Alphonse de Lamartine

1859

Cours familier de littérature [VIII]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome VIII, Paris : chez l’auteur, 1859, 480 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Samantha Thiery (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

XLIIIe entretien.
Vie et œuvres du comte de Maistre (2e partie) §

I §

{p. 5}Les Soirées de Pétersbourg, sortes de dialogues de Platon chrétien écrits à la cour d’un roi des Scythes, sont la grande œuvre du comte de Maistre. Ils furent écrits pendant ce qu’il appelle son exil à Pétersbourg, dans les loisirs d’un ambassadeur sans cour, loisirs interrompus seulement par quelques dépêches sans affaires. C’est dans ces dialogues à tous hasards de sa {p. 6}pensée que le comte de Maistre a développé le plus de talent, d’audace d’esprit et d’originalité souvent étrange de style. Tantôt il procède de J.-J. Rousseau ; tantôt il essaye de procéder de Voltaire, mais sans atteindre à l’atticisme du sarcasme voltairien ; tantôt il ne procède que de lui-même, et c’est alors qu’il est le plus admirable d’improvisation et d’éjaculation de ses idées.

Les premières pages affectent évidemment la forme du commencement de la profession de foi du vicaire savoyard de J.-J. Rousseau. On sent l’homme qui a vu les Charmettes et conversé peut-être dans sa jeunesse avec madame de Warens. Toutes les fois que l’homme se prépare à parler dignement de Dieu, il éprouve le besoin de se mettre en face de la nature. Lisons ensemble ce simple et magnifique prologue des Soirées ; c’est le premier morceau de plume que l’écrivain me lut à moi-même, pour consulter mon goût inexpérimenté, sous les platanes de Chambéry. Je voudrais pouvoir noter de son accent, comme une musique, chaque phrase qui résonne encore à mes oreilles après tant d’années.

« Au mois de juillet 1809, à la fin d’une journée {p. 7}des plus chaudes, je remontais la Néva dans une chaloupe avec le conseiller privé de T…, membre du sénat de Saint-Pétersbourg, et le chevalier de B…, jeune Français que les orages de la révolution de son pays et une foule d’événements bizarres avaient poussé dans cette capitale. L’estime réciproque, la conformité de goûts et quelques relations précieuses de services et d’hospitalité avaient formé entre nous une liaison intime. L’un et l’autre m’accompagnaient ce jour-là jusqu’à la maison de campagne où je passais l’été. Quoique située dans l’enceinte de la ville, elle est cependant assez éloignée du centre pour qu’il soit permis de l’appeler campagne, et même solitude ; car il s’en faut de beaucoup que toute cette enceinte soit occupée par les bâtiments, et, quoique les vides qui se trouvent dans la partie habitée se remplissent à vue d’œil, il n’est pas possible de prévoir encore si les habitations doivent un jour s’avancer jusqu’aux limites tracées par le doigt hardi de Pierre Ier.

« Il était à peu près neuf heures du soir ; le soleil se couchait par un temps superbe ; le faible vent qui nous poussait expira dans la voile {p. 8}que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame ; nous leur ordonnâmes de nous conduire lentement.

« Rien n’est plus rare, mais rien n’est plus enchanteur qu’une belle nuit d’été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l’hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

« Le soleil, qui, dans les zones tempérées, se précipite à l’occident et ne laisse après lui qu’un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque, environné de vapeurs rougeâtres, roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l’horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent aux spectateurs l’idée d’un vaste incendie.

« Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent {p. 9}un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d’une cité magnifique ; ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu’elle embrasse, et dans toute l’étendue de la ville elle est contenue par deux quais de granit alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n’est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l’imitation.

« Mille chaloupes se croisent et sillonnent l’eau en tous sens. On voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre ; ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. Les brillants oiseaux d’Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d’orangers ; ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l’ananas, le citron et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s’empare des richesses qu’on lui présente, et jette l’or, sans compter, à l’avide marchand.

« Nous rencontrions de temps en temps d’élégantes chaloupes dont on avait retiré les rames, et qui se laissaient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs {p. 10}chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

« Près de nous une longue barque emportait rapidement une noce de riches négociants. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d’or, couvrait le jeune couple et les parents. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs, envoyait au loin le son de ses bruyants cornets. Cette musique n’appartient qu’à la Russie, et c’est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. Une foule d’hommes vivants ont connu l’inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l’idée de l’antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie ! emblème éclatant fait pour occuper l’esprit bien plus que l’oreille. Qu’importe à l’œuvre que les instruments sachent ce qu’ils font ? Vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux. Le mécanisme aveugle est dans l’individu ; le calcul ingénieux, l’importante harmonie sont dans le tout.

« La statue équestre de Pierre Ier s’élève sur {p. 11}le bord de la Néva, à l’une des extrémités de l’immense place d’Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l’oreille entend, tout ce que l’œil contemple sur ce superbe théâtre n’existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d’un marais tant de monuments pompeux. Sur ces rives désolées, d’où la nature semblait avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l’auguste effigie : on regarde, et l’on ne sait si cette main de bronze protège ou menace.

« À mesure que notre chaloupe s’éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s’éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l’horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu’on ne saurait peindre et que je n’ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s’entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

{p. 12}« Si le Ciel, dans sa bonté, me réservait un de ces moments si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu ; si une femme, des enfants, des frères séparés de moi depuis longtemps, et sans espoir de réunion, devaient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

« Sans nous communiquer nos sensations nous jouissions avec délice de la beauté du spectacle qui nous entourait, lorsque le chevalier de B…, rompant brusquement le silence, s’écria : “Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes, un de ces hommes pervers nés pour le malheur de la société, un de ces monstres qui fatiguent la terre….

« — Et qu’en feriez-vous, s’il vous plaît (ce fut la question de ses deux amis parlant à la fois) ? — Je lui demanderais, reprit le chevalier, si cette nuit lui paraît aussi belle qu’à nous.”

« L’exclamation du chevalier nous avait tirés de notre rêverie. Bientôt son idée originale [p. 13]engagea entre nous la conversation suivante, dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites intéressantes.

Le comte.

« Mon cher chevalier, les cœurs pervers n’ont jamais de belles nuits ni de beaux jours. Ils peuvent s’amuser ou plutôt s’étourdir ; jamais ils n’ont de jouissances réelles. Je ne les crois point susceptibles d’éprouver les mêmes sensations que nous. Au demeurant, Dieu veuille les écarter de notre barque !

Le chevalier.

« Vous croyez donc que les méchants ne sont pas heureux ? Je voudrais le croire aussi ; cependant j’entends dire chaque jour que tout leur réussit. S’il en était ainsi réellement, je serais un peu fâché que la Providence eût réservé entièrement pour un autre monde la punition des méchants et la récompense des justes ; il me semble qu’un petit à-compte de part et d’autre, dès cette vie même, n’aurait rien gâté. C’est ce qui me ferait désirer au moins que les méchants, comme vous le croyez, ne fussent pas susceptibles de certaines sensations qui nous ravissent. Je vous avoue que je ne vois {p. 14}pas trop clair dans cette question. Vous devriez bien me dire ce que vous en pensez, vous, messieurs, qui êtes si forts dans ce genre de philosophie.

Pour moi, qui, dans les camps nourri dès mon enfance,
Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance,

je vous avoue que je ne suis pas trop informé de quelle manière il plaît à Dieu d’exercer sa justice, quoique, à vous dire vrai, il me semble, en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde, que, s’il punit dès cette vie, au moins il ne se presse pas.

Le comte.

« Pour peu que vous en ayez d’envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l’examen de cette question, qui n’est pas difficile en elle-même, mais qui a été embrouillée par les sophismes de l’Orgueil et de sa fille aînée l’Irréligion. J’ai grand regret à ces symposiaques, dont l’antiquité nous a laissé quelques monuments précieux. Les dames sont aimables sans doute ; il faut vivre avec elles pour ne pas devenir sauvages. Les sociétés nombreuses ont leur prix ; il faut même savoir s’y prêter de {p. 15}bonne grâce ; mais, quand on a satisfait à tous les devoirs imposés par l’usage, je trouve fort bon que les hommes s’assemblent quelquefois pour raisonner, même à table. Je ne sais pourquoi nous n’imitons plus les anciens sur ce point. Croyez-vous que l’examen d’une question intéressante n’occupât pas le temps d’un repas d’une manière plus utile et plus agréable même que les discours légers ou répréhensibles qui animent les nôtres ? C’était, à ce qu’il me semble, une assez belle idée que celle de faire asseoir Bacchus et Minerve à la même table pour défendre à l’un d’être libertin et à l’autre d’être pédante. Nous n’avons plus de Bacchus, et d’ailleurs notre petite symposie le rejette expressément ; mais nous avons une Minerve bien meilleure que celle des anciens ; invitons-la à prendre le thé avec nous : elle est affable et n’aime pas le bruit ; j’espère qu’elle viendra.

« Vous voyez déjà cette petite terrasse supportée par quatre colonnes chinoises au-dessus de l’entrée de ma maison. Mon cabinet de livres ouvre immédiatement sur cette espèce de belvédère, que vous nommerez, si vous voulez, {p. 16}un grand balcon ; c’est là qu’assis dans un fauteuil antique j’attends paisiblement le moment du sommeil. Frappé deux fois de la foudre, comme vous savez, je n’ai plus de droit à ce qu’on appelle vulgairement bonheur ; je vous avoue même qu’avant de m’être raffermi par de salutaires réflexions il m’est arrivé trop souvent de me demander à moi-même : Que me reste-t-il ? Mais la conscience, à force de me répondre : Moi, m’a fait rougir de ma faiblesse, et depuis longtemps je ne suis pas tenté de me plaindre. C’est là surtout, c’est dans mon observatoire que je trouve des moments délicieux. Tantôt je me livre à de sublimes méditations : l’état où elles me conduisent par degrés tient du ravissement ; tantôt j’évoque, innocent magicien, des ombres vénérables qui furent jadis pour moi des divinités terrestres, et que j’invoque aujourd’hui comme des génies tutélaires. Souvent il me semble qu’elles me font signe ; mais, lorsque je m’élance vers elles, de charmants souvenirs me rappellent ce que je possède encore, et la vie me paraît aussi belle que si j’étais encore dans l’âge de l’espérance.

« Lorsque mon cœur oppressé me demande {p. 17}du repos, la lecture vient à mon secours. Tous mes livres sont là sous ma main ; il m’en faut peu, car je suis depuis longtemps bien convaincu de la parfaite inutilité d’une foule d’ouvrages qui jouissent encore d’une grande réputation… »

(Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours.)

Un pareil prologue n’a pas besoin de commentaire. Il semble qu’on entre dans un temple où l’Esprit divin va se faire entendre dans la sincérité de la conscience et dans le silence du recueillement.

II §

La première question que traite le comte de Maistre est celle du gouvernement temporel de la Providence. Il tend à prouver dans ce dialogue cette contre-vérité, trop évidente, que le juste est récompensé par les biens d’ici-bas, et que le méchant est puni par des maux temporels, expiation immédiate {p. 18}de ses fautes. Si cela était démontré, ce serait un argument terrible contre les rémunérations et les expiations de la vie future. Mais l’histoire proteste ici contre le philosophe ; elle n’est pleine que des malheurs des bons et des triomphes des méchants. Il faut même, pour être bon, se dévouer au combat ou au supplice contre les vices puissants de ce monde. C’est le sentiment de cette iniquité qui a fait comprendre l’immortalité, cette réparation éternelle de l’iniquité d’ici-bas. Mais, le sophisme de M. de Maistre admis, il le brode avec un art d’écrivain qui rappelle un sophiste de son pays, J.-J. Rousseau. Ces deux grands écrivains semblent lutter de génie pour donner, chacun dans leur système, à leurs contre-vérités, l’autorité et l’éclat de la vérité. M. de Maistre lui-même exprime en style proverbial cette puissance du sophisme bien écrit.

« Les fausses opinions, dit-il, ressemblent à la fausse monnaie, qui est frappée d’abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’ils font. » Il était à son insu ici un {p. 19}de ces grands coupables ; jamais homme de bien n’a tant faussé d’idées justes en les exagérant. Son sophisme à lui, c’est l’exagération.

Dans la suite du dialogue le philosophe s’appuie sur ce sophisme de la rétribution temporelle du juste et du méchant par la Providence pour exalter avec raison le droit de la justice humaine contre les coupables envers l’humanité, qui violent les lois institutrices de la société. Il cite un merveilleux passage de la législation indienne de Brahma, qui prouve que la philosophie de la société est aussi vieille que la société elle-même.

« Brahma, dit le philosophe du Gange, créa à l’usage des rois le génie des peines. Ce génie est la justice même, le protecteur de tout ce qui est créé. Par le respect de ce génie de la justice et des peines qui la défendent ou la rétablissent, tous les êtres sensibles, qu’ils soient mobiles ou immobiles, sont contenus dans la jouissance légitime de leur nature et ne s’écartent pas impunément de leur devoir. Que le roi donc, après avoir bien considéré la loi divine, inflige justement les peines à ceux qui {p. 20}agissent injustement ! Le châtiment est un gouverneur actif ; il régit, il défend l’humanité ; il veille pendant que les gardes dorment. Le sage considère le châtiment comme la perfection de la justice. Qu’un roi indolent cesse de punir le méchant, et le plus fort martyrisera le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l’ordre par la peine, car l’innocence est rare. Il n’y aurait que désordre et iniquité parmi les hommes si la peine cessait d’être administrée ou si elle l’était injustement ; mais, lorsque la peine à l’œil de feu se montre pour anéantir le crime, le peuple est sauvé si le juge a l’œil juste… etc., etc. »

On voit par ce terrible et sublime passage du livre indien qu’il y avait des de Maistre, des Platon, des Bossuet en ce temps-là aux bords du Gange. Aussi M. de Maistre, que toute antiquité de la sagesse humaine épouvante, parce qu’il veut que toute sagesse date d’hier, conteste la date de cette citation et paraît l’attribuer à un honnête légiste des temps barbares du moyen âge. Cette plaisanterie, déplacée sous sa plume, rappelle l’opinion risible d’un érudit qui attribue l’Iliade à un moine de Bruxelles ! {p. 21}Un philosophe sérieux devait-il, en sujet si grave, permettre à sa plume de telles facéties ?

III §

Le second dialogue sur l’hérédité du bien et du mal temporel dans l’humanité cesse d’être un sophisme, et devient dans ses pages comme dans la nature une mystérieuse évidence. Jamais la doctrine traditionnelle et unanime d’une dégradation originelle de l’homme n’a été sondée d’une main plus ferme.

Voici quelques-unes de ces inductions qui vous traînent par la main jusqu’au mystère d’une première chute de l’humanité, héréditairement déchue dans sa nature.

« L’essence de toute intelligence est de connaître et d’aimer. Les limites de sa science sont celles de sa nature. L’Être immortel n’apprend rien : il sait par essence tout ce qu’il doit savoir. D’un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence : il faudrait pour cela que Dieu {p. 22}l’eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l’homme est sujet à l’ignorance et au mal, ce ne peut être qu’en vertu d’une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d’un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui agite l’homme, n’est que la tendance naturelle de son être qui le porte vers son état primitif et l’avertit de ce qu’il est. Il gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l’ignorent. L’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même le triste bonheur de s’ignorer ; il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses lumières, qui l’élèvent jusqu’à l’ange, ne servent qu’à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le fond {p. 23}de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver ; le mal a tout souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie. Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu’il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l’homme jusque dans son essence la plus intime. Toute intelligence est, par sa nature même, le résultat, à la fois ternaire et unique, d’une perception qui appréhende, d’une raison qui affirme, et d’une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu’affaiblies dans l’homme ; mais la troisième est brisée, et, semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi, toute honteuse de sa douloureuse impuissance. C’est dans cette troisième puissance que l’homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n’est pas lui. Le sage résiste et s’écrie : Qui me délivrera ? L’insensé obéit, et il appelle sa lâcheté bonheur ; mais il ne peut se défaire de cette autre volonté incorruptible dans son essence, quoiqu’elle ait perdu son {p. 24}empire, et le remords, en lui perçant le cœur, ne cesse de lui crier : En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à la loi. Qui pourrait croire qu’un tel être ait pu sortir dans cet état des mains du Créateur ? Cette idée est si révoltante que la philosophie seule, j’entends la philosophie païenne, a deviné le péché originel. Le vieux Timée, de Locres, ne disait-il pas déjà, sûrement d’après son maître Pythagore, que nos vices viennent bien moins de nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui nous constituent ? Platon ne dit-il pas de même qu’il faut s’en prendre au générateur plus qu’au généré ? Et dans un autre endroit n’a-t-il pas ajouté que le Seigneur, Dieu des dieux, voyant que les êtres soumis à la génération avaient perdu (ou détruit en eux) le don inestimable, avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout à la fois à les punir et à les régénérer ? Cicéron ne s’éloignait pas du sentiment de ces philosophes et de ces initiés qui avaient pensé que nous étions dans ce monde pour expier quelques crimes commis dans un autre. Il a cité même et adopté quelque part la comparaison d’Aristote, à qui {p. 25}la contemplation de la nature humaine rappelait l’épouvantable supplice d’un malheureux lié à un cadavre et condamné à pourrir avec lui. Ailleurs, il dit expressément que la nature nous a traités en marâtre plutôt qu’en mère, et que l’esprit divin qui est en nous est comme étouffé par le penchant qu’elle nous a donné pour tous les vices. Et n’est-ce pas une chose singulière qu’Ovide ait parlé sur l’homme précisément dans les termes de saint Paul ? Le poète érotique a dit : Je vois le bien, je l’aime, et le mal me séduit ; et l’Apôtre si élégamment traduit par Racine a dit :

Je ne fais pas le bien, que j’aime,
Et je fais le mal, que je hais. »

IV §

Le christianisme lui-même est évidemment sorti de cette universelle tradition du monde, car son premier nom fut Rédemption. Les incarnations nombreuses de la théogonie indienne étaient elles-mêmes des figures de la rédemption. {p. 26}Partout l’homme a senti l’instinct d’expier je ne sais quoi : en se voyant si malheureux, il est naturel qu’il se soit cru puni. Ce dialogue des Soirées rappelle Pascal, mais Pascal raisonnable, au lieu de Pascal halluciné par la peur de Dieu. De Maistre, sain de corps et d’esprit, regarde la destinée en face.

Il révoque avec raison en doute, comme Platon, comme Aristote, comme Cicéron, comme Voltaire, ce dogme, démenti par tous les monuments de l’histoire, d’on ne sait quel progrès indéfini, progrès qui depuis des siècles n’ajoute ni un cheveu à l’homme physique, ni une vertu à l’homme moral. L’antiquité, au contraire, ce témoin plus rapproché que nous des origines, s’accorde à représenter ses premiers ancêtres comme des créatures douées de plus de jeunesse, de plus de force, de plus de facultés. « Sur ce point, dit-il, il n’y a pas de dissonance : les initiés, les philosophes, les poètes, l’histoire, la fable, l’Asie et l’Europe n’ont qu’une voix. Un tel accord de la raison, de la Révélation et de toutes les traditions humaines, forme une démonstration que la bouche seule peut contredire. {p. 27}Non seulement les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de la nôtre et supérieure à la nôtre, parce qu’elle commençait plus haut, ce qui la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où elle s’éteignit enfin lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler. Personne ne sait à quelle époque remontent, je ne dis pas les premières ébauches de la société, mais les grandes institutions, les connaissances profondes et les monuments les plus magnifiques de l’industrie et de la puissance humaines. À côté du temple de Saint-Pierre, à Rome, je trouve les cloaques de Tarquin et les constructions cyclopéennes. Cette époque touche celle des Étrusques, dont les arts et la puissance vont se perdre dans l’antiquité, qu’Hésiode appelait grands et illustres, neuf siècles avant Jésus-Christ, qui envoyèrent des colonies en Grèce et dans nombre d’îles, plusieurs siècles avant la guerre de Troie. Pythagore, voyageant en Égypte, six siècles avant notre ère, y apprit la cause de tous les {p. 28}phénomènes de Vénus. Il ne tint même qu’à lui d’y apprendre quelque chose de bien plus curieux, puisqu’on y savait de toute antiquité que Mercure, pour tirer une déesse du plus grand embarras, joua aux échecs avec la lune et lui gagna la soixante-douzième partie du jour. Je vous avoue même qu’en lisant le Banquet des sept Sages, dans les œuvres morales de Plutarque, je n’ai pu me défendre de soupçonner que les Égyptiens connaissaient la véritable forme des orbites planétaires. Vous pourrez, quand il vous plaira, vous donner le plaisir de vérifier ce texte. Julien, dans l’un de ses discours (je ne sais plus lequel), appelle le soleil le dieu aux sept rayons. Où avait-il pris cette singulière épithète ? Certainement elle ne pouvait lui venir que des anciennes traditions asiatiques qu’il avait recueillies dans ses études théurgiques, et les livres sacrés des Indiens présentent un bon commentaire de ce texte, puisqu’on y lit que, sept jeunes vierges s’étant rassemblées pour célébrer la venue de Chrîschna, qui est l’Apollon indien, le dieu apparut tout à coup au milieu d’elles et leur proposa de danser ; mais que, ces vierges s’étant excusées {p. 29}sur ce qu’elles manquaient de danseurs, le dieu y pourvut en se divisant lui-même, de manière que chaque fille eut son Chrîschna. Ajoutez que le véritable système du monde fut parfaitement connu de la plus haute antiquité. Songez que les pyramides d’Égypte, rigoureusement orientées, précèdent toutes les époques certaines de l’histoire ; que les arts sont des frères qui ne peuvent vivre et briller qu’ensemble ; que la nation qui a pu créer des couleurs capables de résister à l’action libre de l’air pendant trente siècles, soulever à une hauteur de six cents pieds des masses qui braveraient toute notre mécanique, sculpter sur le granit des oiseaux dont un voyageur moderne a pu reconnaître toutes les espèces ; que cette nation, dis-je, était nécessairement tout aussi éminente dans les autres arts, et savait même nécessairement une foule de choses que nous ne savons pas. »

Ici M. de Maistre établit, comme J.-J. Rousseau, qu’aucune parole n’a pu être inventée ni par un homme qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. Il considère la parole, ainsi que nous la considérons nous-même, comme un organe aussi divinement {p. 30}et aussi primitivement révélé que la langue qui la profère.

V §

L’entretien sur la guerre, qui suit ces entretiens sur la Providence et sur l’origine des langues, sur le spiritualisme, est à la fois son chef-d’œuvre de style, et, selon nous, son chef-d’œuvre de sophisme. Ce sophisme, par lequel le philosophe divinise la guerre, est cependant semé de considérations puissantes et vraies sur la vertu publique du dévouement militaire qui pousse jusqu’au sacrifice de sa vie pour la défense commune de la patrie. Quand il est dans la vérité, nul écrivain ne s’y enfonce plus avant avec un poids d’athlète ; malheureusement il s’enfonce avec la même force et avec le même goût de l’excès dans l’erreur. Ce chapitre en offre d’éclatants exemples : écoutez le sublime du vrai mêlé à l’excès du faux.

« Avant ma vingt-quatrième année, fait-il dire à son interlocuteur, j’avais vu trois fois l’enthousiasme du carnage au milieu du sang {p. 31}qu’il fait couler. Le spectacle épouvantable du carnage n’endurcit pas le véritable guerrier : il est humain comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour… Les fonctions du soldat sont terribles, mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel… Le fléau est divin… le nom de Dieu est le Dieu des armées.

« Observez de plus que cette loi, déjà si terrible, de la guerre, n’est cependant qu’un chapitre de la loi générale qui pèse sur l’univers.

« Dans le vaste domaine de la nature vivante il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera. Dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente écrit sur les frontières mêmes de la vie. Déjà dans le règne végétal on commence à sentir la loi : depuis l’immense catalpa jusqu’à la plus humble graminée, combien de plantes meurent, et combien sont tuées ! Mais, dès que vous entrez dans le règne animal, la loi prend tout à coup une épouvantable évidence. Une force à la fois cachée et palpable se montre continuellement occupée à mettre à découvert {p. 32}le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l’espèce animale elle a choisi un certain nombre d’animaux qu’elle a chargés de dévorer les autres. Ainsi il y a des insectes de proie, des reptiles de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie. Il n’y a pas un instant de la durée où l’être vivant ne soit dévoré par un autre. Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructive n’épargne rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer ! Roi superbe et terrible, il a besoin de tout, et rien ne lui résiste. Il sait combien la tête du requin ou du cachalot lui fournira de barriques d’huile ; son épingle déliée pique sur le carton des musées l’élégant papillon qu’il a saisi au vol sur le sommet du mont Blanc ou du Chimboraço ; il empaille le crocodile, il embaume le colibri ; à son ordre le serpent à sonnettes vient mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer intact aux yeux d’une longue {p. 33}suite d’observateurs. Le cheval qui porte son maître à la chasse du tigre se pavane sous la peau de ce même animal. L’homme demande tout à la fois à l’agneau ses entrailles pour faire résonner une harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la jeune vierge, au loup sa dent la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l’art, à l’éléphant ses défenses pour façonner le jouet d’un enfant ; ses tables sont couvertes de cadavres ! Le philosophe peut même découvrir comment le carnage permanent est prévu et ordonné dans le grand tout. Mais cette loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? Non, sans doute. Cependant quel être exterminera celui qui les extermine tous ? Lui ! C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme. Mais comment pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral et miséricordieux ; lui qui est né pour aimer ; lui qui pleure sur les autres comme sur lui-même, qui trouve du plaisir à pleurer, et qui finit par inventer des fictions pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a été déclaré qu’on redemandera jusqu’à la dernière goutte du sang qu’il aura versé injustement ? C’est la guerre qui accomplira le {p. 34}décret. N’entendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang ? Le sang des animaux ne lui suffit pas, ni même celui des coupables versé par le glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n’y aurait point de guerre ; mais elle ne saurait en atteindre qu’un petit nombre, et souvent même elle les épargne, sans se douter que sa féroce humanité contribue à nécessiter la guerre, si, dans le même temps surtout, un autre aveuglement, non moins stupide et non moins funeste, travaillait à éteindre l’expiation dans le monde. La terre n’a pas crié en vain : la guerre s’allume. L’homme, saisi tout à coup d’une fureur divine étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. Qu’est-ce donc que cette horrible énigme ? Rien n’est plus contraire à sa nature, et rien ne lui répugne moins : il fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur. N’avez-vous jamais remarqué que, sur le champ de mort, l’homme ne désobéit jamais ? Il pourra bien massacrer Nerva ou Henri IV ; mais le plus abominable tyran, le plus insolent boucher de chair humaine {p. 35}n’entendra jamais là : Nous ne voulons plus vous servir. Une révolte sur le champ de bataille, un accord pour s’embrasser en reniant un tyran, est un phénomène qui ne se présente pas à ma mémoire. Rien ne résiste, rien ne peut résister à la force qui traîne l’homme au combat ; innocent meurtrier, instrument passif d’une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l’abîme qu’il a creusé lui-même ; il donne, il reçoit la mort sans se douter que c’est lui qui a fait la mort.

« Ainsi s’accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu’à l’homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses, jusqu’à l’extinction du mal, jusqu’à la mort de la mort.

« Mais l’anathème doit frapper plus directement et plus visiblement sur l’homme : l’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres. Mais {p. 36}lorsque les crimes, et surtout les crimes d’un certain genre, se sont accumulés jusqu’à un point marqué, l’ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l’immense vitesse de son mouvement le rend présent à la fois sur tous les points de sa redoutable orbite. Il frappe au même instant tous les peuples de la terre ; d’autres fois, ministre d’une vengeance précise et infaillible, il s’acharne sur certaines nations et les baigne dans le sang. N’attendez pas qu’elles fassent aucun effort pour échapper à leur jugement ou pour l’abréger. On croit voir ces grands coupables éclairés par leur conscience, qui demandent le supplice et l’acceptent pour y trouver l’expiation. Tant qu’il leur restera du sang, elles viendront l’offrir, et bientôt une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères. »

Et il conclut ce magnifique dithyrambe philosophique par ces mots les plus fatalistes qu’aucune plume ait osé écrire :

La guerre est donc divine, puisque c’est une loi du monde.

{p. 37}À ce titre le meurtre et l’anthropophagie sont donc divins, car ces monstruosités sont une loi du monde. Il n’y a pas un mot dans ce dialogue qui révèle un philosophe évangélique. M. de Maistre semble n’avoir lu que la Bible : c’était un prophète de la loi de sang. La loi de grâce lui aurait appris, comme la philosophie véritable, que la guerre était, non pas nécessaire et divine, comme il le dit, mais vertueuse et obligatoire quand la perversité humaine fait à l’homme constitué en nation un devoir de défendre sa vie, sa famille, sa nation contre ce meurtre en masse. La saine philosophie lui aurait enseigné que la guerre est si peu divine que le plus divin progrès de l’humanité est de la tempérer et de la diminuer jusqu’à sa complète extinction (si cela devient jamais possible) chez les hommes.

VI §

Après avoir ainsi divinisé la guerre, il divinise la force matérielle, et il l’autorise à martyriser toutes les forces intellectuelles qui osent {p. 38}penser autrement que l’État ne veut qu’on pense. Lisez ! et étonnez-vous qu’il y ait eu des martyrs dans un ordre de choses qui sacre ainsi les persécuteurs de toute pensée autre que la pensée officielle de l’État. Il faut lire ici le texte pour y croire.

« Ce n’est point à la science qu’il appartient de conduire les hommes ; il appartient aux prélats, aux grands officiers de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités, d’apprendre aux nations ce qui est bien et ce qui est mal, dans l’ordre moral et spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières : ils ont les sciences physiques pour s’amuser. De quoi pourraient-ils se plaindre ? Quant à celui qui parle ou qui écrit pour ôter un dogme national au peuple, il doit être pendu… Pourquoi a-t-on commis l’imprudence d’accorder la parole à tout le monde ? C’est ce qui nous a perdus !… Ah ! si lorsqu’enfin la terre sera raffermie… » etc., etc.

Ici il s’arrête, comme s’il n’osait achever et révéler au monde la nature des freins et des supplices dont, lui, ministre de l’État, il bâillonnerait et musellerait ceux qui oseraient penser {p. 39}et parler autrement que lui, philosophe !

Et il oubliait qu’il écrivait ces appels à la persécution dans le sein d’un empire et d’un culte grecs, où le prélat et le souverain auraient eu, d’après ses propres invocations à la tyrannie des esprits et des consciences, le devoir de le supplicier lui-même comme voleur domestique, car il ne cessait pas de prêcher à haute voix l’orthodoxie romaine au milieu de l’hérésie grecque ! Si c’est là de la philosophie, c’est la philosophie de la hache, qui tranche les têtes pour trancher les difficultés. Cela convenait moins qu’à personne à un homme qui avait fui son pays pour fuir la persécution d’une autre race de persécuteurs d’opinions !

VII §

Un peu plus loin, dans son Essai sur les Sacrifices, il pousse sa logique sur la sainteté de ce qui est utile jusqu’à hésiter à flétrir l’immolation des femmes indiennes sur le cadavre de leurs maris. Lisez encore :

« Je vois d’ailleurs un grand problème à résoudre : {p. 40}ces sacrifices atroces, qui nous révoltent si justement, ne seraient-ils point bons ou du moins nécessaires dans l’Inde ? Au moyen de cette institution terrible, la vie d’un époux se trouve sous la garde incorruptible de ses femmes et de tout ce qui s’intéresse à elles. Dans le pays des révolutions, des vengeances, des crimes vils et ténébreux, qu’arriverait-il si les femmes n’avaient matériellement rien à perdre par la mort de leurs époux, et si elles n’y voyaient que le droit d’en acquérir un autre ? Croirons-nous que les législateurs antiques, qui furent tous des hommes prodigieux, n’aient pas eu dans ces contrées des raisons particulières et puissantes pour établir de tels usages ? »

Enfin, lisez l’étrange apothéose du bourreau. Jamais la magnificence du style ne s’est acharnée à une plus hideuse image : c’est un dithyrambe de Shakespeare sur un échafaud.

VIII §

« De cette prérogative redoutable dont je vous parlais tout à l’heure résulte l’existence {p. 41}nécessaire d’un homme destiné à infliger aux crimes les châtiments décernés par la justice humaine ; et cet homme, en effet, se trouve partout, sans qu’il y ait aucun moyen d’expliquer comment ; car la raison ne découvre dans la nature de l’homme aucun motif capable de déterminer le choix de cette profession. Je vous crois trop accoutumés à réfléchir, Messieurs, pour qu’il ne vous soit pas arrivé souvent de méditer sur le bourreau. Qu’est-ce donc que cet être inexplicable, qui a préféré à tous les métiers agréables, lucratifs, honnêtes et même honorables, qui se présentent en foule à la force ou à la dextérité humaine, celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette tête, ce cœur sont-ils faits comme les nôtres ? Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ? Pour moi, je n’en sais pas douter. Il est fait comme nous extérieurement, il naît comme nous ; mais c’est un être extraordinaire, et, pour qu’il existe dans la famille humaine, il faut un décret particulier, un fiat de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde. Voyez ce qu’il est dans l’opinion des hommes, et comprenez, si vous pouvez, comment {p. 42}il peut ignorer cette opinion ou l’affronter ! À peine l’autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine en a-t-il pris possession, que les autres habitations reculent jusqu’à ce qu’elles ne voient plus la sienne. C’est au milieu de cette solitude et de cette espèce de vide formé autour de lui qu’il vit seul avec sa femelle et ses petits, qui lui font connaître la voix de l’homme ; sans eux il n’en connaîtrait que les gémissements… Un signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice vient frapper à sa porte et l’avertir qu’on a besoin de lui. Il part, il arrive sur une place publique, couverte d’une foule pressée et palpitante. On lui jette un empoisonneur, un parricide, un sacrilège ; il le saisit, il l’étend, il le lie sur une croix horizontale ; il lève le bras : alors il se fait un silence horrible, et l’on n’entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre et les hurlements de la victime. Il la détache, il la porte sur une roue ; les membres fracassés s’enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n’envoie plus par intervalles qu’un petit nombre de paroles sanglantes {p. 43}qui appellent la mort. Il a fini : le cœur lui bat, mais c’est de joie ; il s’applaudit, il dit dans son cœur : Nul ne roue mieux que moi ! Il descend ; il tend sa main souillée de sang, et la justice y jette de loin quelques pièces d’or qu’il emporte à travers une double haie d’hommes écartés par l’horreur. Il se met à table, et il mange ; au lit ensuite, et il dort. Et le lendemain, en s’éveillant, il songe à tout autre chose qu’à ce qu’il a fait la veille. Est-ce un homme ? Oui : Dieu le reçoit dans ses temples et lui permet de prier. Il n’est pas criminel ; cependant aucune langue ne consent à dire, par exemple, qu’il est vertueux, qu’il est honnête homme, qu’il est estimable, etc. Nul éloge moral ne peut lui convenir, car tous supposent des rapports avec les hommes, et il n’en a point.

« Et cependant toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur l’exécuteur : il est l’horreur et le lien de l’association humaine. Ôtez du monde cet agent incompréhensible ; dans l’instant même l’ordre fait place au chaos ; les trônes s’abîment, et la société disparaît. Dieu est l’auteur de la souveraineté, il l’est donc aussi du châtiment. Il a jeté notre {p. 44}terre sur ces deux pôles ; car Jéhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde. »

IX §

Tel est ce livre, la grande œuvre philosophique du comte de Maistre : un style étonnant de vigueur et de souplesse ; des vues neuves, profondes, incommensurables d’étendue sur les législations, sur les dogmes, sur les mystères, et quelquefois des plaisanteries déplacées en matière grave ; un grand génie doublé d’un sophiste, un Diderot déclamateur dans un philosophe chrétien et sincère, un Platon souvent, quelquefois un Diogène. Ce livre fit plutôt secte que bruit à son apparition ; on en jeta çà et là quelques feuilles au vent, comme celles de la sibylle. Aujourd’hui que nous venons de le relire refroidi par trente ans, nous y trouvons plus de talent que de philosophie réelle ; la pensée y est plus hardie que {p. 45}forte, plus subtile que profonde, plus brillante que solide. C’est une magnifique curiosité plutôt qu’un monument durable de l’esprit humain. L’exagération y fausse tout, jusqu’à la vérité, qui est la modération de l’esprit.

X §

Quelque temps après les Soirées de Pétersbourg parut le livre du Pape. Le philosophe avait toujours touché dans M. de Maistre au théologien. Publiciste de la monarchie dans le livre des Considérations sur la France, il devenait le publiciste de la papauté dans ce dernier livre.

Après avoir flatté la France, à laquelle l’auteur s’adresse comme à l’arbitre de tous les succès en littérature sacrée ou profane, il établit nettement la base d’une théocratie. « Je suis parce que je suis. Tout gouvernement est absolu, et, du moment où l’on peut lui résister sous prétexte d’erreur ou d’injustice, il n’existe plus. Tous les souverains agissent comme infaillibles. » {p. 46}Ce dogme, qui supprime à la fois le raisonnement et la résistance, une fois posé, l’auteur marche en liberté vers la tyrannie, d’un pas plus ferme que Machiavel.

« L’Église est une monarchie », poursuit-il, sans s’arrêter aux conciles (grand rouage représentatif de cette monarchie des âmes chrétiennes). Bossuet est fulminé ici pour avoir protesté avec l’autorité temporelle des rois contre cette infaillibilité absolue des papes. M. de Maistre justifie tout à la fois la déposition des souverains temporels et leur excommunication par le souverain infaillible. Cela attaque le souverain, dit-il, mais cela respecte la souveraineté. Cette distinction subtile le satisfait pleinement. La souveraineté est respectée, en effet, mais c’est dans celui qui la dépose ou qui la donne, c’est-à-dire dans le pape. Il dit le dernier mot de la théocratie, il le justifie avec une dialectique de jurisconsulte et avec une érudition théologique de Père de l’Église.

Les bienfaits de la papauté en matière de mœurs, de civilisation et de propagation universelle du christianisme, sont l’objet du second volume. Il justifie cette maxime de César : {p. 47}Legenre humain est fait pour quelques hommes, et il l’applique. « Partout, dit-il, le petit nombre conduit le grand nombre. Cela est bon, car, sous une aristocratie plus ou moins forte, la souveraineté ne l’est plus assez. » Le sacre des monarques par l’autorité de Dieu, l’extinction de la liberté civile dans le monde, l’administration morale par le sacerdoce, la suppression des schismes par la puissance armée de l’unité dans la main du souverain pontife, de tristes et éloquentes prophéties contre l’indépendance de la Grèce à moins qu’elle ne reconnaisse l’autorité du pape, une adjuration aux protestants pour recomposer l’unité en sacrifiant leur liberté usurpée par la révolte contre Rome, des imprécations contre toute philosophie non orthodoxe, une hymne à Rome, véritable Te Deum d’un autre Ambroise, complètent ce livre. Voici l’hymne du Tyrtée chrétien :

« Ô Ville éternelle, tout ce qui devait t’anéantir s’est réuni contre toi, et tu es debout ! et, comme tu fus jadis le centre de l’erreur, tu es depuis dix-huit siècles le centre de la vérité ! La puissance romaine avait fait de toi la citadelle {p. 48}du paganisme, qui semblait invincible dans la capitale du monde connu. Toutes les erreurs de l’univers convergeaient vers toi, et le premier de tes empereurs, les rassemblant en un seul point resplendissant, les consacra toutes dans le Panthéon. Le temple de tous les dieux s’éleva dans tes murs, et, seul de tous ces grands monuments, il subsiste dans toute son intégrité. Toute la puissance des empereurs chrétiens, tout le zèle, tout l’enthousiasme, et, si l’on veut même, tout le ressentiment des chrétiens se déchaînèrent contre les temples. Théodose ayant donné le signal, tous ces magnifiques édifices disparurent. En vain les plus sublimes beautés de l’architecture semblaient demander grâce pour ces étonnantes constructions ; en vain leur solidité lassait les bras des destructeurs ; pour détruire les temples d’Apamée et d’Alexandrie il fallut appeler les moyens que la guerre employait dans les sièges. Mais rien ne peut résister à la proscription générale. Le Panthéon seul fut préservé. Un grand ennemi de la foi, en rapportant ces faits, déclare qu’il ignore par quel concours de circonstances heureuses le Panthéon {p. 49}fut conservé jusqu’au moment où, dans les premières années du septième siècle, un souverain pontife le consacra à tous les saints. Ah ! sans doute il l’ignorait ; mais nous, comment pourrions-nous l’ignorer ? La capitale du paganisme était destinée à devenir celle du christianisme, et le temple qui, dans cette capitale, concentrait toutes les forces de l’idolâtrie, devait réunir toutes les lumières de la foi. Tous les saints à la place de tous les dieux ! Quel sujet intarissable de profondes méditations philosophiques et religieuses ! C’est dans le Panthéon que le paganisme est rectifié et ramené au système primitif, dont il n’était qu’une corruption visible. Le nom de Dieu sans doute est exclusif et incommunicable ; cependant il y a plusieurs dieux dans le ciel et sur la terre. Il y a des intelligences, des natures meilleures, des hommes divinisés. Les dieux du christianisme sont les saints. Autour de Dieu se rassemblent tous les dieux, pour le servir à la place et dans l’ordre qui leur sont assignés.

« Ô spectacle merveilleux, digne de celui qui nous l’a préparé, et fait seulement pour ceux qui savent le contempler !

{p. 50}« Pierre, avec ses clefs expressives, éclipse celles du vieux Janus. Il est le premier partout, et tous les saints n’entrent qu’à sa suite. Le dieu de l’iniquité, Plutus, cède la place au plus grand des thaumaturges, à l’humble François, dont l’ascendant inouï créa la pauvreté volontaire, pour faire équilibre aux crimes de la richesse. Le miraculeux Xavier chasse devant lui le fabuleux conquérant de l’Inde. Pour se faire suivre par des millions d’hommes il n’appela point à son aide l’ivresse et la licence ; il ne s’entoura point de bacchantes impures : il ne montra qu’une croix ; il ne prêcha que la vertu, la pénitence, le martyre des sens. Jean de Dieu, Jean de Matha, Vincent de Paul (que toute langue, que tout âge les bénissent !) reçoivent l’encens qui fumait en l’honneur de l’homicide Mars, de la vindicative Junon. La Vierge immaculée, la plus excellente de toutes les créatures dans l’ordre de la grâce et de la sainteté, discernée entre tous les saints, comme le soleil entre tous les astres ; la première de la nature humaine qui prononça le nom de salut ; celle qui connut dans ce monde la félicité des anges et les ravissements {p. 51}du ciel sur la route du tombeau ; celle dont l’Éternel bénit les entrailles en soufflant son esprit en elle et lui donnant un fils qui est le miracle de l’univers ; celle à qui il fut donné d’enfanter son Créateur ; qui ne voit que Dieu au-dessus d’elle et que tous les siècles proclameront heureuse ; la divine Marie monte sur l’autel de Vénus pandémique. Je vois le Christ entrer dans le Panthéon, suivi de ses évangélistes, de ses apôtres, de ses docteurs, de ses martyrs, de ses confesseurs, comme un roi triomphateur entre, suivi des grands de son empire, dans la capitale de son ennemi vaincu et détruit. À son aspect tous ces dieux-hommes disparaissent devant l’homme-Dieu. Il sanctifie le Panthéon par sa présence et l’inonde de sa majesté. C’en est fait : toutes les vertus ont pris la place de tous les vices. L’erreur aux cent têtes a fui devant l’indivisible vérité : Dieu règne dans le Panthéon, comme il règne dans le ciel, au milieu de tous les saints.

« Quinze siècles avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le Panthéon {p. 52}dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’œuvre de l’art humain, et la plus belle demeure terrestre de celui qui a bien voulu demeurer avec nous, plein d’amour et de vérité. »

XI §

Voilà tout ce livre du Pape, œuvre très savante, quoique très décousue, inférieure aux Soirées de Pétersbourg, et qui cependant produisit plus de gloire à l’écrivain, parce qu’elle fut adoptée à son apparition par les Chateaubriand, les Bonald, les Lamennais, hommes éclatants de la restauration théocratique en France à cette époque. Ils adoptèrent M. de Maistre comme un auxiliaire envoyé d’en haut à leur parti. Sans cet esprit de parti, qui donne non pas la vie, mais le bruit, aux ouvrages des hommes, ce livre n’aurait été que le manifeste de la théocratie ; ils en firent dans leurs journaux le manifeste de l’Esprit-Saint. Ce livre n’est plus guère lu aujourd’hui que {p. 53}par les légistes sacrés ou par les érudits du sanctuaire. C’est un arsenal de science ecclésiastique.

Il en fut de même de son livre de controverse sur l’Église anglicane, où il a raison contre Bossuet et tort contre l’indépendance des nations. Dans ses lettres sur l’inquisition espagnole il est plus qu’un étrange sophiste : il fausse l’histoire pour justifier une barbarie. Ce n’est pas là un livre, c’est un pamphlet. Le goût du paradoxe rendait rétrospectivement cruel en théorie le plus doux et le plus gai des hommes. Il ne faut pas badiner avec le sang.

XII §

À partir de ce moment, le comte de Maistre ne se retrouve plus que dans le recueil de ses lettres familières, publiées par sa famille. Ce n’est plus là l’arsenal de l’esprit de parti ; c’est le portefeuille d’un homme de bien, d’un homme de cœur, d’un homme d’esprit. Nous ne pouvons résister au plaisir d’en citer quelques {p. 54}fragments, et ces fragments ont pour nous un charme plus exquis encore, parce que nous pouvons y ajouter son accent ému de tendresse et sa physionomie rayonnante de saine gaieté.

« Mon très cher enfant, écrit-il, de Pétersbourg, à sa fille Constance, qu’il n’avait pas vue naître, et dont il se faisait une charmante image, justifiée par la nature et par l’intelligence, mon très cher enfant, il faut absolument que j’aie le plaisir de t’écrire, puisque Dieu ne veut pas encore me donner celui de te voir. Peut-être tu ne sauras pas me lire couramment, mais tu ne manqueras pas de gens qui t’aideront à déchiffrer l’écriture de ton vieux papa. Ma chère petite Constance, comment donc est-il possible que je ne te connaisse point encore, que tes jolis petits bras ne se soient point jetés autour de mon cou, que les miens ne t’aient point mise sur mes genoux pour t’embrasser à mon aise ? Je ne puis me consoler d’être si loin de toi ; mais prends bien garde, mon cher enfant, d’aimer ton papa comme s’il était à côté de toi. Quand même tu ne me connais pas, je ne suis pas moins dans ce monde, et je ne {p. 55}t’aime pas moins que si tu ne m’avais jamais quitté. Tu dois me traiter de même, ma chère petite, afin que tu sois tout accoutumée à m’aimer quand je te verrai, et que ce soit tout comme si nous ne nous étions jamais perdus de vue. Pour moi je pense continuellement à toi, et, pour y penser avec plus de plaisir, j’ai fabriqué dans ma tête une petite figure espiègle, qui me semble être ma Constance… »

Et à son fils, qu’il se disposait à appeler en Russie pour y commencer sa fortune :

« Il faut que tu me remplaces auprès de ta mère quand je n’y suis pas, et que tu sois son premier ministre de l’intérieur. Ce que tu me dis de Chambéry m’a serré le cœur ; je suis cependant bien aise que tu aies vu par toi-même l’effet inévitable d’un système dont nous avons eu le bonheur de te séparer entièrement. Ton âme est un papier blanc sur lequel nous n’avons point permis au diable de barbouiller, de façon que les anges ont pleine liberté d’y écrire tout ce qu’ils voudront, pourvu que tu les laisses faire. Je te recommande l’application par-dessus tout. Si tu m’aimes, si tu aimes ta mère et tes sœurs, il faut que tu aimes ta table : {p. 56}l’un ne peut pas aller sans l’autre. Je puis attacher ta fortune à la mienne si tu aimes le travail, autrement tout est perdu. Dans le naufrage universel, tu ne peux aborder que sur une feuille de papier : c’est ton arche, prends-y garde. Je mets au premier rang une écriture belle et aisée. L’allemand est une fort bonne chose, et qui probablement te sera fort utile. Ainsi nous nous sommes entendus à ce sujet. Adieu, mon cher Rodolphe. »

Et à sa fille aînée, Adèle, les conseils contraires sans cesse renouvelés, pour la prémunir contre son antipathie innée, la femme savante, la femme de lettres, la femme masculine, paradoxe de son sexe :

« Tu as probablement lu dans la Bible, ma chère Adèle : La femme forte entreprend les ouvrages les plus pénibles, et ses doigts ont pris le fuseau. Mais que diras-tu de Fénelon, qui décide avec toute sa douceur : La femme forte file, se cache, obéit et se tait ? Voici une autorité qui ressemble fort peu aux précédentes, mais qui a bien son prix cependant : c’est celle de Molière, qui a fait une comédie intitulée les Femmes savantes. Crois-tu que ce {p. 57}grand comique, ce juge infaillible des ridicules, eût traité ce sujet s’il n’avait pas reconnu que le titre de femme savante est en effet un ridicule ? Le plus grand défaut pour une femme, mon cher enfant, c’est d’être homme. Pour écarter jusqu’à l’idée de cette prétention défavorable, il faut absolument obéir à Salomon, à Fénelon et à Molière : ce trio est infaillible. Garde-toi bien d’envisager les ouvrages de ton sexe du côté de l’utilité matérielle, qui n’est rien ; ils servent à prouver que tu es femme et que tu te tiens pour telle, et c’est beaucoup. Prie ta mère de t’acheter une jolie quenouille et un joli fuseau. »

Il s’acharne à cette pensée juste des différentes fonctions d’esprit des sexes différents, et, comme toutes les vérités, il finit par l’exagérer.

« Voltaire a dit, à ce que tu me dis (car pour moi je n’en sais rien ; jamais je ne l’ai tout lu, et il y a trente ans que je n’en ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de faire tout ce que font les hommes, etc. C’est un compliment fait à quelque jolie femme, ou bien c’est une des cent mille et mille sottises {p. 58}qu’il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le contraire. Les femmes n’ont fait aucun chef-d’œuvre dans aucun genre ; elles n’ont fait ni l’Iliade, ni l’Énéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartufe, ni le Joueur, ni le Panthéon, ni l’église de Saint-Pierre, ni la Vénus de Médicis, ni l’Apollon du Belvédère, ni le Persée, ni le livre des Principes, ni le Discours sur l’Histoire universelle, ni Télémaque. Elles n’ont inventé ni l’algèbre, ni les télescopes, ni les lunettes achromatiques, ni la pompe à feu, ni le métier à bas, etc. ; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela : c’est sur leurs genoux que se forme ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. Si une demoiselle s’est laissé bien élever, si elle est docile, modeste et pieuse, elle élève des enfants qui lui ressemblent, et c’est le plus grand chef-d’œuvre du monde. Si elle ne se marie pas, son mérite intrinsèque, qui est toujours le même, ne laisse pas aussi que d’être utile autour d’elle d’une manière ou d’une autre. Quant à la science, c’est une chose très dangereuse {p. 59}pour les femmes : on ne connaît presque pas de femmes savantes qui n’aient été ou malheureuses ou ridicules par la science. Elle les expose habituellement au petit danger de déplaire aux hommes et aux femmes (pas davantage) : aux hommes, qui ne veulent pas être égalés par les femmes, et aux femmes, qui ne veulent pas être surpassées. La science, de sa nature, aime à paraître ; car nous sommes tous orgueilleux. Or voilà le danger ; car la femme ne peut être savante impunément qu’à la charge de cacher ce qu’elle sait avec plus d’attention que l’autre sexe n’en met à le montrer. Sur ce point, mon cher enfant, je ne te crois pas forte ; ta tête est vive, ton caractère décidé : je ne te crois pas capable de te mordre les lèvres lorsque tu es tentée de faire une petite parade littéraire. Tu ne saurais croire combien je me suis fait d’ennemis jadis pour avoir voulu en savoir plus que nos chers Allobroges. »

« Le chef-d’œuvre des femmes, écrit-il ailleurs à sa seconde fille Constance, c’est de comprendre ce qu’écrivent les hommes. » Il y a dans ses œuvres un volume entier de ces tendresses, {p. 60}de ces conseils et de ces badinages de cœur et de plume avec ses chères filles, et ce volume n’a point de paradoxe parce que le sentiment n’en a pas.

XIII §

Ainsi s’écoulèrent ces longues années d’éloignement de sa patrie, jusqu’au moment où la chute de Napoléon et les traités de 1815 ressuscitèrent le Piémont et l’agrandirent même contre la France par l’incorporation de l’antique république de Gênes, annexée par ces traités au Piémont. La famille du comte de Maistre l’avait enfin rejoint en Russie. L’exil était plus doux, mais c’était toujours l’exil. Le prosélytisme religieux du comte de Maistre commençait à offusquer l’empereur Alexandre et son gouvernement ; la faveur de l’écrivain ultra-catholique baissait à la cour. L’ambition naturelle, qui n’avait jamais cessé de lui faire sentir sa valeur comme homme politique, lui faisait sans cesse tourner ses regards vers Turin, pour voir si on ne l’appellerait {p. 61}pas au ministère. La cour de Turin se souvenait trop de sa conduite compromettante dans l’affaire de Savary et de Napoléon pour lui confier le maniement très délicat d’une politique qui ne pouvait vivre que de ménagements et de prudence envers la France, l’Angleterre et l’Autriche. C’était pour cette cour une décoration littéraire qu’elle ne pouvait négliger sans honte, mais ce n’était pas une force qu’elle pût employer sans défiance. L’éloignement avec un titre honorable était ce qui convenait au roi de Sardaigne pour son illustre embarras ; mais la nécessité de complaire à la cour de Russie, qui se plaignait de l’excès d’activité théologique du comte de Maistre, exigeait son rappel à Turin. Il fut rappelé en 1817 avec le titre de président des cours suprêmes du royaume et de ministre d’État sans portefeuille. C’était l’otium cum dignitate, le loisir honorifique du vieil âge ; rien ne convenait moins au fond à un esprit qui ne vieillissait pas et à une ambition de pouvoir que la piété même ne pouvait totalement amortir. Il s’arrêta pendant quelques mois dans sa chère Savoie, au sein de cette famille d’élite qui lui {p. 62}faisait une cour de tendresse et d’honneur. Ces jours de halte furent sans aucun doute les plus doux de toute sa vie ; c’est alors que j’eus le bonheur de le connaître. On le regardait comme un monument que la distance avait grandi et que l’on croyait destiné à grandir encore dans l’avenir par quelque éclatante reconnaissance de la cour de Turin. Il le croyait évidemment lui-même ; sa déception fut l’amertume de ses dernières années.

À son arrivée à Turin il sentit, sans pouvoir se le persuader, qu’il ne serait plus qu’une illustration honorée, mais importune, offusquant son propre gouvernement. Ses plaintes confidentielles à cet égard dans sa correspondance intime sont amères. On y sent une résignation mal résignée qui murmure au fond du cœur sous un sourire de convention.

Écoutez cette plainte désespérée à sa confidente chérie, sa fille Constance, laissée derrière lui à Chambéry.

« Turin, septembre 1817.

« Les visites, les devoirs de tout genre m’obsèdent ; {p. 63}je me tuerais si je ne craignais de te fâcher. Hélas ! tout est inutile ; le dégoût, la défiance, le découragement sont entrés dans mon cœur. Une voix intérieure me dit une foule de choses que je ne veux pas écrire. Cependant je ne dis pas que je me refuse à rien de ce qui se présentera naturellement ; mais je suis sans passion, sans désir, sans inspiration, sans espérance. Je ne vois d’ailleurs, depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun signe de faveur quelconque ; enfin rien de ce qui peut encourager un grand cœur à se jeter dans le torrent des affaires. Je n’ai pas encore fait une seule demande, et, si j’en fais, elles seront d’un genre qui ne gênera personne. En réfléchissant sur mon inconcevable étoile je crois toujours qu’il m’arrivera tout ce que je n’attends pas. »

Son amour-propre du moins, à défaut de son ambition active, fut satisfait du rang qu’on lui donna à Turin.

Il écrit à M. de Bonald : « Vous voulez sans doute que je vous dise un petit mot de moi. Ma place (de régent de la grande chancellerie) revient à peu près à vice-chancelier, et me met {p. 64}à la tête de la magistrature, au-dessus des premiers présidents. Quant au titre de ministre d’État, joint à la dignité de régent, il ne suppose pas des fonctions particulières, ni la direction d’un département. Il m’élève seulement assez considérablement dans la hiérarchie générale, et donne de plus à ma femme une fort belle attitude à la cour, hors de la ligne générale. »

Il revient souvent sur ces dignités dans ses lettres et ses différentes correspondances. Il en était fier, comme on voit, mais nullement satisfait : il lui fallait la réalité autant que la dignité du pouvoir. Son oisiveté le consumait autant que son génie ; il y faisait diversion par une immense correspondance avec tous les esprits supérieurs de l’Europe qui sympathisaient avec ses principes en religion ou en monarchie. Ne pouvant être ministre, il était devenu oracle. Il prophétisait encore après la restauration de l’Europe accomplie des erreurs et des expiations. Le temps ne pouvait manquer de les justifier. Ses interlocuteurs ordinaires dans ses derniers jours étaient M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Lamennais, {p. 65}plumes irritées alors contre l’esprit moderne, qui faisaient écho à ses colères. Leurs lettres, et surtout les lettres de M. de Bonald, sont aussi éloquentes et plus sensées que celles de son correspondant savoyard. Le point d’optique de Paris était plus vrai que celui de Turin pour juger la marche du monde.

Le comte de Maistre mourut en prophétisant encore. Appelé au conseil des ministres pour y délibérer sur quelque question oiseuse de législation à réformer : « Messieurs, dit-il, la terre tremble, et vous voulez bâtir ! »

Quelques jours après il n’était plus, et la révolution de 1821 éclatait à Turin. Il était mort entouré de sa femme, de ses enfants, de ses amis ; il s’éteignit dans la prière et dans l’espérance. Sa vie n’avait été qu’un long acte de foi. Son nom fut pour sa famille son plus bel héritage. Le monde récompensa dans son fils et dans ses filles son immense renommée. Cette renommée sera-t-elle éternelle ? J’incline à croire que non, car il y a trop d’alliage dans la monnaie d’idées qu’il a frappée à son coin pour que la valeur n’en baisse pas avec le temps. Il y a un mauvais symptôme de gloire ; {p. 66}ce mauvais symptôme, c’est l’engouement. Pourquoi l’engouement est-il l’apparence et cependant l’opposé de la gloire ? C’est que l’engouement n’est que la passion publique et intéressée du moment pour un homme ou pour une œuvre qui servent momentanément cette passion publique. Une fois la passion éteinte ou morte, la popularité s’éteint ou meurt avec elle. La gloire, au contraire, ne s’attache qu’aux vérités permanentes et ne se ratifie que par la postérité. Or la postérité ne goûte pas les sophistes, même les sophistes vertueux. Il y a trop de sophiste dans le comte de Maistre : dans sa politique il y a trop de passion d’esprit ; dans sa religion il y a trop d’exagération d’idées ; dans ses prophéties il y a trop de jactance ; dans son style même, le plus réel de ses titres, il y a encore trop de facétie. La vérité ne rit pas, elle pense.

XIV §

Faites abstraction de vos croyances, quelles {p. 67}qu’elles soient, et mettez-vous par la pensée au point de vue d’un homme de talent ou de génie qui veut, après une longue éclipse d’incrédulité, restaurer le christianisme dans l’esprit humain. Que fera cet homme ?

Il s’efforcera de donner aux dogmes de la religion révélée l’expression la plus admissible par la raison pieuse de l’esprit humain ; il rejettera sur la barbarie des âges de ténèbres les actes coupables ou les pratiques regrettables dont l’intolérance et les supplices ont déshonoré, par la main des rois, des peuples ou des pontifes, la sainteté morale de la religion chrétienne ; il ne rendra pas le culte solidaire de la politique ; il ne fera pas de Dieu le complice de l’homme ; il ne bravera pas à chaque phrase la raison humaine par des défis de foi ou de servilité d’esprit qui révoltent l’homme, qui scandalisent l’intelligence et qui le repoussent par l’excès de superstition dans l’impiété. Sa foi sera raisonnable et sa raison pieuse. Il rapprochera ainsi la foi du siècle et le siècle de la foi. Voilà évidemment l’œuvre d’un écrivain religieux, utile à la cause qu’il veut défendre. La partie théologique de l’œuvre de M. de  {p. 68}Maistre, dans le livre du Pape, dans les Soirées, dans le panégyrique de l’Inquisition, est entièrement le contrepied de ce que nous venons de présenter comme l’idéal d’une théologie moderne et d’un prosélytisme efficace du christianisme. Il exagère, il brave, il défie, il invective, il irrite. Son argumentation n’est qu’une perpétuelle ironie socratique et quelquefois une facétie voltairienne contre tous ceux qu’il semble vouloir insulter plus que convaincre. Il va jusqu’à l’absurde et jusqu’au supplice, comme vous l’avez vu dans la diatribe où il demande la potence pour tout homme qui exprimera, en matière de conscience, une opinion différente de celle des prélats ou des grands officiers de l’État.

Que serait un autel entouré de potences ? Est-ce là de la théologie persuasive ? N’est-ce pas plutôt une provocation à toute âme indépendante qui veut adorer et non trembler ? La Terreur raisonnait-elle autrement en France en promenant de ville en ville l’instrument du supplice sur les ruines des temples dont elle immolait les ministres ? M. de Maistre est presque partout un terroriste d’idée, qui verse des flots {p. 69}d’encre au lieu de sang, mais qui ne dissimule pas ses regrets et son admiration pour les siècles où l’on mêlait l’encre des disputes théologiques avec le sang. Nous savons bien, encore une fois, que ce sont là des plaisanteries ; mais des plaisanteries sanglantes sont-elles à leur place dans la bouche d’un homme qui parle au nom d’un Dieu victime et qui en ferait ainsi un Dieu bourreau ? Non, une pareille théologie ne pourrait persuader que des esclaves. M. de Maistre, en la présentant au dix-neuvième siècle, ne pouvait que nuire par son talent à la cause qu’adorait sincèrement sa foi. Cette violence qu’il employait à servir les intérêts spirituels et temporels de la papauté se retournait contre le plus vénérable et le plus patient des pontifes, Pie VII, arraché de son palais, déporté et emprisonné pour sa foi, quand ce pape, aussi sacré par ses malheurs que par sa tiare, croyait devoir au salut de l’Église des démarches contraires aux opinions ou aux passions de M. de Maistre. Le publiciste de l’infaillibilité des papes poussait la révolte jusqu’au sarcasme et jusqu’à des vœux de mort contre le pontife représentant de l’autorité divine {p. 70}à ses yeux. Que devenait le double dogme devant la passion ?

« 9 mars 1804.

« Il paraît qu’on est fort mécontent à Paris. Comme le pape y donne des chapelets, et que tout est mode en France, on a fait à Paris une mode des chapelets ; chaque fille de joie a le sien. (Ici un mauvais quolibet que nous rougirions de reproduire.) On s’y moque aussi joliment du bonhomme, qui, en effet, n’est que cela, soit dit à sa gloire ! Mais ce n’est pas moins une très grande calamité publique qu’un bonhomme dans une place et à une époque qui exigeraient un grand homme ! »

Quelle leçon de respect dans le publiciste du respect !

Continuez à lire ce qu’il écrit à la même date. « Les forfaits d’un Alexandre VI sont moins révoltants que cette hideuse apostasie de son faible successeur. L’autre jour le comte Strogonof me demanda chez lui ce que je pensais du pape. Je lui répondis : Monsieur le Comte, permettez-moi de marcher à reculons {p. 71}pour lui jeter le manteau ; je ne veux pas commettre le crime de Cham. C’est ce que je pus trouver de plus ministériel ; car, si Noé entend qu’on nie son ivresse, il peut s’adresser à d’autres qu’à moi. »

Et à quelques jours de là, après une imprécation contre le cardinal Consalvi, le Fénelon de la cour romaine dans ce siècle : « Je n’ai point de terme, ajoute-t-il, pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche du pape. S’il doit l’accomplir, je lui souhaite de tout mon cœur la mort, etc., etc. »

De telles violences du fidèle des fidèles sont un triste exemple de la révolte de l’esprit contre les maximes du système. Nous ne croyons donc pas que les ouvrages théologiques du comte de Maistre aient fait aucun bien à la religion. L’excès ne convertit pas, il scandalise, et la révolte de l’esprit ne soumet pas le cœur.

XV §

{p. 72}Quant à l’écrivain politique, on ne peut contester dans ses écrits un esprit net, ferme, original, distinct de son siècle, supérieur aux engouements momentanés et aux réactions du temps. Il pense seul, il voit loin, il sent juste, il exprime puissamment : c’est un radical monarchique. Il ne veut comprendre que les deux points extrêmes de l’autorité et de l’obéissance, le pouvoir absolu, l’obéissance sans réplique. L’aristocratie lui plaît comme image de la monarchie innée dans la famille ; la démocratie lui soulève le cœur de mépris comme élément d’abjection ou de révolte. On dirait qu’il est né d’un autre limon qu’elle. Il tient ce préjugé un peu déplacé et un peu insolent de son séjour à Chambéry, où l’anoblissement d’hier par la fonction ou par la faveur du prince établit une distance infranchissable entre la noblesse et la bourgeoisie. C’est un publiciste de l’école des castes ; il était né pour être un {p. 73}législateur des Indes ; mais, à ces systèmes et à ces préjugés près, on ne peut lui refuser en politique de la grandeur, de la profondeur, de l’horizon, de la nouveauté dans l’esprit ; il ose comme Machiavel, il analyse comme Montesquieu, il éclaire d’un mot comme Tacite ; il écrit autrement, mais aussi éloquemment que J.-J. Rousseau. On peut le réfuter, on ne peut le mépriser ; il force à l’admiration même ses ennemis. Il eût été le premier des journalistes dans un pays de gouvernement de discussion et de presse libre. Il ne lui manque, en religion et en politique, qu’une chose : le sérieux, qui est la dignité des convictions ; il procède trop souvent, comme le caprice, par sauts et par bonds. Au milieu des plus solennelles discussions il lui échappe une saillie qui amuse, mais qui discorde avec le sujet. On a peine à croire à la pleine conviction d’un philosophe ou d’un publiciste qui se détourne à chaque instant de son chemin pour cueillir un bon mot, et qui s’interrompt d’un dithyrambe par un éclat de rire. Voilà, selon nous, les défauts du grand écrivain.

Mais son vrai triomphe est dans le style. Ici {p. 74}il est, non pas sans égal, mais sans pareil. Solidité, éclat, propriété, mouvement, images, souplesse, hardiesse, originalité, onction, brusquerie même, il a toutes les qualités de la parole qui sait se faire écouter ; et seul peut-être de son siècle, même en y comprenant Voltaire, il n’imite rien ni personne ; il est le gentilhomme du Danube de son temps. Ses pensées passeront ou sont passées, mais son style restera la durable admiration de ceux qui lisent pour le plaisir de lire. On dirait que, comme certaines fontaines de son pays qui pétrifient en un moment ce qu’on jette dans leur bassin, il a le don de pétrifier en un instant ce qui tombe dans sa pensée, tant ce qui en sort est moulé sur nature, revêtu d’une surface impérissable, immortelle. Pour caractériser ce style il faut trois noms : Bossuet, Voltaire, Pascal : Bossuet pour l’élévation, Voltaire pour le sarcasme, Pascal pour la profondeur. Malheureusement une inégalité continuelle, un goût plus allobroge que français, des saccades fréquentes du sublime au quolibet déparent cette belle nature de style. Il vise à l’effet autant qu’à la vérité ; il délecte trop dans l’esprit cette grimace amusante, {p. 75}mais subalterne, du génie. Il veut faire rire, et il était créé pour faire penser ; il marche, en un mot, entre Voltaire et Pascal, mais plus près de Pascal.

XVI §

Mais, si l’écrivain a des faiblesses, l’homme en lui n’avait que des vertus. Il les portait toutes sur son beau visage d’inspiré, d’où semblait sortir d’un recueillement sacré un perpétuel oracle. Jamais je n’oublierai l’impression qu’il faisait sur ses neveux et sur moi quand, dans l’ombre du crépuscule, après des journées d’été passées dans le silence de son cabinet de travail, il se promenait, entouré de ses charmantes filles, sous les platanes de la vallée de Servolex, qui l’avaient vu petit enfant et qui le revoyaient grand vieillard, revenu du Caucase aux Alpes pour se reposer et mourir. Il s’arrêtait à chaque instant, comme rappelé par quelque voix intérieure derrière lui, et il improvisait des souvenirs, des plaisanteries ou des sublimités de philosophie qui nous faisaient {p. 76}passer des larmes au fou rire et du fou rire de la jeunesse à l’enthousiasme de l’admiration. Nous sentions qu’un génie marchait devant nous. C’était le premier grand homme que j’eusse encore approché de si près dans ma vie ; j’étais fier de l’entendre, et je me recueillais respectueusement pour me souvenir ; je ne prévoyais pas que j’aurais un jour à le juger comme philosophe et à rendre témoignage de ses petites faiblesses et de sa haute vertu.

Pardonnez-moi, grand esprit qui planez maintenant dans une autre sphère et qui contemplez d’un point de vue plus général, plus permanent, plus divin et plus vrai, ce spectacle mobile, et cependant toujours le même, de ce que nous appelons le monde, et qui n’est qu’une minute dans le temps. Quarante années se sont écoulées depuis ces soirées de Chambéry où vous prophétisiez en famille des évolutions d’idées et d’événements qui devaient renouveler l’univers sur des plans humains que votre génie un peu trop altier prêtait à la Providence ; quarante ans sont passés, et, à l’exception de nos cheveux qui blanchissent et de nos idées qui ont mûri comme des fruits différents de {p. 77}saisons diverses, qu’y a-t-il de si prodigieusement changé autour de nous et autour de votre tombeau dans le monde ? Ce monde s’agite toujours, dans la même anxiété, à la poursuite de vérités ou de systèmes soi-disant immuables et définitifs, et qui nous échappent toujours, comme l’horizon qui semble marcher échappe au navigateur qui le poursuit sur la mer.

Ce Napoléon, qui avait fait fléchir un jour votre foi dans la légitimité devant sa fortune, est mort à Sainte-Hélène peu de temps après vous. Ces Bourbons, auxquels vous aviez tant de fois prédit une possession éternelle du trône de Louis XIV, relevé par la main de Dieu, se sont précipités eux-mêmes de ce trône pour avoir eu trop de foi dans des théories semblables aux vôtres, et leur dernier descendant, sans descendants, erre exilé de ses palais, comme un hôte d’un soir dans l’hôtellerie de Venise. D’autres Bourbons, qui lui avaient succédé sans autre titre qu’une longue et fatale compétition à son trône, sont tombés dans leur usurpation élective comme lui dans son droit héréditaire. La république, que vous prophétisiez suivie de proscriptions et d’échafauds, a {p. 78}reparu pour abolir la peine de mort, les confiscations, l’esclavage, et pour convier les classes et les opinions hostiles entre elles à ne former qu’un seul peuple solidaire de la même liberté ; elle a péri par sa mansuétude, qui sera un jour son titre à quelque future réhabilitation de la liberté. L’Empire, tombé en 1814 sous les ruines qu’il avait faites par la guerre, s’est relevé en 1850, comme une pensée interrompue qui n’a pas achevé ce qu’elle avait à dire ; il a réussi par la paix. Les souvenirs de gloire militaire, qui faisaient sa popularité rétrospective dans l’imagination d’un peuple de soldats, semblent aujourd’hui le contraindre à la guerre : l’Europe s’émeut de répugnance au sang, dans tous ses cabinets et dans tous ses conseils politiques. Cette chère Savoie, votre berceau, ne sait pas de quel côté elle va rouler, du haut de ses montagnes, dans la lutte de l’Allemagne et de la France. Votre Sardaigne va revoir les flottes anglaises. Votre Piémont, que vous appeliez un grain de sable auquel il était à jamais interdit de grandir par sa nature évidemment secondaire, consume ses forces sans consumer son ambition ; Turin entraîne fatalement {p. 79}l’Europe dans sa cause, qui n’est pas encore celle de la véritable Italie. Votre Rome, occupée par une armée de compression, tremble de la voir remplacer par une armée de révolution. Votre souverain pontife ne sait pas s’il sera demain souverain ou proscrit. Les batailles qui vont se livrer autour de lui vont jouer sa couronne terrestre au jeu de la guerre. L’Italie secoue son sol pour engloutir ce régime autrichien que vous détestiez parce qu’il était à vos yeux trop complaisant pour la révolution française. Et qui sait si, en secouant son sol de l’occupation teutonique, elle ne secouera pas aussi ce qui était pour vous le trône des trônes, le trône temporel des Papes ?… Vous le voyez, toutes vos conjectures sur le renouvellement des religions et du monde ont été trompées. Le monde, plus vieux d’un demi-siècle, est exactement dans le même état où vous l’avez laissé. Prophétisez donc, ô hommes présomptueux, qui osez prendre votre sagesse pour celle de Dieu ; mais, si vous voulez prophétiser à coup sûr, annoncez au monde de demain le monde à peu près semblable au monde de la veille, changeant de siècle plutôt que de sort, flottant dans les mêmes {p. 80}oscillations entre l’erreur et la vérité, cherchant sans cesse et ne trouvant jamais l’absolu que dans ses désirs, figure qui passe, comme dit l’Écriture, mais qui passe, hélas ! par les mêmes sentiers !

Le comte de Maistre fut un de ces hommes qui présument trop de leur propre infaillibilité et que la Providence punit dans leur mémoire d’avoir trop empiété sur ses mystères. En système comme en politique il ne sut pas assez douter : l’excès de la foi mène au fanatisme ; mais, tel qu’il fut, on ne pourra s’empêcher d’admirer et d’aimer en lui le plus vertueux, le plus convaincu, le plus éloquent, le plus original, le plus aimable des explorateurs d’idées.

Lamartine.

XLIVe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers §

I §

{p. 81}Voici un grand livre ! le livre du siècle, peut-être le livre de la postérité sur notre époque ! Pourquoi ? C’est que ce livre est un des monuments écrits les plus vastes qui aient jamais été conçus et exécutés par une main d’homme ; c’est que ce livre est une histoire, c’est-à-dire une des œuvres de l’esprit dans laquelle l’ouvrier {p. 82}disparaît le plus dans l’œuvre devant l’immense action de l’humanité qu’il raconte ; c’est qu’un tel livre n’est plus l’auteur, mais le monde, pendant une de ses périodes d’activité de vingt-cinq ans ; c’est que ce livre est le récit de la vie d’un de ces grands acteurs armés du drame des siècles, acteurs nécessaires selon les uns, funestes selon les autres (et je suis au nombre des derniers), mais d’un de ces acteurs, dans tous les cas, qui n’a de parallèle dans l’univers qu’avec Alexandre ou César ; c’est que ce livre remue en passant toutes les questions vitales et morales, de religion, de philosophie, de superstition, de raison, de despotisme, de liberté, de monarchie, de république, de législation, de politique, de diplomatie, de guerre, de nationalité ou de conquête, qui agitent l’esprit du temps et qui agiteront l’esprit de l’avenir jusque dans les profondeurs de la conscience des peuples ; c’est que ce livre est écrit par une des intelligences non complètes (il n’y en a point de complète devant l’énigme divine posée par la Providence, qui a seule le mot des événements), mais par une de ces intelligences les plus lumineuses, les plus précises, les plus studieuses, les plus universelles, et, {p. 83}disons-nous le mot, en le prenant dans le sens honnête, les plus correspondantes à la moyenne des intelligences, dont un écrivain ait jamais été doué par la nature ; c’est que ce livre, enfin, est aussi remarquable par ce qu’il contient que par ce qui lui manque.

Ce qu’il contient, c’est le sens commun transcendant des multitudes compris et rendu avec le génie de la clarté. Ce qu’il lui manque, nous le dirons avec la même franchise et du premier mot, c’est la philosophie, c’est la conscience, c’est la grande politique, c’est le génie de la morale publique dominant le génie de l’ambition, de la conquête et de la fortune.

En un mot, plus bref et plus résumé après réflexion, l’homme est dans cette histoire, Dieu n’y est pas. L’histoire de M. Thiers est un paysage sans ciel.

Un tel livre est peut-être ainsi, et par ce qu’il contient et par ce qui lui manque, le monument le plus propre à fournir à ce Cours de littérature le texte, les développements, les discussions, les admirations, les critiques, les principes et les exemples de nature à vous initier à ce genre de suprême littérature qu’on appelle l’histoire.

II §

{p. 84}Qu’est-ce que l’histoire ? C’est la mémoire du genre humain.

C’est aussi la perpétuité de l’individualité humaine ; car c’est le fil continu qui relie entre eux le passé, le présent, l’avenir de l’homme, considéré comme unité collective. Tant que l’histoire n’est pas inventée, il y a des hommes, il n’y a pas d’humanité.

L’individu est tout, la race n’est rien ; la mémoire lui manque ; elle ne sait ni d’où elle vient ni où elle va ; elle n’a pas d’hier, et, n’ayant point d’hier, elle ne sait pas si elle aura un demain. Brûlez toutes les histoires, vous ferez la nuit dans le monde comme si vous éteigniez le soleil : la mémoire est l’œil qui voit ce qui fut.

C’est aussi l’expérience de la race humaine, et par là même c’est une part immense dans la sagesse des nations. Effacez l’histoire, toutes les théories de l’humanité seront neuves ; aucune n’aura été éprouvée par l’épreuve du feu, qui est l’application ; il faudra recommencer {p. 85}à chaque génération ce travail immense et long de l’expérience des siècles qui nous a dotés de tout ce que nous savons sur nous-mêmes. C’est aussi toute la politique, car la politique n’est que le résumé expérimental de l’histoire.

C’est enfin toute la moralité de l’espèce humaine ; car nulle part les vertus et les crimes, vertus et crimes à longue échéance en politique, ne reçoivent une plus lente, mais une plus infaillible rétribution que dans l’histoire.

Si l’on vous disait donc que, de toutes les œuvres écrites de l’esprit humain, il n’y en aurait qu’une à sauver dans un second déluge, nous dirions : Sauvons l’histoire ! c’est autant que sauver l’humanité.

On voit quel respect, et nous disons même quel fanatisme nous professons pour l’histoire, et par conséquent quelle haute idée nous nous faisons d’un historien.

III §

Or quelles qualités nous paraissent-elles {p. 86}nécessaires avant tout dans l’écrivain qui ose saisir cette plume de Tacite ?

Ces qualités sont immenses, diverses, rares à rencontrer dans un même homme. C’est sans doute pourquoi il y a tant de poètes, d’orateurs et d’écrivains, et si peu d’historiens transcendants dans les bibliothèques de tous les siècles.

Il faut d’abord, pour écrire, être écrivain, non pas écrivain de génie comme Tacite, ou Machiavel, ou Thucydide, mais écrivain suffisant pour que votre pensée se transmette, sinon avec relief, couleur et vie, dans la pensée de vos lecteurs, du moins avec cette clarté, cette netteté, ce bon ordre de composition et de faits qui représentent sincèrement les hommes et les choses dont vous parlez à l’avenir.

Il faut connaître à fond les hommes, afin de ne pas peindre des fantômes, mais des réalités.

Il faut avoir été initié, soit par la pratique personnelle, soit par la fréquentation intime des hommes d’État, aux secrets de la politique, car c’est de la politique surtout que traite l’histoire. Or la politique a toujours deux aspects souvent très différents : un aspect extérieur, {p. 87}sur lequel le vulgaire juge par les apparences ; un aspect intérieur et intime, sur lequel les hommes d’élite jugent sur les réalités.

Il faut, si l’on écrit surtout l’histoire des pays de liberté, avoir été mêlé aux assemblées populaires, avoir monté aux tribunes, avoir éprouvé la portée de la parole des ministres, des orateurs, des tribuns, des démagogues, sur l’oreille et sur les passions des multitudes ; il faut connaître par quels enthousiasmes, par quels engouements, par quels intérêts et par quelles intrigues se groupent et se dissolvent, dans une assemblée délibérante, les partis qui donnent ou qui retirent la majorité aux gouvernements.

Et il faut, si l’on écrit de la guerre, ou l’avoir faite soi-même, ou l’avoir étudiée jusque dans ses dernières minuties avec les hommes du métier, pour décerner avec justice le blâme ou la gloire dans la défaite ou dans la victoire. Ceci est la partie la plus problématique de l’historien, car la victoire est souvent plus dans l’armée que dans le général ; victoire et hasard sont deux mêmes mots dans la langue des batailles.

{p. 88}Il faut être philosophe, ou tout au moins honnête homme, car toute histoire digne de ce nom doit être un cours de morale en action. Les faits ne sont que des faits, c’est-à-dire des brutalités de la fortune, de la force et du hasard. Le sens moral des faits est dans la moralité historique de l’écrivain. Le mot fameux de Mirabeau : La petite morale tue la grande, est le sophisme d’un ambitieux. Il n’y a pas deux morales, parce qu’il n’y a pas deux consciences dans l’homme ; il n’y en a qu’une. Cette conscience ne change pas de nature en s’appliquant aux grandes choses de la politique ; elle s’agrandit, voilà tout. Au lieu d’embrasser la vie d’un individu, elle embrasse la vie d’un empire. C’est de la vertu à grandes proportions, mais c’est toujours de la vertu, et la plus nécessaire des vertus, puisque c’est la vertu publique.

IV §

Il faut enfin que l’historien soit homme d’État, diplomate rompu par la théorie, et s’il se peut par la pratique, à toutes les questions {p. 89}intérieures ou extérieures qui intéressent la dignité, la grandeur honnête et la sécurité de son pays ; car, s’il ne connaît pas ces questions, comment les jugera-t-il bien ou mal servies ou desservies dans les actes diplomatiques, législatifs, militaires, des rois, des empereurs ou des ministres dont il raconte les actes ? Des vues politiques droites, étendues et justes, sont une des qualités indispensables de l’écrivain.

Voilà, selon nous et selon tout le monde, les conditions si rares et si élevées que l’histoire bien faite exige du grand historien. Sans cela vous avez un annaliste, un compilateur d’événements et de dates, mais un historien, non. Son histoire ne sera qu’un registre.

V §

Eh bien ! nous le disons sans faveur comme nous le pensons sans partialité, M. Thiers, par une prédestination heureuse pour son pays et pour lui-même, nous paraît avoir été doué par la nature d’abord, par sa vie ensuite, de la plupart de ces qualités natives ou acquises {p. 90}qui doivent constituer l’historien éminent d’une grande page du livre du monde. Nous disons d’avance, avec la même franchise, que ces qualités n’existent pas pour nous dans son premier livre de l’Histoire de la Révolution, livre superficiel et jeune, où rien n’est pesé, où rien n’est approfondi, où rien n’est senti, où rien n’est peint ; espèce d’estampe mal coloriée de l’esprit, des choses, des hommes de la Révolution française, semblable à ces portraits de fantaisie que l’on colporte à la foule sur nos places publiques, et qu’on lui donne pour l’image de ses grands capitaines, de ses grands orateurs ou de ses grands événements.

Mais M. Thiers a prodigieusement grandi depuis ce temps-là. Il est de la race de ces hommes qu’il ne faut pas prendre au premier mot, mais dont il faut attendre le développement intellectuel, politique et moral, développement qui ne s’arrête plus en eux qu’à la mort ; hommes qui grandiraient toujours en intelligence, en sagacité, en talent, si Dieu n’avait pas mis à leur développement les bornes de leur existence ici-bas. Il a eu ensuite toutes les conditions extérieures qui sont nécessaires au rôle d’historien : ministre, orateur, chef de {p. 91}parti assistant à toutes les péripéties du drame de son temps et à celles de son propre drame.

VI §

On s’étonnera peut-être de cette appréciation si élevée, sous notre plume, d’un esprit dont nous avons été séparé, pendant toute notre vie politique, par des dissentiments profonds d’opinions ou par des dissensions de situation politique plus irréconciliables encore ; mais deux choses ont toujours dominé en nous ces antipathies fugitives d’opinion ou de parti ; ces deux choses sont l’attrait pour la justesse d’esprit et la passion pour le talent. Or, cette justesse d’esprit et ce talent dans la parole et dans l’action, nous les avons toujours reconnus et aimés même dans nos adversaires. Personne, selon nous, ne les possède de notre temps à un plus haut degré que M. Thiers. Ajoutons, aux motifs de cet attrait involontaire en nous, deux qualités également distinctives de cette riche nature, qualités par lesquelles M. Thiers se dessine entre tous ses contemporains. L’une, c’est la merveilleuse activité {p. 92}d’un esprit dispos, sans lassitude comme sans effort, à qui le mouvement est aussi nécessaire que l’air qu’il respire, et qui, plutôt que de ne pas agir, agirait même avec la légèreté du liège et l’irréflexion de la plume. C’est un esprit grave quand il le faut, mais jamais lourd. C’est aussi le caractère le plus leste et le plus élastique qui ait jamais rebondi d’un pôle à l’autre dans la sphère de la pensée ou de l’action.

La seconde de ces qualités, c’est la cordialité, c’est-à-dire cette ouverture de cœur qui ne sait pas contenir la haine, et qui laisse évaporer la colère après le combat, comme la fumée après le feu sur le champ de bataille. Présomptueux peut-être, mais jamais pédant ; bien supérieur en cela à ces caractères gourmés chez qui la satisfaction d’eux-mêmes est une hostilité envers tout ce qui prime, et qui, ne se sentant pas assez au large dans leur talent réel, croient ajouter, par leur orgueil, à ce qui manque à leur nature. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait pas une légitime confiance en soi-même dans M. Thiers ; quel est l’homme qui ne s’exagère pas un peu quand il se compare ? mais il y a une bonhomie de supériorité {p. 93}qui est la grâce de la présomption. On la pardonne, parce qu’elle est naïve comme toute grâce et qu’elle n’humilie personne en s’exaltant elle-même.

Cet attrait pour le talent et cet attrait pour la cordialité de caractère sont les deux aimants qui m’ont toujours attiré vers M. Thiers, quoiqu’à la distance de deux pôles qui ne se sont jamais rapprochés.

Ah ! combien n’ai-je pas regretté souvent, en l’écoutant ou en le lisant, que les convenances mutuelles et que le respect extérieur pour nos opinions m’empêchassent d’admirer de plus près une si belle intelligence, et qu’un tel homme vécût à quatre pas de moi sans que je jouisse à satiété de son entretien !

Nous nous croyons donc dans d’excellentes conditions d’impartialité pour étudier avec vous ce livre ; et si le plaisir est déjà un jugement anticipé, nous pouvons laisser préjuger d’avance le nôtre, car nous avons lu cinq fois cette histoire depuis la première page jusqu’au dernier mot, et n’avons jamais fermé le volume qu’avec ce regret et avec ce déboire qu’on éprouve en quittant trop tôt le commerce d’un grand esprit.

VII §

{p. 94}Cela dit, voyons d’abord dans quel système historique M. Thiers a écrit son livre. Ce système, il l’expose tout entier lui-même dans un Avertissement de l’Auteur qu’il a inséré dans son douzième volume. On a dit qu’il avait écrit cet Avertissement après coup, dans l’intention mesquine de rabaisser ses rivaux en histoire et de revendiquer pour lui seul le mérite du grand historien, l’intelligence. Nous n’en croyons rien : la jalousie est une petitesse et une gaucherie. Nous n’avons jamais reconnu ni petitesse ni gaucherie dans l’esprit de cet homme d’État et de cet écrivain ; ce ne sont pas là les défauts que ses ennemis eux-mêmes éplucheront dans sa rare nature. D’ailleurs ce système historique, préconisé comme exclusif par M. Thiers dans cet Avertissement, est trop conforme à son individualité intellectuelle pour être en lui une théorie de circonstance. Ce système qui rapporte tout à l’intelligence est l’homme même. Tel historien, telle histoire. Il n’y a pas d’œuvre de l’esprit dans {p. 95}laquelle l’homme se confonde plus avec ce qu’il écrit. Nous croyons donc le système historique de M. Thiers sincère. Nous allons le lui laisser exposer à lui-même, ici, dans de belles pages, et nous vous dirons ensuite dans quelle mesure nous l’approuvons, dans quelle mesure nous le combattons. Lisez d’abord l’Avertissement.

VIII §

« Je me suis avec confiance, dit M. Thiers, livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J’ai consacré à écrire l’histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même en venant au milieu des affaires publiques, je ne me séparais jamais de mon art, pour ainsi dire.

« Lorsqu’en présence des trônes chancelants, au sein d’assemblées ébranlées par l’accent de tribuns puissants ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager, portant un nom de notre époque, {p. 96}que les éternelles figures de tous les lieux et de tous les temps, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme celles que je voyais se mouvoir sous mes yeux…

« L’observation assidue des hommes et des événements, ou, comme disent les peintres, l’observation de la nature, ne suffit pas ; il faut un certain don pour bien écrire l’histoire. Quel est-il ? Est-ce l’esprit, l’imagination, la critique, l’art de composer, le talent de peindre ? Je répondrai qu’il serait bien désirable d’avoir tous ces dons à la fois, et que toute histoire où se montre une seule de ces qualités rares est une œuvre appréciable et hautement appréciée des générations futures. Je dirai qu’il y a, non pas une, mais vingt manières d’écrire l’histoire, qu’on peut l’écrire comme Thucydide, Xénophon, Polybe, Tite-Live, Salluste, César, Tacite, Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le Grand, Napoléon, et qu’elle est ainsi supérieurement écrite, quoique très diversement. Je ne demanderais au Ciel que d’avoir fait comme le moins éminent de ces historiens pour être assuré d’avoir bien fait et de laisser après moi un souvenir de mon éphémère existence. Chacun {p. 97}d’eux a sa qualité particulière et saillante : tel narre avec une abondance qui entraîne ; tel autre narre sans suite, va par saillies et par bonds, mais, en passant, trace en quelques traits des figures qui ne s’effacent jamais de la mémoire des hommes ; tel autre enfin, moins abondant ou moins habile à peindre, mais plus calme, plus discret, pénètre d’un œil auquel rien n’échappe dans la profondeur des événements humains, et les éclaire d’une éternelle clarté. De quelque manière qu’ils fassent, je le répète, ils ont bien fait. Et pourtant n’y a-t-il pas une qualité essentielle, préférable à toutes les autres, qui doit distinguer l’historien, et qui constitue sa véritable supériorité ? Je le crois, et je dis tout de suite que, dans mon opinion, cette qualité, c’est l’intelligence.

« Je prends ici ce mot dans son acception vulgaire, et, l’appliquant seulement aux sujets les plus divers, je vais tâcher de me faire entendre. On remarque souvent chez un enfant, un ouvrier, un homme d’État, quelque chose qu’on ne qualifie pas d’abord du nom d’esprit, parce que le brillant y manque, mais qu’on appelle l’intelligence, parce que celui qui en paraît doué saisit sur-le-champ ce qu’on {p. 98}lui dit, voit, entend à demi-mot ; comprend, s’il est enfant, ce qu’on lui enseigne ; s’il est ouvrier, l’œuvre qu’on lui donne à exécuter ; s’il est homme d’État, les événements, leurs causes, leurs conséquences ; devine les caractères, leurs penchants, la conduite qu’il faut en attendre, et n’est surpris, embarrassé de rien, quoique souvent affligé de tout. C’est là ce qui s’appelle l’intelligence, et bientôt, à la pratique, cette simple qualité, qui ne vise pas à l’effet, est de plus grande utilité dans la vie que tous les dons de l’esprit, le génie excepté, parce qu’il n’est, après tout, que l’intelligence elle-même, avec l’éclat, la force, l’étendue, la promptitude.

« C’est cette qualité appliquée aux grands objets de l’histoire qui, à mon avis, est la qualité essentielle du narrateur, et qui, lorsqu’elle existe, amène bientôt à sa suite toutes les autres, pourvu qu’au don de la nature on joigne l’expérience, née de la pratique. En effet, avec ce que je nomme l’intelligence on démêle bien le vrai du faux, on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l’histoire ; on a de la critique ; on saisit bien le caractère des hommes {p. 99}et des temps, on n’exagère rien, on ne fait rien de trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables ; on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste ; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies ; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu’on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous ; et, quand on est arrivé ainsi à s’emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l’ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l’enchaînement même des événements ; car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l’ordre de narration le plus beau, parce que c’est le plus naturel ; et si, de plus, il n’est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en {p. 100}n’altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n’abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. Je ne dirai pas qu’elle fait tomber toute sévérité, car ce serait un malheur ; mais, quand on connaît l’humanité et ses faiblesses, quand on sait ce qui la domine et l’entraîne, sans haïr moins le mal, sans aimer moins le bien, on a plus d’indulgence pour l’homme qui s’est laissé aller au mal par les mille entraînements de l’âme humaine, et on n’adore pas moins celui qui, malgré toutes les basses attractions, a su tenir son cœur au niveau du bon, du beau et du grand.

« L’intelligence est donc, selon moi, la faculté heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. L’oserai-je dire ? Presque sans art, l’esprit clairvoyant que j’imagine n’a qu’à céder à ce besoin de conter qui souvent s’empare de nous et nous entraîne à rapporter aux autres les événements qui nous ont touché {p. 101}et il pourra enfanter des chefs-d’œuvre…

« L’intelligence complète des choses en fait sentir la beauté naturelle, et les fait aimer au point de n’y vouloir rien ajouter, rien retrancher, et de chercher exclusivement la perfection de l’art dans leur exacte reproduction… »

« L’histoire, ajoute-t-il, c’est le portrait… Pour les rendre que faut-il ? Les comprendre…

« C’est la profonde intelligence des choses qui conduit à cet amour idolâtre du vrai que les peintres et les sculpteurs appellent l’amour de la nature. Alors on n’y veut rien changer, parce qu’on ne juge rien au-dessus d’elle. En poésie on choisit, on ne change pas la nature ; en histoire on n’a pas même le droit de choisir, on n’a que le droit d’ordonner. Si dans la poésie il faut être vrai, bien plus vrai encore il faut être en histoire. Vous prétendez être intéressant, dramatique, profond, tracer de fiers portraits qui se détachent de votre récit comme d’une toile et se gravent dans la mémoire, ou des scènes qui émeuvent ; eh bien ! tenez pour certain que vous ne serez rien de tout ce que vous prétendez être, que vos récits seront forcés, vos scènes exagérées, et vos portraits de pures académies. Savez-vous pourquoi ? {p. 102}Parce que vous vous serez préoccupé du soin d’être ou dramatique ou peintre. Au contraire, n’ayez qu’un souci, celui d’être exact ; étudiez bien un temps, les personnages qui le remplissent, leurs qualités, leurs vices, leurs altercations, les causes qui les divisent, et puis appliquez-vous à les rendre simplement… Si, pour systématiser vos récits, vous n’avez pas cherché à les grouper arbitrairement, si vous avez bien saisi leur enchaînement naturel, ils auront un entraînement irrésistible, celui d’un fleuve qui coule à travers les campagnes. Il y a sans doute de grands et petits fleuves, des bords tristes ou riants, mesquins ou grandioses. Et pourtant, regardez à toutes les heures du jour, et dites si tout fleuve, rivière ou ruisseau ne coule pas avec une certaine grâce naturelle ; si, à tel moment, en rencontrant tel coteau, en s’enfonçant à l’horizon derrière tel bouquet de bois, il n’a pas son effet heureux et saisissant ? Ainsi vous serez, quel que soit votre sujet, si après une chose vous en faites venir une autre, avec le mouvement facile, et tour à tour paisible ou précipité de la nature.

« Maintenant, après une telle profession de foi, ai-je besoin de dire quelles sont en histoire {p. 103}les conditions du style ? J’énonce tout de suite la condition essentielle, c’est de n’être jamais ni aperçu ni senti. On vient tout récemment d’exposer aux yeux émerveillés du public, parmi les chefs-d’œuvre de l’industrie du siècle, des glaces d’une dimension et d’une pureté extraordinaires, devant lesquelles les Vénitiens du quinzième siècle resteraient confondus, et à travers lesquelles on aperçoit, sans la moindre atténuation de contour ou de couleur, les innombrables objets que renferme le palais de l’Exposition universelle. J’ai entendu des curieux stupéfaits, n’apercevant que le cadre qui entoure ces glaces, se demander ce que faisait là ce cadre magnifique, car ils n’avaient pas aperçu le verre. À peine avertis de leur erreur, ils admiraient le prodige de cette glace si pure. Si, en effet, on voit une glace, c’est qu’elle a un défaut, car son mérite c’est la transparence absolue. »

Et M. Thiers termine par ce beau résumé cette glorification de l’intelligence en faisant de l’intelligence et de la justice une même qualité dans l’historien, ce qui est vrai sans doute pour lui, mais certes pas pour les autres ; car Machiavel était fort intelligent, mais nul ne {p. 104}lui a donné l’éloge d’être juste. La conscience seule peut être juste. Il ajoute :

« Si j’éprouve une sorte de honte à la seule idée d’alléguer un fait inexact, je n’en éprouve pas moins à la seule idée d’une injustice envers les hommes. Quand on a été jugé soi-même, souvent par le premier venu, qui ne connaissait ni les personnages, ni les événements, ni les questions sur lesquelles il prononçait en maître, on ressent autant de honte que de dégoût à devenir, un juge pareil. Lorsque des hommes ont versé leur sang pour un pays souvent bien ingrat, quand d’autres pour ce même pays ont consumé leur vie dans les anxiétés dévorantes de la politique, l’ambition fût-elle l’un de leurs mobiles, prononcer d’un trait de plume sur le mérite de leur sang ou de leurs veilles, sans connaissance des choses, sans souci du vrai, est une sorte d’impiété ! L’injustice pendant la vie, soit ! les flatteurs sont là pour faire la contrepartie des détracteurs, bien que pour les nobles cœurs les inanités de la flatterie ne contrebalancent pas les amertumes de la calomnie ; mais, après la mort, la justice au moins, la justice sans adulation ni dénigrement, la justice, sinon pour celui qui {p. 105}l’attendit sans l’obtenir, au moins pour ses enfants ! Mais qui peut se flatter en histoire de tenir les balances de la justice d’une main tout à fait sûre ? Hélas ! personne, car ce sont les balances de Dieu dans la main des hommes ! »

IX §

Cette belle théorie de l’intelligence, comme qualité première et fondamentale de l’historien, est trop sensée pour que nous n’en reconnaissions pas la justesse.

Cependant l’histoire n’est-elle qu’intelligence ? M. Thiers ne le dit pas, mais il fait tellement prédominer ce culte de l’intelligence dans sa théorie, comme l’intelligence prédomine en lui et dans son livre, que cette qualité absorbe évidemment dans son intention toutes les autres. — Raisonnons cependant.

C’est là un système historique excellent pour l’histoire technique.

L’histoire technique est incontestablement le penchant de M. Thiers ; nul ne l’écrivit jamais aussi lumineuse que lui. Ce genre d’histoire a son mérite quand il ne s’agit pour l’historien {p. 106}que de bien regarder et de bien faire voir les faits ; mais regarder ce n’est ni sentir ni juger : le regard n’est pas un sentiment, le regard n’est pas un jugement ; le regard n’est qu’une perception presque indifférente, et, s’il est permis de se servir d’une expression souvent citée depuis que M. Royer-Collard en a enrichi la langue philosophique : Ceci est brutal comme un fait, nous dirions que le regard participe de la brutalité du fait quand il ne s’élève pas au-dessus du fait pour le sentir dans le cœur et pour le juger dans la conscience.

L’intelligence, faculté pour ainsi dire neutre et indifférente, qui suffît à l’histoire technique, ne suffit donc nullement à la grande histoire. L’histoire technique montre seulement les objets ; la grande histoire les montre, les vivifie et les caractérise. Toutes les histoires techniques de l’univers ne donneront pas un atome de moralité à l’espèce humaine. Pour nous servir de la belle et juste comparaison de M. Thiers quand il parle du style et qu’il le compare à une glace, glace d’autant plus parfaite, dit-il, qu’elle se borne à réfléchir avec plus de fidélité les objets, sans les colorier de teintes empruntées à sa propre surface, nous dirons que c’est rabaisser {p. 107}l’intelligence que de l’assimiler à un miroir inerte. Une glace est l’intelligence de la matière. Dans l’ordre matériel, le miroir doit se borner, en effet, à réfléchir et à reproduire avec une fidélité neutre les objets ; mais, dans l’ordre intellectuel et moral, le miroir, qui est l’âme vivante de l’homme, doit non seulement reproduire, il doit penser, il doit sentir, il doit juger ce qu’il reproduit. Ce n’est qu’à cette condition que l’historien est un homme, ce n’est qu’à cette condition qu’il fait penser, sentir, juger son lecteur. Avec l’intelligence seule il est une glace ; avec la pensée, le sentiment, la conscience, le jugement, il est un historien.

Qu’aurait dit Tacite, le plus réellement intelligent des historiens, parce qu’il est le plus ému, le plus passionné et le plus vertueux des hommes, s’il avait lu cette théorie froide de M. Thiers, qui conteste à l’histoire sa passion, sa conscience, son indignation, son enthousiasme, et tout ce que Tacite appelle avec raison l’éloquence du récit ? Tacite aurait cessé d’être Tacite, il aurait brisé sa plume, puisqu’on lui commandait de briser son cœur, sa conscience, son jugement sur le monde romain qu’il raconte, et, à la place du plus éloquent {p. 108}et du plus coloré des historiens, le monde n’aurait eu qu’un nomenclateur technique, un miroir inerte, qui n’aurait pas même eu le droit de haïr la tyrannie, la démence, la servilité, la boue et le sang qu’il aurait réfléchis dans sa métallique et immorale limpidité d’intelligence.

Ce n’est pas là la pensée de M. Thiers, nous le savons bien, mais c’est là où conduirait sa théorie historique de l’intelligence supérieure à tout dans le récit des événements humains. L’intelligence, selon nous, n’est ni supérieure ni inférieure dans l’histoire : elle est nécessaire ; mais l’émotion qui fait sentir, la pensée qui fait réfléchir, et la conscience qui fait juger, ne sont ni plus ni moins nécessaires que l’intelligence. Avec l’intelligence seule vous avez le fait, que M. Thiers semble préférer à tout ; avec l’intelligence, l’émotion, la pensée, la conscience et le talent de bien écrire, vous aurez la grande histoire. Polybe d’un côté ; Tacite de l’autre, choisissez ! Le monde a déjà choisi.

Après ces observations, rendues indispensables par l’avertissement historique de M. Thiers, entrons largement dans l’exposition, dans l’admiration et dans la critique de ce magnifique monument du Consulat et de l’Empire. Ici, {p. 109}comme cela se rencontre souvent en littérature, l’exécution est bien supérieure à la théorie. C’est le système qui parle, tandis que dans l’exécution c’est la nature qui agit. La nature, dans M. Thiers, est bien supérieure au système. Il a fait le système avec sa volonté ; il a fait son histoire avec sa nature.

X §

Cependant il y a dans cette belle nature de M. Thiers un élément qu’il se vante d’avoir à un haut degré, un élément dont il s’excuse quelquefois avec habileté, dont il se loue souvent lui-même avec orgueil ; élément qui est, selon nous et selon le bon sens, une bonne condition pour la popularité, une mauvaise condition pour la grande histoire. Cet élément de la nature de M. Thiers, c’est l’excès de nationalisme ; c’est une espèce de patriotisme littéraire qui compte la patrie pour tout et le monde pour peu ; c’est, en conséquence, un engouement irréfléchi de militarisme empanaché, qui, voyant toujours le droit où est la patrie, et la patrie à travers la fumée de tous les {p. 110}champs de bataille, à quelque distance qu’ils soient de nos frontières, s’enivre non comme un historien, mais comme un combattant, de poudre et de gloire, ne voit plus dans la nation qu’une armée, et dans le chef d’armée qu’un maître du monde par droit de discipline et de victoire. On a dit de Buffon qu’il écrivait l’histoire naturelle avec des manchettes ; on dirait presque de M. Thiers qu’il écrit l’histoire nationale avec une plume arrachée au plumet d’un grenadier.

Ce n’est plus là l’histoire morale dont nous parlions tout à l’heure, c’est l’histoire populaire, c’est l’histoire soldatesque, c’est l’histoire écrite sur l’affût d’un canon, au point de vue de la vanité nationale et non au point de vue de la justice universelle ; c’est, selon nous, un point de vue très incomplet. Si, quand il s’agit de défendre ou d’honorer sa patrie, on ne saurait être trop national, il n’en est pas de même quand il s’agit de la juger. On est solidaire du salut de la patrie, on n’est pas solidaire de ses fautes, pas même de ses vanités, encore moins de ses crimes. Dans l’action on doit combattre jusqu’à la mort pour son pays ; dans le jugement historique on ne doit écrire que pour le {p. 111}bon droit, la vérité, la justice. Le patriote a une patrie ; l’historien en a une comme homme, il n’en a point comme historien. Qu’il jouisse avec un légitime orgueil des exploits de ses compatriotes sur le champ de bataille, c’est bien ; mais si ces exploits lui éblouissent les yeux jusqu’à lui faire oublier le droit aussi sacré et la valeur souvent égale des autres peuples, ce n’est plus de l’histoire, c’est de l’injustice patriotique et de la jactance nationale.

Cette faiblesse de M. Thiers pour tout ce qui porte le nom, le cœur, le drapeau français, contribuera sans doute à la vogue militaire de son livre dans son temps et dans son pays ; mais cette noble faiblesse ne contribuera pas, dans l’avenir, à l’universalité d’estime que ce livre mérite et qu’il obtiendra sous d’autres rapports. Le patriotisme militaire du patriote fera qu’on se défiera de l’historien. Un pareil livre, pour être universel et éternel, doit être cosmopolite. L’univers n’est ni français, ni russe, ni anglais, ni espagnol, ni germain ; il est l’univers. L’historien doit cesser d’être exclusivement Français, il doit se faire universel comme son sujet.

Cette même faiblesse de M. Thiers pour la {p. 112}gloire militaire de sa patrie, patrie qu’il ne voit trop souvent que dans ses armées, a dû lui donner de bonne heure une faiblesse enthousiaste pour le chef de ces armées, Napoléon. Ceci peut être une prévention, mais ce n’est pas un malheur. Tout historien doit aimer son héros ; nous ne reprochons pas à M. Thiers d’aimer Napoléon, mais de l’aimer aux dépens de la vérité, de la moralité, de la liberté et de la justice. Nous n’aurons que trop souvent, dans ce commentaire, à montrer combien cet amour pour l’homme du siècle fait pallier à M. Thiers ses fautes, toutes les fois que ses fautes ne finissent pas par un désastre. Le succès ferme trop souvent les yeux de M. Thiers sur les fautes ou sur les attentats des heureux. C’est un écrivain complice de la fortune ; il ne reconnaît le tort que quand le tort est puni par le revers. Cependant il y a aussi de grandes et sévères justices faites par l’historien dans ce livre ; mais ces justices semblent plutôt s’exercer sur l’insuccès que sur l’immoralité des actes. Nous allons justifier ce reproche par beaucoup d’exemples.

Ces observations préliminaires jetées en courant, lisons et admirons.

XI §

{p. 113}L’histoire commence en 1799. M. Thiers, avec un bonheur qui pourrait s’appeler également une habileté, esquive la question délicate et controversée du 18 brumaire, cette usurpation à main armée de la force sur le droit, de la violence militaire sur la légitimité nationale. Il suppose son héros absous par le succès, par le consentement tacite de la France, et par la gloire de son consulat et de son empire, pour étouffer le murmure de la conscience publique sous les acclamations de l’armée. M. Thiers se hâte de nous présenter l’attentat accompli et d’écraser d’un odieux mépris le gouvernement de la république modérée sous la Directoire.

M. Thiers, on le voit, applaudit lui-même de l’esprit et du cœur à cet heureux attentat du 18 brumaire. Nous comprenons ses motifs : M. Thiers est, dans tous ses écrits, dans tous ses discours, dans toute sa politique, un révolutionnaire nominal et un monarchiste très décidé. Le 18 brumaire devait donc lui plaire, car c’était de la dictature prélude {p. 114}de la monarchie. Nous ne nions pas la nécessité et la légitimité de la dictature dans certaines occurrences extrêmes de la vie des peuples en révolution, mais ici c’était de la dictature usurpée au lieu de la légitime dictature donnée pour son salut par une nation. C’était une armée arbitrairement personnifiée par un jeune guerrier tirant le sabre du fourreau et disant à la nation, bien ou mal constituée : Effacez-vous, j’entre seul en scène ! La Constitution, c’est moi ! Vous vous appelez le droit, je m’appelle l’audace ; le sabre jugera ! Mais, c’est moi qui tiens le sabre !

XII §

Qu’un tel acte et qu’un tel langage fussent louables ou seulement innocents dans un jeune général qui n’avait reçu mandat ni de l’armée ni du peuple, et qui, après avoir reçu son commandement du Directoire et des pouvoirs constitués, séduisait les ambitieux et tournait contre le gouvernement la force que le gouvernement lui avait confiée pour le défendre ; qu’un tel acte et un tel langage fussent louables {p. 115}ou innocents, disons-nous, c’est ce que nous ne voulons pas discuter ici avec M. Thiers ni avec la France. On pourra dire tant qu’on voudra que ce fut un beau fait, mais nul ne sera assez dénué de scrupule pour dire que ce fut un acte honnête et légitime. L’esprit a pu en être ébloui, mais il n’y a pas une conscience qui n’en ait été troublée et inquiétée jusqu’à la fin de ce forfait heureux. Eh bien ! nous ne ferons sur le 18 brumaire qu’une seule observation à M. Thiers ; cette observation est de celles qui lui plaisent : une observation de fait, et non de droit.

Supposez, lui dirons-nous, que Bonaparte, au lieu de violer, le sabre à la main, le 18 brumaire, les pouvoirs, la représentation telle quelle, la constitution libre de son pays, pour saisir la dictature consulaire ; supposez que Bonaparte eût attendu que le prestige croissant de ses talents et le mouvement spontané de l’opinion lui eussent confié le gouvernement à des conditions de force, mais de mesure et de limites dans la force, que serait-il résulté pour la France et pour Bonaparte lui-même de cette origine légale et nationale de son pouvoir ? Il en serait résulté que Bonaparte, fortifié et {p. 116}maintenu tout à la fois par les conditions constitutionnelles imposées à son caractère et à son autorité, aurait été forcé de répondre au pays de ses actes, au lieu de ne répondre qu’à lui-même des caprices et des témérités de son génie ; il en serait résulté que toute la gloire nécessaire à la France aurait été acquise et que la gloire folle lui aurait été épargnée ; il en serait résulté que Marengo et Austerlitz auraient illustré nos armées, mais que Moscou, Leipsick, Waterloo n’auraient pas attristé nos drapeaux et fait envahir notre territoire ; enfin il en serait résulté que la France se serait servie d’un grand homme, au lieu qu’un grand homme se servit jusqu’à l’épuisement et jusqu’à l’asservissement de la France. Tous les excès, toutes les ambitions, toutes les démences de gloire que M. Thiers reproche sévèrement à Napoléon dans les années de décadence de sa fortune auraient été prévenus ou modérés par cette seule combinaison de l’innocence de son pouvoir. L’honnêteté de son origine, un vote au lieu d’un attentat, une loi au lieu d’une épée au 18 brumaire, et toute la destinée de l’Europe, de la France et de l’homme, était changée. M. Thiers voit que nous ne discutons avec lui le {p. 117}18 brumaire que sur son terrain : le fait, et les conséquences politiques et militaires du fait.

Ceci était nécessaire pour expliquer à M. Thiers que, si Napoléon, dont il absout l’ambition au 18 brumaire, devait se perdre et nous perdre lui-même plus tard, c’était non par faute de génie, mais par faute d’un droit. Un droit, c’est une inviolabilité, mais un droit, c’est une limite. Il limite la fortune, mais aussi il limite la folie. Nous faisons donc un grand reproche moral et politique à M. Thiers d’avoir jeté au début de son histoire un voile d’amnistie et une pluie de lauriers sur la journée du 18 brumaire. Cette faute historique le poursuivra partout dans le cours de son récit. On a beau ensevelir la conscience dans un drapeau de victoire, elle n’est pas tuée, et elle se réveille toujours à toutes les crises de l’existence du soldat qui lui a porté un coup d’épée.

XIII §

{p. 118}M. Thiers va de lui-même au-devant de ce reproche dans cette belle page de son premier livre :

« C’est, dit-il, cette partie de notre histoire contemporaine que je vais raconter aujourd’hui. Quinze ans se sont écoulés depuis que je retraçais les annales de notre première révolution. Ces quinze années, je les ai passées au milieu des orages de la vie publique ; j’ai vu s’écouler un trône ancien et s’élever un trône nouveau ; j’ai vu la Révolution française poursuivre son invincible cours. Quoique les spectacles auxquels j’ai assisté m’aient peu surpris, je n’ai pas la prétention de croire que l’expérience des hommes et des affaires n’eût rien à m’apprendre ; j’ai la confiance, au contraire, d’avoir beaucoup appris, et d’être ainsi plus apte, peut-être, à saisir et à exposer les grandes choses que nos pères ont faites pendant ces temps héroïques. Mais je suis certain que l’expérience n’a pas glacé en moi les sentiments généreux de ma jeunesse ; je suis {p. 119}certain d’aimer, comme je les aimais, la liberté et la gloire de la France. »

La gloire, oui ! la liberté, non ! car nous défions un homme sensé de concilier l’amour même très modéré de la liberté avec l’exaltation du despotisme militaire inauguré par la journée de brumaire. Que la France, sortie par sa propre force de la sanguinaire anarchie de 1793, eût besoin, pour constituer l’ordre dans la liberté, de concentrer son gouvernement multiple dans une main d’homme d’État, magistrat, soldat ou dictateur, nous le reconnaissons comme M. Thiers ; mais qu’elle eût besoin de se désavouer, de se mépriser, de se bafouer elle-même, en invoquant contre ses pouvoirs légaux le coup d’État d’un soldat, et de lui livrer sa révolution et ses principes de 1789 pour ne retrouver qu’une armée et une contre-révolution sous le sabre, c’est ce que nous ne reconnaîtrons jamais. Une nation et une révolution qui s’organisaient enfin d’un côté, un soldat et une contre-révolution de l’autre, telle était l’option pour la France, la veille de brumaire. M. Thiers se prononce pour le soldat, et il se déclare ami de la liberté ! Qu’il se comprenne lui-même, nous n’en doutons pas ; mais {p. 120}qu’il soit compris par l’avenir, nous en doutons. Évidemment il prend ici son parti, et il jette la révolution modérée, qui commençait ses sages résipiscences, aux pieds d’une réaction antilibérale et militaire, personnifiée dans un soldat. Ce sera le sens de toute son histoire, ce n’est pas le nôtre ; de là d’inévitables dissentiments entre l’esprit de cette histoire et l’esprit de notre commentaire. Nous pensons, nous, comme M. Thiers, que la Révolution, qui avait eu son débordement de démagogie et de sang, devait rentrer dans son lit en se purifiant de toutes ses souillures ; nous pensons comme lui aussi qu’une liberté ne peut se fonder qu’en se modérant et en se donnant à elle-même de sévères limites ; mais nous pensons que la France, déjà corrigée par le spectacle et par le repentir de ses excès, tendait à se donner à elle-même ces institutions et ces limites, et que, la refouler tout à coup jusqu’au-delà des principes sains de 1789, c’était lui faire perdre en un jour tout le terrain franchi en neuf ans de travail, et lui préparer pour l’avenir un second accès de révolution pire que le premier. Voilà, selon nous, le tort du 18 brumaire : il donnait à la France une réaction {p. 121}au lieu d’une modération, et un maître au lieu d’une constitution.

XIV §

L’ascendant que le premier Consul Bonaparte prit dès le premier jour de son consulat, non seulement à titre de vainqueur, mais à titre d’administrateur, de négociateur et d’homme d’État, sur ses deux fantômes de collègues, Sieyès et Roger-Ducos, est admirablement analysé dans le premier livre. On sent que M. Thiers a disputé lui-même sur une autre scène l’ascendant que la volonté, le talent, l’éloquence donnent à certains hommes sur des collègues moins résolus à la supériorité. Aucun autre historien ne pouvait pénétrer plus avant dans l’esprit de ces triumvirs si inégaux de brumaire. Le coup d’œil d’un homme expérimenté et habile peut seul sonder le fond de l’ambition et les réticences de l’habileté. Il y a là des scènes de haut comique qui donnent au lecteur la comédie de l’ambition sur une scène encore trempée de sang. Le premier rôle est à Bonaparte, jouant quelquefois l’indifférence {p. 122}philosophique et le dégoût des grandeurs pour menacer le monde d’une éclipse de génie et de force. On sent là un acteur inné, formé par la nature et ayant deviné l’expérience. Son génie et son éloquence sont aussi remarquables dans ses intrigues pour un fauteuil de président et pour les tactiques d’un cabinet que ses manœuvres sur un champ de bataille. Le monde ne pouvait échapper à une telle supériorité, servie par la fortune et par l’infériorité de tous les hommes avec lesquels il avait à se mesurer ; car il faut remarquer que Bonaparte, à l’intérieur, n’avait à se mesurer qu’avec des hommes généralement médiocres, lassés et usés par la Révolution ; l’échafaud, la mort naturelle, les proscriptions avaient fauché la France. La génération des hommes politiques de 1799 était détrempée. Mirabeau, Vergniaud, Cazalès, les monarchistes, les Girondins, les terroristes étaient morts. Une nation n’a pas deux élites de caractères et de talents en dix ans. M. Thiers, selon nous, n’a pas assez remarqué cette circonstance. Bonaparte paraissait d’autant plus grand à cette époque qu’il n’avait à se mesurer avec personne. L’échafaud lui avait fait place.

{p. 123}Le second rôle est Sieyès. — M. Thiers, avec une partialité dont nous ne comprenons pas les motifs, semble donner à ce métaphysicien ténébreux une sorte d’égalité de génie avec son jeune collègue. Le métaphysicien ténébreux, tombé de l’Église dans le régicide, monté de la Terreur dans le Directoire, et retombé du Directoire dans le Consulat, ne mérite pas tant d’honneur. Il avait de l’esprit, mais un esprit inapplicable aux réalités de la politique ; c’était ce qu’on appelle dans les affaires et dans les assemblées publiques un logicien, c’est-à-dire un homme qui vit à son aise dans le monde des idées, sans s’apercevoir que le monde des faits et le monde des idées se heurtent sans cesse et se contredisent nécessairement par la logique brutale des passions et des événements, qui n’obéit point à la logique des écoles. Il n’était point éloquent ; il vivait depuis douze ans sur une brochure qui n’était que le lieu commun de la Révolution. Son prestige était dans son silence. Il avait cédé, jusqu’au vote à mort contre l’infortuné Louis XVI, à la terreur que lui inspirait la Montagne ; il avait donné une tête royale pour sauver la sienne ; il se taisait pour qu’on lui pardonnât de vivre. Il passait pour {p. 124}penser, et il rêvait. Quand Sieyès avait pressenti la chute du Directoire il avait négocié d’avance avec Bonaparte ; il avait masqué plutôt que motivé sa trahison par la prétention de faire adopter au jeune général une constitution arbitraire, compliquée, chimérique, qui n’était que le jeu d’esprit d’un métaphysicien désœuvré. Comment M. Thiers prend-il au sérieux un tel homme ? Comment semble-t-il le présenter à l’histoire comme un rival dangereux au génie de la jeunesse, de la force et du bon sens personnifié dans Bonaparte ? C’est évidemment, selon nous, un jeu de scène pour intéresser le drame. Il fallait ici un prétendu antagoniste au premier Consul pour donner au guerrier d’Égypte le facile honneur des triomphes : M. Thiers a choisi Sieyès. Il raconte avec la plus amusante péripétie de dialogue la lutte inégale entre le fait et le rêve, entre le héros et le logicien. Le logicien cède bientôt au héros. Il s’écrie : Nous avons un maître qui sait tout faire ! Il se résigne à un rôle effacé pourvu qu’il soit lucratif. Bonaparte s’empare de tout le gouvernement et relègue avec un respect comique son collègue dans la préparation silencieuse d’une constitution mort-née. Sieyès en sortira destitué et consolé par une {p. 125}munificence nationale honorifique de la terre de Crosne, récompense de ses silences et compensation de ses chimères.

XV §

L’analyse que M. Thiers daigne faire de la constitution de Sieyès est pleine de sens politique et d’expérience anticipée, mais elle est un peu trop étendue ; on n’analyse pas le néant, on souffle sur le rêve, et tout est dit. Cette analyse, cependant, a ce mérite d’être une excellente leçon de politique réelle en opposition avec la politique géométrique et scolastique d’un de ces illuminés du Contrat social qui croient pouvoir appliquer les lois de la mécanique aux intérêts moraux et aux passions des peuples.

Bonaparte s’impatienta, à la fin, de ces puérilités savantes ; il jeta dans un moule improvisé quelques-uns des éléments de la constitution de Sieyès avec quelques éléments empruntés aux constitutions existantes, et il en sortit pour les besoins de la circonstance la Constitution dite de l’an VIII (19 décembre 1799). Un {p. 126}sénat, un corps législatif, un tribunat, un pouvoir exécutif des trois consuls, un conseil d’État, mais surtout un homme investi d’une force d’opinion irrésistible pour faire jouer le mécanisme et pour le déjouer s’il en était gêné dans son omnipotence, voilà toute la Constitution de l’an VIII. Il faut reconnaître qu’à ce moment la France n’en voulait pas d’autre. Elle était dans une de ces périodes de lassitude qui suivent les grandes convulsions ; alors les nations ne s’inquiètent plus comment, mais par qui elles sont gouvernées.

Le premier Consul se choisit pour nouveaux collègues Cambacérès et Lebrun. Ce n’étaient pas des rivaux possibles, c’étaient des complices assurés. M. Thiers affecte de prendre trop au sérieux Cambacérès, homme en qui le ridicule du caractère s’associait par égale portion avec la sagacité de l’esprit, excellent à un rang secondaire, dans l’ombre, mais qui n’aurait jamais existé s’il n’avait été le second d’un grand homme. Quant au troisième consul, Lebrun, c’était un homme de littérature politique et un homme d’affaires administratives d’un passé sans tache et d’une universelle capacité. Bien faire sans rien prétendre était, à tous les {p. 127}rangs et à tous les postes, sa seule ambition.

Le Sénat avait pour attribution de nommer les membres du pouvoir législatif et du tribunat. On remplit le Corps législatif de tous les représentants fatigués des idées de l’Assemblée constituante et à peine revenus des terreurs de la Convention. Ces hommes épuisés et assouplis ne demandaient que le repos et le silence. Il n’y avait plus assez de vie pour qu’il y eût jamais des factieux. Le Tribunat fut composé des hommes plus jeunes qui conservaient plutôt le décorum que la passion de la liberté. Leur opposition, s’il y en avait, s’évaporerait en paroles ; mais ces paroles étaient sans danger en France dans ce moment, car elles étaient sans échos. Rien ne résonnait plus en France que le bruit des armes : c’était l’ère des soldats.

XVI §

Le premier besoin d’un gouvernement pacificateur au dedans afin d’être redoutable au dehors était une amnistie aux partis vaincus, une négociation avec les partis encore en armes. {p. 128}On clôt la liste des émigrés, on prodigue les radiations et les restitutions de domaines non vendus à ceux qui rentrent dans leur patrie. On essaye de traiter avec les chefs vendéens ; on séduit les uns, on dompte les autres : la Vendée s’éteint. M. Thiers, dans une rapide revue de l’Europe passée par un esprit juste et fin, dévoile la scène diplomatique et militaire où son héros va bientôt agir. Bonaparte, pour répondre au vœu du pays, affecte un désir de paix qui ne pouvait pas être dans sa pensée, car il n’était pas dans son intérêt. Il écrit avec ostentation des lettres conciliantes au roi d’Angleterre et à l’empereur d’Allemagne ; en attendant les réponses, il organise le système administratif que nous voyons encore aujourd’hui, système plus simple que parfait, né de lui-même, de la destruction des provinces et de la division en départements, œuvre de l’Assemblée constituante. Enfin il s’établit aux Tuileries avec ses deux collègues, comme pour faire pressentir la monarchie jusque par les murailles. Lebrun y entra ; Cambacérès, plus prévoyant, refusa de s’y installer. « C’est une faute, dit-il à Lebrun, d’aller nous loger aux Tuileries ; cela ne nous convient pas, à nous. Bonaparte {p. 129}voudra bientôt y loger seul. Mieux vaut n’y pas entrer que d’en sortir ! »

Le lendemain de cet acte d’installation pompeuse, Bonaparte dit à son secrétaire : « Eh bien ! Bourrienne, nous voilà donc aux Tuileries !… Maintenant il faut y rester. »

XVII §

Jusque-là, l’histoire de M. Thiers, quoique intéressante et sagement pensée, ne se distingue par aucune qualité de composition ou de style de tout ce qui a été écrit sur cette grande époque. Le véritable mérite transcendant de cet écrivain ne se révèle qu’au point où commencent les grandes affaires, les grandes négociations, les grandes guerres. Aucun historien ancien ou moderne n’a si bien exposé les affaires, si bien démêlé les négociations, si bien compris les campagnes. C’est par excellence l’administrateur, l’ambassadeur, le tacticien dans l’historien. Au feu près, qui ne manque pas à son âme, mais qui manque un peu à son style, c’est l’historien des batailles.

L’Angleterre et l’Autriche avaient éludé les {p. 130}avances de paix faites avec éclat par Bonaparte. C’étaient deux fautes, comme M. Thiers le remarque avec justesse : c’était donner au premier Consul le prétexte de soulever la France contre une coalition qui se déclarait coalition à mort ; c’était, de plus, donner au nouveau chef de la France l’occasion de concentrer son pouvoir et de devenir l’idole des armées et l’arbitre des victoires.

Bonaparte, avec une adresse instinctive que lui commandait sa situation de consul, supérieure à sa situation de général, profita merveilleusement de l’avantage que lui donnaient les dédains de l’Angleterre et les obstinations de l’Autriche. Il conçut un plan de campagne que nous laissons exposer à M. Thiers.

« La France avait deux armées : celle d’Allemagne, portée, par la réunion des armées du Rhin et d’Helvétie, à 130 000 hommes ; celle de Ligurie, réduite à 40 000 au plus. Il y avait dans les troupes de Hollande, de Vendée et de l’intérieur, les éléments épars, éloignés, d’une troisième armée ; mais une habileté administrative supérieure pouvait seule la réunir à temps, et surtout à l’improviste, sur le point où sa présence était nécessaire. Le général Bonaparte {p. 131}imagina d’employer ces divers moyens comme il suit.

« Masséna, avec l’armée de Ligurie, point augmentée, secourue seulement en vivres et en munitions, avait ordre de tenir sur l’Apennin entre Gênes et Nice, et d’y tenir comme aux Thermopyles. L’armée d’Allemagne, sous Moreau, accrue le plus possible, devait faire sur tous les bords du Rhin, de Strasbourg à Bâle, de Bâle à Constance, des démonstrations trompeuses de passage, puis marcher rapidement derrière le rideau que forme ce fleuve, le remonter jusqu’à Schaffhouse, jeter là quatre ponts à la fois, déboucher en masse sur le flanc du maréchal de Kray, le surprendre, le pousser en désordre sur le haut Danube, le gagner de vitesse s’il était possible, le couper de la route de Vienne, l’envelopper peut-être, et lui faire subir l’un de ces désastres mémorables dont il y a eu dans ce siècle plus d’un exemple. Si l’armée de Moreau n’avait pas ce bonheur, elle pouvait toutefois pousser M. de Kray sur Ulm et Ratisbonne, l’obliger ainsi à descendre le Danube, et l’éloigner des Alpes de manière à ce qu’il ne pût jamais y envoyer aucun secours. Cela fait, elle avait ordre de {p. 132}détacher son aile droite vers la Suisse, pour y seconder la périlleuse opération dont le général Bonaparte se réservait l’exécution. La troisième armée, dite de réserve, dont les éléments existaient à peine, devait se former entre Genève et Dijon, et attendre là l’issue des premiers événements, prête à secourir Moreau s’il en avait besoin. Mais, si Moreau avait réussi dans une partie au moins de son plan, cette armée de réserve, se portant, sous le général Bonaparte, à Genève, de Genève dans le Valais, donnant la main au détachement tiré de l’armée d’Allemagne, passant ensuite le Saint-Bernard sur les glaces et les neiges, devait, parmi prodige plus grand que celui d’Annibal, tomber en Piémont, prendre par derrière le baron de Mélas occupé devant Gênes, l’envelopper, lui livrer une bataille décisive, et, si elle la gagnait, l’obliger à mettre bas les armes…

« Cette armée du Rhin, poursuit l’historien militaire, quoique portant, comme les autres armées de la République, les haillons de la misère, était superbe. Quelques conscrits lui avaient été envoyés, mais en petit nombre, tout juste assez pour la rajeunir. Elle se composait, en immense majorité, de ces vieux soldats qui, {p. 133}sous les ordres de Pichegru, Kléber, Hoche et Moreau, avaient conquis la Hollande, les rives du Rhin, franchi plusieurs fois ce fleuve et paru même sur le Danube. On n’aurait pu dire sans injustice qu’ils étaient plus braves que ceux de l’armée d’Italie ; mais ils présentaient toutes les qualités de troupes accomplies : ils étaient sages, sobres, disciplinés, instruits et intrépides. Les chefs étaient dignes des soldats. La formation de cette armée en divisions détachées, complètes en toutes armes et agissant en corps séparés, y avait développé au plus haut point le talent des généraux divisionnaires. Ces divisionnaires avaient des mérites égaux, mais divers. C’était Lecourbe, le plus habile des officiers de son temps dans la guerre des montagnes, Lecourbe dont les échos des Alpes répétaient le nom glorieux ; c’était Richepanse, qui joignait à une bravoure audacieuse une intelligence rare, et qui rendit bientôt à Moreau, dans les champs de Hohenlinden, le plus grand service qu’un lieutenant ait jamais rendu à son général ; c’était Saint-Cyr, esprit froid, profond, caractère peu sociable, mais doué de toutes les qualités du général en chef ; c’était enfin ce jeune Ney, qu’un courage héroïque, {p. 134}dirigé par un instinct heureux de la guerre, avait déjà rendu populaire dans toutes les armées de la République. À la tête de ces lieutenants était Moreau, esprit lent, quelquefois indécis, mais solide, et dont les indécisions se terminaient en résolutions sages et fermes quand il était face à face avec le danger. La pratique avait singulièrement formé et étendu son coup d’œil militaire. Mais, tandis que son génie guerrier grandissait chaque jour au milieu des épreuves de la guerre, son caractère civil, faible, livré à toutes les influences, avait succombé déjà et devait succomber encore aux épreuves de la politique, que les âmes fortes et les esprits vraiment élevés peuvent seuls surmonter. Du reste, la malheureuse passion de la jalousie n’avait point encore altéré la pureté de son cœur et corrompu son patriotisme. Par son expérience, son habitude du commandement, sa haute renommée, il était, après le général Bonaparte, le seul homme capable alors de commander à cent mille hommes. »

On pressent ici le jugement sévère que M. Thiers doit porter plus tard sur le général Moreau, le vrai rival en talent militaire et en popularité de Bonaparte. Mais, quelle que soit {p. 135}la faveur que les exploits, les disgrâces de Moreau inspirent jusque-là pour ce Scipion de la République, on ne peut contester la justesse et la vigueur du jugement de M. Thiers sur ce général. Moreau n’était qu’un grand homme de guerre, Bonaparte était un grand homme de guerre et un grand homme de gouvernement. Moreau même avait cessé, depuis le 18 brumaire, d’être irréprochable aux yeux de la vertu, de la liberté et de la République, car il avait participé activement à ce coup d’État de l’armée contre la patrie civile. De son rival Bonaparte avait réussi à se faire un complice ; de là toutes les fatales conséquences qui firent descendre Moreau sans dignité et sans innocence du sommet de l’armée dans les bas-fonds des conspirations avec Georges et Pichegru sur le banc d’un tribunal, et enfin dans les rangs de la coalition armée contre sa patrie. La probité se venge en conduisant pas à pas d’une faute à un crime.

XVIII §

Il faut lire ici, sans en retrancher une ligne {p. 136}ou une manœuvre, la campagne de Moreau au-delà du Rhin et le siège de Gênes soutenu par Masséna. Par la puissance de l’esprit et par la puissance de l’étude, de la géographie, de la tactique, M. Thiers comprend tout et fait tout comprendre. Il n’y a pas une marche ou une contremarche dans l’armée de Moreau en Allemagne qu’on ne suive du pas avec l’historien. Il n’y a pas un coup de fusil sur les remparts de Gênes qu’on n’entende retentir à travers ce demi-siècle. C’est là la magie de la vérité dans l’écrivain qui sait la retirer vivante des documents compulsés par la patience. Il ressuscite pour l’éternité tout ce qu’il raconte. Une pareille histoire est l’épopée de la vérité. M. Thiers, qui dénigre la poésie, est un grand poète, d’autant plus grand qu’il fait parler les événements au lieu de parler lui-même. Il n’y a pas de parole aussi éloquente que l’action qui parle. Il est à regretter toutefois que, quand il prend la parole lui-même pour résumer ou pour réfléchir, la pensée soit trop souvent inférieure à l’impression, et que le style, suffisant pour le récit, soit insuffisant pour la majesté de l’histoire ; l’événement y est tout entier, mais le contrecoup de l’événement sur l’âme n’y est {p. 137}pas assez senti ou du moins pas assez sonore. Or le lecteur a souvent besoin que l’écrivain lui arrache le mot ou le cri de la circonstance qui gronde dans la poitrine, mais qui ne peut en sortir faute d’un sublime interprète. C’est ici qu’on regrette un Tacite, ce grand lyrique des grands événements ; mais dès qu’on reprend le récit avec M. Thiers on ne regrette plus rien.

Le passage des Alpes par Bonaparte est beau, mais exagéré. On peut reprocher ici à M. Thiers le défaut contraire à celui que nous lui reprochions plus haut, c’est-à-dire de rapetisser les impressions. Ici il les grandit à dessein très au-dessus des proportions vraies de l’événement. On croirait, à lire ce passage des Alpes par quarante mille hommes et par quelques pièces de canon, dans une saison favorable et sans ennemis pour disputer le chemin, que Bonaparte a frayé le premier la route aux trente conquérants qui, depuis Annibal, César, Charlemagne, ont franchi les Alpes avec des armées trois fois plus nombreuses, des machines de guerre, de la cavalerie, et même des éléphants.

Les Français seuls ont gravi, descendu, regravi {p. 138}et redescendu neuf fois ce rempart soi-disant inaccessible pendant nos guerres pour le Milanais, pour le royaume de Naples et pour le Piémont. Un passage des Alpes est devenu, comme le passage du Rhin, une des opérations militaires les plus banales de la grande guerre. M. Thiers en a fait un prodige de conception et d’exécution, un véritable poème de stratégie. C’est évidemment un poème populaire destiné à faire des Alpes franchies sans obstacles un piédestal dans les nuages à son héros.

Quand on lit ce passage des Alpes dans les Mémoires des généraux sans emphase de Napoléon, et particulièrement dans les Mémoires si exacts de Marmont, on cesse de s’extasier sur une marche bien calculée pour couper en deux l’armée autrichienne en Piémont, mais qui par elle-même ne fut qu’une étape dans la neige fondue. Mais le tableau, quoique de fantaisie, est si pittoresque, si précis, si bien coloré, si dramatique de dessin et de détails, que, même en révoquant en doute sa véracité, on ne peut assez admirer sa perspective. Ici M. Thiers a été peintre de paysage plus que peintre d’histoire. Comme historien il exagère, comme peintre il charme. Il faut lui pardonner : {p. 139}c’est le passage des Alpes peint par Salvator Rosa. Il n’y manque, pour fanatiser l’œil du peuple, que ce général équestre franchissant au galop de son cheval aux jarrets tendus la cime des Alpes, comme dans le portrait de Bonaparte par David.

L’intérêt sérieux et vraiment historique de la campagne ne commence qu’avec les opérations dans la plaine de l’Italie. Soit obscurité dans la topographie quand on ne lit pas la carte sous les yeux ; soit confusion dans les marches et contremarches des Autrichiens et des Français qui précèdent et qui préparent la bataille de Marengo ; soit incohérence de cette bataille elle-même, qui ne fut qu’un hasard et une intempestivité pour le vainqueur, la campagne et la bataille de Marengo ne répondent pas dans le récit à la grandeur des résultats. Malgré la partialité de M. Thiers pour attribuer aux combinaisons de son héros ce qui fut l’effet de la valeur et de la fortune, on voit clairement que Bonaparte fut surpris là où il espérait surprendre ; que la bataille, complétement perdue le matin, fut gagnée le soir par Desaix et Kellermann, et que la victoire se donna d’elle-même à la fin du jour au lieu d’avoir été conquise {p. 140}par le génie du général. Son nom était si populaire alors qu’il en usurpa peu à peu toute la gloire, et que la France la lui concéda par habitude ; mais l’histoire vraie ne la lui concédera pas si exclusivement. On voit par les bulletins successifs qu’il écrivit lui-même, qu’il corrigea après coup, qu’il effaça pour les corriger encore, tous les efforts qu’il eut à faire pour dérouter la gloire des noms de Desaix et de Kellermann, afin de la revendiquer toute sur lui-même. Les Mémoires de Marmont et de Bourrienne sont curieux sur ces variations des bulletins du général de Marengo reprenant laborieusement avec la plume ce qu’il avait ce jour-là compromis par l’épée.

Mais ce qui était bien à lui c’était la campagne. Or la victoire n’était que le dénouement de la campagne. La gloire de la journée lui sera justement contestée, la gloire de l’expédition lui appartiendra toujours.

XIX §

Le retour du premier Consul en France est décrit avec l’enthousiasme de la victoire. Bonaparte {p. 141}n’y rapportait pas seulement un laurier, il y rapportait l’Italie. Avec un art de composition magistral, M. Thiers ne s’arrête qu’un instant à considérer les effets de la bataille de Marengo sur l’opinion de la France ; il reporte le regard et la pensée sur l’Allemagne. Moreau y accomplit avec moins de promptitude, mais avec plus de science et de certitude, le second acte de la campagne de 1800.

Pendant que les triomphes de Moreau amènent à Paris les négociateurs de l’Autriche pour traiter de la paix à la faveur d’une suspension d’armes, l’historien traverse en esprit la Méditerranée et nous transporte en Égypte, abandonnée à son sort par Bonaparte.

De même que l’historien a évité de juger le 18 brumaire au point de vue du devoir civil et de l’honneur militaire, de même il prend ici le départ furtif de Bonaparte d’Alexandrie pour un fait accompli. Il peint seulement de traits profonds la consternation et l’oscillation de l’armée d’Égypte le lendemain de l’évasion de son général en chef. Un historien plus sévère aurait discuté avec lui-même et avec ses lecteurs la moralité d’un pareil abandon de ses troupes par celui qui avait mission de les {p. 142}guider et de les sauver. Il était trop évident que Bonaparte seul pouvait organiser et défendre sa conquête, que son départ laisserait l’expédition à la merci des dissensions intestines, du découragement et des Anglais, et que Bonaparte se déchargeait ainsi sur ses compagnons d’armes d’une responsabilité qui pèserait désormais sur le hasard.

Ces considérations n’échappent pas toutes à M. Thiers lui-même. Sa vive intelligence se colore, comme on va le voir, des impressions de l’armée ; mais on va voir aussi qu’il les atténue en jetant sur cet abandon le prétexte complaisant du patriotisme et de la grande ambition. Qu’on lise les belles pages suivantes :

« Cette nouvelle causa dans l’armée une surprise douloureuse. On ne voulait d’abord pas y ajouter foi ; le général Duga, commandant à Rosette, la fit démentir, n’y croyant pas lui-même et craignant le mauvais effet qu’elle pouvait produire. Cependant le doute devint bientôt impossible, et Kléber fut officiellement proclamé successeur du général Bonaparte. Officiers et soldats furent consternés. Il avait fallu l’ascendant qu’exerçait sur eux le vainqueur de l’Italie pour les entraîner à sa suite {p. 143}dans des contrées lointaines et inconnues ; il fallait tout son ascendant pour les y retenir. C’est une passion que le regret de la patrie, et qui devient violente quand la distance, la nouveauté des lieux, des craintes fondées sur la possibilité du retour viennent l’irriter encore. Souvent, en Égypte, cette passion éclatait en murmures, quelquefois même en suicides ; mais la présence du général en chef, son langage, son activité incessante faisaient évanouir ces noires vapeurs. Sachant toujours s’occuper lui-même et occuper les autres, il captivait au plus haut point les esprits, et ne laissait pas naître ou dissipait autour de lui des ennuis qui n’entraient jamais dans son âme. On se disait bien quelquefois qu’on ne reverrait plus la France, qu’on ne pourrait plus franchir la Méditerranée, maintenant surtout que la flotte avait été détruite à Aboukir ; mais le général Bonaparte était là ; avec lui on pouvait aller en tous lieux, retrouver le chemin de la patrie ou se faire une patrie nouvelle. Lui parti, tout changeait de face. Aussi la nouvelle de son départ fut-elle un coup de foudre. On qualifia ce départ des expressions les plus injurieuses. On ne s’expliquait pas ce mouvement irrésistible {p. 144}de patriotisme et d’ambition qui, à la nouvelle des désastres de la République, l’avait entraîné à retourner en France. On ne voyait que l’abandon où il laissait la malheureuse armée qui avait eu assez de confiance en son génie pour le suivre. On se disait qu’il avait donc reconnu l’imprudence de cette entreprise, l’impossibilité de la faire réussir, puisqu’il s’enfuyait, abandonnant à d’autres ce qui lui semblait désormais inexécutable. Mais se sauver seul, en laissant au-delà des mers ceux qu’il avait ainsi compromis, était une cruauté, une lâcheté même, prétendaient certains détracteurs ; car il en a toujours eu, et très près de sa personne, même aux époques les plus brillantes de sa carrière !

« Kléber n’aimait pas le général Bonaparte et supportait son ascendant avec une sorte d’impatience. S’il se contenait en sa présence, il s’en dédommageait ailleurs par des propos inconvenants. Frondeur et fantasque, Kléber avait désiré ardemment prendre part à l’expédition d’Égypte pour sortir de l’état de disgrâce dans lequel on l’avait laissé vivre sous le Directoire ; et maintenant il en était aux regrets d’avoir quitté les bords du Rhin pour ceux du {p. 145}Nil. Il le laissait voir avec une faiblesse indigne de son caractère. Cet homme, si grand dans le danger, s’abandonnait lui-même comme aurait pu le faire le dernier des soldats. Le commandement en chef ne le consolait pas de la nécessité de rester en Égypte, car il n’aimait pas à commander. Poussant au déchaînement contre le général Bonaparte, il commit la faute, qu’on devrait appeler criminelle si des actes héroïques ne l’avaient réparée, de contribuer lui-même à produire dans l’armée un entraînement qui fut bientôt général. À son exemple tout le monde se mit à dire qu’on ne pouvait plus rester en Égypte et qu’il fallait à tout prix revenir en France. D’autres sentiments se mêlèrent à cette passion du retour pour altérer l’esprit de l’armée et y faire naître les plus fâcheuses dispositions.

« Une vieille rivalité divisait alors et divisa longtemps encore les officiers sortis des armées du Rhin et d’Italie. Ils se jalousaient les uns les autres ; ils avaient la prétention de faire la guerre autrement, et de la faire mieux, et, bien que cette rivalité fût contenue par la présence du général Bonaparte, elle était au fond la cause principale de la diversité de leurs jugements. {p. 146}Tout ce qui était venu des armées du Rhin montrait peu de penchant pour l’expédition d’Égypte ; au contraire les officiers originaires de l’armée d’Italie, quoique fort tristes de se voir si loin de la France, étaient favorables à cette expédition, parce qu’elle était l’œuvre de leur général en chef. Après le départ de celui-ci toute retenue disparut. On se rangea tumultueusement autour de Kléber, et on répéta tout haut avec lui ce qui, du reste, commençait à être dans toutes les âmes, que la conquête de l’Égypte était une entreprise insensée à laquelle il fallait renoncer le plus tôt possible. Cet avis rencontra néanmoins des contradicteurs ; quelques généraux, tels que Lanusse, Menou, Davout, Desaix surtout, osèrent montrer d’autres sentiments. Dès lors on vit deux partis : l’un s’appela le parti coloniste ; l’autre, le parti anticoloniste. Malheureusement Desaix était absent ; il achevait la conquête de la haute Égypte, où il livrait de beaux combats et administrait avec une grande sagesse. Son influence ne pouvait donc pas être opposée à celle de Kléber. Pour comble de malheur, il ne devait pas rester en Égypte. Le général Bonaparte, voulant l’avoir auprès de {p. 147}sa personne, avait commis la faute de ne pas le nommer commandant en chef et lui avait laissé l’ordre de revenir très prochainement en Europe. Desaix, dont le nom était universellement chéri et respecté dans l’armée, dont les talents administratifs égalaient les talents militaires, aurait parfaitement gouverné la colonie et se serait garanti de toutes les faiblesses auxquelles se livra Kléber, du moins pour un moment.

« Cependant Kléber était le plus populaire des généraux parmi les soldats. Son nom fut accueilli par eux avec une entière confiance, et les consola un peu de la perte du général illustre qui venait de les quitter. »

XX §

La révolte du Caire, la bataille d’Héliopolis, la seconde conquête de l’Égypte en trente-cinq jours par Kléber, sont au nombre des plus belles pages historiques qui aient été écrites en aucune langue. M. Thiers rachète ici, par une glorieuse justice rendue à Kléber, les partialités de son premier jugement. On ne peut {p. 148}nier cependant, en étudiant la nature forte, mais revêche, de ce grand soldat, que ce ne fût une de ces natures plus propres à obéir qu’à commander, hommes qui rachètent sans cesse l’obéissance par le murmure et qui embarrassent autant qu’ils servent les chefs dont ils sont les instruments. M. Thiers, homme d’action, déteste ces caractères, et il a raison ; ce sont quelquefois les moyens, plus souvent les obstacles des grandes choses. Les ministères, les assemblées en sont aussi pleines en France que les armées. La France est frondeuse, et le génie est nécessairement impérieux.

L’assassinat de Kléber par un fanatique de religion et de patriotisme livra l’Égypte à la décadence et à l’anarchie des conseils. Desaix succombe à Marengo le même jour et à la même heure que Kléber succombe au Caire. M. Thiers trouve dans la coïncidence de destinée l’occasion d’un de ces parallèles de Plutarque qui sont le reflet d’un caractère sur l’autre et qui les expliquent tous les deux. Ce parallèle, plus rapide que ceux de Plutarque, n’interrompt pas l’histoire, il l’accentue. L’historien, et c’est un des éloges qu’on lui doit, court à travers le siècle avec la rapidité des événements.

{p. 149}« Kléber était le plus bel homme de l’armée. Sa grande taille, sa noble figure où respirait toute la fierté de son âme, sa bravoure à la fois audacieuse et calme, son intelligence prompte et sûre, en faisaient sur les champs de bataille le plus imposant des capitaines. Son esprit était brillant, original, mais inculte. Il lisait sans cesse, et exclusivement, Plutarque et Quinte-Curce ; il y cherchait l’aliment des grandes âmes, l’histoire des héros de l’antiquité. Il était capricieux, indocile et frondeur. On avait dit de lui qu’il ne voulait ni commander ni obéir, et c’était vrai. Il obéit sous le général Bonaparte, mais en murmurant ; il commanda quelquefois, mais sous le nom d’autrui, sous le général Jourdan, par exemple, prenant par une sorte d’inspiration le commandement au milieu du feu, l’exerçant en homme de guerre supérieur, et, après la victoire, rentrant dans son rôle de lieutenant, qu’il préférait à tout autre. Kléber était licencieux dans ses mœurs et son langage, mais intègre, désintéressé comme on l’était alors ; car la conquête du monde n’avait pas encore corrompu les caractères.

« Desaix était presque en tout le contraire. Simple, timide, même un peu gauche, la figure {p. 150}toujours cachée sous une ample chevelure, il n’avait point l’extérieur militaire ; mais, héroïque au feu, bon avec les soldats, modeste avec ses camarades, généreux avec les vaincus, il était adoré de l’armée et des peuples conquis par nos armes. Son esprit solide et profondément cultivé, son intelligence de la guerre, son application à ses devoirs, son désintéressement en faisaient un modèle accompli de toutes les vertus guerrières, et, tandis que Kléber, indocile, insoumis, ne pouvait supporter aucun commandement, Desaix était obéissant comme s’il n’avait pas su commander. Sous des dehors sauvages il cachait une âme vive et très susceptible d’exaltation. Quoique élevé à la sévère école de l’armée du Rhin, il s’était enthousiasmé pour les campagnes d’Italie, il avait voulu voir de ses yeux les champs de bataille de Castiglione, d’Arcole et de Rivoli. Il parcourait ces champs, théâtre d’une immortelle gloire, lorsqu’il rencontra sans le chercher le général en chef de l’armée d’Italie et se prit pour lui d’un attachement passionné. Quel plus bel hommage que l’amitié d’un tel homme ? Le général Bonaparte en fut vivement touché. Il estimait Kléber pour ses grandes qualités militaires, {p. 151}mais ne plaçait personne, ni pour les talents, ni pour le caractère, à côté de Desaix. Il l’aimait d’ailleurs : entouré de compagnons d’armes qui ne lui avaient point encore pardonné son élévation, tout en affectant pour lui une soumission empressée, il chérissait dans Desaix un dévouement pur, désintéressé, fondé sur une admiration profonde. Toutefois, gardant pour lui seul le secret de ses préférences, feignant d’ignorer les fautes de Kléber, il traita pareillement Kléber et Desaix, et voulut, comme on le verra bientôt, confondre dans les mêmes honneurs deux hommes que la fortune avait confondus dans une même destinée. »

Glissons sur la triste capitulation de l’armée d’Égypte, sans chef, sans secours, sans communications avec la mère patrie : leçon terrible, mais leçon perdue pour ces politiques d’aventures qui rêvent des colonies immortelles sans posséder les mers, seules routes et seules garanties de ces colonies. La force de la France est sur son territoire ; la disséminer c’est l’anéantir. L’Algérie le dira trop à nos neveux.

XXI §

{p. 152}L’historien est déjà rentré en France avec l’intérêt réel des événements. Ici ce n’est plus le peintre de batailles, c’est le peintre des caractères, c’est le diplomate, c’est l’administrateur, c’est le législateur, c’est même le philosophe qui tient la plume tour à tour. Elle ne faiblit que dans la main du philosophe ; partout ailleurs elle est tenue avec l’aptitude et la sûreté d’un écrivain qui a manié pendant une longue carrière politique toutes les questions de gouvernement, excepté la philosophie des gouvernements.

Les négociations avec l’Autriche, celles avec la Prusse ; les premières agaceries diplomatiques de Bonaparte à Paul Ier, empereur de Russie ; le coup d’œil sur l’état intérieur et scandaleux de la cour de Madrid, livrée à un favori, Godoy, tracé d’une main qui charge les couleurs afin d’atténuer d’avance les torts du cabinet des Tuileries envers les Bourbons d’Espagne ; les négociations avec le Saint-Siège, préludes de négociations plus graves pour le {p. 153}Concordat ; la rupture des conférences par l’Autriche, les préparatifs de guerre repris des deux côtés avec une égale vigueur ; le tableau de la prospérité croissante de la France en dix mois d’un gouvernement personnifié dans un jeune dictateur ; l’analyse savante et pénétrante de la situation des différents clergés, séparés en sectes par les serments ou les refus de serments constitutionnels ; la rentrée rapide des émigrés, la statistique profondément étudiée des partis dans l’opinion et dans les assemblées ; les portraits de M. de Lafayette, de Fouché, de M. de Talleyrand, de Carnot, de Berthier, portraits finis et fermes, sans minutie comme sans recherche, où l’on voit que l’historien s’oublie lui-même pour ne penser qu’à son modèle, remplissent ce volume. Nous ne citerons de ces portraits que celui de M. de Talleyrand, parce qu’il est vrai sans être achevé.

« M. de Talleyrand, issu de la plus haute extraction, destiné aux armes par sa naissance, condamné à la prêtrise par un accident qui l’avait privé de l’usage d’un pied, n’ayant aucun goût pour cette profession imposée, devenu successivement prélat, homme de cour, révolutionnaire, émigré, puis enfin ministre des affaires {p. 154}étrangères du Directoire, M. de Talleyrand avait conservé quelque chose de tous ces états ; on trouvait en lui de l’évêque, du grand seigneur, du révolutionnaire. N’ayant aucune opinion bien arrêtée, seulement une modération naturelle qui répugnait à toutes les exagérations ; s’appropriant à l’instant même les idées de ceux auxquels il voulait plaire par goût ou par intérêt ; s’exprimant dans un langage unique, particulier à cette société dont Voltaire avait été l’instituteur ; plein de réparties vives, poignantes, qui le rendaient redoutable autant qu’il était attrayant ; tour à tour caressant ou dédaigneux, démonstratif ou impénétrable, nonchalant, digne, boiteux sans y perdre de sa grâce, personnage enfin des plus singuliers et tel qu’une révolution seule en peut produire, il était le plus séduisant des négociateurs, mais en même temps incapable de diriger comme chef les affaires d’un grand État ; car, pour diriger, il faut de la volonté, des vues et du travail, et il n’avait aucune de ces choses. Sa volonté se bornait à plaire, ses vues consistaient en opinions du moment, son travail était nul. C’était, en un mot, un ambassadeur accompli, mais point un ministre dirigeant ; {p. 155}bien entendu qu’on ne prend ici cette expression que dans son acception la plus élevée. Du reste, il n’avait pas un autre rôle sous le gouvernement consulaire. Le premier Consul, qui ne laissait à personne le droit d’avoir un avis sur les affaires de guerre ou de diplomatie, ne l’employait qu’à négocier avec les ministres étrangers, d’après ses propres volontés, ce que M. de Talleyrand faisait avec un art qu’on ne surpassera jamais. Toutefois il avait un mérite moral : c’était d’aimer la paix sous un maître qui aimait la guerre, et de le laisser voir. Doué d’un goût exquis, d’un tact sûr, même d’une paresse utile, il pouvait rendre de véritables services, seulement en opposant à l’abondance de parole, de plume et d’action du premier Consul, sa sobriété, sa parfaite mesure, et jusqu’à son penchant à ne rien faire. Mais il agissait peu sur ce maître impérieux, auquel il n’imposait ni par le génie, ni par la conviction. Aussi n’avait-il pas plus d’empire que M. Fouché, peut-être moins, tout en étant aussi employé et plus agréable. »

XXII §

{p. 156}On voit combien M. Thiers, malgré la sobriété de ses couleurs et la brièveté de ses contours, donne dans ses portraits, non le relief, mais la vérité des physionomies. Cependant son portrait de M. de Talleyrand, quoiqu’il l’ait étudié, dit-on, de près, nous paraît ici et ailleurs tracé avec trop peu de faveur, même de justice. M. de Talleyrand dépassait de toute la tête les hommes d’occasion dont le premier Consul était entouré. Il voyait le siècle nouveau de toute la hauteur de l’ancien siècle ; c’était l’Assemblée constituante réapparaissant avec ses aristocraties d’esprit et ses traditions monarchiques dans les conseils d’un jeune dictateur. À côté d’un jeune homme qui connaissait la guerre, mais qui ignorait la diplomatie, M. de Talleyrand était plus fait pour inspirer que pour servir. La supériorité de ses vues politiques pour la balance et pour l’équilibre du monde aurait préparé à l’Europe un siècle de paix. La philosophie politique était la philosophie de la paix. M. Thiers, par ses instincts {p. 157}et par son goût pour les armes, est plus enclin à la philosophie de la guerre. Bien moins philosophiquement révolutionnaire en ce point que M. de Talleyrand, il sacrifie cette grande figure si peu comprise à la figure toute martiale de son héros. M. de Talleyrand méprisait les hommes, cela peut être vrai ; il les jugeait d’après un type personnel qui n’était ni celui de la vertu publique ni celui du dévouement à un parti ; mais, tout en les méprisant, il les conseillait sagement, dans son intérêt d’abord, dans leur intérêt ensuite ; ce conseiller souple, mais sincère, n’aurait pas empêché Bonaparte d’user de sa fortune, mais il l’aurait empêché d’en abuser.

La famille, l’épouse, les frères, les sœurs du premier Consul sont peints avec plus de négligence de pinceau et avec des couleurs de convention qui ne gravent aucune de ces physionomies dans le regard. C’est là que deux ou trois traits de la main de Tacite auraient buriné tous ces visages coloriés des reflets de la figure principale. Mais, en général, les hommes et les femmes, cette partie vivante et intrinsèque de l’histoire, sont la partie faible de ce long récit. M. Thiers est l’historien des événements ; il les {p. 158}prépare, il les éclaire, il les groupe, il les accomplit avec un art sans égal ; mais les événements sous sa main ressemblent un peu trop à des abstractions ; l’homme y manque, et l’homme cependant est l’âme de l’événement. Ôtez l’homme, qu’est-ce qu’une chose ?

Le portrait de Joséphine, quoique très négligé de style, donnera un exemple de la manière de M. Thiers dans ces tableaux d’intérieur. Il dit bien, il dit juste, mais il ne grave pas au burin.

« Joséphine Bonaparte, mariée d’abord au comte de Beauharnais, puis au jeune général qui avait sauvé la Convention au 13 vendémiaire, et maintenant partageant avec lui une place qui commençait à ressembler à un trône, était créole de naissance, et avait toutes les grâces, tous les défauts ordinaires aux femmes de cette origine. Bonne, prodigue et frivole, point belle, mais parfaitement élégante, douée d’un charme infini, elle savait plaire beaucoup plus que les femmes qui lui étaient supérieures en esprit et en beauté. La légèreté de sa conduite dépeinte à son mari sous de fâcheuses couleurs, lorsqu’il revint d’Égypte, le remplit de colère. Il voulut s’éloigner d’une épouse {p. 159}qu’à tort ou à raison il croyait coupable. Elle pleura longtemps à ses pieds ; ses deux enfants, Hortense et Eugène de Beauharnais, très chers tous les deux au général Bonaparte, pleurèrent aussi : il fut vaincu et ramené par une tendresse conjugale qui, pendant bien des années, fut victorieuse chez lui de la politique. Il oublia les fautes vraies ou supposées de Joséphine, et l’aima encore, mais jamais comme dans les premiers temps de leur union. Les prodigalités sans bornes, les imprudences fâcheuses auxquelles chaque jour elle se livrait, causaient souvent à son mari des mouvements d’impatience dont il n’était pas maître ; mais il pardonnait avec la bonté de la puissance heureuse, et ne savait pas être irrité longtemps contre une femme qui avait partagé les premiers moments de sa grandeur naissante, et qui, en venant s’asseoir un jour à côté de lui, semblait avoir amené la fortune avec elle.

« Madame Bonaparte était une véritable femme de l’ancien régime, dévote, superstitieuse, et même royaliste, détestant ce qu’elle appelait les jacobins, lesquels le lui rendaient bien ; ne recherchant que les gens d’autrefois, qui, rentrés en foule, comme nous l’avons dit, {p. 160}venaient la visiter le matin. Ils l’avaient connue femme d’un homme honorable et assez élevé en rang et en dignité militaire, l’infortuné Beauharnais, mort sur l’échafaud révolutionnaire ; ils la trouvaient l’épouse d’un parvenu, mais d’un parvenu plus puissant qu’aucun prince de l’Europe ; ils ne craignaient pas de venir lui demander des faveurs, tout en affectant de la dédaigner. Elle mettait de l’empressement à leur faire part de sa puissance, à leur rendre des services. Elle s’appliquait même à faire naître chez eux un genre d’illusion auquel ils se prêtaient volontiers : c’est qu’au fond le général Bonaparte n’attendait qu’une occasion favorable pour rappeler les Bourbons et leur rendre un héritage qui leur appartenait. Et, chose singulière, cette illusion, qu’elle se plaisait à provoquer chez eux, elle aurait presque voulu la partager aussi ; car elle eût préféré voir son époux sujet des Bourbons, mais sujet protecteur de ses rois, entouré des hommages de l’ancienne aristocratie française, à le voir monarque couronné par la main de la nation. C’était une femme d’un cœur très faible. Bien que légère, elle aimait cet homme qui la couvrait de gloire, elle l’aimait davantage depuis {p. 161}qu’elle en était moins aimée. N’imaginant pas qu’il pût mettre un pied audacieux sur les marches du trône sans tomber aussitôt sous le poignard des républicains ou des royalistes, elle voyait confondus dans une ruine commune ses enfants, son mari, elle-même ; mais, en supposant qu’il parvînt sain et sauf sur ce trône usurpé, une autre crainte assiègeait son cœur : elle n’irait pas s’y asseoir avec lui. Si on faisait un jour le général Bonaparte roi ou empereur, ce serait évidemment sous prétexte de donner à la France un gouvernement stable, en le rendant héréditaire, et malheureusement les médecins ne lui laissaient plus l’espérance d’avoir des enfants. Elle se rappelait à ce sujet la singulière prédiction d’une femme, espèce de pythonisse alors en vogue, qui lui avait dit : “Vous occuperez la première place du monde, mais pour peu de temps.” Elle avait déjà entendu les frères du premier Consul prononcer le mot fatal de divorce. L’infortunée, que les reines d’Europe auraient pu envier, à ne juger de son sort que par l’éclat extérieur dont elle était entourée, vivait dans les plus affreux soucis. Chaque progrès de sa fortune ajoutait des apparences à son bonheur et des chagrins {p. 162}à sa vie, et, si elle parvenait à échapper à ses peines cuisantes, c’était par une légèreté de caractère qui la sauvait des préoccupations prolongées. L’attachement du général Bonaparte pour elle, ses brusqueries quand il s’en permettait, réparées à l’instant même par des mouvements d’une parfaite bonté, finissaient aussi par la rassurer. Entraînée d’ailleurs, comme tous les gens de ce temps, par un tourbillon étourdissant, elle comptait sur le dieu des révolutions, sur le hasard, et, après de vives agitations, elle revenait à jouir de sa fortune. Elle essayait, en attendant, de détourner son mari des idées d’une grandeur exagérée, osait même lui parler des Bourbons, sauf à essuyer des orages, et, malgré ses goûts, qui auraient dû lui faire préférer M. de Talleyrand à M. Fouché, elle avait pris ce dernier en gré, parce que, tout jacobin qu’il était, disait-elle, il osait faire entendre la vérité au premier Consul, et, à ses yeux, faire entendre la vérité au premier Consul, c’était lui conseiller la conservation de la République, sauf à augmenter son pouvoir consulaire. MM. de Talleyrand et Fouché, croyant se rendre plus forts en pénétrant dans la famille du premier Consul, s’y introduisaient {p. 163}en flattant chaque côté comme il aimait à être flatté. M. de Talleyrand cherchait à complaire aux frères en disant qu’il fallait imaginer pour le premier Consul une autre position que celle qu’il tenait de la Constitution. M. Fouché cherchait à complaire à madame Bonaparte en disant que l’on commettait de graves imprudences et qu’on perdrait tout en voulant tout brusquer. Cette manière de pénétrer dans sa famille, d’en exciter les agitations en s’y mêlant, déplaisait singulièrement au premier Consul ; il le témoignait souvent, et, quand il avait quelque communication à faire aux siens, il en chargeait son collègue Cambacérès, qui, avec sa prudence accoutumée, entendait tout, ne disait rien que ce qu’on lui ordonnait de dire, et s’acquittait de ce genre de commission avec autant de ménagement que d’exactitude. »

XXIII §

Deux chefs-d’œuvre de narration, l’un diplomatique, l’autre militaire, les négociations de Lunéville et la victoire de Hohenlinden par {p. 164}Moreau, enfin le traité de Lunéville, remplissent le septième livre, tour à tour d’un conseil de cabinet et d’un champ de bataille. M. Thiers paraît à sa place dans l’un comme dans l’autre ; il juge peut-être Moreau avec une autorité militaire qui ne conviendrait qu’à Bonaparte lui-même, mais il lui décerne toute la gloire qui ne peut offusquer celle de son consul.

La conjuration de la machine infernale et ses conséquences sont un drame d’abord ténébreux, puis éclairé de son véritable jour. Le premier Consul, cherchant à tâtons la main qui a voulu le frapper, soupçonne au premier moment les républicains terroristes, découvre les royalistes, mais, feignant de s’y tromper encore, frappe les jacobins d’une immense proscription. Les derniers murmures de la liberté de tribune expirante l’inquiètent dans le tribunat. Il ajourne sa colère, mais elle couve contre ce vestige de la République : la parole et l’épée sont incompatibles. L’historien, très peu attentif à ces agonies du gouvernement libre auquel il a dû cependant la principale part de sa renommée, semble se ranger du côté du silence. « Ces hommes, dit-il, méconnaissant le mouvement général des esprits et {p. 165}le besoin du temps, faisaient peu de sensation. Le public était tout entier au spectacle des travaux immenses qui avaient procuré à la France la victoire et la paix continentale, et qui devaient lui procurer bientôt la paix maritime. »

La mort de Paul Ier, empereur de Russie, est un récit digne des annales de Rome. Le régicide par assassinat, l’assassinat politique dénouant le nœud compliqué de la situation de l’Europe, y sont des scènes d’intérieur et des scènes diplomatiques dans lesquelles le pinceau de l’historien n’a ni tremblé ni pâli. Ce beau récit n’a pas le mérite de la nouveauté, car il avait été déjà écrit par des historiens littéraires d’un grand talent, mais dans M. Thiers il est plus complet, et, au lieu d’être isolé comme un attentat, il se rattache par ses causes et ses conséquences à la situation de l’Europe tout entière. Le coup qui frappe Paul Ier au moment où il se rapproche de Bonaparte coupe l’alliance qui s’ourdissait entre les deux puissances.

XXIV §

M. Thiers trouve ici l’occasion de juger le {p. 166}plus grand homme de tribune, de conseil et de gouvernement en Angleterre, M. Pitt. Il le juge non en historien impartial, mais en patriote français et en homme de parti. Le jugement de M. Pitt est une des rares préventions d’esprit et une des rares injustices de cœur de M. Thiers dans cette histoire. Il écrit le portrait de Pitt avec la rancune et le dénigrement du jacobinisme anglais, jacobinisme aristocratique, représenté alors par Sheridan et par Fox. Fox et Sheridan étaient des orateurs d’opposition briguant une popularité patriotique aux dépens du patriotisme véritable. Bonaparte, par l’inflexible bon sens de son esprit et par la vigueur toute militaire de son caractère, n’était pas de nature à estimer ces esprits contradicteurs et embarrassants, capables de tout contester, incapables de rien affirmer, tels que Sheridan, Tierney, Fox et les autres adversaires de M. Pitt ; mais, comme ces orateurs dénigraient éloquemment M. Pitt dans leurs harangues, affectant de préconiser la paix quand le salut de leur pays commandait la guerre d’Annibal à M. Pitt, ministre, Bonaparte feignait, de son côté, d’admirer ces orateurs d’opposition et de rapetisser dans M. Pitt le seul véritable {p. 167}grand homme qui pût lui être opposé en Europe.

M. Thiers, juge léger, superficiel et injuste cette fois, prend ici au mot les boutades de son héros contre M. Pitt et son feint enthousiasme pour M. Fox. Il semble se complaire à contempler les embarras, la décadence politique, les revers et la mort de cet orateur accompli, de ce patriote désintéressé et de ce ministre sans rival, qui réunit en lui seul, pendant la plus forte tempête du monde européen, l’éloquence, la vertu civique et la vigueur indomptable du grand politique dans un pays de liberté.

Nul cependant plus que M. Thiers n’avait pu mesurer, pendant sa longue vie parlementaire, oratoire et ministérielle, les qualités presque inconciliables que dut exercer M. Pitt pour gouverner un pays libre depuis son adolescence jusqu’à sa mort. Ce jugement de M. Pitt est, selon nous, une des rares mais grandes défaillances d’esprit politique dans le livre de M. Thiers. Ce patriotisme peut être populaire, mais il n’est pas historique. Que peut reprocher M. Thiers à M. Pitt, si ce n’est que M. Pitt n’est pas Français ? Écoutez cependant {p. 168}en quels termes M. Thiers ravale ce grand génie et ce grand caractère.

« Tout cela, dit-il en dépeignant le prétendu épuisement de l’Angleterre (qui n’avait jamais été plus prospère, plus nationale et plus envahissante en Europe et en Asie), tout cela, dit-il, était dû à l’entêtement de M. Pitt et au génie du général Bonaparte.

« La vieille fortune de M. Pitt allait, comme celle de M. Thugut, fléchir devant la fortune naissante du général Bonaparte. M. Pitt avait eu la plus brillante destinée de son siècle, après celle du grand Frédéric. Il avait quarante-trois ans seulement, et il comptait déjà dix-sept ans de domination, et d’une domination à peu près absolue dans un pays libre. Mais sa fortune était vieille, et celle du général Bonaparte était jeune au contraire ; elle naissait à peine. Les fortunes se succèdent dans l’histoire du monde comme les êtres dans l’univers ; elles ont leur jeunesse, leur décrépitude et leur mort. La fortune bien autrement prodigieuse du général Bonaparte devait un jour succomber, mais en attendant elle devait voir succomber sous son ascendant celle du plus grand ministre de l’Angleterre.… M. Pitt n’avait prévu ni la paix {p. 169}d’Amiens, ni sa courte durée…… C’est l’Anglais qui a le plus haï la France.… Il reculait devant une situation plus forte que son courage. Son étoile venait de pâlir devant une étoile naissante. »

Telles sont les mesquines préventions de M. Thiers dans ce jugement de l’administration et du génie du ministre anglais, quand le génie de ce ministre se trouve en opposition aux vues très antibritanniques du premier Consul. Plus tard cependant, il faut le constater, l’historien de 1806 semble se repentir de son dénigrement de 1801. Les pages que M. Thiers consacre à la mort de M. Pitt rachètent les pages qu’il a consacrées à sa politique. Il y a là un tableau du ministre orateur et négociateur avec les partis dans un gouvernement d’assemblée souveraine qui n’a jamais pu être écrit avant nos temps représentatifs, et qui ne pouvait être écrit que par un ministre tribun ayant manié lui-même les hommes, les choses, les passions et les factions de cette nature compliquée de gouvernement. On dira peut-être, en lisant ces pages, que l’historien a pensé à lui-même en traçant le portrait du ministre représentatif et du chef de parti dans les assemblées. {p. 170}Nous ne l’en blâmons pas ; il est permis à l’homme qui a consumé la meilleure part de sa vie à exceller à la tribune et à dominer au conseil, à grouper ou à déjouer les factions, à remuer les passions politiques qui sont les vents de sa voile ; il est permis, disons-nous, à un tel homme de se contempler dans les autres, ou de chercher en lui-même le secret des mobiles qui ont dirigé, servi ou perdu les empires.

Je ne puis résister au plaisir de citer ces deux belles pages ; elles sont au nombre de celles qui font le plus sentir et le plus penser parmi les innombrables repos de ce livre, repos toujours courts, où M. Thiers ne s’arrête que pour respirer ; mais, tout en respirant, il pense.

« Pour jouir de toute sa gloire, dit-il, Napoléon n’aurait eu qu’à passer le détroit, et à écouter ce qu’on y disait de lui, de son génie, de sa fortune ! Tristes vicissitudes de ce monde ! ce que M. Pitt essuyait à cette époque, Napoléon devait l’essuyer plus tard, et avec une grandeur d’injustice et de passion proportionnée à la grandeur de son génie et de sa destinée.

« Vingt-cinq ans de luttes parlementaires, {p. 171}luttes dévorantes qui usent l’âme et le corps, avaient ruiné la santé de M. Pitt. Une maladie héréditaire, que le travail, les fatigues et ses derniers chagrins avaient rendue mortelle, venait de causer sa fin prématurée, le 23 janvier 1806. Il était mort à l’âge de quarante-sept ans, après avoir gouverné son pays, pendant plus de vingt années, avec autant de pouvoir qu’on en peut exercer dans une monarchie absolue ; et cependant il vivait dans un pays libre, il ne jouissait pas de la faveur de son roi, il avait à conquérir les suffrages de l’assemblée la plus indépendante de la terre !

« Si on admire ces ministres qui, dans les monarchies absolues, savent enchaîner longtemps la faiblesse du prince, l’instabilité de la cour, et régner au nom de leur maître sur un pays asservi, quelle admiration ne doit-on pas éprouver pour un homme dont la puissance, établie sur une nation libre, a duré vingt années ! Les cours sont bien capricieuses sans doute : elles ne le sont pas plus que les grandes assemblées délibérantes. Tous les caprices de l’opinion, excités par les mille stimulants de la presse quotidienne, et réfléchis dans un parlement où ils prennent l’autorité de la souveraineté {p. 172}nationale, composent cette volonté mobile, tour à tour servile ou despotique, qu’il est nécessaire de captiver pour régner soi-même sur cette foule de têtes qui prétendent régner ! Il faut, pour y dominer, outre cet art de la flatterie, qui procure des succès dans les cours, cet art si différent de la parole, quelquefois vulgaire, quelquefois sublime, qui est indispensable pour se faire écouter des hommes réunis ; il faut encore, ce qui n’est pas un art, ce qui est un don, ce caractère avec lequel on parvient à braver et à contenir les passions soulevées. Toutes ces qualités naturelles ou acquises, M. Pitt les posséda au plus haut degré. Jamais, dans les temps modernes, on ne trouva un plus habile conducteur d’assemblée. Exposé pendant un quart de siècle à la véhémence entraînante de M. Fox, aux sarcasmes poignants de M. Sheridan, il se tint debout avec un imperturbable sang-froid, parla constamment avec justesse, à propos, sobriété, et, quand à la voix retentissante de ses adversaires venait se joindre la voix plus puissante encore des événements ; quand la Révolution française, déconcertant sans cesse les hommes d’État, les généraux les plus expérimentés de l’Europe, jetait au milieu {p. 173}de sa marche ou Fleurus, ou Zurich, ou Marengo, il sut toujours contenir par la fermeté, par la convenance de ses réponses, les esprits émus du parlement britannique. Et c’est en cela surtout que M. Pitt fut remarquable ; car il n’eut, comme nous l’avons dit ailleurs, ni le génie organisateur, ni les lumières profondes de l’homme d’État. À l’exception de quelques institutions financières d’un mérite contesté, il ne créa rien en Angleterre ; il se trompa souvent sur les forces relatives de l’Europe, sur la marche des événements ; mais il joignit aux talents d’un grand orateur politique l’amour ardent de son pays, la haine passionnée de la Révolution française. Il faut au génie des passions pour qu’il ait de la puissance. Représentant en Angleterre, non pas de l’aristocratie nobiliaire, mais de l’aristocratie commerciale, qui lui prodigua ses trésors par la voie des emprunts, il résista à la grandeur de la France et à la contagion des désordres démagogiques avec une persévérance inébranlable, et maintint l’ordre de son pays sans en diminuer la liberté. Il le laissa chargé de dettes, il est vrai, mais tranquille possesseur des mers et des Indes. Il usa et abusa des forces de l’Angleterre, {p. 174}mais elle était le second pays de la terre quand il mourut, et le premier huit ans après sa mort. Et à quoi seraient bonnes les forces des nations, sinon à essayer de dominer les unes sur les autres ? Les vastes dominations sont dans les desseins de la Providence. Ce qu’un homme de génie est à une nation, une grande nation l’est à l’humanité. Les grandes nations civilisent, éclairent le monde, et le font marcher plus rapidement dans toutes les voies ; seulement il faut leur conseiller d’unir à la force la prudence, qui fait réussir la force, et la justice, qui l’honore.

« M. Pitt, si heureux pendant dix-huit ans, fut malheureux dans les derniers jours de sa vie. Nous fûmes vengés, nous Français, de ce cruel ennemi, car il put nous croire victorieux pour jamais, il put douter de l’excellence de sa politique et trembler pour l’avenir de sa patrie. C’était l’un de ses plus médiocres successeurs, lord Castlereagh, qui devait jouir de nos désastres.

« Au milieu des accusations les plus diverses, les plus violentes, M. Pitt eut la bonne fortune de ne point voir son intégrité attaquée. Il vécut de ses émoluments, qui étaient considérables, {p. 175}et, sans qu’il fût pauvre, passa pour l’être. Lorsqu’on annonça sa mort, l’un des membres de la vieille majorité ministérielle proposa de payer ses dettes. Cette proposition, présentée au parlement et accueillie avec respect, fut combattue par ses anciens amis, devenus ses ennemis, et notamment par M. Windham, qui avait été si longtemps son collègue au ministère. Son antagoniste, M. Fox, refusa d’y adhérer, mais avec douleur.

« “J’honore, s’écria-t-il avec un accent qui remua l’assemblée des Communes, j’honore mon illustre adversaire, et je regarde comme la gloire de ma vie d’avoir été quelquefois appelé son rival ; mais j’ai combattu vingt ans sa politique, et que dirait de moi la génération présente si elle me voyait accueillir une proposition dont on veut faire le dernier et le plus éclatant hommage à cette politique, que j’ai crue, que je crois encore funeste pour l’Angleterre ? ”

« Tout le monde comprit le vote de M. Fox et applaudit à la noblesse de son langage.

« Quelques jours après, la proposition ayant pris un autre caractère, le parlement vota, à l’unanimité, 50 000 livres sterling (1 250 000 fr.) {p. 176}pour payer les dettes de M. Pitt. On décida qu’il serait enseveli à Westminster. »

Arrêtons-nous là un instant, avant de reprendre cette route immense où M. Thiers conduit son lecteur par le fil des événements avec une clarté de vue, une sûreté de marche et une universalité de science historique qui entraînent sans cesse sans jamais lasser. Ce livre, c’est l’univers pendant un quart de siècle. Celui qui l’a bien lu sait le monde, celui qui a osé l’entreprendre et qui a réussi à l’écrire est plus qu’un écrivain ; c’est la plume qui court et qui grave, arrachée à l’aile du temps, pour éterniser le temps lui-même.

Le Concordat et la mort du duc d’Enghien nous attendent. — Respirons.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

XLVe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (2e partie) §

I §

{p. 177}À l’exception du pouvoir civil emporté à la pointe de l’épée au 18 brumaire par un général qui mettait la victoire au-dessus de la loi et qui réduisait tous les droits au droit de la force, nous avons admiré jusqu’ici la savante exposition et la profonde sagacité d’esprit de {p. 178}M. Thiers. Nous allons à regret nous séparer de son sens historique dans deux graves circonstances très bien racontées, mais mal jugées par lui, selon nous : le Concordat de 1801 et la mort du duc d’Enghien. Plus nous louons ce travail unique sur les événements de notre temps par l’écrivain qui semble avoir été aussi providentiellement prédestiné à les écrire que Bonaparte fut prédestiné à les accomplir, plus nous devons prémunir avec sollicitude l’opinion contre les défauts de sens et contre les défauts de sensibilité qui font tache, et qui pourraient faire loi un jour dans ce magnifique fonds d’histoire ; vicier l’esprit, c’est une faute de logique ; mais endurcir le cœur, c’est pire qu’une faute chez un historien.

Nous allons donc discuter en quelques mots, avec nos lecteurs, ces deux chapitres de l’histoire de M. Thiers, afin de rétablir, autant qu’il est en nous, les vrais principes de la raison moderne en matière de culte et les vrais sentiments du cœur humain en fait de mort politique. Il n’est pas nécessaire de dire avec quelle mesure nous discuterons ces deux faux actes du premier Consul, ces deux faux jugements de son historien. La vérité n’a pas besoin de la violence des paroles.

II §

{p. 179}M. Thiers commence son douzième livre par une exposition raisonnée, très bien raisonnée dans quelques pages, très mal raisonnée dans quelques autres pages, de la situation de la religion en France en 1801.

Le premier Consul, dit-il, aurait voulu que le jour anniversaire du 18 brumaire, consacré à célébrer la réconciliation de la France avec l’Europe, pût l’être aussi à célébrer la réconciliation de la France avec l’Église. Il avait fait les plus grands efforts pour que les négociations avec le Saint-Siège fussent terminées en temps utile, et que les cérémonies religieuses vinssent se mêler aux fêtes populaires. Mais il est encore moins facile de traiter avec les puissances spirituelles qu’avec les puissances temporelles, car les batailles gagnées n’y suffisent pas, et c’est l’honneur de la pensée humaine de ne pouvoir être vaincue que par la force accompagnée de la persuasion.

C’est ce difficile travail de la persuasion jointe à la force que le vainqueur de Rivoli et de Marengo avait entrepris auprès de l’Église {p. 180}romaine pour la réconcilier avec la République française.

La Révolution, comme nous l’avons déjà dit bien des fois, avait dépassé le but en beaucoup de choses ; la ramener en arrière, quant à ces choses seulement, et pas plus en deçà qu’au-delà du but, était une réaction légitime, salutaire, que le premier Consul avait entreprise, et qu’alors il rendait admirable par la sagesse et l’habileté des moyens qu’il y employait.

La religion était évidemment une des choses à l’égard desquelles la Révolution avait dépassé toutes les bornes justes et raisonnables ; nulle part il n’y avait autant à réparer.

Il avait existé sous l’ancienne monarchie un clergé puissant, en possession d’une grande partie du sol, ne supportant aucune des charges publiques, faisant seulement, quand il lui plaisait, des dons volontaires au trésor royal, constitué en pouvoir politique, et formant l’un des trois ordres qui, dans les états généraux, exprimaient les volontés nationales. La Révolution avait emporté le clergé avec sa fortune, son influence et ses privilèges ; elle l’avait emporté avec la noblesse, les parlements et le trône lui-même. Un clergé propriétaire et constitué en pouvoir politique pouvait convenir {p. 181}dans la société du moyen âge, être utile alors à la civilisation ; mais il était inadmissible au dix-huitième siècle. L’Assemblée constituante avait bien fait de mettre à la place un clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de l’État, salarié au lieu d’être propriétaire ; mais c’était exiger beaucoup du Saint-Siège que de lui demander l’approbation de tels changements. Si on voulait réussir, il fallait s’en tenir là, et ne pas lui fournir un prétexte légitime de dire qu’on attaquait la religion elle-même dans ce qu’elle avait d’immuable et de sacré.

À notre tour de raisonner.

III §

Sous le Directoire la proscription avait cessé, les différents clergés professaient librement chacun leur foi, et, se faisant une libre concurrence par la persuasion dans l’esprit des populations chrétiennes, étaient également inviolables dans l’exercice purement spirituel de leur ministère. Il n’y avait plus, en un mot, ni persécution, ni faveur, ni religion d’État : véritable condition de la liberté {p. 182}des âmes dans l’impartial et inviolable exercice de leur loi religieuse, indépendante de la loi politique ; situation sous laquelle nous voyons fleurir dans le vaste continent américain, comme en Irlande, en Orient, en Hollande, en Helvétie, la religion d’autant plus sainte qu’elle est moins humaine. Régulariser cette situation en France par des lois protectrices de cette inviolabilité des consciences ; ménager la transition entre le clergé de l’État violemment dépossédé et le clergé des fidèles rétribué par les fidèles au moyen d’indemnités viagères comme celles qui sont équitablement dues à toute dépossession soudaine ; établir la paix par la liberté, c’était là la pensée du siècle, le vœu de la raison, l’honneur de la religion véritable. Si le premier Consul avait eu l’ombre de philosophie dans sa politique, c’était là le seul concordat qu’il y eût à faire entre Rome et lui. Ce concordat était en deux articles. Comme puissance temporelle, je vous reconnais et je respecte votre souveraineté en tant que vos sujets eux-mêmes la reconnaissent ; comme puissance spirituelle, les catholiques français vous reconnaîtront d’eux-mêmes librement, sans aucune intervention de l’État dans le domaine de la conscience.

{p. 183}L’État est humain, la foi est divine ; ils ne peuvent se toucher sans s’altérer dans leur nature entièrement distincte.

L’âme des fidèles vous appartient, la police des cultes seule est de mon ressort, parce que la police extérieure des cultes est chose temporelle et qu’elle touche à la société civile ; mais ces règlements purement civils ne s’immiscent en rien dans les dogmes purement spirituels.

C’était évidemment à cette législation rationnelle des cultes que la raison, la philosophie et la Révolution avaient aspiré depuis plusieurs siècles, et c’est encore à cela qu’elles aspirent, comme à la liberté de Dieu dans les âmes et comme à la liberté des âmes dans l’État. Jamais le pouvoir civil et l’autorité religieuse ne concluront un pacte appelé concordat sans qu’il y ait quelque chose de Dieu concédé au pouvoir civil, quelque chose de la sainte liberté des âmes concédé au pouvoir spirituel. Religion d’État veut dire partout oppression de Dieu ou oppression de l’homme : ou le citoyen possède le prêtre, ce qui est un sacrilège, ou le prêtre possède le citoyen, ce qui est une simonie.

Il n’y a pas de doute que, quand le premier {p. 184}Consul discutait à huis clos cette question vitale pour la Révolution avec ses conseillers d’État, il professait comme eux les principes que nous venons d’exposer sur les concordats. Bien que ses instincts fussent, dit-on, vaguement religieux comme ceux des hommes qui ont plus d’infini que les autres dans une plus grande âme, il ne professait jusque-là aucun dogme, ou plutôt il avait décrété publiquement au Caire, en exaltant l’islamisme, qu’il les professait tous. Ce respect égal affichait assez une égale indifférence, pour ne pas dire un égal dédain. Mais le premier Consul, précisément parce qu’il n’était pas assez religieux, voulait avoir extérieurement sous la main une religion politique. Il est bien plus commode, en effet, à un chef d’État, dans un temps d’oscillation des croyances, de régir un seul culte que d’en régir plusieurs ; il est plus simple aussi de faire alliance avec un seul pontife et avec un seul clergé, pour lui emprunter et pour lui prêter force, que de flotter sur plusieurs religions qui, toutes occupées de lutter entre elles, ne présentent aucun point d’appui solide à une royauté ou à une dictature. Au point de vue purement humain, cela est incontestable ; au point de vue divin, cela n’est rien {p. 185}moins que religieux. Le premier Consul, dans cette négociation dont M. Thiers lui fait gloire comme s’il eût été inspiré dans son œuvre de Charlemagne par l’esprit même du christianisme, n’avait donc nullement la religion du chrétien ; il avait la religion de l’homme d’État.

C’est cette religion de l’homme d’État que M. Thiers professe dix fois lui-même avec un esprit plus hautain que juste dans le récit et dans la discussion du Concordat. Il le raconte et il le discute, qu’il nous permette de le lui dire, non pas comme Bossuet ou Fénelon l’auraient fait, mais comme Machiavel l’aurait raconté et discuté. Ces pages sont des chapitres du livre du Prince ; elles enseignent aux fondateurs de dynasties nouvelles comment, pour caresser les habitudes d’esprit d’un peuple, ces princes doivent, sous le masque d’une religion qu’ils ne professent pas eux-mêmes de cœur, se jouer de la religion véritable, inséparable de sincérité et de foi, en rendant au peuple une religion d’État avec ses privilèges et ses appareils exclusifs comme un spectacle pour les yeux au lieu d’un aliment de l’âme.

Écoutez plutôt M. Thiers lui-même sur ce sujet, et remarquez de combien de contradictions inaperçues son sophisme historique se {p. 186}compose sous l’apparente justesse des paroles. Jamais, selon nous, la religion de l’homme d’État ne se montra plus dédaigneuse de la religion des fidèles. Les prétendus chrétiens qui se déclarent satisfaits de pareilles théories religieuses ne sont pas exigeants en profession de foi ni même en politesses de paroles envers la divinité des cultes.

Écoutez M. Thiers.

IV §

« Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L’homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d’où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie : assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu’il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu’il n’y en a pas ; ceux-ci, qu’il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite ; ceux-là, qu’il n’y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre ; l’homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin {p. 187}impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s’en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles ou sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes, acharnées à la dispute, comme en Amérique, mille superstitions honteuses, comme en Chine, agitent ou dégradent l’esprit humain. Ou bien, si, comme en France en 93, une commotion passagère a emporté l’antique religion du pays, l’homme, à l’instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l’échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu’il était impie.

« À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l’homme a besoin d’une croyance religieuse. Dès lors, que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu’une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles d’une morale pure, consacrée par le temps, et qui, sans {p. 188}intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l’universalité, au moins la grande majorité des citoyens, au pied d’un autel antique et respecté ?

« Une telle croyance, on ne saurait l’inventer quand elle n’existe pas depuis des siècles. Les philosophes, même les plus sublimes, peuvent créer une philosophie, agiter par leur science le siècle qu’ils honorent : ils font penser, ils ne font pas croire. Un guerrier couvert de gloire peut fonder un empire, il ne saurait fonder une religion. Que, dans les temps anciens, des sages, des héros, s’attribuant des relations avec le ciel, aient pu soumettre l’esprit des peuples et lui imposer une croyance, cela s’est vu. Mais, dans les temps modernes, le créateur d’une religion serait tenu pour un imposteur ; et, entouré de terreur comme Robespierre, ou de gloire comme le jeune Bonaparte, il aboutirait uniquement au ridicule. On n’avait rien à inventer en 1800. Cette croyance pure, morale, antique, existait ; c’était la vieille religion du Christ, ouvrage de Dieu suivant les uns, ouvrage des hommes suivant les autres, mais, suivant tous, œuvre profonde d’un réformateur sublime ; réformateur commenté pendant dix-huit siècles par les conciles, vastes assemblées {p. 189}des esprits éminents de chaque époque, occupées à discuter, sous le titre d’hérésies, tous les systèmes de philosophie, adoptant successivement sur chacun des grands problèmes de la destinée de l’homme les opinions les plus plausibles, les plus sociales, les adoptant, pour ainsi dire, à la majorité du genre humain ; arrivant enfin à produire ce corps de doctrine invariable, souvent attaqué, toujours triomphant, qu’on appelle unité catholique, et au pied duquel sont venus se soumettre les plus beaux génies ! Elle existait, cette religion, qui avait rangé sous son empire tous les peuples civilisés, formé leurs mœurs, inspiré leurs chants, fourni le sujet de leurs poésies, de leurs tableaux, de leurs statues, empreint sa trace dans tous leurs souvenirs nationaux, marqué de son signe leurs drapeaux tour à tour vaincus ou victorieux ! Elle avait disparu un moment dans une grande tempête de l’esprit humain ; mais, la tempête passée, le besoin de croire revenu, elle s’était retrouvée au fond des âmes, comme la croyance naturelle et indispensable de la France et de l’Europe.

« Quoi de plus indiqué, de plus nécessaire en 1800 que de relever cet autel de saint Louis, de Charlemagne et de Clovis, un instant renversé ? Le général Bonaparte, qui eût été {p. 190}ridicule s’il avait voulu se faire prophète ou révélateur, était dans le vrai rôle que lui assignait la Providence, en relevant de ses mains victorieuses cet autel vénérable, en y ramenant par son exemple les populations quelque temps égarées. Et il ne fallait pas moins que sa gloire pour une telle œuvre ! De grands génies, non pas seulement parmi les philosophes, mais parmi les rois, Voltaire et Frédéric, avaient déversé le mépris sur la religion catholique et donné le signal des railleries pendant cinquante années. Le général Bonaparte, qui avait autant d’esprit que Voltaire, plus de gloire que Frédéric, pouvait seul, par son exemple et ses respects, faire tomber les railleries du dernier siècle.

« Sur ce sujet, il ne s’était pas élevé le moindre doute dans sa pensée. Ce double motif de rétablir l’ordre dans l’État et la famille, et de satisfaire au besoin moral des âmes, lui avait inspiré la ferme résolution de remettre la religion catholique sur son ancien pied, sauf les attributions politiques, qu’il regardait comme incompatibles avec l’état présent de la société française.

« Est-il besoin, avec des motifs tels que ceux qui le dirigeaient, de chercher s’il agissait {p. 191}par une inspiration de la foi religieuse, ou bien par politique ou par ambition ? Il agissait par sagesse, c’est-à-dire par suite d’une profonde connaissance de la nature humaine, cela suffit. Le reste est un mystère, que la curiosité, toujours naturelle quand il s’agit d’un grand homme, peut chercher à pénétrer, mais qui importe peu. Il faut dire cependant, à cet égard, que la constitution morale du général Bonaparte le portait aux idées religieuses. Une intelligence supérieure est saisie, à proportion de sa supériorité même, des beautés de la création. C’est l’intelligence qui découvre l’intelligence dans l’univers, et un grand esprit est plus capable qu’un petit de voir Dieu à travers ses œuvres. Le général Bonaparte controversait volontiers sur les questions philosophiques et religieuses avec Monge, Lagrange, Laplace, savants qu’il honorait et qu’il aimait, et les embarrassait souvent, dans leur incrédulité, par la netteté, la vigueur originale de ses arguments. À cela il faut ajouter encore que, nourri dans un pays inculte et religieux, sous les yeux d’une mère pieuse, la vue du vieil autel catholique éveillait chez lui les souvenirs de l’enfance, toujours si puissants sur une imagination sensible et grande. Quant à l’ambition, {p. 192}que certains détracteurs ont voulu donner comme unique motif de sa conduite en cette circonstance, il n’en avait pas d’autre alors que de faire le bien en toutes choses, et sans doute, s’il voyait comme récompense de ce bien accompli une augmentation de pouvoir, il faut le lui pardonner. C’est la plus noble, la plus légitime ambition, que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins des peuples. »

V §

Nous citons ces pages parce qu’elles sont très belles d’expression et de sentiment, les plus belles peut-être que l’historien politique ait écrites dans sa vie ; mais, en admirant la haute portée de ces vues d’homme d’administration et de ce style d’homme de discipline civile, peut-on se dissimuler la simonie des idées (si on tolère cette expression) qui éclate dans la pensée ?

S’il s’agissait pour le premier Consul de flétrir l’impiété, ce parricide moral de l’humanité ; de relever le sentiment religieux, cette piété filiale de l’esprit humain dans l’âme du peuple ; {p. 193}de faire respecter, honorer, vénérer sous toutes ses formes sincères les cultes libres qui sont les actes volontaires et spontanés de cette piété du cœur humain, et qui, en rappelant sans cesse l’homme à sa source et à sa fin, sont sa filiation divine, sa noblesse entre les créatures, sa conscience, sa morale, sa vertu, sa consolation, son espérance, rien ne serait plus plausible que l’argumentation de M. Thiers dans ce préambule au Concordat.

Mais s’il s’agissait simplement pour le premier Consul de donner au peuple une religion d’État qu’il ne professait lui-même ni d’esprit ni de cœur ; de faire, au nom de cette religion d’État, toute politique à ses yeux et nullement religieuse, une alliance exclusive avec le souverain pontife de cette religion pour lui assurer les âmes de ses peuples, à la charge par le souverain pontife de lui assurer à lui-même leur obéissance au nom du Dieu dont il est le ministre, il est impossible de conserver du respect devant les éloges prodigués par M. Thiers à une pareille négociation, et de ne pas rougir pour les hommes d’un pareil commerce, où un souverain vend et livre la foi de son peuple en échange d’un droit divin de gouvernement qu’on lui concède ; aucune plume sincère ne {p. 194}peut appeler ici religion ce qui est politique, conviction ce qui est feinte, et vertu ce qui est trafic.

Or l’historien, dans ses propres phrases à la louange de cet acte, révèle la nature vraie de cet acte à chaque mot. Qu’est-ce, en effet, que cette déclaration d’égale estime ou d’égal dédain pour les religions nécessaires, selon M. Thiers, à l’homme ? Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il en faut une. Qu’est-ce que cette déclaration de la nécessité de maintenir par la force des gouvernements l’unité des religions établies ? « Quand une croyance établie ne règne pas, mille superstitions s’établissent, mille sectes acharnées à la dispute, comme en Amérique, etc. Dès lors que peut-on souhaiter de mieux qu’une religion nationale ? »

Remarquez que l’historien ne dit pas une religion vraie ou une religion divine ; il dégrade hardiment dans cette expression la religion (institution divine ou rien) jusqu’au rang de simple institution nationale. Il substitue la nation à Dieu et la loi de police des cultes à la conscience, siège unique de la foi. Qu’est-ce enfin que cette ambition qu’il faut pardonner au premier Consul, puisque, dit l’historien, « c’est la plus noble et la plus légitime des ambitions {p. 195}que celle qui cherche à fonder son empire sur la satisfaction des vrais besoins du peuple ? » Or, les vrais besoins du peuple qui venait d’accomplir la plus grande transformation des temps modernes, pour établir la liberté des consciences et l’égalité des croyances personnelles devant les lois et devant Dieu ; ces vrais besoins des peuples étaient-ils de reconstituer aussitôt après, au lieu de la religion volontaire et d’autant plus efficace qu’elle est plus volontaire, une religion d’État garantie à un souverain de la foi par un souverain des armes, investie de privilèges dont chacun était une limite à la liberté des autres cultes ? Ces vrais besoins des peuples étaient-ils de remettre Dieu dans la loi, le prêtre, magistrat de la foi, dans la dépendance du magistrat civil, le magistrat civil dans la dépendance du prêtre, le fidèle dans le citoyen, le citoyen dans le fidèle, une partie de la religion dans la loi, une autre partie hors la loi, et de rebâtir ainsi, au profit, non de la religion des peuples, mais à l’usage et au profit de la souveraineté civile, cette Babel de foi et de loi, de Dieu et de l’homme, de servitude et de révolte, de tolérance de l’erreur et d’intolérance de la vérité, qu’on appelle un concordat ?

{p. 196}Nous le laissons à dire à ceux qui ont la religion de la foi, et non la religion d’État, dans le cœur. Cette prétendue religion de la raison d’État est, selon nous, la dérision de la piété sincère ; l’histoire de M. Thiers pervertirait ici la morale éternelle, si on n’en signalait pas le sophisme et le danger aux hommes.

Cela dit sur le principe même de ce Concordat de 1801, nous ne taririons pas en éloges sur la belle étude diplomatique dans laquelle M. Thiers, aidé sans doute par les innombrables documents de nos archives, a déroulé, éclairé, simplifié, dramatisé, pour les esprits les plus minutieux, cette longue et épineuse négociation. Si toutes les négociations entre les États étaient compulsées et écrites ainsi par un écrivain aussi érudit, la diplomatie, exhumée de ses cartons par une main créatrice, serait à elle seule la plus complète et la plus lumineuse des histoires. L’érudition recevrait la vie par la main du talent. Ce genre d’histoire par les documents bien retrouvés, bien exposés, bien discutés, se révèle ici pour la première fois au monde. C’est une nouveauté et une création ; cette nouveauté et cette création porteront le nom de M. Thiers.

VI §

{p. 197}Le treizième livre n’offre rien à l’imagination et à la pensée que ces lieux communs de toutes les annales, ces détails d’administration qui, en temps calmes, servent de transition d’un événement à l’autre. M. Thiers y excelle parce qu’il approfondit jusqu’aux minuties. C’est en creusant qu’on trouve l’intérêt au fond de l’histoire : celui qui voit tout s’intéresse à tout. On ne peut reprendre dans ce récit de quelques mois de paix que deux ou trois jugements qui manquent de justesse parce qu’ils manquent d’impartialité.

Ainsi M. Thiers, passionné pour son héros, veut lui donner à la fois, contre sa nature, les honneurs du libéralisme et les honneurs du despotisme. Il affecte de croire que le premier Consul était un partisan et un admirateur de M. Fox, l’orateur d’opposition par excellence, venu à Paris pour admirer de plus près la dictature. C’est méconnaître à la fois le génie du premier Consul et le génie de M. Fox. M. Thiers ici fait tort, selon nous, au bon sens gouvernemental de son héros, comme il fait tort à la sincérité de M. Fox. Que pouvait-il y avoir de {p. 198}commun entre un jeune soldat qui venait d’étouffer la dernière étincelle de liberté représentative dans son pays, et qui méditait déjà la suppression du Tribunat, comme il avait accompli l’asservissement par l’épée du Corps législatif, et le tribun aristocratique et quelquefois démagogique de l’Angleterre, qui avait inoculé par tous ses discours les doctrines et même les anarchies de la Révolution française à son pays ? Que pouvait-il y avoir de sincère dans ces politesses de fausse admiration entre l’homme d’État de l’ordre excessif, du pouvoir absolu, et entre l’orateur de la liberté sans limite, de la souveraineté des clubs, de l’anarchie désarmée ou même armée contre la monarchie ? L’homme du 18 brumaire ne pouvait ni estimer politiquement ni aimer M. Fox, homme de 1792. Il pouvait le flatter et le grandir par ses flatteries officielles, pour grandir en lui un principe éloquent d’opposition et de désordre en Angleterre. C’est ce qu’il faisait à Paris, en affectant l’estime pour un génie de parole dont il méprisait au fond les doctrines.

Le véritable homme d’État de l’Angleterre, aux yeux du premier Consul, c’était M. Pitt ; mais il ne lui convenait pas de le dire, parce que M. Pitt était, pour l’Angleterre libre, {p. 199}l’homme de salut ; M. Fox n’était que l’homme de bruit. L’historien du premier Consul a trop de perspicacité pour s’y tromper. Il nous semble donc ici faire pour son héros précisément ce que son héros faisait pour M. Fox : il ne le juge pas, il le flatte. La prétendue admiration du premier Consul pour l’agitateur anglais serait de la candeur par trop naïve si elle n’était pas de la diplomatie par trop raffinée. Ici M. Thiers se souvient trop, en écrivant ces pages, de ce sophisme de situation qui a tué en quinze ans le gouvernement des Bourbons par sa plume ; il confond dans le premier Consul le goût héroïque du despotisme et le goût populaire de la liberté, afin de lui donner, selon les besoins de l’opposition, qui vit de sophismes, la popularité du dictateur et la popularité du libéral de 1830 : hermaphrodisme politique nécessaire à la mémoire du héros avec lequel on voulait faire une double guerre aux Bourbons. Mais ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la tactique ; cette tactique peut être profitable à ceux qui l’emploient à la tribune ou dans le journalisme, elle est déplacée dans le récit. Il n’y eut jamais, en réalité, deux esprits plus antipathiques en matière de gouvernement que l’esprit droit, ferme, absolu {p. 200}du premier Consul, et l’esprit oratoire, contradictoire et ambulatoire du chef de l’opposition britannique, M. Fox ; l’un fait pour absorber énergiquement tous les droits et toutes les volontés dans le droit et dans la volonté d’un seul ; l’autre créé pour débattre éloquemment, mais vainement, le pour et le contre, pour saper tous les gouvernements et pour voir des ennemis dans tous les ministres du pouvoir. Parler de l’admiration sincère de ces deux hommes l’un pour l’autre c’est les mal comprendre ou c’est les défigurer. Conserver la fidélité des caractères, laisser à chacun son vice et sa vertu propre, c’est la loi de l’histoire comme c’est la loi du drame. L’histoire, autrement, manque de vérité, et le drame manque de vraisemblance.

VII §

On voit percer dès ce temps-là l’opposition civile dans quelques sénateurs restés fidèles, malgré ses excès et ses revers, à l’esprit philosophique qui avait couvé la révolution de 1789 ; ceux-là voulaient au moins en sauver les vérités du naufrage de tant d’illusions et du sang de 1793. C’est contre ce petit nombre d’âmes libres {p. 201}et stoïques, quoique modérées, que le premier Consul éclate en impatience et qu’il invente le mot d’idéologues, comme l’injure la plus expressive qu’on puisse adresser à des hommes qui font abstraction de l’expérience en matière de gouvernement.

L’opposition militaire, qui commence aussi à poindre, se groupe et se personnifie autour de Moreau, le seul rival de gloire qu’on puisse élever en face du premier Consul. M. Thiers, juste cette fois, et juste parce qu’il est sévère, caractérise vigoureusement cette tendance de la médiocrité jalouse à se créer des idoles plus grandes que nature pour les opposer aux véritables supériorités intellectuelles de leur temps.

« Moreau, dit-il, depuis la campagne d’Autriche, dont il devait le succès, du moins en partie, au premier Consul, qui lui avait donné à commander la plus belle armée de la France, Moreau passait pour le second général de la République. Au fond, personne ne se trompait sur sa valeur : on savait bien que c’était un esprit médiocre, incapable de grandes combinaisons et entièrement dépourvu de génie politique ; mais on s’appuyait sur ses qualités réelles de général sage, prudent et vigoureux, pour en faire un capitaine supérieur et capable de tenir {p. 202}tête au vainqueur de l’Italie et de l’Égypte.

« Les partis ont un merveilleux instinct pour découvrir les faiblesses des hommes éminents. Ils les flattent ou les offensent tour à tour, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’issue par laquelle ils peuvent pénétrer dans leur cœur, pour y introduire leur poison. »

C’est ainsi que l’historien nous prépare de loin au grand procès politique dans lequel Moreau descendit de sa gloire au rang de complice de Georges et de Pichegru, et plus tard au rang de transfuge combattant contre sa patrie pour se venger d’un juste exil.

VIII §

La création d’une république lombarde en Italie, création précaire, mais bien moins nuisible à la France que l’agrandissement si dangereux du Piémont, voisin à la fois révolutionnaire, militaire et monarchique, fut sagement mais vainement combattue par M. de Talleyrand. Ce ministre n’y voyait qu’un principe d’agitation perpétuelle, menaçante pour toute paix durable avec l’Allemagne. Cette république provisoire révèle la diplomatie inquiète et irrésolue du premier Consul. M. de  {p. 203}Talleyrand voit plus loin et plus juste. Bonaparte, initié par ce grand homme d’État à la diplomatie européenne, prend de son ministre la science des traditions, mais ne suit en rien ses conseils à longue vue.

On voit, dès ce moment, qu’il ne veut de paix que juste ce qu’il en faut pour préparer d’autres guerres, et que son véritable ministre des affaires étrangères sera le hasard des batailles.

Pendant qu’il institue une république à Milan, il cherchait une monarchie absolue en France. Il inaugurait pompeusement le culte d’État, il caressait M. de Chateaubriand, dont le livre poétique, le Génie du Christianisme, devançait ou servait si bien ses desseins de restauration catholique sous un second Charlemagne, ligué, non de foi, mais de politique, avec la papauté. M. Thiers apprécie ce livre, qui fut le programme de la monarchie, en une vive et juste image.

Le Génie du Christianisme, dit-il, comme toutes les œuvres remarquables, fort loué, fort attaqué, produisait une impression profonde parce qu’il exprimait un sentiment vrai et très général alors dans la société française : c’était ce regret singulier, indéfinissable, de ce qui n’est plus, de ce qu’on a dédaigné ou détruit {p. 204}quand on l’avait, de ce qu’on désire avec tristesse quand on l’a perdu. Tel est le cœur humain ! Ce qui est le fatigue ou l’oppresse ; ce qui a cessé d’être acquiert tout à coup un attrait puissant. Les coutumes sociales et religieuses de l’ancien temps, odieuses en 1789, parce qu’elles étaient alors dans toute leur force, et que de plus elles étaient quelquefois oppressives, maintenant que le dix-huitième siècle, changé vers sa fin en un torrent impétueux, les avait emportées dans son cours dévastateur, revenaient au souvenir d’une génération agitée, et touchaient son cœur disposé aux émotions par quinze ans de spectacles tragiques. L’œuvre du jeune écrivain, empreinte de ce sentiment profond, remuait fortement les esprits, et avait été accueillie avec une faveur marquée par l’homme qui alors dispensait toutes les gloires. Si elle ne décelait pas le goût pur, la foi simple et solide des écrivains du siècle de Louis XIV, elle peignait avec charme les vieilles mœurs religieuses qui n’étaient plus. Sans doute on y pouvait blâmer l’abus d’une belle imagination ; mais après Virgile, mais après Horace, il est resté dans la mémoire des hommes une place pour l’ingénieux Ovide, pour le brillant Lucain, et, seul peut-être {p. 205}parmi les livres de ce temps, le Génie du Christianisme vivra, fortement lié qu’il est à une époque mémorable ; il vivra, comme ces frises sculptées sur le marbre d’un édifice vivent avec le monument qui les porte.

IX §

En même temps que le premier Consul rétablissait la plus monarchique des institutions humaines, le catholicisme, il préparait à la monarchie ses éléments naturels et traditionnels, une noblesse et une aristocratie militaire. Son rappel des émigrés était une préface à une cour ; son institution de l’ordre de la Légion d’honneur, sacrifice à la vanité qui fonde la vertu civique sur une distinction extérieure puérile en elle-même, comme un ruban sur un habit, préparait les âmes aux faveurs d’un souverain ; il prenait ainsi le privilège de décerner seul l’estime publique. L’historien approuve ces concessions aux faiblesses humaines dans une page trop significative de ses propres pensées pour ne pas la citer.

« Quant à la manière de classer les hommes dans la société, il disait à ceux qui ne voulaient aucune distinction : « Pourquoi donc avez-vous {p. 206}créé les fusils et les sabres d’honneur ? C’est une distinction que celle-là, et assez ridiculement inventée, car on ne porte pas un fusil ou un sabre d’honneur à sa poitrine, et en ce genre les hommes aiment ce qui s’aperçoit de loin. » Le premier Consul avait observé un fait singulier, et il le faisait volontiers remarquer à ceux avec lesquels il avait l’habitude de s’entretenir. Depuis que la France, objet des égards et des empressements de l’Europe, était remplie des ministres de toutes les puissances, ou d’étrangers de distinction qui venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes décorations. Il y avait souvent foule dans la cour des Tuileries pour assister à leur arrivée et à leur départ. “Voyez, disait-il, ces vaines futilités que les esprits forts dédaignent tant ! Le peuple n’est pas de leur avis : il aime ces cordons de toutes couleurs, comme il aime les pompes religieuses. Les philosophes démocrates appellent cela vanité, idolâtrie. Idolâtrie, vanité, soit. Mais cette idolâtrie, cette vanité sont des faiblesses communes à tout le genre humain, et de {p. 207}l’une et de l’autre on peut faire sortir de grandes vertus. Avec ces hochets tant dédaignés, on fait des héros ! À l’une comme à l’autre de ces prétendues faiblesses, il faut des signes extérieurs : il faut un culte au sentiment religieux ; il faut des distinctions visibles au noble sentiment de la gloire.” »

Ici la vérité ne manque pas au tableau, mais la réflexion manque à l’historien. L’œuvre du véritable homme d’État n’est pas de caresser les vanités de notre nature, mais de les transformer en vertu publique. Il ne faut pas donner aux vices de l’humanité leurs institutions, il faut corriger ces vices par des institutions supérieures. Les complaisances pour les puérilités de l’homme ne sont pas du génie, elles sont une corruption officielle et elles perpétuent son enfance. Le défaut de cette histoire est de prendre trop souvent l’expédient pour droit et l’habileté pour principe de gouvernement.

X §

M. Thiers, écrivain évidemment monarchique sous un costume révolutionnaire, s’élève franchement ici au-dessus des scrupules {p. 208}de la légalité et des timidités de la conscience pour absoudre l’ambition du trône dans le premier Consul, et pour ne reconnaître d’autre légitimité du pouvoir que la légitimité du génie. Nous ne le blâmons pas trop sévèrement de cette audace d’esprit que Machiavel, Bossuet, Mirabeau et Danton ont affichée avant lui ; historiquement cette théorie tranche tout ; elle semble élever l’écrivain à la hauteur de la Providence, qui crée le droit des supériorités dans les hommes prédestinés aux grandes choses, et qui semble donner les masses subalternes en propriété à ses élus ; mais, moralement, cette théorie contient tous les périls et tous les crimes ; car, si vous reconnaissez le génie pour droit et l’ambition heureuse pour titre, quel est l’homme orgueilleux qui ne se croira pas du génie, et quel est le scélérat qui ne se sentira pas l’ambition de tout oser et de tout prendre ? Le ciel a créé la vertu pour contenir ces audaces dans les limites du devoir, et les hommes ont inventé les lois pour contenir ces ambitions dans les prescriptions de la volonté générale. Mais ces discussions sont vaines quand il s’agit d’un homme qui avait accompli déjà au 18 brumaire le renversement à main armée de la Constitution ; il avait autant {p. 209}le droit de fonder une dynastie que celui de détruire une république.

« Le général Bonaparte, dit ici son historien trop complaisant à la fortune, souhaitait le suprême pouvoir, c’était naturel et excusable. En faisant le bien, il avait obéi à son génie ; en le faisant, il en avait espéré le prix. Il n’y avait là rien de coupable, d’autant plus que, dans sa conviction et dans la vérité, pour achever ce bien, il fallait longtemps encore un chef tout-puissant. Dans un pays qui ne pouvait pas se passer d’une autorité forte et créatrice, il était légitime de prétendre au pouvoir suprême, quand on était le plus grand homme de son siècle et l’un des plus grands hommes de l’humanité. Washington, au milieu d’une société démocratique, républicaine, exclusivement commerciale, et pour longtemps pacifique, Washington avait eu raison de montrer peu d’ambition. Dans une société républicaine par accident, monarchique par nature, entourée d’ennemis, dès lors militaire, ne pouvant se gouverner et se défendre sans unité d’action, le général Bonaparte avait raison d’aspirer au pouvoir suprême, n’importe sous quel titre. Son tort, ce n’est pas d’avoir pris la dictature, alors nécessaire ; c’est de ne l’avoir pas toujours {p. 210}employée comme dans les premières années de sa carrière. »

On voit ici la théorie à visage découvert : avoir du génie, faire le bien et demander le prix du bien qu’on a fait pour soi-même ; mais demander le prix du bien qu’on a fait ou qu’on veut faire pour soi-même, qu’est-ce autre chose que l’égoïsme, c’est-à-dire un vice au lieu d’une vertu ? Quel danger n’y a-t-il pas dans de telles théories sous la plume d’un écrivain séduisant d’audace d’esprit, au milieu d’une nation en oscillation perpétuelle de pouvoirs ? Quel danger surtout dans une nation militaire, où chaque général peut être tenté du trône sans avoir le génie de s’y maintenir ? Et comment M. Thiers pourra-t-il se plaindre d’avoir à subir comme citoyen les doctrines qu’il aura encouragées comme moraliste ? Patere legem quam fecisti !

XI §

En reprenant son rôle d’historien, M. Thiers raconte ensuite, avec la verve d’un Molière politique, les rôles divers joués par le premier Consul, par sa femme, par ses frères, par ses sœurs, par le sénat, par le conseil d’État, par {p. 211}Fouché, par Cambacérès, ses confidents, chargés de risquer les indiscrétions et de subir les désaveux pour se faire offrir sous un nom ou sous un autre le titre du pouvoir monarchique dont il avait déjà la réalité. L’histoire ici touche à la comédie d’intrigue, et Beaumarchais y serait plus convenable que Tacite. Enfin, après mille manœuvres de ses confidents contrariés par ce qui restait de décorum républicain dans les différents corps représentatifs, la douce violence est opérée, et, après avoir deux fois repoussé la couronne comme César au Cirque, le général Bonaparte passe du titre de premier Consul au titre de Consul à vie, et du titre de consul à vie à la prochaine proclamation de l’empire héréditaire. Ici le général Bonaparte n’a point d’effort illégitime à faire pour franchir ces degrés successifs qui mènent d’une magistrature républicaine à vie au pouvoir suprême ; il n’a qu’à se laisser glisser sur la mobilité et sur la versatilité de la France, pliée d’avance à tous ses désirs.

XII §

De très belles et très profondes études de droit public allemand et helvétique remplissent {p. 212}cet intervalle du Consulat à vie à l’Empire dans l’histoire de M. Thiers. On ne peut leur reprocher que leur étendue et leur érudition excessives. Les diplomates y trouveront des monuments de diplomatie savante, admirablement scrutés et éclairés d’un jour qui ne laisse rien dans l’ombre ; mais la masse des lecteurs superficiels, qui s’attache exclusivement aux événements et aux hommes, laisseront ces riches études aux érudits. Ce n’est plus l’histoire, c’est le catéchisme du droit des gens ; entre Grotius et Tacite il y a la différence d’un traité à un récit. M. Thiers fait trop souvent un traité de son histoire ; nous qui avons du loisir nous ne nous en plaignons pas ; mais la postérité a peu de temps à consacrer au passé ; elle lit vite et peu : M. Thiers ne pense pas assez à elle.

XIII §

L’intervention française s’accomplit en quelques jours par le général Ney, en Suisse ; la médiation imposée à main armée aux cantons sert de prétexte à l’Angleterre pour refuser l’évacuation de Malte, conformément au traité d’Amiens. La France exige, l’Angleterre récrimine sur ses envahissements ; le premier Consul {p. 213}éclate en paroles foudroyantes, quoique calculées, dans une audience de l’ambassadeur britannique. La paix d’Amiens est rompue, la guerre commence. L’historien, dans une courte et impartiale discussion, attribue à l’Angleterre les causes de la rupture. On ne peut méconnaître ici la justesse de ses réflexions. La responsabilité de la longue période de guerre qui suit la courte paix d’Amiens pèsera sur la Grande-Bretagne plus que sur le général Bonaparte. Si la première loi de l’histoire est d’être véridique, la première loi de la critique est d’être arbitre entre les événements et l’historien. Les passions nationales de l’Angleterre et les rivalités de popularité parlementaire entre les orateurs et les ministres précipitèrent la rupture d’une paix qui pouvait consoler plusieurs années le monde. Cette époque ressemble beaucoup à celle où les orateurs athéniens du parti de Démosthène jetèrent, par leurs déclamations contre Alexandre de Macédoine, la Grèce et l’Asie dans les mains d’Alexandre. Le général Bonaparte fut l’Alexandre du parlement britannique en 1803.

XIV §

{p. 214}Les dix-septième et dix-huitième livres sont des chefs-d’œuvre entre tant de chefs-d’œuvre ; c’est le génie et l’impatience du héros passés tout entiers dans son historien pour préparer contre l’Angleterre, et au besoin contre ses alliés sur le continent, une guerre aux proportions d’une lutte entre deux mondes, le monde maritime et le monde continental.

C’est par le monde maritime que ces préparatifs commencent. Ces deux livres sont l’histoire navale du monde moderne, depuis l’Armada de Philippe II. Tout le drame est transporté sur les mers ; ce drame est un des plus beaux, des plus divers, des plus passionnés qui se soient jamais joués entre les éléments et les hommes. Les études qu’a dû faire l’historien pour l’écrire, ou que les hommes spéciaux de la marine ont dû faire pour lui en fournir les éléments, sont immenses. Ce seul travail, depuis la rupture de la paix d’Amiens jusqu’à la bataille de Trafalgar, serait de lui seul un monument historique digne de rester à jamais dans les archives de l’Europe. La création des flottilles de bateaux plats pour transporter à travers le détroit l’invasion française en Angleterre, {p. 215}la concentration de deux mille bâtiments de guerre ou de transports à Boulogne, à Étaples, à Wimereux, à Ambleteuse ; une armée d’élite de cent soixante mille hommes campés comme une menace permanente au bord de ces rades, en vue de leur conquête, les revues, les exercices, les combats partiels des chaloupes canonnières contre les brûlots anglais, donnés comme un spectacle à l’armée dans ce cirque maritime pour entretenir son ardeur ; les négociations avec l’Autriche, la Hollande, la Russie, la Prusse, l’Espagne, pour faire concourir ces puissances à ce plan de la haine du monde contre la domination britannique des mers ; les lâchetés de l’Espagne, les réticences de la Russie, les temporisations de l’Autriche, les marchandages intéressés et les trahisons de la Prusse, mêlés à tout ce mouvement des flottes et des armées sur le littoral ; de grandes fautes diplomatiques commises par le premier Consul au milieu de ces prodiges d’activité militaire ; la pire de ces fautes, la confiance obstinée dans ce cabinet de Berlin, aussi peu sûr pour l’Allemagne qu’il démembre que pour la France qu’il trompe ou pour l’Angleterre qu’il trahit, tout cela forme du dix-septième livre de M. Thiers, intitulé Camp de Boulogne, une {p. 216}des scènes dignes de celles où le fils de Philippe ralliait ses auxiliaires et endormait ses ennemis au moment où il était campé sur la Propontide, avant de passer, avec toute sa fortune et toute son espérance, en Asie.

Nous ne louerons jamais assez le peintre, le marin, le stratège, le diplomate, qui a tracé ce magnifique tableau d’histoire.

XV §

Cependant l’Angleterre commence à trembler ; M. Pitt sort de sa retraite au cri du péril public, et retrempe l’âme de son pays dans la sienne. Le ministre anglais, qui tient dans sa main les brandons vivants de la guerre civile et des complots extrêmes dans le Vendéen Georges Cadoudal, dans Pichegru, et dans un certain nombre de jeunes émigrés impatients de remuer leur patrie, fût-ce avec la lame de leurs poignards, lance en France ces conjurés du désespoir. Ils ne se proposent pas l’assassinat, mais l’enlèvement à main armée et par surprise du premier Consul. On s’entendra ensuite sur le gouvernement qui doit lui succéder. Ces conjurés débarquent en France, entrent {p. 217}furtivement à Paris, y ourdissent leur trame, cherchent à s’associer un homme dont le nom militaire soit un entraînement certain pour l’armée. Cet homme, le général Moreau, a la faiblesse de se laisser glisser, comme un conspirateur vulgaire, sur la pente de cette intrigue ; il confère avec le général Pichegru, à la faveur des ténèbres, sur le boulevard et dans la maison d’un des conjurés. On discute l’attentat froidement, on ne s’entend pas sur les conséquences : Moreau veut le pouvoir pour lui seul, Pichegru et Georges pour les Bourbons. Le premier Consul, averti par cette sourde rumeur qui est comme l’écho anticipé des grands dangers, tâtonne sans pouvoir saisir. À la fin, Georges, Pichegru, Moreau, les Polignac sont arrêtés ; on cherche les preuves et les témoins de leur complot.

Ce n’est pas assez pour rassurer le premier Consul, il veut porter la main plus loin. Le fils du prince de Condé, le duc d’Enghien, jeune prince de grande race militaire et de haute espérance, se trouve à sa portée, quoique sur un territoire étranger et inviolable ; il le fait arrêter, conduire à Paris, juger par une commission, fusiller dans le fossé de Vincennes, les pieds sur sa tombe. Nous avons {p. 218}écrit nous-même cette tragédie historique d’après les témoignages les plus irrécusables ; d’autres témoignages surgissent tous les jours des Mémoires posthumes des confidents du gouvernement consulaire ; ces Mémoires laissent peu de doute sur les vrais motifs du meurtre, motifs très différents de ceux que prête trop complaisamment M. Thiers au premier Consul. Les complaisances envers les attentats de cette nature sont des torts envers la sainteté de l’histoire ; excuser n’est pas absoudre, mais c’est atténuer l’indignation, la seule justice du cœur humain qui reste pour compensation de leur sang aux victimes.

Les motifs du premier Consul sont révélés par lui-même dans une allocution à son conseil d’État du 3 germinal, allocution rapportée en ces termes par le conseiller d’État Miot, témoin du discours et ami de la famille Bonaparte.

« On verra, dit le premier Consul dans cet accès d’éloquente colère, quels ménagements peut mériter une famille… » (La famille des Bourbons, dont l’ombre lui fermait encore l’accès du trône sur lequel il méditait de s’asseoir bientôt après cet événement.) « Que la France ne s’y trompe pas, elle n’aura ni paix ni repos {p. 219}jusqu’au moment où le dernier des individus de la famille des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim, et on me parle aujourd’hui de droit d’asile, de violation de territoire ! Quelle étrange badauderie ! C’est bien peu me connaître : ce n’est pas de l’eau qui coule dans mes veines, c’est du sang ! J’ai fait juger et exécuter promptement le duc d’Enghien pour éviter de tenter les émigrés qui se trouvent ici. »

« Il le fallait surtout », ajoute le conseiller d’État Miot, confident de Joseph Bonaparte et admis indirectement à ce titre dans les demi-confidences de son frère, « il le fallait pour satisfaire et tranquilliser les restes des jacobins et les régicides membres de son gouvernement ; ils voulaient un gage irrévocable donné à la Révolution par l’homme auquel ils allaient décerner l’empire. » La colère fut sans doute pour quelque chose dans l’événement de Vincennes, la politique y fut pour beaucoup plus ; c’est ce qui rend ce meurtre de sang-froid plus impardonnable à l’histoire.

XVI §

Le récit du jugement nocturne de Vincennes {p. 220}par M. Thiers est tellement dépourvu de cette juste sévérité et de cette pathétique sensibilité qu’au lieu de s’apitoyer sur la victime c’est sur les exécuteurs du meurtre qu’il semble seulement s’attendrir. « Ces malheureux juges ! dit-il, affligés de leur rôle plus qu’on ne peut dire, prononcèrent la mort. Ce n’était pas une machination ourdie, ajoute l’historien, comme on l’a dit, pour surprendre un crime au premier Consul ; c’était un accident, un pur accident qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie, et au premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire ! » Et après cette réflexion atténuante il attribue l’exécution nocturne et précipitée à une prolongation de sommeil du conseiller d’État Réal ; comme si quelqu’un dormait parmi les confidents et les exécuteurs du drame pendant que le premier Consul veillait lui-même à la Malmaison, attendant l’accomplissement de l’acte le plus terrible et le plus hâtif de sa vie, et pendant qu’une telle victime était sous le feu des juges !…

Nous ne saurions trop blâmer ce récit, aussi infidèle qu’insensible, de l’acte le plus tragique de l’âme de Napoléon. Le style en est aussi défectueux et aussi vulgaire que les circonstances {p. 221}en sont altérées et décolorées ; l’âme et le talent ont failli à la fois à l’écrivain dans ces pages. Ce n’est pas ainsi que sentait Tacite, ce n’est pas ainsi qu’il écrivait.

Notre admiration pour les belles parties de ce livre est la garantie de notre impartialité pour ses défaillances de style, de vertu et de sentiment ; mais le cœur souffre autant que la vérité en lisant ces pages. Elles sont à refaire pour l’honneur du livre.

XVII §

Le spectacle de la lâcheté de l’Europe indignée, mais muette, après cet attentat au droit des gens, à l’humanité et à l’innocence, est reproduit avec beaucoup plus de talent par M. Thiers, dans le livre suivant intitulé l’Empire. Il rentre ici dans son domaine : écrivain lumineux, mais non pathétique.

Ici cependant l’inconséquence du grand historien étonne l’esprit ; il fait une magnifique analyse de l’état de l’opinion en France après le meurtre du duc d’Enghien ; il flatte ou il raille les impulsions révolutionnaires qui ont {p. 222}poussé la France jusqu’à la République de 1793 ; il se déclare, avec une grande fermeté d’esprit, homme monarchique dans un pays dont tout le passé est monarchique, et qui se gouverne par ses habitudes plus que par sa raison. La conséquence d’une telle foi dans la monarchie était donc de louer franchement aussi le premier Consul, favorisé par une réaction si naturelle en France, d’avoir l’audace de son ambition et de la nature des choses en rétablissant en lui la monarchie. On ne sait par quelle timidité de logique ou par quel revirement d’esprit M. Thiers se dément tout à coup au moment de conclure ; que dis-je ? il conclut contre la cause monarchique qu’il vient d’exposer avec tant de force ; il s’arrête entre les deux partis, c’est-à-dire dans l’impossible ; il prend la moitié des deux vérités, c’est-à-dire un mensonge ; il emprunte à la république le pouvoir absolu et à la monarchie le pouvoir temporaire, et il établit comme préférable à la république ou à la monarchie, quoi ? la dictature ! Il semble, lui, homme de si lucide intelligence, ne pas s’apercevoir seulement que la dictature c’est la république sans la liberté et la monarchie sans stabilité, c’est-à-dire deux inconséquences dans une. Écoutons-le, mais ne {p. 223}cherchons pas à le comprendre, ou plutôt comprenons qu’il n’ose pas dire ici toute sa pensée, et que, voulant ménager en sa personne le renom d’écrivain révolutionnaire et le renom d’homme d’État monarchique, il accorde un peu aux républicains, un peu aux royalistes, pour conserver dans les deux partis la popularité de ses jeunes opinions et la popularité de ses idées mûres dans son âge plus avancé.

« Ainsi la Révolution, dit-il, dans ce retour rapide sur elle-même, devait venir à la face du ciel confesser ses erreurs, l’une après l’autre, et se donner d’éclatants démentis ! Distinguons cependant : lorsqu’elle avait voulu l’abolition du régime féodal, l’égalité devant la loi, l’uniformité de la justice, de l’administration et de l’impôt, l’intervention régulière de la nation dans le gouvernement de l’État, elle ne s’était point trompée ; elle n’avait aucun démenti à se donner, et elle ne s’en est donné aucun. Lorsqu’elle avait, au contraire, voulu une égalité barbare et chimérique, l’absence de toute hiérarchie sociale, la présence continuelle et tumultueuse de la multitude dans le gouvernement, la république dans une monarchie de douze siècles, l’abolition de tout culte, elle avait été folle et coupable, et elle devait venir {p. 224}faire, en présence de l’univers, la confession de ses égarements.

« Mais qu’importent quelques erreurs passagères, à côté des vérités immortelles qu’au prix de son sang elle a léguées au genre humain ! Ses erreurs mêmes contenaient encore d’utiles et graves leçons, données au monde avec une incomparable grandeur. Toutefois, si, dans ce retour à la monarchie, la France obéissait aux lois immuables de la société humaine, elle allait vite, trop vite peut-être, comme il est d’usage dans les révolutions. Une dictature, sous le titre de Protecteur, avait suffi à Cromwell. La dictature, sous la forme de consulat perpétuel, avec un pouvoir étendu comme son génie, durable comme sa vie, aurait dû suffire au général Bonaparte pour accomplir tout le bien qu’il méditait, pour reconstruire cette ancienne société détruite, pour la transmettre, après l’avoir réorganisée, ou à ses héritiers s’il devait en avoir, ou à ceux qui, plus heureux, étaient destinés à profiter un jour de ses œuvres. Il était, en effet, arrêté dans les desseins de la Providence que la Révolution, poursuivant son retour sur elle-même, irait plus loin que le rétablissement de la forme monarchique, et irait jusqu’au rétablissement {p. 225}de l’ancienne dynastie elle-même. Pour accomplir sa noble tâche, la dictature, à notre avis, sous la forme du consulat à vie, suffisait donc au général Bonaparte, et, en le créant monarque héréditaire, on tentait quelque chose qui n’était ni le meilleur pour sa grandeur morale, ni le plus sûr pour la grandeur de la France. Non que le droit manquât à ceux qui voulaient avec un soldat faire un roi ou un empereur : la nation pouvait incontestablement transporter à qui elle voulait, et à un soldat sublime plus qu’à tout autre, le sceptre de Charlemagne et de Louis XIV. Mais ce soldat, dans sa position naturelle et simple de premier magistrat de la République française, n’avait point d’égal sur la terre, même sur les trônes les plus élevés. En devenant monarque héréditaire, il allait être mis en comparaison avec les rois, petits ou grands, et constitué leur inférieur en un point, celui du sang. Ne fût-ce qu’aux yeux du préjugé, il allait être au-dessous d’eux en quelque chose. Accueilli dans leur compagnie, et flatté, car il était craint, il serait en secret dédaigné par les plus chétifs. Mais, ce qui est plus grave encore, que ne tenterait-il pas, devenu roi ou empereur, pour devenir roi des rois, chef d’une {p. 226}dynastie de monarques relevant de son trône nouveau ! Que d’entreprises gigantesques auxquelles succomberait peut-être la fortune de la France ! Que de stimulants pour une ambition déjà trop excitée, et qui ne pouvait périr que par ses propres excès !

« Si donc, à notre avis du moins, l’institution du consulat à vie avait été un acte sage et politique, le complément indispensable d’une dictature devenue nécessaire, le rétablissement de la monarchie sur la tête de Napoléon Bonaparte, était non pas une usurpation (mot emprunté à la langue de l’émigration), mais un acte de vanité de la part de celui qui s’y prêtait avec trop d’ardeur, et d’imprudente avidité de la part des nouveaux convertis, pressés de dévorer ce règne d’un moment.

« Cependant, s’il ne s’agissait que de donner une leçon aux hommes, nous en convenons, la leçon était plus instructive et plus profonde, plus digne de celles que la Providence adresse aux nations, quand elle était donnée par ce soldat héroïque, par ces républicains récemment convertis à la monarchie, pressés les uns et les autres de se vêtir de pourpre, sur les débris d’une république de dix années, à laquelle ils avaient prêté mille serments. Malheureusement {p. 227}la France, qui avait payé de son sang leur délire républicain, était exposée à payer de sa grandeur leur nouveau zèle monarchique ; car c’est pour qu’il y eût des rois français en Westphalie, à Naples, en Espagne, que la France a perdu le Rhin et les Alpes. Ainsi, en toutes choses, la France était destinée à servir d’enseignement à l’univers : grand malheur et grande gloire pour une nation ! »

XVIII §

Ces réflexions sont au commencement d’un révolutionnaire, au milieu d’un royaliste, à la fin d’un philosophe ; mais ni au commencement, ni au milieu, ni à la fin, elles ne sont d’un homme d’État, tel qu’on a droit de se figurer M. Thiers.

Que voulait-il donc que fît le général Bonaparte, absous déjà par lui du 18 brumaire ? Qu’il rétrogradât ? C’était rentrer dans la Révolution, et, selon M. Thiers, dans l’anarchie. Qu’il s’arrêtât sur la route du pouvoir monarchique, et qu’après en avoir pris la souveraineté il en écartât tout ce qu’elle a de bon, c’est-à-dire l’hérédité, ce hasard, il est vrai, {p. 228}mais ce hasard qui coupe la route aux révolutions ? Évidemment ici M. Thiers, homme monarchique, fait aux républicains une concession de principe qui va jusqu’à une concession de bon sens. Une fois absous du 18 brumaire, Bonaparte, s’il n’eût pas fondé la monarchie héréditaire avec l’empire, était deux fois illogique et deux fois criminel, car en renversant la république il avait fait un crime d’État contre la liberté et contre la souveraineté nationale, et en ne fondant pas la dynastie héréditaire il aurait fait un crime d’État contre la monarchie. Aussi n’hésita-t-il pas, et c’est en cela seulement que nous admirons la logique de son ambition et la fermeté de son intelligence. Entre l’innocence d’un grand citoyen qui s’abstient de toute convoitise violente de domination sur son pays et la fondation d’un trône, il n’y avait pour lui que timidité et inconséquence. Le titre et l’institution du consulat à vie n’étaient qu’une demi-république, une demi-ambition, un demi-caractère, un demi-crime, une demi-vertu. Or, dans le bien comme dans le mal, il n’y a de grand que ce qui est entier, et Bonaparte n’était pas un demi-homme ; mais, nous le disons avec regret, ici M. Thiers se {p. 229}montre un demi-politique. Le consulat n’était qu’un degré provisoire qui laissait attendre ou une anarchie en redescendant, ou une monarchie en montant ; s’arrêter au milieu de ce degré ce n’était pas fonder, c’était attendre. Les peuples ne s’attachent qu’à ce qui se déclare permanent ; car, comme ils sont eux-mêmes un être permanent, ils veulent, autant qu’ils le peuvent, dans leur institution la permanence : tout le monde se serait promptement détaché de Bonaparte s’il fût resté consul à vie. Il connut mieux que M. Thiers la nature humaine en osant l’empire et en réinstituant l’hérédité.

XIX §

Une fois ceci discuté, cette partie de l’histoire dans laquelle M. Thiers peint les évolutions des différents corps constitués pour se prêter aux desseins secrets du maître, pour le devancer ou pour revenir sur leurs pas au signe souvent énigmatique de sa physionomie, n’est que l’histoire des bassesses des peuples, égales, hélas ! aux bassesses des cours. Tous ces tyrannicides de la Convention luttaient {p. 230}d’empressement et de complaisance à offrir à un soldat absolu la couronne teinte du sang de Louis XVI. M. Thiers ici ne peint pas d’un mot, comme Tacite, mais il produit par un autre procédé le même effet que l’historien romain : il décompose si bien les différents mobiles de toutes ces abjections de caractère et de toutes ces apostasies de principes, dans les républicains assouplis de la Convention, qu’il rassasie son lecteur d’indignation, de dégoût et de mépris, ce supplice de l’histoire.

Qu’importe le procédé, pourvu que l’effet soit produit ? Tacite n’a qu’un mot, M. Thiers a cent pages ; mais de ces cent pages résulte dans l’âme le mot de Tacite : le mépris délayé à grande eau se retrouve au fond du vase et la moralité n’a rien perdu.

XX §

Une cour suit un monarque ; celle du nouvel empereur se presse confusément autour de son trône. M. Thiers s’en console en disant : « Mais ces institutions (les cours) étaient loin de mériter le mépris qu’on a souvent affiché pour elles ; elles composaient une république aristocratique {p. 231}détournée de son but par une main puissante, convertie temporairement en monarchie absolue, et destinée plus tard à redevenir monarchie constitutionnelle, fortement aristocratique, il est vrai, mais fondée sur la base de l’égalité. »

Comprenne qui pourra cette république devenue en même temps monarchie absolue, cette monarchie absolue destinée à redevenir monarchie constitutionnelle, cette aristocratie et cette égalité se démentant par leurs seuls noms l’une et l’autre !

On n’y comprend en réalité qu’une chose : c’est que l’historien, qui veut rester à la fois révolutionnaire et monarchique, en dépit de la contradiction des deux rôles, cherche à excuser maintenant la fondation de l’empire comme il a cherché à excuser le renversement de la république et l’institution dictatoriale du consulat à vie. Dans cet effort d’esprit la raison faiblit comme la langue, et il tombe, pour cacher l’inconséquence, dans des subtilités de définitions qui rappellent les subtilités des sophistes grecs ou des sophistes de l’École dans le moyen âge. Voilà le malheur des historiens qui n’ont pas assez perdu la mémoire des partis auxquels ils ont appartenu dans leur vie politique : pour {p. 232}ne pas fausser leur situation ils sont forcés de fausser leur logique. Il faut se détacher de terre quand on veut écrire la vérité sur les hommes ; la philosophie de l’histoire est à la hauteur des observatoires d’où l’on contemple les astres. M. Thiers y monte quand il veut ; pourquoi pas toujours ?

XXI §

Le procès du général Moreau, justement impliqué, au moins comme confident, dans la conspiration de Pichegru, de Georges et des royalistes, se mêle ici à l’avènement du premier Consul à l’empire ; M. Thiers donne à ce procès l’intérêt d’un grand drame ; il y est aussi juste qu’éloquent : juste envers Bonaparte, qui avait le droit de sévir contre un rival devenu un conjuré ; juste envers Moreau, qui avait failli à la patrie, à la reconnaissance et à lui-même ; juste envers la magistrature du pays, qui montre dans ce jugement des caractères dignes de Rome.

« Moreau, dit l’historien, avait retrouvé une véritable présence d’esprit, à peu près comme il lui arrivait à la guerre quand le danger était {p. 233}pressant ; il avait même fait de nobles réponses, singulièrement applaudies par l’auditoire. “Pichegru était un traître, lui avait dit le président, et même dénoncé par vous sous le Directoire. Comment pouviez-vous songer à vous réconcilier avec lui, et à le ramener en France ? — Dans un temps, avait répondu Moreau, dans un temps où l’armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du premier Consul, je pouvais bien m’occuper de rendre à la France le conquérant de la Hollande.” À ce sujet on lui demandait pourquoi, sous le Directoire, il avait dénoncé Pichegru si tard, et on semblait élever des soupçons jusque sur sa vie passée. « J’avais coupé court, répondait-il, aux entrevues de Pichegru et du prince de Condé sur la frontière, en mettant par les victoires de mon armée quatre-vingts lieues de distance entre ce prince et le Rhin. Le danger passé, j’avais laissé à un conseil de guerre le soin d’examiner les papiers trouvés et de les envoyer au gouvernement s’il le jugeait utile. »

« Moreau, interrogé sur la nature du complot auquel on lui avait proposé de s’associer, persistait à soutenir qu’il l’avait repoussé. “Oui, lui disait-on, vous avez repoussé la {p. 234}proposition de replacer les Bourbons sur le trône, mais vous avez consenti à vous servir de Pichegru et de Georges pour le renversement du gouvernement consulaire, et dans l’espérance de recevoir la dictature de leurs mains. — On me prête là, répondait Moreau, un projet ridicule, celui de me servir des royalistes pour devenir dictateur, et de croire que s’ils étaient victorieux, ils me remettraient le pouvoir. J’ai fait dix ans la guerre, et pendant ces dix ans je n’ai pas, que je sache, fait de choses ridicules.”

« Ce noble retour sur sa vie passée avait été couvert d’applaudissements. Mais tous les témoins n’étaient pas dans le secret des royalistes ; tous n’étaient pas préparés à revenir sur leurs premières dépositions, et il restait un nommé Roland, autrefois employé dans l’armée, qui répétait avec douleur, mais avec une persistance que rien ne pouvait ébranler, ce qu’il avait avancé dès le premier jour. Il disait qu’intermédiaire entre Pichegru et Moreau, celui-ci l’avait chargé de déclarer qu’il ne voulait pas de Bourbons ; mais que, si on le délivrait des consuls, il userait du pouvoir qui lui serait immanquablement déféré pour sauver les conspirateurs et reporter Pichegru au {p. 235}faîte des honneurs. D’autres confirmaient encore l’assertion de Roland. Bouvet de Lozier, cet officier de Georges, échappé à un suicide pour lancer une accusation terrible contre Moreau, ne la pouvait rétracter, et la répétait, tout en s’efforçant de l’atténuer. Dans cette accusation, fournie par écrit, il n’avait énoncé que des choses qu’il tenait de Georges lui-même. Celui-ci répondait que Bouvet avait mal entendu, mal compris, et par conséquent fait un rapport inexact. Mais il restait cette entrevue de nuit à la Madeleine, dans laquelle Moreau, Pichegru, Georges s’étaient trouvés ensemble, circonstance inconciliable avec un simple projet de ramener Pichegru en France. Pourquoi se trouver de nuit à un rendez-vous avec le chef des conspirateurs, avec un homme qu’on ne pouvait rencontrer innocemment quand on n’était pas royaliste ? Ici les dépositions étaient si précises, si concordantes, si nombreuses, qu’avec la meilleure volonté du monde les royalistes ne pouvaient pas revenir sur ce qu’ils avaient déclaré, et que, lorsqu’ils le tentaient, ils étaient confondus à l’instant même.

« Moreau, cette fois, était accablé, et l’intérêt de l’auditoire avait fini par diminuer sensiblement. {p. 236}Toutefois, de maladroits reproches du président sur sa fortune avaient un peu réveillé cet intérêt prêt à s’éteindre. « Vous êtes au moins coupable de non-révélation, lui avait dit le président ; et, bien que vous prétendiez qu’un homme comme vous ne saurait faire le métier de dénonciateur, vous deviez d’abord obéir à la loi, qui ordonne à tout citoyen, quel qu’il soit, de dénoncer les complots dont il acquiert la connaissance. Vous le deviez en outre à un gouvernement qui vous a comblé de biens. N’avez-vous pas de riches appointements, un hôtel, des terres ? » Le reproche était peu digne, adressé à l’un des généraux les plus désintéressés du temps. “Monsieur le Président, avait répondu Moreau, ne mettez pas en balance mes services et ma fortune : il n’y a pas de comparaison possible entre de telles choses. J’ai 40 000 francs d’appointements, une maison, une terre qui valent 3 ou 400 000 francs, je ne sais. J’aurais 50 millions aujourd’hui si j’avais « usé de la victoire comme beaucoup d’autres.” Rastadt, Biberach, Engen, Mœsskirch, Hohenlinden, ces beaux souvenirs mis à côté d’un peu d’argent, avaient soulevé l’auditoire et provoqué des applaudissements que l’invraisemblance {p. 237}de la défense commençait à rendre fort rares. »

Moreau est à demi absous ; il faiblit comme tout caractère sous le poids d’une faute : il n’y a de force en pareil cas que dans l’innocence ; il écrit une lettre soumise et expiatoire à son rival triomphant. Bonaparte, mécontent d’une condamnation trop douce pour un crime d’État, se hâte de l’éloigner de la France et lui achète ses biens pour lui faciliter l’exil éternel. Moreau ne rentre en Europe que pour y combattre son ennemi, mais en même temps sa patrie ; une complicité ambitieuse dans une conjuration d’aventuriers le mène fatalement à une complicité avec les rois ligués contre la France. Génie militaire d’une grande portée, politique nul, caractère faible, incapable de porter sa gloire, M. Thiers le juge sévèrement, mais avec justice ; c’est un des portraits les plus vrais et le plus vigoureusement historique de son tableau. Moreau, jusque-là, avait été flatté par les historiens de parti ; ici il est réduit aux proportions de la vérité et de la nature.

XXII §

De même que Napoléon avait voulu jeter sur {p. 238}la première année du Consulat le prestige de la victoire de Marengo, de même il voulait jeter le prestige de la descente en Angleterre sur les premiers mois de l’Empire. Les tentatives toutes avortées pour réunir les escadres françaises, espagnoles, hollandaises, dans la Manche, afin de protéger le passage de ses bateaux plats d’un bord à l’autre ; des revues impériales de l’armée de terre et des flottilles passées sur les hauteurs et dans les eaux de Boulogne ; des distributions solennelles de décorations à l’armée, des négociations avec le pape pour amener ce pontife à Paris et pour obtenir de sa faiblesse le couronnement du nouveau Charlemagne ; le spectacle de la réaction religieuse qui précipite les vieillards, les femmes, les enfants, les populations des campagnes au pied du vicaire vénéré du Christ ; la cérémonie du sacre renouvelée des antiques monarchies et des antiques sacerdoces ; toute cette audacieuse amende honorable du pouvoir, des soldats, et du peuple de la Révolution au passé, tout ce changement de décoration à vue sur le théâtre du monde enfin, sont admirablement reproduits par l’historien ; la réflexion seule manque au peintre, ici comme partout. M. Thiers, qui tout à l’heure blâmait l’ambition de l’empire {p. 239}héréditaire dans son héros, l’approuve quand le succès a couronné son audace. Il se borne à faire honneur à la Révolution de la journée la plus contre-révolutionnaire de nos fastes.

« Telle fut, dit-il, cette auguste cérémonie, par laquelle se consommait le retour de la France aux principes monarchiques. Ce n’était pas un des moindres triomphes de notre Révolution, que de voir ce soldat sorti de son propre sein, sacré par le pape, qui avait quitté tout exprès la capitale du monde chrétien. C’est à ce titre surtout que de pareilles pompes sont dignes d’attirer l’attention de l’histoire. Si la modération des désirs, venant s’asseoir sur ce trône avec le génie, avait ménagé à la France une liberté suffisante, et borné à propos le cours d’entreprises héroïques, cette cérémonie eût consacré pour jamais, c’est-à-dire pour quelques siècles, la nouvelle dynastie. »

On voit que l’empire est déjà pardonné à l’empereur par l’historien qui le condamnait tout à l’heure ; on voit qu’un peu de modération dans les désirs, conseillée à un génie sans bornes et sans repos, est la seule condition que M. Thiers impose à ce conquérant d’un trône. Il en sera de même dans toute cette histoire : quelle que soit l’ambition accomplie, M. Thiers {p. 240}ne demande à son héros que de s’arrêter dans son nouveau triomphe, sans paraître s’apercevoir que son héros n’a obtenu ce nouveau triomphe que par l’insatiabilité de grandeur que M. Thiers encourage dans l’avenir par l’approbation qu’il donne trop complaisamment au passé. Une telle complaisance de l’historien pour l’ambition satisfaite est une complicité du moraliste avec le caractère de son héros. Nous ne saurions trop le répéter : le récit est admirable, mais un récit doit faire penser. Pour qu’un tel livre fût parfait, il faudrait que le récit fût écrit par M. Thiers et que la moralité du récit fût écrite par Bossuet.

XXIII §

Le vingt et unième livre est une accumulation d’intérêt historique pressé dans l’espace d’une demi-année par les événements comme sous la plume de l’écrivain : création du royaume d’Italie, second couronnement à Milan ; coalition européenne contre l’ambition du nouveau César ; négociation entre la Russie, l’Angleterre et l’Autriche ; anxiété de Napoléon attendant en vain la concentration de ses flottes sous l’amiral Villeneuve ; sa fureur quand il voit {p. 241}tous ses plans déjoués par Villeneuve, qui a fait voile pour Cadix au lieu de se diriger sur la Manche ; le renversement subit de toutes les pensées et de tous les efforts de volonté de Napoléon, au moment de l’exécution si longtemps et si laborieusement préparée ; l’improvisation non moins subite de son plan d’invasion en Allemagne ; la marche de son armée en six colonnes, des bords de l’Océan aux sources du Danube, marche sans parallèle dans l’histoire par l’ordre, la précision, l’arrivée au but marqué à heure fixe ; l’investissement de l’armée autrichienne dans Ulm ; la reddition de toute l’armée du général Mack ; quatre-vingt mille ennemis anéantis en vingt jours ; pendant ce triomphe sur le continent, le plus grand revers maritime dont le monde moderne ait été témoin dans la bataille navale de Trafalgar ; toutes les pensées d’invasion de l’Angleterre par Napoléon englouties avec nos vaisseaux sous le canon de Nelson ; description vivante de ce combat naval ; mort de Nelson, qui paye de sa vie tant de gloire ; marche sur Vienne entre le Danube et les Alpes ; bataille d’Austerlitz livrée aux Russes ; aptitude unique de l’historien pour exposer homme à homme l’organisation des armées, et pour suivre pas à pas les plans {p. 242}et les marches d’une campagne ; feu de l’âme du général transvasé dans l’âme de l’écrivain ; scènes pittoresques du champ de bataille décrit sans autre éclat que la topographie exacte et que l’éclat sévère des armes sur la terre ou sur la neige des plaines ou des coteaux. Lisez ceci :

« Dès quatre heures du matin Napoléon avait quitté sa tente pour juger par ses propres yeux si les Russes commettaient la faute à laquelle il les avait si adroitement encouragés. Il descendit jusqu’au village de Puntowitz, situé au bord du ruisseau qui séparait les deux armées, et aperçut les feux presque éteints des Russes sur les hauteurs de Pratzen. Un bruit très sensible de canons et de chevaux indiquait une marche de gauche à droite, vers les étangs, là même où il souhaitait que les Russes marchassent. Sa joie fut vive en trouvant sa prévoyance si bien justifiée ; il revint se placer sur le terrain élevé où il avait bivouaqué, et d’où il embrassait toute l’étendue de ce champ de bataille. Ses maréchaux étaient à cheval à côté de lui. Le jour commençait à luire. Un brouillard d’hiver couvrait au loin la campagne, et ne laissait apercevoir que les parties les plus saillantes du terrain, lesquelles apparaissaient {p. 243}sur ce brouillard comme des îles sur une mer. Les divers corps de l’armée française étaient en mouvement, et descendaient de la position qu’ils avaient occupée pendant la nuit, pour traverser le ruisseau qui les séparait des Russes. Mais ils s’arrêtaient dans les fonds, où ils étaient cachés par la brume et retenus par les ordres de l’Empereur jusqu’au moment opportun pour l’attaque. »

Le choc des quatre-vingt-deux escadrons russes et autrichiens et les manœuvres de notre propre cavalerie s’ouvrant devant cette masse et se refermant pour la charger en détail ; les combats corps à corps de chacun de nos bataillons contre les bataillons ennemis ; la détonation de notre artillerie entrouvrant de ses boulets la glace des étangs sur lesquels l’infanterie russe s’est accumulée pour mourir de deux morts ; les deux souverains de Russie et d’Autriche fuyant à la fin du jour du champ de bataille, aux cris de Vive l’Empereur ! qui les poursuit dans les ténèbres ; la peinture du champ de carnage ; l’entrevue humiliée de l’empereur d’Autriche avec Napoléon, le lendemain, pour traiter d’une suspension d’armes, ce sont là des récits qui dureront autant que l’histoire. D’autres en ont donné des fragments {p. 244}d’une grande précision et d’un style peut-être supérieur comme couleur, mais aucun ne les a placés à leur jour et à leur place dans ce vaste et magnifique ensemble qui donne à chacun de ces événements, militaires ou civils, sa place, sa proportion, sa valeur historique et sa signification dans la destinée du monde. Tous ont fait des épisodes, M. Thiers seul a fait le poème ; ce poème, quoique écrit dans la prose la plus nue et souvent la plus vulgaire, s’élève quelquefois, non par les mots, mais par la composition, à la plus haute poésie ; c’est bien mieux que la poésie des paroles, c’est la poésie des faits ; cette poésie des faits, la meilleure de toutes, résulte de la composition et non des phrases. M. Thiers n’est pas le premier des poètes historiques de cette époque, mais il est le premier des compositeurs. Lisez ces quelques lignes jetées après le récit si animé de la bataille d’Austerlitz sur l’entrevue des deux empereurs ; voyez comme le style se détend, ainsi que l’âme, le lendemain des événements qui ont tendu l’esprit jusqu’au délire de la victoire ou jusqu’au désespoir de la défaite ! Pour ceux qui ont, comme moi, connu l’empereur François II, véritable figure de deuil le lendemain d’une défaite, et le front de marbre de Napoléon, {p. 245}rayonnant d’une supériorité sans défiance et sans orgueil, le tableau a plus de physionomie encore que pour les lecteurs qui viendront après nous.

« L’empereur François partit donc pour Nasiedlowitz, village situé à moitié chemin du château d’Austerlitz, et là, près du moulin de Paleny, entre Nasiedlowitz et Urschitz, au milieu des avant-postes français et autrichiens, il trouva Napoléon qui l’attendait devant un feu de bivouac allumé par ses soldats. Napoléon avait eu la politesse d’arriver le premier. Il vint au-devant de l’empereur François, le reçut au bas de sa voiture et l’embrassa. Le monarque autrichien, rassuré par l’accueil de son tout-puissant ennemi, eut avec lui un long entretien. Les principaux officiers des deux armées se tenaient à l’écart et regardaient avec une vive curiosité ce spectacle extraordinaire du successeur des Césars vaincu et demandant la paix au soldat couronné que la révolution française avait porté au faîte des grandeurs humaines.

« Napoléon s’excusa auprès de l’empereur François de le recevoir en pareil lieu. “Ce sont là, lui dit-il, les palais que Votre Majesté me force d’habiter depuis trois mois. — Ce séjour {p. 246}vous réussit assez, lui répliqua le monarque autrichien, pour que vous n’ayez pas le droit de m’en vouloir.” L’entretien se porta ensuite sur l’ensemble de la situation, Napoléon soutenant qu’il avait été entraîné à la guerre malgré lui, dans le moment où il s’y attendait le moins et lorsqu’il était exclusivement occupé de l’Angleterre ; l’empereur d’Autriche affirmant qu’il n’avait été amené à prendre les armes que par les projets de la France à l’égard de l’Italie. Napoléon déclara qu’aux conditions déjà indiquées à M. de Giulay, et qu’il se dispensa d’énoncer de nouveau, il était prêt à signer la paix. L’empereur François, sans s’expliquer à ce sujet, voulut savoir à quoi Napoléon était disposé par rapport à l’armée russe. Napoléon demanda d’abord que l’empereur François séparât sa cause de celle de l’empereur Alexandre, que l’armée russe se retirât par journées d’étape des États autrichiens, et il promit de lui accorder un armistice à cette condition. Quant à la paix avec la Russie, il ajouta qu’on la réglerait plus tard, car cette paix le regardait seul. “Croyez-moi, dit Napoléon à l’empereur François, ne confondez pas votre cause avec celle de l’empereur Alexandre. La Russie seule peut aujourd’hui faire {p. 247}en Europe une guerre de fantaisie. Vaincue, elle se retire dans ses déserts, et vous, vous payez avec vos provinces les frais de la guerre.” »

XXIV §

Le traité de Presbourg, la Prusse déconcertée dans ses duplicités habituelles, la possession de toute l’Italie concédée à Napoléon, sont les fruits de cette bataille. Il rentre en France au bruit des acclamations de l’armée et du peuple. L’Angleterre est sauvée, mais le continent est asservi.

Comme à l’ordinaire encore, l’historien applaudit et témoigne seulement quelques craintes timides sur les excès de victoire et de puissance à venir, comme à chacune des périodes civiles ou guerrières de son héros : réflexion vide, tardive ou prématurée, selon nous, à la fin d’un si beau récit ; car, s’il a applaudi au dix-huit brumaire, pourquoi répugne-t-il au consulat ? S’il a applaudi au consulat à vie, pourquoi s’étonne-t-il de l’empire ? S’il a maintenant applaudi à l’empire, pourquoi s’étonne-t-il du despotisme européen ? Toutes ces {p. 248}choses qu’il blâme sont les conséquences nécessaires de celles qu’il a louées. Quand vous n’avez pas arrêté l’illégalité de l’ambition au premier pas, pourquoi voulez-vous qu’elle s’arrête au second ? pourquoi au troisième ? pourquoi au quatrième ? C’est jouer mal à propos le philosophe ou c’est bien peu connaître les hommes. Le mouvement ascendant et perpétuel à tout prix était le lot et le caractère de l’homme qui n’asservissait la France qu’à la condition de l’éblouir. Napoléon était un de ces hommes qui ne s’arrêtent que quand ils tombent.

Arrêtons-nous à cet apogée de sa gloire, qui n’est pas encore l’apogée du mouvement historique de M. Thiers, et achevons dans le prochain entretien la lecture d’un livre où l’on blâme quelquefois, mais où l’on marche toujours sans lassitude d’admiration en admiration pour le tableau et pour le peintre, et, bien que le livre soit long, l’admiration est toujours courte.

Lamartine.

XLVIe entretien.
Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (3e partie) §

I §

{p. 249}Nous voilà enfin dans le véritable élément de cette histoire : la guerre ! M. Thiers est le grand historien militaire de ce siècle et de tous les siècles. Son livre sera le manuel des grands capitaines. On l’a comparé à Polybe ; nous ne lui faisons pas cette injure : il y a dix Polybe en lui.

{p. 250}La guerre est tout à la fois pour M. Thiers ce qu’elle est en réalité dans nos États modernes, le suprême effort de civilisation d’un peuple pour se transformer en armée et pour se transporter en ordre et en force sur ses champs de bataille. Nos armées ne sont plus des hordes comme aux époques de débordement des barbares ; nos armées sont des armées, c’est-à-dire des corps de nations organisés pour combattre. Cette société des camps a des lois sociales plus étroites, plus promptes, plus absolues, plus draconiennes que les lois de la société civile. Cette législation spéciale s’appelle discipline ; les hommes qui composent nos armées sont extraits par différents modes, coercitifs ou volontaires, de la population jeune du pays ; ces hommes reçoivent une modique solde pour enlever toute excuse au pillage, cet abus de la force dans le pays ami, cette stérilisation des ressources dans les pays conquis ; ces hommes reçoivent des armes de différente nature, selon les corps distincts dans lesquels ils sont enrôlés ; ces hommes reçoivent une éducation militaire conforme aux différents usages que le général se propose de faire de leurs armes distinctes dans la proportion {p. 251}numérique de ces différentes armes pendant ses campagnes : infanterie, cavalerie, artillerie, génie, baïonnettes, fusils, canons de campagne, canons de siège, passages des ponts, transports militaires, ambulances ou hôpitaux suivant l’armée. L’esprit recule d’étonnement et d’admiration devant la puissance d’organisation et devant l’immensité des détails que comporte ce nom d’armée : recrutement des soldats, habillement, armement, logement, nourriture de ces masses d’hommes ; solde, instruction, chevaux, canons, distribution de ces soldats dans les cadres, nomination et hiérarchie des sous-officiers et des officiers, génie du général, héroïsme collectif de ses bataillons, où chaque combattant est souvent désintéressé de la cause et où tous meurent au besoin pour la victoire ; c’est là un de ces phénomènes tellement compliqués de la civilisation antique ou moderne qu’un historien militaire doit commencer par l’approfondir dans ses plus minutieux détails avant d’en présenter l’ensemble sur les champs de bataille à l’esprit de la postérité.

C’est là ce qu’a fait avec une inimitable perfection d’analyse M. Thiers dans cette histoire, histoire unique sous ce point de vue. On l’en a {p. 252}blâmé, nous l’en louons, et la postérité le louera avec nous de ce laborieux travail de décomposition et de composition des armées modernes. Ce travail est tel que, si, dans cinq ou six siècles, un homme d’État ou un homme de guerre à venir veut se rendre compte, sans erreur et sans effort, de la formation d’une armée au dix-neuvième siècle, il n’aura qu’à ouvrir l’Histoire du Consulat et de l’Empire, et l’armée moderne lui apparaîtra tout entière, recrutée, vêtue, armée, montée, hiérarchisée, disciplinée, commandée, vivant et combattant, comme ces modèles d’anatomie que l’on dévoile dans les musées pour découvrir aux initiés de la science les mystères de la structure humaine.

II §

Historien administratif, historien diplomatique, historien militaire surtout, voilà les trois mérites inappréciables de M. Thiers ; l’historien pathétique manque, il est vrai ; cependant les scènes de la guerre lui inspirent quelquefois {p. 253}un héroïsme de style et une émotion de pinceau qui rendent merveilleusement les impressions non individuelles, mais collectives, du champ de bataille. Il pense avec le général, il discute avec le conseil de guerre, il vole disposer les troupes avec l’officier d’état-major, il charge avec Lannes ou Murat les carrés de l’infanterie, il meurt avec le blessé, il pousse avec l’armée triomphante le cri de victoire : Vive l’Empereur ! La fumée des batteries l’enivre, et il communique son ivresse à l’homme de guerre ; c’est le Shakespeare du soldat ! On l’a raillé quelquefois de cette personnalité militaire qui lui fait confondre son rôle d’écrivain avec le rôle du grand capitaine dont il raconte ou dont il critique les exploits ; pourquoi l’accuser de ce qui fait un de ses premiers mérites : s’identifier avec le génie des batailles ? C’est par là qu’il passionne pour le métier qu’il comprend si bien. Nous n’approuvons pas tous ces jugements, nous ne ratifions pas tous ces plans personnels qu’il expose souvent avec trop de jactance en opposition avec les plans de Moreau, de Masséna, de Jourdan, de Soult, de Bonaparte ; mais il est impossible de nier que cette vive et vaste intelligence s’adaptait à la {p. 254}guerre aussi bien et mieux peut-être qu’à la paix, et que, si la destinée, au lieu de le pousser à la tribune, au ministère, à la froide table de l’historien, l’avait poussé sur les champs de bataille, l’Europe aurait compté un grand général de plus dans ses fastes. L’esprit universel peut tout ; la fortune avare et aveugle ne nous donne qu’un rôle quand la nature nous a façonné souvent pour tous les rôles à la fois ; voilà pourquoi il est si cruel pour les riches natures de mourir sans avoir, comme elles disent, accompli leur destinée.

III §

Suivons maintenant M. Thiers dans cette série immense de campagnes qui vont se presser et se dérouler sous sa plume : le voilà sur son terrain.

Napoléon rentré à Paris, les négociations de 1806, pour convertir en traité de paix les conventions sommaires de Presbourg, s’ouvrent. Ce traité contient des germes nouveaux de {p. 255}guerre : l’Autriche est dépouillée ; la Russie, humiliée et impatiente de venger sa malheureuse apparition sur le champ de bataille d’Austerlitz, se réfugie dans un isolement plein de rancunes ; elle impute sa défaite à la lâcheté de l’Allemagne, mais elle ne peut consentir sans amertume à laisser triompher impunément Napoléon du continent. La Prusse, infidèle à tous ses alliés à la fois, accepte la dépouille de l’Angleterre dans le Hanovre, se réjouit de l’abaissement de l’Autriche, s’allie ostensiblement avec Napoléon par terreur, et négocie déjà secrètement avec la Russie une coalition ambiguë comme sa situation. Jamais les manœuvres ténébreuses de cette cour punique n’ont été mieux éclairées que par M. Thiers. Son livre fera dans l’avenir à cette puissance plus de tort que la bataille d’Iéna ; la bataille d’Iéna ne lui a enlevé que des territoires, le livre de M. Thiers lui enlève l’estime du monde.

IV §

Cependant Napoléon se hâte de profiter de {p. 256}la stupeur d’Austerlitz pour expulser les Bourbons de Naples ; son frère Joseph est élevé au trône des Deux-Siciles. M. Pitt, l’Annibal anglais, meurt au moment où il renoue les fils d’une coalition dans sa main. M. Fox, déclamateur de la paix, lui succède pour déclamer la guerre. Le jugement de M. Thiers sur cet éloquent orateur d’opposition et sur ce faible ministre est de nouveau partial et faux comme un jugement populaire ; ce jugement ne sera pas celui de l’histoire : M. Fox n’a laissé que du talent, la faveur aveugle de son pays ; la postérité juge les hommes d’État par leurs actes et non par leurs discours. Si M. Fox avait été un homme d’État tel que M. Thiers s’efforce en vain de le dépeindre, M. Fox aurait renouvelé très facilement alors la paix d’Amiens entre l’Angleterre et la France ; mais, obstacle à la guerre pendant que son pays devait la soutenir, et impuissant pour la paix au moment où la paix était possible et honorable, M. Fox n’osa pas professer comme ministre les principes pacifiques qu’il avait professés comme chef de parti. Il mourut bientôt après son grand rival Pitt ; il laissait une mémoire, mais il laissa peu de regrets. L’appréciation de ce caractère par M. Thiers {p. 257}ici n’est pas de l’histoire d’homme d’État, c’est du panégyrique d’orateur. Il importe à la jeunesse actuelle de la prémunir contre cette partialité de l’historien. La gloire de M. Fox ne fut jamais qu’une vogue de popularité parlementaire, un Wilkes aristocrate, voilà tout.

V §

Cette faute de M. Fox ouvre à Napoléon la carrière libre sur le continent pour une ambition qui devient sans limite. Il rêve l’empire d’Occident ; il couronne son second frère Louis roi de Hollande ; son beau-frère Murat reçoit le duché de Berg ; des principautés sont données à tous les princes et à toutes les princesses de sa famille ; ses généraux reçoivent des titres, des dotations, des souverainetés ; il partage les dépouilles d’Austerlitz entre sa cour ; il rétrécit ou il élargit à son gré les États des princes allemands ; il crée la Confédération du Rhin, dont il se déclare le chef : grande pensée qui lui crée un parti français en Allemagne, et qui mine l’Autriche par les mains de ses propres feudataires. Pendant ces créations des {p. 258}éléments d’un empire d’Occident, il appuie sa politique d’intimidation de l’Allemagne par une armée de cinq cent mille vétérans, légions françaises qui savent les routes de la Germanie.

La Prusse, subissant la peine de ses triples intrigues dévoilées, se croit menacée dans son existence ; elle arme hors de propos, comme elle avait désarmé hors de l’honneur allemand. La Russie, prête à signer une alliance avec Napoléon, hésite et retire sa main en voyant l’attitude hostile de la Prusse. Tout se prépare à la guerre sans qu’on puisse l’imputer à personne, si ce n’est aux hésitations de M. Fox et aux agitations toujours intempestives de la Prusse.

Napoléon avait déjà 170 000 hommes cantonnés en Allemagne sous ses meilleurs lieutenants ; en vingt jours le reste est organisé et en route pour recevoir ou pour porter le premier coup à la Prusse. L’Autriche est neutre par représailles de la neutralité de la cour de Berlin pendant la campagne d’Austerlitz. La Russie est trop loin pour arriver à temps sur le champ de manœuvre. L’Angleterre, justement irritée de l’acceptation du Hanovre, sa dépouille, par la cour de Berlin, regarde sans intérêt la lutte. L’armée de Napoléon est émue {p. 259}de ses récents triomphes, des insultes des Prussiens, de l’impatience de sonder enfin sur le champ de bataille cette prestigieuse renommée de la tactique et de l’invincibilité des troupes et des généraux du grand Frédéric. Divisée en sept corps d’armée et commandée par des lieutenants assouplis à la main du maître, Marmont, Bernadotte, Davout, Soult, Lannes, Ney, Augereau, Oudinot, Murat, elle présentait deux cent mille combattants aguerris, attendant à Wurzbourg la présence de Napoléon. Le plan de la campagne conçu par Napoléon à loisir et pertinemment exposé par M. Thiers est la plus lumineuse préface de la bataille.

Le vieux duc de Brunswick est trop illustre par son titre d’élève du grand Frédéric pour qu’on puisse donner un autre généralissime à l’armée prussienne ; il est trop suranné néanmoins, et trop discrédité par son invasion malheureuse de la France et par sa retraite de Champagne en 1792, pour inspirer la confiance à l’armée prussienne ; cette armée de 180 000 hommes mollit sous sa main. La cour de Prusse, enthousiasmée par la beauté et le patriotisme de sa reine, porte plus de jactance que de solidité dans l’armée ; les plans de campagne s’y {p. 260}forment et s’y brisent en un instant ; on consume le temps en conseils de guerre ; on finit par diviser l’armée en deux corps pour satisfaire aux exigences de deux généraux.

Pendant ces hésitations Napoléon s’avance, avec l’unité de direction et la rapidité de marche d’un commandement absolu, à travers la Franconie et la Saxe ; les avant-gardes s’entrechoquent ; le prince Louis de Prusse, le plus chevaleresque des partisans de la guerre à la cour de son frère, tombe mort sous le sabre d’un sous-officier français ; le duc de Brunswick replie l’armée sur Naumbourg, laissant 50 000 hommes sous le prince de Hohenlohe, à Iéna ; Napoléon arrive avec ses masses en vue de la ville. La description de la vallée d’Iéna et des hauteurs étagées où campe l’armée prussienne est un véritable modèle de topographie militaire ; la nuit qui précède la bataille n’est pas moins solennellement décrite.

« La journée du 13 s’était écoulée ; une obscurité profonde enveloppait le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre d’un carré formé par sa garde, et n’avait laissé allumer que quelques feux ; mais l’armée prussienne avait allumé tous les siens. On voyait {p. 261}les feux du prince de Hohenlohe sur toute l’étendue des plateaux, et au fond de l’horizon à droite, sur les hauteurs de Naumbourg, que surmontait le vieux château d’Eckartsberg, ceux de l’armée du duc de Brunswick, devenu tout à coup visible pour Napoléon. Il pensa que, loin de se retirer, toutes les forces prussiennes venaient prendre part à la bataille. Il envoya sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux Davout et Bernadotte. Il prescrivit au maréchal Davout de bien garder le pont de Naumbourg, et même de le franchir, s’il était possible, pour tomber sur les derrières des Prussiens, pendant qu’on les combattrait de front. Il ordonna au maréchal Bernadotte, qui était placé en intermédiaire, de concourir au mouvement projeté, soit en se joignant au maréchal Davout s’il était près de celui-ci, soit en se jetant directement sur le flanc des Prussiens s’il avait déjà pris à Dornbourg une position plus rapprochée d’Iéna. Enfin il enjoignit à Murat d’arriver le plus tôt qu’il pourrait avec sa cavalerie. »

Voyez le réveil !

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{p. 262}« Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à ses lieutenants et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit était froide, la campagne couverte au loin d’un brouillard épais, comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille d’Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats, leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l’année précédente ; que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de l’Elbe et de l’Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux Français la monarchie prussienne tout entière ; que, dans une telle situation, le corps français qui se laisserait battre ferait échouer les plus vastes desseins et se déshonorerait à jamais. Il les engagea fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à la recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris : En avant ! Vive l’Empereur ! accueillirent partout ses paroles. Quoique le brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris {p. 263}de joie de nos soldats, et allèrent donner l’alarme au général Tauenzien. »

L’espace que Napoléon cherchait d’abord à conquérir pour y déployer son armée encore à demi cachée derrière les montagnes est balayé avant dix heures du matin. Les manœuvres alors se développent, les charges se croisent, les péripéties de la mêlée se nouent et se dénouent sur mille champs de carnage à la fois. L’armée prussienne, acculée aux monticules derrière Iéna, les gravit en retraite, puis, chargée par la cavalerie irrésistible de Murat, se précipite en déroute comme une avalanche sur la route de la Thuringe. Lisez cette déroute, écrite avec la fougue, la poudre et le sang de la bataille elle-même. L’historien dont la vive imagination a ressuscité sur les lieux ces deux armées n’est plus historien ; il est combattant, soldat, général, peintre de bataille.

« Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de bataille, il n’y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde, cinquante mille au plus avaient combattu et suffi {p. 264}pour culbuter l’armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée d’une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni drapeau ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe. Environ douze mille Prussiens et Saxons, morts ou blessés, environ quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la campagne d’Iéna à Weimar. On voyait, étendus sur la terre et en nombre plus qu’ordinaire, une quantité d’officiers prussiens qui avaient noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille prisonniers, deux cents pièces de canon étaient aux mains de nos soldats, ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville d’Iéna, et, des plateaux où l’on avait combattu, on voyait des colonnes de flammes s’élever du sein de l’obscurité. Les obus des Français sillonnaient la ville de Weimar et la menaçaient d’un sort semblable. Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans pitié tout ce qui n’était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient rempli d’effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et théâtre paisible du plus beau commerce {p. 265}d’esprit qui fût alors au monde ! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui. Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s’occupait, suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les cris de Vive l’Empereur ! se mêler aux gémissements des mourants. Scènes terribles, dont l’aspect serait intolérable si le génie, si l’héroïsme déployés n’en rachetaient l’horreur, et si la gloire, cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses rayons éblouissants ! »

Le duc de Brunswick et le vieux Mollendorf, son rival, se réunissent à quelques lieues pour forcer le passage défendu par le corps isolé de Davout. Davout ne combat pas en lieutenant de Napoléon, mais en lieutenant de Léonidas à ces Thermopyles. Il résiste à cent mille hommes avec vingt mille, pour donner à Napoléon le temps d’accourir à une seconde victoire. Cette victoire emporte tout.

« Le duc de Brunswick, en voyant l’opiniâtre résistance des Français, éprouvait un secret désespoir et croyait toucher à la catastrophe dont {p. 266}le pressentiment assiégeait depuis un mois son âme attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais au feu, veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens et les conduire à l’assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain qui se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir plus sûrement au village. Tandis qu’il les exhorte et leur montre le chemin, un biscaïen l’atteint au visage et lui fait une blessure mortelle. On l’emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure, pour que l’armée ne reconnaisse pas l’illustre blessé. À cette nouvelle, une noble fureur s’empare de l’état-major prussien. Le respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée ; il s’avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a un cheval tué sans quitter le feu. »

La déroute suprême est peinte comme les deux batailles ; la monarchie prussienne est anéantie dans son armée. Napoléon, resté à Iéna, hésite à croire à ce second et complet triomphe de sa fortune. Davout aurait mérité dans l’antiquité le nom de Prussique, comme Scipion celui d’Africain. La campagne est à {p. 267}Napoléon, la victoire est à Davout ; l’historien ici est juste. Ce général égale et souvent surpasse son maître ; il ne lui manque que le commandement suprême, qui attribue la gloire à celui pour qui meurent ou triomphent ses lieutenants.

M. Thiers rétablit partout dans le reste de cette histoire l’équilibre et même la supériorité fréquente du génie des campagnes en faveur de Davout.

VI §

On marche sur Berlin.

Une anecdote heureusement placée interrompt ici la sévérité du récit épique.

« Après avoir laissé prendre un peu d’avance à ses corps d’armée, Napoléon partit, le 24 octobre, pour se rendre à Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage violent, bien que le temps n’eût cessé d’être fort beau depuis le commencement de la campagne. Ce n’était pas sa coutume de s’arrêter pour un tel motif ; cependant on lui offrit de s’abriter {p. 268}dans une maison située au milieu des bois et appartenant à un officier des chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes qui, d’après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des personnes d’un rang élevé, reçurent autour d’un grand feu ce groupe d’officiers français que, par crainte autant que par politesse, on se serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se rangeaient avec respect, lorsque l’une d’elles, jeune encore, saisie d’une vive émotion, s’écria : “Voilà l’Empereur ! — Comment me connaissez-vous ? lui dit sèchement Napoléon. — Sire, lui répondit-elle, je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte. — Et que faisiez-vous en Égypte ? — J’étais l’épouse d’un officier qui est mort à votre service. J’ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais j’étais étrangère, je n’ai pu l’obtenir, et je suis venue chez la maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m’accueillir et me confier l’éducation de ses enfants.” Le visage d’abord sévère de Napoléon, mécontent d’être reconnu, s’était tout à coup adouci. “Eh bien, madame, lui dit-il, {p. 269}vous aurez une pension, et quant à votre fils, je me charge de son éducation.”

« Le soir même il voulut revêtir de sa signature l’une et l’autre de ces résolutions, et dit en souriant : “Je n’avais jamais eu d’aventure dans une forêt, à la suite d’un orage ; en voilà une et des meilleures.”

« Il arriva le 25 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui s’appelait le philosophe de Sans-Souci, et avec quelque raison, car il sembla porter le poids de l’épée et du sceptre avec une indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l’Europe, on oserait même ajouter de ses peuples, s’il n’avait mis tant de soin à les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l’église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On conservait à Potsdam l’épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de l’Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s’écriant : “Voilà un beau présent {p. 270}pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l’armée de Hanovre. Ils seront heureux, sans doute, quand ils verront en notre pouvoir l’épée de celui qui les vainquit à Rosbach ! ”

« Napoléon, s’emparant avec tant de respect de ces précieuses reliques, n’offensait assurément ni Frédéric ni la nation prussienne ; mais combien est extraordinaire, digne de méditation, l’enchaînement mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce monde ! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d’une manière bien étrange ! Ce roi philosophe, qui, sans qu’il s’en doutât, s’était fait, du haut du trône, l’un des promoteurs de la Révolution française, couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de cette Révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de Potsdam ! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur d’Iéna. Quel spectacle ! »

VII §

{p. 271}Le style, dans cette anecdote familière et dans cette réflexion philosophique, n’est pas à la hauteur de l’événement ; mais la réflexion est si sensée qu’on oublie l’insuffisance du style. La Révolution, en effet, rebroussant sa route de Paris à Berlin, semblait venir remonter à Berlin à une de ses sources ; mais ce prétendu reflux de la Révolution sur Berlin n’était qu’une illusion ; un esprit aussi net que celui de M. Thiers, quand il est désintéressé, devait le comprendre. Ce n’était pas la Révolution qui entrait avec les armées françaises à Potsdam, c’était la contre-révolution. Napoléon n’était pas le soldat de la Révolution, il en était la réaction personnifiée dans un grand soldat ; entre la Révolution et lui il y avait la différence du sabre à l’idée, mais c’est la faiblesse de situation ou de jugement de M. Thiers de confondre toujours le missionnaire armé du despotisme avec le missionnaire de la liberté. Cela peut être un ingénieux paradoxe au service de ceux qui {p. 272}veulent glorifier à la fois la France sous deux formes : la force et l’idée ; mais cela ne sera jamais une vérité historique. Il ne faut pas laisser ce sophisme à nos neveux.

VIII §

En un mois la monarchie prussienne avait cessé d’exister avec son armée ; prodigieuse faiblesse des États purement militaires ! M. Thiers en résume parfaitement la raison.

« Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la sommation de quelques hussards ou de quelques compagnies d’infanterie légère, on le trouvera dans la démoralisation qui suit ordinairement une présomption folle. Après avoir nié, non pas les victoires des Français, qui n’étaient pas niables, mais leur supériorité militaire, les Prussiens en furent tellement saisis, à la première rencontre, qu’ils ne crurent plus la résistance possible et s’enfuirent en jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l’Europe le fut avec eux. Elle frémit {p. 273}tout entière après Iéna, plus encore qu’après Austerlitz, car après Austerlitz la confiance dans l’armée prussienne restait du moins aux ennemis de la France. Après Iéna, le continent entier semblait appartenir à l’armée française. Les soldats du grand Frédéric avaient été la dernière ressource de l’envie : ces soldats vaincus, il ne restait à l’envie que cette autre ressource, la seule, hélas ! qui ne lui manque jamais, de prédire les fautes d’un génie désormais irrésistible, de prétendre qu’à de tels succès aucune raison humaine ne pourrait tenir ; et il est malheureusement vrai que le génie, après avoir désespéré l’envie par ses succès, se charge lui-même de la consoler par ses fautes. »

IX §

Maître de la monarchie prussienne, sûr de l’immobilité de la Russie, de la tolérance forcée de l’Autriche, de la complaisance de l’Espagne, de l’obéissance de la Hollande, Napoléon rêve à Berlin le blocus du continent contre l’Angleterre, qu’il veut étouffer dans son île par l’écoulement refoulé de ses {p. 274}produits sur ses manufactures. Impuissant à la guerre des boulets contre elle, il lui déclare la guerre de l’argent, la ruine commerciale au lieu de la dévastation par les armes ; pensée gigantesque qui aurait exigé pour être accomplie la possession incontestée du continent tout entier, et qui, pour tuer le commerce d’une île, tuait d’abord le commerce du continent lui-même. C’était une violence contre la nature des choses qui ne pouvait, comme toutes les violences de cette nature, aboutir qu’à l’impuissance et à la ruine de la France.

X §

La campagne de 1807 en Pologne contre les restes des Prussiens et contre les Russes est une étude d’un vif intérêt pour les militaires, étude trop savante et trop détaillée peut-être pour le commun des lecteurs. C’est un manuel d’état-major plus qu’un livre de bibliothèque. Mais la bataille d’Eylau, qui termine ce vingt-cinquième livre, le relève à la hauteur de l’épopée. L’historien ici est surtout grand paysagiste.

{p. 275}« Depuis qu’on avait débouché sur Eylau le pays se montrait uni et découvert. La petite ville d’Eylau, située sur une légère éminence et surmontée d’une flèche gothique, était le seul point saillant du terrain. À droite de l’église, le sol, s’abaissant quelque peu, présentait un cimetière. En face il se relevait sensiblement, et, sur ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d’eau au printemps, desséchés en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant à parquer le bétail, formaient-elles un point d’appui ou un obstacle sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles en une neige épaisse ajoutait sa tristesse à celle des lieux, tristesse qui saisit les yeux et les cœurs dès que la naissance du jour, très tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.

« Les Russes étaient rangés sur deux lignes fort rapprochées l’une de l’autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient été disposées sur les parties saillantes du terrain. {p. 276}En arrière, deux colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne de bataille, semblaient destinées à la soutenir et à l’empêcher de plier sous le choc des Français. Une forte réserve d’artillerie était placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait partie en arrière, partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement dispersés, tenaient cette fois au corps même de l’armée. Il était évident qu’à l’énergie, à la dextérité des Français, les Russes avaient voulu, sur ce terrain découvert, opposer une masse compacte, défendue sur son front par une nombreuse artillerie, fortement étayée par derrière, une véritable muraille enfin, lançant une pluie de feu. Napoléon, à cheval dès la pointe du jour, s’était établi de sa personne dans le cimetière à la droite d’Eylau. Là, protégé à peine par quelques arbres, il voyait parfaitement la position des Russes, lesquels, déjà en bataille, avaient ouvert le feu par une canonnade qui devenait à chaque instant plus vive. On pouvait prévoir que le canon serait l’arme de cette journée terrible. »

XI §

{p. 277}L’immense carnage de ce champ de bataille disputé aux frimas, aux extrémités de la Sarmatie, entre l’armée française épuisée de sang et l’armée russe brillant de se venger de la défaite d’Austerlitz, est une des scènes les plus tragiques dont l’histoire puisse consterner l’humanité. Le corps d’armée d’Augereau reste presque tout entier dans la neige, écrasé par les batteries russes. Le reste de cette armée se replie en ordre sur le cimetière d’Eylau, comme pour se grouper et pour mourir autour de son empereur.

« Tout à coup, dit l’historien, la neige, ayant cessé de tomber, permit d’apercevoir ce douloureux spectacle. Sur six ou sept mille combattants, quatre mille environ, morts ou blessés, jonchaient la terre. Augereau, atteint lui-même d’une blessure, plus touché au reste du désastre de son corps d’armée que du péril, fut porté dans le cimetière d’Eylau, aux pieds de Napoléon, auquel il se plaignit, non sans amertume, {p. 278}de n’avoir pas été secouru à temps ; une morne tristesse régnait sur les visages dans l’état-major impérial. Napoléon, calme et ferme, imposant aux autres l’impassibilité qu’il s’imposait à lui-même, adressa quelques paroles de consolation à Augereau, puis il le renvoya sur les derrières, et prit ses mesures pour réparer le dommage. Lançant d’abord les chasseurs de sa garde, et quelques escadrons de dragons qui étaient à sa portée, pour ramener la cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et lui ordonna de tenter un effort décisif sur la ligne d’infanterie qui formait le centre de l’armée russe, et qui, profitant du désastre d’Augereau, commençait à se porter en avant. Au premier ordre, Murat était accouru au galop. — “Eh bien, lui dit Napoléon, nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ? ” Alors il prescrivit à cet héroïque chef de sa cavalerie de réunir les chasseurs, les dragons, les cuirassiers, et de se jeter sur les Russes avec quatre-vingts escadrons, pour essayer tout ce que pouvait l’élan d’une pareille masse d’hommes à cheval, chargeant avec fureur une infanterie réputée inébranlable. La cavalerie de la garde fut portée en avant, prête à joindre son choc à celui de la cavalerie de l’armée. Le moment {p. 279}était critique, car si l’infanterie russe n’était pas arrêtée, elle allait aborder le cimetière, centre de la position, et Napoléon n’avait pour le défendre que les six bataillons à pied de la garde impériale.

« Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le corps d’Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine. Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le terrain et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier, renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui précédaient l’infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général d’Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté consommée dans l’art de manier une cavalerie nombreuse, se présente avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes, s’ébranlent et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent {p. 280}pas, et, se repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin, l’une d’elles, lancée avec plus de violence, renverse sur un point l’infanterie ennemie, et y ouvre une brèche à travers laquelle cuirassiers et dragons pénètrent à l’envi les uns des autres.

« Comme un fleuve qui a commencé à percer une digue l’emporte bientôt tout entière, la masse de nos escadrons, ayant une fois entamé l’infanterie des Russes, achève en peu d’instants de renverser leur première ligne. Nos cavaliers se dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s’engage entre eux et les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d’infanterie est ainsi culbutée et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière réserve d’artillerie. Les Russes la mettent en batterie et tirent confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s’inquiétant peu de mitrailler amis et ennemis, pourvu qu’ils se débarrassent de nos redoutables cavaliers. Le général d’Hautpoul est frappé à mort par un biscaïen.

{p. 281}« Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la seconde ligne de l’infanterie russe, quelques parties de la première se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l’un des héros de l’armée, s’élancent à leur tour pour seconder les efforts de Murat. Ils partent au galop, chargent les groupes d’infanterie qu’ils aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent la destruction du centre de l’armée russe, dont les débris achèvent de s’enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d’asile.

« Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste ligne d’infanterie s’était avancé jusqu’au cimetière même. »

La garde se précipite et sauve son empereur ; le champ de bataille, à la fin de cette courte journée d’hiver, reste indivis entre les vivants et les morts. Soixante mille cadavres ou blessés jonchent la neige ; les Russes se retirent un peu plus loin dans la nuit, plutôt pour attirer Napoléon que pour lui céder la victoire ; la victoire n’est à personne cette fois qu’à la mort. Jamais victoire ne fut plus près d’une défaite.

Napoléon ressaisit la victoire sur le Niémen, {p. 282}l’été suivant. La bataille savante de Friedland lui rend son ascendant sur le jeune empereur de Russie, Alexandre. L’entrevue de Tilsitt entre ce jeune prince et Napoléon est racontée avec complaisance et avec charme par M. Thiers. La diplomatie se mêle à l’adulation des deux côtés ; on se sacrifie l’Angleterre, on se partage en secret le monde européen ; le génie grec dans l’empereur Alexandre et le génie italien dans l’empereur Napoléon luttent de souplesse et de séduction après avoir lutté d’héroïsme. La Turquie est impolitiquement livrée par Napoléon à l’ambition moscovite, la Suède lui est offerte en hommage. L’alliance est scellée par ces promesses mutuelles ; la Prusse presque entière est abandonnée par son dernier allié Alexandre au vainqueur d’Iéna ; elle a mérité son sort par la duplicité de sa diplomatie depuis qu’elle existe ; mais Napoléon traite avec dédain son héroïque et belle reine, que la fortune amène en larmes à Tilsitt. Il ne discute plus, il impose à la Russie, devenue sa complice, et à la Prusse vaincue, des traités qui lui livrent le continent tout entier, à l’exception de ce qui reste à l’Autriche.

M. Thiers blâme ici avec raison son héros {p. 283}d’avoir fait trop ou trop peu pour la Prusse ; il était plus logique et plus sûr, selon nous, de l’effacer tout entière de la carte de l’Allemagne et de la Pologne que de la laisser, mécontente et infidèle, couver d’implacables ressentiments. Génie audacieux et sûr dans la guerre, génie hésitant et timide dans les congrès, Napoléon, ici comme partout, n’a que des demi-résultats après de complètes victoires. La diplomatie manquait complétement à sa nature.

XII §

À peine rentré en France il se repent de n’avoir ni anéanti la Prusse ni reconstitué la Pologne ; il se fie à l’alliance ambitieuse du jeune empereur de Russie, à l’alliance humiliée de la Prusse, à l’alliance mal désarmée de l’Autriche ; ses pensées grandissent vers le Midi plus que sa base dans le Nord ; il laisse l’élite de ses forces de la Vistule au Rhin et il forme des armées équivoques destinées éventuellement contre l’Espagne et le Portugal. Il lui faut des trônes pour toutes les ambitions de sa famille ; {p. 284}il veut que tout le midi du continent appartienne à une seule dynastie composée d’une confédération de couronnes : le monde bourbonien doit devenir le monde napoléonien. Ce n’est plus de la diplomatie raisonnée d’un homme d’État, c’est le songe d’un favori de la fortune. L’homme habile qu’il a chargé d’éclairer et de modérer ses négociations, M. de Talleyrand, cherche en vain à l’éclairer ; il s’irrite contre la raison, il fait des traités avec l’Espagne et il les brise le lendemain. L’historien, ici dominé par la puissance de la vérité, renonce enfin à flatter son héros ; il se contente de le peindre, il le donne en spectacle et on peut dire même en scandale à la justice de l’histoire. Le récit des embûches dressées en Espagne au malheureux roi Charles IV et à ses fils, l’astuce avec laquelle Napoléon attire cette cour à Bayonne et où il détrône le père par le fils, le fils par le père, est d’une implacable sévérité. La conscience reprend ses droits ; c’est un des crimes historiques les plus fortement burinés par un écrivain contre un maître du monde. La tragédie ne suffit pas ici pour fournir les couleurs au tableau, la comédie lui en prête ; Molière, Beaumarchais, Machiavel, Tacite {p. 285}semblent forcés de se réunir dans ces ténébreuses journées de Bayonne pour peindre un rôle où l’intrigue, l’hypocrisie, la violence et la trahison surpassent Alexandre VI, Tartufe et César dans un même acte diplomatique. M. Thiers n’a manqué ici à aucun des rigoureux devoirs du moraliste. Le jugement est d’autant plus convainquant pour le lecteur qu’au lieu d’être écrit en phrases il est écrit en actes. M. Thiers le résume cependant lui-même en une réflexion courte, mais expressive.

« Napoléon fut entraîné ainsi, dit-il, de la ruse à la fourberie ; il ajoute à son nom la seconde des deux taches qui ternissent sa gloire (Vincennes et Bayonne). Il lui restait pour l’absoudre le bien à faire à l’Espagne et par l’Espagne à la France. » (Comme si on pouvait jamais s’absoudre du sang innocent et du larcin d’un peuple par les avantages résultant d’un attentat et d’une perfidie !) « La Providence, poursuit M. Thiers, ne lui réservait pas même ce moyen de se laver d’une perfidie indigne de son caractère. Mais ne devançons pas la justice des temps ; les récits qui vont suivre montreront bientôt cette justice redoutable sortant des événements eux-mêmes et punissant {p. 286}le génie qui n’est pas plus dispensé que la médiocrité elle-même de loyauté et de bon sens ! »

XIII §

L’expression ici même est encore faible dans sa justice, car la médiocrité serait plutôt une excuse de la déloyauté que le génie ; le génie n’est pas une excuse, il est une aggravation de tous les crimes ; car le génie est une lumière et une force ; il lui est moins permis de s’aveugler et de faiblir qu’à la médiocrité, qui est une obscurité et une faiblesse. Il faut à chaque instant dans cette histoire redresser le sens moral qui est dans l’intention de la phrase et qui trébuche sous le mot ; on sent qu’il en coûte trop à l’écrivain de faire justice tout entière, et qu’il réserve toujours une indulgence à la victoire et une amnistie au bonheur.

Quoi qu’il en soit, ce huitième volume de M. Thiers restera dans toutes les langues le plus beau volume de l’histoire moderne d’Espagne et de France. L’indignation rendit à un peuple en décadence l’énergie qui retrempe les {p. 287}nationalités, et la victoire du droit national qui fait triompher l’âme et le sol d’un peuple des embûches des diplomates et des armées des conquérants.

XIV §

Rien n’était si impolitique que cette diversion inutile et insensée des forces de la France en Espagne et en Portugal pour asseoir un frère et un lieutenant de Napoléon à Madrid et à Lisbonne, pendant que la Russie, l’Autriche, la Prusse humiliée se concertaient sourdement en Allemagne pour recouvrer ce que les campagnes incomplètes d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Friedland leur avaient ravi. M. Thiers le démontre avec une irréfragable autorité de chiffres dans la savante décomposition des armées de Napoléon transportées avec d’immenses déperditions de forces et de finances du Nord au Midi, et du Midi au Nord.

Pendant que le Portugal et l’Espagne dévorent ces quatre cent mille Français livrés à des lieutenants sans autorité et sans unité dans ces {p. 288}conquêtes, l’Autriche arme, la Prusse gémit, la Russie exige l’accomplissement des concessions ambitieuses au prix desquelles l’empereur Alexandre a signé le traité de Tilsitt ; cet empereur veut la Turquie en retour de l’Espagne accordée à son allié Napoléon. Celui-ci recule devant la grandeur de la concession ; il espère séduire et retenir une seconde fois Alexandre par les blandices de l’ambition excitée et non satisfaite ; il court à Erfurt, il s’y rencontre avec Alexandre, il y négocie lui-même au milieu de la gloire et des fêtes ; il accorde quelques satisfactions d’amour-propre, de vanité, de situation à son jeune antagoniste ; il espère l’avoir rivé à sa politique ; il n’a fait que l’humilier et le dépopulariser en Russie.

Il revient en Espagne ; sa présence n’y produit qu’une seconde impulsion de ses armées vers Madrid. Il en est rappelé aussi soudainement qu’il y avait couru par l’explosion des préparatifs de l’Autriche. L’ambiguïté des préparatifs de la Russie accroît ses mesures et les précipite ; l’élite de ses troupes, rappelée d’Espagne et remplacée là par de nouvelles levées, traverse de nouveau la France et le Rhin. Il renouvelle à Ratisbonne {p. 289}et à Eckmühl les manœuvres moins triomphantes qui précédèrent Austerlitz. L’armée autrichienne de l’archiduc Charles, coupée et tronçonnée par ces manœuvres, est forcée de s’abriter sur la rive gauche du Danube et de découvrir Vienne. Il y entre ; il tente le passage du Danube en face de l’archiduc Charles et livre la bataille d’Essling.

Ici M. Thiers rentre dans sa nature ; il manœuvre, il décrit en tacticien, il combat avec une supériorité de lumière, de feu, qui ne laisse ni une pensée des généraux, ni un général, ni un soldat, ni une goutte de sang, ni un accident du fleuve ou du terrain dans l’ombre ; c’est une inondation de clarté sur quatre cent mille combattants sortant des ténèbres de la nuit pour s’entrechoquer au bord du Danube. La bataille commencée, interrompue, reprise trois fois avec un courage indomptable, mais avec une imprévoyance fatale, est trois fois suspendue par la crue des eaux du Danube et par la rupture des ponts. Tout autre général que celui qui n’avait pas de juge y aurait laissé sa réputation et compromis sa tête. Combattre avec la moitié de son armée pendant que l’autre moitié risque d’être coupée du champ de {p. 290}bataille avant de l’atteindre, et compromettre ainsi les deux moitiés à la fois, est une opération qui ne peut être excusée que par la toute-puissance. Si Mack ou le prince Charles avaient commis une telle témérité, et que cette témérité eût été punie par la perte de vingt mille hommes laissés, en se retirant, sur le champ de bataille, de quel blâme implacable et mérité les historiens n’auraient-ils pas stigmatisé une telle faute ? Ils appellent victoire dans Napoléon ce qu’ils auraient appelé désastre dans ses rivaux. Ses plus braves généraux restent sur le champ de carnage ; la nuit seule couvre le repliement des troupes aventurées et inégales vers le bord du fleuve ; les boulets des Autrichiens les écrasent au hasard dans l’obscurité.

« On n’entend au milieu de la canonnade que ce cri des officiers : Serrez les rangs ! Il n’y a plus, en effet, que cette manœuvre à exécuter jusqu’à la nuit, car il est impossible, soit d’éloigner l’ennemi, soit de le fuir par le pont qui conduit à l’île de Lobau. Cette retraite par une seule issue ne peut s’opérer qu’à la faveur de l’obscurité, et dans le mois de mai il faut attendre plusieurs heures encore les ténèbres {p. 291}salutaires qui doivent favoriser notre départ.

« Napoléon n’avait cessé, pendant la journée, de se tenir dans l’angle que décrivait notre ligne d’Aspern à Essling, d’Essling au fleuve, et où passaient tant de boulets. On l’avait pressé plusieurs fois de mettre à l’abri une vie de laquelle dépendait la vie de tous. Il ne l’avait pas voulu tant qu’il avait pu craindre une nouvelle attaque. Maintenant que l’ennemi, épuisé, se bornait à une canonnade, il résolut de reconnaître de ses yeux l’île de Lobau, d’y choisir le meilleur emplacement pour l’armée, d’y faire en un mot toutes les dispositions de retraite. Certain de la possession d’Essling, que les débris de la division Boudet et les fusiliers occupaient, il fit demander à Masséna s’il pouvait compter sur la possession d’Aspern, car, tant que ces deux points d’appui nous restaient, la retraite de l’armée était assurée. L’officier d’état-major César de Laville, envoyé à Masséna, le trouva assis sur des décombres, harassé de fatigue, les yeux enflammés, mais toujours plein de la même énergie. Il lui transmit son message, et Masséna, se levant, lui répondit avec un accent extraordinaire : “Allez dire à l’Empereur que je tiendrai deux heures, six, vingt-quatre {p. 292}s’il le faut, tant que cela sera nécessaire au salut de l’armée.”

« Napoléon, tranquillisé pour ces deux points, se dirigea sur-le-champ vers l’île de Lobau, en faisant dire à Masséna, à Bessières, à Berthier, de le venir joindre dès qu’ils pourraient quitter le poste confié à leur garde, afin de concerter la retraite qui devait s’opérer dans la nuit. Il courut au petit bras, lequel coulait entre la rive gauche et l’île de Lobau. Ce petit bras était devenu lui-même une grande rivière, et des moulins lancés par l’ennemi avaient plusieurs fois mis en péril le pont qui servait à le traverser. L’aspect de ses bords avait de quoi navrer le cœur. De longues files de blessés, les uns se traînant comme ils pouvaient, les autres placés sur les bras des soldats, ou déposés à terre en attendant qu’on les transportât dans l’île de Lobau, des cavaliers démontés jetant leurs cuirasses pour marcher plus aisément, une foule de chevaux blessés se portant instinctivement vers le fleuve pour se désaltérer dans ses eaux et s’embarrassant dans les cordages du pont jusqu’à devenir un danger, des centaines de voitures d’artillerie à moitié brisées, une indicible confusion et {p. 293}de douloureux gémissements, telle était la scène qui s’offrait et qui saisit Napoléon. Il descendit de cheval, prit de l’eau dans ses mains pour se rafraîchir le visage, et puis, apercevant une litière faite de branches d’arbres, sur laquelle gisait Lannes qu’on venait d’amputer, il courut à lui, le serra dans ses bras, lui exprima l’espérance de le conserver, et le trouva, quoique toujours héroïque, vivement affecté de se voir arrêté sitôt dans cette carrière de gloire. “Vous allez perdre, lui dit Lannes, celui qui fut votre meilleur ami et votre fidèle compagnon d’armes. Vivez, et sauvez l’armée ! ”

« La malveillance, qui commençait à se déchaîner contre Napoléon, et qu’il n’avait, hélas ! que trop provoquée, répandit alors le bruit de prétendus reproches que Lannes lui aurait adressés en mourant. Il n’en fut rien cependant. Lannes reçut avec une sorte de satisfaction convulsive les étreintes de son maître, et exprima sa douleur sans y mêler aucune parole amère. Il n’en était pas besoin : un seul de ses regards rappelant ce qu’il avait dit tant de fois sur le danger de guerres incessantes, le spectacle de ses deux jambes brisées, la mort d’un autre héros d’Italie, Saint-Hilaire, frappé dans la {p. 294}journée, l’horrible hécatombe de quarante à cinquante mille hommes couchés à terre, n’étaient-ce pas là autant de reproches assez cruels, assez faciles à comprendre ?

« Napoléon, après avoir serré Lannes dans ses bras, et se disant certainement à lui-même ce que le héros mourant ne lui avait pas dit, car le génie qui a commis des fautes est son juge le plus sévère, Napoléon remonta à cheval et voulut profiter de ce qui lui restait de jour pour visiter l’île de Lobau et arrêter ses dispositions de retraite. Après avoir parcouru l’île dans tous les sens, avoir examiné de ses propres yeux les divers bras du Danube, qui, changés en véritables bras de mer, roulaient les débris des rives supérieures, il acquit la conviction que l’armée trouverait dans l’île de Lobau un camp retranché où elle serait inexpugnable et où elle pourrait s’abriter deux ou trois jours, en attendant que le pont sur le grand bras du Danube fût rétabli. »

L’esprit de l’armée était surpris, troublé, abattu.

Alexandre eut le même accident après la même imprudence au passage de l’Indus, mais ses historiens n’inscrivirent pas son désastre au nombre de ses victoires. Essling compte parmi {p. 295}les victoires de Napoléon. M. Thiers lui confirme ce nom : c’est une flatterie. L’armée française ne fut jamais plus héroïque, mais son chef y fut vaincu par sa propre imprévoyance.

XV §

Le conseil de guerre tenu pendant la nuit au milieu de l’île de Lobau, refuge incertain, à la lueur des éclairs des batteries autrichiennes et sous la pluie des boulets ennemis, est une page épique sous la plume de l’historien.

« Le maréchal Masséna s’y était transporté dès qu’il avait cru pouvoir confier la garde d’Aspern à ses lieutenants. Le maréchal Bessières, le major général Berthier, quelques chefs de corps, le maréchal Davout, venu en bateau de la rive droite, étaient réunis à ce rendez-vous assigné au bord du Danube, au milieu des débris de cette sinistre journée. Là on tint un conseil de guerre. Napoléon n’avait pas pour habitude d’assembler de ces sortes de conseils, dans lesquels un esprit incertain cherche, sans les trouver, des résolutions qu’il ne {p. 296}sait pas prendre lui-même. Cette fois il avait besoin, non pas de demander un avis à ses lieutenants, mais de leur en donner un, de les remplir de sa pensée, de relever l’âme de ceux qui étaient ébranlés, et il est certain que, quoique leur courage de soldat fût inébranlable, leur esprit n’embrassait pas assez les difficultés et les ressources de la situation pour n’être pas à quelques degrés surpris, troublé, abattu. Le caractère qui fait supporter les revers est plus rare que l’héroïsme qui fait braver la mort.

« Napoléon, calme, confiant, car il voyait dans ce qui était arrivé un pur accident qui n’avait rien d’irréparable, provoqua les officiers présents à dire leur avis. En écoutant les discours tenus devant lui, il put se convaincre que ces deux journées avaient produit une forte impression, et que quelques-uns de ses lieutenants étaient partisans de la résolution de repasser tout de suite, non seulement le petit bras, afin de se retirer dans l’île de Lobau, mais aussi le grand bras, afin de se réunir le plus tôt possible au reste de l’armée, au risque de perdre tous les canons, tous les chevaux de l’artillerie et de la cavalerie, douze ou quinze {p. 297}mille blessés, enfin l’honneur des armes.

« À peine une telle pensée s’était-elle laissé entrevoir que Napoléon, prenant la parole avec l’autorité qui lui appartenait et avec la confiance, non pas feinte, mais sincère, que lui inspirait l’étendue de ses ressources, exposa ainsi la situation. “La journée avait été rude, disait-il, mais elle ne pouvait pas être considérée comme une défaite, puisqu’on avait conservé le champ de bataille, et c’était une merveille de se retirer sains et saufs après une pareille lutte, soutenue avec un immense fleuve à dos, et avec ses ponts détruits. Quant aux blessés et aux morts, la perte était grande, plus grande qu’aucune de celles que nous avions essuyées dans nos longues guerres, mais celle de l’ennemi avait dû être d’un tiers plus forte.” »

XVI §

Quelques semaines après, la bataille de Wagram, répétition identique, mais plus heureuse, de la bataille d’Essling sur le même champ de {p. 298}bataille, répara ce revers par un triomphe chèrement conquis.

Napoléon se hâte alors, comme à son ordinaire, de saisir dans un traité les fruits de la campagne au moment où il était impuissant à la poursuivre plus avant. L’Autriche, qui cède toujours pour revenir toujours sur ce qu’elle a cédé, ne marchande ni les concessions ni l’honneur. Napoléon songeait déjà à lui demander la plus personnelle de ses concessions : une épouse impériale du sang des Césars d’Allemagne pour s’apparenter au passé, ce prestige des monarchies. Il préméditait la répudiation de Joséphine ; elle ne pouvait lui donner rien de ce qui lui manquait désormais pour l’empire d’Occident : ni une filiation royale pour ses descendants, ni une perpétuité de son nom sur le trône. Le trente-septième livre, où M. Thiers raconte ce divorce, jette l’intérêt d’un drame de famille au milieu du drame militaire qui embrase l’Europe. Le cœur humain ne perd jamais ses droits dans l’histoire : quand l’intérêt descend de la tête dans le cœur, l’historien mêle heureusement quelques larmes de femmes à tout ce sang qui n’excite qu’une pitié abstraite dans l’âme des lecteurs. {p. 299}M. Thiers a montré dans ces pages qu’il pouvait attendrir au besoin ; son style, très souvent technique, s’élève jusqu’au diapason de la fibre du cœur humain, qui se déchire sous la pourpre avec les mêmes gémissements que sous la bure. Les scènes de Fontainebleau, entre Napoléon, Joséphine et ses enfants, ont des accents domestiques qui se mêlent, avec un pathétique contraste, à la solennité des négociations et des victoires. L’écrivain monte et descend avec le sujet, jamais au-dessus, il est vrai, mais toujours au niveau de l’événement public ou familier qu’il retrace.

XVII §

La déplorable guerre d’Espagne occupe avec un bien pâle intérêt tout le douzième volume de cette histoire ; on assiste avec tristesse et sans aucune espérance à cette obstination meurtrière d’une mauvaise et fausse pensée, qui, pour donner satisfaction à l’orgueil d’un homme, sacrifie un million d’hommes dans des guerres et dans des assassinats d’un peuple par {p. 300}un autre peuple. Napoléon y perd une à une les renommées de ses lieutenants, ses finances et ses armées. M. Thiers, ici aussi sévère que le destin, prend en pitié l’homme politique et commence à douter du génie au spectacle de tant de démence.

Mais ce génie en démence se révèle tout à coup à de bien plus vastes proportions par l’expédition de Russie en 1811. M. Thiers, qui cherche ici la raison dans la folie, croit trouver les motifs de cette invasion inverse du Nord par le Midi dans l’inobservation du système de blocus continental par la Russie. Nous croyons qu’il se trompe ; l’objet aurait été trop disproportionné à l’action. Ce n’était pas un intérêt économique, c’était un orgueil qui pouvait seul jeter ainsi la moitié d’un continent contre l’autre : le rêve de l’empire d’Occident partagé entre Alexandre et Napoléon était devenu le rêve de l’empire napoléonien unique. À l’exception de la guerre d’Espagne, lèpre systématique qui rongeait la force militaire de la France, le moment était assez bien choisi par Napoléon pour accomplir ce rêve. La Prusse était asservie ; l’Autriche avait donné à Napoléon dans sa fille, la jeune impératrice Marie-Louise, un gage de déférence {p. 301}et d’alliance qui paraissait irrévocable ; l’Italie était un auxiliaire, frémissant, mais obéissant, de son trésor et de son recrutement ; l’Allemagne était une confédération armée à ses ordres ; il pouvait entraîner toutes ces puissances dans une coalition apparente contre la Russie. Cette coalition de l’Allemagne contre la Russie était un suicide, puisque l’Allemagne allait ainsi anéantir le seul appui indépendant qu’elle pouvait espérer de retrouver un jour contre l’omnipotence de son oppresseur Napoléon ; mais il était si fort des souvenirs d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, qu’il pouvait tout commander à l’Allemagne, même le suicide.

XVIII §

Le récit des préparatifs et de la campagne de Russie rend ici à l’historien de l’Empire toutes les qualités spécialement techniques et militaires de son style ; il rassemble une à une, de toutes les parties de l’empire, de la Hollande, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Pologne, {p. 302}l’innombrable multitude d’hommes, de chevaux, de canons, de bagages, dont se compose la plus vaste armée d’invasion qui ait jamais foulé du même pas le sol de l’Europe, et il la conduit étape par étape jusqu’au bord du Niémen. Le passage de ce fleuve sous les yeux de Napoléon, et la revue en action de cette armée sur le fleuve et sur les deux rives du fleuve, est un chant d’Homère. Le sujet emporte l’écrivain, si ennemi de la vaine imagination, jusqu’à la poésie. Écoutez !

« Le 23 juin, après avoir couché, au milieu de la forêt de Wilkowisk, dans une petite ferme, et entouré de deux cent mille soldats, Napoléon déboucha de la forêt avec cette armée superbe, et vint se ranger au-dessus de Kowno, en face du fleuve qu’il s’agissait de franchir. La rive que nous occupions dominait partout la rive opposée, le temps était parfaitement beau, et on voyait le Niémen, coulant de notre droite à notre gauche, s’enfoncer paisiblement au couchant. Rien n’annonçait la présence de l’ennemi, si ce n’est quelques troupes de Cosaques qui couraient comme des oiseaux sauvages le long des rives du fleuve, et quelques granges incendiées dont la fumée s’élevait {p. 303}dans les airs. Le général Haxo, après une soigneuse reconnaissance, avait découvert à une lieue et demie au-dessus de Kowno, vers un endroit appelé Poniémon, un point où le Niémen, formant un contour très prononcé, offrait de grandes facilités pour le passage. Grâce à ce mouvement demi-circulaire du fleuve autour de la rive opposée, cette rive se présentait à nous comme une plaine entourée de tous côtés par nos troupes, dominée par notre artillerie, et offrant un point de débarquement des plus commodes, sous la protection de cinq à six cents bouches à feu. Napoléon, ayant emprunté le manteau d’un lancier polonais, alla, sous les coups de pistolet de quelques tirailleurs de cavalerie, reconnaître les lieux en compagnie du général Haxo, et, les ayant trouvés aussi favorables que le disait ce général, ordonna l’établissement des ponts pour la nuit même. Le général Éblé, qui avait fait arriver ses équipages de bateaux, eut ordre de jeter trois ponts, avec le concours de la division Morand, la première du maréchal Davout.

« À onze heures du soir, en effet, le 23 juin 1812, les voltigeurs de la division Morand se jetèrent dans quelques barques, traversèrent le {p. 304}Niémen, large en cet endroit de soixante à quatre-vingts toises, prirent possession sans coup férir de la rive droite, et aidèrent les pontonniers à fixer les amarres auxquelles devaient être attachés les bateaux. À la fin de la nuit, trois ponts, situés à cent toises l’un de l’autre, se trouvèrent solidement établis, et la cavalerie légère put passer sur l’autre bord.

« Le 24 juin au matin, ce qui, dans ce pays et en cette saison, pouvait signifier trois heures, le soleil se leva radieux et vint éclairer de ses feux une scène magnifique. On avait lu aux troupes, qui étaient pleines d’ardeur, une proclamation courte et énergique, conçue dans les termes suivants :

« “Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée…” »

« Ainsi le sort en était jeté ! Napoléon marchait vers l’intérieur de la Russie à la tête de quatre cent mille soldats, suivis de deux cent mille autres. Admirez ici l’entraînement des caractères ! Ce même homme, deux années auparavant revenu d’Autriche, ayant réfléchi un instant à la leçon d’Essling, avait songé à rendre la paix au monde et à son empire, à donner à son trône la stabilité de l’hérédité, à son caractère {p. 305}l’apparence des goûts de famille, et dans cette pensée avait contracté un mariage avec l’Autriche, la cour la plus vieille, la plus constante dans ses desseins. Il voulait apaiser les haines, évacuer l’Allemagne, et porter en Espagne toutes ses forces, pour y contraindre l’Angleterre à la paix, et avec l’Angleterre le monde, qui n’attendait que le signal de celle-ci pour se soumettre. Telles étaient ses pensées en 1810, et, cherchant de bonne foi à les réaliser, il imaginait le blocus continental qui devait contraindre l’Angleterre à la paix par la souffrance commerciale, s’efforçait de soumettre la Hollande à ce système, et, celle-ci résistant, il l’enlevait à son propre frère, la réunissait à son empire, et donnait à l’Europe, qu’il aurait voulu calmer, l’émotion d’un grand royaume réuni à la France par simple décret. Puis, trouvant le système du blocus incomplet, il prenait pour le compléter les villes hanséatiques, Brême, Hambourg, Lubeck, et, comme si le lion n’avait pu se reposer qu’en dévorant de nouvelles proies, il y ajoutait le Valais, Florence, Rome, et trouvait étonnant que quelque part on pût s’offusquer de telles entreprises.

{p. 306}« Pendant ce temps, il avait lancé sur Lisbonne son principal lieutenant, Masséna, pour aller porter à l’armée anglaise le coup mortel ; et, jugeant au frémissement du continent qu’il fallait garder des forces imposantes au Nord, il formait une vaste réunion de troupes sur l’Elbe, ne consacrait plus dès lors à l’Espagne que des forces insuffisantes, laissait Masséna sans secours perdre une partie de sa gloire, permettait que d’un lieu inconnu, Torrès-Védras, surgît une espérance pour l’Europe exaspérée, qu’il s’élevât un capitaine fatal pour lui et pour nous ; puis, n’admettant pas que la Russie, enhardie par les distances, pût opposer quelques objections à ses vues, il reportait brusquement ses pensées, ses forces, son génie, au Nord, pour y fixer la guerre par un de ces grands coups auxquels il avait habitué le monde et beaucoup trop habitué son âme ; abandonnant ainsi le certain, qu’il aurait pu atteindre sur le Tage, pour l’incertain, qu’il allait chercher entre le Dniéper et la Dwina !

« Voilà ce qui était advenu des desseins de ce César rêvant un instant d’être Auguste ! Et en ce moment il s’avançait au Nord, laissant derrière lui la France épuisée et dégoûtée d’une {p. 307}gloire sanglante, les âmes pieuses blessées de sa tyrannie religieuse, les âmes indépendantes, de sa tyrannie politique ; l’Europe enfin, révoltée du joug étranger qu’il faisait peser sur elle, et menait avec lui une armée où fermentait sourdement la plupart de ces sentiments, où s’entendaient toutes les langues, et qui n’avait pour lien que son génie et sa prospérité jusque-là invariable ! Qu’arriverait-il, à ces distances, de ce prodigieux artifice d’une armée de six cent mille soldats de toutes les nations, suivant une étoile, si cette étoile qu’ils suivaient venait tout à coup à pâlir ? L’univers, pour notre malheur, l’a su de manière à ne jamais l’oublier ; mais il faut, pour son instruction, lui apprendre, par le détail même des événements, ce qu’il n’a su que par le bruit d’une chute épouvantable.

« Nous allons nous engager dans ce douloureux et héroïque récit. La gloire, nous la trouverons à chaque pas ; le bonheur, hélas ! il faut y renoncer au-delà du Niémen ! »

XIX §

{p. 308}La gloire pour les soldats et les généraux, oui ! Mais la gloire pour le chef qui conçoit et qui exécute la perte de sept cent mille hommes pour une cause absurde, et par une poursuite insensée d’un but qu’il ne peut ni atteindre ni conserver, est-ce là le mot dont un écrivain philosophe doit décorer la folie meurtrière d’un conquérant ?

Mais, si la politique de l’historien est faible, le récit est magique. La marche de ces sept cent mille hommes à travers la Russie à la poursuite d’une bataille qui fuit toujours devant eux ; les tronçons d’armée laissés à chaque station et à chaque combat partiel sur cette longue route ; la victoire ruineuse de la Moskowa ; l’entrée à Moscou ; l’incendie de cette capitale qui ne laisse qu’un monceau de cendres à la conquête ; l’hésitation de la marche au-delà ou du retour qui rend les deux partis également funestes ; le retour à travers les frimas ; le passage de la Bérézina ; les convulsions {p. 309}héroïques et suprêmes de l’armée anéantie ; la dispersion de cette multitude dans les glaces de la Pologne ; le bilan sinistre de l’historien à Koenigsberg, qui réduit à une poignée d’hommes expirant dans les hôpitaux les débris de ces corps qui couvraient quelques mois avant les routes et les steppes de la Pologne ; cette nécrologie de la gloire est cette fois pour l’histoire la plus éloquente des rétributions. Le chiffre implacable est sa vengeance ; ce chiffre lui donne le courage d’énumérer les fautes de Napoléon dans cette campagne qui ne fut qu’un enchaînement de fautes ; et cependant l’historien hésite encore, à la dernière ligne, à prononcer le jugement définitif sur cet attentat contre l’humanité.

« Il faut laisser, dit-il, à celui qui se trompe si désastreusement, sa grandeur, qui ajoute encore à la grandeur de la leçon, et qui, pour les victimes, laisse au moins le dédommagement de la gloire. »

Non ! il faut laisser la grandeur aux grandes actions même malheureuses, accomplies ou tentées pour un grand but ; mais la grandeur aux mémorables et cruelles folies des hommes, il faut montrer qu’elle n’est que petitesse devant {p. 310}Dieu et devant la postérité. Nous cherchons en vain le dédommagement des victimes de cette démence dans la fausse gloire de celui qui a semé leurs six cent mille cadavres du Rhin à la Moskowa ! L’histoire, pour être vraiment nationale, ne doit pas toujours excuser, elle doit savoir maudire. La malédiction est la seule justice qui reste aux victimes contre les auteurs de ces désastres de l’humanité ; amollir cette justice, c’est désarmer la conscience des peuples et encourager les conquérants futurs à tout oser devant des historiens qui pardonnent tout.

XX §

Mais soyons juste nous-même envers l’historien ; ce mot n’est qu’une faiblesse de sa partialité pour la guerre. À dater de ce retour lamentable de Napoléon à Paris, où il entre seul avec le fantôme de son armée ensevelie, M. Thiers devient sinon sévère, du moins exigeant envers son héros.

Les désastres et l’évacuation de l’Espagne ; {p. 311}la campagne de Saxe, dernière étreinte des bras qui veulent retenir en vain le monde tout entier quand chacune de ses conquêtes lui échappe ; les faux retours de gloire à Dresde, à Lützen, à Bautzen ; les négociations de mauvaise foi avec l’Autriche, négociations aussi exigeantes après les revers qu’après les victoires ; le tombeau de la dernière armée française à Leipsick ; la retraite sur le Rhin ; le second retour de Napoléon sans armée à Paris, pour demander le dernier soldat à la terre qui lui a donné en trois ans trois armées de six cent mille soldats à jouer et à perdre, sont les dernières scènes de ce magnifique drame entre un homme et l’univers.

Arrêtons-nous ici, et voyons si l’écrivain aura la constance de conduire son héros jusqu’à Waterloo, où il tombe enfin dans le sang de ses derniers compagnons d’armes pour ne plus se relever que dans l’imagination sans mémoire des peuples. Nous le suivrons jusqu’où il voudra aller, car l’historien, pendant ces quinze volumes, est aussi entraînant que le héros.

XXI §

{p. 312}Telle est cette histoire ; malgré le petit nombre de défaillances de pensée ou de style, nous n’en connaissons aucune qui ait fourni d’une si forte haleine une si longue course à travers un si long temps. C’est le panorama militaire du globe ; seulement l’éternelle fumée du canon y voile trop tous les autres horizons de la civilisation moderne ; c’est l’histoire des armées plutôt que celle des peuples. On nous dira : C’est que les peuples n’étaient que des armées pendant le règne de Napoléon par le fer. Administrer et se combattre, c’est tout le sens de cet immense récit. Aussi ce livre sera-t-il à jamais le manuel des administrateurs et des militaires ; les philosophes, les politiques, les hommes de pensée, les hommes de liberté, les hommes de religion, les hommes d’humanité, les hommes de bien écriront à leur tour cette histoire en se plaçant à un autre point de vue que le champ de bataille, au point de vue du bien ou du mal {p. 313}fait au genre humain par ce héros de l’armée et par ce héros du despotisme.

Mais, tel que le préjugé populaire et tel que le fanatisme militaire veulent le considérer historiquement aujourd’hui, ce grand homme du fait, et non de l’idée, ne pouvait rencontrer un historien plus accompli que M. Thiers ; la naissance, le caractère, l’opinion, le talent de M. Thiers ont été, selon nous, une des bonnes fortunes de Napoléon. On dirait que la Providence a mis la main dans ce hasard : le héros a été fait pour l’historien, et l’historien a été fait pour le héros ; de la plume à l’épée ils se ressemblent. Sans Napoléon M. Thiers n’aurait pas pu écrire ce livre aussi supérieur à son Histoire de la Révolution que l’homme fait dans M. Thiers est supérieur au jeune homme qui essaye la plume avant de comprendre son sujet. Sans M. Thiers Napoléon existerait dans toute sa fantasmagorie gigantesque de légende populaire, mais il n’existerait pas historiquement dans toute la grandeur réelle de ses proportions colossales comme administrateur, comme général et comme despote. M. Thiers a reconstruit Napoléon, non avec des fables, mais avec des réalités ; voilà son œuvre : on ne la surpassera pas.

XXII §

{p. 314}Le génie à la fois séductible, précis et technique de M. Thiers était éminemment propre, on pourrait dire prédestiné, à ce grand ouvrage de sa vie d’écrivain. Quel autre que lui pouvait avoir cette patience facile, quoique obstinée au travail, de rechercher dans cet océan de documents financiers, administratifs, diplomatiques, surtout militaires, qu’il fallait réunir et compulser pour présenter des états de situation de cet immense empire, depuis le dernier centime perçu sur le dernier contribuable de Hollande, de Prusse, d’Espagne, d’Italie, de France, jusqu’au dernier soldat recruté directement ou auxiliairement par tout le continent, des bords du Tage aux bords de l’Elbe ou aux embouchures de l’Escaut ? Quel autre que lui pouvait entrer pertinemment dans l’exposition et dans l’analyse intelligente de ces négociations, jusque-là ténébreuses, du Concordat avec la cour de Rome ; du droit ecclésiastique avec le concile de Paris, du droit allemand avec les princes {p. 315}médiatisés de la Confédération du Rhin, des traités de Tilsitt, de Presbourg, des conférences de Dresde, des perfidies diplomatiques de Bayonne, des ultimatum aussitôt retirés qu’avancés du congrès de Dresde ? Quel autre que lui pouvait passer en revue, sur toutes les routes de l’empire, ces innombrables bandes de conscrits qui allaient, du dépôt du bataillon de marche au bataillon de guerre, former, d’étape en étape, ces prodigieux rassemblements d’hommes qu’on appelait l’armée de Boulogne, l’armée d’Austerlitz, l’armée de Wagram, l’armée d’Iéna, l’armée d’Espagne, l’armée de Moscou ? Quel autre que lui pouvait établir les plans de campagne, étudier sur les cartes et sur les lieux la topographie des champs de bataille, faire mouvoir les masses au doigt même du général en chef, porter l’œil et le jour sur les innombrables accidents de la lutte, débrouiller la mêlée, donner la raison secrète de la victoire ou de la déroute ? Puis, quand la fumée est abattue, compter, chiffres en mains, les fuyards, les blessés, les morts, et ramener ces tronçons mutilés de ces grands corps pour en recomposer, par le recrutement, des armées nouvelles ? Il fallait pour ce travail surhumain le génie administratif, {p. 316}le coup d’œil du géographe ; l’amour du chiffre, cet élément constructif de toute chose numérique ; la passion de la vérité matérielle ; l’intelligence des détails, sans lesquels il n’existe pas d’ensemble ; l’habitude des négociations, qui fait comprendre la pensée voilée sous les dépêches ; l’instinct militaire, qui fait manœuvrer à tort ou à droit les masses ; le goût de l’héroïsme, qui anime l’historien du feu de la gloire ; l’ordre dans l’esprit, qui fait qu’on ne s’égare jamais et qu’on n’égare pas un soldat dans cette déperdition de millions d’hommes ; enfin le mouvement de l’esprit, qui se plonge lui-même avec vertige dans le tourbillon des événements, des campagnes, des batailles, des victoires ou des défaites qu’on retrace en courant à la postérité. Toutes ces qualités, si rares dans un même esprit, M. Thiers les réunissait à un degré prodigieux dans un même homme ; voilà pourquoi il a fait seul et seul il pouvait faire l’histoire de Napoléon et de ses armées. À ce drame universel il fallait un écrivain universel. Tu es ille vir !

XXIII §

{p. 317}Nous entendons d’ici l’objection : L’homme universel nous le voyons bien, nous dit-on ; mais l’écrivain où est-il ? Or qu’est-ce qu’une histoire où l’écrivain manque ? Le style n’est-il pas la forme des choses écrites ? Ces choses sont-elles réellement écrites quand elles ne sont ni peintes, ni senties, ni réfléchies, et quand le narrateur fidèle n’est pas en même temps le suprême artiste ? L’intelligence suffit-elle à tout, comme le prétend M. Thiers dans sa théorie contre le style, et le génie d’écrire est-il donc inutile au génie de raconter ?

Ici nous pourrions, si nous le voulions bien, tirer une vigoureuse représaille de cette théorie de l’intelligence sans l’art et sans le génie, théorie exposée par M. Thiers dans son septième volume, théorie dans laquelle on a voulu voir une allusion dépressive contre les essais d’histoire que nous avons ébauchés nous-même dans le livre des Girondins ; mais loin de nous une si mesquine satisfaction de petitesse littéraire ! {p. 318}En présence de si grandes choses, où s’effacent les individualités, être juste, voilà la seule vengeance des grandes âmes. Eh bien ! est-il juste de nier le style dans l’Histoire du Consulat et de l’Empire ? Non ; ce qui est juste, c’est de reconnaître que M. Thiers, tant doué par la nature sous le rapport de l’intelligence, de la justesse, de la délicatesse du coup d’œil, de l’aptitude à tout, de l’esprit, n’a pas été doué au même degré de la faculté d’exprimer, en écrivant, sa pensée ; ce qui est juste, c’est d’avouer que M. Thiers n’a ni le style athénien de Thucydide, ni le style romain de Tacite, ni le style biblique de Bossuet, ni le style italien de Machiavel, ni le style français de Montesquieu, et que, quand on vient de lire une page de bronze historique de ces suprêmes artistes de la plume, on croit descendre un peu trop l’échelle de l’art d’écrire en lisant les pages de l’Histoire du Consulat et de l’Empire.

Nous l’avouons, et cependant nous l’avouons par une condescendance de notre esprit plutôt que nous ne le sentons en lisant ce livre. Pourquoi donc ne sentons-nous jamais, ou presque jamais, à cette lecture, la prétendue insuffisance de l’écrivain sous l’insuffisance quelquefois {p. 319}réelle du style ? Pourquoi ? C’est que, sous ce dénuement apparent de style, il y a mieux que le style lui-même, il y a la chose, il y a le fait, il y a l’objet ; il y a plus encore, il y a l’impression. N’est-ce pas dire qu’il y a un style ? Car, le style, qu’est-ce autre chose que le moyen de communiquer l’objet à l’œil de l’esprit ? M. Thiers a donc en réalité un style : son style, c’est le nu.

Nudité d’expression, nudité d’ornement, nudité de son, nudité de forme, nudité de prétention, nudité de couleurs, hélas ! et trop souvent nudité de grandiose dans la pensée. C’est là le style de M. Thiers ; ce n’est pas là le style qui fait penser, mais c’est le style qui fait voir.

Pensez après par vous-même si vous pouvez ; M. Thiers ne pense pas pour vous : il expose, il décrit, il raconte ; or, exposer lucidement, décrire fidèlement, raconter intarissablement, n’est-ce pas au fond tout l’historien ?

Et pendant que cet historien sans style, selon vous, expose, décrit, raconte avec ce prestige de curiosité toujours excitée et toujours satisfaite, qui est la magie de ce talent, qui est plus que le talent, car il le fait oublier par le lecteur, {p. 320}sentez-vous qu’il manque quelque chose à l’historien ? Non. Eh bien ! puisque vous ne sentez pas qu’il lui manque quelque chose, c’est qu’il ne lui manque rien, en effet, pour reproduire en vous l’histoire ; c’est qu’à force de vérité il a trouvé le moyen de se passer du style. N’est-ce pas le chef-d’œuvre de l’ouvrier de faire oublier l’outil ? Se passer de style, n’est-ce pas mille fois plus artiste que d’avoir un style ?

XXIV §

Ce n’est donc pas dans cette prétendue absence de style chez M. Thiers que nous ferions porter la véritable critique qui pèsera sur cette belle histoire ; c’est sur l’absence de philosophie politique qui marque et qui attriste ce long récit. Il n’est pas permis à un magnifique récit en seize volumes de remuer le monde de fond en comble, pendant vingt ans de convulsions et de catastrophes, sans en faire jaillir autre chose que de la fumée de canon, des cliquetis de baïonnettes, des éclairs {p. 321}livides de gloire soldatesque. Non, cela n’est pas permis, cela n’est pas humain, cela n’est pas même vrai. Le monde a un sens, car il est l’œuvre de Dieu, le suprême Penseur des choses mortelles et immortelles ; celui qui ne découvre pas ce sens divin dans le spectacle des choses humaines n’est pas seulement un aveugle, il est un impie : Cœli enarrant gloriam Dei ! les cieux racontent la gloire de Dieu ; mais la terre aussi et ses grands événements racontent la gloire de Dieu dans les choses humaines. Où est-elle cette gloire de Dieu ? où est-il ce témoignage de sa providence ? où est-elle cette moralité des événements ? où est-elle cette leçon aux peuples, aux rois, aux soldats, aux conquérants, au génie qui gouverne les nations, dans l’histoire de Napoléon pas M. Thiers ? Nulle part ; un païen d’Athènes ou un fataliste de Stamboul aurait écrit ainsi l’histoire de l’empereur et de l’empire français.

XXV §

{p. 322}Toute la philosophie morale et politique de M. Thiers, résumée à la fin de ses livres les plus sanglants et les plus cadavéreux, sur des plaines changées en sépulcres pour la gloire d’un homme ; toute cette philosophie et toute cette morale se bornent à un léger avertissement, timidement adressé à son héros, de se modérer un peu dans l’excès de son ambition et de craindre les retours de fortune, ces vengeances voilées de la destinée. Toutes ses plus grandes accusations sont des accusations de témérité, jamais ou presque jamais des accusations de sévices contre l’humanité ou contre la Divinité. Le héros n’écoute pas ; son historien rétrospectif chante son nouveau triomphe dans un bulletin et marche en avant, tantôt au meurtre du duc d’Enghien, surpris dans l’inviolable asile de la terre étrangère ; tantôt à l’enlèvement du pape, chez qui les gendarmes entrent nuitamment par les fenêtres ; tantôt à la trahison de Bayonne, où l’Espagne, prise au {p. 323}piège dans la personne de ses rois, se venge par l’extermination de quatre cent mille Français ; tantôt à l’incendie de Moscou ; tantôt au cirque de Leipsick ; tantôt au dernier soupir de l’armée à Mayence, tantôt, enfin, à la double invasion de la France par le reflux des peuples, et à l’expiation de Sainte-Hélène. Mais de chaque scène de ce grand drame il ne sort de la bouche de l’historien qu’un léger blâme pour ce héros emporté trop loin par son génie, et toujours ce mot de génie appliqué aux plus ruineuses folies du monde, et toujours ce mot de gloire jeté comme une amnistie de la justice sur les plus lugubres catastrophes de l’humanité !

Voilà notre seul grief contre cette histoire : elle raconte admirablement, elle juge insuffisamment ; elle n’est pas rétributrice, elle est adulatrice.

XXVI §

Quand on l’a bien lue, comme je l’ai fait cinq ou six fois avec un intérêt toujours palpitant, {p. 324}on se demande quel autre fruit que cet intérêt lui-même on a recueilli de cette lecture. Un nouveau sens politique ou moral est-il né en vous ? Sentez-vous cette édification consciencieuse, cet équilibre intérieur, cette justice satisfaite du bien et du mal qu’une aussi longue histoire doit laisser dans l’âme comme la conclusion historique de tant d’événements et de tant de beaux récits ? Aimez-vous plus la justice ? Plaignez-vous plus l’humanité ? Goûtez-vous plus la liberté compatible avec l’ordre des sociétés humaines ? Avez-vous plus de pitié pour les vaincus ? plus de haine contre les oppresseurs ? plus de mépris pour les manœuvres de la fausse diplomatie qui prennent les peuples au filet des ambitieux sans foi ? Détestez-vous plus les trompeurs ou les tueurs d’hommes ? Les peuples qui auront lu cette histoire seront-ils plus disposés à défendre leurs institutions légitimes contre les usurpations du génie armé ou contre les séductions de la gloire coupable ? En un mot, ce qu’on appelle vertu publique se sera-t-il accru d’un atome dans votre âme et dans l’âme des générations à venir ?

Hélas ! non. Il y aura bien un certain petit {p. 325}blâme de l’excès, un certain petit refrain de prudence recommandé au génie qui s’emporte, à la gloire qui s’enivre, mais c’est tout ; la conscience de l’historien ne va pas plus haut ni plus loin que ce mot : modération ! Or qu’est-ce que la modération dans l’injuste ? La prudence des mauvais desseins, la circonspection de l’ambitieux. Est-ce assez pour qu’un aussi grand historien de l’ambition et de la gloire que M. Thiers mérite le nom de juge ? Encore une fois, non ; son histoire est sans vertu, bien qu’elle ne soit pas sans honnêteté, mais honnêteté bourgeoise et timide qui semble craindre d’aborder corps à corps une si grande ombre !

XXVII §

Cependant il ressort pour nous trois choses d’une véritable valeur de cette histoire dans l’âme des lecteurs capables de la bien lire. Ces trois choses sont : un fort sentiment de gouvernement, une puissante science de l’administration, une haute glorification de la guerre quand elle est juste ; ces trois choses sont trois {p. 326}nécessités, et, nous ne craignons pas de le dire, trois vertus des civilisations nationales chez les peuples modernes. M. Thiers possède ces trois vertus de l’homme d’État et de l’historien à un degré très rare chez ce qu’on appelle les hommes de la tribune ; il fait plus qu’en avoir la foi, il en a l’intelligence, il en a l’audace ; il les confesse hardiment et fièrement devant un siècle qui les oublie trop souvent, et il les réhabilite avec une grande évidence de conviction. Ce sont là les trois mérites de cette histoire, que nous ne saurions sous ce rapport trop louer.

Ce sentiment du gouvernement est la première des qualités de l’homme d’État, comme il est le premier devoir de l’historien politique. Nous avouons que nous avons à cet égard la même foi que M. Thiers, et quand nous l’avons combattu autrefois, comme orateur ou comme chef de parti, dans les luttes parlementaires où la mêlée des événements nous avait jetés face à face à la même époque, c’est qu’il oubliait dans l’opposition ce respect de l’unité et de la force du gouvernement qu’il est permis de conquérir, mais qu’il ne faut jamais saper dans son pays.

Qu’est-ce, en effet, qu’un gouvernement {p. 327}dans l’acception métaphysique de ce grand mot ? Le gouvernement est la force des intérêts généraux de la société reliés ensemble pour le salut des sociétés contre la révolte et l’anarchie des intérêts particuliers qui cherchent sans cesse à prévaloir contre la communauté ; en d’autres termes, le gouvernement, c’est tous ; les factions, c’est l’individualité. Nous sommes, comme M. Thiers, pour tous contre quelques-uns ; le sentiment du gouvernement est à nos yeux une des formes les plus saintes, non seulement du bon sens, mais de la vertu publique.

L’administration, c’est la méthode du gouvernement, c’est cette syntaxe des lois, c’est ce mécanisme admirable des rouages intérieurs à l’aide desquels la volonté et l’action du pouvoir se transmettent avec régularité de la tête aux membres, pour imprimer à chaque chose éparse ou à chaque individu isolé l’unité et la force de l’ensemble.

Enfin la guerre, quand elle est juste et nécessaire, c’est l’héroïsme collectif des nations, c’est ce dévouement surnaturel jusqu’à la mort, dévouement qui élève, par le devoir et par l’enthousiasme de la patrie, un peuple au-dessus du vil intérêt de propre conservation pour {p. 328}lui faire donner la mort sans crime ou la recevoir sans peur, dans l’intérêt de cette communauté civile dont il était membre et dont il se fait le soldat.

Qui n’estimerait pas ces trois vertus sociales, ces trois instincts organisateurs, administrateurs et défenseurs des peuples, sans lesquels il n’y a pas de peuples, il n’y a que des hordes ou des individualités ?

Nous ne reprochons donc pas à M. Thiers de les avoir et de les manifester à un degré si éminent dans son Histoire du Consulat et de l’Empire ; nous comprenons même que l’excès de ces trois vertus gouvernementales dans l’historien l’ait rendu plus indulgent que sévère et juste envers son héros au 18 brumaire, au consulat de dix ans, au consulat à vie, à l’usurpation de l’empire. Nous savons, comme lui, que, quand le gouvernement est tombé dans la rue chez un peuple, le premier droit et souvent le premier devoir d’un grand citoyen est d’en relever un, fût-ce dans sa personne ! Nous savons que ces saintes audaces qui portent un grand citoyen à s’emparer du gouvernement, pour sauver le peuple de lui-même, sont des coups d’État de la nécessité absous par {p. 329}le salut public. Nous-même nous en avons fait un, de ces coups d’État de salut public, dans une heure d’écroulement universel de toutes les institutions existantes, et nous n’en avons pas le moindre remords devant Dieu ni devant les hommes. La société est au premier venu quand ce premier venu se dévoue à elle et non à lui-même ; voilà la loi de la conscience quand il n’y a plus que la conscience pour loi.

XXVIII §

Mais la société nationale était-elle sans gouvernement la veille du 18 brumaire, quand un général heureux et populaire vint renverser violemment le gouvernement directorial, avec les armes mêmes et avec l’autorité empruntée que le Directoire lui avait remis dans les mains ? C’est là une de ces questions que l’histoire, trop récente et trop partiale pour le vainqueur, n’a pas encore étudiée et sur laquelle nous ne partageons nullement les opinions de l’auteur du Consulat. N’était-ce donc pas sous le gouvernement de la république modérée {p. 330}et concentrée du Directoire que les échafauds avaient disparu, que les proscriptions avaient cessé, que la liberté des consciences avait été rendue au peuple avec le libre exercice des cultes, que les confiscations avaient été abolies, que les émigrés désarmés rentraient en masse sous des amnisties tacites dans la patrie ? N’était-ce pas sous le Directoire que la réaction organique et spontanée contre les excès et les anarchies de la démagogie se constituait progressivement par la seule action de la raison publique et promettait à la France d’épurer les principes de 89 des démences et des crimes de 93 ? N’était-ce pas sous le Directoire que le territoire de la République avait refoulé les armées de la première coalition bien au-delà du Rhin, des Alpes et de l’Helvétie ; que Moreau, Masséna, Hoche, Macdonald, Napoléon lui-même avaient fait ces immortelles campagnes d’Allemagne, de Suisse, d’Italie, d’Égypte, dont les noms de ces généraux rapportaient la gloire, mais dont le gouvernement directorial avait organisé les plans, les moyens, les armées, les finances, le mérite ?

Il n’y avait donc rien de plus injuste que d’accuser cette ébauche encore incomplète de {p. 331}gouvernement des forfaits, des tyrannies, des impuissances et des décadences de la patrie. C’était la Révolution revenant sur ses pas, relevant ses débris et cherchant à se fixer au point précis où la liberté régulière peut se constituer en gouvernement, entre la raison et l’abus, entre la licence et la tyrannie ; le Directoire était la résipiscence de la nation par elle-même. Surprendre la nation dans cette résipiscence salutaire et progressive pour la ramener par la violence au despotisme militaire en lui faisant gagner quelques batailles, mais en lui faisant perdre tout le terrain gagné par la raison publique, est-ce là un acte qu’un historien libéral doive amnistier et glorifier en conscience ? Nous ne l’avons jamais pensé. Nul ne sait ce qu’il serait advenu de la France si le Directoire ou si les autres gouvernements nationaux que la France libre allait se donner sous d’autres formes n’avaient pas été sabrés par le général revenu du Caire à Paris ; mais, s’il est douteux que ces gouvernements eussent fait passer en triomphe la France de Rome et de Madrid à Vienne, à Berlin, à Moscou, par toutes les capitales de l’Europe, il est douteux aussi que ces gouvernements eussent anéanti {p. 332}sous les pieds des soldats tous les fruits si chèrement achetés de la révolution de 1789, et qu’ils eussent ramené deux fois sur leurs pas les invasions étrangères au cœur de Paris. Rien n’est donc moins prouvé en politique et en histoire que la nécessité et que le bienfait du coup d’État du général Bonaparte au 18 brumaire. Dans tous les cas ce coup d’État était-il innocent ? Nul dans sa conscience n’osera l’innocenter que par son succès ; mais le succès n’est que l’amnistie de l’audace, il n’en est pas la justification. Un homme de conscience devait le sentir, un historien devait le dire ; M. Thiers ne le dit pas.

Ce qu’il dit et ce qu’il prouve admirablement, c’est le génie gouvernemental, administratif et militaire de son héros. Nous convenons qu’à cet égard il nous a convaincu nous-même. S’il y a un droit divin dans la supériorité d’esprit et de caractère d’un homme de génie, Napoléon, dans cette histoire, apparaît, plus que partout ailleurs, marqué de ce signe du commandement. Les Mémoires si injustement contestés, mais si vrais et si informés du maréchal Marmont ; les correspondances récemment publiées de Napoléon avec son frère {p. 333}Joseph et avec le vice-roi d’Italie, Eugène ; les séances du conseil d’État ; les conversations diplomatiques de Napoléon, rapportées et élucidées par M. Thiers, donnent de ce grand homme une mesure qui s’agrandit à chaque publication. Cet homme, Toscan d’origine comme Machiavel et comme Mirabeau, avait véritablement sa racine dans le tuf antique et romain. Il n’avait pas eu besoin d’apprendre, il avait inventé la haute ambition ; c’était un despote inné : il portait en lui le gouvernement. Jamais, dans un temps d’anarchie et d’illusions philosophiques sur la constitution des sociétés civiles ; jamais le néant des systèmes et l’infaillibilité de la nature, en matière de pouvoir, ne s’étaient incarnés plus fortement que dans ce jeune homme. Dieu semblait lui avoir révélé les lois qui font que tous obéissent et qu’un seul commande ; il n’avait pas seulement l’instinct monarchique, il était la monarchie à lui tout seul, inhabile à obéir, incapable d’autre chose que de commander.

Le commandement étant nécessaire aux peuples comme aux armées, nous ne nions pas que ce génie du commandement, qui fait qu’un homme monte par sa vertu spécifique au sommet {p. 334}de ses semblables, ne fût un titre de supériorité réel dans Napoléon. M. Thiers, qui paraît doué lui-même à un haut degré de cet instinct du gouvernement et de ce dédain souvent si juste des théories, M. Thiers apprécie et fait apprécier cette capacité de gouvernement au-dessus de tous les historiens dans son héros ; il fait du génie une légitimité ; il l’élève souvent jusqu’au rang de vertu, quelquefois au-dessus de la vertu même ; il semble lui reconnaître le droit de mépriser les hommes et d’abuser d’eux, parce qu’il les domine.

Encore une fois, nous comprenons cette insolence de la supériorité d’esprit envers la nature humaine dans un écrivain qui a le droit de s’estimer très haut lui-même sous ce rapport ; nous comprenons ce culte du génie et de la force sous la plume de l’historien de la force et du génie. Il y a même de beaux côtés dans cette mâle indulgence, qui fait beaucoup pardonner à qui a beaucoup gouverné dans un temps où le gouvernement semblait anéanti en Europe. C’est une grande et salutaire leçon de la nécessité et de la sainteté du gouvernement donné au peuple ; c’est la réhabilitation de l’autorité par l’histoire ; l’autorité est la {p. 335}force exécutive de la loi morale ; mais il faut la recevoir et non la prendre cette autorité, et quand on l’a reçue, il faut l’employer au bien de ses semblables et non à la gloire étroite de son propre nom.

C’est cet égoïsme de gloire qui remplit d’une seule autorité, d’une seule personnalité, d’un seul génie, d’un seul intérêt les seize volumes de cette gigantesque histoire de Napoléon. Cet homme est grand comme le monde, mais enfin ce n’est qu’un homme ; il ne doit pas nous cacher le monde. Cet égoïsme au fond qui semble tout remplir est un grand vide, car c’est le vide de tout droit et de toute vertu dans les choses humaines. Ce vide on l’éprouve en fermant ce beau livre ; je ne sais quelle tristesse vous saisit comme après une ivresse de gloire ; on est ébloui, on n’est pas éclairé intérieurement de cette saine lumière qui satisfait la conscience. Après tant d’événements, après tant de bruit, après tant de mouvement, après tant de génie, après tant de cadavres et tant de ce que l’écrivain appelle gloire, on se demande : L’humanité a-t-elle grandi ? Non, elle paraît plus petite ; mais un homme paraît plus vaste ! Triste grandeur ! Qu’est-ce qu’un homme qui {p. 336}a rapetissé l’humanité tout en immolant des millions d’hommes à sa seule personnalité ? Selon M. Thiers, c’est un grand homme ; selon nous, c’est une grande figure, puisqu’il n’a rien grandi que lui-même.

Égoïsme, c’est le dernier mot de cette histoire ; dévouement, c’est le dernier mot de la vraie grandeur. Que M. Thiers y pense : il est encore temps de donner une moralité à son chef-d’œuvre. — Il n’a pas fini.

Lamartine.

Nota §

Par une erreur de pagination dans la copie du manuscrit, on a placé les considérations sur la campagne d’Égypte après Marengo au lieu de les placer après Campo-Formio, anachronisme qui sera corrigé par une rectification de la pagination dans le prochain Entretien.

XLVIIe entretien.
Littérature latine.
Horace (1re partie) §

I §

{p. 337}Amusons-nous un peu ; voici un homme de plaisir qui fait de son génie un amusement : c’est Horace.

Les peuples ont leurs saisons comme la terre ; le peuple romain, peu littéraire et peu poétique de sa nature, a eu une saison productive {p. 338}très courte, mais dans cette saison très courte ce peuple semble avoir concentré en quelques années la vie et les œuvres des trois plus beaux génies de la latinité, Cicéron, Horace et Virgile. Ces trois hommes se touchaient par le temps. Cicéron, dont nous venons de vous entretenir, avait vu naître Horace ; Horace avait vu naître et avait entendu chanter Virgile ; Virgile, Horace, Cicéron ne forment qu’un seul groupe qui semble se tenir par la main. Avant ces trois hommes de lettres incomparables il n’y a presque rien de digne d’attention dans la littérature latine, excepté Lucrèce ; après eux il n’y a plus rien ; aussi la décadence commence. Les échelons manquent dans cette littérature ; le siècle littéraire d’Auguste est un sommet entouré de vide.

Il est bien remarquable que cette saison productive du peuple romain en littérature se trouve précisément placée au moment de son histoire où la liberté tombe, où la tyrannie s’élève ; on dirait que la décadence politique coïncide exactement avec l’éclosion du génie littéraire. Ne serait-ce pas que l’esprit des Romains, exclusivement absorbé jusque-là par le rude exercice de la liberté, qui est un travail, {p. 339}par le jeu des factions populaires, par les guerres civiles, n’avait ni le loisir ni le goût des choses d’esprit, mais qu’au moment où des hommes comme César et Auguste font taire le sénat, les tribuns, la place publique, sous leur éclatante servitude, les esprits se détendent des affaires politiques et se précipitent avec une énergie impatiente de repos dans l’occupation et dans la gloire des lettres ?

Ce moment se rencontre précisément à la fin de César et au commencement du règne d’Auguste : plus tôt l’énergie de l’esprit romain était distraite par la lutte entre la république et l’usurpation ; plus tard il n’y avait plus d’énergie ; la servitude prolongée avait tout nivelé et tout énervé, dans les lettres comme dans la politique. Tacite seul devait être le dernier des Romains. Il fallait quatorze siècles pour que le génie latin, après avoir changé de lieu, de religion et de langue, se retrouvât à Rome, à Florence et à Ferrare, sous les Médicis, dans le Dante, dans Pétrarque, dans le Tasse, dans l’Arioste, ces quatre grands ressusciteurs de l’Italie.

II §

{p. 340}J’ai dit tout à l’heure : Amusons-nous un peu avec le plus charmant poète de ce triumvirat d’hommes de lettres romains composé de Cicéron, d’Horace et de Virgile ; c’est qu’en effet la société d’Horace est une des sociétés d’esprit les plus aimables que l’on puisse rencontrer dans tous les siècles de l’antiquité ou des temps modernes. Il a vécu pour son plaisir, il a écrit pour son plaisir ; lisons-le pour notre plaisir ; c’est l’homme de l’agrément. Grâce aux patients travaux que les anciens, les modernes, et surtout un savant français de nos jours, Walckenaer, ont consacrés à l’interprétation de ses œuvres et à la confrontation de ses vers avec sa vie, Horace est pour nous un homme d’hier ou d’aujourd’hui. Nous le connaissons vers par vers et jour par jour comme s’il était des nôtres ; nous avons vécu dans sa familiarité, quant à moi, qui me suis assis {p. 341}vingt fois, son livre à la main, sur les décombres de sa petite métairie d’Ustica, dans sa vallée de la Digentia, toute semblable à la vallée de Saint-Point, quelquefois sous les oliviers trempés de l’écume de l’Anio, sur les voûtes recouvertes de gazon de son cellier de Tibur, il me semble qu’Horace a été un des amis de ma jeunesse, non pas précisément un de ces amis sérieux, chéris ou estimés, dont le souvenir fait monter la religion au cœur et les larmes aux yeux ; non, mais un de ces amis légers, insoucieux du lendemain, amoureux de toute ombre qui passe, convives de tout festin sous le lambris ou sous le feuillage, amis qu’on se repent d’aimer parce qu’on ne les estime pas jusqu’au cœur, mais qui peuvent se passer d’estime tant il y a d’attrait dans leur nature, de grâce dans leur faiblesse, et, si l’on osait le dire, tant il y a d’innocence dans leur corruption.

Cependant dirai-je ici toute ma pensée ? Les Français aiment trop Horace (je le comprends, car Horace est certainement l’esprit le plus français de toute l’antiquité). Il y a en lui beaucoup du Saint-Évremond douteur, beaucoup du La Fontaine licencieux, beaucoup du Montaigne cynique, beaucoup du Voltaire plus [p. 342 l]éger que la plume, beaucoup de la bulle de savon qui brille et qui flotte, qui se balance et qui se colore, qui éclate et qui s’évanouit sans laisser d’autre trace de son existence qu’une goutte d’eau parfumée qui vous tombe d’en haut sur le front.

Horace est plus Gaulois que Romain ; mais cette prédilection des Français pour Horace, comme pour l’ingénieux corrupteur de la morale et de l’âme qu’ils appellent le bon La Fontaine, m’a toujours fait une certaine peine au cœur. C’est une prédilection fondée sur une communauté de vices, sur le vice des vices, la légèreté qui se joue de tout. Chaque fois que j’ai rencontré un homme, comme on en rencontre beaucoup, dont La Fontaine est le catéchisme et dont Horace est le manuel, je me suis défié et éloigné de cet homme ; je me suis dit : Ou cet homme n’a pas assez de sérieux dans l’esprit pour comprendre que l’agrément n’est pas le fond de la vie, ou cet homme n’a pas assez d’aversion pour ce qui est moralement dépravé dans l’art des lettres. C’est vous dire assez que les amis d’Horace ou de La Fontaine ne sont pas mes amis. Horace et La Fontaine sont de charmants tableaux de cabinet {p. 343}par le dessin, la touche, la couleur, mais ce sont des tableaux licencieux en face desquels on ne doit conduire ni sa femme, ni sa sœur, ni son fils. On les regarde, on sourit, on rougit, et on passe.

Malgré la sévérité de ce jugement, vous allez voir que je rends une grande justice à Horace et à votre La Fontaine, bien que je place votre La Fontaine à une immense distance d’Horace : l’un est un homme, l’autre n’est qu’un enfant ; l’un est poète comme Pindare, Alcée et Anacréon ; l’autre ne l’est qu’un peu plus qu’Ésope. Ils ne se ressemblent que par leurs mauvais côtés, le côté immoral et le côté licencieux.

Mais, pour bien comprendre Horace, ce La Fontaine lyrique des Latins, il faut d’abord vous raconter sa vie dans les plus intimes détails, car les œuvres d’Horace et sa vie c’est une même chose. Il s’est écrit lui-même, ses vers sont lui ; voilà pourquoi, tout en le mésestimant quelquefois, on le relira toujours : qu’y a-t-il dans l’homme de plus intéressant que l’homme ? Les œuvres d’Horace, odes, épodes, épîtres, satires, amours, amitié, épanchements du cœur dans la solitude, ce sont les Confessions {p. 344}de J.-J. Rousseau en vers délicieux comme les murmures du vent doux de la vie à travers les fibres de l’âme. Écoutez donc cette vie.

III §

Horace était né à Venusia, en Apulie, contrée de l’Italie que nous appelons aujourd’hui les Calabres. Sa petite ville natale, exposée à un tiède soleil d’Orient, était couchée sur une pente tachetée d’oliviers, de cyprès et de myrtes. La route de Naples et de Rome serpentait en bas à côté d’un torrent souvent à sec. Cette contrée avait été jadis la Grande Grèce, site de colonies grecques visitées et civilisées par Pythagore. Les habitants, plus doués d’imagination que les Romains, s’y ressouvenaient de leur origine. Le génie riche, léger et naturellement éloquent d’Horace, est en effet ce qu’il y a de plus attique dans les écrivains romains : l’eau pure de la source se reconnaît jusque {p. 345}dans l’égout. Ce pays avait été primitivement habité par les Samnites, conquis et annexé par les Romains. C’est une branche allongée des montagnes des Abruzzes, si riches en paysages. La source limpide de Blandusie, splendidior vitro, s’épanchait non loin de Venouse. Horace, qui y trempait ses pieds enfant, devait la chanter un jour comme une des plus riantes images de sa mémoire. L’Aufide mugissant et perfide était un torrent qui écumait au fond de la vallée de Venouse ; Horace lui a donné la célébrité d’un fleuve : les grands hommes sont la bonne fortune des lieux où ils jouent dans leur berceau, les poètes surtout sont l’illustration de leur paysage.

IV §

Le père d’Horace s’appelait Flaccus ; il avait ajouté à ce nom celui de Quintus Horatius. On présume que ce second nom d’Horatius était le nom de la famille romaine dont le Samnite {p. 346}Flaccus avait été autrefois l’esclave. À l’époque où naquit le poète son fils Horatius Flaccus était affranchi, c’est-à-dire libre et entré dans les rangs de la bourgeoisie romaine. Il y occupait même un emploi officiel et lucratif, équivalant à la fois à celui de percepteur des contributions, d’agent de change et de banquier, trois charges qui alors comme de nos jours donnent l’opulence. Ce père du jeune Horace était un homme qui ne vivait que pour son fils ; il lui servait de mère par sa tendresse et par sa vigilance. Horace ne parle pas de sa mère, morte sans doute pendant qu’il était en bas âge, esclave peut-être avant l’affranchissement de la famille ; mais il témoigne pour ce modèle des pères toute la tendresse et toute la reconnaissance qu’une mère laisse ordinairement dans la mémoire et dans le cœur de l’enfant.

La fortune avait suffisamment secondé les travaux du banquier percepteur des tributs de Venouse ; il aspirait plus à illustrer son fils qu’à l’enrichir ; il se contentait de son aisance appelée par les Romains la médiocrité dorée. Puisqu’il avait de quoi donner à son fils unique l’éducation des fils des meilleures familles {p. 347}de Rome, il avait assez ; d’ailleurs il s’était fait lui-même le premier instituteur de son enfant ; il l’accompagnait aux écoles, il étudiait avec lui, il ne s’en rapportait à personne du soin de veiller sur les pas et sur l’innocence des mœurs de son fils ; une mère chrétienne n’aurait pas de plus scrupuleuses sollicitudes sur la pureté d’un enfant. Les mœurs dépravées de la Grande Grèce et de Rome rendaient ces inquiétudes plus naturelles et plus obligatoires dans ces climats vicieux que dans nos contrées plus pures ; c’est grâce à ces surveillances assidues que le jeune Horace, enfant d’une beauté précoce, dut la pureté et la fraîcheur prolongée de son âme.

Un certain Flavius, maître d’école à Venouse, fut le premier maître d’Horace ; cet homme excellait dans sa profession, mais le père d’Horace ne se contentait pas pour son fils d’une éducation de Samnite dans une bourgade de Calabre. Il quitta sa chère patrie pour aller chercher à Rome des écoles supérieures et des maîtres plus illustres dans les lettres et dans la philosophie.

Lisez dans les odes et dans les satires d’Horace lui-même le témoignage touchant de ces {p. 348}soins paternels. On voit battre dans chaque vers le cœur d’un fils digne d’avoir un tel père.

« Revenons à moi, Mécène ! à moi qui ne suis que le fils d’un affranchi, et que tous dénigrent parce que j’ai aujourd’hui la gloire de m’asseoir dans votre familiarité, à votre table, oubliant qu’autrefois tribun des soldats (colonel) je commandais une légion romaine… Quel bonheur pour moi d’avoir pu vous plaire, à vous qui savez si bien discerner l’honnête homme du vil coquin, et qui mesurez le mérite non sur le vain prestige de la naissance, mais sur la noblesse des sentiments. Pourtant, sachez-le bien, si, à quelques défauts près, qui ne sont que des taches sur un beau corps, mon naturel est vertueux, mes inclinations droites, mon âme innocente et pure (qu’on me passe pour cette fois les louanges que je me donne) ; si avec raison on ne peut rien me reprocher de bas, rien de sordide, rien de honteux ; si enfin je suis cher à mes amis, c’est à mon excellent père que je le dois. Lui, propriétaire d’un très petit domaine, il ne voulut pas m’envoyer à l’école de Flavius, où des enfants, nés d’honorables centurions, se rendaient, cassette et {p. 349}tableau suspendus au bras gauche, payant à huit ides chaque année le modique salaire des leçons. Il me conduisit à Rome pour que j’y reçusse l’éducation réservée aux fils des chevaliers et des sénateurs. À mes habits, aux esclaves qui me suivaient en traversant la ville, on eût cru qu’un riche patrimoine fournissait à tant de dépenses. Mon père fit plus, il fut pour moi un gouverneur vigilant, incorruptible ; il ne me perdait point de vue, m’accompagnait chez mes professeurs, et non seulement il sut me garantir de toute action capable de flétrir en moi la première fleur de la vertu, mais le soupçon même du vice n’approcha jamais de moi. Il ne craignit pas qu’on lui reprochât un jour de n’avoir fait tant de dépenses que pour que je fusse un crieur public, ou, ce qu’il avait été lui-même, un collecteur d’impôts à faibles appointements. Si tel avait été le résultat de ses soins, je ne m’en serais pas plaint ; mais, puisqu’il en a été autrement, il a droit à plus de louanges, et je lui dois plus de reconnaissance. Comment pourrais-je donc ne pas me féliciter d’avoir eu un tel père ? Comment, ainsi que tant d’autres, me défendrais-je en disant que, si je ne suis pas né de parents illustres, {p. 350}ce n’est pas ma faute ? Mes sentiments sont tout autres et me dictent un autre langage. Oui, je le déclare, si la nature nous reprenait les années qui se sont écoulées depuis notre naissance, et que chacun, selon les caprices de son orgueil, fût libre de se choisir d’autres parents que ceux qu’il avait, je laisserais le vulgaire s’emparer des noms illustres qui ont brillé au milieu des faisceaux et dans les chaises curules, et moi, dussé-je passer aux yeux de tous pour un insensé, je resterais satisfait des parents que m’avaient accordés la bonté des dieux. »

V §

Le jeune Horace étudiait ainsi à Rome à seize ans, pendant l’écroulement de Rome.

C’était le temps où César préludait à la conquête de la souveraineté romaine par la conquête des Gaules ; c’était le temps où Cicéron s’efforçait de soutenir par sa parole l’ancienne {p. 351}constitution républicaine que Pompée n’avait pu soutenir par son épée. Le père d’Horace, pour soustraire son fils aux tumultes de Rome, le conduisit, pour achever ses études, en Grèce.

Athènes était alors pour les jeunes Romains la ville universitaire du monde latin, ce qu’Oxford ou Cambridge sont aujourd’hui pour l’Angleterre. Toute la jeunesse aristocratique de Rome y passait quelques années, occupée à entendre les cours de philosophie, de poésie, d’éloquence, de la bouche des plus célèbres pédagogues. Les uns s’y livraient à l’étude, les autres à la licence de leur âge. C’était là aussi que se formaient entre ces jeunes gens de diverses conditions sociales ces liaisons de l’adolescence qui devenaient ensuite à Rome les amitiés, les patronages, les clientèles de l’âge mûr. Cette résidence à Athènes, ville de luxe, de plaisir, de folie, était très onéreuse aux parents. On voit par les lettres de Cicéron que cette dépense ne s’élevait pas à moins de quinze à vingt mille francs de notre monnaie. Le père d’Horace ne comptait pas ce que lui coûtait le mérite futur de son fils ; il voulait à tout prix l’élever par tous les noviciats {p. 352}au niveau de l’aristocratie lettrée de Rome. Le souvenir de son propre esclavage même et de sa condition d’affranchi lui faisait sentir plus qu’à un autre la passion de la supériorité sociale.

Le jeune Horace se lia à Athènes avec le fils de Cicéron ; ce jeune homme se contentait de porter le nom de son père, trop sûr apparemment de ne pouvoir le grandir ; il y contracta aussi amitié avec le jeune Bibulus et avec le fils de Messala, tous les deux partisans de Pompée et par conséquent ennemis naturels de César. À cet âge nos amitiés font nos opinions ; il ne faut pas s’étonner si Horace, dans la société du fils de Cicéron, de Bibulus et de Messala, s’attacha bientôt après à la cause de Brutus et de Cassius, contre la tyrannie du dictateur de Rome. Une lettre du fils de Cicéron à un nommé Tiron, affranchi de son père, nous donne une idée de la vie que ces jeunes Romains menaient à Athènes. Ils tenaient plus souvent la coupe du buveur que le livre du disciple.

« Vous saurez que je vis dans la plus intime liaison avec Cratippus, et qu’il me traite moins comme un disciple que comme un fils. Plus je l’entends parler, plus je suis charmé de la douceur {p. 353}de ses entretiens. Je passe des jours entiers avec lui et quelquefois une partie des nuits, car je l’engage le plus souvent que je puis à souper. Il vient fréquemment me surprendre à table, et, mettant de côté la sévérité philosophique, il est avec nous d’une humeur charmante… Que vous dirai-je de Bruttius ? Il possède l’art de mêler des questions de littérature aux conversations les plus enjouées et d’assaisonner la philosophie de beaucoup d’agréments. J’ai commencé aussi à déclamer en grec sous Cassius ; mais, pour le latin, je m’exerce plus volontiers avec Bruttius. Je ne vois pas moins familièrement les gens de lettres qui sont venus avec Cratippus. Épicrate, l’homme le plus considéré dans Athènes, Léonidas et plusieurs personnes du même rang passent une partie de leur temps avec moi. Voilà quels sont à peu près mes amusements et mes occupations. À l’égard de Gorgias, il m’était assurément fort utile pour m’exercer à la déclamation, mais j’ai obéi aux ordres de mon père, qui a voulu que je cessasse de le voir. »

On sait d’ailleurs que ce Gorgias était un corrupteur de la jeunesse, redouté des parents. {p. 354}Le fils de Cicéron, à son école, était devenu un ivrogne qui ne dut plus tard la faveur d’Auguste qu’à son nom.

VI §

Épicure, Platon, Zénon se disputaient l’intelligence de cette jeunesse ; les épicuriens étaient les matérialistes du temps, les stoïciens étaient les spiritualistes, les platoniciens étaient les illuminés, les académiciens étaient les sceptiques. Horace, à cette époque, penchait par imagination vers les sceptiques, par vertu vers les stoïciens ; les derniers républicains étaient stoïciens ; c’est par vertu qu’ils voulaient mourir pour conserver l’ancienne liberté romaine, mère des vertus. Brutus, qu’on se peint comme un féroce et fanatique meurtrier, n’était que le plus aristocrate, le plus élégant et le plus lettré des stoïciens aristocrates. Caton était le chef de cette école à Rome ; les ennemis et les assassins de César n’étaient que des philosophes {p. 355}qui avaient changé le livre contre le poignard ; Horace brûlait alors de républicanisme par amour pour l’idéal antique des honnêtes gens.

Aussi, dès qu’il eut terminé ses études à Athènes et qu’il y eut appris par les lettres de Cicéron à son fils le meurtre de César et la renaissance de la liberté, Horace s’enflamma d’ardeur pour cette renaissance de la république, et il s’attacha corps et âme à la cause de Brutus. La jeunesse studieuse d’Athènes, à la lecture de ces lettres de Cicéron, approbatives du meurtre du tyran, proclama Brutus et Cassius les héros du siècle, promena leurs bustes dans les rues, et les plaça à côté des statues des libérateurs d’Athènes, Harmodius et Aristogiton.

VII §

Quelques jours après, Brutus, éloigné de Rome par un exil déguisé sous un gouvernement de Macédoine, passa par Athènes ; il fut reçu {p. 356}comme un vengeur divin de la liberté romaine ; il y connut Horace dans la société des jeunes Bibulus, Cicéron, Messala, ses amis. Il y distingua ce fils d’affranchi déjà célèbre par son talent poétique, il l’enflamma aisément pour sa cause, qui était aux yeux d’Horace la cause même de la gloire, du patriotisme, de la philosophie, de la vertu stoïque.

Brutus emmena avec lui le jeune poète en Macédoine avec les fils de Caton, de Cicéron, de Messala et de plusieurs autres. Ces jeunes gens formèrent autour de Brutus la légion sacrée des derniers Romains. Brutus en fit les capitaines de l’armée qu’il formait alors pour résister aux partisans de César. Horace avait vingt-deux ans et le feu de cet âge ; il se distingua dans les premières campagnes de Brutus et de Cassius contre les villes de Macédoine qui regrettaient le joug de César.

VIII §

Cassius le nomma, pour ses exploits, tribun des soldats ; c’était un grade éminent dans {p. 357}l’armée romaine, équivalant au grade de colonel ou de général de brigade dans nos camps. Ce grade donnait droit au commandement d’une légion, corps de six mille hommes de toutes armes. Horace commanda, en effet, une légion sous les ordres de Cassius, et il la commanda avec honneur. On ne peut croire qu’un vieux général aussi consommé que Cassius ait élevé un lâche à un tel commandement dans son armée ; la lâcheté, dont se vante plus tard Horace dans ses vers railleurs contre lui-même, n’était donc en réalité qu’une plaisanterie ou une flatterie à Auguste ; il voulait persuader par là à ce prince, neveu de César, que tous ceux qui avaient combattu jadis contre lui étaient indignes de porter une épée et un bouclier. Il l’honorait par adulation d’un vice qu’il n’avait pas ; il sacrifiait son caractère à sa fortune. La vérité c’est qu’il avait héroïquement commandé et combattu contre César, et qu’il ne voulait plus combattre contre Auguste. La fortune avait décidé, il était devenu épicurien, il ne voulait pas se roidir contre la fortune. Ces vers d’Horace sur sa prétendue fuite et sur son bouclier jeté à la bataille de Philippes sont une turpitude, mais ne sont pas une lâcheté.

IX §

{p. 358}Horace mêlait, dès cette époque, la poésie à la guerre ; mais c’était une poésie courte, légère, facétieuse, telle qu’elle convenait aux camps. Son talent, sa gaieté, sa figure faisaient de lui l’idole des jeunes compagnons de Brutus ; les historiens font un charmant portrait de ce général enjoué, qui riait de tout, même de la mort. « Sa taille était petite, mais robuste ; ses traits étaient fins et gracieux ; son teint avait la délicatesse et le coloris d’un teint de femme ; ses cheveux noirs, flottant en boucles naturelles sur un front très ombragé, ses yeux grands et bien ouverts annonçaient l’audace sans insolence. Ses paupières, un peu malades dès sa jeunesse, étaient bordées de larmes fréquentes et colorées de pourpre par une légère inflammation organique. »

Tel était Horace à cet âge ; un peu plus tard la mollesse de son tempérament, et peut-être {p. 359}de ses mœurs, chargèrent d’un peu d’embonpoint ses membres dispos. C’est le tempérament et la stature ordinaire des poètes de plaisir, de raillerie et de bonne humeur ; c’est sous cette forme un peu obèse, dans ces grands yeux à fleur de tête et dans cette bouche souriante que la verve satirique, soldatesque ou épicurienne, de Béranger et de Désaugiers, ces Horaces du couplet, s’est complu à s’incarner de nos jours. Le tempérament ne fait pas le talent, mais il en signale la nature. Le feu de la gaieté ne consume pas comme le feu du génie. Les veilles maigrissent, la table engraisse. Virgile était maigre, Horace était gras. Brutus aussi était maigre et pâle. César jugeait comme nous de ces différents caractères attribués aux différents tempéraments des hommes de son temps. « Ce ne sont pas ceux-là que je crains », disait-il en parlant de ses ennemis au teint fleuri comme le visage d’Horace.

X §

Cassius et Brutus, longtemps heureux dans {p. 360}leur campagne, en Grèce et en Asie, avec Horace, donnèrent le temps à Antoine, à Lépide et à Octave, héritiers de César, de former le triumvirat en Italie contre les meurtriers du dictateur. Ils commencèrent par immoler de concert tout ce qui leur était suspect de regretter la liberté. Cicéron fut jugé digne de la mort ; il la reçut en héros et en philosophe, certain de la vengeance du ciel et de la terre.

Les triumvirs transportèrent ensuite leurs armées réunies en Macédoine. J’ai visité moi-même ce champ de bataille de Philippes où Brutus et Cassius s’étaient campés autour d’un mamelon de terre et de rocher qui ressemble à une citadelle naturelle, entre les montagnes de la haute Macédoine et la vallée de l’Hèbre, qui roula les membres d’Orphée, l’Horace divin.

La veille de la bataille, ces deux chefs de l’émigration romaine se firent l’un à l’autre le serment de ne pas survivre à la défaite, si le sort des armes faisait défaut à la justice de leur cause.

Octave et Antoine furent vainqueurs ; le génie de César assassiné combattait avec eux contre ses meurtriers. Cassius et Brutus se tinrent {p. 361}parole ; ils se percèrent de leur épée. C’est de ce champ de bataille de Philippes que s’élèvera éternellement contre les victoires iniques ce dernier cri de Brutus : Vertu, tu n’es qu’un nom !

Ce mot indigné de Brutus contre la partialité de la Providence en faveur des méchants prouve que Brutus n’était pas encore assez philosophe. S’il avait étudié plus profondément la nature des choses, il aurait compris pourquoi le succès est presque toujours ici-bas du côté des mauvaises causes : c’est que le nombre fait le succès, et que, le plus grand nombre des hommes étant ignorant ou pervers, il est toujours facile aux méchants de trouver des complices et d’écraser la justice, la vérité ou la vertu sous le nombre. Voilà pourquoi le triomphe d’Antoine sur Caton pouvait consterner Brutus, mais ne devait pas l’étonner. C’est précisément parce qu’elle succombe que la vertu n’est pas un nom, mais la plus sainte des choses humaines. Brutus avait mal raisonné en assassinant César ; il raisonnait aussi mal en se tuant lui-même ; c’était un sophiste éloquent et courageux, mais qui poussait toujours son sophisme jusqu’au sang.

XI §

{p. 362}Le jeune Horace, son compagnon d’armes, son poète et son ami, après avoir bien combattu, raisonna plus juste ; il ne s’obstina pas à vouloir pour lui seul une liberté chimérique et une féroce vertu. Les Romains pervertis ou corrompus n’en voulaient plus pour eux-mêmes. Pendant que Brutus se plongeait son épée dans le corps, Horace jeta la sienne, ainsi que son bouclier, pour s’éloigner plus légèrement du champ de carnage ; le poète Alcée, son modèle, en avait fait autant dans une circonstance semblable. L’espérance est aussi une poésie comme le désespoir. Horace était jeune ; il tournait depuis quelque temps à la philosophie facile et accommodante d’Épicure. Pourquoi mourir, puisqu’une vie longue et douce s’ouvrait encore devant lui ? D’ailleurs il est probable que son père chéri vivait encore, et que la pensée de consoler ce tendre auteur de ses {p. 363}jours lui parut un devoir plus sacré et plus vertueux que celui de mourir pour des regrets. Mais, si Horace ne fut point fanatique dans cette occasion, il ne fut point lâche ; il n’imita pas ses camarades et ses amis qui firent défection à la république en passant au service d’Antoine et d’Octave ; il n’alla pas s’embarquer sur la flotte de Mutius, amiral de Brutus, pour grossir les rangs du fils de Pompée en Espagne. Il alla vraisemblablement rejoindre son père à Athènes ou à Venouse. L’amnistie générale proclamée par Octave et Antoine le couvrit contre la vengeance des triumvirs ; il ne voulut pas, par honneur, servir leur cause dans leurs camps ni dans leurs charges civiles ; il renonça aux armes et rentra dans la vie privée, dédaigneux de gloire, affamé de plaisir, d’amour et de poésie. Voilà la vérité toujours indulgente.

XII §

Son père venait de mourir dans ses bras, amèrement pleuré et toujours honoré comme un dieu tutélaire par son fils. Ce père avait {p. 364}consumé la plus grande partie de sa fortune dans l’éducation, dans les voyages, dans l’avancement militaire de son enfant. Il ne laissa en mourant à Horace qu’un patrimoine très modique, à peine suffisant à l’existence d’un jeune homme élégant à Rome. Les emprunts forcés des triumvirs, qu’il lui fallut payer comme fils d’affranchi, s’élevèrent au tiers de la valeur de ce patrimoine ; les biens d’Horace furent décimés comme la métairie de Virgile, aux environs de Mantoue, confisquée par un centurion d’Octave.

Ce patrimoine consistait dans la petite ferme d’Ustica, en Sabine, au pied du mont Soracte, dôme éblouissant de la campagne de Rome, et dans un plus petit domaine d’agrément à Tibur, dont il a tant immortalisé le site et la paix.

Ces modiques domaines, augmentés sans doute de quelques milliers de sesterces accumulés par son père et soustraits à la déprédation des triumvirs, étaient loin de suffire à un jeune homme de vingt-quatre ans qui ne voulait pas alors flatter les vainqueurs ; il restait fidèle à la république autant qu’on pouvait l’être en vivant sous la loi des héritiers de {p. 365}César ; il composait des satires mordantes dans lesquelles les vices et les ridicules des vainqueurs ou de leurs amis étaient livrés à la malignité du peuple romain. On lui livrait ces noms obscurs, à la condition sans doute de ne pas toucher aux grands noms du parti d’Octave. C’est à ces rancunes politiques du jeune tribun des soldats de Brutus contre ses vainqueurs qu’il faut attribuer le goût d’Horace pour la satire personnelle au début de sa vie poétique, car la nature de son tempérament, de son âge et de son génie, le portait plutôt à la poésie gracieuse et anacréontique. Il était jeune, il était beau de visage, il était paresseux et bienveillant de caractère, il était ami de la table et de ce que les Romains appelaient alors les amours, c’est-à-dire les licences des yeux et du cœur ; ses malignités de plume dans ses premières satires n’étaient donc que des ressentiments de républicanisme amnistié et des cajoleries consolantes au parti vaincu avec lui à Philippes. De plus il était pauvre, il avait le goût du luxe et du plaisir ; il lui fallait grossir (il l’avoue lui-même) son modique revenu par le prix de ses vers ; le public de Rome, comme celui de Paris, achetait avec {p. 366}plus de faveur les livres d’opposition que les livres dictés par les triumvirs ; l’ami de Mécène et d’Auguste commença donc par être le poète badin de l’opposition républicaine. N’avons-nous pas vu de nos jours les trois poètes horatiens de la France et de l’Allemagne, Béranger, Heine et Musset, commencer de même et assaisonner du sel de l’esprit d’opposition, et quelquefois d’un sel très âcre, les libertinages de verve, d’esprit ou de cœur de la poésie de jeunesse, de table ou de vin ? Quand on destine ses vers à la popularité contemporaine on se condamne à lui donner ce montant ; quand on les destine à la postérité il faut mépriser ces malignités et ces personnalités contemporaines. Rien ne survit du temps que ce qui n’est pas du temps, c’est-à-dire la beauté propre au genre de poésie qu’on possède : les allusions sont la fausse monnaie de la gloire, l’avenir ne la reçoit pas.

XIII §

Cependant Horace s’éleva au-dessus du temps {p. 367}et de lui-même dans un suprême adieu lyrique à la liberté de sa patrie ; il osa la publier en ce temps-là, au moment où il allait lui-même se décourager de la république. C’est dans l’épode seizième du premier livre des Épodes.

« Voilà déjà la seconde génération, s’écrie le poète, que dévorent nos guerres civiles ; Rome périt par les mains mêmes de ses enfants… Un seul salut reste aux hommes de cœur, pareils aux Phocéens abandonnant leur cité après l’avoir maudite. Fuyez Rome, allez où vous porteront vos pas ou le souffle des vents, mais jurons de ne jamais revenir sur nos pas… Oui, partons, Romains, ou du moins ce qui reste d’hommes vertueux parmi nous ! Que le reste, docile troupeau sans courage et sans espoir, s’endorme auprès de ses foyers exécrés ; nous, hommes de cœur, laissons aux femmes les regrets de la patrie et volons au-delà des mers d’Italie… » Suit une description séduisante de cette terre imaginaire où tous les dons de la terre et du ciel les consoleront de l’ingrate patrie.

On croit lire les descriptions fabuleuses du Champ d’Asile, sous le ciel d’Amérique, vers lequel les derniers généraux de Bonaparte, en {p. 368}1816, appelaient leurs soldats laboureurs par toutes les images de la fécondité de la terre et de la sérénité des cieux. Béranger leur prêtait sa lyre, comme Horace prêta ce jour-là la sienne aux derniers républicains de Rome.

XIV §

Ce fut son chant du cygne pour la république. Il se crut quitte envers elle après l’avoir défendue en Macédoine et regrettée dans ses vers à Rome. Il ne pouvait pas la ressusciter avec sa lyre : il n’était pas à lui seul un peuple ; il prit son parti de l’abdication générale de Rome, et ne pensa plus qu’à vivre pour lui-même, d’amitié, de poésie, de solitude, de bonne chère et d’amour. Malgré l’exemple de son père, il ne songea pas à se donner une épouse honnête et des enfants. Ce sont les chaînes douces de la vie ; il ne voulut pas même porter le poids d’une tendresse sérieuse ou d’une famille à élever. Un mâle égoïsme fut sa seule loi.

{p. 369}Il s’attacha successivement et tour à tour à cette classe équivoque des femmes romaines qu’on appelait les courtisanes. Ces femmes n’avaient aucune analogie avec les victimes du libertinage qu’on appelle ainsi de nos jours. L’Inde, la Grèce et Rome leur reconnaissaient un rang social, inférieur aux femmes chastes légitimement mariées et mères de famille (matrones), mais supérieur aux femmes de débauche perdues dans la fange de la population des faubourgs. Les courtisanes telles que Phryné, Laïs, à Athènes, étaient en général de jeunes esclaves grecques ou syriennes affranchies dans leur enfance pour leur extrême beauté. On leur donnait une éducation beaucoup plus soignée qu’aux femmes libres ; les arts dans lesquels on les perfectionnait, tels que la musique, la déclamation, la danse, la poésie, étaient des moyens de séduction ; elles étaient les seules lettrées de leur sexe ; elles recevaient seules librement les hommes de tout âge dans leurs cercles ; elles y charmaient même les sages comme Périclès, Socrate, Caton, par l’agrément de leur conversation ; elles rappelaient complétement, aux mœurs près, ce qu’on a appelé de nos jours, à Londres et à Paris, les {p. 370}femmes de lettres, les maîtresses de maison, centre de réunions élégantes dans les capitales de l’Europe. Elles s’attachaient par des liens fugitifs, tantôt d’intérêt, tantôt d’amour, à des hommes de toute condition et de tout âge, aux uns pour leur opulence, aux autres pour leur beauté. Ces liaisons étaient tolérées ; bien que licencieuses, on les excusait dans la jeunesse, dans l’âge mûr on les condamnait ; c’était un scandale, mais non un crime, dans une civilisation qui n’imposait qu’aux mères de famille la vertu de la chasteté, cette dignité de la femme.

Telles furent les jeunes étrangères dans la société desquelles Horace chercha à vingt-cinq ans la liberté, la célébrité, l’amour, seuls devoirs et seules vertus d’Épicure. Ses odes sont pleines de leurs noms ; ses passions ou ses dégoûts, légers comme lui, leur donnaient tour à tour la vogue de son attachement ou l’infamie de ses injures. Recherché par elles pour sa jeunesse, récompensé pour son talent, redouté pour ses épigrammes, il était le modèle et l’envie des jeunes débauchés de Rome, une espèce d’Alcibiade latin, un Voltaire dans sa jeunesse, à l’époque où Voltaire, étourdi, satiriste et libertin, vivait dans la société des {p. 371}Vendôme, des Ninon de l’Enclos, des Chaulieu et des abbés Courtin, ces épicuriens du Temple à Paris.

C’est l’époque où il aima d’un amour plus sérieux la belle Syrienne Néère, à peine arrivée à Rome et encore naïve comme l’innocence, jetée au milieu des embûches de la corruption. Les deux odes qu’il lui a adressées, et que nous retrouverons tout à l’heure, respirent cette sorte de respect que l’innocence imprime même au vice amoureux. C’est cette même Néère qui devint plus tard l’objet des chants plus tendres et plus mélancoliques du poète Tibulle. Le grand historien Salluste, célèbre à la même époque par ses débauches, par ses richesses et par les magnifiques jardins qu’il avait plantés pour le peuple sur une des collines de Rome, inspira à Horace une satire acerbe. Salluste était un historien admirable, mais un homme justement méprisé. Horace n’était que l’exécuteur du mépris public. Odes, épîtres, satires, épodes, toute sa poésie dans ses premières années n’est que le calendrier anecdotique des amours et des scandales célèbres de Rome. Mais l’esprit et la grâce du poète donnaient l’immortalité à ces aventures du jour.

XV §

{p. 372}Octave cependant était devenu Auguste ; à l’inverse des hommes ordinaires, que la bonne fortune pervertit, le bonheur avait amélioré le petit-neveu de César : en régnant il était devenu digne de régner.

Il cherchait à consoler le monde romain de sa liberté perdue par la gloire des lettres : la familiarité des poètes, qu’il recherchait, le groupe éclatant d’hommes de génie dont la fortune avait doté son époque, éblouissaient et charmaient l’Italie. Auguste était un Médicis anticipé, un père de famille des lettres, plus qu’un prince ; rien en lui ne rappelait le tyran ; il ne voulait être que l’ami couronné de tous les Romains ; sa cour n’était que la première maison de Rome ; l’amitié, l’égalité, la familiarité y formaient la seule étiquette. Horace ne pouvait s’empêcher d’admirer de loin cette douceur qui rappelait celle de César ; il {p. 373}se laissait allécher involontairement par tant d’attraits d’esprit qui lui déguisaient le pouvoir suprême ; un hasard l’en rapprocha tout à coup.

Virgile, le poète divin de Mantoue, était venu à Rome revendiquer, par l’entremise de Mécène, sa petite métairie paternelle dont la guerre civile l’avait dépouillé. Mécène avait présenté Virgile à Auguste. Auguste avait goûté, comme Rome tout entière, les poésies incomparables du poète alors pastoral de Mantoue. On lui avait rendu son petit domaine ; on l’avait enchaîné à Rome et à la cour par d’autres bienfaits. Horace et Virgile s’aimaient sans aucune jalousie l’un de l’autre ; leur génie était égal, mais si divers qu’ils ne pouvaient se comparer. Virgile, dans la vie privée, n’était qu’un homme simple, presque naïf, sans grâce dans sa personne, sans piquant dans la conversation, sans à-propos dans ses vers. Horace était l’homme d’esprit par excellence ; il traitait Virgile en dieu des vers quand il le lisait ; il le traitait en grand enfant quand il causait avec lui ; leur amitié était cimentée par ces contrastes mêmes dans leur caractère. Cependant Virgile, fils d’un potier de campagne {p. 374}dans les marais de Mantoue, n’avait jamais été, comme Horace, ami de Brutus et tribun militaire d’une légion de Cassius ; il n’éprouvait pas cette répugnance de l’honneur vaincu à se rapprocher du vainqueur puissant ; il était flatté au contraire de vivre en familier de cour dans les palais de Mécène et d’Auguste. Rien n’indique qu’il se soit jamais mêlé à la politique de son temps ; il n’était pas soldat, il n’était pas citoyen de Rome, il ne savait pas parler, il était timide comme un pasteur des bords du lac de Garde, il n’avait d’autre ambition que d’imiter Théocrite et Homère, le premier dans ses Églogues, le second dans son Iliade. Les délicatesses qui retenaient son ami Horace loin des puissants du jour lui échappaient. Il parlait sans cesse à Mécène d’Horace et à Horace de Mécène ; il voulait rejoindre ses deux amis. Horace, qui avait contre Mécène les préventions d’un ennemi politique, mais qui était las de son opposition sans espérance, finit par se laisser séduire. Il raconte lui-même dans une de ses satires comment le rapprochement eut lieu.

« Que l’on conteste mes droits à l’honneur de mon grade militaire, dit-il, on le peut, et il est {p. 375}possible qu’on ait raison ; mais il n’en est pas de même de notre amitié, Mécène ; cette amitié, on ne l’obtient pas en la briguant ; vous ne l’accordez qu’avec précaution et à ceux qui en sont dignes. Dira-t-on que je la dois au hasard de la fortune ? Non. Ce ne fut point le hasard qui m’offrit à vous. Un jour Virgile, l’excellent Virgile, vous parla de moi ; Varius en fit autant ; tous deux vous dirent ce que j’étais. Je parus devant vous ; je bégayai timidement quelques paroles, car le respect ne me permit pas d’en dire davantage. Je ne me vantai point d’être né d’un père illustre ni de parcourir mes domaines sur un coursier de Saturium ; je vous ai dit, Mécène, ce que j’étais. Suivant votre usage, vous me répondîtes brièvement. Je me retirai. Neuf mois s’écoulent ; vous me rappelez, et vous me déclarez qu’il faut que je compte au nombre de vos amis. Je m’en suis enorgueilli, et avec juste raison, puisque j’avais su plaire à celui qui sait apprécier l’homme par l’intégrité de sa vie et la pureté de son cœur, et non par l’éclat de sa naissance. »

De ce jour Mécène et Horace devinrent inséparables. Horace avait besoin d’un patron, Mécène d’un ami ; ces deux hommes, d’autant {p. 376}d’esprit l’un que l’autre, se complétaient pour leur félicité commune. Mécène présenta Horace à Auguste, Auguste goûta Horace autant et plus qu’il n’avait goûté Virgile. Horace était un homme universel, un homme de bonne compagnie, un délicieux convive de cour. Ces trois hommes, Auguste, Mécène, Horace, formèrent un triumvirat d’esprit bien différent du triumvirat sanglant d’Octave, d’Antoine et de Lépide. Auguste était un ambitieux du repos ; Mécène, son ami, un voluptueux sans ambition, n’ayant pas même voulu être sénateur pour rester le confident désintéressé d’Auguste ; Horace, un épicurien modéré, heureux de plaire aux maîtres de l’empire, mais fier de mépriser leurs faveurs. Cette triple liaison fit longtemps le bonheur de ces trois hommes. Virgile se joignait quelquefois à ce triumvirat ; il accompagnait Horace et Mécène dans leur voyage d’été sur les belles côtes de Tarente ; mais sa mauvaise santé et la réserve de ses mœurs à l’égard des courtisanes (quoique moins pures qu’on ne les représente sous d’autres rapports) le rendaient un convive moins agréable dans les festins et un poète moins recherché des femmes de cette cour.

XVI §

{p. 377}Ce fut à cette époque qu’Horace, qui voulait conserver sa liberté tout en augmentant ses moyens de jouissance, acheta, sans doute avec le secours de Mécène, une de ces charges de finances appelée la charge de scribe du trésor. Cette charge paraît avoir été tout à fait semblable à celle d’agent de change de nos jours ; on y négociait les effets, sur lesquels on prélevait un certain courtage ; on n’y était assujetti du reste à aucun travail assidu et à aucune résidence obligée, sinécure romaine merveilleusement appropriée à un paresseux indépendant qui voulait vivre dans l’aisance. Mécène lui fit présent vers le même temps d’une petite villa à Tibur, voisine de sa magnifique villa des Cascatelles ; il avait ainsi à toute heure son ami à sa portée ; de la terrasse de Mécène à Tibur on pouvait appeler Horace aux heures du souper ou de la conversation ; {p. 378}la maison du poète et le palais du ministre n’étaient séparés que par le ravin sonore où bondit encore l’Anio.

XVII §

À partir de ce moment Horace n’écrivit plus ni satire personnelle, ni invectives, ni épigrammes ; il craignit sans doute de compromettre dans ses querelles personnelles ses illustres patrons. Sa poésie, plus lyrique, plus élégante, quoique aussi voluptueuse, prit la douce gravité ou la gracieuse familiarité des maîtres du monde avec lesquels il vivait si familièrement. Il gagna beaucoup dans ce commerce avec Mécène et la cour d’Auguste. Il y avait de l’Arétin dans ses premiers vers, il n’y eut que du Pindare et de l’Anacréon dans les derniers. La poésie légère est un fruit des cours, parce qu’elle est l’élégance de l’esprit et l’aristocratie des langues ; on le voit sous Périclès à Athènes, sous Auguste à Rome, sous les Médicis {p. 379}à Florence, sous Louis XIV en France, sous Charles II en Angleterre. La liberté populaire est une vertu, mais ce n’est pas une muse ; le peuple juge très bien de l’éloquence et très mal de la poésie. Avant ses empereurs Rome avait ses plus sublimes orateurs et pas un de ses vrais poètes. À chacun sa part des dons de l’esprit : au peuple la force, la grâce aux cours.

XVIII §

Auguste et Mécène laissaient, quoique à regret, sa liberté à Horace ; il employait cette liberté aux soins et à l’habitation de son domaine paternel d’Ustica. Rien n’est plus attachant que le tableau de ces séjours rustiques des hommes ou des poètes célèbres dans le patrimoine de leurs pères : Virgile à Mantoue, Horace à Ustica, le Tasse à Sorrente, Pétrarque à Vaucluse, Machiavel à Montepulciano, Montesquieu à Labrède, Boileau à Auteuil, Rousseau aux Charmettes ou à Montmorency, Pope à Twitenham ; on y possède l’homme naturel dans {p. 380}la nudité de tout rôle théâtral ; plus le costume est dépouillé, plus l’homme éclate.

Suivons donc Horace à Ustica, et d’abord voyons ce que c’était que le pays dans lequel ce domaine était situé.

Quand on est à Tibur, aujourd’hui Tivoli, à deux heures de Rome, au sommet de la colline, tout près du temple gracieux de la sibylle et des ruines de la villa de Mécène, on voit à sa droite les groupes de montagnes de ce qu’on appelle la Sabine ; la Sabine est une espèce d’Auvergne ou de Savoie romaine. D’innombrables collines y encaissent d’innombrables vallées ; chacune de ces vallées tortueuses est arrosée par un ruisseau et ombragée sur ses flancs par des bouquets de chênes ou de caroubiers, ou par des pâturages. Le jour, ces collines semblent arides et calcinées par le soleil romain ; le soir, le jeu de l’ombre qui grandit et de la lumière qui se retire les revêt d’une apparence de fertilité qui caresse agréablement le regard ; on dirait aussi qu’elles se meuvent dans le lointain bleuâtre de l’horizon comme des vagues sombres de la haute mer au souffle d’un vent du soir.

Par-dessus toutes ces cimes grises, noires, {p. 381}azurées, mobiles, plane le dôme neigeux du mont Soracte, qui semble le père ou le berger de tout ce troupeau de collines. C’est ce mont qu’Horace appelait aussi Lucrétile. On ne pénétrait et on ne pénètre encore dans ces vallées pastorales que par des sentiers de mules tracés dans le lit desséché des torrents.

C’est là, à quatre ou cinq heures de marche de Tibur et sur les flancs un peu défrichés d’une de ces collines, qu’on voyait blanchir, entre les oliviers, les vignes, les petits champs de blé et les prés en pente, le hameau d’Ustica, composé de sept ou huit maisons de paysans sabins. La métairie d’Horace dominait d’un toit un peu plus élevé ce modeste hameau ; Horace était voisin de deux bourgades, Varia et Mandela ; la petite rivière Digentia arrosait ce sauvage canton.

La maisonnette du poète regardait le soleil levant ; elle en était égayée à son réveil. L’air en était sain et vif ; quelques chênes verts y donnaient de l’ombre du haut des rochers ; une eau courante murmurait dans le verger et dans les cours ; le petit temple de Vacuna, semblable à une église de village de nos jours, y faisait perspective du côté du couchant ; on y voyait les {p. 382}paysans de la Sabine monter et descendre en portant leurs offrandes à la déesse ou en y traînant des victimes couronnées de verdure. Le Poussin a merveilleusement compris et rendu ces paysages d’Ustica ; c’est le vrai peintre de la Sabine ; il y passait ses étés pour y retremper ses pinceaux dans les grandes ombres noires, dans le ciel bleu, dans les lacs dormants de ces montagnes classiques. Je les ai beaucoup explorées moi-même au matin de ma vie. Combien de fois n’en ai-je pas reconnu les ressemblances dans les groupes pâlissants des montagnes du Beaujolais et du Vivarais, du haut des rochers de Saint-Point, cet Ustica de mes beaux jours, hélas ! aujourd’hui en deuil !

XIX §

Horace, quand on le lit bien, ne nous laisse ignorer aucun de ces détails du paysage et du domaine utile d’Ustica. Huit esclaves, hommes, femmes ou enfants, suffisaient sous ses lois à la culture et à l’exploitation rurale de sa petite {p. 383}ferme. Les pèlerins d’Horace, aussi nombreux et aussi fervents que ceux qui visitaient jadis le temple agreste de Vacuna, ont retrouvé les vestiges mêmes de sa maison de maître au milieu d’une vigne appelée aujourd’hui les vignes de Saint-Pierre ; une petite chapelle chrétienne recouvre en partie ces restes de la maison du poète épicurien ; les tuyaux en plomb qui conduisaient dans le jardin les eaux de la source domestique rampent encore sous le sol ; on y lit encore les noms de Tiberius et de Claudius, manufacturiers qui fondaient à Rome ces conduits des eaux. On a recomposé pièce à pièce tout le paysage ; il diffère très peu de celui que décrit Horace lui-même.

Voilà la rivière Digentia, aujourd’hui Licenza ; elle sort d’une source tombant du rocher à flots abondants et purs qui ont creusé le marbre avant de couler en rivière. On l’appelait la Fontaine d’Horace dans le moyen âge, maintenant Fonte bella. Voilà le bouquet de chênes verts sous le rocher protégeant la maison et le verger contre les vents du nord ; voilà les bœufs et les moutons paissant, sur les flancs du coteau, l’herbe saine et touffue comme du temps du maître ; voilà les oliviers, les vignes {p. 384}rampantes produisant la même huile parfumée et le même vin un peu âpre ; voilà la bourgade de Mandela au fond de la vallée, qui n’a changé que de nom ; voilà le temple de Vacuna écroulé, mais que les inscriptions de ses débris attestent ; voilà enfin la mosaïque du salon d’Horace, retrouvée intacte sous le sillon en 1834. Deux chapiteaux et deux tronçons de colonnes doriques viennent d’être exhumés des décombres ; ils prouvent qu’une certaine élégance attique avait pénétré avec l’ami de Mécène jusque dans ces cantons reculés. Le temple de Vacuna a prêté ses pierres à une petite église de la Vierge. La même population qui peuplait du temps d’Horace ce hameau et ces deux bourgades de la Sabine les peuple encore de nos jours ; la rivière Digentia court avec la même quantité d’eau et les mêmes murmures ; ses flots se perdent à quatre heures de là dans le fougueux Anio, sous les arcades du palais de Mécène à Tibur. Le temps ne change pas autant les choses sur la terre qu’on le croit ; il ne change guère que les noms ; deux mille ans, c’est un battement d’ailes dans son vol ; si Horace renaissait, il connaîtrait tout, excepté sa langue et ses dieux.

XX §

{p. 385}C’était là la demeure d’été d’Horace ; au printemps il résidait à Tibur, en hiver à Rome ; il y jouissait du rang et des distractions réservés à la classe des chevaliers romains, noblesse militaire qui avait ses insignes et ses privilèges au théâtre et dans les cérémonies publiques. On ignore si ce rang élevé de chevalier romain lui avait été décerné par Auguste, ou s’il le tenait (ce qui est plus vraisemblable) de son grade de tribun des soldats, général de brigade dans l’armée de Brutus.

Le revenu du domaine d’Ustica ne pouvait pas être considérable : on sait ce que rend de nos jours une métairie exploitée par huit paysans ; mais il y vivait, sans avoir besoin d’argent, des produits en nature du domaine : les troupeaux, les fruits, les légumes, le vin et l’huile de la métairie. Son régime était si sobre qu’il se contentait, {p. 386}comme moi, d’une nourriture végétale, et que la laitue, la courge, les gâteaux pétris de farine et de crème étaient le seul luxe de sa table. Quant au vin, il le chantait, mais il ne le buvait pas depuis longtemps ; l’eau limpide de la source, rafraîchie par la neige du mont Lucrétile, était sa seule boisson. Sa santé, devenue de bonne heure très délicate, ne lui permettait d’excès qu’en poésie. L’amour seul n’avait pas lassé ses sens ni son âme. Après avoir épuisé à Rome ce goût immoral et immodéré des courtisanes, nous verrons bientôt dans ses odes qu’il avait cherché à s’attacher par un lien plus durable une jeune et belle esclave affranchie, digne d’un attachement sérieux. C’est pendant un des séjours qu’elle faisait fréquemment à Ustica près de lui qu’Horace, ivre de liberté et de solitude, écrivait ces lignes délicieuses, manuel de l’amour des champs resté dans la mémoire de tous les adorateurs de la vie cachée ; il regardait, en écrivant ses vers, sa maison, son jardin, son verger, sa rigole et la vallée de la Licenza assourdie du gazouillement de ses eaux.

« Voilà bien ce qui était de tous temps dans mes rêves ! dit-il : un domaine rustique d’une {p. 387}étendue aussi bornée que mes désirs, une source d’eau vive auprès de la maison, un toit ombragé par un petit bocage. La bonté des dieux m’a accordé plus et mieux encore ! Qu’ils soient bénis ! Je ne leur demande plus rien ; conservez-moi seulement, ô dieux ! les dons que vous m’avez faits. »

Puis, après avoir fait contraster dans des vers ironiques le tracas des affaires et même de la faveur d’Auguste et de Mécène à Rome avec ce doux isolement et cette heureuse obscurité de sa métairie d’Ustica :

« Ô champ ! s’écrie-t-il, quand te reverrai-je enfin ? Quand me sera-t-il donné, tantôt en relisant les livres des anciens, tantôt en m’assoupissant dans de faciles sommeils, tantôt en m’abandonnant à la molle paresse des heures qui ne doivent rien à la vie, de prolonger les doux oublis d’une existence autrefois si agitée ! Quand verrai-je sur ma table la fève chère à Pythagore et mes légumes assaisonnés d’un lard appétissant ! Ô délicieux déclin des jours, repas divin, où, en présence des dieux de mon humble foyer, je me restaure avec mes amis, au milieu d’heureux serviteurs auxquels je fais distribuer les mets de la même table à mesure {p. 388}qu’on les dessert, et dont la rustique joie me réjouit moi-même !…… Après que chacun de nous a bu à sa soif, l’entretien se ravive ; nous causons, non pas sur nos voisins pour en médire, ni sur les propriétés pour les envier, ni sur le talent plus ou moins merveilleux du danseur Lepos ; nous nous entretenons sur des sujets qui nous intéressent davantage, et qu’il n’est pas sage d’ignorer : si le bonheur de l’homme consiste dans la richesse ou dans la vertu ; si le mobile de la véritable amitié est l’intérêt ou l’estime, etc… » Puis le poète, pour diversifier l’entretien, introduit dans le dialogue son voisin Cervius, qui a l’habitude de conter les vieux apologues populaires ; Cervius, à propos des richesses de leur autre voisin, un certain Abellius, le propriétaire du plus vaste domaine de la vallée d’Ustica, récite en vers inimitables, même par La Fontaine, la fable du Rat de ville et du Rat des champs.

Lisez cette fable dans Horace et lisez-la dans La Fontaine ; vous verrez la différence de concision et d’expression des deux langues, la latine ou la gauloise. Relisez-la à un autre point de vue ; vous verrez la distance entre le poète des enfants et le poète des sages. Cette distance {p. 389}est confessée par le superstitieux admirateur de La Fontaine lui-même, M. Walckenaer. Quand on lit un conte original de l’Arioste à côté de l’imitation de ce conte par La Fontaine, on éprouve la même déception : on ne peut juger de la différence des métaux qu’en les pesant dans la même balance ou qu’en les faisant sonner sur la même table de marbre ; Horace pèse et sonne l’or dans cette fable ; La Fontaine pèse et sonne la plume d’un imitateur plus naïf que puissant.

XXI §

Tout, dans cette solitude, était occasion de vers : un arbre qui s’écroulait à côté de lui sous un coup de vent et qui menaçait sa tête, un loup qui lui apparaissait au carrefour d’un bois, une fontaine qui lui versait la fraîcheur dans son cristal, le sommeil à l’ombre dans son murmure ; il jetait son impression fugitive dans le moule gracieux et poli de la strophe, et il n’y {p. 390}pensait plus ; ce n’est qu’après sa mort qu’on retrouva et qu’on recueillit le plus grand nombre de ses petites pièces. Il lui suffisait du plaisir de les écrire et d’en amuser un souper de Mécène ou d’Auguste quand il retrouvait ses puissants amis à Rome.

Sa douce et commode philosophie, qui n’était que la nonchalance de l’esprit et le chatouillement du cœur, se retrouvait dans presque toutes ses odes, comme dans celle-ci, adressée à un de ses jeunes hôtes à la campagne :

« Tu vois comme le mont Soracte commence à blanchir sous la haute neige ; les bras des arbres dépouillés de feuilles fléchissent sous le poids du givre et des frimas, et les fleuves, saisis par l’âpre gelée, ont suspendu leur cours. Cher ami, désarme l’hiver en prodiguant le bois à ton foyer, et que ton amphore sabine te verse plus libéralement un vin de quatre ans ! Abandonne aux dieux tout le reste. Quand il leur plaira d’enchaîner les vents qui se combattent sur la mer écumante, les cyprès et les ormes séculaires cesseront de plier sous leurs coups. Du lendemain garde-toi de prendre trop de souci, et jouis à la hâte du jour que le destin te prête. Si jeune encore et si loin de {p. 391}la grondeuse vieillesse, ne dédaigne pas les danses et les amours ; montre-toi sans honte au champ de Mars ou dans ces promenades publiques où l’on entend, aux heures convenues, les doux chuchotements des mystérieux entretiens ; épie cet éclat de rire folâtre qui trahit l’asile où la jeune fille s’est cachée dans ses jeux, et ravis-lui, après une feinte lutte, son bracelet ou son anneau. »

XXII §

Tout portait l’âme d’Horace, en ce temps-là, à la sérénité, à l’insouciance des affaires publiques et aux plaisirs de la ville ou des champs. Auguste gouvernait si doucement qu’on ne sentait pas sa main ou qu’on ne la sentait que par ses bienfaits. Il voulait allécher Rome à la monarchie paternelle. Horace, maintenant rallié, célébrait quelquefois ses exploits en vers pindariques ; il passait de l’élégie à l’ode comme le musicien consommé d’une corde à l’autre sur le même instrument. Il avait entièrement oublié {p. 392}Brutus, Caton, Cicéron : la liberté orageuse ne valait pas, selon lui, la peine qu’on la pleurât ; d’ailleurs les hommes pouvaient bien trahir la cause trahie par les dieux. Il ne s’occupait que de son plaisir et de sa santé. Le médecin d’Auguste l’envoyait tantôt passer l’été aux bains froids de la Sabine, tantôt aux bains chauds de la Campanie ; on voit par ses épîtres que l’hydrothérapie était inventée à Rome comme à Paris dès ce temps-là. Il fit aussi quelques rares voyages en Calabre pour y visiter le berceau de son enfance et le tombeau de son père. Il revient avec délices dans plusieurs de ses compositions sur ces flots de Tarente et sur cette fontaine de Blandusie qui avaient pour lui la saveur des premiers souvenirs.

XXIII §

La mort précoce du grand Virgile, qu’Horace aimait et célébrait sans envie dans toutes les circonstances, jeta une ombre sur l’âme {p. 393}d’Horace. Virgile vivait plus encore que son ami dans la familiarité d’Auguste ; après cette mort Auguste voulut rapprocher encore plus intimement Horace de lui ; il lui offrit l’emploi de secrétaire de son cabinet. « Jusqu’ici, écrit Auguste à Mécène dans une lettre citée par Suétone, je n’ai eu besoin de personne pour les lettres que j’écrivais à mes amis ; mais actuellement que je fléchis sous la multiplicité des affaires et sous le poids de l’âge, je désire vous enlever Horace ; qu’il vienne donc échanger votre table hospitalière et ouverte à tous, contre une table frugalement royale ; il nous aidera à écrire nos lettres. »

Mécène était magnifique, Auguste économe et sobre. « Un simple particulier dans l’aisance, dit Suétone, trouverait à peine digne de lui le mobilier, les lits, les tables d’Auguste. Il ne mangeait que du pain bis, de petits poissons, des fromages battus du lait de ses vaches, des figues vertes des deux saisons ; il ne buvait qu’un vin ordinaire trempé d’eau. Les repas qu’il donnait à ses amis étaient de la plus extrême simplicité ; il les égayait seulement pour ses convives d’un peu de musique. »

Horace, informé par Mécène de ce désir d’Auguste, {p. 394}qui eût été pour tout autre un ordre, s’excusa sur sa mauvaise santé, préférant son indépendance à une fortune tardive et inutile à son bonheur.

Auguste insista vivement dans un billet direct au poète. « Vantez-vous, lui dit-il dans ce billet, d’un grand crédit sur moi comme si vous étiez de ma maison ; vous en avez bien le droit, car il n’a pas dépendu de moi que cela ne se réalisât ; c’est la délicatesse seule de votre santé qui y a mis obstacle. Notre ami Septimus pourra vous dire que je suis loin de vous oublier, et, si vous avez été assez fier pour négliger mon amitié, mon intention n’est pas de vous rendre la pareille et de faire le fier comme vous. »

Cependant Horace publiait en ce moment le premier volume (rouleau) de ses œuvres. Ce volume choisi était très court. Auguste, après l’avoir appelé par badinage un petit homme, un délicat, un débauché de paresse, lui dit : « Dionysius m’a remis de votre part votre petit volume, et j’excuse son exiguïté en me rappelant celle de votre personne : vous ne voulez pas que vos livres soient plus grands que vous ! Mais, si la taille vous manque, l’embonpoint {p. 395}ne vous manque pas. Ne donnez, si vous voulez, à vos volumes que la hauteur d’une petite amphore, mais que leur rotondité, je vous prie, ressemble à celle de votre ceinture ! »

Ces plaisanteries entre le poète et l’empereur rappellent tout à fait celles des Médicis avec les grands poètes ou les grands artistes de leur temps. Louis XIV élevait quelquefois Racine, Molière et Boileau à sa présence, mais jamais à sa familiarité ; il avait la grandeur d’Auguste, il n’avait pas son esprit ; il laissait toujours la majesté du trône entre le génie et lui ; il semblait craindre que, s’il descendait de sa hauteur, on s’aperçût que le niveau était changé entre ces grands hommes et lui.

Auguste fut plus charmé dans ce volume par les épîtres que par les odes. Il aimait le naturel de préférence au sublime. « Sachez, écrivit-il à l’auteur, que je suis blessé de ce qu’aucune de ces épîtres ne me soit adressée. Avez-vous peur que la postérité ne sache que vous étiez mon ami ? »

Horace ne tarda pas à adresser à l’empereur une épître du sein de ses pénates d’Ustica. On y admire cette fable du Cheval, du Cerf et de {p. 396}l’Homme, également, mais très inférieurement versifiée par La Fontaine, et ce vers sublime de sens et de force :

Serviet æternum qui parvo nesciet uti ;
Il sera éternellement esclave celui qui n’a pas su vivre de peu.

Les offres d’Auguste et le danger de la cour, à laquelle il venait d’échapper, rendirent plus fréquents et plus longs ses séjours dans sa métairie de la Sabine ; il la décrit avec un charme toujours nouveau.

« Cher Quintius, écrit-il à un de ses amis de Rome, pour vous dire en détail la nature et la position de mon domaine, je n’attendrai pas que vous me demandiez si par ses moissons il nourrit son maître, s’il l’enrichit par ses fruits, par ses olives ou par ses vignes entrelacées aux ormeaux. Une vallée profonde, qui entrecoupe une chaîne de montagnes, reçoit à droite les rayons du soleil à son lever et se colore des clartés vaporeuses de son char qui fuit. La température vous enchanterait. Les buissons mêmes sont chargés de prunes et de cornouilles ; le {p. 397}chêne et l’yeuse prodiguent aux troupeaux leurs glands nourrissants, au maître un épais ombrage : on se croit transporté dans la verte Tarente. Une source assez abondante pour former un ruisseau et lui donner son nom coule, aussi fraîche, aussi limpide que l’Hèbre qui baigne la Thrace ; son eau est salutaire à la tête, salutaire à l’estomac. Telle est l’agréable et délicieuse retraite qui protège votre ami contre les influences malignes de septembre. »

Les peintres de la Rome actuelle s’y retirent encore aujourd’hui pour fuir les fièvres de la campagne romaine.

XXIV §

C’est là qu’Horace se prêta aux désirs de ses amis lettrés, les Pisons, en écrivant ces épîtres, plus didactiques qu’agréables, qu’on a appelées son Art poétique.

C’est un cours de littérature abrégé et résumé en vers froids, secs, d’une admirable {p. 398}concision, mais d’une pénible lecture. La grâce et la mollesse, caractère des écrits d’Horace, ne pouvaient avoir leur place dans un sujet didactique ; les préceptes dénués de descriptions et d’épisodes n’appartiennent pas à la poésie, mais à la pédagogie. Boileau, quoique copiste d’Horace, a traité le même sujet dans son Art poétique avec une grande supériorité sur le poète romain, bien que Boileau fût infiniment moins poète que l’ami de Mécène ; mais Horace ne prétendait qu’à faire une ébauche, Boileau faisait un poème. En ce genre les Géorgiques de Virgile sont le chef-d’œuvre immortel des anciens et des modernes, parce que le spectacle de la nature et les travaux des champs sont un sujet bien plus susceptible de description et de sentiment que les leçons de rhétorique et de prosodie données en vers boiteux par Horace et par Boileau. Virgile, fils d’un potier de Mantoue et né parmi les pasteurs et les laboureurs des collines du lac de Garde, composait des souvenirs de son enfance des tableaux vivants dans son âme, tableaux qui vivront autant que la nature ; sa supériorité didactique ne vient pas seulement du poète, elle vient du sujet.

XXV §

{p. 399}Cependant il y a un soir pour la vie des hommes heureux comme pour la vie des hommes obscurs ; celle d’Auguste touchait à son déclin ; ce déclin de son bonheur se révélait par la mort de Drusus, à qui il destinait le trône et qui promettait de rendre la liberté aux Romains. Par cette mort, Tibère, redouté d’Auguste, devenait son successeur naturel ; le sombre génie de Tibère attristait d’avance Auguste et Rome. On sentait dans le silence de cet héritier la préméditation de la tyrannie. Le peuple romain ne méritait peut-être pas mieux de ses maîtres : pourquoi avait-il livré sa liberté à César, à Auguste, aux légions ? Quand un peuple abdique par lâcheté ou par éblouissement entre les mains des soldats, il n’a plus le droit de se plaindre de la servitude ; celle de César était brillante, celle d’Auguste était douce, celle de Tibère pouvait être sinistre ; c’est la condition de l’hérédité du pouvoir absolu.

{p. 400}Au même moment Auguste perdait dans Mécène la sûreté des conseils et les délices d’une longue amitié. Horace allait perdre en lui le charme d’une familiarité aussi aimable que toute-puissante. La fièvre minait depuis trois ans Mécène. En se sentant mourir il légua à Auguste son ami Horace comme la meilleure partie de ses biens terrestres.

Souvenez-vous d’Horace autant que de moi-même ! écrit-il dans son testament.

Horace, brisé de douleur par la mort de Mécène, tomba malade à Rome le 27 novembre, et mourut d’amitié comme il en avait vécu. Belle mort pour un homme si aimant et si aimable. À l’exemple de Mécène il institua, par un testament verbal, Auguste pour son héritier universel. Sa maison de Rome, son petit domaine de la Sabine, sa villa de Tibur devinrent des biens de la famille impériale. On voit par là qu’il avait réellement concentré tout son cœur dans son attachement à Mécène et à Auguste. Sans épouse et sans enfants, il devait désirer que ses champs et ses huit esclaves tombassent dans le domaine d’un maître aussi doux que puissant.

Auguste, doublement affligé de ces deux brèches {p. 401}à son cœur, suivit à pied ses funérailles et le fit ensevelir aux Esquilies, à l’ombre du tombeau de Mécène.

Horace n’avait pas encore soixante ans ; le peuple le pleura ; son charme était l’amabilité, cette vertu du tempérament qui fait aimer toutes les autres. Son véritable monument fut le recueil de ses œuvres, qui se répandit à Rome et dans tout l’empire, par les soins d’Auguste, avec une prodigieuse profusion. Son incurie et sa modestie avaient négligé de rassembler ses œuvres fugitives pendant sa vie. Il tenait peu à la gloire pourvu qu’il fût heureux. Il devint immortel malgré lui ; le charme lui conquit le monde et ce charme dure encore. L’immortalité comme la vie est un don ; ce don de l’immortalité, il le dut au don de plaire ; ce don de plaire, il le dut au naturel, cette grâce involontaire de l’esprit. Ce don suprême du naturel ne s’acquiert pas ; il est dans le tempérament de l’homme plus que dans son talent : c’est la facilité de la force.

XXVI §

{p. 402}Une immense renommée, renommée à la fois littéraire, aristocratique et populaire, s’attacha à la mémoire de ce poète de la cour, du plaisir et de la solitude, après sa mort. On fit des pèlerinages d’amitié et de poésie aux lieux que son séjour avait pour ainsi dire consacrés. L’historien romain Suétone raconte que, de son temps, c’est-à-dire sous l’empereur Trajan, on montrait encore avec vénération, près du petit bois de chênes verts de Tibur (Tivoli), la petite maison de plaisance qu’Horace avait habitée. Sa maison d’Ustica dans la Sabine, sa chère fontaine de Blandusie, près de la petite villa napolitaine de Venouse, le lieu de sa naissance, aujourd’hui Palazzo, restèrent éternellement l’objet du même pèlerinage et du même culte de la mémoire. L’homme illustre, surtout l’homme aimé, laisse comme le cygne une plume de ses ailes et une harmonie de son chant suprême aux lieux où il s’est abattu. {p. 403}On se plaît à retrouver son âme dans leurs sites favoris ; l’âme doucement philosophique d’Horace est à Ustica, ce recueillement de sa vie rurale entre deux montagnes de la Sabine ; l’âme voluptueuse et poétique d’Horace est à Tibur, ce délassement passager de la cour et des plaisirs de Rome, à l’ombre de la villa de Mécène, qui la couvrait de son amitié : l’amitié, en effet, fut sa véritable muse ; c’est par excellence le poète de l’amitié, parce que l’amitié est une passion douce et tempérée qui échauffe l’âme sans la consumer comme l’amour. Soigneux de sa santé morale après quelques débauches de jeunesse, il s’était mis au régime des sentiments qui n’ont point de lie. Il était sobre dans ses passions comme à sa table ; glisser sur la vie sans trop appuyer était sa devise comme celle de Fontenelle et de Saint-Évremond. Le mot qui résume le mieux le nom d’Horace est amabilité ; il n’est pas grand, il n’est pas sublime, il n’est pas passionné, il n’est pas sérieux, il est même rarement tendre, mais il est aimable ; et la postérité, qui le récompense à bon droit de lui plaire, l’admettra à jamais au premier rang des hommes de bonne compagnie.

{p. 404}C’est ce caractère d’homme aimable, de charmant convive et d’hôte de bonne compagnie qui lui conserve une place de choix dans nos bibliothèques. Les jeunes gens en font peu d’estime, mais les hommes d’un certain âge l’adorent. Voltaire, à quatre-vingt-trois ans, adressa à l’ombre d’Horace une de ses plus juvéniles épîtres ; il ne manqua à ces vers que l’accompagnement du murmure des Cascatelles de Tivoli, qui mouillaient de leur écume les tablettes du poète latin quand il écrivait d’une main si légère ses propres épîtres badines à Mécène. Écoutez Voltaire ; vous croiriez entendre Horace encore.

XXVII §

« Je t’écris aujourd’hui, voluptueux Horace,
À toi qui respiras la mollesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers et gai dans tes discours,
Chantas les doux loisirs, les vins et les amours,
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n’eut point de Quinault le rival intraitable.
{p. 405}Je suis un peu fâché, pour Virgile et pour toi,
Que, tous deux nés Romains, vous flattiez tant un roi ;
Mon Frédéric, du moins, né roi très légitime,
Ne dut point ses grandeurs aux bassesses du crime.
Ton maître était un fourbe, un tranquille assassin ;
Pour voler son tuteur il lui perça le sein ;
Il trahit Cicéron, père de la patrie ;
Amant incestueux de sa fille Julie,
De son rival Ovide il proscrivit les vers
Et fit transir sa muse au milieu des déserts.
Je sais que prudemment le politique Octave
Payait l’encens flatteur d’un plus adroit esclave ;
Frédéric exigeait des soins moins complaisants.
Nous soupions avec lui sans avilir l’encens ;
De son goût délicat la finesse agréable
Faisait, sans nous gêner, les honneurs de sa table.
Nul roi ne fut jamais si fertile en bons mots
Contre les préjugés, les fripons et les sots.
Maupertuis gâta tout ; l’orgueil philosophique
Aigrit de nos beaux jours la douceur pacifique ;
Le plaisir s’envola : je partis avec lui !
Je cherchai la retraite ; on disait que l’ennui
De ce repos trompeur est l’insipide frère.
Oui, la retraite pèse à qui n’en sait rien faire ;
Mais l’esprit qui s’occupe y goûte un vrai bonheur.
Tibur valait pour toi la cour de l’empereur ;
Tibur, dont tu nous fais l’agréable peinture,
Surpassa les jardins vantés par Épicure.
Je crois Ferney plus beau ; les regards étonnés,
Sur cent vallons fleuris doucement promenés,
{p. 406}De la mer de Genève admirent l’étendue,
Et les Alpes, au loin s’élevant dans la nue,
D’un large amphithéâtre embrassent les coteaux
Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux.
Là quatre États divers arrêtent ma pensée :
Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts,
Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre
Je te dis, mais tout bas : Heureux un peuple libre !
Je suis libre en secret dans mon obscurité.
Ma retraite et mon âge ont fait ma sûreté.
Je fais un peu de bien, c’est mon plus bel ouvrage !
………………………………………………………
………………………………………………………
Tes vers en tout pays sont cités d’âge en âge ;
J’ai vécu plus que toi, mes vers dureront moins ;
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
À suivre les leçons de ta philosophie,
À mépriser la mort en savourant la vie,
À lire tes écrits pleins de grâce et de sens,
Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens.

« Avec toi l’on apprend à souffrir l’indigence,
À jouir sagement d’une honnête opulence,
À vivre avec soi-même, à servir ses amis,
À se moquer un peu de ses sots ennemis,
À sortir d’une vie, ou triste ou fortunée.
En rendant grâce aux dieux de nous l’avoir donnée.
………………………………………………………
………………………………………………………
{p. 407}Profitons bien du temps, ce sont là tes maximes :
Cher Horace, plains-moi de les tracer en rimes ;
La rime est nécessaire à nos jargons nouveaux,
Enfants demi-polis des Normands et des Goths ;
Elle flatte l’oreille, et souvent la césure
Plaît je ne sais comment en rompant la mesure ;
Des beaux vers pleins de sens le lecteur est charmé ;
Corneille, Despréaux et Racine ont rimé ;
Mais j’apprends qu’aujourd’hui Melpomène propose
D’abaisser son cothurne et de chanter en prose ! »

Voilà ce que pensait d’Horace l’homme qui, dans ses derniers jours, lui ressemblait le plus, et qui, après avoir détendu son âme, sa vie et son style, écrivait à Ferney des familiarités d’esprit dignes de Tibur. Seulement le vieillard de Ferney n’avait pas le droit d’accuser trop Virgile et Horace de leurs complaisances envers Auguste, lui qui avait été le complaisant de Frédéric, le plus spirituel, mais le plus pervers des rois ; lui qui excusait dans Catherine de Russie jusqu’au meurtre prémédité d’un époux pour affranchir ses mœurs dépravées et pour régner à la place d’un fils au nom des prétoriens de la Russie et au mépris des lois de l’empire. Frédéric, Catherine II, {p. 408}Octave, devenu Auguste, avaient peu à s’envier en fait d’immoralité et d’ambition, sinon de crimes ; mais Auguste, repentant et vieilli, faisait depuis longtemps oublier Octave quand Horace, entraîné par Mécène, consentit non à l’absoudre, mais à lui pardonner. Il y eut faiblesse peut-être, mais nulle bassesse intéressée dans l’amitié tardive d’Horace pour le maître du monde ; il ne lui demanda jamais rien que son indépendance et son toit de paysan aisé dans son domaine des montagnes de la Sabine. Voltaire, à cet égard, il faut en convenir, fut aussi désintéressé dans ses cajoleries à Frédéric et à Catherine qu’Horace. Il fit sa fortune par les produits de son talent, par les souscriptions à la Henriade en Angleterre et par quelques entreprises heureuses dans les vivres de l’armée, sous les auspices des fournisseurs les frères Paris ; puis il se retira, non dans sa médiocrité comme Horace, mais dans son opulence rurale, pour vivre magnifiquement et pour penser librement au bord d’un lac plus beau que les cascades d’Horace à Tibur. Voltaire, dans ses dernières années, fut aussi spirituel dans ses vers familiers qu’Horace ; mais, quoiqu’il fût plus grand que le solitaire de {p. 409}Tibur, il ne fut jamais aussi gracieux ni aussi aimable.

L’amabilité, voilà le génie qui préside à la vie comme à la poésie de l’ami de Mécène. L’amabilité peut se définir le don d’aimer et d’être aimé ; ce don se révèle dans les œuvres d’un écrivain comme dans son caractère ; il n’est pas le génie, mais il est le charme, cette qualité indéfinissable qui est le génie de l’agrément ; le don de plaire, ce don de plaire qu’on n’a jamais pu définir parce qu’il est divin, est bien rarement compatible avec l’austérité de l’esprit, du caractère et des œuvres d’un homme. Mais il semble avoir été donné aux hommes fragiles, précisément pour leur faire pardonner un peu de la fragilité humaine. Ce sont des hommes de grâce : il n’y a de grâce que dans ce qui plie. D’ailleurs on éprouve en secret un certain plaisir à leur pardonner ce qu’on ne peut approuver en eux ; l’indulgence n’est pas seulement une vertu, c’est un plaisir ; c’est ce plaisir qu’on éprouve à lire et à aimer Horace comme à lire et à aimer ce grand enfant très vicieux qu’on appelle chez nous La Fontaine. Il y a de l’éternelle jeunesse dans Horace comme il y a de l’éternelle enfance dans La Fontaine ; {p. 410}seulement j’aime mieux l’éternelle jeunesse de l’un que l’éternelle enfance de l’autre. La jeunesse d’Horace devint maturité en vieillissant : il vécut voluptueux et mourut philosophe ; La Fontaine mourut aussi enfant qu’il avait vécu.

Telle est la vie d’Horace en prose ; nous allons la retrouver dans ses œuvres ; chacun de ses vers est une empreinte de sa vie ; il semait sa route de ses feuilles et de ses fleurs ; comme une canéphore dans les processions antiques, on le suit à la trace de ses parfums.

XLVIIIe entretien.
Littérature latine.
Horace (2e partie) §

I §

{p. 411}Maintenant que nous connaissons parfaitement la vie et le caractère de cet homme aimable et flexible qui fut Horace, voyons ses œuvres ; c’est encore sa vie, car il n’a point fait une œuvre d’art proprement dite ; il s’est écrit lui-même au courant de ses jours et au courant de ses amours, de ses amitiés, de ses pensées, {p. 412}de ses rêveries. C’est un Montaigne latin en vers, mais plus aimable et plus charmant que Montaigne.

Ses œuvres ne sont que ses tablettes retrouvées après lui dans sa maison de Tibur ou dans la mémoire des jeunes Romains et des jeunes Romaines. Ses odes ne sont que ses billets du matin ou du soir à ses amis et à ses amies de Rome et de Naples. Tout est de circonstance dans son génie ; il ne s’est jamais placé dans la chaire de l’homme de lettres ou sur le trépied du poète pour dire : Écoutez-moi, je vais raisonner ou je vais chanter. Il s’est mis à table à Rome ; il s’est assis à l’ombre de son buisson de lauriers à Ustica, au pied de ses oliviers à Tibur, au bord de sa source de Blandusie à Venouse ; et si un souffle d’air a frémi mélodieusement dans l’arbre, si un gazouillement de la source a ému son oreille, si un flacon du falerne écumeux a répandu l’ivresse à la fin du festin d’amis, si les cheveux dénoués de la jeune Napolitaine Leucothoé ont eu un pli gracieux sur ses épaules ou exhalé un parfum de Syrie dans l’air, il a écrit, le jour même ou le lendemain, en deux ou trois strophes négligées, mais accomplies, son impression {p. 413}du moment, sans autre ambition que de perpétuer son plaisir. Toutes les images qui ont passé devant ce miroir de son imagination vive et tendre s’y sont fixées comme, dans un courant limpide, les rameaux, les fleurs, les colombes du bord. C’est la vie prise au vol ; voilà pourquoi tout vit et tout vole encore dans ces pages fugitives du poète romain.

Quand nous disons du poète romain, nous nous trompons : Horace n’était Romain que par le séjour qu’il faisait à Rome : d’origine et de génie comme de caractère il était Grec. La rectitude, l’austérité, la pesanteur, la sécheresse d’imagination des Latins n’ont aucun rapport avec la flexibilité, la liberté, la suavité, l’apparent décousu et la légèreté badine du style attique transporté tout chaud dans la langue de Cicéron et de Lucrèce par ce jeune homme de Venouse, ville de la grande Grèce. On retrouve partout en lui, non pas la froide Sabine, non pas le dur Latium, mais l’Arcadie ; sa strophe a des souplesses et des chutes harmonieuses qui étaient étrangères jusque-là à la prosodie latine. Quant à l’imagination, elle y déborde ; le Romain en était sobre, parce qu’il en était pauvre. Rustique et guerrière, la famille de {p. 414}Romulus n’avait pas ces abandons, ces nonchalances et ces élégances de la Sicile, de la Calabre ou de l’Attique. Horace était un nourrisson de l’Hymète ; c’est une des raisons qui le firent tant goûter à Rome à ses premiers vers : il y était nouveau.

II §

Un second caractère de sa poésie, c’est qu’elle ne dérive pas, comme la grande poésie, de l’enthousiasme, mais du badinage. Nous ne donnons pas cela comme une qualité, mais comme une infériorité du génie poétique d’Horace. Ce génie même, quand il a abordé les grands sujets religieux, philosophiques, patriotiques, est quelquefois élevé, mais jamais complétement sérieux. Ce n’est ni l’accent ému et pieux de David, ni l’accent révélateur d’Orphée, ni l’accent héroïque d’Alcée, ni l’accent majestueux de Pindare ; il n’avait de foi bien profonde ni dans la divinité, ni dans la vertu, ni dans la patrie, ni dans la liberté. Il en parle quelquefois admirablement, mais sans conviction ; on {p. 415}sent que ce n’est pas sa foi, mais son thème ; c’est un musicien accompli, qui exécute bien la note élevée, mais qui ne l’invente pas ; à ce titre il était incapable de composer des hymnes pour les temples ou des chants populaires pour les légions. Ce feu sacré, emprunté à d’autres, jetait par moment quelques flammes dans ses strophes, mais il ne brûlait pas dans son sein. S’il eût été stoïcien, comme Brutus et Caton, il aurait eu la langue d’Orphée ; mais il était épicurien, il ne pouvait avoir que la langue des Grâces. Cette indifférence fondamentale sur les dieux, sur les vertus stoïques, sur les formes politiques, fait partie de son charme ; il est léger comme un cœur vide de fortes convictions ; il joue autour des fibres les plus molles du cœur, il ne les brise jamais. Comment en aurait-il été autrement de l’homme qui, après avoir combattu avec Caton et Brutus pour le maintien de la république, soupait gaiement avec Mécène et avec Auguste ? content de tout pourvu que la transition fût décente, que l’amitié fût douce et que le falerne fût frais.

III §

{p. 416}Ce n’est donc pas du sérieux qu’il faut chercher dans Horace, c’est de l’agrément ; il n’est sérieux que quand il s’agit de son bonheur, il n’est sage que quand il conseille de le chercher dans la retraite, dans la médiocrité et dans l’amitié. C’est donc un poète semi-sérieux, comme disent les Italiens de nos jours ; ne vous attendez pas à autre chose, vous seriez trompés ; aussi ne l’ouvrez qu’à un certain âge et dans les heures oisives où votre âme, libre de grandes passions et vide de hauts enthousiasmes, cherche à se bercer elle-même sur les vagues apaisées de la vie, en un mot, quand vous voulez vous amuser avec des vers comme avec des osselets. Il y a des heures pour cela dans la vie : c’est le poète de ces heures ; il ne calmera pas un de vos chagrins, mais il enchantera une de vos oisivetés. Je le conseille aux hommes rassasiés du monde qui ont passé les deux premiers tiers de leur existence. Plus tôt ce serait un mauvais signe que de s’y plaire ; une si molle indifférence ne sied pas à la jeunesse.

IV §

{p. 417}Maintenant que vous êtes bien avertis, feuilletons ensemble ce manuel des hommes de plaisir et des hommes de goût, semel decipiendum. Il va sans dire que je choisirai dans ce recueil d’Horace, et que je m’arrêterai dans mes citations devant tout ce qui ferait monter la rougeur au front de l’innocence. Ce qui offense la pudeur n’est jamais beau : le cynisme est la laideur de l’esprit ; il n’y en a pas beaucoup dans Horace : sa délicatesse le défendait contre ce vice de la langue latine ; mais la religion d’Épicure ne commandait pas les heureuses chastetés de la religion qui combat les sens comme des corrupteurs de l’âme.

V §

Reportons-nous au temps où Horace, à vingt-quatre ans, revient de l’armée de Brutus à {p. 418}Rome, et, ne voulant pas servir Octave comme un transfuge, consume sa vie et son talent dans le commerce des jeunes débauchés et des belles courtisanes, ces femmes de lettres et de plaisir de son temps, femmes dont les Olympia dans la Rome papale et les Ninon de l’Enclos dans le Paris de Louis XIV rappelaient sans doute l’équivoque existence.

Le jeune tribun des légions vaincues, amnistié par Octave, dépense largement son loisir et le peu de fortune que les confiscations lui ont laissée du patrimoine paternel ; il abandonne toutes les pensées de liberté, de vertu, de stoïcisme qu’il avait puisées dans les entretiens de Caton et de Brutus. Sa vie est le commentaire de ces paroles découragées de Brutus mourant : Vertu, tu n’es qu’un nom ! Il professe la vanité de la politique et de la philosophie ; une seule chose est réelle : jouir de la vie. Salomon dit quelque chose de semblable en Orient : « Vanité des vanités ! excepté de vivre avec ce qu’on aime à l’ombre de son figuier. »

Une fois ce parti pris, l’excellente éducation d’Horace et l’atticisme de ses goûts poétiques lui font trouver le plaisir fade et la licence nauséabonde s’il ne les assaisonne de grâce littéraire {p. 419}et de poésie raffinée ; il saisit au vol toutes, les circonstances de sa vie épicurienne dans ses odes amoureuses et tous les scandales du jour dans ses vers satiriques, pour les fixer par quelques petits chefs-d’œuvre qui courent la ville et qui donnent de la célébrité à son nom. Ses odes, ce sont ses amours ; ses satires, ce sont ses anecdotes ; ses épîtres, ce sont ses amitiés. Heureuse la femme qui lui plaît, malheur à celles qui le trahissent, bonheur immortel à ses amis ! Son livre est l’écho de son cœur et l’écho de son temps. Nous avons eu en France, à la fin de Louis XIV et sous la Régence, une société spirituelle, licencieuse et poétique, tout à fait semblable à la société que fréquentait Horace en ce temps-là : c’était celle où chantait Chaulieu, où versifiait La Fare, où naissait Voltaire, ce qu’on appelait la société du Temple, parce qu’elle se réunissait au Temple chez les princes et chez les prieurs de Vendôme, ces Mécènes corrompus du siècle, et dont l’abbé de Chaulieu était véritablement l’Horace. La société d’Horace, d’Ovide, de Catulle, de Tibulle, de Virgile, jeune et voluptueux quoique peu aimable, était le Temple à Rome. L’incurie politique, l’impiété religieuse, l’amour léger, la {p. 420}plaisanterie badine, la licence, la grâce, la poésie, la table, étaient les délices et les célébrités des deux époques ; il y avait plus de talent dans cette société du Temple de Rome, plus de débauche dans celle de Paris ; Horace et Virgile naissaient dans la première, Voltaire dans la seconde ; d’Horace à La Fare, de Virgile à Voltaire, on peut mesurer la distance, mais dans les mœurs et dans les plaisirs parfaite analogie. Les temps se répètent plus qu’on ne croit ; le monde tourne, mais ne change pas.

VI §

C’est un grand malheur que les premiers éditeurs d’Horace, au commencement de l’imprimerie, aient divisé ses œuvres par genres, odes, épodes, satires, épîtres, au lieu de les diviser par dates, car il ne les écrivit pas par genres, mais par dates : aujourd’hui une ode, demain une épître, le jour suivant une épode, puis une satire, puis un billet en vers, selon qu’il était en veine d’amour, de morale, de {p. 421}malice, de philosophie ou d’amitié. On aurait ainsi l’intelligence bien plus complète de ce charmant improvisateur de chefs-d’œuvre, le journal de son âme dans le journal de ses années ; la circonstance, l’aventure, l’âge donneraient à la pièce de poésie l’accent. C’est une idée que nous recommandons à M. Didot pour achever l’illustration d’Horace dont il donne en ce moment une édition elzévirienne avec des paysages gravés dignes de Claude Lorrain. Ces paysages à la loupe font revivre Ustica, Tibur, Venusia, Blandusie, tous ces sites où sont nés ces vers immortels. Ces odes, distribuées selon leurs dates et selon les circonstances qui les ont inspirées, feraient revivre l’homme tout entier dans le poète. Rien n’est impossible à la science et à la patience de tels éditeurs ; ils vivent à Rome autant qu’à Paris ; M. Walckenaer, par ses recherches et ses découvertes, a facilité une telle œuvre aux Didot. Quel plaisir de savoir pourquoi le poète s’est courroucé contre Glycère, ou s’est réconcilié avec Lydie, ou s’est attendri sur Virgile, ou s’est rapproché d’Auguste, ou s’est fondu en larmes sur la maladie de Mécène, et quel intérêt double s’attacherait ainsi à un livre dont {p. 422}chaque phrase de l’éditeur expliquerait un vers du poète ! Toutes les éditions d’Horace tomberaient devant celle-là.

Mais il faudrait y conserver précieusement la géographie et les paysages des lieux habités, célébrés, éternisés par les vers d’Horace, dont la poésie est enrichie et vivifiée dans l’édition portative de M. Didot ; ces vues en miniature sont la nature elle-même vue à travers le microscope ; l’atmosphère même est peinte : on croirait voir dans ces petits tableaux à l’encre de Chine une Italie exhumée à travers la distance et la brume des siècles. Jamais le lointain des lieux et des temps ne fut plus merveilleusement rapproché de l’œil et de l’imagination ; on porte l’Italie d’Horace dans sa main. Vicovaro ; le torrent de la Digentia qui écume encore sous les chênes disséminés au fond de la vallée d’Ustica ; le site parsemé de débris de briques de la maison rurale du poète ; Rocca-Giovanni qui s’élève avec ses ruines de forteresse féodale comme une sentinelle à l’ouverture de la vallée ; la plaine de Mandéla fumante çà et là au soleil ; des feux d’herbes sèches allumés et oubliés par les bergers ; la grotte des nymphes au bord de laquelle rêve le poète endormi {p. 423}dont on voit danser les songes sous la figure des femmes qu’il aima ; la fontaine de Blandusie en Calabre, qui a changé tant de fois de nom depuis Horace, et à laquelle un vers du lyrique rend éternellement son premier nom ; la barque pleine de musique et pavoisée de voiles qui portait Mécène, Horace et leurs amis pendant le voyage de Brindes ; la treille de Tibur entre deux colonnes à l’ombre desquelles le nonchalant ami de Mécène écrit une strophe entre deux sommeils ; l’entretien du maître d’Ustica avec son métayer, au milieu de ses troupeaux de chèvres ; Horace, ses tablettes sur ses genoux dans sa bibliothèque de Tibur, écrivant au milieu de ses rouleaux de livres grecs les préceptes de son épître aux Pisons, chacun de ces tableaux est une évocation vivante d’un passé de deux mille ans, mais auquel ces deux mille ans n’ont enlevé ni un rocher, ni une source, ni un arbre aux paysages, ni un vers au génie aimable du poète. C’est dans cette édition véritablement lapidaire que nous feuilletterons avec vous les pages tant feuilletées du sage et voluptueux solitaire de Tibur. Honneur aux Didot futurs, bonheur aux poètes qui les auront pour illustrateurs !

VII §

{p. 424}La première ode qui nous allèche en feuilletant ces billets en vers, c’est une ode à l’amitié dans la personne de Virgile.

Vous savez que Virgile, simple paysan dépouillé de son petit champ en Lombardie par les prétoriens d’Octave, n’avait contre Auguste aucune des animosités politiques que le décorum d’un officier de Brutus devait garder contre le vainqueur de la république. Virgile, introduit dans la maison d’Auguste et pénétré de reconnaissance pour son bienfaiteur, avait voulu réconcilier le poète et le neveu ; les deux poètes, admis familièrement chez Auguste et chez Mécène, n’y formèrent bientôt qu’une libre et douce domesticité du génie : Horace amusait le maître du monde ; Virgile, moins aimable, l’enthousiasmait. Ces deux amis, incapables de jalousie, ne rivalisaient que d’affection l’un pour l’autre ; Horace ne pensait qu’à jouir de la vie, Virgile qu’à survivre à la vie dans l’immortalité d’un {p. 425}grand poème. Ses travaux cependant avaient altéré sa santé naturellement maladive ; il éprouvait le besoin de changer l’air épais de Rome contre l’air vital et léger d’Athènes ; il voulait surtout voir de ses yeux, avant de les décrire, les mers et les rivages d’Ilion : Campos ubi Troia fuit ! Il partait pour la Grèce. Écoutez ce chant du départ que lui adresse Horace, son ami, demeuré attaché par son indolence et par son bonheur champêtre au rivage. Jamais une tendresse de mère pour un enfant malade et partant ne coula plus à demi-voix du cœur sur ses lèvres. Les vers pleurent et prient en chantant ; on sent que tout badine dans Horace, excepté l’amitié, qui est sérieuse. Il s’adresse au vaisseau qui va emporter son ami ; le mètre plaintif et tombant ajoute à l’attendrissement des paroles ; comme tous les poètes, Horace était un musicien accompli des mots.

« Ainsi que la déesse toute-puissante de Chypre (Vénus), que les frères d’Hélène, sereines et favorables constellations, président à ta course ; que le père et le maître des vents les enchaîne tous, excepté celui qui souffle de l’Italie, ô vaisseau qui nous redois notre cher {p. 426}Virgile confié par nous à tes voiles ! Porte-le en sûreté, je t’en adjure, aux rivages de l’Attique, et garde-moi en lui la moitié de ma propre vie ! »

On voit que le cœur seul, le cœur inquiet et brisé en deux parts, parle dans cette invocation touchante à la planche fragile qui répond à Horace de son ami. Mais tout à coup, le cœur de l’ami satisfait, le poète reparaît, et, par un retour bien naturel vers les dangers maudits de la navigation et vers les perfidies des flots, il s’élance, avec un apparent oubli de son sujet, dans une imprécation sublime contre le premier qui, en inventant cet art funeste, exposa la vie des hommes aux périls qui le font trembler pour son ami.

« Celui-là avait du bois de chêne et un triple airain autour du cœur, qui confia le premier au féroce Océan une planche fragile, sans craindre ni le fougueux vent d’Afrique s’entrechoquant avec les aquilons, ni les mornes et pluvieuses Hyades, ni les convulsions du Notus, ce dominateur irrésistible de l’Adriatique, soit qu’il veuille enfler ou aplanir ses vagues ! Sous quelle forme redoutait-il donc le trépas celui qui vit d’un œil impassible les monstres de l’abîme nageant sur les flots de la mer, les mers {p. 427}s’enfler de courroux et les écueils sinistres de l’Acrocéraunie (rochers de l’Épire fameux par mille naufrages) ? »

La philosophie succède tout à coup, et par un retour bien motivé aussi, à l’imprécation ; l’ode, devenue pensive de passionnée qu’elle était, réfléchit gravement sur la criminelle audace des hommes qui luttent avec les forces de la nature supérieure à l’humanité.

« C’est donc en vain que les dieux, dans leur prévoyance, ont séparé les terres des terres par l’insociable Océan, si, malgré leurs ordres, des nefs impies tentent de traverser ses détroits inviolables à leurs sacrilèges ! La race humaine, qui veut tout surmonter par son audace, se précipite dans l’impossible ; la race intrépide de Japet, Prométhée, par un coupable larcin, ravit le feu du ciel pour l’apporter à la terre. Après ce sacrilège du feu enlevé aux demeures célestes, les fléaux vengeurs, de nouvelles fièvres et des maigreurs décharnées, furent infligés à la terre ; la mort, jusque-là tardive, précipita ses pas contre les vivants : c’est ainsi que, sur des ailes refusées à l’homme par les dieux, Dédale osa tenter le vide des airs, le bras d’Hercule força les portes de l’Achéron. {p. 428}Rien n’est impossible aux hardis mortels ; notre démence aspire aux astres mêmes, et jamais nos crimes ne permettront à Jupiter de déposer ses foudres vengeresses ! »

Les trois tons de l’ode, la prière, la colère, la philosophie, se combinent, comme on le voit, d’un seul jet dans cette ode. Le poète invoque, il maudit, il condamne ; le vers, de femme dans l’invocation pour son ami, devient viril et de flamme dans l’imprécation contre l’inventeur de la navigation ; puis il devient calme, sévère et religieux dans les considérations sur la sacrilège audace humaine. L’ode est en trois bonds, comme celle de Pindare, son émule ; mais dans chacun de ces trois bonds, en apparence désordonnés, il avance vers son but : émouvoir, attendrir, effrayer sur la vie de Virgile exposé à ces périls des mers. C’est ainsi que procède la nature poétique, qui vole et ne rampe pas comme la prose ; c’est ainsi que les prophètes et les poètes grecs procèdent. Les Latins, avant Horace, ignoraient ce beau désordre de l’enthousiasme qui n’est que l’ordre suprême de l’inspiration ; celui qui voit tout, abrège tout !

VIII §

{p. 429}Écoutez-en une autre d’un accent plus doux : il s’agit d’inviter un de ses amis, Sextius, à faire trêve aux soucis, ces frimas de l’âme, et à jouir des rares moments de plaisir que le destin permet aux mortels de glaner ici-bas. Voyez par quel gracieux prélude descriptif Horace prépare Sextius à ses conseils de sage jouissance de ses amis :

« L’âpre hiver se détend à la douce vicissitude du retour du printemps et des vents tièdes du midi ; les cabestans traînent à la mer les navires longtemps à sec sous le sable du rivage ; le troupeau ne se réjouit plus de la chaleur de son étable ni le laboureur de la flamme de son foyer ; les prairies ne blanchissent plus des givres du matin ; Cythérée, à la clarté de la lune suspendue dans l’éther, recommence à mener ses chœurs de nymphes qui se tiennent par la main et de grâces pudiques ; elles frappent la terre en mesure dans leurs {p. 430}rondes, d’un pied cadencé, tandis que le divin forgeron rallume la flamme dans les noirs ateliers des Cyclopes.

« C’est l’heure de ceindre, d’enlacer à nos cheveux ou le myrte vert ou les fleurs nouvelles que la terre attiédie fait éclore. »

Puis, tout à coup, passant sans transition de ces images de toutes les choses renaissantes qui convient les sens à jouir à la pensée de la mort qui commande aux vivants de se hâter de vivre :

« La pâle Mort, s’écrie-t-il dans un vers d’un accent aussi funèbre qu’inattendu, la pâle Mort secoue d’un pied indifférent la porte de la cabane du pauvre ou des tours des palais des rois ; là, heureux Sextius, la brièveté de la vie nous interdit de concevoir les longues espérances. Déjà pèse sur toi la sombre nuit des Mânes et s’avance sur tes pas l’ombre des vides demeures de Pluton, où, une fois entré, tu ne pourras plus tirer au sort la royauté des festins, ni admirer les grâces de ce tendre enfant Lycidas (sans doute son fils) que toute la jeunesse romaine envie, et qui, bientôt, fera palpiter le cœur ému des jeunes vierges. »

Et l’ode est finie, comme elle est commencée, par une image de félicités, entre lesquelles une {p. 431}sombre image de la brièveté de la vie, comme un cyprès noir entre deux arbustes verts et roses couverts de la blanche neige des fleurs du myrte ou des pâles roses des premiers églantiers fleuris.

IX §

De telles odes n’étaient évidemment pas nées de la rude terre de Rome, mais de la terre légère et embaumée des îles de l’archipel grec. Horace en importait le premier, dans la littérature romaine, les brièvetés, les délicatesses et les parfums ; il y importait le premier aussi la forme achevée et ciselée du vers grec forgé sur l’enclume sonore d’Anacréon. Si vous lisez cela en latin, chacun de ces vers est une flèche empennée à pointe de diamant tombée du carquois d’un Amour ou d’une Diane des bois sacrés de Castalie. Vous ne pourriez pas déplacer un mot ni mettre une mesure longue ou brève dans la strophe sans produire un faux ton dans cette musique de l’oreille et de l’âme. {p. 432}Le moule de l’âme d’Horace était si parfait que toute pensée qui en sortait en vers avait la forme et le poli d’une statuette de Phidias en marbre de Paros. La gloire du siècle d’Auguste et de Mécène fut moins d’avoir produit un improvisateur comme Horace que d’avoir senti la perfection d’une telle langue.

Feuilletons encore. En voici une qui n’est qu’un mot à l’oreille de Leuconoé, une des femmes de sa société légère, qui devait aller consulter, comme certaines femmes superstitieuses d’aujourd’hui, les diseuses de bonne aventure de Rome. Ces sorcières étaient en général des femmes de Syrie ou des Babyloniennes exploitant la crédulité des jeunes Romaines.

« Toi, ne tente pas de découvrir, ô Leuconoé ! ce qu’il est interdit de prévoir et coupable de sonder, quel terme a fixé le ciel à tes jours ou aux miens ! Ne le demande pas aux combinaisons du hasard des dés babyloniens ; à tout ce qui doit en être résigne-toi ! Soit que le ciel nous destine de nombreuses saisons, soit que cet hiver tempétueux, qui épuise en ce moment contre ses écueils la fureur des flots de la mer tyrrhénienne, doive être pour nous le dernier de nos hivers, sois en paix ; clarifie tes vins, et au {p. 433}court espace de temps qui nous est mesuré mesure tes courtes espérances. Pendant que nous parlons le temps jaloux a déjà fui. Cueille le jour présent pour en jouir, et ne te fie que le moins possible au jour qui doit lui succéder ! »

X §

Celle-ci n’est qu’une apostrophe involontaire et patriotique d’un homme de bien et de plaisir, qui voit son pays se lancer dans de nouvelles guerres civiles. Elle n’a pas de date ; c’est sans doute le moment où les légions d’Auguste allaient chercher les légions du fils de Pompée pour jouer au jeu des batailles le dernier sort de Rome. Il personnifie dans cette ode Rome dans un vaisseau qui porte les Romains, image neuve et belle alors, devenue banale et usée aujourd’hui dans tous les discours de nos mauvais orateurs et de nos vulgaires publicistes : le temps use les images comme il use tout.

À la République.

« Ô vaisseau ! de nouvelles vagues vont {p. 434}donc te lancer de nouveau dans les hautes mers ! Ah ! que fais-tu ? Cramponne-toi de toutes tes ancres au port ! Ne vois-tu pas tes flancs nus de rames, ton mât chancelant rompu par le vent d’Afrique ? N’entends-tu pas gémir tes antennes ? Privé des câbles qui relient tes planches, pourras-tu résister à l’assaut redoublé des lames ? Plus de voiles, déchirées déjà par tant de tempêtes ; plus de dieu qu’il te reste à invoquer sous les périls qui pèsent sur toi ! Bien que tu sois construit d’un pin de Bithynie, et que, noble fils de la forêt, tu te glorifies d’une origine et d’un nom illustre, les décorations peintes sur ta proue ne rassurent pas le pilote ! Hâte-toi de réfléchir, si tu ne veux pas redevenir bientôt le jouet des vents ! Ô toi (patrie) ! si récemment encore le souci et la douleur de mon âme ! toi maintenant le regret et la terreur constante de ma vie, que les dieux te gardent des écueils écumants des Cyclades ! »

Il est impossible de ne pas sentir une âme patriotique dans ces accents du cœur échappés à l’inquiétude d’un vaincu résigné de la république, mais d’un vaincu toujours préoccupé du sort de sa patrie. Horace en demandait le {p. 435}salut à tous les pilotes. Le poète, désarmé par la clémence d’Auguste et par l’amitié de Mécène, était encore citoyen.

XI §

On retrouve les mêmes sentiments voilés sous une allusion transparente dans la belle ode pindarique où Horace prophétise par la bouche de Nérée sur la ruine imminente de Troie ; dans Troie menacée il est impossible de ne pas reconnaître Rome déclinant vers la servitude. Si vous pouviez lire l’ode en latin, vous sentiriez la mélancolie et la gravité sinistre jusque dans le mètre des vers ; ce sont des voix de poitrine qui gémissent en chantant.

« Quand l’hôte perfide de Ménélas traînait après lui, de mers en mers, sur des vaisseaux construits des pins du mont Ida, Hélène ravie à l’hospitalité de son époux, Nérée imposa aux flots un calme funeste pour chanter au ravisseur les secrets menaçants de l’avenir.

« Tu conduis, sur un vaisseau de mauvais augure, à ton palais, celle que la Grèce en armes {p. 436}bientôt te viendra redemander, après avoir conjuré la rupture de tes noces adultères et l’anéantissement du royaume antique de Priam ! »

Et, franchissant tout à coup les temps, il se transporte en pensée au milieu de cette prophétie déjà accomplie, il jette les cris d’horreur et de pitié d’un champ de bataille.

« Oh ! quelle sueur mortelle aux flancs des coursiers et au front des hommes ! Quelles innombrables funérailles tu prépares à la race de Dardanus ! Ne vois-tu pas Pallas s’armer déjà de son casque, de son bouclier, de ses chars de guerre, de sa fureur dans les combats ?

« C’est vainement que, fier de la faveur de Vénus, tu peigneras ta chevelure et tu cadenceras les chants corrupteurs et les lâches accords qui séduisent l’oreille des femmes ; c’est vainement que tu te réfugieras dans les délices de ta couche contre les pesants javelots, contre les flèches à dards aigus des Crétois, le fracas de la mêlée et le cheval rapide d’Ajax. Un jour, tardif peut-être, mais un jour tu traîneras dans la poussière et dans le sang tes cheveux adultères ! »

Là une terrible et saisissante description prophétique de tous les ennuis qui poursuivent {p. 437}le criminel ; puis ce vers plus terrible qui pétille comme l’incendie d’une ville prise d’assaut dans la nuit :

« La flamme des Grecs dévore déjà les toits des palais d’Ilion ! »

Rome ne pouvait se méconnaître dans Ilion menacée des flammes. Quiconque a lu cette ode vraiment pindarique ne peut refuser à Horace les ailes de Pindare, si le voluptueux Romain avait voulu livrer plus souvent ses ailes légères au souffle du lyrisme politique ou du lyrisme sacré. Sa corde, ordinairement molle et tendre, devenait d’airain quand il voulait parler à la patrie, au lieu de roucouler pour ses amours ou de badiner pour ses amis.

XII §

Lisons encore. Voici une invitation à Mécène pour le convier à venir boire, à l’humble table du poète, un vin grossier de Sabine, cacheté par lui dans une amphore grecque le jour où Mécène, guéri d’une maladie dangereuse, avait été acclamé par le peuple en reparaissant au Cirque. Horace, avec le cœur d’un {p. 438}ami et avec le bon goût d’un homme de cour, rappelle ainsi à Mécène un honneur public dans une familiarité privée.

Voilà une anecdote de sa vie de laboureur à Ustica, dont il fait la commémoration à son voisin Fuscus, et dont il profite pour faire une déclaration de constance à celle qu’il aime : c’était alors Lalagé.

« Un jour que, dans les bois de la Sabine, je m’égarais sans armes hors de mes sentiers ordinaires jusqu’au fond des forêts, distrait de tout autre souci que de célébrer dans mes vers ma chère Lalagé, un loup m’apparaît et s’enfuit loin de moi. Mais quel loup ! Jamais un monstre pareil ne sortit des forêts de la belliqueuse Apulie ni des déserts arides d’Afrique où le royaume de Juba enfante des lions ! »

Tout à coup, comme si tout ramenait sa pensée errante à celle qu’il aime :

« Placez-moi, s’écrie-t-il, dans ces contrées septentrionales où jamais l’haleine d’un été ne vivifie dans les champs engourdis un arbuste printanier, où les frimas et les nuées pèsent éternellement sur les flancs de la terre ; placez-moi sous le char du soleil trop rapproché, où ne s’élève aucune habitation humaine : j’aimerai {p. 439}toujours Lalagé au doux sourire, Lalagé au doux parler ! »

D’autres odes de ce genre ne sont qu’une légère caresse en vers à quelque charmante enfant qui a attiré en passant ses regards ; telle est ce sourire poétique à la jeune Chloé.

« Tu me fuis, Chloé, pareille au jeune faon qui cherche à travers les montagnes escarpées sa mère inquiète, et que le frémissement des feuilles et l’ombre de la forêt font bondir d’effroi : soit qu’un frisson du rameau froisse les mobiles feuillages, soit que les verts lézards écartent le buisson, le cœur lui bat et ses genoux tremblent. Suis-je donc un tigre ou un lion de Gétulie qui te poursuit pour te broyer ? Cesse enfin de suivre ainsi pas à pas ta mère, toi déjà mûre pour être aimée d’un époux. »

Ailleurs c’est une larme versée dans le sein de Virgile sur le sort d’un ami commun, Quinctilius. Chacun de ces vers est resté une épitaphe sur le tombeau des hommes de bien enlevés à l’amitié.

Plus loin ce sont des vœux modérés du poète, adressés à ses dieux le jour où il leur consacre un autel. « Pourmoi, dit-il après avoir parlé de toute l’opulence qu’il ne désire pas, les {p. 440}olives de mon verger, la chicorée, les mauves légères suffisent à mes repas, fils de Latone ; mes vœux se bornent à jouir en paix du peu que je possède, à me bien porter, à conserver mon âme tout entière, à ne pas traîner une misérable vieillesse, et à jouer encore jusqu’à la mort avec la lyre ! »

Plus loin le ton change ; c’est une invocation martiale à la Fortune en faveur d’Auguste et des Romains qui vont combattre en Asie les Parthes. Rien ne surpasse, dans la poésie grecque, l’énergie descriptive de ces jeux de la Fortune qui joue avec les trônes, qui élève et abaisse à son caprice les heureux.

« Puis le vulgaire, dit-il, et la parjure courtisane (la Fortune) se retirent en arrière de celui qu’elle a abandonné ; et, quand les tonneaux sont vidés avec la lie, les faux amis s’enfuient, bien décidés à ne pas s’associer au joug du malheur pour en partager le poids !… Ô Fortune ! reforge sur une nouvelle enclume le tranchant des armes de Rome contre ses ennemis ! »

Mais, plus sensible au beau qu’au patriotisme, le voilà qui chante l’héroïque suicide de la reine d’Égypte, Cléopâtre, se réfugiant dans [ {p. 441}la mort, après sa flotte détruite, contre la vengeance des Romains.

« Mais elle ne s’effraye pas, comme une faible femme, d’une épée nue, elle ne cherche pas sur ses vaisseaux des rivages inconnus pour y abriter sa peur ; elle a le courage de rentrer d’un front serein dans son palais en deuil, de manier sans pâlir de venimeux reptiles et d’en faire couler le poison mortel dans ses veines. Rendue plus fière par la certitude d’une mort volontaire et délibérée, elle ravit à nos vaisseaux victorieux l’orgueil d’emmener une reine supérieure à sa destinée au char des triomphateurs à Rome ! »

XIII §

Les conseils d’une mâle vertu s’allient dans ces odes aux grâces de décentes faiblesses. Quelle ode philosophique moderne égale en sérénité et en flexibilité de poésie l’ode à Délius ?

« Souviens-toi de conserver une âme toujours impassible dans les circonstances pénibles de ta vie, de même que de la conserver inaccessible {p. 442}à l’enflure et à l’orgueil de la prospérité, ô Délius qui dois mourir !

« Qui dois mourir, soit que tous tes jours se soient écoulés dans la tristesse, soit que tu aies passé tes jours de fêtes mollement étendu sur l’herbe des prairies solitaires, réconforté et assoupi par le nectar d’un falerne vieilli dans tes celliers !

« Là où le pin élancé et le peuplier à l’écorce blanche aiment à entrelacer leur ombre propice sous leurs rameaux, là où la source vive et murmurante s’efforce de creuser un lit oblique à ses eaux légèrement agitées sur sa pente.

« Là fais apporter les vins, les parfums, les roses, hélas ! trop courtes de vie, tandis que ta fortune, ta jeunesse et les fils noirs sur le fuseau des trois sœurs (les Parques) le permettent encore.

« Il faudra les laisser, ces vastes et délicieux jardins, ce palais, cette maison des champs baignée par les eaux jaunissantes du Tibre ! Il faudra les laisser, et ces richesses, élevées jusqu’au comble de l’opulence, deviendront la proie d’un héritier.

« Que tu sois riche ou né de la race antique d’Inachus, ou pauvre et issu d’une famille obscure {p. 443}qui supporte le poids du jour, tu mourras victime dévouée au dieu qui ne pardonne pas. Nous sommes tous chassés vers le même but par la mort ; plus tôt ou plus tard, notre sort est agité dans la même urne ; il en sortira, ce jour qui nous condamne à entrer tous dans la barque de notre éternel exil ! »

La mélancolie de l’avenir, cette ombre qui sert à relever les courtes félicités du présent, fut-elle jamais plus inextricablement mêlée aux images de la volupté et de l’opulence ? La philosophie sortit-elle jamais plus inattendue et plus funèbre du plaisir, comme le serpent de Cléopâtre de son panier de fleurs ?

XIV §

La petite ode à Posthumus est une répétition de la même tristesse exprimée en vers qui semblent fuir d’eux-mêmes le temps dont ces vers retracent la fuite insensible.

« Posthumus ! Posthumus ! les années glissent en nous entraînant, etc., etc. » Et après une énumération éloquente de la vanité de nos {p. 444}prières et de nos efforts pour ralentir cette fuite du temps qui nous rapproche de la mort :

« Il faut quitter cette terre, cette maison, cette épouse chérie ; et, de tous ces arbres que tu plantas avec tant d’amour, aucun autre que le cyprès funèbre ne suivra hors de ton enclos son maître d’un jour ! »

Sa philosophie, commode et modeste, éclate dans la plupart de ces odes en vers à demi-voix qui ont le charme de son caractère ; les images dans lesquelles il symbolise cette modération des vœux de l’homme, pour que ces vœux ne soient pas plus vastes que la vie humaine qui les trompe tous, sont restées immortelles et proverbiales chez tous les poètes venus après lui.

Lisez :

« C’est le calme qu’implore le matelot surpris dans la vaste mer Égée quand de noires nuées recouvrent la lune, et qu’aucun de ses astres conducteurs de sa route ne brille plus à ses yeux dans le firmament, etc.

« Il vit heureux de peu celui qui, sur sa table frugale, se contente de voir briller la salière de ses aïeux ; celui que ni la crainte de perdre, ni la cupidité de gagner, n’empêchent de jouir de {p. 445}sommeils légers !… Le cœur satisfait d’un présent borné dédaigne de se troubler pour ce qui doit suivre ; il tempère l’amertume des soucis par le sourire de l’insouciance. Nul ne peut se dire heureux par tous les aspects de sa destinée. Quant à moi, j’ai reçu pour ma part un petit domaine champêtre, un léger souffle de la muse attique et le don de mépriser le vulgaire envieux ! »

Ce dernier vers, inattendu dans une ode pleine de riantes images et de douce sagesse, sonne comme un ressentiment caché au fond du cœur contre la méchanceté de ses ennemis ; c’est une flèche sous les fleurs qui retentit au fond du carquois. Ce mépris du vulgaire faisait partie de l’indifférence, cette philosophie d’Horace. Une haine endormie, mais immortelle, subsiste entre le vulgaire et l’homme de génie. C’était son orgueil aussi à lui, et cet orgueil était assez fondé, sur l’avilissement de son siècle, dans un soldat retiré de Brutus qui avait vu s’agenouiller sa patrie sous trois tyrans, et qui, ne pouvant plus l’estimer, s’en vengeait par le dédain, cette supériorité du regard. Ce dédain, il l’exprime comme il le sent, avec l’audace d’un homme qui n’espère rien de la multitude :

{p. 446}« Je hais le profane vulgaire, et je l’écarte. »

Cela ne l’empêche pas de chanter la vertu civique pour elle-même dans les strophes les plus mâles qui aient jamais été écrites à la gloire de l’héroïsme civil. (Ode iii du IIIe livre.)

« L’homme juste et résolu dans son dessein, ni la fureur d’un peuple qui lui ordonne le crime, ni le visage impérieux d’un tyran, ni la tempête qui amoncelle les flots troublés de la mer Adriatique, ni la grande main de Jupiter lui-même tenant la foudre, ne le font chanceler sur la base solide de sa fermeté. Que l’univers brisé s’écroule ! ses débris l’écraseront sans l’intimider, etc., etc. »

Il s’élève dans cette ode stoïque et vertueuse à la hauteur d’Orphée ; l’expression répond à l’âme, le style est d’airain, il brave la foudre. Certes il y avait de la vertu et de l’héroïsme civique dans l’homme qui les sentait avec un tel accent !

Puis tout à coup, à la dernière strophe de l’ode, il renverse le trépied comme indigne de s’y asseoir, et il revient à ses amours et à ses badinages.

« Mais de tels sujets, dit-il, ne siéent pas à une pensée enjouée comme la mienne. Où vas-tu {p. 447}t’égarer, muse folâtre ? Ta voix atténuerait la grandeur des choses que tu oserais célébrer ainsi.

XV §

Il revient dans l’ode familière suivante à lui-même, et dit comment il devint favori de la muse légère :

« Sur les rives du Vulturne, qui poursuit son cours au-delà de l’Apulie où je suis né, un jour que, fatigué par mes jeux et vaincu par le sommeil, des colombes prophétiques me parsemèrent d’un feuillage printanier ; ce prodige étonna ceux qui habitent le nid d’aigle escarpé du village d’Achérontie, les précipices boisés de Brantium, et ceux qui labourent les gras territoires de l’obscur Férente, émerveillés de ce que je sommeillais à l’abri des ours et des morsures des noires vipères, sans autre défense que les rameaux de myrte et de laurier, enfant à qui les dieux seuls pouvaient inspirer tant de confiance ! »

{p. 448}Ce souvenir l’exalte et lui fait récapituler, avec une pieuse reconnaissance, toutes les protections miraculeuses des dieux sur sa vie.

« Je suis votre protégé, ô Muses ! vous êtes mes protectrices, soit quand je gravis les rocs escarpés de ma Sabine, soit que la froide température de Præneste, ou les hauteurs de Tibur, ou les vagues onduleuses qui baignent Baïa, m’appellent dans leurs divers séjours ; ainsi de vos fontaines et de vos mélodieux murmures : c’est par vous et pour vous que la défaite et la déroute de Philippes m’ont laissé vivant ! par vous que la chute inopinée d’un arbre sur mon passage ne m’a pas écrasé ! par vous que je ne fus pas englouti sur les écueils du cap Palinure par les mers de Sicile !… Grâce à vous je naviguerai avec confiance sur les flots inconstants du Bosphore ; grâce à vous j’affronterai sans crainte les sables brûlants des plages de Syrie…… Quand César ramène dans nos villes ses légions fatiguées de vaincre, lui-même aspirant à clore ses exploits par la paix, c’est vous qui le délassez dans l’antre des Muses, c’est vous qui lui soufflez des conseils de douceur et qui vous honorez de les lui avoir soufflés… La force brutale s’écroule sous sa propre {p. 449}masse. La terre elle-même frémit des monstres qu’elle a portés, etc., etc. »

Qui ne reconnaît dans cette allusion aux conseils de douceur donnés à César par les Muses les conseils de clémence qu’Horace lui-même donnait à Auguste en faveur des vaincus de la république ? Le poète justifiait à ses propres yeux son ralliement au maître du monde par les salutaires inspirations qu’il lui insinuait en si beaux vers.

XVI §

De cette ode politique il s’élève jusqu’au ciel dans une ode religieuse adressée aux Romains pour les menacer de l’expiation de l’impiété du siècle. Libre de mœurs et de philosophie, Horace était sincèrement crédule et pieux envers les divinités nationales de son temps et de son culte ; il voulait jouir, mais non blasphémer. Cette ode est grave comme un grondement de la colère des dieux dans la poitrine du poète.

Dans l’ode suivante, une des plus décemment amoureuses de toutes ses poésies légères, il {p. 450}redescend avec la souplesse d’un dieu dans les prairies de l’Anio, pour y placer un dialogue digne de Théocrite entre deux amants ; c’est lui-même qu’il met en scène avec Lydie, car nul autre que lui ne pouvait soutenir en vers avec Lydie un si gracieux dialogue.

Horace.

« Tant que j’étais agréé de toi et qu’aucun autre jeune adorateur préféré n’entourait de ses bras ton cou d’ivoire, je vivais plus heureux que le roi des rois (le roi des Perses) !

Lydie.

« Tant que tu n’as pas brûlé pour une autre, et que Lydie ne l’a pas cédé à Chloé dans ton cœur, Lydie, renommée par ton amour pour elle, a vécu plus heureuse et plus fière qu’Ilia, la mère du fondateur de la race romaine.

Horace.

« Chloé me possède tout entier maintenant, elle qui sait si habilement mêler les doux accords de sa voix à ceux de la lyre, elle pour laquelle je n’hésiterais pas à mourir si les {p. 451}destins consentaient, à ce prix, à épargner la sienne.

Lydie.

« Calaïs brûle pour moi et moi pour lui d’une flamme mutuelle ; Calaïs, fils d’Ornytus de Thurium, Calaïs pour qui je consentirais à mourir deux fois si les dieux à ce prix consentaient à épargner la vie de ce bel enfant.

Horace.

« Quoi, cependant, si nos premières tendresses venaient à renaître, si elles ramenaient nos deux cœurs sous le même joug ? si la blonde Chloé était écartée de ma mémoire et que ma porte se rouvrît pour cette Lydie que j’ai contristée par mon abandon ?

Lydie.

« Quoique Calaïs soit plus beau qu’un astre du ciel, toi plus léger que la feuille et plus perfide que la mer d’Adria, avec toi j’aimerais à vivre, avec toi je voudrais mourir. »

A-t-on jamais chanté l’influence d’un premier sentiment et le retour des cœurs sur leurs traces en pareilles strophes ? L’homme qui les {p. 452}chantait ainsi était-il un débauché ou un véritable amant ? Que tous ceux qui ont aimé le disent ; si le poète leur a arraché leur secret, c’est qu’il l’avait dans sa propre mémoire. On conçoit qu’une seule ode de ce genre, répandue à Rome dans sa première fleur, ait attiré sur ce jeune inconnu l’amour de toutes les Lydies et l’enthousiasme de tous les Calaïs de Rome. Depuis deux mille ans que nous chantons dans toutes nos langues, nous n’avons pas retrouvé la note du dialogue d’Horace et de Lydie.

On ne s’arrêterait pas si on arrachait, pour les faire admirer à l’esprit et au cœur, toutes les feuilles de ce jardin des roses romaines, comme les Persans appellent ces recueils de sagesse, de poésie et d’amour. Un seul poète dans le monde, c’est Hafiz en Perse, peut rivaliser de perfection avec le poète latin ; mais Hafiz est à la fois plus lyrique, plus voluptueux, plus délicat et plus coloriste dans ses odes, parce qu’Hafiz est l’Orient et qu’Horace est l’Occident. Hafiz est amoureux comme Salomon ; il prend ses images et ses couleurs dans la voluptueuse Arabie ; Horace ne les prend que dans ses modèles grecs ; Hafiz est un inspiré de l’amour et de la divinité ; Horace, tout parfait {p. 453}qu’il soit de style, n’est qu’un littérateur accompli de Rome ; le premier, original comme la nature ; le second, académique comme la cour d’Auguste.

XVII §

Le livre des épodes ne diffère des odes que par le titre ; c’est le même génie d’expression, d’images et d’harmonie ; génie tantôt s’élevant jusqu’aux astres, tantôt abaissé avec une grâce incomparable jusqu’aux détails domestiques de la vie champêtre ; en cela égal à Virgile, c’est-à-dire à la perfection. Je ne vous citerai que l’épode à Mécène, restée dans l’oreille de tous les sages et de tous les heureux : c’est la béatitude des champs. Admirez comme cette béatitude est la même pour tous ceux qui ont le bonheur d’avoir un toit ou un verger à eux sous un ciel clément.

« Heureux celui qui, loin des affaires publiques et libre de toute cupidité de l’or, laboure les champs de ses pères avec ses bœufs {p. 454}qu’il a élevés !… Tantôt il fait grimper en les enlaçant aux rameaux les jeunes pousses de la vigne, et, retranchant avec sa serpette les pampres gourmands, il épargne et il greffe ceux qui doivent porter les grappes ; tantôt sur les flancs d’un vallon fermé il regarde avec complaisance ses troupeaux qui le parcourent en le remplissant de leurs mugissements ; tantôt il pétrit le miel de ses ruches dans ses amphores purifiées avec soin ; et, quand l’automne fécond commence à élever au-dessus des champs sa tête couronnée de fruits mûrs, quelle joie pour lui de récolter ces poires greffées de sa main, et ces grappes de raisin teintes de leur pourpre, pour vous en porter en hommage les prémices, ô vous, dieu des jardins, et toi, dieu des forêts qui veilles sur la borne des héritages !

« S’il lui plaît de s’étendre tantôt sous un vieux chêne, tantôt sur un moelleux gazon, les eaux profondes du fleuve roulent sous ses yeux entre leurs rives élevées, les oiseaux gazouillent dans les branches, les sources répandent, en murmurant, leurs eaux courantes et l’invitent par leur bruit monotone à de légers assoupissements ; mais quand la saison d’hiver ramène les pluies, les foudres et les neiges dans {p. 455}le ciel, il pousse, aux aboiements de sa meute de chiens, les féroces sangliers dans les toiles qu’il leur a tendues, ou bien, sur des baguettes invisibles, il tend le filet à larges mailles aux grives gourmandes qui viennent s’y abattre ; il prend au lacet le lièvre peureux ou la grue voyageuse, proie enviée de son foyer. Qui n’oublierait dans ces délassements les soucis importuns des passions ?

« Que si une chaste épouse, semblable à nos femmes sabines ou à la compagne brunie par le soleil de nos habitants de l’Apulie, partage avec nous ces travaux domestiques et soigne les enfants qu’elle a nourris, qu’elle construise de bois sec notre cher foyer pour le retour de son mari fatigué, qu’elle enferme dans le parc d’osier son joyeux troupeau pour étancher de leur lait les mamelles gonflées de ses chèvres et de ses brebis, et que, tirant du tonneau odorant un vin de l’année adouci par le miel, elle assaisonne pour la table des mets qu’elle n’a pas achetés à prix d’or ; … pour moi, ni les huîtres du lac Lucrin, ni les turbots, ni les sarges que les tempêtes chassent d’Orient vers nos rivages, ni la poule d’Afrique, ni le faisan d’Ionie ne flatteront jamais autant mon palais, {p. 456}en flattant ma gourmandise, que l’olive cueillie et choisie sur les plus grosses branches de mes propres arbres, que l’oseille qui aime les prés, que la mauve salutaire au corps appesanti par la maladie. Quel plaisir, au milieu de ces simples mets goûtés lentement sur sa table, de voir ses brebis rassasiées rentrer, ses bœufs hâter le pas vers la maison, traîner d’un cou languissant sous le joug, le soc renversé, et un groupe de serviteurs nés dans la maison se presser autour de la flamme éclatante du foyer ! »

Que manque-t-il à ce tableau du bonheur facile d’un paysan d’Ustica, si ce n’est le contraste tacite avec l’opulence inquiète de Mécène ? Le poète mettait ainsi en action ses préceptes de modération et de médiocrité à son ami. Mécène, en les lisant, enviait Horace, car le laboureur de Sabine, c’était évidemment Horace lui-même ; il ne lui manquait que la chaste épouse et les enfants, ces deux âmes du foyer, ces richesses du pauvre ; mais nous avons vu qu’Horace, dans l’été de sa vie, ne les avait pas méritées ; il avait préféré le plaisir au bonheur : son isolement l’en punissait.

XVIII §

{p. 457}Négligeons ses satires, assaisonnées cependant du sel attique le plus savoureux, et dont les satires de Boileau, traductions dépaysées de Rome à Paris, nous donnent une idée presque latine. Ce n’est plus l’âme d’Horace, ni sa voluptueuse bonhomie qui éclatent dans ses satires : c’est son esprit. L’esprit n’est que la partie fugitive de l’homme ; il s’évapore avec les mœurs, les vices, les ridicules des temps et des lieux pour lesquels on a écrit. Quand on ne peut plus mettre le nom du vicieux sur le vice, la malignité publique éteinte enlève les trois quarts de l’intérêt à la satire ; il n’en reste que quelques traits généraux, quelques imprécations éloquentes comme dans Juvénal à Rome et dans Gilbert à Paris. Il faut s’en consoler : nous ne perdons que des égratignures de plume et des dialogues étincelants de verve en les passant sous silence ; allons vite aux épîtres, où l’âme d’Horace se retrouve, plus encore que dans les odes, avec son talent. L’ode, c’est le {p. 458}poète ; l’épître, c’est l’homme : c’est là surtout qu’Horace est Horace. Les discours en vers de Voltaire sont ce qui ressemble le plus, dans nos littératures modernes, aux épîtres du poète latin : une morale prodigue de préceptes merveilleusement alignés dans ces vers faciles, et des retours personnels sur sa propre vie privée qui font le charme des confidences poétiques.

Voyez comme il commence sa troisième épître à Mécène, avant de se laisser glisser, comme sur une pente, à des considérations contre l’ambition, l’orgueil et le luxe : « Je vous ai promis de n’être que cinq jours à jouir de ma liberté à la campagne, et voilà que je vous ai manqué de parole pendant tout le mois d’août !… Quand l’hiver fera étinceler sa neige sur les hauteurs d’Albano, alors ton poète descendra vers la mer, et, renfermé avec ses livres, il se donnera les aises de la vie ; toi, ô mon ami tutélaire ! il te reverra, si ton cœur t’y porte, quand les tièdes vents du printemps souffleront, au retour de la première hirondelle. »

Par une transition glissante et naturelle il passe de là à la délicatesse de Mécène, qui {p. 459}n’importune pas son ami de dons et de faveurs difficiles à refuser ; puis il intercale, en vers laconiques et pittoresques, une moquerie douce contre ceux qui aspirent à une fortune disproportionnée à leurs désirs. C’est un de ces apologues que M. Walckenaer trouve, avec raison, supérieur à l’apologue de même nature versifié par La Fontaine ; le voici :

« D’aventure, par une étroite fente un mulot fluet s’était glissé dans un vaisseau chargé de froment ; et, après s’être largement repu, il s’efforçait, de toute la tension de son corps, d’en ressortir. Une belette lui cria de loin : “Veux-tu sortir de là : attends que tu maigrisses ; maigre tu es entré, maigre tu sortiras ! ” — Veut-on m’appliquer à moi le sens de cet apologue ? Je suis prêt à me dépouiller de tous mes biens. Le loisir, la liberté ! ce n’est pas moi qui échangerai ces vrais biens contre les trésors de l’Arabie ! Essaye ! tu verras si je ne renoncerai pas de bonne grâce à tout ce que je tiens de toi ! »

La même passion natale de la liberté et de la campagne se retrouve dans ce billet écrit, dit-il, au pied des ruines du vieux temple de Vacuna, dans sa chère Sabine, en se promenant {p. 460}aux environs de sa métairie de Vacuna :

« Salut ! au nom d’un amateur des champs, à Fuscus, notre ami, amateur du séjour des villes ! En cela seul nous différons du tout au tout, dans le reste jumeaux en goût et en amitié. Comme ces deux pigeons célèbres dans l’apologue, tu gardes le nid ; mais je préfère les riants rêves des ruisseaux, les roches tapissées de vieille mousse, les vastes forêts. De quoi me plains-tu ? Je vis, je me sens roi aussitôt que j’ai perdu de vue ces choses que vous appréciez d’un commun accord comme la suprême félicité ; comme l’esclave dégoûté du pontife, je détourne la lèvre des libations : je préfère le pain sec à tous les gâteaux de miel de l’offrande.

« Si on désire vivre de la vie naturelle, si on veut choisir un site convenable pour bâtir sa demeure, en connaissez-vous un plus approprié que l’heureuse retraite que j’ai choisie ?

« Y en a-t-il une où les hivers soient plus attiédis, où des vents plus doux ou plus frais tour à tour tempèrent mieux les ardeurs de la canicule et l’âpre morsure du lion, quand il reçoit perpendiculairement les brûlures d’un soleil vertical ? En est-il une où les soucis envieux {p. 461}agitent moins les sommeils ? L’herbe des champs sous les rosées y parfume-t-elle et y brille-t-elle moins à l’aurore que les perles de Libye ? L’eau vive, qui dans nos villes s’efforce de briser dans sa rapidité ses conduits de plomb, est-elle plus limpide que celle qui tremble et murmure ici entre ses rives inclinées ? Vous élevez des rangées de colonnes de marbre ; n’est-ce pas pour y enclore des bosquets ? Vous admirez cette villa ; pourquoi ? N’est-ce pas parce que l’œil, du haut des terrasses, y embrasse un vaste horizon champêtre ? Chassez la nature à coups de fourche, elle revient vous envahir malgré vous ! »

L’épître finit, comme la précédente, par l’apologue du cheval et du cerf, versifié par Horace, et chez nous par La Fontaine. Mais cet apologue, volé par les deux poètes à Ésope, et par Ésope lui-même au fabuliste indien, Lakman, finit, dans Horace, par un vers lapidaire qui contient avec une énergie sublime le proverbe éternel de la modération des désirs :

Serviet æternum qui parvo nesciet uti ;
Il sera éternellement esclave celui qui ne sait pas se contenter de peu.

{p. 462}Le petit billet suivant à son ami Bullatius, pour le détourner de longs voyages, est un véritable jet d’eau de proverbes jaillissant en vers d’une seule gerbe, plus sonores et plus étincelants que le cristal. Vous croyez, en le lisant, marcher sur un pavé de mosaïque, où chaque pierre est un éblouissement des yeux.

« C’est là que je voudrais vivre dans l’oubli de tous ! c’est là que je voudrais contempler du rivage la mer en fureur !…

« Modère ton imagination ; et Rhodes et Mytilène ne te seront pas plus nécessaires qu’un manteau dans la canicule, qu’une tunique légère par le vent de neige, que le coin du feu dans le mois d’août.

« Pendant que tu le peux, et que la Fortune conserve un visage souriant, reviens à Rome… Quelle que soit la divinité qui tire pour toi de l’urne une heure acceptable, prends-la d’une main reconnaissante ; ne remets pas les plaisirs présents à une autre année ! Ils changent de ciel, et non d’âme, ceux qui naviguent au-delà des mers ; ce que tu vas chercher si loin, le bonheur, est ici : il est même à Ulubria. »

XIX §

{p. 463}« Celui-là n’est jamais pauvre qui ne manque pas des choses nécessaires à la vie, continue-t-il dans la petite lettre en vers à Iccius. Si ton corps est sain, si tes flancs respirent librement, si tes pieds sont à l’aise, toutes les richesses des rois ne t’achèteront rien de mieux. »

Une épître charmante à son jardinier d’Ustica, qui a servi de modèle à celle de Boileau au jardinier d’Auteuil, est pleine d’un charme vraiment rural. On y sent le repos savouré de l’homme dégoûté par l’âge des plaisirs corrupteurs de la ville.

« Il te faut, dit-il, retourner des glèbes de steppes qui n’ont pas encore subi la charrue, panser les bœufs déliés du joug, et remplir la crèche de feuilles arrachées aux arbres. Toujours de l’ouvrage ; de loisir, jamais ! Le ruisseau ajoute encore à la peine qui pèse à ta paresse : si les pluies tombent, il te faut, par des digues sans cesse relevées, endiguer {p. 464}ses ondes, pour préserver de l’inondation le pré qu’il désaltère, etc., etc.

« Et moi, l’homme qui se parait naguère à Rome de toges fines et légères, et dont les cheveux luisants embaumaient d’essences ; l’homme célèbre, tu le sais, pour avoir été préféré à tous par l’avide courtisane Glycère ; l’homme qui s’humectait du matin au soir du cristal liquide du vin de Falerne, il ne se délecte maintenant que d’un court repos, d’un sommeil sans couche dans l’herbe auprès du ruisseau. Je ne rougis pas d’avoir été jeune, mais je rougirais de l’être toujours. Rien à subir ici que le sourire de mes voisins, quand ils me voient remuer des mottes de terre ou épierrer mon champ. Tu préférerais vivre avec mes serviteurs de la ville ? Mon porteur de litière à la ville t’envie le soin de mes vergers et de mes troupeaux et la bêche de mon potager. C’est ainsi que le bœuf paresseux et lourd demande la selle et la bride d’un coursier, et que le cheval de main soupire après la charrue. Que chacun fasse son métier ! c’est mon avis. »

XX §

{p. 465}Il revient sans cesse, dans des vers aussi souples que gracieux, aux images rurales qui possèdent sa pensée. Souvenez-vous de Voltaire saluant le lac Léman du haut de la terrasse de Ferney : vous retrouverez dans ce salut poétique la belle description d’Horace à Quinctius.

« Vous me demandez quelques détails sur ma métairie, aimable Quinctius. A-t-elle des champs assez pour nourrir son maître ? des oliviers aux baies fécondes pour l’enrichir ? A-t-elle des vergers, des prairies, des vignes suspendues à l’ormeau ? Je vais vous décrire au long l’assiette et la nature de mon bien. Imaginez une chaîne de collines que sépare une ombreuse vallée. Le soleil en naissant regarde d’abord le versant de la droite ; à gauche l’astre fugitif abaisse son char derrière leurs pentes vaporeuses. La température est admirable. Que diriez-vous en voyant sur la ronce innocente rougir la prune et la cornouille ? Partout {p. 466}le chêne et l’yeuse prodiguent leurs fruits au troupeau, leur ombre à l’heureux possesseur. On croirait être aux portes de la ville de Tarente. La source qui l’arrose a la gloire de donner son nom à un ruisseau dont l’Hèbre aux champs de la Thrace envierait la fraîcheur et la pureté ! Son onde est bonne aux cerveaux fatigués, bonne aux estomacs débiles. Voilà les douces retraites, disons mieux, les demeures enchantées qui préservent votre ami des influences de l’automne. »

Voilà comment il ajuste son propre portrait dans ce cadre rustique de sa vie à l’âge où la sagesse l’y confine.

Ces vers sont adressés, par badinage, à son recueil de vers lyriques :

« Quand un tiède soleil d’été vous fera lire à loisir, devant un cercle nombreux d’auditeurs, vous direz, ô mon livre ! que moi, simple affranchi sans fortune, j’ai osé déployer hors de mon petit nid des ailes plus vastes : cet aveu, en retranchant à ma noblesse, ajoutera à mon mérite. Vous ajouterez que j’ai eu le bonheur d’être aimé, tant dans les camps que dans la ville, de ce que Rome a de plus élevé et de plus aimable. Vous direz de plus, si on vous {p. 467}interroge, que j’étais un homme de petite taille, chauve avant l’âge, très amoureux des rayons du soleil, prompt à m’irriter, plus prompt à m’adoucir ; et si quelqu’un veut savoir mon âge, vous direz que je comptais quatre fois dix ans, surchargés de quatre ans, l’année où Lollius eut pour collègue au consulat Lépide. »

« Le soleil n’est pas encore levé, ajoute-t-il dans l’épître à Auguste, que je suis debout, demandant mes tablettes, mes roseaux pour écrire, et mes portefeuilles !

« Après la bataille de Philippes, qui me dépouilla tout honteux de mes ailes d’espérance, de mes dieux lares et de mes patrimoines paternels, la pauvreté impérieuse et entreprenante me fit tenter d’écrire des vers ; mais, maintenant que je possède tout ce que je puis désirer, si je continuais à versifier encore, y aurait-il assez d’ellébore pour guérir ma folie, si au lieu de dormir je persévérais à aligner des strophes ? Les années, en s’en allant, nous emportent toutes quelque chose de nous-même. Elles m’ont, dis-je, ravi les joies, les amours, les festins, les plaisirs du jeu, et maintenant elles se préparent à m’enlever même la poésie. Qu’y faire ? »

XXI §

{p. 468}Cette épître d’Horace est un poème à propos de tout, mille fois supérieur aux épîtres de Boileau à Louis XIV ou aux épîtres de Voltaire à Frédéric. Elle rappellerait plutôt un chant de Childe-Harold de lord Byron, glanant sur la surface de tout ce qui se présente à son imagination, mais ne glanant que des roses et du rire là où Byron glane des cyprès et des larmes. Le bon sens exquis jouant avec la sagesse est le caractère de cette épître, la plus belle de toutes les poésies qui portent ce nom. C’est ce décousu de la conversation en vers qui est le caractère et la grâce de ce genre de composition. Entre une épître d’Horace et une lettre de madame de Sévigné il n’y a de différence que de la prose aux vers.

XXII §

{p. 469}Auguste, arrivé au suprême repos d’un pouvoir incontesté sur l’univers, se délectait de ces vers d’Horace. Ils étaient désormais pour lui des brevets d’immortalité ; il avait l’esprit de pressentir celle du fils de l’affranchi, égale à celle du neveu de César. Auguste, accablé d’affaires, vieillissant, condamné par la délicatesse de sa santé à une sobriété pythagoricienne, ne faisait qu’un léger repas au milieu du jour ; après ce frugal repas il s’étendait sur un lit de repos, en silence, les deux mains sur ses yeux, et se délassait à entendre tantôt les vers, tantôt les conversations de Mécène et d’Horace. Souvent même il donnait à son poète favori le sujet des odes, des satires, des épîtres qu’Horace lui rapportait après les avoir composées à loisir. Les soupers de Frédéric avec Voltaire et ses amis à Sans-Souci, ce Tibur soldatesque de la Prusse, donnaient une idée assez exacte {p. 470}des soupers d’Auguste, où Mécène, Pollion, Virgile et Tibulle soupaient avec le maître du monde. Le seul vrai maître, là, c’était la liberté amicale des convives. C’est à une de ces réunions que nous devons cette magnifique divagation d’Horace.

Il descendit à des tons infiniment plus familiers dans une autre épître intitulée le Voyage à Brindes, écrite à peu près dans le même temps, et que les éditeurs ont insérée à tort parmi les satires. C’est un Téniers dans une galerie de paysagistes classiques. Horace a voulu prouver dans ce badinage qu’il savait jouer avec le pinceau comme avec la lyre. Ce voyage en vers familiers est surtout intéressant par la ressemblance, encore aujourd’hui parfaite, entre les mœurs des hommes du peuple des bourgades d’Italie et les mœurs de ce même peuple de nos jours. C’est une page d’histoire des scènes populaires qui vous transporte à Albano, à Terracine, à Fondi, dans les Abruzzes, et jusque dans les tavernes de la Calabre, en excellente compagnie de la cour d’Auguste.

Cette société, réunie pour un voyage de plaisir, se composait d’Horace, de Mécène, d’Héliodore, littérateur grec de la plus haute renommée {p. 471}à Rome, et de quelques hommes de goût de la maison de Mécène.

Lisons : chaque vers est une pierre milliaire de la voie Appienne qui mène de Rome en Apulie. C’est la géographie badine d’un poète ; il est à croire que Mécène et ses amis avaient chargé Horace de rédiger en plaisanterie leur itinéraire pour perpétuer les accidents et les charmes du voyage ; de plus, ce voyage avait un charme tout particulier pour Horace, puisqu’il le conduisait aux lieux, toujours chers, où il avait passé son enfance, sous la tutelle d’un père chéri. Il ne faut pas chercher de la poésie ; c’est écrit au crayon sur le genou, en notes où le vers s’amuse à ressembler à la prose.

XXIII §

« Sortis de Rome, la grande Aricia nous offre une halte mesquine » (aujourd’hui c’est encore l’Aricia, fameuse par ses chênes gigantesques, au pied desquels on trouve toujours assis un peintre, un amant ou un poète) ; « de là {p. 472}nous arrivons au marché d’Appius » (sorte de marché de Poissy de Rome). Écoutez comment une hôtellerie romaine est décrite dans ce tumultueux rendez-vous des bouviers et des marins fournisseurs de Rome :

« Fourmilière de marins et de cabaretiers fripons, l’eau y est insalubre ; je préférai faire jeûner mon estomac débile, et j’assistai, sans y prendre part, au repas de mes compagnons de route. Déjà la nuit tombante commençait à déployer l’ombre sur les campagnes et à semer les campagnes du firmament de ses étoiles. Rixe entre nos jeunes esclaves avec les matelots, et des matelots contre nos jeunes serviteurs : — Aborde ici. — Tu entasses trois cents personnes dans la barque ; holà ! c’est assez ! — Pendant que l’on recueille le prix du passage et que l’on attelle les mules, une longue heure s’écoule ; les cousins bourdonnants et les grenouilles marécageuses écartent le sommeil ; les mariniers et les passagers, ivres de mauvais vin, chantent à l’envi leur maîtresse absente, jusqu’au moment où le voyageur fatigué et le batelier paresseux attache à une borne le cou de la mule, la laisse paître, et ronfle étendu sur le dos.

« Les voyageurs, couchés dans la barque {p. 473}sur le canal des marais Pontins, croient avancer et sont immobiles ; l’un d’eux se réveille à l’aube du jour et saute à terre, s’arme d’une baguette de saule, et en caresse les épaules des bateliers et de la mule assoupis. À la quatrième heure on débarque un moment près de la fontaine Ferrione, pour se laver le visage et les mains dans son onde pure. Bientôt on arrive à Anxur (aujourd’hui Terracine), assise sur ses rochers éblouissants. » (Ils sont jaunis et dorés aujourd’hui par tant de soleils de plus.)

Là on est rejoint par Coccéius, chargé d’une importante mission par Auguste, puis par un autre ami de Mécène, Fontéius Capito, homme accompli ad unguem, dit le poète.

On arrive à Fondi (encore aujourd’hui sale bourgade dans le plus riant paysage d’orangers de la côte) ; on quitte Fondi en riant de l’importance et du costume officiel de ses magistrats municipaux. On s’arrête à Mamurra (Formies) pour loger chez Coccéius et pour souper chez Muréna. Coccéius et Muréna, leurs compagnons de voyage, possédaient des maisons de campagne dans ce beau site de la Campanie ; ils durent entrevoir à Formies, chez Varron, cette {p. 474}belle Terentia, sa sœur, qui devint plus tard la femme de Mécène. Varron, frère de Térentia, subit la mort quelques années après, pour avoir conspiré contre Auguste. Plotius, Varus, Virgile, hommes de la même société, les rejoignent encore au-delà des marais de Minturnes.

Un mot d’Horace trahit sa tendresse pour son émule, le doux Virgile. « Le monde, dit-il, n’eut jamais d’âme plus candide. » À Capoue ils retrouvent leurs mules, qui portaient les bagages ; là ils quittent la route de Naples pour s’engouffrer dans les gorges de l’Apulie. La première halte, avant Bénévent, est égayée par un dialogue, digne d’Aristophane le Cynique, entre deux des convives qui s’accablent d’ironies. L’un reproche à l’autre sa laideur, l’autre sa beauté ; le premier avait été esclave, le second, favori suspect d’Octave.

Dans les hautes montagnes d’Apulie on couche dans une métairie : Horace se plaint de la fumée du bois vert d’olivier, qui blesse ses yeux débiles. Une jeune Apulienne, d’une beauté grecque, y charme ses songes. On ne reconnaît pas ici son bon goût attique dans la lubricité des images : le goût pur est dans l’âme pure. Ni Horace dans un petit nombre de vers {p. 475}de ses innombrables vers, ni J.-J. Rousseau dans ses Confessions dégoûtantes datées de Lyon, ne savent se préserver du cynisme, cette fétidité de l’âme qui infecte jusqu’à l’imagination. Ce vice de l’expression, fréquent dans J.-J. Rousseau, rare dans Horace, devrait-il être respecté dans leurs éditions ? Laisse-t-on des immondices sur la voie publique ? La salubrité morale doit-elle être plus tolérante que la salubrité municipale ?

« Enfin, dit-il, j’arrive à Brindes, terme de mon voyage et de mes vers. »

L’itinéraire est gai comme un souper d’amis au bord de la mer, exact comme une carte de géographie. Un jeune littérateur, M. Desjardins, a trouvé encore aujourd’hui son chemin de Rome à l’Adriatique, le voyage d’Horace à la main. Les amis se séparent à Brindes ; Horace alla seul, ou peut-être avec Virgile, visiter sa chère fontaine de Blandusie et les ruines de la maison de son père à Venusia. Là il se souvint de son heureuse enfance, et il versa des larmes de tendresse sur tous ces souvenirs vivants, qu’il voulait revoir une dernière fois. C’était, malgré tout son esprit, ce que nous appelons un homme de bon cœur.

XXIV §

{p. 476}Tel est l’homme, telle est la vie, telles sont les œuvres de ce philosophe du bonheur et de ce poète du loisir.

Maintenant qu’en pensons-nous ? Le voici : Est-ce un de ces poètes confident du cœur, consolateur de l’âme, conseiller des mauvais jours, que les hommes de tous les âges peuvent emporter avec eux dans l’exil, dans l’amour, dans le recueillement de la solitude, dans la douleur des éternelles séparations, dans l’intimité religieuse de leur conversation à voix basse avec le ciel, pour oublier la patrie, pour nourrir les chastes tendresses, pour s’envelopper du mystère des pensées infinies, pour donner des larmes sympathiques à leurs yeux, pour prêter des prières à leurs invocations secrètes, pour verser en eux dans des vers sacrés la foi et l’espérance des réunions éternelles ? Non ; ces accents supérieurs, qui sont l’immortelle poésie de Pindare, d’Homère, {p. 477}de Virgile, de Pétrarque, de Racine, de David, et de quelques lyriques spiritualistes de nos jours, que je nommerai peu parce qu’ils vivent et chantent encore au milieu de nous, ces sublimités de la poésie divine ou humaine ne sont pas à la portée de la main badine et épicurienne d’Horace. Ne cherchez pas là une larme sur ses cordes : c’est le poète du sourire, c’est l’ami des heureux.

Mais si vous êtes seulement un homme de bon sens et de goût exquis, un amateur des délicatesses de l’esprit et des grâces de la poésie ; si vous ne sentez plus dans votre cœur ou si votre nature tempérée n’a jamais senti les brûlures sacrées ni les stigmates toujours saignants des fortes passions : amour, dévouement, religion, soif de l’infini ; si une félicité facile et constante vous a servi à souhait dans les différents âges de votre vie ; si vous avez passé l’âge des tempêtes, l’équinoxe de cette vie ; si vous êtes détrompé des hommes et de leurs vains efforts pour se retourner sur leur lit de chimères ; si vous avez vu dix révolutions et cent batailles soulever pendant soixante ans la poussière des places publiques et des champs de mort sans rien changer dans le sort des peuples {p. 478}que le nom de leur servitude et de leurs déceptions ; si vous avez vu les prétendus sages de la veille déclarés fous le lendemain, et les philosophies et les systèmes qui avaient fanatisé les pères devenir la dérision de leurs fils ; si la pensée humaine, toujours active et toujours trompée, vous a attristé d’abord par ce perpétuel enfantement du néant ; si, après avoir pleuré sur ce tonneau retentissant des Danaïdes qu’on appelle Vérité, vous avez fini par en rire ; si, sans chercher plus longtemps cette impénétrable moquerie du destin qui pousse le genre humain à tâtons de la vie à la mort, vous avez pris le parti de douter de tout, de laisser son secret à la Providence, qui, décidément, ne veut le dire à aucun mortel, à aucun peuple et à aucun siècle ; si vous vous laissez glisser ainsi sur la pente, comme l’eau de l’Anio qui glisse en gazouillant sous le verger d’Horace ; si vous n’avez ni femme ni enfant qui doublent et qui perpétuent pour vous les soucis de la vie ; si votre cœur, un peu rétréci par cet égoïsme qui se replie uniquement sur lui-même, a besoin d’amusement plus que de sentiment ; si vous possédez cet Hoc erat in votis, ce vœu d’Horace, un joli domaine aux champs pour l’été, une {p. 479}maison chaude l’hiver, tapissée de bons vieux livres (nunc veterum libri) ; si votre fortune est suffisante pour votre bien-être borné ; si vous avez pour amis quelques amis puissants, amis eux-mêmes des maîtres du monde, avec lesquels vous soupez gaiement en regardant combattre Pompée et mourir Cicéron pour cette vertu que Brutus appelle un vain nom en mourant lui-même ; enfin, si vous n’avez pas grand souci des dieux, et si les étoiles vous semblent trop haut pour élever vos courtes mains vers les choses célestes ; oh ! alors, Horace est le poète qui vous a été préparé de toute éternité pour ami ; c’est le poète de la bonne humeur, c’est l’ami des heureux, c’est le philosophe des insouciants, c’est le plus charmant causeur de cette société immortelle qui commence à Anacréon, qui passe par l’Arioste en Italie, par Pope en Angleterre, par Boileau, par Saint-Évremond, par Voltaire, par Béranger en France, et qui, supérieure en poésie et en délicatesse exquise à tous ces génies de l’agrément, vous laissera peu de choses dans le cœur, mais des paroles sans nombre de sagesse légère et de volupté intellectuelle dans la mémoire.

{p. 480}Attendez la saison d’hiver où un livre est une société toujours bienvenue au coin du feu ; attendez surtout la saison d’été, où un compagnon est agréable pour répercuter en vous les douces sensations du soleil, de l’ombre des bois, des eaux, de la montagne, de la mer ; achetez cette délicieuse miniature d’Horace illustrée par les Didot ; asseyez-vous à la lisière de vos bois au bord du ruisseau, sous les saules où les oiseaux gazouillent à l’envi de l’onde, et lisez, et prenez les heures comme elles viennent, et dites, comme Horace : Carpe diem, saisissez le jour, tout est pour le mieux, pourvu qu’on ait les pieds au soleil et la tête à l’ombre ! Ce poète est votre homme ; ce n’est pas le mien.

Lamartine.

FIN DU TOME HUITIÈME.