Alphonse de Lamartine

1863

Cours familier de littérature [XV]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XV, Paris : chez l’auteur, 1863, 448 p. Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Lucie Wimetz (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

LXXXVe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (3e partie) §

I §

{p. 5}Suivons en effet le récit :

Quand Valjean, qui se permet de rêver l’assassinat de sa providence dans le bon évêque de Digne, son sauveur, s’est enfui par la fenêtre, {p. 6}les gendarmes le ramènent. L’évêque, par un mensonge de charité, le plus petit des mensonges, mais enfin un mensonge, dit aux gendarmes qu’il ne lui a rien volé, que c’est lui-même, l’évêque, qui lui a fait don de son argenterie. Il va plus loin : il prend les deux flambeaux d’argent aussi sur la cheminée du salon, et les lui donne encore en lui reprochant d’avoir négligé de les emporter, par distraction sans doute. Valjean les emporte ; vous croyez qu’il est corrigé par tant de vertu de l’homme juste ? Pas du tout ; lisez :

« Jean Valjean sortit de la ville, comme s’il s’échappait. Il se mit à marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se présentaient, sans s’apercevoir qu’il revenait à chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n’ayant pas mangé, et n’ayant pas faim. Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. Il n’eût pu dire s’il était touché ou humilié. Il lui venait par moments un attendrissement étrange qu’il combattait et auquel il opposait l’endurcissement de ses vingt {p. 7}dernières années. Cet état le fatiguait. Il voyait avec inquiétude s’ébranler au dedans de lui l’espèce de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donné. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passées ainsi ; cela l’eût moins agité. Bien que la saison fût assez avancée, il y avait encore çà et là dans les haies quelques fleurs tardives, dont l’odeur, qu’il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs lui étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu’ils ne lui étaient apparus.

« Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée.

« Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l’ombre du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans une grande plaine rousse absolument déserte. Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. Pas même le clocher d’un village lointain. Jean Valjean pouvait être à trois lieues de D.

{p. 8}« Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson.

« Au milieu de cette méditation qui n’eût pas peu contribué à rendre ses haillons effrayants pour quelqu’un qui l’eût rencontré, il entendit un bruit joyeux.

« Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit Savoyard d’une dizaine d’années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à marmotte sur le dos.

« Un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.

« Tout en chantant, l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie, il y avait une pièce de quarante sous.

« L’enfant s’arrêta à côté du buisson, sans voir Jean Valjean, et fit sauter sa poignée de sous, que jusque-là il avait reçue avec assez d’adresse tout entière sur le dos de sa main.

« Cette fois la pièce de quarante sous lui {p. 9}échappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu’à Jean Valjean.

« Jean Valjean posa le pied dessus.

« Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu.

« Il ne s’étonna point, et marcha droit à l’homme.

« C’était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, il n’y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n’entendait que les petits cris faibles d’une nuée d’oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense. L’enfant tournait le dos au soleil, qui lui mettait des fils d’or dans les cheveux et qui empourprait d’une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

« — Monsieur, dit le petit Savoyard, avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence, — ma pièce ?

« — Comment t’appelles-tu ? dit Jean Valjean.

« — Petit-Gervais, monsieur.

« — Va-t’en, dit Jean Valjean.

{p. 10}« — Monsieur, reprit l’enfant, rendez-moi ma pièce.

« Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas.

« L’enfant recommença :

« — Ma pièce, monsieur !

« L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre.

« — Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce blanche ! mon argent !

« Il semblait que Jean Valjean n’entendît point. L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en même temps il faisait effort pour déranger le gros soulier ferré posé sur son trésor.

« — Je veux ma pièce ! ma pièce de quarante sous !

« L’enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l’enfant avec une sorte d’étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria d’une voix terrible : — Qui est là ?

« — Moi, monsieur, répondit l’enfant. Petit-Gervais ! moi ! moi ! rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plaît ! ôtez votre pied, {p. 11}monsieur, s’il vous plaît ! Puis, irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant :

« — Ah çà, ôterez-vous votre pied ? Ôtez donc votre pied, voyons !

« — Ah ! c’est encore toi ? dit Jean Valjean, et, se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la pièce d’argent, il ajouta : — Veux-tu bien te sauver !

« L’enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux pieds, et, après quelques secondes de stupeur, il se mit à fuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri. »

Il faut avouer que l’évêque avait bien placé son trésor. Un mot de plus du pauvre enfant, et il était assommé sur place.

II §

Et voilà l’honnête brigand devant qui la société coupable doit confesser ses précautions contre la récidive ! Voilà le type qui va poser {p. 12}pour l’honnête homme par excellence jusqu’au bout du roman ! Qu’en pensez-vous ? Est-ce de ce bloc de vices incorrigibles, d’instincts ignobles et de brutalités féroces que le romancier philosophe doit jamais faire sortir le saint philanthrope, pétri de toutes les délicatesses de l’intelligence et de toutes les saintetés de la vertu ?

L’invraisemblance touche ici au paradoxe, et, si l’écrivain était moins consommé dans son art, le livre ici tomberait des mains de tout le monde comme il est tombé des miennes. On dirait : Non, je n’irai pas plus loin ; ce n’est pas là l’homme, c’est le cauchemar du scélérat, et, puisque l’auteur veut en faire le type de la vertu populaire, qu’il aille tout seul, je ne le suivrai pas dans ces précipices du paradoxe.

Et cependant on relève le livre jeté à terre, parce que l’écrivain y est encore avec tout son style, et on va plus loin.

On ouvre un autre tiroir ; qu’y trouve-t-on ? Ce que l’on faisait à Paris en 1817. On éprouve un certain déplaisir à voir un lionceau, devenu plus tard un lion, jeter gratuitement {p. 13}le sarcasme et le rire malséants sur les malheurs et les vieillesses des princes qui protégèrent son enfance. À quoi bon ces ridicules posthumes jetés en pâture au peuple impérial de 1862 par l’enfant sublime baptisé par les Bourbons d’un autre temps ? À quoi bon une page de Paul-Louis Courier, reliée par mégarde dans un volume de Hugo ? S’il daignait m’écouter, je lui dirais : Déchirez ce chapitre, il retombe un peu de cette poussière sur votre berceau ! Ne flattez pas ce peuple à vos dépens. Vous avez aimé les Bourbons quand ils rentraient, très innocents de la campagne d’Espagne, de la déroute de Russie, de l’invasion du monde coalisé en 1814, pour disputer la France au partage de la Pologne ; n’en rougissez pas plus que moi ! Chaque année du siècle porte ses nécessités avec sa date : Louis XVIII et la charte valaient un peu mieux que le comité de salut public et la guillotine en permanence ! Si le ridicule mordait sur l’acier, il fallait en garder un peu pour le 93 de l’évêque et du terroriste !

III §

{p. 14}De là un autre tiroir s’ouvre, et celui-là nous ramène plus directement à l’action très complaisamment étudiée des romans populaires. Victor Hugo y échoue, comme il convient à un grand tragique d’échouer dans le burlesque. On ne descend pas du troisième ciel dans la guinguette sans y faire un faux pas. Est-ce à vous, grand poète lyrique, d’écrire l’épopée grotesque de quatre étudiants et de quatre grisettes ? Laissez faire cela à des plumes qui vous sont mille fois inférieures en scènes de champ de bataille et de palais, mais supérieures en scènes de cabaret et de barrière ! À Balzac, ce romancier de caractère qui surprend sous sa loupe puissante les gestes et les dialogues des infiniment petits comme des infiniment grands, qui noue des milliers d’intrigues en une seule intrigue, qui les dénoue par un fil qui se casse dans son tissu, et qui serait cent fois plus comique que {p. 15}Molière s’il avait ce que vous avez, le style ! Laissez cela à notre ancien ami Eugène Sue, qui a étudié les trivialités de la populace toute sa vie pendant que vous étudiiez les mondes dans les étoiles ! Laissez cela à Paul de Kock et à ces écrivains de l’école des Bohèmes, qui ont plus de gaieté et d’esprit que vous, bien qu’ils n’aient pas une plume des ailes transcendantes de votre génie ! — Et félicitez-vous de n’avoir pas su descendre : ne descend pas qui veut ! C’est la punition des hommes sublimes et qui volent, de ne pas marcher ! — Je me trompe, un seul homme l’a su dans Falstaff. — Mais cet homme était Shakespeare.

Le ramassis de quolibets, de calembours, de vulgarités saugrenues de cette partie carrée qui occupe un tiers de volume dans les Misérables, ne mérite pas qu’on s’y arrête. — Une seule remarque encore, c’est que ces huit convives, mâles et femelles (car on ne peut pas les appeler hommes et femmes), ont tous les huit des vices incarnés dans la débauche et dans l’égoïsme le plus révoltant. Les quatre étudiants se jouent des quatre sultanes qu’ils ont séduites parmi les plus jolies filles du peuple, {p. 16}comme de quatre instruments de plaisir qu’ils brisent après les avoir corrompues et rendues mères, sans se soucier seulement de leur innocence passée et de leur malheur à venir. Leurs études finies, ils complotent, comme un tour de gaieté très spirituel, de leur écrire un adieu collectif, de les laisser à peu près ivres chez le restaurateur de barrière, et de partir ensemble pour leurs provinces respectives, sans leur donner leur adresse. Le tour s’exécute ; les quatre jeunes filles, stupéfaites, restent en gage et deviennent ce que veut la providence des parties carrées, le hasard servi par la débauche.

Et je vous donne en quatre aussi à deviner ce que cela prouve contre cette société qui va en payer les frais dans le roman philosophique de Victor Hugo. Cela prouve que le peuple ne veille pas assez sur ses jolies filles, et la bourgeoisie sur ses fils : car il est évident que, si chacune de ces grisettes avait une gouvernante, et chacun de ces jeunes débauchés un gouverneur, comme le veut J.-J. Rousseau dans l’Émile, la société serait infiniment mieux composée, qu’on n’irait pas en partie carrée dîner {p. 17}à la barrière, et que votre fille ne serait pas muette !

IV §

Au second volume, une scène d’enfant, ce privilège du talent de l’écrivain, est dessinée avec amour. Sur le seuil d’une auberge de campagne, deux petites filles, l’une de deux ans, l’autre de dix-huit mois, se balancent aux rayons du soleil couchant sur une escarpolette d’anneaux de fer placés sous une charrette ; l’aubergiste, assis sur sa porte, les berce avec une ficelle attachée à sa main, et les fait crier de joie à chaque gémissement métallique de l’escarpolette improvisée.

De la chair fraîche et du fer rouillé, voilà encore une antithèse. C’est une de ces scènes faites de rien, mais décrites avec la minutie savante de Meissonnier, et vues avec l’œil d’une mère, scènes à l’aide desquelles Hugo grave pour l’éternité dans l’œil et dans la mémoire de son lecteur une rencontre dont il {p. 18}veut qu’on se souvienne. Heureux qui sait peindre ! Cela prouve qu’il a senti.

Souvenez-vous de ces vers délicieux de douleur, dans lesquels le grand poète pense à sa fille et à son gendre noyés dans la Seine en se baignant près de Rouen ; l’une par imprudence, l’autre pour ne pas survivre à son amour ! — Qui peut oublier ces couleurs trempées et délayées dans des larmes chaudes ?

Ainsi est en prose la scène de devant l’auberge. Les deux enfants étaient à l’aubergiste. Une autre femme, toute jeune encore, s’avançait à ce spectacle, portant un sac de nuit et un autre enfant.

V §

Victor Hugo, sûr de son pinceau, comme Raphaël quand il rencontre une mère virginale et un enfant-Dieu, ne manque pas de les décrire.

« L’enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu’on pût voir. C’était une fille {p. 19}de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec les deux autres petites pour la coquetterie de l’ajustement ; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu’ils devaient être très grands et qu’ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait.

« Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément.

« Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune. Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. Ses cheveux, d’où s’échappait une mèche blonde, semblaient fort épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine, laide, serrée, étroite, et nouée au menton.

{p. 20}« Le rire montre les belles dents quand on en a ; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. Elle était pâle ; elle avait l’air très lasse et un peu malade ; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d’une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de rousseur, l’index durci et déchiqueté par l’aiguille, une mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C’était Fantine.

« C’était Fantine, difficile à reconnaître. Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. Quant à sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaieté, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumée de lilas, elle s’était évanouie comme ces beaux givres éclatants qu’on prend pour des {p. 21}diamants au soleil ; ils fondent et laissent la branche toute noire.

« Dix mois s’étaient écoulés depuis “la bonne farce”.

« Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? On le devine.

« Après l’abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zéphine et Dahlia ; le lien brisé du côté des hommes s’était défait du côté des femmes ; on les eût bien étonnées, quinze jours après, si on leur eût dit qu’elles étaient amies ; cela n’avait plus de raison d’être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant parti, — hélas ! ces ruptures-là sont irrévocables, — elle se trouva absolument isolée, avec l’habitude du travail de moins et le goût du plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner le petit métier qu’elle savait, elle avait négligé ses débouchés : ils s’étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne savait pas écrire ; on lui avait seulement appris dans son enfance à signer son nom ; elle avait fait écrire par un écrivain {p. 22}public une lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès n’avait pas répondu. De là misère, nécessité d’abandonner son enfant, retours de sa pensée vers son pays natal, où cependant elle n’avait d’autre famille que les noms du pays, les rues et les portes des maisons.

« Elle emportait son enfant, sa fille, espérant la nourrir, l’élever de ses soins, de ses larmes. »

L’aubergiste veut bien garder l’enfant de Fantine en sevrage à un prix modéré ; l’enfant se nomme Cosette. Fantine la laisse en pleurant, s’engage à payer sa pension, s’établit seule dans sa ville natale, et y cherche de l’ouvrage. Hélas ! en vain. — Voilà la première véritable misère du roman. Mais la peinture en est chargée de couleurs mélodramatiques fausses, parce que le mélodrame n’a rien de commun avec la nature. Au bout de quelques mois, on demande la pension de Cosette ; la mère coupe ses cheveux et les vend pour payer un terme, puis un autre terme. Elle n’a à vendre que ses deux dents de devant, elle les fait arracher et reste enlaidie {p. 23}pour rester mère, etc., etc. : tout cela entremêlé de misère mal motivée ou mal amenée. Le roman tourne à l’invraisemblance par l’atroce. L’imagination se défie de l’écrivain, elle se détourne de ces misères à procédé et à système, et par dégoût elle ne veut pas croire. La société, même actuelle, ne renvoie pas à l’arracheur de dents une jeune et jolie fille qui porte son enfant au seuil d’un hospice, et qui, en acceptant la honte pour elle, mendie auprès des lois pour l’innocente créature. Il faut l’accuser, oui, mais non la calomnier. Nul ne le sait mieux que moi, qui ai tant protesté, par mes écrits et mes discours, contre la suppression barbare des tours, cette institution admirable de délicatesse, qui sauve la honte, au moins la vie aux enfants. La publicité du dépôt est un attentat à la pudeur, le désespoir inscrit à perpétuité sur l’enfant, oui ; mais enfin le dépôt existe, la loi ne l’a pas encore osé supprimer.

VI §

{p. 24}Fantine se traîne dans la misère et échoue à la prostitution la plus abjecte, corrompue par la faim dans sa petite ville natale de M… sur M…

Mais Valjean se retrouve là sous un nom qui cache son passé : il a passé dix-neuf ans au bagne, il s’est évadé cinq ou six fois, enfin il a fini par tenter fortune et par la gagner en inventant je ne sais quel procédé nouveau pour économiser la façon sur le noir de jais. Il y a recueilli d’énormes bénéfices. Le pays, qui y gagne aussi, ne lui marchande pas la considération monétaire qui suit le succès commercial. Le roi l’a nommé maire de son pays et chevalier de la Légion d’honneur ; il a six cent mille francs de réserve déposés chez le banquier libéral, M. Laffitte. « C’était un impitoyable honnête homme, dit M. Hugo ; il demandait aux hommes de la bonne volonté, aux femmes des mœurs {p. 25}pures, à tous de la probité. Il avait divisé les ateliers afin de séparer les sexes, et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point il était inflexible. Il s’appelait maintenant le père Madeleine ; il employait tout le monde ; il n’exigeait qu’une chose : Soyez honnête homme ! soyez honnête fille ! » Véritable Grandisson du commerce et de l’industrie, il était irréprochable, monotone, pédant et rogue comme lui : le type des manufacturiers parvenus et vertueux. Dans un autre temps, Victor Hugo lui aurait fait reconquérir un haut rang dans la société par l’héroïsme : Valjean se serait évadé, aurait pris les armes, serait monté de grade en grade dans un régiment ou sur un vaisseau, aurait fait tant d’exploits qu’il serait devenu un grand général comme Garibaldi, un aventurier de liberté, un dictateur de peuple, renversant, pour son chef-d’œuvre, le siège d’une religion, et, pour se distraire, une demi-douzaine de trônes !

Mais, il faut ici le reconnaître M. Hugo va chercher pour son héros du bagne, en 1818, la considération publique où elle est, dans une addition bien faite, dans une fortune acquise {p. 26}sou par sou, en faisant, par charité, travailler une multitude d’ouvriers chastes et probes, à condition que la journée de chacun et de chacune lui rapporterait à lui-même un bon bénéfice ! Voilà la vertu du manufacturier J. Valjean, la vertu estimable et utile de 1818 !

VII §

Mais voyons par quel procédé de morale très peu sociale le digne galérien était arrivé à cet otium cum dignitate de maire de sa commune et de Petit Manteau bleu de M… sur M… C’est ici que la société est vertement semoncée par cet audacieux bandit avant qu’il ait concouru pour le prix Montyon de son époque, avant qu’il ait acquis cette vertu déshonorée qui n’a de prix que parce qu’elle se cache, et qui n’a de couronne que parce qu’elle se montre : Et fugit ad salices et se cupit ante videri !

Lisez :

« Il faut bien que la société regarde ces choses, puisque c’est elle qui les fait !

{p. 27}« Jean Valjean était au bagne un ignorant, mais ce n’était pas un imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu’il y avait dans cet esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit.

« Il se constitua tribunal.

« Il commença par se juger lui-même.

« Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrême et blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain, s’il l’avait demandé ; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de dire : Peut-on attendre quand on a faim ? Que d’abord il est très rare qu’on meure littéralement de faim ; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir ; qu’il fallait {p. 28}donc de la patience ; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants ; que c’était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par le vol ; que c’était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entre dans l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.

« Puis il se demanda :

« S’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire ; si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain ; si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n’avait pas été féroce et outré ; s’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans sa faute ; s’il n’y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation ; si la surcharge de la peine n’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce résultat de retourner la situation, de remplacer {p. 29}la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là même qui l’avait violé ; si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur l’individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

« Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance impitoyable ; et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment ;

« S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition des biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.

« Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna.

{p. 30}« Il la condamna à sa haine.

« Il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peut être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait ; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité, une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité.

« La colère peut être folle et absurde ; on peut être irrité à tort ; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond par quelque côté.

« Jean Valjean se sentait indigné.

« Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal ; jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucé, qu’elle appelle sa Justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe. Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une parole amie, un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre, que dans cette guerre {p. 31}il était le vaincu. Il n’avait d’autre arme que sa haine. Il résolut de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en allant.

« Il y avait à Toulon une école pour la chiourme, tenue par les frères ignorantins, où l’on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l’école à quarante ans, et apprit à lire, à écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. Dans de certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal.

« Cela est triste à dire : après avoir jugé la société qui avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la société, et il la condamna aussi.

« Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d’esclavage, cette âme monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d’un côté et des ténèbres de l’autre.

VIII §

{p. 32}« Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’une nature mauvaise. Il était encore bon quand il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit qu’il devenait méchant ; il y condamna la providence et sentit qu’il devenait impie.

« Ici il est difficile de ne pas méditer un instant.

« La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à fait ? L’homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l’homme ? L’âme peut-elle être refaite tout d’une pièce par la destinée, et devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise ? Le cœur peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmités incurables sous la pression d’un malheur disproportionné, comme la colonne vertébrale sous une voûte trop basse ? N’y a-t-il pas dans toute âme humaine, n’y avait-il pas {p. 33}dans l’âme de Jean Valjean en particulier, une première étincelle, un élément divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans l’autre, que le bien peut développer, attiser, allumer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entièrement éteindre ?

« Questions graves et obscures, à la dernière desquelles tout physiologiste eût probablement répondu non, et sans hésiter, s’il eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l’empêcher de traîner, ce galérien morne, sérieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l’homme avec colère, damné de la civilisation qui regardait le ciel avec sévérité.

« Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eût vu là une misère irrémédiable ; il eût plaint peut-être ce malade du fait de la loi, mais il n’eût pas même essayé de traitement ; il eût détourné le regard des cavernes qu’il aurait {p. 34}entrevues dans cette âme ; et, comme Dante de la porte de l’enfer, il eût effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant écrit sur le front de tout homme : Espérance !

« Cet état de son âme que nous avons tenté d’analyser était-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le rendre pour ceux qui nous lisent ? Jean Valjean voyait-il distinctement après leur formation, et avait-il vu distinctement à mesure qu’ils se formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale ? Cet homme rude et illettré s’était-il bien nettement rendu compte de la succession d’idées par laquelle il était, degré à degré, monté et descendu jusqu’aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d’années déjà l’horizon intérieur de son esprit ? Avait-il bien conscience de tout ce qui s’était passé en lui et de tout ce qui s’y remuait ? C’est ce que nous n’oserions dire ; c’est même ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans ce Jean Valjean pour que, même après tant de ce malheur, il n’y restât pas beaucoup de vague. {p. 35}Par moments il ne savait pas même bien au juste ce qu’il éprouvait. Jean Valjean était dans les ténèbres ; il souffrait dans les ténèbres ; il haïssait dans les ténèbres ; on eût pu dire qu’il naissait devant lui. Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout à coup, de lui-même et du dehors, une secousse de colère, un surcroît de souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute son âme, et faisait brusquement apparaître partout autour de lui, en avant et en arrière, aux lueurs d’une lumière affreuse, les hideux précipices et les sombres perspectives de sa destinée.

« L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? Il ne le savait plus.

« Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, c’est-à-dire ce qui est abrutissant, c’est de transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en bête fauve, quelquefois en bête féroce. Les tentatives d’évasion de Jean Valjean, successives {p. 36}et obstinées, suffiraient à prouver cet étrange travail fait par la loi sur l’âme humaine. Jean Valjean eût renouvelé ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l’occasion s’en fût présentée, sans songer un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s’échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui disait : Sauve-toi ! Le raisonnement lui eût dit : Reste ! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu ; il n’y avait plus que l’instinct. La bête seule agissait. Quand il était repris, les nouvelles sévérités qu’on lui infligeait ne servaient qu’à l’effarer davantage.

IX §

« Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue, pour filer un câble, {p. 37}pour tirer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver.

« Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et de l’adresse combinées une véritable science. C’est la science des muscles, toute une statique mystérieuse et quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu {p. 38}pour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit du bagne.

« Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible.

X §

« Il était absorbé, en effet.

« À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait confusément qu’une chose monstrueuse était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, {p. 39}chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec ses escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé : ici l’argousin avec son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois, préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la civilisation, marchant sur {p. 40}lui et l’écrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruauté et d’inexorable dans l’indifférence. Âmes tombées au fond de l’infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes où l’on ne regarde plus, les réprouvés de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous.

« Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être la nature de sa rêverie ?

« Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean.

« Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d’état intérieur presque inexprimable.

XI §

« Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. Il se mettait à penser. {p. 41}Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu’autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui paraissait absurde ; tout ce qui l’entourait lui paraissait impossible. Il se disait : C’est un rêve. Il regardait l’argousin debout à quelques pas de lui ; l’argousin lui semblait un fantôme ; tout à coup le fantôme lui donnait un coup de bâton.

« La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu’il n’y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d’été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d’avril. Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme.

« Pour résumer en terminant ce qui peut être résumé et traduit en résultats positifs dans tout ce que nous venons d’indiquer, nous nous bornerons à constater qu’en dix-neuf ans, Jean Valjean, l’inoffensif émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu capable, grâce à la manière dont le bagne l’avait façonné, de deux espèces de mauvaises actions : premièrement, d’une mauvaise action rapide, {p. 42}irréfléchie, pleine d’étourdissement, toute d’instinct, sorte de représailles pour le mal souffert ; deuxièmement, d’une mauvaise action grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les idées fausses que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations passaient par les trois phases successives que les natures d’une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté, obstination. Il avait pour mobile l’indignation habituelle, l’amertume de l’âme, le profond sentiment des iniquités subies, la réaction, même contre les bons, les innocents et les justes, s’il y en a. Le point de départ comme le point d’arrivée de toutes ses pensées était la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arrêtée dans son développement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain, puis la haine de la création, et se traduit par un vague et incessant et brutal désir de nuire, n’importe à qui, à un être vivant quelconque. — Comme on voit, ce n’était pas sans raison que le passeport qualifiait {p. 43}Jean Valjean d’homme très dangereux.

« D’année en année, cette âme s’était desséchée de plus en plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n’avait versé une larme. »

XII §

L’onde et l’ombre.

« Un homme à la mer !

« Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé de continuer. Il passe.

« L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire frissonnant sous l’ouragan et tout à la manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l’homme submergé ; sa misérable tête n’est qu’un point dans l’énormité des vagues.

{p. 44}« Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’est fini.

« Il est dans l’eau monstrueuse. Il n’a plus sous les pieds que de la fuite et de l’écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l’environnent hideusement, les roulis de l’abîme l’emportent, tous les haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu’il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d’affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu’il devient abîme, il fait partie de l’écume, les flots se le jettent de l’un à l’autre, il boit l’amertume, l’océan lâche s’acharne à le noyer, l’énormité joue {p. 45}avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.

« Il lutte pourtant.

« Il essaye de se défendre, il essaye de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l’inépuisable.

« Où donc est le navire ? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l’horizon.

« Les rafales soufflent ; toutes les écumes l’accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l’homme qui semblent venir d’au-delà de la terre et d’on ne sait quel dehors effrayant.

« Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu’il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.

« Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l’océan et le ciel ; l’un est une tombe, l’autre est un linceul.

« La nuit descend, voilà des heures qu’il {p. 46}nage, ses forces sont à bout ; le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s’est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord ; il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l’invisible ; il appelle.

« Il n’y a plus d’hommes. Où est Dieu ?

« Il appelle. Quelqu’un ! quelqu’un ! Il appelle toujours.

« Rien à l’horizon. Rien au ciel.

« Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini.

« Autour de lui l’obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l’horreur de la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s’abandonne, qui est las prend le parti de {p. 47}mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l’engloutissement.

XIII §

« Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale !

« La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère.

« L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera ? »

(Une des plus belles pages de la langue que nous parlons !)

XIV §

{p. 48}Ai-je besoin de noter le sophisme au milieu de ce pêle-mêle éblouissant de vérités et d’erreurs, où l’homme coupable se croit le droit de conclure à la condamnation de cette pauvre société, et le droit de haïr l’homme social parce qu’il ne se sent pas capable d’être assez libre si la société ne lui fait pas place pour le droit qu’il rêve et pour l’indépendance qu’il convoite ?

Il y aurait un chapitre par mot à écrire pour réfuter le forçat ; M. Hugo l’a réfuté, mais en l’exécutant. L’objection reste dans sa force et surtout dans sa séduction par le talent du raisonnement. La société baisse la tête devant l’audacieux forçat.

Mais ai-je besoin de noter surtout cette admirable page qui résume tout dans ce chapitre : Un homme à la mer ? Ni J.-J. Rousseau, ni Lamennais, n’ont jamais écrit de ce style.

Cette longue image de quatre pages vaut {p. 49}tout un livre. C’est la voix de l’abîme ! C’est l’agonie du désespoir sur qui pèse un monde, et à qui un poète sublime a donné une langue semblable à celle de Job lui-même : la langue du grain de sable pensant perdu dans le monceau des hommes, des déserts et des eaux. Il faut être poète pour sentir ce chapitre, mais il faut être plus que poète pour l’avoir écrit. Ici et ailleurs, lorsque Victor Hugo dépeint l’homme, il invente une langue surhumaine pour hurler les lamentations de l’humanité.

XV §

Revenons à Valjean, bon citoyen, bon commerçant, bon magistrat, et qui commence à sentir le prix d’une société qui lui garantit les fruits du travail, la liberté et la concurrence, l’inviolabilité des banques, ces réservoirs et ces dépôts du capital ; toutes ces vertus qui la composent tout entière aux yeux de l’industriel enrichi.

Par une série de catastrophes et de vicissitudes {p. 50}facilement combinées, Valjean vertueux finit par connaître, plaindre et protéger Fantine. Elle meurt dans ses bras, elle lui lègue Cosette, cette enfant abandonnée par force dans l’auberge des Thénardier. Ceux-ci refusent longtemps de la rendre, dès qu’ils savent que Jean Valjean ou M. Madeleine désire la racheter d’eux : faire chanter la nature, c’est le chef-d’œuvre des avares et des scélérats, c’est la question donnée aux cœurs d’une mère et d’un père.

Ces Thénardier sont des demi-coquins, introduits comme machine à drame dans le roman. Ils suivent les armées de l’Empire, comme des corbeaux, pour dépouiller les morts. À Waterloo, ils ont fait une riche moisson ; ils ont recruté un vieux colonel de l’Empire évanoui, en lui enlevant ses habits. Le colonel s’imagine qu’il leur doit la vie. Il le dit à son fils plus tard, et lui fait promettre de sauver un jour ses sauveurs, s’il vient à les découvrir jamais.

Notez ceci dans votre mémoire, car c’est le deus ex machina de la pièce. Cela donne lieu à des scènes peu vraisemblables, tirées par les {p. 51}cheveux, mais dramatiques et dignes d’un grand maître de larmes, par le pathétique des situations et par la naïveté des amours qui en sont la suite. Passez l’invraisemblable à J.-J. Rousseau ou à Victor Hugo, vous n’avez plus que des chefs-d’œuvre.

XVI §

En attendant, l’envie, curieuse de sa nature, commence à suspecter la source des richesses de ce philanthrope inconnu et maladroit, qui, en effet, est loin d’être pure ; car l’argenterie dérobée à l’évêque de gré ou de force, et la pièce de quarante sous arrachée par violence au pauvre enfant, sont deux mauvaises pierres angulaires de cette fortune équivoque. On peut purifier un fleuve à son embouchure, on ne le sanctifie pas à sa source.

Le doigt de la Providence commence à se montrer dans l’ombre sous les traits d’un hasard. Un personnage tout à fait fantastique, un {p. 52}agent de la police, nommé Javert, homme droit comme l’éclair dans son but, serpentant comme lui dans ses moyens, ferme dans son devoir comme la conscience, ancien garde-chiourme, chasseur de bêtes fauves pour en défendre la société, a cru reconnaître dans Valjean, qu’on lui a signalé, un ancien forçat de sa connaissance à Toulon ; il le dénonce à Paris, à l’autorité protectrice des honnêtes gens. Mais, au moment où Javert vient pour s’éclaircir et s’assurer de lui, il croit reconnaître son erreur, et la confesse honnêtement et franchement au maire Madeleine, en lui demandant pardon. Ce qui lui fait croire qu’il se trompe et qu’il doit réparation à ce brave philanthrope enrichi, c’est l’arrestation inopinée d’un autre forçat, vieux gibier abruti de cour d’assises, un nommé Champmathieu, qui a volé des pommes dans le pays.

Ce Champmathieu, victime d’inexplicables ressemblances de nom et de destinées avec Jean Valjean, ne sait se défendre qu’en répétant à satiété qu’il est Champmathieu. Cette obstination le fait paraître d’autant plus coupable. On va le juger le surlendemain. Fantine meurt {p. 53}dans la nuit ; cette mort jette plus de désordre encore dans la tête de M. Madeleine.

XVII §

Ici s’ouvre une des plus belles angoisses de conscience qu’il ait jamais été donné à l’homme de concevoir et d’écrire.

Un écrivain digne d’être le secrétaire de la conscience pouvait seul l’inventer et l’écrire. C’est véritablement l’héroïsme de la vertu, le martyre nécessaire, mais mortel, de tout ce qui est humain dans l’homme, contre tout ce qui est divin, la vérité, aux dépens de la vie.

La question sacrée donnée à l’homme par lui-même, l’aveu coûte que coûte arraché à la nature humaine par l’homme lui-même, le triomphe de la confession devant Dieu, avec la pénitence devant les hommes !

C’est sublime !

Mais comment ce chef-d’œuvre de vertu humaine est-il réservé à un aussi vil scélérat que ce Valjean ? Où aurait-il pris {p. 54}cette lumière intérieure parfaite, cette justesse infaillible, cette délicatesse de sainteté qui surgissent tout à coup en lui, comme la fleur surgit du fumier, pour se foudroyer lui-même, s’offrir en holocauste pour un misérable flétri d’avance, et pour s’écrier de sang-froid devant le jury, et devant Dieu, et devant ses concitoyens, dont la considération se change en exécration : C’est moi qui suis le forçat ! ce forçat hautain, ce forçat récidiviste ! Relâchez cet homme et enchaînez-moi. Suicide de son honneur, M. Madeleine a fait plus difficile et plus beau que le suicide de Brutus !

Mais il faut lire cette scène, écrite comme elle est pensée, dans le roman, ici trois fois vertueux, de Victor Hugo. Encore une fois, lisez.

Valjean se hâte vers la peine comme un autre se hâte pour fuir l’échafaud : il arrive au moment où l’infortuné Champmathieu est convaincu par son idiotisme d’être Jean Valjean.

Il hésite à entrer dans le prétoire, il regarde le loquet et la porte derrière laquelle est son éternelle infamie ; il recule, près de faiblir.

Qu’est-ce qui m’y oblige ? se dit-il, mot sublime de caractère, répondu dans sa conscience {p. 55}par un mot plus sublime encore : Dieu ! il entre, il est accueilli par les égards et le respect du président, des jurés, de l’auditoire.

XVIII §

Lisez, lisez toutes ces pages, et surtout celles de son voyage pour arriver à temps : chemin de croix des justes ! Mais, encore une fois, pourquoi cette sainteté dans ce scélérat de nature et dans ce sournois de vertu, ce Jean Valjean ?

Est-ce que vous ne pouviez pas réserver à un homme éclairé d’en haut et franchement vertueux ce rôle impossible dans un bandit, qui ne sait pas même le nom de conscience ; qui ne fait que ruminer, assassiner, voler, parader, gagner de l’argent et afficher l’hypocrisie de la probité utile ? Est-ce qu’un paradoxe de plus était indispensable pour donner l’apparence du sophisme à la vertu même ?

Comme cela eût été plus beau, si cela pouvait être plus vrai ! Mais l’incrédulité poursuit {p. 56}le lecteur comme un remords, même en admirant !

Et cependant lisez, encore une fois lisez ! C’est un chapitre de la mort de Socrate, quelque chose d’héroïque.

XIX §

« C’était lui, en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il tenait son chapeau à la main, il n’y avait aucun désordre dans ses vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très pâle, et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivée à Arras, était maintenant tout à fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là.

« Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. La voix avait été si poignante, l’homme qui était là paraissait si calme, qu’au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On {p. 57}ne pouvait croire que ce fût cet homme qui eût jeté ce cri effrayant.

« Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le président et l’avocat général eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l’homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s’était avancé vers les témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

« — Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il.

« Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête qu’ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour, et dit d’une voix douce :

« — Messieurs les jurés, faites relâcher l’accusé. Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean.

« Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette espèce de terreur religieuse qui {p. 58}saisit la foule lorsque quelque chose de grand s’accomplit.

« Cependant le visage du président s’était empreint de sympathie et de tristesse ; il avait échangé un signe rapide avec l’avocat général et quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s’adressa au public et demanda avec un accent qui fut compris de tous :

« — Y a-t-il un médecin ici ?

« L’avocat général prit la parole :

« Messieurs les jurés, l’incident si étrange et si inattendu qui trouble l’audience ne nous inspire, ainsi qu’à vous, qu’un sentiment que nous n’avons pas besoin d’exprimer. Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable M. Madeleine, maire de M.-sur-M. S’il y a un médecin dans l’auditoire, nous nous joignons à M. le président pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire à sa demeure.

« M. Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. Voici les {p. 59}paroles qu’il prononça ; les voici littéralement, telles qu’elles furent écrites immédiatement après l’audience par un des témoins de cette scène, telles qu’elles sont encore dans l’oreille de ceux qui les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd’hui :

« — Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande erreur ; lâchez cet homme ; j’accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom ; je suis devenu riche, je suis devenu maire ; j’ai voulu rentrer parmi les honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J’ai volé monseigneur l’évêque, cela est vrai ; j’ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean {p. 60}Valjean était un malheureux très méchant : toute la faute n’est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaissé que moi n’a pas de remontrance à faire à la Providence ni de conseils à donner à la société ; mais, voyez-vous, l’infamie d’où j’avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j’étais un pauvre paysan, très peu intelligent, un espèce d’idiot ; le bagne m’a changé. J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. Plus tard l’indulgence et la bonté m’ont sauvé, comme la sévérité m’avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminée, la pièce de quarante sous que j’ai volée il y a sept ans à Petit-Gervais. Je n’ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu ! monsieur l’avocat général remue la tête, vous dites : M. Madeleine est devenu fou ; vous ne me croyez pas ! Voilà qui est affligeant. N’allez point condamner cet homme, au moins ! {p. 61}Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! Je voudrais que Javert fût ici ; il me reconnaîtrait, lui !

« Rien ne pourrait rendre ce qu’il y avait de mélancolie bienveillante et sombre dans l’accent qui accompagnait ces paroles.

« Il se tourna vers les trois forçats :

« — Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! vous rappelez-vous ?…

« Il s’interrompit, hésita un moment, et dit :

« — Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au bagne ?

« Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête aux pieds d’un air effrayé. Lui continua :

« — Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute l’épaule droite brûlée profondément, parce que tu t’es couché un jour l’épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu’on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce vrai ?

« — C’est vrai, dit Chenildieu.

« Il s’adressa à Cochepaille :

« — Cochepaille, tu as près de la saignée du {p. 62}bras gauche une date gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c’est celle du débarquement de l’empereur à Cannes, 1er mars 1815. Relève ta manche.

« Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe ; la date y était.

« Le malheureux homme se tourna vers l’auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l’ont vu sont encore navrés lorsqu’ils y songent. C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir.

« — Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

« Il n’y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateur, ni gendarmes ; il n’y avait que des yeux fixes et des cœurs émus. Personne ne se rappelait le rôle que chacun pouvait avoir à jouer ; l’avocat général oubliait qu’il était là pour requérir, le président qu’il était là pour présider, le défenseur qu’il était là pour défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune {p. 63}autorité n’intervint. Le propre des spectacles sublimes, c’est de prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu’il éprouvait ; aucun, sans doute, ne se disait qu’il voyait resplendir là une grande lumière ; tous intérieurement se sentaient éblouis.

« Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L’apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarté cette aventure si obscure le moment d’auparavant. Sans qu’il fût besoin d’aucune explication désormais, toute cette foule, comme par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d’un seul coup d’œil cette simple et magnifique histoire d’un homme qui se livrait pour qu’un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les détails, les hésitations, les petites résistances possibles, se perdirent dans ce vaste fait lumineux.

« Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible.

« — Je ne veux pas déranger davantage l’audience, {p. 64}reprit Jean Valjean. Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. J’ai plusieurs choses à faire. Monsieur l’avocat général sait qui je suis, il sait où je vais, il me fera arrêter quand il voudra.

« Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s’éleva, pas un bras ne s’étendit pour l’empêcher. Tous s’écartèrent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas lents. On n’a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu’il y parvint. Arrivé là, il se retourna et dit :

« — Monsieur l’avocat général, je reste à votre disposition.

« Puis il s’adressa à l’auditoire :

« — Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié, n’est-ce pas ? Mon Dieu ! quand je pense à ce que j’ai été sur le point de faire, je me trouve digne d’envie. Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas.

« Il sortit, et la porte se referma comme elle {p. 65}avait été ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs d’être servis par quelqu’un dans la foule.

« Moins d’une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute accusation le nommé Champmathieu ; et Champmathieu, mis en liberté immédiatement, s’en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien à cette vision. »

Javert ressaisit Valjean au chevet du lit de Fantine ; elle meurt d’étonnement et d’effroi, on la jette à la fosse commune.

XX §

Et la société est responsable de cette catastrophe du forçat et de la fille publique : double matière à indignation présentée au peuple ;

Double erreur.

Car, premièrement, comment supposer qu’un brave homme, condamné pour une vétille, devenu un manufacturier opulent, le bienfaiteur d’une province entière, magistrat adoré {p. 66}de sa ville adoptive, soit renvoyé pour sa vie aux galères, sans discernement, sans justice et sans grâce, par la société du dix-neuvième siècle ?

Et, secondement, où pouvait mourir une fille publique, née sans père ni mère, débauchée de mœurs d’abord, de misère ensuite ; où pouvait-elle mieux mourir que dans un hospice, providentiellement recueillie par la bienfaisance, et dans la couche préparée par de saintes filles sous les ailes de la religion ?

XXI §

Ces deux indignations amères auxquelles le grand écrivain fait appel sont donc absolument sans motif.

S’il s’agit de Valjean le riche, saint industriel, le monde n’est pas fait ainsi. On l’aurait réhabilité avec l’honneur, ou bien il aurait été toucher à loisir ses 700 000 fr. chez M. Laffitte, et se serait abrité à l’étranger dans un {p. 67}vallon du Mexique ou dans un canton de la Suisse.

S’il s’agit de Fantine, quel était donc l’asile plus miséricordieux et plus approprié à la situation où la société pût préparer une meilleure mort à une fille sans asile ?

Pourquoi fanatiser le peuple, en style admirable, pour des misères ou inévitables ou impossibles, quand il n’y a malheureusement que trop de fautes et de misères réelles à offrir à la pitié des lecteurs ? Débauche de larmes qu’on verse par la magie de l’écrivain, et qu’on se reproche d’avoir versées en rentrant de sang-froid dans le réel !

XXII §

Ici vous fermez le troisième tiroir, et l’auteur en ouvre un autre à propos d’une certaine famille Thénardier dont il a besoin pour changer les décorations de son drame. C’est le tiroir épique, c’est la bataille de Waterloo : qu’a-t-elle à faire dans cette épopée de petites {p. 68}misères d’un forçat et de quatre filles dans le bourbier du bagne ou des mauvais lieux de Paris : à moins que ce ne soit pour exciter la pitié sur ces quatre-vingt mille malheureux soldats de vingt ans, hier heureux laboureurs, arrachés à leur famille par un conquérant, pour les pousser sur quatre lieues de carnage ? Mais alors ce n’est pas le conquérant qu’il faut plaindre, ce sont les peuples ! Ce n’est pas sur le héros coupable de la seconde invasion qu’il faut appeler l’intérêt au nom de la gloire d’un homme, c’est sur la nation dont il creuse la fosse arrosée de sang innocent dans cette plaine sinistre de Waterloo.

Le prétexte à ce récit historique et épique de Waterloo est tout bonnement ce Thénardier, le rôdeur nocturne du cimetière d’armée qui dépouille de ses bagues, de sa montre d’or et de sa bourse un officier de cuirassiers blessé, et qui, l’ayant ainsi réveillé de sa léthargie, se fait passer pour un sergent de l’armée ramassant les blessés, et se sauve en laissant l’officier pénétré d’une aveugle reconnaissance.

De ce détail de la fortune de Thénardier, {p. 69}Hugo s’élève à vol d’aigle dans le champ de bataille impérial du siècle, et il écrit une bataille de Waterloo qui efface, selon moi, tout ce qu’on a, jusqu’ici, écrit de lyrique sur ce champ de mort.

XXIII §

Il est impossible ici de rien citer, il faut tout lire, ou plutôt s’abandonner à ces accès de verve historique, épique, tragique, qu’il plaît à l’auteur de se donner à propos de Waterloo, et le suivre bon gré mal gré à travers les péripéties de ces innombrables peintures de combat.

Depuis Jules Romain dans les batailles de Constantin, jusqu’à Le Brun dans les batailles d’Alexandre, aucun peintre de batailles n’égale ici le poète des batailles de Napoléon. Les batailles d’Achille, dans Homère, n’ont pas plus de verve. C’est le triomphe de la langue française menée au feu : infanterie, cavalerie, artillerie, incendie, assauts, carnage, tout roule, {p. 70}tout avance, tout recule, tout tourbillonne, tout s’abat, comme dans ces trombes terrestres où les nuées, entrechoquées par des vents contraires, finissent par vomir la grêle qui couche à terre les maisons, et qui emporte avec les feuilles les membres des arbres. On sort de cette lecture ivre et anéanti comme un enfant qui s’essouffle à suivre un géant. C’est superbe ! Mais qu’est-ce que ce cadre mesquin pour ce tableau ? Qu’est-ce que ce forçat et cette grisette à côté de ce pan du monde qui s’écroule ? Ni plan, ni convenances, ni proportions, dans ce hors-d’œuvre qui emporte le roman tout entier, comme un coup de canon emporte la bourre.

Et puis, il faut le dire, tout cela finit par un paradoxe de goût qui fait faire une moue de répugnance à cette saleté de style, comme si l’on avait marché sur une immondice ! L’idée souffre le paradoxe, le goût ne le souffre pas. Pourquoi ? Parce que tout homme trouve en lui le discernement prompt et sûr qui fait admettre ou rejeter une pensée fausse, surtout en matière sociale, et que tout homme porte en lui le goût qui fait discerner le propre et le {p. 71}sale dans la langue comme dans la nature. Les mots ont leur odeur ; or voici comment Victor Hugo, trompé lui-même par son enthousiasme pour le neuf, s’égare jusqu’à prendre l’ignoble pour le sublime.

XXIV §

À la fin de la bataille de Waterloo, un brave général forme un dernier carré résistant de la garde impériale pour barrer le chemin aux Anglais et donner à l’armée et à l’empereur le temps d’atteindre Charleroi. Les Anglais, sûrs de la victoire, entourent ce carré d’artillerie et sont prêts à y faire brèche à coups de canon, s’il s’obstine encore. Mais, avant de foudroyer ces héros, ils leur offrent les conditions honorables des champs de bataille civilisés. Un officier anglais, parlementaire, s’avance et crie au bataillon :

— Braves Français, vous avez assez fait pour la gloire, la fortune a décidé ; rendez-vous {p. 72}pour sauver à l’humanité un meurtre inutile !

Le général, c’était Cambronne, ne répond pas, et son geste dit : Tirez !

Les Anglais insistent. Point de réponse. La mèche est sur les pièces ; les Anglais hésitent encore.

— Rendez-vous ! lui crie-t-on de nouveau.

— La garde meurt et ne se rend pas ! répond le général.

Qu’il l’ait dit ou non dans cette forme, peu importe. C’est le mot de l’héroïsme dans une telle circonstance ; il ne peut pas ne l’avoir pas dit, puisque son attitude même et celle de tout ce bataillon des morituri le disent avec lui, avant lui, comme lui ! Il n’y a pas deux mots pour exprimer cela : c’est le mot du capitaine de vaisseau clouant au mât son pavillon qu’il ne veut point amener ; c’est le mot le plus sublime de toute une guerre française, l’héritage que l’armée mourante lègue à l’armée qui renaîtra de son sang.

Eh bien ! parce que le mot est digne, noble, mémorable, parce qu’il exprime héroïquement, {p. 73}quoique simplement, le qu’il mourût de Corneille, parce qu’il mérite d’être inscrit en lettres d’or sur les étendards de la patrie, Victor Hugo, qui croit avoir trouvé mieux dans la langue canaille du peuple, substitue à cette belle langue militaire un mot de faubourg, un mot plus abject, et plus qu’un mot de faubourg, un mot de latrines qui répond par une brutalité laconique, par une bestiale réplique, à une proposition généreuse faite en bons termes à ces braves mourants, et il en fait le plus beau mot (textuel) qu’un Français ait jamais dit, et il s’extasie sur le génie populaire de ce mot.

« Dire ce mot et mourir ensuite, s’écrie-t-il, quoi de plus beau ? »

Mourir sans l’avoir dit, disons-nous à notre tour, mourir en montrant la dignité de la mort, et en se gardant bien de souiller la sublimité de son cœur par la turpitude de son expression.

XXV §

{p. 74}« L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher, qui ne s’est point battu ; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne.

« Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre.

« Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit, au mur traître de Hougoumont, au chemin creux d’Ohain, au retard de Grouchy, à l’arrivée de Blücher, être l’ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester debout après qu’on sera tombé, noyer dans deux syllabes la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà connues des Césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant l’éclair de la France, clore insolemment {p. 75}Waterloo par le mardi gras, compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une parole suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garder l’histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c’est immense.

« C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne.

« Le mot de Cambronne fait l’effet d’une fracture. C’est la fracture d’une poitrine par le dédain ; c’est le trop-plein de l’agonie qui fait explosion. Qui a vaincu ? est-ce Wellington ? Non. Sans Blücher il était perdu. Est-ce Blücher ? Non. Si Wellington n’eût pas commencé, Blücher n’aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu’il y a là un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant ; et, au moment où il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie ! Comment ne pas bondir ! Ils sont là, tous les rois de l’Europe, les généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux, et, derrière les cent mille, un million ; {p. 76}leurs canons, mèches allumées, sont béants ; ils ont sous leurs talons la garde impériale et la grande armée ; ils viennent d’écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne ; il n’y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce désespéré se redresse ; il en subit l’énormité, mais il en constate le néant ; et il fait plus que cracher sur elle ; et, sous l’accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur.

« L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l’Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d’en haut. Un effluve de l’ouragan divin se détache et vient passer à travers les hommes, et ils tressaillent, et l’un chante le chant suprême, et l’autre {p. 77}pousse le cri terrible. Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l’Europe au nom de l’empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de la révolution. On l’entend, et l’on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c’est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. »

XXVI §

Ce n’est pas là de la critique littéraire seulement ; nous n’en faisons pas : ce livre a bien une autre portée que des phrases. C’est de la critique philosophique, sociale, morale, historique ; c’est le soulèvement du cœur français contre l’ignobilité du mot qu’on lui prête. Ce mot est une adulation à la trivialité de la multitude hébétée de rage, qui, faute de trouver une parole, jette l’excrément au visage du destin ; c’est de la démagogie grammaticale qui, voulant que tout lui ressemble, enlève au soldat et au peuple une réplique immortelle, pour lui substituer {p. 78}ce qui n’a de nom dans aucune langue, une bestialité muette cherchant une injure sur ses lèvres, et n’y trouvant qu’un sale idiotisme dans le cœur de tant de héros ! Mieux valait mourir en silence !

Nous n’aimons pas davantage ces chicanes à la victoire, qui rapetissent les vainqueurs en rapetissant les vaincus.

Il serait temps d’en finir, ou bien de changer résolument l’histoire, et d’écrire, à l’exemple du père Loriquet ou des libéraux de 1815 : Waterloo, grande victoire gagnée par Napoléon sur les Anglais et sur les Prussiens dans les plaines de Belgique.

Cela serait plus simple, et tout aussi vrai que ces hymnes au génie fatigué de Napoléon ; et, comme l’histoire n’est souvent qu’une vérité convenue, cela finirait tout, et tout serait dit !

XXVII §

Quant à nous, nous persistons à croire que 1815 fut le désastre immérité d’une armée {p. 79}vaillante et sublime, que Napoléon commanda mal ce jour-là des manœuvres tardives, et abandonna au hasard du reste de la journée sa fortune, c’est-à-dire la moitié du génie d’un conquérant.

Nous laissons M. Hugo, M. Thiers, M. Quinet, M. Charras, mâcher et remâcher cette journée, revanche des vaincus au jeu des batailles, et nous disons : Il est plus beau d’accepter une défaite et de s’en relever, que de se révolter sans cesse contre la triste vérité, surtout devant sa capitale conquise, son empereur à Sainte-Hélène, son pays rançonné, et de soutenir au monde qu’on a marché de victoire en victoire, de Madrid à Toulon, de Moscou au Rhin, de Leipsik à Mayence, de Waterloo à Paris, à la suite d’un homme infaillible qui n’a pas fait un faux pas dans sa vie. La franchise a sa noblesse, et l’histoire a ses leçons.

 

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LXXXVIe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie) §

I §

{p. 81}Revenons à Jean Valjean.

Il avait caché vite dans la forêt de Montfermeil les 700 000 francs déposés chez M. Laffitte ; puis il était revenu se laisser arrêter {p. 82}par l’agent de police Javert, et condamner à mort.

À mort ! entendez-vous bien ? D’abord à cinq ans pour un morceau de pain, condamnation impossible, pour un morceau de pain origine de tout, volé à bonne intention chez le boulanger de son village ; ensuite à mort après dix-neuf ans de sa peine accomplie !

Quelle société ! et combien il est aisé à l’auteur d’avoir raison contre elle !

Heureusement, le roi commue la peine sanglante contre une condamnation à perpétuité au bagne. Jean Valjean ne veut pas s’y soustraire, apparemment, sans accumuler l’indignation du peuple contre une telle justice.

Quoi qu’il en soit, il s’évade encore en accomplissant un acte de sauvetage sur un vaisseau de guerre ; puis, se laissant en apparence tomber à la mer et nageant entre deux eaux, il disparaît de nouveau.

On le croit noyé ! pas du tout ; il n’est que déguisé, et reparaît, pour tenir parole à Fantine, à l’auberge des Thénardier, à Montfermeil.

Il commence par aller visiter son trésor {p. 83}enfoui sous l’arbre, et par lui emprunter un bon viatique, jusqu’au moment de lui faire une visite définitive.

En revenant, il trouve la pauvre petite Cosette, fille de Fantine, que l’hôtesse impitoyable, la Thénardier, a envoyée chercher de l’eau dans un seau plus grand qu’elle, à la fontaine du bois, dans la nuit. La pauvre petite enfant plie et succombe. Valjean se montre à propos, porte le seau de l’enfant, et rentre à l’auberge des Thénardier. C’est un chef-d’œuvre de compassion enfantine.

Il contemple Cosette ; la description de l’enfant souffreteuse et grelottante est d’une vérité et d’une sensibilité qui n’appartiennent qu’au grand poète des petits enfants, Victor Hugo. C’est là sa note de prédilection ; poète toujours, père avant tout, c’est sa nature. Valjean contemple avec une pitié équivoque les tortures de celle-là, Cendrillon battue en cet infâme foyer, à côté des caresses des deux enfants chéris de l’hôtesse.

Il risque plusieurs fois de se trahir en montrant plus de richesses qu’il ne convient à une redingote râpée comme la sienne. N’importe, {p. 84}il achète la petite, quinze cents francs, des mains de ses hôtes ; s’enfuit vers Paris avec l’enfant, et va se cacher dans une maison réprouvée, dans les terrains vagues d’un faubourg, près du marché aux chevaux. Il s’y attache de plus en plus à cette pauvre enfant. Une vieille femme, façonnée à toute servitude, faisait le ménage et allumait le feu. Cosette se développait de corps et d’âme, sous les yeux de ce père inconnu, mais aussi tendre qu’une femme. Victor Hugo lui prête sa tendresse pour les enfants.

Ici le romanesque du roman commence. Ce romanesque, qui sort des événements arbitrairement inventés pour les besoins du drame, est la partie faible du roman. Toutes les fois que l’auteur a besoin d’un personnage, il l’appelle du fond du néant, comme dans les contes de fées ou comme dans les contes de Voltaire, et le personnage obéit contre toute vraisemblance au signe de l’écrivain.

Ces fantasmagories s’animent, disparaissent, reparaissent, comme si le monde n’était peuplé que des sept à huit comparses de Valjean. Cela détruirait l’intérêt comme cela {p. 85}détruit la vraisemblance, si l’admirable don de peindre du poète ne ressaisissait pas à l’instant son lecteur par l’admiration et l’enthousiasme, et ne lui faisait en quelques pages oublier le chemin pour le but.

II §

Les poursuites patientes, constantes, consciencieuses de l’honnête agent de police Javert ne discontinuaient pas. Valjean y échappe avec sa pupille par des prodiges d’adresse et de force musculaire, dignes d’un forçat de M. d’Arlincourt. Je demande pardon du rapprochement. Du ridicule au sublime il n’y a qu’un pas, dit Napoléon ; Victor Hugo ne le franchit jamais, mais dans cette partie du drame il le côtoie sans cesse.

Glissons vite ici. Valjean, près d’être atteint, franchit de hautes murailles avec Cosette attachée par une corde, et tombe dans le jardin d’un couvent de femmes. Un vieux jardinier {p. 86}qui le rencontre, un de ses amis, le cache avec Cosette dans sa hutte ; puis Valjean invente une histoire pour faire recevoir et élever Cosette par ces nonnes ; puis il se fait sortir du couvent dans une bière pour tromper la police, enfin enterrer sur la foi d’un ivrogne chargé de le réveiller.

Tout cela s’exécute à souhait, comme des tours de funambule chez Franconi. Mais cela n’est pas digne du talent si élevé de l’auteur. Contes et veillées pour amuser le peuple. Vient ensuite une dissertation savante, avec dates et notes, sur la nature, l’origine d’un couvent de filles, dissertation tantôt édifiante, tantôt burlesque, intitulée Picpus.

Cet étalage de science sur des riens ressemble trop au verbiage des faiseurs de tours de gobelets cherchant à distraire le public pendant qu’ils préparent l’escamotage. Ce récit de couvent ne contient guère moins d’un demi-volume.

III §

{p. 87}Pendant ce temps, Cosette enfermée grandit et embellit à l’ombre du couvent, et Valjean jardine avec son ami.

Il sort enfin de cet asile quand Cosette a fini son éducation, et il déterre une maison isolée de la rue de Babylone, au fond d’un jardin. Il prend une gouvernante pour Cosette ; il va tous les jours, à la même heure, sous un costume de militaire retiré, se promener ou s’asseoir dans la même allée du Luxembourg, comme s’il eût cherché à se faire remarquer.

On ne fait pas attention au bonhomme ; mais un étudiant, nommé Marius, et qui n’est, dit-on, que M. Victor Hugo adolescent lui-même, ne voit pas briller impunément ce diamant de fille dans ce désert. Les deux enfants se voient, se perdent, se retrouvent, s’éprennent de la plus candide et de la plus pure inclination muette l’un pour l’autre. On voit germer le vrai roman de Daphnis et Chloé qui {p. 88}se rencontrent sur le boulevard des Invalides, à Paris. Que s’ensuivra-t-il ? Nous allons voir.

Mais, en attendant encore, l’auteur fait une digression politique de quelques centaines de pages, très éloquentes, mais très oiseuses, sur la révolution de 1830, sur Louis-Philippe d’Orléans, roi de rechange, sur la Fayette qui voudrait aller plus loin, mais qui n’ose pas, sur les jeunes étudiants, enfants de Béranger, qui voudraient chanter la Marseillaise, mais à qui Casimir Delavigne a mis dans la bouche la Parisienne.

Puis un très bel éloge du roi, qui a le mérite au moins de ne pas illégitimer Louis-Philippe. M. Victor Hugo, qui a reçu de lui la pairie, veut payer noblement à sa mémoire le prix de sa reconnaissance. Cela est bien. « En résumé, dit-il, mêlant en lui à une vraie faculté créatrice de civilisation on ne sait quel esprit de procédure et de chicane, fondateur et procureur d’une dynastie, quelque chose de Charlemagne et quelque chose d’un avoué. »

Nous l’avons connu aussi ; nous l’avons beaucoup estimé, peu aimé ; nous ne lui devons {p. 89}rien ; nous pourrions le peindre impartialement, la justice ne manquerait pas au portrait. Mais nous avons été témoin de sa chute, chute qui fut à la fois sa faute et celle de son parlement. On pourrait nous supposer la joie maligne de la république surgissant contre un trône écroulé. Cela serait faux, quoique vraisemblable ; nous avions prévu son écroulement, mais avec plus d’effroi que de désir. La base était mauvaise, un jour pouvait saper ce qu’un jour avait fondé ; ce jour était venu, nous ne l’avons point hâté.

Quand nous avons prononcé le premier le mot république, il n’y avait plus un roi sur le trône aux Tuileries. La république, seule, était assez forte pour imprimer à la révolution cette halte après la victoire, qu’on appelle sang-froid, modération, droit de tous. Les révolutions qui n’ont pas de halte s’appellent anarchie, anarchie spoliatrice et sanguinaire. Plutôt cent rois ! plutôt cent républiques !

La première nécessité de l’homme en société, c’est l’ordre conservé ou rétabli ; l’idéal ne vient qu’après. Chez Victor Hugo, l’idéal marche avant tout ; voilà pourquoi nous sommes, {p. 90}en politique, moins hardi et moins poète que lui.

IV §

Il y a là de belles pages admirablement formulées sur le socialisme chaos et sur le socialisme organisé ; qu’on nous permette de les citer.

« Tous les problèmes que les socialistes se proposent peuvent être ramenés à deux problèmes principaux :

« Premier problème :

« Produire la richesse.

« Deuxième problème :

« La répartir.

« Le premier problème contient la question du travail ;

« Le deuxième contient la question du salaire.

« Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces ;

{p. 91}« Dans le second, de la distribution des jouissances.

« Du bon emploi des forces résulte la puissance publique ;

« De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel.

« Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première égalité, c’est l’équité.

« De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur individuel au dedans, résulte la prospérité sociale.

« Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande.

V §

« L’Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. Cette solution qui n’est complète que d’un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes : opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les {p. 92}jouissances à quelques-uns, toutes les privations aux autres, c’est-à-dire au peuple ; le privilège, l’exception, le monopole, la féodalité, naissant du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la puissance publique sur la misère privée, qui enracine la grandeur de l’État dans les souffrances de l’individu. Grandeur mal composée où se combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n’entre aucun élément moral.

« Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le partage égal abolit l’émulation et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir.

« Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une.

« Ne résolvez que le premier des deux problèmes, vous serez Venise, vous serez l’Angleterre. {p. 93}Vous aurez comme Venise une puissance artificielle, ou comme l’Angleterre une puissance matérielle ; vous serez le mauvais riche. Vous périrez par une voie de fait, comme est morte Venise, ou par une banqueroute, comme tombera l’Angleterre. Et le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse tomber et mourir tout ce qui n’est que l’égoïsme, tout ce qui ne représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée.

« Il est bien entendu ici que par ces mots, Venise, l’Angleterre, nous désignons non des peuples, mais des constructions sociales ; les oligarchies superposées aux nations, et non les nations elles-mêmes. Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. Venise, peuple, renaîtra. L’Angleterre, aristocratie, tombera ; mais l’Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons.

VI §

{p. 94}« Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l’exploitation injuste du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement et fraternellement le salaire au travail, mêlez l’enseignement gratuit et obligatoire à la croissance de l’enfance et faites de la science la base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d’hommes heureux, démocratisez la propriété, non en l’abolissant, mais en l’universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit propriétaire, chose plus facile qu’on ne croit ; en deux mots, sachez produire la richesse et sachez la répartir, et vous aurez tout ensemble la grandeur matérielle et la {p. 95}grandeur morale ; et vous serez dignes de vous appeler la France.

« Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s’égaraient, ce que disait le socialisme ; voilà ce qu’il cherchait dans les faits, voilà ce qu’il cherchait dans les esprits. »

VII §

Jusque-là tout est bien, et plus loin c’est l’hymne de l’idéal, c’est-à-dire un chaos qui recommence ! Voyez ce que devient le roi coupable du trône de 1830 sous le pinceau même de son panégyriste ; ce Trajan de la bourgeoisie est présenté en tyran à l’idéal de la jeunesse française.

« De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon. Une ombre étrange, gagnant de proche en proche, s’étendait peu à peu sur les hommes, sur les choses, sur les idées ; ombre qui venait des colères et des systèmes. Tout ce qui avait été hâtivement étouffé remuait {p. 96}et fermentait. Parfois la conscience de l’honnête homme reprenait sa respiration, tant il y avait de malaise dans cet air où les sophismes se mêlaient aux vérités. Les esprits tremblaient dans l’anxiété sociale comme les feuilles à l’approche de l’orage. La tension électrique était telle qu’à de certains instants le premier venu, un inconnu, éclairait. Puis l’obscurité crépusculaire retombait. Par intervalles, de profonds et sourds grondements pouvaient faire juger de la quantité de foudre qu’il y avait dans la nuée.

« Vingt mois à peine s’étaient écoulés depuis la révolution de juillet, l’année 1832 s’était ouverte avec un aspect d’imminence et de menace. La détresse du peuple, les travailleurs sans pain, le dernier des Condés disparu dans les ténèbres, Bruxelles chassant les Nassau comme Paris les Bourbons, la Belgique s’offrant à un prince français et donnée à un prince anglais, la haine russe de Nicolas, derrière nous deux démons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en Portugal, la terre tremblant en Italie, Metternich {p. 97}étendant la main sur Bologne, la France brusquant l’Autriche à Ancône, au nord on ne sait quel sinistre bruit de marteau reclouant la Pologne dans son cercueil, dans toute l’Europe des regards irrités guettant la France ; l’Angleterre, alliée suspecte, prête à pousser ce qui pencherait et à se jeter sur ce qui tomberait ; la pairie s’abritant derrière Beccaria pour refuser quatre têtes à la loi, les fleurs de lis raturées sur la voiture du roi, la croix arrachée de Notre-Dame, la Fayette amoindri, Laffitte ruiné, Benjamin Constant mort dans l’indigence, Casimir Périer mort dans l’épuisement du pouvoir ; la maladie politique et la maladie sociale se déclarant à la fois dans les deux capitales du royaume, l’une la ville de la pensée, l’autre la ville du travail ; à Paris la guerre civile, à Lyon la guerre servile ; dans les deux cités la même lueur de fournaise ; une pourpre de cratère au front du peuple ; le midi fanatisé, l’ouest troublé, la duchesse de Berry dans la Vendée, les complots, les conspirations, les soulèvements, le choléra, ajoutaient à la sombre {p. 98}rumeur des idées le sombre tumulte des événements. »

VIII §

Tout cela mène à ce que l’auteur nomme l’Épopée de la rue Saint-Denis, c’est-à-dire aux barricades. Ces jeunes rêveurs sont ses héros : quels héros, grand Dieu ! ni idée arrêtée, ni moyens praticables, ni but avoué et avouable, ni gouvernement à fonder ! Une fantaisie héroïque d’étudiants désœuvrés qui embauchent des vagabonds pour faire des cadavres dans la rue. Des enfants qui s’amusent avec des fusils pour jouets, et qui s’offrent eux-mêmes pour victimes, victimes ennuyées de vin, au Teutatès de l’idéal !

On complote à table, une fille à gauche, un espion à droite, le verre à la main. Voilà.

IX §

{p. 99}Le beau et doux Marius, qui a perdu son idéal à lui, l’idéal de son cœur, Cosette, depuis quelques jours, parce que le jaloux tuteur Valjean l’a enfouie dans la maison de la rue Plumet, et qui conspire aussi sans savoir pourquoi, parce que le temps lui dure, comme dit la romance ; le beau Marius rencontre la petite Éponine, une des deux filles des Thénardier, tombée de l’opprobre dans la misère, mais qui le guette, le suit et l’aime à son insu.

« Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était venue un matin chez lui, l’aînée des filles Thénardier, Éponine ; il savait maintenant comment elle se nommait. Chose étrange, elle était appauvrie et embellie, deux pas qu’il ne semblait point qu’elle pût faire. Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. Elle était pieds nus et en haillons comme le jour où elle était entrée si résolument {p. 100}dans sa chambre ; seulement ses haillons avaient deux mois de plus ; les trous étaient plus larges, les guenilles plus sordides. C’était cette même voix enrouée, ce même front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et vacillant. Elle avait de plus qu’autrefois dans la physionomie ce je ne sais quoi d’effrayé et de lamentable que la prison traversée ajoute à la misère.

« Elle avait des brins de paille et de foin dans les cheveux, non comme Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d’Hamlet, mais parce qu’elle avait couché dans quelque grenier d’écurie.

« Et avec tout cela elle était belle. Quel astre vous êtes, ô jeunesse ! »

Que vous êtes heureux en rencontre, ô Hugo ! À votre place, j’adorerais le hasard : il vous sert bien ! Qui donc attendait là cette petite vagabonde, cette écrevisse de ruisseau ?

Elle découvre à Marius, pour lui faire plaisir et mériter quelque chose de lui en le servant contre elle-même (charmante et délicate inconséquence du cœur), elle lui découvre la {p. 101}maison cachée de la rue Plumet qu’habite Cosette.

Arrivée là, Éponine, qui s’attend à un baiser, s’arrête. Marius fouille dans sa poche. Il ne possédait au monde que ses cinq francs : il les prend et les met dans la main d’Éponine.

Elle ouvre les doigts et laisse tomber la pièce à terre, et, le regardant d’un air sombre :

« Je ne veux pas de votre argent ! » dit-elle.

J’ai oublié un refus pareil en écrivant un jour Graziella. Ce n’est pas de l’art, c’est de la nature ; mais choisir ce trait est d’un suprême artiste.

X §

Ici, hélas ! trop tard, commence pour moi le vrai poème de cette œuvre, poème souvent éloquent, souvent paradoxal, mais qui devient innocemment passionné et descriptif à la fin de ce quatrième volume. Nous ne connaissons rien de plus parfait et de plus réel dans aucune langue ancienne ou moderne. {p. 102}Il semble que les années de solitude ont apporté au poète, dans son île, la seule note qui manquait à ses concerts avant cette heure, la note paisible, amoureuse, sympathique, celle qui fait rendre au cœur humain les vibrations les plus intimes, celle de Charlotte sous la main de Goethe, celle de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, celle de René dans Chateaubriand. Mais Goethe a exagéré la note ; Chateaubriand y mêle trop de lamentations mélancoliques ; Bernardin de Saint-Pierre, quoique parfait et modeste, a été obligé d’aller chercher la source des larmes dans les îles de l’océan Indien, et d’emprunter leur émotion aux plus grandes tragédies de la nature : les tonnerres, les tempêtes, les naufrages, agents de ce drame qui n’avait eu jusqu’à lui aucun modèle dans l’antiquité. Victor Hugo, au contraire, n’a eu besoin que de son âme, d’ouvrir les yeux autour de lui, au milieu de nous, de décrire une maison déserte et un jardinet inculte dans un de nos faubourgs les plus reculés, et d’y placer deux êtres qui se sont entrevus, deux innocents, deux sauvages de la grande ville, Cosette et Marius ; et, {p. 103}avec ces simples personnages, il a fait, en racontant leurs entrevues et leurs entretiens, le plus ravissant tableau d’amour qu’il ait jamais écrit.

Ici, il faudrait tout citer, ou plutôt tout lire. Relisez seulement la description du jardin au clair de la lune.

XI §

La maison à secret.

« Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris, ayant une maîtresse et s’en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire “une petite maison” faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu’on nomme aujourd’hui rue Plumet, non loin de l’endroit qu’on appelait alors le Combat des Animaux.

« Cette maison se composait d’un pavillon à {p. 104}un seul étage ; deux salles au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d’un jardin avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un arpent. C’était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir ; mais en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la cour un logis bas de deux pièces sur caves, espèce d’en-cas destiné à dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre les clôtures des jardins et les cultures dont il suivait tous les angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également à secret, qui s’ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l’extrémité solitaire de la rue de Babylone.

« M. le président s’introduisait par là, si bien que ceux-là même qui l’eussent épié et {p. 105}suivi et qui eussent observé que M. le président se rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n’eussent pu se douter qu’aller rue de Babylone, c’était aller rue Blomet. Grâce à d’habiles achats de terrains, l’ingénieux magistrat avait pu faire faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas même l’existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M. le président.

« Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansard, lambrissé et meublé dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré d’une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et {p. 106}de solennel comme il sied à un caprice de l’amour et de la magistrature.

« Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd’hui, existaient encore il y a une quinzaine d’années. En 93, un chaudronnier avait acheté la maison pour la démolir ; mais n’ayant pu en payer le prix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. Depuis, la maison resta inhabitée, et tomba lentement en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l’homme ne communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.

« Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer que l’écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres avaient de petits rideaux, signe qu’il y avait une femme.

{p. 107}« Au mois d’octobre 1829, un homme d’un certain âge s’était présenté et avait loué la maison telle qu’elle était, y compris, bien entendu, l’arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président ; le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l’escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s’installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu’un qui se glisse que comme quelqu’un qui entre chez soi. Les voisins n’en jasèrent point, par la raison qu’il n’y avait pas de voisins.

« Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean Valjean avait sauvée de l’hôpital et de la misère et qui était vieille, provinciale et bègue, trois qualités {p. 108}qui avaient déterminé Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.

« Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? Que s’était-il passé ?

« Il ne s’était rien passé. »

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« Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent.

XII §

« Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait arrangé son existence de la façon que voici :

« Cosette avec la servante occupait le pavillon ; elle avait la grande chambre à coucher {p. 109}aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes fauteuils ; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans la chambre de Cosette un lit à baldaquin d’ancien damas à trois couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l’étagère, la bibliothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois couleurs, pareils au lit, pendaient aux fenêtres du premier étage. Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait l’espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond, avec un matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de paille, un pot à l’eau de faïence, quelques bouquins {p. 110}sur une planche, sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à Toussaint lorsqu’elle était entrée : — C’est mademoiselle qui est la maîtresse de la maison. — Et vous, mo-onsieur ? avait répliqué Toussaint stupéfaite. — Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.

« Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense, qui était fort modeste. Tous les jours Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans l’allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c’était fort loin. Comme c’est un quartier très pauvre, il y faisait beaucoup l’aumône, et les malheureux l’entouraient dans l’église, ce qui lui avait valu l’épître des Thénardier : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. Toussaint {p. 111}apportait les provisions, et Jean Valjean allait lui-même chercher l’eau à une prise d’eau qui était tout proche sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à M. le président ; car, au temps des Folies et des Petites-Maisons, il n’y avait pas d’amour sans grotte.

« Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint, n’entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. À moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu’ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée.

« Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu’il n’attirât pas l’attention.

« En cela il se trompait peut-être.

XIII §

{p. 112}« Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d’un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement couronnée d’un fronton d’arabesques indéchiffrables.

« Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le mur ; du reste plus d’allées ni de gazon ; du chiendent partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable {p. 113}pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide.

XIV §

« Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui traîne dans la mousse ; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus ; la végétation, dans un embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du Créateur, en cet enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de la fraternité humaine.

{p. 114}« Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

XV §

« En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui aspire les effluves de l’amour cosmique et qui sent la sève d’avril monter et bouillir dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, {p. 115}les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums.

« À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une foule de voix innocentes parlaient doucement à l’âme, et ce que les gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et l’enveloppait ; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le couvraient ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages ; on y sentait cette intimité sacrée de l’oiseau et de l’arbre. Le jour, les ailes réjouissent les feuilles ; la nuit, les feuilles protègent les ailes.

XVI §

{p. 116}« L’hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante, et laissait un peu voir la maison.

« On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans les fleurs, les longs rubans d’argent des limaces sur le froid et épais tapis des feuilles jaunes ; mais de toute façon, sous tout aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : — Ce jardin est à moi !

« Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des Invalides tout près, la Chambre des députés pas loin ; les carrosses de la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique {p. 117}avaient beau rouler fastueusement dans le voisinage ; les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain : le désert était rue Plumet ; et la mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les ciguës, les achillées, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides ; pour faire sortir des profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais quelle grandeur sauvage et farouche ; et pour que la nature, qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt vierge du nouveau monde.

XVII §

{p. 118}« Rien n’est petit en effet ; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature le sait. Bien qu’aucune satisfaction absolue ne soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de limiter l’effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l’unité.

« Tout travaille à tout.

« L’algèbre s’applique aux nuages ; l’irradiation de l’astre profite à la rose ; aucun penseur n’oserait dire que le parfum de l’aubépine est inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d’une molécule ? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point déterminées par des chutes de grains de sable ? qui donc connaît les flux et les reflux de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, le retentissement des causes dans {p. 119}les précipices de l’être, et les avalanches de la création ?

« Un ciron importe ; le petit est grand, le grand est petit ; tout est en équilibre dans la nécessité ; effrayante vision pour l’esprit. Il y a entre les êtres et les choses des relations de prodige ; dans cet inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas ; on a besoin les uns des autres. La lumière n’emporte pas dans l’azur les parfums terrestres sans savoir ce qu’elle en fait ; la nuit fait des distributions d’essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. La germination se complique de l’éclosion d’un météore, du coup de bec de l’hirondelle brisant l’œuf, et elle mène de front la naissance d’un ver de terre et l’avènement de Socrate. Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue plus grande ? Choisissez.

« Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance. Les éléments et les principes se {p. 120}mêlent, se combinent, s’épousent, se multiplient les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l’invisible mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point géométrique, le moi ; ramenant tout à l’âme atome ; épanouissant tout en Dieu ; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu’à la plus basse, toutes les activités dans l’obscurité d’un mécanisme vertigineux, rattachant le vol d’un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait ? ne fût-ce que par l’identité de la loi, l’évolution de la comète dans le firmament au tournoiement de l’infusoire dans la goutte d’eau. Machine faite d’esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est le {p. 121}moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque. »

XVIII §

Marius passe et repasse devant le grillage de la maisonnette indiquée par Éponine : Cosette le regarde.

« On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

« À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius {p. 122}ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette !

« Il lui fit le même mal ou le même bien.

« Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l’examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais, comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

« Cependant elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix, quand elle l’entendait causer avec ses camarades, qu’il marchait en se tenant mal, si l’on veut, mais avec une grâce à lui, qui ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu’enfin il avait l’air pauvre, mais qu’il avait bon air.

« Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de {p. 123}l’Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s’éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu’elle allait enfin se venger.

XIX §

« Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent.

« On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur {p. 124}son banc et n’approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean :

« — Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là.”

« Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité : chez une jeune fille, c’est la hardiesse.

« Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l’un de l’autre.

« Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s’adorèrent.

XX §

{p. 125}« La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l’âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaieté, ressemble à la neige. Elle fond à l’amour, qui est son soleil.

« Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre.

« Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé ; elle aimait. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit : Vous ne {p. 126}dormez pas ? mais c’est défendu ! Vous ne mangez pas ? mais c’est fort mal ! Vous avez des oppressions et des battements de cœur ? mais cela ne se fait pas ! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d’une certaine allée verte ? mais c’est abominable ! Elle n’eût pas compris, et eût répondu : Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien ?

XXI §

« Il se trouva que l’amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l’état de son âme. C’était une sorte d’adoration à distance, une contemplation muette, la déification d’un inconnu. C’était l’apparition de l’adolescence à l’adolescence, le rêve devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n’ayant pas encore de nom, ni de tort, {p. 127}ni de tache, ni d’exigence, ni de défaut ; en un mot, l’amant lointain et demeuré dans l’idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. L’esprit du couvent, dont elle s’était pénétrée pendant cinq ans, s’évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d’elle. Dans cette situation, ce n’était pas un amant qu’il lui fallait, ce n’était pas même un amoureux, c’était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d’impossible.

« Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

« Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean :

{p. 128}« — Quel délicieux jardin que le Luxembourg ! ”

« Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas ; ils se voyaient ; et, comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

« C’est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l’ignorance de son amour… »

XXII §

Ce bonheur sans conscience de lui-même est interrompu par la jalousie paternelle de Jean Valjean, qui craint une embûche de libertinage pour sa fille ; il change de domicile et de promenade.

{p. 129}Une horrible apparition de la chaîne des galériens, sur la route des Gobelins, le ramène au souvenir de sa condition et épouvante Cosette.

Cette apparition, très habile comme comparaison, est très mélodramatique et très exagérée comme tableau. La société y joue un rôle gratuitement odieux. On dirait une horde de sauvages vainqueurs, menant une autre horde au bûcher. On détruit l’effet de ce qu’on exagère : c’est le fleuve qui rejette son écume sur ses bords, pour que l’eau ne soit pas troublée ; qui peut accuser le fleuve de purifier l’écume ?

Nous surtout, qui voulons supprimer la peine irréparable de mort en matière civile, et qui avons eu l’audace de la supprimer même en politique, nous n’aimons pas la peine corruptrice des bagnes, et nous avons, dans nos nombreux discours sur ce sujet, réclamé un pénitentiaire colonial avec une législation spéciale, et des prisons lointaines et graduées, pour donner la sécurité à la société innocente, contre les bêtes féroces de la ménagerie humaine ; mais, la prison pénitentiaire coloniale n’existant {p. 130}pas encore, il faut bien reconnaître à la société le droit sacré de se défendre en attendant et de se séparer de ce qui la menace en la souillant.

XXIII §

Interruption encore de plusieurs épisodes qui doivent converger plus tard dans le dénoûment. Il y en a un véritablement touchant, comme une légende de Juif-Errant de la science, c’est celui du vieil homme de lettres, amant passionné des livres, et dévoré par eux, qui mange sou à sou son mince patrimoine pour s’en procurer, qui finit par les vendre un à un pour vivre, et qui, lorsqu’il a vendu le dernier, meurt lui-même désespéré de sa passion du livre, d’abord résignée, puis changée en fureur !

C’est là en effet une de ces misères innommées dont la société n’est nullement coupable. Peut-elle extirper les manies individuelles, elle qui ne peut extirper les passions ?

XXIV §

{p. 131}Cosette revient à la maison de la rue Plumet.

Cosette découvre dans un pavillon abandonné du jardin, sous une pierre apportée par l’inconnu, un cahier de pensées écrites par une main anonyme, dont quelques-unes sont divines. C’est l’alphabet de l’amour, qu’on lui fait épeler pour la première fois.

« Dieu, c’est la plénitude du ciel ; l’amour, c’est la plénitude de l’homme !

« Vous regardez une étoile pour deux motifs : parce qu’elle est lumineuse et parce qu’elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous un plus doux rayonnement et un plus grand mystère : la femme !

« Ce que l’amour commence ici-bas ne peut être achevé que par Dieu !

« Si l’amour s’éteignait, le soleil s’éteindrait !

« Oh ! aimer ! avoir perdu la trace de ce {p. 132}qu’on aime ! Ne pas savoir l’adresse de son âme ! etc. »

XXV §

Ce livret de sainte Thérèse de l’amour profane respire le feu et le communique à l’âme de Cosette. Elle vient au jardin le lendemain à l’heure ténébreuse, à pas muets, sans savoir qu’elle y vient ; elle caresse de la main la grosse pierre, comme pour la remercier. Une ombre apparaît derrière elle, ombre à l’astre amoureux des amoureux, la lune. Elle tressaille : c’est lui ! c’est Marius !

XXVI §

« Cosette, en reculant, rencontra un arbre et s’y adossa. Sans cet arbre, elle fût tombée.

{p. 133}« Alors elle entendit sa voix, cette voix qu’elle n’avait vraiment jamais entendue, qui s’élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles et qui murmurait :

« — Pardonnez-moi, je suis là. J’ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j’étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? me reconnaissez-vous un peu ? n’ayez pas peur de moi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m’avez regardé ? c’était dans le Luxembourg, près du Gladiateur. Et le jour où vous avez passé devant moi ? c’était le 16 juin et le 2 juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps je ne vous ai plus vue. J’ai demandé à la loueuse de chaises, elle m’a dit qu’elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez rue de l’Ouest, au troisième sur le devant, dans une maison neuve ; vous voyez que je sais ! Je vous suivais, moi. Qu’est-ce que j’avais à faire ? Et puis vous avez disparu. J’ai cru vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades de l’Odéon. J’ai couru. Mais non. C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je {p. 134}viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien doucement pour que vous n’entendiez pas, car vous auriez peut-être peur. L’autre soir j’étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je me suis enfui. Une fois je vous ai entendue chanter. J’étais heureux. Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à travers le volet ? cela ne peut rien vous faire. Non, n’est-ce pas ? Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu ; je crois que je vais mourir. Si vous saviez ! je vous adore, moi ! Pardonnez-moi, je vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être, est-ce que je vous fâche ?

« — Ô ma mère ! dit-elle.

« Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

« Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’il faisait. Il la soutenait tout chancelant. Il était comme s’il avait la tête pleine de fumée ; des éclairs lui passaient {p. 135}entre les cils ; ses idées s’évanouissaient ; il lui semblait qu’il accomplissait un acte religieux et qu’il commettait une profanation. Du reste, il n’avait pas le moindre désir de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine. Il était éperdu d’amour.

« Elle lui prit la main et la posa sur son cœur.

« Il sentit le papier qui y était, il balbutia :

« — Vous m’aimez donc ?

« Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :

« — Tais-toi ! tu le sais !

« Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.

« Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. Les étoiles commençaient à rayonner. Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Comment se fait-il que l’oiseau chante, que la neige fonde, que la rose s’ouvre, que mai s’épanouisse, que l’aube blanchisse derrière les {p. 136}arbres noirs au sommet frissonnant des collines ?

« Un baiser, et ce fut tout.

« Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.

« Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre humide, ni l’herbe mouillée ; ils se regardaient et ils avaient le cœur plein de pensées. Ils s’étaient pris les mains sans savoir.

« Elle ne lui demandait pas, elle n’y songeait pas même, par où il était entré et comment il avait pénétré dans le jardin. Cela lui paraissait si simple qu’il fût là !

XXVII §

« Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur.

{p. 137}« Peu à peu ils se parlèrent. L’épanchement succéda au silence, qui est la plénitude. La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs défaillances, comme ils s’étaient adorés de loin, comme ils s’étaient souhaités, leur désespoir quand ils avaient cessé de s’apercevoir. Ils se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ils avaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient, leur mettaient dans la pensée. Ces deux cœurs se versèrent l’un dans l’autre, de sorte qu’au bout d’une heure c’était le jeune homme qui avait l’âme de la jeune fille et la jeune fille qui avait l’âme du jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent, ils s’éblouirent.

XXVIII §

{p. 138}« Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa tête sur son épaule et lui demanda :

« — Comment vous appelez-vous ?

« — Je m’appelle Marius, dit-il. Et vous ?

« — Je m’appelle Cosette. »

XXIX §

Autre interruption qui nous ramène aux Thénardier, maintenant établis à Paris sous le faux nom de Jondrette, et dont les nombreux enfants, échangés, prêtés, rendus, ne savent plus guère à qui ils appartiennent.

La mère a quelques scrupules. « — Mais c’est mal, dit-elle à son mari, de vendre ainsi ses enfants. {p. 139}— Jean-Jacques Rousseau a fait mieux », répond Thénardier.

Épigramme amère du philosophe père de l’île de Guernesey, contre la philosophie sans âme de Jean-Jacques Rousseau. Le premier quelquefois est un sophiste d’esprit ; mais le second est un sophiste de cœur !

On arrête dans son repaire la femme qui a acheté les deux derniers petits enfants de la Thénardier. Un petit vagabond, nommé Gavroche, les recueille, les couche dans le ventre de terre cuite de l’éléphant de la Bastille ; c’est une larme dans la boue, mais la larme est chaude.

XXX §

L’histoire des enfants perdus, soit dans la forêt, mangeant des mûres, soit dans les rues d’une grande capitale, et recueillis par la pitié d’un vagabond dans son nid d’un soir, dans un monument en charpente d’Égypte ou de {p. 140}Paris, est toujours une des misères les plus apitoyantes de l’humanité.

Ce petit protecteur indifférent et gai des pauvres enfants est le type de la légèreté stoïque de l’enfant de Paris, dont M. Hugo fait un idéal, idéal féroce, ou compatissant par insouciance, qui caresse ou qui mord sans réflexion, écume légère flottant sur la mer agitée des capitales, qui n’a ni famille, ni écoles, ni profession, ni respect, et dont toute la moralité consiste dans quelques chansons obscènes ou avinées. C’est un pauvre idéal de peuple à présenter à l’admiration de nos artisans, la moelle peut-être de la population française.

XXXI §

Le gamin de Paris n’eut qu’un beau jour : celui où, du balcon de l’Hôtel-de-Ville, au milieu de la tempête qui tourbillonnait à mes pieds, menaçant de tout engloutir, je l’évoquai du fond du désordre et j’en fis la garde {p. 141}mobile de 1848, une armée de héros, les Marseillais de l’ordre ! Héros qui sauvèrent Paris et l’Europe gratuitement, par l’instinct de la bravoure et de la société, et que la société sauvée a récompensés par un indigne oubli de leurs services !

Voilà l’enfant de Paris, quand on sait faire appel à son feu caché dans la fange.

Quant à celui que nous peint le roman des Misérables, ce n’est que le lazzarone spirituel d’une populace hébétée, riant de tout et de lui-même ; c’est le petit Gavroche, cachant les petits Thénardier dans le ventre de l’éléphant, sa demeure.

Mais, malgré l’étrangeté de cette invention du poète, cela touche, parce que cela est bon : ces pauvres enfants de la Thénardier, sans feu, sans pain et sans asile, rappellent ces couvées de petits chiens qu’on voit dans la cage des lions, réchauffés par la gueule du monstre.

XXXII §

{p. 142}Un dixième tiroir contient une dissertation sur l’argot et presque un éloge de cette langue infâme. Passons, c’est un étrange caprice.

Que peut-il y avoir à louer dans ce patois du crime, qui n’a été inventé que comme un masque pour cacher le visage des scélérats, de même que le masque des assassins cache leurs visages, et qu’on ne peut apprendre que pour parler bas, devant l’honnête homme, des forfaits à commettre ou à cacher ? Débauche de science qu’il faut pardonner à l’érudition capricieuse de Balzac, d’Eugène Sue, de Victor Hugo.

Seulement un bel hymne à l’avenir termine ce chapitre. On y reconnaît le génie du bien idéalisant son type. Il n’a d’autre défaut que d’être indéfini, et par conséquent vague et enivrant.

XXXIII §

{p. 143}En matière de législation, on ne chante pas le progrès, on le calcule. C’est la mécanique céleste de Laplace, mais la mécanique appliquée. Une aspiration suffit au cœur ; mais à l’économie politique, cette astronomie des forces humaines, il faut le chiffre. Les aspirations de mille passagers sur le vaisseau social ne conduiront pas le navire au port ; il faut qu’un seul monte sur le pont et presse l’auteur pour donner la route. Victor Hugo ne la donne pas !

 

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LXXXVIIe entretien.
Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie.
Les Misérables, par Victor Hugo (5e partie) §

I §

{p. 145}Le onzième tiroir, plein à la fois de choses précieuses et de rebuts, nous ramène à l’idylle de la rue Plumet, ce chef-d’œuvre que désormais les yeux ne quittent plus qu’avec regret.

{p. 146}« Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli de tout le reste ; ils vivaient dans une minute d’or. C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans sa tête l’effacement et l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? On l’a vu : des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. Mais le père, les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon ? et était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé ? On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. Toute autre chose n’était pas. Il est probable que cet évanouissement de l’enfer derrière nous est inhérent à l’arrivée au paradis. Est-ce qu’on a vu des démons ? est-ce qu’il y en a ? est-ce qu’on a tremblé ? est-ce qu’on a souffert ? On n’en sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

« Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très haut, avec toute l’invraisemblance qui est dans la nature ; ni au nadir, ni au zénith, {p. 147}entre l’homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de l’éther, dans le nuage ; à peine os et chair, âme et extase de la tête aux pieds ; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop chargés d’humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme des atomes qui attendent le précipité ; en apparence hors du destin ; ignorant cette ornière, hier, aujourd’hui, demain ; émerveillés, pâmés, flottants ; par moments, assez allégés pour la fuite dans l’infini ; presque prêts à l’envolement éternel.

« Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal !

« Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme.

« Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part. »…………………

II §

{p. 148}Une autre digression, mais qui tient au sujet, nous entraîne chez le grand-père de Marius, ancien émigré de quatre-vingts ans, dont l’intérieur est bien peint, mais un peu trop en caricature.

C’est le défaut de l’écrivain, de trop rire du passé et de se moquer des aïeux. Cela fait peine. Hélas ! chaque siècle vit de ses idées : ils avaient les leurs, nous avons les nôtres ; dans cinquante ans ne serons-nous pas des aïeux ?

Celui-là avait répudié et chassé impitoyablement, en apparence, Marius, son petit-fils, de chez lui, parce que Marius était de son âge et farci du libéralisme bonapartiste du Constitutionnel de 1815.

Un beau jour Marius, sans préparation, vaincu par l’amour, vient brusquement demander au vieillard de permettre son mariage {p. 149}avec Cosette. Le vieillard croit que son petit-fils rêve, et le renvoie avec sa malédiction et son rêve.

Le désespoir le précipite dans les barricades de je ne sais plus quelle année du règne de 1830. Il se souvient qu’il a là une douzaine d’étudiants, ses amis, qui ont fantaisie de se battre pour quoi que ce soit, qui n’est ni la monarchie légitime, ni la royauté d’occasion de 1830, ni la république proprement dite, forme définie de gouvernement, mais un je ne sais quoi, qui s’appelle tantôt la démocratie, tantôt l’idéal, en réalité le drapeau rouge.

Une voix l’appelle dans la nuit, c’est celle d’Éponine ; elle lui dit que ses amis l’attendent à la barricade. Il y va mourir : puisqu’il ne peut vivre avec Cosette, autant mourir pour le drapeau rouge !

Cet épisode est intitulé l’Épopée de la rue Saint-Denis. Épopée tragi-burlesque où il se dépense autant d’héroïsme qu’au siège de Troie, et où l’auteur ramène à la porte d’un cabaret douze ou quinze personnages tombés des nues dans ce trou de six pieds, parmi lesquels Valjean, qui ne sait non plus que {p. 150}faire et qui tire quelques coups de fusil, s’amusant à tuer des hommes ; douze ou quinze gamins de Paris et autant d’étudiants buvant dans une salle basse, pérorant et se battant tour à tour, Marius en tête, pour l’honneur du drapeau rouge.

III §

Cette longue pièce à tiroir est trop minutieusement étudiée pour le roman et même pour l’histoire. Gavroche assaisonne de calembours les coups de feu. Il y a beaucoup de Don Quichote dans ces héros, quelques bacheliers de Salamanque, et pas mal de Gil Blas.

Marius, devenu tout à coup philosophe radical, joue d’inspiration un hymne à la guerre civile. On ne peut pas discuter avec Marius : il a un tourbillon dans la tête, une amante perdue dans le cœur, un baril de poudre sous la main dans la barricade, la mèche au poing {p. 151}pour faire sauter vainqueurs et vaincus si la victoire hésite.

Éponine reçoit un coup de feu qui était destiné à Marius. Elle meurt en lui avouant son amour. Gavroche, le gamin de Paris, meurt en brave et en chantant un refrain contre les gendarmes. Un billet de Cosette, retrouvé sur la poitrine d’Éponine, apprend à Marius qu’elle loge avec son père à deux pas de là, rue de l’Homme-Armé, nº 7.

Tout ce pêle-mêle de grisettes, de filles perdues, de vieillards désespérés, d’étudiants goguenards, de philosophes radicaux, de braves rêveurs, de héros sans cause, est d’un mouvement désordonné qui peint bien l’imagination populaire un jour de révolution.

Marius succombe à la fin, le dernier, dans son fossé de feu ; on l’emporte au cabaret. Valjean le reconnaît et le fait disparaître, par un trou dans le pavé, sous les solitudes des égouts de Paris. En même temps il sauve la vie à Javert, son persécuteur et son prisonnier.

IV §

{p. 152}Ici un tiroir, bien plus vaste et bien plus étranger au roman ou à l’épopée que les autres, forme sous les pas du lecteur comme une trappe et le conduit, pendant je ne sais combien de pages, jusqu’à la Seine.

L’architecte des égouts de Paris n’en ferait pas un plan plus détaillé, et on peut dire plus hors d’œuvre. C’est un voyage à travers la boue, où le lecteur s’embourbe avec l’architecte. Cela dure, pendant des pages et des pages, à la manière de Mercier, dans son Tableau de Paris.

Valjean trouve à l’embouchure tous les personnages dont le roman a besoin pour se dénouer : Javert, qui l’a suivi, invisible, et qui croit tenir en lui un assassin emportant un cadavre accusateur à la rivière ; Thénardier, qui erre aussi dans ces parages et qui lui en {p. 153}donne la clef ; Marius, évanoui sur ses épaules, qu’il couche sur la plage et qu’il rapporte ensuite à son grand-père, sans se faire connaître. L’honnête agent de police Javert, combattu entre sa reconnaissance pour Valjean, par qui il a été sauvé, et le remords de son métier qui crie en lui, se débarrasse de lui-même en se jetant dans la Seine et en se noyant pour se tirer d’embarras.

Cet égout, ces rencontres, ces complications, ces dénouements, ressemblent infiniment trop au boulevard du Crime. Le roman finit en mélodrame souterrain. C’est du Pixerécourt, mais toujours écrit par le génie du grand écrivain qui, comme sa lanterne sourde, le suit partout.

Enfin le grand-père pardonne à Marius expirant, le fait soigner, le marie inopinément à ce qu’il aime, débite l’épithalame à table avec Valjean, étonné de ce jargon démocratique dans une bouche de bonne compagnie.

On s’épouse, on reçoit les 730 000 francs de Valjean pour dot, on est heureux ; mais {p. 154}Valjean, honnête homme un peu tard, finit par confesser tout bas à son gendre Marius qu’il n’est qu’un forçat et qu’il lui a fait épouser une aventurière. Il meurt ensuite dans son bouge de solitaire, et l’on est parfaitement heureux chez Marius.

V §

Voilà toute l’histoire, mais ce n’est pas tout le livre.

Si c’était vous ou moi qui eussions écrit cette histoire, on n’en dirait rien, ou bien on en dirait peu de chose.

Pourquoi ?

Parce que cette histoire, avec ses situations bizarres et ses tiroirs plus longs que le bras, ne serait pas relevée par ce qui relève tout : la magie unique du style, la verve adolescente de l’écrivain, l’incroyable souplesse de ce génie infatigable qui va, de trapèze en trapèze, tantôt à cent pieds au-dessus de notre tête, {p. 155}tantôt à cent pieds au-dessous du pavé, sans donner un moment signe de lassitude, et nous entraînant toujours où il veut, même dans l’incroyable.

Mais c’est Hugo qui écrit : il y a plus, c’est Hugo qui pense ; il y a plus encore, c’est Hugo qui songe.

Chez lui, le cauchemar même a du génie ! Et de temps en temps, comme dans l’Idylle de la rue Plumet, c’est Hugo qui pense et qui aime ; la rue Plumet est un Éden aussi délicieux que celui de Milton.

VI §

Aurore.

« En ce moment-là, Cosette se réveillait.

« Sa chambre était étroite, propre, discrète, avec une longue croisée au levant sur l’arrière-cour de la maison.

« Cosette ne savait rien de ce qui se passait {p. 156}dans Paris. Elle n’était point là la veille et elle était déjà rentrée dans sa chambre quand Toussaint avait dit : — Il paraît qu’il y a du train.

« Cosette avait dormi peu d’heures, mais bien. Elle avait eu de doux rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ce que son petit lit était très blanc. Quelqu’un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière. Elle se réveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d’abord lui fit l’effet de la continuation du songe.

« Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Cosette se sentit toute rassurée. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures auparavant, cette réaction de l’âme qui ne veut absolument pas du malheur. Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pourquoi. Puis un serrement de cœur lui vint : — Voilà trois jours qu’elle n’avait vu Marius. Mais elle se dit qu’il devait avoir reçu sa lettre, qu’il savait où elle était, et qu’il avait tant d’esprit, qu’il trouverait moyen d’arriver jusqu’à elle. — Et cela certainement aujourd’hui, et peut-être ce matin même. — Il faisait grand jour, {p. 157}mais le rayon de lumière était très horizontal ; elle pensa qu’il était de très bonne heure, qu’il fallait se lever pourtant pour recevoir Marius.

« Elle sentait qu’elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par conséquent cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection n’était recevable. Tout cela était certain. C’était déjà assez monstrueux d’avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, c’était horrible au bon Dieu. Maintenant cette cruelle taquinerie d’en haut était une épreuve traversée : Marius allait arriver, et apporterait une bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse ; elle essuie vite ses yeux ; elle trouve la douleur inutile et ne l’accepte pas. La jeunesse est le sourire de l’avenir devant un inconnu qui est lui-même. Il lui est naturel d’être heureuse. Il semble que sa respiration soit faite d’espérance.

« Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler ce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer qu’un jour, et quelle explication il lui en avait donnée. Tout le monde a remarqué {p. 158}avec quelle adresse une monnaie qu’on laisse tomber à terre court se cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des pensées qui nous jouent le même tour ; elles se blottissent dans un coin de notre cerveau ; c’est fini ; elles sont perdues ; impossible de remettre la mémoire dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que c’était bien mal à elle et bien coupable d’avoir oublié des paroles prononcées par Marius.

« Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l’âme et du corps, sa prière et sa toilette.

« On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale, non dans une chambre virginale. Le vers l’oserait à peine, la prose ne le doit pas.

VII §

« C’est l’intérieur d’une fleur encore close, c’est une blancheur dans l’ombre, c’est la {p. 159}cellule intime d’un lis fermé qui ne doit pas être regardé par l’homme tant qu’il n’a pas été regardé par le soleil. La femme en bouton est sacrée. Ce lit innocent qui se découvre, cette adorable demi-nudité qui a peur d’elle-même, ce pied blanc qui se réfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir comme si ce miroir était une prunelle, cette chemise qui se hâte de remonter et de cacher l’épaule pour un meuble qui craque ou pour une voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces lacets tirés, ces tressaillements, ces frissons de froid et de pudeur, cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétude presque ailée là où rien n’est à craindre, les phases successives du vêtement aussi charmantes que les nuages de l’aurore, il ne sied pas que tout cela soit raconté, et c’est déjà trop de l’indiquer.

« L’œil de l’homme doit être plus religieux encore devant le lever d’une jeune fille que devant le lever d’une étoile. La possibilité d’atteindre doit tourner en augmentation de {p. 160}respect. Le duvet de la pêche, la cendre de la prune, le cristal radié de la neige, l’aile du papillon poudrée de plumes, sont des choses grossières auprès de cette chasteté qui ne sait pas même qu’elle est chaste. La jeune fille n’est qu’une lueur de rêve et n’est pas encore une statue. Son alcôve est cachée dans la partie sombre de l’idéal ; l’indiscret toucher du regard brutalise cette vague pénombre.

« Ici, contempler, c’est profaner.

« Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-ménage du réveil de Cosette.

« Un conte d’Orient dit que la rose avait été faite par Dieu blanche, mais qu’Adam l’ayant regardée au moment où elle s’entrouvrait, elle eut honte et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables.

VIII §

{p. 161}« Cosette s’habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui était fort simple en ce temps-là, où les femmes n’enflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets, et ne mettaient point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et promena ses yeux partout autour d’elle, espérant découvrir quelque peu de la rue, un angle de maison, un coin de pavé, et pouvoir guetter là Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. L’arrière-cour était enveloppée de murs assez hauts, et n’avait pour échappée que quelques jardins. Cosette déclara ces jardins hideux ; pour la première fois de sa vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti de regarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait aussi venir de là.

{p. 162}« Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce fût mobilité d’âme ; mais des espérances coupées d’accablement, c’était sa situation. Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. Les choses passent dans l’air en effet. Elle se dit qu’elle n’était sûre de rien, que se perdre de vue, c’était se perdre ; et l’idée que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

« Puis, tels sont ces nuages : le calme lui revint, et l’espoir, et une sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

« Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence provincial régnait. Aucun volet n’était poussé. La loge du portier était fermée. Toussaint n’était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. Il fallait qu’elle eût bien souffert, et qu’elle souffrît bien encore, car elle se disait que son père avait été méchant ; mais elle comptait sur Marius. L’éclipse d’une telle lumière était décidément impossible. Par instants elle entendait à une certaine distance des espèces de secousses sourdes, {p. 163}et elle disait : — C’est singulier qu’on ouvre et qu’on ferme les portes cochères de si bonne heure ! — C’étaient les coups de canon qui battaient la barricade.

IX §

« Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette, dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets ; l’encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la corniche, si bien que d’en haut on pouvait voir le dedans de ce petit paradis. La mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée ; le père voletait, s’en allait, puis revenait, rapportant dans son bec de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose heureuse, la grande loi Multipliez était là souriante et auguste, et ce doux mystère s’épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les cheveux dans le soleil, l’âme dans les chimères, éclairée {p. 164}par l’amour au dedans et par l’aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser s’avouer qu’elle pensait en même temps à Marius, se mit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette femelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu’un nid donne à une vierge. »

X §

Mais ce qui fait de ce livre un livre souvent dangereux pour le peuple, dont il aspire évidemment à être le code, c’est la partie dogmatique, c’est l’erreur de l’économiste à côté de la charité du philosophe ; en un mot, c’est l’excès d’idéal, ou soi-disant tel, versé partout à plein bord, et versé à qui ? à la misère imméritée et quelquefois très méritée des classes inférieures, négligées, oubliées, suspectes, souvent coupables, à la misère de la partie souffrante de la société ; idéal faux, qui, en se {p. 165}présentant à ces misères déplorables, imméritées ou méritées, de l’humanité manuellement laborieuse, présente à ses yeux la société comme une marâtre sans entrailles, qu’il faut haïr et logiquement détruire de fond en comble pour faire place à la société de Dieu. Voilà le monstre (nous disons ce mot monstre dans son sens antique, c’est-à-dire prodige), voilà le livre que nous avons essayé d’analyser ici, en le condamnant quelquefois et en l’admirant presque toujours. C’est le romantisme introduit dans la politique.

Pour un écrivain réaliste par excellence, le réel y manque souvent. Or, bien que l’idéal doive planer toujours un peu plus haut que la ligne de l’horizon au-dessus du réel, dans les œuvres des esprits supérieurs qui veulent faire avancer le monde social, afin qu’il y ait toujours un mieux moral posé devant les hommes pour les faire marcher à Dieu ; cet idéal ne doit jamais être tellement séparé du réel, c’est-à-dire des conditions bornées de la nature dans l’imparfaite humanité, qu’il sorte entièrement de l’ordre réel et qu’il devienne rêve au lieu de rester pensée.

XI §

{p. 166}Lisez le charmant récit des deux enfants délivrés du ventre de l’éléphant, et, après la mort de leur protecteur, le petit Gavroche, retrouvant la Providence au bord d’un bassin du Luxembourg. L’auteur n’oublie personne.

« Il y avait en ce moment-là même dans le jardin du Luxembourg, — car le regard du drame doit être présent partout, — deux enfants qui se tenaient par la main. L’un pouvait avoir sept ans, l’autre cinq. La pluie les ayant mouillés, ils marchaient dans les allées du côté du soleil ; l’aîné conduisait le petit ; ils étaient en haillons et pâles ; ils avaient un air d’oiseaux fauves. Le plus petit disait : — J’ai bien faim !

« L’aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère de la main gauche et avait une baguette dans sa main droite.

{p. 167}« Ils étaient seuls dans le jardin ; le jardin était désert, les grilles étant fermées par mesure de police à cause de l’insurrection. Les troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour le besoin du combat.

« Comment ces enfants étaient-ils là ? Peut-être s’étaient-ils évadés de quelque corps de garde entrebâillé ; peut-être aux environs, à la barrière d’Enfer, ou sur l’esplanade de l’Observatoire, ou dans le carrefour voisin dominé par le fronton où on lit : Invenerunt parvulum pannis involutum, y avait-il quelque baraque de saltimbanques dont ils s’étaient enfuis ; peut-être avaient-ils, la veille au soir, trompé l’œil des inspecteurs du jardin à l’heure de la clôture, et avaient-ils passé la nuit dans quelqu’une de ces guérites où on lit les journaux. Le fait est qu’ils étaient errants et qu’ils semblaient libres. Être errant et sembler libre, c’est être perdu. Ces pauvres petits étaient perdus en effet.

« Ces deux enfants étaient ceux-là même dont Gavroche avait été en peine, et que le lecteur se rappelle. Enfants des Thénardier, en location chez la Magnon, attribués à {p. 168}M. Gillenormand, et maintenant feuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et roulées sur la terre par le vent.

« Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et qui lui servaient de prospectus vis-à-vis de M. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

« Ces êtres appartenaient désormais à la statistique des “enfants abandonnés” que la police constate, ramasse, égare et retrouve sur le pavé de Paris.

« Il fallait le trouble d’un tel jour pour que ces petits misérables fussent dans ce jardin. Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n’entrent pas dans les jardins publics ; pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils ont droit aux fleurs.

« Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient en contravention. Ils s’étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient restés. Les grilles fermées ne donnent pas congé aux inspecteurs, la surveillance est censée continuer, mais elle s’amollit et se repose ; et les inspecteurs, émus, eux aussi, par {p. 169}l’anxiété publique, et plus occupés du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et n’avaient pas vu les deux délinquants.

XII §

« Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les ondées ne comptent pas. C’est à peine si l’on s’aperçoit, une heure après un orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en été est aussi vite sèche que la joue d’un enfant.

« À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle s’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d’eau ; une pluie est tout de suite bue. Le matin tout ruisselait, l’après-midi tout poudroie.

« Rien n’est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et essuyée par le {p. 170}rayon ; c’est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les prairies, ayant de l’eau dans leurs racines et du soleil dans leurs fleurs, deviennent des cassolettes d’encens et fument de tous leurs parfums à la fois. Tout rit, chante et s’offre. On se sent doucement ivre. Le printemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à faire patienter l’homme.

XIII §

« Il y a des êtres qui n’en demandent pas davantage ; vivants qui, ayant l’azur du ciel, disent : C’est assez ! songeurs absorbés dans le prodige, puisant dans l’idolâtrie de la nature l’indifférence du bien et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l’homme, qui ne comprennent pas qu’on s’occupe de la faim de ceux-ci, de la soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure lymphatique d’une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du cachot, {p. 171}et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut rêver sous les arbres ; esprits paisibles et terribles, impitoyablement satisfaits.

« Chose étrange, l’infini leur suffit. Ce grand besoin de l’homme, le fini, qui admet l’embrassement, ils l’ignorent. Le fini, qui admet le progrès, le travail sublime, ils n’y songent pas. L’indéfini, qui naît de la combinaison humaine et divine de l’infini et du fini, leur échappe. Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l’extase. S’abîmer, voilà leur vie. L’histoire de l’humanité pour eux n’est qu’un plan parcellaire ; Tout n’y est pas ; le vrai Tout reste en dehors ; à quoi bon s’occuper de ce détail, l’homme ? L’homme souffre, c’est possible ; mais regardez donc Aldébaran qui se lève ! La mère n’a plus de lait, le nouveau-né se meurt, je n’en sais rien, mais considérez donc cette rosace merveilleuse que fait une rondelle de l’aubier du sapin examinée au microscope ! comparez-moi la plus belle maline à cela ! Ces penseurs oublient d’aimer. Le zodiaque réussit sur eux {p. 172}au point de les empêcher de voir l’enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l’âme. C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Goethe en était, La Fontaine peut-être ; magnifiques égoïstes de l’infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s’il fait beau, auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui n’entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien, puisqu’il y a le mois de mai ; qui, tant qu’il y aura des nuages de pourpre et d’or au-dessus de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être heureux jusqu’à épuisement du rayonnement des astres et du chant des oiseaux.

« Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu’ils sont à plaindre. Certes ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait un être à la fois nuit et jour qui n’aurait pas d’yeux sous les sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.

XIV §

{p. 173}« L’indifférence de ces penseurs, c’est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. Soit ; mais dans cette supériorité il y a de l’infirmité. On peut être immortel et boiteux ; témoin Vulcain. On peut être plus qu’homme et moins qu’homme. L’incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le soleil n’est pas un aveugle ?

« Mais alors, quoi ! à qui se fier ? Solem quis dicere falsum audeat ? Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des hommes-astres, pourraient se tromper ? Ce qui est là-haut, au faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas ? Cela n’est-il pas désespérant ? Mais qu’y a-t-il donc au-dessus du soleil ? Le dieu.

XV §

{p. 174}« Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s’envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s’embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient, les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits coups de bec dans les trous de l’écorce.

« Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lis ; le plus auguste des parfums, c’est celui qui sort de la blancheur. On respirait l’odeur poivrée des œillets. Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose que toutes les variétés de {p. 175}la flamme, faites fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs-flammes. Tout était grâce et gaieté, même la pluie prochaine ; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient profiter, n’avait rien d’inquiétant ; les hirondelles faisaient la charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait bonheur ; la vie sentait bon ; toute cette nature exhalait la candeur, le secours, l’assistance, la paternité, la caresse, l’aurore. Les pensées qui tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d’enfant qu’on baise.

« Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes d’ombre trouées de lumière ; ces déesses étaient toutes déguenillées de soleil, il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand bassin, la terre était déjà séchée au point d’être brûlée. Il faisait assez de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière. Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer.

{p. 176}« L’abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie, sève, chaleur, effluves, débordaient ; on sentait sous la création l’énormité de la source ; dans tous ces souffles pénétrés d’amour, dans ce va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse dépense de rayons, dans ce versement indéfini d’or fluide, on sentait la prodigalité de l’inépuisable ; et derrière cette splendeur comme derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire d’étoiles.

« Grâce au sable, il n’y avait pas une tache de boue ; grâce à la pluie, il n’y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se laver ; tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les ors, qui sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient irréprochables. Cette magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdonnements d’essaims, palpitations du vent. Toute l’harmonie de la saison s’accomplissait dans un gracieux ensemble ; les entrées {p. 177}et les sorties du printemps avaient lieu dans l’ordre voulu ; les lilas finissaient, les jasmins commençaient ; quelques fleurs étaient attardées, quelques insectes en avance ; l’avant-garde des papillons rouges de juin fraternisait avec l’arrière-garde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. C’était splendide. Un vétéran de la caserne voisine qui regardait à travers la grille disait : — Voilà le printemps au port d’armes et en grande tenue.

« Toute la nature déjeunait ; la création était à table ; c’était l’heure ; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe verte sur la terre ; le soleil éclairait à giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l’abeille trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, les verdiers trouvaient des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les autres, {p. 178}ce qui est le mystère du mal mêlé au bien ; mais pas une bête n’avait l’estomac vide.

XVI §

« Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et, un peu troublés par cette grande lumière, ils tâchaient de se cacher, instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même impersonnelle ; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

« Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux, qui étaient des fusillades, et des frappements sourds, qui étaient des coups de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l’air d’appeler, sonnait au loin.

« Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : — J’ai faim.

XVII §

{p. 179}« Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple s’approchait du grand bassin. C’était un bonhomme de cinquante ans qui menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

« À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue d’Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les locataires quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée depuis. Ce père et ce fils sortaient sans doute d’une de ces maisons-là.

« Les deux petits pauvres regardèrent venir “ce monsieur”, et se cachèrent un peu plus.

« Celui-ci était un bourgeois ; le même peut-être qu’un jour Marius, à travers sa fièvre d’amour, avait entendu, près de ce même {p. 180}grand bassin, conseillant à son fils “d’éviter les excès”. Il avait l’air affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop peu de peau, montre les dents plutôt que l’âme. L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblait gravé. L’enfant était vêtu en garde national à cause de l’émeute, et le père était resté habillé en bourgeois à cause de la prudence.

XVIII §

« Le père et le fils s’étaient arrêtés près du bassin où s’ébattaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu’il marchait comme eux.

« Pour l’instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal, et ils étaient superbes.

{p. 181}« Si les deux petits pauvres eussent écouté, et eussent été d’âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d’un homme grave. Le père disait au fils :

« — Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d’or et de pierreries ; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

« Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeurs.

« — Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’enfant.

« Le père répondit :

« — Ce sont des saturnales.

« Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

« — Voilà le commencement, dit-il.

« Et après un silence il ajouta :

« — L’anarchie entre dans ce jardin.

« Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit à pleurer.

« — Pourquoi pleures-tu ? demanda le père.

{p. 182}« — Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

« Le sourire du père s’accentua.

« — On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

« — Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

« — Tu n’en veux plus ?

« — Non.

« Le père lui montra les cygnes.

« — Jette-le à ces palmipèdes.

« L’enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau ; ce n’est pas une raison pour le donner.

« Le père poursuivit :

« — Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

« Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

« Le gâteau tomba assez près du bord.

« Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. Ils n’avaient vu ni le bourgeois ni la brioche.

« Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par attirer l’attention des cygnes.

{p. 183}« Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des navires qu’ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

« — Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit.

XIX §

« En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement subit. Cette fois ce fut sinistre. Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d’autres. Celle qui soufflait en cet instant-là apporta nettement des roulements de tambour, des clameurs, des feux de peloton, et les répliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil.

« Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à la brioche.

{p. 184}« — Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries.

« Il ressaisit la main de son fils. Puis il continua :

« — Des Tuileries au Luxembourg, il n’y a que la distance qui sépare la royauté de la pairie ; ce n’est pas loin. Les coups de fusil vont pleuvoir.

« Il regarda le nuage.

« — Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir ; le ciel s’en mêle ; la branche cadette est condamnée. Rentrons vite !

« — Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l’enfant.

« Le père répondit :

« — Ce serait une imprudence.

« Et il emmena son petit bourgeois.

« Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu’à ce qu’un coude des quinconces le lui eût caché.

XX §

{p. 185}« Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants s’étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l’eau. Le plus petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui s’en allait.

« Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d’allées qui mène au grand escalier du massif d’arbres du côté de la rue Madame.

« Dès qu’ils ne furent plus en vue, l’aîné se coucha vivement à plat ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s’y cramponnant de la main gauche, penché sur l’eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa main droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l’ennemi, se hâtèrent et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit pêcheur ; l’eau devant les cygnes reflua, et l’une de ces molles ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la baguette {p. 186}de l’enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. L’enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les cygnes, saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé ; mais ils avaient faim et soif. L’aîné fit deux parts de la brioche, une grosse et une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à son petit frère, et lui dit :

« — Colle-toi ça dans le fusil.

Nous négligeons ici quelques défauts de conception et de goût dans l’œuvre d’art de Victor Hugo, et nous disons en nous résumant :

Le livre est dangereux, parce que le danger suprême en fait de sociabilité, l’excès séduisant l’idéal, le pervertit. Il passionne l’homme peu intelligent pour l’impossible : la plus terrible et la plus meurtrière des passions à donner aux masses, c’est la passion de l’impossible ! Presque tout est impossible dans les aspirations des Misérables, et la première de ces impossibilités, c’est l’extinction de toutes nos misères.

Ne trompez pas l’homme, vous le rendriez fou ; et quand, de la folie sacrée de votre idéal, {p. 187}vous le laisseriez retomber sur l’aridité et la nudité de ses misères, vous le rendriez fou furieux.

Vous l’avez senti vous-même en excusant et en exaltant d’avance, dans l’éloge de la Terreur, la frénésie de ses mécomptes en 1793. Votre conventionnel, Marat, Danton, Robespierre, les hommes du Comité de salut public, ne sont plus à vos yeux que des apôtres à tout prix de l’idéal !

Vous êtes dans l’erreur : ils ont été des révoltés contre la nature. Furieux de trouver la nature en opposition avec leur système platonique de société, ils ont perdu la tête et ils ont fait le coup d’État contre la nature. Pour avoir voulu être des dieux ils sont devenus des radicaux, et pour avoir voulu être des radicaux ils sont devenus des exterminateurs. Enfants des exterminés, brûlez donc votre encens à l’ange exterminateur ! Le faux idéal devient facilement féroce. C’est la pente de cette critique radicale contre la société.

Qui est-ce qui cause les plus terribles tempêtes sur l’Océan ? ce sont ses limites ; il veut les franchir, son poids s’y oppose, et il se fond {p. 188}en écume en tentant follement de déraciner l’écueil.

XXI §

Il y a une puissance divine contre laquelle l’humanité, dans la personne de ses plus grands hommes, s’est insurgée dans tous les siècles, pour franchir aussi les limites prescrites à sa destinée mortelle par son Créateur, et qui, comme l’Océan, l’a toujours fait retomber en poussières et en écumes retentissantes dans son lit. Niez cette puissance, c’est la folie ; reconnaissez-la en l’adorant, c’est la sagesse.

Cette puissance mystérieuse, invincible, souveraine, que les hommes refusent orgueilleusement d’avouer, voulez-vous que je la révèle à mon tour ? Elle n’a qu’un nom, mystérieux et sans réplique comme elle :

c’est la force des choses.

XXII §

{p. 189}Qu’est-ce que la force des choses ?

C’est l’ensemble, c’est le composé de toutes les lois absolues dont le Créateur de ce pauvre embryon de Dieu, nommé l’homme, a formé sa courte et imparfaite créature, en le jetant, on ne sait pour quelle fin (châtiment, expiation, germination, mais, en tout cas, misère), sur ce petit globe misérable lui-même, composé d’un éclair de temps, d’un atome d’espace, d’un nombre infinitésimal de jours, d’un éclair de vie et d’une nuit de mort !

Trouvez-moi donc la place, la durée, les éléments d’une humanité parfaite dans cet abrégé de brièveté, d’imperfections et de souffrances inhérentes à notre condition fatale ! Rêvez donc l’Éden de vos songes avec ce chaos d’infirmités organiques ! Faites donc des dieux avec cette parcelle d’intelligence emprisonnée dans cette pincée de boue, comme l’étincelle de {p. 190}la lampe du mineur dans son cachot qu’il n’agrandit que pour voir plus de nuit autour de son être !

Voilà la force des choses de notre organisation. Humanité, ton vrai nom est Misère !

N’est-ce pas misère que de naître à l’heure et dans les conditions qu’on n’a ni délibérées, ni choisies, pour subir tous les maux inhérents à l’organisation imparfaite et périssable de cette créature appelée l’homme ? sans que toutes les utopies, révolutions, progrès, puissent retrancher un nerf ou ajouter un cheveu à ce mécanisme de notre corps ?

N’est-ce pas misère que d’y naître et d’y végéter forcément, dépendant de tous par l’enfance et par la vieillesse, ces deux maladies organiques de l’homme, qui lui prennent les deux tiers de sa vie ?

N’est-ce pas misère que vouloir et ne pas pouvoir ?

N’est-ce pas misère que de naître forcément dans telle patrie ou dans telle autre, soumis à des lois qu’on n’a pas faites et contre lesquelles on ne peut que protester ?

N’est-ce pas misère que d’être classé d’avance {p. 191}dans telle ou telle catégorie supérieure, moyenne ou subalterne, parmi cette horde humaine jetée dans un monde tout fait, où les uns s’appellent grands, les autres petits, sans qu’aucune égalité y soit possible, si ce n’est l’égalité du cercueil qui n’a que six pieds pour les uns comme pour les autres ?

N’est-ce pas misère que d’aspirer follement à une égalité impossible des conditions, égalité tellement impraticable que, si l’utopiste la créait un instant, tout mouvement, et par conséquent tout ce que l’auteur appelle le progrès, s’arrêterait à l’instant, car le grand ressort de l’horloge humaine, le désir, serait à l’instant brisé ?

N’est-ce pas misère que la brièveté où mène la longue durée de l’existence (car tout ce qui finit par la mort est court, la mort n’a point d’âge ; à la pensée de celui qui meurt, c’est un songe) ?

N’est-ce pas misère que ces infirmités, ces maladies inévitables qui nous privent, nous vivants, d’un de ces sens si bornés dont la nature nous a si parcimonieusement doués en naissant, comme conditions nécessaires à notre {p. 192}existence ? Demandez aux grabats de nos hôpitaux le secret de la panacée universelle ! Demandez à l’impotent de marcher, à l’aveugle de voir, au muet de parler, au vieillard de rajeunir !

Et les misères morales, demandez-en le terme à ces myriades de douleurs qui poignent l’homme depuis qu’il a la puissance de sentir, c’est-à-dire de souffrir !

Misère de l’être aimant qui s’attache et se déchire en emportant un morceau de son cœur à chaque déchirement d’un autre cœur ! Misère de la femme qui adhère à l’homme comme la chair aux os ! Misère de l’époux qui voit sécher sur son sein la compagne dans laquelle il a mis toutes ses complaisances ! Misère de la mère qui voit son fruit d’amour se flétrir sous sa mamelle pleine de lait qu’elle répand à terre parce que la bouche mourante se détourne de la coupe d’amour ! Misère des fils qui se voient enlever, comme la racine nourricière de l’arbre, le père fort, la mère jeune, qui les ont engendrés !

Misères du corps qui ont plus de noms que l’année n’a de jours ! Misères de la condition sociale, qui n’ont de remèdes pour l’un qu’en {p. 193}les déplaçant pour l’autre ! Misères d’un métier horrible, et cependant nécessaire, pour ces milliers d’hommes mourant de faim, de froid, de nudité, de défaillance, si le mineur, pour gagner sa vie et celle de ses petits, ne s’enfermait pas, son pic à la main, dans ces labyrinthes souterrains de la mine pour en rapporter le soir le morceau de pain pour sa famille, le calorique pétrifié pour les autres !

Misères du laboureur qui amollit le sol de ses sueurs, qui le sème par la pluie, qui le moissonne sous les feux de la canicule ! Misères du pasteur qui engraisse l’agneau et qui le dépouille de sa laine, qui y attache son cœur et qui vend au boucher la génisse qui a donné son lait à sa famille ! Misères du boucher qui l’assomme sans haine et qui en dépèce les chairs palpitantes pour en vendre le cœur à ce carnivore universel qui ne peut vivre sans dévorer, et que la nature condamne par talion à être dévoré à son tour par le plus vil des reptiles !

Misères de l’esprit condamné au doute et qui ne peut vivre que de foi ! Misères du crime qui se frappe lui-même, dont le remords {p. 194}est le bourreau, et qui peut tuer des milliers de victimes, mais qui ne peut tuer son propre supplice, le remords ! Misère du vice qui se punit lui-même en se satisfaisant ! Misère de la vertu qui se sent honnie, persécutée sur la terre, et qui n’a pour récompense que la calomnie, et pour consolation que la voix faible et lointaine de la conscience, qui lui parle bas, comme une voix qu’on discerne à peine, et qui lui dit les secrets de Dieu !

Misère de l’âme, qui vit d’espérances et qui est obligée de passer par les ténèbres de l’existence et par l’ombre du tombeau, entre l’incertitude et le désespoir ! Misère de l’espérance elle-même, qui se bâtit, comme Victor Hugo, des palais de délices et de justice pour l’humanité, et qui, en avançant dans la vie, voit s’écrouler, comme la pierre du cercueil, ses propres rêves !

Enfin, tant et tant de misères, que la seule et la plus définitive vertu que l’homme ait pu inventer pour l’homme ici-bas, c’est la compassion réciproque, l’assistance mutuelle, la pitié active, la charité de main et de cœur, et que, sans cette vertu, personnifiée dans une femme d’abnégation, {p. 195}appelée sœur de ceux qui n’ont pas de frères, ce monde infernal serait inhabitable pour tant de misères !

XXIII §

On a relégué un enfer ailleurs : c’est une des plus inutiles superfluités ; n’y en avait-il pas assez autour de nous et en nous ?

Disons la vérité crûment à ceux qui, avec un pareil monde et pour un pareil monde, ont créé une poétique fantasmagorie d’un progrès indéfini où ils font marcher l’homme, comme dans une aube éternelle, de perfection en perfection, jusqu’à des félicités et des immortalités terrestres évidemment incompatibles avec sa nature. Perfection est le mot d’un autre monde ; vicissitude est le nom de celui-ci.

Ils ne le savent pas, mais ils l’attestent par la frénésie même de ces illusions qu’ils donnent aux masses en les éprouvant d’abord. Le matérialisme, cette maladie du dernier {p. 196}siècle, est, à leur insu, au fond de toutes ces illusions de la chair, excepté chez Victor Hugo, trop divin pour se matérialiser.

Lisez ses doctrines lyriques sur le progrès.

XXIV §

« Le progrès est le mode de l’homme. La vie générale du genre humain s’appelle le Progrès ; le pas collectif du genre humain s’appelle le Progrès. Le Progrès marche ; il fait le grand voyage humain et terrestre vers le céleste et le divin ; il a ses haltes où il rallie le troupeau attardé ; il a ses stations où il médite, en présence de quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon ; il a ses nuits où il dort, et c’est une des poignantes anxiétés du penseur de voir l’ombre sur l’âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le Progrès endormi.

{p. 197}« — Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le Progrès avec Dieu, et prenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être.

« Qui désespère a tort. Le Progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il marche, même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus du Progrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrage, n’y jetez point de rocher ; l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles ; mais, après ces troubles, on reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le Progrès aura pour étapes les révolutions.

« Qu’est-ce donc que le Progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

« Or il arrive quelquefois que la vie momentanée {p. 198}des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

« Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui a actuellement son tour de passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. — J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argent sur l’État, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. — De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

« L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. {p. 199}Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde, violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions ; elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l’utopie n’ait plus de foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n’est simple. Toute épée a deux tranchants ; qui blesse avec l’un se blesse à l’autre.

XXV §

« Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, {p. 200}qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont le plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l’applaudissement des peuples ; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L’une est magnifique, l’autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que Washington, et Piascane est plus grand que Garibaldi.

« Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus.

« On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent.

« On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder et d’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher des bas-fonds des {p. 201}blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre. On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! Ils pourraient répondre : C’est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.

« Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même ; c’est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n’est nécessaire. Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir : c’est à cela que nous la convions.

« Quoiqu’il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l’univers, l’œil fixé sur la France, luttent pour la grande œuvre avec la logique inflexible de l’idéal ; ils donnent leur vie en pur don pour le Progrès ; ils accomplissent la volonté de la Providence ; ils font un acte religieux. À l’heure dite, avec autant de désintéressement qu’un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario {p. 202}divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l’acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789 ; ces soldats sont des prêtres. La révolution française est un geste de Dieu.

XXVI §

« Du reste, il y a, et il convient d’ajouter cette distinction aux distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les insurrections acceptées qui s’appellent révolutions ; il y a les révolutions refusées qui s’appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c’est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l’idée est fruit sec ; l’insurrection est échauffourée.

« L’entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l’utopie le désire n’est pas {p. 203}le fait des peuples. Les nations n’ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.

« Elles sont positives. A priori, l’insurrection leur répugne : premièrement, parce qu’elle a souvent pour résultat une catastrophe ; deuxièmement, parce qu’elle a toujours pour point de départ une abstraction.

« Car, et ceci est beau, c’est toujours pour l’idéal, et pour l’idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L’enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d’armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient les chefs de l’insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n’était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à cœur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution ; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la {p. 204}branche aînée dans Charles X ; et ce qu’ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l’avons expliqué, c’était l’usurpation de l’homme sur l’homme et du privilège sur le droit dans l’univers entier. Paris sans roi a pour contrecoup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être et reculant devant l’effort ; mais grand.

XXVII §

« Cela est ainsi. Et l’on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L’insurgé poétise et dore l’insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce que l’on va faire. Qui sait ? on réussira peut-être. On est le petit nombre, on a contre soi toute une armée ; mais on défend le droit, la loi naturelle, la {p. 205}souveraineté de chacun sur soi-même qui n’a pas d’abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on meurt comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l’on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l’on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l’agrandissement du genre humain, la délivrance universelle, et pour pis-aller les Thermopyles.

« Ces passes d’armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l’entraînement des paladins. Les lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures ; et il y a de l’aventure dans l’idéal.

« D’ailleurs, qu’on ne l’oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l’idéal et du sentimental. Quelquefois l’estomac paralyse le cœur.

« La grandeur et la beauté de la France, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples ; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la {p. 206}dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.

« Cela tient à ce qu’elle est artiste.

« L’idéal n’est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n’est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c’est voir la lumière. C’est ce qui fait que le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs ! Vitæ lampada tradunt.

« Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe, oui ; Sybaris, non. Qui s’effémine s’abâtardit. Il ne faut être ni dilettante ni virtuose, mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal.

« L’idéal moderne a son type dans l’art, et {p. 207}son moyen dans la science. C’est par la science qu’on réalisera cette vision auguste des poètes : le beau social. On refera l’Éden par A + B. Au point où la civilisation est parvenue, l’exact est un élément nécessaire du splendide, et le sentiment artiste est non-seulement servi, mais complété par l’organe scientifique ; le rêve doit calculer. L’art, qui est le conquérant, doit avoir pour point d’appui la science, qui est le marcheur. La solidité de la monture importe. L’esprit moderne, c’est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de l’Inde : Alexandre sur l’éléphant.

« Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant l’idole ou devant l’écu atrophie le muscle qui marche et la volonté qui va. L’absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement d’un peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n’a pas d’idéal ; Carthage n’a pas d’idéal. Athènes et Rome ont {p. 208}et gardent, même à travers toute l’épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de civilisation.

XXVIII §

« La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre elle est bonne. Elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples en humeur de dévouement et de sacrifice. Seulement cette humeur la prend et la quitte. Et c’est là le grand péril pour ceux qui courent quand elle ne veut que marcher, ou qui marchent quand elle veut s’arrêter. La France a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains instants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n’ont plus rien qui rappelle la grandeur française et sont de la dimension d’un Missouri ou d’une Caroline du Sud. Qu’y faire ? La géante joue la naine ; l’immense France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.

{p. 209}« À cela rien à dire. Les peuples comme les astres ont le droit d’éclipse. Et tout est bien, pourvu que la lumière revienne et que l’éclipse ne dégénère pas en nuit. Aube et résurrection sont synonymes. La réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi.

« Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barricade, ou la tombe dans l’exil, c’est pour le dévouement un en-cas acceptable. Le vrai nom de dévouement, c’est désintéressement. Que les abandonnés se laissent abandonner, que les exilés se laissent exiler, et bornons-nous à supplier les grands peuples de ne pas reculer trop loin, quand ils reculent. Il ne faut pas, sous prétexte de retour à la raison, aller trop avant dans la descente.

« La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre existe ; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie momentanée a son droit, nous l’admettons, mais la vie permanente a le sien. Hélas ! être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dans l’histoire plus {p. 210}souvent qu’on ne voudrait : une nation est illustre ; elle goûte à l’idéal, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela bon ; et si on lui demande d’où vient qu’elle abandonne Socrate pour Falstaff, elle répond : C’est que j’aime les hommes d’État.

« Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.

XXIX §

« Une bataille comme celle que nous racontons en ce moment n’est autre chose qu’une convulsion vers l’idéal. Le progrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies. Cette maladie du progrès, la guerre civile, nous avons dû la rencontrer sur notre passage. C’est là une des phases fatales, à la fois acte et entracte, de ce drame dont le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est : le Progrès.

« Le Progrès !

« Ce cri que nous jetons souvent est toute {p. 211}notre pensée ; et, au point de ce drame où nous sommes, l’idée qu’il contient ayant encore plus d’une épreuve à subir, il nous est permis peut-être, sinon d’en soulever le voile, du moins d’en laisser transparaître nettement la lueur.

« Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement, l’ange à la fin. »

XXX §

Ces pages sont très belles, mais, de quelque mot qu’on se serve, de quelques phrases qu’on les pare, il n’y a, il n’y a jamais eu {p. 212}et il n’y aura jamais que deux philosophies sociales ici-bas :

La philosophie sociale des jouissances matérielles à multiplier et à faire convoiter de bonne foi à tous les hommes ;

La philosophie sociale du spiritualisme et de la résignation pieuse à l’ordre douloureux de la nature, ce décret absolu du Créateur, ce fait accompli, et tristement accompli, du destin ; l’imperfection, la douleur, le travail et la mort, pour mériter un autre sort dans le monde ascendant et invisible dont la terre est la ténébreuse avenue. L’épreuve ici, la récompense ailleurs.

Entre ces deux philosophies sociales, il n’y a pas de milieu : ou il faut rêver avec les utopistes actuels, ces Titans de l’absurde, des rêves tels que j’aimerais mieux croire à la quadrature du cercle et aux hallucinations apocalyptiques de Patmos qu’à la réhabilitation de la chair par Saint-Simon, ou à la mer de lait sucré, ou à l’accroissement physique de l’homme par l’allongement de la colonne vertébrale, c’est-à-dire par l’ignoble partie innommable du buste humain ; ou bien, faut-il le {p. 213}dire, à l’immense et universelle félicité de l’être à deux pieds sans plumes, de mon sublime ami Victor Hugo, qui, lui du moins, est hardiment spiritualiste et philosophiquement chrétien.

Non, quel est le but de tout cela ? La jouissance : un peu plus de chair, un peu plus d’appétits, un peu plus de moyens d’y satisfaire ; un peu plus de vie, on ne sait pas comment : car, si nous vivions indéfiniment sans maladie et sans mort, que deviendraient les innombrables générations qui demandent à Dieu de naître à leur tour, et qui, trouvant la place prise, rentreraient dans le néant avant d’être nées ? Et où serait la justice, pour ceux qui, étant nés et étant morts avant l’ère de nos utopistes immortels, n’auraient pas bénéficié de notre perfectibilité indéfinie ? victimes innombrables aussi du fait accompli ! arrivés trop tard ! irrémédiables Tant pis du banquet éternel !

Quelle justice du Créateur ou de la nature pour les générations, plus nombreuses que le sable de la mer, qui sont nées, qui ont brouté, qui sont mortes entre soixante-dix et quatre-vingts ans, temps légal accordé aux hommes {p. 214}favorisés du temps, comme dit Job, qui s’y connaissait déjà :

« L’homme vit peu, et sa vie est remplie de beaucoup de misères ! »

Et quelle éternité que ce nombre indéfini d’années ajouté à nos courtes années par ces philosophes de la chair et de la vie, occupés à se partager équitablement et à dévorer en commun cette ration exactement égale de nectar inépuisable ou d’ambroisie nourrissante !

Jouissance purement matérielle, et par conséquent bientôt savourée, fond de cette philosophie à la Condorcet, qui m’ennuie seulement d’y penser, et qui ennuierait de sa fastidieuse monotonie ses propres inventeurs.

Car la jouissance matérielle est bornée comme la matière. Ils n’y ont pas pensé ; les morceaux ont le même goût à leur banquet de Platon, de J.-J. Rousseau, de Condorcet, de Valjean, etc.

Rêve pour rêve, j’aime mieux rêver l’inconnu que de goûter la soupe de ces bienheureux du monde perfectible jusqu’à satiété du repas de l’avenir !

XXXI §

{p. 215}L’autre philosophie sociale est celle qui, reconnaissant aussi dans la création énigmatique telle quelle, un mystérieux fait accompli, s’y résigne comme à une justice inexpliquée, puisqu’elle est fatale, ce qui veut dire divine : semblable, j’en conviens, au prisonnier des ténèbres, qui, après avoir fait le tour de son étroit cachot, et convaincu qu’il n’y a aucune issue que par le suicide, évasion de la destinée humaine, s’y assoit à la place assignée par la Providence, y livre son corps à sa condition de souffrance et de corruption, sans murmure et sans regret, et y cherche la nourriture de son âme, qu’il sent immortelle, dans la conformité du dessein de Dieu son maître, dans le sacrifice de son bonheur à celui de ses semblables, dans la vertu, ce supplément de bonheur qui vaut mieux que lui, et dans la sainte certitude d’un destin supérieur quand cette {p. 216}voûte de son cachot s’écroulera sur son corps mortel pour lui laisser voir du fond du cercueil le vrai jour de Dieu !

XXXII §

Entre ces deux philosophies, qui peut hésiter ? Ce n’est ni vous, ni moi, ni Victor Hugo lui-même ; car, il faut être juste, il est presque partout, dans ce livre, spiritualiste comme le génie, cette transcendance de l’esprit. Entre ces deux philosophies qui jurent et se font antithèse comme l’onde opaque et l’aube éternelle, il y a un conciliateur cependant : c’est le bon sens !

C’est le bon sens qui dit :

Si la nature ou si la force des choses, ce qui est le même mot, condamne tout le genre humain, riches et pauvres, puissants ou impuissants, exploitateurs ou exploités, travailleurs de la main ou travailleurs de l’esprit (car tout le monde travaille ou souffre selon ses {p. 217}facultés), si la force des choses, ce fait accompli, les condamne tous par leur nature bornée, par l’imperfection de leurs organes, par leurs conditions nécessairement diverses, par leurs misères à peu près égales, les condamne, dis-je, à un tâtonnement éternel, à des souffrances modérées chez les heureux, intolérables chez les mal partagés du sort, à vivre en commun sur le même globe, aspirant à une meilleure répartition de ce qu’on appelle mal et de ce qu’on appelle bien ; il faut, de toute nécessité, ou qu’ils s’entretuent ou qu’ils s’entraident.

S’ils s’entretuent, la même dose de mal, multipliée au centuple pour les survivants par le mal de la haine et par l’impossibilité de la répartition, se retrouvera entre eux le lendemain du cataclysme.

S’ils s’entraident, ils seront toujours misérables par la force des choses naturelles, mais ils apporteront à leurs misères tous les adoucissements que leur triste organisation comporte, et que l’assistance mutuelle nous commande au nom de la conscience et de Dieu.

XXXIII §

{p. 218}La société, tout imparfaite qu’elle est, parce qu’elle est l’expression d’un être imparfait, est le grand fait accompli des siècles. Il faut le reconnaître ou s’appeler Titan ; tout remettre en question, comme les utopistes ; se constituer en état de révolte radicale contre la forme de l’humanité tout entière, c’est-à-dire en état de démence et de frénésie contre la force des choses, cette souveraineté absolue de Dieu.

Que la société, sans cesse pénétrée de l’esprit divin, qui est un esprit de paix et non de guerre, s’interroge sans cesse elle-même pour savoir ce qu’elle peut introduire d’améliorations pratiques dans ses formes et dans ses lois sans faire écrouler l’édifice, qu’elle s’appelle tour à tour oligarchie, aristocratie, monarchie, démocratie, république, selon que la force des choses, la {p. 219}tradition, l’innovation, lui indique dans quelle région de la hiérarchie humaine se trouve le plus de droit, de force conservatrice, d’autorité nécessaire, de lumière législative, de responsabilité et de passion du bien général. C’est l’acte même de la vie sociale ; c’est la pulsation du pouls, c’est le battement du cœur de l’humanité ; ce sont quelquefois les changements d’attitude, debout ou assis, des peuples en révolution ; c’est la force des choses en législation.

Mais qu’on fasse espérer aux peuples, fanatisés d’espérances, le renversement à leur profit des inégalités organiques créées par la force des choses, et maintenues par la nature elle-même sous peine de mort ; qu’on leur persuade que les deux bases fondamentales de toute société non barbare, la propriété et la famille, ces deux constitutions de Dieu et non de l’homme, peuvent être déplacées par le radicalisme sans que tout s’écroule à la fois sur la tête des radicaux comme des conservateurs, c’est là le rêve, c’est là la démence, c’est là le sacrilège, c’est le drapeau rouge ou le drapeau noir de la philosophie sociale ! Tout {p. 220}ce qu’il y a de raison, de bon sens, de lumière dans l’intelligence humaine, doit se rallier et protester contre ces doctrines qui seraient le suicide de l’humanité.

On peut y pousser son siècle de deux manières : soit par la violence et par le levier de la loi agraire, comme Catilina à Rome et Babeuf à Paris ; soit par l’excès des tendances égalitaires et par la magie séductrice d’un idéal plus beau que nature, comme Victor Hugo et les utopistes.

Malgré ses protestations sincères et courageuses contre toute coercition violente à ses fins, la seule magie de son éloquence, les seuls mirages de ses promesses, la seule séduction de ses songes dorés, font de son livre un livre malsain de fait. Il est trop beau pour être innocent. Il ne sait pas dire à la société humaine d’assez rudes vérités ; il lui masque la face impassible de la force des choses ; il la soulève contre le fait accompli ; il la flatte plus qu’il ne l’éclaire ; il donne tort partout à la société contre la misère, contre la nécessité, contre le crime ; il lui reproche ses impuissances.

{p. 221}Les utopistes sont souvent plus à craindre que les scélérats eux-mêmes, parce qu’on ne s’en défie pas et qu’on aime ses flatteurs. Platon, Fénelon, Morus, ont peut-être fait verser autant de sang que Catilina. Que Victor Hugo prenne garde à ce côté de son génie ! et qu’avant d’énoncer sa théorie du progrès sans limites, il étudie profondément la force des choses, la loi de la nature, incommutable comme la nature elle-même.

Nous sommes tous des misérables, et nous ne serons jamais des dieux !

Mais, pour tempérer nos misères et pour désarmer l’utopie, le ciel nous a laissé un divin intermédiaire, l’assistance mutuelle, cette charité de tous pour tous.

Que la société l’introduise en plus forte dose dans ses lois, à chaque misère sociale qui se révèle.

La charité légale est le traité de paix entre nous.

XXXIV §

{p. 222}On me demandait un jour, en 1848, au moment où les théories de partage égalitaire jetaient le plus de trouble dans les imaginations :

— Comment cela finira-t-il ?

— Cela finira, répondis-je à mes interlocuteurs alarmés, par quatre lois que le temps comporte et que la raison publique avoue :

Une loi qui donne son droit politique à chacune des classes sociales par une part proportionnelle au suffrage ;

Une loi qui assure, non le droit au travail, mais le droit de vivre à tout homme que le ciel envoie sur la terre pour y vivre. Le dernier mot d’une société bien faite ne peut pas être la mort !

Une loi qui supprime la peine de mort, quand la société aura rendu cette suppression sans danger pour elle, par un système organisé de colonisation pénale qui sépare l’écume de l’eau sur un écueil de l’Océan lointain, qui {p. 223}sépare le criminel de la société autant que le tranchant de la hache sépare la tête du tronc sur l’échafaud ;

Enfin une loi qui constitue sérieusement la liberté d’adorer Dieu selon sa raison ou sa tradition, c’est-à-dire la liberté du ciel.

Ces quatre lois accomplies, tout rentrera de soi-même dans l’ordre, jusqu’à ce que de nouveaux besoins physiques, intellectuels ou moraux, constatés, demandent à la société de nouvelles satisfactions légitimes.

Chaque révolution est un pas vers le vrai ; si elle veut en faire dix, elle tombe dans la fausse utopie et dans l’impossible.

Il lui faut attendre une autre occasion pendant des années ou des siècles ; c’est à recommencer !

Mais on ne trouve pas toujours des occasions aussi innocentes et des populations aussi raisonnables qu’en 1848.

La révolution de 1848 fut en majorité la révolution des hommes d’État, et la réalité acceptée, servie et défendue par l’Assemblée constituante, la raison et le courage de la France.

L’autre révolution, celle de 1849, fut la révolution {p. 224}des utopistes, menaçant la propriété de subversion et la France de la terreur.

Prenez garde aux colères de la propriété et à l’effroi légitime de la terreur. Votre conventionnel est une mauvaise enseigne sur vos bonnes pensées. Effacez l’enseigne du sang, et chantez Cosette, cette idylle, la plus accomplie de la langue, qui fait oublier la tragédie !

En résumé, les Misérables sont un sublime talent, une honnête intention, et un livre très dangereux de deux manières :

Non seulement parce qu’il fait trop craindre aux heureux, mais parce qu’il fait trop espérer aux malheureux.

Lamartine.

LXXXVIIIe entretien.
De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin §

I §

{p. 225}Toute âme est une scène, sur laquelle la vie, obscure ou publique, joue des drames qui arrachent le sourire ou les larmes aux spectateurs ou aux acteurs des événements dont se compose notre existence.

{p. 226}L’événement n’est rien : l’impression est tout. Que l’événement soit une chute d’un trône dans le cachot, ou qu’il soit une pensée de jeune fille, éclose sur son oreiller à l’heure de son réveil, dans la solitude d’une chambre haute à la campagne, et se résumant en un soupir ou en une prière ruisselante de pleurs au pied de son lit, peu importe : l’émotion est la même dans le cœur qui l’éprouve et dans le cœur de celui qui s’associe par la lecture à la force de ce sentiment.

II §

Interrogez-vous bien. De tous les livres que vous avez lus dans votre vie : Imitation de Jésus-Christ, Confessions de saint Augustin, Confessions de J.-J. Rousseau, correspondances des âmes effeuillées page à page et recomposées à la fin de la vie, confidences par confidences, sans songer que la main du public les décachètera un jour ; Lettres de Cicéron, Lettres de Pline le Jeune, Lettres de Sévigné, {p. 227}ce grand siècle écrit jour à jour par ses reflets intimes sur l’esprit d’une femme ; Lettres de Voltaire lui-même, ces lambeaux d’une passion acharnée à la destruction d’une idée ; Lettres de Mirabeau, ces flammes échappées du volcan d’un cœur pour en incendier un autre, etc., etc. ; demandez-vous sincèrement lequel de tous ces livres a pénétré le plus profondément dans votre cœur, lequel cohabite le plus habituellement avec vous dans la solitude de vos jours avancés, lequel est devenu votre ami le plus quotidien dans vos angoisses, avec lequel vous aimez le mieux vivre, avec lequel vous aimez le mieux mourir.

Les plus touchantes catastrophes de l’histoire : le meurtre de César, le supplice de Charles Ier, le cachot du Temple, la mort si calme de Louis XVI, priant pour son peuple égaré ; aucune de ces scènes a-t-elle jamais retenti plus profondément dans votre cœur que la chute d’une larme secrète d’une pauvre âme inconnue qui dit à Dieu ses douleurs intimes, sans dire au monde son nom ?

La confidence est le sceau de la vérité : et que l’on confie à Dieu, à soi-même, à quelque {p. 228}amitié obscure, sans penser qu’aucun regard, aucune oreille interposée n’en dérobera rien pour le redire au monde, a un caractère d’intimité et de sincérité qui en centuple le prix. On n’a pas même besoin de connaître le nom de ce mystérieux confident.

Voyez le plus beau des livres chrétiens, l’Imitation : on n’a pas su encore le nom de l’écrivain, on ne le saura jamais ; c’est l’homme sans nom causant avec lui-même et avec ce personnage divin qu’il appelle la Grâce. L’anonyme, ici, est la contre-épreuve de la sincérité : s’il croyait moins à Dieu, il songerait aux hommes, et il aurait laissé lire son nom, comme le peintre, sous quelque pierre ou sur quelque feuille du premier plan.

Le lecteur, indépendamment de ce qu’on lui dit, aime à être pris pour confident par l’ami qui chante ou qui parle : avoir un secret en commun avec cette âme, c’est vivre à deux, c’est une espèce d’amour qui s’enivre de ce qu’on lui dit à l’oreille et de ce qu’il répond confidentiellement lui-même à la confidence connue ou inconnue.

Un livre qui est en même temps un secret, {p. 229}une intimité de l’âme, a donc deux mérites qui le rendent doublement cher à ceux qui le lisent : premièrement, il est un beau livre ; secondement, il est un secret.

Le livre admirable dont nous allons vous parler est du nombre infiniment petit de ces secrets de la littérature qui ont été chuchotés bien bas entre le berceau, le lit et l’autel ; il est plein de mystère et de larmes, il en fait couler. C’est la littérature de l’âme, écoutez-la soupirer.

III §

Mais, d’abord, étudions la scène où cette âme d’élite fut jetée en naissant, et le site obscur qui servit de cadre à sa courte vie.

Dans cette région de la vieille France située entre le midi et l’ouest, derrière le Périgord, près de la Charente, non loin de l’Océan, s’étend un pays d’habitudes, de traditions, de pauvres cultures, de familles incrustées comme le grès dans la terre, nobles par consentement {p. 230}commun, parce que le château n’est que la première masure du village, et que tout le monde y vient, comme chez soi, chercher ce qui lui manque : bonne amitié, vieilles idées, semailles, aliments, soins, outils, conseils, médicaments. Là s’élève le château du Cayla, capitale d’un domaine de deux ou trois mille livres de rente.

C’est l’opulence de la contrée ; cela suffit pour vivre dans l’aisance relative, en y surajoutant le produit en nature du petit jardin, du champ réservé, de la vigne, du moulin, du verger en pente, qui donnent le blé de l’année, les pommes de terre, le maïs, les châtaignes conservées, les noix cassées par les maîtres et les serviteurs pendant les veillées d’hiver, sur la table solide de la cuisine ; le vin, les légumes, les fruits, cueillis par la servante et les enfants, et soigneusement encaissés et visités dans le fruitier ; tout ce qui est strictement nécessaire, en un mot, pour vivre largement et pour donner libéralement aux malades, aux infirmes, aux pauvres du village, aux mendiants errants et réguliers des villages voisins.

IV §

{p. 231}Le château du Cayla était de père en fils possédé et habité par la famille de M. de Guérin, dont la jeune femme était née dans le bourg de Cahuzac. Mademoiselle de Cahuzac, d’une maison assez riche pour le pays, avait apporté en dot à M. de Guérin quelques petites terres, et, après la mort de ses grands-parents, une assez grande maison meublée dans la petite ville de Cahuzac. Cette alliance donnait aux Guérin une aisance et une parenté plus larges dans le rayon du Cayla.

Le château du Cayla se composait d’une cour, autrefois pavée, et dont les eaux des écuries avaient défoncé les larges dalles. Les fumiers des chevaux, des vaches et des moutons, entassés immémorialement aux portes, tapissaient les murailles de ces bâtiments, et servaient partout de clôture.

{p. 232}Les cuisines ouvraient, par un perron élevé de quelques marches, sur ce vaste cloaque ; quelques sureaux et quelques houx, dont la forte racine ne craint pas le sol des bergeries, croissaient dans les angles des murs.

Les portes, ou les barrières à claire-voie, étaient sans cesse ouvertes, et permettaient nuit et jour aux passants de monter les degrés de pierre pour venir demander le morceau de pain, le coup d’eau à puiser au seau suspendu derrière la porte, et aux paysans du hameau d’Andillac de vivre pour ainsi dire en commun avec les habitants de la maison.

V §

Une cheminée à cintre très élevé, à large tuyau, au sommet duquel on voyait le jour, à chaînes noircies par la fumée et la suie, à chenet unique, qui portait jour et nuit un arbre tout entier, brûlant par un bout, formait à son sommet une couronne ou plutôt {p. 233}une corbeille d’acier, polie par les mains des bergers.

Deux bancs en pierre, incrustés à demi dans la muraille, servaient de sièges aux domestiques et aux hôtes. Quelques grosses chaises et fauteuils de noyer, entre la table de cuisine et la cheminée, se prêtaient aux maîtres de la maison, quand ils venaient s’asseoir en commun avec les gens, soit pour prendre le repas banal dans l’écuelle de lourde faïence, soit pour leur faire la prière, soit pour causer des travaux du jour ou du lendemain.

Une batterie de cuisine, composée de bassins de cuivre luisant comme l’or, de vastes soupières grossièrement peintes, et de grands plateaux à mettre le poisson quand on péchait tous les trois ans l’étang du moulin, complétaient cet ameublement, objet d’admiration et d’envie pour toutes les ménagères du village.

VI §

{p. 234}On sortait de la cuisine par un long corridor enfumé qui conduisait à la salle à manger, où la nappe n’était guère mise que les jours de cérémonie et quand on avait des hôtes à la maison ; les autres jours, on prenait les repas avec les domestiques, qui dînaient debout ou à l’extrémité de la nappe écrue.

Au-delà de la salle à manger, on montait par un escalier tournant de quelques marches dans la chambre qui servait de salon à la famille, et dont une grande fenêtre cintrée ouvrait sur les jardins, en plein midi, un peu plus élevée que le côté des cuisines. Du salon on passait dans la chambre conjugale, où couchait M. de Guérin le père, ouvrant aussi sur le jardin.

On reconnaissait à un papier encore propre sur les murs, à quelques meubles élégants et aux rideaux du vaste lit à colonnes, les réparations que le maître de la maison avait fait {p. 235}faire à l’époque de son mariage pour y recevoir sa charmante femme ; hélas ! elle y était morte jeune encore, à son quatrième enfant, et entre le lit et la cheminée un portrait d’un peintre ambulant y avait laissé sa douce et mélancolique image. Le père et les enfants, à chaque anniversaire du mariage ou de la mort, ornaient ce cadre unique, et pour ainsi dire vivant, de branches de myrte, d’immortelles, et de quelques grappes de houx tressées en couronnes.

M. de Guérin habitait seul cette chambre sanctifiée par son souvenir ; un prie-Dieu en noyer, recouvert de tapisserie sous les genoux et sous les coudes par madame de Guérin, gisait devant son portrait et servait maintenant à M. de Guérin et aux enfants pour prier en se remémorant leur épouse et leur mère.

Une table couverte de poussière, et des fauteuils surchargés de livres et de papiers, entouraient la chambre. On voyait que le père de famille ne s’établissait pas d’une manière permanente dans le domicile où la mort était venue lui ravir la meilleure moitié de lui-même, mais qu’il se tenait prêt à partir aussitôt {p. 236}qu’il plairait à Dieu, et que ses enfants, dont il était tout à la fois le père et la mère, pourraient se passer de lui ; son vrai séjour était au cimetière d’Andillac, où il allait entendre la messe tous les matins, les genoux sur la pierre de sa femme.

VII §

Le salon dans lequel il passait la soirée avec ses enfants, et quelquefois avec ses hôtes, ses parents, ou ceux de sa femme, et le vieux curé d’Andillac, conservait aussi quelques traces d’élégance de l’ancienne cour : une cheminée antique, une glace, une pendule, un canapé, des fauteuils et des chaises de tapisserie. Une large fenêtre, presque toujours ouverte sur les jardins, le soleil qui y entrait par les beaux jours, la vue assez étendue des carrés de légumes encerclés d’arbres à fruits, plus loin les cimes grêles, mais vertes, des vergers, puis les prés en pente, puis le ruisseau, l’écluse, le moulin, puis enfin les collines, qui {p. 237}fermaient la vallée d’un rideau de cultures, de champs et de châtaigniers, y répandaient plus de jour, de lointain et de gaieté que dans le reste de la demeure ; la famille y passait une partie du jour.

Il y avait des livres sur la cheminée et sur la table à jeu du milieu : on n’y jouait jamais, mais on y lisait beaucoup. La nature des ouvrages rappelait les occupations sérieuses du père, du fils, et surtout de la fille aînée, mademoiselle Eugénie de Guérin, qui remplaçait la mère par nécessité, par vertu et par goût, auprès de son frère Maurice et de sa plus jeune sœur. C’étaient presque tous des livres de dévotion ou d’histoire, et çà et là quelques romans choisis de Walter Scott, le barde posthume des Stuarts, auteur justement adoré des légitimistes français.

VIII §

M. de Guérin, émigré dès son enfance et rentré tout jeune de l’émigration, en avait rapporté {p. 238}au Cayla cette foi antique et robuste de caste et de famille, qui était plus enfoncée dans son cœur que les fondements de son ancien manoir dans le rocher d’Andillac.

En continuant de monter l’escalier sombre et à spirale du Cayla, on rencontrait çà et là de petits paliers de quelques marches détachées du grand escalier, qui formaient un angle rentrant sous une porte en rosace, donnant entrée à quelques séries de petits appartements, et enfin, très haut, aux chambres des domestiques.

Le premier de ces repos ouvrait sur trois chambres, au-dessus du salon, qu’habitaient mademoiselle Eugénie de Guérin et sa petite sœur.

La chambre de mademoiselle de Guérin était un peu plus ornée que celle d’une servante ; le lit était sans rideaux, cependant une petite table sans tapis était entre les deux fenêtres ; des livres pareils à ceux du salon, et quelques feuilles de papier à moitié écrites d’une fine écriture, étaient épars çà et là sur la table et sur les fauteuils. Deux ou trois petits cadres de portraits, cloués contre les murailles, {p. 239}attestaient ses amitiés ou ses préférences en hommes ou en femmes. Des ouvrages de contemplation et le livre des livres pour les âmes qui aiment à s’entretenir avec Dieu, le livre qui s’appelle d’abord Consolations, l’Imitation, était en permanence sur la table de nuit, comme une fleur séchée et effeuillée dont on a respiré mille fois tous les parfums, mais qu’on garde pour les respirer encore. Un crucifix en ivoire, héritage de sa mère, reposait sur la cheminée ; un chapelet, rarement oisif, était enroulé autour du cou et pendait jusqu’aux pieds du Christ. On voyait qu’en rentrant de la petite église d’Andillac on l’avait déposé là le matin pour le reprendre le soir, à l’heure où le soleil baissant fait sentir le besoin de prier.

IX §

Voilà Je château pour le dedans. Quant à son aspect contemplé du dehors, rien n’annonçait ni prétention ni orgueil dans le style {p. 240}ou dans la construction du Cayla ; il ne se distinguait des grosses fermes du pays que par un porche à moitié démoli avançant sur le perron, par les deux rainures d’un pont-levis sur le milieu desquelles le marteau symbolique de 1793 avait effacé les vieilles armoiries de la famille des Guérin, et par un large pan de toit qui recouvrait le principal corps de bâtiment entre les constructions inégales et successives des derniers siècles.

X §

Tel apparaissait le château du Cayla, vieux nid démantelé, qu’habitaient encore les jeunes rejetons de l’ancienne famille, heureux et riches tant qu’ils ne le quittaient pas, pauvres et réduits aux dernières conditions de la société aussitôt qu’ils en sortaient pour chercher dans le monde leur ancienne place.

Ce monde n’était plus fait à leur mesure. Les filles n’avaient point de dot ; le fils, aucun moyen d’éducation ni d’avancement. Il fallait {p. 241}vivre là, ou s’abaisser aux plus vulgaires occupations de la vie pour végéter ailleurs.

On conçoit quelle mélancolie incurable devait être le fond des pensées de ces quatre ou cinq solitaires, riches de passé, dénués d’avenir ; condamnés à languir dans ce petit domaine, ou à être submergés par la loi de la société en sortant.

Les filles pouvaient attendre un hasard heureux de mariage sans dot, avec quelque gentilhomme veuf ou suranné des environs, ou se vouer généreusement au célibat pour laisser à leur frère leur petite fortune après la mort de leurs parents. C’est le parti que mademoiselle Eugénie de Guérin prit de bonne heure, martyre obscure de deux abnégations volontaires, l’une pour remplacer l’épouse morte dans la maison et dans le cœur de son père, l’autre pour remplacer la mère absente auprès de son frère enfant.

Voilà quelle était la vie habituelle des habitants du Cayla, avec les modifications que l’âge, les circonstances, les petits événements intérieurs apportaient dans ces habitudes.

XI §

{p. 242}Le père de M. de Guérin avait émigré tout jeune, mais son extrême jeunesse même avait empêché que la petite fortune de la famille ne fût confisquée. Il était rentré inaperçu, et non dénoncé par les bons paysans d’Andillac, peu de temps avant son mariage.

Il avait rapporté dans le domaine paternel les sentiments d’affection pour les Bourbons, et surtout les sentiments religieux dont il avait trouvé le germe dans sa famille et les habitudes parmi ses camarades d’émigration.

Chez lui, ces affections et ces habitudes étaient sincères ; il en avait conservé l’exercice pratique sous l’influence de sa famille à son retour. Cette religion pratique, son seul refuge après la mort précoce de sa femme, avait redoublé en lui par l’isolement de son cœur. Ses enfants ici-bas, et Dieu au ciel avec l’ombre de sa femme comme rayonnement {p. 243}attractif autour de l’Être infini, étaient devenus sa seule pensée. D’un caractère tendre, d’une humeur très douce, d’une abnégation complète en ce qui ne concernait que lui, il s’était consacré exclusivement, par devoir et par affection, à l’éducation de ses chers enfants.

Sa fille aînée, Eugénie de Guérin, avait été naturellement sa première élève ; il lui avait appris tout ce qu’il savait : l’adoration de sa mère absente, le culte quotidien de sa mémoire à l’église et au cimetière d’Andillac, les soins assidus des pauvres, des vieillards, des enfants orphelins dans les maisons du voisinage. La lecture, l’écriture, un peu de latin pour qu’elle pût suivre plus tard les études domestiques de son jeune frère, l’intelligence et le goût des livres classiques français qui étaient le fond de la bibliothèque de la vieille maison, quelques-uns des modernes, tels que Chateaubriand et Lamennais, qui venaient de revernir le catholicisme, enfin un petit nombre de livres tout à fait nouveaux, venus de Paris par des amis qui les prêtaient au Cayla : voilà l’éducation de mademoiselle de Guérin, {p. 244}éducation toute passée d’abord par l’âme du père, comme l’eau suspecte filtrée par le crible. Quand le père trouvait dans ces volumes certains passages qui pouvaient être dangereux à l’imagination d’une jeune personne, il lui suffisait d’y mettre une marque pour en interdire la lecture ; l’épée de l’ange exterminateur n’aurait pas été plus sûre d’être obéie ; la jeune fille s’arrêtait et passait aux pages non interdites.

Mais cette éducation, dont le père remettait avec confiance les rênes dans les mains de sa fille, finit par produire dans mademoiselle de Guérin une puissance de réflexion et de pureté qui l’égala à son insu aux plus hautes personnalités littéraires de son siècle. Née d’elle-même, elle grandit à la hauteur d’elle-même et elle devint insensiblement, comme nous allons la voir, une femme phénoménale, qui ne se mesurait plus qu’à sa propre taille, et sous l’œil de son père, et sous la mesure de Dieu.

Et, chose étonnante, son style, abandonné à lui-même, et qui n’avait de juge et de critique que son âme, ne resta comme forme au-dessous {p. 245}de rien, pendant que, comme fond, ce style était au niveau de tout.

XII §

Laissons-la parler tout haut et toute seule maintenant, dans cette petite chambre d’une campagne obscure où elle avait concentré sa vie ; laissons-la causer avec elle-même, avec son pauvre père, père si digne d’elle, avec son frère devenu son fils, sur qui toutes ses pensées avaient fini par converger comme sur le but unique de sa vie.

Le bonheur a voulu que, par une série de heureux hasards et de fidèle affection (celle de M. d’Aurevilly, un écrivain qui ne peut être caractérisé que par lui-même, parce qu’il ne ressemble à personne), le hasard et le bonheur ont voulu que ce journal et ces lettres n’aient pas péri dans les cendres du Cayla ; mais que des mains pieuses les aient recueillies le lendemain de sa mort pour édifier {p. 246}tout un siècle, et, après M. de Sainte-Beuve, moi, qui vais essayer d’inspirer à mes lecteurs la passion de les lire comme une Imitation de Jésus-Christ en action, le plus beau des livres modernes dans la plus tendre des âmes et dans le plus confidentiel des styles. Style, non, car qui dit style dit travail : ici ce n’est point travail, c’est éclosion naturelle de la pensée.

XIII §

Cela commence le 15 novembre 1815 par une lettre à son frère, que les études classiques ont enlevé enfin au toit du Cayla, et qui achève ses études au séminaire de Cahuzac.

« Puisque tu le veux, mon cher Maurice, je vais donc continuer ce petit journal que tu aimais tant ; mais, comme le papier me manque, je me sers d’un papier cousu. »

{p. 247}Pauvre fille ! qui n’a pas même les feuilles blanches nécessaires à l’expansion de son cœur pour elle et pour un enfant de quatorze ans !

Elle lui annonce la mort d’un bon ami de la famille à Gaillac. « De pauvres femmes disaient, en allant à son agonie : — Celui-là n’aurait pas dû mourir. — Et elles priaient en pleurant pour sa bonne mort. Voilà qui donne à espérer pour son âme : des vertus qui nous font pleurer des hommes doivent nous faire aimer de Dieu ! »

XIV §

« Mimi1 m’a écrit. Cette chère Mimi me dit de charmantes et douces choses sur notre séparation, sur son retour, sur son ennui, car elle s’ennuie loin de moi comme je {p. 248}m’ennuie sans elle. À tout moment, je vois, je sens qu’elle me manque, surtout la nuit où j’ai l’habitude de l’entendre respirer à mon oreille. Ce petit bruit me porte sommeil. Ne pas l’entendre me fait penser tristement. Je pense à la mort, qui fait aussi tout taire autour de nous, qui sera aussi une absence.

« Ces idées de la nuit me viennent un peu de celles du jour. On ne parle que de maladies, que de morts ; la cloche d’Andillac n’a sonné que des glas ces jours-ci. C’est la fièvre maligne qui fait ses ravages comme tous les ans. Nous pleurons tous une jeune femme de mon âge, la plus belle, la plus vertueuse de la paroisse, enlevée en quelques jours. Elle laisse un tout petit enfant qui tétait. Pauvre petit ! C’était Marianne de Gaillard.

« Dimanche dernier j’allai encore serrer la main à une agonisante de dix-huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille, me dit un mot et se remit à prier Dieu. Je voulais lui parler, je ne sus que lui dire ; les mourants parlent mieux que nous. On l’enterrait lundi.

{p. 249}« Que de réflexions à faire sur ces tombes fraîches ! Oh ! mon Dieu ! que l’on s’en va vite de ce monde ! Le soir, quand je suis seule, toutes ces figures de mort me reviennent. Je n’ai pas peur, mais mes pensées prennent toutes le deuil, et le monde me paraît aussi triste qu’un tombeau. Je t’ai dit cependant que tes lettres m’avaient fait plaisir. Oh ! c’est bien vrai ; mon cœur n’est pas muet au milieu de ces agonies, et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte vie.

« Ta lettre donc m’a donné une lueur de joie, je me trompe, un véritable bonheur, par les bonnes choses dont elle est remplie. Enfin ton avenir commence à poindre ; je te vois un état, une position sociale, un point d’appui à la vie matérielle. Dieu soit loué ! c’est ce que je désirais le plus en ce monde et pour toi et pour moi, car mon avenir s’attache au tien, ils sont frères. J’ai fait de beaux rêves à ce sujet, je te les dirai peut-être. Pour le moment, adieu ; il faut que j’écrive à Mimi. »

XV §

« Je suis furieuse contre la chatte grise. Cette méchante bête vient de m’enlever un petit pigeon que je réchauffais au coin du feu. Il commençait à revivre, le pauvre animal ; je voulais le priver, il m’aurait aimée, et voilà tout cela croqué par un chat ! Que de mécomptes dans la vie !

« Cet événement et tous ceux du jour se sont passés à la cuisine ; c’est là que je fais demeure toute la matinée et une partie du soir depuis que je suis sans Mimi. Il faut surveiller la cuisinière ; papa quelquefois descend, et je lui lis près du fourneau ou au coin du feu quelques morceaux des Antiquités de l’Église anglo-saxonne. Ce gros livre étonnait Pierril. Qué de mouts aqui dédins2  ! Cet enfant est tout à fait drôle. Un soir il me {p. 251}demanda si l’âme était immortelle ; puis après, ce que c’était qu’un philosophe. Nous étions aux grandes questions, comme tu vois. Sur ma réponse que c’était quelqu’un de sage et de savant : “Donc, Mademoiselle, vous êtes philosophe.” Ce fut dit avec un air de naïveté et de franchise qui aurait pu flatter Socrate, mais qui me fit tant rire que mon sérieux de catéchiste s’en alla pour la soirée.

« Cet enfant nous a quittés un de ces jours, à son grand regret ; il était à terme le jour de la Saint-Brice. Le voilà avec son petit cochon cherchant des truffes. S’il vient par ici, j’irai le joindre pour lui demander s’il me trouve toujours l’air philosophe.

« Avec qui croirais-tu que j’étais ce matin au coin du feu de la cuisine ? Avec Platon : je n’osais pas le dire, mais il m’est tombé sous les yeux, et j’ai voulu faire sa connaissance. Je n’en suis qu’aux premières pages. Il me semble admirable, ce Platon : mais je lui trouve une singulière idée, c’est de placer la santé avant la beauté dans la nomenclature des biens que Dieu nous fait. S’il eût {p. 252}consulté une femme, Platon n’aurait pas écrit cela : tu le penses bien ? Je le pense aussi, et cependant, me souvenant que je suis philosophe, je suis un peu de son avis. Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé et jouir du soleil. Il suffit d’ailleurs d’un peu de piété dans le cœur, d’un peu d’amour de Dieu pour renoncer bien vite à ces idolâtries, car une jolie femme s’adore. Quand j’étais enfant, j’aurais voulu être belle : je ne rêvais que beauté, parce que, me disais-je, maman m’aurait aimée davantage. Grâce à Dieu, cet enfantillage a passé, et je n’envie d’autre beauté que celle de l’âme. Peut-être même en cela suis-je enfant comme autrefois : je voudrais ressembler aux anges. Cela peut déplaire à Dieu : c’est aussi pour en être aimée davantage.

« Que de choses me viennent, s’il ne fallait pas te quitter ! Mais mon chapelet, il faut que je le dise, la nuit est là : j’aime à finir le jour en prières. »

« J’aime la neige : cette blanche vue a quelque chose de céleste. La boue, la terre nue, me déplaisent, m’attristent ; aujourd’hui je n’aperçois que la trace des chemins et les pieds des petits oiseaux. Tout légèrement qu’ils se posent, ils laissent leurs petites traces qui font mille figures sur la neige. C’est joli à voir, ces petites pattes rouges comme des crayons de corail qui les dessinent. L’hiver a donc aussi ses jolies choses, ses agréments. On en trouve partout quand on y sait voir. Dieu répandit partout la grâce et la beauté.

« Il faut que j’aille voir ce qu’il y a d’aimable au coin du feu de la cuisine, des bluettes si je veux. Ceci n’est qu’un petit bonjour que je dis à la neige et à toi, au saut du lit. »……………………

XVI §

{p. 254}Elle reprend deux jours après : sa petite sœur Mimi est toujours absente.

« Je n’ai rien mis ici hier ; mieux vaut du blanc que des nullités.

« J’étais lasse, j’avais sommeil ; aujourd’hui c’est mieux.

« J’ai vu tomber et disparaître la neige ; du temps que je faisais moi-même mon dîner, un beau soleil s’est levé ; plus de neige à présent ; le noir, le laid, reparaissent.

« Que verrai-je demain matin ? Qui sait ?

« La face du monde change si promptement !

« J’ai passé ma soirée à la cuisine… Walter Scott a été négligé aujourd’hui. Il est dix heures, je vais dormir. »

XVII §

{p. 255}Le lendemain, le père et la petite sœur toujours absents, elle écrit pour elle seule.

« La journée a commencé radieuse : un soleil d’été, un air doux qui invitait à la promenade. Tout me disait d’y aller, mais je n’ai fait que deux pas dehors et me suis arrêtée à l’écurie des moutons pour voir un agneau blanc qui venait de naître.

« J’aime à voir ces petites bêtes qui font remercier Dieu de tant de douces créatures dont il nous environne. Puis Pierril est venu ; je l’ai fait déjeuner et ai causé quelque temps avec lui, sans m’ennuyer du tout de cette conversation. De combien d’assemblées on n’en dit pas autant !

« Le vent souffle, toutes nos portes et fenêtres {p. 256}gémissent ; c’est quasi triste à l’heure qu’il est dans ma solitude : toute la maison est endormie ; on s’est levé de bonne heure pour faire du pain. Aussi ai-je été fort occupée toute la matinée aux deux dîners. Ensuite, du repos ; j’ai écrit à Antoinette.

« C’est bien insignifiant, tout cela : autant vaudrait du papier blanc que ce que j’écris ; mais, quand ce ne serait qu’une goutte d’encre d’ici, tu aurais plaisir de la voir ; voilà pourquoi j’en fais des mots.

« Je ne sais pourquoi, la nuit dernière, je n’ai vu en songe défiler que des cercueils. Je voudrais cette nuit un sommeil moins sombre. Je vais prier Dieu de me le donner. »

Le 24 novembre, elle reprend son récit. On voit combien la pensée de son frère la possède.

« Trois jours de lacune, mon cher ami. C’est bien long pour moi, qui aime si peu le vide ; mais le temps m’a manqué pour m’asseoir. Je n’ai fait que passer dans ma chambrette {p. 257}depuis samedi ; à présent seulement je m’arrête, et c’est pour écrire à Mimi bien au long et deux mots ici. Peut-être ce soir ajouterai-je quelque chose, s’il en survient.

« Pour le moment tout est au calme, le dehors et le dedans, l’âme et la maison : état heureux, mais qui laisse peu à dire, comme les règnes pacifiques.

« Une lettre de Paul a commencé ma journée. Il m’invite à aller à Alby, je ne lui promets pas ; il faudrait sortir pour cela, et je deviens sédentaire. Volontiers, je ferais vœu de clôture au Cayla. Nul lieu au monde ne me plaît comme le chez moi. Oh ! le délicieux chez moi ! Que je te plains, pauvre exilé, d’en être si loin, de ne voir les tiens qu’en pensée, de ne pouvoir nous dire ni bonjour ni bonsoir, de vivre étranger, sans demeure à toi dans ce monde, ayant père, frère, sœurs, en un endroit ! Tout cela est triste, et cependant je ne puis pas désirer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas t’avoir ; mais j’espère te revoir, et cela me console. Mille fois je pense à cette arrivée, et {p. 258}je prévois d’avance combien nous serons heureux. »

XVIII §

Le 25, la nuit est superbe ; c’est un des événements de cette solitude. Voyez comme elle en jouit :

« Je regarde par ma fenêtre avant de me coucher, pour voir quel temps il fait et pour en jouir un moment, s’il est beau.

« Ce soir, j’ai regardé plus qu’à l’ordinaire, tant c’était ravissant, cette belle nuit ! Sans la crainte du rhume, j’y serais encore. Je pensais à Dieu qui a fait notre prison si radieuse ; je pensais aux saints qui ont toutes ces belles étoiles sous leurs pieds ; je pensais à toi qui les regardais peut-être comme moi. Cela me tiendrait aisément toute la nuit ; cependant il faut fermer la fenêtre à ce beau dehors et cligner les yeux sous des rideaux !

{p. 259}« Éran m’a apporté ce soir deux lettres de Louise. Elles sont charmantes, ravissantes d’esprit, d’âme, de cœur, et tout cela pour moi ! Je ne sais pourquoi je ne suis pas transportée, ivre d’amitié. Dieu sait pourtant si je l’aime.

« Voilà ma journée jusqu’à la dernière heure. Il ne me reste que la prière du soir et le sommeil à attendre. Je ne sais s’il viendra, il est loin.

« Il est possible que Mimi vienne demain. À pareille heure, je l’aurai ; elle sera là, ou plutôt nous reposerons sur le même oreiller, elle me parlant de Gaillac, et moi du Cayla. »

XIX §

Le 28, sa sœur retrouvée, elle va avec elle à l’église du village faire ses dévotions.

« Avant le jour, écrit-elle, j’avais les doigts dans les cendres, cherchant du feu pour allumer {p. 260}la chandelle. Je n’en trouvais pas et allais retrouver mon lit, lorsqu’un petit charbon que j’ai rencontré du bout du doigt m’a fait voir du feu : voilà ma lampe allumée.

« Vite la toilette, la prière, et nous voilà avec Mimi dans le chemin de Cahuzac. Ce pauvre chemin, je l’ai fait longtemps seule, et que j’étais aise de le faire à quatre pieds aujourd’hui ! Le temps n’était pas beau. »

Puis une réflexion naïve et digne de Tibulle ou de Virgile.

Suave mari magno

« Oh ! qu’il est doux, lorsque la pluie à petit bruit tombe des cieux, d’être au coin de son feu, à tenir des pincettes, à faire des bluettes ! C’était mon passe-temps tout à l’heure ; je l’aime fort : les bluettes sont si jolies ! ce sont les fleurs de cheminée.

« Vraiment il se passe de charmantes choses sur la cendre, et, quand je ne suis pas occupée, je m’amuse à voir la fantasmagorie du foyer. Ce sont mille petites figures de braise qui vont, qui viennent, grandissent, {p. 261}changent, disparaissent, tantôt anges, démons cornus, enfants, vieilles, papillons, chiens, moineaux : on voit de tout sous les tisons.

« Je me souviens d’une figure portant un air de souffrance céleste qui me peignait une âme en purgatoire. J’en fus frappée, et aurais voulu avoir un peintre auprès de moi. Jamais vision plus parfaite.

« Remarque les tisons, et tu conviendras qu’il y a de belles choses, et qu’à moins d’être aveugle, on ne peut pas s’ennuyer auprès du feu. Écoute surtout ce petit sifflement qui sort parfois de dessous la braise comme une voix qui chante. Rien n’est plus doux et plus pur, on dirait que c’est quelque tout petit esprit de feu qui chante.

« Voilà, mon ami, mes soirées et leurs agréments ; ajoute le sommeil, qui n’est pas le moindre. »

Quelle mélancolie dans ce dernier mot d’appel au sommeil, qui comble tous les vides et qui calme toutes les douleurs !

XX §

{p. 262}Le 1er décembre, elle écrit à son frère :

« C’est de la même encre dont je viens de t’écrire que je t’écris encore ; la même goutte tombant moitié à Paris, moitié ici, te vient marquer diverses choses, ici des tendresses, là-bas des fâcheries ; car je t’envoie toujours tout ce qui me traverse l’âme.

« Quand tu liras tout cela, mon ami, souviens-toi que c’est écrit le 1er décembre, jour de pluie, d’obscurité, d’ennui, où le soleil ne s’est pas montré, où je n’ai vu que des corbeaux. »

Le 3 décembre, un seul mot… « Il est sept heures, j’entends le ruisseau et j’aperçois une belle étoile qui se lève sur Mérin : tu n’as pas oublié ce hameau ? »

« Papa est parti ce matin pour Gaillac ; nous {p. 263}voilà seules châtelaines, Mimi et moi, jusqu’à demain et maîtresses absolues. Cette régence ne me va pas mal et me plaît assez pour un jour, mais pas davantage. Les longs règnes sont ennuyeux. C’est assez pour moi de commander à Trilby et d’obtenir qu’elle vienne quand je l’appelle ou que je lui demande la patte.

« Hier, fâcheux accident pour Trilbette. Comme elle dormait tranquille sous la cheminée de la cuisine, une courge qui séchait lui est tombée dessus. Le coup l’a étourdie, la pauvre bête est venue à nous au plus vite nous porter ses douleurs. Une caresse l’a guérie.

« Il était nuit. Un coup de marteau se fait entendre, tout le monde accourt à la porte. Qui est là ? C’était Jean de Persac, notre ancien métayer, et que je n’avais pas vu depuis longtemps.

« Il a été le bienvenu et a eu en entrant place au plat et à la bouteille. Puis nous l’avons fait jaser sur son pays d’à présent, sur ses enfants et sa femme. J’aime fort ces conversations et ces revoirs. Ces figures {p. 264}d’autrefois font plaisir, il semble qu’elles ramènent la jeunesse. »

« Je fis promettre à Jean de repasser ici ce soir ; je le reverrai, et puis je veux lui donner une lettre pour Gabrielle : c’est un de leurs métayers. Bri ne sera pas fâchée de ce souvenir inattendu ; je lui aurais écrit par la poste, et lui épargne ainsi huit sous qu’elle donnera de plus aux pauvres. Voilà donc une bonne œuvre que je fais faire.

« Au reste, c’est un jour de bonnes actions aujourd’hui ; je viens de Cahuzac et, comme chaque fois, merveilleusement disposée à bien faire ; faire mal ce jour-là me semble impossible. Puis, c’est un calme étrange ! Remarque comme ces jours-là mon âme a l’air tranquille. Elle l’est en effet, car je ne dissimule pas avec toi et laisse tomber sur le papier tout ce qui me vient, même des larmes.

« Quand mon bulletin se prolonge, c’est marque que je suis au mieux. Grande abondance alors d’affection et de choses à dire, {p. 265}de celles qui se font dans l’âme. Celles du dehors, souvent ce n’est pas la peine d’en parler, à moins qu’elles n’aillent retentir au dedans comme le marteau qui frappe à la porte. Alors on en parle, toute petite que soit la chose. Une nouvelle, un bruit de vent, un oiseau, un rien, me vont au cœur par moments et me feraient écrire des pages.

« Si je voulais parler de ce que je dois faire demain ! Mais il vaut mieux en ceci des prières que des paroles. En parlant à Dieu, il viendra, et toi, tu es si loin ! Tu ne m’entends pas, d’ailleurs, et le temps que je te donne n’ira pas au ciel.

« Presque tout ce qu’on fait pour la créature est perdu, à moins que la charité ne s’y mêle. C’est comme le sel qui préserve affections et actions de la corruption de la vie.

« Voici papa. »

« La soirée s’est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres, de mille choses de la petite ville.

{p. 266}« J’aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir, et on les écoute avec plus d’intérêt que celles du monde et de l’ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussi tôt bâiller qu’un journal. Il n’en était pas de même autrefois, mais les goûts changent et le cœur se déprend chaque jour de quelque chose.

« Le temps, l’expérience aussi, désabusent. En avançant dans la vie, on se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les connaître sous leur véritable point de vue. J’ai toutes les miennes sous les yeux.

« Je vois d’abord des poupées, des joujoux, des oiseaux, des papillons que j’aimais, belles et innocentes affections d’enfance. Puis la lecture, les conversations, un peu la parure, les rêves, les beaux rêves !… Mais je ne veux pas me confesser.

« Il est dimanche, je suis seule de retour de la première messe de Lentin, et je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en union avec Dieu.

« Le bonheur de la matinée me pénètre, s’écoule en mon âme et me transforme en {p. 267}quelque chose que je ne puis dire. Je te laisse, il faut me taire. »

« Je ne lis jamais aucun livre de piété que je n’y trouve des choses admirables et comme faites pour moi. En voici : “Ceux qui espèrent au Seigneur verront leurs forces se renouveler de jour en jour. Quand ils croiront être à bout et n’en pouvoir plus, tout d’un coup ils pousseront des ailes semblables à celles d’un aigle ; ils courront et ne se lasseront point, ils marcheront et ils seront infatigables.

« “Marchez donc, âme pieuse, marchez, et, quand vous croirez n’en pouvoir plus, redoublez votre ardeur et votre courage, car le Seigneur vous soutiendra.”

« Que de fois on a besoin de ce soutien ! Dis, âme faible, chancelante, défaillante, que deviendrions-nous sans le secours divin ? C’est de Bossuet, ces paroles. Je n’ai guère ouvert d’autre livre aujourd’hui ; le temps s’est passé à tout autres choses qu’à la lecture, de ces {p. 268}choses qui ne sont rien, qui n’ont pas de nom et qui pourtant vous prennent tous les moments.

« Bonsoir, mon ami. »

Le 5, elle raconte des visites faites avec sa sœurs aux malades du pays.

XXI §

« Givre, brouillards, air glacé, c’est tout ce que je vois aujourd’hui. Aussi je ne sortirai pas et vais me recoquiller au coin du feu avec mon ouvrage et mon livre. C’est tantôt l’un, tantôt l’autre ; cette variation me distrait.

« Cependant j’aimerais à lire toute la journée ; mais il me faut faire autre chose, et le devoir passe avant le plaisir. J’appelle plaisir la lecture, qui n’est nullement essentielle pour moi.

{p. 269}« Voilà une puce, une puce en hiver ! C’est un cadeau de Trilby.

« C’est aussi de toute saison les insectes qui nous dévorent morts et vivants. Les moins nombreux encore sont-ils ceux que l’on voit ; nos dents, notre peau, tout notre corps, dit-on, en est plein. Pauvre corps humain, faut-il que notre âme soit là-dedans ! Aussi ne s’y plaît-elle guère, dès qu’elle vient à considérer où elle est. Oh ! le beau moment où elle en sort, où elle jouit de la vie, du ciel, de Dieu, de l’autre monde ! Son étonnement, je pense, est semblable à celui du poussin sortant de sa coquille, s’il avait une âme.

« Un pauvre aujourd’hui est passé, puis un tout petit enfant. — Est-ce la peine d’en parler ? »

XXII §

« Voilà Noël, belle fête, celle que j’aime le {p. 270}plus, qui me porte autant de joie qu’aux bergers de Bethléhem. Vraiment, toute l’âme chante à la belle venue de Dieu, qui s’annonce de tous côtés par des cantiques et par le joli carillon.

« Rien à Paris ne donne l’idée de ce que c’est que Noël. Vous n’avez même pas la messe de minuit.

« Nous y allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante. Jamais plus beau ciel que celui de minuit, si bien que papa sortait de temps en temps la tête de dessous son manteau pour regarder en haut. La terre était blanche de givre, mais nous n’avions pas froid ; l’air d’ailleurs était réchauffé devant nous par des fagots d’allumettes que nos domestiques portaient pour nous éclairer. C’était charmant, je t’assure, et je t’aurais voulu voir là cheminant comme nous vers l’église, dans ces chemins bordés de petits buissons blancs comme s’ils étaient fleuris. Le givre fait de belles fleurs. Nous en vîmes un brin si joli que nous en voulions faire un bouquet au saint Sacrement, mais il fondit dans nos mains : toute fleur dure {p. 271}peu. Je regrettai fort mon bouquet : c’était triste de le voir fondre et diminuer goutte à goutte.

« Je couchai au presbytère ; la bonne sœur du curé me retint, me prépara un excellent réveillon de lait chaud. Papa et Mimi vinrent se chauffer ici, au grand feu de la bûche de Noël.

« Depuis il est venu du froid, du brouillard, toutes choses qui assombrissent le ciel et l’âme. Aujourd’hui que voilà le soleil, je reprends vie et m’épanouis comme la pimprenelle, cette jolie petite fleur qui ne s’ouvre qu’au soleil.

« Voilà donc mes dernières pensées, car je n’écrirai plus rien de cette année ; dans quelques heures c’en sera fait, nous commencerons l’an prochain. Oh ! que le temps passe vite ! Hélas ! hélas ! ne dirait-on pas que je le regrette ? Mon Dieu ! non, je ne regrette pas le temps, ni rien de ce qu’il nous emporte ; ce n’est pas la peine de jeter ses affections au torrent. Mais les jours vides, inutiles, perdus pour le ciel, voilà ce qui fait regretter et retourner l’œil sur la vie.

{p. 272}« Mon cher ami, où serai-je à pareil jour, à pareille heure, à pareil instant l’an prochain ? Sera-ce ici, ailleurs, là-bas ou là-haut ? Dieu le sait, et je suis là à la porte de l’avenir, me résignant à tout ce qui peut en sortir.

« Demain je prierai pour que tu sois heureux, pour papa, pour Mimi, pour Éran, pour tous ceux que j’aime. C’est le jour des étrennes, je vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de là, car vraiment, sur la terre, je trouve bien peu de choses à mon goût. Plus j’y demeure, moins je m’y plais ; aussi je vois sans peine venir les ans, qui sont autant de pas vers l’autre monde. Ce n’est aucune peine ni chagrin qui me fait penser de la sorte, ne le crois pas, je te le dirais ; c’est le mal du pays qui prend toute âme qui se met à penser au ciel. L’heure sonne, c’est la dernière que j’entendrai en t’écrivant ; je la voudrais sans fin comme tout ce qui fait plaisir.

« Que d’heures sont sorties de cette vieille pendule, ce cher meuble qui a vu passer tant de nous sans s’en aller jamais, comme {p. 273}une sorte d’éternité ! Je l’aime, parce qu’elle a sonné toutes les heures de ma vie, les plus belles quand je ne l’écoutais pas. Je me rappelle quand j’avais mon berceau à ses pieds, et que je m’amusais à voir courir cette aiguille. Le temps amuse alors, j’avais quatre ans.

« On lit de jolies choses à la chambre ; ma lampe s’éteint, je te quitte. Ainsi finit mon année auprès d’une lampe mourante. »

Quelle inimitable mélancolie ! et combien est pâle la tristesse artificielle des écrivains de profession à côté de ce reflet touchant de l’âme souffrante qui se replie en gémissant sur elle-même, qui se voit vivre inutile, et qui se sent mourir sans avoir aimé !

XXIII §

Mais continuons.

Noël passe, le jour de l’an renouvelle tout, excepté le cœur : le carnaval marche, finit ; voilà le mardi gras, avec ses grelots de folie, {p. 274}qui passe aussi en chantant. Voyez la jeune et sainte solitaire.

« Ce n’est pas la peine de parler d’aujourd’hui : rien n’est venu, rien n’a bougé, rien ne s’est fait dans notre solitude. Mon petit oiseau seul sautillait dans sa cage en gazouillant au soleil ; je l’ai regardé souvent, n’ayant rien de plus joli à voir dans ma chambre. Je n’en suis pas sortie ; tout mon temps s’est passé à coudre un peu, à lire, puis à réfléchir.

« La belle chose que la pensée ! et quels plaisirs elle nous donne quand elle s’élève en haut ! C’est sa direction naturelle qu’elle reprend sitôt qu’elle est dégagée des objets terrestres. Entre le ciel et nous il y a une mystérieuse attraction : Dieu nous veut et nous voulons Dieu.

« Je ne sais quel oiseau vole sur ma tête, je l’entends sans presque le voir, il est nuit. Ce n’est pas le temps des oiseaux nocturnes. Voilà qui me détourne et brouille le fil que je dévidais. Comme il faut peu ! Cette petite {p. 275}apparition me fait quitter ma chambre, non pas de peur ; je vais dire à Mimi de venir voir cet oiseau. »

« Qu’était-ce que cet oiseau d’hier au soir ? Il a disparu comme une vision dès que j’ai apporté la chandelle. On m’a ri au nez, disant que je l’avais vu dans ma tête. Cependant c’était bien de mes yeux que je l’avais vu ; je l’ai regardé plus de cinq minutes. »

« Tout chantait ce matin pendant que je faisais la prière, mon pinson, mon pauvre linot. C’était comme au printemps, et ce soir voilà des nuages, du froid, du sombre, l’hiver encore, le triste hiver.

« Je ne l’aime guère ; mais toute saison est bonne, puisque Dieu les a faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que tout temps soit donc le bienvenu !

« N’y a-t-il pas du mal à se plaindre quand {p. 276}on est chaudement près de son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors ? Un mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude qu’on lui a servie sur la porte, se passant fort bien de soleil. Je puis donc bien m’en passer.

« C’est qu’il faut quelque chose d’agréable aujourd’hui que partout on s’amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil en plein air, en promenades. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre. »

XXIV §

Puis voyez ce qu’est pour la vieille maison séculaire la position d’un de ces pauvres ustensiles que nous ne connaissons pas même dans nos villes : une plaque de foyer au fond de la cheminée de cuisine ! Que c’est touchant pour tous ceux qui en vivent et qui s’y réchauffent, {p. 277}et qui espèrent s’y réchauffer jusqu’à leur dernier jour.

Lisez ceci : c’est homérique ou biblique comme le trépied de Nausicaa ou comme le foyer de Jacob !

« Aujourd’hui on a placé un âtre nouveau à la cuisine. Je viens d’y poser les pieds, et je marque ici cette sorte de consécration du foyer dont la pierre ne gardera point de trace.

« C’est un événement ici que ce foyer, comme à peu près un nouvel autel dans une église. Chacun va le voir et se promet de passer de douces heures et une longue vie devant ce foyer de la maison (car il est à tous, maîtres et valets), mais qui sait ?… Moi peut-être, je le quitterai la première : ma mère s’en alla bientôt ! On dit que je lui ressemble. »

« J’ai fait cette nuit un grand songe. L’Océan passait sous nos fenêtres. Je le voyais, {p. 278}j’entendais ses vagues roulant comme des tonnerres, car c’était pendant une tempête que j’avais la vue de la mer, et j’avais peur.

« Un ormeau qui s’est élevé avec un oiseau chantant dessus m’a détournée de la frayeur. J’ai écouté l’oiseau : plus d’Océan et plus de songe. »

XXV §

Le printemps approche, l’âme triste se rassérène ; pluie ou vent, chaud ou froid, voilà la température de ces âmes qui n’ont pas d’autre événement que l’influence du ciel sur elles.

« La journée a commencé douce et belle ; point de pluie ni de vent. Mon oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j’étais contente et je pressentais quelque bonheur pour aujourd’hui. Le voilà, mon ami, c’est {p. 279}une de tes lettres. Oh ! s’il m’en venait ainsi tous les jours !

« Il faut que j’écrive à Louise.

« Du temps que j’écrivais, les nuages, le vent, sont revenus. Rien n’est plus variable que le ciel et notre âme.

« Bonsoir. »

« Oh ! le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l’évangile que je lisais ! »

XXVI §

« Aujourd’hui, à cinq heures du matin, il y a eu cinquante-sept ans que notre père vint au monde.

« Nous sommes allés, lui, Mimi et moi, à l’église en nous levant, célébrer cet anniversaire et entendre la messe.

{p. 280}« Prier Dieu, c’est la seule façon de célébrer toute chose en ce monde. Aussi ai-je beaucoup prié en ce jour où vint au monde le plus tendre, le plus aimant, le meilleur des pères. Que Dieu nous le conserve et ajoute à ses années tant d’années que je ne les voie pas finir !

« Mon Dieu ! non, je ne voudrais pas mourir la dernière ; aller au ciel avant tous serait mon bonheur.

« Pourquoi parler de mort un jour de naissance ? c’est que la vie et la mort sont sœurs et naissent ensemble comme deux jumelles.

« Demain je ne serai pas ici. Je t’aurai quittée, ma chère chambrette ; papa m’emmène à Caylus. Ce voyage m’amuse peu ; je n’aime pas à m’en aller, à changer de lieu, ni de ciel, ni de vie, et tout cela change en voyage.

« Adieu, mon confident, tu vas m’attendre dans mon bureau. Qui sait quand nous nous reverrons ? je dis dans huit jours, mais qui compte au sûr dans ce monde ?

« Il y a neuf ans que je demeurai un mois à {p. 281}Caylus. Ce n’est pas sans quelque plaisir que je reverrai cet endroit, ma cousine, sa fille, et le bon chevalier qui m’aimait tant ! On prétend qu’il m’aime encore. Je vais le savoir. C’est possible qu’il soit le même ; lui me trouvera bien changée depuis dix ans. Dix ans, c’est un siècle pour une femme. Alors nous aurons même âge, car le brave homme a ses quatre-vingts ans passés. »

XXVII §

« C’était pour moi une véritable peine de m’en aller ; papa l’a su et m’a laissée. Il me dit hier au soir : “Fais comme tu voudras.” Je voulais demeurer et me sentais toute triste en pensant que ce soir je serais loin d’ici, loin de Mimi, loin de mon feu, loin de ma chambrette, loin de mes livres, loin de Trilby, loin de mon oiseau : tout, jusqu’aux {p. 282}moindres choses, se présente quand on s’en va, et vous entoure si bien qu’on n’en peut sortir. Voilà ce qui m’arrive chaque fois qu’il est question de voyage : j’appelle voyage une sortie de huit jours. Comme la colombe, j’aime chaque soir revenir à mon nid. Nul endroit ne me fait envie. »

XXVIII §

Le 17, elle entend siffler dans la vallée au milieu du jour.

« J’écoute le berger qui siffle dans le vallon. C’est l’expression la plus gaie qui puisse passer sur les lèvres de l’homme. Ce sifflement marque un sans-souci, un bien-être, un je suis content qui fait plaisir. Ces pauvres gens ! il leur faut bien quelque chose : ils ont la gaieté.

« Deux petits enfants font aussi en chantant leur fagot de branches parmi les moutons. {p. 283}Ils s’interrompent de temps en temps pour rire ou pour jouer, car tout cela leur échappe. J’aimerais à les voir faire et à écouter le merle qui chante dans la haie du ruisseau ; mais je veux lire.

« C’est Massillon que je lis depuis que nous sommes en carême. J’admire son discours de vendredi sur la Prière, qui est vraiment un cantique. »

« Le berger m’a annoncé ce matin l’arrivée des bergeronnettes. Une a suivi le troupeau toute la journée : c’est de bon augure, nous aurons bientôt des fleurs. On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux troupeaux. Les bergers les vénèrent comme une sorte de génie et se gardent d’en tuer aucune. Si ce malheur arrivait, le plus beau mouton du troupeau périrait.

« Je voudrais que cette naïve crédulité préservât de même tant d’autres petits oiseaux que nos paysans font périr inhumainement.

XXIX §

{p. 284}Le printemps est tout à fait revenu. La pauvre fille s’en réjouit comme le brin d’herbe, sans savoir pourquoi, si ce n’est que la lumière est pure, et le vent tiède.

Lisez :

« J’ai failli avoir un chagrin aujourd’hui. Comme j’entrais dans ma chambre, je vis mon petit linot sous la griffe de la chatte. Je l’ai sauvé en effrayant la chatte qui a lâché prise. L’oiseau n’a eu que peur, puis il s’est trouvé si content qu’il s’est mis à chanter de toutes ses forces, comme pour me remercier et m’assurer que la frayeur ne lui avait pas ôté la voix.

« Un bouvier qui passe dans le chemin des Cordes chante aussi, menant sa charrette, mais un air si insouciant, si mou, que j’aime mieux le gazouillement du linot.

{p. 285}« Quand je suis seule ici, je me plais à écouter ce qui remue au dehors, j’ouvre l’oreille à tout bruit : un chant de poule, les branches tombant, un bourdonnement de mouche, quoi que ce soit m’intéresse et me donne à penser. Que de fois je me prends à considérer, à suivre des yeux de tout petits insectes que j’aperçois dans les feuillets d’un livre, ou sur les briques, ou sur la table ! Je ne sais pas leur nom, mais nous sommes en connaissance comme des passants qui se considèrent le long du chemin. Nous nous perdons de vue, puis nous nous rencontrons par hasard, et la rencontre me fait plaisir ; mais les petites bêtes me fuient, car elles ont peur de moi, quoique je ne leur aie jamais fait mal. C’est qu’apparemment je suis bien effrayante pour elles.

« En serait-il de même au paradis ? Il n’est pas dit qu’Ève y fit jamais peur à rien. Ce n’est qu’après le péché que la frayeur s’est mise entre les créatures.

« Il faut que j’écrive à Philibert. »

XXX §

{p. 286}Le commencement d’avril recommence les choses, mais la vie morale est si pleine qu’elle n’ennuie jamais. Voyez.

« Voilà donc un mois de passé, moitié triste, moitié beau, comme à peu près toute la vie. Ce mois de mars a quelques lueurs de printemps qui sont bien douces, c’est le premier qui voit des fleurs, quelques pimprenelles qui s’ouvrent un peu au soleil, des violettes dans les bois sous les feuilles mortes, qui les préservent des gelées blanches. Les petits enfants s’en amusent et les appellent fleurs de mars.

« Ce nom est très bien donné. On en fait sécher pour faire de la tisane. Cette fleur est bonne et douce pour les rhumes, et, {p. 287}comme la vertu cachée, son parfum la décèle.

« On a vu aujourd’hui des hirondelles, joyeuse annonce du printemps. »

XXXI §

« Mon âme s’en va tout aujourd’hui du ciel sur une tombe, car il y a seize ans que ma mère mourut à minuit. Ce triste anniversaire est consacré au deuil et à la prière. Je l’ai passé devant Dieu en regrets et en espérances ; tout en pleurant, je lève les yeux et vois le ciel où ma mère est heureuse sans doute, car elle a tant souffert !

« Sa maladie fut longue et son âme patiente. Je ne me souviens pas qu’il lui soit échappé une plainte, qu’elle ait crié tant soit peu sous la douleur qui la déchirait : nulle chrétienne n’a mieux souffert. On voyait qu’elle l’avait appris devant la croix. Il lui serait venu de {p. 288}sourire sur son lit de mort comme un martyr sur son chevalet. Son visage ne perdit jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie elle semblait penser à une fête.

« Cela m’étonnait, moi qui la voyais tant souffrir, moi qui pleurais au moindre mal, et qui ne savais pas ce que c’est que la résignation dans les peines. Aussi, quand on me disait qu’elle s’en allait mourir, je la regardais, et son air content me faisait croire qu’elle ne mourrait pas. Elle mourut cependant le 2 avril à minuit, à l’heure où je m’étais endormie au pied de son lit. Sa douce mort ne m’éveilla pas ; jamais âme ne sortit plus tranquillement de ce monde.

« Ce fut mon père… Mon Dieu ! j’entends le prêtre, je vois les cierges allumés, une figure pâle, en pleurs ; je fus emmenée dans une autre chambre. »

« À neuf heures du matin ma mère fut mise au tombeau. »

XXXII §

{p. 289}Et plus loin :

« Je demande à mon âme ce qu’elle a vu aujourd’hui, ce qu’elle a appris, ce qu’elle a aimé, car chaque jour elle aime quelque chose.

« Ce matin j’ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près du Téoulé dont on nettoyait le bassin.

« Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de {p. 290}toute âme humaine il y a un peu de limon.

« Voilà bien la peine de prendre de l’encre pour écrire de ces inutilités ! »

Cette âme aimante épie toute chose pour l’aimer. Le 15, elle entend le premier rossignol.

« À mon réveil, j’ai entendu le rossignol, mais rien qu’un soupir, un signe de voix. J’ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose. Le charmant musicien arrivait à peine et n’a fait que s’annoncer. C’était comme le premier coup d’archet d’un grand concert. Tout chante ou va chanter. »

Et quelques pages plus loin, à propos d’un enfant de deux ans, à qui la mort a enlevé sa mère :

« Le cœur apprend à s’affliger comme il apprend à aimer, en grandissant. »

XXXIII §

{p. 291}Les plus minutieux détails du ménage lui sont poésie et sentiment. Nous avons dit que le repas au Cayla se prenait souvent à la cuisine.

« Il faut que je note en passant un excellent souper que nous venons de faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec de la soupe des domestiques, des pommes de terre bouillies et un gâteau que je fis hier au four du pain ; nous n’avions pour serviteurs que nos chiens, Lion, Wolf et Trilby, qui léchaient les miettes. Tous nos gens sont à l’église.

« Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur les bûches, est chose charmante. Il n’y manquait que le chant du grillon et toi, pour compléter le charme.

{p. 292}« Est-ce assez bavardé aujourd’hui ? Maintenant je vais écouter la Vialarette, qui revient de Cordes : encore un plaisir. »

Le 25 avril.

« Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de prendre sur la terrasse. Ma chambrette en est embaumée ; j’y suis comme dans un bouquetier, tant je respire de parfums ! »

Le 26 avril.

« Je ne sais quoi m’ôta de sur les fleurs hier matin ; depuis j’en ai vu d’autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d’aubépines. C’est plaisir de trotter dans ces parfums, et d’entendre les petits oiseaux qui chantent par ci par là dans les haies.

« Rien n’est charmant comme ces courses du matin au printemps, et je ne regrette pas de me lever de bonne heure pour me donner ce plaisir.

{p. 293}« Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et nous nous levons ensemble.

« L’hiver, il est paresseux : je le suis et ne sors du lit qu’à sept heures. Encore parfois le jour me semble long. Cela m’arrive lorsque le ciel est nébuleux, que je suis triste et que j’attends un peu de soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme ; alors le temps est long.

« Mon Dieu ! trouver un jour long, tandis que la vie tout entière n’est rien !

« C’est que l’ennui s’est posé sur moi, qu’il y demeure, et que tout ce qui prend de la durée met de l’éternité dans le temps. »

L’ennui du printemps dans une âme de jeune fille éclate aussi dans les lignes suivantes :

« Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas nécessaire, je fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou {p. 294}prier. J’y mets aussi ce qui se passe dans l’âme et dans la maison, et de la sorte nous retrouverons jour par jour tout le passé.

« Pour moi ce n’est rien, ce qui passe, et je ne l’écrirais pas ; mais je me dis : — Maurice sera bien aise de voir ce que nous faisions pendant qu’il était loin et de rentrer ainsi dans la vie de famille, — et je le marque pour toi. »

XXXIV §

Examinons les causes cachées de cet ennui, que la résignation pieuse de la jeune fille empêchait seule de se convertir en désespoir : le malheur a sa paix et sa gaieté dans l’âme qui s’est jetée tout entière au Dieu des peines et des espérances éternelles.

Mademoiselle de Guérin avait vingt-huit ans ; elle n’était pas jolie, selon le vulgaire, bien que les yeux, où se reflète le génie, la bouche, où s’épanouit la bonté, le contour harmonieux {p. 295}et délicat du visage, qui encadre le caractère, les cheveux, grâce de la figure, la taille svelte et souple, qui fait ressortir les formes du corps, la vivacité de la démarche, qui transporte la personne avec la rapidité de la pensée, fissent de cet ensemble un aspect très agréable, plus que suffisant au bonheur d’un époux.

Mais l’absence complète et volontaire de fortune ne lui laissait pas l’illusion d’être recherchée, et l’espèce de langueur désintéressée d’amour qui suit ces circonstances l’avait détachée de toutes ces espérances, sinon de tous ces désirs.

Elle pouvait aimer ; il paraît même que la préférence qui l’entraînait à son insu vers un jeune ami de son frère se serait facilement changée en un sentiment dont cet ami était bien digne.

Ce goût avait ému son cœur, mais le doigt sur la bouche du silence et de la pureté virginale de cette âme n’avait rien laissé éclater, même en elle-même.

L’amour, pensait-elle, n’est pas fait pour moi ; je ne dois pas même y songer. Ce songe {p. 296}ferait le malheur de deux êtres ; jetons tous mes songes à Dieu.

Elle avait pour son père un amour filial plein de confiance, de pitié pour son isolement, de reconnaissance pour tous les sacrifices qu’il s’imposait en faveur de ses enfants ; pour sa sœur Mimi une affection vraiment maternelle qui aimait à se tromper soi-même, en lui persuadant que cette jeune sœur était sa fille.

XXXV §

Mais le plus fort attachement, après son attachement pour son père, était le sentiment passionné qui liait son âme à son frère aîné, Maurice de Guérin.

Elle l’avait élevé, elle avait été témoin de ses progrès dans ses premières études ; elle avait conçu de lui une de ces grandes idées qui montrent un grand homme dans un enfant à des parents trop prévenus en faveur de leur sang. Ces illusions étaient devenues {p. 297}des espérances. Elle ne trouvait rien sur la terre de supérieur à ce qu’il méritait. Elle avait transvasé toute son ambition dans la sienne, son génie dans celui qu’elle lui supposait.

XXXVI §

Elle se trompait ; nous avons lu avec attention et intérêt les deux volumes d’essais et de correspondance de ce frère mort jeune, et dont ses amis ont imprimé les œuvres, sans doute par respect pour sa sœur.

Il n’y a, selon nous, rien de supérieur, rien même de digne d’une sérieuse attention dans tout cela.

Quelques lettres où l’on retrouve un peu de l’âme de sa sœur, et un Essai intitulé le Centaure, déclamation de rhétorique qui ne mérite pas le bruit qu’on en a fait, et qui est tombée vite de ce piédestal de complaisance dans le juste oubli qui lui était dû : {p. 298}voilà tout, quant au prodigieux talent qu’on attribuait à ce jeune homme.

Nous ne savons pas ce qu’il serait devenu si Dieu l’avait laissé vivre jusqu’à pleine maturité d’esprit. Il a été fauché dans sa verdeur.

Mais sa jeunesse avait été très intéressante par ce contraste entre sa naissance et sa condition à Paris.

XXXVII §

À peine était-il sorti du séminaire de Cahuzac qu’il fut lancé à Paris, sans fortune, sans protecteur, pour faire ce qu’on appelle son chemin à travers la vie. Ce chemin fut hérissé d’obstacles et de ronces. Il fut obligé, pour vivre, de donner des leçons vulgaires à des enfants plus jeunes que lui ; puis, les élèves manquant, il fut contraint de briguer un emploi de répétiteur mal rétribué dans un collège, et il y végéta ainsi quelques années, lui, l’idole de son père, et le favori adoré de sa sœur, {p. 299}dans un château de gentilhomme, apparenté avec tout ce que sa province comptait de familles nobles ou distinguées !

On conçoit combien d’amertume devait faire bouillonner dans cette âme le souvenir de cette première condition et le contraste avec cet humble métier de répétiteur de collège dont le salaire était à peine une chambre haute dans un quartier de Paris, et un morceau de pain trempé de fiel.

Sa sœur ne le perdait pas de vue ; elle souffrait tout ce qu’il souffrait, elle espérait quand il désespérait, elle rêvait pour lui l’impossible.

Ces espérances le sauvèrent pourtant. Les Guérin avaient à l’Île de France une parenté coloniale avec laquelle ils entretenaient une correspondance. Cette famille vint en France. Une jeune fille, belle comme une créole et d’une dot suffisante, l’y suivit ; mademoiselle de Guérin rêva la réhabilitation de son frère par un mariage.

Ce mariage fut conclu ; il fit quelque temps le bonheur de son frère. Mais ce temps fut court ; le malheur lui avait abrégé {p. 300}la vie ; la poitrine était atteinte. On le fit venir au Cayla, il y arriva mourant ; il s’y éteignit dans les bras de son père, de sa sœur et de sa jeune femme. Dès lors toute la terre s’évanouit, pour mademoiselle de Guérin.

XXXVIII §

C’est là que nous la retrouvons, vieillie seulement de deux années, mais en réalité vieillie de mille espérances ensevelies avant elle.

Il ne lui restait que son père à consoler, un tout jeune frère bon, aimable, un peu étourdi, et sa sœur Mimi à cultiver. Quant à elle, elle était morte à ce bas monde ; mais le monde supérieur, le monde céleste, celui où tout est éternel, lui apparaissait plus visible que jamais. Elle vivait davantage d’immortalité !

XXXIX §

{p. 301}Maintenant donc que nous la connaissons à fond et que les murs du vieux donjon de son cher Cayla sont transparents pour nous, relisons ses notes, ses reliques épistolaires, avant et après l’événement qui l’a privée de ce frère, et introduisons-nous le soir, au coin du feu, entre son père et elle. Les confidences de l’espérance et de la jeunesse, pleines d’illusions, sont moins touchantes que celles de la dernière heure. La moitié de ces confidences s’étend sur la terre, l’autre moitié regarde déjà le ciel.

XL §

« M’y revoici à ce cher Cayla !

« Oh ! que ce fut un beau moment que le revoir {p. 302}de la famille, de papa, de Mimi, d’Érembert (Éran), qui m’embrassaient si tendrement et me faisaient sentir si profond tout le bonheur d’être ainsi aimée ! »

Le 17, elle a repris sa vie découragée, mais sensible toujours au bonheur d’autrui.

« Qui aurait deviné ce qui vient de m’arriver aujourd’hui ? J’en suis surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma belle fortune : les poésies créoles, à moi adressées par un poète de l’Île de France. Demain j’en parlerai. Il est trop tard à présent, mais je n’ai pu dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et de ma vie. »

« Me voici à la fenêtre, écoutant un chœur de rossignols qui chantent dans la Moulinasse d’une façon ravissante.

{p. 303}« Oh ! le beau tableau ! Oh ! le beau concert, que je quitte pour aller porter l’aumône à Annette la boiteuse ! »

XLI §

« Mimi m’a quittée pour quinze jours ; elle est à ***, et je la plains au milieu de cette païennerie, elle si sainte et bonne chrétienne ! Comme me disait Louise une fois, elle me fait l’effet d’une bonne âme dans l’enfer ; mais nous l’en sortirons dès que le temps donné aux convenances sera passé.

« De mon côté, il me tarde ; je m’ennuie de ma solitude, tant j’ai l’habitude d’être deux. Papa est aux champs presque tout le jour, Éran à la chasse : pour toute compagnie, il me reste Trilby et mes poulets qui font du bruit comme des lutins ; ils m’occupent sans me désennuyer, parce que l’ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd’hui. Ce que {p. 304}j’aime le plus est peu capable de me distraire. J’ai voulu lire, écrire, prier, tout cela n’a duré qu’un moment ; la prière même me lasse. C’est triste, mon Dieu ! Par bonheur, je me suis souvenue de ce mot de Fénelon : Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu’il vous ennuie. »

« Je viens de passer la nuit à t’écrire. Le jour a remplacé la chandelle, ce n’est pas la peine d’aller au lit. Oh ! si papa le savait ! »

« Comme elle a passé vite, cette nuit passée à t’écrire ! l’aurore a paru que je me croyais à minuit ; il était trois heures pourtant, et j’avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de temps en temps je le regarde et le consulte ; et il me semble qu’un ange me dicte.

« D’où me peuvent venir, en effet, que d’en {p. 305}haut tant de choses tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s’emplit quand je te parle ! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie.

« Puisse ma lettre te faire du bien ! Elle t’arrivera mardi ; je l’ai écrite la nuit pour la faire jeter à la poste le matin, et gagner un jour. J’étais si pressée de te venir distraire et fortifier dans cet état de faiblesse et d’ennui où je te vois !

« Mais je ne le vois pas, je l’augure d’après tes lettres, et quelques mots de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te tourmente ! alors je saurais sur quoi mettre le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh ! que je voudrais de tes lettres !

« Quelquefois je pense que ce n’est rien que ma tristesse, qu’un peu de cette humeur noire que nous avons dans la famille, et qui rend si triste quand il s’en répand dans le cœur !

« Mon âme est naturellement aimante, et la prière, qu’est-ce autre chose que l’amour, un {p. 306}amour qui se répand de l’âme au dehors comme l’eau sort de la fontaine ?…

« Au moment où j’écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du château, torrents de pluie comme un déluge. J’écoute tout cela de ma fenêtre inondée, et je n’y puis écrire comme chaque soir.

« C’est bien dommage, car c’est un charmant pupitre, sur ce tertre du jardin si vert, si joli, si frais, tout parfumé d’acacias.

XLII §

« Notre ciel d’aujourd’hui est pâle et languissant comme un beau visage après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et ce mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s’ouvrent sur des {p. 307}fleurs tombées, d’oiseaux qui chantent et de petits torrents qui coulent, cet air d’orage et cet air de mai, font quelque chose de chiffonné, de triste, de riant que j’aime.

« Mais c’est l’Ascension aujourd’hui ; laissons la terre et le ciel de la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jésus-Christ où il est entré.

« Cette fête est bien belle ; c’est la fête des âmes détachées, libres, célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire. »

« Jamais orage plus long, il dure encore, depuis trois jours le tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s’inclinent sous ce déluge ; c’est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans le beau triomphe de mai.

« Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en voyant les peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme {p. 308}quelqu’un qui plie sous l’adversité. Je les plaignais ou peu s’en faut ; il me semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme. »

« Toujours, toujours la pluie. C’est un temps à faire de la musique ou de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui jamais ne finissent.

« C’est un jour éternel pour papa surtout qui aime tant le dehors et ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de temps en temps une vieille histoire de l’Académie de Berlin, porte-sommeil, assoupissante lecture !

« Juge ! je suis tombée sur la théologie de l’Être !

« Vite, j’ai fermé le livre, et j’ai cru voir un puits sans eau.

« Le vide obscur m’a toujours fait peur. »

XLIII §

{p. 309}Les douleurs, ce chapelet de la vie, continuent à s’égrener sur le Cayla.

Le 12 juin, meurt la bonne grand’mère, venue là pour y mourir.

Jour de deuil, écrit Eugénie.

« Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand’mère. Ce matin, papa est venu de bonne heure dans ma chambre, s’est approché de mon lit et m’a pris la main qu’il a serrée en me disant :

« — Lève-toi.

« — Pourquoi ?

« Il m’a serré la main encore.

« — Lève-toi.

« — Il y a quelque chose, dites ?

« — Ma mère…

« J’ai compris ; je l’avais laissée mourante. »

XLIV §

« Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car elle chantait encore ces jours-ci.

« Pauvre petite bête ! voilà des regrets qu’elle me donne. Je l’aimais, elle était blanche, et chaque matin c’était la première voix que j’entendais sous ma fenêtre, tant l’hiver que l’été. Était-ce plainte ou joie ? je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre ; voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque jouissance.

« Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse ; il me semble qu’elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera doucement dans ce nid sous les fleurs.

« Je crois assez à l’âme des bêtes, et je voudrais même qu’il y eût un petit paradis pour {p. 311}les bonnes et les douces, comme les tourterelles, les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups et autres méchantes espèces ? Les damner ? cela m’embarrasse. L’enfer ne punit que l’injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l’agneau ? Il en a besoin ; ce besoin, qui ne justifie pas l’homme, justifie la bête, qui n’a pas reçu de loi supérieure à l’instinct. En suivant son instinct, elle est bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement ; il n’y a pas vouloir, c’est-à-dire choix, dans les actions animales, et par conséquent ni bien ni mal, ni paradis ni enfer. Je regrette cependant le paradis, et qu’il n’y ait pas des colombes au ciel.

« Mon Dieu ! qu’est-ce que je dis là ? aurons-nous besoin de rien d’ici-bas, là-haut, pour être heureux ? »

XLV §

Le temps change, mais pas le cœur ; lisez son voyage à Cahuzac.

« Beau ciel, beau soleil, beau jour. C’est de quoi se réjouir, car le beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C’en est bien un, qu’une belle nature, un air pur, un ciel radieux, petites images du séjour céleste, et qui font penser à Dieu.

« J’irai ce soir à Cahuzac, mon cher pèlerinage. En attendant, je vais m’occuper de mon âme et voir où elle en est dans ses rapports avec Dieu depuis huit jours. Cette revue éclaire, instruit et avance merveilleusement le cœur dans la connaissance de Dieu et de soi-même. N’y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet exercice trois fois le jour à ses disciples ? Et ses disciples le faisaient.

« Je le veux faire aussi, à l’école de Jésus, pour apprendre à devenir sage, d’une sagesse chrétienne. »

« Je passai la journée d’hier à Cahuzac, et quelques heures seule dans la maison de notre grand’mère.

« Je me mis d’abord à genoux sur un prie-Dieu où elle priait, puis je parcourus sa chambre, je regardai ses chaises, son fauteuil, ses meubles dérangés comme quand on déloge ; je vis son lit vide ; je passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces lignes de Bossuet : “Dans un moment on passera où j’étais, et l’on ne m’y trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, dira-t-on, et de tout cela il ne restera plus que mon tombeau où l’on dira que je suis, et je n’y serai pas.” Oh ! quelle idée de notre néant dans cette absence même de la tombe, dans la dispersion si prompte de notre poussière dans les souterrains de la mort !

« Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la maison qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques ; {p. 314}aussi je veux les marquer et prendre mon journal.

« Je vais écrire à Antoinette, mon amie l’ange. »

XLVI §

Le 1er septembre elle y est, à Cahuzac, pour démeubler la maison vide de sa grand’mère. Écoutons-la respirer toute seule.

« M’y voici, à Cahuzac, dans une autre chambrette, accoudée sur une petite table où j’écris.

« Il me faut partout des tables et du papier, parce que partout mes pensées me suivent et se veulent répandre en un endroit, pour toi, mon ami. J’ai parfois l’idée que tu y trouveras quelque charme, et cette idée me sourit et me fait continuer.

{p. 315}« Papa me viendra voir cette après-midi ; cela me réjouit. »

XLVII §

« Je pense à la tombe qui s’ouvre ce matin à Gaillac pour engloutir ces restes humains jusqu’à ce que Dieu les ravive. C’est notre sort à tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la mort avant d’arriver à la floraison ; mais, alors, que nous serons heureux de vivre et même d’avoir vécu ! L’immortalité nous fera sentir le prix de la vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir tirés du néant.

« C’est un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons sans presque nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun plaisir. Mais qu’importe pour le chrétien ? À travers larmes ou fêtes, il marche toujours vers le ciel ; son but est là, ce qu’il {p. 316}rencontre ne peut guère l’en détourner. Crois-tu que, si je courais vers toi, une fleur sur mon chemin ou une épine au pied m’arrêtassent ?

« Me voici au soir d’une journée remplie de mille pensées et choses diverses dont je me rends compte au coin du feu de ma chambre, à la clarté d’une petite lampe, ma seule compagne de nuit.

« Sans le malheur arrivé à Gaillac, j’aurais Mimi à côté de moi, et nous causerions, et je lui dirais, à elle, ce que je dis mal ici à ce confident muet. »

« Rien d’intéressant, que la venue d’un petit chien qui doit remplacer Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l’aime ; et je lui cherche un nom. Ce serait Polydore, en souvenir du chien de La Chênaie ; mais, pour un chien de berger, c’est un nom de luxe : mieux vaut Bataille, pour le combattant du troupeau.

« L’air est doux ce matin, les oiseaux chantent {p. 317}comme au printemps, et un peu de soleil visite ma chambrette. Je l’aime ainsi et m’y plais comme aux plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu’elle est. C’est que j’en fais ce que je veux, un salon, une église, une académie. J’y suis quand je veux avec Lamartine, Chateaubriand, Fénelon : une foule d’esprits m’entoure ; ensuite ce sont des saints, sainte Thérèse, saint Louis, patron de mon amie Louise, et une petite image de l’Annonciation où je contemple un doux mystère et les plus pures créatures de Dieu, l’ange et la Vierge. Voilà de quoi me plaire ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs. »

XLVIII §

Arrêtons-nous un moment ici, où ses dernières joies finissent, et demandons à nos lecteurs {p. 318}s’ils ont trouvé ailleurs ces ouvertures sur l’âme humaine qui laissent mieux voir au fond d’un cœur. Et quel cœur ! et quelle admirable imagination ! et quelle beauté dans la simplicité des événements, toujours les mêmes ! et quelle variété dans la monotonie !

Mais est-ce que l’événement, quelque semblable qu’il soit à lui-même, est jamais monotone ?

Est-ce que l’eau du fleuve pur, qui coule la même en se renouvelant toujours, ennuie jamais l’œil qui la voit couler en reflétant les scènes de son rivage ?

La monotonie n’est pas dans la nature, elle est un nom ; l’âme douée d’une vie éternelle donne la vie à tout ce qui l’impressionne ; sa candeur n’est pas le néant, sa candeur est sa sincérité ; plus elle s’observe, plus elle se peint elle-même ; plus elle se passionne et plus elle nous intéresse.

Allons encore quelques pas dans cette belle vie, et voyons-la finir comme elle a commencé : dans la douce candeur de la douleur confiante, comme dans la naïve joie de la fleur qui vient d’éclore pour jouir, aimer, souffrir, {p. 319}et embaumer ce qui la foule aux pieds sans la cueillir et sans la voir.

XLIX §

Il nous reste de bien belles pages à feuilleter encore dans cette Imitation familière de l’ange solitaire du foyer.

Cette littérature de l’âme a des pages qu’aucune autre littérature n’égalera jamais.

Lamartine.

LXXXIXe entretien.
De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin (2e partie) §

I §

{p. 321}Il y a une littérature extérieure et publique, il y a une littérature intérieure et privée. Celle-là est aussi supérieure à l’autre que l’âme est au-dessus du corps. C’est d’elle que nous continuons de vous entretenir aujourd’hui en {p. 322}feuilletant jusqu’à la fin cette correspondance et ce journal intime de cet ange terrestre qu’on appelait Eugénie de Guérin, ce saint Augustin des femmes, seulement un saint Augustin sans péché, dont les larmes ne furent point de l’expiation, mais des effusions du cœur, effusions tantôt d’enthousiasme pour Dieu, tantôt de pitié pour ses créatures, tantôt d’admiration pour la nature, et qui ne vécut comme la fleur de l’herbe des champs que pour verser sa douce odeur sous les pieds de son père, de son frère et de ses amis.

II §

Quand son premier amour de famille ici-bas, son frère Maurice, fut mort entre ses bras au Cayla, et qu’elle-même fut morte après son père, on retrouva dans ses papiers ces dernières notes de son journal adressées à ce cher mort Maurice, et on les recueillit pour notre {p. 323}édification intellectuelle comme des reliques que la flamme aurait profanées. En voici ; lisez encore.

Elle est retirée dans sa petite chambre : elle sourit, et elle lui dit ou plutôt elle se dit à elle-même :

« J’admirais tout à l’heure un petit paysage de ma chambrette qu’enluminait le soleil levant. Que c’était joli ! Jamais je n’ai vu de plus bel effet de lumière sur le papier, à travers des arbres en peinture. C’était diaphane, transparent ; c’était dommage pour mes yeux, ce devait être vu par un peintre. Mais Dieu ne fait-il pas le beau pour tout le monde ? Tous nos oiseaux chantaient ce matin, pendant que je faisais ma prière. Cet accompagnement me plaît, quoiqu’il me distraie un peu. Je m’arrête pour écouter ; puis je reprends, pensant que les oiseaux et moi nous faisons nos cantiques à Dieu, et que ces petites créatures chantent peut-être {p. 324}mieux que moi. Mais le charme de la prière, le charme de l’entretien avec Dieu, ils ne le goûtent pas, il faut avoir une âme pour le sentir. J’ai ce bonheur que n’ont pas les oiseaux. Il n’est que neuf heures et j’ai déjà passé par l’heureux et par le triste. Comme il faut peu de temps pour cela ! L’heureux, c’est le soleil, l’air doux, le chant des oiseaux, bonheurs à moi ; puis une lettre de Mimi, qui est à Gaillac, où elle me parle de Mme Vialar, qui t’a vu, et d’autres choses riantes. Mais voilà que j’apprends parmi tout cela le départ de M. Bories, de ce bon et excellent père de mon âme. Oh ! que je le regrette ! quelle perte je vais faire en perdant ce bon guide de ma conscience, de mon cœur, de mon esprit, de tout moi-même que Dieu lui avait confié et que je lui laissais avec tant d’abandon ! Je suis triste d’une tristesse intérieure qui fait pleurer l’âme. Mon Dieu, dans mon désert, à qui avoir recours ? qui me soutiendra dans mes défaillances spirituelles ? qui me mènera au grand sacrifice ? C’est en ceci surtout que je regrette M. Bories. Il connaît ce que Dieu m’a {p. 325}mis au cœur, j’avais besoin de sa force pour le suivre.

« Toi, tu me comprendras ! »

III §

Elle quitte cette douce contemplation pour une peine utile. Écoutez :

« En allant à Cahuzac, j’ai voulu voir une pauvre femme malade qui demeure au-delà de la Vère. C’est la femme de la complainte du Rosier que je t’ai contée, je crois. Mon Dieu, quelle misère ! En entrant, j’ai vu un grabat d’où s’est levée une tête de mort ou à peu près. Cependant elle m’a connue. J’ai voulu m’approcher pour lui parler, et j’ai vu de l’eau, une bourbe auprès de ce lit, des ordures délayées par la pluie qui tombe de ce pauvre toit, et par une fontaine qui filtre sous ce pauvre lit. C’était une infection, une misère, des haillons pourris, des {p. 326}poux : vivre là ! pauvre créature ! Elle était sans feu, sans pain, sans eau pour boire, couchée sur du chanvre et des pommes de terre qu’elle tenait là pour les préserver de la gelée. Une femme, qui nous suivait, l’a délogée du fumier, une autre a apporté des fagots ; nous avons fait du feu, nous l’avons assise sur un sélou, et, comme j’étais fatiguée, je me suis mise auprès d’elle sur le fagot qui restait. Je lui parlais du bon Dieu ; rien n’est plus aisé que d’être entendu des pauvres, des malheureux, des délaissés du monde, quand on leur parle du ciel. C’est que leur cœur n’a rien qui les empêche d’entendre. Aussi, qu’il est aisé de les consoler, de les résigner à la mort ! L’ineffable paix de leur âme fait envie. Notre malade est heureuse, et rien n’est plus étonnant que de trouver le bonheur chez une telle créature, dans une pareille demeure. C’est pire cent fois qu’une étable à cochon. Je ne vis pas où poser mon châle sans le salir, et, comme il m’embarrassait sur les épaules, je le jetai sur les branches d’un saule qui se trouve devant la porte. »

IV §

{p. 327}Un joli enfant vient la visiter.

« Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu’il a voulu, je lui ai demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m’a regardée, un peu surpris : “Non, m’a-t-il dit, les miennes sont plus jolies.” Il avait raison ; des cheveux de trente ans sont bien laids auprès de ses boucles blondes. Je n’ai donc rien obtenu qu’un baiser. Ils sont doux, les baisers d’enfant : il me semble qu’un lis s’est posé sur ma joue. »

V §

{p. 328}« Aujourd’hui tout mon temps s’est passé en occupations, en affairages ; ni lecture, ni écriture ; journée matérielle. À présent, seule, en repos dans ma chambrette, je lirais, j’écrirais beaucoup, je ne sais sur quoi, mais j’écrirais. Je me sens la veine ouverte. Ce serait un beau moment de poésie, et je regrette de n’en avoir aucune en train. En commencer ? Non, c’est trop tard, la nuit est faite pour dormir, à moins qu’on ne soit Philomèle ; et puis, quand je commencerais quelque chose, demain peut-être je le laisserais aux rats. La réflexion me plonge vite au fond de toute chose, et je vois le néant dans tout, si Dieu ne s’y trouve pas. »

VI §

{p. 329}« Une petite lacune. Je saute du 14 au 20. Je trouve si peu de chose à dire de mes jours, qui se ressemblent souvent comme des gouttes d’eau, que je n’en dis rien. Ce n’est pas vraiment la peine d’employer l’encre et le temps à cela, et je ferais mieux peut-être de m’occuper d’autre chose. Mais aussi j’ai besoin d’écrire et d’un confident à toute heure. Je parle quand je veux à ce petit cahier ; je lui dis tout, pensées, peines, plaisirs, émotions, tout enfin, hormis ce qui ne peut se dire qu’à Dieu, et encore j’ai regret de ce que je laisse au fond du cœur. Mais cela, je ferais mal, je crois, de le produire, et la conscience se met entre la plume et mon papier. Alors je me tais. Si ceci t’étonne, mon ami, avec la vie que tu me connais, souviens-toi {p. 330}que Marie l’Égyptienne était fort tourmentée dans la solitude. Il y a des esprits malins répandus dans l’air.

« Aujourd’hui, et depuis même assez longtemps, je suis calme, paix de tête et de cœur, état de grâce dont je bénis Dieu. Ma fenêtre est ouverte ; comme il fait calme ! tous les petits bruits du dehors me viennent ; j’aime celui du ruisseau. Adieu, j’entends une horloge à présent, et la pendule qui lui répond. Ce tintement des heures dans le lointain et dans la salle prend dans la nuit quelque chose de mystérieux. Je pense aux trappistes qui se réveillent pour prier, aux malades qui comptent en souffrant toutes les heures, aux affligés qui pleurent, aux morts qui dorment glacés dans leur lit. Oh ! que la nuit fait venir des pensées graves ! »

VII §

Les soucis actifs de sa maison la submergent {p. 331}en l’absence de son père ; elle emploie et nourrit quarante ouvriers des champs.

« Hier s’est passé sans que j’aie pu te rien dire, à force d’occupations, de ces trains de ménage, de ces courants d’affaires qui emportent tous mes moments et tout moi-même, hormis le cœur qui monte dessus et s’en va du côté qu’il aime. C’est tantôt ici, tantôt là, à Paris, à Alby où est Mimi, aux montagnes, au ciel quelquefois, ou dans une église, enfin où je veux ; car je suis libre parmi mes entraves et je sens la vérité de ce que dit l’Imitation, qu’on peut passer comme sans soins à travers les soins de la vie. Mais ces soins-là pèsent à l’âme, ils la fatiguent, l’ennuient souvent, et c’est alors qu’elle aspire à la solitude. Oh ! le bienheureux état où l’on peut s’occuper uniquement de la seule chose nécessaire, où, du moins, les soins matériels n’occupent que légèrement et ne prennent pas la grande partie du jour ! {p. 332}Voilà que pour quarante bêcheurs, ou menuisiers, ou je ne sais quoi, il m’a fallu rester tout le long du jour à la cuisine, les mains aux fourneaux et dans les oulos.

« Oh ! que j’aurais bien mieux aimé être ici, avec un livre ou une plume ! Je t’aurais écrit, je t’aurais dit combien tes envois me sont agréables, et je ne sais quoi ensuite ; ce serait plus joli que des plats de soupe. Mais pourquoi se plaindre et perdre ainsi le mérite d’une contrariété ? Faisons ma soupe de bonne grâce ; les saints souriaient à tout, et l’on dit que sainte Catherine de Sienne faisait avec grande joie la cuisine. »

« Je suis à mille choses qui remplissent tous mes moments de devoirs ou d’occupations. Ceci n’est qu’un délassement, un temps de reste que je te donne quand je puis, la nuit, le matin, à toute heure, car à toute heure on peut causer quand c’est avec le cœur que l’on parle. Une mouche, un bruit de porte, une {p. 333}pensée qui vient, que sais-je ? tant de choses qu’on voit, qu’on touche, qu’on sent, feraient écrire des volumes. Je lisais hier au soir Bernardin, au premier volume des Études, qu’il commence par un fraisier, ce fraisier qu’il décrit avec tant de charme, tant d’esprit, tant de cœur, qui ferait, dit-il, écrire des volumes sans fin, dont l’étude suffirait pour remplir la vie du plus savant naturaliste par les rapports de cette plante avec tous les règnes de la nature. Mon ami, je suis ce fraisier en rapport avec la terre, avec l’air, avec le ciel, avec les oiseaux, avec tant de choses visibles et invisibles que je n’aurais jamais fini si je me mettais à me décrire, sans compter ce qui vit aux replis du cœur, comme ces insectes qui logent dans l’épaisseur d’une feuille. De tout cela, mon ami, quel volume !

« Voilà sous ma plume une petite bête qui chemine, pas plus grosse qu’un point sur un i. Qui sait où elle va ? de quoi elle vit ? et si elle n’a pas quelque chagrin au cœur ? qui sait si elle ne cherche pas quelque Paris où elle a un frère ? elle va bien vite. Je m’arrête {p. 334}sur son chemin : la voilà hors de la page ; comme elle est loin ! je la vois à peine, je ne la vois plus. Bon voyage, petite créature, que Dieu te conduise où tu veux aller ! Nous reverrons-nous ? T’ai-je fait peur ? Je suis si grande à tes yeux sans doute ! mais peut-être par cela même je t’échappe comme une immensité. Ma petite bête me mènerait loin, je m’arrête à cette pensée : qu’ainsi je suis, aux yeux de Dieu, petite et infiniment petite créature qu’il aime.

« Tous les soirs je lis quelque Harmonie de Lamartine ; j’en apprends des morceaux par cœur, et cette étude me charme et fait jaillir je ne sais quoi de mon âme, qui me transporte loin du livre qui tombe, loin de ceux qui parlent auprès de moi ; je me trouve où sont ces esprits qui balancent les astres sur nos têtes, et qui vivent de feu comme nous vivons d’air… »

VIII §

{p. 335}Son père l’interroge quelquefois sur ses occupations solitaires dans sa chambre : elle lui lit pour le contenter quelques passages insignifiants de ses notes, mais elle lui dérobe tout ce qui pourrait l’affliger. Elle l’avoue à son frère qui n’est pas responsable de ce qui lui manque dans la vie. Voyez :

« Le rossignol chante, le ciel est beau, choses toutes neuves dans ce printemps tardif. J’ai réfléchi après avoir écouté le rossignol ; j’ai calculé le nombre des minutes de mon existence.

« C’est effrayant, 168 millions et quelques mille ! Déjà tant de temps dans ma vie ! J’en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que je la mesure par parcelles. Le Tarn {p. 336}n’accumule pas plus vite les grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu’avons-nous fait de ces instants que vous devez aussi compter un jour ? S’en trouvera-t-il qui comptent pour la vie éternelle ? s’en trouvera-t-il beaucoup, s’en trouvera-t-il un seul ? Si observaveris, Domine, Domine, quis sustinebit ? »

Elle avoue une seconde fois qu’elle cache des pages à l’œil de son père de peur de l’affliger.

« Il n’est pas bon qu’il les voie et qu’il connaisse autre chose de moi que le côté calme et serein. Une fille doit être si douce à son père ! Nous devons leur être à peu près ce que les anges sont à Dieu ! »

Un jour après, elle écrit :

« Pluie, vent froid, ciel d’hiver, le rossignol, qui de temps en temps chante sous {p. 337}des feuilles mortes, c’est triste au mois de mai. Aussi suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît tant de part à l’état de l’air et des saisons, que, comme une fleur, elle s’épanouisse ou se ferme au froid ou au soleil. Je ne le comprends pas, mais il en est ainsi tant qu’elle est enfermée dans ce pauvre vase du corps.

« Pour me distraire, j’ai feuilleté Lamartine, le cher poète. J’aime l’hymne au rossignol et bien d’autres de ces Harmonies, mais que c’est loin de l’effet que me faisaient ses Méditations ! C’étaient des ravissements, des extases ; j’avais seize ans : que c’était beau ! Le temps change bien des choses. Le grand poète ne me fait plus vibrer le cœur, il ne m’a pas même pu distraire aujourd’hui. »

Hélas, c’étaient les seize ans qui étaient beaux !

IX §

{p. 338}Ailleurs, elle raconte l’ameublement de sa chambre, ses livres, son christ, son chapelet, ses gravures, ses tableaux. Pourquoi M. de Ruder, cet émule mystique du mystique Scheffer, n’avait-il pas alors conçu, dessiné et peint cette ardente et touchante image du Christ priant sa dernière prière pour les hommes dans le bois des Oliviers ?

Certes, M. de Ruder eût été son Lamartine en peinture ; un habile burin lui aurait rendu cette figure qui n’a besoin ni de couleurs, ni de tons, ni de nuances pour passionner le regard. La pensée est tout dans le dessin ! Le coloris n’est que le vêtement de l’idée. La foudre est dans la main ; c’est elle qui frappe ! ici elle a incrusté du premier coup le Sauveur des hommes dans l’âme et dans les yeux de l’humanité !

{p. 339}Il est nuit, mais une de ces nuits lumineuses sur les collines de Judée ; les disciples de ce sage, qui voit sa mort pour le lendemain dans la colère des grands et dans l’indifférence du peuple de Jérusalem, reposent endormis et à peine visibles, étendus sur les racines des noirs oliviers ; le Christ les fuit comme des compagnons qui commencent à douter et dans l’esprit de qui la trahison s’insinue pour ébranler la foi chancelante.

Il tourne les épaules à la forêt sacrée pour chercher du regard le ciel du côté où la lune en illumine l’avenue. Ses rayons, qui attirent et qui enflamment les vapeurs humides de la nuit, forment un nimbe orageux, confus, éclatant, au-dessus des oliviers, autour de la tête de l’agonisant. Il tombe à genoux devant un gros fragment de rocher qui supporte ses coudes et ses deux mains jointes pour supplier son Père céleste. Ses mains jointes sont tellement éloquentes par la pression des doigts contre les doigts et par les veines à travers lesquelles on voit circuler le sang brûlant de se répandre pour l’homme, son frère, que, lors même qu’on ne verrait ni le corps, ni les jambes, ni le {p. 340}buste, ni la tête divine, mais que ces mains seules sortiraient de l’ombre, le tableau aurait suffisamment parlé au cœur ; on aurait pleuré, on aurait compris que ces deux mains tendues par l’enthousiasme de l’agonie triomphante étaient assez fortes pour arracher l’aiguillon à la mort et le salut de l’humanité au ciel. — La passion de ces mains est égale à l’objet.

Mais la tête renversée en arrière les dépasse encore ! C’est une tête de Christ que la peinture n’avait pas encore inventée, même sous le pinceau de Scheffer ; un Guido Reni à son bon temps, mais un Guido Reni avec l’énergie de Michel-Ange ! Les traits sont beaux comme l’homme qu’on a rêvé, mais jamais vu, — l’Antinoüs mystique. — Son regard perce la nuit et porte à son Père toutes les supplications de la terre ; le vent de la miséricorde, qui souffle à lui, fait onduler sa barbe et ses cheveux comme la sainte ferveur de l’invocation ; le corps s’affaisse sous la force dépensée de la prière, ses pieds crispés prient comme ses mains, ses genoux à demi renversés cherchent en vain leur aplomb parmi les dalles {p. 341}concassées, effondrées, soulevées sur le sol par le récent tremblement de terre ; toute la nature, quoique maintenant sereine et attentive, est dans l’expectative de sa prochaine convulsion. Le spectateur ne sait pas ce qu’il éprouve, mais il éprouve quelque chose qu’il n’a jamais éprouvé, — la séparation de lui-même en deux parts : l’une qui s’unit à la prière divine, l’autre qui voudrait souffrir avec son grand prêtre et qui ne peut que l’admirer. Voilà le tableau du peintre, qui cette fois n’a pas été un peintre, mais un transfigurateur religieux. Toutes les fois que je me retrouve en face de ce tableau, je pense à Mlle de Guérin qui a transfiguré aussi la parole intime, le Verbe intérieur de l’homme, et je me dis : — Oh ! si elle l’avait vu ! — C’est là le Christ qu’elle eût inspiré !

N’en parlons plus, elle n’est plus là ; mais sa chère âme y est tout entière.

X §

{p. 342}Reprenons ses confidences, à elle.

« Il ne nous manque au Cayla que toi », écrit-elle à ce frère chéri dans ces notes qu’il n’a jamais lues, « cher membre que le corps réclame. Quand t’aurons-nous ? Rien ne paraît s’arranger pour cela. Ainsi, nous passerons la vie sans nous voir. C’est triste, mais résignons-nous à tout ce que Dieu veut ou permet. J’aime beaucoup la Providence qui mène si bien toutes choses et nous dispense de nous inquiéter des événements de ce monde. Un jour nous saurons tout ; un jour je saurai pourquoi nous sommes séparés, nous deux qui voudrions être ensemble. Rapprochons-nous, mon ami, rapprochons-nous de cœur et de pensée en nous écrivant l’un à l’autre. Cette communication est bien douce, ces épanchements soulagent, purifient même {p. 343}l’âme comme une eau courante emporte son limon. »

XI §

« Une journée passée à étendre une lessive laisse peu à dire. C’est cependant assez joli que d’étendre du linge blanc sur l’herbe ou de le voir flotter sur des cordes. On est, si l’on veut, la Nausicaa d’Homère ou une de ces princesses de la Bible qui lavaient les tuniques de leurs frères. Nous avons un lavoir, que tu n’as pas vu, à la Moulinasse, assez grand et plein d’eau, qui embellit cet enfoncement et attire les oiseaux qui aiment le frais pour chanter.

« Notre Cayla est bien changé et change tous les jours. Tu ne verras plus le blanc pigeonnier de la côte, ni la petite porte de la terrasse, ni le corridor et le fenestroun où nous {p. 344}mesurions notre taille quand nous étions petits. Tout cela est disparu et fait place à de grandes croisées, à de grands salons. C’est plus joli, ces choses nouvelles, mais pourquoi est-ce que je regrette les vieilles et replace de cœur les portes ôtées, les pierres tombées ? Mes pieds même ne se font pas à ces marches neuves, ils vont suivant leur coutume et font des faux pas où ils n’ont pas passé tout petits. Quel sera le premier cercueil qui sortira par ces portes neuves ? Soit nouvelles ou anciennes, toutes ont leurs dimensions pour cela, comme tout nid a son ouverture. Voilà qui désenchante cette demeure d’un jour et fait lever les yeux vers cette habitation qui n’est pas bâtie de main d’homme. »

Et un peu plus bas :

« Un chagrin : nous avons Trilby malade, si malade que la pauvre bête en mourra. Je l’aime, ma petite chienne, si gentille. Je me souviens aussi que tu l’aimais et la caressais, l’appelant coquine. Tout plein de souvenirs {p. 345}s’attachent à Trilbette et me la font regretter. Petites et grandes affections, tout nous quitte et meurt à son tour. Notre cœur est comme un arbre entouré de feuilles mortes. »

Ce frère tombe malade à Paris ; — elle l’apprend ; elle lui écrit sans oser lui envoyer la lettre, de crainte de froisser la nouvelle épouse.

« Voilà ma journée : ce matin à la messe, écrire à Louise, lire un peu, et puis dans ma chambrette. Oh ! je ne dis pas tout ce que j’y fais. J’ai des fleurs dans un gobelet ; j’en ai longtemps regardé deux dont l’une penchait sur l’autre qui lui ouvrait son calice. C’était doux à considérer, et à se représenter l’épanchement de l’amitié dans ces deux petites fleurettes. Ce sont des stellaires, petites fleurs blanches à longue tige, des plus gracieuses de nos champs. On les trouve le long des haies, parmi le gazon. {p. 346}Il y en a dans le chemin du moulin, à l’abri d’un tertre tout parsemé de leurs petites têtes blanches. C’est ma fleur de prédilection. J’en ai mis devant notre image de la Vierge. Je voudrais qu’elles y fussent quand tu viendras, et te faire voir les deux fleurs amies. Douce image, qui des deux côtés est charmante, quand je pense qu’une sœur est fleur de dessous ! Je crois, mon ami, que tu ne diras pas non. Cher Maurice, nous allons nous voir, nous entendre ! Ces cinq ans d’absence vont se retrouver dans nos entretiens, nos causeries, nos dires de tout instant. »

XII §

De sombres pressentiments l’obsèdent ; elle ne les confie qu’au papier.

Après un trop court séjour au Cayla, Maurice est reparti, mieux, mais pas guéri. Le journal reprend :

{p. 347}« Je rentre pour la première fois dans cette chambrette où tu étais encore ce matin. Que la chambre d’un absent est triste ! On le voit partout sans le trouver nulle part. Voilà tes souliers sous le lit, ta table toute garnie, le miroir suspendu au clou, les livres que tu lisais hier au soir avant de t’endormir, et moi qui t’embrassais, te touchais, te voyais. Qu’est-ce que ce monde où tout disparaît ? Maurice, mon cher Maurice, oh ! que j’ai besoin de toi et de Dieu ! Aussi, en te quittant, suis-je allée à l’église où l’on peut prier et pleurer à son aise. Comment fais-tu, toi qui ne pries pas, quand tu es triste, quand tu as le cœur brisé ? Pour moi, je sens que j’ai besoin d’une consolation surhumaine, qu’il faut Dieu pour ami quand ce qu’on aime fait souffrir.

« Que s’est-il passé aujourd’hui pour l’écrire ? Rien que ton départ ; je n’ai vu que toi s’en allant, que cette croix où nous nous {p. 348}sommes quittés. Quand le roi serait venu, je ne m’en soucierais pas. »

XIII §

« J’ai commencé ma journée par me garnir une quenouille bien ronde, bien bombée, bien coquette avec son nœud de ruban. Là, je vais filer avec un petit fuseau. Il faut varier travail et distractions ; lasse du bas, je prends l’aiguille, puis la quenouille, puis un livre. Ainsi le temps passe et nous emporte sur sa croupe.

« Éran vient d’arriver. Il me tardait de le voir, de savoir quel jour tu étais parti de Gaillac. C’est donc vendredi, le même jour que d’ici. Ce fut un vendredi aussi que tu partis pour la Bretagne. Ce jour n’est pas heureux ; maman mourut un vendredi, et d’autres événements tristes que j’ai remarqués. Je ne {p. 349}sais si l’on doit croire à cette fatalité des jours. »

XIV §

Un passage de Bossuet, qui atteignait à la mélancolie par la grandeur, surtout dans ses vieux jours, la frappe et se grave dans sa mémoire : « En effet, ne paraît-il pas un certain rapport entre les langes et les draps de la sépulture ? On enveloppe presque de même façon ceux qui naissent et ceux qui sont morts : un berceau a quelque idée d’un sépulcre, et c’est la marque de notre mortalité qu’on nous ensevelisse en naissant. »

XV §

« Papa est mieux : il a eu la fièvre, peu dormi. Nous lui avons cédé notre chambre qui est plus chaude, et j’ai pris ton lit. Il y {p. 350}a bien longtemps que je n’avais dormi là ; depuis, je crois que j’emportai de la tapisserie la main de l’homme qui allait défaire un nid qui s’y trouve peint. Je lui prêtais du moins cette mauvaise intention qui me mettait en colère à chaque réveil, et que je punis enfin par un acte de rigueur dont je fus punie à mon tour. On me gronda d’avoir déchiré le pauvre homme, sans écouter qu’il était méchant. Qui le voyait que moi ? Pour bien se conduire avec les enfants, il faut prendre leurs yeux et leur cœur, voir et sentir à leur portée et les juger là-dessus. On épargnerait bien des larmes qui coulent pour de fausses leçons. Pauvres petits enfants, comme je souffre quand je les vois malheureux, tracassés, contrariés ! Te souviens-tu du Pater que je disais dans mon cœur pour que papa ne te grondât pas à la leçon ? La même compassion me reste, avec cette différence que je prie Dieu de faire que les parents soient raisonnables.

« Si j’avais un enfant à élever, comme je le ferais doucement, gaiement, avec tous les soins qu’on donne à une délicate petite {p. 351}fleur ! Puis je leur parlerais du bon Dieu avec des mots d’amour ; je leur dirais qu’il les aime encore plus que moi, qu’il me donne tout ce que je leur donne, et, de plus, l’air, le soleil et les fleurs ; qu’il a fait le ciel et tant de belles étoiles. Ces étoiles, je me souviens comme elles me donnaient une belle idée de Dieu, comme je me levais souvent quand on m’avait couchée, pour les regarder à la petite fenêtre donnant aux pieds de mon lit, chez nos cousines, à Gaillac. On m’y surprit, et plus ne vis les beaux luminaires. La fenêtre fut clouée, car je l’ouvrais et m’y suspendais, au risque de me jeter dans la rue. Cela prouve que les enfants ont le sentiment du beau, et que par les œuvres de Dieu il est facile de leur inspirer la foi et l’amour.

À présent, je te dirai qu’en ouvrant la fenêtre, ce matin, j’ai entendu chanter un merle qui chantait là-haut sur Golse à plein gosier. Cela fait plaisir, ce chant de printemps parmi les corbeaux, comme une rose dans la neige. Mimi est au hameau, papa à sa chambre, Éran à Gaillac, et moi avec toi. Cela se fait souvent. »

XVI §

{p. 352}La saison change.

« Je me sens portée aux larmes ; cependant je ne suis pas malheureuse. D’où cela vient-il donc ? De ce que, apparemment, notre âme s’ennuie sur la terre, pauvre exilée !… Voilà Mimi en prière ; je vais faire comme elle et dire à Dieu que je m’ennuie. Oh ! moi, que deviendrais-je sans la prière, sans la foi, la pensée du ciel, sans cette pitié de la femme qui se tourne en amour, en amour divin ? J’étais perdue et sans bonheur sur la terre. Tu peux m’en croire, je n’en ai trouvé encore en rien, en aucune chose humaine, pas même en toi. »

« Une lettre, mais pas de toi ! C’est d’Euphrasie {p. 353}qui me donne des nouvelles de Lili, tristes nouvelles qui me font craindre de perdre cette pauvre amie. Je vais à Cahuzac en faire part à ma tante. »

XVII §

La Vialarette, une bonne servante volontaire du hameau, vient à mourir. Écoutez :

« La Vialarette ne te portera plus des marrons et des échaudés de Cordes ; la pauvre fille ! elle est morte la nuit dernière. Je la regrette pour ses qualités, sa fidélité, son attachement pour nous. Étions-nous malades ? elle était là ; fallait-il un service ? elle était prête, et puis d’une discrétion, d’une sûreté ! du petit nombre de personnes à qui l’on peut confier un secret. C’était le sublime de sa {p. 354}condition, ce me semble, que cette religion du secret que l’éducation ne lui avait pas apprise. Je lui aurais tout confié.

« L’enterrement était pénible à voir ; mais j’ai voulu accompagner jusque-là celle qui n’a ni frère ni sœur, celle qui a suivi sur ce cimetière tous ceux des nôtres qu’elle a vus mourir, celle qui a fait tant de pas pour nous, hélas ! à pareil jour, samedi. Enfin j’ai voulu lui donner cette marque d’affection et l’accompagner de mes prières jusqu’au bord de l’autre monde. J’ai entendu la messe à côté de son cercueil.

« Il fut un temps où cela m’aurait effrayée ; à présent, je ne sais pas comment je trouve tout naturel de mourir ; cercueils, morts, tombes, cimetières, ne me donnent que des sentiments de foi, ne font que reporter mon âme là-haut. La chose qui m’a le plus frappée, ç’a été d’entendre la bière tombant dans la fosse : sourd et lugubre bruit, le dernier de l’homme. Oh ! qu’il est pénétrant, comme il va loin dans l’âme qui l’écoute ! Mais tous ne l’écoutent pas ; les fossoyeurs avaient l’air de voir cela comme un {p. 355}arbre qui tombe ; le petit Cotive et d’autres enfants regardaient là-dedans comme dans un fossé où il y aurait des fleurs, l’air curieux et étonné. Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle indifférence entoure la tombe ! Que les saints ont raison de mourir avant l’heure, de faire leurs propres obsèques en se retirant du monde ! Est-ce la peine d’y demeurer ? Non, ce n’est pas la peine, si ce n’était quelques âmes chères à qui Dieu veut qu’on tienne compagnie dans la vie. Voilà papa qui vient de me visiter dans ma chambre et m’a laissé en s’en allant deux baisers sur le front. Comment laisser ces tendres pères ? »

XVIII §

Elle raconte qu’elle va se chauffer au soleil, pendant l’office des morts, dans le cimetière du hameau.

« D’où diriez-vous que je viens, ma chère Marie ? Oh ! vous ne devineriez pas ; de me chauffer au soleil dans un cimetière. Lugubre foyer si l’on veut, mais où l’on se trouve au milieu de sa parenté. Là, j’étais avec mon grand-père, des oncles, des aïeux, une foule de morts aimés. Il n’y manquait que ma mère qui, hélas ! repose un peu loin d’ici. Mais pourquoi me trouvais-je là ? Me croyez-vous amante des tombeaux ? Pas plus qu’une autre, ma chère. C’est que je suis allée me confesser ce matin : et comme il y avait du monde, et que j’avais froid à l’église, je suis sortie et me suis assise au soleil dans le cimetière ; et là les réflexions sont venues, et les pensées vers l’autre monde, et le compte qu’on rend à Dieu. Le bon livre d’examen qu’une tombe ! Comme on y lit des vérités, comme on y trouve des lumières, comme les illusions, les rêves de la vie s’y dissipent, et tous les enchantements ! Au sortir de là, le monde est jugé, on y tient moins.

{p. 357}Le pied sur une tombe, on tient moins à la terre.
(Lamartine)

« Il n’est pas de danseuse qui ne quittât sa robe de bal et sa guirlande de fleurs, pas de jeune fille qui n’oubliât sa beauté, personne qui ne revînt meilleur de cette terre des morts. »

XIX §

Ainsi cela se poursuit parmi tous les événements de la vie, petits ou grands, tristes ou gais ; c’est la vicissitude éternelle, mais la vicissitude interprétée, sentie, comprise par une âme intelligente de ce qu’elle souffre et joyeuse de ce qu’elle cueille en passant sur le bord du chemin.

Lisez cette note d’un de ses beaux jours où elle se promène avec son père et son petit {p. 358}chien légué par Lili, une de ses amies qu’elle a récemment ensevelie :

« Depuis ce matin, rien de joli que la naissance d’un agneau et ce cahier qui commence au chant du rossignol, devant deux vases de fleurs qui embaument ma chambrette. C’est un charme d’écrire dans ces parfums, d’y prier, d’y penser, d’y laisser aller l’âme.

« Je suis fatiguée d’écriture, deux grandes lettres m’ont brisé la main. Aussi ne mettrai-je pas grand-chose ici ; mais je veux marquer un beau jour, calme, doux et frais, une vraie matinée de printemps. Tout chante et fleurit. Nous venons de la promenade, papa, moi et mon chien, le joli chien de Lili : chère petite bête ! il ne me quitte jamais : quand je m’assieds, il vient sur mes genoux ; si je marche, il suit mes pas. On dirait qu’il me comprend, qu’il sait que je remplace sa maîtresse. Nous avons rapporté des fleurs blanches, {p. 359}violettes, bleues, qui nous font un bouquet charmant. J’en ai détaché deux pour envoyer à E***, dans une lettre : ce sont des dames de onze heures ; apparemment ce nom leur vient de ce qu’elles s’ouvrent alors, comme font d’autres à d’autres heures, charmantes horloges des champs, horloges de fleurs qui marquent de si belles heures. Qui sait si les oiseaux les consultent, s’ils ne règlent pas sur des fleurs leur coucher, leur repas, leurs rendez-vous ? Pourquoi pas ? tout s’harmonise dans la nature ; des rapports secrets unissent l’aigle et le brin d’herbe, les anges et nous dans l’ordre de l’intelligence. J’aurai un nid sous ma fenêtre ; une tourterelle vient de chanter sur l’acacia où il y avait un nid l’an dernier. C’est peut-être la même. Cet endroit lui a convenu, et, en bonne mère, elle y replace son berceau.

« Rien ne me fait du bien comme d’écrire, parce qu’alors je m’oublie. La prière me fait le même effet de calme, et même mieux, en ce qu’il entre quelque chose de suave dans l’âme. »

XX §

« Depuis cinq jours je n’ai pas écrit ici ; dans ce temps il est venu des feuilles, des fleurs, des roses. En voilà une sous mon front, qui m’embaume, la première du printemps. J’aime à marquer le jour de cette belle venue. Qui sait les printemps que je retrouve ainsi dans des livres, sur une feuille de rose où je date le jour et l’an ? Une de ces feuilles s’en fut à l’île de France, où elle fit bien plaisir à ce pauvre Philibert. Hélas ! elle aura disparu comme lui ! Quoique je le regrette, ce n’est pas cela, mais je ne sais quoi qui m’attriste, me tient dans la langueur aujourd’hui. Pauvre âme, pauvre âme, qu’as-tu donc ? que te faut-il ? Où est ton remède ? Tout verdit, tout fleurit, tout chante, tout l’air est embaumé comme s’il sortait d’une {p. 361}fleur. Oh ! c’est si beau ! allons dehors. Non, je serais seule et la belle solitude ne vaut rien. Ève le fit voir dans Éden. Que faire donc ? Lire, écrire, prier, prendre une corbeille de sable sur la tête, comme ce solitaire, et marcher. Oui, le travail, le travail ! occuper le corps qui nuit à l’âme. Je suis demeurée trop tranquille aujourd’hui, ce qui fait mal, ce qui donne le temps de croupir à un certain ennui qui est en moi.

« Pourquoi est-ce que je m’ennuie ? Est-ce que je n’ai pas tout ce qu’il me faut, tout ce que j’aime, hormis toi ? Quelquefois je pense que c’est la pensée du couvent qui fait cela, qui m’attire et m’attriste. J’envie le bonheur d’une sainte Thérèse, de sainte Paule à Bethléem. Si je pouvais me trouver dans quelque sainte solitude !… Le monde n’est pas mon endroit ; mon avenir serait fait alors, et je ne sais ce qu’il sera. »

XXI §

{p. 362}On l’invite dans les environs à assister à la fonte d’une cloche. Les réflexions que cela lui suggère se rapprochent du dithyrambe de Schiller. Cela finit par une réflexion triste et vraie comme tout ce qui est triste.

« Je ne suis pas en train d’écrire ; il fait un vent qui souffle à tout emporter, même les idées. Sans cela, je dirais tout ce qui m’est venu près de ce fourneau, en pensées religieuses, gaies, tristes ; ce que j’ai coulé d’années, de siècles, de baptêmes, de glas, de noces, d’incendies, avec cette cloche. Quand elle finira, qui sait tout ce qui aura fini dans Andillac et dans le monde ? L’âge des cloches prend des siècles, du temps sans fin, à moins d’un malheur ou d’une révolution. Ainsi, tous tant que nous étions là, nous ne la verrons pas refondre. Cela seul est solennel : {p. 363}ne plus voir ce qu’on voit. Il y a là quelque chose qui fait qu’on y attache fort les yeux, quand ce ne serait qu’un brin d’herbe. »

Quel instinct de notre immortalité dans ces paroles !

XXII §

Elle aime les fleurs et voudrait apprendre la botanique pour avoir une langue de plus, afin de mieux adorer et louer le créateur du cèdre et de l’hysope ! — « Maurice, tu me l’apprendras ; ce serait bien facile avec une Flore. Mais quand seras-tu ici au printemps ? Tu n’y viens que tard ; ce n’est pas lorsque l’hiver a fauché toute la beauté de la nature (suivant l’expression de notre ami, saint François de Sales) qu’on peut se mettre à botaniser : plus de fleurs alors, et ce sont les fleurs qui m’intéressent parce qu’elles sont si jolies sur ces tapis verts. J’aimerais de connaître leur famille, {p. 364}leurs goûts, quels papillons elles aiment, les gouttes de rosée qu’il leur faut, leurs propriétés pour m’en servir au besoin. Les fleurs servent aux malades. Dieu fait ses dons à tant de fins ! Tout est plein pour nous d’une merveilleuse bonté ; vois la rose qui, après avoir donné du miel à l’abeille, un baume à l’air, nous offre encore une eau si douce pour les yeux malades. Je me souviens de t’en avoir mis des compresses quand tu étais petit. Nous faisons tous les ans des fioles de cette eau qu’on vient nous demander. »

XXIII §

Un autre jour la gaieté des champs la saisit.

« Flageolet, hautbois, grosse caisse, rossignols, tourterelles, loriots, merles, pinsons, {p. 365}belle et grotesque symphonie du moment. C’est, en l’honneur de la fête votive, la bruyante musique d’Andillac qui retentit jusqu’ici et se mêle à celle des oiseaux. Au moins ne manquons-nous pas de concerts dans nos champs ; tu aimes ceux de Paris sans pouvoir y aller toujours, et moi, sans y aller, je m’y trouve. C’est de tous côtés, de tous les arbres, des voix d’oiseaux, et mon charmant musicien, le rossignol de l’autre soir, chantant encore près du noyer du jardin. Ce sont pour moi des charmes, des plaisirs que je ne puis dire. Aussi quelqu’un me disait : “Vous êtes heureusement née pour habiter la campagne.” C’est vrai, je le sens, et que mon être s’harmonise avec les fleurs, les oiseaux, les bois, l’air, le ciel, tout ce qui vit dehors, grandes ou gracieuses œuvres de Dieu. »

XXIV §

Et voyez maintenant comme elle aime les {p. 366}bêtes ! Insensé qui ne les comprend pas ! Lisez les lignes suivantes, et jugez combien la piété bien entendue et bien sentie s’étend à tout, depuis l’étoile incommensurable jusqu’au pauvre petit chien qui n’a que ses deux pattes à laisser à sa maîtresse. J’ai toujours reproché au christianisme son insensibilité pour les animaux, comme si ce qui aime tant n’avait point de cœur, comme si ce qui pense, calcule et combine, n’avait point sa part d’intelligence. Encore une fois lisez ceci.

« Vous avez raison de dire que je suis heureusement née pour habiter la campagne. C’est mon endroit ; je souffrirais bien plus ailleurs ; je reconnais en ceci un soin de la Providence, qui fait tout avec amour pour ses créatures, qui ne fait pas naître la violette dans les rues. Vous me voyez bien appuyée sur ma fenêtre, contemplant tout ce vallon de verdure où chante le rossignol ; puis je vais soigner mes poulets, coudre, filer, broder dans la grande salle avec Marie. Ainsi, {p. 367}d’une chose à l’autre, le jour passe, et nous arrivons au soir sans ennui.

« Un chagrin. Mon cher petit chien, mon joli Bijou est malade, si malade que je crains qu’il n’en meure. Pauvre bête ! comme il est oppressé, comme il gémit, me lèche les mains et me dit : “Soulagez-moi ! ” Je ne sais que lui faire, il ne prend rien que quelques gouttes de sirop de gomme qu’il lèche sur mes doigts ; c’est ainsi que je le nourris, moitié sucre, moitié caresses. Hélas ! que sert d’aimer ? je ne le sauverai pas. Cela me ferait pleurer, si je ne renvoyais mes larmes. Pleurer une bête, c’est bête, mais le cœur n’a pas d’esprit ni trop d’amour-propre souvent. Puis mon Bijou est si joli, si gracieux, si gentil, si précieux, me venant de Lili ! Un chien, c’est si riant, si caressant, si tendre, si à nous ! Je crois que je pleurerai, mais ce sera ici dans ma chambrette où se passent mes secrets.

« Une de mes amies demandait une fois des prières pour son chien malade ; je me moquai d’elle et trouvai sa dévotion mal placée. {p. 368}Aujourd’hui j’en ferais comme elle, je ne trouve pas cette prière si étrange : tant le cœur change l’esprit ! Je n’aimais pas Bijou alors ; ma conscience ne s’offusque pas d’intéresser le bon Dieu à la conservation d’une bête. Y a-t-il rien d’indigne dans ses créatures, et ne peut-on pas lui demander la vie de celles que nous aimons ? Je suis portée à le croire et qu’on peut, excepté le mal, tout demander à Dieu, au bon Dieu. Ce nom familier, ce nom populaire de la Divinité m’inspire toute sorte de confiance. Qu’attendre d’un être inaccessible, si loin, si loin de l’homme qu’on ne peut pas l’aimer en l’adorant ? et le cœur, cependant, veut aimer ce qu’il adore et adorer ce qu’il aime ; ce qui s’est fait quand Dieu s’est fait chair, quand il a habité parmi nous. De cette condescendance infinie nous est venue notre foi confiante. Il faut que je retourne auprès de mon pauvre Bijou qui, certes, m’a menée assez loin. »

« Il est mort, mon cher petit chien. Je suis triste et n’ai guère envie d’écrire. »

« Je viens de faire mettre Bijou dans la garenne des buis, parmi les fleurs et les oiseaux. Là je planterai un rosier qui s’appellera le rosier du Chien. J’ai gardé les deux petites pattes de devant si souvent posées sur ma main, sur mes pieds, sur mes genoux. Qu’il était gentil, gracieux dans ses poses de repos ou de caresses ! Le matin, il venait au pied du lit me lécher les pieds en me levant, puis il allait en faire autant à papa. Nous étions ses deux préférés. Tout cela me revient à présent. Les objets passés vont au cœur ; papa le regrette autant que moi. Il aurait donné, disait-il, dix moutons pour ce cher joli petit chien. Hélas ! il faut que tout nous quitte, ou tout quitter. »

XXV §

{p. 370}Et comme elle décrit les scènes de la vie rustique !

« Je retourne à la salle loin de papa ; j’écrivais ceci au chant des jeunes poulets qui piquent l’herbe sous ma fenêtre, au bruit joyeux des moissonneurs qui sont dans les chènevières. Heureuses gens qui suent et qui chantent !

« Les gracieuses choses qui se voient dans les champs et que je viens de voir ! Un beau champ de blé plein de moissonneurs et de gerbes, et, parmi ces gerbes, une seule debout faisant ombre à deux petits enfants, et leur grand’mère les faisant déjeuner avec du lait !

« Rien ne monte à ma chambre ce soir que le chant des cigales.

« Ce soir, au crépuscule, j’écris d’une main fraîche, revenant de laver ma robe au ruisseau ! {p. 371}C’est joli de laver, de voir passer des poissons, des flots, des brins d’herbe, des feuilles, des fleurs tombées, de suivre cela et je ne sais quoi au fil de l’eau. Il vient tant de choses à la laveuse qui sait voir dans le courant de ce ruisseau ! C’est la baignoire des oiseaux, le miroir du ciel, l’image de la vie, un chemin courant ! etc., etc. »

XXVI §

« Que survient-il donc ? rien que le bruit des fléaux tombant en cadence sur l’aire. Cette cadence, accompagnée du chant des coqs et des cigales, fait quelque chose d’infiniment rustique que j’aime !… »

Et plus loin…

« En entrant dans ma chambrette ce soir à dix heures, je suis frappée de la blanche lumière de la lune qui se lève ronde derrière {p. 372}un groupe de chênes aux Mérix ; la voilà plus haut, plus haut, toujours plus haut, chaque fois que je regarde. Elle va plus vite dans le ciel que ma plume sur ce papier, mais je puis la suivre des yeux ; merveilleuse faculté de voir, si élevée, si étendue, si jouissante ! On jouit du ciel quand on veut ; la nuit même, de sur mon chevet, j’aperçois, par la fente d’un contrevent, une petite étoile qui s’encadre là vers les onze heures et me rayonne assez longtemps pour que je m’endorme avant qu’elle soit passée ; je l’appelle aussi l’étoile du sommeil, et je l’aime. La pourrai-je voir à Paris ? Je pense que mes nuits et mes jours seront changés, et je n’y puis penser sans peine. Me tirer d’ici, c’est tirer Paule de sa grotte ; il faut bien que ce soit pour toi que je quitte mon désert, toi pour qui Dieu sait que j’irais au bout du monde. Adieu au clair de la lune, au chant des grillons, au glouglou du ruisseau ; j’avais de plus le rossignol naguère ; mais toujours quelque charme manque à nos charmes. À présent, plus rien qu’à Dieu, ma prière et le sommeil. »

« Dirais-tu ce qui me fait souffrir à présent en moi ? C’est cette petite reine Jeanne Gray, décapitée si jeune, si douce, si charmante, à qui je pense. »

« Une compagne dans ma chambrette, une perdrix blessée à l’aile, mais bien leste encore, bien vive, bien gentille ; elle se coule comme un rat dans tous les coins de sa prison et se prive, s’accoutume à me voir, si bien qu’elle mange et boit à mes côtés. Je voudrais la porter à Charles.

« Un peu de malaise m’a fait jeter sur ton lit, ce lit où tu as couché six mois dans la fièvre, où je t’ai vu si pâle, défait, mourant, d’où le bon Dieu t’a tiré par prodige. Tout cela s’est mis avec moi sur ce lit ; j’ai vu, revu, pensé, béni ; puis un petit sommeil et un rêve… »

XXVII §

{p. 374}Qu’on ne s’étonne pas à me voir tant citer ; je suis sans cesse tenté de laisser aller ma plume, mais qu’écrirait-elle qui valût ce que nous lisons ainsi ensemble ? Si on me disait : « Parlez sur l’Imitation », je prendrais ce livre presque divin et le lirais, car rien de ce que je pourrais dire ne vaudrait un de ces versets pleins de suc. — Il en est ainsi des pages de mademoiselle de Guérin ; ôtez quelques superstitions féminines et quelques petitesses enfantines de dévotion qui ne scandalisent pas, mais qui humilient l’intelligence et qui tiennent à l’éducation, à l’habitude, au séjour, à la fréquentation de quelques ecclésiastiques, tels que l’abbé de Lamennais et ses disciples, tout est naïf, sublime, divin sous sa plume ; on ne peut rien dire d’elle qui ne soit mille fois dépassé par les éjaculations solitaires de cette âme. Excusez-moi donc : le modèle que j’ai {p. 375}sous les yeux tue le commentaire, contentez-vous d’admirer.

XXVIII §

Il faut lire, quand Maurice se marie, son extase de reconnaissance sur les cadeaux de noces venus des Indes, que sa belle-sœur lui envoie. — « Voilà pourtant ce qui nous arrive de Gaillac par le messager ; j’ajoute encore que ton frère me rapporte une perdrix qu’il a tuée et deux pauvres cailles blessées… Les souffrants sont pour moi et l’ont toujours été ; étant enfant, je m’emparais de tous les petits poulets blessés ; faire du bien, soulager, est la moelle du cœur d’une femme. »

Suivons cette veine de gaieté au mariage de son frère.

« C’est trop joli, ce que je vois, pour ne pas te le dire : nos demoiselles, là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se montrant çà et là sous des touffes d’arbres comme des nymphes de nuit, à la clarté d’un feu d’allumettes que fait Jeannot, leur fanal courant : c’est la pêche aux écrevisses, plaisir qu’Érembert a voulu donner à ces jeunes filles que tout amuse. J’ai mieux aimé être ici à les voir faire et te le dire. Je les entends rire et toujours rire ; cet âge est une joie permanente. Pour moi, j’ai besoin de repos, de me coucher au lieu d’errer sur le frais gazon d’un ruisseau. Adieu, Maurice ; nous avons bien parlé de toi en montrant les cadeaux de noce. Je ne voudrais pas te quitter, mais de force. Il y aurait de quoi passer la nuit ici à décrire ce qui se voit, s’entend, dans ma délicieuse chambrette, ce qui vient m’y visiter, de petits insectes, noirs comme la nuit, de petits papillons mouchetés, tailladés, volant {p. 377}comme des fous autour de ma lampe. En voilà un qui brûle, en voilà un qui part, en voilà un qui vient, qui revient, et sur la table quelque chose comme un grain de poussière qui marche. Que d’habitants dans ce peu d’espace ! Un mot, un regard à chacun, une question sur leur famille, leur vie, leur contrée, nous mènerait à l’infini ; il vaut mieux faire ma prière ici devant ma fenêtre, devant l’infinité du ciel. »

XXIX §

« Mme et M. de Faramond, une lettre de Louise, hier une d’Antoinette, plaisir et bonheur. Demain, je pars avec ces demoiselles. Adieu, cahier ; mais je le prendrai peut-être pour me trouver avec toi. »

« Oh ! les vieux châteaux, avec leurs grandes salles, leurs meubles antiques, leurs larges fenêtres d’où l’on voit tout le ciel, les portraits de belles dames et de grands seigneurs, cela fait je ne sais quel plaisir à voir, à s’y voir errant de chambre en chambre. Oh ! j’aime les vieux châteaux, et je me complais depuis un jour dans cette jouissance. C’est de Montels que je t’écris, dans une chambre écartée où j’ai, par bonheur, trouvé de l’encre ; j’avais oublié d’en prendre, et c’était grande privation de ne pouvoir rien tracer de tout ce qui se peint en moi dans cette demeure de mon goût. Je m’y plairais toujours, d’autant qu’à chaque endroit ce sont des souvenirs d’enfance, et tu sais comme ce passé fait plaisir. J’avais neuf ans quand je vins à Montels. En arrivant j’ai reconnu l’église sous son grand ormeau où j’allais sauter à l’ombre, puis la grande cour et puis la petite avec son puits, la porte à vitres du salon, et, dans ce salon, les grandes belles {p. 379}dames que j’aimais tant à voir ; une à côté d’un capucin en méditation qui fait contraste, chose que je n’avais pas tant remarquée qu’à présent. Dans l’enfance, les effets de réflexion touchent peu. Nous sortons, nous courons. »

XXX §

Elle va à Paris ; elle assiste à tout ; elle soulage tout. — Avant de retourner au Cayla rejoindre son père, elle va passer quelques semaines en Nivernais chez une charmante amie digne d’elle, jeune, belle, lettrée, Mme de Maistre. Elle se lie d’amitié avec cette compagne dont l’âme aimante et mystique a de l’analogie avec la sienne.

Description de journées de joie et d’ennui dans son vieux château du Berry et de quelques courses jusqu’aux neiges de l’Auvergne. Effusions intimes par-ci par-là, qui rappellent l’âme à son nid comme le chalumeau du berger {p. 380}rappelle au bercail le troupeau dispersé.

À cette époque percent çà et là quelques mots qui font entrevoir un goût naissant, mais caché, pour un ami de son frère, M. d’Aurevilly, homme de même race, qui lui donne de temps en temps des nouvelles de son frère et qu’elle semble aimer par reconnaissance. Mais la pitié, tout aimable qu’elle est, n’est pas de l’amour ! Il semble que M. d’Aurevilly avait le cœur engagé ailleurs. On ne sait rien à cet égard, tout flotte dans la pénombre, tout s’évanouit dans le silence et peut-être dans les larmes. — « Pauvre cœur, n’auras-tu pas trop de poids ? — Oh ! le mot ! encore un mot de sainte Thérèse. Ou souffrir ou mourir ! Xavier de Maistre est à Paris, je l’ai vu, je lui écris, je l’aime. » Qui n’eût pas aimé le vieillard de quatre-vingt-cinq ans, dont l’âme avait la naïve jeunesse de vingt-cinq ans ?

XXXI §

« Il fut un temps, il y a quelques armées, où la pensée d’écrire à un poète, à un grand nom, m’aurait ravie. Si, quand je lisais Prascovie ou le Lépreux, l’espoir d’en voir l’auteur ou de lui parler m’était venu, j’en aurais eu des enthousiasmes de bonheur. Ô jeunesse ! Et maintenant j’ai vu, écrit et parlé sans émotion, de sang-froid et sans plaisir, ou que bien peu, celui de la curiosité3, le moindre, le dernier dans l’échelle des sensations. Curiosité encore, il faut le dire, un peu décharmée, étonnée seulement de ne voir rien d’étonnant. Un grand homme ressemble tant aux autres hommes ! Aurais-je cru cela, et qu’un Lamartine, un de Maistre, n’eussent pas quelque chose de plus qu’humain. {p. 382}J’avais cru ainsi dans ma naïveté au Cayla, mais Paris m’a ôté cette illusion et bien d’autres. Voilà le mal de voir et de vivre, c’est de laisser toutes les plus jolies choses derrière. »

XXXII §

La pensée de l’état de son frère devenu sa propre pensée la suit toujours. On assiste par ce journal à cette permanence du sentiment.

« Si jamais tu lis ceci, mon ami, tu auras l’idée d’une affection permanente, ce quelque chose pour quelqu’un qui vous occupe au coucher, au lever, dans le jour et toujours, qui fait tristesse ou joie, mobile et centre de l’âme. — En lisant un livre de géologie, j’ai rencontré un éléphant fossile découvert dans la Laponie, et une pirogue déterrée dans l’île des Cygnes, en creusant {p. 383}les fondations du pont des Invalides. Me voilà sur l’éléphant, me voilà dans la pirogue, faisant le tour des mers du Nord et de l’île des Cygnes, voyant ces lieux du temps de ces choses : la Laponie chaude, verdoyante et peuplée, non de nains, mais d’hommes beaux et grands, de femmes s’en allant en promenade sur un éléphant, dans ces forêts, sous ces monts pétrifiés aujourd’hui ; et l’île des Cygnes, blanche de fleurs, et de leur duvet, oh ! que je la trouve belle ! Et ses habitants, qui sont-ils ? que font-ils dans ce coin du globe ? Descendant comme nous de l’exilé d’Éden, connaissent-ils sa naissance, sa vie, sa chute, sa lamentable et merveilleuse histoire ; cette Ève pour laquelle il a perdu le ciel, tant de malheur et de bonheur ensemble, tant d’espérances dans la foi, tant de larmes sur leurs enfants, tant et tant de choses que nous savons, que savait peut-être avant nous ce peuple dont il ne reste qu’une planche ? Naufrages de l’humanité que Dieu seul connaît, dont il a caché les débris dans les profondeurs de la terre, comme pour les dérober à notre curiosité ! {p. 384}S’il en laisse voir quelque chose, c’est pour nous apprendre que ce globe est un abîme de malheurs, et que ce qu’on gagne à remuer ses entrailles, c’est d’y découvrir plus de cimetières. La mort est au fond de tout, et on creuse toujours comme qui cherche l’immortalité ! »

Lamartine.

(La suite au prochain entretien.)

XCe entretien.
De la littérature de l’âme.
Journal intime d’une jeune personne.
Mlle de Guérin (3e partie) §

I §

{p. 385}Et son frère mourut, en effet, quelques semaines après ces lignes, au Cayla, le vendredi 19 juillet 1839.

Elle continue à lui écrire dans l’autre vie.

Car, dit-elle, en m’empruntant ces deux vers :

{p. 386}… Où l’éternité réside
On retrouve jusqu’au passé !

« Oh ! que nous avons prié ce matin sur ta tombe ! moi, ta femme, ton père et tes sœurs ! »

Souvenir de l’enfance du mort.

« À pareil jour vint au monde un frère que je devais bien aimer, bien pleurer, hélas ! ce qui va souvent ensemble. J’ai vu son cercueil dans la même chambre, à la même place où, toute petite, je me souviens d’avoir vu son berceau, quand on m’amena de Gaillac, où j’étais, pour son baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête, plus qu’aucun autre de nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis le lendemain, aimant fort ce petit enfant qui venait de naître. J’avais cinq ans. Deux ans après je revins, lui portant {p. 387}une robe que je lui avais faite. Je lui mis sa robe et le menai par la main le long de la garenne du nord, où il fit quelques pas tout seul, les premiers, ce que j’allai annoncer en grande joie à ma mère : “Maurice, Maurice a marché seul ! ” Souvenir qui me vient tout mouillé de larmes. »

« Journée de prières et de pieuse consolation : pèlerinage de ton ami, le saint abbé de Rivières, à Andillac, où il a dit la messe, où il est venu prier avec tes sœurs près de ta tombe. Oh ! que cela m’a touchée ; que j’ai béni dans mon cœur ce pieux ami agenouillé sur tes restes, dont l’âme, par-delà ce monde, soulageait la tienne souffrante, si elle souffre ! Maurice, je te crois au ciel. Oh ! j’ai cette confiance, que tes sentiments religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu m’inspire. Dieu si bon, si compatissant, si aimant, si Père, n’aurait-il pas eu pitié et tendresse pour un fils revenu à lui ? Oh ! il y a trois {p. 388}ans qui m’affligent ; je voudrais les effacer de mes larmes. Mon Dieu, tant de supplications ont été faites ! Mon Dieu, vous les avez entendues, vous les aurez exaucées. Ô mon âme, pourquoi es-tu triste et pourquoi me troubles-tu ? »

« Besoin d’écrire, besoin de penser, besoin d’être seule, non pas seule, avec Dieu et toi. Je me trouve isolée au milieu de tous. Ô solitude vivante, que tu seras longue !

« Commencé à lire les Saints Désirs de la mort, lecture de mon goût. Mon âme vit dans un cercueil. Oh ! oui, enterrée, ensevelie en toi, mon ami ; de même que je vivais en ta vie, je suis morte en ta mort. Morte à tout bonheur, à toute espérance ici-bas. J’avais {p. 389}tout mis en toi, comme une mère en son fils ; j’étais moins sœur que mère. Te souviens-tu que je me comparais à Monique pleurant sur Augustin, quand nous parlions de mes afflictions pour ton âme, cette chère âme dans l’erreur ? Que j’ai demandé à Dieu son salut, prié, supplié ! Un saint prêtre me dit : “Votre frère reviendra.” Oh ! il est revenu, et puis il m’a quittée pour le ciel, pour le ciel, j’espère. Il y a eu des signes évidents de grâce, de miséricorde dans cette mort. Mon Dieu, j’ai plus à vous bénir qu’à me plaindre. Vous en avez fait un élu par les souffrances qui rachètent, par l’acceptation et la résignation qui méritent, par la foi qui sanctifie. Oh ! oui, cette foi lui était revenue vive et profonde ; cela s’est vu dans des actes religieux, des prières, des lectures, et dans ce baiser à la croix fait avec tant d’âme et d’amour un peu avant de mourir ! Oh ! moi qui le voyais faire, qui le regardais tant dans ses dernières actions, j’ai dit, mon Dieu, j’ai dit qu’il s’en allait en paradis. Ainsi finissent ceux qui s’en vont dans la vie meilleure.

« Maurice, mon ami, qu’est ce que le ciel, ce {p. 390}lieu des amis ? Jamais ne me donneras-tu signe de là ? Ne t’entendrai-je pas, comme on dit que quelquefois on entend les morts ? Oh ! si tu le pouvais, s’il existe quelque communication entre ce monde et l’autre, reviens ! Je n’aurai pas peur un soir de voir une apparition, quelque chose de toi à moi qui étions si unis. Toi au ciel et moi sur la terre, oh ! que la mort nous sépare ! J’écris ceci à la chambrette, cette chambrette tant aimée où nous avons tant causé ensemble, rien que nous deux. Voilà ta place et là la mienne. Ici était ton portefeuille si plein de secrets de cœur et d’intelligence, si plein de toi et de choses qui ont décidé de ta vie. Je le crois, je crois que les événements ont influé sur ton existence. Si tu étais demeuré ici, tu ne serais pas mort. Mort ! terrible et unique pensée de ta sœur. »

« Hier allée à Cahuzac entendre la messe pour toi en union de celle que le prince de {p. 391}Hohenlohe offrait en Allemagne pour demander à Dieu ta guérison, hélas ! demandée trop tard. Quinze jours après ta mort, la réponse est venue m’apporter douleurs au lieu d’espérance. Que de regrets de n’avoir pas pensé plus tôt à ce moyen de salut, qui en a sauvé tant d’autres ! C’est sur des faits bien établis que j’avais eu recours au saint thaumaturge, et je croyais tant au miracle ! Mon Dieu, j’y crois encore, j’y crois en pleurant. Maurice, un torrent de tristesse m’a passé sur l’âme aujourd’hui. Chaque jour agrandit ta perte, agrandit mon cœur pour les regrets. Seule dans le bois avec mon père, nous nous sommes assis à l’ombre, parlant de toi. Je regardais l’endroit où tu vins t’asseoir il y a deux ans, le premier jour, je crois, où tu fis quelques pas dehors. Oh ! quel souvenir de maladie et de guérison ! Je suis triste à la mort. Je voudrais te voir. Je prie Dieu à tout moment de me faire cette grâce. Ce ciel, ce ciel des âmes, est-il si loin de nous, le ciel du temps de celui de l’éternité ? Ô profondeur ! ô mystères de l’autre vie qui nous sépare ! Moi qui étais si en peine sur lui, qui cherchais {p. 392}tant à tout savoir, où qu’il soit maintenant, c’est fini. Je le suis dans les trois demeures, je m’arrête aux délices, je passe aux souffrances, aux gouffres de feu. Mon Dieu, mon Dieu, non ! Que mon frère ne soit pas là, qu’il n’y soit pas ! Il n’y est pas ; son âme, l’âme de Maurice parmi les réprouvés !… Horrible crainte, non ! Mais au purgatoire où l’on souffre, où s’expient les faiblesses du cœur, les doutes de l’âme, les demi-volontés au mal. Peut-être mon frère est là qui souffre et nous appelle dans les gémissements comme il faisait dans les souffrances du corps : “Soulagez-moi, vous qui m’aimez.” Oui, mon ami, par la prière. Je vais prier ; je l’ai tant fait et le ferai toujours. Des prières, oh ! des prières pour les morts, c’est la rosée du purgatoire.

« Sophie m’a écrit, cette Sophie, amie de Marie, qui m’aime en elle et vient me consoler. Mais rien d’humain ne console. Je voudrais aller en Afrique porter ma vie à quelqu’un, m’employer au salut des Arabes dans l’établissement de Mme Vialar. Mes jours ne me sembleraient pas vides, inutiles comme {p. 393}ils sont. Cette idée de cloître qui s’en était allée, qui s’était retirée devant toi, me revient.

« Le rosier, le petit rosier des Coques, a fleuri. Que de tristesses, de craintes, de souvenirs épanouis avec ces fleurs, renfermés dans ce vase donné par Marie, emporté dans notre voyage, avec nous dans la voiture de Tours à Bordeaux, de là ici ! Ce rosier te faisait plaisir ; tu te plaisais à le voir, à penser d’où il venait. Je voyais cela et comme étaient jolis ces petits boutons et cette petite verdure. »

« Mis au doigt la bague antique que tu avais prise et mise ici il y a deux ans, cette bague qui nous avait tant de fois fait rire quand je te disais : “Et la bague ? ” Oh ! qu’elle m’est triste à voir et que je l’aime ! Mon ami, tout m’est relique de toi.

« La mort nous revêtira de toute chose. Consolante parole que je viens de méditer, qui {p. 394}me revêt le cœur d’espérance, ce pauvre cœur dépouillé.

« Comme j’aime ses lettres, ces lettres qui ne viennent pas ! Mon Dieu, recevez ce que j’en souffre et toutes les douleurs de cette affection. Voilà que cette âme m’attriste, que son salut m’inquiète, que je souffrirais le martyre pour lui mériter le ciel. Exaucez, mon Dieu, mes prières : éclairez, attirez, touchez cette âme si faite pour vous connaître et vous servir ! Oh ! quelle douleur de voir s’égarer de si belles intelligences, de si nobles créatures, des êtres formés avec tant de faveur, où Dieu semble avoir mis toutes ses complaisances comme en des fils bien-aimés, les mieux faits à son image ! Ah ! qu’ils sont à plaindre ! que mon âme souvent les pleure avec Jésus venu pour les sauver ! Je voudrais le salut de tous, que tous profitent de la rédemption qui s’étend à tout le genre humain. Mais le cœur a ses élus, et pour ceux-là on a cent fois plus de désirs et de crainte. Cela n’est pas défendu. Jésus, n’aviez-vous pas votre Jean bien-aimé, dont les apôtres disaient que, par amour, vous feriez {p. 395}qu’il ne mourrait pas ? Faites qu’ils vivent toujours, ceux que j’aime, qu’ils vivent de la vie éternelle ! Oh ! c’est pour cela, pas pour ici que je les aime. À peine, hélas ! si l’on s’y voit. Je n’ai fait que l’apercevoir ; mais l’âme reste dans l’âme. »

« Tristesse et communion ; pleuré en Dieu ; écrit à ton ami ; lu Pascal, l’étonnant penseur. J’ai recueilli cette pensée sur l’amour de Dieu, qu’on aime sans le connaître : Le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas. Bien souvent j’ai senti cela. »

II §

Et comme elle désire que toute la nature en convulsion s’associe par un mouvement désordonné à la convulsion de sa douleur !

« Quelques gouttes de pluie sur la terre ardente. Peut-être orage ce soir, ramassé par ces vapeurs. Qu’il tonne, qu’il passe des torrents d’eau et de vent ! je voudrais du bruit, des secousses, tout ce qui n’est pas ce calme affaissant. — Si j’écrivais sa vie, cette vie si jeune, si riche, si rare, si rattachée à tant d’événements, à tant d’intérêts, à tant de cœurs ! peu de vies semblables. »

« Je ne sais, sans mon père, j’irais peut-être joindre les sœurs de Saint-Joseph, à Alger. Au moins ma vie serait utile. Qu’en faire à présent ? Je l’avais mise en toi, pauvre frère ! Tu me disais de ne pas te quitter. En effet, je suis bien demeurée près de toi pour te voir mourir. Un ecce homo, l’homme de douleur, tous les autres derrière celui-là. Souffrances {p. 397}de Jésus, saints désirs de la mort, uniques pensées et méditations. Écrit à Louise comme à Marie ; il fait bon écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire, ton frère ? Serait-il mort aussi ? Mon Dieu, que le silence m’effraye à présent ! pardonnez-moi tout ce qui me fait peur. L’âme qui vous est unie, qu’a-t-elle à craindre ? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et véritable et éternel amour ? Il me semble que je vous aime, comme disait le timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s’endormait sur votre cœur. Divin repos qui me manque ! Que vais-je chercher dans les créatures ? Me faire un oreiller d’une poitrine humaine, hélas ! j’ai vu comme la mort nous l’ôte. Plutôt m’appuyer, Jésus, sur votre couronne d’épines. »

« Saint Augustin aujourd’hui, ce saint qui pleurait si tendrement son ami et d’avoir aimé Dieu si tard. Que je n’aie pas ces deux regrets : oh ! que je n’aie pas cette douleur {p. 398}à deux tranchants, qui me fendrait l’âme à la mort ! Mourir sans amour, c’est mourir en enfer. Amour divin, seul véritable. Les autres ne sont que des ombres.

« Accablement, poids de douleurs ; essayons de soulever ce mont de tristesse. Que faire ? Oh ! que l’âme est ignorante ! Il faut s’attacher à Dieu, à celui qui soulève et le vaisseau et la mer. Pauvre nacelle que je suis sur un océan de larmes ! »

III §

La sérénité revient avec la lumière et revient seule.

« Qu’il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins chasselas que tu aimais ! En m’y voyant, en mettant le pied où tu l’avais mis, la tristesse m’a rempli l’âme. Je me suis assise à l’ombre d’un cerisier, et là, pensant au passé, j’ai pleuré. Tout {p. 399}était vert, frais, doré de soleil, admirable à voir. Ces approches d’automne sont belles, la température adoucie, le ciel plus nuagé, des teintes de deuil qui commencent. Tout cela, je l’aime, je m’en savoure l’œil, m’en pénètre jusqu’au cœur, qui tourne aux larmes. Vu seule, c’est si triste ! Toi, tu vois le ciel ! Oh ! je ne te plains pas. L’âme doit goûter d’ineffables ravissements…

« Le plus grand malheur de la vie, c’est d’en rompre les relations.

« Je voulais envoyer à mon ami les deux grenades du grenadier dont il a travaillé le pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier mouvement sur la terre ! »

IV §

« À l’heure qu’il est, midi, premier dimanche d’octobre, j’étais à Paris, j’étais dans ses {p. 400}bras, place Notre-Dame-des-Victoires. Un an passé, mon Dieu ! — Que je fus frappée de sa maigreur, de sa toux, moi qui l’avais rêvé mort dans la route ! — Nous allâmes ensemble à Saint-Sulpice à la messe, à une heure. Aujourd’hui à Lentin, dans la pluie, les poignants souvenirs et la solitude… Mais, mon âme, apaise-toi avec ton Dieu que tu as reçu dans cette petite église. C’est ton frère, ton ami, le bien-aimé souverain que tu ne verras pas mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette vie ni en l’autre. Consolons-nous dans cette espérance, et qu’en Dieu on retrouve tout ce qu’on a perdu. Si je pouvais m’en aller en haut ; si je trouvais dans ma poitrine ce souffle qui vient le dernier, ce souffle des mourants qui porte l’âme au ciel, oh ! je n’aurais pas beaucoup de regrets à la vie. Mais la vie, c’est une épreuve, et la mienne est-elle assez longue ; ai-je assez souffert ? Quand on se porte au Calvaire, on voit ce que coûte le ciel. Oh ! bien des larmes, des déchirements, des épines, du fiel et du vinaigre. Ai-je goûté de tout cela ? Mon Dieu, ôtez-moi la plainte, soutenez-moi dans le silence {p. 401}et la résignation au pied de la Croix, avec Marie et les femmes qui vous aimèrent. »

« Trois mois aujourd’hui de cette mort, de cette séparation. Oh ! la douloureuse date, que néanmoins je veux écrire chaque fois qu’elle reviendra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans ce retour du 19, que je ne puis le voir sans le marquer dans ma vie, puisque je note ma vie. Eh ! qu’y mettrais-je maintenant, si je n’y mettais mes larmes, mes souvenirs, mes regrets de ce que j’ai le plus aimé ? C’est tout ce qui vous viendra, ô vous qui voulez que je continue ces cahiers, mon tous les jours au Cayla. J’allais cesser de le faire, il y avait trop d’amertume à lui parler dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de m’entendre, je continue ma causerie intime ; je rattache à vous ce qui restait là, tombé brisé par la mort. J’écrirai pour {p. 402}vous comme j’écrivais pour lui. Vous êtes mon frère d’adoption, mon frère de cœur. Il y a là-dedans illusion et réalité, consolation et tristesse : Maurice partout. C’est donc aujourd’hui 19 octobre que je date pour vous et que je marque ce jour comme une époque dans ma vie, ma vie d’isolement, de solitude, d’inconnue qui s’en va vers quelqu’un du monde, vers vous à Paris, comme à peu près, je vous l’ai dit, je crois, si Eustoquie, de son désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le contraste est piquant, mais ne m’étonne pas. Quelqu’un, une femme, me disait qu’à ma place elle serait bien embarrassée pour vous écrire. Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec vous, en vérité, pas plus qu’avec Maurice ; vous m’êtes lui au cœur et à l’intelligence. C’est à ce point de vue que se met notre intimité. »

V §

{p. 403}Elle continue d’écrire à M. d’Aurevilly qu’aimait son frère et dont elle a fait son frère d’adoption. Évidemment elle l’eût aimé, elle l’aima peut-être en mémoire de celui qu’elle avait perdu. L’amour est comme toutes les passions, il a des retours inattendus.

« La belle matinée d’automne ! Un air transparent, un lever du jour radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des nuages d’un éclat, d’une couleur molle et vive, du coton d’or sur un ciel bleu. C’était beau, c’était beau ! Je regrettais d’être seule à le voir. J’ai pensé à notre peintre et ami, M. Augier, lui qui sent si bien et prend sitôt le beau dans son âme d’artiste. Et puis Maurice, et puis vous, je vous aurais voulu {p. 404}voir tous sous mon ciel du Cayla ; mais devons-nous nous rencontrer jamais plus sur la terre ?

« En allant au Posadou, j’ai voulu prendre une fleur très jolie. Je l’ai laissée pour le retour, et j’ai passé par un autre chemin. Adieu ma fleur. Quand j’y reviendrais, où serait-elle ? Une autre fois je ne laisserai pas mes fleurs en chemin. Que de fois cependant cela n’arrive-t-il pas dans la vie ?

« Dimanche aujourd’hui. Revu à Andillac cette tombe toute verdoyante d’herbe. Comme c’est venu vite, ces plantes ! Comme la vie se hâte sur la mort, et que c’est triste à notre vue ! Que ce serait désolant, sans la foi qui nous dit que nous devons renaître, sortir de ces cimetières où nous semblons disparus ! »

Le 21 octobre.

« Tonnerre, orage, tempête au dehors, mais calme au dedans, ce calme d’une mer morte, qui a sa souffrance aussi bien que l’agitation. Le repos n’est bon qu’en Dieu, ce repos des {p. 405}âmes saintes qui, avant la mort, sont sorties de la vie. Heureux dégagement ! Je meurs d’envie de tout ce qui est céleste : c’est qu’ici-bas tout est vil et porte un poids de terre. »

Le 1er novembre.

« Quel anniversaire ! J’étais à Paris, assise seule dans le salon devant une table, pensant, comme à présent, à cette fête des saints. Il vint, Maurice, me trouver, causer un peu d’âme et de cœur, et me donna un cahier de papier avec un « Je veux que tu m’écrives là ton tous les jours à Paris. » Oh ! pauvre ami ! je l’ai bien écrit, mais il ne l’a pas lu ! Il a été enlevé si subitement, si rapidement, avant d’avoir le temps de rien faire, ce jeune homme né pour tant de choses, ce semblait. Mais Dieu en a disposé autrement que nous ne pensions. Il est de belles âmes dont nous ne devons voir ici que les apparences, et dont l’entière réalisation s’achève ailleurs, dans l’autre vie. Ce monde n’est qu’un lieu de transition, comme les {p. 406}saints l’ont cru, comme l’âme qui pressent le quelque autre part le croit aussi. Eh ! quel bonheur que tout ne soit pas ici ! Impossible, impossible ! Si nous finissions à la tombe, le bon Dieu serait méchant, oui, méchant, de créer pour quelques jours des créatures malheureuses : horrible à penser. Rien que les larmes font croire à l’immortalité. Maurice a fini son temps de souffrance, j’espère, et aujourd’hui je le vois à tout moment parmi les bienheureux ; je me dis qu’il doit y être, qu’il plaint ceux qu’il voit sur la terre, qu’il me désire où il est, comme il me désirait à Paris. Ah ! mon Dieu, ceci me rappelle que nous étions ensemble à pareil jour l’an dernier ; que j’avais un frère, un ami que je ne puis plus ni voir ni entendre. Plus de rapports après tant d’intimité ! C’est en ceci que la mort est désolante. Pour le retrouver, cet être aimé et tant uni au cœur, il faut plonger dans la tombe et dans l’éternité. Qui n’a pas Dieu avec soi en cet effroi, que devenir ? Que devenez-vous, vous, ami tant atterré par sa mort, quand votre douleur se tourne vers l’autre monde ? Oh ! la foi ne vous manque pas, {p. 407}sans doute : mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse ? Pensant que trop que vous ne l’avez pas, je me prends à vous plaindre amèrement. Les sollicitudes que j’avais à cet égard pour son âme de frère, se sont toutes portées sur la vôtre, presque aussi chère. Je ne puis pas dire à quel degré je l’aimais, ni auquel je l’aime : c’est quelque chose qui monte vers l’infini, vers Dieu. Là je m’arrête ; à cette pensée s’attache un million de pensées mortes et vives, mais surtout mortes ; mon mémorandum, commencé pour lui, continué pour vous au même jour, daté de quelque joie l’an dernier et maintenant tout de larmes. Mon pauvre Maurice, j’ai été délaissée en une terre où il y a larmes continuelles et continuelles angoisses.

« Le jour des Morts.
Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon ;
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon.
{p. 408}C’est la saison où tout tombe,
Aux coups redoublés des vents :
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants.
(Lamartine.)

« Il y a peu d’années nous disions cela ; nous récitions ces vers, Maurice et moi, errant sur des feuilles sèches, le jour des Morts. Mon Dieu, le voilà tombé lui aussi, lui si jeune, le dernier né de la famille, que je comptais bien laisser en ce monde, entouré d’enfants qui m’auraient pleurée comme leur mère ! Au lieu de cela, c’est moi qui pleure ; c’est moi qui vois une tombe, où est renfermé tout ce que j’ai eu d’espérance, de bonheur en affection humaine. Oh ! que cela dépend de toutes choses et porte l’âme affligée loin de cette vie, vers le lieu où n’est pas la mort ! Prié, pleuré, écrit, rien autre chose aujourd’hui. Ô terrible fête des morts ! »

VI §

{p. 409}Son amitié ambiguë pour M. d’Aurevilly se révèle en toute occasion et en toute circonstance.

« Je n’ai pas écrit hier et n’écrirai pas de suite. Que feriez-vous de trois cent soixante-six de mes jours presque uniformes, à voir, un an durant, passer des flots pareils ? La diversion fait l’intérêt des yeux et de l’esprit, car nous ne nous plaisons qu’en curiosité. Où il n’y a pas de nouveau, on s’ennuie. Il y a eu tels jours d’immobilité où j’ai souhaité la foudre. Que serait donc pour vous mon calme perpétuel ? car, excepté ce qui me vient du cœur ou monte à la tête, rien ne fait mouvement dans ma vie.

{p. 410}« Dans ce moment, je rentre d’une petite promenade au soleil, et rien ne bouge autour de moi, que quelques mouches qui bourdonnent à l’air chaud. Seule au grand monastère désert. Ce profond et complet isolement me fait vivre une heure comme ont vécu des années les ermites, hommes et femmes, ces âmes retirées du monde. Sans soins matériels, sans parole qu’intérieure, sans sentiments que d’intelligence, sans vie que celle de l’âme : il y a dans ce dégagement une liberté pleine de jouissances, un bonheur inconnu, que je crois bien que pour faire durer on puisse aller cacher à cent lieues du désert. Aussi en était-il qui quittaient la cour pour cela, comme saint Arsène et tant d’autres qui, ayant goûté des deux, ne voulurent pas retourner au monde. C’est que le monde occupe encore la vie, mais ne la remplit pas. »

« Il fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites choses. Quatre pas dehors, {p. 411}une course au soleil à travers champs ou dans les bois, me laissaient beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à Lui, et que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais, n’ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n’offre pas l’intérêt que j’y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n’est changé, c’est donc moi au dedans. Tout me devient d’une même couleur triste, toutes mes pensées tournent à la mort. Ni envie ni pouvoir d’écrire. Qu’écrirais-je d’ailleurs qui vous fût bon, à vous à qui je voudrais tant de bien, à qui il est difficile d’en faire ?

« Trouvé dans un livre une feuille de rose flétrie, qui sait depuis quand ? Je me le demande en revenant sur les printemps passés, sur les jours et les lieux où cette rose a fleuri ; mais rien ne revient de ces choses perdues. Ce n’est pas un malheur d’être une fleur sans date. Tout ce qui prend mystère a du charme. Cette feuille dans ce livre m’intéresse plus qu’elle n’eût pu faire sur sa rose et son rosier. J’en ai quitté de lire. Pour peu qu’on ait l’âme réfléchissante, il y a de quoi s’arrêter {p. 412}à chaque instant et se mettre à penser sur ce qui se présente dans la vie. »

« Revenue encore à ma solitude complète. Mon père est allé chercher quelques livres dans une bibliothèque voisine. Je ne sais ce qu’il apportera. J’ai demandé Notre-Dame de Paris, que jusqu’ici je n’avais pas voulu lire. Pourquoi le lirai-je à présent ? C’est que je me sens le cœur assez mort pour que rien ne lui puisse nuire ; qu’on dit qu’il y a des beautés là-dedans que j’ai envie de connaître, et qu’un homme de Dieu qui a du crédit sur moi m’a dit que je pouvais faire cette lecture, et que le mal est annulé par la façon de le voir. Le diable même, quand il déplaît, que peut-il ? Le rencontrer n’est pas le prendre. Peut-être serait-il mieux de rester dans l’ignorance de tout livre et de toute chose ; mais je ne me soucie pas non plus de savoir. Ce n’est pas pour m’instruire, c’est pour m’élever que je lis ; tout m’est échelle pour {p. 413}le ciel, même ce petit cahier que j’attache à une pensée céleste. Dieu le connaît. Quand Dieu ne verrait pas tout, je lui ferais tout voir. Je ne saurais me passer de l’approbation divine en ma vie et mes affections, mais peu m’enquiers de celle des hommes, encore moins des femmes. »

« Mon Dieu, mon Dieu, quel jour ! le jour de son mariage. À pareille heure, un an passé, nous étions à l’Abbaye-aux-Bois, lui, vous, moi, moi à côté de lui. Je viens d’une église aussi, et d’auprès de lui sur sa tombe. »

« Plus rien mis hier après ces lignes. Il est des sentiments qui dépassent toute expression. Dieu sait dans quel abîme j’étais plongée et accablée des souvenances de noces. C’était lui et sa belle fiancée agenouillés devant {p. 414}l’autel, le Père Buquet les bénissant et leur parlant d’avenir, la foule assistante, le chant de l’orgue, cette quête pour les pauvres où j’avais quelque embarras, la signature à la sacristie, tant de témoins de ce brillant contrat avec la mort. — La rencontre dehors d’un char funèbre ; le déjeuner à côté de vous où vous me disiez : “Que votre frère est beau ! ” où nous parlâmes tant de sa vie ; — la soirée, le bal où je dansai pour la première et dernière fois. Je dois à Maurice des choses uniques. Le plaisir de lui voir l’air content, d’être à sa fête, et au fond de cette joie des serrements de cœur, et cette horrible vision des cercueils autour du salon, — posés sur ces tabourets longs et drapés à franges d’argent. Oh ! que je fus glacée au sortir de leur chambre, en toilette avec des fleurs pour le bal, que cela me vînt ! J’en fermai les yeux. Journée, soirée si diversement mémorables, date de tant de douleurs, je n’en puis ôter mon âme. Je m’enfonce en toutes ces choses, et quand je songe à tout ce que j’avais mis de bonheur dans un être qui n’est plus maintenant qu’en souvenir, {p. 415}j’en éprouve une inénarrable tristesse, et j’en apprends à ne faire fond sur aucune vie ni sur rien. Il y a un cercueil entre le monde et moi ; c’est fini du peu qui m’y pouvait plaire. J’ai des liens de cœur, plus aucun de bonheur, de fête. Maurice et moi nous nous tenions intérieurement par des rubans roses. Tout m’était riant en lui, tout me plaisait, jusqu’aux peines : mon Dieu ! mon Dieu ! avoir perdu cela ! que voulez-vous que j’aime à présent ? »

« Belle journée radieuse, chaleureuse, un plein air de soleil. Cela ravive, fait du bien, tant à sentir qu’à jouir, qu’à admirer. Quoiqu’à présent je m’informe beaucoup moins de l’état du ciel qu’hélas ! il y a quelques mois, du temps du malade, je vois avec plaisir un beau jour, la seule jolie chose à voir à la campagne en novembre.

« Ah ! hier au soir, belle surprise aussi de votre lettre. Je ne l’attendais pas sitôt, ni {p. 416}presque si aimable, quoique ce ne soit pas surprenant ; mais toute distinction qui me touche me surprend toujours un peu. Je ne sais à quoi cela tient. Puis j’ai trouvé dans cette lettre des choses qui m’ont affligée, de ces chagrins chrétiens de l’âme pour une pauvre âme de frère, pour quelqu’un qui dit : Je ne prie pas. Dieu sait là-dessus ce que je pense, ce que je souffre. J’ai l’intérêt de la vie future de ceux que j’aime, et qui n’y croient pas, tant en croyance et tant à cœur, que, pour le leur procurer, je souffrirais avec joie le martyre. Ceci n’est pas une exagération, mais bien pris dans toute la raison et le sentiment de la foi. — Érembert, Marie qui arrivent ! »

« Laissé enfermé depuis quinze jours. Que de choses dans cette lacune qui ne seront nulle part, pas même ici !… Repris pour noter une lettre de Marie, ma belle amie, qui tremble de me croire malade. Hélas ! non, {p. 417}je ne souffre pas dans mon corps. Oh ! que je trouve inutile d’écrire ! »

VII §

Mille retours de sentiments consolés, graves, découragés, revenant en arrière, courant en avant, emportés, stagnants, soulevés, affaissés tour à tour, signalent cette période de sa vie.

« Enfin pourrai-je écrire ? Que de fois j’ai pris la plume depuis huit jours, et la plume m’est tombée des doigts sans rien faire ! Il y a eu tant de tristesse dans mon âme, tant de secousses dans mon être ! Ô Dieu ! je semblais toucher à ma fin, à une sorte d’anéantissement moral. Que cet état est terrible ! Rien n’apaise, rien ne soutient : travail, repos, livres, hommes, tout est dégoût. On voudrait {p. 418}mourir. Dans cette lutte, l’âme sans foi serait perdue, oh ! perdue, si Dieu ne se montre ; mais il ne manque pas, mais quelque chose d’inattendu vient d’en haut. »

VIII §

1840 sonne et la rembrunit encore, les Notes courent comme des pas de la vie entraînés sur une pente inclinée. Ce monde n’a rien pour elle, elle s’habitue à en sortir.

« Je trouve une lettre de ma chère Marie (Mme de Maistre) sur mon chevet, à mon réveil ce matin. Aurore d’un beau jour, tant en moi qu’au dehors ; soleil au ciel et dans mon âme : Dieu soit béni de ces douces lueurs qui ravivent parmi les angoisses ! Je sais bien que c’est à recommencer, mais on s’est reposé un moment et on marche avec plus de force ensuite. La vie est longue, il faut de temps en temps quelques cordiaux {p. 419}pour la course : il m’en vient du ciel, il m’en vient de la terre, je les prends tous, tous me sont bons, c’est Dieu qui les donne, qui donne la vie à la rosée ! Les lectures pieuses, la prière, la méditation fortifient ; les paroles d’amitié aussi soutiennent. J’en ai besoin : nous avons un côté du cœur qui s’appuie sur ce qu’on aime ; l’amitié, c’est quelque chose qui se tient bras à bras. Comme Marie me donne le sien tendrement, et que je me trouve bien là ! Ainsi nous irons jusqu’à la mort : Dieu nous a unies. »

IX §

Vient ensuite un long récit de l’agonie et de la mort de son frère, touchant comme une passion de l’amitié ; nous le retranchons, car il faudrait le lire tout entier. C’est l’amour qui grave les sentiments par les plus menus détails.

Elle s’interrompt pour écouter au mois d’avril chanter une grive : « Triste date du {p. 420}2 avril ! La vie est toute coupée de douleurs. Les oiseaux n’ont pas de chagrin sans doute, du moins la grive qui chante tout aujourd’hui sous ma fenêtre. Joyeuse petite bête ! Je me suis mise à l’écouter bien des fois, à prendre plaisir à ces sifflements, gazouillements et salutations au printemps. Ces chants doux et réjouissants sous un genévrier, montant avec l’air dans ma chambrette, sont d’un effet que je ne puis dire. Valentino n’en approche pas pour le charme : Valentino où j’entendais pourtant quatre-vingts musiciens et du Beethoven. Préférer à cela une pauvre petite grive, décidément je suis une sauvage ! »

X §

Un retour sur elle-même :

« Mon âme pourtant n’a rien qui lui pèse, rien qui lui donne un remords. J’ai vécu {p. 421}heureusement loin du monde, dans l’ignorance de presque tout ce qui porte au mal ou le développe en nous. À l’âge où les impressions sont si vives, je n’en ai eu que de pieuses. J’ai vécu comme dans un monastère ; aussi ma vie doit être incomplète du côté du monde. Ce que je sais sous ce rapport me vient presque d’instinct, d’inspiration, comme la poésie, et m’a suffi pour paraître convenablement partout. Un certain tact m’avertit, me donne le sens des choses et des airs d’habitude là où je me trouve le plus souvent étrangère… »

Le 20 avril, retour de jeunesse aussi : son oiseau favori est revenu chanter sur le genévrier, sous sa fenêtre.

« Oh ! c’était bien un rossignol que j’ai entendu ce matin. C’était vers l’aurore et sur un réveil, en sorte que j’ai cru avoir rêvé ; mais je viens d’entendre encore, mon musicien est arrivé. Je note cela tous les ans, la venue du rossignol et de la première fleur. Ce sont des époques à la campagne et dans {p. 422}ma vie. L’ouverture du printemps si admirablement belle est ainsi marquée, et le retard ou l’avancement des saisons. Mes charmants calendriers ne s’y trompent pas, ils annoncent au juste les beaux jours, le soleil, la verdure. Quand j’entends le rossignol ou que je vois une hirondelle, je me dis : “L’hiver a pris fin”, avec un plaisir indicible. Il y a pour moi renaissance hors de la froidure, des brouillards, du ciel terne, de toute cette nature morte. Je reverdis comme un brin d’herbe, même moralement. La pensée reparaît et toutes ses fleurs. »

Puis le chagrin revient accumulé sur lui-même : on pressent la mort.

« Plusieurs jours depuis cette nuit de chants et d’orages. Comme le temps occupe peu d’espace ! Une fois passé, ce n’est rien. Dans ce peu d’espace on pourrait faire entrer un siècle. Je n’y vois rien, quoi qu’il soit venu dans l’histoire de ma vie, parce que tout reste au dedans, que je n’ai plus d’intérêt à rien raconter, ni moi ni autre chose. Tout {p. 423}meurt, je meurs à tout. Je meurs d’une lente agonie morale, état d’indicible souffrance. — Va, pauvre cahier, dans l’oubli avec ces objets qui s’évanouissent ! Je n’écrirai plus ici que je ne reprenne vie, que Dieu ne me ressuscite de ce tombeau où j’ai l’âme ensevelie. Maurice, mon ami ! il n’en était pas ainsi de moi quand je l’avais. Penser à lui me relevait au plus fort d’un abattement ; l’avoir en ce monde me suffisait. Avec Maurice, je ne me serais pas ennuyée entre deux montagnes. »

La nature immortelle prévaut encore un moment.

« Entre autres beaux effets du vent à la campagne, il n’en est pas qui soient beaux comme la vue d’un champ de blé tout agité, bouillonnant, ondulant sous ces grands souffles qui passent en abaissant et soulevant si vite les épis par monceaux. Il s’en fait, par le mouvement, comme de grosses boules vertes roulant par milliers l’une sur l’autre avec une grâce infinie. J’ai passé une demi-heure {p. 424}à contempler cela et à me figurer la mer, surface verte et bondissante. Oh ! que je voudrais réellement voir la mer, ce grand miroir de Dieu, où se reflètent tant de merveilles ! »

XI §

« J’entends la première cigale ; quel plaisir ! Je reçois un charmant billet de M. de Sainte-Beuve, cet homme exquis dont je reçois l’écriture vivante. »

M. de Sainte-Beuve avait rendu à son frère Maurice une justice qui eût été bien plus juste si elle s’était adressée à la sœur ! Le frère, trop loué, ne faisait que déclamer ce que la sœur sentait et soupirait à demi-voix.

XII §

{p. 425}La chambre s’égaye de deux nouveaux hôtes.

« Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les bienvenus, qui chanteront quand j’écrirai, me feront musique et accompagnement comme les pianos qui jouaient à côté de Mme de Staël quand elle écrivait. Le son est inspirateur ; je le comprends par ceux de la campagne, si légers, si aériens, si vagues, si au hasard, et d’un si grand effet sur l’âme. Que doit-ce être d’une harmonie de science et de génie, sur qui comprend cela, sur qui a reçu une organisation musicale, développée par l’étude et la connaissance de l’art ? Rien au monde n’est plus puissant sur l’âme, plus pénétrant. Je le comprends, mais ne le sens pas. Dans ma profonde ignorance, j’écouterais {p. 426}avec autant de plaisir un grillon qu’un violon. Les instruments n’agissent pas sur moi ou bien peu. Il faut que j’y comprenne comme à un air simple ; mais les grands concerts, mais les opéras, mais les morceaux tant vantés, langue inconnue ! Quand je dis opéras, je n’en ai jamais ouï, seulement entendu des ouvertures sur les pianos. Parmi les fruits défendus de ce paradis de Paris, il est deux choses dont j’ai eu envie de goûter : l’Opéra et Mlle Rachel, surtout Mlle Rachel, qui dit si bien Racine, dit-on. Ce doit être si beau ! »

XIII §

À mesure que le chagrin lui retire sa vie, elle cherche évidemment à la retenir instinctivement par quelques riantes images, réminiscences impuissantes de la jeunesse.

« La prière me désaccable, une conversation, le grand air, les promenades dans les bois et {p. 427}les champs. Ce soir, je me suis bien trouvée d’un repos sur la paille, au vent frais, à regarder les batteurs de blé, joyeuses gens qui toujours chantent. C’était joli de voir tomber les fléaux en cadence et les épis qui dansent, des femmes, des enfants, séparant la paille en monceaux, et le van qui tourne et vanne le grain qui se trie et tombe pur comme le froment de Dieu. Ces paisibles et riantes scènes font plaisir et plus de bien à l’âme que tous les livres de M. Hugo, quoique M. Hugo soit un puissant écrivain, mais il ne me plaît pas toujours. Je n’ai pas lu encore sa Notre-Dame, avec l’envie de la lire. Il est de ces désirs qu’on garde en soi. »

Le lendemain, autre scène.

« Huit jours de visites, de monde, de bruit, quelques conversations aimables, un épisode en ma solitude. C’est la saison où l’on vient nous voir, cette fois-ci c’était en foule des allons à la campagne, et la campagne est envahie, {p. 428}le Cayla peuplé, bruyant, gai de jeunesse, la table entourée de convives inattendus, l’improvisé dispense de cérémonie. Mais nous n’en faisons pas, et qui vient nous voir ne doit s’attendre qu’au gracieux accueil, le meilleur qu’il nous soit possible dans la plus simple expression de forme. Ainsi nos salons tout blancs, sans glace ni trace de luxe aucun ; la salle à manger avec un buffet et des chaises, deux fenêtres donnant sur le bois du nord ; l’autre salon à côté avec un grand et large canapé ; au milieu une table ronde, des chaises de paille, un vieux fauteuil en tapisserie où s’asseyait mon frère, deux portes vitrées sur la terrasse ; cette terrasse sur un vallon vert où coule le ruisseau ! »

Quel mobilier du Cayla !

XIV §

Un autre devoir de famille la rappelle à Paris : lisez ses apprêts de voyage.

« La lune se lève à l’horizon où j’ai si souvent regardé : le vent souffle à ma fenêtre comme je l’ai si souvent entendu ; je vois ma chambrette, ma table, mes livres, mes écritures, la tapisserie et les saintes images, tout ce que j’ai vu si souvent et que je ne verrai plus bientôt. Je pars. Oh ! que je regrette tout ce que je laisse ici, et surtout mon père, et ma sœur, et mon frère ! Qui sait quand je les reverrai ? qui sait si je les reverrai jamais ? On court tant de dangers en voyage ! Cette route de Paris est si triste pour moi ! Il me semble que le malheur est au bout. Lequel maintenant ? Je l’ignore. »

Elle confie son père, sa cage d’oiseaux, son chien à sa sœur : rien n’est oublié.

Elle part enfin. Tableau de sa désolation extrême quand elle se trouve seule dans une auberge sur la route, remplie d’indifférents. Oh ! que les solitaires ont le cœur vulnérable, accoutumés {p. 430}qu’ils sont à peu de rapports avec le monde, mais à des relations qu’ils aiment et dont ils sont aimés !

Les vraies douleurs, comme le vrai attachement, sont au désert.

XV §

Elle passe quelques heureux jours en Berry, au château de Saint-Martin, chez son amie, Mme de Maistre.

« Lire, écrire, que faire dans ma chambre si bien disposée pour toutes choses de mon goût ? Un bon feu, des livres, une table avec encre, plume et papier, moyens et attraits. Écrivons. Mais quoi ? Eh ! ce petit Journal qui continuera ma pensée et ma vie, cette vie maintenant hors de son cours ordinaire, comme si notre ruisseau se trouvait transporté {p. 431}sur les bords de la Loire, cette Loire, ce pays que je ne devais jamais voir, tant j’en étais née loin. Mais Dieu m’a portée ici. Je ne puis m’empêcher de voir la Providence claire comme un plein jour dans certain événements de la vie, non qu’elle ne soit en tous, mais plus ou moins manifestée.

« Avec un peu plus de goût pour écrire j’aurais pu laisser ici un long mémorandum de mon séjour à Saint-Martin, si beau, si grand dans son parc et ses belles eaux. J’ai vu peu de lieux aussi distingués, aussi remarquables de nature et d’art. On voit que Lenôtre a passé par là. Je vais partir avec les souvenirs les plus agréables et les plus doux, tant du dedans que du dehors : famille charmante où je suis adoptée, où j’ai reçu les témoignages les plus touchants d’affection, affection si vraie puisqu’elle est désintéressée. Que leur revient-il de m’aimer ? Rien que d’être aimés à leur tour et de se faire bénir devant Dieu. Oh ! que cela me serait doux si je ne pensais pas à Maurice, à qui je dois ce bonheur dont je jouis après sa mort ! J’ai voulu voir sa chambre ; je ne fais pas un pas, {p. 432}à la chapelle, dans le jardin, au salon, qu’il n’ait fait aussi. Hélas ! nous ne faisons que passer sur le pas des morts. »

« Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu’il s’en aille ou qu’il vienne ! et que le saint a raison qui a dit : “Jetons nos cœurs à l’éternité ! ” »

XVI §

Elle rentra au Cayla, vit mourir son père, et, n’étant plus retenue par un amour ni par un devoir, elle mourut.

Ses amis recueillirent ce Journal et une partie de sa correspondance ; c’était à peu près toute sa vie. Rien n’était mort d’elle que son apparence. Toute sa vie morale était sauve avec ces reliques écrites.

{p. 433}Et maintenant, on vous les a données, les voilà, qu’en pensez-vous ?

Quant à moi, j’en pense ce que les pieux cénobites du quatorzième siècle pensèrent de l’Imitation, c’est qu’il y a des secrets dont Dieu est le confident ; j’en pense ce que les femmes du dix-septième siècle pensèrent de la correspondance de Mme de Sévigné, ce livre des cours, je veux dire que ce volume du Journal de Mlle de Guérin m’a paru une des plus touchantes révélations de l’âme humaine dans nos deux siècles : le dix-huitième, avec ses existences calmes, puissantes, recueillies dans la solitude de leurs châteaux, moitié rurales, moitié aristocratiques, au fond de leurs provinces ; le dix-neuvième, avec ses orages, ses renversements, ses dépouillements, ses honorables et glorieuses misères, demandant aux lettres ce que la féodalité ne lui donnait plus : le gentilhomme sans épée et sans éperons enseignant les petits enfants pour un morceau de pain dans les mansardes d’un collège de la capitale, et mourant jeune de misère après avoir coûté au dévouement d’une sœur accomplie sa dot, son mariage, son bonheur ; et cette sœur, à {p. 436}la fois souffrante et heureuse de ce sacrifice, vivant isolée dans les ruines du château paternel, développant son génie natal et confidentiel dans des soliloques avec elle-même ou avec son Dieu, et mourant de tristesse quand son frère et son père lui manquent : Walter Scott seul aurait pu peindre une existence aussi romanesque dans quelque masure d’Écosse, quand les fidèles adorateurs des Stuarts sont vaincus, mais non ralliés à la révolution triomphante.

XVII §

Mais il y a dans l’âme de Mlle de Guérin un principe de vie et d’immortalité qui n’existe pas dans les héroïnes de Walter Scott : c’est le mysticisme catholique exalté, qui donne la vie, la sainteté, l’émotion sacrée du martyre à la jeune châtelaine du Cayla, et la poésie profonde du cœur, qui élève ses confidences à la hauteur des écrivains ascétiques les plus éloquents ; {p. 437}c’est l’huile onctueuse de cette lampe que le dieu du passé s’est allumée à lui-même dans les ruines de son sanctuaire démoli.

Que l’on croie ou que l’on ne croie pas à la lettre les symboles de sa foi, on doit reconnaître qu’ils impriment à tout ce qu’elle sent, à tout ce qu’elle pense, à tout ce qu’elle écrit, un caractère de surnaturel et de sincérité qui en fait le charme. Sans doute il y a là, comme dans le livre de l’Imitation qui touche exclusivement au cénobitisme monacal, quelques signes de superstition qu’on regrette d’y voir ; c’est trop puéril ou trop âpre. On voudrait que la raison humaine tempérât davantage ces pieuses crédulités du couvent ; mais, à mesure qu’elle avance dans la vie, cette foi, au lieu de s’isoler et de s’aigrir, s’adoucit visiblement. Le contact avec le monde, qui pénètre dans sa solitude avec son frère et les amis de son frère, leur doute, leur changement d’opinion, même quand ils habitent avec ce féroce esprit, l’abbé de Lamennais, qui avait des fanatismes éloquents pour toutes les causes et qui ne permettait le doute à personne, parce qu’il ne permettait de douter de rien pendant {p. 438}qu’il affirmait lui-même, génie de l’expression, né pour être le prophète de toutes les persécutions comme saint Paul, ou pour le christianisme ou contre lui ; tout cela avait évidemment agi sur Mlle de Guérin. Son imagination était restée pieuse, sa raison était devenue tolérante ; elle n’avait gardé de ses premières doctrines que l’amour qui les sanctifie toutes. C’était l’imagination de saint Jean qui ne savait qu’un mot, aimer !

XVIII §

Et comme elle aimait ! D’abord sa mère, puis son père, puis ce frère Maurice, dans l’âme duquel elle se transvase, puis les amis de ce frère, dans lesquels elle voit encore et toujours lui, puis enfin, si l’on en croit des signes non équivoques de sa plume, cet admirateur de son frère, ce jeune homme original, d’un autre temps, ce chevaleresque paladin de style qui confond la plume avec l’épée, et qui aime {p. 439}le combat contre son siècle, parce que le siècle est nombreux comme une foule et que lui est seul comme l’antagonisme courageux, M. d’Aurevilly ! Son sentiment innomé pour M. d’Aurevilly est un reflet prolongé de son sentiment pour son frère, une aurore boréale de l’amitié fraternelle qui se confond avec l’aurore d’un second amour. Mais il paraît que cet amour était né trop tard et que l’objet n’était pas libre de l’accepter. Elle mourut donc de deux sentiments trompés, l’un par la mort, l’autre par la mort du cœur dans lequel elle eût aimé à verser le sien. Fatale destinée de femme !

XIX §

Mais comme sa belle imagination s’enrichit de toutes ces misères de sa vie ! Y en eut-il jamais une plus belle et plus pittoresque, et surtout plus sensible ? Saint Augustin, ce bel esprit du christianisme, excepté dans les passages qui {p. 440}peignent sa conversion, ce drame intérieur de sa vie, vise plus à briller qu’à convaincre ; il veut éblouir plus qu’émouvoir ; d’ailleurs son livre est écrit pour le public. Montaigne est un charmant génie, mais il écrit pour s’amuser lui-même et pour amuser ses lecteurs. Sainte Thérèse chante plus qu’elle n’écrit : c’est le Pindare des femmes ; elle est sincère, mais elle est illuminée ; c’est le météore de l’amour pour l’idéal chrétien : un Dieu-homme expirant sur la croix ! J.-J. Rousseau a des pages merveilleuses de description, d’érotisme et de contemplation de la nature dans ses Confessions ; mais ce sont des pages d’imagination échauffée, ce n’est pas un livre fait pour nourrir des âmes. On doit en boire une gorgée et cacher la coupe à ses enfants, de peur qu’ils n’en boivent le poison. Il y a de l’intimité charmante dans les scènes des Charmettes, de Chambéry, mais c’est de l’intimité suspecte : on ne laisse pas le livre sous la main des innocents. Il en sort du plaisir, mais aucune vertu.

XX §

{p. 441}Mais vous qui vivez à la campagne, soit dans le château démantelé de vos pères, non loin de l’église du village et des pauvres du hameau, soit dans la maison modeste, château nivelé de l’honnête bourgeoisie du dix-neuvième siècle, élevant là des fils, des filles, des sœurs étagées par rang d’âge dans la vie, qui vous demandent des livres à la fois intéressants et sains, où respirent dans un style enchanteur toutes les vertus que vous cherchez à nourrir dans votre jeune tribu ; vous qui, après une existence laborieuse, vous êtes retirés à moitié de la vie active dans le verger de vos pères pour y soigner les plantes naissantes destinées à vous remplacer sur la terre, et qui voulez les saturer de bonne heure de ce bon air vital plein des délicieuses senteurs de l’air ; enfin vous qui, déjà vieillis et {p. 442}désintéressés de votre propre existence prête à finir, voulez cependant jeter un dernier regard consolant sur les péripéties intérieures de ceux qui traversent les sentiers que vous avez traversés, afin d’y retrouver vos propres traces et de vous dire : « Voilà ce que j’ai éprouvé, pensé, senti, prié dans mes moments de tristesse ou de consolation ici-bas ; voilà la moisson en gerbes odorantes que j’emporte à l’autre vie » ; mettez à part, ou plutôt gardez jour et nuit sur votre cheminée, comme un calendrier du cœur, non pas ce livre confus où l’on a entassé pêle-mêle les œuvres du frère et de la sœur pour que le génie de l’une fit passer sur la médiocrité de l’autre, mais le volume de Mlle de Guérin, cette sainte Thérèse de la famille, qui n’a écrit que pour elle seule, et dont une amitié longtemps distraite n’a recueilli que bien tard les chefs-d’œuvre involontaires qu’elle oublia de brûler au dernier moment.

Tout y est de cette vie et tout y est de la vie future ; deux mondes entiers, le monde naturel et le monde surnaturel s’y déroulent par pages, notes, lettres, effusions secrètes, {p. 443}dans ce style qui n’est pas du talent, mais qui est la nature !

XXI §

Voulez-vous connaître, à travers les murs, la vie recueillie de ces pauvres manoirs qui ont gardé loin du monde les oubliés du nouveau siècle, comme les coquillages des mers de l’Ouest gardent entre leurs écailles, concassées par le flux et reflux de l’élément des tempêtes, les animalcules rejetés par les flots et endormis sur quelques grèves isolées de vos rivages ? Lisez d’un bout à l’autre Mlle de Guérin : c’est un Walter Scott sédentaire qui fait partie du monument et qui vous le décrit sans y penser. Elle n’en a pas seulement la vue, elle en a l’intelligence et le goût, elle en fait partie, elle en est le centre. Nulle part, pas même dans Chateaubriand, ce prophète du passé, la noblesse indigente de ces manoirs nobles n’est si clairement décrite. On y voit {p. 444}le paysage extérieur, les collines lointaines, le ruisseau au bas, le moulin au bruit monotone, les champs verts ou jaunes de la moisson, remontant vers la maison, les vergers plus haut, le jardin avec ses arbres grêles et ses carrés de légumes entourés de bordures de buis on d’œillets, le perron enfin, où quelques figuiers empaillés l’hiver et quelques grenadiers en caisse étalent contre les murs leurs larges feuilles lapidaires ou fleurissent pour embaumer le seuil.

Lisez encore Mlle de Guérin, si vous voulez connaître les habitants de ces antiques demeures. Voilà le père revenant de ses champs pour l’heure des repas, et embrassant ses enfants qui l’attendent pour prendre avec lui le dîner frugal sur la table de la cuisine, au milieu de cinq ou six serviteurs respectueux quoique familiers. On bénit le pain à haute voix, pour que la reconnaissance précède le bienfait. Le cidre ou le vin du pays coule modérément dans le verre des hommes ; les femmes ou les filles ne boivent que l’eau puisée dans une tasse de cuivre au seau de la porte. Après le repas, on cause un moment, puis le père rentre {p. 445}dans sa chambre, les filles au salon, les fils courent à leurs jeux dans les prairies ou dans le ruisseau du moulin avec les petits paysans de leur âge, et reviennent le soir chargés du poisson de l’étang ou de la tonte des peupliers. La plus âgée des jeunes personnes s’enferme seule dans sa petite chambre pour lire, étudier, écrire, prier solitaire. Mais à qui écrira-t-elle ? à elle-même ; elle note simplement ses impressions de la journée sans penser qu’un autre œil que le sien sondera jamais ces doux mystères. Les notes se multiplient, les morts surviennent, les douleurs enseignent les résignations, la religion console, les tendresses de famille s’exaltent et se concentrent dans l’excellent et malheureux père, puis tout se décolore excepté la piété, et tout meurt.

XXII §

Mais d’où vient ce style simple, pur et expressif comme l’émotion elle-même ? il vient {p. 446}comme il est venu à Mme de Sévigné, à Gerson ; il vient, sans art, du cœur écouté seul par la jeune fille qui s’écrit elle-même devant le miroir de ses pensées. Nous avons vu souvent de grands peintres faire leur propre portrait en se contemplant devant une glace : mais la peinture ne peut rendre l’image du peintre que dans une seule expression, une seule attitude, tandis que la plume peint la nature morale dans toute sa mobilité, dans les mille émotions secrètes que la vie donne à ceux qui pensent, qui sentent, qui jouissent, qui souffrent, qui pleurent ou qui prient. Quelle différence ! Le portrait par la peinture, c’est un seul jour ; le portrait par la plume, c’est la vie entière ! Mlle de Guérin, c’est l’enfance et la maturité, la solitude et le monde, la vitalité et la mort, et après la mort l’espérance immortelle qui ressuscite tout ! Son livre est le voile pudique de l’âme, levé en présence de son Créateur par la sainte impudeur de la confession. Cela devait être brûlé : un heureux oubli de la mourante a tout laissé, l’amitié édifiée a tout trahi. Prêtez l’oreille et écoutez ces mystères de l’âme. Rien ne vous {p. 447}scandalisera ; c’était une femme, mais c’était une sainte ! Vous vous sanctifierez en la lisant.

Quant au style, après ce que nous vous avons si abondamment cité, nous n’avons rien à vous dire. C’est la nature elle-même ! Figurez-vous tout ce qu’il y a de naïf dans l’enfant, d’aimant dans la jeune vierge, de tendre dans la fille, de dévoué dans la sœur, d’affectueux dans l’amie, de religieux dans le sentiment, de pittoresque dans le coup d’œil, de délicat dans la perception, de nouveau dans le sens des choses morales et des paysages, sortant sans prétention, sans étude et sans effort, pendant vingt ans, d’une âme qui s’oublie elle-même pour se révéler à son Dieu, et qui trouve des accents, des images, des soupirs, des hymnes, comme l’éclair trouve son chemin dans les nuages, et comme l’abeille trouve son parfum dans les bouquets du printemps sur l’océan de fleurs de la prairie : voilà ce style !

Ce n’est pas une forme de l’art, c’est une émanation de la vie qui monte à l’âme et qui l’enivre de charme et de sainteté, d’un charme et d’une sainteté tellement fondus ensemble qu’on ne peut pas discerner ce qui est amour {p. 448}divin de ce qui serait amour terrestre, ce qui serait délire de ce qui est édification, et qu’en fermant un moment le livre pour le rouvrir bientôt après à une autre note, on ne peut en détacher ni son cœur ni son imagination : oui, voilà ce style ! Mille fois au-dessus de l’admiration, ce qu’il provoque, c’est l’étonnement d’abord, puis c’est l’amitié. Il est impossible de lire Mlle de Guérin sans se dire à soi-même : « C’est mon amie ! » Son âme est de même famille que la mienne, et, puisque Dieu m’a permis de la connaître dans cette confidence, cette âme ne me quittera plus jusqu’à mon dernier jour.

Lamartine.

FIN DU TOME QUINZIÈME.