudrait être un nageur de Délos », c’est-à-dire un nageur capable d’aborder l’île qui fuit toujours. Cela était impie et sacrilège pour l’ancien naturalisme hellénique. Pas d’autre cause à l’antipathie d’Aristophane contre Socrate.

Cette antipathie a été hideuse ; le poëte a eu une allure de persécuteur ; il a prêté main-forte aux oppresseurs contre les opprimés, et sa comédie a commis des crimes. Aristophane, châtiment sombre, est resté devant la postérité à l’état de génie méchant. Mais il a une circonstance atténuante ; il a admiré ardemment le poëte de Prométhée, et l’admirer c’était le défendre. Aristophane a fait ce qu’il a pu pour empêcher son bannissement, et si quelque chose peut diminuer l’indignation de lire les Nuées acharnées sur Socrate, c’est qu’on voit dans l’ombre la main d’Aristophane retenant le manteau d’Eschyle qui s’en va.

Eschyle du reste a, lui aussi, une comédie, sœur de la farce immense d’Aristophane. Nous avons parlé de sa gaieté. Elle va loin dans les Argiens. Elle égale Aristophane et devance notre mardi gras. Écoutez : « Il me jette au nez un pot de nuit. Le vase plein me tombe sur la « tête et s’y casse, odorant, mais autrement qu’une urne à parfums. » Qui dit cela ? c’est Eschyle. Et à son tour Shakespeare viendra, et criera par la bouche de Falstaff : « Videz le pot de chambre ! » Empty the Jordan. Que voulez-vous ? vous avez affaire à des sauvages.

Un de ces sauvages, c’est Molière. Voyez, d’un bout à l’autre, le Malade imaginaire.

C’est aussi un peu Racine. Voyez les Plaideurs, déjà nommés.

L’abbé Camus était un évêque d’esprit, chose rare en tout temps, et, qui plus est, un bon homme. Il eût mérité ce blâme d’un autre évêque, notre contemporain, d’être « bon jusqu’à la bêtise ». Cela tenait peut-être à ce qu’il avait de l’esprit. Il donnait aux pauvres tout le revenu de son évêché de Belley. Il s’opposait aux canonisations. C’était lui qui disait : Il n’est chasse que de vieux chiens et châsse que de vieux saints ; et quoiqu’il n’aimât pas les nouveaux venus de la sainteté, il était l’ami de saint François de Sales, sur le conseil duquel il fit des romans. Il raconte dans une de ses lettres qu’un jour François de Sales lui avait dit : L’Église rit volontiers.

L’art aussi rit volontiers. L’art, qui est un temple, a son rire. D’où lui vient cette hilarité ? Tout à coup au milieu des chefs-d’œuvre, faces sévères, se dresse et éclate un bouffon, chef-d’œuvre aussi. Sancho Pança coudoie Agamemnon. Toutes les merveilles de la pensée sont là, l’ironie vient les compliquer et les compléter. Énigme. Voici que l’art, le grand art, est pris, d’un accès de gaieté. Son problème, la matière, l’amuse. Il la formait, il la déforme. Il la combinait pour la beauté ; il s’égaye à en extraire la laideur. Il semble qu’il oublie sa responsabilité. Il ne l’oublie pas pourtant, car subitement, derrière la grimace, la philosophie apparaît. Une philosophie déridée, moins sidérale, plus terrestre, tout aussi mystérieuse que la philosophie triste. L’inconnu qui est dans l’homme et l’inconnu qui est dans les choses se confrontent ; et il se trouve qu’en se rencontrant, ces deux augures, la Nature et le Destin, ne gardent pas leur sérieux. La poésie, chargée d’anxiétés, bafoue, qui ? elle-même. Une joie, qui n’est pas la sérénité, jaillit de l’incompréhensible. On ne sait quelle raillerie haute et sinistre se met à faire des éclairs dans l’ombre humaine. Les obscurités amoncelées autour de nous jouent avec notre âme. Épanouissement redoutable de l’inconnu. Le mot pour rire sort de l’abîme.

Cet inquiétant rire de l’art s’appelle, dans l’antiquité Aristophane, et dans les temps modernes Rabelais.

Quand Pratinas le dorien eût inventé la pièce à satyres, la comédie faisant son apparition en face de la tragédie, le rire à côté du deuil, les deux genres prêts à s’accoupler peut-être, cela fit scandale. Agathon, l’ami d’Euripide, alla à Dodone consulter Loxias. Loxias, c’est Apollon. Loxias signifie tortueux, et l’on nommait Apollon le Tortueux, à cause de ses oracles toujours indirects et pleins de méandres et de replis. Agathon demanda à Apollon si le nouveau genre n’était pas impie, et si la comédie existait de droit aussi bien que la tragédie. Loxias répondit : La poésie a deux oreilles.

Cette réponse, qu’Aristote déclare obscure, nous semble fort claire. Elle résume la loi entière de l’art. Deux problèmes, en effet, sont en présence : en pleine lumière, le problème bruyant, tumultueux, orageux, tapageur, le vaste carrefour vital, toutes les directions offertes aux mille pieds de l’homme, les bouches contestant, les querelles, les passions avec leurs pourquoi ? le mal, qui commence la souffrance par lui, car être le mal c’est pire que le faire, les peines, les douleurs, les larmes, les cris, les rumeurs ; dans l’ombre, le problème muet, l’immense silence, d’un sens inexprimable et terrible. Et la poésie a deux oreilles : l’une qui écoute la vie, l’autre qui écoute la mort.

IX §

La puissance de dégagement lumineux que la Grèce avait est prodigieuse, même aujourd’hui qu’on voit la France. La Grèce ne colonisait pas sans civiliser. Exemple à plus d’une nation moderne. Acheter et vendre n’est pas tout.

Tyr achetait et vendait, Béryte achetait et vendait, Sidon achetait et vendait, Sarepta achetait et vendait ; où sont ces villes ? Athènes enseignait. Elle est encore à cette heure une des capitales de la pensée humaine.

L’herbe pousse sur les six marches de la tribune où a parlé Démosthène, le Céramique est un ravin à demi comblé d’une poussière de marbre qui a été le palais de Cécrops, l’Odéon d’Hérode Atticus n’est plus, au pied de l’Acropole, qu’une masure sur laquelle tombe, à de certaines heures, l’ombre incomplète du Parthénon ; le temple de Thésée appartient aux hirondelles, les chèvres broutent sur le Pnyx ; mais l’idée grecque est vivante, mais la Grèce est reine, mais la Grèce est déesse. Être un comptoir, cela passe ; être une école, cela dure.

Il est curieux de se dire aujourd’hui qu’il y a vingt-deux siècles des bourgades, isolées et éparses aux extrémités du monde connu, possédaient toutes des théâtres. En fait de civilisation, la Grèce entrait en matière par la construction d’une académie, d’un portique ou d’un logeum. Qui eût vu, presque à la même époque, s’élever à peu de distance l’une de l’autre, en Ombrie, la ville des gaulois de Sens, maintenant Sinigaglia, et, près du Vésuve, la ville hellénique Parthénopée, à présent Naples, eût reconnu la Gaule à la grande pierre debout toute rouge de sang, et la Grèce au théâtre.

Cette civilisation par la poésie et l’art avait une telle force qu’elle domptait parfois jusqu’à la guerre. Les siciliens, c’est Plutarque qui le raconte à propos de Nicias, mettaient en liberté les prisonniers grecs qui chantaient des vers d’Euripide.

Indiquons quelques faits très peu connus et très singuliers.

La colonie messénienne, Zancle en Sicile, la colonie corinthienne, Corcyre, distincte de la Corcyre des îles absyrtides, la colonie cycladienne, Cyrène en Libye, les trois colonies phocéennes, Hélée en Lucanie, Palania en Corse, Marseille en France, avaient des théâtres. Le taon ayant poursuivi Io tout le long du golfe Adriatique, la mer Ionienne allait jusqu’au port Venetus, et Trégeste, qui est Trieste, avait un théâtre. Théâtre à Salpé, en Apulie ; théâtre à Squillacium, en Calabre ; théâtre à Thernus, en Livadie ; théâtre à Lysimachia fondée par Lysimaque, lieutenant d’Alexandre ; théâtre à Scapta-Hyla, où Thucydide avait des mines d’or ; théâtre à Byzia, où avait habité Thésée ; théâtre en Chaonie, à Buthrotum, où jouaient ces équilibristes venus du mont Chimère qu’admira Apulée sur le Pœcile ; théâtre en Pannonie, à Bude, où étaient les métanastes, c’est-à-dire les Transplantés. Beaucoup de ces colonies, situées loin, étaient fort exposées. Dans l’île de Sardaigne, que les grecs nommaient Ichnusa à cause de sa ressemblance avec la plante du pied, Calaris, qui est Cagliari, était en quelque sorte sous la griffe punique ; Cibalis, en Mysie, avait à craindre les triballes ; Aspalathon, les illyriens ; Tomis, futur tombeau d’Ovide, les scordisques ; Milet, en Anatolie, les massagètes ; Dénia, en Espagne, les cantabres ; Salmydessus, les molosses ; Carsine, les tauro-scythes ; Gélonus, les sarmates arymphées, qui vivaient de glands ; Apollonia, les hamaxobiens rôdants sur leurs chariots ; Abdère, patrie de Démocrite, les thraces, hommes tatoués. Toutes ces villes, à côté de leur citadelle, avaient un théâtre. Pourquoi ? c’est que le théâtre maintenait allumée cette flamme, la patrie. Ayant les barbares aux portes, il importait de rester grecs. L’esprit de nation est la meilleure muraille.

Le drame grec était profondément lyrique. C’était souvent moins une tragédie qu’un dithyrambe. Il avait pour l’occasion des strophes altières comme des épées. Il se ruait sur la scène, le casque au front, et c’était une ode armée en guerre. On sait ce que peut une Marseillaise.

Beaucoup de ces théâtres étaient en granit, quelques-uns en brique. Le théâtre d’Apollonia était en marbre. Le théâtre de Salmydessus, qui se transportait tantôt sur la place Dorique, tantôt sur la place Épiphane, était un vaste échafaudage roulant sur cylindres, à la façon de ces tours de bois qu’on poussait contre les tours de pierre des villes assiégées.

Et quel poëte jouait-on de préférence sur ces théâtres ? Eschyle.

Eschyle était pour la Grèce le poëte autochtone. Il était plus que grec, il était pélasgique. Il était né à Eleusis, et non seulement éleusien, mais éleusiaque, c’est-à-dire croyant. C’est la même nuance qu’anglais et anglican. L’élément asiatique, déformation grandiose de ce génie, augmentait le respect. Car on contait que le grand Dionysius, ce Bacchus commun à l’Occident et à l’Orient, venait en songe lui dicter ses tragédies. Vous retrouvez ici « l’Alleur » de Shakespeare.

Eschyle, eupatride et éginétique, semblait aux grecs plus grec qu’eux-mêmes ; dans ces temps de code et de dogme mêlés, être sacerdotal, c’était une haute façon d’être national. Cinquante-deux de ses tragédies avaient été couronnées. En sortant des pièces d’Eschyle, les hommes frappaient sur les boucliers pendus aux portes des temples en criant : Patrie ! patrie ! Ajoutons ceci : être hiératique, cela ne l’empêchait pas d’être démotique. Eschyle aimait le peuple, et le peuple l’adorait. Il y a deux côtés à la grandeur : la majesté est l’un, la familiarité est l’autre. Eschyle était familier avec cette orageuse et généreuse tourbe d’Athènes. Il donnait souvent à cette foule le beau rôle. Voyez dans l’Orestie comme le chœur, qui est le peuple, accueille tendrement Cassandre. La reine rudoie et effarouche l’esclave, que le chœur tâche de rassurer et d’apaiser. Eschyle avait introduit le peuple dans ses œuvres les plus hautes ; il l’avait mis dans Penthée par la tragédie des Cardeuses de laine, dans Niobé par la tragédie des Nourrices, dans Athamas par la tragédie des Tireurs de filets, dans Iphigénie par la tragédie des Faiseuses de lit. C’était du côté du peuple qu’il faisait pencher la balance dans ce drame mystérieux, le Pesage des Âmes5. Aussi l’avait-on choisi pour la conservation du feu sacré.

Dans toutes les colonies grecques on jouait l’Orestie et les Perses. Eschyle présent, la patrie n’était plus absente. Les magistrats ordonnaient ces représentations presque religieuses. Le gigantesque théâtre eschylien était comme chargé de surveiller le bas âge des colonies. Il les enfermait dans l’esprit grec, il les garantissait du mauvais voisinage et des tentations d’égarement possible, il les préservait du contact barbare, il les maintenait dans le cercle hellénique. Il était là comme avertisseur. On confiait, pour ainsi dire, à Eschyle toutes ces petites Grèces.

Dans l’Inde, on donne volontiers les enfants à garder aux éléphants. Ces bontés énormes veillent sur les petits. Tout le groupe des têtes blondes chante, rit et joue au soleil sous les arbres. L’habitation est à quelque distance. La mère n’est pas là. Elle est chez elle, occupée aux soins domestiques, inattentive à ses enfants. Pourtant, tout joyeux qu’ils sont, ils sont en péril. Ces beaux arbres sont des traîtres. Ils cachent sous leur épaisseur des épines, des griffes et des dents. Le cactus s’y hérisse, le lynx y rôde, la vipère y rampe. Il ne faut pas que les enfants s’écartent. Au-delà d’une certaine limite, ils seraient perdus. Eux cependant vont et viennent, s’appellent, se tirent, s’entraînent, quelques-uns bégayant à peine et tout chancelants encore. Parfois un d’eux va trop loin. Alors une trompe formidable s’allonge, saisit le petit, et le ramène doucement vers la maison.

X §

Il existait quelques copies plus ou moins complètes d’Eschyle.

Outre les exemplaires des colonies, qui se bornaient à un petit nombre de pièces, il est certain que des copies partielles de l’exemplaire d’Athènes furent faites par les critiques et scoliastes alexandrins, lesquels nous ont conservé divers fragments, entre autres le fragment comique des Argiens, et le fragment bachique des Édons, et les vers cités par Stobée, et jusqu’aux vers probablement apocryphes que donne Justin le martyr.

Ces copies, enfouies, mais non détruites peut-être, ont entretenu l’espérance persistante des chercheurs, notamment de Le Clerc, qui publia en Hollande, en 1709, les fragments retrouvés de Ménandre. Pierre Pelhestre, de Rouen, l’homme qui avait tout lu, ce dont le grondait l’honnête archevêque Péréfixe, affirmait qu’on retrouverait la plupart des poëmes d’Eschyle dans les librairies (bibliothèques) des monastères du Mont-Athos, de même qu’on avait retrouvé les cinq livres des Annales de Tacite dans le couvent de Corwey, en Allemagne, et les Institutions de Quintilien dans une vieille tour de l’abbaye de Saint-Gall.

Une tradition, contestée, veut qu’Évergète II ait rendu à Athènes, non l’exemplaire original d’Eschyle, mais une copie, en laissant, comme dédommagement, les quinze, talents.

Indépendamment du fait Évergète et Omar que nous avons rappelé, et qui, très réel au fond, est peut-être légendaire dans plus d’un détail, la perte de tant de belles œuvres de l’antiquité ne s’explique que trop par le petit nombre des exemplaires. L’Égypte, en particulier, transcrivait tout sur le papyrus. Le papyrus, étant très cher, devint très rare. On fut réduit à écrire sur poterie. Casser un vase, c’était casser un livre. Vers le temps où Jésus-Christ était peint sur les murailles, à Rome, avec des sabots d’âne et cette inscription : Le Dieu des chrétiens ongle d’âne, au troisième siècle, pour qu’on fît de Tacite dix copies par an, ou, comme nous parlerions aujourd’hui, pour qu’on le tirât à dix exemplaires, il a fallu qu’un césar s’appelât Tacite et crût Tacite son oncle. Et encore Tacite est presque perdu. Des vingt-huit ans de son Histoire des Césars, allant de l’an soixante-neuf à l’an quatre-vingt-seize, nous n’avons qu’une année entière, soixante-neuf, et un fragment d’année, soixante-dix. Évergète défendit d’exporter le papyrus, ce qui fit inventer le parchemin. Le haut prix du papyrus était tel, que Firmius le Cyclope, fabricant de papyrus, en 270, gagna à cette industrie assez d’argent pour lever des armées, faire la guerre à Aurélien et se déclarer empereur.

Gutenberg est un rédempteur. Ces submersions des œuvres de la pensée, inévitables avant l’invention de l’imprimerie, sont impossibles à présent. L’imprimerie, c’est la découverte de l’intarissable. C’est le mouvement perpétuel trouvé en science sociale. De temps en temps un despote cherche à l’arrêter ou à le ralentir, et s’use au frottement. La pensée impossible à entraver, le progrès inarrêtable, qu’on nous passe le mot, le livre imperdable, tel est le résultat de l’imprimerie. Avant l’imprimerie, la civilisation était sujette à des pertes de substance. Les indications essentielles au progrès, venues de tel philosophe ou de tel poëte, faisaient tout à coup défaut. Une page se déchirait brusquement dans le livre humain. Pour déshériter l’humanité de tous les grands testaments des génies, il suffisait d’une sottise de copiste ou d’un caprice de tyran. Nul danger de ce genre à présent. Désormais l’insaisissable règne. Rien ni personne ne saurait appréhender la pensée au corps. Elle n’a plus de corps. Le manuscrit était le corps du chef-d’œuvre. Le manuscrit était périssable, et emportait avec lui l’âme, l’œuvre. L’œuvre, faite feuille d’imprimerie, est délivrée. Elle n’est plus qu’âme. Tuez maintenant cette immortelle ! Grâce à Gutenberg, l’exemplaire n’est plus épuisable. Tout exemplaire est germe, et a en lui sa propre renaissance possible à des milliers d’éditions ; l’unité est grosse de l’innombrable. Ce prodige a sauvé l’intelligence universelle. Gutenberg, au quinzième siècle, sort de l’obscurité terrible, ramenant des ténèbres ce captif racheté, l’esprit humain. Gutenberg est à jamais l’auxiliaire de la vie ; il est le collaborateur permanent de la civilisation en travail. Rien ne se fait sans lui. Il a marqué la transition de l’homme esclave à l’homme libre. Essayez de l’ôter de la civilisation, vous devenez Égypte. La seule décroissance de la liberté de la presse diminue la stature d’un peuple.

Un des grands côtés de cette délivrance de l’homme par l’imprimerie, c’est, insistons-y, la conservation indéfinie des poètes et des philosophes. Gutenberg est comme le second père des créations de l’esprit. Avant lui, oui, ceci était possible, un chef-d’œuvre mourait.

Chose lamentable à dire, la Grèce et Rome ont laissé des ruines de livres. Toute une façade de l’esprit humain à demi écroulée, voilà l’antiquité. Ici la masure d’une épopée, là une tragédie démantelée ; de grands vers frustes enfouis et défigurés, des frontons d’idées aux trois quarts tombés, des génies tronqués comme des colonnes, des palais de pensée sans plafond et sans porte, des ossements de poëmes, une tête de mort qui a été une strophe, l’immortalité en décombres. On rêve sinistrement. L’oubli, cette araignée, suspend sa toile entre le drame d’Eschyle et l’histoire de Tacite.

Où est Eschyle ? en morceaux partout. Eschyle est épars dans vingt textes. Sa ruine, c’est dans une multitude d’endroits différents qu’il faut la chercher. Athénée donne la dédicace Au Temps, Macrobe le fragment de l’Etna et l’hommage aux dieux Paliques, Pausanias l’épitaphe, le biographe anonyme, Goltzius et Meursius ; les titres des pièces perdues.

On sait par Cicéron, dans les Tusculanes, qu’Eschyle était pythagoricien, par Hérodote qu’il fut brave à Marathon, par Diodore de Sicile que son frère Amynias fut vaillant à Platée, par Justin que son frère Cynégyre fut héroïque à Salamine. On sait par les didascalies que les Perses furent représentés sous l’archonte Ménon, les Sept Chefs devant Thèbes sous l’archonte Théagénidès et l’Orestie sous l’archonte Philoclès ; on sait par Aristote qu’Eschyle osa, le premier, faire parler deux personnages à la fois ; par Platon, que les esclaves assistaient à ses pièces ; par Horace, qu’il inventa le masque et le cothurne ; par Pollux, que les femmes grosses avortaient à l’entrée des Furies ; par Philostrate, qu’il abrégea les monodies ; par Suidas, que son théâtre s’écroula sous la foule ; par Élien, qu’il blasphéma ; par Plutarque, qu’il fut exilé ; par Valère-Maxime, qu’un aigle le tua d’une tortue sur la tête ; par Quintilien, qu’on retoucha ses pièces ; par Fabricius, que ses fils sont accusés de cette lèse-paternité ; par les marbres d’Arundel, la date de sa naissance, la date de sa mort et son âge, soixante-neuf ans.

Maintenant ôtez du drame l’Orient et mettez-y le Nord, ôtez la Grèce et mettez l’Angleterre, ôtez l’Inde et mettez l’Allemagne, cette autre mère immense, All-men, Tous-les-Hommes, ôtez Periclès et mettez Élisabeth, ôtez le Parthénon et mettez la Tour de Londres, ôtez la plebs et mettez la mob, ôtez la fatalité et mettez la mélancolie, ôtez la gorgone et mettez la sorcière, ôtez l’aigle et mettez la nuée, ôtez le soleil et mettez sur la bruyère frissonnante au vent le livide lever de la lune, et vous avez Shakespeare.

Étant donnée la dynastie des génies, l’originalité de chacun étant absolument réservée, le poëte de la formation carlovingienne devant succéder au poëte de la formation jupitérienne et la brume gothique au mystère antique, Shakespeare, c’est Eschyle II.

Reste le droit de la Révolution française, créatrice du troisième monde, à être représentée dans l’art. L’Art est une immense ouverture, béante à tout le possible.

Livre V. Les âmes §

I §

La production des âmes, c’est le secret de l’abîme, l’inné, quelle ombre ! qu’est-ce que cette condensation d’inconnu qui se fait dans les ténèbres, et d’où jaillit brusquement cette lumière, un génie ? quelle est la règle de ces avènements-là ? ô amour ! Le cœur humain fait son œuvre sur la terre, cela émeut les profondeurs. Quelle est cette incompréhensible rencontre de la sublimation matérielle et de la sublimation morale en l’atome, indivisible au point de vue de la vie, incorruptible au point de vue de la mort ? L’atome, quelle merveille ! pas de dimension, pas d’étendue, ni hauteur, ni largeur, ni épaisseur, aucune prise à une mesure quelconque, et tout dans ce rien ! Pour l’algèbre, point géométrique. Pour la philosophie, âme. Comme point géométrique, base de la science ; comme âme, base de la foi. Voilà ce que c’est que l’atome. Deux urnes, les sexes, puisent la vie dans l’infini, et le renversement de l’une dans l’autre produit l’être. Ceci est la norme pour tous, pour l’animal comme pour l’homme. Mais l’homme plus qu’homme, d’où vient-il ?

La suprême intelligence, qui est ici-bas le grand homme, quelle est la force qui l’évoque, l’incorpore et la réduit à la condition humaine ? Quelle est la part de la chair et du sang dans ce prodige ? Pourquoi certaines étincelles terrestres vont-elles chercher certaines molécules célestes ? Où plongent ces étincelles ? où vont-elles ? comment s’y prennent-elles ? Quel est ce don de l’homme de mettre le feu à l’inconnu ? Cette mine, l’infini, cette extraction, un génie, quoi de plus formidable ! d’où cela sort-il ? Pourquoi, à un moment donné, celui-ci et non celui-là ? Ici, comme partout, l’incalculable loi des affinités apparaît, et échappe. On entrevoit, mais on ne voit pas. Ô forgeron du gouffre, où es-tu ?

Les qualités les plus diverses, les plus complexes, les plus opposées en apparence, entrent dans la composition des âmes. Les contraires ne s’excluent pas ; loin de là, ils se complètent. Tel prophète contient un scoliaste ; tel mage est un philologue. L’inspiration sait son métier. Tout poëte est un critique ; témoin cet excellent feuilleton de théâtre que Shakespeare met dans la bouche d’Hamlet. Tel esprit visionnaire est — en même temps précis ; comme Dante qui écrit une rhétorique et une grammaire. Tel esprit exact est en même temps visionnaire ; comme Newton qui commente l’Apocalypse ; comme Leibnitz qui démontre, nova inventa logica, la sainte Trinité. Dante connaît la distinction des trois sortes de mots, parola plana, parola sdrucciola, parole tronca ; il sait que la piana donne un trochée, la sdrucciola un dactyle et la tronca un ïambe. Newton est parfaitement sûr que le pape est l’antechrist. Dante combine et calcule ; Newton rêve.

Nulle loi saisissable dans cette obscurité. Nul système possible. Les adhérences et les cohésions croisent pêle-mêle leurs courants. Par moments on imagine surprendre le phénomène de la transmission de l’idée, et il semble qu’on voit distinctement une main prendre le flambeau à celui qui s’en va pour le donner à celui qui arrive. 1642, par exemple, est une année étrange. Galilée y meurt, Newton y naît. C’est bien. Voilà un fil, essayez de le nouer ; il se casse tout de suite. Voici une disparition : le 23 avril 1616, le même jour, presque à la même minute, Shakespeare et Cervantes meurent. Pourquoi ces deux flammes soufflées au même moment ? Aucune logique apparente. Un tourbillon dans la nuit.

À chaque instant des énigmes. Pourquoi Commode sort-il de Marc-Aurèle ?

Ces problèmes obsédaient dans le désert Jérôme, cet homme de l’antre, cet Isaïe du Nouveau Testament ; il interrompait les préoccupations de l’éternité et l’attention au clairon de l’archange pour méditer sur telle âme de païen qui l’intéressait ; il supputait l’âge de Perse, rattachant cette recherche à quelque chance obscure de salut possible pour ce poëte aimé du cénobite à cause de sa sévérité ; et rien n’est surprenant comme de voir ce penseur farouche, demi-nu sur sa paille, ainsi que Job, disputer sur cette question, frivole en apparence, de la naissance d’un homme, avec Rufin et Théophile d’Alexandrie, Rufin lui faisant remarquer qu’il se trompe dans ses calculs et que, Perse étant né en décembre sous le consulat de Fabius Persicus et de Vitellius et étant mort en novembre sous le consulat de Publius Marius et d’Asinius Gallus, ces époques ne correspondent pas rigoureusement avec l’an II de la deux cent troisième olympiade et l’an il de la deux cent dixième, dates fixées par Jérôme. Le mystère sollicite ainsi les contemplateurs.

Ces calculs, presque hagards, de Jérôme, ou d’autres semblables, plus d’un songeur les refait. Ne jamais trouver le point d’arrêt, passer d’une spirale à l’autre comme Archimède, et d’une zone à l’autre comme Alighieri, tomber en voletant dans le puits circulaire, c’est l’éternelle aventure du songeur. Il se heurte à la paroi rigide où glisse le rayon pâle. Il rencontre la certitude parfois comme un obstacle et la clarté parfois comme une crainte. Il passe outre. Il est l’oiseau sous la voûte. C’est terrible. N’importe. On songe.

Songer, c’est penser çà et là. Passim. Quelle est cette naissance d’Euripide pendant cette bataille de Salamine où Sophocle, adolescent, prie, et où Eschyle, homme fait, combat ? Quelle est cette naissance d’Alexandre dans la nuit où est brûlé le temple d’Éphèse ? Quel lien entre ce temple et cet homme ? Est-ce l’esprit conquérant et rayonnant de l’Europe qui, détruit sous la forme chef-d’œuvre, reparaît sous la forme héros ? Car n’oubliez pas que Ctésiphon est l’architecte grec du temple d’Éphèse. Nous signalions tout à l’heure la disparition simultanée de Shakespeare et de Cervantes. En voici une autre, non moins surprenante. Le jour où Diogène meurt à Corinthe, Alexandre meurt à Babylone. Ces deux cyniques, l’un du haillon, l’autre de l’épée, s’en vont ensemble, et Diogène, avide de jouir de l’immense lumière inconnue, va encore une fois dire à Alexandre : Retire-toi de mon soleil.

Que signifient certaines concordances des mythes représentés par les hommes divins ? Quelle est cette analogie d’Hercule et de Jésus qui frappait les Pères de l’Église, qui indignait Sorel, mais édifiait Du Perron, et qui fait d’Alcide une espèce de miroir matériel de Christ ? N’y a-t-il pas communauté d’âme, et, à leur insu, communication entre le législateur grec et le législateur hébreu, créant au même moment, sans se connaître et sans que l’un soupçonne l’existence de l’autre, le premier l’aréopage, le second le sanhédrin ? Étrange ressemblance du jubilé de Moïse et du jubilé de Lycurgue ! Qu’est-ce que ces paternités doubles, paternité du corps, paternité de l’esprit, comme celle de David pour Salomon ? Vertiges. Escarpements. Précipices.

Qui regarde trop longtemps dans cette horreur sacrée sent l’immensité lui monter à la tête. Qu’est-ce que la sonde vous rapporte jetée dans ce mystère ? Que voyez-vous ? Les conjectures tremblent, les doctrines frissonnent, les hypothèses flottent ; toute la philosophie humaine vacille à un souffle sombre devant cette ouverture.

L’étendue du possible est en quelque sorte sous vos yeux. Le rêve qu’on a en soi, on le retrouve hors de soi. Tout est indistinct. Des blancheurs confuses se meuvent. Sont-ce des âmes ? On aperçoit dans les profondeurs des passages d’archanges vagues, sera-ce un jour des hommes ? Vous vous prenez la tête dans les mains, vous tâchez de voir et de savoir. Vous êtes à la fenêtre dans l’inconnu. De toutes parts les épaisseurs des effets et des causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent de brume. L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. Dans ce noir, qui est jusqu’à présent presque toute notre science, l’expérience tâtonne, l’observation guette, la supposition va et vient. Si vous y regardez très souvent, vous devenez vates. La vaste méditation religieuse s’empare de vous.

Tout homme a en lui son Pathmos. Il est libre d’aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d’où l’on aperçoit les ténèbres. S’il n’y va point, il reste dans la vie ordinaire, dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire, ou dans le doute ordinaire ; et c’est bien. Pour le repos intérieur, c’est évidemment le mieux. S’il va sur cette cime, il est pris. Les profondes_ vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là. Désormais il sera le penseur dilaté, agrandi, mais flottant ; c’est-à-dire le songeur. Il touchera par un point au poëte, et par l’autre au prophète. Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l’ombre. L’illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie. Il devient extraordinaire aux autres hommes, ayant une mesure différente de la leur. Il a des devoirs qu’ils n’ont pas. Il vit dans de la prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à une certitude indéterminée qu’il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépuscule assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir ces deux bouts de fil sombre et y renouer son âme. Qui a bu boira, qui a songé songera. Il s’obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l’inexploré, à ce désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pour tâter l’impalpable, à ce regard sur l’invisible, il y vient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il y fait un pas, puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dans l’impénétrable, et c’est ainsi qu’on s’en va dans les élargissements sans bords de la méditation infinie.

Qui y descend est Kant ; qui y tombe est Swedenborg.

Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c’est être grand. Mais, si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse l’abîme de questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont là, mais mêlées à l’ombre. Les énormes linéaments des vérités semblent parfois apparaître un instant, puis rentrent et se perdent dans l’absolu. De toutes ces questions, celle entre toutes qui nous obsède l’intelligence, celle entre toutes qui nous serre le cœur, c’est la question de l’âme.

L’âme est-elle ? première question. La persistance du moi est la soif de l’homme. Sans le moi persistant, toute la création n’est pour lui qu’un immense à quoi bon ! Aussi écoutez la foudroyante affirmation qui jaillit de toutes les consciences. Toute la somme de Dieu qu’il y a sur la terre dans tous les hommes se condense en un seul cri pour affirmer l’âme. Et puis, deuxième question, y a-t-il de grandes âmes ?

Il semble impossible d’en douter. Pourquoi pas de grandes âmes dans l’humanité, comme de grands arbres dans la forêt, comme de grandes cimes sur l’horizon ? On voit les grandes âmes comme on voit les grandes montagnes. Donc, elles sont. Mais ici l’interrogation insiste ; l’interrogation, c’est l’anxiété ; d’où viennent-elles ? que sont-elles ? qui sont-elles ? y a-t-il des atomes plus divins que d’autres ? Cet atome, par exemple, qui sera doué d’irradiation ici-bas, celui-ci qui sera Thalès, celui-ci qui sera Eschyle, celui-ci qui sera Platon, celui-ci qui sera Ézéchiel, celui-ci qui sera Macchabée, celui-ci qui sera Apollonius de Tyane, celui-ci qui sera Tertullien, celui-ci qui sera Épictète, celui-ci qui sera Marc-Aurèle, celui-ci qui sera Nestorius, celui-ci qui sera Pelage, celui-ci qui sera Gama, celui-ci qui sera Kopernic, celui-ci qui sera Jean Huss, celui-ci qui sera Descartes, celui-ci qui sera Vincent de Paul, celui-ci qui sera Piranèse, celui-ci qui sera Washington, celui-ci qui sera Beethoven, celui-ci qui sera Garibaldi, celui-ci qui sera John Brown, tous ces atomes, âmes en fonction sublime parmi les hommes, ont-ils vu d’autres univers et en apportent-ils l’essence sur la terre ? Les esprits chefs, les intelligences guides, qui les envoie ? qui détermine leur apparition ? qui est juge du besoin actuel de l’humanité ? qui choisit les âmes ? qui fait l’appel des atomes ? qui ordonne les départs ? qui prémédite les arrivées ? L’atome trait d’union, l’atome universel, l’atome lieun des mondes, existe-t-il ? N’est-ce point là la grande âme ?

Compléter un univers par l’autre, verser sur le moins de l’un le trop de l’autre, accroître ici la liberté, là la science, là l’idéal, communiquer aux inférieurs des patrons de la beauté supérieure, échanger les effluves, apporter le feu central à la planète, mettre en harmonie les divers mondes d’un même système, hâter ceux qui sont en retard, croiser les créations, cette fonction mystérieuse n’existe-t-elle pas ?

N’est-elle pas remplie à leur insu par de certains prédestinés, qui, momentanément et pendant leur passage humain, s’ignorent en partie eux-mêmes ? Tel atome, moteur divin appelé âme, n’a-t-il pas pour emploi de faire aller et venir un homme solaire parmi les hommes terrestres ? Puisque l’atome floral existe, pourquoi l’atome stellaire n’existerait-il pas ? Cet homme solaire, ce sera tantôt le savant, tantôt le voyant, tantôt le calculateur, tantôt le thaumaturge, tantôt le navigateur, tantôt l’architecte, tantôt le mage, tantôt le prophète, tantôt le héros, tantôt le poëte. La vie de l’humanité marchera par eux. Le roulement de la civilisation sera leur tâche. Ces attelages d’esprits traîneront le char énorme. L’un dételé, l’autre repartira. Chaque achèvement de siècle sera une étape. Jamais de solution de continuité. Ce qu’un esprit aura ébauché, un autre esprit le terminera, liant le phénomène au phénomène, quelquefois sans se douter de la soudure. À chaque révolution dans les faits correspondra une révolution proportionnée dans les idées, et réciproquement. L’horizon ne pourra s’élargir à droite sans s’étendre à gauche. Les hommes les plus divers, les plus contraires parfois, adhéreront par des côtés inattendus, et dans ces adhérences éclatera l’impérieuse logique du progrès. Orphée, Bouddha, Confucius, Zoroastre, Pythagore, Moïse, Manou, Mahomet, d’autres encore, seront les chaînons de la même chaîne. Un Gutenberg découvrant le procédé d’ensemencement de la civilisation et le mode d’ubiquité de la pensée, sera suivi d’un Christophe Colomb découvrant un champ nouveau. Un Christophe Colomb découvrant un monde sera suivi d’un Luther découvrant une liberté. Après Luther, novateur dans le dogme, viendra Shakespeare, novateur dans l’art. Un génie finit l’autre.

Mais pas dans la même région. L’astronome s’ajoute au philosophe ; le législateur est l’exécuteur des volontés du poëte ; le libérateur armé prête main-forte au libérateur pensant ; le poëte corrobore l’homme d’état. Newton est l’appendice de Bacon ; Danton dérive de Diderot ; Milton confirme Cromwell ; Byron appuie Botzaris ; Eschyle, avant lui, a aidé Miltiade. L’œuvre est mystérieuse pour ceux même qui la font. Les uns en ont conscience, les autres points. À des distances très grandes, à des intervalles de siècles, les corrélations se manifestent, surprenantes ; l’adoucissement des mœurs humaines, commencé par le révélateur religieux, sera mené à fin par le raisonneur philosophique, de telle sorte que Voltaire continue Jésus. Leur œuvre concorde et coïncide. Si cette concordance dépendait d’eux, tous deux y résisteraient peut-être, l’un, l’homme divin, indigné dans son martyre, l’autre, l’homme humain, humilié dans son ironie ; mais cela est. Quelqu’un qui est très haut l’arrange ainsi.

Oui, méditons sur ces vastes obscurités. La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l’ombre qu’il en fait sortir la clarté.

L’humanité se développant de l’intérieur à l’extérieur, c’est là, à proprement parler, la civilisation. L’intelligence humaine se fait rayonnement, et, de proche en proche, gagne, conquiert et humanise la matière. Domestication sublime. Ce travail a des phases ; et chacune de ces phases, marquant un âge dans le progrès, est ouverte ou fermée par un de ces êtres qu’on appelle génies. Ces esprits missionnaires, ces légats de Dieu, ne portent-ils pas en eux une sorte de solution partielle de cette question si abstruse du libre arbitre ? L’apostolat, étant un acte de volonté, touche d’un côté à la liberté, et, de l’autre, étant une mission, touche par la prédestination à la fatalité. Le volontaire nécessaire. Tel est le messie ; tel est le génie.

Maintenant revenons, — car toutes les questions qui se rattachent au mystère sont le cercle et l’on n’en peut sortir, — revenons à notre point de départ et à notre interrogation première : Qu’est-ce qu’un génie ? Ne serait-ce pas une âme cosmique ? ne serait-ce pas une âme pénétrée d’un rayon de l’inconnu ? Dans quelles profondeurs se préparent ces espèces d’âmes ? quels stages font-elles ? quels milieux traversent-elles ? quelle est la germination qui précède l’éclosion ? quel est le mystère de l’avant-naissance ? où était cet atome ? Il semble qu’il soit le point d’intersection de toutes les forces. Comment toutes les puissances viennent-elles converger et se nouer en unité indivisible dans cette intelligence souveraine ? qui a couvé cet aigle ? l’incubation de l’abîme sur le génie, quelle énigme ! Ces hautes âmes, momentanément propres à la terre, n’ont-elles pas vu autre chose ? est-ce pour cela qu’elles nous arrivent avec tant d’intuitions ? quelques-unes semblent pleines du songe d’un monde antérieur. Est-ce de là que leur vient cet effarement qu’elles ont quelquefois ? est-ce là ce qui leur inspire des paroles surprenantes ? est-ce là ce qui leur donne de certains troubles étranges ? est-ce là ce qui les halluciné jusqu’à leur faire, pour ainsi dire, voir et toucher des choses et des êtres imaginaires ? Moïse avait son buisson ardent, Socrate son démon familier, Mahomet sa colombe, Luther son follet jouant avec sa plume et auquel il disait : Paix là ! Pascal son précipice ouvert qu’il cachait avec un paravent.

Beaucoup de ces âmes majestueuses ont évidemment la préoccupation d’une mission. Elles se comportent par moments comme si elles savaient. Elles paraissent avoir une certitude confuse. Elles l’ont. Elles l’ont pour le mystérieux ensemble. Elles l’ont aussi pour le détail. Jean Huss mourant prédit Luther. Il s’écrie : Vous brûlez l’oie (Hus), mais le cygne viendra. Qui envoie ces âmes ? qui les suscite ? quelle est la loi de leur formation antérieure et supérieure à la vie ? qui les approvisionne de force, de patience, de fécondation, de volonté, de colère ? à quelle urne de bonté ont-elles puisé la sévérité ? dans quelle région des foudres ont-elles recueilli l’amour ? Chacune de ces grandes âmes nouvelles venues renouvelle la philosophie, ou l’art, ou la science, ou la poésie, et refait ces mondes à son image. Elles sont comme imprégnées de création. Il se détache par moments de ces âmes une vérité qui brille sur les questions où elle tombe. Telle de ces âmes ressemble à un astre qui égoutterait de la lumière. De quelle source prodigieuse sortent-elles donc, qu’elles sont toutes différentes ? pas une ne dérive de l’autre, et pourtant elles ont cela de commun que toutes elles apportent de l’infini. Questions incommensurables et insolubles. Cela n’empêche pas les bons pédants et les capables de se rengorger, et de dire, en montrant du doigt sur le haut de la civilisation le groupe sidéral des génies : Vous n’aurez plus de ces hommes-là. On ne les égalera pas. Il n’y en a plus. Nous vous le déclarons, la terre a épuisé son contingent de grands esprits. Maintenant décadence et clôture. Il faut en prendre son parti. On n’aura plus de génies, — Ah ! vous avez vu le fond de l’insondable, vous !

II §

Non, tu n’es pas fini. Tu n’as pas devant toi la borne, la limite, le terme, la frontière. Tu n’as pas à ton extrémité, comme l’été l’hiver, comme l’oiseau la lassitude, comme le torrent le précipice, comme l’océan la falaise, comme l’homme le sépulcre. Tu n’as point d’extrémité. Le « tu n’iras pas plus loin », c’est toi qui le dis, et on ne te le dit pas. Non, tu ne dévides pas un écheveau qui diminue et dont le fil casse. Non, tu ne restes pas court. Non, ta quantité ne décroît pas ; non, ton épaisseur ne s’amincit pas ; non, ta faculté n’avorte pas ; non, il n’est pas vrai qu’on, commence à apercevoir dans ta toute-puissance cette transparence qui annonce la fin et à entrevoir derrière lui autre chose que toi. Autre chose ! et quoi donc ? l’obstacle. L’obstacle à qui ? L’obstacle à la création ! l’obstacle à l’immanent ! l’obstacle au nécessaire ! Quel rêvé !

Quand tu entends les hommes dire : « Voici jusqu’où va Dieu. Ne lui demandez pas davantage. Il part d’ici, et s’arrête là. Dans Homère, dans Aristote, dans Newton, il vous a donné tout ce qu’il avait. Laissez-le tranquille maintenant. Il est vidé. Dieu ne recommence pas. Il a pu faire cela une fois, il ne le peut deux fois. Il s’est dépensé tout entier dans cet homme-ci ; il ne reste plus assez de Dieu pour faire un homme pareil. » Quand tu les entends dire ces choses, si tu étais homme comme eux, tu sourirais dans ta profondeur terrible ; mais tu n’es pas dans une profondeur terrible, et étant la bonté, tu n’as pas de sourire. Le sourire est une ride fugitive, ignorée de l’absolu.

Toi, atteint de refroidissement ; toi, cesser ; toi, t’interrompre ; toi, dire : Halte ! Jamais. Toi, tu serais forcé de reprendre ta respiration après avoir créé un homme ! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pâle multitude de vivants, en présence de l’inconnu, a à s’étonner et à s’effrayer de quelque chose, ce n’est pas de voir sécher la sève génératrice et les naissances se stériliser ; c’est, ô Dieu, du déchaînement éternel des prodiges. L’ouragan des miracles souffle perpétuellement. Jour et nuit les phénomènes en tumulte surgissent autour de nous de toutes parts, et, ce qui n’est pas la moindre merveille, sans troubler la majestueuse tranquillité de l’Être. Ce tumulte, c’est l’harmonie.

Les énormes ondes concentriques de la vie universelle sont sans bords. Le ciel étoile que nous étudions n’est qu’une apparition partielle. Nous ne saisissons du réseau de l’Être que quelques mailles. La complication du phénomène, laquelle ne se laisse entrevoir, au-delà de nos sens, qu’à la contemplation et à l’extase, donne le vertige à l’esprit. Le penseur qui va jusque-là n’est plus pour les autres hommes qu’un visionnaire. L’enchevêtrement nécessaire du perceptible et du non perceptible frappe de stupeur le philosophe. Cette plénitude est voulue par ta toute-puissance, qui n’admet point de lacune. La pénétration des univers dans les univers fait partie de ton infinitude. Ici nous étendons le mot univers à un ordre de faits qu’aucune astronomie n’atteint. Dans le cosmos que la vision épie et qui échappe à nos organes de chair, les sphères entrent dans les sphères, sans se déformer, la densité des créations étant différente ; de telle sorte que, selon toute apparence, à notre monde est inexprimablement amalgamé un autre monde, invisible pour nous invisibles pour lui.

Et toi, centre et lieu des choses, toi, l’Être, tu tarirais ! Les sérénités absolues pourraient, à de certains moments, être inquiètes du manque de moyens de l’infini ! Les lumières dont une humanité a besoin, il viendrait une heure où tu ne pourrais plus les lui fournir ! Mécaniquement infatigable, tu pourrais être à bout de forces dans l’ordre intellectuel et moral ! On pourrait dire : Dieu est éteint de ce côté-là ! Non ! non ! non ! ô Père !

Phidias fait ne t’empêche pas de faire Michel-Ange. Michel-Ange créé, il te reste de quoi produire Rembrandt. Un Dante ne te fatigue pas. Tu n’es pas plus épuisé par un Homère que par un astre. Les aurores à côté des aurores, le renouvellement indéfini des météores, les mondes par-dessus les mondes, le passage prodigieux de ces étoiles incendiées qu’on appelle comètes, les génies, et puis les génies, Orphée, puis Moïse, puis Isaïe, puis Eschyle, puis Lucrèce, puis Tacite, puis Juvénal, puis Cervantes et Rabelais, puis Shakespeare, puis Molière, puis Voltaire, ceux qui sont venus et ceux qui viendront, cela ne te gêne pas. Pêle-mêle de constellations. Il y a de la place dans ton immensité.

Deuxième partie §

Livre I. Shakespeare — Son génie §

I §

« Shakespeare, dit Forbes, n’a ni le talent tragique ni le talent comique. Sa tragédie est artificielle et sa comédie n’est qu’instinctive. » Johnson confirme le verdict : « Sa tragédie est le produit de l’industrie et sa comédie le produit de l’instinct. » Après que Forbes et Johnson lui ont contesté le drame, Green lui conteste l’originalité. Shakespeare est « un plagiaire » ; Shakespeare est « un copiste » ; Shakespeare « n’a rien inventé » ; c’est « un corbeau paré des plumes d’autrui » ; il pille Eschyle, Boccace, Bandello, Hollinshed, Belleforest, Benoist de Saint-Maur ; il pille Layamon, Robert de Glocester, Robert Wace, Pierre de Langtoft, Robert Manning, John de Mandeville, Sackville, Spencer ; il pille l’Arcadie de Sidney ; il pille l’anonyme de la True Cronicle of King Leir ; il pille à Rowley, dans The troublesome reign of King John (1591), le caractère du bâtard Falconbridge. Shakespeare pille Thomas Greene ; Shakespeare pille Dekk et Chettle. Hamlet n’est pas de lui ; Othello n’est pas de lui ; Timon d’Athènes n’est pas de lui ; rien n’est de lui. Pour Green, Shakespeare n’est pas seulement « un enfleur de vers blancs », un « secoue-scènes » (shake-scene), un Johannes factotum (allusion au métier de call-boy et de figurant) ; Shakespeare est une bête féroce. Corbeau ne suffit plus, Shakespeare est promu tigre. Voici le texte : Tyger’s heart wrapt in a player’s hyde. Cœur de tigre caché sous la peau d’un comédien (A Groatsworth of wit, 1592).

Thomas Rhymer juge Othello : « La morale de cette fable est assurément fort instructive. Elle est pour les bonnes ménagères un avertissement de bien veiller à leur linge. » Puis le même Rhymer veut bien cesser de rire et prendre Shakespeare au sérieux : « … Quelle impression édifiante et utile un auditoire peut-il emporter d’une telle poésie ? À quoi cette poésie peut-elle servir, sinon à égarer notre bon sens, à jeter le désordre dans nos pensées, à troubler notre cerveau, à pervertir nos instincts, à fêler nos imaginations, à corrompre notre goût, et à nous remplir la tête de vanité, de confusion, de tintamarre et de galimatias ? » Ceci s’imprimait quatre-vingts ans après la mort de Shakespeare, en 1693. Tous les critiques et tous les connaisseurs étaient d’accord.

Voici quelques-uns des reproches unanimement adressés à Shakespeare : — Concettis, jeux de mots, calembours. — Invraisemblance, extravagance, absurdité. — Obscénité. — Puérilité. — Enflure, emphase, exagération. — Clinquant, pathos. — Recherche des idées, affectation du style. — Abus du contraste et de la métaphore. — Subtilité. — Immoralité. — Écrire pour le peuple. — Sacrifier à la canaille. — Se plaire dans l’horrible. — N’avoir point de grâce. — N’avoir point de charme. — Dépasser le but. — Avoir trop d’esprit. — N’avoir pas d’esprit. — Faire « trop grand ». — « Faire grand ».

— « Ce Shakespeare est un esprit grossier et barbare », dit lord Shaftesbury. Dryden ajoute : Shakespeare est inintelligible. Mistress Lennox donne à Shakespeare cette patoche : Ce poëte altère la vérité historique. Un critique allemand de 1680, Bentheim, se sent désarmé, parce que, dit-il, Shakespeare est une tête pleine de drôlerie. Ben Johnson, le protégé de Shakespeare, raconte lui-même ceci (ix, 175. Édition Gifford) : « Je me rappelle que les comédiens mentionnaient à l’honneur de Shakespeare que, dans ses écrits, il ne raturait jamais une ligne ; je répondis : Plût à Dieu qu’il en eût raturé mille ! » Ce vœu, du reste, fut exaucé par les honnêtes éditeurs de 1623, Blount et Jaggard. Ils retranchèrent, rien que dans Hamlet, deux cents lignes ; ils coupèrent deux cent vingt lignes dans le Roi Lear. Garrick ne jouait à Drury-Lane que le Roi Lear de Nahum Tate. Écoutons encore Rhymer : « Othello est une farce sanglante et sans sel. » Jonhson ajoute : « Jules César, tragédie froide et peu faite pour émouvoir. » « J’estime, dit Warburton dans sa lettre au doyen de Saint-Asaph, que Swift a bien plus d’esprit que Shakespeare et que le comique de Shakespeare, tout à fait bas, est bien inférieur au comique de Shadwell. » Quant aux sorcières de Macbeth, « rien n’égale, dit ce critique du dix-septième siècle, Forbes, répété par un critique du dix-neuvième, le ridicule d’un pareil spectacle. » Samuel Foote, l’auteur du Jeune Hypocrite, fait cette déclaration : « Le comique de Shakespeare est trop gros et ne fait pas rire. C’est de la bouffonnerie sans esprit. » Enfin, Pope, en 1725, trouve la raison pour laquelle Shakespeare a fait ses drames, et s’écrie : Il faut bien manger !

Après ces paroles de Pope, on ne comprend guère à quel propos Voltaire, ahuri de Shakespeare, écrit : « Shakespeare, que les anglais prennent pour un Sophocle, florissait à peu près dans le temps de Lopez (Lope, s’il vous plaît, Voltaire) de Vega. » Voltaire ajoute : « Vous n’ignorez pas que dans Hamlet des fossoyeurs creusent une fosse en buvant, en chantant des vaudevilles, et en faisant sur les têtes des morts des plaisanteries convenables à gens de leur métier. » Et, concluant, il qualifie ainsi toute la scène : « Ces sottises ». Il caractérise les pièces de Shakespeare de ce mot : « Farces monstrueuses qu’on appelle tragédies », et complète le prononcé de l’arrêt en déclarant que Shakespeare « a perdu le théâtre anglais ».

Marmontel vient voir Voltaire à Ferney. Voltaire était au lit, il tenait le livre à la main, tout à coup il se dresse, jette le livre, allonge ses jambes maigres hors du lit et crie à Marmontel : — Votre Shakespeare est un huron. — Ce n’est pas mon Shakespeare du tout, répond Marmontel.

Shakespeare était pour Voltaire une occasion de montrer son adresse au tir. Voltaire le manquait rarement. Voltaire tirait à Shakespeare comme les paysans tirent à l’oie. C’était Voltaire qui en France avait commencé le feu contre ce barbare. Il le surnommait le saint Christophe des tragiques. Il disait à madame de Graffigny : Shakespeare pour rire. Il disait au cardinal de Bernis : « Faites de jolis vers, délivrez-nous, monseigneur, des fléaux, des welches, de l’académie du roi de Prusse, de la bulle Unigenitus, des constitutionnaires et des convulsionnaires, et de ce niais de Shakespeare ! Libera nos, Domine. » L’attitude de Fréron vis-à-vis de Voltaire a, devant la postérité, pour circonstance atténuante l’attitude de Voltaire vis-à-vis de Shakespeare. Du reste, pendant tout le dix-huitième siècle, Voltaire fait loi. Du moment où Voltaire bafoue Shakespeare, les anglais d’esprit, tels que mylord Maréchal, raillent à la suite. Johnson confesse l’ignorance et la vulgarité de Shakespeare. Frédéric II s’en mêle. Il écrit à Voltaire à propos de Jules César : « Vous avez bien fait de refaire selon les principes la pièce informe de cet anglais. » Voilà où en est Shakespeare au siècle dernier. Voltaire l’insulte ; La Harpe le protège : « Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance. » (LA HARPE. Introduction au cours de Littérature.)

De nos jours, le genre de critiques dont on vient de voir quelques échantillons ne s’est pas découragé. Coleridge parle de Mesure pour mesure : — « Comédie pénible », insinue-t-il. — Révoltante, dit M. Knight. — Dégoûtante, reprend M. Hunter.

En 1804, l’auteur d’une de ces Biographies universelles idiotes où l’on trouve moyen de raconter l’histoire de Calas sans prononcer le nom de Voltaire, et que les gouvernements, sachant ce qu’ils font, patronnent et subventionnent volontiers, un nommé Delandine, sent le besoin de prendre une balance et de juger Shakespeare, et, après avoir dit que « Shakespear, qui se prononce Chekspir », avait, dans sa jeunesse, « dérobé les bêtes fauves d’un seigneur », il ajoute : « La nature avait rassemblé dans la tête de ce poëte ce qu’on peut imaginer de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas. » Dernièrement, nous lisions cette chose écrite il y a peu de temps par un cuistre considérable, qui est vivant : « Les auteurs secondaires et les poètes inférieurs, tels que Shakespeare  », etc.

II §

Qui dit poëte dit en même temps et nécessairement historien et philosophe. Hérodote et Thalès sont inclus dans Homère. Shakespeare, lui aussi, est cet homme triple. Il est en outre le peintre, et quel peintre ! le peintre colossal. Le poëte en effet fait plus que raconter, il montre. Les poètes ont en eux un réflecteur, l’observation, et un condensateur, l’émotion ; de là ces grands spectres lumineux qui sortent de leur cerveau, et qui s’en vont flamboyer à jamais sur la ténébreuse muraille humaine. Ces fantômes sont. Exister autant qu’Achille, ce serait l’ambition d’Alexandre. Shakespeare a la tragédie, la comédie, la féerie, l’hymne, la farce, le vaste rire divin, la terreur de l’horreur, et, pour tout dire en un mot, le drame. Il touche aux deux pôles. Il est de l’olympe et du théâtre de la foire. Aucune possibilité ne lui manque.

Quand il vous tient, vous êtes pris. N’attendez de lui aucune miséricorde. Il a la cruauté pathétique. Il vous montre une mère, Constance mère d’Arthur, et quand il vous a amené à ce point d’attendrissement que vous ayez le même cœur qu’elle, il tue son enfant ; il va en horreur plus loin même que l’histoire, ce qui est difficile ; il ne se contente pas de tuer Rutland et de désespérer York ; il trempe dans le sang du fils le mouchoir dont il essuie les yeux du père. Il fait étouffer l’élégie par le drame, Desdemona par Othello. Nulle atténuation à l’angoisse. Le génie est inexorable. Il a sa loi et la suit. L’esprit aussi a ses plans inclinés, et ces versants déterminent sa direction. Shakespeare coule vers le terrible. Shakespeare, Eschyle, Dante, sont de grands fleuves d’émotion humaine penchant au fond de leur antre l’urne des larmes.

Le poëte ne se limite que par son but ; il ne considère que la pensée à accomplir ; il ne reconnaît pas d’autre souveraineté et pas d’autre nécessité que l’idée ; car, l’art émanant de l’absolu, dans l’art comme dans l’absolu, la fin justifie les moyens. C’est là, soit dit en passant, une de ces déviations à la loi ordinaire terrestre qui font rêver et réfléchir la haute critique et lui révèlent le côté mystérieux de l’art. Dans l’art surtout est visible le quid divinum. Le poëte se meut dans son œuvre comme la providence dans la sienne ; il émeut, consterne, frappe, puis relève ou abat, souvent à l’inverse de votre attente, vous creusant l’aine par la surprise. Maintenant méditez. L’art a, comme l’infini, un Parce-que supérieur à tous les Pourquoi. Allez donc demander le pourquoi d’une tempête à l’Océan, ce grand lyrique. Ce qui vous semble odieux ou bizarre a une intime raison d’être. Demandez à Job pourquoi il racle le pus de son ulcère avec un tesson, et à Dante pourquoi il coud avec un fil de fer les paupières des larves du purgatoire, faisant couler de ces coutures on ne sait quels pleurs effroyables6 ! Job continue de nettoyer sa plaie avec son tesson et d’essuyer son tesson à son fumier, et Dante passe son chemin. De même Shakespeare.

Ses horreurs souveraines règnent et s’imposent. Il y mêle, quand bon lui semble, le charme, ce charme auguste des forts, aussi supérieur à la douceur faible, à l’attrait grêle, au charme d’Ovide ou de Tibulle, que la Vénus de Milo à la Vénus de Médicis. Les choses de l’inconnu, les problèmes métaphysiques reculant devant la sonde, les énigmes de l’âme et de la nature, qui est aussi une âme ; les intuitions lointaines de l’éventuel inclus dans la destinée, les amalgames de la pensée et de l’événement, peuvent se traduire en figurations délicates, et remplir la poésie de types mystérieux et exquis, d’autant plus ravissants qu’ils sont un peu douloureux, à demi adhérents à l’invisible, et en même temps très réels, préoccupés de l’ombre qui est derrière eux, et tâchant de vous plaire cependant. La grâce profonde existe.

Le joli grand est possible ; il est dans Homère, Astyanax en est un type, mais la grâce profonde dont nous parlons est quelque chose de plus que cette délicatesse épique. Elle se complique d’un certain trouble et sous-entend l’infini. C’est une sorte de rayonnement clair-obscur. Les génies modernes seuls ont cette profondeur dans le sourire qui, en même temps qu’une élégance, fait voir un abîme.

Shakespeare possède cette grâce, qui est tout le contraire de la grâce maladive, bien qu’elle lui ressemble, émanant, elle aussi, de la tombe.

Le deuil, le grand deuil du drame, qui n’est pas autre chose que le milieu humain apporté dans l’art, enveloppe cette grâce et cette horreur.

Hamlet, le doute, est au centre de son œuvre, et aux deux extrémités, l’amour ; Roméo et Othello, tout le cœur. Il y a de la lumière dans les plis du linceul de Juliette ; mais rien que de la noirceur dans le suaire d’Ophélia dédaignée et de Desdemona soupçonnée. Ces deux innocences auxquelles l’amour a manqué de parole ne peuvent être consolées. Desdemona chante la chanson du saule sous lequel l’eau entraîne Ophélia. Elles sont sœurs sans se connaître, et se touchent par l’âme, quoique chacune ait son drame à part. Le saule frissonne sur toutes deux. Dans le mystérieux chant de la calomniée qui va mourir flotte la noyée échevelée, entrevue.

Shakespeare dans la philosophie va parfois plus avant qu’Homère. Au-delà de Priam il y a Lear ; pleurer l’ingratitude est pire que pleurer la mort. Homère rencontre l’envieux et le frappe du sceptre, Shakespeare donne le sceptre à l’envieux, et de Thersite il fait Richard III ; l’envie est d’autant plus mise à nu qu’elle est vêtue de pourpre ; sa raison d’être est alors visiblement toute en elle-même ; le trône envieux, quoi de plus saisissant !

La difformité tyran ne suffit pas à ce philosophe ; il lui faut aussi la difformité valet, et il crée Falstaff. La dynastie du bon sens, inaugurée dans Panurge, continuée dans Sancho Pança, tourne à mal et avorte dans Falstaff. L’écueil de cette sagesse-là, en effet, c’est la bassesse. Sancho Pança, adhérent à l’âne, fait corps avec l’ignorance ; Falstaff, glouton, poltron, féroce, immonde, face et panse humaines terminées en brute, marche sur les quatre pattes de la turpitude ; Falstaff est le centaure du porc.

Shakespeare est, avant tout, une imagination. Or, c’est là une vérité que nous avons indiquée déjà et que les penseurs savent, l’imagination est profondeur. Aucune faculté de l’esprit ne s’enfonce et ne creuse plus que l’imagination ; c’est la grande plongeuse. La science, arrivée aux derniers abîmes, la rencontre. Dans les sections coniques, dans les logarithmes, dans le calcul différentiel et intégral, dans le calcul des probabilités, dans le calcul infinitésimal, dans le calcul des ondes sonores, dans l’application de l’algèbre à la géométrie, l’imagination est le coefficient du calcul, et les mathématiques deviennent poésie. Je crois peu à la science des savants bêtes.

Le poëte philosophe parce qu’il imagine. C’est pourquoi Shakespeare a ce maniement souverain de la réalité qui lui permet de se passer avec elle son caprice. Et ce caprice lui-même est une variété du vrai. Variété qu’il faut méditer. À quoi ressemble la destinée, si ce n’est à une fantaisie ? rien de plus incohérent en apparence, rien de plus mal attaché, rien de plus mal déduit. Pourquoi couronner ce monstre, Jean ? pourquoi tuer cet enfant, Arthur ? pourquoi Jeanne d’Arc brûlée ? pourquoi Monk triomphant ? pourquoi Louis XV heureux ? pourquoi Louis XVI puni ? Laissez passer la logique de Dieu. C’est dans cette logique-là qu’est puisée la fantaisie du poëte. La comédie éclate dans les larmes, le sanglot naît du rire, les figures se mêlent et se heurtent, des formes massives, presque des bêtes, passent lourdement, des larves, femmes peut-être, peut-être fumée, ondoient ; les âmes, libellules de l’ombre, mouches crépusculaires, frissonnent dans tous ces roseaux noirs que nous appelons passions et événements. À un pôle lady Macbeth, à l’autre Titania. Une pensée colossale et un caprice immense.

Qu’est-ce que la Tempête, Troïlus et Cressida, les Gentilshommes de Vérone, les Commères de Windsor, le Songe d’été, le Songe d’hiver ? c’est la fantaisie, c’est l’arabesque. L’arabesque dans l’art est le même phénomène que la végétation dans la nature. L’arabesque pousse, croît, se noue, s’exfolie, se multiplie, verdit, fleurit, s’embranche à tous les rêves. L’arabesque est incommensurable ; il a une puissance inouïe d’extension et d’agrandissement ; il emplit des horizons et il en ouvre d’autres ; il intercepte les fonds lumineux par d’innombrables entrecroisements, et, si vous mêlez à ce branchage la figure humaine, l’ensemble est vertigineux ; c’est un saisissement. On distingue à claire-voie, derrière l’arabesque, toute la philosophie ; la végétation vit, l’homme se panthéise, il se fait dans le fini une combinaison d’infini, et, devant cette œuvre où il y a de l’impossible et du vrai, l’âme humaine frissonne d’une émotion obscure et suprême.

Du reste, il ne faut laisser envahir ni l’édifice par la végétation, ni le drame par l’arabesque.

Un des caractères du génie, c’est le rapprochement singulier des facultés les plus lointaines. Dessiner un astragale comme l’Arioste, puis creuser les âmes comme Pascal, c’est cela qui est le poëte. Le for intérieur de l’homme appartient à Shakespeare. Il vous en fait à chaque instant la surprise. Il tire de la conscience tout l’imprévu qu’elle contient. Peu de poëtes le dépassent dans cette recherche psychique. Plusieurs des particularités les plus étranges de l’âme humaine sont indiquées par lui. Il fait savamment sentir la simplicité du fait métaphysique sous la complication du fait dramatique. Ce qu’on ne s’avoue pas, la chose obscure qu’on commence par craindre et qu’on finit par désirer, voilà le point de jonction et le surprenant lieu de rencontre du cœur des vierges et du cœur des meurtriers, de l’âme de Juliette et de l’âme de Macbeth ; l’innocente a peur et appétit de l’amour comme le scélérat de l’ambition ; périlleux baisers donnés à la dérobée au fantôme, ici radieux, là farouche.

À toutes ces profusions, analyse, synthèse, création en chair et en os, rêverie, fantaisie, science, métaphysique, ajoutez l’histoire, ici l’histoire des historiens, là l’histoire du conte ; des spécimens de tout : du traître, depuis Macbeth, l’assassin de l’hôte, jusqu’à Coriolan, l’assassin de la patrie ; du despote, depuis le tyran cerveau, César, jusqu’au tyran ventre, Henri VIII ; du carnassier, depuis le lion jusqu’à l’usurier. On peut dire à Shylock : Bien mordu, juif ! Et, au fond de ce drame prodigieux, sur la bruyère déserte, au crépuscule, pour promettre aux meurtriers des couronnes, se dressent trois silhouettes noires, où Hésiode peut-être, à travers les siècles, reconnaît les Parques. Une force démesurée, un charme exquis, la férocité épique, la pitié, la faculté créatrice, la gaieté, cette haute gaieté inintelligible aux entendements étroits, le sarcasme, le puissant coup de fouet aux méchants, la grandeur sidérale, la ténuité microscopique, une poésie illimitée qui a un zénith et un nadir, l’ensemble vaste, le détail profond, rien ne manque à cet esprit. On sent, en abordant l’œuvre de cet homme, le vent énorme qui viendrait de l’ouverture d’un monde. Le rayonnement du génie dans tous les sens, c’est là Shakespeare. Totus in antithesi, dit Jonathan Forbes.

III §

Un des caractères qui distinguent les génies des esprits ordinaires, c’est que les génies ont la réflexion double, de même que l’escarboucle, au dire de Jérôme Cardan, diffère du cristal et du verre en ce qu’elle a la double réfraction.

Génie et escarboucle, double réflexion, double réfraction, même phénomène dans l’ordre moral et dans l’ordre physique.

Ce diamant des diamants, l’escarboucle existe-t-elle ? C’est une question. L’alchimie dit oui, la chimie cherche. Quant au génie, il est. Il suffit de lire le premier vers venu d’Eschyle ou du Juvénal pour trouver cette escarboucle du cerveau humain.

Ce phénomène de la réflexion double élève à la plus haute puissance chez les génies ce que les rhétoriques appellent l’antithèse, c’est-à-dire la faculté souveraine de voir les deux côtés des choses.

Je n’aime pas Ovide, ce proscrit lâche, ce lécheur de mains sanglantes, ce chien couchant de l’exil, ce flatteur lointain et dédaigné du tyran, et je hais le bel esprit dont Ovide est plein ; mais je ne confonds pas ce bel esprit avec la puissante antithèse de Shakespeare.

Les esprits complets ayant tout, Shakespeare contient Gongora de même que Michel-Ange contient le Bernin ; et il y a là-dessus des rédactions toutes faites : Michel-Ange est maniéré, Shakespeare est antithétique. Ce sont là les formules de l’école ; mais c’est la grande question du contraste dans l’art vue par le petit côté.

Totus in antithesi. Shakespeare est tout dans l’antithèse. Certes, il est peu juste de voir un homme tout entier, et un tel homme, dans une de ses qualités. Mais, cette réserve faite, disons que ce mot, totus in antithesi, qui a la prétention d’être une critique, pourrait être simplement une constatation. Shakespeare, en effet, a mérité, ainsi que tous les poëtes vraiment grands, cet éloge d’être semblable à la création. Qu’est la création ? Bien et mal, joie et deuil, homme et femme, rugissement et chanson, aigle et vautour, éclair et rayon, abeille et frelon, montagne et vallée, amour et haine, médaille et revers, clarté et difformité, astre et pourceau, haut et bas. La nature, c’est l’éternel bi-frons. Et cette antithèse, d’où sort l’antiphrase, se retrouve dans toutes les habitudes de l’homme ; elle est dans la fable, elle est dans l’histoire, elle est dans la philosophie, elle est dans le langage. Soyez les Furies, on vous nommera Euménides, les Charmantes ; tuez vos frères, on vous nommera Philadelphe ; tuez votre père, on vous nommera Philopator ; soyez un grand général, on vous nommera le petit caporal. L’antithèse de Shakespeare, c’est l’antithèse universelle, toujours et partout ; c’est l’ubiquité de l’antinomie ; la vie et la mort, le froid et le chaud, le juste et l’injuste, l’ange et le démon, le ciel et la terre, la fleur et la foudre, la mélodie et l’harmonie, l’esprit et la chair, le grand et le petit, l’océan et l’envie, l’écume et la bave, l’ouragan et le sifflet, le moi et le non-moi, l’objectif et le subjectif, le prodige et le miracle, le type et le monstre, l’âme et l’ombre ; c’est cette sombre querelle flagrante, ce flux et reflux sans fin, ce perpétuel oui et non, cette opposition irréductible, cet immense antagonisme en permanence, dont Rembrandt fait son clair-obscur et dont Piranèse compose son vertige.

Avant d’ôter de l’art cette antithèse, commencez par l’ôter de la nature.

IV §

— « Il est réservé et discret. Vous êtes tranquille avec lui ; il n’abuse de rien. Il a, par-dessus tout, une qualité bien rare ; il est sobre. »

Qu’est ceci ? une recommandation pour un domestique ? Non. C’est un éloge pour un écrivain. Une certaine école, dite « sérieuse », a arboré de nos jours ce programme de poésie : sobriété. Il semble que toute la question soit de préserver la littérature des indigestions. Autrefois on disait : fécondité et puissance ; aujourd’hui l’on dit : tisane. Vous voici dans le resplendissant jardin des Muses où s’épanouissent en tumulte et en foule à toutes les branches ces divines éclosions de l’esprit que les grecs appelaient Tropes, partout l’image idée, partout la pensée fleur, partout les fruits, les figures, les pommes d’or, les parfums, les couleurs, les rayons, les strophes, les merveilles, ne touchez à rien, soyez discret. C’est à ne rien cueillir là que se reconnaît le poëte. Soyez de la société de tempérance. Un bon livre de critique est un traité sur les dangers de la boisson. Voulez-vous faire l’Iliade, mettez-vous à la diète. Ah ! tu as beau écarquiller les yeux, vieux Rabelais !

Le lyrisme est capiteux, le beau grise, le grand porte à la tête, l’idéal donne des éblouissements, qui en sort ne sait plus ce qu’il fait ; quand vous avez marché sur les astres, vous êtes capable de refuser une sous-préfecture ; vous n’êtes plus dans votre bon sens, on vous offrirait une place au sénat de Domitien que vous n’en voudriez pas, vous ne rendez plus à César ce qu’on doit à César, vous êtes à ce point d’égarement de ne pas même saluer le seigneur Incitatus, consul et cheval. Voilà où vous en arrivez pour avoir bu dans ce mauvais lieu, l’Empyrée. Vous devenez fier, ambitieux, désintéressé. Sur ce, soyez sobre. Défense de hanter le cabaret du sublime.

La liberté est un libertinage. Se borner est bien, se châtrer est mieux.

Passez votre vie à vous retenir.

Sobriété, décence, respect de l’autorité, toilette irréprochable. Pas de poésie que tirée à quatre épingles. Une savane qui ne se peigne point, un lion qui ne fait pas ses ongles, un torrent pas tamisé, le nombril de la mer qui se laisse voir, la nuée qui se retrousse jusqu’à montrer Aldébaran, c’est choquant. En anglais shocking. La vague écume sur l’écueil, la cataracte vomit dans le gouffre, Juvénal crache sur le tyran. Fi donc !

Nous aimons mieux pas assez que trop. Point d’exagération. Désormais le rosier sera tenu de compter ses roses. La prairie sera invitée à moins de pâquerettes. Ordre au printemps de se modérer. Les nids tombent dans l’excès. Dites donc, bocages, pas tant de fauvettes, s’il vous plaît. La voie lactée voudra bien numéroter ses étoiles ; il y en a beaucoup.

Modelez-vous sur le grand Cierge Serpentaire du Jardin des Plantes qui ne fleurit que tous les cinquante ans. Voilà une fleur recommandable.

Un vrai critique de l’école sobre, c’est ce concierge d’un jardin qui, à cette question : Avez-vous des rossignols dans vos arbres ? répondait : Ah ! ne m’en parlez pas, pendant tout le mois de mai ces vilaines bêtes ne font que gueuler.

M. Suard donnait à Marie-Joseph Chénier ce certificat : « Son style a ce grand mérite de ne pas contenir de comparaisons. » Nous avons vu de nos jours cet éloge singulier se reproduire. Ceci nous rappelle qu’un fort professeur de la restauration, indigné des comparaisons et des figures qui abondent dans les prophètes, écrasait Isaïe, Daniel et Jérémie sous cet apophthegme profond : Toute la Bible est dans comme. Un autre, plus professeur encore, disait ce mot, resté célèbre à l’École normale : Je rejette Juvénal au fumier romantique. Quel était le crime de Juvénal ? Le même que le crime d’Isaïe. Exprimer volontiers l’idée par l’image. En reviendrions-nous peu à peu, dans les régions doctes, à la métonymie terme de chimie, et à l’opinion de Pradon sur la métaphore ?

On dirait, aux réclamations et clameurs de l’école doctrinaire, que c’est elle qui est chargée de fournir à ses frais à toute la consommation d’images et de figures que peuvent faire les poètes, et qu’elle se sent ruinée par des gaspilleurs comme Pindare, Aristophane, Ézéchiel, Plaute et Cervantes. Cette école met sous clef les passions, les sentiments, le cœur humain, la réalité, l’idéal, la vie. Effarée, elle regarde les génies en cachant tout, et elle dit : Quels goinfres ! Aussi est-ce elle qui a inventé pour les écrivains cet éloge superlatif : il est tempéré.

Sur tous ces points, la critique sacristaine fraternise avec la critique doctrinaire. De prude à dévote on s’entr’aide.

Un curieux genre pudibond tend à prévaloir ; nous rougissons de la façon grossière dont les grenadiers se font tuer ; la rhétorique a pour les héros des feuilles de vigne qu’on appelle périphrases ; il est convenu que le bivouac parle comme le couvent, les propos de corps de garde sont une calomnie ; un vétéran baisse les yeux au souvenir de Waterloo, on donne la croix d’honneur à ces yeux baissés ; de certains mots qui sont dans l’histoire n’ont pas droit à l’histoire, et il est bien entendu, par exemple, que le gendarme qui tira un coup de pistolet sur Robespierre à l’Hôtel-de-Ville se nommait La-garde-meurt-et-ne-se-rend-pas.

De l’effort combiné des deux critiques gardiennes de la tranquillité publique, il résulte une réaction salutaire. Cette réaction a déjà produit quelques spécimens de poètes rangés, bien élevés, qui sont sages, dont le style est toujours rentré de bonne heure, qui ne font pas d’orgie avec toutes ces folles, les idées, qu’on ne rencontre jamais au coin d’un bois, solus cum sola, avec la rêverie, cette bohémienne, qui sont incapables d’avoir des relations avec l’imagination, vagabonde dangereuse, ni avec la bacchante inspiration, ni avec la lorette fantaisie, qui de leur vie n’ont donné un baiser à cette va-nu-pieds, la muse, qui ne découchent pas, et dont leur portier, Nicolas Boileau, est content. Si Polymnie passe, les cheveux un peu flottants, quel scandale ! vite, ils appellent un coiffeur. M. de La Harpe accourt. Ces deux critiques sœurs, la doctrinaire et la sacristaine, font des éducations. On dresse les écrivains petits. On prend en sevrage. Pensionnat de jeunes renommées.

De là une consigne, une littérature, un art. À droite, alignement. Il s’agit de sauver la société dans la littérature comme dans la politique. Chacun sait que la poésie est une chose frivole, insignifiante, puérilement occupée de chercher des rimes, stérile, vaine ; par conséquent rien n’est plus redoutable. Il importe de bien attacher les penseurs. À la niche ! c’est si dangereux ! Qu’est-ce qu’un poëte ? S’il s’agit de l’honorer, rien ; s’il s’agit de le persécuter, tout.

Cette race qui écrit veut être réprimée. Recourir au bras séculier est utile. Les moyens varient. De temps à autre un bon bannissement est expédient. Les exils des écrivains commencent à Eschyle et ne finissent pas à Voltaire. Chaque siècle a son anneau de cette chaîne. Mais pour exiler, bannir et proscrire, il faut au moins des prétextes. Cela ne peut s’appliquer à tous les cas. C’est peu maniable ; il importe d’avoir une arme moins grosse pour la petite guerre de tous les jours. Une critique d’État, dûment assermentée et accréditée, peut rendre des services. Organiser la persécution des écrivains par les écrivains n’est pas une chose mauvaise. Faire traquer la plume par la plume est ingénieux. Pourquoi n’aurait-on pas des sergents de ville littéraires ?

Le bon goût est une précaution prise par le bon ordre. Les écrivains sobres sont le pendant des électeurs sages. L’inspiration est suspecte de liberté ; la poésie est un peu extra-légale. Il y a donc un art officiel, fils de la critique officielle.

Toute une rhétorique spéciale découle de ces prémisses. La nature n’a dans cet art-là qu’une entrée restreinte. Elle passe par la petite porte. La nature est entachée de démagogie. Les éléments sont supprimés comme de mauvaise compagnie et faisant trop de vacarme. L’équinoxe commet des bris de clôture ; la rafale est un tapage nocturne. L’autre jour, à l’École des beaux-arts, un élève peintre ayant fait soulever par le vent dans une tempête les plis d’un manteau, un professeur local, choqué de ce soulèvement, a dit : Il n’y a pas de vent dans le style.

Au surplus la réaction ne désespère point. Nous marchons. Quelques progrès partiels s’accomplissent. On commence à être un peu reçu à l’Académie sur billets de confession. Jules Janin, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Littré, Renan, veuillez réciter votre credo.

Mais cela ne suffit pas. Le mal est profond. L’antique société catholique et l’antique littérature légitime sont menacées. Les ténèbres sont en péril. Guerre aux nouvelles générations ! guerre à l’esprit nouveau ! On court sus à la démocratie, fille de la philosophie.

Les cas de rage, c’est-à-dire les œuvres de génie, sont à craindre. On renouvelle les prescriptions hygiéniques. La voie publique est évidemment mal surveillée. Il paraît qu’il y a des poëtes errants. Le préfet de police, négligent, laisse vaguer des esprits. À quoi pense l’autorité ? Prenons garde. Les intelligences peuvent être mordues. Il y a danger. Décidément, cela se confirme ; on croit avoir rencontré Shakespeare sans muselière.

Ce Shakespeare sans muselière, c’est la présente traduction7.

V §

Si jamais un homme a peu mérité la bonne note : Il est sobre, c’est, à coup sûr, William Shakespeare. Shakespeare est un des plus mauvais sujets que l’esthétique « sérieuse » ait jamais eu à régenter.

Shakespeare, c’est la fertilité, la force, l’exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. À ceux qui tâtent le fond de leur poche, l’inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini ? jamais. Shakespeare est le semeur d’éblouissements. À chaque mot, l’image ; à chaque mot, le contraste ; à chaque mot, le jour et la nuit.

Le poëte, nous l’avons dit, c’est la nature. Subtil, minutieux, fin, microscopique comme elle ; immense. Pas discret, pas réservé, pas avare. Simplement magnifique. Expliquons-nous sur ce mot : simple.

La sobriété en poésie est pauvreté ; la simplicité est grandeur. Donner à chaque chose la quantité d’espace qui lui convient, ni plus, ni moins, c’est là la simplicité. Simplicité, c’est justice. Toute la loi du goût est là. Chaque chose mise à sa place et dite avec son mot. À la seule condition qu’un certain équilibre latent soit maintenu et qu’une certaine proportion mystérieuse soit conservée, la plus prodigieuse complication, soit dans le style, soit dans l’ensemble, peut être simplicité. Ce sont les arcanes du grand art. La haute critique seule, qui a son point de départ dans l’enthousiasme, pénètre et comprend ces lois savantes. L’opulence, la profusion, l’irradiation flamboyante, peuvent être de la simplicité. Le soleil est simple.

Cette simplicité-là, on le voit, ne ressemble point à la simplicité recommandée par Le Batteux, l’abbé d’Aubignac et le père Bouhours.

Quelle que soit l’abondance, quel que soit l’enchevêtrement, même brouillé, mêlé et inextricable, tout ce qui est vrai est simple. Une racine est simple.

Cette simplicité, qui est profonde, est la seule que l’art connaisse.

La simplicité, étant vraie, est naïve. La naïveté est le visage de la vérité. Shakespeare est simple de la grande simplicité. Il en est bête. Il ignore la petite.

La simplicité qui est impuissance, la simplicité qui est maigreur, la simplicité qui est courte haleine, est un cas pathologique. Elle n’a rien à voir avec la poésie. Un billet d’hôpital lui convient mieux que la chevauchée sur l’hippogriffe..

J’avoue que la bosse de Thersite est simple, mais les pectoraux d’Hercule sont simples aussi. Je préfère cette simplicité-ci à l’autre.

La simplicité propre à la poésie peut être touffue comme le chêne. Est-ce que par hasard le chêne vous ferait l’effet d’un byzantin et d’un raffiné ? Ses antithèses innombrables, tronc gigantesque et petites feuilles, écorce rude et mousses de velours, acceptation des rayons et versement de l’ombre, couronnes pour les héros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles des marques d’afféterie, de corruption, de subtilité et de mauvais goût ? le chêne aurait-il trop d’esprit ? le chêne serait-il de l’hôtel Rambouillet ? le chêne serait-il un précieux ridicule ? le chêne serait-il atteint de gongorisme ? le chêne serait-il de la décadence ? toute la simplicité, sancta simplicitas, se condenserait-elle dans le chou ?

Raffinement, excès d’esprit, afféterie, gongorisme, c’est tout cela qu’on a jeté à la tête de Shakespeare. On déclare que ce sont les défauts de la petitesse, et l’on se hâte de les reprocher au colosse.

Mais aussi ce Shakespeare ne respecte rien, il va devant lui, il essouffle qui veut le suivre ; il enjambe les convenances, il culbute Aristote ; il fait des dégâts dans le jésuitisme, dans le méthodisme, dans le purisme et dans le puritanisme ; il met Loyola en désordre et Wesley sens dessus dessous ; il est vaillant, hardi, entreprenant, militant, direct. Son écritoire fume comme un cratère. Il est toujours en travail, en fonction, en verve, en train, en marche. Il a la plume au poing, la flamme au front, le diable au corps. L’étalon abuse ; il y a des passants mulets à qui c’est désagréable. Être fécond, c’est être agressif. Un poëte comme Isaïe, comme Juvénal, comme Shakespeare, est, en vérité, exorbitant. Que diable ! on doit faire un peu attention aux autres, un seul n’a pas droit à tout, la virilité toujours, l’inspiration partout, autant de métaphores que la prairie, autant d’antithèses que le chêne, autant de contrastes et de profondeurs que l’univers, sans cesse la génération, l’éclosion, l’hymen, l’enfantement, l’ensemble vaste, le détail exquis et robuste, la communication vivante, la fécondation, la plénitude, la production, c’est trop ; cela viole le droit des neutres.

Voilà trois siècles tout à l’heure que Shakespeare, ce poëte en toute effervescence, est regardé par les critiques sobres avec cet air mécontent que de certains spectateurs privés doivent avoir dans le sérail.

Shakespeare n’a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce qui lui manque, c’est le manque. Nulle caisse d’épargne. Il ne fait pas carême. Il déborde, comme la végétation, comme la germination, comme la lumière, comme la flamme. Ce qui ne l’empêche pas de s’occuper de vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des conseils, et d’être votre ami, comme le premier bonhomme La Fontaine venu, et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer les mains à son incendie.

Othello, Roméo, Iago, Macbeth, Shylock, Richard III, Jules César, Obéron, Puck, Ophélia, Desdemona, Juliette, Titania, les hommes, les femmes, les sorcières, les fées, les âmes, Shakespeare est tout grand ouvert, prenez, prenez, prenez, en voulez-vous encore ? Voici Ariel. Parolles, Macduff, Prospero, Viola, Miranda, Caliban, en voulez-vous encore ? Voici Jessica, Cordelia, Cressida, Portia, Brabantio, Polonius, Horatio, Mercutio, Imogène, Pandarus de Troie, Bottom, Thésée, Ecce Deus, c’est le poëte, il s’offre, qui veut de moi ? il se donne, il se répand, il se prodigue ; il ne se vide pas. Pourquoi ? Il ne peut. L’épuisement lui est impossible. Il y a en lui du sans fond. Il se remplit et se dépense, puis recommence. C’est le panier percé du génie.

En licence et audace de langage, Shakespeare égale Rabelais, qu’un cygne dernièrement a traité de porc.

Comme tous les hauts esprits en pleine orgie d’omnipotence, Shakespeare se verse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire lui a reproché son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le répétons, pourquoi ce Shakespeare a-t-il un tel tempérament ? Il ne s’arrête pas, il ne se lasse pas, il est sans pitié pour les pauvres petits estomacs qui sont candidats à l’Académie. Cette gastrite, qu’on appelle « le bon goût », il ne l’a pas. Il est puissant. Qu’est-ce que cette vaste chanson immodérée qu’il chante dans les siècles, chanson de guerre, chanson à boire, chanson d’amour, qui va du roi Lear à la reine Mab, et de Hamlet à Falstaff, navrante parfois comme un sanglot, grande comme l’Iliade ! — J’ai la courbature d’avoir lu Shakespeare, disait M. Auger.

Sa poésie a le parfum acre du miel fait en vagabondage par l’abeille sans ruche. Ici la prose, là le vers ; toutes les formes, n’étant que des vases quelconques pour l’idée, lui conviennent. Cette poésie se lamente et raille. L’anglais, langue peu faite, tantôt lui sert, tantôt lui nuit, mais partout la profonde âme perce et transparaît. Le drame de Shakespeare marche avec une sorte de rhythme éperdu ; il est si vaste qu’il chancelle ; il a et donne le vertige ; mais rien n’est solide comme cette grandeur émue. Shakespeare, frissonnant, a en lui les vents, les esprits, les philtres, les vibrations, les balancements des souffles qui passent, l’obscure pénétration des effluves, la grande sève inconnue. De là son trouble, au fond duquel est le calme. C’est ce trouble qui manque à Goethe, loué à tort pour son impassibilité, qui est infériorité. Ce trouble, tous les esprits du premier ordre l’ont. Ce trouble est dans Job, dans Eschyle, dans Alighieri. Ce trouble, c’est l’humanité. Sur la terre, il faut que le divin soit humain. Il faut qu’il se propose à lui-même sa propre énigme et qu’il s’en inquiète. L’inspiration étant prodige, une stupeur sacrée s’y mêle. Une certaine majesté d’esprit ressemble aux solitudes et se complique d’étonnement. Shakespeare, comme tous les grands poètes et comme toutes les grandes choses, est plein d’un rêve. Sa propre végétation l’effare ; sa propre tempête l’épouvante. On dirait par moments que Shakespeare fait peur à Shakespeare. Il a l’horreur de sa profondeur. Ceci est le signe des suprêmes intelligences. C’est son étendue même qui le secoue et qui lui communique on ne sait quelles oscillations énormes. Il n’est pas de génie qui n’ait des vagues. Sauvage ivre, soit. Il est sauvage comme la forêt vierge ; il est ivre comme la haute mer.

Shakespeare, le condor seul donne quelque idée de ces larges allures, part, arrive, repart, monte, descend, plane, s’enfonce, plonge, se précipite, s’engloutit en bas, s’engloutit en haut. Il est de ces génies mal bridés exprès par Dieu pour qu’ils aillent farouches et à plein vol dans l’infini.

De temps en temps il vient sur ce globe un de ces esprits. Leur passage, nous l’avons dit, renouvelle l’art, la science, la philosophie ou la société.

Ils emplissent un siècle, puis disparaissent. Alors ce n’est plus un siècle seulement que leur clarté illumine ; c’est l’humanité d’un bout à l’autre des temps, et l’on s’aperçoit que chacun de ces hommes était l’esprit humain lui-même contenu tout entier dans un cerveau, et venant, à un instant donné, faire sur la terre acte de progrès.

Ces esprits suprêmes, une fois la vie achevée et l’œuvre faite, vont dans la mort rejoindre le groupe mystérieux, et sont probablement en famille dans l’infini.

 

Livre II. Shakespeare — Son œuvre
Les points culminants §

I §

Le propre des génies du premier ordre, c’est de produire chacun un exemplaire de l’homme. Tous font don à l’humanité de son portrait, les uns en riant, les autres en pleurant, les autres pensifs. Ces derniers sont les plus grands. Plaute rit et donne à l’homme Amphitryon, Rabelais rit et donne à l’homme Gargantua, Cervantes rit et donne à l’homme don Quichotte, Beaumarchais rit et donne à l’homme Figaro, Molière pleure et donne à l’homme Alceste, Shakespeare songe et donne, à l’homme Hamlet, Eschyle pense et donne à l’homme Prométhée. Les autres sont grands ; Eschyle et Shakespeare sont immenses.

Ces portraits de l’humanité, laissés à l’humanité comme adieux par ces passants, les poètes, sont rarement flattés, toujours exacts, ressemblants de la ressemblance profonde. Le vice ou la folie ou la vertu sont extraits de l’âme et amenés sur le visage. La larme figée devient perle ; le sourire pétrifié finit par sembler une menace ; les rides sont des sillons de sagesse ; quelques froncements de sourcil sont tragiques. Cette série d’exemplaires de l’homme est la leçon permanente des générations ; chaque siècle y ajoute quelques figures, parfois faites en pleine lumière et rondes-bosses, comme Macette, Céhmène, Tartuffe, Turcaret et le Neveu de Rameau, parfois simples profils, comme Gil Blas, Manon Lescaut, Clarisse Harlowe et Candide.

Dieu crée dans l’intuition ; l’homme crée dans l’inspiration, compliquée d’observation. Cette création seconde, qui n’est autre chose que l’action divine faite par l’homme, c’est ce qu’on nomme le génie.

Le poëte se mettant au lieu et place du destin, une invention d’homme et d’événements tellement étrange, ressemblante et souveraine, que certaines sectes religieuses en ont horreur comme d’un empiétement sur la Providence, et appellent le poëte « le menteur » ; la conscience de l’homme, prise sur le fait et placée dans un milieu qu’elle combat, gouverne ou transforme, c’est le drame. Il y a là quelque chose de supérieur. Ce maniement de l’âme humaine semble une sorte d’égalité avec Dieu. Égalité dont le mystère s’explique quand on réfléchit que Dieu est intérieur à l’homme. Cette égalité est identité. Qui est notre conscience ? Lui. Et il conseille la bonne action. Qui est notre intelligence ? Lui. Et il inspire le chef-d’œuvre.

Dieu a beau être là, cela n’ôte rien, on l’a vu, à l’aigreur des critiques ; les plus grands esprits sont les plus contestés. Il arrive même parfois que des intelligences attaquent un génie ; les inspirés, chose bizarre, méconnaissent l’inspiration. Érasme, Bayle, Scaliger, Saint-Évremond, Voltaire, bon nombre de Pères de l’Église, des familles entières de philosophes, l’École d’Alexandrie en masse, Cicéron, Horace, Lucien, Plutarque, Josèphe, Dion Chrysostome, Denys d’Halicarnasse, Philostrate, Métrodore de Lampsaque, Platon, Pythagore, ont rudement critiqué Homère. Dans cette énumération nous omettons Zoïle. Les négateurs ne sont pas des critiques. Une haine n’est pas une intelligence. Injurier n’est pas discuter. Zoïle, Mœvius, Cecchi, Green, Avellaneda, Guillaume Lauder, Visé, Fréron, aucun lavage de ces noms-là n’est possible. Ces hommes ont blessé le genre humain dans ses génies ; ces misérables mains gardent à jamais la couleur de la poignée de boue qu’elles ont jetée.

Et ces hommes n’ont pas même la renommée triste qu’ils semblaient avoir acquise de droit, et toute la quantité de honte qu’ils ont espérée. On sait peu qu’ils ont existé. Ils ont le demi-oubli, plus humiliant que l’oubli complet. Excepté deux ou trois d’entre eux, devenus proverbes dans le dédain, espèces de chouettes clouées qui restent pour l’exemple, on ne connaît pas tous ces malheureux noms-là. Ils demeurent dans la pénombre. Une notoriété trouble succède à leur existence louche. Voyez ce Clément qui s’était surnommé lui-même l’hypercritique, et qui eut pour profession de mordre et de dénoncer Diderot, il disparaît et s’efface, quoique né à Genève, dans le Clément de Dijon, confesseur de Mesdames, dans le David Clément, auteur de la Bibliothèque curieuse, dans le Clément de Baize, bénédictin de Saint-Maur, et dans le Clément d’Ascain, capucin, définiteur et provincial du Béarn. À quoi bon avoir déclaré que l’œuvre de Diderot n’est qu’un verbiage ténébreux, et être mort fou à Charenton, pour être ensuite submergé dans quatre ou cinq Cléments inconnus ? Famien Strada a eu beau s’acharner sur Tacite, on le distingue peu de Fabien Spada, dit l’Épée de Bois, bouffon de Sigismond Auguste. Cecchi a eu beau déchirer Dante, on n’est pas sûr qu’il ne se nomme point Cecco. Green a eu beau colleter Shakespeare, on le confond avec Greene. Avellaneda, l’« ennemi » de Cervantes, est peut-être Avellanedo. Lauder, le calomniateur de Milton, est peut-être Leuder. Le de Visé quelconque qui « éreinta » Molière, est en même temps un nommé Donneau ; il s’était surnommé de Visé par goût de noblesse. Ils ont compté, pour se faire un peu d’éclat, sur la grandeur de ceux qu’ils outrageaient. Point ; ces êtres sont restés obscurs. Ces pauvres insulteurs ne sont pas payés. Le mépris leur a fait faillite. Plaignons-les.

II §

Ajoutons que la calomnie perd sa peine. Alors à quoi sert-elle ? Pas même au mal. Connaissez-vous rien de plus inutile que du nuisible qui ne nuit pas ?

Il y a mieux. Ce nuisible est bon. Dans un temps donné, il se trouve que la calomnie, l’envie et la haine, en croyant travailler contre, ont travaillé pour. Leurs injures célèbrent, leur noirceur illustre. Elles ne réussissent qu’à mêler à la gloire un bruit grossissant.

Continuons.

Ainsi, cet immense masque humain, chacun des génies l’essaye à son tour ; et telle est la force de l’âme qu’ils font passer par le trou mystérieux des yeux, que ce regard change le masque, et, de terrible, le fait comique, puis rêveur, puis désolé, puis jeune et souriant, puis décrépit, puis sensuel et goinfre, puis religieux, puis outrageant, et c’est Caïn, Job, Atrée, Ajax, Priam, Hécube, Niobé, Clytemnestre, Nausicaa, Pistoclerus, Grumio, Davus, Pasicompsa, Chimène, don Arias, don Diègue, Mudarra, Richard III, lady Macbeth, Desdemona, Juliette, Roméo, Lear, Sancho Pança, Pantagruel, Panurge, Arnolphe, Dandin, Sganarelle, Agnès, Rosine, Victorine, Basile, Almaviva, Chérubin, Manfred.

De la création divine directe sort Adam, le prototype. De la création divine indirecte, c’est-à-dire de la création humaine, sortent d’autres Adams, les types.

Un type ne reproduit aucun homme en particulier ; il ne se superpose exactement à aucun individu ; il résume et concentre sous une forme humaine toute une famille de caractères et d’esprits. Un type n’abrège pas ; il condense. Il n’est pas un, il est tous. Alcibiade n’est qu’Alcibiade, Pétrone n’est que Pétrone, Bassompierre n’est que Bassompierre, Buckingham n’est que Buckingham, Fronsac n’est que Fronsac, Lauzun n’est que Lauzun ; mais saisissez Lauzun, Fronsac, Buckingham, Bassompierre, Pétrone et Alcibiade, et pilez-les dans le mortier du rêve, il en sort un fantôme, plus réel qu’eux tous, don Juan. Prenez les usuriers un à un, aucun d’eux n’est ce fauve marchand de Venise criant : Tubal, retiens un exempt quinze jours d’avance ; s’il ne paye pas, je veux avoir son cœur. Prenez les usuriers en masse, de leur foule se dégage un total, Shylock. Additionnez l’usure, vous aurez Shylock. La métaphore du peuple, qui ne se trompe jamais, confirme, sans la connaître, l’invention du poëte ; et, pendant que Shakespeare fait Shylock, elle crée le happe-chair. Shylock est la juiverie, il est aussi le judaïsme ; c’est-à-dire toute sa nation, le haut comme le bas, la foi comme la fraude, et c’est parce qu’il résume ainsi toute une race, tel que l’oppression l’a faite, que Shylock est grand. Les juifs, même ceux du moyen âge, ont, du reste, raison de dire que pas un d’eux n’est Shylock ; les hommes de plaisir ont raison de dire que pas un d’eux n’est don Juan. Aucune feuille d’oranger mâchée ne donne la saveur de l’orange. Pourtant il y a affinité profonde, intimité de racines, prise de sève à la même source, partage de la même ombre souterraine avant la vie. Le fruit contient le mystère de l’arbre, et le type contient le mystère de l’homme. De là cette vie étrange du type.

Car, et ceci est le prodige, le type vit. S’il n’était qu’une abstraction, les hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient cette ombre passer son chemin. La tragédie dite classique fait des larves ; le drame fait des types. Une leçon qui est un homme, un mythe à face humaine tellement plastique qu’il vous regarde et que son regard est dans un miroir, une parabole qui vous donne un coup de coude, un symbole qui vous crie gare, une idée qui est nerf, muscle et chair, et qui a un cœur pour aimer, des entrailles pour souffrir, et des yeux pour pleurer, et des dents pour dévorer ou rire, une conception psychique qui a le relief du fait, et qui, si elle saigne, saigne du vrai sang, voilà le type. Ô puissance de la toute poésie ! les types sont des êtres. Ils respirent, ils palpitent, on entend leur pas sur le plancher, ils existent. Ils existent d’une existence plus intense que n’importe qui, se croyant vivant, là, dans la rue. Ces fantômes ont plus de densité que l’homme. Il y a dans leur essence cette quantité d’éternité qui appartient aux chefs-d’œuvre, et qui fait que Trimalcion vit, tandis que M. Romieu est mort.

Les types sont des cas prévus par Dieu ; le génie les réalise — il semble que Dieu aime mieux faire donner la leçon à l’homme par l’homme, pour inspirer confiance. Le poëte est sur ce pavé des vivants ; il leur parle-plus près de l’oreille. De là l’efficacité des types. L’homme est une prémisse, le type conclut ; Dieu crée le phénomène, le génie met l’enseigne ; Dieu ne fait que l’avare, le génie fait Harpagon ; Dieu ne fait que le traître, le génie fait Iago ; Dieu ne fait que la coquette, le génie fait Célimène ; Dieu ne fait que le roi, le génie fait Grandgousier. Quelquefois, à un moment donné, le type sort tout fait d’on ne sait quelle collaboration du peuple en masse avec un grand comédien naïf, réalisateur involontaire et puissant ; la foule est sage-femme ; d’une époque qui porte à l’une de ses extrémités Talleyrand et à l’autre Chodruc-Duclos, jaillit tout à coup, dans un éclair, sous la mystérieuse incubation du théâtre, ce spectre, Robert Macaire.

Les types vont et viennent de plain-pied dans l’art et dans la nature. Ils sont de l’idéal réel. Le bien et le mal de l’homme sont dans ces figures. De chacun d’eux découle, au regard du penseur, une humanité.

Nous l’avons dit, autant de types, autant d’Adams. L’homme d’Homère, Achille, est un Adam ; de lui vient l’espèce des tueurs ; l’homme d’Eschyle, Prométhée, est un Adam ; de lui vient la race des lutteurs ; l’homme de Shakespeare, Hamlet, est un Adam ; à lui se rattache la famille des rêveurs. D’autres Adams, créés par les poètes, incarnent, celui-ci la passion, celui-là le devoir, celui-là la raison, celui-là la conscience, celui-là la chute, celui-là l’ascension. La prudence, dérivée en tremblement, va du vieillard Nestor au vieillard Géronte. L’amour, dérivé en appétit, va de Daphnis à Lovelace. La beauté, compliquée du serpent, va d’Éve à Mélusine. Les types commencent dans la Genèse et un anneau de leur chaîne traverse Restif de la Bretonne et Vadé. Le lyrique leur convient, le poissard ne leur messied pas. Ils parlent patois par la bouche de Gros-René, et dans Homère ils disent à Minerve qui les prend aux cheveux : Que me veux-tu, déesse ?

Une surprenante exception a été concédée à Dante. L’homme de Dante, c’est Dante. Dante s’est, pour ainsi dire, recréé une seconde fois dans son poëme ; il est son type ; son Adam, c’est lui-même. Pour l’action de son poëme, il n’a été chercher personne. Il a seulement pris Virgile pour comparse. Du reste, il s’est fait épique tout net, et sans même se donner la peine de changer de nom. Ce qu’il avait à faire était simple en effet ; descendre dans l’enfer et remonter au ciel. À quoi bon se gêner pour si peu ? il frappe gravement à la porte de l’infini, et dit : Ouvre, je suis Dante.

III §

Deux Adams prodigieux, nous venons de le dire, c’est l’homme d’Eschyle, Prométhée, et l’homme de Shakespeare, Hamlet.

Prométhée, c’est l’action. Hamlet, c’est l’hésitation.

Dans Prométhée, l’obstacle est extérieur ; dans Hamlet, il est intérieur.

Dans Prométhée, la volonté est clouée aux quatre membres, par des clous d’airain et ne peut remuer ; de plus elle a à côté d’elle deux gardes, la Force et la Puissance. Dans Hamlet, la volonté est plus asservie encore ; elle est garrottée par la méditation préalable, chaîne sans fin des indécis. Tirez-vous donc de vous-même ! Quel nœud gordien que notre rêverie ! l’esclavage du dedans, c’est là l’esclavage. Escaladez-moi cette enceinte : songer ! sortez, si vous pouvez, de cette prison : aimer ! l’unique cachot est celui qui mure la conscience. Prométhée, pour être libre, n’a qu’un carcan de bronze à briser et qu’un dieu à vaincre ; il faut que Hamlet se brise lui-même et se vainque lui-même. Prométhée peut se dresser debout, quitte à soulever une montagne ; pour que Hamlet se redresse, il faut qu’il soulève sa pensée. Que Prométhée s’arrache de la poitrine le vautour, tout est dit ; il faut que Hamlet s’arrache du flanc Hamlet. Prométhée et Hamlet, ce sont deux foies à nu ; de l’un coule le sang, de l’autre le doute.

On compare habituellement Eschyle et Shakespeare par Oreste et par Hamlet, ces deux tragédies étant le même drame. Jamais sujet ne fut plus identique en effet. Les doctes signalent là une analogie ; les impuissants, qui sont aussi les ignorants, les envieux, qui sont aussi les imbéciles, ont la petite joie de croire constater un plagiat. C’est du reste un champ possible pour l’érudition comparée et la critique sérieuse. Hamlet marche derrière Oreste, parricide par amour filial. Cette comparaison facile, plutôt de surface que de fond, nous frappe moins que la confrontation mystérieuse de ces deux enchaînés : Prométhée et Hamlet.

Qu’on ne l’oublie pas, l’esprit humain, à demi divin qu’il est, crée de temps en temps des œuvres surhumaines. Ces œuvres surhumaines de l’homme sont d’ailleurs plus nombreuses qu’on ne croit, car elles remplissent l’art tout entier. En dehors de la poésie, où les merveilles abondent, il y a dans la musique Beethoven, dans la sculpture Phidias, dans l’architecture Piranèse, dans la peinture Rembrandt et dans la peinture, l’architecture et la sculpture, Michel-Ange. Nous en passons, et non des moindres.

Prométhée et Hamlet sont au nombre de ces œuvres plus qu’humaines.

Une sorte de parti pris gigantesque, la mesure habituelle dépassée, le grand partout, ce qui est l’effarement des intelligences médiocres, le vrai démontré au besoin par l’invraisemblable, le procès fait à la destinée, à la société, à la loi, à la religion, au nom de l’Inconnu, abîme du mystérieux équilibre ; l’événement traité comme un rôle joué et, dans l’occasion, reproché à la Fatalité ou à la Providence ; la passion, personnage terrible, allant et venant chez l’homme ; l’audace et quelquefois l’insolence de la raison, les formes fières d’un style à l’aise dans tous les extrêmes, et en même temps une sagesse profonde, une douceur de géant, une bonté de monstre attendri, une aube ineffable dont on ne peut se rendre compte et qui éclaire tout ; tels sont les signes de ces œuvres suprêmes. Dans de certains poëmes, il y a de l’astre.

Cette lueur est dans Eschyle et dans Shakespeare.

IV §

Prométhée étendu sur le Caucase, rien de plus farouche. C’est la tragédie géante. Ce vieux supplice que nos anciennes chartes de torture appellent l’extension, et auquel Cartouche échappa à cause d’une hernie, Prométhée le subit ; seulement le chevalet est une montagne. Quel est son crime ? le droit. Qualifier le droit crime et le mouvement rébellion, c’est là l’immémoriale habileté des tyrans. Prométhée a fait sur l’Olympe ce qu’Ève a fait dans l’Éden ; il a pris un peu de science. Jupiter, d’ailleurs identique à Jéhovah (Iovi, lova), punit cette témérité : avoir voulu vivre. Les traditions éginétiques, qui localisent Jupiter, lui ôtent l’impersonnalité cosmique du Jéhovah de la Genèse. Le Jupiter grec, mauvais fils d’un mauvais père, rebelle à Saturne, qui a été lui-même rebelle à Cœlus, est un parvenu. Les titans sont une sorte de branche aînée qui a ses légitimistes dont était Eschyle, vengeur de Prométhée. Prométhée, c’est le droit vaincu. Jupiter a, comme toujours, consommé l’usurpation du pouvoir par le supplice du droit. L’Olympe requiert le Caucase. Prométhée y est mis au carcan. Le titan est là, tombé, couché, cloué. Mercure, ami de tout le monde, vient lui donner des conseils de lendemain de coups d’état. Mercure, c’est la lâcheté de l’intelligence. Mercure, c’est tout le vice possible, plein d’esprit ; Mercure, le dieu vice, sert Jupiter, le dieu crime. Cette valetaille dans le mal est encore marquée aujourd’hui par la vénération du filou pour l’assassin. Il y a quelque chose de cette loi-là dans l’arrivée du diplomate derrière le conquérant. Les chefs-d’œuvre ont cela d’immense qu’ils sont éternellement présents aux actes de l’humanité. Prométhée sur le Caucase, c’est la Pologne après 1772, c’est la France après 1815, c’est la Révolution après brumaire. Mercure parle, Prométhée écoute peu. Les offres d’amnistie échouent quand c’est le supplicié qui, seul, aurait droit de faire grâce. Prométhée, terrassé, dédaigne Mercure debout au-dessus de lui, et Jupiter debout au-dessus de Mercure, et le Destin debout au-dessus de Jupiter. Prométhée raille le vautour qui le mange ; il a tout le haussement d’épaules que sa chaîne lui permet ; que lui importe Jupiter et à quoi bon Mercure ? Nulle prise sur ce patient hautain. La brûlure des coups de foudre donne une cuisson qui est un continuel appel à la fierté. Cependant on pleure autour de lui, la terre se désespère, les nuées femmes, les cinquante océanides, viennent adorer le titan, on entend les forêts crier, les bêtes fauves gémir, les vents hurler, les vagues sangloter, les éléments se lamenter, le monde souffre en Prométhée, la vie universelle a pour ligature son carcan, une immense participation au supplice du demi-dieu semble être désormais la volupté tragique de toute la nature ; l’anxiété de l’avenir s’y mêle, et comment faire maintenant ? et comment se mouvoir ? et qu’allons-nous devenir ? et dans le vaste ensemble des êtres créés, choses, hommes, animaux, plantes, rochers, tous tournés vers le Caucase, on sent cette inexprimable angoisse, le libérateur enchaîné.

Hamlet, moins géant et plus homme, n’est pas moins grand.

Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est prince et démagogue, sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas ; sa folie fausse inocule à sa maîtresse une folie vraie. Il est familier avec les spectres et avec les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d’interrogation. Il épouvante, puis déconcerte. Jamais rien de plus accablant n’a été rêvé. C’est le parricide disant : que sais-je ?

Parricide ? Arrêtons-nous sur ce mot. Hamlet est-il parricide ? Oui et non. Il se borne à menacer sa mère ; mais la menace est si farouche que la mère frissonne. — « Ta parole est un poignard !… Que veux-tu « faire ? veux-tu donc m’assassiner ? au secours ! au secours ! hola ! » et quand elle meurt, Hamlet, sans la plaindre, frappe Claudius avec ce cri tragique : Suis ma mère ! Hamlet est cette chose sinistre, le parricide possible.

Au lieu de ce nord qu’il a dans la tête, mettez-lui, comme à Oreste, du midi dans les veines, il tuera sa mère.

Ce drame est sévère. Le vrai y doute. Le sincère y ment. Rien de plus vaste, rien de plus subtil. L’homme y est monde, le monde y est zéro. Hamlet, même en pleine vie, n’est pas sûr d’être. Dans cette tragédie, qui est en même temps une philosophie, tout flotte, hésite, atermoie, chancelle, se décompose, se disperse et se dissipe, la pensée est nuage, la volonté est vapeur, la résolution est crépuscule, l’action souffle à chaque instant en sens inverse, la rose des vents gouverne l’homme. Œuvre troublante et vertigineuse où de toute chose on voit le fond, où il n’existe pour la pensée d’autre va-et-vient que du roi tué à Yorick enterré, et où ce qu’il y a de plus réel, c’est la royauté représentée par un fantôme et la gaieté représentée par une tête de mort.

Hamlet est le chef-d’œuvre de la tragédie rêve.

V §

Une des causes probables de la folie feinte de Hamlet n’a pas été jusqu’ici indiquée par les critiques. On a dit : Hamlet fait le fou pour cacher sa pensée, comme Brutus. En effet, on est à l’aise dans l’imbécillité apparente pour couver un grand dessein ; l’idiot supposé vise à loisir. Mais le cas de Brutus n’est pas celui de Hamlet. Hamlet fait le fou pour sa sûreté. Brutus couvre son projet, Hamlet sa personne. Les mœurs de ces cours tragiques étant données, du moment que Hamlet, par la révélation du spectre, connaît le forfait de Claudius, Hamlet est en danger. L’historien supérieur qui est dans le poëte se manifeste ici, et l’on sent dans Shakespeare la profonde pénétration des vieilles ténèbres royales. Au moyen âge et au bas empire, et même plus anciennement, malheur à qui s’apercevait d’un meurtre ou d’un empoisonnement commis par le roi. Ovide, conjecture Voltaire, fut exilé de Rome pour avoir vu quelque chose de honteux dans la maison d’Auguste. Savoir que le roi était un assassin, c’était un crime d’état. Quand il plaisait au prince de n’avoir pas eu de témoin, il y allait de la tête à tout ignorer. C’était être mauvais politique que d’avoir de bons yeux. Un homme suspect de soupçon était perdu. Il n’avait plus qu’un refuge, la folie ; passer pour « un innocent » ; on le méprisait, et tout était dit. Souvenez-vous du conseil que, dans Eschyle, l’Océan donne à Prométhée : sembler fou est le secret du sage. Quand le chambellan Hugolin eut trouvé la broche de fer dont Edrick l’Acquéreur avait empalé Edmond II, « il se hâta de s’hébéter », dit la chronique saxonne de 1016, et se sauva de cette façon. Héraclien de Nisibe, ayant découvert par hasard que le Rhinomète était fratricide, se fit déclarer fou par les médecins, et réussit à se faire enfermer pour la vie dans un cloître. Il vécut ainsi paisible, vieillissant et attendant la mort avec un air insensé. Hamlet court le même péril et a recours au même moyen. Il se fait déclarer fou comme Héraclien, et il s’hébète comme Hugolin. Ce qui n’empêche pas Claudius inquiet de faire effort deux fois pour se débarrasser de lui, au milieu du drame par la hache ou le poignard, et au dénouement par le poison.

La même indication se retrouve dans le Roi Lear ; le fils du comte de Glocester se réfugie, lui aussi, dans la démence apparente ; il y a là une clé pour ouvrir et comprendre la pensée de Shakespeare. Aux yeux de la philosophie de l’art, la folie feinte d’Edgar éclaire la folie feinte de Hamlet.

L’Amleth de Belleforest est un magicien, le Hamlet de Shakespeare est un philosophe. Nous parlions tout à l’heure de la réalité singulière propre aux créations des poètes. Pas de plus frappant exemple que ce type, Hamlet. Hamlet n’a rien d’une abstraction. Il a été à l’Université ; il a la sauvagerie danoise édulcorée de politesse italienne ; il est petit, gras, un peu lymphatique ; il tire bien l’épée, mais s’essouffle aisément. Il ne veut pas boire trop tôt pendant l’assaut d’armes avec Laërtes, probablement de crainte de se mettre en sueur. Après avoir ainsi pourvu de vie réelle son personnage, le poëte peut le lancer en plein idéal. Il y a du lest.

D’autres œuvres de l’esprit humain égalent Hamlet, aucune ne le surpasse. Toute la majesté du lugubre est dans Hamlet. Une ouverture de tombe d’où sort un drame, ceci est colossal. Hamlet est, à notre sens, l’œuvre capitale de Shakespeare.

Nulle figure, parmi celles que les poètes ont créées, n’est plus poignante et plus inquiétante. Le doute conseillé par un fantôme, voilà Hamlet. Hamlet a vu son père mort et lui a parlé ; est-il convaincu ? non, il hoche la tête. Que fera-t-il ? il n’en sait rien. Ses mains se crispent, puis retombent. Au dedans de lui les conjectures, les systèmes, les apparences monstrueuses, les souvenirs sanglants, la vénération du spectre, la haine, l’attendrissement, l’anxiété d’agir et de ne pas agir, son père, sa mère, ses devoirs en sens contraire, profond orage. L’hésitation livide est dans son esprit. Shakespeare, prodigieux poëte plastique, fait presque visible la pâleur grandiose de cette âme. Comme la grande larve d’Albert Durer, Hamlet pourrait se nommer Melancholia. Il a, lui aussi, au-dessus de sa tête, la chauve-souris qui vole éventrée, et à ses pieds la science, la sphère, le compas, le sablier, l’amour, et derrière lui à l’horizon un énorme soleil terrible qui semble rendre le ciel plus noir.

Cependant toute une moitié de Hamlet est colère, emportement, outrage, ouragan, sarcasme à Ophelia, malédiction à sa mère, insulte à lui-même. Il cause avec les gens du cimetière, rit presque, puis empoigne Laërtes aux cheveux dans la fosse d’Ophelia et piétine furieux sur ce cercueil. Coups d’épée à Polonius, coups d’épée à Laërtes, coups d’épée à Claudius. Par moments son inaction s’entr’ouvre, et de la déchirure il sort des tonnerres.

Il est tourmenté par cette vie possible, compliquée de réalité et de chimère, dont nous avons tous l’anxiété. Il y a dans toutes ses actions du somnambulisme répandu. On pourrait presque considérer son cerveau comme une formation ; il y a une couche de souffrance, une couche de pensée, puis une couche de songe. C’est à travers cette couche de songe qu’il sent, comprend, apprend, perçoit, boit, mange, s’irrite, se moque, pleure et raisonne. Il y a entre la vie et lui une transparence ; c’est le mur du rêve ; on voit au-delà, mais on ne le franchit point. Une sorte de nuage obstacle environne Hamlet de toutes parts. Avez-vous jamais eu en dormant le cauchemar de la course ou de la fuite, et essayé de vous hâter, et senti l’ankylose de vos genoux, la pesanteur de vos bras, l’horreur de vos mains paralysées, l’impossibilité du geste ? Ce cauchemar, Hamlet le subit éveillé. Hamlet n’est pas dans le lieu où est sa vie. Il a toujours l’air d’un homme qui vous parle de l’autre bord d’un fleuve. Il vous appelle en même temps qu’il vous questionne. Il est à distance de la catastrophe dans laquelle il se meut, du passant qu’il interroge, de la pensée qu’il porte, de l’action qu’il fait. Il semble ne pas toucher même à ce qu’il broie. C’est l’isolement à sa plus haute puissance. C’est l’aparté d’un esprit plus encore que l’escarpement d’un prince. L’indécision en effet est une solitude. Vous n’avez même pas votre volonté avec vous. Il semble que votre moi se soit absenté, et vous ait laissé là. Le fardeau de Hamlet est moins rigide que celui d’Oreste, mais plus ondoyant ; Oreste porte la fatalité, Hamlet le sort.

Et ainsi à part des hommes, Hamlet a pourtant en lui on ne sait quoi qui les représente tous. Agnosco fratrem. À de certaines heures, si nous nous tâtions le pouls, nous nous sentirions sa fièvre. Sa réalité étrange est notre réalité, après tout. Il est l’homme funèbre que nous sommes tous, de certaines situations étant données. Tout maladif qu’il est, Hamlet exprime un état permanent de l’homme. Il représente le malaise de l’âme dans la vie pas assez faite pour elle. La chaussure qui blesse et qui empêche de marcher, il représente cela ; la chaussure, c’est le corps. Shakespeare l’en délivre, et fait bien. Hamlet, prince, oui ; roi, jamais. Hamlet est incapable de gouverner un peuple, tant il existe en dehors de tout. Du reste, il fait bien plus que régner ; il est. On lui ôterait sa famille, son pays, son spectre, et toute l’aventure d’Elseneur, que, même à l’état de type inoccupé, il resterait étrangement terrible. Cela tient à la quantité d’humanité et à la quantité de mystère qui est en lui. Hamlet est formidable, ce qui ne l’empêche pas d’être ironique. Il a les deux profils du destin.

Rétractons un mot dit plus haut. L’œuvre capitale de Shakespeare n’est pas Hamlet. L’œuvre capitale de Shakespeare, c’est tout Shakespeare. Cela du reste est vrai de tous les esprits de cet ordre. Ils sont masse, bloc, majesté, bible, et leur solennité, c’est leur ensemble.

Avez-vous quelquefois regardé un cap avançant sous la nuée et se prolongeant à perte de vue dans l’eau profonde ? Chacune de ses collines le compose. Aucune de ses ondulations n’est perdue pour sa dimension. Sa puissance silhouette se découpe sur le ciel, et entre le plus avant qu’elle peut dans les vagues, et il n’y a pas un rocher inutile. Grâce à ce cap, vous pouvez vous en aller au milieu de l’eau illimitée, marcher dans les souffles, voir de près voler les aigles et nager les monstres, promener votre humanité dans la rumeur éternelle, pénétrer l’impénétrable. Le poëte rend ce service à votre esprit. Un génie est un promontoire dans l’infini.

VI §

Près de Hamlet, et sur le même plan, il faut placer trois drames grandioses : Macbeth, Othello, le Roi Lear.

Hamlet, Macbeth, Othello, Lear, ces quatre figures dominent le haut édifice de Shakespeare. Nous avons dit ce qu’est Hamlet.

Dire : Macbeth est l’ambition, c’est ne dire rien. Macbeth, c’est la faim. Quelle faim ? la faim du monstre toujours possible dans l’homme. Certaines âmes ont des dents. N’éveillez pas leur faim.

Mordre à la pomme, cela est redoutable. La pomme s’appelle Omnia, dit Filesac, ce docteur de Sorbonne qui confessa Ravaillac. Macbeth a une femme que la chronique nomme Gruoch. Cette Ève tente cet Adam. Une fois que Macbeth a mordu, il est perdu. La première chose que fait Adam avec Ève, c’est Caïn ; la première chose que fait Macbeth avec Gruoch, c’est le meurtre.

La convoitise aisément violence, la violence aisément crime, le crime aisément folie ; cette progression, c’est Macbeth. Convoitise, Crime, Folie, ces trois stryges lui ont parlé dans la solitude, et l’ont invité au trône. Le chat Graymalkin l’a appelé, Macbeth sera la ruse ; le crapaud Paddock l’a appelé, Macbeth sera l’horreur. L’être unsex, Gruoch, l’achève. C’est fini ; Macbeth n’est plus un homme. Il n’est plus qu’une énergie inconsciente se ruant farouche vers le mal. Nulle notion du droit désormais ; l’appétit est tout. Le droit transitoire, la royauté, le droit éternel, l’hospitalité, Macbeth assassine l’un comme l’autre. Il fait plus que les tuer, il les ignore. Avant de tomber sanglants sous sa main, ils gisaient morts dans son âme. Macbeth commence par ce parricide, tuer Duncan, tuer son hôte, forfait si terrible que du contre-coup, dans la nuit où leur maître est égorgé, les chevaux de Duncan redeviennent sauvages. Le premier pas fait, l’écroulement commence. C’est l’avalanche. Macbeth roule. Il est précipité. Il tombe et rebondit d’un crime sur l’autre, toujours plus bas. Il subit la lugubre gravitation de la matière envahissant l’âme. Il est une chose qui détruit. Il est pierre de, ruine, flamme de guerre, bête de proie, fléau. Il promène par toute l’Écosse, en roi qu’il est, ses kernes aux jambes nues et ses gallowglasses pesamment armés, égorgeant, pillant, massacrant. Il décime les thanes, il tue Banquo, il tue tous les Macduff, excepté celui qui le tuera, il tue la noblesse, il tue le peuple, il tue la patrie, il tue « le sommeil ». Enfin la catastrophe arrive, la forêt de Birnam se met en marche ; Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout violé, tout brisé, et cette outrance finit par gagner la nature elle-même ; la nature perd patience, la nature entre en action contre Macbeth ; la nature devient âme contre l’homme qui est devenu force.”

Ce drame a les proportions épiques. Macbeth représente cet effrayant affamé qui rôde dans toute l’histoire, appelé brigand dans la forêt et sur le trône conquérant. L’aïeul de Macbeth, c’est Nemrod. Ces hommes de force sont-ils à jamais forcenés ? Soyons justes, non. Ils ont un but. Après quoi, ils s’arrêteront. Donnez à Alexandre, à Cyrus, à Sésostris, à César, quoi ? le monde ; ils apaiseront. Geoffroy Saint-Hilaire me disait un jour : Quand le lion a mangé, il est en paix avec la nature. Pour Cambyse, Sennachérib, et Gengiskhan, et leurs pareils, avoir mangé, c’est posséder toute la terre. Ils se calmeraient dans la digestion du genre humain.

Maintenant qu’est-ce qu’Othello ? C’est la nuit. Immense figure fatale. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l’aurore. L’africain adore la blanche. Othello a pour clarté et pour folie Desdemona. Aussi comme la jalousie lui est facile ! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au-dessus de toutes les têtes, il a pour cortège la bravoure, la bataille, la fanfare, la bannière, la renommée, la gloire, il a le rayonnement de vingt victoires, il est plein d’astres, cet Othello, mais il est noir. Aussi comme, jaloux, le héros est vite monstre ! le noir devient nègre. Comme la nuit a vite fait signe à la mort !

À côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est le mal. Le mal, l’autre forme de l’ombre. La nuit n’est que la nuit du monde ; le mal est la nuit de l’âme. Quelle obscurité que la perfidie et le mensonge ! avoir dans les veines de l’encre ou la trahison, c’est la même chose. Quiconque a coudoyé l’imposture et le parjure, le sait ; on est à tâtons dans un fourbe. Versez l’hypocrisie sur le point du jour, vous éteindrez le soleil. C’est là, grâce aux fausses religions, ce qui arrive à Dieu.

Iago près d’Othello, c’est le précipice près du glissement. Par ici ! dit-il tout bas. Le piège conseille la cécité. Le ténébreux guide le noir. La tromperie se charge de l’éclaircissement qu’il faut à la nuit. La jalousie a le mensonge pour chien d’aveugle. Contre la blancheur et la candeur, Othello le nègre, Iago le traître, quoi de plus terrible ! ces férocités de l’ombre s’entendent. Ces deux incarnations de l’église conspirent, l’une en rugissant, l’autre en ricanant, le tragique étouffement de la lumière.

Sondez cette chose profonde, Othello est la nuit. Et étant la nuit, et voulant tuer, qu’est-ce qu’il prend pour tuer ? le poison ? la massue ? la hache ? le couteau ? Non, l’oreiller. Tuer, c’est endormir. Shakespeare lui-même ne s’est peut-être pas rendu compte de ceci. Le créateur, quelquefois presque à son insu, obéit à son type, tant ce type est une puissance. Et c’est ainsi que Desdemona, épouse de l’homme Nuit, meurt étouffée par l’oreiller, qui a eu le premier baiser et qui a le dernier souffle.

Lear, c’est l’occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le père ; sujet profond ; maternité vénérable entre toutes, si admirablement traduite par la légende de cette romaine, nourrice, au fond d’un cachot, de son père vieillard. La jeune mamelle près de la barbe blanche, il n’est point de spectacle plus sacré. Cette mamelle filiale, c’est Cordelia.

Une fois cette figure rêvée et trouvée, Shakespeare a créé son drame. Où mettre cette rassurante vision ? Dans un siècle obscur. Shakespeare a pris l’an 3105 du monde, le temps où Joas était roi de Juda, Aganippus roi de France et Léir roi d’Angleterre. Toute la terre était alors mystérieuse ; représentez-vous cette époque : le temple de Jérusalem est encore tout neuf, les jardins de Sémiramis, bâtis depuis neuf cents ans, commencent à crouler, les premières monnaies d’or paraissent à Égine, la première balance est faite par Phydon, tyran d’Argos, la première éclipse de soleil est calculée par les chinois, il y a trois cent douze ans qu’Oreste, accusé par les Euménides devant l’Aréopage, a été absous. Hésiode vient de mourir, Homère, s’il vit encore, a cent ans, Lycurgue, voyageur pensif, rentre à Sparte, et l’on aperçoit au fond de la sombre nuée de l’Orient le char de feu qui emporte Élie ; c’est dans ce moment-là que Léir — Lear — vit et règne sur les îles ténébreuses. Jonas, Holopherne, Dracon, Solon, Thespis, Nabuchodonosor, Anaximène qui inventera les signes du zodiaque, Gyrus, Zorobabel, Tarquin, Pythagore, Eschyle, sont à naître ; Coriolan, Xerxès, Cincinnatus, Périclès, Socrate, Brennus, Aristote, Timoléon, Démosthène, Alexandre, Épicure, Annibal, sont des larves qui attendent leur heure d’entrer parmi les hommes ; Judas Macchabée, Viriate, Popilius, Jugurtha, Mithridate, Marius et Sylla, César et Pompée, Cléopâtre et Antoine, sont le lointain avenir, et au moment où Lear est roi de Bretagne et d’Islande, il s’écoulera huit cent quatre-vingt-quinze ans avant que Virgile dise : Penitus toto divisos orbe Britannos, et neuf cent cinquante ans avant que Sénèque dise : Ultima Thule. Les pictes et les celtes — les écossais et les anglais, — sont tatoués. Un peau-rouge d’à présent donne une vague idée d’un anglais d’alors. C’est ce crépuscule que choisit Shakespeare ; large nuit commode au rêve où cet inventeur à l’aise, met tout ce que bon lui semble, ce roi Lear, et puis un roi de France, un duc de Bourgogne, un duc de Cornouailles, un duc d’Albany, un comte de Kent et un comte de Glocester. Que lui importe votre histoire à lui qui a l’humanité ? D’ailleurs il a pour lui la légende, qui est une science, elle aussi ; et, autant que l’histoire peut-être, mais à un autre point de vue, une vérité. Shakespeare est d’accord avec Walter Mapes, archidiacre d’Oxford, c’est bien quelque chose ; il admet, depuis Brutus jusqu’à Cadvalla, les quatre-vingt-dix-neuf rois celtes qui ont précédé le scandinave Hengist et le saxon Horsa ; et puisqu’il croit à Mulmutius, à Cinigisil, à Céolulfe, à Cassibelan, à Cymbeline, à Cynulphus, à Arviragus, à Guiderius, à Escuin, à Cudred, à Vortigerne, à Arthur, à Uther Pendragon, il a bien le droit de croire au roi Lear, et de créer Cordelia. Ce terrain adopté, ce heu de scène désigné, cette fondation creusée, il prend tout, et il bâtit son œuvre. Construction inouïe. Il prend la tyrannie, dont il fera plus tard la faiblesse, Lear ; il prend la trahison, Edmond ; il prend le dévouement, Kent ; il prend l’ingratitude qui commence par une caresse, et il donne à ce monstre deux têtes, Goneril, que la légende appelle Gornerille, et Regane, que la légende appelle Ragaii ; il prend la paternité ; il prend la royauté ; il prend la féodalité ; il prend l’ambition ; il prend la démence qu’il partage en trois, et il met en présence trois fous, le bouffon du roi, fou par métier, Edgar de Glocester, fou par prudence, le roi, fou par misère. C’est au sommet de cet entassement tragique qu’il dresse et penche Cordelia.

Il y a de formidables tours de cathédrales, comme, par exemple, la giralda de Séville, qui semblent faites tout entières, avec leurs spirales, leurs escaliers, leurs sculptures, leurs caves, leurs cœcums, leurs cellules aériennes, leurs chambres sonores, leurs cloches, leur plainte, et leur masse, et leur flèche, et toute leur énormité, pour porter un ange ouvrant sur leur cime ses ailes dorées. Tel est ce drame, le Roi Lear,

Le père est le prétexte de la fille. Cette admirable création humaine, Lear, sert de support à cette ineffable création divine, Cordelia. Tout ce chaos de crimes, de vices, de démences et de misères, a pour raison d’être l’apparition splendide de la vertu. Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé cette tragédie comme un dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout exprès un monde pour l’y mettre.

Et quelle figure que le père ! quelle cariatide ! C’est l’homme courbé. Il ne fait que changer de fardeaux, toujours plus lourds. Plus le vieillard faiblit, plus le poids augmente. Il vit sous la surcharge. Il porte d’abord l’empire, puis l’ingratitude, puis l’isolement, puis le désespoir, puis la faim et la soif, puis la folie, puis toute la nature. Les nuées viennent sur sa tête, les forêts l’accablent d’ombre, l’ouragan s’abat sur sa nuque, l’orage plombe son manteau, la pluie pèse sur ses épaules, il marche plié et hagard, comme s’il avait les deux genoux de la nuit sur son dos. Éperdu et immense, il jette aux bourrasques et aux grêles ce cri épique : Pourquoi me haïssez-vous, tempêtes ? pourquoi me persécutez-vous ? Vous n’êtes pas mes filles. Et alors, c’est fini, la lueur s’éteint, la raison se décourage et s’en va, Lear est en enfance. Ah ! il est enfant, ce vieillard. Eh bien ! il lui faut une mère. Sa fille paraît. Son unique fille, Cordelia. Car les deux autres, Regane et Goneril, ne sont plus ses filles que de la quantité nécessaire pour avoir droit au nom de parricides.

Cordelia approche. — Me reconnaissez-vous, sire ? — Vous êtes un esprit, je le sais, répond le vieillard, avec la clairvoyance sublime de l’égarement. À partir de ce moment, l’adorable allaitement commence. Cordelia se met à nourrir cette vieille âme désespérée qui se mourait d’inanition dans la haine. Cordelia nourrit Lear d’amour, et le courage revient ; elle le nourrit de respect, et le sourire revient ; elle le nourrit d’espérance, et la confiance revient ; elle le nourrit de sagesse, et la raison revient. Lear, convalescent, remonte, et, de degré en degré, retrouve la vie. L’enfant redevient un vieillard, le vieillard redevient un homme. Et le voilà heureux, ce misérable. C’est sur cet épanouissement que fond la catastrophe. Hélas, il y a des traîtres, il y a des parjures, il y a des meurtriers. Cordelia meurt. Rien de plus navrant. Le vieillard s’étonne, il ne comprend plus, et, embrassant ce cadavre, il expire. Il meurt sur cette morte. Ce désespoir suprême lui est épargné de rester derrière elle parmi les vivants, pauvre ombre, tâtant la place de son cœur vidé et cherchant son âme emportée par ce doux être qui est parti. Ô Dieu, ceux que vous aimez, vous ne les laissez pas survivre.

Demeurer après l’envolement de l’ange, être le père orphelin de son enfant, être l’œil qui n’a plus la lumière, être le cœur sinistre qui n’a plus la joie, étendre les mains par moments dans l’obscurité, et tâcher de ressaisir quelqu’un qui était là, où donc est-elle ? se sentir oublié dans le départ, avoir perdu sa raison d’être ici-bas, être désormais un homme qui va et vient devant un sépulcre, pas reçu, pas admis ; c’est une sombre destinée. Tu as bien fait, poëte, de tuer ce vieillard.

Livre III. Zoïle aussi éternel qu’Homère §

I §

Ce courtisan grossier du profane vulgaire.

Cet alexandrin est de La Harpe, qui le dirige sur Shakespeare. Ailleurs La Harpe dit : « Shakespeare sacrifie à la canaille. »

Voltaire, bien entendu, reproche l’antithèse à Shakespeare ; c’est bien. Et La Beaumelle reproche l’antithèse à Voltaire ; c’est mieux.

Voltaire, quand il s’agit de lui, pro domo sua, se fâche. — « Mais, écrit-il, ce Langleviel, dit La Beaumelle, est un âne ! Trouvez-moi, je vous en défie, dans quelque poëte et dans quelque livre qu’il vous plaira, une belle chose qui ne soit pas une image ou une antithèse ! »

Voltaire se coupe à sa critique. Il blesse et est blessé. Il qualifie ainsi l’Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques : — « Œuvres sans ordre, « pleines d’images basses et d’expressions grossières. »

Peu de temps après, furieux, il s’écrie :

On m’ose préférer Crébillon le barbare !

Un fainéant de l’Œil-de-Bœuf, talon rouge et cordon bleu, adolescent et marquis, M. de Créqui, vient à Ferney et écrit avec supériorité : J’ai vu Voltaire, ce vieux enfant.

Que l’injustice ait un contre-coup sur l’injuste, rien de plus équitable, et Voltaire a ce qu’il a mérité. Mais la pierre jetée aux génies est une loi, et tous y passent. Être insulté, cela couronne, à ce qu’il paraît.

Pour Saumaise, Eschyle n’est que farrago8, Quintilien ne comprend rien à l’Orestie. Sophocle dédaignait doucement Eschyle. « Quand il fait bien, il n’en sait rien », disait Sophocle. Racine rejetait tout, excepté deux ou trois scènes des Choéphores, amnistiées par une note en marge de son exemplaire d’Eschyle. Fontenelle dit dans ses Remarques : « On « ne sait ce que c’est que le Prométhée d’Eschyle. Eschyle est une « manière de fou. » Le dix-huitième siècle en masse raille Diderot admirant les Euménides.

Tout le Dante est un salmigondis, dit Chaudon. — Michel-Ange m’excède, dit Joseph de Maistre. — Aucune des huit comédies de Cervantes n’est supportable, dit La Harpe. — C’est dommage que Molière ne sache pas écrire, dit Fénelon. — Molière est un infâme histrion, dit Bossuet. — Un écolier éviterait les fautes de Milton, dit l’abbé Trublet, autorité comme une autre. — Corneille exagère, Shakespeare extravague, dit ce même Voltaire qu’il faut toujours combattre et toujours défendre.

— « Shakespeare, dit Ben Jonson, conversait « lourdement et sans aucun esprit. » — « Without any wit. » Le moyen de prouver le contraire ! Les écrits restent, la conversation passe. C’est toujours cela de nié. Cet homme de génie n’avait pas d’esprit ; comme cela caresse les innombrables gens d’esprit qui n’ont pas de génie !

Un peu avant que Scudéry appelât Corneille : Corneille déplumée, Green avait appelé Shakespeare : Corbeau paré de nos plumes. En 1752, Diderot fut mis à Vincennes pour avoir publié le premier volume de l’Encyclopédie, et le grand succès de l’année fut une estampe vendue sur les quais, laquelle représentait un cordelier donnant le fouet à Diderot. Quoique Weber soit mort, circonstance atténuante pour ceux qui sont coupables de génie, on se moque de lui en Allemagne, et depuis trente-trois ans un chef-d’œuvre est exécuté par un calembour ; l’Euryanthe s’appelle l’Ennuyante.

D’Alembert fait coup double sur Calderon et Shakespeare. Il écrit à Voltaire (lettre CV) : « J’ai annoncé à l’Académie votre Héraclius de Calderon ; elle le lira avec plaisir comme elle a lu l’arlequinade de Gilles Shakespeare. »

Que tout soit perpétuellement remis en question, que tout soit contesté, même l’incontestable, qu’importe. L’éclipse est une bonne épreuve pour la vérité comme pour la liberté. Le génie, étant vérité et étant liberté, a droit à la persécution. Que lui fait ce qui passe ? Il était avant et sera après. Ce n’est pas du côté du soleil que l’éclipse fait l’ombre.

Tout peut s’écrire. Le papier est un grand patient. L’an passé, un recueil grave imprimait ceci : Homère est en train de passer de mode.

On complète l’appréciation du philosophe, de l’artiste, ou du poëte, par le portrait de l’homme.

Byron a tué son tailleur. Molière a épousé sa fille. Shakespeare a « aimé » lord Southampton.

Et pour voir à la fin tous les vices ensemble,
Le parterre en tumulte a demandé l’auteur.

Tous les vices, c’est Beaumarchais.

Pour Byron, mentionnons ce nom une seconde fois, il en vaut la peine, lisez Glenarvon, et écoutez, sur les abominations de Byron, lady Bl***, qu’il avait aimée, et qui s’en vengeait.

Phidias était entremetteur ; Socrate était apostat et voleur, décrocheur de manteaux ; Spinosa était renégat et cherchait à capter des testaments ; Dante était concussionnaire ; Michel-Ange recevait des coups de bâton de Jules II et s’en laissait apaiser par cinq cents écus ; d’Aubigné était un courtisan couchant dans la garde-robe du roi, de mauvaise humeur quand on ne le payait pas, et pour qui Henri IV était trop bon ; Diderot était libertin ; Voltaire était avare ; Milton était vénal ; il a reçu mille livres sterling pour son apologie en latin du régicide ; Defensio pro se, etc., etc., etc., — qui dit ces choses ? Qui raconte ces histoires ? Cette bonne personne, votre vieille complaisante, ô tyrans, votre vieille camarade, ô traîtres, votre vieille auxiliaire, ô dévots, votre vieille consolatrice, ô imbéciles ! la calomnie.

II §

Ajoutons un détail.

La diatribe est, dans l’occasion, un moyen de gouvernement.

Ainsi il y avait de la police dans l’estampe de Diderot fouetté, et le graveur du cordelier était un peu cousin du guichetier de Vincennes. Les gouvernements, plus passionnés qu’il ne faudrait, négligent d’être étrangers aux animosités d’en bas. La persécution politique d’autrefois, c’est d’autrefois que nous parlons, s’assaisonnait volontiers d’une pointe de persécution littéraire. Certes, la haine hait sans être payée, l’envie n’a pas besoin, pour envier, que le ministre l’encourage et lui fasse une pension et il y a la calomnie, s. g. d. g. Mais une sacoche ne nuit pas. Quand Roy, poëte de la cour, rimait contre Voltaire : Dis-moi, stoïque téméraire, etc., la place de trésorier de la chambre des aides de Clermont et la croix de Saint-Michel ne faisaient aucun tort à son enthousiasme pour et à sa verve contre. Un pourboire est doux après un service rendu ; les maîtres là-haut sourient ; on reçoit l’ordre agréable d’injurier qui l’on déteste ; on obéit abondamment ; liberté de mordre à bouche-que-veux-tu ; on s’en donne à cœur-joie ; c’est tout bénéfice, on hait, et l’on plaît. Jadis l’autorité avait ses scribes. C’était une meute comme une autre. Contre le libre esprit rebelle, le despote lâchait le grimaud. Torturer ne suffisait point ; par-dessus le marché on taquinait. Trissotin s’abouchait avec Vidocq, et de ce tête-à-tête sortait une inspiration complexe. La pédagogie, ainsi adossée à la police, se sentait partie intégrante de l’autorité, et compliquait son esthétique d’un réquisitoire. C’était altier. Le pédant élevé à la dignité d’argousin, rien n’est hautain comme cette bassesse. Voyez, après les luttes des arminiens et des gomaristes, de quel air superbe Sparanus Buyter, la poche pleine des florins de Maurice de Nassau, dénonce Josse Vondel, et prouve, de par Aristote, que le Palamède de la tragédie de Vondel n’est autre que Barneveldt ; rhétorique utile, d’où Buyter extrait contre Vondel trois cents écus d’amende et pour lui une bonne prébende à Dordrecht.

L’auteur du livre Querelles littéraires, l’abbé Irail, chanoine de Monistrol, demande à La Beaumelle : Pourquoi injuriez-vous tant monsieur de Voltaire ? — C’est que ça se vend, répond La Beaumelle. Et Voltaire, informé de la demande et de la réponse, conclut : — C’est juste, le badaud achète l’écrit, et le ministre achète l’écrivain. Ça se vend. Françoise d’Issembourg de Happoncburt, femme de François Hugo, chambellan de Lorraine, et fort célèbre sous le nom de Mme de Graffigny, écrit à M. Devaux, lecteur du roi Stanislas : — « Mon cher Pampan, Atys étant éloigné (Usez : Voltaire étant banni), la police fait pulluler contre lui quantité de petits écrits et pamphlets qu’on vend un sou dans les cafés et les théâtres. Cela déplairait à la marquise9, si cela ne plaisait au roi. »

Desfontaines, cet autre insulteur de Voltaire, lequel l’avait tiré de Bicêtre, disait à l’abbé Prévost qui l’engageait à faire sa paix avec le philosophe : — Si Alger ne faisait pas la guerre, Alger mourrait de faim.

Ce Desfontaines, abbé aussi, mourut d’hydropisie, et ses goûts très connus lui valurent cette épitaphe : Periit aqua qui meruit igné.

Dans les publications supprimées au siècle dernier par arrêt du parlement, on remarque un document imprimé par Quinet et Besogne, et mis au pilon sans doute à cause des révélations qu’il contenait et que le titre promet : L’Arétinade, ou Tarif des Libellistes et Gens de lettres Injurieux.

Madame de Staël, exilée à quarante-cinq lieues de Paris, s’arrête aux quarante-cinq lieues juste, à Beaumont-sur-Loire, et de là écrit à ses amis. Voici un fragment d’une lettre adressée à madame Gay, mère de l’illustre madame de Girardin : « Ah ! chère madame, quelle persécution que ces exils !… » (Nous supprimons quelques lignes.)… Vous faites un livre, défense d’en parler. Votre nom dans les journaux déplaît. Permission pourtant d’en dire du mal. »

III §

Quelquefois la diatribe s’assaisonne de chaux vive.

Tous ces noirs becs de plume finissent pas creuser de sinistres fosses.

Parmi les écrivains abhorrés pour avoir été utiles, Voltaire et Rousseau sont au premier rang. Ils ont été déchirés vivants, déchiquetés morts. La morsure à ces renommées était action d’éclat et comptée sur les états de service des sbires de lettres. Une fois Voltaire insulté, on était cuistre de droit. Les hommes du pouvoir y encourageaient les hommes du libelle. Une nuée de moustiques s’est ruée sur ces deux illustres esprits, et bourdonne encore.

Voltaire est le plus haï, étant le plus grand. Tout était bon pour l’attaquer, tout était prétexte : Mesdames de France, Newton, madame du Châtelet, la princesse de Prusse, Maupertuis, Frédéric, l’Encyclopédie, l’Académie, même Labarre, Sirven et Calas. Jamais de trêve. Sa popularité a fait faire à Joseph de Maistre ce vers : Paris le couronna, Sodome l’eût banni. On traduisait Arouet par A rouer. Chez l’abbesse de Nivelles, princesse du Saint-Empire, demi-recluse et demi-mondaine, et ayant, dit-on, recours, pour se mettre du rose aux joues, au même moyen que l’abbesse de Montbazon, on jouait des charades ; entre autres celle-ci : — La première syllabe est sa fortune ; la seconde serait son devoir. — Le mot était Vol-taire. Un membre célèbre de l’Académie des sciences, Napoléon Bonaparte, voyant en 1803 dans la bibliothèque de l’Institut, au centre d’une couronne de lauriers, cette inscription : Au grand Voltaire, raya de l’ongle les trois dernières lettres, ne laissant subsister que Au grand Volta.

Il y a particulièrement autour de Voltaire un cordon sanitaire de prêtres, l’abbé Desfontaines en tête, l’abbé Nicolardot en queue. Fréron, quoique laïque, faisant de la critique de prêtre, est de cette chaîne.

Voltaire débuta à la Bastille. Sa cellule était voisine du cachot où était mort Bernard Palissy. Jeune, il goûta de la prison ; vieux, de l’exil. Il fut vingt-sept ans éloigné de Paris.

Jean-Jacques, sauvage et un peu loup, fut traqué en conséquence. Paris le décréta de prise de corps, Genève le chassa, Neufchâtel le rejeta, Môtiers-Travers le damna, Bienne le lapida, Berne lui donna le choix entre la prison et l’expulsion, Londres, hospitalière, le bafoua.

Tous deux moururent, se suivant de près. Cela ne fit pas d’interruption aux outrages. Un homme est mort, l’injure ne lâche pas prise pour si peu. La haine mange du cadavre. Les libelles continuèrent, s’acharnant sur ces gloires, pieux.

La Révolution vint, et les mit au Panthéon.

Au commencement de ce siècle, on menait volontiers les enfants vouées deux tombes. On leur disait : C’est ici. Cela faisait une forte vision pour leur esprit. Ils emportaient à jamais dans leur pensée cette apparition de deux sépulcres côte à côte, l’arche surbaissée du caveau, la forme antique des deux monuments revêtus provisoirement de bois peint en marbre, ces deux noms : Rousseau, Voltaire, dans le crépuscule, et le bras portant un flambeau qui sortait du tombeau de Jean-Jacques.

Louis XVIII rentra. La restauration des Stuarts avait arraché du sépulcre Cromwell ; la restauration des Bourbons ne pouvait faire moins pour Voltaire.

En mai 1814, une nuit, vers deux heures du matin, un fiacre s’arrêta près de la barrière de la Gare, qui fait face à Bercy, à la porte d’un enclos de planches. Cet enclos entourait un large terrain vague, réservé pour l’entrepôt projeté, et appartenant à la ville de Paris. Le fiacre arrivait du Panthéon, et le cocher avait eu ordre de prendre par les rues les plus désertes. La clôture de planches s’ouvrit. Quelques hommes descendirent du fiacre et entrèrent dans l’enclos. Deux d’entre eux portaient un sac. Ils étaient conduits, à ce qu’affirme la tradition, par le marquis de Puymaurin, plus tard député à la chambre introuvable et directeur de la Monnaie, accompagné de son frère, le comte de Puymaurin. D’autres hommes, plusieurs en soutane, les attendaient. Ils se dirigèrent vers un trou fait au milieu du champ. Ce trou, au dire d’un des assistants, qui a été depuis garçon de cabaret aux Marronniers à la Râpée, était rond et ressemblait à un puits perdu. Au fond du trou il y avait de la chaux vive. Ces hommes ne disaient pas un mot, et n’avaient pas de lumière. Le blêmissement du point du jour éclairait. On ouvrit le sac. Il était plein d’ossements. C’étaient, pêle-mêle, les os de Jean-Jacques et de Voltaire qu’on venait de retirer du Panthéon. On approcha l’orifice du sac de l’ouverture du trou, et l’on jeta ces os dans cette ombre. Les deux crânes se heurtèrent ; une étincelle, point faite pour être vue par ces hommes, s’échangea sans doute de la tête qui avait fait le Dictionnaire philosophique à la tête qui avait fait le Contrat social et les réconcilia. Quand cela fut fini, quand on eut secoué le sac, quand on eut vidé Voltaire et Rousseau dans ce trou, un fossoyeur saisit une pelle, rejeta dans l’ouverture le tas de terre qui était à côté, et combla la fosse. Les autres piétinèrent dessus pour lui ôter son air de terre fraîchement remuée, un des assistants prit pour sa peine le sac comme le bourreau prend la défroque, on sortit de l’enclos ; on referma la porte, on remonta en fiacre, et sans se dire une parole, en hâte, avant que le soleil fut levé, ces hommes s’en allèrent.

IV §

Saumaise, ce Scaliger pire, ne comprend pas Eschyle, et le rejette. À qui la faute ? Beaucoup à Saumaise, un peu à Eschyle.

L’homme attentif qui lit les grands livres éprouve parfois au milieu de la lecture de certains refroidissements subits suivis d’une sorte d’excès de chaleur. — Je ne comprends plus. — Je comprends ! — frisson et brûlement, quelque chose qui fait qu’on est un peu dérouté, tout en étant fortement saisi ; les seuls esprits du premier ordre, les seuls génies suprêmes, sujets à des absences dans l’infini, donnent au lecteur cette sensation singulière, stupeur pour la plupart, extase pour quelques-uns. Ces quelques-uns sont l’élite. Comme nous l’avons remarqué ailleurs, cette élite, accumulée de siècle en siècle et toujours ajoutée à elle-même, finit par faire nombre, devient avec le temps multitude, et compose la foule suprême, public définitif des génies, souverain comme eux.

C’est à ce public-là qu’on finit toujours par avoir affaire.

Cependant il y a un autre public, d’autres appréciateurs, d’autres juges, dont il a été dit un mot tout à l’heure. Ceux-là ne sont pas contents.

Les génies, les esprits, ce nommé Eschyle, ce nommé Isaïe, ce nommé Juvénal, ce nommé Dante, ce nommé Shakespeare, ce sont des êtres impérieux, tumultueux, violents, emportés, extrêmes, chevaucheurs des galops ailés, franchisseurs de limites, « passant les bornes », ayant un but à eux, lequel « dépasse le but », volant brusquement d’une idée à l’autre, et du pôle nord au pôle sud, parcourant le ciel en trois pas, peu cléments aux haleines courtes, secoués par tous les souffles de l’espace et en même temps pleins d’on ne sait quelle certitude équestre dans leurs bonds à travers l’abîme, indociles aux « aristarques », réfractaires à la rhétorique de l’État, pas gentils pour les lettrés asthmatiques, insoumis à l’hygiène académique, préférant l’écume de Pégase au lait d’ânesse.

Les braves pédants ont la bonté d’avoir peur pour eux. L’ascension provoque au calcul de la chute. Les culs-de-jatte compatissants plaignent Shakespeare. Il est fou, il monte trop haut ! La foule des cuistres, c’est une foule, s’ébahit et se fâche. Eschyle et Dante font à tout moment fermer les yeux à ces connaisseurs. Cet Eschyle est perdu ! Ce Dante va tomber ! Un dieu s’envole, les bourgeois lui crient : Casse-cou !

V §

En outre, ces génies déconcertent.

On ne sait sur quoi compter avec eux. Leur furie lyrique leur obéit ; ils l’interrompent, quand bon leur semble. Ils paraissaient déchaînés. Tout à coup ils s’arrêtent. Ces effrénés sont des mélancoliques. On les voit dans les précipices se poser sur une cime et replier leurs ailes, et ils se mettent à méditer. Leur méditation n’est pas moins surprenante que leur emportement. Tout à l’heure ils planaient, maintenant ils creusent. Mais c’est toujours la même audace.

Ils sont les géants pensifs. Leur rêverie titanique a besoin de l’absolu et de l’insondable pour se dilater. Ils pensent comme les soleils rayonnent, avec l’abîme autour d’eux pour condition.

Leurs allées et venues dans l’idéal donnent le vertige. Rien n’est trop haut pour eux, et rien n’est trop bas. Ils vont du pygmée au cyclope, de Polyphème aux Myrmidons, de la reine Mab à Caliban, et d’une amourette à un déluge, et de l’anneau de Saturne à la poupée d’un petit erifant. Sinite parvulos venire. Ils ont une prunelle télescope et une prunelle microscope. Ils fouillent familièrement ces deux effrayantes profondeurs inverses, l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Et l’on ne serait pas furieux contre eux ! et l’on ne leur reprocherait pas tout cela ! Allons donc ! Où irait-on si de tels excès étaient tolérés ? Pas de scrupule dans le choix des sujets, horribles ou douloureux, et toujours l’idée, fût-elle inquiétante et redoutable, suivie jusqu’à son extrémité, sans miséricorde pour le prochain. Ces poëtes ne voient que leur but. Et en toute chose une façon de faire immodérée. Qu’est-ce que Job ? un ver sur un ulcère. Qu’est-ce que la Divine Comédie ? une série de supplices. Qu’est-ce que l’Iliade ? une collection de plaies et blessures. Pas une artère coupée qui ne soit complaisamment décrite. Faites un tour d’opinions sur Homère ; demandez à Scaliger, à Terrasson, à Lamotte, ce qu’ils en pensent. Le quart d’un chant au bouclier d’Achille, quelle intempérance ! Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. Ces poëtes agitent, remuent, troublent, dérangent, bouleversent, font tout frissonner, cassent quelquefois des choses çà et là, peuvent faire des malheurs, c’est terrible. Ainsi parlent les athénées, les sorbonnes, les chaires assermentées, les sociétés dites savantes, Saumaise, successeur de Scaliger à l’université de Leyde, et la bourgeoisie derrière eux, tout ce qui représente en littérature et en art le grand parti de l’ordre. Quoi de plus logique ! la toux querelle l’ouragan.

Aux pauvres d’esprit s’ajoutent ceux qui ont trop d’esprit. Les sceptiques prêtent main-forte aux jocrisses. Les génies, à peu d’exceptions près, sont fiers et sévères ; ils ont cela dans la moelle des os. Ils ont dans leur compagnie Juvénal, Agrippa d’Aubigné et Milton ; ils sont volontiers revêches, méprisent le panem et circenses, s’apprivoisent peu et grondent. On les raille agréablement. C’est bien fait.

Ah ! poëte ! ah ! Milton ! ah ! Juvénal ! ah ! vous entretenez la résistance, ah ! vous perpétuez le désintéressement, ah ! vous rapprochez ces deux tisons, la foi et la volonté, pour en faire jaillir la flamme ! ah ! il y a de la vestale en vous, vieux mécontent ! ah ! vous avez un autel, la patrie ! ah ! vous avez un trépied, l’idéal ! ah ! vous croyez aux droits de l’homme, à l’émancipation, à l’avenir, au progrès, au beau, au juste, au grand, prenez garde, vous vous arriérez. Toute cette vertu, c’est de l’entêtement. Vous émigrez dans l’honneur, mais vous émigrez. Cet héroïsme ne sied plus. Il ne va plus à l’air de notre époque. Il vient un moment où le feu sacré n’est plus à la mode. Poëte, vous croyez au droit et à la vérité, vous n’êtes plus de votre temps. À force d’être éternel, vous passez.

Tant pis, sans nul doute, pour ces génies bougons, habitués au grand, et dédaigneux de ce qui n’est plus cela. Ils sont tardigrades lorsqu’il s’agit de honte ; ils sont ankylosés dans le refus de courbette ; quand le succès passe, honnête ou non, mais salué, ils ont une barre de fer dans la colonne vertébrale. Ceci les regarde. Tant pis pour ces gens de la vieille mode et de la vieille Rome. Ils sont de l’antiquité, et de l’antiquaille. Se hérisser à tout propos, c’était bon jadis ; on ne porte plus de ces grandes crinières-là ; les lions sont perruques. La révolution française a tout à l’heure soixante-quinze ans ; à cet âge, on radote. Les gens d’à présent entendent être de leur temps, et même de leur minute. Certes, nous n’y trouvons rien à reprendre. Ce qui est doit être ; il est excellent que ce qui existe, existe ; les formes de prospérité publique sont diverses ; une génération n’est pas tenue de répéter l’autre ; Caton calquait Phocion, Trimalcion ressemble moins, c’est de l’indépendance. Vous autres vieillards de mauvaise humeur, vous voulez que nous nous émancipions ? Soit. Nous nous débarrassons de l’imitation de Timoléon, de Thraséas, d’Artevelde, de Thomas Morus, de Hampden. C’est notre façon de nous délivrer. Vous voulez de la révolte, en voilà. Vous voulez de l’insurrection, nous nous insurgeons contre notre droit. Nous nous affranchissons du souci d’être libres. Être des citoyens, c’est lourd. Des droits enchevêtrés d’obligations sont des entraves pour qui a envie de jouir tout bonnement. Être guidés par la conscience et la vérité dans tous les pas que nous faisons, c’est fatigant. Nous entendons marcher sans lisières, et sans principes. Le devoir est une chaîne ; nous brisons nos fers. Que vient-on nous parler de Franklin ? Franklin est une copie d’Aristide, assez servile. Nous poussons l’horreur du servilisme jusqu’à préférer Grimod de la Reynière. Bien manger et bien boire est un but. Chaque époque a sa manière à elle d’être libre. L’orgie est une liberté. Cette façon de raisonner est triomphante, y adhérer est sage. Il y a eu, c’est vrai, des époques où l’on pensait autrement ; dans ces temps-là les choses sur lesquelles on marchait le prenaient quelquefois mal, et se soulevaient ; mais c’était l’ancien genre, ridicule maintenant, et il faut laisser dire les fâcheux et les grognons affirmant qu’il y avait plus de notion du droit, de la justice et de l’honneur dans les pavés d’autrefois que dans les hommes d’aujourd’hui.

Les rhétoriques, officielles et officieuses, nous avons signalé cette sagesse, prennent de fortes précautions contre les génies. Ils sont peu universitaires ; qui plus est, ils manquent de platitude. Ce sont des lyriques, des coloristes, des enthousiastes, des fascinateurs, des possédés, des exaltés, des « enragés », nous avons lu le mot, des êtres, qui, lorsque tout le monde est petit, ont la manie de « faire grand ». Que sais-je ? ils ont tous les vices. Un médecin a récemment découvert que le génie est une variété de la folie. Ils sont Michel-Ange maniant des colosses ; ils sont Rembrandt peignant avec une palette toute barbouillée de rayons de soleil ; ils sont Dante, Rabelais et Shakespeare, excessifs. Ils vous apportent un art farouche, rugissant, flamboyant, échevelé comme le lion et la comète. Quelle horreur ! On se coalise contre eux, et l’on fait bien. Il y a, par bonheur, les teetotallers de l’éloquence et de la poésie. J’aime la pâleur, disait un jour un bourgeois de lettres. Le bourgeois de lettres existe. Les rhétoriques, inquiètes des contagions et des pestes qui sont dans le génie, recommandent avec une haute raison, que nous avons louée, la tempérance, la modération, le « bon sens », l’art de se borner, les écrivains expurgés, émondés, taillés, réglés, le culte des qualités que les malveillants appellent négatives, la continence, l’abstinence, Joseph, Scipion, les buveurs d’eau ; tout cela est excellent ; seulement il faut prévenir les jeunes élèves qu’à prendre ces sages préceptes trop au pied de la lettre on court risque de glorifier une chasteté d’eunuque. J’admire Bayard, soit ; j’admire moins Origène.

VI §

Résumé : Les grands esprits sont importuns ; les éconduire quelque peu est judicieux.

Après tout, achevons d’en convenir et complétons le réquisitoire, il y a du vrai dans les reproches qu’on leur fait. Cette colère se conçoit. Le fort, le grand, le lumineux, sont, à un certain point de vue, des choses blessantes. Être dépassé n’est jamais agréable ; se sentir inférieur, c’est être offensé. Le beau existe tellement par lui-même qu’il n’a, certes, nul besoin d’orgueil ; mais qu’importe, la médiocrité humaine étant donnée, il humilie en même temps qu’il enchante ; il semble que naturellement la beauté soit un vase à orgueil, on l’en suppose remplie, on cherche à se venger du plaisir qu’elle vous fait, et ce mot, superbe, finit par avoir deux sens, dont l’un met en défiance contre l’autre. C’est la faute du beau, nous l’avons dit déjà. Il excède. Un croquis de Piranèse vous déroute ; une poignée de main d’Hercule vous meurtrit. Le grand a des torts. Il est naïf, mais encombrant. La tempête croit vous arroser, elle vous noie ; l’astre croit vous éclairer, il vous éblouit, quelquefois il vous aveugle. Le Nil féconde, mais déborde. Le trop n’est pas commode ; l’habitation de l’abîme est rude ; l’infini est peu logeable. Une maisonnette est mal située sur la cataracte du Niagara ou dans le cirque de Gavarnie ; il est malaisé de faire ménage avec ces farouches merveilles ; pour les voir habituellement sans en être accablé, il faut être un crétin ou un génie.

L’aurore elle-même nous semble parfois immodérée ; qui la regarde en face, souffre ; l’œil, à de certains moments, pense beaucoup de mal du soleil. Ne nous étonnons donc pas des plaintes faites, des réclamations incessantes, des colères et des prudences, des cataplasmes apposés par une certaine critique, des ophthalmies habituelles aux académies et aux corps enseignants, des précautions recommandées au lecteur, et de tous les rideaux tirés et de tous les abat-jour usités contre le génie. Le génie est intolérant sans le savoir à force d’être lui-même. Quelle familiarité voulez-vous qu’on ait avec Eschyle, avec Ézéchiel, avec Dante ?

Le moi, c’est le droit à l’égoïsme. Or la première chose que font ces êtres, c’est de rudoyer le moi de chacun. Exorbitants en tout, en pensées, en images, en convictions, en émotions, en passion, en foi, quel que soit le côté de votre moi auquel ils s’adressent, ils le gênent. Votre intelligence, ils la dépassent ; votre imagination, ils lui font mal aux yeux ; votre conscience, ils la questionnent et la fouillent ; vos entrailles, ils les tordent ; votre cœur, ils le brisent ; votre âme, ils l’emportent.

L’infini qu’ils ont en eux sort d’eux et les multiplie et les transfigure devant vous à chaque instant, fatigue redoutable pour votre regard. Vous ne savez jamais avec eux où vous en êtes. À tout moment, l’imprévu. Vous ne vous attendiez qu’à des hommes, ils ne peuvent pas entrer dans votre chambre, ce sont des géants ; vous ne vous attendiez qu’à une idée, baissez la paupière, ils sont l’idéal ; vous ne vous attendiez qu’à des aigles, ils ont six ailes, ce sont des séraphins. Sont-ils donc en dehors de la nature ? est-ce que l’humanité leur manque ?

Non certes, et loin de là, et bien au contraire. Nous l’avons dit déjà, et nous y insistons, la nature et l’humanité sont en eux plus qu’en qui que ce soit. Ce sont des hommes surhumains, mais des hommes. Homo sum. Cette parole d’un poëte résume toute la poésie. Saint Paul se frappe la poitrine et dit : Peccamus. Job vous déclare qui il est : “Je suis le fils de la femme.” Ils sont des hommes. Ce qui vous trouble, c’est qu’ils sont des hommes plus que vous ; ils sont trop des hommes, pour ainsi dire. Là où vous n’avez que la parcelle, ils ont le tout ; ils portent dans leur vaste cœur l’humanité entière, et ils sont vous plus que vous-même ; vous vous reconnaissez trop dans leur œuvre ; de là votre cri. À cette nature totale, à cette humanité complète, à cette argile, qui est toute votre chair et qui en même temps est toute la terre, ils ajoutent, et ceci achève votre terreur, la réverbération prodigieuse de l’inconnu. Ils ont des échappées de révélation, et subitement, et sans crier gare, à l’instant où l’on s’y attend le moins, ils crèvent la nuée, font au zénith une trouée d’où tombe un rayon, et ils éclairent le terrestre avec le céleste. Il est tout simple qu’on recherche médiocrement leur familiarité et qu’on n’ait point le goût de voisiner avec eux.

Quiconque n’a pas une vigoureuse éducation d’âme les évite volontiers. Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes. Il faut être robuste pour ouvrir Jérémie, Ézéchiel, Job, Pindare, Lucrèce, et cet Alighieri, et ce Shakespeare. La bourgeoisie des habitudes, la vie terre à terre, le calme plat des consciences, le « bon goût » et le « bon sens », tout le petit égoïsme tranquille est dérangé, avouons-le, par ces monstres du sublime.

Pourtant, quand on s’y enfonce et quand on les lit, rien n’est plus hospitalier pour l’âme à de certaines heures que ces esprits sévères. Ils ont tout à coup une haute douceur, aussi imprévue que le reste. Ils vous disent : entrez. Ils vous reçoivent chez eux avec une fraternité d’archanges. Ils sont affectueux, tristes, mélancoliques, consolants. Vous êtes subitement à votre aise. Vous vous sentez aimé par eux ; c’est à s’en croire connu personnellement. Leur fermeté et leur fierté recouvrent une sympathie profonde ; si le granit avait un cœur, quelle bonté il aurait ! Eh bien, le génie est du granit bon. L’extrême puissance a le grand amour. Ils se mettent comme vous en prière. Ils savent bien, eux, que Dieu existe. Collez votre oreille à ces colosses, vous les entendrez palpiter. Avez-vous besoin de croire, d’aimer, de pleurer, de vous frapper la poitrine, de tomber à genoux, de lever vos mains au ciel avec confiance et sérénité, écoutez ces poëtes, ils vous aideront à monter vers la douleur saine et féconde, ils vous feront sentir l’utilité céleste de l’attendrissement. Ô bonté des forts ! leur émotion, qui peut être, s’ils veulent, tremblement de terre, et par instants si cordiale et si douce qu’elle semble le remuement d’un berceau. Ils viennent de faire naître en vous quelque chose dont ils prennent soin. Il y a de la maternité dans le génie. Faites un pas, avancez encore, surprise nouvelle, les voilà gracieux. Quant à leur grâce, c’est l’aurore même.

Les hautes montagnes ont sur leur versant tous les climats, et les grands poëtes tous les styles. Il suffit de changer de zone. Montez, c’est la tourmente ; descendez, ce sont les fleurs. Le feu intérieur s’accommode de l’hiver dehors, le glacier ne demande pas mieux que d’être cratère, et il n’y a point pour la lave de plus belle sortie qu’à travers la neige. Un brusque percement de flamme n’a rien d’étrange sur un sommet polaire. Ce contact des extrêmes fait loi dans la nature où éclatent à tout moment les coups de théâtre du sublime. Une montagne, un génie, c’est la majesté âpre. Ces masses dégagent une sorte d’intimidation religieuse. Dante n’est pas moins à pic que l’Etna. Les précipices de Shakespeare valent les gouffres du Chimboraço. Les cimes des poëtes n’ont pas moins de nuages que les sommets des monts. On y entend des roulements de tonnerres. Du reste, dans les vallons, dans les gorges, dans les plis abrités, dans les entre-deux d’escarpements, ruisseaux, oiseaux, nids, feuillages, enchantements, flores extraordinaires. Au-dessus de l’effrayante arche de l’Arveyron, au milieu de la Mer de Glace, ce paradis appelé le Jardin, l’avez-vous vu ? Quel épisode ! un chaud soleil, une ombre tiède et fraîche, une vague exsudation de parfums sur les pelouses, on ne sait quel mois de mai perpétuel blotti dans les précipices. Rien n’est plus tendre et plus exquis. Tels sont les poëtes ; telles sont les Alpes. Ces grands vieux monts horribles sont de merveilleux faiseurs de roses et de violettes ; ils se servent de l’aube et de la rosée, mieux que toutes vos prairies et que toutes vos collines, dont c’est l’état pourtant ; l’avril de la plaine est plat et vulgaire à côté du leur, et ils ont, ces vieillards immenses, dans leur ravin le plus farouche, un charmant petit printemps à eux, bien connu des abeilles.

Livre IV. Critique §

I §

Toutes les pièces de Shakespeare, deux exceptées, Macbeth et Roméo et Juliette, trente-quatre pièces sur trente-six, offrent à l’observation une particularité qui semble avoir échappé jusqu’à ce jour aux commentateurs et aux critiques les plus considérables, que les Schlegel, et M. Villemain lui-même, dans ses remarquables travaux, ne notent point, et sur laquelle il est impossible de ne point s’expliquer. C’est une double action qui traverse le drame et qui le reflète en petit. À côté de la tempête dans l’Atlantique, la tempête dans le verre d’eau. Ainsi Hamlet fait au-dessous de lui un Hamlet ; il tue Polonius, père de Laërtes, et voilà Laërtes vis-à-vis de lui exactement dans la même situation que lui vis-à-vis de Claudius. Il y a deux pères à venger. Il pourrait y avoir deux spectres. Ainsi, dans le Roi Lear, côte à côte et de front, Lear, désespéré par ses filles Goneril et Regane, et consolé par sa fille Cordelia, est répété par Glocester, trahi par son fils Edmond et aimé par son fils Edgar. L’idée bifurquée, l’idée se faisant écho à elle-même, un drame moindre copiant et coudoyant le drame principal, l’action traînant sa lune, une action plus petite sa pareille ; l’unité coupée en deux, c’est là assurément un fait étrange. Ces doubles actions ont été fort blâmées par les quelques commentateurs qui les ont signalées. Nous ne nous associons point à ce blâme. Est-ce donc que nous approuvons et acceptons comme bonnes ces actions doubles ? Nullement. Nous les constatons, et c’est tout. Le drame de Shakespeare, nous l’avons dit le plus haut que nous avons pu dès 182710, afin de déconseiller toute imitation, le drame de Shakespeare est propre à Shakespeare ; ce drame est inhérent à ce poëte ; il est dans sa peau ; il est lui. De là ses originalités absolument personnelles ; de là ses idiosyncrasies, qui existent sans faire loi.

Ces actions doubles sont purement shakespeariennes. Ni Eschyle, ni Molière ne les admettraient, et nous approuverions Eschyle et Molière.

Ces actions doubles sont en outre le signe du seizième siècle. Chaque époque a sa mystérieuse marque de fabrique. Les siècles ont une signature qu’ils apposent aux chefs-d’œuvre et qu’il faut savoir déchiffrer et reconnaître. Le seizième siècle ne signe pas comme le dix-huitième. La renaissance était un temps subtil, un temps de réflexion. L’esprit du seizième siècle était aux miroirs ; toute idée de la renaissance est à double compartiment. Voyez les jubés dans les églises. La renaissance, avec un art exquis et bizarre, y fait toujours répercuter l’Ancien Testament dans le Nouveau. La double action est là partout. Le symbole explique le personnage en répétant son geste. Si, dans un bas-relief, Jéhovah sacrifie son fils, il a pour voisin, dans le bas-relief d’à côté, Abraham sacrifiant son fils. Jonas passe trois jours dans la baleine et Jésus passe trois jours dans le sépulcre, et la gueule du monstre avalant Jonas répond à la bouche de l’enfer engloutissant Jésus.

Le sculpteur du jubé de Fécamp, si stupidement démoli, va jusqu’à donner pour réplique à saint Joseph, qui ? Amphitryon.

Ces contre-coups singuliers sont une des habitudes de ce grand art profond et cherché du seizième siècle. Rien de plus curieux en ce genre que le parti qu’on tirait de saint Christophe. Au moyen âge et au seizième siècle, dans les peintures et les sculptures, saint Christophe, le bon géant martyrisé par Dèce en 250, enregistré par les bollandistes et imperturbablement admis par Baillet, est toujours triple. Occasion de triptyque. Il y a d’abord un premier Porte-Christ, un premier Christophore, c’est Christophe, avec l’enfant Jésus sur ses épaules. Ensuite, la vierge grosse est un Christophe, puisqu’elle porte le Christ ; enfin, la croix est un Christophe ; elle aussi porte le Christ. Le supplice répercute la mère. Ce triplement de l’idée est immortalisé par Rubens dans la cathédrale d’Anvers. Idée doublée, idée triplée, c’était le cachet du seizième siècle.

Shakespeare, fidèle à l’esprit de son temps, devait ajouter Laërtes vengeant son père à Hamlet vengeant son père, et faire poursuivre Hamlet par Laërtes en même temps que Claudius par Hamlet ; il devait faire commenter la piété filiale de Cordelia par la piété filiale d’Edgar, et, sous le poids de l’ingratitude des enfants dénaturés, mettre en regard deux pères misérables, ayant perdu chacun une des deux espèces de la lumière, Lear fou et Glocester aveugle.

II §

Quoi donc ! pas de critiques ? Non. Pas de blâme ? Non. Vous expliquez tout ? Oui. Le génie est une entité comme la nature et veut, comme elle, être accepté purement et simplement. Une montagne est à prendre ou à laisser. Il y a des gens qui font la critique de l’Himalaya caillou par caillou. L’Etna flamboie et bave, jette dehors sa lueur, sa colère, sa lave et sa cendre ; ils prennent un trébuchet, et pèsent cette cendre pincée par pincée. Quot libras in monte summo ? Pendant ce temps-là le génie continue son éruption. Tout en lui a sa raison d’être. Il est parce qu’il est. Son ombre est l’envers de sa clarté. Sa fumée vient de sa flamme. Son précipice est la condition de sa hauteur. Nous aimons plus ceci et moins cela ; mais nous, nous taisons là où nous sentons Dieu. Nous sommes dans la forêt ; la torsion de l’arbre est son secret. La sève sait ce qu’elle fait. La racine connaît son métier. Nous prenons les choses comme elles sont, nous sommes de bonne composition avec ce qui est excellent, tendre ou magnifique, nous consentons aux chefs-d’œuvre, nous ne nous servons pas de celui-ci pour chercher noise à celui-là ; nous n’exigeons pas que Phidias sculpte les cathédrales, ni que Pinaigrier vitre les temples ; le temple est l’harmonie, la cathédrale est le mystère ; ce sont deux modes différents du sublime ; nous ne souhaitons pas au Munster la perfection du Parthénon, ni au Parthénon la grandeur du Munster. Nous sommes bizarre à ce point que nous nous contentons que cela soit beau. Nous ne reprochons pas l’aiguillon à qui nous donne le miel. Nous renonçons à notre droit de critiquer les pieds du paon, le cri du cygne, le plumage du rossignol, la chenille du papillon, l’épine de la rose, l’odeur du lion, la peau de l’éléphant, le bavardage de la cascade, le pépin de l’orange, l’immobilité de la voie lactée, l’amertume de l’océan, les taches du soleil, la nudité de Noé.

Le quandoque bonus dormitat est permis à Horace. Nous le voulons bien. Ce qui est certain, c’est qu’Homère ne le dirait pas d’Horace. Il n’en prendrait pas la peine. Cet aigle trouverait charmant ce colibri jaseur. Je conviens qu’il est doux à un homme de se sentir supérieur et de dire : Homère est puéril, Dante est enfantin. C’est un joli sourire à avoir. Écraser un peu ces pauvres génies, pourquoi pas ? Être l’abbé Trublet et dire : Milton est un écolier ; c’est agréable. Qu’il a d’esprit celui qui trouve que Shakespeare n’a pas d’esprit ! Il s’appelle La Harpe, il s’appelle Delandine, il s’appelle Auger ; il est, fut ou sera de l’Académie. Tous ces grands hommes sont pleins d’extravagance, de mauvais goût et d’enfantillage. Quel beau décret à rendre ! Ces façons-là chatouillent voluptueusement ceux qui les ont ; et, en effet, quand on a dit : Ce géant est petit, on peut se figurer qu’on est grand. Chacun a sa manière. Quant à moi, qui parle ici, j’admire tout, comme une brute.

C’est pourquoi j’ai écrit ce livre.

Admirer. Être enthousiaste. Il m’a paru que dans notre siècle cet exemple de bêtise était bon à donner.

III §

N’espérez donc aucune critique. J’admire Eschyle, j’admire Juvénal, j’admire Dante, en masse, en bloc, tout. Je ne chicane point ces grands bienfaiteurs-là. Ce que vous qualifiez défaut, je le qualifie accent. Je reçois et je remercie. Je n’hérite pas des merveilles de l’esprit humain sous bénéfice d’inventaire. À Pégase donné, je ne regarde point la bride. Un chef-d’œuvre est de l’hospitalité, j’y entre chapeau bas ; je trouve beau le visage de mon hôte. Gilles Shakespeare, soit. J’admire Shakespeare et j’admire Gilles. Falstaff m’est proposé, je l’accepte, et j’admire le empty the jordan. J’admire le cri insensé : un rat ! J’admire les calembours de Hamlet, j’admire les carnages de Macbeth, j’admire les sorcières, « ce ridicule spectacle », j’admire the buttock of the night, j’admire l’œil arraché de Glocester. Je n’ai pas plus d’esprit que cela.

Ayant eu récemment l’honneur d’être appelé « niais » par plusieurs écrivains et critiques distingués, et même un peu par mon illustre ami M. de Lamartine11, je tiens à justifier l’épithète.

Achevons par une dernière observation de détail ce que nous avons spécialement à dire de Shakespeare.

Oreste, ce fatal aîné de Hamlet, n’est point, nous l’avons dit, le seul lien entre Eschyle et Shakespeare ; nous avons indiqué une relation, moins aisément perceptible, entre Prométhée et Hamlet. La mystérieuse intimité des deux poëtes éclate, à propos de ce même Prométhée, plus étrangement encore, et sur un point qui, jusqu’ici, a échappé aux observateurs et aux critiques. Prométhée est l’aïeul de Mab.

Prouvons-le.

Prométhée, comme tous les personnages devenus légendaires, comme Salomon, comme César, comme Mahomet, comme Charlemagne, comme le Cid, comme Jeanne d’Arc, comme Napoléon, a un prolongement double, l’un dans l’histoire, l’autre dans le conte. Or, le prolongement de Prométhée dans le conte, le voici :

Prométhée, créateur d’hommes, est aussi créateur d’esprits. Il est père d’une dynastie de Dives, dont les vieux fabliaux ont conservé la filiation : Elfe, c’est-à-dire le Rapide, fils de Prométhée, puis Elfin, roi de l’Inde, puis Elfinan, fondateur de Cléopolis, ville des fées, puis Elfilin, bâtisseur de la muraille d’or, puis Elfinell, le vainqueur de la bataille des démons, puis Elfant, qui construisit Panthée tout en cristal, puis Elfar qui tua Bicéphale et Tricéphale, puis Elfinor le Mage, une espèce de Salmonée qui fit sur la mer un pont de cuivre sonnant comme la foudre, non imitabile fulmen œre et cornipedum pulsu simularat equorum, puis sept cents princes, puis Elficléos le Sage, puis Elféron le Beau, puis Obéron, puis Mab. Admirable fable qui, avec un sens profond, rattache le sidéral au microscopique et l’infiniment grand à l’infiniment petit.

Et c’est ainsi que l’infusoire de Shakespeare se relie au géant d’Eschyle.

La fée, traînée sur le nez des hommes endormis dans son carrosse plafonné d’une aile de sauterelle, par huit moucherons attelés avec des rayons de lune et fouettés d’un fil de la vierge, la fée atome, a pour ancêtre le prodigieux Titan, voleur d’astres, cloué sur le Caucase, un poing aux portes Caspiennes, l’autre aux portes d’Ararat, un talon sur la source du Phase, l’autre talon au Validus-Murus bouchant le passage entre la montagne et la mer, colosse dont le soleil, selon que le jour se levait ou se couchait, projetait l’immense profil d’ombre tantôt sur l’Europe jusqu’à Corinthe, tantôt sur l’Asie jusqu’à Bangalore.

Du reste, Mab, qui s’appelle aussi Tanaquil, a toute l’inconsistance flottante du rêve. Sous le nom de Tanaquil, elle est la femme de Tarquin l’Ancien et elle file pour Servius Tullius adolescent la première tunique qu’ait mise un jeune romain en quittant la robe prétexte ; Obéron, qui se trouve être Numa, est son oncle. Dans Huon de Bordeaux, elle se nomme Gloriande et a pour amant Jules César, et Obéron est son fils ; dans Spenser, elle se nomme Gloriana, et Obéron est son père ; dans Shakespeare, elle se nomme Titania, et Obéron est son mari. Titania, ce nom rejoint Mab au Titan, et Shakespeare à Eschyle.

IV §

Un homme considérable de notre temps, historien célèbre, orateur puissant, un des précédents traducteurs de Shakespeare, se trompe, selon nous, quand il regrette, ou paraît regretter, le peu d’influence de Shakespeare sur le théâtre du dix-neuvième siècle. Nous ne pouvons partager ce regret. Une influence quelconque, fût-ce celle de Shakespeare, ne pouvait qu’altérer l’originalité du mouvement littéraire de notre époque. — « Le système de Shakespeare », dit, à propos de ce mouvement, l’honorable et grave écrivain, « peut fournir, ce me semble, « les plans d’après lesquels le génie doit désormais travailler. » Nous n’avons jamais été de cet avis, et nous avons pris les devants pour le dire il y a quarante ans12. Pour nous Shakespeare est un génie et non un système. Nous nous sommes expliqué déjà sur ce point, et nous nous expliquerons encore plus au long tout à l’heure, mais, disons-le dès à présent, ce que Shakespeare a fait est fait une fois pour toutes. Il n’y a point à y revenir. Admirez ou critiquez, mais ne refaites pas. C’est fait.

Un critique distingué, mort depuis peu, M. Chaudesaigues, accentue encore ce reproche : « On a, dit-il, restauré Shakespeare sans le suivre. L’école romantique n’a point imité Shakespeare. C’est là son tort. » C’est là son mérite. On l’en blâme ; nous l’en louons. Le théâtre contemporain est ce qu’il est, mais il est lui-même. Le théâtre contemporain a pour devise : Sum, non sequor. Il n’appartient à aucun « système ». Il a sa loi propre, et il l’accomplit. Il a sa vie propre, et il en vit.

Le drame de Shakespeare exprime l’homme à un moment donné. L’homme passe, ce drame reste, ayant pour fond éternel la vie, le cœur, le monde, et pour surface le seizième siècle. Il n’est ni à continuer, ni à recommencer. Autre siècle, autre art.

Le théâtre contemporain n’a pas plus suivi Shakespeare qu’il n’a suivi Eschyle. Et sans compter toutes les autres raisons que nous indiquerons plus loin, quel embarras, pour qui voudrait imiter et copier, que le choix entre ces deux poètes ! Eschyle et Shakespeare semblent faits pour prouver que les contraires peuvent être admirables. Le point de départ de l’un est absolument opposé au point de départ de l’autre. Eschyle, c’est la concentration ; Shakespeare, c’est la dispersion. Il faut applaudir l’un parce qu’il est condensé, et l’autre parce qu’il est épars ; à Eschyle l’unité, à Shakespeare l’ubiquité. À eux deux ils se partagent Dieu. Et, comme de telles intelligences sont toujours complètes, on sent dans le drame un d’Eschyle se mouvoir toute la liberté de la passion, et dans le drame répandu de Shakespeare converger tous les rayons de la vie. L’un part de l’unité et arrive au multiple, l’autre part du multiple et arrive à l’unité.

Ceci éclate avec une saisissante évidence, particulièrement quand on confronte Hamlet avec Oreste. Double page extraordinaire, recto et verso de la même idée, et qui semble écrite exprès pour prouver à quel point deux génies différents faisant la même chose font deux choses différentes.

Il est aisé de voir que le théâtre contemporain a, bien ou mal, frayé sa voie propre entre l’unité grecque et l’ubiquité shakespearienne.

V §

Écartons, pour y revenir plus tard, la question de l’art contemporain, et rentrons dans le point de vue général.

L’imitation est toujours stérile et mauvaise.

Quant à Shakespeare, puisque Shakespeare est le poëte qui nous occupe, c’est, au plus haut degré, un génie humain et général, mais, comme tous les vrais génies, c’est en même temps un esprit idiosyncratique et personnel. Loi : le poëte part de lui pour arriver à nous. C’est là ce qui fait le poëte inimitable.

Examinez Shakespeare, approfondissez-le, et voyez quelle résolution il a d’être lui-même. N’attendez aucune concession de son Moi. Ce n’est pas, certes, l’égoïste, mais c’est le volontaire. Il veut. Il donne à l’art ses ordres, dans les limites de son œuvre, bien entendu. Car ni l’art d’Eschyle, ni l’art d’Aristophane, ni l’art de Plaute, ni l’art de Machiavel, ni l’art de Calderon, ni l’art de Molière, ni l’art de Beaumarchais, ni aucune des formes de l’art, vivant chacune de la vie spéciale d’un génie, n’obéiraient aux ordres donnés par Shakespeare. L’art ainsi entendu, c’est la vaste égalité, et c’est la profonde liberté ; la région des égaux est aussi la région des libres.

Une des grandeurs de Shakespeare, c’est son impossibilité d’être modèle. Pour vous rendre compte de son idiosyncrasie ouvrez la première venue de ses pièces, c’est toujours, d’abord et avant tout, Shakespeare.

Quoi de plus personnel que Troïlus et Cressida ? Une Troie comique ! Voici Beaucoup de bruit pour rien, une tragédie qui aboutit à un éclat de rire. Voici le Conte d’hiver, pastorale drame. Shakespeare, dans son œuvre, est chez lui. Voulez-vous voir un despotisme, voyez sa fantaisie. Quelle volonté de rêve ! quel parti pris de vertige ! quel absolutisme dans l’indécis et le flottant ! le songe emplit à tel point quelques-unes de ses pièces que l’homme s’y déforme et y est plus nuage qu’homme. L’Angelo de Mesure pour mesure est un tyran de brouillard. Il se désagrège et s’efface. Le Léontès du Conte d’hiver est un Othello qui se dissipe. Dans Cymbeline, on croit que Jachimo va devenir Iago, mais il fond. Le songe est là partout. Regardez passer Mamilius, Posthumus, Hermione, Perdita. Dans la Tempête, le duc de Milan a « un brave fils » qui est comme un rêve dans le rêve. Ferdinand seul en parle, et personne que lui ne semble l’avoir vu. Une brute devient raisonnable, témoin le constable Lecoude de Mesure pour mesure. Un idiot a tout à coup de l’esprit, témoin Cloten de Cymbeline. Un roi de Sicile est jaloux d’un roi de Bohême. La Bohême a des rivages. Les bergers y ramassent des enfants. Thésée, duc, épouse Hippolyte, amazone. Obéron s’y mêle. Car ici c’est la volonté de Shakespeare de rêver ; ailleurs il pense.

Disons plus, là où il rêve, il pense encore ; avec une profondeur autre, mais égale.

Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. Il y a du sauvage dans ces civilisateurs mystérieux. Même dans leur comédie, même dans leur bouffonnerie, même dans leur rire, même dans leur sourire, il y a l’inconnu. On y sent l’horreur sacrée de l’art, et la terreur toute-puissante de l’imaginaire mêlé au réel. Chacun d’eux est dans sa caverne, seul. Ils s’entendent de loin, mais ne se copient pas. Nous ne sachons pas que l’hippopotame imite le barrissement de l’éléphant.

Entre lions on ne se singe pas.

Diderot ne refait pas Bayle ; Beaumarchais ne calque pas Plaute, et n’a pas besoin de Dave pour créer Figaro. Piranèse ne s’inspire point de Dédale. Isaïe ne recommence pas Moïse.

Un jour, à Sainte Hélène, M. de Las Cases disait : Sire, puisque vous avez été maître de la Prusse, à votre place, j’aurais pris dans le tombeau de Potsdam, où elle est déposée, l’épée du grand Frédéric et je l’aurais portée. — Niais, répondit Napoléon, j’avais la mienne.

L’œuvre de Shakespeare est absolue, souveraine, impérieuse, éminemment solitaire, mauvaise voisine, sublime en rayonnement, absurde en reflet, et veut rester sans copie.

Imiter Shakespeare serait aussi insensé qu’imiter Racine serait bête.

VI §

Entendons-nous, chemin faisant, sur un qualificatif fort usité de toutes parts, profanum vulgus, mot d’un poëte accentué par les pédants. Ce profanum vulgus est un peu le projectile de tout le monde. Fixons le sens de ce mot. Qu’est-ce que le profane vulgaire ? L’école dit : C’est le peuple. Et nous, nous disons : C’est l’école.

Mais d’abord définissons cette expression, l’école. Quand nous disons l’école, que faut-il sous-entendre ? Indiquons-le. L’école, c’est la résultante des pédantismes ; l’école, c’est l’excroissance littéraire du budget ; l’école, c’est le mandarinat intellectuel dominant dans les divers enseignements autorisés et officiels, soit de la presse, soit de l’état, depuis le feuilleton de théâtre de la préfecture jusqu’aux Biographies et Encyclopédies vérifiées, estampillées et colportées, et faites parfois, raffinement, par des républicains agréables à la police ; l’école, c’est l’orthodoxie classique et scolastique à enceinte continue, l’antiquité homérique et virgilienne exploitée par des lettrés fonctionnaires et patentés, une espèce de Chine soi-disant Grèce ; l’école, c’est, résumées dans une concrétion qui fait partie de l’ordre public, toute la science des pédagogues, toute l’histoire des historiographes, toute la poésie des lauréats, toute la philosophie des sophistes, toute la critique des magisters, toute la férule des ignorantins, toute la religion des bigots, toute la pudeur des prudes, toute la métaphysique des ralliés, toute la justice des salariés, toute la vieillesse des petits jeunes gens qui ont subi l’opération, toute la flatterie des courtisans, toute la diatribe des thuriféraires, toute l’indépendance des domestiques, toute la certitude des vues basses et des âmes basses. L’école hait Shakespeare. Elle le prend en flagrant délit de fréquentation populaire, allant et venant dans les carrefours, « trivial », disant à tous le mot de tous, parlant la langue publique, jetant le cri humain comme le premier venu, accepté de ceux qu’il accepte, applaudi par des mains noires de goudron, acclamé par tous les rauques enrouements qui sortent du travail et de la fatigue. Le drame de Shakespeare est peuple ; l’école s’indigne et dit : Odi profanum vulgus. Il y a de la démagogie dans cette poésie en liberté ; l’auteur de Hamlet « sacrifie à la canaille ».

Soit. Le poëte « sacrifie à la canaille ».

Si quelque chose est grand, c’est cela.

Il y a là au premier plan, partout, en plein soleil, dans la fanfare, les hommes puissants suivis des hommes dorés. Le poëte ne les voit pas, ou, s’il les voit, il les dédaigne. Il lève les yeux et regarde Dieu ; puis il baisse les yeux et regarde le peuple. Elle est tout au fond de l’ombre, presque invisible à force de submersion dans la nuit, cette foule fatale, cette vaste et lugubre souffrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants. Chaos d’âmes. Cette multitude de têtes ondule obscurément comme les vagues d’une mer nocturne. De temps en temps passent sur cette surface, comme les rafales sur l’eau, des catastrophes, une guerre, une peste, une favorite, une famine. Cela fait un frémissement qui dure peu, le fond de la douleur étant immobile comme le fond de l’océan. Le désespoir dépose on ne sait quel plomb horrible. Le dernier mot de l’abîme est stupeur. C’est donc la nuit. C’est, sous de funèbres épaisseurs derrière lesquelles tout est indistinct, la sombre mer des pauvres.

Ces accablés se taisent ; ils ne savent rien, ils ne peuvent rien, ils ne demandent rien, ils ne pensent rien ; ils subissent. Plectuntur Achivi. Ils ont faim et froid. On voit leur chair indécente par les trous des haillons ; qui fait ces haillons ? la pourpre. La nudité des vierges vient de la nudité des odalisques. Des guenilles tordues des filles du peuple tombent des perles pour la Fontanges et la Châteauroux. C’est la famine qui dore Versailles. Toute cette ombre vivante et mourante remue, ces larves agonisent, la mère manque de lait, le père manque de travail, les cerveaux manquent de lumière ; s’il y a là dans ce dénuement un livre, il ressemble à la cruche, tant ce qu’il offre à la soif des intelligences est insipide ou corrompu. Familles sinistres.

Le groupe des petits est pâle. Tout cela expire et rampe, n’ayant pas même la force d’aimer ; et, à leur insu peut-être, tandis qu’ils se courbent et se résignent, de toutes ces inconsciences où le droit réside, du sourd murmure de toutes ces malheureuses haleines mêlées, sort on ne sait quelle voix confuse, mystérieux brouillard du verbe, arrivant syllabe à syllabe dans l’obscurité à des prononciations de mots extraordinaires : Avenir, Humanité, Liberté, Égalité, Progrès. Et le poëte écoute, et il entend ; et il regarde, et il voit ; et il se penche de plus en plus, et il pleure ; et tout à coup, grandissant d’un grandissement étrange, puisant dans toutes ces ténèbres sa propre transfiguration, il se redresse terrible et tendre au-dessus de tous les misérables, de ceux d’en haut comme de ceux d’en bas, avec des yeux éclatants.

Et il demande compte à grands cris. Et il dit : Voici l’effet ! Et il dit : Voici la cause ! Le remède, c’est la lumière. Erudimini. Et il ressemble à un grand vase plein d’humanité que la main qui est dans la nuée secouerait, et d’où tomberaient sur la terre de larges gouttes, brûlure pour les oppresseurs, rosée pour les opprimés. Ah ! vous trouvez cela mauvais, vous autres. Eh bien, nous le trouvons bon, nous. Nous trouvons juste que quelqu’un parle quand tous souffrent. Les ignorances qui jouissent et les ignorances qui subissent ont un égal besoin d’enseignement. La loi de fraternité dérive de la loi de travail. S’entre-tuer a fait son temps. L’heure est venue de s’entr’aimer. C’est à promulguer ces vérités que le poëte est bon. Pour cela, il faut qu’il soit peuple ; pour cela, il faut qu’il soit populace ; c’est-à-dire qu’apportant le progrès, il ne recule pas devant le coudoiement du fait, quelque difforme que le fait soit encore. La distance actuelle du réel à l’idéal ne peut être mesurée autrement. D’ailleurs traîner un peu le boulet complète Vincent de Paul. Hardi donc à la promiscuité triviale, à la métaphore populaire, à la grande vie en commun avec ces exilés de la joie qu’on nomme les pauvres ! le premier devoir des poëtes est là. Il est utile, il est nécessaire que le souffle du peuple traverse ces toutes-puissantes âmes. Le peuple a quelque chose à leur dire. Il est bon qu’on sente dans Euripide les marchandes d’herbes d’Athènes et dans Shakespeare les matelots de Londres.

Sacrifie à « la canaille », ô poëte ! sacrifie à cette infortunée, à cette déshéritée, à cette vaincue, à cette vagabonde, à cette va-nu-pieds, à cette affamée, à cette répudiée, à cette désespérée, sacrifie-lui, s’il le faut et quand il le faut, ton repos, ta fortune, ta joie, ta patrie, ta liberté, ta vie. La canaille, c’est le genre humain dans la misère. La canaille, c’est le commencement douloureux du peuple. La canaille, c’est la grande victime des ténèbres. Sacrifie-lui ! sacrifie-toi ! laisse-toi chasser, laisse-toi exiler comme Voltaire à Ferney, comme d’Aubigné à Genève, comme Dante à Vérone, comme Juvénal à Syène, comme Tacite à Méthymne, comme Eschyle à Gela, comme Jean à Pathmos, comme Élie à Oreb, comme Thucydide en Thrace, comme Isaïe à Asiongaber ! sacrifie à la canaille. Sacrifie-lui ton or, et ton sang qui est plus que ton or, et ta pensée qui est plus que ton sang, et ton amour qui est plus que ta pensée ; sacrifie-lui tout, excepté la justice. Reçois sa plainte ; écoute-la sur ses fautes et sur les fautes d’autrui. Écoute ce qu’elle a à t’avouer et à te dénoncer. Tends-lui l’oreille, la main, les bras, le cœur. Fais tout pour elle, hormis le mal. Hélas ! elle souffre tant, et elle ne sait rien. Corrige-la, avertis-la, instruis-la, guide-la, élève-la. Mets-la à l’école de l’honnête. Fais-lui épeler la vérité, montre-lui la raison, cet alphabet, apprends-lui à lire la vertu, la probité, la générosité, la clémence. Tiens ton livre tout grand ouvert. Sois là, attentif, vigilant, bon, fidèle, humble. Allume les cerveaux, enflamme les âmes, éteins les égoïsmes, donne l’exemple. Les pauvres sont la privation ; soit l’abnégation. Enseigne ! rayonne ! ils ont besoin de toi, tu es leur grande soif. Apprendre est le premier pas, vivre n’est que le second. Sois à leurs ordres, entends-tu ? Sois toujours là, clarté ! Car il est beau, sur cette terre sombre, pendant cette vie obscure, court passage à autre chose, il est beau que la force ait un maître, le droit, que le progrès ait un chef, le courage, que l’intelligence ait un souverain, l’honneur, que la conscience ait un despote, le devoir, que la civilisation ait une reine, la liberté, et que l’ignorance ait une servante, la lumière.

Livre V. Les esprits et les masses §

I §

Depuis quatre-vingts ans, des choses mémorables ont été faites. Une démolition prodigieuse couvre le pavé.

Ce qui est fait est peu à côté de ce qui reste à faire.

Détruire est la besogne ; édifier est l’œuvre. Le progrès démolit de la main gauche, c’est de la main droite qu’il bâtit.

La main gauche du progrès se nomme la Force, la main droite se nomme l’Esprit.

Il y a à cette heure beaucoup de bonne destruction de faite ; toute la vieille civilisation encombrante est, grâce à nos pères, déblayée. C’est bien, c’est fini, c’est jeté bas, c’est à terre. Maintenant, debout tous, à l’œuvre, au travail, à la fatigue, au devoir, intelligences ! il s’agit de construire.

Ici trois questions :

Construire quoi ?

Construire où ?

Construire comment ?

Nous répondons :

Construire le peuple.

Le construire dans le progrès.

Le construire par la lumière.

II §

Travailler au peuple ; ceci est la grande urgence.

L’âme humaine, chose importante à dire dans la minute où nous sommes, a plus besoin encore d’idéal que de réel.

C’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. Or, veut-on se rendre compte de la différence ? Les animaux vivent, l’homme existe. Exister, c’est comprendre. Exister, c’est sourire du présent, c’est regarder l’avenir par-dessus la muraille. Exister, c’est avoir en soi une balance, et y peser le bien et le mal. Exister, c’est avoir la justice, la vérité, la raison, le dévouement, la probité, la sincérité, le bon sens, le droit et le devoir chevillés au cœur. Exister, c’est savoir ce qu’on vaut, ce qu’on peut, ce qu’on doit. Existence, c’est conscience. Caton ne se levait pas devant Ptolémée. Caton existait.

La littérature sécrète de la civilisation, la poésie sécrète de l’idéal. C’est pourquoi la littérature est un besoin des sociétés. C’est pourquoi la poésie est une avidité de l’âme.

C’est pourquoi les poètes sont les premiers éducateurs du peuple.

C’est pourquoi il faut, en France, traduire Shakespeare.

C’est pourquoi il faut, en Angleterre, traduire Molière.

C’est pourquoi il faut les commenter.

C’est pourquoi il faut avoir un vaste domaine public littéraire.

C’est pourquoi il faut traduire, commenter, publier, imprimer, réimprimer, clicher, stéréotyper, distribuer, crier, expliquer, réciter, répandre, donner à tous, donner à bon marché, donner au prix de revient, donner pour rien, tous les poètes, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les producteurs de grandeur d’âme.

La poésie dégage de l’héroïsme. M. Royer-Collard, cet ami original et ironique de la routine, était, à tout prendre, un sagace et noble esprit. Quelqu’un qui nous est connu l’entendait un jour dire : Spartacus est un poëte.

Ce redoutable et consolant Ézéchiel, le révélateur tragique du progrès, a toutes sortes de passages singuliers, d’un sens profond : — « La voix me dit : remplis la paume de ta main de charbons de feu, et répands-les sur la ville. » Et ailleurs : « L’esprit étant entré en eux, partout où allait l’esprit, ils allaient. » Et ailleurs : « Une main fut envoyée vers moi. Elle tenait un rouleau, qui était un livre. La voix me dit : mange ce rouleau. J’ouvris les lèvres et je mangeai le livre. Et il fut doux dans ma bouche comme du miel. » Manger le livre, c’est, dans une image étrange et frappante, toute la formule de la perfectibilité, qui, en haut, est science, et, en bas, enseignement.

Nous venons de dire : la littérature sécrète de la civilisation. En doutez-vous ? Ouvrez la première statistique venue.

En voici une qui nous tombe sous la main : Bagne de Toulon. 1862. Trois mille dix condamnés. Sur ces trois mille dix forçats, quarante savent un peu plus que lire et écrire, deux cent quatre-vingt-sept savent lire et écrire, neuf cent quatre lisent mal et écrivent mal, dix-sept cent soixante-dix neuf ne savent ni lire ni écrire. Dans cette foule misérable, toutes les professions machinales sont représentées par des nombres décroissant à mesure qu’on monte vers les professions éclairées, et vous arrivez à ce résultat final : orfèvres et bijoutiers au bagne, quatre ; ecclésiastiques, trois ; notaires deux ; comédiens, un ; artistes musiciens un ; hommes de lettres, pas un.

La transformation de la foule en peuple ; profond travail. C’est à ce travail que se sont dévoués, dans ces quarante dernières années, les hommes qu’on appelle socialistes. L’auteur de ce livre, si peu de choses qu’il soit, est un des plus anciens ; le Dernier jour d’un condamné date de 1828 et Claude Gueux de 1834. S’il réclame parmi ces philosophes sa place, c’est que c’est une place de persécution. Une certaine haine du socialisme, très aveugle, mais très générale, a sévi depuis quinze ou seize ans, et sévit et se déchaîne encore, dans les classes (il y a donc toujours les classes ?) influentes. Qu’on ne l’oublie pas, le socialisme, le vrai, a pour but l’élévation des masses à la dignité civique, et pour préoccupation principale, par conséquent, l’élaboration morale et intellectuelle. La première faim, c’est l’ignorance ; le socialisme veut donc, avant tout, instruire. Cela n’empêche pas le socialisme d’être calomnié et les socialistes d’être dénoncés. Pour beaucoup de trembleurs furieux qui ont la parole en ce moment, ces réformateurs sont les ennemis publics. Ils sont coupables de tout ce qui est arrivé de mal. — Ô romains, disait Tertullien, nous sommes des hommes justes, bienveillants, pensifs, lettrés, honnêtes. Nous nous assemblons pour prier, et nous vous aimons parce que vous êtes nos frères. Nous sommes doux et paisibles comme les petits enfants, et nous voulons la concorde parmi les hommes. Cependant, ô romains ! si le Tibre déborde ou si le Nil ne déborde pas, vous criez : Les chrétiens aux lions !

III §

L’idée démocratique, pont nouveau de la civilisation, subit en ce moment l’épreuve redoutable de la surcharge. Certes, toute autre idée romprait sous les poids qu’on lui fait porter. La démocratie prouve sa solidité par les absurdités qu’on entasse sur elle sans l’ébranler. Il faut qu’elle résiste à tout ce qu’il plaît aux gens de mettre dessus. En ce moment on essaye de lui faire porter le despotisme.

Le peuple n’a que faire de la liberté ; c’était le mot d’ordre d’une certaine école innocente et dupe dont le chef est mort il y a quelques années. Ce pauvre honnête rêveur croyait de bonne foi qu’on peut rester dans le progrès en sortant de la liberté. Nous l’avons entendu émettre, probablement sans le vouloir, cet aphorisme : La liberté est bonne pour les riches. Ces maximes-là ont l’inconvénient de ne pas nuire à l’établissement des empires.

Non, non, non, rien hors de la liberté !

La servitude, c’est l’âme aveuglée. Se figure-t-on un aveugle de bonne volonté ? Cette chose terrible existe. Il y a des esclaves acceptant. Un sourire dans une chaîne, quoi de plus hideux ! qui n’est pas libre n’est pas homme ; qui n’est pas libre ne voit pas, ne sait pas, ne discerne pas, ne grandit pas, ne comprend pas, ne veut pas, ne croit pas, n’aime pas, n’a pas de femme, n’a pas d’enfants, a une femelle et des petits, n’est pas. Ab luce principium. La liberté est une prunelle. La liberté est l’organe visuel du progrès.

Parce que la liberté a des inconvénients et même des périls, vouloir faire de la civilisation sans elle équivaut à faire de la culture sans le soleil ; c’est là aussi un astre critiquable. Un jour, dans le trop bel été de 1829, un critique aujourd’hui oublié, à tort, car il n’était pas sans quelque talent, M. P., ayant trop chaud, tailla sa plume en disant : je vais éreinter le soleil.

Certaines théories sociales, très distinctes du socialisme tel que nous le comprenons et le voulons, se sont fourvoyées. Écartons tout ce qui ressemble au couvent, à la caserne, à l’encellulement, à l’alignement. Le Paraguay, moins les jésuites, est tout de même le Paraguay. Donner une nouvelle façon au mal, ce n’est point une bonne besogne. Recommencer la vieille servitude est inepte. Que les peuples d’Europe prennent garde à un despotisme refait à neuf dont ils auraient un peu fourni les matériaux. La chose, cimentée d’une philosophie spéciale, pourrait bien durer. Nous venons de signaler les théoriciens, quelques-uns d’ailleurs droits et sincères, qui, à force de craindre la dispersion des activités et des énergies et ce qu’ils nomment « l’anarchie », en sont venus à une acceptation presque chinoise de la concentration sociale absolue. Ils font de leur résignation une doctrine. Que l’homme boive et mange, tout est là. Un bonheur bête est la solution. D’abord, ce bonheur, d’autres le nommeraient d’un autre mot.

Nous rêvons pour les nations autre chose qu’une félicité uniquement composée d’obéissance. Le bâton résume cette félicité pour le fellah turc, le knout pour le mougick russe, et le chat-à-neuf-queues, pour le soldat anglais. Ces socialistes à côté du socialisme dérivent de Joseph de Maistre et d’Ancillon, sans s’en douter peut-être ; car l’ingénuité de ces théoriciens ralliés au fait accompli a, ou croit avoir, des intentions démocratiques, et parle énergiquement des « principes de 89 ». Que ces philosophes involontaires d’un despotisme possible y songent, endoctriner les masses contre la liberté, entasser dans les intelligences l’appétit et le fatalisme, une situation étant donnée, la saturer de matérialisme, et s’exposer à la construction qui en sortirait, ce serait comprendre le progrès à la façon de ce brave homme qui acclamait un nouveau gibet, et qui s’écriait : À la bonne heure ! nous n’avions eu jusqu’ici qu’une vieille potence en bois, aujourd’hui le siècle marche, et nous voilà avec un bon gibet de pierre qui pourra servir à nos enfants et à nos petits-enfants !

IV §

Être un estomac repu, un boyau satisfait, un ventre heureux, c’est quelque chose sans doute, car c’est la bête. Pourtant on peut mettre son ambition plus haut.

Certes, un bon salaire, c’est bon. Avoir cette terre ferme sous son pied, de forts gages, est une chose qui plaît. Le sage aime à ne manquer de rien. Assurer sa situation est d’un homme intelligent. Un fauteuil rente de dix mille sesterces est une place gracieuse et commode, les gros émoluments font les teints frais et les bonnes santés, on vit vieux dans les douces sinécures bien appointées, la haute finance abondante en profits est un lieu agréable à habiter, être bien en cour cela assoit une famille et fait une fortune ; quant à moi, je préfère à toutes ces solidités le vieux vaisseau faisant eau où s’embarque en souriant l’évêque Quodvultdeus.

Il y a quelque chose au-delà de s’assouvir. Le but humain n’est pas le but animal.

Un rehaussement moral est nécessaire. La vie des peuples, comme la vie des individus, a ses minutes d’abaissement ; ces minutes passent, certes, mais il ne faut point que la trace en reste. L’homme, à cette heure, tend à tomber dans l’intestin ; il faut replacer l’homme dans le cœur, il faut replacer l’homme dans le cerveau. Le cerveau, voilà le souverain qu’il faut restaurer. La question sociale veut, aujourd’hui plus que jamais, être tournée du côté de la dignité humaine.

Montrer à l’homme le but humain, améliorer l’intelligence d’abord, l’animal ensuite, dédaigner la chair tant qu’on méprisera la pensée, et donner sur sa propre chair l’exemple, tel est le devoir actuel, immédiat, urgent, des écrivains.

C’est ce que, de tout temps, ont fait les génies.

Pénétrer de lumière la civilisation ; vous demandez à quoi les poètes sont utiles : à cela, tout simplement.

V §

Jusqu’à ce jour il y a eu une littérature de lettrés. En France surtout, nous l’avons dit, la littérature tendait à faire caste. Être poëte, cela revenait un peu à être mandarin. Tous les mots n’avaient pas droit à la langue. Le dictionnaire accordait ou n’accordait pas l’enregistrement. Le dictionnaire avait sa volonté à lui. Figurez-vous la botanique déclarant à un végétal qu’il n’existe pas, et la nature offrant timidement un insecte à l’entomologie qui le refuse comme incorrect. Figurez-vous l’astronomie chicanant les astres. Nous nous rappelons avoir entendu dire en pleine académie, à un académicien mort aujourd’hui, qu’on n’avait parlé français en France qu’au dix-septième siècle, et cela pendant douze années ; nous ne savons plus lesquelles. Sortons, il en est temps, de cet ordre d’idées ; la démocratie l’exige. L’élargissement actuel veut autre chose. Sortons du collège, du conclave, du compartiment, du petit goût, du petit art, de la petite chapelle. La poésie n’est pas une coterie. Il y a, à cette heure, effort pour galvaniser les choses mortes. Luttons contre cette tendance. Insistons sur ces vérités qui sont des urgences. Les chefs-d’œuvre recommandés par le manuel au baccalauréat, les compliments en vers et en prose, les tragédies plafonnant au-dessus de la tête d’un roi quelconque, l’inspiration en habit de cérémonie, les perruques-soleils faisant loi en poésie, les Arts poétiques qui oublient La Fontaine et pour qui Molière est un peut-être, les Planât châtrant les Corneille, les langues bégueules, la pensée entre quatre murs, bornée par Quintilien, Longin, Boileau et La Harpe ; tout cela, quoique l’enseignement officiel et public en soit saturé et rempli, tout cela est du passé. Telle époque, dite grand siècle, et, à coup sûr, beau siècle, n’est autre chose au fond qu’un monologue littéraire. Comprend-on cette chose étrange, une littérature qui est un aparté ! Il semble qu’on lise sur le fronton d’un certain art : On n’entre pas. Quant à nous, nous ne nous figurons la poésie que les portes toutes grandes ouvertes. L’heure a sonné d’arborer le Tout pour tous. Ce qu’il faut à la civilisation, grande fille désormais, c’est une littérature de peuple.

1830 a ouvert un débat, littéraire à la surface, social et humain au fond. Le moment est venu de conclure. Nous concluons à une littérature ayant ce but : Le Peuple.

L’auteur de ces pages écrivait, il y a trente et un ans, dans la préface de Lucrèce Borgia, un mot souvent répété depuis : Le poëte a charge d’âmes. Il ajouterait ici, si cela valait la peine d’être dit, que, la part faite à l’erreur possible, ce mot, sorti de sa conscience, a été la règle de sa vie.

VI §

Machiavel jetait sur le peuple un regard étrange. Combler la mesure, faire déborder le vase, exagérer l’horreur du fait du prince, accroître l’écrasement pour révolter l’opprimé, faire rejaillir l’idolâtrie en exécration, pousser les masses à bout, telle semble être sa politique. Son oui signifie non. Il charge le despote de despotisme pour le faire éclater. Le tyran devient dans ses mains un hideux projectile qui se brisera. Machiavel conspire. Pour qui ? Contre qui ? Devinez. Son apothéose des rois est bonne à faire des régicides. Il met sur la tête de son Prince un diadème de crimes, une tiare de vices, une auréole de turpitudes, et vous invite à adorer son monstre, de l’air dont on attend un vengeur. Il glorifie le mal en louchant vers l’ombre. C’est dans l’ombre qu’est Harmodius. Machiavel, ce metteur en scène des attentats princiers, ce domestique des Médicis et des Borgia, avait dans sa jeunesse été mis à la torture pour avoir admiré Brutus et Cassius. Il avait comploté peut-être avec les Soderini la délivrance de Florence. S’en souvient-il ? Continue-t-il ? Un conseil de lui est suivi, comme l’éclair, d’un grondement ténébreux dans la nuée, prolongement inquiétant. Qu’a-t-il voulu dire ? À qui en veut-il ? Le conseil est-il pour ou contre celui à qui il le donne ? Un jour, à Florence, dans le jardin de Cosmo Ruccelaï, étant présents le duc de Mantoue et Jean de Médicis qui commanda plus tard les Bandes Noires de Toscane, Varchi, l’ennemi de Machiavel, l’entendit qui disait aux deux princes : — Ne laissez lire aucun livre au peuple, pas même le mien. Il est curieux de rapprocher de ce mot l’avis donné par Voltaire au duc de Choiseul, conseil au ministre, insinuation au roi : « Laissez les badauds lire nos sornettes. Il n’y a point de danger à la lecture, monseigneur. Qu’est-ce qu’un grand roi comme le roi de France peut craindre ? Le peuple n’est que racaille, et les livres ne sont que niaiserie. » — Ne laissez rien lire, laissez tout lire ; ces deux conseils contraires coïncident plus qu’on ne croit. Voltaire, griffes cachées, faisait le gros dos aux pieds du roi. Voltaire et Machiavel sont deux redoutables révolutionnaires indirects, dissemblables en toute chose et pourtant identiques au fond par leur profonde haine du maître déguisée en adulation. L’un est le malin, l’autre est le sinistre. Les princes du seizième siècle avaient pour théoricien de leurs infamies et pour courtisan énigmatique Machiavel, enthousiaste à fond obscur. Être flatté par un sphinx, chose terrible ! Mieux vaut encore être flatté, comme Louis XV, par un chat.

Conclusion de ceci : Faites lire au peuple Machiavel, et faites-lui lire Voltaire.

Machiavel lui inspirera l’horreur, et Voltaire le mépris, du crime couronné.

Mais les cœurs doivent se tourner surtout vers les grands poètes limpides, qu’ils soient doux comme Virgile ou acres comme Juvénal.

VII §

Le progrès de l’homme par l’avancement des esprits ; point de salut hors de là. Enseignez ! Apprenez ! Toutes-les révolutions de l’avenir sont incluses, amorties, dans ce mot : Instruction Gratuite et Obligatoire.

C’est par l’explication des œuvres du premier ordre que ce large enseignement intellectuel doit se couronner. En haut les génies.

Partout où il y a agglomération d’hommes, il doit y avoir, dans un lieu spécial, un explicateur public des grands penseurs.

Qui dit grand penseur dit penseur bienfaisant.

La présence perpétuelle du beau dans leurs œuvres maintient les poëtes au sommet de l’enseignement.

Nul ne peut prévoir la quantité de lumière qui se dégagera de la mise en communication du peuple avec les génies. Cette combinaison du cœur du peuple avec le cœur du poëte sera la pile de Volta de la civilisation.

Ce magnifique enseignement, le peuple le comprendra-t-il ? Certes. Nous ne connaissons rien de trop haut pour le peuple. C’est une grande âme. Êtes-vous jamais allé un jour de fête à un spectacle gratis ? Que dites-vous de cet auditoire ? En connaissez-vous un qui soit plus spontané et plus intelligent ? Connaissez-vous, même dans la forêt, une vibration plus profonde ? La cour de Versailles admire comme un régiment fait l’exercice ; le peuple, lui, se rue dans le beau éperdument. Il s’entasse, se presse, s’amalgame, se combine, se pétrit dans le théâtre ; pâte vivante que le poëte va modeler. Le pouce puissant de Molière s’y imprimera tout à l’heure ; l’ongle de Corneille griffera ce monceau informe. D’où cela vient-il ? D’où cela sort-il ? De la Courtille, des Porcherons, de la Cunette, c’est pieds nus, c’est bras nus, c’est en haillons. Silence. Ceci est le bloc humain.

La salle est comble, la vaste multitude regarde, écoute, aime, toutes les consciences émues jettent dehors leur feu intérieur, tous les yeux éclairent, la grosse bête à mille têtes est là, la Mob de Burke, la Plebs de Tite-Live, la Fex urbis de Cicéron, elle caresse le beau, elle lui sourit avec la grâce d’une femme, elle est très finement littéraire ; rien n’égal les délicatesses de ce monstre. La cohue tremble, rougit, palpite ; ses pudeurs sont inouïes ; la foule est une vierge. Aucune pruderie pourtant, cette bête n’est pas bête. Pas une sympathie ne lui manque ; elle a en elle tout le clavier, depuis la passion jusqu’à l’ironie, depuis le sarcasme jusqu’au sanglot. Sa pitié est plus que de la pitié ; c’est de la miséricorde. On y sent Dieu. Tout à coup le sublime passe, et la sombre électricité de l’abîme soulève subitement tout ce tas de cœurs et d’entrailles, la transfiguration de l’enthousiasme opère, et maintenant, l’ennemi est-il aux portes, la patrie est-elle en danger ? Jetez un cri à cette populace, elle est capable des Thermopyles. Qui a fait cette métamorphose ? la poésie.

Les multitudes, et c’est là leur beauté, sont profondément pénétrables à l’idéal. L’approche du grand art leur plaît, elles en frissonnent. Pas un détail ne leur échappe. La foule est une étendue liquide et vivante offerte au frémissement. Une masse est une sensitive. Le contact du beau hérisse extatiquement la surface des multitudes, signe du fond touché. Remuement de feuilles, une haleine mystérieuse passe, la foule tressaille sous l’insufflation sacrée des profondeurs.

Et là même où l’homme du peuple n’est pas en foule, il est encore bon auditeur des grandes choses. Il a la naïveté honnête, il a la curiosité saine. L’ignorance est un appétit. Le voisinage de la nature le rend propre à l’émotion sainte du vrai. Il a, du côté de la poésie, des ouvertures secrètes dont il ne se doute pas lui-même. Tous les enseignements sont dus au peuple. Plus le flambeau est divin, plus il est fait pour cette âme simple. Nous voudrions voir dans les villages une chaire expliquant Homère au paysans.

VIII §

Trop de matière est le mal de cette époque. De là un certain appesantissement.

Il s’agit de remettre de l’idéal dans l’âme humaine. Où prendrez-vous de l’idéal ? où il y en a. Les poëtes, les philosophes, les penseurs sont les urnes. L’idéal est dans Eschyle, dans Isaïe, dans Juvénal, dans Alighieri, dans Shakespeare. Jetez Eschyle, jetez Isaïe, jetez Juvénal, jetez Dante, jetez Shakespeare dans la profonde âme du genre humain.

Versez Job, Salomon, Pindare, Ezéchiel, Sophocle, Euripide, Hérodote, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Térence, Horace, Catulle, Tacite, saint Paul, saint Augustin, Tertullien, Pétrarque, Pascal, Milton, Descartes, Corneille, La Fontaine, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Sedaine, André Chénier, Kant, Byron, Schiller, versez toutes ces âmes dans l’homme.

Versez tous les esprits depuis Ésope jusqu’à Molière, toutes les intelligences depuis Platon jusqu’à Newton, toutes les encyclopédies depuis Aristote jusqu’à Voltaire.

De la sorte, en guérissant la maladie momentanée, vous établirez à jamais la santé de l’esprit humain.

Vous guérirez la bourgeoisie et vous fonderez le peuple.

Comme nous l’indiquions tout à l’heure, après la destruction qui a délivré le monde, vous opérerez la construction qui l’épanouira.

Quel but ! faire le peuple !

Les principes combinés avec la science, toute la quantité possible d’absolu introduite par degrés dans le fait, l’utopie traitée successivement par tous les modes de réalisation, par l’économie politique, par la philosophie, par la physique, par la chimie, par la dynamique, par la logique, par l’art ; l’union remplaçant peu à peu l’antagonisme et l’unité remplaçant l’union, pour religion Dieu, pour prêtre le père, pour prière la vertu, pour champ la terre, pour langue le verbe, pour loi le droit, pour moteur le devoir, pour hygiène le travail, pour économie la paix, pour canevas la vie, pour but le progrès, pour autorité la liberté, pour peuple l’homme, telle est la simplification.

Et au sommet l’idéal.

L’idéal ; type immobile du progrès marchant.

À qui sont les génies, si ce n’est à toi, peuple ? ils t’appartiennent, ils sont tes fils et tes pères ; tu les engendres et ils t’enseignent. Ils font à ton chaos des percements de lumière. Enfants, ils ont bu ta sève. Ils ont tressailli dans la matrice universelle, l’humanité. Chacune de tes phases, peuple, est un avatar. La profonde prise de vie, c’est en toi qu’il faut la chercher. Tu es le grand flanc. Les génies sortent de toi, foule mystérieuse.

Donc qu’ils retournent à toi.

Peuple, l’auteur, Dieu, te les dédie.

Livre VI. Le beau serviteur du vrai §

I §

Ah ! esprits ! soyez utiles ! servez à quelque chose. Ne faites pas les dégoûtés quand il s’agit d’être efficaces et bons. L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore. Rêver la rêverie est bien, rêver l’utopie est mieux. Ah ! il vous faut du songe ? Eh bien, songez l’homme meilleur. Vous voulez du rêve ? en voici : l’idéal. Le prophète cherche la solitude, mais non l’isolement. Il débrouille et développe les fils de l’humanité noués et roulés en écheveau dans son âme ; il ne les casse pas. Il va dans le désert penser, à qui ? aux multitudes. Ce n’est pas aux forêts qu’il parle, c’est aux villes. Ce n’est pas l’herbe qu’il regarde plier au vent, c’est l’homme ; ce n’est pas contre les lions qu’il rugit, c’est contre les tyrans. Malheur à toi, Achab ! malheur à toi, Osée ! malheur à vous, rois ! malheur à vous, pharaons ! c’est là le cri du grand solitaire. Puis il pleure.

Sur quoi ? sur cette éternelle captivité de Babylone, subie par Israël jadis, subie par la Pologne, par la Roumanie, par la Hongrie, par Venise, aujourd’hui. Il veille, le penseur bon et sombre ; il épie, il guette, il écoute, il regarde, oreille dans le silence, œil dans la nuit, griffe à demi allongée vers les méchants. Parlez-lui donc de l’art pour l’art, à ce cénobite de l’idéal. Il a son but et il y va, et son but, c’est ceci : le mieux. Il s’y dévoue.

Il ne s’appartient pas, il appartient à son apostolat. Il est chargé de ce soin immense, la mise en marche du genre humain. Le génie n’est pas fait pour le génie, il est fait pour l’homme. Le génie sur la terre, c’est Dieu qui se donne. Chaque fois que paraît un chef-d’œuvre, c’est une distribution de Dieu qui se fait. Le chef-d’œuvre est une variété du miracle. De là, dans toutes les religions et chez tous les peuples, la foi aux hommes divins. On se trompe si l’on croit que nous nions la divinité des christs.

Au point où la question sociale est arrivée, tout doit être action commune. Les forces isolées s’annulent, l’idéal et le réel sont solidaires. L’art doit aider la science. Ces deux roues du progrès doivent tourner ensemble.

Génération des talents nouveaux, noble groupe d’écrivains et de poètes, légion des jeunes, ô avenir vivant de mon pays ! vos aînés vous aiment et vous saluent. Courage ! dévouons-nous. Dévouons-nous au bien, au vrai, au juste. Cela est bon.

Quelques purs amants de l’art, émus d’une préoccupation qui du reste a sa dignité et sa noblesse, écartent cette formule, l’art pour le progrès, le Beau Utile, craignant que l’utile ne déforme le beau. Ils tremblent de voir les bras de la muse se terminer en mains de servante. Selon eux, l’idéal peut gauchir dans trop de contact avec la réalité. Ils sont inquiets pour le sublime s’il descend jusqu’à l’humanité. Ah ! ils se trompent.

L’utile, loin de circonscrire le sublime, le grandit. L’application du sublime aux choses humaines produit des chefs-d’œuvre inattendus. L’utile, considéré en lui-même et comme élément à combiner avec le sublime, est de plusieurs sortes ; il y a de l’utile qui est tendre, et il y a de l’utile qui est indigné. Tendre, il désaltère les malheureux et crée l’épopée sociale ; indigné, il flagelle les mauvais, et crée la satire divine. Moïse passe à Jésus la verge, et, après avoir fait jaillir l’eau du rocher, cette verge auguste, la même, chasse du sanctuaire les vendeurs.

Quoi ! l’art décroîtrait pour s’être élargi ! Non. Un service de plus, c’est une beauté de plus.

Mais on se récrie. Entreprendre la guérison des plaies sociales, amender les codes, dénoncer la loi au droit, prononcer ces hideux mots, bagne, argousin, galérien, fille publique, contrôler les registres d’inscription de la police, rétrécir les dispensaires, sonder le salaire et le chômage, goûter le pain noir du pauvre, chercher du travail à l’ouvrière, confronter aux oisifs du lorgnon les paresseux du haillon, jeter bas la cloison de l’ignorance, faire ouvrir des écoles, montrer à lire aux petits enfants, attaquer la honte, l’infamie, la faute, le vice, le crime, l’inconscience, prêcher la multiplication des abécédaires, proclamer l’égalité du soleil, améliorer la nutrition des intelligences et des cœurs, donner à boire et à manger, réclamer des solutions pour les problèmes et des souliers pour les pieds nus, ce n’est pas l’affaire de l’azur. L’art, c’est l’azur.

Oui, l’art, c’est l’azur ; mais l’azur du haut duquel tombe le rayon qui gonfle le blé, jaunit le maïs, arrondit la pomme, dore l’orange, sucre le raisin. Je le répète, un service de plus, c’est une beauté de plus. Dans tous les cas, où est la diminution ? Mûrir la betterave, arroser la pomme de terre, épaissir la luzerne, le trèfle et le foin, entrer en collaboration avec le laboureur, le vigneron et le maraîcher, cela n’ôte pas au ciel une étoile. Ah ! l’immensité ne méprise pas l’utilité, et qu’y perd-elle ? Est-ce que le vaste fluide vital, que nous appelons magnétique ou électrique, fait de moins splendides éclairs dans la profondeur des nuées parce qu’il consent à servir de pilote à une barque, et à tenir toujours tournée vers le nord la petite aiguille qu’on lui confie, à ce guide énorme ? L’aurore est-elle moins magnifique, a-t-elle moins de pourpre et moins d’émeraude, subit-elle une décroissance quelconque de majesté, de grâce et d’éblouissement, parce que, prévoyant la soif d’une mouche, elle sécrète soigneusement dans la fleur la goutte de rosée dont a besoin l’abeille ?

On insiste : poésie sociale, poésie humaine, poésie pour le peuple, bougonner contre le mal et pour le bien, promulguer les colères publiques, insulter les despotes, désespérer les coquins, émanciper l’homme mineur, pousser les âmes en avant et les ténèbres en arrière, savoir qu’il y a des voleurs et des tyrans, nettoyer les cages pénales, vider le baquet des malpropretés publiques, Polymnie, manches retroussées, faire ces grosses besognes, fi donc !

Pourquoi pas ?

Homère était le géographe et l’historien de son temps, Moïse le législateur du sien, Juvénal le juge du sien, Dante le théologien du sien, Shakespeare le moraliste du sien, Voltaire le philosophe du sien. Nulle région, dans la spéculation ou dans le fait, n’est fermée à l’esprit. Ici un horizon, là des ailes ; droit de planer.

Pour de certains êtres sublimes, planer c’est servir. Dans le désert pas une goutte d’eau, soif horrible, la misérable file des pèlerins en marche se traîne accablée ; tout à coup, à l’horizon, au-dessus d’un pli des sables, on aperçoit un gypaète qui plane, et toute la caravane crie : Il y a là une source !

Que pense Eschyle de l’art pour l’art ? Certes, si jamais un poëte fut le poëte, c’est Eschyle. Écoutez sa réponse. Elle est dans les Grenouilles d’Aristophane, vers 1039. Eschyle parle : « Dès l’origine, le poëte illustre a servi les hommes. Orphée a enseigné l’horreur du meurtre, Musée les oracles et la médecine, Hésiode l’agriculture, et ce divin Homère, l’héroïsme. Et moi, après Homère, j’ai chanté Patrocle et Teucer au cœur de lion afin que chaque citoyen tâche de ressembler aux grands hommes. »

De même que toute la mer est sel, toute la Bible est poésie. Cette poésie parle politique à ses heures. Ouvrez Samuel, chapitre VIII. Le peuple juif demande un roi. « … Et l’Éternel dit à Samuel : Ils veulent un roi, c’est moi qu’ils rejettent, afin que je ne règne point sur eux. Laisse-les faire, mais proteste, et déclare-leur la manière (mispat) dont les rois les traiteront. Et Samuel parla au nom de l’Éternel au peuple qui demandait un roi. Il dit : Le roi prendra vos fils et les mettra à ses chariots ; il prendra vos filles et les fera servantes ; il prendra vos champs, vos vignes et vos bons oliviers, et les donnera à ses domestiques ; il prendra la dîme de vos moissons et de vos vendanges, et la donnera à ses eunuques ; il prendra vos serviteurs et vos ânes et les fera travailler pour lui ; et vous crierez à cause de ce roi qui sera sur vous, mais comme vous l’aurez voulu, l’Éternel ne vous exaucera point ; et vous serez des esclaves. » Samuel, on le voit, nie le droit divin ; le Deutéronome sape l’autel, l’autel faux, disons-le ; mais l’autel d’à côté n’est-il pas toujours l’autel faux ? « Vous démolirez les autels des faux dieux. Vous chercherez Dieu où il habite. » C’est presque du panthéisme. Pour prendre parti dans les choses humaines, pour être démocratique ici, iconoclaste là, ce livre est-il moins magnifique et moins suprême ? Si la poésie n’est point dans la Bible, où est-elle ?

Vous dites : La muse est faite pour chanter, pour aimer, pour croire, pour prier. Oui et non. Entendons-nous. Chanter qui ? Le vide. Aimer quoi ? Soi-même. Croire quoi ? Le dogme. Prier quoi ? L’idole. Non, voici le vrai : Chanter l’idéal, aimer l’humanité, croire au progrès, prier vers l’infini.

Prenez garde, vous qui tracez de ces cercles autour du poëte, vous le mettez hors de l’homme. Que le poëte soit hors de l’homme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Qu’il parte, mais qu’il revienne. Qu’il ait des ailes pour l’infini, mais qu’il ait des pieds pour la terre, et qu’après l’avoir vu voler, on le voie marcher. Qu’il rentre dans l’homme après en être sorti. Qu’après l’avoir vu archange, on le retrouve frère. Que l’étoile qui est dans cet œil pleure une larme, et que cette larme soit la larme humaine. Ainsi humain et surhumain, ce sera le poëte. Mais être tout à fait hors de l’homme, c’est ne pas être. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre.

Si tu n’as pas de cette poussière, si tu n’as jamais marché dans mon sentier, tu ne me connais pas et je ne te connais pas. Va-t’en. Tu te crois un ange, tu n’es qu’un oiseau.

Aide des forts aux faibles, aide des grands aux petits, aide des libres aux enchaînés, aide des penseurs aux ignorants, aide du solitaire aux multitudes, telle est la loi, depuis Isaïe jusqu’à Voltaire. Qui ne suit pas cette loi peut être un génie, mais n’est qu’un génie de luxe. En ne maniant point les choses de la terre, il croit s’épurer, il s’annule. Il est le raffiné, il est le délicat, il peut être l’exquis ; il n’est pas le grand. Le premier venu, grossièrement utile, mais utile, a le droit de demander en voyant ce génie bon à rien : Qu’est-ce que ce fainéant ? L’amphore qui refuse d’aller à la fontaine mérite la huée des cruches.

Grand celui qui se dévoue ! Même accablé, il reste serein, et son malheur est heureux. Non, ce n’est pas une mauvaise rencontre pour le poëte que le devoir. Le devoir a une sévère ressemblance avec l’idéal. L’aventure de faire son devoir vaut la peine d’être acceptée. Non, le coudoiement avec Caton n’est point à éviter. Non, non, non, la vérité, l’honnêteté, l’enseignement aux foules, la liberté humaine, la mâle vertu, la conscience, ne sont point des objets de dédain. L’indignation et l’attendrissement, c’est la même faculté tournée vers les deux côtés du douloureux esclavage humain, et les capables de colère sont les capables d’amour. Niveler le tyran et l’esclave, quel magnifique effort ! Or tout un versant de la société actuelle est tyran, et tout l’autre versant est esclave. Redressement redoutable à faire. Il se fera. Tous les penseurs se doivent à ce but. Ils y grandiront. Être le serviteur de Dieu dans le progrès et l’apôtre de Dieu dans le peuple, c’est la loi de croissance du génie.

II §

Il y a deux poètes, le poëte du caprice et le poëte de la logique ; et il y a un troisième poëte, composé de l’un et de l’autre, les corrigeant l’un par l’autre, les complétant l’un par l’autre, et les résumant dans une entité plus haute. Ce sont les deux statures en une seule. Ce troisième-là est le premier. Il a le caprice, et il suit le souffle. Il a la logique, et il suit le devoir. Le premier écrit le Cantique des cantiques, le deuxième écrit le Lévitique, le troisième écrit les Psaumes et les Prophéties. Le premier est Horace, le second est Lucain, le troisième est Juvénal. Le premier est Pindare, le second est Hésiode, le troisième est Homère.

Aucune perte de beauté ne résulte de la bonté. Le lion, pour avoir la faculté de s’attendrir, est-il moins beau que le tigre ? Cette mâchoire qui s’écarte pour laisser tomber l’enfant dans les bras de la mère, retire-t-elle à cette crinière sa majesté ? Le vaste verbe du rugissement disparaît-il de cette gueule terrible parce qu’elle a léché Androclès ? Le génie qui ne se court pas, fût-il gracieux, est difforme. Le prodige qui n’aime pas est monstre. Aimons ! aimons !

Aimer n’a jamais empêché de plaire. Où avez-vous vu qu’il puisse y avoir exclusion d’une forme du bien à l’autre ? Au contraire, tout le bien communique. Entendons-nous pourtant, de ce qu’on a une qualité, il ne s’ensuit point qu’on ait nécessairement l’autre ; mais il serait étrange qu’une qualité ajoutée à l’autre fût une diminution. Être utile, ce n’est qu’être utile ; être beau, ce n’est qu’être beau ; être utile et beau, c’est être sublime. C’est ce que sont saint Paul au premier siècle, Tacite et Juvénal au deuxième, Dante au treizième, Shakespeare au seizième, Milton et Molière au dix-septième.

Nous avons tout à l’heure rappelé un mot devenu fameux : l’Art pour l’Art. Expliquons-nous à ce propos une fois pour toutes. À en croire une affirmation très générale et très souvent répétée, de bonne foi, nous le pensons, ce mot, l’Art pour l’Art, aurait été écrit par l’auteur même de ce livre. Écrit, jamais. On peut lire, de la première à la dernière ligne, tout ce que nous avons publié, on n’y trouvera point ce mot. C’est le contraire de ce mot qui est écrit dans toute notre œuvre, et, insistons-y, dans notre vie entière. Quant au mot en lui-même, quelle réalité a-t-il ? Voici le fait, que plusieurs contemporains ont, comme nous, présent à la mémoire. Un jour, il y a trente-cinq ans, dans une discussion entre critiques et poètes sur les tragédies de Voltaire, l’auteur de ce livre jeta cette interruption : « Cette tragédie-là n’est point de la tragédie. Ce ne sont pas des hommes qui vivent, ce sont des sentences qui parlent. Plutôt cent fois l’Art pour l’Art ! » Cette parole, détournée, involontairement sans doute, de son vrai sens pour les besoins de la polémique, a pris plus tard, à la grande surprise de celui dont elle avait été l’interjection, les proportions d’une formule. C’est de ce mot, limité à Alzire et à l’Orphelin de la Chine, et incontestable dans cette application restreinte, qu’on a voulu faire toute une déclaration de principes et l’axiome à inscrire sur la bannière de l’art.

Ce point vidé, poursuivons.

Entre deux vers, l’un de Pindare, déifiant un cocher ou glorifiant les clous d’airain de la roue d’un char, l’autre d’Archiloque, si redoutable qu’après l’avoir lu Jeffreys interromprait ses crimes et s’irait pendre au gibet dressé par lui pour les honnêtes gens, entre ces deux vers, à beauté égale, je préfère le vers d’Archiloque.

Dans les temps antérieurs à l’histoire, là où la poésie est fabuleuse et légendaire, elle a une grandeur prométhéenne. De quoi se compose cette grandeur ? d’utilité. Orphée apprivoise les bêtes fauves ; Amphion bâtit des villes. Le poëte dompteur et architecte, Linus aidant Hercule, Musée assistant Dédale, le vers force civilisante, telle est l’origine. La tradition est d’accord avec la raison. Le bon sens des peuples ne s’y trompe pas. Il invente toujours des fables dans le sens de la vérité. Tout est grand dans ces lointains grossissants. Eh bien, le poëte belluaire, que vous admirez dans Orphée, reconnaissez-le dans Juvénal.

Nous insistons sur Juvénal. Peu de poëtes ont été plus insultés, plus contestés, plus calomniés. La calomnie contre Juvénal a été à si longue échéance qu’elle dure encore. Elle passe d’un valet de plume à l’autre. Ces grands haïsseurs du mal sont haïs par tous les flatteurs de la force et du succès. La tourbe des domestiques sophistes, des écrivains qui ont autour du cou une rondeur pelée, des souteneurs historiographes, des scoliastes entretenus et nourris, des gens de cour et d’école, fait obstacle à la gloire des punisseurs et des vengeurs. Elle coasse autour de ces aigles. On ne rend pas volontiers justice aux justiciers. Ils gênent les maîtres et indignent les laquais. L’indignation de la bassesse existe.

Du reste, c’est bien le moins que les diminutifs s’entr’aident, et que Césarion ait pour appui Tyrannion. Le cuistre rompt des férules pour le satrape. Il y a pour ces besognes une courtisanerie lettrée et une pédagogie officielle. Ces pauvres chers vices payants, ces excellents forfaits bons princes, son altesse Rufin, sa majesté Claude, cette auguste madame Messaline qui donne de si belles fêtes, et des pensions sur sa cassette, et qui dure et qui se perpétue, toujours couronnée, s’appelant Théodora, puis Frédégonde, puis Agnès, puis Marguerite de Bourgogne, puis Isabeau de Bavière, puis Catherine de Médicis, puis Catherine de Russie, puis Caroline de Naples, etc., etc., tous ces grands seigneurs, les crimes, toutes ces belles dames, les turpitudes, leur fera-t-on le chagrin de consentir au triomphe de Juvénal ? Non. Guerre au fouet au nom des sceptres ! guerre à la verge au nom des boutiques ! c’est bien. Faites, courtisans, clients, eunuques et scribes. Faites, publicains et pharisiens. Cela n’empêche pas la république de remercier Juvénal et le temple d’approuver Jésus.

Isaïe, Juvénal, Dante, ce sont des vierges. Remarquez leurs yeux baissés. Une clarté sort de leurs cils sévères. Il y a de la chasteté dans la colère du juste contre l’injuste. L’imprécation peut être aussi sainte que l’hosanna, et l’indignation, l’indignation honnête, a la pureté même de la vertu. En fait de blancheur, l’écume n’a rien à envier à la neige.

III §

L’histoire entière constate la collaboration de l’art au progrès. Dictus ob hoc lenire tigres. Le rhythme est une puissance. Puissance que le moyen âge connaît et subit non moins que l’antiquité. La deuxième barbarie, la barbarie féodale, redoute, elle aussi, cette force, le vers. Les barons, peu timides, sont interdits devant le poëte ; qu’est-ce que c’est que cet homme ? Ils craignent qu’une male chanson ne soit chantée. L’esprit de civilisation est avec cet inconnu. Les vieux donjons pleins de carnage ouvrent leurs yeux fauves et flairent l’obscurité ; l’inquiétude les prend. La féodalité tressaille, l’antre est troublé. Les dragons et les hydres sont mal à l’aise. Pourquoi ? c’est qu’il y a là un dieu invisible.

Il est curieux de constater cette puissance de la poésie aux pays où la sauvagerie est la plus épaisse, particulièrement en Angleterre, dans cette dernière profondeur féodale, penitus toto divisos orbe Britannos. À en croire la légende, forme de l’histoire aussi vraie et aussi fausse qu’une autre, c’est grâce à la poésie que Colgrim, assiégé par les bretons, est secouru dans York par son frère Bardulph le Saxon ; que le roi Awlof pénètre dans le camp d’Athelstan ; que Werburgh, prince de Northumbre, est délivré par les gallois, d’où, dit-on, cette devise celtique du prince de Galles : Ich dien ; qu’Alfred, roi d’Angleterre, triomphe de Gitro, roi des Danois, et que Richard-Cceur-de-Lion sort de la prison de Losenstein. Ranulph, comte de Chester, attaqué dans son château de Rothelan, est sauvé par l’intervention des minstrels, ce que constatait encore sous Élisabeth le privilège accordé aux minstrels patronnés par les lords Dalton.

Le poëte avait droit de réprimande et de menace. En 1316, le jour de la Pentecôte, Édouard II étant à table dans là grande salle de Westminster avec les pairs d’Angleterre, une femme minstrel entra à cheval dans la salle, en fit le tour, salua Édouard II, prédit à voix haute au mignon Spencer la potence et l’émasculation par la main du bourreau et au roi la corne au moyen de laquelle un fer rouge lui serait enfoncé dans les intestins, déposa sur la table devant le roi une lettre, et s’en alla ; et personne ne lui dit rien.

Aux fêtes, les minstrels passaient avant les prêtres, et étaient plus honorablement traités. À Abingdon, à une fête de la Sainte-Croix, chacun des douze prêtres reçut quatre pence, et chacun des douze minstrels deux schellings. Au prieuré de Maxtoke, l’usage était qu’on fît souper les minstrels dans la Chambre Peinte, éclairée par huit grosses chandelles de cire.

À mesure qu’on avance vers le Nord, il semble que le grandissement de la brume grandisse le poëte. En Écosse, il est énorme. Si quelque chose dépasse la légende des rhapsodes, c’est la légende des scaldes. À l’approche d’Édouard d’Angleterre, les bardes couvrent Stirling comme les trois cents avaient couvert Sparte, et ils ont leurs Thermopyles, égales à celles de Léonidas. Ossian, parfaitement certain et réel, a eu un plagiaire ; ce n’est rien ; mais ce plagiaire a fait plus que le voler, il l’a affadi. Ne connaître Fingal que par Macpherson, c’est comme si l’on ne connaissait Amadis que par Tressan. On montre à Staffa la pierre du Poëte, Clachan an Bairdh, ainsi nommée, suivant beaucoup d’antiquaires, bien avant la visite de Walter Scott aux Hébrides. Cette chaise du Barde, grande roche creuse offerte à l’envie de s’asseoir qu’aurait un géant, est à l’entrée de la grotte. Autour d’elle il y a les ondes et les nuées. Derrière le Clachan an Bairdh s’entasse et se dresse la géométrie surhumaine des prismes basaltiques, le pêle-mêle des colonnades et des vagues, et tout le mystère de l’effrayant édifice. La galerie de Fingal se prolonge à côté de la chaise du Poëte ; la mer se brise là avant d’entrer sous ce plafond terrible. Le soir on croit voir dans cette chaise une forme accoudée ; — c’est le fantôme, — disent les pêcheurs du clan des Mackinnons ; et personne n’oserait, même en plein jour, monter jusqu’à ce siège redoutable ; car à l’idée de la pierre est liée l’idée du sépulcre, et sur la chaise de granit il ne peut s’asseoir que l’homme d’ombre.

IV §

La pensée est pouvoir.

Tout pouvoir est devoir. Au siècle où nous sommes, ce pouvoir doit-il rentrer au repos ? ce devoir doit-il fermer les yeux ? et le moment est-il venu pour l’art de désarmer ? Moins que jamais. La caravane humaine est, grâce à 1789, parvenue sur un haut plateau, et l’horizon étant plus vaste, l’art a plus à faire. Voilà tout. À tout élargissement d’horizon correspond un agrandissement de conscience.

Nous ne sommes pas au but. La concorde condensée en félicité, la civilisation résumée en harmonie, cela est loin encore. Au dix-huitième siècle, ce rêve était si lointain qu’il semblait coupable ; on chassait l’abbé de Saint-Pierre de l’académie pour l’avoir fait. Expulsion qui paraît un peu sévère à une époque où la bergerie gagnait jusqu’à Fontenelle et où Saint-Lambert inventait l’idylle à l’usage de la noblesse. L’abbé de Saint-Pierre a laissé derrière lui un mot et un songe ; le mot est de lui : Bienfaisance ; le songe est de nous tous : Fraternité. Ce songe, qui faisait écumer le cardinal de Polignac et sourire Voltaire, n’est plus si perdu qu’il l’était dans les brumes de l’improbable ; il s’est un peu rapproché ; mais nous n’y touchons pas. Les peuples, ces orphelins qui cherchent leur mère, ne tiennent pas encore dans leur main le pan de la robe de la paix.

Il reste autour de nous une quantité suffisante d’esclavage, de sophisme, de guerre et de mort pour que l’esprit de civilisation ne se dessaisisse d’aucune de ses forces. Tout le droit divin ne s’est pas dissipé. Ce qui a été Ferdinand VII en Espagne, Ferdinand II à Naples, Georges IV en Angleterre, Nicolas en Russie, cela flotte encore. Un reste de spectres plane. Des inspirations descendent de cette nuée fatale sur des porte-couronnes qui méditent accoudés sinistrement.

La civilisation n’en a pas fini avec les octroyeurs de constitutions, avec les propriétaires de peuples, et avec les hallucinés légitimes et héréditaires qui s’affirment majestés par la grâce de Dieu, et se croient sur le genre humain droit de manumission. Il importe de faire un peu obstacle, de montrer au passé de la mauvaise volonté, et d’apporter à ces hommes, à ces dogmes, à ces chimères qui s’obstinent, quelque empêchement. L’intelligence, la pensée, la science, l’art sévère, la philosophie, doivent veiller et prendre garde aux malentendus. Les faux droits mettent parfaitement en mouvement de vraies armées. Il y a des Polognes égorgées à l’horizon. Tout mon souci, disait un poëte contemporain mort récemment, c’est la fumée de mon cigare. Moi aussi, j’ai pour souci une fumée, la fumée des villes qui brûlent là-bas. Donc chagrinons les maîtres, si nous pouvons.

Refaisons le plus haut possible la leçon du juste et de l’injuste, du droit et de l’usurpation, du serment et du parjure, du bien et du mal, du fas et nefas ; arrivons avec toutes nos vieilles antithèses, comme ils disent. Faisons contraster ce qui doit être avec ce qui est. Mettons de la clarté dans toutes ces choses. Apportez de la lumière, vous qui en avez. Opposons dogme à dogme, principe à principe, énergie à entêtement, vérité à imposture, rêve à rêve, le rêve de l’avenir au rêve du passé, la liberté au despotisme. On pourra s’asseoir, s’étendre tout de son long, et achever de fumer le cigare de la poésie de fantaisie, et rire au Décaméron de Boccace avec le doux ciel bleu sur sa tête, le jour où la souveraineté d’un roi sera exactement de même dimension que la liberté d’un homme. Jusque-là peu de sommeil. Je me défie.

Mettez des sentinelles partout. N’attendez pas des despotes énormément d’affranchissement. Délivrez-vous vous-mêmes, toutes les Polognes qu’il y a. Décrochez l’avenir de votre propre main. N’espérez point que votre chaîne se forge d’elle-même en clef des champs. Allons, enfants de la patrie. Ô faucheurs des steppes, levez-vous. Ayez dans les bonnes intentions des czars orthodoxes juste assez de foi pour prendre les armes. Les hypocrisies et les apologies, étant piège, sont un danger de plus.

Nous vivons dans un temps où l’on voit des orateurs louer la magnanimité des ours blancs et l’attendrissement des panthères. Amnistie, clémence, grandeur d’âme, une ère de félicité s’ouvre, on est paternel, voyez tout ce qui est déjà fait ; il ne faut point croire qu’on ne marche pas avec son siècle, les bras augustes sont ouverts, rattachez-vous à l’empire ; la Moscovie est bonne, regardez comme les serfs sont heureux, les ruisseaux vont être de lait, prospérité, liberté, vos princes gémissent comme vous sur le passé, ils sont excellents ; venez, ne craignez rien, petits, petits ! Quant à nous, nous en convenons, nous sommes de ceux qui ne mettent nul espoir dans la glande lacrymale des crocodiles.

Les difformités publiques régnantes imposent à la conscience du penseur, philosophe ou poëte, des obligations austères. Incorruptibilité doit tenir tête à corruption. Il est plus que jamais nécessaire de montrer aux hommes l’idéal, ce miroir où est la face de Dieu.

V §

Il existe en littérature et en philosophie des Jean-qui-pleure-et-Jean-qui-rit, des Héraclites masqués d’un Démocrite, hommes souvent très grands, comme Voltaire. Ce sont des ironies qui gardent leur sérieux, quelquefois tragique.

Ces hommes-là, sous la pression des pouvoirs et des préjugés de leur temps, parlent à double sens. Un des plus profonds, c’est Bayle, l’homme de Rotterdam, le puissant penseur. (Ne pas écrire Beyle.) Quand Bayle émet avec sang-froid cette maxime : « Il vaut mieux affaiblir la grâce « d’une pensée que d’irriter un tyran », je souris, je connais l’homme ; je songe au persécuté presque proscrit, et je sens bien qu’il s’est laissé aller à la tentation d’affirmer, uniquement pour me donner la démangeaison de contester. Mais quand c’est un poëte qui parle, un poëte en pleine liberté, riche, heureux, prospère jusqu’à être inviolable, on s’attend à un enseignement net, franc, salubre ; on ne peut croire qu’il puisse venir d’un tel homme quoi que ce soit qui ressemble à une désertion de la conscience ; et c’est avec la rougeur au front qu’on lit ceci : « Ici-bas, en temps de paix, que chacun balaye devant sa porte. « En guerre, si l’on est vaincu, que l’on s’accommode avec la troupe. » — … — « Que l’on mette en croix chaque enthousiaste à sa trentième année. S’il connaît le monde une fois, de dupe il devient fripon. » — … — « La sainte liberté de la presse, quelle utilité, quels fruits, quel avantage vous offre-t-elle ? Vous en avez la démonstration certaine : un profond mépris de l’opinion publique. » — … — « Il est des gens qui ont la manie de fronder tout ce qui est grand : ce sont ceux-là qui se sont attaqués à la Sainte-Alliance ; et pourtant rien n’a été imaginé de plus auguste et de plus salutaire à l’humanité. » — Ces choses, diminuantes pour celui qui les a écrites, sont signées Gœthe. Goethe, quand il les écrivait, avait soixante ans. L’indifférence au bien et au mal porte à la tête, on peut en être ivre, et voilà où l’on arrive. La leçon est triste. Sombre spectacle. Ici l’ilote est un esprit.

Une citation peut être un pilori. Nous clouons sur la voie publique ces lugubres phrases, c’est notre devoir. Goethe a écrit cela. Qu’on s’en souvienne, et que personne, parmi les poètes, ne retombe plus dans cette faute.

Entrer en passion pour le bon, pour le vrai, pour le juste ; souffrir dans les souffrants ; tous les coups frappés par tous les bourreaux sur la chair humaine, les sentir sur son âme ; être flagellé dans le Christ et fustigé dans le nègre ; s’affermir et se lamenter ; escalader, titan, cette cime farouche où Pierre et César font fraterniser leurs glaives, gladium gladio copulemus ; entasser dans cette escalade l’Ossa de l’idéal sur le Pélion du réel ; faire une vaste répartition d’espérance ; profiter de l’ubiquité du livre pour être partout à la fois avec une pensée de consolation ; pousser pêle-mêle hommes, femmes, enfants, blancs, noirs, peuples, bourreaux, tyrans, victimes, imposteurs, ignorants, prolétaires, serfs, esclaves, maîtres, vers l’avenir, précipice aux uns, délivrance aux autres ; aller, éveiller, hâter, marcher, courir, penser, vouloir, à la bonne heure, voilà qui est bien. Cela vaut la peine d’être poëte. Prenez garde, vous perdez le calme. Sans doute ; mais je gagne la colère. Viens me souffler dans les ailes, ouragan !

Il y à eu, dans ces dernières années, un instant où l’impassibilité était recommandée aux poëtes comme condition de divinité. Être indifférent, cela s’appelait être olympien. Où avait-on vu cela ? Voilà un Olympe guère ressemblant. Lisez Homère. Les olympiens ne sont que passion. L’humanité démesurée, telle est leur divinité. Ils combattent sans cesse. L’un a un arc, l’autre une lance, l’autre une épée, l’autre une massue, l’autre la foudre. Il y en a un qui force les léopards à le traîner. Un autre, la sagesse, a coupé la tête de la nuit hérissée de serpents et l’a clouée sur son bouclier. Tel est le calme des olympiens. Leurs colères font rouler des tonnerres d’un bout à l’autre de l’Iliade et de l’Odyssée.

Ces colères, quand elles sont justes, sont bonnes. Le poëte qui les a est le vrai olympien. Juvénal, Dante, Agrippa d’Aubigné. et Milton avaient ces colères. Molière aussi. L’âme d’Alceste laisse échapper de toutes parts l’éclair des « haines vigoureuses ». C’est dans le sens de cette haine du mal que Jésus disait : Je suis venu apporter la guerre.

J’aime Stésichore indigné, empêchant l’alliance de la Grèce avec Phalaris, et combattant à coups de lyre le taureau d’airain.

Louis XIV trouvait Racine bon à coucher dans sa chambre quand il était, lui le roi, malade, faisant-ainsi du poëte le second de son apothicaire, grande protection aux lettres ; mais il ne demandait rien de plus aux beaux esprits, et l’horizon de son alcôve lui semblait suffisant pour eux. Un jour, Racine, un peu poussé par madame de Maintenon, s’avisa de sortir de la chambre du roi et de regarder le galetas du peuple. De là un mémoire sur la détresse publique. Louis XIV frappa Racine d’un coup d’œil meurtrier. Mal en prend aux poëtes d’être gens de cour et de faire ce que leur demandent les maîtresses de roi. Racine, sur la suggestion de madame de Maintenon, risque une remontrance qui le fait chasser de la cour, et il en meurt ; Voltaire, sur l’insinuation de madame de Pompadour, aventure un madrigal, maladroit à ce qu’il paraît, qui le fait chasser de France, et il n’en meurt pas. Louis XV, en lisant le madrigal (et gardez tous deux vos conquêtes), s’était écrié : que ce Voltaire est bête !

Il y a quelques années, « une plume fort autorisée », comme on dit en patois académique et officiel, écrivait ceci : — « Le plus grand service que puissent nous rendre les poëtes, c’est de n’être bons à rien. Nous ne leur demandons pas autre chose. » Remarquez l’étendue et l’envergure de ce mot : les poëtes, qui comprend Linus, Musée, Orphée, Homère, Job, Hésiode, Moïse, Daniel, Amos, Ézéchiel, Isaïe, Jérémie, Ésope, David, Salomon, Eschyle, Sophocle, Euripide, Pindare, Archiloque, Tyrtée, Stésichore, Ménandre, Platon, Asclépiade, Pythagore, Anacréon, Théocrite, Lucrèce, Plaute, Térence, Virgile, Horace, Catulle, Juvénal, Apulée, Lucain, Perse, Tibulle, Sénèque, Pétrarque, Ossian, Saadi, Ferdousi, Dante, Cervantes, Calderon, Lope de Vega, Chaucer, Shakespeare, Camoëns, Marot, Ronsard, Régnier, Agrippa d’Aubigné, Malherbe, Segrais, Racan, Milton, Pierre Corneille, Molière, Racine, Boileau, La Fontaine, Fontenelle, Regnard, Lesage, Swift, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Sedaine, Jean-Jacques Rousseau, André Chénier, Klopstock, Lessing, Wieland, Schiller, Goethe, Hoffmann, Alfieri, Chateaubriand, Byron, Shelley, Woodsworth, Burns, Walter Scott, Balzac, Musset, Béranger, Pellico, Vigny, Dumas, George Sand, Lamartine, déclarés par l’oracle « bons à rien », et ayant l’inutilité pour excellence. Cette phrase « réussie », à ce qu’il paraît, a été fort répétée. Nous la répétons à notre tour. Quand l’aplomb d’un, idiot arrive à ces proportions, il mérite enregistrement. L’écrivain qui a émis cet aphorisme est, à ce qu’on nous assure, un des hauts personnages du jour. Nous n’y faisons point d’objection. Les grandeurs ne diminuent pas les oreilles.

Octave-Auguste, le matin de la bataille d’Actium, rencontra un âne que Panier appelait Triumphus ; ce Triumphus doué de la faculté de braire lui parut de bon augure ; Octave-Auguste gagna la bataillé, se souvint de Triumphus, le fit sculpter en bronze et le mit au Capitole. Cela fit un âne capitolin, mais un âne.

On comprend que les rois disent au poëte : Sois inutile ; mais on ne comprend pas que les peuples le lui disent. C’est pour le peuple qu’est le poëte. Pro populo poeta, écrivait Agrippa d’Aubigné. Tout à tous, criait saint Paul. Qu’est-ce qu’un esprit ? C’est un nourrisseur d’âmes. Le poëte est à la fois fait de menace et de promesse. L’inquiétude qu’il inspire aux oppresseurs apaise et console les opprimés. C’est la gloire du poëte de mettre un mauvais oreiller au lit de pourpre des bourreaux. C’est souvent grâce à lui que le tyran se réveille en disant : J’ai mal dormi. Tous les esclavages, tous les accablements, toutes les douleurs, toutes les infortunes, toutes les détresses, toutes les faims et toutes les soifs, ont droit au poëte ; il a un créancier, le genre humain.

Être le grand serviteur, certes, cela n’ôte rien au poëte. Parce que, dans l’occasion et pour le devoir, il aura poussé le cri d’un peuple, parce qu’il a, quand il le faut, dans la poitrine le sanglot de l’humanité, toutes les voix du mystère n’en chantent pas moins en lui. Parler si haut, cela ne l’empêche point de parler bas. Il n’en est pas moins le confident, et quelquefois le confesseur, des cœurs. Il n’en est pas moins en tiers avec ceux qui aiment, avec ceux qui songent, avec ceux qui soupirent, passant sa tête dans l’ombre entre deux têtes d’amoureux. Les vers d’amour d’André Chénier avoisinent sans désordre et sans trouble l’ïambe courroucé : « Toi, vertu, pleure si je meurs ! » Le poëte est le seul être vivant auquel il soit donné de tonner et de chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le frémissement de la feuille. Il vient pour une double fonction, une fonction individuelle et une fonction publique, et c’est à cause de cela qu’il lui faut, pour ainsi dire, deux âmes.

Ennius disait : J’en ai trois. Une âme osque, une âme grecque et une âme latine. Il est vrai qu’il ne faisait allusion qu’au lieu de sa naissance, au lieu de son éducation et au lieu de son action civique, et d’ailleurs Ennius n’était qu’une ébauche de poëte, vaste mais informe.

Pas de poëte sans cette activité d’âme qui est la résultante de la conscience. Les lois morales anciennes veulent être constatées, les lois morales nouvelles veulent être révélées ; ces deux séries ne coïncident pas sans quelque effort. Cet effort incombe au poëte. Il fait à chaque instant fonction de philosophe. Il faut qu’il défende, selon le côté menacé, tantôt la liberté de l’esprit humain, tantôt la liberté du cœur humain, aimer n’étant pas moins sacré que penser. Rien de tout cela n’est l’Art pour l’Art.

Le poëte arrive au milieu de ces allants et venants qu’on nomme les vivants, pour apprivoiser, comme l’Orphée antique, les mauvais instincts, les tigres qui sont dans l’homme, et, comme l’Amphion légendaire, pour remuer toutes les pierres, les préjugés et les superstitions, mettre en mouvement les blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebâtir la ville, c’est-à-dire la société.

Que ce service rendu, coopérer à la civilisation, entraîne déperdition de beauté pour la poésie et de dignité pour le poëte, on ne peut énoncer cette proposition sans sourire. Toutes ces grâces, tous ses charmes, tous ses prestiges, l’art utile les conserve et les augmente. En vérité, parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès, crucifié sur le Caucase par la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé ; parce qu’il a desserré les ligatures de l’idolâtrie, parce qu’il a dégagé la pensée humaine des bandelettes des religions nouées sur elle, arctis nodis relligionum, Lucrèce n’est point diminué ; la flétrissure des tyrans avec le fer rouge des prophéties n’amoindrit pas Isaïe ; la défense de sa patrie ne gâte point Tyrtée. Le beau n’est pas dégradé pour avoir servi à la liberté et à l’amélioration des multitudes humaines. Un peuple affranchi n’est point une mauvaise fin de strophe. Non, l’utilité patriotique ou révolutionnaire n’ôte rien à la poésie. Avoir abrité sous ses escarpements ce serment redoutable de trois paysans d’où sort la Suisse libre, cela n’empêche pas l’immense Grütli d’être, à la nuit tombante, une haute masse d’ombre sereine pleine de troupeaux, où l’on entend d’innombrables clochettes invisibles tinter doucement sous le ciel clair du crépuscule.

Conclusion §

Livre I. Après la mort — Shakespeare — L’Angleterre §

I §

En 1784, Bonaparte avait quinze ans ; il arriva de Brienne à l’École militaire de Paris, conduit, lui quatrième, par un religieux minime ; il monta cent soixante-treize marches, portant sa petite valise, et parvint, sous les combles, à la chambre de caserne qu’il devait habiter. Cette chambre avait deux lits et pour fenêtre une lucarne ouvrant sur la grande cour de l’École. Le mur était blanchi à la chaux, les jeunes prédécesseurs de Bonaparte l’avaient un peu charbonné, et le nouveau venu put lire dans cette cellule ces quatre inscriptions que nous y avons lues nous-même il y a trente-cinq ans : — « Une épaulette est bien longue à gagner. De Montgivray. — Le plus beau jour de la vie est celui d’une bataille. Vicomte de Tinténiac. — La vie n’est qu’un long mensonge. Le chevalier Adolphe Delmas. — Tout finit sous six pieds de terre. Le comte de La Villette. » En remplaçant « une épaulette » par « un empire », très léger changement, c’était, en quatre mots, toute la destinée de Bonaparte, et une sorte de Mané Thecel Phares écrit d’avance sur cette muraille. Desmazis cadet, qui accompagnait Bonaparte, étant son camarade de chambrée et devant occuper un des deux lits, le vit prendre un crayon, c’est Desmazis qui a raconté le fait, et dessiner au-dessous des inscriptions qu’il venait de lire une vague ébauche figurant sa maison d’Ajaccio, puis, à côté de cette maison, sans se douter qu’il rapprochait de l’île de Corse une autre île mystérieuse alors cachée dans le profond avenir, il écrivit la dernière des quatre sentences : Tout finit sous six pieds de terre.

Bonaparte avait raison. Pour le héros, pour le soldat, pour l’homme du fait et de la matière, tout finit sous six pieds de terre ; pour l’homme de l’idée, tout commence là.

La mort est une force.

Pour qui n’a eu d’autre action que celle de l’esprit, la tombe est l’élimination de l’obstacle. Être mort, c’est être tout-puissant.

L’homme de guerre est un vivant redoutable ; il est debout, la terre se tait, siluit ; il a de l’extermination dans le geste, des millions d’hommes hagards se ruent à sa suite, cohue farouche, quelquefois scélérate ; ce n’est plus une tête humaine, c’est un conquérant, c’est un capitaine, c’est un roi des rois, c’est un empereur, c’est une éblouissante couronne de lauriers qui passe jetant des éclairs, et laissant entrevoir sous elle dans une clarté sidérale un vague profil de César ; toute cette vision est splendide et foudroyante : vienne un gravier dans le foie ou une écorchure au pylore, six pieds de terre, tout est dit. Ce spectre solaire s’efface. Cette vie en tumulte tombe dans un trou ; le genre humain poursuit sa route, laissant derrière lui ce néant. Si cet homme d’orage a fait quelque fracture heureuse, comme Alexandre de l’Inde, Charlemagne de la Scandinavie, et Bonaparte de la vieille Europe, il ne reste de lui que cela. Mais qu’un passant quelconque qui a en lui l’idéal, qu’un pauvre misérable comme Homère laisse tomber dans l’obscurité une parole, et meure, cette parole s’allume dans cette ombre, et devient une étoile.

Ce vaincu chassé d’une ville à l’autre se nomme Dante Alighieri ; prenez garde. Cet exilé s’appelle Eschyle, ce prisonnier s’appelle Ezéchiel. Faites attention. Ce manchot est ailé, c’est Michel Cervantes. Savez-vous qui vous voyez cheminer là devant vous ? C’est un infirme, Tyrtée ; c’est un esclave, Plaute ; c’est un homme de peine, Spinoza ; c’est un valet, Rousseau. Eh bien, cet abaissement, cette peine, cette servitude, cette infirmité, c’est la force. La force suprême, l’Esprit.

Sur le fumier comme Job, sous le bâton comme Epictète, sous le mépris comme Molière, l’esprit reste l’esprit. C’est lui qui dira le dernier mot. Le calife Almanzor fait cracher le peuple sur Averroès à la porte de la mosquée de Cordoue, le duc d’York crache en personne sur Milton, un Rohan, quasi prince, duc ne daigne, Rohan suis, essaye d’assassiner Voltaire à coups de bâton, Descartes est chassé de France de par Aristote, Tasse paye un baiser à une princesse de vingt ans de cabanon, Louis XV met Diderot à Vincennes, ce sont là des incidents, ne faut-il pas qu’il y ait des nuages ? Ces apparences qu’on prenait pour des réalités, ces princes, ces rois, se dissipent ; il ne demeure que ce qui doit demeurer : l’esprit humain d’un côté, les esprits divins de l’autre ; la vraie œuvre et les vrais ouvriers ; la sociabilité à compléter et à féconder, la science cherchant le vrai, l’art créant le beau, la soif de pensée, tourment et bonheur de l’homme, la vie inférieure aspirant à la vie supérieure. On a affaire aux questions réelles ; au progrès dans l’intelligence et par l’intelligence. On appelle à l’aide les poètes, les prophètes, les philosophes, les inspirés, les penseurs. On s’aperçoit que la philosophie est une nourriture et que la poésie est un besoin. Il faut un autre pain que le pain. Si vous renoncez aux poètes, renoncez à la civilisation. Il vient une heure où le genre humain est tenu de compter avec cet histrion de Shakespeare et ce mendiant d’Isaïe.

Ils sont d’autant plus présents qu’on ne les voit plus. Une fois morts, ces êtres-là vivent.

Comment ont-ils vécu ? Quels hommes étaient-ils ? Que savons-nous d’eux ? Quelquefois peu de chose, comme de Shakespeare ; souvent rien, comme de ceux des vieux âges. Job a-t-il existé ? Homère est-il un, ou plusieurs ? Méziriac fait droit Ésope, que Planude fait bossu. Est-il vrai que le prophète Osée, pour montrer son amour de sa patrie, même tombée en opprobre et devenue infâme, ait épousé une prostituée, et ait nommé ses enfants Deuil, Famine, Honte, Peste, et Misère ? Est-il vrai qu’Hésiode doive être partagé entre Cumes en Eolide où il était né et Ascra en Béotie où il aurait été élevé ? Velleius Paterculus le fait postérieur de cent vingt ans à Homère dont Quintilien le fait contemporain ; lequel des deux a raison ? Qu’importe ! les poètes sont morts, leur pensée règne. Ayant été, ils sont.

Ils font plus de besogne aujourd’hui parmi nous que lorsqu’ils étaient vivants. Les autres trépassés se reposent, les morts de génie travaillent.

Ils travaillent à quoi ? À nos esprits. Ils font de la civilisation.

Tout finit sous six pieds de terre ! Non, tout y commence. Non, tout y germe. Non, tout y éclôt, et tout y croît, et tout en jaillit, et tout en sort ! C’est bon pour vous autres, gens d’épée, ces maximes-là !

Couchez-vous, disparaissez, gisez, pourrissez. Soit.

Pendant la vie, les dorures, les caparaçons, les tambours et les trompettes, les panoplies, les bannières au vent, les vacarmes, font illusion. La foule admire du côté où est cela. Elle s’imagine voir du grand. Qui a le casque ? qui a la cuirasse ? qui a le ceinturon ? qui est éperonné, morionné, empanaché, armé ? le triomphe à celui-là ! À la mort, les différences éclatent. Juvénal prend Annibal dans le creux de sa main.

Ce n’est pas le césar, c’est le penseur qui peut dire en expirant : Deus fio. Tant qu’il est un homme, sa chair s’interpose entre les autres hommes et lui. La chair est nuage sur le génie. La mort, cette immense lumière, survient, et pénètre cet homme de son aurore. Plus de chair, plus de matière, plus d’ombre. L’inconnu qu’il avait en lui se manifeste et rayonne. Pour qu’un esprit donne toute sa clarté, il lui faut la mort. L’éblouissement du genre humain commence quand ce qui était un génie devient une âme. Un livre où il y a du fantôme est irrésistible.

Qui est vivant ne paraît pas désintéressé. On se défie de lui. On le conteste parce qu’on le coudoie. Être un vivant, et être un génie, c’est trop. Cela va et vient comme vous, cela marche sur la terre, cela pèse, cela offusque, cela obstrue. Il semble qu’il y ait de l’importunité dans une trop grande présence. Les hommes ne trouvent pas cet homme-là assez leur semblable. Nous l’avons dit déjà, ils lui en veulent. Quel est ce privilégié ? Ce fonctionnaire-là n’est point destituable. La persécution l’augmente, la décapitation le couronne. On ne peut rien contre lui, rien pour lui, rien sur lui. Il est responsable, mais pas devant vous. Il a ses instructions. Ce qu’il exécute peut être discuté, non modifié. Il semble qu’il ait une commission à faire de quelqu’un qui n’est pas l’homme. Cette exception déplaît. De là plus de huée que d’applaudissement.

Mort, il ne gêne plus. La huée, inutile, s’éteint. Vivant, c’était un concurrent ; mort, c’est un bienfaiteur. Il devient, selon la belle expression de Lebrun, l’homme irréparable. Lebrun le constate de Montesquieu ; Boileau le constate de Molière. Avant qu’un peu de terre, etc. Ce peu de terre a également grandi Voltaire. Voltaire, si grand au dix-huitième siècle, est plus grand encore au dix-neuvième. La fosse est un creuset. Cette terre, jetée sur un homme, crible son nom, et ne laisse sortir ce nom qu’épuré. Voltaire a perdu de sa gloire le faux, et gardé le vrai. Perdre du faux, c’est gagner. Voltaire n’est ni un poëte lyrique, ni un poëte comique, ni un poëte tragique ; il est le critique indigné et attendri du vieux monde ; il est le réformateur clément des mœurs ; il est l’homme qui adoucit les hommes. Voltaire, diminué comme poëte, a monté comme apôtre. Il a fait plutôt du bien que du beau. Le bien étant inclus dans le beau, ceux qui, comme Dante et Shakespeare, ont fait le beau, dépassent Voltaire ; mais au-dessous du poëte, la place du philosophe est encore très haute, et Voltaire est le philosophe. Voltaire, c’est du bon sens à jet continu. Excepté en littérature, il est bon juge en tout. Voltaire a été, en dépit de ses insulteurs, presque adoré de son vivant ; il est admiré aujourd’hui en pleine connaissance de cause. Le dix-huitième siècle voyait son esprit ; nous voyons son âme. Frédéric II, qui le raillait volontiers, écrivait à d’Alembert : « Voltaire bouffonne. Ce siècle ressemble aux vieilles cours. Il a un fou, qui est Arouet. » Ce fou du siècle en était le sage.

Tels sont les effets de la tombe sur les grands esprits. Cette mystérieuse entrée ailleurs laisse derrière elle de la lumière. Leur disparition resplendit. Leur mort dégage de l’autorité.

II §

Shakespeare est la grande gloire de l’Angleterre. L’Angleterre en politique a Cromwell, en philosophie Bacon, en science Newton ; trois hauts génies. Mais Cromwell est taché de cruauté et Bacon de bassesse ; quant à Newton, son édifice s’ébranle en ce moment. Shakespeare est pur, ce que Cromwell et Bacon ne sont point, et inébranlable, ce que n’est pas Newton. En outre, il est plus haut comme génie. Au-dessus de Newton il y a Kopernic et Galilée ; au-dessus de Bacon il y a Descartes et Kant ; au-dessus de Cromwell il y a Danton et Bonaparte ; au-dessus de Shakespeare, il n’y a personne. Shakespeare a des égaux, mais n’a pas de supérieur. C’est un étrange honneur pour une terre d’avoir porté cet homme. On peut dire à cette terre : alma parens. La ville natale de Shakespeare est une ville élue ; une éternelle lumière est sur ce berceau ; Stratford-sur-Avon a une certitude que n’ont point Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos et Athènes, les sept villes qui se disputent la naissance d’Homère.

Shakespeare est un esprit humain ; c’est aussi un esprit anglais. Il est très anglais, trop anglais ; il est anglais jusqu’à amortir les rois horribles qu’il met en scène quand ce sont des rois d’Angleterre, jusqu’à amoindrir Philippe-Auguste devant Jean-sans-Terre, jusqu’à faire exprès un bouc, Falstaff, pour le charger des méfaits princiers du jeune Henri V, jusqu’à partager dans, une certaine mesure les hypocrisies d’histoire prétendue nationale. Enfin il est anglais jusqu’à essayer d’atténuer Henri VIII ; il est vrai que l’œil fixe d’Élisabeth est sur lui. Mais en même temps, insistons-y, car c’est par là qu’il est grand, oui, ce poëte anglais est un génie humain. L’art, comme la religion, a ses Ecce Homo. Shakespeare est un de ceux dont on peut dire cette grande parole : Il est l’Homme.

L’Angleterre est égoïste. L’égoïsme est une île. Ce qui manque peut-être à cette Albion toute à son affaire, et parfois regardée de travers par les autres peuples, c’est de la grandeur désintéressée ; Shakespeare lui en donne. Il jette cette pourpre sur les épaules de sa patrie. Il est cosmopolite et universel par la renommée. Il déborde de toutes parts l’île et l’égoïsme. Ôtez Shakespeare à l’Angleterre et voyez de combien va sur-le-champ décroître la réverbération lumineuse de cette nation. Shakespeare modifie en beau le visage anglais. Il diminue la ressemblance de l’Angleterre avec Carthage.

Signification étrange de l’apparition des génies ! Il n’est pas né un grand poëte à Sparte, il n’est pas né un grand poëte à Carthage. Cela condamne ces deux villes. Creusez et vous trouvez ceci : Sparte n’est que la ville de la logique ; Carthage n’est que la ville de la matière ; à l’une et à l’autre l’amour fait défaut. Carthage immole ses enfants par le glaive et Sparte sacrifie ses vierges par la nudité ; l’innocence est tuée ici, et la pudeur là. Carthage ne connaît que ses ballots et ses caisses ; Sparte se confond avec la loi ; c’est là son vrai territoire ; c’est pour les lois qu’on meurt aux Thermopyles. Carthage est dure. Sparte est froide. Ce sont deux républiques à fond de pierre. Donc pas de livres. L’éternel semeur qui ne se trompe jamais n’a pas ouvert sur ces terres ingrates sa main pleine de génies. On ne confie pas ce froment à la roche.

L’héroïsme pourtant ne leur est point refusé ; elles auront au besoin, soit le martyr, soit le capitaine ; Léonidas est possible à l’une et Annibal à l’autre ; mais ni Sparte ni Carthage ne sont capables d’Homère. Il leur manque ce je ne sais quoi de tendre dans le sublime qui fait jaillir des entrailles d’un peuple le poëte. Cette tendresse latente, ce flebile nescio quid, l’Angleterre l’a. Preuve, Shakespeare. On pourrait ajouter aussi : preuve, Wilberforce.

. L’Angleterre, marchande comme Carthage, légale comme Sparte, vaut mieux que Sparte et Carthage. Elle est honorée de cette exception auguste, un poëte : avoir enfanté Shakespeare ; cela grandit l’Angleterre.

La place de Shakespeare est parmi les plus sublimes dans cette élite de génies absolus qui, de temps en temps accrue d’un nouveau venu splendide, couronne la civilisation et éclaire de son rayonnement immense le genre humain. Shakespeare est légion. À lui seul il contrebalance notre beau dix-septième siècle français et presque le dix-huitième.

Quand on arrive en Angleterre, la première chose qu’on cherche du regard c’est la statue de Shakespeare. On trouve la statue de Wellington. Wellington est un général qui a gagné une bataille en collaboration avec le hasard.

Si vous vous obstinez, on vous mène à un endroit nommé Westminster où il y a des rois, une foule de rois ; il y a aussi un coin qu’on appelle coin des poètes. Là, dans l’ombre de quatre ou cinq monuments démesurés où resplendissent en marbre et en bronze des inconnus royaux, on vous montre sur un petit socle une figurine et sous cette figurine ce nom : WILLIAM SHAKESPEARE.

Du reste, des statues partout : des statues en veux-tu en voilà ; statue pour Charles, statue pour Édouard, statue pour Guillaume, statues pour trois ou quatre Georges, dont un idiot. Statue Richmond à Huntly ; statue Napier à Portsmouth ; statue Father Mathew à Cork ; statue Herbert Ingram je ne sais plus où. Avoir bien fait faire l’exercice aux riflemen, cas de statue ; avoir bien commandé la manœuvre aux horse-guards, cas de statue. Avoir été le souteneur du passé, avoir dépensé toute la richesse de l’Angleterre à soudoyer une coalition de rois contre 1789, contre la démocratie, contre la lumière, contre le mouvement ascensionnel du genre humain, vite un piédestal à cela, une statue à M. Pitt. Avoir vingt ans combattu sciemment la vérité, dans l’espoir qu’elle serait vaincue, s’apercevoir un beau matin qu’elle a la vie dure, qu’elle est la plus forte et qu’il pourrait bien se faire qu’elle fût chargée de composer un cabinet, et alors passer brusquement de son côté, autre piédestal, une statue à M. Peel. Partout, dans toutes les rues, sur toutes les places, à chaque pas, de gigantesques points d’admiration sous forme de colonnes : colonne au duc d’York, qui devrait, celle-là, être faite en points d’interrogation ; colonne à Nelson, montrée du doigt par le spectre de Caracciolo ; colonne à Wellington déjà nommé ; colonnes pour tout le monde ; il suffit d’avoir un peu traîné un sabre. À Guernesey, au bord de la mer, sur un promontoire, une haute colonne, pareille à un phare, presque une tour. Cela est frappé de la foudre. Eschyle s’en contenterait. Pour qui est-ce ? pour le général Doyle. Qui ça le général Doyle ? un général. Qu’a-t-il fait, ce général ? il a percé des routes. À ses frais ? non, aux frais des habitants. Colonne. Rien pour Shakespeare, rien pour Milton, rien pour Newton ; le nom de Byron est obscène. L’Angleterre en est là, un illustre et puissant peuple.

Ce peuple a beau avoir pour éclaireur et pour guide cette généreuse presse britannique qui est plus que libre, qui est souveraine, et qui par d’innombrables journaux excellents fait la lumière à la fois sur toutes les questions, il en est là ; et que la France ne rie pas trop haut avec sa statue de Négrier, ni la Belgique avec sa statue de Belliard, ni la Prusse avec sa statue de Blücher, ni l’Autriche avec la statue qu’elle a probablement de Schwartzenberg, ni la Russie avec la statue qu’elle doit avoir de Souwaroff. Si ce n’est pas Schwartzenberg, c’est Windischgraëtz ; si ce n’est pas Souwaroff, c’est Kutusoff.

Soyez Paskiewitch ou Jellachich, statue ; soyez Augereau ou Bessières, statue ; soyez le premier Arthur Wellesley venu, on vous fera colosse, et les ladies vous dédieront vous-même à vous-même, tout nu, avec cette inscription : Achille. Un jeune homme de vingt ans fait cette action héroïque d’épouser une belle jeune fille ; on lui dresse des arcs de triomphe, on vient le voir par curiosité, on lui envoie le grand-cordon comme le lendemain d’une bataille, on couvre les places publiques de feux d’artifice, des gens qui pourraient avoir des barbes blanches mettent des perruques pour venir le haranguer presque à genoux, on jette en l’air des millions sterling en fusées et en pétards aux applaudissements d’une multitude en haillons, qui ne mangera pas demain ; le Lancashire affamé fait pendant à la noce ; on s’extasie, on tire le canon, on sonne les cloches, Rule, Britannia ! God save ! Quoi, ce jeune homme a la bonté de faire cela ! quelle gloire pour la nation ! Admiration universelle, un grand peuple entre en frénésie, une grande ville tombe en pâmoison, on loue un balcon sur le passage du jeune homme cinq cents guinées, on s’entasse, on se presse, on se foule aux roues de sa voiture, sept femmes sont écrasées par l’enthousiasme, leurs petits enfants sont ramassés morts sous les pieds, cent personnes, un peu étouffées, sont portées à l’hôpital, la joie est inexprimable. Pendant que ceci se passe à Londres, le percement de l’isthme de Panama est remplacé par une guerre, la coupure de l’isthme de Suez dépend d’un Ismaïl-Pacha quelconque ; une commandite entreprend la vente de l’eau du Jourdain à un louis la bouteille ; on invente des murailles qui résistent à tous les boulets, après quoi on invente des boulets qui détruisent toutes les murailles ; un coup de canon Armstrong coûte douze cents francs ; Byzance contemple Abdul-Azis, Rome va à confesse ; les grenouilles, mises en goût par la grue, demandent un héron ; la Grèce, après Othon, reveut un roi ; le Mexique, après Iturbide, reveut un empereur ; la Chine en veut deux, le Roi du Milieu, tartare, et le Roi du Ciel (Tien-Wang), chinois… — Ô terre ! trône de la bêtise !

III §

La gloire de Shakespeare est arrivée en Angleterre du dehors. Il y a eu presque un jour et une heure où l’on aurait pu assister à Douvres au débarquement de cette renommée.

Il a fallu trois cents ans pour que l’Angleterre commençât à entendre ces deux mots que le monde entier lui crie à l’oreille : William Shakespeare.

Qu’est-ce que l’Angleterre ? c’est Élisabeth. Pas d’incarnation plus complète. En admirant Élisabeth, l’Angleterre aime son miroir. Fière et magnanime avec des hypocrisies étranges, grande avec pédanterie, hautaine avec habileté, prude avec audace, ayant des favoris, point de maîtres, chez elle jusque dans son lit, reine toute-puissante, femme inaccessible, Élisabeth est vierge comme l’Angleterre est île. Comme l’Angleterre, elle s’intitule Impératrice de la Mer, Basilea Maris. Une profondeur redoutable, où se déchaînent les colères qui décapitent Essex et les tempêtes qui noient l’Armada, défend cette vierge et défend cette île de toute approche. L’Océan a sous sa garde cette pudeur. Un certain célibat, en effet, c’est tout le génie de l’Angleterre. Des alliances, soit ; pas de mariage. L’univers toujours un peu éconduit. Vivre seule, aller seule, régner seule, être seule.

En somme, reine remarquable et admirable nation.

Shakespeare, au contraire, est un génie sympathique. L’insularisme est sa ligature, non sa force. Il le romprait volontiers. Un peu plus, Shakespeare serait européen. Il aime et loue la France ; il l’appelle « le soldat de Dieu ». En outre, chez cette nation prude, il est le poëte libre.

L’Angleterre a deux livres : un qu’elle a fait, l’autre qui l’a faite ; Shakespeare et la Bible. Ces deux livres ne vivent pas en bonne intelligence. La Bible combat Shakespeare.

Certes, comme livre littéraire, la Bible, vaste coupe de l’Orient, plus exubérante encore en poésie que Shakespeare, fraterniserait avec lui ; au point de vue social et religieux, elle l’abhorre. Shakespeare pense, Shakespeare songe, Shakespeare doute. Il y a en lui de ce Montaigne qu’il aimait. Le To be or not to be sort du que sais-je ?

En outre Shakespeare invente. Profond grief. La foi excommunie l’imagination. En fait de fables, la foi est mauvaise voisine et ne pourlèche que les siennes. On se souvient du bâton de Solon levé sur Thespis. On se souvient du brandon d’Omar secoué sur Alexandrie. La situation est toujours la même. Le fanatisme moderne a hérité de ce bâton et de ce brandon. Cela est vrai en Espagne, et n’est pas faux en Angleterre. J’ai entendu un évêque anglican discuter sur l’Iliade, et tout condenser dans ce mot pour accabler Homère : Ce n’est point vrai. Or, Shakespeare est bien plus encore qu’Homère « un menteur ».

Il y a deux ou trois ans, les journaux annoncèrent qu’un écrivain français venait de vendre un roman quatre cent mille francs. Cela fit rumeur en Angleterre. Un journal conformiste s’écria : Comment peut-on vendre si cher un mensonge ?

De plus, deux mots, tout-puissants en Angleterre, se dressent contre Shakespeare, et lui font obstacle : Improper, shocking. Remarquez que, dans une foule d’occasions, la Bible aussi est improper, et l’Écriture sainte est shocking. La Bible,-même en français, et par la rude bouche de Calvin, n’hésite pas à dire : Tu as paillardé, Jérusalem. Ces crudités font partie de la poésie aussi bien que de la colère, et les prophètes, ces poètes courroucés, ne s’en gênent pas. Ils ont sans cesse les gros mots à la bouche. Mais l’Angleterre, qui lit continuellement la Bible, n’a pas l’air de s’en apercevoir. Rien n’égale la puissance de surdité volontaire des fanatismes. Veut-on de cette surdité un autre exemple ? À l’heure qu’il est, l’orthodoxie romaine n’a pas encore consenti aux frères et sœurs de Jésus-Christ, quoique constatés par les quatre évangélistes. Matthieu a beau dire : « Ecce mater etfratres ejus stabant forisEtfratres ejus Jacobus et Joseph et Simon et Judas. Et sorores ejus nonne omnes apud nos sunt ? » Marc a beau insister : « Nonne hic estfaber, filius Mariæ, frater Jacobi et Joseph et Judæ et Simonis ? Nonne et sorores ejus hic nobiscum sunt ? » Luc a beau répéter : Venerunt autem ad illum mater et fratres ejus.  » Jean a beau recommencer : « Ipse et mater ejus et fratres ejusNeque enim fratres « ejus credebant in eumUt autem ascenderunt fratres ejus. » Le catholicisme n’entend pas.

En revanche, pour Shakespeare, « un peu païen, comme tous les poëtes » (REV. JOHN WHEELER), le puritanisme a l’ouïe délicate. Intolérance et inconséquence sont sœurs. D’ailleurs, quand il s’agit de proscrire et de damner, la logique est de trop. Lorsque Shakespeare, par la bouche d’Othello, appelle Desdemona whore, indignation générale, révolte unanime, scandale de fond en comble, qu’est-ce que c’est donc que ce Shakespeare ? toutes les sectes bibliques se bouchent les oreilles, sans songer qu’Aaron adresse exactement la même épithète à Séphora, femme de Moïse. Il est vrai que c’est dans un apocryphe, la Vie de Moïse. Mais les apocryphes sont des livres tout aussi authentiques que les canoniques.

De là en Angleterre, pour Shakespeare, un fond de froideur irréductible. Ce qu’Élisabeth a été pour Shakespeare, l’Angleterre l’est encore. Nous le craignons du moins. Nous serions heureux d’être démenti. Nous sommes pour la gloire de l’Angleterre plus ambitieux que l’Angleterre elle-même. Ceci ne peut lui déplaire.

L’Angleterre a une bizarre institution, « le poëte lauréat », laquelle constate les admirations officielles et un peu les admirations nationales. Sous Élisabeth, et pendant Shakespeare, le poëte d’Angleterre se nommait Drummond.

Certes, nous ne sommes plus au temps où l’on affichait : Macbeth, opéra de Shakespeare, altéré par sir William Davenant. Mais si l’on joue Macbeth, c’est devant peu de public. Kean et Macready y ont échoué.

À l’heure qu’il est, on ne jouerait Shakespeare sur aucun théâtre anglais sans effacer dans le texte le mot Dieu partout où il se trouve. En plein dix-neuvième siècle, le lord chambellan pèse encore sur Shakespeare. En Angleterre, hors de l’église, le mot Dieu ne se dit pas. Dans la conversation, on remplace God par Goodness (Bonté). Dans les éditions ou dans les représentations de Shakespeare, on remplace God par Heaven (le ciel). Le sens louche, le vers boîte, peu importe. Le « Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! » (Lord ! Lord ! Lord !), appel suprême de Desdemona expirante, fut supprimé par ordre dans l’édition Blount et Jaggard de 1623. On ne le dit pas à la scène. Doux Jésus ! serait un blasphème ; une dévote espagnole sur le théâtre anglais est tenue de s’écrier : doux Jupiter ! Exagérons-nous ? veut-on la preuve ? Qu’on ouvre Mesure pour Mesure. Il y a là une nonne, Isabelle. Qui invoque-t-elle ? Jupiter. Shakespeare avait écrit Jésus13.

Le ton d’une certaine critique puritaine vis-à-vis de Shakespeare s’est, à coup sûr, amélioré, pourtant la convalescence n’est pas complète.

Il n’y a pas longues années qu’un économiste anglais, homme d’autorité, faisant, à côté des questions sociales, une excursion littéraire, affirmait dans une digression hautaine et sans perdre un instant l’aplomb, ceci : — Shakespeare ne peut vivre parce qu’il a surtout traité des sujets étrangers ou anciens, Hamlet, Othello, Roméo et Juliette, Macbeth, Lear, Jules César, Coriolan, Timon d’Athènes, etc., etc. ; or il n’y a de viable en littérature que les choses d’observation immédiate et les ouvrages faits sur des sujets contemporains. — Que dites-vous de la théorie ? Nous n’en parlerions point si ce système n’avait pas rencontré des approbateurs en Angleterre et des propagateurs en France. Outre Shakespeare, il exclut simplement de la « vie » littéraire Schiller, Corneille, Milton, Tasse, Dante, Virgile, Euripide, Sophocle, Eschyle et Homère. Il est vrai qu’il met dans une gloire Aulu-Gelle et Restif de la Bretonne. Ô critique, ce Shakespeare n’est pas viable, il n’est qu’immortel !

Vers le même temps, un autre, anglais aussi, mais de l’école écossaise, puritain de cette variété mécontente dont Knox est le chef, déclarait la poésie enfantillage, répudiait la beauté du style comme un obstacle interposé entre l’idée et le lecteur, ne voyait dans le monologue d’Hamlet qu’« un froid lyrisme », et dans l’adieu d’Othello aux drapeaux et aux camps qu’« une déclamation », assimilait les métaphores des poètes aux enluminures des livres, bonnes à amuser les bébés, et dédaignait particulièrement Shakespeare, comme « barbouillé d’un bout à l’autre de ces enluminures ».

Pas plus tard qu’au mois de janvier dernier, un spirituel journal de Londres, avec une ironie accentuée d’indignation, se demandait lequel est le plus célèbre, en Angleterre, de Shakespeare ou de « M. Calcraft, le bourreau » : — « Il y a des localités dans ce pays éclairé où, si vous prononcez le nom de Shakespeare, on vous répondra : « Je ne sais pas quel peut être ce Shakespeare autour duquel vous faites tout ce bruit, mais je parie que Hammer Lane de Birmingham se battra avec lui pour cinq livres. » Mais on ne se trompe pas sur Calcraft. » (Daily-Telegraph, 13 janvier 1864.)

IV §

Quoi qu’il en soit, le monument que l’Angleterre doit à Shakespeare, Shakespeare ne l’a point.

La France, disons-le, n’est pas, dans des cas pareils, beaucoup plus rapide. Une autre gloire, bien différente de Shakespeare, mais non moins grande, Jeanne d’Arc, attend, elle aussi, et depuis plus longtemps encore, un monument national, un monument digne d’elle.

Cette terre qui a été la Gaule, et où ont régné les Vellédas, a, catholiquement et historiquement, pour patronnes deux figures augustes, Marie et Jeanne. L’une, sainte, est la Vierge ; l’autre, héroïque, est la Pucelle. Louis XIII a donné la France à l’une ; l’autre a donné la France à la France. Le monument de la seconde ne doit pas être moins haut que le monument de la première. Il faut à Jeanne d’Arc un trophée grand comme Notre-Dame. Quand l’aura-t-elle ?

L’Angleterre a fait faillite à Shakespeare, mais la France a fait banqueroute à Jeanne d’Arc.

Ces ingratitudes veulent être sévèrement dénoncées. Sans doute les aristocraties dirigeantes, qui mettent la nuit sur les yeux des masses, sont les premières coupables, mais, en somme, la conscience existe pour un peuple comme pour un individu, l’ignorance n’est qu’une circonstance atténuante, et quand ces dénis de justice durent des siècles, ils restent la faute des gouvernements, mais deviennent la faute des nations. Sachons, dans l’occasion, dire leur fait aux peuples. France et Angleterre, vous avez tort.

Flatter les peuples serait pire que flatter les rois. L’un est bas, l’autre serait lâche.

Allons plus loin, et puisque cette pensée s’est présentée à nous, généralisons-la utilement, dussions-nous sortir un moment de notre sujet. Non, les peuples n’ont pas le droit de rejeter indéfiniment la faute sur les gouvernements. L’acceptation de l’oppression par l’opprimé finit par être complicité ; la couardise est un consentement toutes les fois que la durée d’une chose mauvaise qui pèse sur un peuple et que ce peuple empêcherait s’il voulait dépasse la quantité possible de patience d’un honnête homme ; il y a solidarité appréciable et honte partagée entre le gouvernement qui fait le mal et le peuple qui le laisse faire. Souffrir est vénérable, subir est méprisable. Passons.

Coïncidence à noter, le négateur de Shakespeare, Voltaire, est aussi l’insulteur de Jeanne d’Arc. Mais qu’est-ce donc que Voltaire ? Voltaire, disons-le avec joie et avec tristesse, c’est l’esprit français. Entendons-nous, c’est l’esprit français jusqu’à la Révolution exclusivement. À partir de la Révolution, la France grandissant, l’esprit français grandit, et tend à devenir l’esprit européen. Il est moins local et plus fraternel, moins gaulois et plus humain. Il représente de plus en plus Paris, la ville cœur du monde. Quant à Voltaire, il demeure ce qu’il est, l’homme de l’avenir, mais l’homme du passé ; il est une de ces gloires qui font dire au penseur oui et non ; il a contre lui ses deux sarcasmes, Jeanne d’Arc et Shakespeare. Il est puni par où il a raillé.

V §

Au fait, un monument à Shakespeare, à quoi bon ? La statue qu’il s’est faite à lui-même vaut mieux, avec toute l’Angleterre pour piédestal. Shakespeare n’a pas besoin d’une pyramide ; il a son œuvre.

Que voulez-vous que le marbre fasse pour lui ? Que peut le bronze là où est la gloire ? Le jade et l’albâtre ont beau faire, le jaspe, la serpentine, le basalte, le porphyre rouge comme aux Invalides, le granit, Paros et Carrare, perdent leur peine ; le génie est le génie sans eux. Quand toutes les pierres s’en mêleraient, grandiraient-elles cet homme d’une coudée ? Quelle voûte sera plus indestructible que celle-ci : le Conte d’hiver, la Tempête, les Joyeuses Épouses de Windsor, les Deux Gentilshommes de Vérone, Jules César, Coriolan ? Quel monument sera plus grandiose que Lear, plus farouche que le Marchand de Venise, plus éblouissant que Roméo et Juliette, plus dédaléen que Richard III ? Quelle lune jettera à cet édifice une lumière plus mystérieuse que le Songe d’une nuit d’été ? Quelle capitale, fût-ce Londres, fera autour de lui une rumeur aussi gigantesque que l’âme en tumulte de Macbeth ? Quelle charpente de cèdre ou de chêne durera autant qu’Othello ? Quel airain sera airain autant que Hamlet ? Aucune construction de chaux, de roche, de fer et de ciment ne vaut le souffle. Le profond souffle du génie, qui est la respiration de Dieu à travers l’homme. Une tête où il y a une idée, voilà le sommet ; les entassements de pierre et de brique font des efforts inutiles. Quel édifice égale une pensée ? Babel est au-dessous d’Isaïe ; Chéops est plus petite qu’Homère ; le Colisée est inférieur à Juvénal ; la Giralda de Séville est naine à côté de Cervantes ; Saint-Pierre de Rome ne va pas à la cheville de Dante. Comment vous y prendrez-vous pour faire une tour aussi haute que ce nom : Shakespeare ?

Ajoutez donc quelque chose à un esprit !

Supposez un monument. Supposez-le splendide, supposez-le sublime. Un arc de triomphe, un obélisque, un cirque avec piédestal au centre, une cathédrale. Nul peuple n’est plus illustre, plus noble, plus magnifique et plus magnanime que le peuple français. Accouplez ces deux idées, l’Angleterre et Shakespeare, et faites-en jaillir un édifice. Une telle nation célébrant un tel homme, ce sera superbe. Supposez le monument, supposez l’inauguration. Les pairs sont là, les communes adhèrent, les évêques officient, les princes font cortège, la reine assiste. La vertueuse femme en qui le peuple anglais, royaliste, comme on sait, voit et vénère sa personnification actuelle, cette digne mère, cette noble veuve, vient, avec le respect profond qui convient, incliner la majesté matérielle devant la majesté idéale ; la reine d’Angleterre salue Shakespeare ; l’hommage de Victoria répare le dédain d’Élisabeth. Quant à Élisabeth, elle est probablement là aussi, sculptée quelque part dans le soubassement, avec Henri VIII son père et Jacques Ier son successeur, nains sous le poëte. Le canon éclate, le rideau tombe, on découvre la statue qui semble dire : Enfin ! et qui a grandi dans l’ombre depuis trois cents ans ; trois siècles, c’est la croissance d’un colosse ; elle est immense. On y a utilisé tous les bronzes York, Cumberland, Pitt et Peel ; on a, pour la composer, désencombré les places publiques d’un tas de cuivres non justifiés ; on a amalgamé dans cette haute figure toutes sortes de Henris et d’Edouards, on y a fondu les divers Guillaumes et les nombreux Georges, l’Achille de Hyde-Park a fait l’orteil ; c’est beau, voilà Shakespeare presque aussi grand qu’un Pharaon ou qu’un Sésostris. Cloches, tambours, fanfares, applaudissements, hurrahs !

Eh bien ?

Cela est honorable à l’Angleterre, indifférent à Shakespeare.

Qu’est-ce qu’une salutation de la royauté, de l’aristocratie, de l’armée, et même de la population anglaise encore ignorante à cette heure comme presque toutes les autres nations, qu’est-ce que la salutation de tous ces groupes diversement éclairés, pour qui a l’acclamation éternelle, et avec réflexion, de tous les siècles et de tous les hommes ! Quelle oraison de l’évêque de Londres ou de l’archevêque de Cantorbery vaudra le cri d’une femme devant Desdemona, d’une mère devant Arthur, d’une âme devant Hamlet ?

Aussi, quand l’insistance universelle réclame de l’Angleterre un monument à Shakespeare, ce n’est pas pour Shakespeare, c’est pour l’Angleterre.

Il y a des cas où le payement de la dette importe plus au débiteur qu’au créancier.

Un monument est exemplaire. La haute tête d’un grand homme est une clarté. Les foules comme les vagues ont besoin de phares au-dessus d’elles. Il est bon que le passant sache qu’il y a des grands hommes. On n’a pas le temps de lire, on est forcé de voir. On va par là, on se heurte au piédestal, on est bien obligé de lever la tête et de regarder un peu l’inscription, on échappe au livre, on n’échappe pas à la statue. Un jour, sur le pont de Rouen, devant la belle statue due à David d’Angers, un paysan monté sur un âne me dit : Connaissez-vous Pierre Corneille ? — Oui, répondis-je. — Il répliqua : Et moi aussi. Je repris : — Et connaissez-vous le Cid ? — Non, dit-il.

Corneille, pour lui, c’était la statue.

Ce commencement de connaissance des grands hommes est nécessaire au peuple. Le monument provoque à connaître l’homme. On désire apprendre à lire pour savoir ce que c’est que ce bronze. Une statue est un coup de coude à l’ignorance.

Il y a donc, à l’exécution de ces monuments, utilité populaire ainsi que justice nationale.

Faire l’utile en même temps que le juste, cela finira certes par tenter l’Angleterre. Elle est la débitrice de Shakespeare. Laisser une telle créance en souffrance, ce n’est point là une bonne attitude pour la fierté d’un peuple. Il est moral que les peuples soient bons payeurs en fait de reconnaissance. L’enthousiasme est probité. Quand un homme est une gloire au front de sa nation, la nation qui ne s’en aperçoit pas étonne autour d’elle le genre humain.

VI §

L’Angleterre, fin qu’il était aisé de prévoir, bâtira un monument à son poëte.

Au moment où nous achevions d’écrire les pages qu’on vient de lire, on a annoncé à Londres la formation d’un comité pour la célébration solennelle du trois centième anniversaire de la naissance de Shakespeare. Ce comité dédiera à Shakespeare, le 23 avril 1864, un monument et une fête qui dépasseront, nous n’en doutons pas, l’incomplet programme ébauché par nous tout à l’heure. On n’épargnera rien. L’acte d’admiration sera éclatant. On peut tout attendre, en fait de magnificence, de la nation qui a créé le prodigieux palais de Sydenham, ce Versailles d’un peuple. L’initiative prise par le comité entraînera certainement les pouvoirs publics. Nous écartons, quant à nous, et le comité écartera, nous le pensons, toute idée d’une manifestation par souscription. Une souscription, à moins d’être à un sou, c’est-à-dire ouverte à tout le peuple, est nécessairement fractionnelle. Ce qui est dû à Shakespeare, c’est une manifestation nationale ; un jour férié, une fête publique, un monument populaire, votés par les chambres et inscrits au budget. L’Angleterre le ferait pour le roi. Or, qu’est-ce que le roi de l’Angleterre à côté de l’homme de l’Angleterre ? Toute confiance est due au comité du Jubilé de Shakespeare, comité composé de personnes hautement distinguées dans la presse, la pairie, la littérature, le théâtre et l’église. Des hommes éminents de tous les pays, représentants de l’intelligence en France, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie, complètent ce comité, à tous les points de vue excellent et compétent. Un deuxième comité, formé à Stratford-sur-Avon, seconde le comité de Londres. Nous félicitons l’Angleterre.

Les peuples ont l’oreille dure et la vie longue ; ce qui fait que leur surdité n’a rien d’irréparable. Ils ont le temps de se raviser. Les anglais se réveillent enfin du côté de leur gloire. L’Angleterre commence à épeler ce nom, Shakespeare, sur lequel l’univers lui a mis le doigt.

En avril 1664, il y avait cent ans que Shakespeare était né, l’Angleterre était occupée à acclamer Charles II, le vendeur de Dunkerque à la France moyennant deux cent cinquante mille livres sterling, et à regarder blanchir sous la bise et la pluie au gibet de Tyburn quelque chose qui était un squelette et qui avait été Cromwell. En avril 1764, il y avait deux cents ans que Shakespeare était né, l’Angleterre contemplait l’aurore de Georges III, roi destiné à l’imbécillité, lequel, à cette époque, dans des conciliabules et des aparté peu constitutionnels avec les chefs tories et les landgraves allemands, ébauchait cette politique de résistance au progrès qui devait lutter, d’abord contre la liberté en Amérique, puis contre la démocratie en France, et qui, rien que sous le seul ministère du premier Pitt, avait, dès 1778, endetté l’Angleterre de quatre-vingt millions sterling. En avril 1864, il y aura trois cents ans que Shakespeare est né, l’Angleterre élève une statue à Shakespeare. C’est tard, mais c’est bien.

Livre II. Le dix-neuvième siècle §

Le dix-neuvième siècle ne relève que de lui-même ; il ne reçoit l’impulsion d’aucun aïeul ; il est le fils d’une idée. Sans doute, Isaïe, Homère, Aristote, Dante, Shakespeare, ont été ou peuvent être de grands points de départ pour d’importantes formations philosophiques ou poétiques ; mais le dix-neuvième siècle a une mère auguste, la Révolution française. Il a ce sang énorme dans les veines. Il honore les génies, et au besoin, méconnus, il les salue, ignorés, il les constate, persécutés, il les venge, insultés, il les couronne, détrônés, il les replace sur leur piédestal, il les vénère, mais il ne vient pas d’eux. Le dix-neuvième siècle a pour famille lui-même et lui seul. Il est de sa nature révolutionnaire de se passer d’ancêtres.

Étant génie, il fraternise avec les génies. Quant à sa source, elle est où est la leur ; hors de l’homme. Les mystérieuses gestations du progrès se succèdent selon une loi providentielle. Le dix-neuvième siècle est un enfantement de civilisation. Il a un continent à mettre au monde. La France a porté ce siècle, et ce siècle porte l’Europe.

Le groupe grec a été la civilisation, étroite et circonscrite d’abord à la feuille de mûrier, à la Morée ; puis la civilisation, gagnant de proche en proche, s’est élargie, et a été le groupe romain ; elle est aujourd’hui le groupe français, c’est-à-dire toute l’Europe ; avec des commencements en Amérique, en Afrique et en Asie.

Le plus grand de ces commencements est une démocratie, les États-Unis, éclosion aidée par la France dès le siècle dernier. La France, sublime essayeuse du progrès, a fondé une république en Amérique avant d’en faire une en Europe. Et vidit quod esset bonum. Après avoir prêté à Washington cet auxiliaire, Lafayette, la France, rentrant chez elle, a donné à Voltaire éperdu dans son tombeau ce continuateur redoutable, Danton. En présence du passé monstrueux, lançant toutes les foudres, exhalant tous les miasmes, soufflant toutes les ténèbres, allongeant toutes les griffes, horrible et terrible, le progrès, contraint aux mêmes armes, a eu brusquement cent bras, cent têtes, cent langues de flamme, cent rugissements. Le bien s’est fait hydre. C’est ce qu’on nomme la Révolution.

Rien de plus auguste.

La Révolution a clos un siècle et commencé l’autre.

Un ébranlement dans les intelligences prépare un bouleversement dans les faits ; c’est le dix-huitième siècle. Après quoi la révolution politique faite cherche son expression, et la révolution littéraire et sociale s’accomplit. C’est le dix-neuvième. Romantisme et socialisme, c’est, on l’a dit avec hostilité, mais avec justesse, le même fait. Souvent la haine, en voulant injurier, constate, et, autant qu’il est en elle, consolide.

Une parenthèse. Ce mot, romantisme, a, comme tous les mots de combat, l’avantage de résumer vivement un groupe d’idées ; il va vite, ce qui plaît dans la mêlée ; mais il a, selon nous, par sa signification militante, l’inconvénient de paraître borner le mouvement qu’il représente à un fait de guerre ; or ce mouvement est un fait d’intelligence, un fait de civilisation, un fait d’âme ; et c’est pourquoi celui qui écrit ces lignes n’a jamais employé les mots romantisme ou romantique. On ne les trouvera acceptés dans aucune des pages de critique qu’il a pu avoir occasion d’écrire. S’il déroge aujourd’hui à cette prudence de polémique, c’est pour plus de rapidité et sous toutes réserves. La même observation peut être faite au sujet du mot socialisme, lequel prête à tant d’interprétations différentes.

Le triple mouvement littéraire, philosophique et social du dix-neuvième siècle, qui est un seul mouvement, n’est autre chose que le courant de la révolution dans les idées. Ce courant,-après avoir entraîné les faits, se continue immense dans les esprits.

Ce mot, 93 littéraire, si souvent répété en 1830 contre la littérature contemporaine, n’était pas une insulte autant qu’il voulait l’être. Il était, certes, aussi injuste de l’employer pour caractériser tout le mouvement littéraire qu’il est inique de l’employer pour qualifier toute la révolution politique ; il y a dans ces deux phénomènes autre chose que 93. Mais ce mot, 93 littéraire, avait cela de relativement exact qu’il indiquait, confusément mais réellement, l’origine du mouvement littéraire propre à notre époque, tout en essayant de le déshonorer. Ici encore la clairvoyance de la haine était aveugle. Ses barbouillages de boue au front de la vérité sont dorure, lumière et gloire.

La Révolution, tournant climatérique de l’humanité, se compose de plusieurs années. Chacune de ces années exprime une période, représente un aspect ou réalise un organe du phénomène. 93, tragique, est une de ces années colossales. Il faut quelquefois aux bonnes nouvelles une bouche de bronze. 93 est cette bouche.

Écoutez-en sortir l’annonce énorme. Inclinez-vous, et restez effaré, et soyez attendri. Dieu la première fois a dit lui-même fiat lux, la seconde fois il l’a fait dire.

Par qui ?

Par 93.

Donc, nous hommes du dix-neuvième siècle, tenons à honneur cette injure : — Vous êtes 93.

Mais qu’on ne s’arrête pas là. Nous sommes 89 aussi bien que 93. La Révolution, toute la Révolution, voilà la source de la littérature du dix-neuvième siècle.

Sur ce, faites-lui son procès, à cette littérature, ou son triomphe, haïssez-la ou aimez-la, selon la quantité d’avenir que vous avez en vous, outragez-la ou saluez-la ; peu lui importent les animosités et les fureurs ! elle est la déduction logique du grand fait chaotique et génésiaque que nos pères ont vu et qui a donné un nouveau point de départ au monde. Qui est contre ce fait, est contre elle ; qui est pour ce fait, est pour elle. Ce que ce fait vaut, elle le vaut. Les écrivains des réactions ne s’y trompent pas ; là où il y a de la révolution, patente ou latente, le flair catholique et royaliste est infaillible ; ces lettrés du passé décernent à la littérature contemporaine une honorable quantité de diatribe ; leur aversion est de la convulsion ; un de leurs journalistes, qui est, je crois, évêque, prononce le mot « poëte » avec le même accent que le mot « septembriseur » ; un autre, moins évêque, mais tout aussi en colère, écrit : Je sens dans toute cette littérature-là Marat et Robespierre. Ce dernier écrivain se méprend un peu ; il y a dans « cette littérature-là » plutôt Danton que Marat.

Mais le fait est vrai. La démocratie est dans cette littérature.

La Révolution a forgé le clairon ; le dix-neuvième siècle le sonne.

Ah ! cette affirmation nous convient, et, en vérité, nous ne reculons pas devant elle, avouons notre gloire, nous sommes les révolutionnaires. Les penseurs de ce temps, les poètes, les écrivains, les historiens, les orateurs, les philosophes, tous, tous, tous, dérivent de la Révolution française. Ils viennent d’elle, et d’elle seule. 89 a démoli la Bastille ; 93 a découronné le Louvre. De 89 est sortie la Délivrance, et de 93 la Victoire. 89 et 93 ; les hommes du dix-neuvième siècle sortent de là. C’est là leur père et leur mère. Ne leur cherchez pas d’autre filiation, d’autre inspiration, d’autre insufflation, d’autre origine. Ils sont les démocrates de l’idée, successeurs des démocrates de l’action. Ils sont les émancipateurs. L’idée Liberté s’est penchée sur leurs berceaux. Ils ont tous sucé cette grande mamelle ; ils ont tous de ce lait dans les entrailles, de cette moelle dans les os, de cette sève dans la volonté, de cette révolte dans la raison, de cette flamme dans l’intelligence.

Ceux-là mêmes d’entre eux, il y en a, qui sont nés aristocrates, qui sont arrivés au monde dépaysés en quelque sorte dans des familles du passé, qui ont fatalement reçu une de ces éducations premières dont l’effort stupide est de contredire le progrès, et qui ont commencé la parole qu’ils avaient à dire au siècle par on ne sait quel bégaiement royaliste, ceux-là, dès lors, dès leur enfance, ils ne me démentiront pas, sentaient le monstre sublime en eux. Ils avaient le bouillonnement intérieur du fait immense. Ils avaient au fond de leur conscience un soulèvement d’idées mystérieuses ; l’ébranlement intime des fausses certitudes leur troublait l’âme ; ils sentaient trembler, tressaillir, et peu à peu se lézarder leur sombre surface de monarchisme, de catholicisme et d’aristocratie. Un jour, tout à coup, brusquement, le gonflement du vrai a abouti, l’éclosion a eu lieu, l’éruption s’est faite, la lumière les a ouverts, les a fait éclater, n’est pas tombée sur eux, mais, plus beau prodige, a jailli d’eux, stupéfaits, et les a éclairés en les embrasant. Ils étaient cratères à leur insu.

Ce phénomène leur a été reproché comme une trahison. Ils passaient en effet du droit divin au droit humain. Ils tournaient le dos à la fausse histoire, à la fausse société, à la fausse tradition, au faux dogme, à la fausse philosophie, au faux jour, à la fausse vérité. Le libre esprit qui s’envole, oiseau appelé par l’aurore, est désagréable aux intelligences saturées d’ignorance et aux fœtus conservés dans l’esprit-de-vin. Qui voit offense les aveugles ; qui entend indigne les sourds ; qui marche insulte abominablement les culs-de-jatte. Aux yeux des nains, des avortons, des astèques, des myrmidons et des pygmées, à jamais noués dans le rachitisme, la croissance est apostasie.

Les écrivains et les poètes du dix-neuvième siècle ont cette admirable fortune de sortir d’une genèse, d’arriver après une fin de monde, d’accompagner une réapparition de lumière, d’être les organes d’un recommencement. Ceci leur impose des devoirs inconnus à leurs devanciers, des devoirs de réformateurs intentionnels et de civilisateurs directs. Ils ne continuent rien ; ils refont tout. A temps nouveaux, devoirs nouveaux. La fonction des penseurs aujourd’hui est complexe : penser ne suffit plus, il faut aimer ; penser et aimer ne suffit plus, il faut agir ; penser, aimer et agir ne suffit plus, il faut souffrir. Posez la plume, et allez où vous entendez de la mitraille ; voici une barricade ; soyez-en. Voici l’exil ; acceptez. Voici l’échafaud, soit. Qu’au besoin dans Montesquieu il y avait John Brown. Le Lucrèce qu’il faut à ce siècle en travail doit contenir Caton. Eschyle, qui écrivait l’Orestie, avait pour frère Cynégyre, qui mordait les navires ennemis ; cela suffisait à la Grèce au temps de Salamine ; cela ne suffit plus à la France après la Révolution ; qu’Eschyle et Cynégyre soient les deux frères, c’est peu ; il faut qu’ils soient le même homme. Tels sont les besoins actuels du progrès. Les serviteurs des grandes choses pressantes ne seront jamais assez grands. Rouler des idées, amonceler des évidences, étager des principes, voilà le remuement formidable. Mettre Pélion sur Ossa, labeur d’enfants à côté de cette besogne de géants : mettre le droit sur la vérité. Escalader cela ensuite, et détrôner les usurpations au milieu des tonnerres ; voilà l’œuvre.

L’avenir presse. Demain ne peut pas attendre. L’humanité n’a pas une minute à perdre. Vite, vite, dépêchons, les misérables ont les pieds sur le fer rouge. On a faim, on a soif, on souffre. Ah ! maigreur terrible du pauvre corps humain ! le parasitisme rit, le lierre verdit et pousse, le gui est florissant, le ver solitaire est heureux. Quelle épouvante, la prospérité du ténia ! Détruire ce qui dévore, là est le salut. Votre vie a au dedans d’elle la mort, qui se porte bien. Il y a trop d’indigence, trop de dénuement, trop d’impudeur, trop de nudité, trop de lupanars, trop de bagnes, trop de haillons, trop de défaillances, trop de crimes, trop d’obscurité, pas assez d’écoles, trop de petits innocents en croissance pour le mal ! le grabat des pauvres filles se couvre tout à coup de soie et de dentelles, et c’est là la pire misère ; à côté du malheur il y a le vice, l’un poussant l’autre. Une telle société veut être promptement secourue. Cherchons le mieux. Allez tous à la découverte. Où sont les terres promises ? la civilisation veut marcher ; essayons les théories, les systèmes, les améliorations, les inventions, les progrès, jusqu’à ce que chaussure à ce pied soit trouvée. L’essai ne coûte rien ; ou coûte peu. Essayer n’est pas adopter. Mais avant tout et surtout, prodiguons la lumière. Tout assainissement commence par une large ouverture de fenêtres. Ouvrons les intelligences toutes grandes. Aérons les âmes.

Vite, vite, ô penseurs. Faites respirer le genre humain. Versez l’espérance, versez l’idéal, faites-le bien. Un pas après l’autre, les horizons après les horizons, une conquête après une conquête ; parce que vous avez donné ce que vous avez annoncé, ne vous croyez pas quittes. Tenir, c’est promettre. L’aurore d’aujourd’hui oblige le soleil pour demain.

Que rien ne soit perdu. Que pas une force ne s’isole. Tous à la manœuvre ! la vaste urgence est là. Plus d’art fainéant. La poésie ouvrière de civilisation, quoi de plus admirable ! le rêveur doit être un pionnier : la strophe doit vouloir. Le beau doit se mettre au service de l’honnête. Je suis le valet de ma conscience ; elle me sonne, j’arrive. Va ! je vais. Que voulez-vous de moi, ô vérité, seule majesté de ce monde ? Que chacun sente en soi la hâte de bien faire. Un livre est quelquefois un secours attendu. Une idée est un baume, une parole est un pansement ; la poésie est un médecin. Que personne ne s’attarde. La souffrance perd ses forces pendant vos lenteurs. Qu’on sorte de cette paresse du songe. Laissez le kief aux turcs. Qu’on prenne de la peine pour le salut de tous, et qu’on s’y précipite, et qu’on s’y essouffle. N’allez-vous pas plaindre vos enjambées ? Rien d’inutile. Nulle inertie. Qu’appelez-vous nature morte ? Tout vit. Le devoir de tout est de vivre. Marcher, courir, voler, planer, c’est la loi universelle. Qu’attendez-vous ? qui vous arrête ? Ah ! il y a des heures où il semble qu’on voudrait entendre les pierres murmurer contre la lenteur de l’homme !

Quelquefois on s’en va dans les bois. À qui cela n’arrive-t-il pas d’être parfois accablé ? on voit tant de choses tristes. L’étape ne se fournit point, les conséquences sont longues à venir, une génération est en retard, la besogne du siècle languit. Comment ! tant de souffrances encore ! On dirait qu’on a reculé. Il y a partout des augmentations de superstition, de lâcheté, de surdité, de cécité, d’imbécillité. La pénalité pèse sur l’abrutissement. Ce vilain problème a été posé : faire avancer le bien-être par le recul du droit ; sacrifier le côté supérieur de l’homme au côté inférieur ; donner le principe pour l’appétit ; César se charge du ventre, je lui concède le cerveau ; c’est la vieille vente du droit d’aînesse pour le plat de lentilles. Encore un peu, et ce contre-sens fatal ferait faire fausse route à la civilisation. Le porc à l’engrais, ce ne serait plus le roi, mais le peuple. Hélas, ce laid expédient ne réussit même pas. Nulle diminution de malaise. Depuis dix ans, depuis vingt ans, l’étiage prostitution, l’étiage mendicité, l’étiage crime, marquent toujours le même chiffre ; le mal n’a pas baissé d’un degré. D’éducation vraie, d’éducation gratuite, point. L’enfant a pourtant besoin de savoir qu’il est homme, et le père qu’il est citoyen. Où sont les promesses ? où est l’espérance ? oh ! la pauvre misérable humanité ! on est tenté de crier au secours dans la forêt ; on est tenté de demander appui, concours et main-forte à cette grande nature sombre. Ce mystérieux ensemble de forces est-il donc indifférent au progrès ? On supplie, on appelle, on lève les mains vers l’ombre. On écoute si les bruits ne vont pas devenir des voix. Le devoir des sources et des ruisseaux serait de bégayer : En avant ! on voudrait entendre les rossignols chanter des marseillaises.

Après tout, pourtant, ces temps d’arrêt n’ont rien que de normal. Le découragement serait puéril. Il y a des haltes, des repos, des reprises d’haleine dans la marche des peuples, comme il y a des hivers dans la marche des saisons. Le pas gigantesque, 89, n’en est pas moins fait. Désespérer serait absurde ; mais stimuler est nécessaire.

Stimuler, presser, gronder, réveiller, suggérer, inspirer, c’est cette fonction, remplie de toutes parts par les écrivains, qui imprime à la littérature de ce siècle un si haut caractère de puissance et d’originalité. Rester fidèle à toutes les lois de l’art en les combinant avec la loi du progrès, tel est le problème, victorieusement résolu par tant de nobles et fiers esprits.

De là cette parole : Délivrance, qui apparaît au-dessus de tout dans la lumière, comme si elle était écrite au front même de l’idéal.

La Révolution, c’est la France sublimée. Il s’est trouvé un jour que la France a été dans la fournaise, les fournaises à de certaines martyres guerrières font pousser des ailes, et de ces flammes cette géante est sortie archange. Aujourd’hui pour toute la terre la France s’appelle Révolution ; et désormais ce mot, Révolution, sera le nom de la civilisation jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le mot Harmonie. Je le répète, ne cherchez pas ailleurs le point d’origine et le lieu de naissance de la littérature du dix-neuvième siècle. Oui, tous tant que nous sommes, grands et petits, puissants et méconnus, illustres et obscurs, dans toutes nos œuvres, bonnes ou mauvaises, quelles qu’elles soient, poëmes, drames, romans, histoire, philosophie, à la tribune des assemblées comme devant les foules du théâtre, comme dans le recueillement des solitudes, oui, partout, oui, toujours, oui, pour combattre les violences et les impostures, oui, pour réhabiliter les lapidés et les accablés, oui, pour conclure logiquement et marcher droit, oui, pour consoler, pour secourir, pour relever, pour encourager, pour enseigner, oui, pour panser en attendant qu’on guérisse, oui, pour transformer la charité en fraternité, l’aumône en assistance, la fainéantise en travail, l’oisiveté en utilité, la centralisation en famille, l’iniquité en justice, le bourgeois en citoyen, la populace en peuple, la canaille en nation, les nations en humanité, la guerre en amour, le préjugé en examen, les frontières en soudures, les limites en ouvertures, les ornières en rails, les sacristies en temples, l’instinct du mal en volonté du bien, la vie en droit, les rois en hommes, oui, pour ôter des religions l’enfer et des sociétés le bagne, oui, pour être frères du misérable, du serf, du fellah, du prolétaire, du déshérité, de l’exploité, du trahi, du vaincu, du vendu, de l’enchaîné, du sacrifié, de la prostituée, du forçat, de l’ignorant, du sauvage, de l’esclave, du nègre, du condamné et du damné, oui, nous sommes tes fils, Révolution !

Oui, génies, oui, poètes, philosophes, historiens, oui, géants de ce grand art des siècles antérieurs qui est toute la lumière du passé, ô hommes éternels, les esprits de ce temps vous saluent, mais ne vous suivent pas ; ils ont vis-à-vis de vous cette loi : tout admirer, ne rien imiter. Leur fonction n’est plus la vôtre. Ils ont affaire à la virilité du genre humain. L’heure du changement d’âge est venue. Nous assistons, sous la pleine clarté de l’idéal, à la majestueuse jonction du beau avec l’utile. Aucun génie actuel ou possible ne vous dépassera, vieux génies, vous égaler est toute l’ambition permise ; mais, pour vous égaler, il faut pourvoir aux besoins de son temps comme vous avez pourvu aux nécessités du vôtre. Les écrivains fils de la Révolution ont une tâche sainte. Ô Homère, il faut que leur épopée pleure, ô Hérodote, il faut que leur histoire proteste, ô Juvénal, il faut que leur satire détrône, ô Shakespeare, il faut que leur tu seras roi soit dit au peuple, ô Eschyle, il faut que leur Prométhée foudroie Jupiter, ô Job, il faut que leur fumier féconde, ô Dante, il faut que leur enfer s’éteigne, ô Isaïe, ta Babylone s’écroule, il faut que la leur s’éclaire ! Ils font ce que vous avez fait ; ils contemplent directement la création, ils observent directement l’humanité ; ils n’acceptent pour clarté dirigeante aucun rayon réfracté, pas même le vôtre. Ainsi que vous, ils ont pour seul point de départ, en dehors d’eux, l’être universel, en eux, leur âme ; ils ont pour source de leur œuvre la source unique, celle d’où coule la nature et celle d’où coule l’art : l’infini. Comme le déclarait il y a quarante ans tout à l’heure14 celui qui écrit ces lignes : les poètes et les écrivains du dix-neuvième siècle n’ont ni maîtres, ni modèles. Non, dans tout cet art vaste et sublime de tous les peuples, dans toutes ces créations grandioses de toutes les époques, non, pas même toi, Eschyle, pas même toi, Dante, pas même toi, Shakespeare, non, ils n’ont ni modèles ni maîtres. Et pourquoi n’ont-ils ni maîtres ni modèles ? C’est parce qu’ils ont un modèle, l’Homme, et parce qu’ils ont un maître, Dieu.

Livre III. L’histoire réelle — Chacun remis à sa place §

I §

Voici l’avènement de la constellation nouvelle.

Il est certain qu’à l’heure où nous sommes ce qui a été jusqu’à ce jour l’éclairage du genre humain pâlit, et que le vieux flamboiement va disparaître du monde.

Les hommes de force ont, depuis que la tradition humaine existe, brillé seuls à l’empyrée de l’histoire. Ils étaient la suprématie unique. Sous tous ces noms, rois, empereurs, chefs, capitaines, princes, résumés dans ce mot, héros, ce groupe d’apocalypse resplendissait. Ils étaient tout dégoutants de victoires. L’épouvante se faisait acclamation pour les saluer. Ils traînaient à leur suite on ne sait quelle flamme en tumulte. Ils apparaissaient à l’homme dans un échevèlement de lumière horrible. Ils n’éclairaient pas le ciel ; ils l’incendiaient. On eût dit qu’ils voulaient prendre possession de l’infini. On entendait des bruits d’écroulements dans leur gloire. Une rougeur s’y mêlait. Était-ce de la pourpre ? Était-ce du sang ? Était-ce de la honte ? Leur lumière faisait songer à la face de Caïn. Ils s’entre-haïssaient. Des chocs fulgurants allaient de l’un à l’autre ; par moments ces énormes astres se heurtaient avec des ruades d’éclairs. Ils avaient l’air furieux. Leur rayonnement s’allongeait en épées. Tout cela pendait terrible au-dessus de nous.

Cette lueur tragique remplit le passé. Aujourd’hui elle est en pleine décroissance.

Il y a déclin de la guerre, déclin du despotisme, déclin de la théocratie, déclin de l’esclavage, déclin de l’échafaud. Le glaive diminue, la tiare s’éteint, la couronne se simplifie, la bataille extravague, le panache baisse, l’usurpation se circonscrit, la chaîne s’allège, le supplice se déconcerte. L’antique voie de fait de quelques-uns sur tous, nommée droit divin, touche à sa fin. La légitimité, la grâce de Dieu, la monarchie pharamonde, les nations marquées à l’épaule de la fleur de lys, la possession des peuples par fait de naissance, la longue suite d’aïeux donnant droit sur les vivants, ces choses-là luttent encore sur quelques points, à Naples, en Prusse, etc., mais elles se débattent plutôt qu’elles ne luttent ; c’est de la mort qui s’efforce de vivre. Un bégayement qui demain sera la parole, et après-demain sera le verbe, sort des lèvres meurtries du serf, du corvéable, du prolétaire, du paria. Le bâillon casse entre les dents du genre humain. Le genre humain en a assez de la voie douloureuse, et ce patient refuse d’aller plus loin.

Dès à présent de certaines formes de despotes ne sont plus possibles. Le pharaon est une momie, le sultan est un fantôme, le césar est une contrefaçon. Ce stylite des colonnes trajanes est ankylosé sur son piédestal ; il a sur sa tête la fiente des aigles libres ; il est néant plus que gloire ; des bandelettes du sépulcre attachent cette couronne de lauriers.

La période des hommes de force est terminée. Ils ont été glorieux, certes, mais d’une gloire fondante. Ce genre de grands hommes est soluble au progrès. La civilisation oxyde rapidement ces bronzes. Au point de maturité où la Révolution française a déjà amené la conscience universelle, le héros n’est plus héros sans dire pourquoi, le capitaine est discuté, le conquérant est inadmissible. De nos jours Louis XIV envahissant le Palatinat ferait l’effet d’un voleur. Dès le siècle dernier, ces réalités commençaient à poindre ; Frédéric II, en présence de Voltaire, se sentait et s’avouait un peu brigand. Être un grand homme de la matière, être pompeusement violent, régner par la dragonne et la cocarde, forger le droit sur la force, marteler la justice et la vérité à coups de faits accomplis, faire des brutalités de génie, c’est être grand, si vous voulez, mais c’est une grosse manière d’être grand. Gloires tambourinées qu’un haussement d’épaules accueille. Les héros sonores ont jusqu’à ce jour assourdi la raison humaine. Ce majestueux tapage commence à la fatiguer. Elle se bouche les yeux et les oreilles devant ces tueries autorisées qu’on nomme batailles. Les sublimes égorgeurs d’hommes ont fait leur temps. C’est dans un certain oubli relatif désormais qu’ils seront illustres et augustes. L’humanité, grandie, demande à se passer d’eux. La chair à canon pense. Elle se ravise, et la voici qui perd l’admiration d’être canonnée.

Quelques chiffres chemin faisant ne sauraient nuire.

Toute la tragédie fait partie de notre sujet. Il n’y a pas que la tragédie des poètes ; il y a la tragédie des politiques et des hommes d’état. Veut-on savoir à combien revient celle-là ?

Les héros ont un ennemi ; cet ennemi s’appelle les finances. Longtemps on a ignoré le prix d’achat de ce genre de gloire. Il y avait, pour dissimuler le total, de bonnes petites cheminées comme celle où Louis XIV a brûlé les comptes de Versailles. Ce jour-là il sortait du tuyau de poêle royal pour un milliard de fumée. Les peuples ne regardaient même pas. Aujourd’hui les peuples ont une grande vertu, ils sont avares. Ils savent que prodigalité est mère d’abaissement. Ils comptent. Ils apprennent la tenue des livres en partie double. La gloire guerrière a désormais son doit et avoir. Ceci la rend impossible.

Le plus grand guerrier des temps modernes, ce n’est point Napoléon, c’est Pitt. Napoléon faisait la guerre, Pitt la créait. Toutes les guerres de la révolution et de l’empire, c’est Pitt qui les a voulues. Elles sortent de lui. Ôtez Pitt et mettez Fox, plus de raison d’être à cette exorbitante bataille de vingt-trois ans. Plus de coalition. Pitt a été l’âme de la coalition, et, lui mort, son âme est restée dans la guerre universelle. Ce que Pitt a coûté à l’Angleterre et au monde, le voici. Nous ajoutons ce bas-relief à son piédestal.

Premièrement, la dépense en hommes. De 1791 à 1814, la France seule, luttant contre l’Europe coalisée par l’Angleterre, la France contrainte et forcée, a dépensé en boucheries pour la gloire militaire, et aussi, ajoutons-le, pour la défense du territoire, cinq millions d’hommes, c’est-à-dire six cents hommes par jour. L’Europe, en y comprenant le chiffre de la France, a dépensé seize millions six cent mille hommes, c’est-à-dire deux mille morts par jour pendant vingt-trois ans.

Deuxièmement, la dépense en argent. Nous n’avons malheureusement de chiffre authentique que le chiffre de l’Angleterre. De 1791 à 1814, l’Angleterre, pour faire terrasser la France par l’Europe, s’est endettée de vingt milliards trois cent seize millions quatre cent soixante mille cinquante-trois francs. Divisez ce chiffre par le chiffre des hommes tués, à raison de deux mille par jour pendant vingt-trois années, vous arrivez à ce résultat que chaque cadavre étendu sur le champ de bataille a coûté à l’Angleterre seule douze cent cinquante francs.

Ajoutez le chiffre de l’Europe ; chiffre inconnu, mais énorme.

Avec ces dix-sept millions d’hommes morts, on eût fait le peuplement européen de l’Australie. Avec les vingt-quatre milliards anglais dépensés en coups de canon, on eût changé la face de la terre, ébauché partout la civilisation, et supprimé dans le monde entier l’ignorance et la misère.

L’Angleterre paye vingt-quatre milliards les deux statues de Pitt et de Wellington.

C’est beau d’avoir des héros, mais c’est un grand luxe. Les poètes coûtent moins cher.

II §

Le congé du guerrier est signé. C’est de la splendeur dans le lointain. Le grand Nemrod, le grand Cyrus, le grand Sennachérib, le grand Sésostris, le grand Alexandre, le grand Pyrrhus, le grand Annibal, le grand César, le grand Timour, le grand Louis, le grand Frédéric, d’autres Grands encore, tout cela s’en va.

On se tromperait si l’on croyait que nous rejetons purement et simplement ces hommes. À nos yeux cinq ou six de ceux que nous venons de nommer sont légitimement illustres ; ils ont même mêlé quelque chose de bon à leur ravage ; leur total définitif embarrasse l’équité absolue du penseur, et ils pèsent presque du même poids dans la balance du nuisible et de l’utile.

D’autres n’ont été que nuisibles. Ils sont nombreux, innombrables même, car les maîtres du monde sont une foule.

Le penseur c’est le peseur. La clémence lui convient. Disons-le donc, ces autres-là qui n’ont fait que le mal ont une circonstance atténuante, l’imbécillité.

Ils ont une autre excuse encore : l’état cérébral du genre humain lui-même au moment où ils apparaissent ; le milieu ambiant des faits, modifiables, mais encombrants.

Les tyrans ne sont pas les hommes, ce sont les choses. Les tyrans s’appellent la frontière, l’ornière, la routine, la cécité sous forme de fanatisme, la surdité et la mutité sous forme de diversité des langues, la querelle sous forme de diversité des poids, mesures et monnaies, la haine, résultante de la querelle, la guerre, résultante de la haine. Tous ces tyrans s’appellent d’un seul nom : Séparation. La Division d’où sort le Règne, c’est là le despote à l’état abstrait.

Même les tyrans de chair sont des choses. Caligula est bien plus un fait qu’un homme. Il résulte plus qu’il n’existe. Le proscripteur romain, dictateur ou césar, interdit au vaincu le feu et l’eau ; c’est-à-dire, le met hors de la vie. Une journée de Gela, c’est vingt mille proscrits, une journée de Tibère, trente mille, une journée de Sylla, soixante-dix mille. Un soir Vitellius malade voit une maison pleine de lumière ; on se réjouit là. Me croit-on mort ? dit Vitellius. C’est Junius Blesus qui soupe chez Tuscus Csecina ; l’empereur envoie à ces buveurs une coupe de poison, afin qu’ils sentent par cette fin sinistre d’une nuit trop gaie que Vitellius est vivant. Reddendam pro intempestiva licentia mœstam et funebrem noctem qua sentiat vivere Vitellium et imperare u. Othon et ce Vitellius échangent des envois d’assassins. Sous les césars, c’est prodige de mourir dans son lit. Pison, à qui cela arrive, est noté pour cette bizarrerie. Le jardin de Valerius Asiaticus plaît à l’empereur, le visage de Statilius déplaît à l’impératrice : crimes d’état ; on étrangle Valerius parce qu’il a un jardin et Statilius parce qu’il a un visage. Basile II, empereur d’Orient, fait prisonniers quinze mille bulgares ; il les partage par bandes de cent auxquels il fait crever les yeux, à l’exception d’un, chargé de conduire ces quatre-vingt-dix-neuf aveugles. Il renvoie ensuite en Bulgarie toute cette armée sans yeux. L’histoire qualifie ainsi Basile II : « Il aima trop la gloire » (Delandine). Paul de Russie émet cet axiome : « Il n’y a d’homme puissant que celui à qui l’empereur « parle, et sa puissance dure autant que la parole qu’il entend. » Philippe V, d’Espagne, si férocement calme aux auto-da-fé, s’épouvante à l’idée de changer de chemise, et reste six mois au lit sans se laver et sans se couper les ongles, de peur d’être empoisonné par les ciseaux, ou par l’eau de la cuvette, ou par sa chemise, ou par ses souliers. Yvan, aïeul de Paul, fait mettre une femme à la torture avant de la faire coucher dans son lit, fait pendre une nouvelle mariée et met le mari en sentinelle à côté pour empêcher qu’on ne coupe la corde, fait tuer le père par le fils, invente de scier les hommes en deux avec un cordeau, brûle lui-même Bariatinsky à petit feu, et, pendant que le patient hurle, rapproche les tisons avec le bout de son bâton. Pierre, en fait d’excellence, aspire à celle du bourreau ; il s’exerce à couper des têtes ; il n’en coupe d’abord par jour que cinq, c’est peu, mais, s’appliquant, il arrive à en couper vingt-cinq. C’est un talent pour un czar d’arracher un sein à une femme d’un coup de knout. Qu’est-ce que tous ces monstres ? Des symptômes. Des furoncles en éruption ; du pus qui sort d’un corps malade. Ils ne sont guère plus responsables que le total d’une addition n’est responsable des chiffres. Basile, Yvan, Philippe, Paul, etc., etc., sont le produit de la vaste stupidité environnante. Le clergé grec, par exemple, ayant cette maxime : « Qui pourrait nous faire juges « de ceux qui sont nos maîtres ? » il est tout simple qu’un czar, ce même Yvan, couse un archevêque dans une peau d’ours et le fasse manger par des chiens. Le czar s’amuse, c’est juste. Sous Néron, le frère dont on a tué le frère va au temple rendre grâce aux dieux ; sous Yvan, un boyard empalé emploie son agonie, qui dure vingt-quatre heures, à dire : Ô Dieu ! protège le czar. La princesse Sanguzko est en larmes ; elle présente, prosternée, une supplique à Nicolas ; elle demande grâce pour son mari, elle conjure le maître d’épargner à Sanguzko (polonais coupable d’aimer la Pologne) l’épouvantable voyage de Sibérie ; Nicolas, muet, écoute, prend la supplique, et écrit au bas : A pied. Puis Nicolas sort dans les rues, et la foule se précipite sur sa botte pour la baiser. Qu’avez-vous à dire ? Nicolas est un aliéné, la foule est une brute. Du khan dérive le knez, du knez le tzar, du tzar le czar. Série de phénomènes plutôt que filiation d’hommes. Qu’après cet Yvan, vous ayez ce Pierre, après ce Pierre ce Nicolas, après ce Nicolas cet Alexandre, quoi de plus logique ? Vous le voulez tous un peu. Les suppliciés consentent au supplice. « Ce czar, moitié pourri, moitié gelé », comme dit madame de Staël, vous l’avez fait vous-même. Être un peuple, être une force, et voir ces choses, c’est les trouver bonnes. Être là, c’est adhérer. Qui assiste au crime assiste le crime, la présence inerte est une abjection encourageante.

Ajoutons qu’une corruption préalable a commencé la complicité même avant que le crime soit commis. Une certaine fermentation putride des bassesses préexistantes engendre l’oppresseur.

Le loup est le fait de la forêt. Il est le fruit farouche de la solitude sans défense. Réunissez et groupez le silence, l’obscurité, la victoire facile, l’infatuation monstrueuse, la proie offerte de toutes parts, le meurtre en sécurité, la connivence de l’entourage, la faiblesse, le désarmement, l’abandon, l’isolement ; du point d’intersection de ces choses jaillit la bête féroce. Un ensemble ténébreux dont les cris ne sont point entendus produit le tigre. Un tigre est un aveuglement affamé et armé. Est-ce un être ? À peine. La griffe de l’animal n’en sait pas plus long que l’épine du végétal. Le fait fatal engendre l’organisme inconscient. En tant que personnalité, et en dehors de l’assassinat pour vivre, le tigre n’est pas. Mourawieff se trompe s’il croit être quelqu’un.

Les hommes méchants viennent des choses mauvaises. Donc corrigeons les choses.

Et ici nous revenons à notre point de départ. Circonstance atténuante du despotisme : l’idiotisme.

Cette circonstance atténuante, nous venons de la plaider.

Les despotes idiots, multitude, sont la populace de la pourpre ; mais au-dessus d’eux, en dehors d’eux, à l’incommensurable distance qui sépare ce qui rayonne de ce qui croupit, il y a les despotes génies.

Il y a les capitaines, les conquérants, les puissants de la guerre, les civilisateurs de la force, les laboureurs du glaive.

Ceux-là, nous les avons rappelés tout à l’heure ; les vraiment grands parmi eux se nomment Cyrus, Sésostris, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, et, dans la mesure que nous avons dite, nous les admirons.

Mais nous les admirons à condition de disparition.

Place à de meilleurs ! Place à de plus grands !

Ces plus grands, ces meilleurs, sont-ils nouveaux ? Non. Leur série est aussi ancienne que l’autre ; plus ancienne peut-être, car l’idée a précédé l’acte, et le penseur est antérieur au batailleur ; mais leur place était prise, prise violemment. Cette usurpation va cesser, leur heure arrive enfin, leur prédominance éclate, la civilisation, revenue à l’éblouissement vrai, les reconnaît pour ses seuls fondateurs ; leur série s’illumine et éclipse le reste ; comme le passé, l’avenir leur appartient ; et désormais ce sont eux que Dieu continuera.

III §

Que l’histoire soit à refaire, cela est évident. Elle a été presque toujours écrite jusqu’à présent au point de vue misérable du fait ; il est temps de l’écrire au point de vue du principe.

Et ce, à peine de nullité.

Les gestes royaux, les tapages guerriers, les couronnements, mariages, baptêmes et deuils princiers, les supplices et fêtes, les beautés d’un seul écrasant tous, le triomphe d’être né roi, les prouesses de l’épée et de la hache, les grands empires, les gros impôts, les tours que joue le hasard au hasard, l’univers ayant pour loi les aventures de la première tête venue, pourvu qu’elle soit couronnée ; la destinée d’un siècle changée par le coup de lance d’un étourdi à travers le crâne d’un imbécile ; la majestueuse fistule à l’anus de Louis XIV ; les graves paroles de l’empereur Mathias moribond à son médecin essayant une dernière fois de lui tâter le pouls sous sa couverture et se trompant : erras, amice, hoc est membrum nostrum impériale sacrocœsareum’ ; la danse aux castagnettes du cardinal de Richelieu déguisé en berger devant la reine de France dans la petite maison de la rue de Gaillon ; Hildebrand complété par Cisneros ; les petits chiens de Henri III, les divers Potemkins de Catherine II, Orloff ici, Godoy là, etc., une grande tragédie avec une petite intrigue ; telle était l’histoire jusqu’à nos jours, n’allant que du trône à l’autel, prêtant une oreille à Dangeau et l’autre à dom Calmet, béate et non sévère, ne comprenant pas les vrais passages d’un âge à l’autre, incapable de distinguer les crises climatériques de la civilisation, et faisant monter le genre humain par des échelons de dates niaises, docte en puérilités, ignorante du droit, de la justice et de la vérité, et beaucoup plus modelée sur Le Ragois que sur Tacite.

Tellement que, de nos jours, Tacite a été l’objet d’un réquisitoire.

Tacite, du reste, ne nous lassons point d’y insister, est, comme Juvénal, comme Suétone et Lampride, l’objet d’une haine spéciale et méritée. Le jour où, dans les collèges, les professeurs de rhétorique mettront Juvénal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c’est que, la veille, le genre humain aura été délivré ; c’est que toutes les formes de l’oppression auront disparu, depuis le négrier jusqu’au pharisien, depuis la case où l’esclave pleure jusqu’à la chapelle où l’eunuque chante. Le cardinal Du Perron, qui recevait pour Henri IV les coups de bâton du pape, avait la bonté de dire : Je méprise Tacite.

Jusqu’à l’époque où nous sommes, l’histoire a fait sa cour.

La double identification du roi avec la nation et du roi avec Dieu, c’est là le travail de l’histoire courtisane. La grâce de Dieu procrée le droit divin. Louis XIV dit : l’État, c’est moi. Madame Du Barry, plagiaire de Louis XIV, appelle Louis XV la France, et le mot pompeusement hautain du grand roi asiatique de Versailles aboutit à : La France, ton café fle camp.

Bossuet écrit sans sourciller, tout en palliant les faits çà et là, là légende effroyable de ces vieux trônes antiques couverts de crimes, et, appliquant à la surface des choses sa vague déclamation théocratique, il se satisfait par cette formule : Dieu tient dans sa main le cœur des rois. Cela n’est pas, pour deux raisons : Dieu n’a pas de main, et les rois n’ont pas de cœur.

Nous ne parlons, cela va sans dire, que des rois d’Assyrie.

L’histoire, cette vieille histoire-là, est bonne personne pour les princes. Elle ferme les yeux quand une altesse lui dit : Histoire, ne regarde pas. Elle a, impertubablement, avec un front de fille publique, nié l’affreux casque brise-crâne à pointe intérieure destiné par l’archiduc d’Autriche à Tavoyer Gundoldingen ; aujourd’hui, cet engin est pendu à un clou dans l’hôtel de ville de Lucerne. Tout le monde peut l’aller voir ; l’histoire le nie encore. Moréri appelle la Saint-Barthélémy un « désordre ». Chaudon, autre biographe, caractérise ainsi l’auteur du mot à Louis XV cité plus haut : « Une dame de la cour, madame Du Barry. » L’histoire accepte pour attaque d’apoplexie le matelas sous lequel Jean II d’Angleterre étouffe à Calais le duc de Glocester. Pourquoi à l’Escurial, dans sa bière, la tête de l’infant don Carlos est-elle séparée du tronc ? Philippe II, le père, répond : C’est que, l’infant étant mort de sa belle mort, le cercueil préparé ne s’est point trouvé assez long, et l’on a dû couper la tête. L’histoire croit avec douceur à ce cercueil trop petit. Mais que le père ait fait décapiter son fils, fi donc ! Il n’y a que les démagogues pour dire ces choses-là.

La naïveté de l’histoire glorifiant le fait, quel qu’il soit, et si impie qu’il soit, n’éclate nulle part mieux que dans Cantemir et Karamsin, l’un l’historien turc, l’autre l’historien russe. Le fait ottoman et le fait moscovite offrent, lorsqu’on les confronte et qu’on les compare, l’identité tartare. Moscou n’est pas moins sinistrement asiatique que Stamboul. Yvan est sur l’une comme Mustapha sur l’autre. La nuance est imperceptible entre ce christianisme et ce mahométisme. Le pope est frère de l’uléma, le boyard du pacha, le knout du cordon, et le mougik du muet. Il y a pour les passants des rues peu de différence entre Sélim qui les perce de flèches et Basile qui lâche sur eux des ours. Cantemir, homme du Midi, ancien hospodar moldave, longtemps sujet turc, sent, quoique passé aux russes, qu’il ne déplaît point au czar Pierre en déifiant le despotisme, et il prosterne ses métaphores devant les sultans ; ce plat ventre est oriental, et quelque peu occidental aussi. Les sultans sont divins ; leur cimeterre est sacré, leur poignard est sublime, leurs exterminations sont magnanimes, leurs parricides sont bons. Ils se nomment cléments comme les furies se nomment euménides. Le sang qu’ils versent fume dans Cantemir avec une odeur d’encens, et le vaste assassinat qui est leur règne s’épanouit en gloire. Ils massacrent le peuple dans l’intérêt public. Quand je ne sais plus quel padischah, Tigre IV ou Tigre VI, fait étrangler l’un après l’autre ses dix-neuf petits frères courant effarés autour de la chambre, l’historien né turc déclare que « c’était là exécuter sagement la loi de l’empire ». L’historien russe, Karamsin, n’est pas moins tendre au czar que Cantemir au sultan. Pourtant, disons-le, près de Cantemir la ferveur de Karamsin est tiédeur. Ainsi Pierre, tuant son fils Alexis, est glorifié par Karamsin, mais du ton dont on excuse. Ce n’est point l’acceptation pure et simple de Cantemir. Cantemir est mieux agenouillé. L’historien russe admire seulement, tandis que l’historien turc adore. Nulle flamme dans Karamsin, point de verve, un enthousiasme engourdi, des apothéoses grisâtres, une bonne volonté frappée de congélation, des caresses qui ont l’onglée. C’est mal flatté, évidemment le climat y est pour quelque chose. Karamsin est un Cantemir qui a froid.

Ainsi est faite l’histoire jusqu’à ce jour dominante ; elle va de Bossuet à Karamsin en passant par l’abbé Pluche. Cette histoire a pour principe l’obéissance. À qui doit-on obéissance ? Au succès. Les héros sont bien traités, mais les rois sont préférés. Régner, c’est réussir chaque matin. Un roi a le lendemain. Il est solvable. Un héros peut mal finir, cela s’est vu. Alors ce n’est plus qu’un usurpateur. Devant cette histoire, le génie lui-même, fût-il la plus haute expression de la force servie par l’intelligence, est tenu au succès continu. S’il bronche, le ridicule ; s’il tombe, l’insulte. Après Marengo, vous êtes héros de l’Europe, homme providentiel, oint du Seigneur ; après Austerlitz, Napoléon le Grand ; après Waterloo, ogre de Corse. Le pape a oint un ogre.

Pourtant, impartial, et en considération des services rendus, Loriquet vous fait marquis.

L’homme de nos jours qui a le mieux exécuté cette gamme surprenante de Héros de l’Europe à Ogre de Corse, c’est Fontanes, choisi pendant tant d’années pour cultiver, développer et diriger le sens moral de la jeunesse.

La légitimité, le droit divin, la négation du suffrage universel, le trône fief, les peuples majorât, dérivent de cette histoire. Le bourreau en est. Joseph de Maistre l’ajoute, divinement, au roi. En Angleterre, ce genre d’histoire s’appelle l’histoire « loyale ». L’aristocratie anglaise, qui a parfois de ces bonnes idées-là, a imaginé de donner à une opinion politique le nom d’une vertu. Instnimentum regni. En Angleterre, être royaliste, c’est être loyal. Un démocrate est déloyal. C’est une variété du malhonnête homme. Cet homme croit au peuple, shame ! Il voudrait le vote universel, c’est un chartiste ; êtes-vous sûr de sa probité ? Voici un républicain qui passe, prenez garde à vos poches. Cela est ingénieux. Tout le monde a plus d’esprit que Voltaire ; l’aristocratie anglaise a plus d’esprit que Machiavel.

Le roi paye, le peuple ne paye point. Voilà à peu près tout le secret de ce genre d’histoire. Elle a, elle aussi, son tarif d’indulgences.

Honneur et profit se partagent : l’honneur au maître, le profit à l’historien. Procope est préfet, et, qui plus est, et par décret, Illustre (cela ne l’empêche pas de trahir) ; Bossuet est évêque, Fleury est prieur prélat d’Argenteuil, Karamsin est sénateur, Cantemir est prince. L’admirable, c’est d’être payé successivement par Pour et par Contre, et, comme Fontanes, d’être fait sénateur par l’idolâtrie et pair de France par le crachat sur l’idole.

Que se passe-t-il au Louvre ? que se passe-t-il au Vatican ? que se passe-t-il au Sérail ? que se passe-t-il au Buen Retiro ? que se passe-t-il à Windsor ? que se passe-t-il à Schœnbrünn ? que se passe-t-il à Potsdam ? que se passe-t-il au Kremlin ? que se passe-t-il à Oranienbaum ? Pas d’autre question. Il n’y a rien d’intéressant pour le genre humain hors de ces dix ou douze maisons, dont l’histoire est la portière.

Rien n’est petit de la guerre, du guerrier, du prince, du trône, de la cour. Qui n’est pas doué de puérilité grave ne saurait être historien. Une question d’étiquette, une chasse, un gala, un grand lever, un cortège, le triomphe de Maximilien, la quantité de carrosses qu’avaient les dames suivant le roi au camp devant Mons, la nécessité d’avoir des vices conformes aux défauts de sa majesté, les horloges de Charles-Quint, les serrures de Louis XVI, le bouillon refusé par Louis XV à son sacre, annonce d’un bon roi ; et comme quoi le prince de Galles siège à la chambre des lords, non en qualité de prince de Galles, mais en qualité de duc de Cornouailles ; et comme quoi Auguste l’ivrogne a nommé sous-échanson de la couronne le prince Lubormirsky qui est staroste de Kasimirow ; et comme quoi Charles d’Espagne a donné le commandement de l’armée de Catalogne à Pimentel parce que les Pimentel ont la grandesse de Benavente depuis 1308 ; et comme quoi Frédéric de Brandebourg a octroyé un fief de quarante mille écus à un piqueur qui lui a fait tuer un beau cerf ; et comme quoi Louis Antoine, grand-maître de l’Ordre teutonique et prince palatin, mourut à Liège du déplaisir de n’avoir pu s’en faire élire évêque ; et comme quoi la princesse Borghèse, douairière de la Mirandole et de maison papale, épousa le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo ; et comme quoi mylord Seaton, qui est Montgomery, a suivi Jacques II en France ; et comme quoi l’empereur a ordonné au duc de Mantoue, qui est feudataire de l’Empire, de chasser de sa cour le marquis Amorati ; et comme quoi il y a toujours deux cardinaux Barberins vivants, etc., etc., tout cela est grosse affaire. Un nez retroussé est historique. Deux petits prés contigus à la vieille Marche et au duché de Zell, ayant quasi brouillé l’Angleterre et la Prusse, sont mémorables. Et en effet l’habileté des gouvernants et l’apathie des obéissants ont arrangé et emmêlé les choses de telle sorte que toutes ces formes du néant princier tiennent de la place dans la destinée humaine, et que la paix et la guerre, la mise en marche des armées et des flottes, le recul ou le progrès de la civilisation, dépendent de la tasse de thé de la reine Anne ou du chasse-mouche du dey d’Alger.

L’histoire marche derrière ces niaiseries, les enregistrant.

Sachant tant de choses, il est tout simple qu’elle en ignore quelques-unes. Si vous êtes curieux au point de lui demander comment s’appelait le marchand anglais qui le premier en 1612 est entré en Chine par le Nord, et l’ouvrier verrier qui le premier en 1663 a établi en France une manufacture de cristal, et le bourgeois qui a fait prévaloir aux états-généraux de Tours sous Charles VIII le fécond principe de la magistrature élective, adroitement raturé depuis, et le pilote qui en 1405 a découvert les îles Canaries, et le luthier byzantin qui, au huitième siècle, a inventé l’orgue et donné à la musique sa plus grande voix, et le maçon campanien qui a inventé l’horloge en plaçant à Rome sur le temple de Quirinus le premier cadran solaire, et le pontonnier romain qui a inventé le pavage des villes par la construction de la voie Appienne l’an 312 avant l’ère chrétienne, et le charpentier égyptien qui a imaginé la queue d’aronde trouvée sous l’obélisque de Louqsor et l’une des clefs de l’architecture, et le gardeur de chèvres chaldéen qui a fondé l’astronomie par l’observation des signes du zodiaque, point de départ d’Anaximène, et le calfat corinthien qui, neuf ans avant la première olympiade, a calculé la puissance du triple levier et imaginé la trirème, et créé un remorqueur antérieur de deux mille six cents ans au bateau à vapeur, et le laboureur macédonien qui a découvert la première mine d’or dans le mont Pangée, l’histoire ne sait que vous dire. Ces gens-là lui sont inconnus.

Qu’est cela ? un laboureur, un calfat, un chevrier, un charpentier, un pontonnier, un maçon, un luthier, un matelot, un bourgeois, et un marchand ? l’histoire ne s’encanaille pas.

Il y a à Nuremberg, près de l’Égidien Platz, dans une chambre au deuxième étage d’une maison qui fait face à l’église Saint-Gilles, sur un trépied de fer, une petite boule de bois de vingt pouces de diamètre, revêtue d’un vélin noirâtre bariolé de lignes autrefois rouges, jaunes et vertes. C’est un globe où est ébauché un à peu près de la terre au quinzième siècle. Sur ce globe est vaguement indiquée, au vingt-quatrième degré de latitude, sous le signe de l’Écrevisse, une espèce d’île nommée Antilia, qui fixa un jour l’attention de deux hommes ; l’un, qui avait construit le globe et dessiné Antilia, montra cette île à l’autre, posa le doigt dessus, et lui dit : C’est là. L’homme qui regardait s’appelait Christophe Colomb, l’homme qui disait : c’est là, se nommait Martin Behaim. Antilia, c’est l’Amérique. L’histoire parle de Fernand Cortez qui a ravagé l’Amérique, mais non de Martin Behaim qui l’a devinée.

Qu’un homme ait « taillé en pièces » les hommes, qu’il les ait « passés au fil de l’épée », qu’il leur ait « fait mordre la poussière », horribles locutions devenues hideusement banales, cherchez dans l’histoire le nom de cette homme, quel qu’il soit, vous l’y trouverez. Cherchez-y le nom de l’homme qui a inventé la boussole, vous ne l’y trouverez pas.

En 1747, en plein dix-huitième siècle, sous le regard même des philosophes, les batailles de Raucoux et de Lawfeld, le siège du Sas-de-Gand et la prise de Berg-op-Zoom éclipsent et effacent cette découverte sublime qui aujourd’hui est en train de modifier le monde, l’électricité.

Voltaire lui-même, aux environs de cette année-là, célèbre éperdument on ne sait quel exploit de Trajan (lisez : Louis XV).

Une certaine bêtise publique se dégage de cette histoire. Cette histoire est superposée presque partout à l’éducation. Si vous en doutez, voyez, entre autres, les publications de la librairie Périsse frères, destinées par leur rédaction, dit une parenthèse, aux écoles primaires.

Un prince qui se donne un nom d’animal, cela nous fait rire. Nous raillons l’empereur de la Chine qui se fait appeler Sa Majesté le Dragon, et nous disons avec calme Monseigneur le Dauphin.

Domesticité. L’historien n’est plus que le maître des cérémonies des siècles. Dans la cour modèle de Louis le Grand, il y a les quatre historiens comme il y a les quatre violons de la chambre. Lulli mène les uns, Boileau les autres.

Dans ce vieux mode d’histoire, le seul autorisé jusqu’en 1789, et classique dans toute l’acception du mot, les meilleurs narrateurs, même les honnêtes, il y en a peu, même ceux qui se croient libres, restent machinalement en discipline, remmaillent la tradition à la tradition, subissent l’habitude prise, reçoivent le mot d’ordre dans l’antichambre, acceptent, pêle-mêle avec la foule, la divinité bête des grossiers personnages du premier plan, rois, « potentats », « pontifes », soldats, achèvent, tout en se croyant historiens, d’user les livrées des historiographes, et sont laquais sans le savoir.

Cette histoire-là, on l’enseigne, on l’impose, on la commande et on la recommande, toutes les jeunes intelligences en sont plus ou moins infiltrées, la marque leur en reste, leur pensée en souffre et ne s’en relève que difficilement, on la fait apprendre par cœur aux écoliers, et moi qui parle, enfant, j’ai été sa victime.

Dans cette histoire il y a tout, excepté l’histoire. Étalages de princes, de « monarques », et de capitaines ; du peuple, des lois, des mœurs, peu de chose ; des lettres, des arts, des sciences, de la philosophie, du mouvement de la pensée universelle, en un mot, de l’homme, rien. La civilisation date par règnes et non par progrès. Un roi quelconque est une étape. Les vrais relais, les relais de grands hommes, ne sont nulle part indiqués. On explique comment François II succède à Henri II, Charles IX à François II et Henri III à Charles IX ; mais personne n’enseigne comment Watt succède à Papin et Fulton à Watt ; derrière le lourd décor des hérédités royales, la mystérieuse dynastie des génies est à peine entrevue. Le lampion qui fume sur la façade opaque des avènements royaux cache la réverbération sidérale que jettent sur les siècles les créateurs de civilisation. Pas un historien de cette série ne montre du doigt la divine filiation des prodiges humains, cette logique appliquée de la Providence ; pas un ne fait voir comment le progrès engendre le progrès. Que Philippe IV vienne après Philippe III et Charles II après Philippe IV, ce serait une honte de l’ignorer que Descartes continue Bacon et que Kant continue Descartes, que Las Casas continue Colomb, que Washington continue Las Casas et que John Brown continue et rectifie Washington, que Jean Huss continue Pelage, que Luther continue Jean Huss et que Voltaire continue Luther, c’est presque un scandale de le savoir.

IV §

Il est temps que cela change.

Il est temps que les hommes de l’action prennent leur place derrière et les hommes de l’idée devant. Le sommet, c’est la tête. Où est la pensée, là est la puissance. Il est temps que les génies passent devant les héros. Il est temps de rendre à César ce qui est à César et au livre ce qui est au livre. Tel poëme, tel drame, tel roman, fait plus de besogne que toutes les cours d’Europe réunies. Il est temps que l’histoire se proportionne à la réalité, qu’elle donne à chaque influence sa mesure constatée, et qu’elle cesse de mettre aux époques faites à l’image des poètes et des philosophes des masques de rois. À qui est le dix-huitième siècle ? A Louis XV, ou à Voltaire ? Confrontez Versailles à Ferney, et voyez duquel de ces deux points la civilisation découle.

Un siècle est une formule ; une époque est une pensée exprimée. Après quoi, la civilisation passe à une autre. La civilisation a des phrases. Ces phrases sont les siècles. Elle ne dit pas ici ce qu’elle dit là. Mais ces phrases mystérieuses s’enchaînent ; la logique — le logos — est dedans, et leur série constitue le progrès. Toutes ces phrases, expression d’une idée unique, l’idée divine, écrivent lentement le mot Fraternité.

Toute clarté est quelque part condensée en une flamme ; de même toute époque est condensée en un homme. L’homme expiré, l’époque est close. Dieu tourne la page. Dante mort, c’est le point mis à la fin du treizième siècle ; Jean Huss peut venir. Shakespeare mort, c’est le point mis à la fin du seizième siècle. Après ce poëte, qui contient et résume toute la philosophie, les philosophes, Pascal, Descartes, Molière, Lesage, Montesquieu, Rousseau, Diderot, Beaumarchais, peuvent venir. Voltaire mort, c’est le point mis à la fin du dix-huitième siècle. La Révolution française, liquidation de la première forme sociale du christianisme, peut venir.

Ces diverses périodes, que nous nommons époques, ont toutes leur dominante. Quelle est cette dominante ? Est-ce une tête qui porte une couronne ? Est-ce une tête qui porte une pensée ? Est-ce une aristocratie ? Est-ce une idée ? Rendez-vous-en compte. Voyez où est la puissance ? Pesez François Ier au poids de Gargantua. Mettez toute la chevalerie en équilibre avec Don Quichotte.

Chacun à sa place donc. Volte-face, et voyons maintenant les vrais siècles. Au premier rang, les esprits, au deuxième, au troisième, au vingtième, les soldats et les princes. Dans l’ombre le guerroyeur, et reprise de possession du piédestal par le penseur. Ôtez de là Alexandre et mettez-y Aristote. Chose étrange que jusqu’à ce jour l’humanité ait eu une manière de lire l’Iliade qui effaçait Homère sous Achille !

Je le répète, il est temps que cela change. Du reste, le branle est donné. Déjà de nobles esprits sont à l’œuvre ; l’histoire future approche ; quelques magnifiques remaniements partiels en sont comme le spécimen ; une refonte générale est imminente. Ad usum populi. L’instruction obligatoire veut l’histoire vraie. L’histoire vraie se fera. Elle est commencée.

On refrappera les effigies. Ce qui était le revers deviendra la médaille, et ce qui était la médaille deviendra le revers. Urbain VIII sera l’envers de Galilée.

Le vrai profil du genre humain reparaîtra sur les différentes épreuves de civilisation qu’offre la série des siècles.

L’effigie historique, ce ne sera plus l’homme roi, ce sera l’homme peuple.

Sans doute, et l’on ne nous reprochera point de n’y pas insister, l’histoire réelle et véridique, en indiquant les sources de civilisation là où elles sont, ne méconnaîtra pas la quantité appréciable d’utilité des porte-sceptres et des porte-glaives à un moment donné et en présence d’un état spécial de l’humanité. De certaines prises corps à corps exigent de la ressemblance entre les deux combattants ; à la sauvagerie il faut quelquefois la barbarie. Les cas de progrès violent existent. César est bon en Cimmérie, et Alexandre en Asie. Mais à Alexandre et à César, le second rang suffit.

L’histoire véridique, l’histoire vraie, l’histoire définitive, désormais chargée de l’éducation du royal enfant qui est le peuple, rejettera toute fiction, manquera de complaisance, classera logiquement les phénomènes, démêlera les causes profondes, étudiera philosophiquement et scientifiquement les commotions successives de l’humanité, et tiendra moins compte des grands coups de sabre que des grands coups d’idée. Les faits de lumière passeront les premiers. Pythagore sera un plus grand événement que Sésostris. Nous venons de le dire, les héros, hommes crépusculaires, sont relativement lumineux dans les ténèbres ; mais qu’est-ce qu’un conquérant près d’un sage ? Qu’est l’invasion des royaumes comparée à l’ouverture des intelligences ? Les gagneurs d’esprits effacent les gagneurs de provinces. Celui par qui l’on pense, voilà le vrai conquérant. Dans l’histoire future, l’esclave Ésope et l’esclave Plaute auront le pas sur les rois, et tel vagabond pèsera plus que tel victorieux, et tel comédien pèsera plus que tel empereur. Sans doute, pour rendre ce que nous disons ici sensible par les faits, il est utile qu’un homme puissant ait marqué le temps d’arrêt entre l’écroulement du monde latin et l’éclosion du monde gothique ; il est utile qu’un autre homme puissant, venant après le premier comme l’habileté après l’audace, ait ébauché sous forme de monarchie catholique le futur groupe universel des nations, et les salutaires empiétements de l’Europe sur l’Afrique, l’Asie et l’Amérique ; mais il est plus utile encore d’avoir fait la Divine Comédie et Hamlet ; aucune mauvaise action n’est mêlée à ces chefs-d’œuvre ; il n’y a point là, à porter à la charge du civilisateur, un passif de peuples écrasés ; et, étant donnée, comme résultante, l’augmentation de l’esprit humain, Dante importe plus que Charlemagne, et Shakespeare importe plus que Charles-Quint.

Dans l’histoire, telle qu’elle se fera sur le patron du vrai absolu, cette intelligence quelconque, cet être inconscient et vulgaire, le Non pluribus impar, le sultan-soleil de Marly, n’est plus que le préparateur presque machinal de l’abri dont a besoin le penseur déguisé en histrion et du milieu d’idées et d’hommes qu’il faut à la philosophie d’Alceste, et Louis XIV fait le lit de Molière.

Ces renversements de rôles mettront dans leur jour vrai les personnages ; l’optique historique, renouvelée, rajustera l’ensemble de la civilisation, chaos encore aujourd’hui ; la perspective, cette justice faite par la géométrie, s’emparera du passé, faisant avancer tel plan, faisant reculer tel autre ; chacun reprendra sa stature réelle ; les coiffures de tiares et de couronnes n’ajouteront aux nains qu’un ridicule ; les agenouillements stupides s’évanouiront. De ces redressements jaillira le droit.

Ce grand juge, nous autres, Nous Tous, ayant désormais pour mètre la notion claire de ce qui est absolu et de ce qui est relatif, les défalcations et les restitutions se feront d’elles-mêmes. Le sens moral inné en l’homme saura où se prendre. Il ne sera plus réduit à se faire des questions de ce genre : Pourquoi, à la même minute, vénère-t-on dans Louis XV, en bloc avec le reste de la royauté, l’acte pour lequel on brûle Deschauffours en place de Grève ? La qualité de roi ne sera plus un faux poids moral. Les faits bien posés poseront bien la conscience. Une bonne lumière viendra, douce au genre humain, sereine, équitable. Nulle interposition de nuages désormais entre la vérité et le cerveau de l’homme. Ascension définitive du bien, du juste et du beau au zénith de la civilisation.

Rien ne peut se soustraire à la loi simplifiante. Par la seule force des choses, le côté matière des faits et des hommes se désagrège et disparaît. Il n’y a pas de solidité ténébreuse. Quelle que soit la masse, quel que soit le bloc, toute combinaison de cendre, et la matière n’est pas autre chose, fait retour à la cendre. L’idée du grain de poussière est dans le mot granit. Pulvérisations inévitables. Tous ces granits, oligarchie, aristocratie, théocratie, sont promis à la dispersion des quatre vents. L’idéal seul est incorruptible.

Rien ne reste que l’esprit.

Dans cette crue indéfinie de clarté qu’on nomme la civilisation, des phénomènes de réduction et de mise au point s’accomplissent. L’impérieux matin pénètre partout, entre en maître-et se fait obéir. La lumière opère ; sous ce grand regard, la postérité, devant cette clarté, le dix-neuvième siècle, les simplifications se font, les excroissances tombent, les gloires s’exfolient, les noms se départagent. Voulez-vous un exemple, prenez Moïse. Il y a dans Moïse trois gloires : le capitaine, le législateur, le poëte. De ces trois hommes que contient Moïse, où est aujourd’hui le capitaine ? dans l’ombre, avec les brigands et les massacreurs. Où est le législateur ? au rebut des religions mortes. Où est le poëte ? à côté d’Eschyle.

Le jour a sur les choses de la nuit une puissance rongeante irrésistible. De là un nouveau ciel historique au-dessus de nos têtes. De là une nouvelle philosophie des causes et des résultats. De là un nouvel aspect des faits.

Cependant quelques esprits, dont l’inquiétude honnête et sévère nous plaît d’ailleurs, se récrient : — Vous avez dit « les génies sont une dynastie » ; nous ne voulons pas plus de celle-là que d’une autre. — C’est se méprendre, et s’effrayer du mot là où la chose est rassurante. La même loi qui veut que le genre humain n’ait pas de propriétaires, veut qu’il ait des guides. Être éclairé, c’est tout le contraire d’être asservi. Les rois possèdent, les génies conduisent ; là est la différence. Entre Homo sum et l’État c’est moi, il y a toute la distance de la fraternité à la tyrannie. La marche en avant veut un doigt indicateur ; s’insurger contre le pilote n’avance guère l’équipage ; nous ne voyons point ce qu’on gagnerait à jeter Christophe Colomb à la mer. Le mot Par ici n’a jamais humilié celui qui cherche sa route. J’accepte dans la nuit l’autorité des flambeaux. Dynastie peu encombrante d’ailleurs que celle des génies, qui a pour royaume l’exil de Dante, pour palais le cachot de Cervantes, pour liste civile la besace d’Isaïe, pour trône le fumier de Job et pour sceptre le bâton d’Homère.

Reprenons.

V §

L’humanité, non plus possédée, mais guidée ; tel est le nouvel aspect des faits.

Ce nouvel aspect des faits, l’histoire désormais est tenue de le reproduire. Changer le passé, cela est étrange ; c’est ce que l’histoire va faire. En mentant ? non, en disant vrai. L’histoire n’était qu’un tableau, elle va devenir un miroir.

Ce reflet nouveau du passé modifiera l’avenir. — L’ancien roi de Westphalie, qui était un homme d’esprit, regardait un jour sur la table de quelqu’un que nous connaissons une écritoire. L’écrivain chez lequel était en ce moment Jérôme Bonaparte, avait rapporté d’une promenade aux Alpes, faite quelques années auparavant en compagnie de Charles Nodier, un morceau de serpentine stéatiteuse sculpté et creusé en encrier, acheté aux chasseurs de chamois de la Mer de Glace. C’est ce que regardait Jérôme Bonaparte. — Qu’est ceci ? demanda-t-il. — C’est mon encrier, dit l’écrivain. Et il ajouta : c’est de la stéatite. Admirez la nature qui d’un peu de boue et d’oxyde fait cette charmante pierre verte. — J’admire bien plus les hommes, répondit Jérôme Bonaparte, qui font de cette pierre une écritoire.

Cela n’était point mal dit pour un frère de Napoléon et il faut lui en savoir gré, l’écritoire devant détruire l’épée.

La diminution des hommes de guerre, de force et de proie ; le grandissement indéfini et superbe des hommes de pensée et de paix ; la rentrée en scène des vrais colosses : c’est là un des plus grands faits de notre grande époque.

Il n’y a pas de plus pathétique et de plus sublime spectacle ; l’humanité délivrée d’en haut, les puissants mis en fuite par les songeurs, le prophète anéantissant le héros, le balayage de la force par l’idée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse.

Regardez, levez les yeux, l’épopée suprême s’accomplit. La légion des lumières chasse la horde des flammes.

Départ des maîtres, les libérateurs arrivent.

Les traqueurs de peuples, les traîneurs d’armées, Nemrod, Sennachérib, Cyrus, Rhamsès, Xerxès, Cambyse, Attila, Gengiskhan, Tamerlan, Alexandre, César, Bonaparte, tous ces immenses hommes farouches s’effacent.

Ils s’éteignent lentement, les voilà qui touchent l’horizon, ils sont mystérieusement attirés par l’obscurité ; ils ont des similitudes avec les ténèbres ; de là leur descente fatale ; leur ressemblance avec les autres phénomènes de la nuit les ramène à cette unité terrible de l’immensité aveugle, submersion de toute lumière. L’oubli, ombre de l’ombre, les attend.

Ils sont précipités, mais ils restent formidables. N’insultons pas ce qui a été grand. Les huées seraient malséantes devant l’ensevelissement des héros. Le penseur doit rester grave en présence de cette prise de suaires. La vieille gloire abdique ; les forts se couchent ; clémence à ces victorieux vaincus ! paix à ces belliqueux éteints ! l’évanouissement sépulcral s’interpose entre ces lueurs et nous. Ce n’est pas sans une sorte de terreur religieuse qu’on voit des astres devenir spectres.

Pendant que, du côté de l’engloutissement, de plus en plus penchante au gouffre, la flamboyante pléiade des hommes de force descend, avec le blêmissement sinistre de la disparition prochaine, à l’autre extrémité de l’espace, là où le dernier nuage vient de se dissoudre, dans le profond ciel de l’avenir, azur désormais, se lève éblouissant le groupe sacré des vraies étoiles : Orphée, Hermès, Job, Homère, Eschyle, Isaïe, Ézéchiel, Hippocrate, Phidias, Socrate, Sophocle, Platon, Aristote, Archimède, Euclide, Pythagore, Lucrèce, Plaute, Juvénal, Tacite, saint Paul, Jean de Pathmos, Tertullien, Pelage, Dante, Gutenberg, Jeanne d’Arc, Christophe Colomb, Luther, Michel-Ange, Kopernic, Galilée, Rabelais, Calderon, Cervantes, Shakespeare, Rembrandt, Kepler, Milton, Molière, Newton, Descartes, Kant, Piranèse, Beccaria, Diderot, Voltaire, Beethoven, Fulton, Montgolfier, Washington ; et la prodigieuse constellation, à chaque instant plus lumineuse, éclatante comme une gloire de diamants célestes, resplendit dans le clair de l’horizon et monte, mêlée à cette immense aurore, Jésus-Christ !

 

FIN