Paul Janet

1867

Le cerveau et la pensée

2015
Janet, Paul (1823 — 1899), Le cerveau et la pensée, Paris, 1867, G. Baillière. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Gabin Fontaine (OCR et stylage sémantique) et Marine Riguet (Edition TEI).

Avant-propos §

Le livre que nous publions ici, dans cette bibliothèque hospitalière, libéralement ouverte à toutes les écoles de philosophie, est la réimpression amplement développée de deux articles qui ont paru dans la Revue des Deux-Mondes, aux mois de juin et juillet 1865. Ils sont le complément des études critiques que nous avons entreprises sur le matérialisme contemporain, et pourraient avoir leur place dans le livre que nous avons publié sous ce titre, il y a quelques années, et qui a été accueilli avec bienveillance par les esprits de bonne foi dans tous les partis. On nous rendra cette justice que nous discutons nos adversaires sans haine et sans colère : nous serions plutôt disposé à leur savoir gré de nous fournir l’occasion d’étudier les choses de plus près, et de nous rendre mieux compte de nos propres opinions.

On m’a adressé, à l’occasion de ces études, quelques observations judicieuses auxquelles je crois devoir répondre, pour bien faire comprendre l’esprit et l’objet de ce travail.

On me dit : Vous paraissez craindre que si certains rapports précis et certains étaient trouvés entre l’intelligence et le cerveau, la doctrine spiritualiste fût par là compromise et l’existence de l’âme mise en péril. N’est-ce pas faire dépendre une vérité morale des conclusions données par la physiologie ? Si cette science venait à établir rigoureusement les rapports que vous trouvez si incertains, s’ensuivrait-il que le matérialisme eût raison, et que l’âme fût une chimère ? N’est-ce pas porter la question sur le terrain même où le matérialisme a tant d’intérêt à la voir portée ? car s’il n’a pas tout à fait raison encore, il peut espérer qu’il aura de plus en plus raison, et que la physiologie apportera chaque jour de nouvelles preuves de la dépendance de l’âme à l’égard du corps ? Ne vaudrait-il pas mieux déclarer tout d’abord que, lors même qu’il en serait ainsi, rien ne serait encore prouvé contre l’existence de l’âme ? L’âme se prouve par des raisons psychologiques et morales indépendantes de la physiologie ; fût-elle liée, dans l’exercice de ses puissances, à certaines conditions organiques déterminées (ce que d’ailleurs nul ne peut nier), il ne s’ensuivrait nullement qu’elle se confondit avec ces conditions mêmes.

Rien de plus vrai sans aucun doute, et pour ma part je signe tout cela des deux mains. Oui, l’âme se prouve par des raisons morales et psychologiques indépendantes de la physiologie. Oui, ces raisons subsisteraient encore dans toute leur force, lors même que la physiologie viendrait à bout d’établir avec précision et d’une manière infaillible certaines relations rigoureuses entre l’intelligence et le cerveau. Mais enfin, tout cela admis, n’y a-t-il pas lieu de se demander si, en fait et à l’heure qu’il est, ces relations précises sont découvertes et démontrées ? N’est-il pas légitime de soumettre à la critique cette assertion de Cabanis que « le moral n’est que le physique retourné » ? Tout en reconnaissant que le physique est pour beaucoup dans l’exercice de la pensée, faut-il croire qu’il y soit tout ? Peut-on affirmer que l’on a démontré la dépendance absolue de l’âme à l’égard du corps tant qu’on n’a pas pu signaler avec rigueur et précision la circonstance décisive qui serait la cause directe et unique de l’intelligence ? Dire que cette circonstance est le poids ou le volume du cerveau, le nombre ou la profondeur de ses plis, telle forme, telle structure, telle composition chimique, etc. n’est-ce pas dire clairement qu’on ne sait pas au juste quelle est la circonstance capitale dont il s’agit ? En est-il de même en physique, lorsqu’on a découvert la vraie cause d’un phénomène ? Hésite-t-on, entre mille circonstances diverses, choisissant tantôt l’une, tantôt l’autre, à volonté, et même d’une manière contradictoire ?

En un mot, pour parler scolastiquement, l’argument des matérialistes repose sur deux prémisses, dont la majeure peut être ainsi exprimée : Si la pensée est en raison directe de l’état du cerveau, elle n’est qu’une propriété du cerveau ; et la mineure est : Or, il est de fait que la pensée est en en raison directe de l’état du cerveau. De ces deux prémisses, la majeure a été cent fois réfutée ; c’est pourquoi nous n’avons pas cru nécessaire d’y insister. Mais la mineure n’a jamais été soumise à une critique précise et rigoureuse. C’est cette critique que nous avons essayée. Pour nous, il ne ressort pas des faits actuellement connus qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui ne soit le résultat d’un certain mode du cerveau. L’expérience nous apprend sans doute que le cerveau entre pour une certaine part, pour une très grande part dans l’exercice de la pensée ; mais qu’il en soit la cause unique et la rigoureuse mesure, c’est ce qui n’est pas démontré.

Il faut reconnaître sans doute que, lorsque l’on fait porter un débat sur une question purement expérimentale, on s’engage par là même à changer d’avis, si l’expérience vient à nous donner tort. Un argument négatif, dans l’ordre expérimental, n’a jamais la valeur d’une démonstration rigoureuse : c’est ce dont je conviens le premier. Je préviens donc, afin que personne n’en ignore, que je n’ai rien voulu dire autre chose que ceci : c’est que, dans l’état actuel de la science, rien n’est moins démontré que la dépendance absolue de la pensée à l’égard du cerveau. Que dira plus tard la science à ce sujet ? Nous n’en savons rien, et nos neveux raisonneront sur les faits qu’ils connaîtront, comme nous ne pouvons raisonner nous-mêmes que sur ceux qui sont à notre disposition. Toujours est-il que les choses étant telles qu’elles nous apparaissent, nous ne pouvons accorder au matérialisme, comme une proposition démontrée, cette corrélation rigoureuse dont il s’arme contre nous, et qui est, à vrai dire, son seul argument.

On nous dit encore : Est-il bien vrai que la science n’ait rien établi jusqu’ici sur les rapports du cerveau et de l’intelligence ? Et qui pourrait soutenir qu’il n’est pas démontré que le cerveau est l’organe de la pensée ? Quant aux prétendues contradictions que semblent présenter les observations scientifiques, elles tiennent sans doute à ce que l’on considère isolément des conditions qui n’ont de valeur que par leur ensemble. Non, la pensée ne tient pas à une condition unique exclusive : elle ne dépend ni de la masse cérébrale toute seule, ni de la structure toute seule, ni de la composition chimique toute seule, ni de l’électricité, ni du phosphore, etc. Elle dépend de toutes ces conditions réunies et harmonieusement combinées. Elle est une résultante. De là vient que si l’on considère un seul de ces éléments, on vient toujours s’achopper à des exceptions inexplicables.

Fort bien ; j’admets cette conclusion qui me paraît en effet le résultat le plus clair des investigations scientifiques dans cette question. Soit, dirai-je : la pensée est une résultante, et elle est liée à des conditions très-diverses. Mais qui vous assure que l’une de ces conditions n’est pas la force pensante elle-même, ce que nous appelons l’âme ? Êtes-vous sûr de connaître toutes les conditions desquelles résulte l’exercice de la pensée ? Et si vous ne les connaissez pas toutes, qui vous dit que l’une d’entre elles, et peut-être la principale, n’est pas précisément la présence d’un principe invisible, dont l’oubli déroute tous vos calculs ? Tous les bons observateurs sont d’accord pour reconnaître que, parmi les conditions physiologiques, il y en a qui nous échappent, et qu’il reste toujours dans ce problème une ou plusieurs inconnues. Pourquoi l’une de ces inconnues ne serait-elle pas l’âme elle-même ? L’un des savants les plus hardiment engagés dans les voies nouvelles, M. Lyell, n’hésite pas cependant à écrire : « Nous ne devons pas considérer comme admis que chaque amélioration des facultés de l’âme dépende d’un perfectionnement de la structure du corps ; car pourquoi l’âme, c’est-à-dire l’ensemble des plus hautes facultés morales et intellectuelles, n’aurait-elle pas la première place nu lieu de la seconde, dans le plan d’un développement progressif1 ? »

Dans le plus beau peut-être de ses dialogues, Platon, après avoir mis dans la bouche de Socrate une admirable démonstration de l’âme et de la vie future, fait parler un adversaire qui demande à Socrate si l’âme ne serait pas semblable à l’harmonie d’une lyre, plus belle, plus grande, plus divine que la lyre elle-même, et qui cependant n’est rien en dehors de la lyre, se brise et s’évanouit avec elle. Ainsi pensent ceux, pour qui l’âme n’est que la résultante des actions cérébrales ; mais on oublie qu’une lyre ne tire pas d’elle-même et par sa propre vertu les accents qui nous enchantent, — et que tout instrument suppose un musicien. Pour nous, l’âme est ce musicien, et le cerveau est l’instrument qu’elle fait vibrer. Je sais que Broussais s’est beaucoup moqué de cette hypothèse d’un petit musicien caché au fond d’un cerveau ; mais n’est-il pas plus étrange et plus plaisant de supposer un instrument qui tout seul et spontanément exécuterait, bien plus, composerait des symphonies magnifiques ? Sans prendre à la lettre cette hypothèse, qui n’est après tout qu’une comparaison, nous pouvons nous en servir comme d’un moyen commode de représenter les phénomènes observés.

Et d’abord nous voyons clairement que, quel que soit le génie d’un musicien, s’il n’a aucun instrument à sa disposition, pas même la voix humaine, il ne pourra nous donner aucun témoignage de son génie ; ce génie même n’aurait jamais pu naître ou se développer. Nous voyons par là comment une âme qui se trouverait liée au corps d’un monstre acéphale ne pourrait par aucun moyen manifester ses puissances innées, ni même eu avoir conscience : cette âme serait donc comme si elle n’était pas. Nous voyons de plus qu’un excellent musicien qui aurait un trop mauvais instrument à sa disposition ne pourrait donner qu’une idée très imparfaite de son talent. Il n’est pas moins clair que deux musiciens qui, à mérite égal, auraient à se faire entendre sur deux instruments inégaux paraîtraient être l’un à l’autre dans le rapport de leurs instruments. Ainsi deux âmes qui auraient intrinsèquement et en puissance la même aptitude à penser seront cependant diversifiées par la différence des cerveaux. Enfin un excellent musicien ayant un excellent instrument atteindra au plus haut degré de l’exécution musicale. En un mot, s’il n’y avait pas d’autres faits que ceux que nous venons de signaler, on pourrait conclure d’une manière à peu près sûre de l’instrument au musicien, comme du cerveau à la pensée, mesurer le génie musical par la valeur de l’instrument, comme les matérialistes mesurent le génie intellectuel par le poids, la forme, la qualité des fibres du cerveau.

Mais il y a d’autres faits que les précédents. Nous voyons par exemple un musicien médiocre ne produire qu’un effet médiocre avec un excellent instrument, et au contraire un excellent musicien produire un admirable effet avec un instrument médiocre. Ici le génie ne se mesure plus à l’instrument matériel. Nous voyons les lésions de l’instrument compensées par le génie de l’exécutant, tel instrument malade et blessé devenir encore une source de merveilleuse émotion entre les mains d’un article ému et sublime. Nous voyons un Paganini obtenir sur la corde unique d’un violon des effets qu’un artiste vulgaire chercherait en vain sur un instrument complet, fût-il l’œuvre du plus habile des luthiers ; nous voyons Duprez sans voix effacer par l’âme tous ses successeurs. Dans tous ces faits, il est constant que le génie ne se mesure pas, comme tout à l’heure, par la valeur et l’intégrité de l’instrument dont il se sert. Le génie sera la quantité inconnue qui troublera tous les calculs. Il en est ainsi pour l’âme et le cerveau : celui-ci pourra être dans un grand nombre de cas, et à juger les choses très grossièrement, la mesure et l’expression de celle-là ; mais il arrivera aussi que les rapports seront renversés, et, que l’on ne trouvera pas dans l’instrument une mesure exacte pour apprécier la valeur de l’artiste intérieur qui lui est uni. De là les irrégularités, les exceptions que les physiologistes rencontrent toutes les fois qu’ils veulent soumettre à des lois rigoureuses les rapports du cerveau et de la pensée. La force intérieure, secrète, première, leur échappe, et ils n’atteignent que des symboles grossiers et imparfaits.

P. J.

Chapitre I
Les travaux contemporains §

Il faut être juste envers tout le monde, même envers le docteur Gall. Quelque discrédit qu’il ait encouru par ses présomptueuses hypothèses, il n’en est pas moins, au dire des savants les plus compétents, l’un des fondateurs de l’anatomie du cerveau. Si chimérique même qu’ait paru la phrénologie, et quoiqu’il s’y soit mêlé beaucoup de charlatanisme, c’est elle cependant qui a été le point de départ et qui a donné le signal des belles études expérimentales de notre temps sur les rapports du cerveau et de la pensée. Sans doute Haller, Sœmmering, et avant eux Willis, avaient abordé déjà ces difficiles recherches ; mais Gall, par ses sérieuses découvertes aussi bien que par son aventureux système, leur a donné un puissant élan, et depuis cette époque un très-grand nombre de recherches importantes ont été faites dans cette voie. On pourrait désirer sans doute de meilleurs résultats, mais il ne faut pas oublier que ces recherches sont toutes nouvelles, et tels qu’ils sont, d’ailleurs, ces résultats eux-mêmes ont un véritable intérêt. Peut-être aussi, comme le pensent quelques-uns, est-il dans la nature des choses que les études des anatomistes rencontrent toujours en ces matières une ou plusieurs inconnues, et cela même serait déjà un fait important à constater. Quoi qu’il en soit, il est intéressant pour la philosophie de rechercher ce que la science a pu découvrir jusqu’ici dans cette voie si nouvelle, si obscure, si délicate. On lui a si souvent reproché de se renfermer en elle-même, de ne point prendre part aux travaux qui se font à côté d’elle et qui touchent de si près à ses études, qu’on voudra bien lui permettre, malgré son incompétence anatomique, de recueillir dans les écrits des maîtres les plus autorisés tout ce qui peut l’intéresser, et intéresser les esprits cultivés dans ce genre de recherches.

Les physiologistes positifs ont l’habitude de reprocher aux philosophes de ne pas aborder ces questions avec assez d’impartialité : ils leur reprochent de partir de certaines idées préconçues, de certaines hypothèses métaphysiques, et au nom de ces hypothèses, d’opposer une sorte de fin de non-recevoir à toutes les recherches expérimentales sur les conditions physiologiques de la pensée. On leur reproche d’être toujours disposés à altérer les faits, à les plier à leurs désirs ou à leurs craintes, de taire ceux-ci, d’exagérer ceux-là, afin que leur dogme favori, à savoir l’existence de l’âme, sorte triomphant de l’épreuve que lui font subir l’anatomie et la physiologie. Je n’examine pas si ces reproches sont fondés ; mais, en supposant qu’ils le fussent, on pourrait facilement renvoyer l’objection à ceux qui la font, car il leur arrive souvent à eux-mêmes, en vertu d’un préjugé contraire, de tomber dans l’erreur inverse : ils sont autant prévenus contre l’existence de l’âme que les autres en faveur de cette existence ; ils arrangent aussi les choses pour les accommoder leur hypothèse favorite, et si quelqu’un fait par hasard allusion à quelque être métaphysique distinct des organes, ils l’arrêtent aussitôt en lui disant que cela n’est pas scientifique. Mais quoi ! s’il y a une âme, rien n’est plus scientifique que de dire qu’il y en a une ; rien n’est moins scientifique que de dire qu’il n’y en a pas. Je veux bien que dans l’examen des faits on ne suppose rien d’avance ; mais la condition doit être égale de part et d’autre. Celui qui ne croit qu’à la matière ne doit pas s’attribuera lui-même le monopole de la vérité scientifique et renvoyer au pays des chimères celui qui croit à l’esprit. On peut nous demander de suspendre notre jugement ; mais cette suspension ne doit être un avantage pour personne, et l’on ne doit point profiter d’un armistice pour prendre pied dans un pays disputé.

Telles sont les règles de bonne méthode et de sérieuse impartialité qui nous guideront dans ces recherches sur le cerveau et la pensée, où nous essayerons de faire connaître les travaux les plus récents et les plus autorisés qui traitent de ce grand sujet. Je n’ai pas besoin de dire que dans cet ordre d’études, un des premiers noms qui se présentent est celui de M. Flourens. Il est précisément un de ceux que les fausses doctrines de Gall ont sollicités à rechercher la vérité par des méthodes plus scientifiques ; il est l’un des premiers qui aient appliqué à cette question difficile la méthode expérimentale. Je n’ai pas à décider si les ingénieuses expériences qu’il a instituées sont aussi décisives qu’il le dit, et je laisse volontiers les savants se prononcer sur ce point ; mais on ne peut contester qu’il ne soit entré dans la vraie voie, et même qu’il n’ait établi certains faits importants avec beaucoup de solidité ; en un mot, il est impossible de traiter du cerveau et de la pensée sans tenir compte de ses recherches. Les livres dans lesquels il les a résumées et popularisées sont d’une lecture instructive et attachante : on y trouvera, sous une forme agréable, toutes les principales données de la question2.

Un autre savant, le docteur Lélut (de l’Institut), s’est aussi fait une place dans la science par ses belles études sur la physiologie de la pensée, et il a publié récemment un intéressant ouvrage sur ce sujet, suivi de quelques mémoires spéciaux pleins de faits curieux. L’ouvrage de la Physiologie de la pensée est écrit dans un très bon esprit, dans cet esprit de circonspection et de doute que l’on peut appeler socratique. Peut-être même cet esprit y est-il un peu trop accusé, peut-être est-il bien près de dégénérer en scepticisme. Le traité du docteur Lélut, tout judicieux qu’il est, a l’inconvénient de décourager le lecteur, de provoquer chez lui une disposition au doute qui, poussée trop loin, serait fâcheuse. Nous n’en considérons pas moins le livre de M. Lélut, surtout les mémoires qui y sont joints, comme une des sources les plus précieuses à consulter pour les philosophes physiologistes et les physiologues philosophes.

Nous ne devons pas non plus oublier la Physiologie de M. Longet et son Traité du système nerveux, où nous avons puisé beaucoup de faits ; mais l’ouvrage le plus riche et le plus complet sur la matière qui nous occupe est le grand ouvrage de MM. Leuret et Gratiolet, intitulé : Anatomie comparée du système nerveux chez les animaux et chez l’homme dans ses rapports avec le développement de l’intelligence. Le premier volume, qui traite des animaux, est de M. Leuret ; le second volume, consacré à l’homme, est de Gratiolet : l’un et l’autre esprits éminents, versés dans la connaissance des faits, et sans préjugés systématiques. Le second volume surtout intéressera les philosophes par des analyses psychologiques fines et neuves sur les sens, l’imagination, les rêves, les hallucinations. Ce n’est pas d’ailleurs le seul travail de Gratiolet que nous ayons consulté. Outre ses deux belles leçons aux conférences de la Sorbonne, l’une sur le rôle de l’homme dans la création, l’autre sur la physionomie, il faut lire l’intéressante discussion qui a eu lieu en 1862 à la Société d’anthropologie entre lui et M. Broca, précisément sur les fonctions du cerveau3. Celui-ci, esprit net, rigoureux, sans déclamation, mais un peu systématique, incline à exagérer les rapports physiologiques du cerveau et de la pensée. Gratiolet, au contraire, non moins positif, non moins versé dans la connaissance des faits, ayant même apporté à la science des observations nouvelles, est le premier à signaler les lacunes de ces faits et les inconnues qu’ils laissent subsister, et n’hésite pas à l’aire la part de l’âme dans le problème de la pensée. Enfin M. Ch. Dareste est intervenu dans la discussion par un travail original sur les circonvolutions du cerveau, que nous avons mis à profit.

Dans un tout autre esprit, un savant éminent de l’Allemagne, M. Ch. Vogt, professeur à Genève, a publié des Leçons sur l’homme, sa place dans la créatio.4. Ce livre est certainement d’une science profonde ; mais il est trop passionné. L’auteur paraît pins préoccupé d’être désagréable à l’Église que de résoudre un problème spéculatif. Il tombe lui-même sous les objections qu’il fait à ses adversaires, et on sent qu’il est sous le joug d’une idée préconçue, ce qui affaiblit beaucoup l’autorité de ses paroles. La science ne doit pas être sans doute la servante de la théologie ; mais elle n’en doit pas être l’ennemie : son rôle est de ne pas s’en occuper. L’hostilité la compromet autant que la servitude. Néanmoins le livre de M. Vogt mérite l’examen, et il serait à désirer, pour l’instruction du public, qu’un naturaliste autorisé voulût bien en faire une appréciation impartiale5.

N’oublions pas toute une classe d’ouvrages qui doivent être encore lus et étudiés par ceux qu’attire le grand problème des rapports du cerveau et de la pensée. Ce sont les ouvrages relatifs à la folie. Il serait trop long de les énumérer tous. Outre les grands et classiques traités de Pinel, d’Esquirol, de Georget, je signalerai surtout, parmi les publications qui touchent de plus près à la psychologie, le Traitement moral de la folie, par M. Leuret, ouvrage très contesté par les praticiens, mais qui indique un esprit vigoureux, décidé, plein d’originalité et de nerf ; les Hallucinations, par M. Brierre de Boismont, mine inépuisable de faits curieux, œuvre d’une psychologie ingénieuse, mais qui laisse quelquefois désirer une critique historique plus sévère ; la Folie lucide du docteur Trélat, l’un des livres qui, sans aucune théorie, donne le plus à réfléchir par la triste singularité des faits qui y sont révélés ; la Psychologie morbide de M. Moreau (de Tours), essai paradoxal et piquant, qui excite la pensée en l’irritant, et qui n’est d’ailleurs que l’exagération de la thèse spirituelle soutenue par le docteur Lélut dans ses deux ouvrages du Démon de Socrate et de l’Amulette de Pascal. Enfin je citerai encore la Phrénologie spiritualiste du docteur Castle, tentative intéressante, où la phrénologie essaye de se régénérer par la psychologie.

Tandis que certains physiologistes portaient leurs études jusque sur les confins de la philosophie, il est juste de dire que les philosophes de leur côté essayaient une marche en sens inverse. Déjà notre maître regretté, M. Adolphe Garnier, dans son livre si ingénieux et si exact sur la Psychologie et la Phrénologie comparées, avait ouvert cette voie. De jeunes philosophes se sont mis sur ses traces : un surtout s’est signalé dans cette direction, M. Albert Lemoine. Son livre sur le Sommeil, un autre sur l’Aliéné, un troisième sur l’Ame et le Corps, témoignent d’un esprit très sagace, très philosophique, qui, sans faux positivisme, est cependant très attentif à la recherche des faits, et qui en même temps, sans déclamation spiritualiste, est très ferme sur les principes. Enfin, puisque nous parlons ici de l’alliance de la physiologie et de la psychologie, signalons une Société scientifique établie depuis une vingtaine d’années, et qui a précisément pour but d’accomplir et de consolider cette alliance : je veux parler de la Société médico-psychologique. Cette Société publie des annales trimestrielles, où se trouvent de nombreux mémoires dignes du plus haut intérêt.

Nous n’avons voulu mentionner ici que les ouvrages et les écrivains qui se sont placés au double point de vue de la physiologie et de la psychologie, et qui n’ont point séparé l’étude des organes de celle de la pensée. S’il ne s’agissait en effet que de physiologie pure, nous aurions dû, avant tout autre, rappeler le nom de M. Claude Bernard et son livre sur le Système nerveux. Ce grand physiologiste, qui représente aujourd’hui avec tant d’éclat la science française, ce noble esprit, qui unit avec tant d’aisance le bon sens et la profondeur, est désormais le maître et le guide de tous ceux qui veulent pénétrer dans les replis de ce labyrinthe obscur que l’on appelle le système nerveux ; mais ce sont là de trop grandes profondeurs pour notre ignorance. D’ailleurs M. Claude Bernard ne s’est point occupé particulièrement de la question qui nous intéresse : pour dire la vérité, il ne la croit pas mûre pour la science. Il aime à dire que ce sera la question du xxe siècle, et peut-être, dans son for intérieur, ce fin penseur la renvoie-t-il encore plus loin. Néanmoins les philosophes ont précisément la faiblesse d’aimer les questions qui sont encore à l’état de nébuleuses ; ils aiment ces problèmes où il y a du pour et du contre, comme donnant plus à faire à l’activité propre de l’esprit ; je soupçonne même qu’on les contrarierait, si des démonstrations irrésistibles les privaient du plaisir de la controverse et de la dispute. Quoi qu’il en soit, allons au fait, et cherchons à résumer, je ne dirai pas notre science, mais notre ignorance sur le siège et les conditions organiques de l’intelligence humaine.

Chapitre II
Le cerveau chez les animaux §

Ou sait l’admiration qu’inspirait à Voltaire le troisième chant du poème de Lucrèce. C’est dans ce chant que le grand poète expose les rapports de l’âme et du corps, la dépendance où l’une est de l’autre, l’influence de l’âge, des maladies, de toutes les causes extérieures sur les progrès, les changements, les défaillances de la pensée. « Dans l’enfance, dit-il, le corps est faible et délicat ; il est habité par une pensée également faible. L’âge, en fortifiant les membres, mûrit l’intelligence et augmente la vigueur de l’âme. Ensuite, quand l’effort puissant des années a courbé le corps, émoussé les organes, épuisé les forces, le jugement chancelle, et l’esprit s’embarrasse comme la langue. Enfin tout s’éteint, tout disparaît à la fois. N’est-il pas naturel que l’âme se décompose alors, et se dissipe comme une fumée dans les airs, puisque nous la voyons comme le corps naître, s’accroître et succomber à la fatigue des ans ? » Ces beaux vers d’un accent si grand et si triste résument toute la science des rapports du physique et du moral, et Cabanis, dans son célèbre ouvrage, n’a fait autre chose que développer, en multipliant les faits, les arguments de Lucrèce. Il n’entre pas dans notre pensée d’embrasser ce problème dans son inextricable complexité. L’influence de l’âge, des tempéraments, des climats, de la maladie ou de la santé, les affections mentales, le sommeil et ses annexes, telles sont les vastes questions où se rencontrent le médecin et le philosophe, où l’on cherche à surprendre l’influence réciproque du physique sur le moral, du moral sur le physique ; mais comme toutes les actions physiologiques et nerveuses viennent se concentrer dans le cerveau, que le cerveau paraît être l’organe propre et immédiat de l’aine, c’est en définitive en lui que s’opère l’union des deux substances, et si l’on peut surprendre quelque chose de cette mystérieuse union, c’est lui qu’il faut étudier en premier lieu.

Ici quelques explications très-élémentaires sur l’appareil encéphalique sont nécessaires pour introduire le lecteur dans la discussion qui va suivre. On appelle encéphale toute la portion des centres nerveux contenue dans la cavité du crâne. C’est, nous disent les anatomistes, une substance molle, grisâtre, blanchâtre, irrégulièrement aplatie dans une partie de son étendue, dont l’extrémité postérieure est plus grosse que l’extrémité antérieure.

On divise généralement l’encéphale en trois parties : la moelle allongée, le cervelet et le cerveau. La moelle allongée est cette partie de l’encéphale qui lie le cerveau et le cervelet à la moelle épinière ; elle est analogue à celle-ci par la couleur, blanche à l’extérieur et grise à l’intérieur, ce qui est le contraire du cerveau. Elle comprend elle-même plusieurs organes distincts, dont la description serait trop compliquée, et dont il suffira de connaître les noms. Ce sont le bulbe, la protubérance annulaire, les pédoncules cérébraux et cérébelleux, les tubercules quadrijumeaux et la valvule de Vieussens. Quelques-uns bornent la moelle allongée au bulbe tout seul, c’est-à-dire au prolongement de la moelle épinière, et rattachent les autres parties au cerveau. Le cervelet est cette portion de l’encéphale située à la partie inférieure et postérieure du crâne, au-dessous du cerveau et en arrière de la moelle allongée. Il a la forme d’un ellipsoïde aplati de haut en bas, arrondi dans les contours, et plus mince sur les bords que dans le milieu. Reste enfin le cerveau, expression dont on se sert souvent assez improprement pour désigner l’encéphale tout entier. Dans le sens propre, il désigne cette portion de l’encéphale qui remplit la plus grande partie de la cavité crânienne, et qui est distincte du cervelet, de la moelle allongée et de ses annexes ; il est le renflement le plus considérable formé par l’axe médullo-encéphalique : sa forme est celle d’un ovoïde irrégulier, plus renflé vers le milieu de sa longueur, et il se compose de deux moitiés désignées sous le nom d’hémisphères, réunies entre elles par un noyau central que l’on appelle le corps calleux. Ces hémisphères sont fictivement divisés dans le sens de la longueur en trois parties que l’on appelle lobes antérieur, moyen et postérieur du cerveau. Il nous reste à dire que la substance du cerveau est de deux couleurs, l’une grise et l’autre blanche. La partie grise en enveloppe la partie blanche, et forme comme l’écorce du cerveau ; de là le nom de substance grise ou substance corticale. La substance blanche est interne, et ne peut être découverte que par la dissection. Nous nous bornerons à ces indications, nous réservant d’ajouter chemin faisant les explications nécessaires. Disons seulement que ces premiers détails ne donnent que l’idée la plus grossière de l’extrême complexité de l’organisation cérébrale : l’encéphale est un des organes les plus compliqués du corps humain, et la dissection en est très longue et très difficile6.

Que le cerveau soit l’organe de la pensée et de l’intelligence, c’est ce qui paraît suffisamment attesté par le fait que nous sentons notre pensée dans la tête, que la contention du travail intellectuel nous y cause de la douleur, que toute affection cérébrale empêche ou altère les fonctions intellectuelles. Cette vérité fondamentale a d’ailleurs été mise hors de doute par les expériences si connues de M. Flourens. Que l’on enlève à un animal, une poule ou un pigeon par exemple, les deux hémisphères cérébraux, l’animal ne meurt pas pour cela : toutes les fonctions de la vie organique continuent à s’exercer ; mais il perd tous ses sens et tous ses instincts, il ne voit plus, il n’entend plus ; il ne sait plus ni se défendre, ni s’abriter, ni fuir, ni manger, et s’il continue de vivre, c’est à la condition que l’on introduise mécaniquement de la nourriture dans son bec. Enfin il perd toute intelligence, toute perception, toute volition, toute action spontanée.

Si le cerveau est l’organe de la pensée et des fonctions intellectuelles, il semble naturel que l’on puisse mesurer l’intelligence des différentes espèces animales en comparant leur cerveau, et les faits donnent jusqu’à un certain point raison à cette conjecture. En effet, dans les animaux inférieurs, tels que les zoophytes, qui sont privés de cerveau et qui, selon toute apparence, n’ont pas même de système nerveux, nous ne remarquons, suivant Gall, aucun instinct, aucune aptitude industrielle, à peine quelques penchants analogues à ceux des plantes. Avec les ganglions et le système nerveux ganglionnaire commence la sensibilité, liée aux phénomènes du mouvement : c’est ce qu’on remarque chez les mollusques, réduits à une sorte de vie végétative. A mesure que le système nerveux se perfectionne (c’est toujours Gall qui parle), lorsque paraît un petit cerveau au-dessus de l’œsophage, paraissent aussi quelques instincts, quelques aptitudes innées. Que le cerveau se perfectionne davantage encore, ainsi que les organes des sens, vous rencontrez les merveilleux instincts des abeilles et des fourmis. De degré en degré vous arrivez aux poissons, aux amphibies, dans lesquels le cerveau (c’est-à-dire les deux hémisphères) est déjà visible, et présente à un degré rudimentaire la forme qu’il conservera dans toute la série des vertébrés. Le cerveau augmente de dimensions et se perfectionne quant à la structure à mesure que l’on passe des poissons aux oiseaux, des oiseaux aux mammifères, et que dans cette dernière classe on remonte la série des espèces dans l’ordre de leurs facultés intellectuelles.

Cette gradation corrélative ne peut sans doute pas être niée lorsqu’on se borne à des faits très généraux ; mais on est très embarrassé pour déterminer la circonstance précise qui assure la supériorité d’un cerveau sur un autre, de l’intelligence d’une espèce sur l’intelligence d’une autre espèce. On est d’abord conduit à penser que cette circonstance est le volume ou plutôt la masse des cerveaux7, car c’est une loi assez générale de la physiologie que la force des organes est proportionnelle à leur masse, et ainsi, par exemple, les plus gros muscles sont les plus forts. On a donc pensé à peser les cerveaux aux différents degrés de la série animale, et à comparer cette échelle de poids avec l’échelle d’intelligence des différentes espèces. Or, cette comparaison ne donne pas des résultats très satisfaisants, car s’il est un grand nombre d’animaux où la loi paraît se vérifier, il est des exceptions capitales et inexplicables. Le chien, par exemple, nous dit Leuret, n’a pas plus de cervelle que le mouton, et il en a moins que le bœuf. Le cerveau de l’éléphant8 pèse trois fois plus que le cerveau humain. La baleine et plusieurs autres cétacés ont également un cerveau supérieur à celui de l’homme. Gall, très opposé à la méthode des pesées, considérait ces exceptions comme tout à fait décisives contre l’hypothèse qui mesure la pensée par la masse cérébrale.

Ici cependant une question délicate se présente. Lorsque l’on pèse des cerveaux pour y chercher une indication sur l’intelligence respective des animaux, doit-on se contenter du poids absolu des cerveaux comparés ? Ne faudrait-il pas tenir compte, dans cette comparaison, de la taille et de la grandeur des animaux ? Par exemple, est-il bien étonnant que l’éléphant, qui est un animal bien plus considérable que l’homme, ait un cerveau beaucoup plus gros ? Ce n’est donc pas le poids absolu du cerveau qu’il faut considérer, mais le poids relatif à la masse du corps. D’après cette nouvelle mesure, on dira que l’animal qui a le plus de cerveau comparativement à la masse de son corps aura le plus d’intelligence. Cette méthode, employée je crois, pour la première fois par Haller, a été un moment très à la mode : Andrieux y fait allusion dans un de ses jolis contes. « Le cerveau d’un âne, dit-il, ne fait que la 250e partie de son corps, tandis que celui de la souris des champs en fait la 31e : aussi une souris a-t-elle une petite mine assez spirituelle. »

Quelque rationnelle que paraisse cette méthode, elle me paraît devoir soulever quelques objections. Je comprends que l’on compare un organe au reste du corps lorsque les fonctions de cet organe ont précisément rapport au corps tout entier : par exemple, le système musculaire ayant pour fonction de mouvoir le corps, si l’on veut en mesurer la force, il faut évidemment comparer le poids des muscles au poids du corps, car c’est dans cette relation même que consiste leur fonction. Mais quelle relation y a-t-il entre la taille corporelle et l’intelligence ? Deux animaux ayant, par hypothèse, une même masse de cerveau, pourquoi cette masse serait-elle plus propre aux fonctions intellectuelles parce que l’animal serait plus petit ? En quoi cette différence de taille qui n’a rien à voir avec le cerveau, pourrait-elle augmenter ou diminuer les fonctions de celui-ci ? S’il en était ainsi, un individu dont l’embonpoint varierait (le poids du cerveau restant le même) serait donc plus ou moins intelligent selon qu’il serait plus ou moins gros, et l’on deviendrait plus spirituel à mesure que l’on maigrirait davantage.

À la vérité, on donne de cette théorie du poids relatif une raison qui n’est pas méprisable : c’est que l’encéphale en général, même les hémisphères cérébraux en particulier, ne sont pas seulement des organes d’intelligence, et qu’ils sont aussi en rapport avec les sensations, avec les mouvements. Il suit de là qu’entre deux cerveaux égaux, celui qui habitera le plus grand corps, ayant plus à faire pour le mouvoir, aura moins de loisir en quelque sorte pour les fonctions intellectuelles, ou bien, si l’on admet quelque localisation de fonctions, une plus grande partie de la masse étant employée au gouvernement de la vie matérielle, il en restera moins pour l’intelligence. Je comprends et j’apprécie la valeur de cette considération ; mais on voit aussi combien elle jette d’obscurité et d’incertitude sur tout le débat, car tant qu’on n’aura pas spécifié quelle est la partie du cerveau qui exerce les fonctions motrices et sensitives, on ne peut pas s’assurer que cette partie soit plus ou moins grande dans telle ou telle espèce, la taille n’étant elle-même qu’une indication très-insuffisante : de ce qu’un animal est plus gros, il ne s’ensuit pas que son cerveau contienne plus de force motrice qu’un plus petit, ni plus de finesse sensorielle. Par conséquent, devant deux cerveaux égaux, n’ayant aucune mesure qui nous permette de défalquer la portion affectée aux sensations et aux mouvements, nous n’avons que très-peu de moyens d’apprécier ce qui reste pour l’exercice de l’intelligence.

Quoi qu’il en soit, la méthode du poids relatif, comme celle du poids absolu, donne également des résultats très-équivoques, et même les faits exceptionnels et contraires sont encore plus nombreux que pour le poids absolu, car d’après cette mesure l’homme serait inférieur à plusieurs espèces de singes (le saïmiri, le saï, le ouistiti), et surtout à beaucoup d’oiseaux, et en particulier au moineau, à la mésange, au serin9. Le chien serait inférieur à la chauve-souris, et le cheval au lapin10.

Une autre méthode consiste à comparer le poids du cerveau, non plus au corps tout entier, mais au reste de l’encéphale, par exemple au cervelet ou à la moelle allongée ; mêmes incertitudes, mêmes contradictions que pour les cas précédents. L’homme, selon cette méthode, serait à peine supérieur au canard, à la corneille, au sanglier, au cheval et au chien. Il serait à côté du bœuf et au-dessous du sapajou.

Enfin on propose de peser non-seulement le cerveau, mais le système nerveux tout entier, la moelle, les nerfs sensoriels, les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs ; mais qui pourrait faire un pareil travail ? Les nerfs n’ayant pas tous la même dignité, il faudrait, dit Gratiolet, « déterminer le poids relatif de chacun d’eux ». Ne voit-on pas dans quel abîme on s’engage, et la méthode des pesées n’est-elle pas convaincue par là même d’impuissance et do grossièreté ? Gratiolet, qui avait bien étudié toutes ces questions, n’hésitait pas à la condamner très énergiquement. « J’ai regret de dire, s’écriait-il, que Cuvier, qui un des premiers a pesé comparativement l’encéphale des animaux, a donné un mauvais exemple à cet égard. Cet exemple a malheureusement été suivi par Leuret lui-même. Tout ce travail qui n’est point aisé serait à recommencer. Il faudrait, après avoir pris mesure de la quantité totale de l’encéphale, déterminer pour quelle part le cervelet, les tubercules quadrijumeaux, les hémisphères, les lobes olfactifs, seraient dans cette somme. Mais quoi ! tous les cervelets, tous les hémisphères ne sont pas semblables. Il faudrait encore tenir compte dans chaque organe de la proportion de ses parties composantes. Je ne connais point de sujet plus compliqué, de question plus difficile. »

Le poids du cerveau soit absolu, soit relatif, étant un symptôme si difficile à déterminer et d’une signification si douteuse, on a proposé un autre critérium pour mesurer l’intelligence par son appareil organique On a dit qu’il fallait moins considérer le poids que la forme et le type. Gratiolet insistait beaucoup sur cette considération ; mais ce nouveau critérium présente lui-même de nombreuses difficultés. Si la forme est ce qu’il y a de plus essentiel dans le cerveau, il sera permis, à défaut d’autres moyens, de prendre le cerveau humain comme le type le plus parfait, puisque c’est l’homme qui est l’animal le plus intelligent. Gratiolet adoptait ce principe, et pour lui l’unité de mesure en quelque sorte était le cerveau d’un homme adulte de la race caucasique. On est par là conduit à supposer que les animaux seront plus intelligents à mesure que leur cerveau ressemblera plus au cerveau humain ; mais cette règle est loin d’être sans exception.

S’il en était ainsi en effet, l’embranchement des vertébrés, qui conserve jusque dans ses derniers représentants un même type de cerveau, devrait être absolument supérieur en intelligence à tous les autres embranchements où le cerveau, quand il existe, appartient à un type tout différent de celui du cerveau humain. Ce n’est pourtant point ce qui a lieu. « Dans l’ordre intellectuel, dit Leuret, passer des insectes aux poissons, ce n’est pas monter, c’est descendre ; dans l’ordre organique, c’est suivre le perfectionnement du système nerveux. En effet, tout ce que nous savons des mœurs, des habitudes, des instincts propres aux poissons, nous oblige à regarder ces animaux comme généralement inférieurs aux insectes, et à les placer fort au-dessous des fourmis et des abeilles, tandis que leur système nerveux, comme celui de tous les vertébrés, offre de nombreux caractères qui le rapprochent du système nerveux de l’homme. » De cette considération, Leuret conclut, à l’inverse de Gratiolet, « qu’il ne faut pas attribuer à la forme de la substance encéphalique une très grande importance11. » Sans sortir de l’ordre des mammifères, il est très difficile d’attribuer une valeur absolue à la forme cérébrale, car s’il est vrai que le singe a un type de cerveau tout à fait semblable à celui de l’homme, en revanche, nous dit Lyell, « l’intelligence extraordinaire du chien et de l’éléphant, quoique le type de leur cerveau s’éloigne tant de celui de l’homme, cette intelligence est là pour nous convaincre que nous sommes bien loin de comprendre la nature réelle des relations qui existent entre l’intelligence et la structure du cerveau »12.

M. Lélut combat également la doctrine qui fait de la forme cérébrale la mesure et le signe de l’intelligence13. Il rapporte cette parole du vieil anatomiste Vésale, que ce n’est point le crâne qui suit la forme du cerveau, mais le cerveau qui suit la forme du crâne, et résumant les travaux de MM. Lafargue14 et Bouvier15, il établit que le crâne lui-même reçoit la forme qu’exigeait le genre de vie de l’animal, et par suite le genre de ses mouvements.

« Le cerveau et le crâne sont étroits et pointus quand l’animal fouilleur doit se servir de son front et de son museau pour creuser la terre ; larges, au contraire, quand il lui faut pour se nourrir, pour voir et pour entendre, une large bouche, de vastes yeux, de vastes oreilles, entraînant le reste du crâne dans le sens bilatéral, développés en arrière, hérissés de crêtes osseuses, lorsque les exigences de l’équilibre ou celles du mouvement nécessitent elles-mêmes une telle forme. »

Ajoutons, d’ailleurs, qu’il est difficile de comprendre à priori, comme le fait remarquer avec justesse M. Lélut, quelle relation il peut y avoir entre une forme quelconque du cerveau et la puissance intellectuelle. Dans les fonctions mécaniques, la forme a une signification évidente, et on comprend très bien, par exemple, que les dents, selon leur structure, seront propres à broyer ou à couper ; on comprend l’importance de la forme pour « le tube digestif, les leviers osseux ou musculaires des membres, les parties articulaires du coude ou du genou ». Mais quel rapport imaginer entre la forme ronde, carrée, ovale ou pointue du cerveau, et la mémoire, l’imagination, le jugement, le raisonnement ?

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la forme du cerveau en général. Il y aurait maintenant à examiner quelles sont les conditions particulières de structure indiquées comme caractéristiques du développement intellectuel. Trop de détails sur ce sujet ne conviendraient pas à cette étude, plus philosophique après tout qu’anatomique ; mais nous ne devons pas omettre deux des conditions les plus importantes qui ont été signalées : le développement du cerveau d’avant en arrière, — la présence, l’absence, le plus ou moins de complication des circonvolutions cérébrales. Commençons par ce dernier caractère, qui est le plus important et le plus controversé.

Tout le monde a pu observer sur la cervelle de certains animaux des plis variés et irréguliers, semblables à ceux que fait une étoffe que l’on presse doucement avec la main. Ces plis donnent naissance à des saillies et à des creux que l’on a comparés à des collines et à des vallées. Les collines ou saillies s’appellent circonvolutions ; les vallées ou creux s’appellent anfractuosités. Les phrénologistes ont rendu célèbres les circonvolutions du cerveau, manifestées, selon eux, par les bosses du crâne, en localisant dans chacune d’elles des facultés différentes. En laissant de côté ici la question des localisations, disons seulement que ces circonvolutions paraissent liées au développement de l’intelligence. Un naturaliste distingué, Desmoulins, a essayé d’établir cette loi : que l’étendue et la force de l’intelligence sont en raison du nombre des circonvolutions ; quelques uns ajoutent : et de la profondeur des anfractuosités. M. Flourens paraît donner raison à cette opinion. Les rongeurs, nous dit-il, sont les moins intelligents des mammifères : point de circonvolutions. Les ruminants, plus intelligents que les rougeurs, ont des circonvolutions. Les pachydermes, plus intelligents que les ruminants, en ont davantage, et ainsi de suite de plus en plus chez les carnassiers, les singes, les orangs, enfin chez l’homme, le plus riche de tous les animaux en circonvolutions cérébrales.

La doctrine de Desmoulins n’est pas nouvelle. Déjà, dans l’antiquité, Érasistrate l’avait défendue, et il expliquait la supériorité intellectuelle de l’homme par le nombre de ses circonvolutions. Galien lui répondait : « Je ne partage pas votre avis, car d’après cette règle les ânes, étant des animaux brutes et stupides, devraient avoir un cerveau tout à fait uni, tandis qu’ils ont beaucoup de circonvolutions. » Leuret de son côté, tout en reconnaissant la valeur du critérium proposé par Desmoulins, montre qu’il n’est pas rigoureusement significatif. Il conteste en particulier cette proposition de M. Flourens, que les ruminants ont moins de circonvolutions que les carnassiers. Au contraire, l’avantage est tout entier du côté des premiers ; or on ne conteste pas qu’ils ne soient très inférieurs aux autres en intelligence. « Pour la forme générale, pour le nombre et l’étendue des sous-divisions, pour l’arrangement des circonvolutions, le mouton approche de l’éléphant beaucoup plus près que le chien. Les éléphants et les singes ont par leur nature des facultés qui les élèvent au dessus de la plupart des mammifères. Admettons qu’ils tiennent cette supériorité des circonvolutions supplémentaires dont leur cerveau s’est enrichi ; mais les chevaux et les chiens, privés des circonvolutions dont il s’agit, montent par l’éducation au-dessus du singe et de l’éléphant : où faudra-t-il placer leurs facultés nouvelles16 ? » Un autre fait remarquable, attesté et par Leuret et par Gratiolet, c’est que pour l’étendue et le nombre des circonvolutions l’éléphant est au-dessus de l’homme. Suivant M. Baillarger, la loi de Desmoulins doit être soumise à un nouvel examen. C’est ce qu’il a fait lui-même dans un savant mémoire17 où il établit, contre l’opinion reçue, que le degré du développement de l’intelligence, loin d’être en raison directe de l’étendue relative de la surface du cerveau, semble bien plutôt en raison inverse18. Enfin, un excellent naturaliste, M. Ch. Dareste, dans un mémoire signalé plus haut, démontre la loi suivante : c’est que dans un groupe naturel le nombre des circonvolutions est en raison de la taille des diverses espèces ; les plus grandes en ont plus, les plus petites en ont moins, et même pas du tout. C’est ainsi, par exemple, que dans le groupe des singes, les plus petites espèces, les ouistitis ont le cerveau entièrement lisse, et les saïmris presque entièrement. Or, ces petites espèces ont une intelligence au moins égale à celle des grands singes, si l’on en croit les observations de Humboldt et d’Andouin. Ce fait est décisif contre la théorie de Desmoulins. Dans l’ordre des rougeurs, qui a passé longtemps pour être presque entièrement dépourvu de circonvolutions, le cabiai a le cerveau plissé : or il n’est nullement supérieur en intelligence aux autres rongeurs ; mais il l’emporte sur eux par la taille. Il suit de ces différents faits que le développement des circonvolutions n’a qu’une signification mécanique, en quelque sorte, et nullement psychologique19.

A la vérité, M. Ch. Dareste serait assez disposé à retourner la proposition de Desmoulins, et, comparant tous les résultats donnés par les pesées du cerveau, il croit que l’on en peut déduire cette tendance générale : c’est que, toutes choses égales, le poids relatif du cerveau par rapport à la masse du corps est plus grand chez les petites espèces que chez les grandes, toujours dans un même groupe naturel. Aussi n’est-il pas éloigné d’affirmer que les petites espèces ont, en général, plus d’intelligence que les grandes, comme si la nature, en les privant de la force physique, avait voulu leur accorder une sorte de compensation dans l’adresse et dans la ruse. M. Dareste cite, à l’appui de cette assertion, l’autorité de M. Geoffroy Saint-Hilaire. Mais l’opinion de celui-ci n’était pas, à ce qu’il paraît, aussi affirmative ; et cette corrélation entre l’intelligence et la petitesse de l’animal paraît mériter confirmation.

L’autre condition, à laquelle on attache avec raison une grande importance, c’est le développement du cerveau d’avant en arrière. Plus le cerveau cache les autres parties de l’encéphale, plus l’animal est intelligent. — Chez les rongeurs, dit M. Flourens, les hémisphères ne recouvrent même pas les tubercules quadrijumeaux ; dans les ruminants, ils les recouvrent ; dans les pachydermes, ils atteignent le cervelet ; dans les orangs, ils recouvrent le cervelet ; dans l’homme, ils le dépassent. Or nous savons par Frédéric Cuvier que l’ordre d’intelligence chez les mammifères est précisément celui que nous venons d’indiquer : à savoir les rongeurs, les ruminants, les pachydermes, les carnassiers, les singes et l’homme. M. Leuret reconnaît aussi qu’il y a là un fait qui mérite d’être pris en grande considération, et il est très vrai que tous les animaux dont le cervelet est recouvert par le cerveau sont des animaux intelligents, et que beaucoup d’autres, où il est découvert, sont plus ou moins stupides. Cependant il ne faudrait pas voir là, suivant lui, l’expression d’une loi, car, d’après ce nouveau critérium, le renard et le chien seraient placés au même rang que le mouton, et fort en arrière du phoque et de la loutre ; le singe d’ailleurs serait aussi bien partagé que l’homme et même quelquefois l’emporterait sur lui. Ce n’est donc encore là un fait auquel on puisse attribuer une valeur décisive et absolue.

Chapitre III
Le cerveau chez l’homme §

Si maintenant, au lieu de suivre la série animale en général, nous nous renfermons dans l’espèce humaine, nous trouverons encore, comme tout à l’heure, un certain nombre de faits qui accusent une corrélation incontestable entre le cerveau et la pensée, mais aussi beaucoup de faits contradictoires et embarrassants.

D’abord, il est un point sur lequel on s’accorde : c’est que sans cerveau il n’y a pas de pensée, ce que prouve suffisamment l’exemple des monstres acéphales. En second lieu, ce qui n’est pas davantage contestable, c’est qu’au-dessous d’une certaine limite de volume cérébral la pensée est également comme si elle n’était pas. Suivant M. Lélut, cette limite, au point de vue du développement du crâne pris dans sa grande circonférence horizontale, est de 16 à 17 pouces, et au point de vue de la pesanteur du cerveau d’environ 1000 grammes. Au dessous de ce poids, un cerveau humain est fatalement condamné à l’idiotisme et à l’imbécillité.

Il n’est pas tout à fait aussi bien établi que le pouls et la consistance du cerveau augmentent et décroissent avec l’âge. Voici comment Gall nous décrit cette évolution. Dans l’enfant nouveau-né, le cerveau ne manifeste aucune fibrille nerveuse : c’est une sorte de pulpe, de gélatine molle, noyée dans les vaisseaux sanguins. Puis les fibres commencent à se montrer d’abord dans les parties postérieures et moyennes, ensuite dans les parties antérieures. Au bout de quelques mois au contraire, les parties antérieures et supérieures se développent avec plus d’énergie que les autres parties, et alors commencent pour l’enfant l’attention, la réflexion, le langage, en un mot les facultés vraiment rationnelles. Le cerveau va toujours croissant et se développant jusqu’à ce qu’il ait atteint sa perfection, ce qui a lieu entre trente et quarante ans. Alors il y a un point d’arrêt pendant lequel il semble que le cerveau reste stationnaire, puis il commence à décroître ; il s’amaigrit, se rapetisse, s’amollit ; les circonvolutions se rapprochent et s’effacent. Affaissé enfin, le cerveau revient eu quelque sorte à l’état d’où il est parti.

Je n’oserais pas contester ce tableau si saisissant et si spécieux, et qui paraît vrai dans sa généralité ; mais d’une part Gall voyait tout avec son imagination, et d’un autre côté, quand on a quelque expérience de ces questions, on sait qu’il est bien rare que les faits s’y présentent avec cette parfaite simplicité. Ainsi, pour nous en tenir à la relation de l’âge et du poids, nous trouvons de singuliers dissentiments entre les observateurs. Il s’agit de fixer le moment où le cerveau atteint son poids maximum. Suivant Sœmmering, ce serait à l’âge de trois ans, ce qui est vraiment inadmissible. Suivant Wenzel, ce serait entre 6 et 7 ans, suivant Tiedemann entre 7 et 8, etc. On peut choisir. Enfin, d’après Sims, le poids du cerveau irait croissant jusqu’à l’âge de 20 ans, diminuerait de 20 à 30, reprendrait son élan de 30 à 50, et décroîtrait à partir de cet âge. Cette loi extraordinaire, qui suppose une diminution cérébrale de 20 à 30 ans, doit être l’effet d’une illusion de l’opérateur on s’expliquer par quelque circonstance particulière20. Gratiolet cependant incline de son côté à penser « que le cerveau croît toujours, au moins dans les races caucasiques, depuis la première enfance jusqu’à la décrépitude ». Il n’y aurait point par conséquent de décroissance. On voit par tous ces faits que l’on ne sait pas encore très bien, quoi qu’en dise le docteur Gall, le rapport du développement du cerveau avec le développement de l’âge.

On a ensuite comparé le poids du cerveau dans les deux sexes, et l’on a cru trouver que les femmes ont en général la cervelle plus légère que les hommes, ce qui s’explique, disent les peu galants physiologistes, par l’infériorité de leur culture intellectuelle. Il est fâcheux que les femmes ne pèsent pas à leur tour des cerveaux ; peut-être verrions-nous alors les rôles renversés. Au reste, l’opinion qui attribue à l’homme plus de cerveau qu’à la femme est très ancienne, et on la trouve, dit-on, dans Aristote ; mais tous les physiologistes n’ont pas été de cet avis. Meckel prétend que, relativement aux nerfs et au corps entier, c’est chez la femme que l’on trouve le cerveau le plus volumineux. M. Cruveilhier soutient, de son côté, que le cerveau est indépendant du sexe. M. Parchappe, au contraire, affirme « que l’encéphale de la femme est plus petit que celui de l’homme, sans être sensiblement plus grand par rapport à la masse du corps : il ne compense donc pas son infériorité absolue par une supériorité relative. » Enfin Gratiolet n’a pas d’opinion particulière sur ce sujet ; seulement il hésite à se prononcer sur la question d’inégalité intellectuelle, et pour lui la diversité des fonctions n’entraîne pas nécessairement l’idée d’une infériorité absolue.

Vient ensuite la comparaison des différentes races humaines. Ici il n’est plus guère possible de peser directement des cerveaux, car on n’a pas facilement à sa disposition un cerveau de Chinois, de Nègre ou de Hottentot ; mais à défaut de cerveaux on a des crânes, et au lieu de peser les uns, ou prend la mesure des autres21. Seulement c’est là une méthode bien inférieure à la précédente pour l’exactitude et la précision, plus loin encore du résultat qu’on veut obtenir. Gratiolet juge cette méthode avec une extrême sévérité. « D’autres, disait-il, emplissent des crânes de millet desséché qu’ils pèsent ensuite, et, comparant les poids obtenus, ils s’imaginent avoir découvert la mesure de la capacité intellectuelle des différentes races. Pauvres gens qui, s’ils le pouvaient, pèseraient dans leurs balances Paris et Londres, Vienne et Constantinople, Pétersbourg et Berlin, et d’une égalité de poids, si elle existait, concluraient à la similitude des langues, des caractères, des industries ! »

Cette méthode si défectueuse paraît cependant avoir fourni quelques résultats importants, et M. le docteur Broca affirme que le degré de capacité des crânes correspond au degré d’intelligence des différentes races. Ainsi tous les auteurs ont trouvé la tête plus grosse chez les Caucasiques que chez les Mongols, chez les Mongols que chez les nègres, chez les nègres d’Afrique que chez ceux d’Océanie. Les nègres d’Afrique occupent la moyenne entre les Européens et les Australiens. Or n’est-ce pas là précisément la gradation du développement intellectuel dans les différentes races ? La race blanche ou caucasique est supérieure à la race mongole ; au moins elle le croit, et elle est en train de le lui prouver. La race mongolique est supérieure à la race noire, et dans celle-ci l’intelligence du nègre d’Amérique ou d’Afrique est encore supérieure à celle des Australiens. Outre ces faits généraux, M. Broca en cite deux autres qu’il emprunte aux recherches personnelles de Gratiolet. Celui-ci a découvert que les sutures du crâne22 ne se soudent que très tard dans les races supérieures, ce qui permet au crâne de grandir, et à l’encéphale de s’accroître avec lui. Chez les races inférieures, au contraire, la soudure des os du crâne n’en permet pas l’expansion, et le cerveau, enfermé comme une ville dans ses murailles, ne peut pas s’agrandir. Un second fait non moins curieux, c’est que dans les races inférieures les sutures antérieures du crâne se ferment avant les postérieures, d’où il suit que le développement des lobes antérieurs du cerveau s’arrête plus tôt, fait très favorable à l’hypothèse qui place l’intelligence dans la partie frontale du cerveau ; mais ceci touche à la question des localisations, que nous ne voulons pas entamer dans cette étude.

Gratiolet accepte tous les faits signalés par M. Broca, mais il les interprète différemment. Le développement du cerveau est un phénomène tout dynamique et le signe d’une vitalité plus grande : une petite tête dont le cerveau s’accroît encore est dans une. condition meilleure pour l’éducation de l’intelligence qu’une tète plus grande dont le développement est arrêté. En définitive, Gratiolet résume sa pensée en ces termes significatifs : « Au-dessus du poids nous mettons la forme, au dessus de la forme nous mettons l’énergie vitale, la puissance intrinsèque du cerveau. » M. Lélut exprime la même idée en disant que ce qui importe dans le cerveau, c’est moins la quantité que la qualité.

D’après cette manière de voir, on doit préjuger que Gratiolet était très opposé à la méthode qui tendrait à mesurer l’intelligence des hommes, et surtout des hommes supérieurs, par le poids de leur cerveau. « Quel dommage, dit-il ironiquement, que la méthode des pesées soit si incertaine ! Nous aurions des intelligences de 1000 grammes, de 1500 grammes, de 1800 grammes ! Mais ce n’est pas tout à fait aussi simple. » C’est ici surtout que le débat entre les deux contradicteurs devient très-pressant. Quelques faits très saillants paraissent, à vrai dire, autoriser l’hypothèse que Gratiolet condamne si sévèrement. On nous raconte que lorsqu’on ouvrit le crâne de Pascal, on y découvrit (ce sont les expressions mêmes des médecins) « une abondance de cervelle extraordinaire. » Malheureusement on ne pensa pas à la peser. Le premier cerveau illustre qui ait été pesé est celui de Cromwell, que l’on nous donne comme étant de 2231 grammes, celui de Byron serait de 2238 gr. ; mais ces deux chiffres dépassent tellement la moyenne, qui varie entre 1300 ou 1400 gr.23, que M. Lélut n’hésite pas à les déclarer apocryphes.

« Ce sont là, dit-il, des cerveaux fantastiques. » En réduisant le second, avec M. Wagner, à 1807 grammes, on a encore un poids « très-supérieur à la moyenne, à savoir d’au moins 400 grammes ». Le cerveau de Cuvier était également très considérable, car on le donne comme de 1829 grammes24. Tels sont les faits favorables à l’hypothèse qui mesure la pensée au poids. Voici les faits contraires.

M. Wagner, célèbre anatomiste de Gœttingue, a recueilli dans un travail fort curieux toutes les pesées de cerveaux positives que la science peut fournir à l’heure qu’il est, et il a ainsi rassemblé 964 pesées parfaitement authentiques25. Or, sur ce tableau, où figurent un certain nombre d’hommes supérieurs ou très-distingués, Cuvier et Byron sont seuls au premier rang. Gauss, l’illustre géomètre, n’est que le 33e, Dupuytren le 52e, Herman le philologue le 92e, Haussmann le minéralogiste le 158e. D’autres sont placés plus haut ; mais il se trouve que Lejeune-Dirichlet, l’élève de Gauss, et qui n’est pas son égal pour le génie, est précisément avant lui. Enfin Fuchs le chimiste est le 32e. Il semble résulter de ces rapprochements que la supériorité de l’esprit n’assure pas le premier rang dans l’ordre des poids cérébraux.

M. Broca discute ces différents faits avec beaucoup de sagacité et d’adresse, et il essaye de leur faire perdre une partie de leur valeur. Il fait remarquer que sur les huit hommes supérieurs de M. Wagner, il y en a cinq dont il a lui-même pesé les cerveaux, et qui étaient ses collègues à l’université de Gœttingue. « Or, nous dit M. Broca, les hommes de génie sont rares partout ; il n’est pas probable qu’il en soit mort cinq en cinq ans, rien qu’à l’université de Gœttingue. » La possession d’une chaire universitaire ne prouve pas nécessairement le génie. On peut déployer de l’intelligence d’une autre manière que dans les sciences. Les hommes qui ne sont pas arrivés à la célébrité ne sont pas toujours pour cela inférieurs à d’autres. D’après ces principes, M. Broca dit qu’il ne faudrait faire entrer en ligne de compte que les génies créateurs et originaux. Or, sur la liste de M. Wagner, il ne reconnaît ce caractère qu’à M. Gauss, géomètre vraiment hors ligne ; mais le cerveau de Gauss était encore de 12 pour 100 supérieur à la moyenne, et d’ailleurs il est mort à soixante-dix-huit ans, c’est-à-dire à l’âge où le cerveau décroît.

À ces objections, on a répondu que si le cerveau de Gauss dépasse quelque peu la moyenne, il n’en est pas moins toutefois inférieur de 400 grammes au cerveau de Cuvier. Que signifie alors l’énormité de cervelle de celui-ci ? On peut donc être un génie créateur de premier ordre sans avoir besoin de tant de cerveau. L’argument est certainement très fort, et M. Broca ne l’a pas affaibli. Ce n’est pas d’ailleurs le seul fait significatif de la liste de M. Wagner. Haussmann, placé le 119e sur cette liste, et dont le cerveau était au-dessous de la moyenne, n’était pas un homme vulgaire : c’était un minéralogiste très distingué, occupant un rang élevé dans la science. Il y a encore un nom illustre auquel on ne peut refuser le génie, c’est Dupuytren ; or il n’est que le 52e, et son cerveau est inférieur de 450 grammes à celui de Cuvier. A ces exemples on peut ajouter, avec M. Lélut, celui de Raphaël, celui de Voltaire, dont la petite tète est assez connue, celui de Napoléon, dont le crâne mesurait à peine une circonférence au-dessus de la moyenne. Gratiolet cite encore le cerveau de Schiller, dont les dimensions, mesurées par Carus, ne dépassent pas les conditions ordinaires. Enfin il cite le crâne de Descartes, qui est assez petit, mais dont l’authenticité n’est peut-être pas suffisamment établie26.

 

Un seul fait ressort de ces débats, c’est que l’on est loin d’être arrivé à des conclusions précises en cette matière. Sans doute le poids exceptionnel du cerveau du Byron et de celui de Cuvier donne à réfléchir ; mais les exceptions sont trop importantes pour que l’on puisse trouver dans la mesure du crâne ou dans le poids du cerveau les éléments d’une loi positive.

Une expérience en sens inverse de celles qui viennent d’être résumées a été faite sur le cerveau et sur le crâne des idiots. C’est au docteur Lélut que l’on doit les recherches les plus précises et les plus instructives sur ce point. Le détail de ses recherches ne peut trouver place ici. Donnons en seulement les conclusions. La première est celle-ci : En tenant compte de la taille qui est beaucoup moindre chez les idiots, le développement cérébral moyen est au moins aussi considérable chez ces derniers que chez les autres hommes. A ceux qui prétendent que l’intelligence réside dans la partie antérieure du cerveau, M. Lélut répond que la partie la plus développée chez les idiots et les imbéciles est précisément la partie frontale ; la partie occipitale est au contraire la plus rétrécie. Enfin, si l’on considère la forme du crâne, et par conséquent du cerveau, comme plus significative que le poids, il nous apprend que les idiots ont au moins autant que les autres hommes cette forme de tête allongée, qui, depuis Vésale, est généralement attribuée à une plus forte intelligence. Ces trois propositions sont au nombre des plus importantes que la science positive ait établies en cette question, et il ne paraît pas qu’elles aient été depuis ni contestées, ni ébranlées. Elles nous montrent de quelle circonspection on doit user lorsqu’on prétend évaluer, dans des balances grossières et avec des poids matériels, cette chose impalpable, légère et ailée, que l’on appelle l’intelligence.

N’oublions pas une dernière circonstance par laquelle on a cherché à expliquer la diversité et l’inégalité des intelligences, à savoir la composition chimique du cerveau, qui a attiré l’attention de nombreux observateurs. Ces recherches ont même donné naissance à une théorie assez répandue, et que M. Moleschott a exprimée en ces termes : « sans phosphore, point de pensée ». Le phosphore est devenu le grand agent de la pensée et de l’intelligence, le stimulant universel, l’âme elle-même. Un célèbre romancier avait déjà exposé cette théorie dans la Recherche de l’absolu. « L’homme, disait-il, est un matras. Selon moi, l’idiot est celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ; le fou, celui dont le cerveau en contiendrait trop ; l’homme ordinaire, celui qui en aurait peu ; l’homme de génie, celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. » En Allemagne, Feurbach avait pris tellement au sérieux cette théorie du phosphore, qu’il n’hésitait pas à signaler comme une cause de l’affaiblissement des caractères en Europe l’usage exagéré de la pomme de terre, qui contient peu de phosphore. Pour régénérer les peuples et relever le tempérament moral de l’humanité, il proposait de remplacer la pomme de terre par la purée de pois, aliment très phosphore. Ces extravagances avaient leur origine dans le mémoire d’un savant chimiste, M. Couerbe, qui avait cru trouver en effet dans le phosphore le principe excitateur du système nerveux. Suivant lui, le cerveau des hommes ordinaires contient 2,50 pour 100 de phosphore ; celui des idiots de 1 à 1,50 ; celui des aliénés, de 4 à 4,50. Il en concluait que l’absence de phosphore dans l’encéphale réduit l’homme à l’état de la brute, qu’un grand excès irrite le système nerveux et le plonge dans ce délire épouvantable que nous appelons la folie, enfin qu’une proportion moyenne rétablit l’équilibre et produit cette harmonie admirable qui n’est autre chose que « l’âme des spiritualistes. » À cette théorie, on a opposé que la cervelle des poissons, qui ne passent pas pour de très grands penseurs, contient beaucoup de phosphore. De plus M. Lassaigne, qui a analysé des cerveaux d’aliénés, n’y a pas trouvé plus de phosphore que dans ceux des hommes sains en général. Enfin les travaux de M. Couerbe sur la chimie du cerveau ont été entièrement détruits et réfutés par un savant mémoire de M. Fremy. Il serait sans doute très imprudent de soutenir que la composition chimique du cerveau n’a aucune influence sur le développement intellectuel, et le fait du crétinisme doit donner à réfléchir, car il paraît établi que cette malheureuse monstruosité est un arrêt de développement qui tient en partie à l’absence de certains éléments (iode on autres) dans la composition de l’air atmosphérique ou dans la composition du sol. Il y a donc là une considération dont il faudra tenir compte ; mais que cette considération soit la seule, et que l’on puisse avec le phosphore, l’iode ou telle autre substance, remplacer l’âme, comme le pensait M. Couerbe, c’est ce qui reste fort douteux.

Une dernière difficulté contre l’hypothèse d’une corrélation déterminée entre la forme et les fonctions du cerveau se tirera du fait même qui paraît le plus favorable à cette hypothèse, — la similitude du cerveau chez le singe et chez l’homme. On trouve en effet que l’animal qui a le plus d’intelligence, à savoir le singe, est précisément celui qui se rapproche le plus de l’homme par la forme du cerveau. Rien de mieux ; mais après avoir expliqué la similitude, il faut expliquer les différences. Ici certains anatomistes se sont crus obligés, pour sauver la dignité et la supériorité de l’espèce humaine, de trouver dans le cerveau de l’homme des caractères particuliers et significatifs qui manqueraient au cerveau du singe. Le système de M. Darwin est venu ajouter une excitation particulière à ces sortes de recherches, car cette hypothèse n’irait à rien moins, quoique l’auteur ne s’explique pas sur ce point, qu’à faire de l’homme, comme on l’a dit, un singe perfectionné. Cette conséquence, que M. Darwin avait tue et écartée par discrétion et par prudence, a été depuis ouvertement professée. M. Lyell n’en est pas trop effrayé, et M. Ch. Vogt en est ravi. Les Leçons sur l’homme sont un plaidoyer passionné en faveur de la parenté de l’homme et du singe. On comprend que tout le monde n’ait pas été également satisfait de cette belle généalogie. De là, je le répète, de grands efforts pour distinguer anatomiquement le singe de l’homme. Deux anatomistes célèbres se sont distingués dans cette recherche, Owen en Angleterre, Gratiolet parmi nous ; mais le premier va beaucoup plus loin que le second et admet des caractères distinctifs que celui-ci n’a pas reconnus. Owen a trouvé un grand adversaire en Angleterre dans M. Huxley, et Gratiolet est fort combattu dans le livre de M. Vogt.

Je ne puis entrer dans le détail de ces discussions, qui sont du ressort exclusif des anatomistes. Je dirai volontiers que l’impression qui m’en est restée est plutôt favorable à ceux qui assimilent le cerveau du singe au cerveau de l’homme qu’à ceux qui veillent y voir deux types absolument différents27 ; mais maintenant la difficulté reste aussi grande qu’auparavant. Comment deux cerveaux aussi semblables correspondent-ils à des facultés intellectuelles si inégales ? On invoque le volume et le poids. Le cerveau du singe est en effet moins gros que celui de l’homme ; mais on a vu que ce caractère était insuffisant, puisque le cerveau de l’éléphant est de beaucoup plus gros et plus lourd que celui de l’homme. Il y a plus, si l’on prend le poids relatif, il est des singes, par exemple les ouistitis, qui sont mieux partagés que nous. Qui ne voit les faux-fuyants perpétuels que l’on emploie dans cette question ? Si le poids fait défaut, on invoque la forme ; si la forme fait défaut, on invoque le poids : tantôt on parle du poids absolu, tantôt du poids relatif. Faut-il chercher la solution dans une résultante du poids et de la forme ? Cela est possible ; mais qui l’a démontré ?

Un a essayé de résoudre la difficulté par un autre moyen. C’est en comparant le singe aux races inférieures de l’humanité, en montrant que l’intelligence va en se dégradant toujours dans les diverses races humaines, et qu’aux plus bas degrés elle est à peine supérieure à celle du singe ou de quelque autre animal. Je ne voudrais pas être obligé d’aborder incidemment une question des plus difficiles et des plus complexes, celle des différences de l’homme et de l’animal. Cette question mérite d’être examinée en elle-même et non comme un épisode. Deux mots seulement pour répondre à l’objection précédente. En admettant (ce qui du reste ne peut être contesté) que certaines races ont moins d’aptitude que d’autres à la civilisation, et restent dans un état très inférieur, on ne peut nier que dans ces races elles-mêmes tel ou tel individu ne soit capable de s’élever au niveau moyen des autres races, et quelquefois même à un rang très distingué. C’est ce qui est prouvé pour la race nègre ; c’est ce qui serait prouvé sans doute aussi pour d’autres races, si elles étaient depuis longtemps en contact avec la nôtre, et si les blancs s’occupaient de les améliorer, au lieu de les corrompre et de les exterminer. M. de Quatrefages, dans ses travaux sur l’unité de l’espèce humaine, a montré que l’on avait beaucoup exagéré la stupidité des races australiennes. Nous lisions dernièrement le récit d’un courageux voyageur américain qui a passé deux ans dans le commerce intime des Esquimaux, partageant leurs mœurs, leur vie, leur langue. Un tel fait n’indique-t-il pas qu’il y a entre les degrés les plus distants de l’espèce humaine un lien fraternel ? car qui eût pu supporter une pareille existence avec une famille de singes ? Nous voyons d’ailleurs dans cette histoire, par l’exemple du bon Ebierbing et de sa femme Tookoolito, surtout de celle-ci, que ces humbles créatures ont une certaine aptitude à la civilisation qui ne demanderait qu’à être cultivée.

D’ailleurs, pour pouvoir nier d’une manière absolue l’aptitude de telle ou telle race à la civilisation, il faudrait faire des expériences qui n’ont pas été convenablement faites, parce qu’elles sont très difficiles. Il faudrait, par exemple, choisir chez ces races sauvages et infirmes un enfant à la mamelle, et, le transportant en Europe, l’instruire à la manière des nôtres et voir s’il pourrait s’élever au niveau de nos propres enfants. Je n’hésite pas à penser que dans ces conditions un enfant de n’importe quelle race (à moins qu’il n’appartint à une variété maladive28, ce dont il faudrait tenir compte), ne fût susceptible d’un développement intellectuel peu différent de celui des autres races29 ; mais, sans faire de telles hypothèses, on peut déjà conclure des faits mêmes que nous connaissons, que dans toute race il peut y avoir tel individu capable de s’élever au niveau moyen de l’espèce humaine. Toute race contient donc en puissance ce niveau moyen, Or, c’est là, ce me semble, un caractère distinctif qui sépare l’espèce humaine de toute autre, car jamais, dans aucune famille de singes, on ne trouvera d’individu s’élevant au-dessus d’une imitation grossière et mécanique des actes humains.

Je reviens maintenant à ma première question : le singe étant si inférieur à l’homme par l’Intelligence, comment lui est-il si semblable par l’organisation ? M. Vogt s’étonne que certains listes, ne considérant que les différences corporelles, trouvent à peine de quoi faire du genre humain une famille distincte, tandis qu’à considérer les différences morales et intellectuelles ils en feraient volontiers un règne à part ; mais c’est précisément cette antinomie qui doit étonner et faire réfléchir tous ceux qui n’ont pas de parti-pris, et n’ont pas pour leur propre système cette foi aveugle qu’ils reprochent aux autres. M. Ch. Vogt nous dit avec ce ton de mépris bien peu digne d’un savant : « La gent philosophe, qui n’a vu de singes que dans les ménageries et les jardins zoologiques, monte sur ses grands chevaux, et en appelle à l’esprit, à l’âme, à la conscience et à la raison ! » Sans monter sur nos grands chevaux, nous dirons à M. Vogt : La race nègre a donné un correspondant à l’Institut30 ; connaissez-vous beaucoup de singes dont on puisse en dire autant ?

Je suis d’avis que l’on ne doit pas mêler les questions morales et sociales aux questions zoologiques ; je voudrais cependant que l’histoire naturelle ne montrât pas une trop grande indifférence morale, et que par sa prétendue impartialité elle ne blessât pas trop l’humanité. Je n’aime pas entendre un naturaliste dire : « Il nous sera fort égal que le démocrate des Etats du Sud trouve dans les résultats de nos recherches la confirmation ou la condamnation de ses prétentions. » Après tout, pour être savant, on n’en est pas moins homme. Ne parlez pas de l’esclavage, si vous voulez, c’est votre droit ; mais, si vous en parlez, ne venez pas dire qu’il vous est égal qu’on se serve de vos arguments en faveur de l’iniquité ! J’ajouterai que, sans vouloir mêler la morale à la science, ni juger la valeur d’une dissection anatomique par ses conséquences sociales et religieuses, il est permis cependant, en présence de certains zoologistes si pressés de rabaisser l’homme jusqu’au singe et de se servir, pour le succès de leur thèse, de l’exemple du nègre, que cette thèse intéresse particulièrement, il est permis, dis-je, de demander d’où vient cette répulsion universelle que l’humanité civilisée éprouve aujourd’hui contre l’esclavage. Cette répulsion elle-même n’est-elle pas un fait ? Notre race commence à reconnaître des sœurs dans les races inférieures ; la conscience humaine franchit la question zoologique et la tranche instinctivement : voilà le grand spectacle que présente l’humanité dans le monde entier. Expliquez-nous cela. — C’est du sentiment, répondra-t-on ; mais, encore une fois, ce sentiment est un fait qui doit avoir sa raison d’être dans l’identité de nature des êtres qui l’éprouvent. Pourquoi ne puis-je supporter l’idée de l’esclavage du noir, lorsque je vois sans aucun scrupule l’esclavage du bœuf ou de l’âne31 ? Peu m’importe la question d’origine ; je ne cherche pas si un seul couple a donné naissance à l’espèce tout entière. Ce qui m’importe, c’est qu’il y a un lien commun entre toutes les branches de l’humanité, et un immense intervalle entre les derniers des hommes et les premiers des singes, intervalle qui ne s’explique pas suffisamment par la différence de leur organisation encéphalique.

Chapitre IV
La folie et les lésions du cerveau §

Dans les sciences physiques et chimiques, lorsque l’on veut connaître les conditions qui déterminent la production des phénomènes, on fait ce que l’on appelle des expériences : on supprime telle ou telle circonstance, on en introduit de nouvelles, on les varie, on les renverse, et, par toute sorte de comparaisons, on cherche à découvrir des effets constants liés à des causes constantes. Il est très difficile d’appliquer une telle méthode à la question qui nous occupe, au moins dans l’humanité ; on ne peut à volonté, si ce n’est dans des cas très rares et avec quelques périls, jouer avec l’intelligence humaine, comme avec des vapeurs ou des gaz32 ; mais, hélas ! la nature se substituant à l’art, fait en quelque sorte à notre place de tristes expériences, lorsque, sous l’influence des causes les plus diverses, elle trouble, elle bouleverse, elle anéantit chez l’homme le sentiment et la raison. C’est ce qui a lieu dans ce cruel et mystérieux phénomène que l’on appelle la folie, ce désordre si étrange que quelques médecins mystiques ont voulu y voir une expiation et un châtiment de nos péchés et de nos passions33. Il semble qu’une si triste expérience devrait avoir au moins l’avantage de jeter quelque lumière sur le problème que nous étudions, car si l’on découvrait dans quelles conditions se trouve le cerveau lorsque la pensée s’égare, on pourrait induire de là, par opposition, les conditions normales de l’exercice de la pensée. La folie par malheur, bien loin d’éclaircir ce mystère, y introduit des obscurités nouvelles et plus profondes encore.

C’est d’abord un fait reconnu par les médecins les plus judicieux et les plus éclairés que l’anatomie pathologique, dans les maladies cérébrales, est pleine de pièges, de mystères, de contradictions. « On peut poser en principe, dit M. Jules Falret qui dans la médecine mentale soutient dignement le nom paternel, que les lésions les plus légères des membranes ou de la surface du cerveau sont accompagnées des troubles les plus marqués des fonctions intellectuelles, motrices et sensitives, tandis que les lésions les plus considérables peuvent exister pendant de longues années dans l’encéphale sans déterminer de perturbation notable des fonctions cérébrales, quelquefois même sans donner lieu à aucun symptôme appréciable… Comment comprendre en outre l’intermittence fréquente des symptômes coïncidant avec la constance des lésions34 ? »

Si tels sont les résultats de la pathologie cérébrale en général, quels sont ceux de la pathologie mentale en particulier ? Consultons l’une des plus grandes autorités de notre époque dans ce genre de recherches, Esquirol ; il nous apprendra : 1° qu’il faut bien distinguer la folie de toutes les affections nerveuses qui la compliquent et qui la masquent (paralysie, convulsions, épilepsie) ; — 2° que les lésions organiques de l’encéphale et de ses enveloppes ne sont en général observées que dans les cas de complication ; — 3° que toutes les lésions observées chez les aliénés se retrouvent souvent dans les cadavres d’individus qui n’avaient point perdu l’usage de la raison ; — 4° que dans un grand nombre de cas, le cerveau des aliénés ne présente aucune altération appréciable, quoique la folie ait duré un grand nombre d’années. Comment expliquer, ajoute-t-il, les guérisons subites et instantanées de la folie, si elle se rattache toujours à quelque lésion ? Une lésion ne se guérit pas instantanément35. Un autre médecin célèbre, Georget, quoique très organicien, confirme l’opinion d’Esquirol ; il insiste sur ce point important, que les altérations ne se rencontrent que dans des folies déjà anciennes, et que, lorsque les aliénés succombent promptement, les organes intellectuels ne présentent rien de bien remarquable et qui ne puisse se retrouver également chez les hommes de l’esprit le plus sain36. Pinel, dans son Traité de la manie, s’exprime de la même manière37.

Parmi les médecins qui ont étudié plus récemment les maladies mentales, MM. Lélut38 et Leuret se sont surtout signalés par leur lutte contre l’organicisme exclusif qui veut toujours rattacher la folie à quelque lésion visible et palpable du cerveau. Le premier nous dit que, sur vingt cas de manie aiguë observés par lui, il en a trouvé dix-sept au moins n’offrant aucune altération appréciable. Dans la manie chronique, il a fait la même observation pour la moitié des cas. Quant à M. Leuret, on peut lire dans son ouvrage sur le Traitement moral de la folie la critique vraiment scientifique à laquelle il soumet tous les résultats pathologiques donnés par la science. La conclusion de cette critique, conforme à l’opinion d’Esquirol et de Georget, c’est que les altérations des organes cérébraux ne se rencontrent que dans les cas où la folie est compliquée de troubles dans les mouvements et dans la sensibilité, mais qu’on ne les trouve pas dans les cas de folie simple, c’est-à-dire de trouble intellectuel non compliqué.

A ces assertions, peut-être excessives, de M. Leuret, on a objecté l’insuffisance de nos moyens d’investigation. Il peut y avoir en effet des lésions qui échappent à nos sens ; nier tout ce qui ne se voit pas serait d’un esprit bien peu scientifique. Telle était l’objection du savant et consciencieux M. Ferrus. M. Leuret répondait à cette objection avec beaucoup de bon sens. « Sans doute, disait-il, quand je ne vois aucune altération, je dois m’abstenir de conclure qu’il n’y en a pas ; mais, avec la même circonspection, je me garderai bien de conclure qu’il y en ait une. Lorsque le cerveau d’un aliéné me paraît sain, je n’affirme pas avec M. Ferrus que ce cerveau soit malade ; je reste dans le doute jusqu’à ce que la vérité me soit démontrée. Et si les cas où le cerveau me paraît sain sont précisément ceux où il y a eu un délire sans complication de symptômes physiques, un délire de l’intelligence et des passions, si les cas où le cerveau est altéré sont ceux où il y a eu paralysie, agitation, torpeur, insomnie, j’attribue ces différents accidents à la lésion du cerveau, et la cause de l’aberration mentale me reste encore inexpliquée. »

Non-seulement on ne rencontre pas toujours d’altérations organiques dans la folie, mais les altérations que l’on rencontre ne sont pas toujours les mêmes. Selon les uns, la lésion a lieu surtout dans les viscères ; aussi, selon quelques médecins allemands, la folie est-elle une affection viscérale, une irradiation morbide qui se transmet des viscères au système cérébral : telle est l’opinion de Nasse, Jacobi, Flemming. Selon d’autres, les altérations sont cérébrales, mais de toute sorte de nature. Les uns rapportent la maladie à une hypérémie ou à une hypertrophie du cerveau, les autres à une atrophie de cet organe, les autres à un œdème ; tantôt on invoque l’altération de densité, tantôt le changement de coloration. N’est-il pas étrange cependant que des phénomènes de nature si diverse soient employés à expliquer un même fait ? Aurait-on par hasard constaté quelques rapports constants entre telle altération et telle espèce de folie ? Nullement, ou du moins on ne l’a fait que pour un seul cas, le cas de la paralysie générale compliquée de folie, et ordinairement de folie ambitieuse. On aurait constaté alors un symptôme constant, à savoir l’adhésion des méninges ou membranes enveloppantes du cerveau aux circonvolutions cérébrales ; mais M. Leuret fait observer avec raison que dans ce cas, la folie étant compliquée d’une maladie évidemment organique, on n’en peut rien conclure pour les cas où la folie existe seule sans complications.

Je vais plus loin ; je suppose que l’on ait trouvé une lésion organique constante dans tous les cas de folie, ou des lésions spéciales corrélatives aux différentes espèces : je demanderai si cette lésion peut être considérée comme le fait caractéristique, essentiel, de la folie, et si elle peut servir à en donner une idée quelconque. Quel rapport y a-t-il par exemple entre l’adhésion des méninges et l’aberration des facultés intellectuelles ? Le premier de ces phénomènes nous conduira-t-il à nous faire une idée plus exacte du second ? Je ne vois là qu’une liaison tout empirique entre deux ordres de faits hétérogènes, mais rien qui ressemble à une explication.

La folie est un phénomène essentiellement psychologique, de quelques accidents physiques qu’elle soit accompagnée. Les médecins le savent bien, car lorsqu’ils sortent des hypothèses pour donner une définition caractéristique de la folie, ils ne sont plus que psychologues. En voici un exemple. Il n’y a pas de médecin plus convaincu que M. Moreau (de Tours) que la folie a son siège dans une lésion du cerveau. Cependant, lorsqu’il cherche le fait caractéristique de la folie, il le trouve dans l’identité du rêve et du délire. Et en effet, il n’est pas un seul caractère du rêve qui ne se rencontre dans la folie, et réciproquement : même incohérence dans les idées, mêmes associations fausses, mêmes raisonnements justes sur des principes faux, rapidité extrême des sensations et des idées, exagération des sensations, transformations d’une sensation interne en objet externe, etc. Dans le rêve somnambulique, les analogies se multiplient encore ; le dormeur agit suivant ses conceptions erronées. Éveillez-le : s’il continue la série d’actions et de pensées que vous avez interrompue, c’est un fou. La folie est donc, suivant M. Moreau de (Tours), le rêve de l’homme éveillé. Fort bien ; mais qu’est-ce qu’un rêve ? C’est un état de l’âme dont les conditions physiologiques nous sont inconnues. Définir la folie par le rêve, c’est donc en donner une définition psychologique, non physiologique.

J’en dirai autant de celle que donne un autre médecin très éclairé, le docteur Baillarger : celui-ci ramène la folie à un fait fondamental qu’il appelle l’automatisme de l’intelligence. Selon lui, la folie consiste précisément dans la suspension de toute action volontaire et dans l’entraînement fatal avec lequel les idées se reproduisent d’elles-mêmes sans être appelées. Dans l’état normal, ce même fait se reproduit souvent : nous sentons notre esprit traversé par des idées fortuites, accidentelles, qui rompent la suite de nos conceptions ; mais nous avons la force de les écarter pour suivre un certain ordre d’idées, ou, si nous nous y livrons, c’est avec conscience, et sans prendre des rapports tout subjectifs pour des rapports réels. Dans la folie au contraire, les idées s’entraînent l’une l’autre sans notre participation, et sans que nous ayons la conscience de cet entraînement. Il s’établit ainsi des associations fatales et étranges où le moi n’est plus pour rien.

Non-seulement c’est dans la psychologie que les médecins cherchent la définition de la folie ; c’est encore à elle qu’ils empruntent le principe de leurs classifications. Si la folie se manifestait par des signes organiques contants et certains, pourquoi ne se serviraient-ils pas de la différence de ces signes pour établir la division des différentes espèces de folies ? Ce n’est point ainsi qu’ils procèdent. Je prends pour exemple la classification célèbre d’Esquirol, très contestée sans doute, mais non remplacée. Esquirol reconnaît quatre espèces de folies : la monomanie ou délire partiel avec prédominance de gaieté, la mélancolie ou délire partiel avec prédominance de tristesse, la manie ou délire général avec excitation, la démence ou délire général avec dépression de toutes les facultés. Il saute aux yeux que les différences qui distinguent ces quatre types sont toutes psychologiques et non physiologiques. Depuis, beaucoup d’essais de classification ont été proposés. Celle de M. Baillarger est la plus rapprochée de la classification d’Esquirol ; il se contente de transporter la mélancolie dans la classe des délires généraux, et il fait rentrer dans la monomanie toutes les formes du délire partiel, accompagnées non-seulement de gaîté, mais d’excitation, d’exaltation et même de violence. Je crois ces corrections excellentes, mais elles sont dues à une observation psychologique plus exacte, et ne découlent ni de la physiologie, ni de la pathologie. M. Delasiauve présente à son tour un autre système : il distingue deux grandes classes de folies : les folies affectives et les folies intellectuelles, et il pense qu’il peut y avoir autant d’aberrations particulières qu’il y a de facultés normales. Dans cette doctrine, la psychologie morbide ne serait que la contre-partie et la contre-épreuve de la psychologie normale. C’est là un très-bon principe, mais qui confirme entièrement ce que nous cherchons à établir. Enfin M. Guislain, l’Esquirol de la Belgique, dans son ouvrage sur les phrénopathies, aussi remarquable par la finesse de l’observation que par la circonspection du jugement, par la richesse des descriptions et des analyses que par la clarté et l’élégance du langage, a inventé un système de classification très savant et très compliqué, dont le point de départ est emprunté à l’observation psychologique de l’état normal. Il y distingue six types principaux, tristesse, stupéfaction, colère, singularité, erreur, nullité, d’où il déduit six formes simples d’aliénation mentale : mélancolie, extase, manie, folie, délire, démence. C’est là certainement une classification assez artificielle ; mais, comme les précédentes, elle est empruntée à la psychologie. On voit par ces exemples quel faible rôle jouent les symptômes organiques dans la théorie et dans les classifications de la folie.

Quelques médecins spiritualistes, comme M. Dubois (d’Amiens)39, quelques philosophes spiritualistes, tels que M. Albert Lemoine, ont soutenu l’hypothèse d’un siège organique de la folie en s’appuyant sur ce principe, que la folie est une maladie, et que l’âme ne peut pas être malade. Ce dernier surtout, dans son livre de l’Aliéné, a défendu cette doctrine avec beaucoup d’habileté et de vigueur. Je ne sais si l’on peut dire que l’âme d’un fou est malade, mais à coup sûr elle ne me paraît pas bien portante. La folie est un désordre très-positif de l’entendement, une perversion des affections morales. Appelez ce désordre comme il vous plaira, je l’appelle une maladie, et si vous reconnaissez l’âme comme le principe qui pense et qui sent, je ne vois pas ce qui empêche de dire que l’âme est malade lorsqu’elle pense et sent d’une manière absurde40. Que l’origine de la folie soit ou non dans les organes, toujours est-il qu’elle finit par pénétrer jusqu’à l’âme, car on ne peut nier qu’elle n’atteigne l’entendement et la sensibilité ; or ce sont là certainement des facultés de l’âme. Que la maladie soit consécutive ou qu’elle soit essentielle, comme disent les médecins, toujours est-il que l’âme en est affectée. Il n’est donc pas contraire à la nature des choses que l’âme soit malade, et ce principe ne peut nous servir à rien pour décider si la folie a son siège organique, oui ou non.

M. Albert Lemoine nous dit que, si l’on prend la folie pour une maladie de l’âme, on n’aura pas de critérium pour la distinguer des désordres moraux et intellectuels proprement dits. On la confondra avec le péché, comme le fait Heinroth, ou avec l’erreur, comme le fait Leuret ; mais je réponds que si l’âme est susceptible de deux sortes de désordres aussi différents l’un de l’autre que le péché et l’erreur, je ne vois pas pourquoi elle n’en admettrait pas un troisième, à savoir la folie, J’accorde qu’il n’est pas facile de définir et de distinguer la folie de ce qui l’avoisine ; mais M. Lemoine sait qu’il n’est pas aisé non plus de définir l’erreur et de la distinguer du péché, ou réciproquement, ce qui n’empêche pas que l’un et l’autre ne soient très-distincts. Et puis enfin, lors même que la folie serait une espèce d’erreur, quel mal voyez-vous à cela ?

Il y a, je l’avoue, dans le livre de M. Lemoine, d’autres arguments beaucoup plus solides que les précédents. Il nous dit que, dans des cas nombreux et incontestables, des causes purement physiques déterminent la folie, et qu’un traitement tout physique la guérit. La folie peut résulter d’une maladie, d’une chute, de la suppression d’une éruption cutanée, etc. En dehors même de ces cas de folie, nous voyons que la lièvre produit le délire, que le sommeil change les conditions de la pensée, que la catalepsie produit des états intellectuels anormaux. En outre, parmi les causes de la folie que l’on appelle des causes morales, il en est qui certainement n’agissent sur l’esprit que par l’intermédiaire des organes : par exemple, l’abus des boissons, le libertinage, ne causent la folie qu’après avoir altéré l’organisme. Eh bien ! n’est-il pas rationnel de conclure de ces faits, si connus et si positifs, à ceux qui le sont moins ? Nous sommes sûrs que, dans certains cas, la folie dérive d’une cause physique et se lie à un désordre de l’organisation : pourquoi n’en serait-il pas de même dans tous les cas ?

Cela peut être, sans aucun doute ; mais cela est-il ? Voilà la question. On ne peut contester qu’il n’y ait des cas où le désordre intellectuel a sa cause dans quelque désordre organique en vertu des lois de l’union de l’âme et du corps ; n’y en a-t-il pas d’autres aussi où il semble que le trouble soit exclusivement moral, et où l’organisme n’intervient qu’incidemment et subsidiairement : par exemple, lorsque la folie est causée, ce qui est très-fréquent, par des chagrins domestiques, un amour contrarié, une ambition déçue, des scrupules religieux portés à l’excès. Qui pourrait nier alors que le trouble initial ne soit dans l’ordre moral ? C’est là qu’il se produit, qu’il continue, qu’il s’étend, qu’il s’invétère, qu’il devient incurable. Il n’est pas besoin de faire intervenir une cause organique pour comprendre que le chagrin puisse produire la folie. Le lien entre ces deux faits est immédiat, et il est même possible d’en saisir la trace dans l’état normal. Si je viens à ressentir une grande douleur morale dans le moment où je suis occupé d’un travail intellectuel, je deviens incapable de le continuer, et si je veux m’y forcer, je ne sens mes idées ni si vives, ni si faciles, ni si suivies qu’auparavant. Une passion exclusive rend les actes raisonnables plus pénibles à accomplir. C’est là un rapport psychologique, et non organique. Supposez que ce trouble superficiel devienne plus profond, que mon libre arbitre soit suspendu, que mes idées, affranchies de leur discipline habituelle, se produisent fatalement, suivant une sorte d’automatisme : me voilà sur le chemin de la folie. Que ce délire momentané devienne chronique, c’est la folie même. Or, dans cette génération de faits, où est la nécessité d’une altération organique ? Chacun sort de l’autre par la puissance propre de l’âme, et en vertu des lois d’association ou de répulsion qui président au développement des phénomènes moraux.

Je sais ce que l’on peut répondre, et M. Lemoine a trop de perspicacité pour n’avoir pas prévu cette objection et essayé de la résoudre. Selon lui, rien n’est plus simple. Le trouble moral commence à la vérité dans l’âme, mais il amène à sa suite un trouble physique, et c’est ce trouble physique qui est la cause directe et déterminante de la folie. En un mot, il en est de toutes les causes morales comme de l’ivresse, qui n’attaque l’entendement qu’après avoir lésé le cerveau. C’est là une théorie ingénieuse mais qui me paraît bien compliquée. N’est-ce pas comme si l’on disait : J’apprends la nouvelle de la mort d’un ami ; cette nouvelle imprime une secousse anormale à mon cerveau, et à la suite de cette secousse j’éprouve une grande douleur, d’où il suivrait que le chagrin causé par la mort d’un ami ne serait en réalité que la conséquence d’un mal de tête. On ne peut admettre une pareille conséquence, et il faut reconnaître qu’il y a des liaisons immédiates entre les faits moraux. S’il en est ainsi, le désordre intellectuel ou affectif peut être un de ces faits qui se produisent spontanément dans l’âme, ou du moins dont la cause déterminante est dans un des états antérieurs de l’âme elle-même. J’avoue maintenant volontiers qu’une suite de phénomènes moraux peut avoir sa répercussion dans l’organisme ; mais cette répercussion n’est qu’un effet, et non une cause : autrement c’est renverser toute la psychologie et revenir à son insu, par un chemin détourné, à l’hypothèse de l’homme-machine.

En vérité, je ne vois pas ce qui peut empêcher d’admettre que le trouble initial qui détermine la folie est tantôt dans le corps et tantôt dans l’âme, que les modifications organiques qui l’accompagnent sont tantôt la cause, tantôt l’effet. La folie est avant tout un trouble intellectuel et moral qui peut être produit par des causes diverses. C’est ainsi que dans l’état normal même nous employons, pour exciter la pensée, tantôt des moyens physiques, tantôt des moyens moraux, l’espoir d’une récompense ou une tasse de café ; mais le trouble de l’esprit est un phénomène du même ordre que l’excitation de l’esprit, et il peut être produit par les mêmes causes. Sans vouloir toutefois rien nier d’une manière absolue, contentons-nous de conclure que les conditions physiologiques de la folie sont aussi obscures pour l’homme que toutes les conditions physiques de la pensée en général, et que l’étude du premier de ces problèmes fournit très-peu d’éléments de solution au second.

Chapitre V
Le génie et la folie §

Quelque obscur que soit par lui-même le phénomène de la folie, quelques médecins ont cru que ce fait pouvait servir à nous faire comprendre un autre état d’esprit non moins obscur et non moins étonnant, à savoir le génie. Ils ont réduit en système cet aphorisme célèbre, qui n’est pas sans vérité, mais où il faut se garder devoir une loi : « Il n’y a point de génie sans quelque grain de folie. » Déjà, dans deux ouvrages piquants41, le docteur Lélut avait essayé d’établir que Socrate et Pascal avaient été hallucinés, se bornant du reste à conclure que l’hallucination n’est pas incompatible avec la pleine possession du génie. Un autre médecin, plus hardi, a poussé plus loin les mêmes conclusions, et n’a pas hésité à considérer le génie comme un phénomène de la même famille que l’aliénation mentale. Il a exprimé lui-même sa doctrine en ces termes :

« Les dispositions d’esprit qui font qu’un homme se distingue des autres hommes par l’originalité de ses pensées et de ses conceptions, par son excentricité ou l’énergie de ses facultés affectives, par la transcendance de ses facultés intellectuelles, prennent leur source dans les mêmes conditions organiques que les divers troubles moraux, dont la folie et l’idiotie sont l’expression la plus complète. »

Telle est la doctrine développée par M. Moreau (de Tours), dans un livre intéressant, la Psychologie morbide, et qu’il a résumée et concentrée dans cette formule originale : « Le génie est une névrose », c’est-à-dire une maladie nerveuse.

Et enfin, pour qu’aucun nuage ne reste sur sa pensée, l’auteur ajoute quelques pages plus loin : « La constitution de beaucoup d’hommes de génie est bien réellement la même que celle des idiots. »

Or, si je me rends bien compte des vraies conditions de la méthode scientifique, que faudrait-il faire pour prouver ces propositions d’une manière absolument démonstrative ? Deux choses indispensables : 1° S’entendre avec soi-même sur le sens du mot génie, que le vulgaire emploie d’une manière confuse et indéterminée, comme tous les mots complexes ; analyser cette idée, afin de bien savoir de quoi l’on parle ; 2° ouvrir le corps d’un très grand nombre d’hommes de génie, disséquer leur cerveau, et montrer à nos sens une certaine modification particulière, qui, se rencontrant à la fois chez les idiots et chez les hommes de génie, et ne se rencontrant que chez eux, fasse défaut à tous les hommes médiocres et doués de raison.

Est-ce là la méthode suivie par l’auteur ? Il s’en faut de beaucoup.

Nulle part d’abord il ne nous explique précisément ce qu’il entend par le génie. Il parle de transcendance, de supériorité, d’excentricité, d’originalité, etc. Mais ce ne sont là que des mots sans signification précise. En général, il emploie le mot de génie, comme on le fait dans la conversation vulgaire, où l’on n’est pas tenu à la précision et où, pour plus de commodité et de rapidité, on embrasse sous un même nom les choses les plus dissemblables. Mais il n’y a rien de plus compliqué que les faits qui paraissent les plus simples au vulgaire, et pour parler de ces faits d’une manière vraiment sérieuse, il faut commencer par les décomposer : opération très-difficile et pour laquelle la physiologie n’est absolument d’aucun secours, je me trompe cependant en affirmant que l’auteur n’a pas de théorie sur la nature du génie. Il en a une, mais qui n’est pas le résultat de l’analyse et de l’observation, qu’il n’a exposée nulle part avec précision, et qu’il emprunte en grande partie aux préjugés de notre temps.

Il y a une trentaine d’années, une école littéraire pleine d’imagination et de talent, mais dont on connaît les désordres et les écarts, répandit dans le public sur la nature et l’essence du génie, sur ses privilèges, ses attributs, ses conditions extérieures, une théorie qui scandalisa singulièrement les esprits paisibles et sensés. L’homme de génie dut être considéré connue une créature à part, à laquelle les lois communes n’étaient pas applicables ; il était en dehors et au-dessus des lois morales et des lois sociales : le désordre eu était la condition indispensable. Je ne sais quoi d’inculte et de grossier, mêlé aux plus grands raffinements, en était le témoignage extérieur le plus certain. Qu’était-il en lui-même ? une inspiration désordonnée. En même temps, on ne trouvait pas assez d’expressions pour l’exalter, ou plutôt on ne trouvait d’images dignes de lui que dans la religion. L’art était une mission, l’artiste un révélateur. Tout se changeait en ange et en démon. Nous qui, alors enfants, avions été nourris dans ces étranges visions, nous et pouvions pas croire que les hommes supérieurs fussent des personnes naturelles ; et nous ne pouvions nous figurer M. de Lamartine, qu’une lyre à la main et les yeux au ciel.

Telle est la théorie romantique du génie : théorie, qui, depuis longtemps abandonnée dans la littérature et dans la critique, est allée se réfugier en province, et qui, je ne sais comment, s’égarant jusque dans la médecine, est devenue le fondement de la savante théorie que nous discutons. Comment s’étonner d’ailleurs de cette conséquence ? Une littérature malade devait conduire naturellement les esprits réfléchis à cette conclusion : « Le génie n’est qu’une maladie. »

Quels sont, suivant l’auteur, les caractères indubitables du génie ? C’est avant tout l’inspiration, c’est-à-dire « certaines combinaisons mentales, que le sens intime, le moi ne saurait avouer comme nôtres, c’est-à-dire qui se sont faites à notre insu, sans que notre volonté y fût pour rien » ; c’est l’enthousiasme, le délire, suivant la doctrine de Platon ; c’est « plus de rapidité dans les conceptions, plus d’élan, de spontanéité dans l’imagination, plus d’originalité dans le tour de la pensée, dans les combinaisons de l’esprit, plus d’imprévu et de variété dans les associations d’idées, plus de vivacité dans les souvenirs, d’audace dans les élucubrations de l’imagination, et aussi plus d’énergie, d’entraînement dans les instincts, les affections, etc. » Empruntant à un poêle illustre sa définition du génie, on nous apprend que c’est « la vigueur de la fibre humaine aussi forte que le cœur de l’homme peut la supporter sans se rompre », Ajoutez à cela que, parmi les hommes de génie, dont l’auteur invoque l’exemple, ceux qu’il cite de préférence sont les illuminés, les enthousiastes, les révélateurs de toute espèce. Enfin, quand il peint la manière de travailler des hommes de génie, il ne les voit que sur le trépied : tout est pour lui élan, transport, effusion, intuitions prophétiques.

Si l’on admet ces prémisses, on comprend que la thèse soit facilement prouvée ; car, lorsque l’on a commencé par décrire le génie comme une sorte de folie, il n’est pas difficile plus tard de conclure que le génie et la folie sont identiques en essence. On retrouvera dans la conséquence ce qu’on aura déjà mis dans le principe. Mais si c’est là une description fantastique, si, au lieu de décrire le génie vrai, on n’a décrit que le faux génie, le génie malade et égaré, rien n’est fait, rien n’est prouvé, et il reste toujours à établir comment l’état le plus sain de l’esprit se trouve avoir la même origine que ses maladies les plus déplorables.

Or, il me semble que, dans sa théorie du génie, M. Moreau (de Tours) a pris l’apparence pour la réalité, l’accident pour la substance, les symptômes plus ou moins variables pour le fond et pour l’essence. Ce qui constitue le génie, ce n’est pas l’enthousiasme (car l’enthousiasme peut se produire dans les esprits les plus médiocres et les plus vides) ; c’est la supériorité de la raison. L’homme de génie est celui qui voit plus clair que les autres, qui aperçoit une plus grande part de vérité, qui peut relier un plus grand nombre de faits particuliers sous une idée générale, qui enchaîne toutes les parties d’un tout sous une loi commune, qui, lors même qu’il crée, comme dans la poésie, ne fait que réaliser, par le moyen de l’imagination, l’idée que son entendement a conçue. Le propre du génie est de se posséder lui-même, et non d’être entraîné par une force aveugle et fatale, de gouverner ses idées, et non d’être subjugué par des images, d’avoir la conscience nette et distincte de ce qu’il veut et de ce qu’il voit, et non de se perdre dans une extase vide et absurde, semblable à celle des fakirs de l’Inde. Sans doute, l’homme de génie, quand il compose, ne pense plus à lui-même, c’est-à-dire à ses petits intérêts, à ses petites passions, à sa personne de tous les jours ; mais il pense à ce qu’il pense ; autrement, il ne serait qu’un écho sonore et inintelligent, et ce que saint Paul appelle admirablement symbalum sonans. En un mot, le génie est pour nous l’esprit humain dans son état le plus sain et le plus vigoureux.

En second lieu, il est à remarquer que le mot de génie exprime des faits d’une nature très différente, et tout à fait hétérogènes. Autre chose est le génie religieux et le génie militaire, le génie de spéculation et le génie d’action, le génie scientifique et le génie poétique. Confondre tant de faits différents, les expliquer tous de la même manière et pour des analogies superficielles qui peuvent se trouver incidemment entre l’un de ces états et la folie, conclure que le génie pris en soi est essentiellement de même nature que la folie, c’est méconnaître toutes les lois de l’observation scientifique.

Supposons cependant que l’on soit arrivé à une idée exacte et précise du génie, pris psychologiquement, et qu’on ait ramené toutes ces formes à une seule, que faudrait-il pour établir l’identité physiologique de la folie et du génie ? La seule démonstration rigoureuse, je l’ai dit, serait la comparaison anatomique du système nerveux chez les hommes de génie et chez les aliénés.

Mais une telle comparaison est impossible. Et d’abord, pour ce qui est de la folie, nous avons vu combien les médecins sont bien loin d’être arrivés à signaler la lésion certaine qui en est la cause ou le signe, et nous avons exposé plus haut toutes leurs divergences.

Si de pareilles divergences se produisent sur la cause organique de la folie, là où il est évident qu’il y a maladie, et où l’anatomie pathologique a tant de sujets à sa disposition, comment pourrait-on arriver à quelques résultats, je ne dis pas certains ni vraisemblables, mais même hypothétiques, lorsqu’il s’agit du génie, fait infiniment plus rare que la folie, et qui ne se prête pas aussi facilement à l’analyse anatomique ? Où est le cerveau de César et de Cicéron, de Socrate et d’Aristide ? Ce sont des cendres dispersées dans l’ample sein de la nature et qui ont servi sans doute déjà à mille combinaisons différentes. Tous les génies des siècles passés échappent donc au scalpel. Ceux du siècle présent ne se prêteraient pas volontiers peut-être à des expériences de ce genre. Que prouveraient d’ailleurs quelques faits particuliers dans une question si délicate et si complexe ? Enfin, M. Moreau (de Tours) lui-même déclare qu’il est impossible de découvrir par les sens la propriété physique dont l’intelligence peut dépendre. Car il dit expressément : « L’état organique en question n’est pas de la nature de ceux que nos sens peuvent atteindre. »

Il est donc parfaitement établi que l’anatomie pathologique ne peut rien pour éclaircir la question, c’est-à-dire pour démontrer l’identité physiologique du génie et de la folie.

Privé de cette preuve, à quelle sorte d’arguments peut-on avoir recours ? Il y en a de deux espèces : 1° l’analogie ; 2° la biographie. Exposons ces deux genres de preuves, et montrons leur insuffisance.

I. La preuve par analogie consiste à montrer que dans l’état de lièvre, de délire même, d’exaltation cérébrale, dans toutes sortes d’états nerveux irréguliers et morbides, et enfin à l’agonie, on voit très souvent l’intelligence se déployer d’une manière extraordinaire et inattendue : d’où l’on peut conclure que la maladie amène, dans le cours de son évolution, précisément cette sorte d’état organique d’où dépend le génie. Par conséquent, le génie tient à un certain état pathologique du système nerveux analogue à celui qui se découvre dans les casque nous citons.

À cet argument, qui a d’abord tous les inconvénients des preuves analogiques, je me contente d’opposer deux observations :

1° La plus grande partie des faits cités sont des faits de mémoire, d’imagination ou de sensation. Tantôt ce sont les sens qui prennent, dans de certaines conditions maladives, un degré de finesse et de pénétration qu’ils n’avaient pas antérieurement. Tantôt c’est une mémoire extraordinaire qui se développe tout à coup ; le fait le plus fréquent, c’est de parler et d’écrire dans les langues que l’on est censé tout à fait ignorer : fait qui s’est souvent reproduit dans les grandes épidémies convulsives. Tantôt c’est l’imagination qui s’exalte, qui a besoin de chants et de musique, et croit entendre des concerts divins : elle va même quelquefois jusqu’à produire des vers avec facilité et avec verve, ce dont elle était incapable dans l’état sain. Mais en supposant que tous ces faits soient parfaitement exacts, je me contente de faire remarquer que, dans tous ces cas, c’est la moindre partie de l’Intelligence qui est excitée : les sens, la mémoire et l’imagination représentative. Ces facultés fournissent des matériaux à l’intelligence, mais ne sont point l’intelligence ; c’est l’intelligence animale et mécanique ce n’est pas l’intelligence de l’homme. Rien de tout cela n’est le génie. Un homme peut avoir une mémoire prodigieuse, et même une imagination très vive, et être destitué complètement d’intelligence.

2° On nous cite bien un certain nombre de cas où la maladie aurait amené un développement extraordinaire d’intelligence, et où l’imagination serait devenue créatrice. Mais il resterait à savoir si les idées qui se produisent dans ces circonstances sont vraiment des idées originales et profondes ou si ce ne sont pas de simples lieux communs, des réminiscences qui se réveillent avec une certaine vivacité sous l’empire de la fièvre, et qui étonnent les assistants par leur contraste avec les accidents antérieurs beaucoup plus que par leur valeur propre. Il n’y a rien de si facile que de se faire illusion sur l’importance de certaines idées, lorsqu’elles sont exprimées avec une certaine émotion et dans des conditions extraordinaires. En outre, quand on s’attend à une extinction totale de l’intelligence, on est d’autant plus frappé de son réveil. C’est ce qui fait, par exemple, que chez les fous, pour peu qu’on entrevoie une lueur de bon sens, on en est tellement frappé, qu’on croit y reconnaître une raison très-surprenante. Or, s’il y a quelque chose de certain, c’est l’impuissance des fous à produire rien qui vaille par imagination. Que l’on nous cite la moindre œuvre remarquable sortie de l’imagination et de la pensée d’un fou. Ce devait être pourtant très commun dans la théorie de l’auteur. Car, s’il n’y a qu’une différence du plus au moins entre le génie et la folie, comment n’arrive-t-il pas souvent que la folie, dans ses moments de rémittence, dans ses intervalles de lucidité, rencontre précisément le degré de vibration nécessaire pour produire de grandes choses ? Or, c’est ce qui n’arrive jamais.

Je crois donc que si l’on peut conclure quelque chose de l’argument par analogie, c’est que l’excitation cérébrale, qui constitue la folie ou qui y conduit, peut bien produire accidentellement un réveil de la mémoire et de l’imagination mécanique, qui simulera l’inspiration spontanée, mais que cet état en lui-même exclut absolument ce qui constitue le génie, la faculté d’invention. En d’autres termes, le génie et la folie sont les deux pôles extrêmes de l’intelligence. Il est donc très vraisemblable, autant qu’on peut raisonner en ces matières, qu’ils correspondent à des états organiques essentiellement différents.

II. Le second argument de l’auteur, celui qu’il développe le plus et avec le plus de soin, c’est l’argument historique et biographique. Il essaie d’établir par des faits, des anecdotes, des traditions, qu’il y a de très grandes analogies physiques et morales entre les hommes de génie, les fous et les idiots. On peut ramener sa démonstration aux quatre propositions suivantes :

1° Les hommes de génie sont sujets à des bizarreries, des excentricités, des distractions, qui ressemblent beaucoup à la folie et qui peuvent y conduire.

2° Les hommes de génie sont généralement de constitution maladive ; ils sont petits, rachitiques, bossus, boiteux, sourds, bègues ; ils meurent d’apoplexie, etc. Enfin, rien n’est plus faux que cet aphorisme : Mens sana in corpore sano.

3° Il est prouvé qu’un grand nombre d’hommes supérieurs ont été hallucinés. Beaucoup sont devenus fous.

4° Lorsque les faits précédents ne se rencontrent pas dans la vie des hommes supérieurs, on les trouve ou on en retrouve de semblables dans la vie de leurs ascendants ou descendants. La parenté du génie et de l’idiotisme se prouve par la loi de l’hérédité qui les enchaîne presque toujours l’un à l’autre dans une même famille.

Avant de discuter ces quatre propositions, je ferai d’abord une observation préliminaire sur l’emploi de l’histoire et de la biographie en médecine. J’ose dire que c’est là une méthode tout à fait incertaine et qui lie peut donner que des résultats : très peu satisfaisants. On peut, sans doute, confirmer par des fails historiques bien attestés certaines lois démontrées déjà par l’observation et par l’expérience, mais établir des lois médicales sur de simples anecdotes historiques me paraît un procédé des moins rigoureux. Eh quoi ! il est déjà bien difficile de diagnostiquer une maladie, lorsque le sujet est présent et qu’on a toutes les indications possibles à sa disposition, et vous voulez déterminer avec précision le caractère d’une maladie, mentale ou autre, à deux mille ans de distance sur des indications données longtemps après l’événement, et par des témoins peu spéciaux ! Ajoutez à cela que tous ceux qui connaissent la critique historique savent à quel point il faut se défier des anecdotes, surtout dans l’antiquité, combien de traditions n’ont qu’une valeur conventionnelle et légendaire. Ainsi, les Vies de Plutarque, par exemple, admirable poème de la vertu antique, sont d’une autorité assez médiocre comme documents historiques. Écrites fort longtemps après les faits, elles n’ont de véritable authenticité que pour les grands événements. Que croire de toutes ces anecdotes apocryphes mentionnées par l’auteur sur la foi d’un Diogène de Laërce, d’un Elias Spartien, compilateurs sans critique, ramassant au hasard les traditions courantes, même les moins vraisemblables ? Aristote, dit-on, s’est précipité dans les eaux de l’Europe, faute de pouvoir en comprendre le flux et le reflux. Suivant un autre auteur, il se serait empoisonné. M. Moreau cite ces deux traditions contradictoires, et il en conclut la folie d’Aristote. Mais le prétendu suicide d’Aristote est démenti par le témoignage précis d’Apollodore et de Denys d’Halicarnasse : « Il paraît démontré, dit M. Barthélémy Saint-Hilaire qui fait autorité en cette question, qu’il succomba, après plusieurs années de souffrances, à une maladie d’estomac, qui était héréditaire dans sa famille et qui le tourmenta toute sa vie. » Même dans les temps modernes, il faut se défier des anecdotes un peu extraordinaires. Je n’en citerai qu’un exemple : M. Moreau (de Tours) produit, comme un fait acquis à l’histoire, la singulière fantaisie qu’eut, dit-on, Charles-Quint d’assister à ses propres funérailles avant sa mort, cérémonie qui lui aurait fait une telle impression qu’il en mourut pour de bon. Or, M. Mignet, dans son excellent livre sur Charles-Quint à Saint-Just, a démontré péremptoirement que c’est là une fable qui n’a aucun caractère d’authenticité, et bien plus qui est en contradiction avec les renseignements certains que nous avons jour par jour et heure par heure de la dernière maladie de Charles-Quint. Je citerai encore l’histoire de Salomon de Caux, invoquée aussi par M. Moreau (de Tours), et qui, on le sait aujourd’hui, est une pure fiction. Si l’on faisait subir la même critique à tous les faits cités par M. Moreau (de Tours), combien en resterait-il ?

Mais, sans insister sur ce travail critique, reprenons maintenant les assertions de l’auteur.

1° Les hommes de génie sont sujets à des bizarreries, des excentricités, des distractions qui ressemblent beaucoup à un commencement de folie.

Sur ce premier point, je fais observer d’abord que, parmi les faits cités, il en est qui n’ont absolument rien de particulier : « Montesquieu, dit-on, jetait les bases de l’Esprit des lois au fond d’une chaise de poste. » Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Que faire dans une chaise de poste, si l’on ne pense à ce qui nous intéresse ? Le marchand pense à ses affaires, le jeune homme à ses amours, le philosophe à ses livres. Pourquoi ne composerait-il pas aussi bien dans une chaise de poste que dans la rue, que dans son cabinet, que dans son lit ? Celui qui est habitué à penser, pense partout. « Bossuet se mettait dans une chambre froide la tête chaudement enveloppée. » J’en conclus qu’il n’était pas frileux, mais qu’il craignait de s’enrhumer du cerveau. Ce sont là des enfantillages. Quant aux bizarreries réelles des hommes supérieurs, il faut d’abord s’assurer si elles sont spontanées et naturelles, ou si elles ne sont pas reflet d’une sorte de charlatanisme très-ordinaire chez les grands hommes : « Girodet, dit-on, se levait au milieu de la nuit, faisait allumer des lustres dans son atelier, plaçait sur sa tête un énorme chapeau couvert de bougies, et dans ce costume il peignait des heures entières. » J’ai peine à croire que ce soit là autre chose qu’une plaisanterie : en tout cas, c’est une bizarrerie tellement arrangée et si peu naturelle que je n’y puis voir qu’une mystification du bourgeois. Peut-être aussi Girodet avait-il trouvé plus commode cette manière de s’éclairer. En outre, il ne suffit pas d’établir qu’un certain nombre d’hommes supérieurs ont eu des bizarreries. Il faudrait établir que les hommes ordinaires n’en ont pas ; autrement, il n’y a rien là qui soit particulier aux hommes supérieurs. Or, combien d’hommes médiocres ont leurs bizarreries, leurs excentricités, leurs petites monomanies ; on n’y fait aucune attention parce qu’ils sont médiocres. On les remarquerait, et eux-mêmes s’appliqueraient à les faire remarquer s’ils étaient supérieurs aux autres hommes. Quant aux distractions, il est vrai qu’elles sont habituelles chez les hommes d’étude. Mais je ne puis deviner quelles conséquences on peut tirer de ce fait. La distraction est un fait parfaitement normal, qui ne suppose en aucune façon un état maladif du cerveau. Si je regarde attentivement dans la rue, je n’entends pas quelqu’un qui m’appelle à côté de moi ; si je suis occupé à quelque travail, je n’entends pas la pendule sonner.

Tout le monde a des distractions. L’un oublie les choses visibles, l’autre les choses invisibles ; l’un ne pense qu’à son devoir et oublie son intérêt ; l’autre pense à son intérêt et oublie son devoir. Ce sont là autant de distractions. Quant à l’homme supérieur, il est distrait parce qu’il pense, il est distrait parce que les choses quotidiennes ne l’intéressent pas. D’ailleurs, M. Moreau (de Tours), fidèle à sa peinture fantastique du génie, exagère tout, la distraction comme l’enthousiasme : « De même qu’en s’exaltant outre mesure, dit-il, l’imagination touche au délire ; l’attention, par sa tension exagérée, touche au fait le plus grave de l’aliénation mentale, à la perte de la conscience, à l’extase. » Ce sont là de grandes exagérations. M. Ampère, lorsqu’il s’abandonnait à ses distractions si célèbres, n’était pas du tout dans l’extase. Seulement il pensait à des choses qui l’intéressaient vivement, et il en oubliait d’autres qui ne l’intéressaient pas du tout. M. Moreau (de Tours) dit avec raison, après Esquirol, que ce qui constitue la folie, c’est la lésion de l’attention. Or, ce qui constitue précisément le génie, c’est la puissance d’attention. Il n’y a donc rien de plus différent que ces deux états. Le fou est absolument incapable d’attention, il est subjugué par les idées qui l’occupent et par son imagination ; il ne peut changer les rapports de ces idées entre elles ; il ne peut suivre la trace d’une vérité qui apparaît ; il ne peut lier les faits et les causes, les conséquences et les principes-. C’est le contraire chez l’homme de génie. La méditation intellectuelle est donc l’opposé de l’aliénation. La distraction n’est qu’un accident qui peut se rencontrer incidemment dans l’un et dans l’autre état, il y a enfin cette différence profonde et caractéristique, que vous pouvez faire remarquer à l’un sa distraction, et qu’il en sourit le premier ; mais que vous ne pouvez pas faire sortir l’aliéné du cercle d’idées où il est enchaîné.

2° Les hommes de génie sont, en général d’une constitution maladive ; ils sont affligés de toutes les infirmités.

Je ne sais sur quoi l’auteur peut fonder une pareille thèse. Sans doute il nous dira que Byron était pied bot, Pope contrefait, Gibbon bossu, etc. Mais que de démentis à une telle thèse ! Que l’on jette les yeux sur les hommes les plus célèbres de notre époque. Combien d’entre eux sont remarquables par la vigueur de leur constitution ! Ajoutez qu’ils sont loin d’être difformes, et que nos dandys pourraient envier à tel poète illustre, à tel historien, à tel savant, et même à toi philosophe, la beauté de la stature et des traits. Il est vrai que pour M. Moreau (de Tours) tout est difformité, comme tout est délire. Les uns sont trop petits, les autres sont trop grands. Washington avait six pieds deux pouces, et un grand menton42. Sans ce menton, Washington n’eût pas été peut-être un homme de génie. Voilà un menton qui a sauvé l’Amérique. Si les hommes de génie sont nécessairement maladifs, que l’on explique comment l’on trouve tant d’exemples de longévité dans les hommes supérieurs, et en particulier chez les savants et les hommes de lettres. Sans doute, il y a eu des hommes supérieurs maladifs, malingres, rachitiques. C’est une preuve que la difformité physique n’exclut pas le génie, mais non pas qu’elle l’accompagne nécessairement. Combien de boiteux, de bancals et de bossus sont des êtres parfaitement insignifiants ! Il faut conclure qu’on n’a trouvé aucun rapport précis entre la constitution et la supériorité intellectuelle, et que, jusqu’à nouvel ordre, il est permis de penser que le génie n’est pas une maladie.

3° La folie et la raison ont coïncidé chez un très-grand nombre d’hommes de génie.

Il y aurait ici, si l’on voulait discuter cette question à fond, tant de points à examiner, que je ne puis que me borner à quelques indications. Je dis d’abord qu’il faut distinguer l’hallucination simple de la folie. Ce sont deux états très différents. En outre, pour ce qui est de l’hallucination, il faut éviter de prendre trop au sérieux toutes les anecdotes qui sont rapportées sur les grands hommes, ou qu’ils rapportent sur eux-mêmes. Dans beaucoup de cas le doute est permis. Lorsque Napoléon montre au général Rapp la prétendue étoile qui le guidait, en lui disant : « Voyez là-haut… Elle est là, devant vous, brillante ! » je ne suis pas parfaitement persuadé que cet homme illustre n’a pas voulu mystifier l’honnête général : c’était une croyance assez utile à répandre parmi les soldats. J’avoue qu’il me faut d’autres preuves que cela pour croire à des hallucinations. D’ailleurs, la seule conclusion que l’on puisse tirer des faits que l’on cite, en assez petit nombre d’ailleurs, c’est que l’hallucination a pu coexister, en certains cas, avec le génie ; en un mot, que le génie n’exclut pas l’hallucination. Mais conclure de cela que le génie soit lié à l’hallucination, et que l’un de ces faits soit la cause de l’autre, c’est raisonner d’une manière très-peu rigoureuse. Quant à la folie proprement dite, outre qu’on n’en cite qu’un assez petit nombre d’exemples, on peut admettre que le génie soit une cause favorable de folie, sans reconnaître que la folie et le génie sont analogues physiologiquement. En effet, le génie peut certainement placer l’homme dans des conditions sociales très douloureuses : la supériorité d’un homme sur son temps peut lui rendre l’existence très difficile, et ainsi devenir pour lui cause occasionnelle de certaines douleurs, qui amèneraient la folie tout aussi bien chez un autre que chez lui, si elles s’y produisaient. En outre, j’admets que l’abus du travail intellectuel puisse amener la folie (quoique cela soit très rare quand il n’y a pas de cause concomitante). Mais cela ne prouverait pas que le génie, c’est-à-dire l’usage normal des fonctions cérébrales, suit une maladie du cerveau. Si je marche trop longtemps, je me donne une courbature. Mais l’exercice sain et réglé n’est pas identique avec la courbature. Si je mange trop, je me donne une indigestion ! Dira-t-on que la digestion régulière est une maladie ? De même, si je travaille trop, je me donne un mal de tête ! Est-ce à dire que le travail intellectuel soit une névralgie ? Ainsi le génie pourrait conduire à la folie ceux qui en abusent, sans qu’on puisse conclure de là qu’ils sont de la même famille.

4° Mais le fait sur lequel M. Moreau (de Tours) insiste le plus et auquel il consacre la moitié de son livre, c’est le fait de l’hérédité. Il y a, suivant l’auteur, une liaison héréditaire entre le génie et les différents états nerveux qui touchent de près ou de loin à la folie et à l’idiotisme.

Je suis bien loin de vouloir contester la loi mystérieuse, mais irrécusable de l’hérédité organique. Qu’il y ait des maladies héréditaires, c’est un fait flagrant contre lequel il est impossible de s’élever. Que la folie soit une de ces maladies, c’est ce qui est malheureusement trop prouvé par les faits. Il paraît même démontré qu’une maladie peut se transformer héréditairement, et se manifester sous d’autres formes43. D’un autre côté, il est également certain que les conditions normales et saines de l’organisme, que la structure des organes, les linéaments du corps, les traits de la figure peuvent aussi se transmettre par l’hérédité. Enfin, comme il y a un rapport intime et profond entre le physique et le moral, on ne nie pas qu’il ne puisse y avoir une transmission héréditaire du moral par le moyen du physique. J’accorde toutes ces propositions à M. Moreau (de Tours). Mais il m’est impossible d’aller plus loin.

Lorsqu’il se présente un homme d’une intelligence supérieure, il faut, pour expliquer cette supériorité, faire la part 1° de la spontanéité de l’âme ; car, comment prouver qu’elle soit nulle ? 2° De l’organisation individuelle, et de ce que l’on appelle, en médecine, les idiosyncrasies. Ces deux parts faites, il se peut qu’une troisième part soit due à l’hérédité, c’est-à-dire aux conditions organiques transmises par la génération. Mais quelles sont ces conditions ? C’est ce qu’il me paraît absolument impossible de découvrir, c’est du moins ce qui demanderait des observations si longues et si délicates, que je ne crois pas que la science puisse encore rien avancer de sérieux sur un pareil sujet. Ici l’auteur me paraît dépasser toutes les limites permises de la témérité scientifique. Pourvu qu’il rencontre un mal nerveux quelconque dans la famille d’un homme de génie, aussitôt il y voit une prédisposition héréditaire ; et remarquez à quel point il élargit le cercle des phénomènes dont il s’agit. Pour lui, folie, hallucination, idiotisme, scrofules, rachitisme, surdité, mutisme, cécité, morts subites, apoplexies, paralysies, tics nerveux, ivrognerie, etc., tous ces phénomènes sont des prédispositions héréditaires qui peuvent donner naissance, par la transmission, à la supériorité intellectuelle. Or, il est facile de comprendre que parmi ces états si nombreux il s’en trouve vraisemblablement un certain nombre dans les parents d’un homme de génie. Ajoutez que l’auteur ne se borne pas aux ascendants, ni même aux descendants : il va jusqu’aux frères, aux sœurs et aux cousins. Maintenant, même dans des conditions si larges, arrive-t-il cependant à des résultats un peu précis ? Nullement. Dans la table biographique qui termine son livre, il y a 179 cas cités. Sur ce nombre, combien croit-on qu’il cite de faits héréditaires ? 23, c’est-à-dire 1 sur 7. Je demande maintenant si, en prenant au hasard 7 personnes d’un esprit ordinaire, on n’en trouverait pas parmi elles au moins une dont le père ou la mère, ou le grand-père, ou la grand-mère, ou les enfants, ou les frères, ou les cousins germains, auraient été affectés de l’une des innombrables affections que l’auteur prétend liées au génie par une racine commune. Que reste-t-il donc de l’argument de l’auteur ? Il reste ceci, ni plus ni moins : « Dans les conditions organiques qui contribuent pour une part indéterminée à la formation du génie, il y a une part, également indéterminée, qui provient de l’hérédité d’une façon indéterminable. » En d’autres termes, nous ne savons rien, absolument rien sur les conditions physiques du génie.

Il est juste de reconnaître que le savant champion de la thèse paradoxale que nous venons de discuter a su la défendre avec beaucoup de verve et de talent. Au reste, il ne doit pas désirer qu’on loue son livre. Plus on vanterait l’originalité de ses idées et la force de ses conceptions, plus on paraîtrait vouloir le ranger au nombre de ces malades que l’histoire admire. Je ne dis pas que le cas soit si grave ; mais, à coup sûr, celui qui a fait cela n’est pas un esprit du commun : il a le droit de se ranger lui-même au nombre des esprits distingués qu’ont eu des pensées bizarres ; et son ouvrage ne serait pas un faible argument en faveur de son opinion. J’ajoute que, sans être de son avis, sur le fond de la question, je crois qu’il a rencontré, chemin faisant, beaucoup de vérités particulières, qui sont plus instructives et plus intéressantes que la thèse chimérique qu’il prétend établir. Ainsi les alchimistes du moyen âge ne découvraient pas la pierre philosophale qu’ils cherchaient ; mais dans les combinaisons fortuites de leur art se rencontraient des substances utiles qui entraient dans le commerce, et rendaient plus de services utiles à la société que n’eût fait le succès de leur téméraire espérance.

Chapitre VI
Les localisations cérébrales §

Certains savants, persuadés que le cerveau est l’organe de la pensée, mais frappés des démentis bizarres que l’expérience semble donner à cette théorie, ont été par là conduits à supposer que la plupart des erreurs commises venaient de ce que l’on voulait toujours considérer le cerveau en bloc, au lieu d’y voir un assemblage d’organes différents, associés pour un but commun. Tel est le principe de l’organologie de Gall, soutenu encore à l’heure qu’il est par de savants médecins. A l’aide de ce nouveau point de vue, toutes les contradictions apparentes que nous avons signalées dans nos premiers chapitres peuvent s’expliquer facilement. Que signifieraient en effet la masse et le poids d’un organe complexe dont chaque partie aurait une signification déterminée ? S’il y a dans le cerveau des parties nobles et des parties inférieures, comment ces différences se traduiraient-elles dans un total brut, qui enveloppe tout sans rien démêler ? Tel cerveau, moins pesant que tel autre, peut lui être supérieur, si les parties consacrées à l’exercice de la pensée l’emportent, et si l’infériorité de poids ne tient qu’à la faiblesse des parties grossières, consacrées aux appétits des sens et aux besoins de la vie organique. La première chose à faire serait donc de démêler dans le cerveau ses différentes parties et les diverses facultés qui y correspondent. Gall a entrepris cette œuvre, mais il en a compromis le succès par une précipitation excessive ; il a voulu réaliser à lui tout seul une entreprise qui, en supposant qu’elle fut possible, demanderait peut-être plusieurs siècles d’observations et d’expériences rigoureusement suivies. Aussi pas une seule des localisations proposées par lui n’a-t-elle gardé de valeur scientifique, et son hypothèse est frappée au coin d’une témérité frivole qui n’est pas sans quelque mélange de charlatanisme. Il faut reconnaître cependant qu’il a contribué à donner dans la science une place au principe des localisations, et que, sans avoir lui-même rien découvert, il a provoqué les recherches de ce côté ; il a attiré l’attention sur la complexité de l’organe cérébral, et l’exagération même de ses vues sur le rôle des circonvolutions a été pour quelque chose dans les études plus exactes et plus profondes qui ont été faites depuis.

Disons encore que parmi les objections dirigées contre la phrénologie, il en est quelques-unes qui ne nous paraissent pas suffisamment démonstratives, et que l’on pourrait écarter du débat : ce sont certaines objections à priori tirées de la philosophie, et qui n’ont pas suffisamment d’autorité dans un débat essentiellement physiologique et anatomique. La philosophie en effet ne peut pas avoir la prétention de savoir d’avance si le cerveau est un organe simple ou complexe. Interdire tel ou tel système anatomique au nom d’une doctrine philosophique, ce serait raisonner comme les théologiens du moyen âge, qui condamnaient le mouvement de la terre au nom de la révélation. Que reprochait-on au docteur Gall ? Deux choses : 1° détruire l’unité du moi en admettant la multiplicité des organes cérébraux ; 2° détruire le libre arbitre en soutenant l’innéité organique des instincts. En un mot, on reprochait à la doctrine de Gall de conduire au matérialisme et au fatalisme. Il y a réponse à ces deux objections.

Pour ce qui est du matérialisme, Gall lui-même s’expliquait en ces termes : « Quand je dis que l’exercice de nos facultés morales et intellectuelles dépend des conditions matérielles, je n’entends pas que nos facultés soient un produit de l’organisation ; ce serait confondre les conditions avec les causes efficientes. » Cette distinction est précisément celle que font les spiritualistes quand on leur objecte l’influence du physique sur le moral, et elle est très à sa place ici. On dit que la pluralité des organes cérébraux est contraire à l’unité du moi, et M. Flourens insiste particulièrement sur cette objection. Gall répond qu’on ne voit pas pourquoi l’âme ne se servirait pas de plusieurs organes tout aussi bien qu’elle se sert d’un seul. Lors même que le cerveau ne serait pas un organe complexe, un composé d’organes, il n’en est pas moins, puisqu’il est matériel, un tout composé ; or, l’unité de l’âme n’est pas compromise par cette multiplicité de parties : pourquoi le serait-elle par la multiplicité des organes ? L’objection de M. Flourens est d’autant moins fondée de sa part que lui-même admet certaines localisations ; il distingue l’organe de l’intelligence ou le cerveau de l’organe de la sensibilité, qui est la moelle épinière, de l’organe coordinateur des mouvements, qui est le cervelet. Que ces localisations soient plus ou moins générales, cela importe peu ; toujours est-il que l’âme manifeste son activité par plusieurs organes différents, car on ne peut nier que la sensibilité et la coordination des mouvements n’appartiennent à l’âme aussi bien que l’Intelligence. La pluralité des organes n’est donc pas contraire à l’unité de l’esprit.

L’imputation de fatalisme, qui est la plus répandue contre la doctrine de Gall, ne me paraît pas non plus très-fondée. Que l’on accepte ou non cette doctrine, on est bien obligé de reconnaître que nos inclinations et nos passions sont plus ou moins liées à l’organisme. L’école cartésienne même, suivant en cela les traces de l’école thomiste, définissait les passions « des mouvements de l’âme liés à des mouvements corporels ». La vieille théorie des tempéraments et de leur influence sur les caractères peut avoir été plus ou moins exagérée ; mais l’expérience de tous les jours est là pour nous montrer que la gaieté, la tristesse, l’audace, la timidité, et beaucoup d’autres affections ont une liaison étroite avec l’organisation. Enfin les changements qui ont lieu dans nos sentiments et nos affections sous l’influence des maladies, prouvent bien aussi qu’il y a là quelque chose d’organique. Or, en quoi serait-il plus immoral de lier nos instincts à la prédominance de tel organe cérébral que de les subordonner à l’ascendant de telle humeur, de tel viscère, de tel système, sanguin, lymphatique ou nerveux ?

Mais, dira-t-on, si les instincts sont soumis à la prédominance de certaines parties du cerveau, si l’on naît avec la bosse du vol, de l’homicide, du libertinage, que devient le libre arbitre ? A cette objection, Gall répondait par une distinction très-juste et très-philosophique, par la distinction du désir et de la volonté. Il disait qu’il ne faut pas confondre les instincts avec la faculté de les gouverner, de les discipliner, de les diriger vers une fin donnée, que ce qui est lié à l’organisation ce sont les instincts, que ce qui appartient à l’âme c’est la volonté, que la volonté peut modifier les effets de l’organisme, que c’est là du reste une difficulté qui subsiste dans tous les systèmes, puisque dans tous les systèmes il faut bien accorder qu’il y a des instincts innés, quelquefois même de mauvais instincts. L’influence de l’hérédité sur les penchants est incontestable, et la religion elle-même reconnaît cette hérédité et innéité des mauvais instincts, puisque c’est principalement sur cette donnée qu’elle fonde la doctrine du péché originel. La phrénologie n’était donc nullement coupable en cherchant le siège organique de ces différents instincts, et elle n’était point par là plus contraire au spiritualisme que toute autre doctrine physiologique.

On aurait donc dû se dispenser de ces arguments, qui, outre leur faiblesse intrinsèque, ont un grand inconvénient : c’est que si à un jour donné la science venait à démontrer la doctrine des localisations (ce qui n’a rien d’impossible), le spiritualisme se trouverait battu par ses propres armes. J’approuve donc l’ingénieux psychologue qui, dans son livre récent sur la Phrénologie spiritualiste, soutient que la doctrine de Gall peut se concilier avec le plus pur spiritualisme. Le docteur Castle défend solidement sur ce point la doctrine de son école, souvent compromise, il faut le dire, par les imprudentes exagérations des adeptes. Cependant, si la phrénologie ne paraît pas avoir été atteinte par les objections à priori que l’on a dirigées contre elle, on peut dire qu’elle a tout à fait succombé sur le terrain des faits et de l’expérience. La physiologie et la psychologie se sont trouvées d’accord pour écarter de la science une hypothèse aussi superficielle qu’erronée. M. Adolphe Garnier, dans une polémique impartiale et pénétrante, a fait la part du vrai et du faux avec une justesse et une équité d’appréciation bien rares dans la controverse. Le docteur Castle n’hésite pas à lui donner raison sur les points les plus importants ; il reconnaît qu’une bonne organologie suppose préalablement une psychologie bien faite, et que la psychologie elle-même ne peut se faire sans l’observation de la conscience. C’est sur ces bases qu’il entreprend de régénérer la phrénologie. J’applaudis volontiers à son entreprise, et j’accorde qu’il y a beaucoup de psychologie dans son livre. Seulement j’y cherche, je l’avoue, la phrénologie ; elle n’y est guère que pour mémoire, et cette défense sensée et honnête ressemble plutôt à une retraite honorable qu’à une apologie victorieuse.

Si faible que fût la psychologie des phrénologues, elle était supérieure encore à leur organologie. Là tout est hypothétique, chimérique, arbitraire. Mauvaise méthode, assertions erronées, preuves ridicules, tout se rencontre pour constituer une mauvaise hypothèse scientifique. Aujourd’hui que la question peut être considérée comme jugée, résumons les diverses objections sous lesquelles la phrénologie a succombé. Elles sont de deux sortes : les unes générales, les autres particulières.

La méthode des phrénologues était mauvaise. Quoi de plus grossier, par exemple, de plus empirique, de moins précis que le procédé de Gall, tel qu’il nous le rapporte lui-même ? Il faisait venir des portefaix, les enivrait, afin que l’abandon du vin lui révélât leur vrai caractère ; puis il tâtait leurs bosses et cherchait des analogies et des rencontres entre le caractère qu’il avait cru découvrir et les protubérances de leurs crânes. Ou bien encore il consultait les bustes anciens, bustes toujours plus ou moins authentiques, mais qui d’ailleurs, comme on peut le présumer, n’avaient guère la prétention de reproduire tous les accidents du crâne. Il allait même jusqu’aux portraits, et on le voit citer sérieusement comme une autorité le portrait de Moïse ! Est-ce avec de pareils procédés que l’on peut fonder une science aussi délicate que celle de la physiologie de la pensée ? Plus tard, les phrénologues ont fait usage de l’anatomie comparée ; mais, si l’on en croit l’un d’entre eux, ce serait avec une grande inexpérience. Voici comment s’explique M. Vimont. « L’ouvrage de Spuzheim, nous dit-il, contient une multitude d’erreurs extrêmement graves. Toutes les figures servant à l’explication sont imaginaires. Il est complètement dépourvu d’anatomie et de physiologie comparée. L’ouvrage de M. Combes me paraît encore au-dessous de celui de Spurzheim pour la représentation des objets. Un anatomiste un peu distingué ne peut réellement jeter les yeux sur ces figures sans éprouver un sentiment pénible, tant elles sont peu conformes à celles que la nature nous offre. » Je laisse à décider aux anatomistes si M. Vimont a su lui-même éviter les erreurs qu’il reproche à ses confrères. Toujours est-il que les fondateurs de la secte avaient des connaissances bien peu positives.

La seconde faute des phrénologues est d’avoir compliqué leur hypothèse physiologique de ce qu’ils appelaient la crânioscopie, qui consistait, comme on sait, à reconnaître et à mesurer les facultés de l’âme par l’inspection extérieure du crâne. Suivant eux, les circonvolutions du cerveau, siège des facultés intellectuelles et morales, se manifesteraient extérieurement par des protubérances, vulgairement appelées bosses, qui peuvent servir à juger de l’intérieur par l’extérieur. Cette méthode n’avait pour but que de séduire la multitude par la prétention d’une soi-disant révélation des caractères. En suivant cette voie, les phrénologues se sont mis à lutter avec les chiromanciens et les diseurs de bonne aventure, et s’ils entraînaient par là la superstition, toujours avide d’extraordinaire et d’inconnu, c’était au détriment de la vraie science. Les anatomistes en effet nous apprennent que le crâne ne se moule pas sur les circonvolutions cérébrales ; il ne les représente, nous dit M. Flourens, que par sa face interne, et non par sa face externe. Souvent même la forme du cerveau n’est pas la même que la forme du crâne. M. Lélut en donne pour exemple le blaireau, le renard et le chien, qui diffèrent beaucoup par la forme de leurs crânes, mais chez lesquels le cerveau est, à peu de chose près, identique.

Si des crânes nous passons au cerveau, la difficulté est d’y déterminer avec précision des organes vraiment distincts. Sans doute l’encéphale, comme nous l’avons vu, est un organe complexe, et c’est là qu’on pourra, avec le plus de succès, établir certaines localisations ; mais si l’on se borne aux hémisphères cérébraux, ils semblent bien être un seul et même organe, ou du moins un double organe homogène, semblable aux deux poumons, aux deux yeux, etc. Quant à décomposer anatomiquement les hémisphères par le moyen des circonvolutions, rien de plus difficile et de moins précis. Ces circonvolutions, en effet, se continuent les unes les autres comme les plissements d’une étoffe, et ne se séparent point rigoureusement : il n’y a en réalité qu’une surface unie, qui, pour se caser plus aisément dans une boîte fermée, qui est le crâne, se replie sur elle-même et paraît se diviser en se rassemblant44. Aussi les anatomistes qui, avec Desmoulins, voyaient dans le développement des circonvolutions les indices du progrès intellectuel voulaient-ils simplement dire que plus il y a de circonvolutions, plus il y a de matière cérébrale dans un espace donné, il n’y a pas là toutefois cette délimitation précise qui permet de distinguer un organe d’un autre. « Encore, dit M. Leuret, si les phrénologues se fussent attachés à lier exactement telle faculté à telle circonvolution déterminée, il y aurait là quelque chose de positif et de digne d’examen ; mais non, ils font avec un crayon des départements sur des cartes. De limites naturelles sur les crânes ou sur le cerveau lui-même, on ne se donne pas la peine d’en indiquer. » M. Leuret fait cette remarque à propos des planches de M. Vimont qui, on l’a vu, est si sévère lui-même pour celles de Spurzheim et de M. Combes. Enfin le système de Gall supposerait que le siège des facultés serait situé à la surface du cerveau. Or, lui répond M. Flourens, on peut enlever à un animal, soit par devant, soit par derrière, soit par côté, soit par en haut, une portion assez étendue de son cerveau sans qu’il perde aucune de ses facultés.

La question la plus importante soulevée par la doctrine phrénologique, et qui même aujourd’hui n’est pas encore entièrement jugée, est de savoir si les parties antérieures du cerveau, et que l’on appelle les lobes frontaux : ne seraient pas le siège spécial des facultés de l’entendement. Ce qui paraît avoir conduit à cette théorie, c’est ce fait de sens intime qui nous fait localiser la pensée dans cette partie de la tête ; c’est là en effet, et ce n’est pas par derrière, que nous nous sentons penser. Il s’agit là d’un phénomène très-complexe, qui n’a peut-être pas toute la valeur que l’on pourrait croire. En général, les localisations subjectives sont pleines d’incertitude. On sait que les amputés souffrent dans les organes qu’ils ont perdus ; on sait que les lésions des centres nerveux se font sentir surtout aux extrémités. Ce qui est plus décisif encore et se rapporte de plus près au fait en question, c’est que, d’après les phrénologues (et en cela les physiologistes leur donnent raison), les affections, les émotions, les passions, ont leur siège dans le cerveau : or il ne nous arrive jamais de les localiser là ; nous n’avons pas conscience d’aimer par la tête, mais par le cœur. Ce n’est cependant pas dans le cœur qu’est le siège de l’affection. Si donc nous nous trompons en localisant dans le cœur les affections qui n’y sont pas, nous pouvons nous tromper en localisant la pensée dans la partie antérieure du cerveau45. D’ailleurs la localisation de l’intelligence dans les lobes antérieurs soulève de graves objections. M. Leuret, par exemple, fait observer qu’à mesure que l’on descend de l’homme aux animaux inférieurs, ce ne sont pas les parties antérieures du cerveau qui viennent à manquer, ce sont les postérieures, celles-là précisément où Gall localise les facultés animales. Pour répondre à cette difficulté, les phrénologues déplacent les facultés et les font marcher avec le cerveau ; mais, dit M. Leuret avec raison, si les organes peuvent ainsi se déplacer et aller d’arrière en avant, ils peuvent tout aussi bien aller d’avant en arrière, et alors pourquoi les organes frontaux n’iraient-ils pas se ranger sous le pariétal ? Les organes n’ayant plus de place fixe, il est impossible de les déterminer. S’ils sont liés au contraire d’une manière rigoureuse à telle faculté, cette faculté doit disparaître avec eux ; par conséquent les instincts purement animaux doivent disparaître ou être plus faibles chez les mammifères inférieurs et l’intelligence rester au moins égale, puisque c’est la partie postérieure du cerveau qui disparaît, et non l’antérieure. C’est certainement là un des arguments les plus forts contre la doctrine phrénologique. D’autres faits non moins graves déposent contre la localisation des facultés intellectuelles dans les parties antérieures du cerveau : c’est d’abord le fait signalé par M. Lélut, à savoir, que cette partie du cerveau est égale chez les idiots à ce qu’elle est chez les autres hommes ; ce sont enfin de nombreux cas pathologiques d’où il résulte que les mêmes troubles intellectuels peuvent se produire, dans quelque partie du cerveau qu’ait eu lieu la lésion soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés. Les phrénologues expliquent ces faits en disant que lorsque la blessure ou le mal se produit par derrière, les parties antérieures sont sympathiquement malades ; mais on pourrait faire le raisonnement inverse avec la même autorité, et par là toutes les indications de l’anatomie pathologique sont entachées d’incertitude et d’obscurité46. Enfin l’on cite de nombreux cas de lucidité intellectuelle coïncidant avec les lésions de la partie antérieure du cerveau.

Une dernière objection très grave contre la phrénologie, et même contre le principe des localisations cérébrales en général, se tire des vivisections, qui n’ont jamais permis de surprendre une faculté isolée des autres. Nous avons vu que, suivant M. Flourens, on peut enlever dans un animal une partie considérable du cerveau sans qu’aucune faculté soit perdue ; mais, au-delà d’une certaine limite, si l’une disparaît, toutes disparaissent. La contre-épreuve de cette expérience est très-curieuse. On peut conduire l’opération de telle sorte que la lésion guérisse et que les fonctions renaissent. Eh bien ! dès qu’une faculté renaît, toutes renaissent. Tout se perd, tout renaît à la fois. C’est là du moins ce que nous affirme M. Flourens, et il y trouve la preuve physiologique de l’unité de l’intelligence.

On a fait observer, à l’appui de la phrénologie, que dans la folie les facultés peuvent être surprises dans un certain état d’isolement. On voit en effet telle faculté persister, telle autre disparaître. La mémoire subsiste souvent seule dans la ruine de toutes les facultés ; le raisonnement continue souvent à s’appliquer à des idées fausses avec une singulière subtilité. Réciproquement, tel ordre de pensées, tel ordre d’affections peut disparaître seul, le reste demeurant intact. On a toutefois répondu à cette objection que ces faits sont absolument analogues à ceux qui se produisent dans l’ordre de nos sensations, sans que l’on soit pour cela obligé de conclure à la diversité des sièges organiques. Ainsi tous les nerfs sensitifs de la peau ont assurément les mêmes propriétés47, et cependant un malade peut perdre la sensation de température et conserver la sensation de douleur, de tact et réciproquement. Il en est de même des autres sens, on peut avoir la perception de telle couleur et non de telle autre, ressentir encore le goût du sucre, perdre le goût du sel, etc. ; ces perturbations étranges et isolées nous conduiront-elles à localiser chacune de ces sensations ? Non sans doute. Ainsi un même organe peut perdre tel de ses modes d’action sans qu’on ait le droit de mettre en doute son unité.

Telles sont les raisons générales qui ont été invoquées contre la doctrine phrénologique, et il est impossible d’en méconnaître la valeur ; mais, indépendamment de ces objections, qui atteignent la théorie générale, on peut dire que de toutes les localisations proposées par les phrénologues aucune n’a été confirmée par l’expérience. Par exemple, le cervelet avait été proposé par Gall comme l’organe de l’instinct de propagation. Il est inutile d’insister sur les faits qui ont renversé cette doctrine ; mais il n’y en a pas de mieux réfutée48. L’organe de l’amour des enfants ou philogéniture, placé par Gall à l’extrémité postérieure des hémisphères cérébraux, formait, suivant lui une saillie très-frappante chez les femmes et chez les femelles des animaux.

M. Lélut a trouvé cette saillie sur un grand nombre de crânes de voleurs, et, parmi les animaux, indifféremment chez le mâle et la femelle. Ou sait que l’on a trouvé l’organe du meurtre chez le mouton. Broussais a essayé de justifier la doctrine de Gall sur ce point, et soutenu que la destruction des végétaux peut très-bien être assimilée à celle des animaux : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’organe de la destruction se rencontre chez le mouton aussi bien que chez le chien ; mais Gall avait établi précisément cet organe sur la comparaison des carnivores et des frugivores. « Il existe, disait-il, chez les carnassiers des parties cérébrales dont les frugivores sont privés. » D’ailleurs aucune localisation n’a été mieux réfutée que celle de l’organe du meurtre. M. Lélut, qui a eu entre les mains un très-grand nombre de crânes d’assassins, n’y a jamais rien trouvé d’exceptionnel. Le célèbre Fieschi n’avait pas non plus l’organe de la destruction. L’organe de la vénération encore est très remarquable chez le mouton. Broussais explique ce singulier fait par la docilité du mouton à se soumettre au chien ; mais il se trouve que le même organe se rencontre chez le loup, le tigre et le lion. L’organe de la musique est beaucoup plus développé chez l’âne, le loup et le mouton que chez l’alouette, le pinson et le rossignol. Enfin l’organe de la propriété, très saillant, suivant Gall, chez les voleurs opiniâtres et chez les idiots enclins à voler, ne se trouve, selon M. Lélut, ni chez les uns, ni chez les autres.

Ces faits, qu’il est inutile de multiplier, suffisent pour établir que l’hypothèse phrénologique n’avait aucun fondement sérieux dans l’expérience, et qu’elle n’était qu’une œuvre d’imagination, ou tout au moins une conjecture prématurée. Cependant il serait imprudent de dire que le principe des localisations cérébrales est entièrement et définitivement réfuté. Les expériences mêmes de M. Flourens ne peuvent pas aller jusque-là, car il est bien difficile de savoir au juste ce qui se passe dans une tête de poule ou de pigeon, et affirmer que les facultés disparaissent ou reparaissent toutes à la fois dépasse peut-être ce que notre science sait de la psychologie des poules. De plus, sans méconnaître l’abus que l’on peut faire des raisons à priori, il est difficile cependant de ne pas être frappé des paroles suivantes de M. Broca : « Je ne puis admettre, dit-il, que la complication des hémisphères cérébraux soit un simple jeu de la nature, que la scissure de Sylvius ait été faite uniquement pour donner passage à une artère, que la fixité du sillon de Rolando soit un pur effet du hasard, et que les lobes occipitaux aient été séparés des lobes temporaux et pariétaires à cette seule fin d’embarrasser les anatomistes. On trouve par l’embryogénie que les cinq lobes de chaque hémisphère (le frontal, le pariétal, le temporal, l’occipital, l’insula), sont des organes distincts et indépendants. Or je ne puis me défendre de croire que des organes distincts ont des fonctions distinctes49. »

Indépendamment de ces raisons à priori, il est déjà certain aujourd’hui que l’encéphale au moins, sinon le cerveau, est un organe complexe dont les diverses parties ont chacune son rôle, quoique rien ne soit plus difficile à déterminer par l’expérience. C’est ainsi que la moelle allongée paraît être le principe des mouvements de la respiration. Le cervelet, suivant M. Flourens, serait l’organe de l’équilibre, de l’harmonie, de la coordination des mouvements, et cette doctrine, quoique contestée, paraît de plus en plus autorisée dans la science. Les tubercules quadrijumeaux ont une grande importance dans la vision, et l’ablation de ces tubercules entraîne la cécité. Les lobes olfactifs, qui manquent chez l’homme, mais qui existent chez les animaux, sont liés au sens de l’odorat. Enfin les hémisphères cérébraux eux-mêmes sont considérés encore, nous l’avons vu, par certains médecins comme des organes complexes ; on y distingue la substance grise de la substance blanche, et c’est dans la première, qui forme l’écorce du cerveau, que M.M. Parchappe, Foville, Broca, placent le siège de la pensée. Enfin Gratiolet lui-même, tout opposé qu’il est à la théorie des localisations, admet cependant que les parties antérieures du cerveau ont plus de dignité que les parties postérieures, ce qui indique évidemment quelque différence dans le rôle de ces parties. De plus, il admet dans le cerveau des départements distincts, non pour l’Intelligence, mais pour les sensations, les nerfs olfactifs, gustatifs, optiques aboutissant à des parties différentes du cerveau. Or, de la prédominance de tel ou tel système sensitif peuvent résulter évidemment de grandes différences dans les instincts et les habitudes de l’animal. Même chez l’homme, certains talents très circonscrits et très déterminés pourraient encore s’expliquer dans cette hypothèse, et l’on reviendrait ainsi par un chemin détourné à une doctrine qui ne serait pas très éloignée de celle de Gall. Enfin, une doctrine très-répandue assigne à la faculté du langage articulé un siège spécial dans le cerveau ; mais cette dernière question mérite par son importance une étude particulière.

Chapitre VII
Le langage et le cerveau §

La question des rapports du cerveau et de la parole a beaucoup agité le monde médical dans ces derniers temps et a même occupé plusieurs séances de l’Académie de médecine50. Dans la discussion brillante, mais un peu confuse, à laquelle elle a donné lieu, ce qui nous a paru le plus intéressant, ce sont les faits psychologiques mis en lumière par les divers observateurs, et qui ont révélé une indépendance remarquable entre diverses opérations de l’esprit, que l’on serait tenté de croire liées ensemble d’une manière indissoluble. Voici, en effet, les résultats donnés par l’observation.

Dans certains cas, on voit la faculté du langage articulé, ou entièrement perdue, ou profondément altérée ; cependant l’intelligence demeure saine, dit-on ; les organes vocaux sont dans un état normal, sans paralysie ; enfin les autres modes d’expression (écriture, geste, dessin) continuent à subsister. C’est ce qu’on appelle aphasie, alalie, aphémie, chaque médecin ayant sa dénomination. L’aphasie proprement dite paraît un cas assez rare, si l’on en juge par les faits exposés à l’Académie de médecine ; car, dans la plupart des cas cités, la perte de la parole est compliquée d’autres désordres plus ou moins importants. L’exemple le plus frappant est celui qu’a cité M. Trousseau.

« Un jour, un monsieur entre dans mon cabinet et me remet un papier ; je lui demande s’il est muet, et, par un geste très expressif, il me fait savoir que non. Il avait été frappé d’un coup de sang huit jours auparavant ; il avait perdu depuis lors la parole, mais il n’avait perdu que cela. Il écrivait, donnait ses ordres, entretenait une active correspondance comme par le passé ; il n’était donc aphasique que par la parole, mais il ne l’était ni par l’écriture ni par les gestes51. »

M. Bouillaud cite également ce fait d’une jeune fille qui, malgré son état d’aphasie, avait conservé toute son intelligence et répondait si bien par oui et non, et par ses gestes, aux questions qu’on lui faisait, qu’un jeune interne, qui avait eu à l’examiner pour un concours et à en faire le sujet de sa leçon, ne s’était pas même aperçu qu’elle était aphasique52.

Dans l’état d’aphasie, la faculté d’articulation n’est pas absolument perdue, le malade est encore capable d’articuler un certain nombre de mots, mais toujours les mêmes, et qui tantôt ont un sens, tantôt n’en ont pas. La malade précédente, par exemple, pouvait répondre avec justesse par oui ou par non, mais pas plus. — Parmi les malades mentionnés par M. Trousseau (qui entre autres mérites a celui de citer des faits saillants, et, comme dirait Bacon, prorogatifs), il y en a un qui à toutes les questions répondait : « N’y a pas de danger » ; quelque temps après, il disait encore : « N’y a pas de doute » ; enfin, il fit un nouveau progrès, et disait de temps à autre : « Tout de même. » Il en est resté là53. — Un autre disait : « Coucici », et, quand on l’irritait : « Saccon. »

Tels sont les cas d’aphasie simple, extrêmement rares, comme nous l’avons dit. Dans d’autres cas, le malade perd la faculté d’écrire et de lire avec celle de parler ; et cette impuissance d’écrire ne vient pas de la paralysie54. Quelquefois, le malade peut écrire un mot ou deux, mais toujours le même. Un malade s’appelle Paquet, et il sait écrire son nom ; on lui demande d’écrire le petit nom de sa femme, il écrira « Paquet », le nom du mois « Paquet », etc., comme une mécanique qui, une fois montée, fait toujours le même mouvement.

Un fait bien remarquable cité par M. Trousseau, témoigne que l’on peut conserver la faculté d’écrire et perdre celle de lire. Un négociant de Valenciennes, qui vient voir M. Trousseau, écrit devant lui : « Je suis bien heureux, monsieur, d’être venu vous voir » ; et il ne peut relire la phrase qu’il vient de tracer, ou du moins il ne peut lire que le dernier mot ou la dernière syllabe. M. Trousseau, en citant ce fait extraordinaire, ajoute avec raison : « Aucun psychologue n’aurait osé porter l’analyse jusqu’au point d’isoler la faculté d’écrire de celle de lire. Ce que la psychologie n’eût pas osé faire, la maladie l’a réalisé. » M. Trousseau essaye d’expliquer ce fait en disant que ce malade a conservé la mémoire de l’acte et qu’il a perdu celle du signe ; mais l’acte lui-même est un signe, et ce malade ne l’emploie pas au hasard, il s’en sert parfaitement et correctement pour exprimer sa pensée, ce qui est le caractère essentiel du signe. Je dirais plutôt que ce malade a conservé la faculté expressive, et qu’il a perdu la faculté interprétative. Autre chose est exprimer, autre chose est interpréter. L’enfant nouveau-né, qui exprime sa douleur par des cris, ne comprend pas encore la signification des cris chez un autre enfant. Autre chose est descendre de la chose signifiée au signe, ou remonter du signe à la chose signifiée : deux opérations en sens inverse ne sont pas nécessairement solidaires l’une de l’autre. Nous descendons facilement l’alphabet de A à Z, nous le remontons très difficilement de Z à A. Nous pouvons, jusqu’à un certain point, parler une langue étrangère sans comprendre ce qu’on nous répond. Un enfant qui est fort en thème ne l’est pas nécessairement en version, et réciproquement. On peut donc comprendre jusqu’à un certain point le fait de M. Trousseau, quoiqu’il soit certainement un des plus curieux que l’on puisse voir.

Dans d’autres cas, on voit la faculté d’écrire perdue, ou du moins très altérée, et le malade conserver l’aptitude à composer et à écrire de la musique. Voici le fait signalé par M. Bouillaud : « Matériellement, la main est aussi assurée qu’elle l’était en état de santé55 ; les lettres sont bien tracées, mais les lettres ne forment point de mots, et ne peuvent rendre une pensée quelconque…, et cependant, ayant pris un papier rayé, le malade se mit à composer quelques lignes, que sa femme exécuta sur le piano, toute stupéfaite de l’exactitude de la composition, exempte de toute toute ou erreur musicale. Il se mit ensuite à moduler de sa voix l’air écrit, et accompagna avec correction et harmonie les sons rendus par le piano56. »

Dans la plupart des cas cités, où plusieurs des signes artificiels parole, écriture, dessin57 sont plus ou moins altérés, il semble que la faculté du geste reste intacte. M. Trousseau cite un fait significatif, où celle-là même est malade. « Je le priai (dit M. Trousseau à propos du malade nommé Paquet, que nous avons cité plus haut) de faire le geste d’un homme qui joue de la clarinette : il fit celui d’un homme qui bat du tambour. Je lui montrai alors comment on joue de la clarinette ; et il imita mon geste après d’assez maladroites tentatives. Je l’invitai aussitôt après à battre du tambour, et il fit, après avoir hésité un instant, le geste d’un homme qui joue de la clarinette. La mécanique gesticulatoire était montée comme tout à l’heure la mécanique verbale. »

On doit aussi remarquer les degrés divers et les singulières modifications que peut présenter le fait général de l’aphasie. Ainsi, il paraît bien que souvent le langage mental subsiste, et que c’est la faculté de s’exprimer, qui seule est atteinte58.

Un célèbre professeur de Montpellier, M. Lordat, a eu une attaque d’aphasie, pendant laquelle, à ce qu’il assure, il pouvait préparer ses leçons et disposer ses arguments, sans pouvoir prononcer un seul mot. Dans ce cas, le langage mental était conservé sans aucun doute ; la manifestation extérieure était seule paralysée. Autrement comment concevoir qu’on puisse préparer une leçon sans mots ?

Même l’aphasie extérieure est plus ou moins circonscrite. L’un continuera à parler des idées qui lui sont le plus familières et de sa science habituelle, et perdra le souvenir des mots les plus ordinaires, comme chapeau, parapluie59. — Un autre perdra la mémoire de toute une classe de mots ; par exemple, des substantifs, un autre des verbes60 ; un autre terminera tous ses mots par la même syllabe : il dira bontif pour bonjour, ventif pour vendredi.

On peut rapprocher des cas précédents ce que l’on appelle la substitution de mots, un malade ne trouvant pour s’exprimer que des mois absolument opposés à la pensée qu’il veut rendre : « Une dame disait les choses les plus inconvenantes, les injures les plus grossières, en faisant le geste gracieux d’une personne qui invite quelqu’un à s’asseoir ; et c’était en effet ce qu’elle voulait qu’on fit. » Quelquefois il y a un désaccord absolu entre la pensée et le vocabulaire, et, quoiqu’il soit assez impropre d’appeler aphasie ce genre de désordre, puisque ces sortes de malades parlent et parlent beaucoup, le fait n’en est pas moins curieux et assez voisin des précédents. « Il y a dans mon service, dit M. Baillarger, une femme qui ne peut nommer aucun des objets les plus usuels ; elle ne peut même dire son propre nom… Elle a conscience de son état et s’en afflige… Cependant elle prononce une foule de mots incohérents, en les accompagnant de gestes très expressifs qui prouvent que derrière cette incohérence il y a des idées bien déterminées qu’elle veut exprimer61. »

M. Baillarger a également appelé l’attention sur un fait très important dans l’histoire de l’aphasie, c’est que, dans beaucoup de cas, l’impuissance de s’exprimer est beaucoup plutôt une impuissance de la volonté que de la faculté même du langage. Ces mêmes mots, que les malades ne peuvent prononcer, quand ils le veulent, sont prononcés au contraire avec une grande facilité, quand ils se présentent spontanément et en quelque sorte automatiquement. Le docteur Forles Winslow rapporte l’observation d’un officier d’artillerie, qui, à la suite d’une attaque de paralysie, ne pouvait plus parler lorsqu’il essayait de le faire. Toutes ses tentatives n’aboutissaient qu’à un murmure inintelligible ; cependant il pouvait articuler distinctement tous les mots qui lui venaient spontanément… Un malade ne pouvait prononcer volontairement les lettres k, q, u, v, w, x, z, et prononçait très souvent ces mêmes lettres dans les mots où et les s’unissent à d’autres. — Un autre, cité par M. Moreau (de Tours), ne devenait aphasique que lorsqu’il avait la volonté réfléchie et consciencieuse d’articuler. — Sous l’empire d’une passion très-vive, on voit l’aphasique retrouver momentanément la parole. — M. Rufz cite l’observation d’une femme qui recouvra la parole dans un accès de jalousie et la reperdit immédiatement après. On peut aussi, par l’association des signes, réveiller la mémoire des signes oubliés : un aphasique, qui répétait indéfiniment « tout de même », et pas autre chose, pouvait réussir à prononcer quelques mots, à condition qu’on les fit précéder du mot tous. Il pouvait dire : tous les élèves, tous les rideaux, quoique incapable de répéter les mots élèves et rideaux62.

À ces faits si intéressants rapportés par M. Baillarger, qu’on nous permette d’en ajouter un tout voisin de ceux-là, et qui les confirme. Dans une visite faite il y a quelques années à l’asile de Stéphansfeld, en Alsace, nous eûmes occasion de voir un vieux desservant, âgé de soixante-dix ans, et arrivé à un état très-avancé de démence. Il était incapable de prononcer distinctement deux mots ayant un sens : c’était à peine un bégayement. Si cependant on faisait appel à sa mémoire verbale, il était capable de réciter, soit la fable de La Fontaine, le Coche et la Mouche, soit le célèbre exorde du P. Bridaine, et cela avec la plus parfaite netteté d’articulation et avec le ton le plus juste et le plus approprié, quoique évidemment il fût devenu incapable de comprendre un seul mot de ce qu’il disait. Dans ce cas, la mécanique mnémonique était restée saine sur un point particulier, et il suffisait d’y toucher pour la faire jouer.

Quelque intéressants que soient par eux-mêmes les faits que nous venons de rapporter, il est difficile d’en tirer une théorie générale, et c’est assez arbitrairement qu’on désigne des phénomènes si différents sous le nom général d’aphasie, à moins qu’on ne convienne que c’est là une étiquette purement arbitraire, qui sert à dénommer tous les troubles, de quelque nature qu’ils soient, qui peuvent affecter les rapports du langage et de la pensée. Aussi se voit-on de proche en proche amené sur le terrain de l’aliénation mentale, et il est difficile de séparer rigoureusement le domaine du langage et celui de l’intelligence. Nous inclinons donc à nous ranger à l’opinion de M. Trousseau, qui n’a jamais vu, à ce qu’il nous dit, d’aphasie proprement dite, sans aucun trouble intellectuel. Il rappelle que M. Lordat, après son attaque d’aphasie, avait perdu la mémoire et ne pouvait plus improviser. Dans la plupart des cas cités par M. Trousseau, on voit que l’intelligence était très-atteinte. Quant aux cas contraires cités par M. Bouillaud, ils nous ont paru, pour la plupart, fort peu démonstratifs. Il est bien difficile de juger d’une manière exacte du degré d’intelligence d’une personne qui a perdu le moyen de s’exprimer. On a vu d’ailleurs que les cas d’aphasie simple sont très-peu nombreux, et que la plupart du temps il y a complication. Par ces observations, nous voulons montrer combien il est difficile de circonscrire une faculté du langage rigoureusement séparée de toutes les autres, et pouvant, par conséquent, être localisée dans un siège déterminé.

Quoi qu’il en soit, voici les diverses hypothèses qui ont été faites relativement au siège cérébral du langage articulé.

Gall est le premier qui ait essayé cette localisation. Il avait fait une distinction psychologique importante, mais dont il ne tenait guère compte dans l’application. Il distinguait la mémoire des mots et le sens du langage. La mémoire des mots consiste à apprendre facilement par cœur, et à retenir plus ou moins longtemps ce qu’on a appris ; le sens du langage est le talent de la philologie, l’habileté à apprendre et à comprendre les langues. Gall localisait la première de ces deux facultés dans les lobes antérieurs du cerveau, et dans cette partie cérébrale qui repose sur la moitié postérieure de la voûte de l’orbite. Quant à la seconde, il ne lui fixait aucun siège spécial, et lui-même reconnaissait que sur ce point ses travaux laissaient beaucoup à désirer63.

La doctrine de Gall a été reprise depuis par MM. Bouillaud, Dax et Broca. Mais chacun de ces savants ayant une opinion particulière sur la question, exposons chacune d’elles séparément.

La doctrine de M. Broca, est la plus précise de toutes. Il affirme que le siège de la parole réside dans la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère gauche cérébral. Il est impossible d’être plus catégorique : mais une doctrine aussi affirmative court grande chance de n’avoir pas toujours pour elle l’expérience. Nous ferons d’abord observer que M. Broca ne cite que deux faits pour établir cette doctrine64. Encore, dans l’un des deux cas cités65, M. Broca nous dit-il qu’on a trouvé le lobe frontal gauche ramolli dans la plus grande partie de son étendue, et la plupart des circonvolutions frontales entièrement détruites. Comment peut-on alors circonscrire la lésion primitive dans l’une plutôt que dans l’autre ? Dans le second cas, à la vérité, la lésion était bien restreinte au siège indiqué. Mais on connaît l’axiome : Testis unus, testis nullus. Maintenant il faut reconnaître que depuis, un certain nombre de faits sont venus confirmer l’hypothèse de M. Broca. Sur 32 faits recueillis par M. Trousseau, 14 sont confirmatifs, mais il y en a 48 contradictoires : ce sont donc les faits négatifs qui ont la majorité. M. Trousseau insiste en particulier sur une femme, évidemment aphasique, chez laquelle on trouva la circonvolution droite ramollie, et la circonvolution gauche parfaitement intacte. Réciproquement, M. le docteur Vulpian a trouvé une destruction absolue de la troisième circonvolution gauche, coïncidant avec un très-léger degré d’aphasie. Or dans l’hypothèse de M. Broca, la destruction de l’organe devrait entraîner l’abolition de la fonction. On doit donc tenir cette hypothèse pour tout à fait conjecturale.

L’hypothèse de M. Bouillaud, par cela seul qu’elle est plus générale, puisqu’elle ne fixe aucun point précis, et se contente de localiser le langage dans les lobes antérieurs du cerveau, ce qui est assez élastique, cette hypothèse, dis-je, a un plus grand nombre de faits à sa disposition que celle de M. Broca. Cependant, on cite encore beaucoup de faits contradictoires, et notamment celui d’une jeune idiote qui pouvait encore articuler très-nettement quelques mots, quoique les lobes antérieurs du cerveau fussent complètement détruits. Réciproquement, M. Vulpian cite deux cas d’aphasie sans lésion des lobes antérieurs, et il se prononce très-nettement, ainsi que M. Velpeau, contre la doctrine de M. Bouillaud. M. Gratiolet a également cité, à la Société anthropologique, des faits décisifs contre cette hypothèse.

La troisième hypothèse est celle de M. Dax, qui se contente d’affirmer que le langage a son siège dans l’hémisphère gauche du cerveau, sans indiquer la place d’une manière plus précise.

Cette doctrine a un point de commun avec celle de M. Broca : c’est de fixer à gauche le siège du désordre de la parole. Il s’ensuivrait que nous parlons à gauche, ce qui est une assertion très singulière, et surtout contraire à cette loi affirmée par tous les physiologistes, à savoir que les deux hémisphères, comme les deux yeux ou les deux oreilles, ont identiquement les mêmes fonctions et se suppléent mutuellement. Une localisation unilatérale serait donc un fait extrêmement remarquable ; et il y a déjà là une raison naturelle de défiance.

On a essayé de diminuer l’étrangeté de ce phénomène en faisant observer que nous n’opérons pas toutes les actions aussi aisément à droite qu’à gauche. Ainsi, la plupart des mouvements compliqués se font à droite : l’écriture, le dessin, l’escrime, la gravure, etc. Or, les mouvements à droite, comme on le sait, ont leur origine dans le cerveau gauche66. N’est-il pas possible qu’il en soit de même de la parole ? On peut même en donner une raison anatomique. Suivant Gratiolet, le développement des plis frontaux paraît se faire plus vite à gauche qu’à droite, tandis que l’inverse a lieu pour les plis des lobes occipitaux et sphénoïdaux67. Telles sont les raisons données par M. Baillarger pour affaiblir ce qu’il y aurait d’étrange dans la loi de M. Dax. M. Trousseau, de son côté, cite plusieurs exemples de maladies à gauche que l’on ne trouve point à droite, malgré le parallélisme des organes, par exemple, la névralgie intercostale.

Les raisons à priori ne sont donc pas suffisantes pour faire rejeter l’hypothèse de M. Dax, si l’expérience lui est favorable. Or, il faut reconnaître que les présomptions heureuses sont ici beaucoup plus nombreuses que dans les cas précédents. D’après l’analyse de la question faite par M. Baillarger avec une grande précision et une grande impartialité, il se trouve que sur 165 cas d’aphasiques, il y en a 155 où l’aphasie est accompagnée d’hémiplégie à droite (signe, comme l’on sait, d’une lésion cérébrale à gauche). Au contraire, l’hémiplégie gauche n’a donné que dix cas d’aphasiques. On peut donc dire que la doctrine de M. Dax est appuyée jusqu’ici par l’expérience dans la proportion de 15 contre 168. Quant aux faits contraires, M. Baillarger nous dit qu’on pourrait les expliquer en disant que, pour le cerveau comme pour les mains, il y aurait des droitiers et des gauchers. La plupart des hommes parleraient par l’hémisphère gauche, et quelques-uns par l’hémisphère droit.

J’admettrais volontiers cette explication, mais il me semble qu’elle détruit l’hypothèse, car il s’ensuivrait tout simplement que la localisation à gauche serait une localisation d’habitude, puisque le cerveau droit n’est pas absolument impropre chez quelques personnes à exercer cette fonction. Le cerveau, dans cette hypothèse, aurait donc en puissance les mêmes fonctions des deux côtés ; mais certaines circonstances détermineraient la partie gauche à certaines habitudes que n’aurait point le côté droit. Ce résultat, sans doute, s’il était établi, serait suffisamment intéressant par lui-même ; mais il ne prouverait pas une localisation naturelle et essentielle : car, en définitive, les deux mains ont les mêmes fonctions, quoique certaines actions soient plus commodes d’un côté que de l’autre.

En résumé, nous ne nous permettrons pas de rien conclure dans une question si neuve et si controversée. C’est un sujet à l’étude, et l’attention des médecins est éveillée de ce côté. S’il est juste de reconnaître que la théorie des localisations n’a pas dit encore son dernier mot, il est permis d’affirmer qu’elle n’a produit encore aucun résultat démonstratif et scientifiquement concluant. On a pu attribuer des sièges différents au mouvement, à la sensibilité, à l’intelligence, mais l’intelligence elle-même, et les facultés affectives, n’ont pas été réellement décomposées. La question est donc toujours en suspens, ou, pour mieux parler, l’unité du cerveau, comme organe d’intelligence et de sentiment, peut être considérée comme le fait le plus vraisemblable dans l’état actuel de la science.

Chapitre VIII
La mécanique cérébrale §

Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupé que des rapports extrinsèques de la pensée et du cerveau, En effet, que la masse, le poids absolu ou relatif, les lésions matérielles, les développements anormaux, puissent correspondre à un certain degré d’intelligence, ce sont là des relations tout empiriques qui ne disent rien à l’esprit, de simples rapports de coïncidence et de juxtaposition qui laissent parfaitement obscure la question des vrais rapports, des rapports intrinsèques et essentiels du cerveau et de la pensée. Prétendrait-on connaître la nature ou l’action d’une locomotive, parce qu’on saurait que, pour transporter une somme donnée de voyageurs, elle doit avoir tel poids déterminé, ou parce qu’on saurait encore qu’étant brisée, elle devient incapable de faire son service ? Non, sans doute ; le bon mécanicien est celui qui sait décomposer la machine, en démonter tous les ressorts, en démontrer les mouvements, et qui nous fait comprendre comment ces mouvements sont appropriés au genre d’action qu’elle doit produire. La vraie science du cerveau devrait donc comprendre, outre la description anatomique de cet organe, une analyse de ses opérations, et nous faire voir comment ces opérations sont liées au résultat final, qui est la pensée. Il est inutile de dire que cette partie de la science est non-seulement dans l’enfance, mais que même elle n’existe absolument pas.

Deux hypothèses célèbres ont été proposées pour expliquer les fonctions cérébrales, l’hypothèse de esprits animaux et l’hypothèse des libres vibratoires La première, qui date de l’antiquité, a été rendu célèbre par Descartes et par son école ; la seconde paraît avoir été introduite par le docteur Briggs professeur d’anatomie de Newton. D’autres enfin Newton lui-même, Hartley et Bonnet, ont combiné les deux hypothèses en substituant aux esprits animaux un fluide plus général, qui obtient chaque jour plus de crédit dans la science moderne l’éther.

L’hypothèse des esprits animaux consistait à supposer que les nerfs sont de petits tubes creux remplis d’une sorte de vapeur composée des partie les plus subtiles du sang et sécrétée par le cerveau ce sont de petits corpuscules ronds qui, par leu extrême ténuité, échappent aux sens, et par leu extrême mobilité sont susceptibles des situation les plus variées. Descartes et Malebranche se servaient de ces corpuscules ou esprits pour expliquer non-seulement les mouvements musculaires, ce qui se comprendrait aisément, mais la mémoire, l’imagination, les passions. On a opposé à cette hypothèse qu’elle est démentie par l’observation, qui n’a jamais réussi à découvrir la structure tubulaire des nerfs. Cette objection n’est pas très-démonstrative, car, outre que beaucoup de savants physiologistes soutiennent aujourd’hui que les nerfs sont creux, cela importe assez médiocrement ; si l’on considère, en effet, les esprits, animaux comme un fluide analogue aux fluides impondérables, ils n’auraient guère besoin, pour traverser les nerfs, d’un tube visible à nos sens, la lumière et la chaleur traversant des corps qui nous paraissent parfaitement pleins. Les esprits animaux, ressuscités de nos jours sous le nom de fluide nerveux, n’ont donc rien d’inadmissible. Quant à la théorie vibratoire, on a objecté que les fibres du cerveau, étant molles et humides, ne sont pas susceptibles de ce genre de mouvement, qui suppose une certaine tension. Cette objection est très-forte contre le système du docteur Briggs, qui supposait que les fibres cérébrales, semblables aux cordes d’un instrument, ont des vibrations différentes selon la longueur et le degré de tension ; mais si l’on suppose les fibres cérébrales divisées en parties infiniment petites, plongées dans un milieu élastique très-subtil, tel que l’éther, on peut concevoir que des vibrations propagées par l’éther se communiquent à chacune de ces parties infinitésimales de la fibre cérébrale. Il n’y a rien là sans doute d’absolument impossible, et il n’est pas interdit de faire des recherches et des conjectures dans cette direction. Tout ce que l’on peut dire sur ces hypothèses, c’est qu’elles n’ont été ni réfutées ni établies, et qu’elles restent dans le domaine libre de la fantaisie et de la conjecture.

De toutes les facultés intellectuelles, celle dont on a le plus souvent tenté de donner une explication mécanique, parce qu’elle est en effet la plus automatique qui soit dans l’esprit humain, c’est la mémoire. C’est toujours elle que les péripatéticiens, les cartésiens, les matérialistes du dernier siècle, ont choisie pour en faire le sujet de leurs conjectures. Je me contenterai de signaler la plus récente qui, à ma connaissance, ait été proposée, c’est celle de M. Gratiolet, dans son livre souvent rappelé par nous dans ce volume, sur l’Anatomie comparée du système nerveu.69.

Il prend pour point de départ les expériences de M. Plateau, l’ingénieux physicien, sur les organes des sens. Ce savant était arrivé à cette conclusion :

« Lorsqu’un organe des sens est soumis à une excitation prolongée, il oppose une résistance qui croît avec la durée de cette excitation. Alors, s’il vient à être subitement soustrait à la cause excitante, il tend à regagner son état normal par une marche analogue à celle d’un ressort qui, écarté de sa l’orme d’équilibre, revient à cette forme par des oscillations décroissantes, en vertu desquelles il la dépasse alternativement en deux sens opposés… De là des phases dont les unes sont de la même nature que la sensation primitive et peuvent être appelées les phases positives, tandis que les unes sont de nature contraire et peuvent être appelées négatives. »

Or, suivant M. Gratiolet, ce qui se passe dans la rétine peut être à priori imaginé dans le cerveau. Supposons donc, pour plus de simplicité et par abstraction, une cellule nerveuse réduite à l’isolement. Supposons cette cellule modifiée par une première sensation ; lorsqu’elle reviendra à l’état de repos, elle ne sera pas absolument dans le même état qu’elle était primitivement ; il restera quelque chose de l’impression première et une tendance à la reproduire de nouveau. Supposons qu’une nouvelle impression se produise, la cellule est de nouveau excitée et modifiée ; mais cette modification portant sur une chose déjà modifiée, ne sera pas exactement la même qu’elle eût été si la cellule était absolument vierge. Dans la nouvelle modification il y aura quelque chose de la première, dans la troisième de la seconde, et ainsi de suite ; enfin, dans la modification dernière, la série entière des modifications antérieures sera, à certains égards, réalisée et vivante.

Jusqu’ici point de difficultés, et nous accorderons aisément tout ce qui précède au savant anatomiste qui ne fait ici qu’appliquer à une cellule nerveuse, ce que Leibniz disait de la monade, c’est que chacun de ses états représente tous les états antérieurs et en est comme le résumé. Mais il s’agit d’expliquer la mémoire ; allons plus loin.

Étant donnée une série d’états ou de modifications, chacune contenant quelque chose de la précédente, et la dernière les renfermant toutes, vient une nouvelle sensation. La cellule est ébranlée de nouveau. Cette sensation cesse ; sa cellule revient au repos et à l’équilibre ; mais comment y revient-elle ? Voilà la question. Il semble impossible, dit Gratiolet, de décider comment s’accomplira ce passage de l’excitation au repos : à priori cependant il doit y avoir un ordre dans ce retour. Mais quel sera cet ordre ? Par quelle série d’états intermédiaires les centres nerveux élémentaires reviendront-ils à cet équilibre un instant perdu ? L’observation semble démontrer que cette tendance se manifeste par une suite d’oscillations, en raison desquelles la série entière des modifications antérieurement éprouvées est parcourue en deux sens alternativement opposés. De même que dans les expériences de Plateau les états successifs d’un organe sensitif tendent au repos par une suite de phases alternatives, de même nous voyons l’esprit tendre à l’équilibre perdu par des mouvements oscillants entre le passé et le présent. La même explication sert à M. Gratiolet pour expliquer l’habitude et la mémoire ; l’habitude étant dans l’ordre des mouvements, ce que la mémoire est dans l’ordre des idées.

Je ne sais si je comprends bien l’hypothèse que je viens d’exposer, mais il me semble qu’elle représente d’une manière bien peu satisfaisante les phénomènes de la mémoire. Je ne puis retrouver dans ces phénomènes ces oscillations, ces alternatives, ces va-et-vient, ces deux sens différents, dont l’auteur nous parle et qui ramèneraient le mécanisme de la mémoire aux lois de l’élasticité. Je ne vois qu’un déroulement dans un sens donné et non pas en deux. Par exemple, si je récite la série des nombres, ou l’alphabet, si je repasse dans ma mémoire les notes de la gamme ou les couleurs du spectre, les phénomènes ne se déroulent dans mon imagination que dans un ordre unilatéral et sans aucune rétrogradation. Rien ne ressemble là à un ressort tendu qui, pour revenir à l’état d’équilibre, parcourt un va-et-vient de mouvements contraires.

Ensuite il ne paraît pas du tout évident que lors que nous passons de l’excitation au repos, ce passage ne puisse se faire qu’en parcourant toute la série des états antérieurs. Par exemple, un éclair ou un coup de tonnerre produira en moi un ébranlement très-vif qui, je l’accorde, ne cessera pas tout d’un coup, et je puis passer très-rapidement et à mon insu par des alternatives de bruit et de silence, de lumière et de nuit, avant de m’arrêter au silence complet et à la nuit complète ; mais il n’y a rien là qui m’oblige à repasser par une série de phénomènes antérieurs. Il semble même qu’il faut que l’organe soit déjà arrivé à l’état d’équilibre, pour devenir apte à repasser par la série des modifications antérieures. Ce n’est pas au moment même où le cerveau est encore ébranlé par une impression vive, que les souvenirs se déroulent avec précision.

On sait bien que, dans la mémoire ou dans l’habitude si étroitement liées, il y a une liaison d’états tels que, le premier étant donné, les autres suivent automatiquement, ce qui suppose évidemment une tendance à la reproduction des actes. Mais quelle est la cause de ce phénomène que nous ne rencontrons pas dans le monde inorganique70 ? C’est ce que la physiologie ne peut nous apprendre, au moins jusqu’ici, et les expériences de M. Plateau ne nous paraissent jeter aucune lumière sur ce sujet.

Au reste, lors même qu’on croirait expliqué physiologiquement le phénomène de la mémoire, on n’aurait pas encore atteint jusqu’à l’intelligence elle-même. Car qui ne sait la différence qu’il y a entre l’intelligence et la mémoire ? L’homme qui sait le plus de choses n’est pas celui qui les comprend le mieux. L’enfant retient avec une facilité étonnante ce qu’il est incapable de comprendre. Dans l’état de folie et même de démence, la mémoire automatique est quelque fois conservée avec une parfaite intégrité, comme le prouve le fait cité plus haut71. La liaison logique des idées est tout autre chose que la connexion constante des sensations ; autrement la science se confondrait avec la routine. Que l’on explique l’invention scientifique, les créations du poète et de l’artiste, la spontanéité du génie, dans l’hypothèse où la pensée se réduirait à la mémoire. Le mécanisme de la mémoire n’expliquerait donc pas la pensée proprement dite.

La physiologie elle-même, par l’organe de ses plus grands maîtres, n’hésite pas à reconnaître la profonde ignorance où nous sommes encore, où nous serons peut-être toujours, sur les fonctions cérébrales. « Les fonctions du cerveau, dit Cuvier, supposent l’influence mutuelle, à jamais incompréhensible, de la matière divisible et du moi indivisible, hiatus infranchissable dans le système de nos idées et pierre éternelle d’achoppement dans toutes les philosophies. Non-seulement nous ne comprenons pas et nous ne comprendrons jamais comment des traces quelconques imprimées dans notre cervelle peuvent être perçues de notre esprit ou y produire des images, mais, quelque délicates que soient nos recherches, ces traces ne se montrent en aucune façon à nos yeux, et nous ignorons entièrement quelle est leur nature. »

Le savant et profond physiologiste allemand Müller s’exprime en termes non moins significatifs. « Il est bien vrai, dit-il, que les changements organiques du cerveau font quelquefois disparaître la mémoire des faits qui se rapportent à certaines périodes ou à certaines classes de mots, tels que les substantifs, les adjectifs ; mais cette perte ne pourrait être expliquée au point de vue matériel qu’en admettant que les impressions se fixent d’une manière successive dans des portions stratifiées du cerveau, ce à quoi il n’est pas permis de s’arrêter un seul instant… La faculté de conserver ou de reproduire les images ou les idées des objets qui ont frappé les sens ne permet pas d’admettre que les séries d’idées soient fixées dans telles ou telles parties du cerveau, par exemple, dans les corpuscules ganglionnaires de la substance grise, car les idées accumulées dans l’âme s’unissent entre elles de manières très-variées, telles que les relations de succession, de simultanéité, d’analogie, de dissemblance, et ces relations varient à chaque instant. » Müller ajoute : « D’ailleurs, si l’on voulait attribuer la perception et la pensée aux corpuscules ganglionnaires et considérer le travail de l’esprit, — quand il s’élève des notions particulières aux notions générales, ou redescend de celles-ci à celle-là, — comme l’effet d’une exaltation de la partie périphérique des corpuscules ganglionnaires relativement à celle de leurs parties centrales ou de leur noyau relativement à leur périphérie, si l’on prétendait que la réunion des conceptions en une pensée ou en un jugement qui exige à la fois l’idée de l’objet, celle des attributs et celle de la copule, dépend du conflit de ces corpuscules et d’une action des prolongements qui les unissent ensemble ; si l’on prétendait que l’association des idées dépend de l’action soit simultanée, soit successive, de ces corpuscules, — on ne ferait que se perdre au milieu d’hypothèses vagues et dépourvues de tout fondement72. »

De tout ce qui précède, je ne crois pas qu’il soit bien téméraire de conclure que nous ne savons rien, absolument rien, des opérations du cerveau, rien des phénomènes dont il est le théâtre lorsque la pensée se produit dans l’esprit. Nous savons encore moins à que état particulier du cerveau correspond chaque état de l’esprit. Quelle différence y a-t-il physiologiquement entre un souvenir et une métaphore, entre l’espérance et le désir, entre l’amour et la haine, l’égoïsme et le désintéressement ? La physiologie n’a aucune réponse à ces diverses questions ; et sans vouloir rien préjuger de l’avenir, on peut croire qu’elle sera longtemps condamnée au même silence.

Chapitre IX
La pensée est-elle un mouvement ? §

Admettons que toutes les questions que nous avons signalées soient résolues, que l’on sache avec précision que la pensée correspond à un mouvement du cerveau, et de quel genre est ce mouvement, admettons même que l’on puisse suivre dans le dernier détail la correspondance des mouvements et des pensées : que saurons-nous de plus, si ce n’est qu’il y a là deux ordres de phénomènes constamment associés, qui même pourront être considérés comme réciproquement causes ou conditions les uns des autres, mais qui sont, absolument incomparables et irréductibles ? On pourra bien dire : La pensée est liée au mouvement ; mais on ne dira pas : La pensée est un mouvement.

C’est cependant cette dernière formule qui jouit aujourd’hui d’une certaine popularité dans quelques écoles. Or il me semble que cette proposition, si elle n’est pas une métaphore hyperbolique, est absolument inintelligible et recouvre un véritable non-sens. Le mouvement est un mouvement, et la pensée est une pensée ; l’un ne peut pas être l’autre. Le mouvement est quelque chose d’objectif, d’extérieur, c’est la modification d’une chose étendue, figurée, située dans l’espace. Au contraire, il m’est impossible de me représenter la pensée comme quelque chose d’extérieur : elle est essentiellement un état intérieur. Par la conscience, je ne puis saisir en moi ni forme, ni figure, ni mouvement, et par les sens, au contraire, qui me donnent la figure et le mouvement, je ne puis saisir la pensée. Un mouvement peut être rectiligne, circulaire, en spirale : qu’est-ce qu’une pensée en spirale, circulaire ou rectiligne ? Ma pensée est claire ou obscure, vraie ou fausse : qu’est-ce qu’un mouvement clair ou obscur, vrai ou faux ? En un mot, un mouvement pensant implique contradiction.

À la vérité, on peut retourner la formule de M. Moleschott, qui soutient cette théorie, et au lieu de dire : La pensée est un mouvement, on dira : Le mouvement est une pensée ; mais cette seconde proposition est le renversement de la première. Loin d’expliquer la pensée par la mécanique, on explique la mécanique par la pensée. Je ne suis pas porté à croire que cette seconde proposition soit plus vraie que la précédente. En tous cas, elle est préférable, et nous n’avons pas à nous en occuper ici.

Écartons aussi du débat actuel (car il ne faut pas mêler toutes les questions) la grande hypothèse suivant laquelle toutes les pensées ou tous les mouvements de l’univers ne sont que les modes d’une même substance d’un substratum universel, qui absorbe toutes les différences dans son indivisible unité. Nous ne sommes pas en mesure de discuter ici cette séduisante et redoutable doctrine. Réduisant la question à des termes précis, nous disons : La pensée est-elle un phénomène que la série des phénomènes matériels amène dans son développement ? Si nous circonscrivons dans l’ensemble des phénomènes matériels de l’univers cette portion limitée que nous appelons un corps, un cerveau, la pensée est-elle à ce cerveau ce que la forme ronde est à la sphère, ce que le mouvement est à la pierre qui tombe, ce que le droit ou le courbe est au mouvement ? Non, la pensée a une source plus haute, et fussions-nous spinoziste, nous dirions encore que la pensée a sa source en Dieu, et que les phénomènes corporels qui l’accompagnent n’en sont que les conditions extérieures et les symboles imparfaits.

Ceux qui soutiennent que la pensée est un mouvement font valoir aujourd’hui deux considérations empruntées aux nouvelles découvertes de la science. — Nous voyons, disent-ils, les vibrations de l’éther se changer en lumière ; nous voyons la chaleur se transformer en mouvement, et le mouvement en chaleur. Une même force peut donc se manifester sous deux formes différentes, et il n’y a pas de contradiction à supposer que les mouvements du cerveau se transforment en pensées. — Ceux qui se servent de ces comparaisons ne s’aperçoivent pas qu’ils tombent dans ce genre de sophisme qui consiste à prouver le même par le même (idem per idem) : c’est ce qu’il n’est pas difficile d’établir.

On nous oppose que les vibrations de l’éther deviennent de la lumière et de la couleur sans être en elles-mêmes ni lumineuses, ni colorées ; mais on oublie ce que les cartésiens avaient déjà si profondément aperçu, à savoir, que le mot de lumière signifie deux choses bien distinctes : d’une part, quelque chose d’extérieur, la cause objective, quelle qu’elle soit, des phénomènes lumineux, cause qui subsiste pendant, avant, après la sensation, et indépendamment d’elle ; d’autre part, la sensation lumineuse elle-même, qui n’est rien en dehors du sujet sentant. Or, si l’on en croit aujourd’hui les physiciens, cette cause extérieure des phénomènes lumineux, ce quelque chose qui subsiste dans l’absence de tout sujet sentant et de toute sensation actuelle, serait un mouvement vibratoire d’un milieu élastique conjectural appelé éther. On a donc raison de dire que la lumière prise en soi est un mouvement ; mais, prise en soi, elle n’a rien de semblable à ce que nous appelons lumière, et tant qu’elle n’a pas rencontré un sujet sentant, elle n’est rigoureusement qu’un mouvement et pas autre chose. Jusqu’ici point de transformation.

Maintenant les vibrations de l’éther arrivent jusqu’à l’œil, et par le moyen du nerf optique elles déterminent une action inconnue, à la suite de laquelle a lieu la sensation de lumière. Ce que nous appelons lumière nécessite donc la rencontre d’un objet sensible et d’un sujet sentant. Avant l’apparition du premier animal doué de vision, il n’y avait point de lumière, et c’est seulement alors que l’on a pu dire que la lumière fut. Ainsi cette lumière sentie est toute subjective ; elle n’existe que par le sujet sentant, et en lui ; elle est déjà une sensation consciente — et — à quelque degré — une idée. La lumière sensation est donc profondément différente de la lumière objet ; la seconde est hors de nous, la première est en nous ; la seconde est une propriété parfaitement déterminée de la matière, la première est une affection du moi. — Mais, dira-t-on, la sensation de lumière est au moins un phénomène nerveux, un phénomène cérébral. Je réponds : Ne voyez-vous pas que c’est précisément ce qui est en question ? Sans doute il se passe quelque chose dans les nerfs et dans le cerveau, et ce quelque chose peut être supposé analogue aux vibrations extérieures de l’éther ; mais ce mouvement, quel qu’il soit, n’est pas encore la lumière : il ne devient lumière que lorsque le moi est apparu et avec lui la sensation consciente. Comment se fait ce passage ? C’est ce que nous ne savons pas ; c’est précisément le passage du matériel à l’immatériel qu’il s’agit d’expliquer. On a bien raison d’assimiler le rapport des vibrations du cerveau à la pensée et celui des vibrations de l’éther à la sensation lumineuse, car c’est une seule et même chose, la sensation étant déjà une pensée.

Le second argument dont on se sert pour prouver que le mouvement peut se convertir en pensée se tire de la transformation de la chaleur en mouvement et du mouvement en chaleur. Si le mouvement, dit-on, peut se convertir en chaleur (phénomène si différent du mouvement), pourquoi ne se convertirait-il pas en pensée ? Cette objection est du même genre que la précédente. Une certaine cause externe, dont la nature échappe à nos sens, produit sur nos organes un certain effet que l’on appelle la sensation de chaleur, et par suite on a donné le nom de chaleur à la cause qui produit cet effet ; mais cette cause est très-différente de la sensation qu’elle produit. Le feu n’a pas chaud, la glace n’a pas froid ; on dit que l’un est chaud et que l’autre est froide, parce qu’ils sont l’un et l’autre cause de ces deux sensations contraires. Eh bien ! cette cause extérieure inconnue que nous appelons chaleur peut, dans certaines conditions, disparaître à nos sens et cesser d’être sentie comme chaleur ; alors il se passe en dehors de nous un autre phénomène, qui est précisément l’équivalent de la chaleur perdue, à savoir, un phénomène de mouvement. La machine qui absorbe une certaine quantité de chaleur produit une certaine quantité de mouvement, et dans tous les cas ces deux quantités sont égales. En un mot, une même cause peut, selon les circonstances, produire tantôt la sensation de chaleur sur un sujet sentant, tantôt un phénomène de mouvement dans un corps qui ne sent pas. Tout ce qui résulterait de là, ce serait donc qu’une même cause peut produire sur deux substances différentes deux effets différents, mais non pas que cette cause puisse se transformer en autre chose qu’elle-même et devenir ce qu’elle ne serait pas. On ne peut donc rien conclure de là en faveur de la transformation du mouvement en pensée.

Il y a plus : la chaleur elle-même, en tant que chaleur, n’est déjà, suivant l’hypothèse la plus répandue, qu’un phénomène de mouvement, et les physiciens n’hésitent pas à n’y voir, comme pour la lumière, qu’une vibration de ce fluide impondérable que l’on appelle l’éther. Ainsi objectivement la chaleur, comme la lumière, n’est pour nous qu’un mouvement, et elle ne devient chaleur sentie que dans un sujet sentant. La chaleur sentie est donc, comme la lumière sentie, un phénomène tout subjectif, qui implique la présence de la conscience, non pas sans doute de la conscience philosophique et réfléchie, mais d’une conscience proportionnée à la sensation même. Or, la chaleur objective étant déjà un mouvement, comment s’étonner qu’elle produise des mouvements ? Seulement, ce mouvement imperceptible de l’éther, tantôt se communiquant à nos nerfs, produit dans le moi ou dans l’esprit la sensation de chaleur, et tantôt, se communiquant aux corps qui nous environnent, produit des mouvements visibles à nos sens. Il n’y a pas là la moindre métamorphose, la moindre sorcellerie. Le mouvement produit du mouvement, il ne produit pas autre chose. À la vérité, il reste toujours à expliquer comment ce qui est extérieurement mouvement détermine intérieurement la sensation de chaleur ; mais c’est là, je le répète, ce qui est en question, et l’on retrouve toujours deux ordres de phénomènes irréductibles, dont les uns sont la condition des autres, mais qui ne peuvent se confondre.

Ceux qui font la matière pensante rencontrent donc précisément la même pierre d’achoppement que les spiritualistes, car ils ont à expliquer, tout comme ceux-ci, le passage du matériel à l’immatériel, de l’étendue à la pensée. Encore le spiritualisme, en séparant ces deux choses, n’a-t-il devant lui que cette difficulté : comment le corps agit-il sur l’esprit et l’esprit sur le corps ? Mais ses adversaires en ont une bien plus grave à résoudre, à savoir : comment le corps devient-il esprit ? La pensée, en effet, de quelque manière qu’on l’explique, est un phénomène spirituel, qui ne peut être représenté sous aucune forme sensible. Un corps qui pense serait donc un corps qui se transforme en esprit. Ceux qui se laissent satisfaire par une telle hypothèse ne me paraissent pas bien exigeants.

Broussais et ses modernes disciples ont souvent recours à une échappatoire qui leur réussit assez bien auprès des esprits peu réfléchis. Lorsqu’on leur demande comment le cerveau, qui est un organe matériel, peut produire la pensée, c’est-à-dire un phénomène essentiellement immatériel, ils répondent modestement que le comment des choses nous échappe, que nous ne savons pas plus comment le cerveau pense que nous ne savons comment le soleil attire la terre, comment une bille en pousse une autre. Tout ce que nous pouvons faire, disent-ils, c’est de constater des rapports constants ; or, c’est un rapport constant, établi par l’expérience, que toute pensée est liée à un cerveau, et que toutes les modifications de la pensée se lient aux changements d’état du cerveau. Puis, prenant l’offensive à leur tour, les mêmes philosophes demandent aux spiritualistes s’ils savent eux-mêmes comment l’âme pense, et si l’on est plus éclairé sur ce comment inconnu, en admettant un substratum occulte dont nul ne se fait une idée.

À cet habile subterfuge de l’école matérialiste, il me semble que le duc de Broglie a très pertinemment répondu, dans son savant examen de la philosophie de Broussais73 : « Il ne s’agit point, dit-il, de savoir comment on pense, mais mais qui est-ce qui pense ; ce n’est pas la question du quomodo, c’est la question du quid. » Rien n’est mieux dit. Sans doute, nous ne savons pas le comment de la pensée ; mais nous savons de toute certitude qu’il ne peut y avoir une contradiction explicite entre la pensée et son sujet. La pensée, qui a pour caractère fondamental l’unité, ne peut être l’attribut d’un sujet composé, pas plus qu’un cercle ne peut être carré. Nous ne demandons donc pas aux matérialistes de nous expliquer comment le cerveau pourrait penser, de même que nous ne nous engageons pas à expliquer comment l’âme pense. Mais l’unité de la pensée étant incompatible à nos yeux, avec la supposition d’un substratum organique, nous disons qu’elle est l’attribut d’un sujet qui n’est pas organique, et dont le caractère essentiel est précisément l’unité.

On peut même dire qu’il y a la déjà un commencement de réponse à la question du quomodo. Car si je demande comment un sujet composé peut parvenir à l’unité de conscience, les matérialistes ne peuvent répondre sans une manifeste contradiction ; tandis que je comprends sans difficulté qu’un sujet substantiellement un ait conscience de son unité. Quant à m’expliquer pourquoi ce sujet est capable de penser, je ne puis le dire, et je n’ai rien à répondre, si ce n’est que c’est là sa nature, et je ne comprends pas même comment, dans quelque hypothèse que ce soit, on pourrait faire une autre réponse que celle-là.

Quant à ce point que l’unité de conscience suppose une unité effective, nous ne pouvons que renvoyer à ce que nous avons écrit ailleurs74.

On a essayé de retourner contre le spiritualisme la difficulté que nous opposons ici au matérialisme. Si un sujet étendu ne peut être le substratum de la pensée, comment un sujet inétendu peut-il penser l’étendue ? Muller a exposé cette difficulté en ces termes dans sa Physiologie :

« L’hypothèse de Herbart, relativement aux monades et à la matière, explique l’action de l’âme sur la matière, sans que cette âme soit elle-même matière, puisqu’il ne s’agit plus que d’un être simple agissant sur d’autres êtres simples. Mais quand on cherche à expliquer la formation, dans la monade mentale, d’idées d’objets qui occupent de l’étendue dans l’espace, on rencontre des difficultés insolubles. Le problème de tous les temps a été de concevoir comment l’affection des parties du corps occupant une certaine position relative, par exemple, celle des particules de la rétine, rangées les unes à côté des autres, peut procurer à l’âme, qui est simple et non composée de parties, la perception d’objets étendus et figurés. »

En s’exprimant ainsi, Muller semble dire que la difficulté n’existerait pas si l’âme elle-même était étendue et composée. Mais c’est alors que la perception serait impossible. La perception de l’étendue n’est pas étendue ; la perception d’un carré n’est pas carrée, ni d’un triangle, triangulaire. Au contraire, tant que la représentation de l’étendue est elle-même étendue, vous restez dans le domaine de l’objectif, vous n’êtes pas dans celui de la perception : l’image dessinée sur la rétine n’est pas une perception, et si petite que soit cette image, elle ne deviendra pas une perception, tant que l’étendue n’aura pas absolument disparu. L’étendue ne peut être qu’objet et non sujet. Il suit de là que la perception suppose précisément le conflit dont on demande l’explication entre un sujet simple et un objet composé. C’est là le fait primitif et élémentaire au-delà duquel il ne paraît pas qu’on puisse remonter75.

Maintenant on pourra nous dire : Si la pensée a son principe en dehors de la matière, comment se fait-il qu’elle ait absolument besoin de la matière pour naître et pour se développer ? Nulle part, en effet, l’expérience ne nous a permis de rencontrer une pensée pure, un esprit pensant sans organe, une âme angélique dégagée de tous liens avec la matière. La superstition seule, et la plus triste des superstitions, peut faire croire que l’on communique ici-bas avec de tels esprits. Comment donc s’expliquer cette union nécessaire de l’âme et du corps ? On la comprend pour ces sortes d’actions que l’âme exerce en dehors d’elle dans le monde extérieur. Pour agir sur les choses externes, il faut des instruments ; même pour exprimer sa pensée au dehors, il faut encore des instruments. Mais la pensée est un acte tout interne, où il semble que l’on n’ait plus besoin de rien d’extérieur. Comprend-on que l’on puisse penser avec quelque chose qui ne serait pas nous-même ? Ce qui pense et ce avec quoi on pense, cela ne peut être qu’une seule et même chose. Ou le cerveau ne peut servir de rien à la pensée, ou il est lui-même la chose pensante. On comprend un instrument d’action, maison ne comprend pas ce que pourrait être un instrument de pensée. Aussi l’ancienne philosophie, suivant sur ce point la doctrine d’Aristote, enseignait-elle que l’entendement n’est lié à aucun organe, à la différence des sens76. Mais s’il en était ainsi, comment cette intelligence pure serait-elle à la merci d’un coup de sang ou d’une chute ?

Voici ce que l’on peut répondre à cette difficulté. De quelque manière que l’on explique la pensée, soit que l’on admette, soit que l’on rejette ce que l’on a appelé les idées innées, on est forcé de reconnaître qu’une très grande partie de nos idées viennent de l’expérience externe. Les idées innées elles-mêmes ne sont que les conditions générales et indispensables de la pensée, elles ne sont pas la pensée elle-même. Comme Kant l’a si profondément aperçu, elles sont la forme de la pensée ; elles n’en sont pas la matière. Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que ce monde extérieur agisse sur l’âme pour qu’elle devienne capable de penser : il faut par conséquent un intermédiaire entre le monde extérieur et l’âme. Cet intermédiaire est le système nerveux, et comme toutes les sensations venant par des voies différentes ont besoin de se lier et de s’unir pour rendre possible la pensée, il faut un centre, qui est le cerveau. Le cerveau est donc le centre où les actions des choses externes viennent aboutir, et il est en même temps le centre d’où partent les actions de l’âme sur les choses externes.

Ce n’est pas tout. On connaît ces deux lois qui ont pu être exagérées sans doute par l’école empirique et sensualiste, mais qui restent vraies dans leur généralité : l’âme ne pense pas sans images, l’âme ne pense pas sans signes. Les images et les signes (qui eux-mêmes ne sont que des images) sont donc les conditions de l’exercice actuel de la pensée. En d’autres termes, il faut que les actions, quelles qu’elles soient, exercées sur le cerveau par les choses externes, s’y conservent d’une certaine manière pour réveiller dans l’âme les images sensibles sans lesquelles la pensée est impossible, d’où il suit que le cerveau n’est pas seulement l’organe central des sensations, le sensorium commune, il est l’organe de l’imagination et de la mémoire, auxiliaires indispensables de l’intelligence. On comprend donc que l’être humain, dans les conditions actuelles où il est placé, ne puisse pas penser sans cerveau. La pensée résulte du conflit qui s’établit entre les forces cérébrales dépositaires des actions extérieures et la force interne ou force pensante, principe d’unité, seul centre possible de la conscience individuelle. En ce sens, il n’est pas inexact de dire que la pensée est une résultante, car elle n’existe en acte qu’à la condition que le système cérébral auquel elle est liée soit dans un certain état d’équilibre et d’harmonie. Si l’organe des images et des signes est altéré ou bouleversé, la force pensante ne peut pas à elle toute seule exercer une fonction qui, selon les lois de la nature, exige le concours de forces subordonnées. On voit en quel sens le cerveau peut être appelé l’organe de la pensée.

Mais, s’il en est ainsi, le doute le plus grave vient envahir l’âme et la jeter dans un abîme de mélancolique rêverie. Si le cerveau est l’organe de l’imagination et de la mémoire, comme l’expérience semble bien l’indiquer, si l’âme ne peut penser sans signes et sans images, c’est-à-dire sans cerveau, qu’advient-il le jour où la mort, venant à dissoudre non-seulement les organes de la vie végétative, mais ceux de la vie de relation, de la sensibilité, de la volonté, de la mémoire, semble détruire ces conditions inévitables de toute conscience et de toute pensée ? Sans doute l’âme n’est pas détruite par là même, et elle conserve encore virtuellement la puissance de penser ; mais la pensée actuelle, mais la pensée individuelle, la pensée enfin accompagnée de conscience et de souvenir, cette pensée qui dit moi, celle-là seule qui constitue la personne humaine et à laquelle notre égoïsme s’attache, comme étant le seul être dont l’immortalité nous intéresse, que devient-elle à ce moment terrible et mystérieux où l’âme, en rompant les liens qui l’unissent à ses organes, semble en même temps rompre avec la vie d’ici-bas, en dépouiller à la fois les joies et les misères, les amours et les haines, les erreurs et les souvenirs, en un mot perdre toute individualité ? La science, disons-le, ne connaît pas de réponse à ces doutes et à ces questions, et là sera éternellement le point d’appui de la foi, car l’homme ne veut pas mourir tout entier ; peu lui importe même que son être métaphysique subsiste, s’il ne conserve, avec l’existence, le souvenir et l’amour. Disons seulement que, si les décrets de la justice divine exigent l’immortalité personnelle de l’âme, une telle immortalité n’a rien en soi de contradictoire, quoique nous ne puissions nous faire aucune idée des conditions selon lesquelles elle serait possible. L’embryon dans le sein de la mère ne sait rien des conditions d’existence auxquelles il sera un jour appelé, et il peut croire que l’heure de la naissance est pour lui l’heure de la mort. Pour nous aussi, la mort n’est peut-être qu’une naissance, et ce que nous croyons l’extinction de la pensée n’est peut-être que la délivrance de la pensée. Si vaste que soit notre science, elle ne peut avoir la prétention d’avoir sondé l’abîme du possible et d’en avoir atteint toutes les limites. Ce qui est n’est pas la mesure de ce qui peut être. La morale d’ailleurs vient ici au secours de la métaphysique : ce que celle-ci déclare simplement possible, l’autre le proclame comme nécessaire.