Alphonse de Lamartine

1869

Cours familier de littérature [XXVIII]

2015
Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature : un entretien par mois, tome XXVIII, Paris  : chez l’auteur, 1869, Orthographe modernisée. Source: Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

CLXIIIe entretien.
Chateaubriand
(suite) §

XXXIII §

Cet épisode eut plus de charme que le poëme : la société contemporaine, en retrouvant son pays et ses mœurs, sentit mieux la grandeur du peintre et l’universalité du pinceau.

René resta son premier ouvrage, triste comme la forêt humaine, religieux comme l’infini de la passion, éternellement retentissant comme la solitude du cœur.

À dater de René, Chateaubriand fut grand comme l’inconnu.

L’envie et la haine s’acharnèrent sur lui. Ce fut alors que ses ennemis découvrirent l’Essai sur les Révolutions, publié et retiré de la publicité par les conseils de ses amis, pour être remplacé par le Génie du Christianisme.

Ils le firent réimprimer et le répandirent avec profusion dans la foule pour faire contraster ses déclamations chrétiennes avec ses déclamations philosophiques. Ils triomphèrent, mais il n’y avait en vérité pas de quoi.

L’Essai sur les Révolutions est, au fond, plus remarquable que le Génie du Christianisme. Rien n’y jurait avec le sentiment religieux de l’auteur que quelques phrases de scepticisme mal articulées sur le dogme religieux du moment. Quant au talent, il était au moins aussi grand, et la logique, plus libre, était plus conséquente.

Nous venons de le lire tout entier, et il nous paraît impossible que la jeunesse de l’écrivain ne promît pas une force étonnante quand la pensée l’aurait mûrie. Le style était neuf comme celui de Bernardin de Saint-Pierre.

On y sentait l’homme d’État futur sous les teintes du coloriste. On y sentait surtout le cœur sensible de l’homme de douleur battre dans une grande poitrine, et la mélancolie pensive entraîner l’humanité vaincue dans ce torrent de larmes amassées par les calamités politiques.

XXXIV §

Je ne veux en citer qu’un mémorable chapitre, chapitre complet ; car il fait pleurer autant que penser. Écoutez et admirez ! Jamais Chateaubriand n’a délayé plus de larmes dans plus de couleurs :

AUX INFORTUNÉS

« Ce chapitre n’est pas écrit pour tous les lecteurs : plusieurs peuvent le passer sans interrompre le fil de cet ouvrage. Il est adressé à la classe des malheureux ; j’ai tâché de l’écrire dans leur langue, qu’il y a longtemps que j’étudie.

« Celui-là n’était pas un favori de la prospérité qui répétait les deux vers qu’on voit à la tête de ce chapitre. C’était un monarque, le malheureux Richard II, qui, le matin même du jour où il fut assassiné, jetant à travers les soupiraux de sa prison un regard sur la campagne, enviait le pâtre qu’il voyait assis tranquillement dans la vallée auprès de ses chèvres.

« Quelles qu’aient été tes erreurs, innocent ou coupable, né sur un trône ou dans une chaumière, qui que tu sois, enfant du malheur, je te salue : Experti invicem sumus, ego ac fortuna.

« On a beaucoup disputé sur l’infortune comme sur toute autre chose. Voici quelques réflexions que je crois nouvelles.

« Comment le malheur agit-il sur les hommes ? Augmente-t-il la force de leur âme ? La diminue-t-il ?

« S’il l’augmente, pourquoi Denys fut-il si lâche ?

« S’il la diminue, pourquoi la reine de France déploya-t-elle tant de fortitude ?

« Prend-il le caractère de la victime ? Mais s’il le prend, pourquoi Louis, si timide au jour du bonheur, se montra-t-il si courageux au jour de l’adversité ? Et pourquoi ce Jacques II, si brave dans la prospérité, fuyait-il sur les bords de la Boyne lorsqu’il n’avait plus rien à perdre ?

« Serait-ce que le malheur transforme les hommes ? Sommes-nous forts parce que nous étions faibles, faibles parce que nous étions forts ? Mais le pusillanime empereur romain qui se cachait dans les latrines de son palais au moment de sa mort avait toujours été le même, et le Breton Caractacus fut aussi noble dans la capitale du monde que dans ses forêts.

« Il paraît donc impossible de raisonner d’après une donnée certaine sur la nature de l’infortune.

« Il est vraisemblable qu’elle agit sur nous par des causes secrètes, qui tiennent à nos habitudes et à nos préjugés, et par la position où nous nous trouvons relativement aux objets environnants. Denys, si vil à Corinthe, eût peut-être été très-grand entre les mains de ses sujets à Syracuse.

« Autre recherche. Voilà le malheur considéré en lui-même ; examinons-le dans ses relations extérieures.

« La vue de la misère cause différentes sensations chez les hommes. Les grands, c’est-à-dire les riches, ne la voient qu’avec un dégoût extrême ; il ne faut attendre d’eux qu’une pitié insolente, que des dons, des politesses, mille fois pires que des insultes.

« Le marchand, si vous entrez dans son comptoir, ramassera précipitamment l’argent qui se trouve atteint : cette âme de boue confond le malheureux et le malhonnête homme !

« Quant au peuple, il vous traite selon son génie. L’infortuné rencontre en Allemagne la vraie hospitalité ; en Italie, la bassesse, mais quelquefois des éclairs de sensibilité et de délicatesse ; en Espagne, la morgue et la lâcheté, parfois aussi de la noblesse ; le peuple français, malgré sa barbarie lorsqu’il s’assemble en masse, est le plus charitable, le plus sensible de tous envers le misérable, parce qu’il est sans contredit le moins avide d’or. Le désintéressement est une qualité que mes compatriotes possèdent éminemment au-dessus des autres nations de l’Europe. L’argent n’est rien pour eux, pourvu qu’ils aient exactement la vie. En Hollande, le malheureux ne trouve que brutalité ; en Angleterre, le peuple méprise souverainement l’infortune ; il sent, il frotte, il mord, il examine, il fait sonner son schelling, il ne voit partout que du cuivre ou de l’argent. Au reste, il est précisément le contraire du Français. Autant les individus qui le composent feraient de bassesses pour quelques demi-couronnes, autant ils sont généreux pris en corps. Au fait, je ne connais point deux nations plus antipathiques de génie, de mœurs, de vices et de vertus, que les Anglais et les Français, avec cette différence que les premiers reconnaissent généreusement plusieurs qualités dans les derniers, tandis que ceux-ci refusent toute vertu aux autres.

« Examinons maintenant si de ces diverses remarques on ne peut retirer quelques règles de conduite dans le malheur. J’en sais trois :

« Un misérable est un objet de curiosité pour les hommes. On l’examine, on aime à toucher la corde des angoisses, pour jouir du plaisir d’étudier son cœur au moment de la convulsion de la douleur, comme ces chirurgiens qui suspendent des animaux dans des tourments, afin d’épier la circulation du sang et le jeu des organes. La première règle est donc de cacher ses pleurs. Qui peut s’intéresser au récit de nos maux ? Les uns les écoutent sans les entendre, les autres avec ennui, tous avec malignité. La prospérité est une statue d’or dont les oreilles ressemblent à ces cavernes sonores décrites par quelques voyageurs : le plus léger soupir s’y grossit en un son épouvantable.

« La seconde règle, qui découle de la première, consiste à s’isoler entièrement. Il faut éviter la société lorsqu’on souffre, parce qu’elle est l’ennemie naturelle des malheureux ; sa maxime est : Infortuné, — coupable ! Je suis si convaincu de cette vérité sociale, que je ne passe guère dans les rues sans baisser la tête.

« Troisième règle : Fierté intraitable. L’orgueil est la vertu du malheur. Plus la fortune nous abaisse, plus il faut nous élever, si nous voulons sauver notre caractère. Il faut se ressouvenir que partout on honore l’habit et non l’homme. Peu importe que vous soyez un fripon, si vous êtes riche ; un honnête homme, si vous êtes pauvre. Les positions relatives font dans la société l’estime, la considération, la vertu. Comme il n’y a rien d’intrinsèque dans la naissance, vous fûtes roi à Syracuse, et vous devenez particulier malheureux à Corinthe. Dans la première position, vous devez mépriser ce que vous êtes ; dans la seconde, vous enorgueillir de ce que vous avez été ; non qu’au fond vous ne sachiez à quoi vous en tenir sur ce frivole avantage, mais pour vous en servir comme d’un bouclier contre le mépris attaché à l’infortune. On se familiarise aisément avec le malheureux ; et il se trouve sans cesse dans la dure nécessité de se rappeler sa dignité d’homme, s’il ne veut que les autres l’oublient.

« Enfin, vient une grande question sur le sujet de ce chapitre : Que faut-il faire pour soulager ses chagrins ? Voici la pierre philosophale.

« D’abord, la nature du malheur n’étant pas parfaitement connue, cette question reste pour ainsi dire insoluble. Lorsqu’on ne sait où gît le siége du mal, où peut-on appliquer le remède ?

« Plusieurs philosophes anciens et modernes ont écrit sur ce sujet. Les uns nous proposent la lecture, les autres la vertu, le courage. C’est le médecin qui dit au patient : Portez-vous bien.

« Un livre vraiment utile au misérable, parce qu’on y trouve la pitié, la tolérance, la douce indulgence, l’espérance, plus douce encore, qui composent le seul baume des blessures de l’âme : ce sont les Évangiles. Leur divin auteur ne s’arrête point à prêcher vainement les infortunés, il fait plus : il bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu’à la lie.

« Il n’y a point de panacée universelle pour le chagrin, il en faudrait autant que d’individus. D’ailleurs, la raison trop dure ne fait qu’aigrir celui qui souffre, comme la garde maladroite qui, en tournant l’agonisant dans son lit pour le mettre plus à son aise, ne fait que le torturer. Il ne faut rien moins que la main d’un ami pour panser les plaies du cœur, et pour vous aider à soulever doucement la pierre de la tombe.

« Mais, si nous ignorons comment le malheur agit, nous savons du moins en quoi il consiste : en une privation. Que celle-ci varie à l’infini : que l’un regrette un trône, l’autre une fortune, un troisième une place, un quatrième un abus : n’importe, l’effet reste le même pour tous. M*** me disait : « Je ne vois qu’une infortune réelle ; celle de manquer de pain. Quand un homme à la vie, l’habit, une chambre et du feu, les autres maux s’évanouissent. Le manque du nécessaire absolu est une chose affreuse, parce que l’inquiétude du lendemain empoisonne le présent. » M*** avait raison, mais cela ne tranche pas la question.

« Car que faudrait-il faire pour se procurer ce premier besoin ? Travailler, répondent ceux qui n’entendent rien au cœur de l’homme. Nous supportons l’adversité non d’après tel ou tel principe, mais selon notre éducation, nos goûts, notre caractère, et surtout notre génie. Celui-ci, s’il peut gagner passablement sa vie par une occupation quelconque, s’apercevra à peine qu’il a changé de condition ; tandis que celui-là, d’un ordre supérieur, regardera comme le plus grand des maux de se voir obligé de renoncer aux facultés de son âme, de faire sa compagnie de manœuvres, dont les idées sont confinées autour du bloc qu’ils scient, ou de passer ses jours, dans l’âge de la raison et de la pensée, à faire répéter des mots aux stupides enfants de son voisin. Un pareil homme aimera mieux mourir de faim que de se procurer à un tel prix les besoins de la vie. Ce n’est donc pas chose si aisée que d’associer le nécessaire et le bonheur : tout le monde n’entendra pas ceci.

« Ainsi, nous ne sommes pas juges compétents du bon et du mauvais pour les autres : il ne s’agit pas de l’apparence, mais de la réalité.

« Je m’imagine que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j’ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l’article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m’imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent : « Vous ne nous apprenez rien ; vous ne nous donnez aucun moyen d’adoucir nos peines : au contraire, vous prouvez trop qu’il n’en existe point. » Ô mes compagnons d’infortune ! votre reproche est juste : je voudrais pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d’une main plus puissante que celle des hommes. Cependant, ne vous laissez point abattre ; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu’on peut tirer de la condition la plus misérable ? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l’enflure d’un discours stoïque.

« Un infortuné parmi les enfants de la prospérité ressemble à un gueux qui se promène en guenilles au milieu d’une société brillante : chacun le regarde et le fuit. Il doit donc éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour ; le plus souvent même il ne sortira que la nuit. Lorsque la brune commence à confondre les objets, notre infortuné s’aventure hors de sa retraite, et, traversant en hâte les lieux fréquentés, il gagne quelque chemin solitaire, où il puisse errer en liberté. Un jour, il va s’asseoir au sommet d’une colline qui domine la ville et commande une vaste contrée ; il contemple les feux qui brillent dans l’étendue du paysage obscur, sous tous ces toits habités. Ici, il voit éclater le réverbère à la porte de cet hôtel, dont les habitants, plongés dans les plaisirs, ignorent qu’il est un misérable, occupé seul à regarder de loin la lumière de leurs fêtes, lui qui eut aussi des fêtes et des amis ! Il ramène ensuite ses regards sur quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg, et il se dit : « Là, j’ai des frères. »

« Une autre fois, par un clair de lune, il se place en embuscade sur un grand chemin, pour jouir encore à la dérobée de la vue des hommes, sans être distingué d’eux ; de peur qu’en apercevant un malheureux, ils ne s’écrient, comme les gardes du docteur anglais, dans la Chaumière indienne : « Un paria ! un paria ! »

« Mais le but favori de ses courses sera peut-être un bois de sapins, planté à quelque deux milles de la ville. Là il a trouvé une société paisible, qui comme lui cherche le silence et l’obscurité. Ces sylvains solitaires veulent bien le souffrir dans leur république, à laquelle il paye un léger tribut ; tâchant ainsi de reconnaître, autant qu’il est en lui, l’hospitalité qu’on lui a donnée.

« Lorsque les chances de la destinée nous jettent hors de la société, la surabondance de notre âme, faute d’objet réel, se répand jusque sur l’ordre muet de la création, et nous y trouvons une sorte de plaisir que nous n’aurions jamais soupçonné. La vie est douce avec la nature. Pour moi, je me suis sauvé dans la solitude, et j’ai résolu d’y mourir, sans me rembarquer sur la mer du monde. J’en contemple encore quelquefois les tempêtes, comme un homme jeté seul sur une île déserte, qui se plaît, par une secrète mélancolie, à voir les flots se briser au loin sur les côtes où il fit naufrage. Après la perte de nos amis, si nous ne succombons à la douleur, le cœur se replie sur lui-même ; il forme le projet de se détacher de tout autre sentiment et de vivre uniquement avec ses souvenirs. S’il devient moins propre à la société, sa sensibilité se développe aussi davantage. Le malheur nous est utile, sans lui les facultés aimantes de notre âme resteraient inactives : il la rend un instrument tout harmonie, dont, au moindre souffle, il sort des murmures inexprimables. Que celui que le chagrin mine s’enfonce dans les forêts ; qu’il erre sous leur voûte mobile ; qu’il gravisse la colline, d’où l’on découvre d’un côté de riches campagnes, de l’autre le soleil levant sur des mers étincelantes, dont le vert changeant se glace de cramoisi et de feu ; sa douleur ne tiendra point contre un pareil spectacle : non qu’il oublie ceux qu’il aima, car alors ses maux seraient préférables ; mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux : il gardera sa douceur et ne perdra que son amertume. Heureux ceux qui aiment la nature ; ils la trouveront, et trouveront seulement elle, au jour de l’adversité.

« À l’aspect attendrissant du convolvulus, qui entoure de ses fleurs pâles quelque aune décrépit, il croit voir une jeune fille presser de ses bras d’albâtre son vieux père mourant ; l’ulex épineux, couvert de ses papillons d’or, qui présente un asile assuré aux petits des oiseaux, lui montre une puissance protectrice du faible ; dans les thyms et le calamens, qui embellissent généreusement un sol ingrat de leur verdure parfumée, il reconnaît le symbole de l’amour de la patrie. Parmi les végétaux supérieurs, il s’égare volontiers sous ces arbres dont les sourds mugissements imitent la triste voix des mers lointaines ; il affectionne cette famille américaine qui laisse pendre ses branches négligées comme dans la douleur ; il aime ce saule au port languissant, qui ressemble, avec sa tête blonde et sa chevelure en désordre, à une bergère pleurant au bord d’une onde. Enfin il recherche de préférence, dans ce règne aimable, les plantes qui par leurs accidents, leurs goûts, leurs mœurs, entretiennent des intelligences secrètes avec son âme.

« Oh ! qu’avec délices, après cette course laborieuse, on rentre dans sa misérable demeure chargé de la dépouille des champs ! Comme si l’on craignait que quelqu’un ne vînt ravir ce trésor, fermant mystérieusement la porte sur soi, on se met à faire l’analyse de sa récolte, blâmant ou approuvant Tournefort, Linné, Vaillant, Jussieu, Solander. Cependant la nuit approche. Le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d’avance du plaisir qu’on s’est préparé. Un livre qu’on a eu bien de la peine à se procurer, un livre qu’on tire précieusement du lieu obscur où on le tenait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d’un humble feu et d’une lumière vacillante, certain de n’être point entendu, on s’attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d’illusions, il est vrai ; mais en sont-ils plus remplis que la vie ?

« Eh bien, si vous le voulez, ce sera un grand crime, une grande vérité, dont notre solitaire s’occupera : Agrippine assassinée par son fils. Il veillera au bord du lit de l’ambitieuse Romaine, maintenant retirée dans une chambre obscure, à peine éclairée d’une petite lampe. Il voit l’impératrice tombée faire un reproche touchant à la seule suivante qui lui reste, et qui elle-même l’abandonne ; il observe l’anxiété augmentant à chaque minute sur le visage de cette malheureuse princesse, qui dans une vaste solitude écoute attentivement le silence. Bientôt on entend le bruit sourd des assassins qui brisent les portes extérieures ; Agrippine tressaille, s’assied sur son lit, prête l’oreille. Le bruit approche, la troupe entre, entoure la couche ; le centurion tire son épée et en frappe la reine aux tempes ; alors : Ventrem feri ! s’écrie la mère de Néron : mot dont la sublimité fait hocher la tête.

« Peut-être aussi, lorsque tout repose, entre deux ou trois heures du matin, au murmure des vents et de la pluie qui battent contre votre fenêtre, écrivez-vous ce que vous savez des hommes. L’infortuné occupe une place avantageuse pour les bien étudier, parce que, étant hors de leur route, il les voit passer devant lui.

« Mais, après tout, il faut toujours en revenir à ceci : sans les premières nécessités de la vie, point de remèdes à nos maux. Otway, en mendiant le morceau de pain qui l’étouffa ; Gilbert, la tête troublée par le chagrin, avalant une clef à l’hôpital, sentirent bien amèrement à cet égard, quoique hommes de lettres, toute la vanité de la philosophie. »

XXXV §

Voici un autre passage de l’Essai sur les Révolutions, où l’idée majestueuse de Dieu se fait jour comme un pressentiment ou comme un remords parmi les doutes, et manifeste l’immortalité de l’âme surnageant au scepticisme du jeune homme. Il le déroba à l’Essai sur les Révolutions, et l’inséra presque en entier dans le Génie du Christianisme ; c’était plutôt le génie du déisme.

« Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l’insecte bruit ses louanges, et l’éléphant le salue au lever du soleil, les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l’Océan déclare son immensité ; l’homme seul a dit : « Il n’y a point de Dieu ! »

« Il n’a donc jamais, celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel ? Ses regards n’ont donc jamais erré dans ces régions étoilées, où les mondes furent semés comme des sables ? Pour moi, j’ai vu, et c’en est assez, j’ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d’or. La lune, à l’horizon opposé, montait comme une lampe d’argent dans l’orient d’azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. La mer multipliait la scène orientale en girandoles de diamants, et roulait la pompe de l’Occident en vagues de roses. Les flots calmés, mollement enchaînés l’un à l’autre, expiraient tour à tour à mes pieds sur la rive, et les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttaient sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées.

« Ô toi, que je ne connais point ; toi, dont j’ignore et le nom et la demeure, invisible Architecte de cet univers, qui m’as donné un instinct pour te sentir et refusé une raison pour te comprendre, ne serais-tu qu’un être imaginaire, que le songe doré de l’infortune ? Mon âme se dissoudra-t-elle avec le reste de ma poussière ? Le tombeau est-il un abîme sans issue ou le portique d’un autre monde ? N’est-ce que par une cruelle pitié que la nature a placé dans le cœur de l’homme l’espérance d’une meilleure vie à côté des misères humaines ? Pardonne à ma faiblesse, Père des miséricordes ! Non, je ne doute point de ton existence ; et soit que tu m’aies destiné une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir, j’adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta divinité.

« Lorsque l’homme sauvage, errant au milieu des déserts, eut satisfait aux premiers besoins de la vie, il sentit je ne sais quel autre besoin dans son cœur. La chute d’une onde, la susurration du vent solitaire, toute cette musique qui s’exhale de la nature, et qui fait qu’on s’imagine entendre les germes sourdre dans la terre et les feuilles croître et se développer, lui parut tenir à cette cause cachée. Le hasard lia ces effets locaux à quelques circonstances heureuses ou malheureuses de ses chasses ; des positions relatives d’un objet ou d’une couleur le frappèrent aussi en même temps : de là le manitou du Canadien et le fétiche du nègre, la première de toutes les religions.

« Cet élément du culte, une fois développé, ouvrit la vaste carrière des superstitions humaines. Les affections du cœur se changèrent bientôt dans les plus aimables des dieux ; et le sauvage en élevant le mont du tombeau à son ami, la mère en rendant à la terre son petit enfant, vinrent chaque année, à la chute des feuilles de l’automne, le premier répandre des larmes, la seconde épancher son lait sur le gazon sacré. Tous les deux crurent que ce qu’ils avaient tant aimé ne pouvait être insensible à leur souvenir ; ils ne purent concevoir que ces absents si regrettés, toujours vivants dans leurs pensées, eussent entièrement cessé d’être ; qu’ils ne se réuniraient jamais à cette autre moitié d’eux-mêmes. Ce fut sans doute l’Amitié en pleurs sur un monument qui imagina le dogme de l’immortalité de l’âme et la religion des tombeaux.

« Cependant l’homme, sorti de ses forêts, s’était associé à ses semblables. Des citoyens laborieux, secondés par des chances particulières, trouvèrent les premiers rudiments des arts, et la reconnaissance des peuples les plaça au rang des divinités. Leurs noms, prononcés par différentes nations, s’altérèrent dans des idiomes étrangers. De là le Thoth des Phéniciens, l’Hermès des Égyptiens, et le Mercure des Grecs. Des législateurs fameux par leur sagesse, des guerriers redoutés par leur valeur, Jupiter, Minos, Mars, montèrent dans l’Olympe. Les passions des hommes se multipliant avec les arts sociaux, chacun déifia sa faiblesse, ses vertus ou ses vices : le voluptueux sacrifia à Vénus, le philosophe à Minerve, le tyran aux déités infernales. D’une autre part, quelques génies favorisés du ciel, quelques âmes sensibles aux attraits de la nature, un Orphée, un Homère, augmentèrent les habitants de l’immortel séjour. Sous leurs pinceaux, les accidents de la nature se transformèrent en esprits célestes : la Dryade se joua dans le cristal des fontaines ; les Heures, au vol rapide, ouvrirent les portes du jour ; l’Aurore rougit ses doigts, et cueillit ses pleurs sur les feuilles de roses humectées de la fraîcheur du matin ; Apollon monta sur son char de flammes ; Zéphire, à son aspect, se réfugia dans les bois, Téthys rentra dans ses palais humides, et Vénus, qui cherche l’ombre et le mystère, enlaçant de sa ceinture le beau chasseur Adonis, se retira avec lui et les Grâces dans l’épaisseur des forêts.

« Des hommes adroits, s’apercevant de ce penchant de la nature humaine à la superstition, en profitèrent. Il s’éleva des sectes sacerdotales, dont l’intérêt fut d’épaissir le voile de l’erreur. Les philosophes se servirent de ces idées des peuples pour sanctifier de bonnes lois par le sceau de la religion, et le polythéisme, rendu sacré par le temps, embelli du charme de la poésie et de la pompe des fêtes, favorisé par les passions du cœur et l’adresse des prêtres, atteignit, vers le siècle de Thémistocle et d’Aristide, à son plus haut point d’influence et de solidité. »

XXXVI §

Après les deux romans d’Atala et de René, il en ébaucha un troisième : le Dernier des Abencérages ; mais, à l’exception de l’incomparable romance :

Combien j’ai douce souvenance, ce roman, entièrement d’imagination, ne fut qu’un roman français sans vérité et sans succès, très-inférieur aux deux autres.

Atala avait trouvé sa nouveauté et sa vérité dans les déserts d’Amérique ; René, dans l’abîme du cœur du jeune écrivain ; le Dernier des Abencérages ne fut qu’un conte de Marmontel. Il fallait un fond solide à l’invention de Chateaubriand, autrement il s’évanouissait avec les nuages :

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux, les jours
De France !
Ô mon pays, sois mes amours
Toujours !

Te souvient-il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux,
Ma chère ;
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux ?

Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignait la Dore
Et de cette tant vieille tour
Du Maure,
Où l’airain sonnait le retour
Du jour ?

Te souvient-il du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile,
Du vent qui courbait le roseau
Mobile,
Et du soleil couchant sur l’eau
Si beau ?

Oh ! qui me rendra mon Hélène,
Et ma montagne, et le grand chêne ?
Leur souvenir fait tous les jours
Ma peine :
Mon pays sera mes amours
Toujours !

Cela mérite seul d’être conservé, air et paroles. L’Auvergne avait produit l’air, le génie du jeune homme la tristesse amoureuse des paroles. C’est le seul passage de ses œuvres en vers où Chateaubriand a été poëte ; partout ailleurs il ne fut que poétique. C’est la faiblesse de son génie, qui ne put s’élever jusqu’à la condensation du génie qui chante en vers.

Qu’eût été Virgile, si l’Énéide avait marché en prose cadencée au lieu de planer en vers immortels ? L’ébauche d’un impuissant n’est pas le génie d’un grand homme ; cette vérité triste fut l’éternel remords de Chateaubriand. Il y eut entre Virgile et lui l’éternelle distance qu’il y a entre Télémaque et l’Iliade : cela se ressemble, mais ne s’égale pas.

XXXVII §

M. de Chateaubriand avait connu M. de Fontanes à Londres ; ils y recevaient l’un et l’autre des secours de Louis XVIII, réfugié à Hartwell. Ils s’étaient rencontrés, connus, aimés. Fontanes avait quitté Londres avant M. de Chateaubriand ; il avait reçu à Paris l’auteur de l’Essai ; il l’avait introduit auprès de ses propres amis : M. Joubert, qui n’a laissé que des Pensées et qui aurait pu laisser des œuvres, mais esprit essentiellement critique, trop indolent pour rédiger autre chose que des impressions ; M. de Bonald, ingénieux auteur d’écrits contre-révolutionnaires et religieux. M. de Lamoignon, émigré, rentré avant lui, parent par alliance de sa femme, née Mudson Lindsay, Anglaise aimable, le reçut discrètement aux Ternes. De là on le conduisit chez l’ami de M. de Fontanes, M. Joubert, son premier hôte, resté à jamais son ami.

Quelques littérateurs médiocres qu’il avait connus avant l’émigration, entre autres Flins des Oliviers, qui travaillait avec Fontanes au Mercure de France, l’admirent parmi eux. Ginguené, ambassadeur de la République sous le Directoire, le reconnut à peine du haut de son importance mal évanouie. Chateaubriand fut blessé de cet orgueil et ne le vit plus.

Fontanes lui tendit la plume et lui proposa d’écrire. Il écrivit avec légèreté une critique personnelle et amère de madame de Staël, qui lui en conserva rancune ; et, bien que la lettre de Chateaubriand fût très-faible, elle lui ébaucha sa réputation. Exemple de plus de ce que peut le journalisme de réaction.

Peu de temps après, il publia Atala, dont il avait lu déjà des fragments à M. de Fontanes, à Londres. La mode, sel des nouveautés, lui fit un succès fanatique. Les femmes tombaient en délire ; M. de Fontanes, attaché alors aux charmes de madame Bacciochi, se conduisit en ami sincère et désintéressé, et présenta Chateaubriand à la future grande-duchesse de Toscane et à Lucien Bonaparte.

« J’étais contraint d’aller dîner chez Lucien, au château du Plessis, près de Senlis. »

Quelle contrainte ! on voit que la flatterie prenait le masque de l’opposition pour se plaindre, en servant l’ambition prévoyante du nouveau venu.

Toute cette époque où Chateaubriand est mêlé aux plaisirs, aux fêtes, aux intrigues de la famille Bonaparte, aurait besoin d’être publiée. Elle le fut, mais trop tard, dans des pamphlets amers, pour racheter, à force d’injures, des excès de caresses. Les Bourbons étaient trop intéressés à croire à sa constance pour la contester. Leur première faveur, en 1814, fut de lui pardonner.

XXXVIII §

Une femme jeune, belle, malheureuse, proscrite dans sa famille, s’empara alors de sa vie. C’était madame de Beaumont, fille de M. de Montmorin. Chateaubriand se logea non loin d’elle, au quatrième étage, dans un des pavillons du garde-meuble. Il s’en trouvait encore trop loin, bien qu’elle eût son modeste appartement à côté, dans la rue Neuve-de-Luxembourg.

Un petit cénacle d’hommes et de femmes distingués s’y réunissait tous les soirs. M. Pasquier, récemment rentré de l’émigration ; M. Molé, très-jeune encore, mais déjà mûr d’idées et souple de caractère ; M. Joubert, ami de tous les malheureux ; M. de Bonald ; M. de Fontanes, transition entre tous les régimes, mais irréconciliable avec la Terreur ; M. Chênedollé, poëte loyal et royaliste constant ; madame de Vintimille, captive sous la République, et dont la sœur, captive aussi, avait été chantée avant de mourir par André Chénier, suprême honneur rendu à la victime encore vivante, formaient ce cénacle.

L’ombre de M. de Montmorin, immolé sur l’échafaud à sa fidèle affection pour Louis XVI, planait sur le salon de sa fille comme un remords de septembre sur un jour de printemps. Tout le monde était d’accord dans ce salon, tant les grands crimes effacent les différences d’opinions et ne laissent survivre que l’honneur.

M. de Saint-Herem, ancien ambassadeur en Espagne, membre de l’Assemblée constituante, ami de M. Necker, mais plus encore de Louis XVI, était resté ministre des affaires étrangères pendant la plus grande partie de la Révolution. Il marcha résolûment au supplice, donnant sa vie pour la vie du roi. Sa fille, restée sans fortune, d’une beauté qui n’était que charmes, vivait dans une retraite, visitée par les amis de sa famille.

M. de Fontanes lui présenta son nouvel ami, M. de Chateaubriand.

Ces deux caractères semblèrent se reconnaître en se rencontrant ; ces deux cœurs s’attachèrent avec la force d’une révélation.

Madame de Beaumont vivait pendant l’été dans le petit château de Passy, près de Villeneuve-sur-Yonne. M. Joubert y cherchait aussi le repos. La description que fait de lui M. de Chateaubriand est touchante.

« C’était, dit-il, un égoïste qui ne s’occupait que des autres. »

« J’ai été, écrivait M. Joubert avant de mourir, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, et qui n’exécute aucun air. »

C’était triste et vrai. Mais les vivants qui entendaient, dans son intarissable entretien, la harpe frémir, en étaient charmés.

Madame de Beaumont invita Chateaubriand à venir à Passy pendant la belle saison. Il accepta ; leur liaison se resserra, elle devint tendresse. Quelle impression ne devaient pas faire à une femme sensible et malheureuse les paroles qu’avaient entendues Atala, ou les songes qu’avait rêvés René !

Ce fut le beau temps de Chateaubriand. La Providence semble ainsi réserver à ses favoris deux femmes providentielles : l’une, à l’entrée de la vie pour les enivrer d’un premier amour ; l’autre, au déclin des jours pour faire respecter l’intérieur.

« Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l’amitié. Nous nous réunissions, au retour de la promenade, auprès d’un bassin d’eau vive, placé au milieu d’un gazon dans le potager : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous nous asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse ; cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l’écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bonheur pour un homme nouvellement débarqué de l’exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés ! C’était ordinairement dans ces soirées que mes amis me faisaient parler de mes voyages ; je n’ai jamais si bien peint qu’alors les déserts du nouveau monde. La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître : depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ? »

XXXIX §

Bientôt tout changea de face. Madame de Beaumont tomba malade de la poitrine. Chateaubriand, par la protection de M. de Fontanes et de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, et toute-puissante sur lui à cause de la virilité de son caractère, demanda à entrer dans la diplomatie. Bonaparte l’agréa et le nomma secrétaire d’ambassade à Rome, heureux d’adresser au pape le jeune écrivain restaurateur de la religion. Il fut présenté au consul, reçut de M. de Talleyrand, qu’il a depuis si maltraité, son titre et ses instructions.

Il quitta Paris et s’achemina vers Rome, laissant madame de Beaumont en France ; mais elle devait le rejoindre bientôt à Rome.

Quant à madame de Chateaubriand, déjà oubliée depuis plusieurs années, il l’avait entrevue à Paris et l’avait de nouveau négligée. Elle était un hors-d’œuvre dans sa vie ; elle disparut pour longtemps. Le dévouement aux amies loyales ne faisait point partie des prescriptions du culte restauré. Femme d’esprit, d’un caractère épineux et difficile, elle laissait son mari libre et vivait çà et là avec ses belles-sœurs, délaissées comme elle.

XL §

Son voyage à Rome fut lent et glorieux, comme un triomphe au milieu d’un pays réjoui par le retour de son vieux culte. Il visita à loisir les choses et les hommes du midi de la France. Il écouta les vers de Reboul, que j’ai depuis admirés moi-même ; excellent homme, que je désignai en 1848 au choix éclairé de son pays pour représentant de la République, que nous tentions de fonder ; les exagérés le dégoûtèrent comme ils dégoûtèrent la France, et il se retira sans combat. Il était homme d’honneur, de talent et de vertu, mais non homme de lutte. Il est allé depuis au séjour des hommes de paix, en emportant notre amitié.

Avant son départ pour Rome, Lucien l’avait conduit à une fête chez le premier consul ; Bonaparte le reconnaissant dans la foule, s’approcha de lui, et lui dit :

« En Égypte, j’étais toujours frappé quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’orient, et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cet inconnu qu’ils adoraient vers l’orient ? »

Puis, s’interrompant lui-même et passant sans transition à un autre sujet :

« Le christianisme, dit-il, les idéologues n’ont-ils pas prétendu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à son culte ! »

Et il s’éloigna.

XLI §

Après avoir vu Murat à Milan, il reprit sa route. Il arriva à Rome le 27 juin. Mon ami, M. Artau, le conduisit à Saint-Pierre.

« Il sentait le besoin d’un effet, me dit Artau, ne pouvant pas le sentir, il l’affecta. »

Il s’assit sur le rebord en pierre du jet d’eau en face du portail, entre les obélisques égyptiens, et, plaçant sa main sur sa poitrine, il dit à Artau : « J’ai soif ! » et demeura silencieux dans une contemplation évidemment simulée. Artau le comprit, et ne dérangea pas son enthousiasme.

On le logea chez le cardinal Fesch, au dernier étage du palais.

« N’ayant rien à faire dans ma chambre aérienne, dit-il, je regardais par-dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une cantatrice novice exerçant sa voix me poursuivait d’un solfége éternel, heureux quand il passait quelque enterrement pour me désennuyer. Du haut de ma fenêtre, je vis dans l’abîme de la rue le convoi d’une jeune mère ; on la portait, le visage découvert, entre deux files de pèlerins blancs ; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, était couché à ses pieds. »

XLII §

Chateaubriand fit une imprudence qui choqua l’ambassadeur et tout le corps diplomatique de Rome. Il alla présenter son hommage au vieux roi de Sardaigne, qui avait abdiqué sa couronne et qui vivait retiré à Rome. Le cardinal Fesch écrivit à Paris cette excentricité inopportune et prétentieuse. Bonaparte ne fit qu’en rire et l’excusa. Mais d’autres prétentions plus offensantes pour l’ambassadeur le blessèrent plus directement. Il était parcimonieux comme sa sœur. Le secrétaire mangeait à sa table. Le vin que le cardinal faisait servir à ses commensaux parut mauvais à Chateaubriand, qui se fit servir une bouteille particulière achetée de ses deniers. Cette inconvenance déplut à l’ambassadeur ; les paroles aigres s’échangèrent sur ce trivial sujet ; l’animadversion s’envenima et subsista toujours. L’écrivain oublia trop vite l’infériorité du diplomate.

CLXIVe entretien.
Chateaubriand
(suite.) §

XLIII §

Cependant, madame de Beaumont allait arriver mourante à Rome ; elle écrivait des bains du Mont-Dore, en Auvergne :

« Puis-je donc vivre ? Ma vie passée n’a été qu’une suite de malheurs ; ma vie actuelle est pleine d’agitations et de trouble. Ma mort serait un chagrin momentané pour quelques-uns, un bien pour d’autres, et pour moi le plus grand des biens… Que deviendrai-je ? Où me cacher ? Quel tombeau choisir ? Comment empêcher l’espérance d’y pénétrer ? Quelle puissance en murera la porte ? »

Une lettre de M. Ballanche, disciple plus encore qu’ami de M. de Chateaubriand, leur apprit son passage à Lyon. Elle rencontra à Milan M. Bertin, du Journal des Débats, qui la conduisit à Florence. Chateaubriand l’y attendait. Leur entrevue fut déchirante. Elle fut reçue à Rome par le pape et par le cardinal-ministre Consalvi avec la distinction et la bonté qu’ils croyaient devoir à la personne d’une amie du défenseur de l’Église.

« Un jour, je la menai au Colisée : c’était un de ces jours d’octobre tels qu’on n’en voit qu’à Rome. Elle parvint à descendre et alla s’asseoir sur une pierre en face des autels placés au pourtour de l’édifice. Elle leva les yeux, elle les promena lentement sur ces portiques, morts eux-mêmes depuis tant d’années, et qui avaient vu tant mourir. Les ruines étaient décorées de ronces et de plantes safranées par l’automne et noyées dans la lumière ; la femme expirante abaissa ensuite, de gradin en gradin, jusqu’à l’arène, ses regards qui quittaient le soleil. Elle les arrêta sur la croix de l’autel, et me dit : « Allons, j’ai froid ! » Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus. Me voyant pleurer : « Vous êtes un enfant ! dit-elle ; est-ce que vous ne vous y attendiez pas ?… » Elle me rappela alors nos projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et se mit à pleurer !

« Les convulsions de l’agonie ne durèrent que quelques minutes… Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde. Une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur, qui touchait à ses légers ossements, il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Ô moment d’horreur et d’effroi ! je le sentis s’arrêter. Nous inclinâmes sur l’oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête ; quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à sa bouche : le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini ! »

XLIV §

Il fit ensevelir cette femme amie dans l’église des Français, Saint-Louis, et quitta Rome pour aller pleurer à Naples.

Peu de temps après, il reçut de M. de Talleyrand sa nomination au poste de ministre plénipotentiaire à Sion, bourgade des Alpes, capitale de la petite république du Valais.

Il accepta et alla remercier Napoléon.

Le duc d’Enghien ayant été fusillé quelques jours après, il donna sa démission.

Madame Bacciochi et M. de Fontanes vinrent lui faire les reproches de l’amitié épouvantée. Il ne rétracta rien de son imprudence et de son indignation. Son royalisme, dont il s’est trop vanté, date de ce jour-là. Bonaparte ne témoigna aucun ressentiment. Les amis mêmes du prochain empire ne se retirèrent pas. M. Pasquier vint l’embrasser. Chateaubriand ne lui rendit pas assez, plus tard, le souvenir de ce généreux courage.

XLV §

Satisfait d’avoir protesté par ses actes au sentiment public, Chateaubriand reprit sa vie studieuse, et continua d’écrire des articles pour le Mercure. Il vengea ainsi Tacite de l’animadversion avouée du consul :

« Lorsque, dans le silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du dictateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît, inconnu, auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l’historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels, comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le dieu n’est point anéanti, parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n’y a point d’héroïsme à la tenter. Les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu’importent les revers, si notre nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie. »

XLVI §

Il résolut alors d’appeler plus fortement l’attention sur lui en voyageant en Grèce et en Syrie. Ce voyage produisit un de ses meilleurs écrits : l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. C’est un recueil de pages étincelantes d’érudition prétentieuse, de piété affectée, un trompe-l’œil admirable pour les fidèles de l’Évangile ou de la gloire classique ; cela réussit complétement. Le style était admirable, resplendissant, unanime ; ceux qui ne croyaient qu’à la Fable retrouvèrent leurs dieux sous les bocages du Céphise ; ceux qui ne croyaient qu’au Golgotha lisaient à genoux au pied du Calvaire. Il faillit remettre en goût les pèlerinages de Sion. Ce n’était qu’un pèlerinage au Parnasse.

Il revint vite, en traversant la mer, par Carthage, puis par Grenade et l’Alhambra, où il rencontra le véritable but de son voyage. « Mais croyez à ce que je chante, et non à ce que je prêche ! » Cet itinéraire est un pot-pourri où Sparte, Argos, Athènes, le Calvaire, l’Hélicon débitent chacun son rôle, et où l’auteur est sûr de triompher, sinon par sa foi, du moins par son talent. Ce succès un peu banal dure encore, et il durera tant que les souvenirs classiques seront la religion des hommes de lettres.

XLVII §

Chateaubriand, de retour à Paris le 4 novembre 1811, n’attendit pas le printemps pour aller goûter sa retraite champêtre.

Il avait acheté dans la Vallée-aux-Loups un étroit espace appelé Aulnay, défrichement au milieu des bois. Il y construisait une maisonnette de plâtre et de briques, que les ouvriers achevaient encore. Voulant les activer par sa présence, il y conduisit un soir madame de Chateaubriand, retrouvée à Paris.

« La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d’avancer ; la voiture versa ; le buste en plâtre d’Homère sauta par la portière et se brisa : mauvais augure pour le poëme des Martyrs, dont je m’occupais alors. La maison, pleine d’ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux allumés, et éclairée par des bouts de chandelles ; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins dans les bois. Charmés d’y trouver deux chambres passablement arrangées et dans l’une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mîmes à table ; le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants, je vis le soleil se lever avec moins de soucis que le maître des Tuileries.

« J’étais dans des enchantements sans fin. Sans être madame de Sévigné, j’allais, chaussé d’une paire de sabots, planter mes arbres dans la boue, passer et repasser par les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l’avenir, car alors l’avenir ne me manquait point. » Etc.

On voit qu’après les poëtes et les prophètes, l’imitation plus prosaïque de Jean-Jacques Rousseau ne manquait point non plus. Elle est plus naturelle et par conséquent plus vraie.

À part la note poétique, Chateaubriand tenait plus de ce maître du style ; mais, quand la pompe des paroles est éloignée, la justesse de l’esprit éclate toujours dans Chateaubriand. Il égale et dépasse l’homme des Charmettes, plus fastueux de forme, mais plus vrai d’idées ; un homme d’État pouvait naître de lui, un rhéteur seul pouvait naître de Rousseau.

XLVIII §

Chateaubriand, poëte admirable, mais poëte de décadence, avait été jusque-là travaillé de l’ambition d’égaler l’antiquité par le poëme épique, ce chef-d’œuvre du génie primitif. Le moule était usé ; cette forme n’était plus possible.

Le génie était de transformer la poésie, non de l’imiter. Il manqua en ce point de vraie génie. Imiter en prose Homère ou Virgile, c’était simplement marquer la distance entre ces deux grands hommes et leur plagiaire.

Il manquait aussi de cette vigueur de talent qui enfante le vers comme la musique innée enfante la mélodie, la langue qui chante. Ces deux impossibilités se trahissent dans les Martyrs, effort avorté d’un esprit supérieur, mais n’attestant que la double insuffisance de l’écrivain. Lisez-les ; c’est beau de conception, c’est inimitable d’élégance, c’est fécond d’images, c’est étincelant de sentences, mais cela n’est pas un poëme. Arriver, comme Chateaubriand, jusqu’au seuil des parodies de Télémaque, c’est échouer en route.

Autant valait ne pas partir. L’insuccès d’une œuvre se mesure à la prétention. Ce fut un échec ; il avait voulu tromper sa nature, la nature se vengea ; ce fut sa dernière œuvre. Sa vie littéraire se termina par cette éclatante déception.

XLIX §

Cependant le monde politique trébuchait dans ses prétentions militaires, pendant que Chateaubriand fléchissait dans ses ambitions littéraires. L’Espagne dévorait nos armées ; les neiges de la Russie ensevelissaient nos légions vivantes. Bonaparte jouait la France en Saxe contre son orgueil obstiné ; il perdait le monde à Leipzig. L’univers entier, excepté lui, avait l’agonie de sa fin.

Chateaubriand comprit qu’il fallait changer de parti quand la fortune changeait de héros. Il écrivit comme on conspire, en cachant sous son habit le poignard d’Harmodius, c’est-à-dire un pamphlet mortel contre le tyran qu’il avait subi la veille. Les plus virulentes invectives contre Bonaparte se rencontrèrent sur sa poitrine avec les phrases les plus enthousiastes qu’il avait brodées deux ans plus tôt pour les faire retentir dans son discours à l’Académie française.

Cyrus, le libérateur des Hébreux, le glorieux époux de Marie-Louise, sortant de son palais avec son enfant, héritier de la terre, sur ses bras, et le bourreau du genre humain, se heurtèrent face à face sous le même style, comme le oui et le non, comme la foi et l’apostasie sur la même bouche ; il voulut faire oublier, par l’audace sans péril de cet attentat de plume, qu’il avait été l’émigré pardonné, l’envoyé de confiance à Rome et à Sion de cet usurpateur, le protégé confidentiel de ce Cyrus, restaurateur des autels.

Ce pamphlet s’appelait Buonaparte et les Bourbons.

Il n’ouvrit les pans de son habit de conspirateur que le jour où Paris fut délivré du tyran. Ce danger posthume fut une fanfaronnade d’héroïsme. Caton se donnait un coup de poignard, mais Caton était cuirassé. L’imagination calomnieuse de l’inventeur indigna, du reste, ceux-là même qu’elle réjouissait en secret.

Je n’aimais pas Napoléon, mais je me souviens que mon estime pour Chateaubriand tomba devant le grossier mensonge du pape traîné par les cheveux à Fontainebleau par les mains sacriléges de l’empereur. La vraisemblance est la vérité du pamphlet.

L §

Mais la France royaliste n’examina pas de si près ce qui servait sa haine. On ne crut pas, mais on propagea.

De ce jour, Chateaubriand cessa d’être un ennemi complaisant de l’empire, mais il devint le coryphée de la Restauration. Il dut sa popularité politique à un mauvais acte, et il s’obstina à la conserver et à la raviver pendant toute l’époque qui sépare 1814 de 1815. Commencée comme les journalistes, ces hommes d’excès, c’est en poussant aux excès plus grands qu’il la rajeunit à chaque circonstance. Il était devenu acquéreur du Mercure ; Bonaparte le lui enleva après l’article sur Tacite, dont il sentit la portée ; ses brochures se succédèrent comme les jours dans toutes les occasions qui prêtaient à la haine ou à l’ambition. Il n’hésita pas à suivre Louis XVIII à Gand. Il commença par flatter les partisans de la légitimité, il finit par hésiter entre les libéraux et les légitimistes. Il rentra avec le roi après Waterloo ; il fut nommé pair de France, et écrivit quelques discours d’apparat indécis, jusqu’à la guerre d’Espagne ; il s’irrita contre le favori du roi, M. Decazes, et il écrivit contre lui ce mot affreux, digne pendant de ses invectives contre Bonaparte, et qui accréditait l’horrible supposition de complicité entre M. Decazes et un assassin : « Le pied lui a glissé dans le sang. » Ces mots cruels déshonorent même le pamphlet.

LI §

Il fonda le Conservateur, organe des colères du parti ultraroyaliste contre les monarchistes modérés ; il s’illustra de son talent et de ses fureurs. Il finit par s’allier avec les libéraux et se laissa nommer à l’ambassade de Londres. Là commence son rôle vraiment politique : il conçut la pensée de rallier l’armée française à la monarchie des Bourbons, en lui fournissant l’occasion de combattre contre la révolution d’Espagne.

Il écrivit, après son succès, l’Histoire du congrès de Vérone, où il força M. de Villèle et M. de Montmorency à l’envoyer. M. de Montmorency se retira. M. de Villèle consentit à l’admettre, comme ministre des affaires étrangères, dans son cabinet ; il y servit mal ses collègues, favorisant tantôt leur politique, tantôt combattant sournoisement leurs plans, pour donner des gages ou des espérances aux libéraux.

Surpris dans une de ces manœuvres équivoques, il fut brutalement congédié par le roi. Il sortit du conseil en Coriolan, et déclara le lendemain une guerre de vengeance au parti qu’il servait la veille. Le Journal des Débats, dont le chef, M. Bertin, était son ami, se dévoua à lui et lui prêta sa publicité ambiguë. Il rallia ainsi, dans une coalition néfaste, les amis et les ennemis de la Restauration dans une agression commune. La coalition de principes opposés, mais de haine commune, cette maladie organique de la France, ne laissa plus de doute aux amis des Bourbons sur leur ruine prochaine.

LII §

Louis XVIII mourut, déjà détrôné et asservi, par faiblesse, avant ses derniers jours, au parti ultraroyaliste de son frère.

Chateaubriand tenta de se réconcilier avec lui par sa brochure : Le roi est mort, vive le roi ! et par sa présence au sacre de Reims. Il affecta de s’unir à M. de Villèle pour réconcilier le parti modéré de cet homme d’État avec le parti royaliste. Il devint un homme de manœuvres ambitieuses, inconséquent ou sans prudence ; puis enfin ministre des affaires étrangères.

Sa conduite, dans ce poste tant désiré, fut louche et ambiguë ; il intrigua secrètement à la Chambre des pairs contre les mesures adoptées par le roi Charles X et par ses collègues les ministres. Le roi, indigné de cette duplicité, ordonna à M. de Villèle de le congédier sans retard et sans égards : il le méritait, mais son ressentiment s’aggrava de la conscience de ses torts ; il passa sans ménagement à l’opposition.

Le Journal des Débats, puissant alors par son double ascendant sur les ultraroyalistes et sur les libéraux, le suivit dans sa palinodie politique. Il devint, sinon le chef, du moins la voix effrénée d’une opposition sans mission et sans prudence.

Les partis ne cherchent pas la vertu, mais les services dans ceux qui se mettent à leur tête ; il fut certainement alors une des causes de la chute de la monarchie des Bourbons en 1830 ; il avait juré de se venger, sa vengeance porta plus loin que sur les ministres, elle porta sur le trône ; elle embarrassa le roi et désaffectionna l’opinion qu’il avait le premier fanatisée pour les Bourbons en 1814.

Sa conduite rendit ses principes suspects, mais il avait rendu invincible la coalition qu’il avait formée. Lui qui avait demandé des lois féroces contre la presse (immanis lex), il feignit de se déclarer le défenseur à tout prix de cette puissance terrible, dès qu’il en fut l’arbitre par son talent ; ou il n’en connut pas l’ascendant en France, ou il lui sacrifia la couronne.

Aucune force politique ne peut lutter, dans notre pays, contre cette force anarchique, excepté la force révolutionnaire.

Je l’ai senti sous la République, en 1848 ; j’en ai mesuré exactement, jour par jour, la puissance, l’effet, la durée, laissez la presse totalement en dehors des lois, à Paris, vous aurez un accès de guerre civile tous les mois. À combien d’accès un gouvernement peut-il résister ? C’est là la question : la première semaine après sa défaite, la presse se tait ; la seconde, elle rallie par le droit de réunion ses forces disséminées ; la troisième, elle fermente et se révèle en symptômes menaçants par des mots d’ordre et par des rassemblements sur les boulevards, au sortir des clubs ; la quatrième, elle éclate et le sang coule.

M. de Chateaubriand, qui avait vu ces émeutes régulières en 1790, 1791, pouvait-il feindre d’ignorer ces alternatives en 1827 ? Pouvait-il se figurer que, dans un pays où la main est si près de la tête, l’opinion excitée et armée d’une multitude pouvait combattre sans danger la raison froide et calme de la raison publique ; ou bien pouvait-il livrer de gaieté de cœur sa patrie à l’éternelle agression d’une majorité désordonnée, parlant ou écrivant réunie sur un seul point de l’empire, sans contrôle et sans modération, contre une société sans cesse attaquée, quoique sans cesse victorieuse ? Non ; aucun homme d’État ne pouvait, de bonne foi, se faire une illusion pareille ; la guerre à mort entre l’ordre public, qui est l’intérêt et le droit de tous, et la presse libre, qui n’est que l’intérêt d’un petit nombre d’hommes de plume sans mandat et sans responsabilité, était évidemment l’état sauvage, au lieu de l’état régulier d’une nation en état légal. Donc, cette croyance à la liberté illimitée de la presse était, en lui, ou une fiction à l’usage d’un imbécile, ou un crime contre l’ordre social. Imbécile ? nul ne peut lui appliquer une telle injure ; criminel ? nul ne peut le laver d’une telle épithète.

Mais vous-même, me répondra-t-on, n’avez-vous pas cru, en 1848, que les lois sur la presse étaient abrogées, et qu’en les abrogeant, vous exposiez pour un moment la société républicaine à tous les périls ? N’étiez-vous pas criminel autant que lui ?

Non, car je n’étais pas membre de la coalition qui avait amené cette journée mortelle à la monarchie de 1830, que je n’aimais pas, mais que je ne voulais pas prendre sur moi de démolir : j’étais Français, voilà tout. J’entrais à la Chambre par hasard, au moment où ce gouvernement s’écroulait et où son roi fuyait déjà hors de Paris : le rappeler était impossible, le ressusciter par une régence, plus impossible encore ; quels ministres lui aurais-je donnés ? Je n’aurais fait que seconder la ruine dans laquelle femme, enfant, patrie auraient misérablement péri ; la seule chose à faire était une république qui apparaissait à tout le monde alors comme le remède suprême et radical, et qui le fut. Je l’indiquai ; elle fut acclamée à l’unanimité, et l’Europe fut sauvée ; les secousses du lendemain furent fortes, mais le peuple en masse, satisfait de cette victoire non contestée, nous secourut contre les partisans de l’anarchie et contre les vociférateurs du crime.

Je ne fus donc pas coupable ; je m’effaçai entièrement de toute prétention à l’héritage du gouvernement qui était tombé à ma voix ; je ne demandai part qu’au danger et à la lutte de mes collègues contre l’anarchie, tant que le danger fut mortel et la lutte un devoir.

Je fis venir d’Algérie, à la voix de sa mère, le général républicain qui devait me remplacer.

Ce général reçut de mes mains le ministère et mes instructions. Je me dévouai à sa cause ; la servit-il bien ou mal ? ce n’est plus à moi de le dire. Le reste ne m’appartient plus.

Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune comparaison à faire entre Chateaubriand et moi dans notre conduite. Chateaubriand se conduisit en grand écrivain, et moi en honnête homme ; il fut un écrivain du premier ordre, et moi un bon citoyen ; il inventa la coalition de 1827 pour se grandir, au risque de perdre la monarchie ; j’inventai la république unanime et modérée pour sauver la France et l’Europe : qu’on juge par le résultat.

LIII §

Cependant, la coalition de M. de Chateaubriand avait produit ses fruits ; la garde nationale, pervertie par la presse liguée contre Charles X, avait poussé ce prince téméraire, mais faible, à tout oser contre elle.

Il résolut de provoquer la bataille entre l’esprit nouveau et l’esprit ancien par un coup d’État. Il choisit le prince de Polignac pour lui confier le commandement des journées rétrogrades. Le prince, confiant dans l’aplomb de la monarchie, ne prépara rien ; il signa un matin les ordonnances contre la presse, comme il aurait signé en pleine paix la plus innocente mesure de police sur l’édilité de Paris.

C’était le tocsin de la guerre civile sonné par un enfant. Paris désarmé s’insurgea ; les troupes, qui n’étaient ni réunies, ni commandées, ni même averties, restèrent fidèles au roi par la simple habitude de la loyauté et de la discipline.

Pendant qu’on se fusillait dans les rues de la capitale, le roi, retiré à Saint-Cloud, continuait sa partie de chasse le matin et sa partie de whist le soir, comme si les anges s’étaient chargés de le défendre.

Il se retira enfin à la tête de sa garde fidèle, et s’embarqua pour l’Angleterre après avoir abdiqué la couronne. Le premier prince du sang, tuteur naturel de son neveu, au lieu de se jeter entre le roi et le peuple, et de prendre la lieutenance générale du royaume, se cacha, se déclara chef des rebelles, puis roi des Français. Il déroba la couronne tombée du front de sa famille pour la traîner de concession en concession, jusqu’au jour où il laissa lui-même, en fugitif, la double dépouille des siècles à la République.

LIV §

M. de Chateaubriand, sollicité par le duc d’Orléans de s’unir à lui pour sauver la France, ne sauva que son honneur en donnant sa démission entre les mains de l’anarchie qu’il avait appelée. Il fit à la Chambre des pairs un discours équivoque, où il insultait les vaincus des trois journées de Juillet, tout en refusant sa complicité aux vainqueurs.

Cet apparat de fidélité le réconcilia avec les royalistes pour le disculper auprès des Bourbons. Il promit à la France de vaincre à lui seul la révolution, à l’aide de la liberté de la presse.

On la lui laissa, et il n’en fit usage que pour flatter les républicains par ses injures à Louis-Philippe et par ses caresses officielles à la monarchie exilée : sans dignité dans son style, sans sincérité dans ses démonstrations ; ami de Carrel et de Béranger en France, et ami des Bourbons exilés en Allemagne, flairant la popularité sur les débris du trône légitime et sur les pressentiments de la démocratie prochaine, faux des deux côtés.

LV §

Il lui fallait, cependant, une amie à laquelle il pût offrir, au moins en apparence, ce culte qu’il avait sans cesse gardé à la beauté et à l’esprit. Il s’attacha à la plus belle femme du temps, madame Récamier.

Nous tenons de M. de Genoude, confident alors de madame Récamier et courtisan de M. de Chateaubriand, quelques détails curieux, dont il avait été témoin, sur les commencements de cette passion idéale entre l’écrivain le plus illustre de la France et la beauté la plus célèbre du siècle. Les rencontres concertées ou accidentelles avaient lieu le matin de chaque jour, comme celles de Pétrarque avec Laure de Sade, pendant la messe, dans l’église aristocratique de Saint-Thomas d’Aquin. M. de Chateaubriand se plaçait derrière le prie-Dieu de madame Récamier et, dans le moment où le prêtre, élevant l’hostie, fait courber les fronts des fidèles devant le symbole du sacrifice, il adressait à demi-voix à sa belle voisine les plus ardentes déclarations de son admiration et de son amour.

M. de Genoude, qui accompagnait madame Récamier m’assura avoir entendu souvent de profanes effusions de tendresse, troublant le silence des saintes cérémonies, et la piété de la femme voilée affectait de ne pas les entendre.

Ainsi commença cette liaison mystérieuse et platonique, qui ne prévint pas d’autres légèretés épisodiques de M. de Chateaubriand, mais qui se convertit en assiduité de vieillesse entre les deux amants toujours amis.

L’Abbaye-au-Bois, séjour de madame Récamier, devint deux fois par jour le salon de M. de Chateaubriand : le matin, en tête-à-tête ; le soir, avec un petit nombre d’amis du grand homme.

Bien que M. de Chateaubriand n’eût aucune faveur pour moi, cependant, dans les Mémoires de sa vie, il me reconnaît en politique une parenté avec les grands hommes d’État, et en littérature avec les deux noms immortels de toute poésie antique et moderne, Virgile et Racine. Je n’ai jamais pu me rendre compte de cette différence entre ses jugements publics pendant qu’il vivait, et ses jugements confidentiels et posthumes avec la postérité. Cela tenait peut-être à la prédilection de madame Récamier pour moi.

« Comment, lui demandait un jour M. Ballanche, son ami, pouvez-vous concilier votre amitié pour M. de Chateaubriand avec votre affection pour M. de Lamartine ? — C’est, répondit-elle, parce que M. de Chateaubriand est mon ami, et que M. de Lamartine est mon héros. »

Ce mot est trop flatteur pour que je l’aie oublié, jailli d’une telle bouche, à une époque surtout où la fortune ne paraissait me préparer aucun rôle héroïque ; mais les femmes ont plus que nous dans leur cœur la prophétie de nos destinées.

LVI §

De 1830 à 1848, M. de Chateaubriand, au milieu de ses pamphlets politiques et de ses voyages officiels aux lieux d’exil de la famille de ses rois, dont il professait le culte officiel, mais dont il portait le mépris secret, à son retour à Paris, en fut réduit à briguer la place de gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne put l’obtenir ; le second mariage de la duchesse de Berri avait enlevé son crédit à cette princesse ; il eut peine à négocier la réconciliation apparente d’une mère suspecte avec le grand-père de cet enfant du mystère.

Le sous-entendu de cette naissance fut accepté en public, mais resta équivoque dans l’intimité. Le dernier rôle de Chateaubriand fut celui de complaisant, d’un aventurier pour sauver l’honneur d’une femme compromis. L’accouchement forcé en public de cette mère sans mari fut le crime contre la famille, contre la pudeur et contre la nature, commis par le roi Louis-Philippe. La politique applaudit peut-être ; l’humanité rougit et frémit.

Il y a deux actes que la postérité ne pardonnera jamais à l’ambition de la maison d’Orléans : le vote de mort contre Louis XVI en 1793, et l’accouchement public de la duchesse de Berri, à Blaye, en 1831. Ce second crime, quoique moins atroce, égala le premier. La honte ne tue pas moins que la guillotine. L’innocence est la couronne des rois.

LVII §

Chateaubriand jeta loyalement son seul moyen de vivre, sa pension de pair de France, à la révolution de Juillet. Il ne lui restait, et encore grevée de dettes, que la maison de l’hospice de Marie-Thérèse, dans la rue d’Enfer, fondée par lui à l’aide des bienfaits de madame la duchesse d’Angoulême et des souscriptions de quelques royalistes. Il vivait à peine de ces débris : il fallut bientôt y renoncer.

Il avait tenté, en 1822, de mettre en loterie sa retraite de la Vallée-aux-Loups ; les ministres d’alors, quoique ses ennemis, n’avaient pas osé lui en refuser l’autorisation nécessaire ; mais on ne connaissait pas, en ce temps-là, la puissance des capitaux divisés pour former de grosses sommes : c’est la pluie dont les gouttes forment les rivières.

Chateaubriand, comptant sur l’immense popularité de son nom, créa, au lieu de vingt-cinq centimes, ses billets à mille francs ; il fut trompé dans son espoir, et ne plaça que trois billets : M. Lainé en prit un incognito, et ne voulut jamais en recevoir le prix restitué, ne voulant pas de cet hommage à un grand homme retirer même son intention généreuse.

La loterie échoua, et M. de Montmorency acheta l’ermitage de la Vallée-aux-Loups.

Je suis allé souvent, dans ce temps-là, invité par Mathieu de Montmorency, m’asseoir, dans ce modeste asile, à la table que M. de Chateaubriand avait cédée à son illustre ami. Ses arbres et ses fontaines semblaient le pleurer ; il faut avoir passé comme moi par la dépossession pour connaître l’amertume de la vie. Encore, la dépossession de la Vallée-aux-Loups ne dépouillait Chateaubriand que de ses espérances ; mais les tombeaux de ses pères et les souvenirs de son enfance n’étaient pas là, et il n’en avait pas sacrifié le prix au salut d’un pays ingrat !

LVIII §

Il était alors réduit à vivre de son seul talent. Il en avait préparé depuis longtemps le moyen secret par ses Mémoires posthumes, intitulés bizarrement Mémoires d’outre-tombe.

Ces Mémoires avaient été commencés par lui dès 1822, dans sa solitude de la Vallée-aux-Loups. On ne peut se dissimuler, en les lisant aujourd’hui, que saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau, dans leurs Confessions, ne lui aient servi de modèles, et qu’il n’ait espéré les surpasser, non-seulement par le charme du style, mais par l’intérêt de tout genre qui s’attache aux écrits des choses de son temps.

Tout le monde pensait de même à cette époque ; mais ce fut précisément cette double espérance qui fut pour lui une double illusion et qui lui enleva le seul mérite de ces sortes de Mémoires, la naïveté et la vérité. La prétention n’en est que le masque : ce masque, au lieu de montrer un homme racontant simplement les pensées et les événements de sa vie, montre sans cesse un personnage en attitude de pose devant le lecteur, pour se faire admirer ; voilà pour la naïveté, il n’y en avait point, il ne pouvait y en avoir, l’attitude est l’inverse de la nature, la volonté tue le génie : c’est de la naïveté de commande, c’est-à-dire de la naïveté voulue. Cette affectation se retrouve jusque dans la langue, qui est vieille et étudiée jusqu’à la contorsion, au lieu d’être abandonnée et confiante comme la langue qu’on se parle à soi-même dans ces notes du cœur ou dans ces confidences secrètes à Dieu ou aux hommes.

Je l’ai éprouvé moi-même en écrivant deux fragments en prose de ce genre : Raphaël et Graziella. Raphaël était mieux écrit, mais il tomba faute de naïveté et de vérité complète. Graziella, écrit d’après nature, resta le moins imparfait de mes ouvrages ; il était moins beau, mais il était vrai.

Quant à l’intérêt que l’auteur prétend emprunter au récit des choses de son temps, les Mémoires sont un cadre trop étroit pour un siècle ; ils ne peuvent donner que les généralités et les aperçus dont l’effet est trop fugitif et trop rapide pour le lecteur.

Les seuls Mémoires d’une grande époque, c’est l’histoire. Bien qu’écrivain non comparable à M. de Chateaubriand, M. Thiers est mille fois supérieur à lui dans ses récits. L’historien est le seul poëte des grands hommes.

LIX §

Les Mémoires d’outre-tombe, où M. de Chateaubriand avait prétendu enserrer toute l’histoire de son temps, et se mettre sans cesse lui-même en scène, en équilibre, en opposition avec Bonaparte, n’eurent donc pas le succès que ses amis en avaient attendu.

Il en eut, par les souscriptions de ses partisans, garanties par quelques libraires, cinquante mille francs de rente viagère pour lui-même, et vingt-cinq mille francs de rente pour madame de Chateaubriand après lui.

Différentes circonstances pénibles amenèrent des réductions et des modifications à cet acte, et le revenu en fut successivement modifié et borné.

Son travail l’empêcha ainsi de tomber dans la misère, mais le laissa jusqu’à sa mort dans les difficultés de l’existence.

Il se réfugia alors dans un appartement obscur, au rez-de-chaussée de la rue du Bac, avec sa femme, son estimable secrétaire, M. Danielo, et quelques fidèles domestiques. Sa gloire, réduite à la voix d’un petit nombre d’amis, parmi lesquels on remarquait le publiciste de la République, M. Carrel, et le poëte du peuple, M. Béranger, lui formait la cour de la popularité impartiale ; c’est là qu’il vécut et qu’il mourut, un jour de juin 1848, au bruit de la bataille que nous livrions dans les rues de Paris aux partisans insensés de la République de 1793. Cette bataille dura trois jours, les tumultes couvrirent son dernier soupir et empêchèrent la France d’entendre le bruit de l’agonie de son grand homme. Sa vieillesse seule l’aurait retenu dans l’inaction pendant cet accès de guerre civile ; il n’aurait su à quel parti se rallier pour combattre avec lui ; son amitié pour Carrel et ses adulations aux hommes de son bord l’auraient empêché de combattre les républicains ; son légitimisme d’apparat l’aurait empêché de combattre avec les républicains patriotes et modérés ; ses principes et ses goûts aristocratiques l’auraient empêché de combattre avec les meurtriers de tout ordre et de toute civilisation ; sa soif de popularité l’aurait empêché de se prononcer contre la lie du peuple. Fatale condition des hommes qui, à force de vouloir plaire à tout le monde, se sont rendu toute action impossible ! Adorateurs du vent, qui ne veulent que ses caresses et qui, quand la tempête s’élève, restent immobiles faute de pouvoir faire un choix ; odieux aux vaincus, inutiles aux vainqueurs, suspects à tous et n’ayant plus qu’à mourir ou à se cacher aux mêmes dans leur coupable popularité ; mais de conscience, point !

LX §

Ainsi mourut Chateaubriand, sans qu’on pût dire pour qui il avait sérieusement vécu : nul ne perdit à sa mort, excepté le parti du talent, mais ce talent prodigieux n’avait été utile à personne.

Un cri d’admiration fut sa seule épitaphe ; ce sera aussi sa seule postérité. C’est triste. Nous n’exigeons pas qu’un homme de lettres et un homme d’État, impliqués dans un même homme, compromette à tout propos son œuvre politique devant la multitude, par ses professions de foi philosophiques, téméraires et radicales, qui aliènent de lui la liberté et la raison d’une partie de son siècle. Non ; ce serait intervertir l’esprit du siècle lui-même et remonter au symbole impératif d’un autre âge qui défendait de penser en religion, à moins de penser comme nous ; cela ne serait ni raisonnable ni sensé, ce serait un retour au moyen âge. L’âge dans lequel nous vivons est une époque de doute, d’éclectisme et de transition, où tout le monde est convenu d’abriter sa conscience dans la liberté de croyance, de respecter dans les autres les dogmes auxquels nous ne croyons pas devoir adhérer nous-mêmes, laissant à Dieu de juger dans sa science universelle si ce que nous pensons de lui est plus ou moins digne de sa mystérieuse essence.

La religion vraie, la morale pure, la paix nécessaire entre les hommes sont au prix de cette franchise religieuse et tolérante qui laisse à chacun sa foi, sans prêter à personne des armes pour opprimer la foi d’autrui. Mais, si cette respectueuse tolérance est respectable, nous ne pouvons pas respecter de même l’affectation, plus ou moins suspecte, d’un écrivain qui arrive en France avec une profession de foi philosophique déjà imprimée, et qui, trouvant le gouvernement incliné, ainsi que son chef, à un culte d’État unique et dominateur, change à l’instant de note, déchire son livre philosophique et en compose sur-le-champ un autre d’après les principes opposés, et se pose en apôtre de ce qu’il venait d’apostasier. Or, on ne peut nier que telle fut la conduite de M. de Chateaubriand, lorsque, à son retour de Londres, il écrivit avec toutes les séductions de son génie personnel le livre du Génie du Christianisme, au lieu de l’Essai sur les Révolutions.

LXI §

On répond : Mais vous interdisez donc à un écrivain le droit de se corriger et de penser le lendemain autrement qu’il ne pensait la veille ? Non ; nous ne disons pas qu’un tel homme soit coupable, mais nous pensons qu’il est légitimement suspect d’avoir changé par des motifs humains des opinions qui doivent être surhumaines, à moins d’être simulées.

C’est ce que les lecteurs du Génie du Christianisme eurent le droit de conclure, surtout en ne voyant pas éclater, dans la vie de ce Tertullien, les vertus chrétiennes dont il faisait profession dans son livre. On le considéra comme un déclamateur éloquent et habile, au lieu de le respecter comme un chrétien converti et convaincu. Dieu avait raison, mais les hommes n’avaient pas tort.

Il fut récompensé de son livre par Bonaparte qui le nomma d’abord secrétaire d’ambassade à Rome, puis ministre en Valais.

Il renonça à ces deux postes par des motifs purement humains ; mais, peu de temps après, il chanta, dans son discours à l’Académie, un hymne à son prince et une malédiction à la Révolution, pour se faire pardonner la malédiction à la chose par l’hymne à l’empereur.

LXII §

Je ne prétends pas soutenir, au reste, qu’à partir de cette époque de la publication du Génie du Christianisme, M. de Chateaubriand n’ait pas été un chrétien sincère dans la foi qu’il avait adoptée par cette magnifique et éclatante conversion littéraire. Non ; je dis seulement que l’imagination splendide et complaisante de l’écrivain avait plus de part que la conversion et la conscience à cette foi ; foi de bienséance plus que de sincérité, mais cependant point hypocrite. Il avait été élevé par une mère et par des sœurs chrétiennes ; tout ce qu’il y avait de tendre dans son âme était chrétien. Ses premiers exils en Amérique, son émigration, ses misères, même en Angleterre, avaient été subis sous l’influence des sentiments chrétiens ; les grands spectacles de la solitude, du ciel, de la mer, des forêts, des fleuves, des cascades, qui l’avaient frappé dans son voyage, étaient empreints de cette couleur ; il les avait reflétés dans Atala et dans René, ses premières ébauches ; il avait pensé, il avait rêvé en chrétien ; sa haine même, si naturelle, contre les persécutions et les martyres des croyances de sa jeunesse leur avait donné quelque chose de tendre comme les souvenirs de la demeure paternelle, de sacré comme le foyer de ses pères ; tout son cœur et toute son imagination étaient restés ainsi de la religion du Christ. Sans doute, à son arrivée en France et pendant son séjour à Londres, où il écrivait l’Essai sur les Révolutions, ses premières impressions s’étaient évaporées, et la philosophie de Voltaire, de J. J. Rousseau et de Volney avait déteint sur ses pensées, mais son âme n’avait pas été altérée jusqu’au fond par ces doctrines décolorées et froides qui désenchantent l’esprit sans attendrir le cœur ; et, quand il rentra dans sa patrie, au milieu des ruines faites par l’incrédulité, et des efforts d’un gouvernement hardi et réparateur pour rattacher la France à ses anciens dogmes par des repentirs avoués et par des réconciliations politiques entre les armées et les autels, il ne lui fut pas difficile de renier le culte nouveau, qui n’était encore que doute, et de se rattacher aux douces habitudes de son imagination comme à d’anciens amis éprouvés avec lesquels on vient prier dans les mêmes temples et dans la même langue, après être rentrés sous les mêmes cieux.

C’est de cette date, en effet, que la foi volontaire et imaginaire de M. de Chateaubriand prit sur lui un ascendant auquel il céda sans résistance, et qui, si elle ne gêna nullement sa vie, ne lui permit plus de vaciller dans ses théories religieuses. « J’ai pleuré et j’ai cru », avait-il dit dans la première phase du Génie du Christianisme. J’ai rêvé et j’ai cru, pouvait-il dire ensuite dans toutes les phases de sa vie ; conduite commode pour un homme d’imagination et de passion qui, ne cherchant que le succès dans les lettres et le repos d’esprit dans les agitations du doute, se fait une couche complaisante dans ses habitudes, et se dit : Peu m’importe que j’aie vécu avec la vérité, pourvu que je sois mort avec l’unité, cette bienséance de la vie.

Mais la vie et la mort ne sont pas une bienséance, elles sont un acte de foi ; on peut honnêtement dire : Je doute, mais je respecte. Aller plus loin, c’est mentir.

LXIII §

La vie politique de M. de Chateaubriand ne fut plus, à dater de ce moment, qu’un jeu désespéré d’ambition ; la correspondance qu’il entretint de Rome et de Londres avec sa nouvelle amie, madame Récamier, en est la preuve. Parvenu au but de ses désirs, qui était de renverser les libéraux modérés du ministère, pour créer et protéger un ministère de royalistes auxquels il prêterait son talent, puis, de le renverser ensuite et de se substituer seul à M. de Villèle, il semble d’abord ressentir ou affecter pour madame Récamier une passion de jeunesse sans mesure, qui n’a pour objet que de revenir de ses ambassades à Paris pour s’enivrer de sa passion équivoque auprès d’elle, dans la solitude et dans le désintéressement de son amour ; puis, après le congrès de Vérone et sa nomination au ministère des affaires étrangères, d’autres passions moins platoniques paraissent le refroidir et l’éloigner de madame Récamier. Les excuses et les défaites interrompent à chaque instant cette correspondance. Madame Récamier s’aperçoit sans doute de cette éclipse, en devine les objets nouveaux, et, ne pouvant les éloigner de lui, se résout à s’éloigner elle-même.

On ne connaît que par les sourdes rumeurs des salons les noms, les aventures, les scandales, les déchirements de cette époque de sa vie ; mais les faits et les demi-confidences parlent un langage qu’il est impossible de ne pas croire.

À la fin, madame Récamier, suivie par deux amis dévoués, Ballanche et Ampère, et par une jeune et charmante parente dont elle avait adopté l’enfance, part inopinément pour l’Italie, où elle passe deux ans.

Le ton de la correspondance est forcé, embarrassé, mais la correspondance subsiste toujours, pénible à lire, comme les désaveux d’une passion morte devant les reproches d’une passion immortelle.

Nous en connaissons les objets sans avoir le droit de les nommer. Les faiblesses des grands hommes n’ont pas de noms ; leur caractère a des traces.

« Vous voyez bien que vous vous êtes trompée, écrivait M. de Chateaubriand à madame Récamier, ce voyage était très-inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement, et vous me retrouverez à votre retour tel que vous m’aurez laissé, c’est-à-dire le plus tendrement, le plus sincèrement attaché à vous. Je suis bon à l’user ; je ne me lasse jamais, et si j’avais plus d’années à vivre, mon dernier jour serait encore embelli et rempli de votre image.

« Mettez sur le compte de mon exactitude ce qui est l’effet de mes sentiments, c’est votre coutume d’être injuste. Malgré tout cela, vous reviendrez ; vous ne serez pas même longtemps. Vous reconnaîtrez que vous vous êtes trompée. Le billet de vous que j’ai trouvé ici en arrivant m’a fait voir que la joie d’Amélie vous faisait une sorte de plaisir, et que vous repreniez un peu à la justice et à l’espérance. Croyez-moi, rien n’est changé, et vous en conviendrez un jour.

« Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit sur le manuscrit. »

LXIV §

De Paris à Lyon, de Lyon à Turin, les mêmes billets suivent madame Récamier sur la route de Rome, comme des adieux que la distance affaiblit et qui perdent de leur expression à mesure que la distance augmente. Elle n’y répondait que par de rares lettres dont l’accent n’avait plus que la langueur des regrets. Il est évident qu’elle se sentait à charge, qu’elle voulait éviter à son tour la contrainte et l’humiliation d’un changement si pénible en l’homme qu’elle avait aimé, et que le voile de l’absence et de la distance pouvait excuser aux yeux de leurs amis communs. Cela était d’autant plus nécessaire, que des affaires d’argent perdu dans des affaires de bourses étrangères avaient, disait-on, compliqué et aggravé des affaires de cœur entre M. de Chateaubriand et une des personnes, objet de ses nombreux attachements.

Les détails sont inconnus ; mais, quand on lit les doux repentirs qu’il confesse lui-même dans sa correspondance secrète avec madame Récamier, les fautes de fidélité sont manifestes.

« Je veux racheter par ma vie entière les peines que je vous ai données pendant deux ans. »

Cette époque est triste, malgré le pardon généreusement accordé par madame Récamier. Tout se ressoude dans la vieillesse, excepté les cœurs brisés par les déchirements de l’affection. L’amour est un dieu sans miséricorde, parce qu’il est absolu.

LXV §

Après ces jours d’égarement à la fois personnel et politique, madame Récamier passa deux ans en Italie. La correspondance entre elle et son infidèle adorateur fut quelque temps amère, puis froide, puis languissante, puis affectée.

Les événements politiques se déroulèrent et placèrent, comme nous l’avons dit, M. de Chateaubriand à la tête de la coalition des mécontents de tous les partis pour en former le parti de la ruine des royalistes.

Louis XVIII mourut en roi ; Charles X fut quelques jours populaire. Chateaubriand profita de cette détente des opinions pour se réconcilier avec le roi nouveau et avec sa fortune évanouie. On ne lui marchanda pas les conditions. Il redevint ambassadeur à Rome avec toutes les faveurs pécuniaires qu’il put désirer.

Sa liaison avec madame Récamier redevint intime. Le pape mourut ; il eut au conclave le succès que désirait la France : l’élection d’un souverain pontife modéré et royaliste.

Aucun ministère ne l’inquiéta en France. On ne semblait occupé qu’à se débarrasser de sa présence à Paris, pour éviter ses rivalités d’ambition qui auraient compliqué les difficultés du règne. Ce furent les belles années de sa vie publique, son exil victorieux, qui lui permettait d’accorder à ses ennemis des ministères une trêve honorable. Charles X ne l’aimait pas et ne songeait point à le rappeler à la tête des affaires, où il le croyait dangereux.

Il s’occupait à faire les honneurs de la France à Rome. M. de la Ferronnays, son ami, tenait le gouvernail des affaires étrangères, à Paris. Ce ministère neutre, et respecté des deux partis, servait de prétexte à Chateaubriand pour ne point ébranler les hommes du cabinet ; mais M. de la Ferronnays étant tombé malade, les rivalités semblèrent près de renaître. Un ministère intérimaire de trois mois, sous M. Portalis, fut remplacé par le ministère du prince de Polignac, annonçant un coup d’État. M. de Chateaubriand donna sa démission et voulut parler au roi ; le roi refusa de le recevoir. Les journées de Juillet emportèrent la monarchie et le monarque. Le flot de la révolution passa, comme de coutume, par-dessus la coalition qui l’avait provoquée.

La situation trompée fut embarrassante ; ses compromissions trop éclatantes avec la légitimité lui rendaient impossible son adhésion au nouveau gouvernement. Ses professions de foi et d’amour à la liberté de la presse ne lui permettaient pas de s’unir à la déclaration de haine à la presse, prélude des ordonnances de Juillet.

Il resta seul. Qu’est-ce qu’être seul contre un peuple ? C’est être ridicule ou fanfaron ; son génie l’empêchait d’être ridicule, il ne lui restait que de vaines fanfaronnades royalistes ; ou bien de s’allier avec les républicains alors impuissants et d’emprunter quelque fausse popularité à ses ennemis naturels. Où cela le conduisait-il ? À de nouvelles inconséquences. Le silence eût été plus innocent et plus digne, mais sa nature lui interdisait le silence. Il s’était vanté de renverser à lui seul, avec sa plume, une révolution ; il ne savait que la flatter.

LXVI §

En 1844, les légitimistes imaginèrent de porter un défi impudent à cette révolution en passant avec éclat une revue de leurs forces à Londres : c’était la revue des ombres.

Y avait-il une folie comparable à celle d’un parti éclipsé qui ne pouvait présenter en ligne de bataille pour généraux que des avocats ou des hommes de lettres, et pour soldats que des enfants ou des vieillards, reste d’une noblesse émigrée, en suspicion à la masse du peuple ? M. de Chateaubriand eut la faiblesse d’aller à Londres pour y recevoir quelques puérils hommages ; il en revint plus seul que jamais.

Il reprit sa plume, et n’espéra plus que dans l’impossible. Sa réputation d’homme d’État finit avant lui. Il s’enferma dans un cénacle de vieillards avec madame Récamier, qui avait au moins la grâce de ne vénérer en lui que son immortalité vraie, c’est-à-dire le génie littéraire.

Elle lui avait pardonné les nombreuses infidélités de sa vieillesse, madame de Chateaubriand lui pardonna celles de tous les âges. Elle le traitait en enfant. Il la perdit un an avant sa propre mort. Ses jours à lui-même s’avançaient ; l’ennui, cette maladie du génie fourvoyé, le punissait de toutes ses fautes ; il avait simulé une mélancolie trompeuse dans sa jeunesse ; une mélancolie vraie et découragée le rongeait. Sa foi était d’attitude, mais l’attitude ne console que le corps : il était très-malheureux. Il ne pouvait supporter la solitude dès que madame Récamier lui manquait ; il ne devait qu’à elle les heures de diversion qu’elle lui ménageait dans ses journées ; sa bonté de femme lui servait de génie : la bonté est le véritable génie des femmes supérieures.

Quoi qu’on ait dit d’elle, la nature ne l’avait pas faite à moitié, elle avait l’esprit de son âme, et cette âme était digne d’habiter un si beau corps.

LXVII §

Enfin la mort vint, à près de quatre-vingts ans, dénouer doucement cette vie si mémorable et souvent si coupable de ce grand homme. Le 4 juillet, nous apprîmes qu’elle était finie. Dans un autre temps, c’eût été un événement national, mais le bruit qu’il avait trop adoré couvrit l’émotion publique par une émotion plus personnelle à la nation.

Avec madame Récamier, il n’y eut autour de lui, dans sa maison solitaire, que quelques amis de la dernière heure qui jouissaient de leur fidélité à la mort. Cette mort fut douce et silencieuse comme le moment où l’âme confiante dans la miséricorde se jette avec tremblement dans le jugement de Dieu.

Il avait préparé depuis longtemps un sépulcre à part pour sa dépouille mortelle dans un rocher, espèce d’écueil à l’extrémité d’une presqu’île, à Saint-Malo. S’il ne pouvait y voir sa patrie, sa patrie pouvait l’y voir. Il y est pour toujours. Il a mérité des reproches, mais il a mérité surtout un immortel souvenir de la France.

Ce ne fut pas un de ses grands hommes, mais il était fait pour l’être. Ce qu’on pense et ce qu’on écrit est la meilleure partie de ce qu’on fut ; le reste ne dépend pas de nous. La nature lui donna plus que la fortune ; et s’il eût été vertueux, le pays aurait reconnu en lui une de ses plus resplendissantes renommées.

Comme pensée, il peut rivaliser avec avantage les premières grandeurs littéraires de la langue : Bossuet, né dans des circonstances plus simples, n’eut pas plus de solennité, il n’eut qu’à se mettre au service d’une religion sans doutes et d’une monarchie sans limites ; il fut le courtisan de Dieu et du roi. L’un lui donna le respect du peuple, l’autre l’obéissance de la cour ; mais sa philosophie fut d’un enfant. Il ne vit que par son style ; ôtez le style, il ne reste que l’architecte du sophisme ; on est obligé, en lisant, de le reconnaître pour un immense lettré, mais non pour un véritable grand homme. Nul ne s’aviserait d’apprendre la philosophie historique à ses enfants, d’après la généalogie de la maison de David sur une montagne de l’Idumée. Le centre du monde est partout où souffle l’esprit de Dieu. Bossuet prend pour borne milliaire de la route infinie des siècles un rocher stérile de Sion ; la famille humaine n’est que la race de Melchisédech. Il a construit le poëme sacerdotal de la Judée, il l’a pris pour l’histoire universelle. Admirez le poëte, mais ne donnez au philosophe qu’un crédit d’admiration. Cette théocratie de Bossuet est la secte de Juda, elle n’est pas l’histoire du monde. La vraie grandeur, celle de la vérité, manque à ce philosophe.

Fénelon, son disciple et son martyr, chante une philosophie plus humaine ; c’est le poëte des chimères, le genre humain ne subsisterait pas un jour sous les lois qu’il rêve de lui donner. Ses songes charmants, mais en contradiction avec la nature, font sourire les sages, moitié d’admiration, moitié de pitié. Il est doux, mais puéril comme un enfant qui conte ses fables à sa mère ; on l’aime, mais on ne le croit pas.

Pascal est un fou qui raille spirituellement des fous comme lui ; il écrit bien sa langue, mais nul ne se soucie de le lire ; les jésuites et les jansénistes ne sont déjà plus.

Voltaire s’amuse du genre humain sans l’instruire. Le genre humain est autre chose qu’une comédie et qu’un conte. Le sérieux, et par conséquent le religieux, manque à son génie. L’éternelle plaisanterie est une insulte au sort de l’homme. On risque de se moquer de Dieu en raillant son œuvre, le ridicule peut toucher au blasphème. Voltaire est parfait dans sa prose ou dans ses facéties en vers, mais on craint de rire de soi-même en riant avec lui ; le dernier mot de toute chose n’est pas un éclat de rire, c’est un acte d’adoration ; une moquerie n’est pas la sagesse ; tout détruire n’est rien fonder.

Voltaire, en disparaissant, laisse l’univers moral en ruine.

LXVIII §

Jean-Jacques Rousseau est celui des écrivains français auquel Chateaubriand aspire le plus à ressembler dans sa jeunesse ; il a des larmes dans le style ; sa sensibilité lui fait illusion, il la prend pour la vertu et pour la vérité. Il tente dans le Génie du Christianisme de faire une réaction contre son modèle. Il prend l’attendrissement pour la conviction, ce n’est pas cela : le sophisme, quelque larmoyant qu’il soit, n’en est pas moins sophisme. Il touche, il charme, mais il ne persuade pas. Il laisse un beau livre, mais point de doctrine ; c’est un Jean-Jacques Rousseau retourné. Plus tard, il tâche de refaire les Confessions de Rousseau dans ses Mémoires posthumes ; mais la naïveté vraie du philosophe génevois lui manque ; elle s’évanouit à force de travail sous sa plume, et les Mémoires d’outre-tombe ne sont que la caricature des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

Malgré les vices des Confessions, qui sont l’immoralité et le cynisme, on aime mieux un fou sincère qu’un sage prétentieux ; Chateaubriand, dans le travail de sa vie, est vaincu par Jean-Jacques Rousseau dans le travail de dix-huit mois. Le cerisier de Thonon vivra plus que le château de Combourg ; mais, au Vicaire savoyard près, toutes les autres œuvres de Chateaubriand sont très-supérieures comme style à Jean-Jacques Rousseau. Au lieu du démocrate inquiet, envieux et petit, on sent dans le gentilhomme breton l’aristocrate à cheval sans rivalité comme sans bourgeoisie, maniant sa pensée comme son épée, foulant aux pieds les choses mesquines et abordant les grandes avec la magnanimité du génie. On peut reprocher à M. de Chateaubriand beaucoup de vices, mais il y a trois qualités qu’il est impossible de lui refuser : l’originalité, la nouveauté et la grandeur. Dites de lui tout ce que vous voudrez, mais vous ne lui contesterez pas d’avoir été l’Ossian de la France dans ses conceptions américaines, telles qu’Atala ; d’avoir apporté au vieux continent quelque chose de la sève, sinon réelle, du moins imaginaire, du nouveau monde, et enfin d’avoir été grand comme ses déserts, ses forêts, ses fleuves, et d’avoir retrouvé pour ainsi dire la solitude de l’âme humaine, cette puissance de sentir et de penser seul devant la nature et devant Dieu ! C’est le prophète de l’isolement, le patriarche des forêts ; c’est à ce don de la solitude de son génie qu’il a dû, dès ses premiers ouvrages, la sauvage immensité de ses conceptions et l’infinie tristesse de ses images : la mélancolie est née avec lui dans la littérature française. Un mot de lui détache l’âme de tout ce qui la gêne ou la préoccupe ici-bas, et jette aux choses mortelles l’éloquence sans réplique du mépris. Dieu seul reste grand dans son style, et quelque ombre de cette grandeur divine reste attachée à l’écrivain lui-même et le rend grand comme lui.

Je défie de prononcer le mot de grandeur sans que l’image de Chateaubriand s’élève à l’instant dans votre âme. C’est son caractère, il est grand, parce qu’il est religieux ; il est grand, parce qu’il est éloquent ; il est grand, parce qu’il est triste ; il est grand, parce qu’il est poëte ! Laissez dire et passer les pygmées qui le raillent ou qui le nient. Il est grand comme le géant des pensées ; ils ne lui mesurent pas l’orteil ; ils rient, mais il pleure, lui ; et, comme le rire est fugitif et que les pleurs sont éternels, les rieurs passent et le pleureur demeure.

Il est de plus possédé d’un éternel ennui. L’ennui est le mal du génie ; c’est l’état des grandes âmes ; c’est la sensation du vide dans l’homme. Plus l’homme est grand, plus grand est le vide, plus il est impossible de le remplir, excepté par la vertu ou par l’amour ; aussi, voyez comme ce vide est vaste en lui ; il croit le combler par la gloire, il l’acquiert jeune et elle lui laisse un profond ennui ; il passe à la politique, à l’ambition même coupable, la politique et l’ambition le laissent plus ennuyé que jamais ; de rien à une ambassade, ennui ; d’une ambassade au ministère, ennui ; d’un ministère à une révolution, des Tuileries à Gand en 1815, ennui ; de Gand à Rome au retour, ennui ; de Rome à Londres, ennui, ennui toujours ; il s’impatiente et croit s’en défaire par ses vices ; il se met à attaquer ce qu’il a défendu, il renverse ce qu’il a construit ; il triomphe, et l’ennui triomphe avec lui ; il redevient royaliste et recherche une popularité équivoque, mais il est vaincu, et l’ennui de son impuissance le ressaisit pour la dernière fois ; il s’adresse à la plus belle des femmes, et croit aimer ; mais l’ennui est plus constant que l’amour ; il se livre tard aux voluptés de la jeunesse, l’ennui l’obsède ; il revient repentant à la femme aimée, puis il meurt à la fin d’ennui. L’ennui est la maladie de Chateaubriand, il en vit et il en meurt ; mais cet ennui infini est son caractère et son génie, ôtez-le lui, il n’y a plus qu’un homme heureux ; mais il n’était pas fait pour le bonheur : il eût demandé avec larmes des larmes à Dieu ; oui, il eût pleuré pour obtenir la gloire des douleurs.

LXIX §

Tel fut exactement cet homme du dix-huitième siècle, plus grand que son siècle, mais plus croyant que lui.

Il dut y avoir à la fin du paganisme des hommes supérieurs, d’abord chrétiens, puis ramenés aux dieux de leur jeunesse par la poésie de l’Olympe et par la facilité d’un vieux culte rétabli ; flottant d’une religion à l’autre, écrivant tantôt pour la nouvelle, tantôt pour l’ancienne foi de Rome, et mourant héroïquement comme Julien l’Apostat, en lançant au ciel le reproche terrible où le doute retentit à travers ces âges : « Tu as vaincu, Galiléen ! »

Ce qui avait vaincu dans Chateaubriand, c’était le monde. Le culte de la renommée avait été au fond son vrai culte, il n’avait adoré que lui. On conçoit ce culte quand on le compare aux petitesses qui l’entourent.

Voltaire et Jean-Jacques Rousseau n’étaient plus ; Mirabeau, Danton, Vergniaud avaient joué leur vie contre leurs doctrines et l’avaient perdue. Il ne restait qu’un homme, démenti vivant à toutes les théories, debout, l’épée à la main, sur toutes les ruines. Il commença par le saluer et par le servir ; puis il en devint jaloux et l’outragea ; puis il assista à sa chute et le traîna dans la boue ; puis il s’assit sur son tombeau et le grandit quand il n’eut plus à le craindre ; puis il se compara ridiculement à lui et le reconnut pour frère dans la gloire. C’était absurde.

Il y a des grandeurs de deux natures : celle de la plume et celle de l’épée sont égales peut-être, mais jamais semblables ; elles ne doivent pas s’assimiler : l’une agit sur les choses, l’autre sur les âmes. L’action est du domaine des choses mortelles, rapide, troublée, incomplète, imparfaite comme elles ; la pensée est idéale, pure, complète, parfaite comme l’idée. Celui qui les pèse dans la même balance ne les comprend pas : César est un monde, Cicéron un autre : pour être juste envers tous deux, il ne faut pas les comparer.

LXX §

Le premier de ses ouvrages fut l’Essai sur les Révolutions, dont nous avons parlé ; on pourrait mieux le qualifier : Essai sur Chateaubriand lui-même.

Il est évident qu’il se cherche et s’examine, en effet, dans ce livre du doute ; mais les plus belles pages du Génie du Christianisme sont tirées de ce livre. Ce n’est pas un livre d’incrédulité, c’est un livre de recherches, une espèce de Montaigne moderne appliqué à de plus graves sujets.

Atala vint ensuite et commença ses prodigieux succès. Cette œuvre n’était pas entièrement nouvelle ; elle ne valait pas le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, ce livre parfait, où la poésie des tropiques sert de cadre à la religion et à la sensibilité de l’Europe ; mais les couleurs américaines et le contraste du délire de la nature amoureuse des forêts sauvages avec les rigueurs de l’ascétisme chrétien en font un tableau à part dans la littérature de cette époque ; c’est le catholicisme espagnol vu à travers les ombres terribles des horizons transatlantiques d’un nouveau monde.

Le dessinateur est exagéré sans doute, mais le peintre est le Salvator Rosa des forêts et des fleuves. La femme meurt, et Chactas en reste stupéfié pendant sa longue et triste vie.

L’Allemagne produisait dans ce même temps, dans le roman de Werther, par Gœthe, le roman du désespoir et du suicide. Atala était le roman de l’espérance et de l’immortalité ; c’était la séve nouvelle qu’un jeune émigré chrétien était allé chercher sous les lianes des forêts vierges, pour rajeunir une littérature épuisée en Europe et lui rendre la vitalité de la nature. On ne peut rien comparer à l’explosion de ce style en 1800. Elle ressemble à l’éclosion nocturne de ce palmier du désert qui fleurit une fois tous les cent ans et qui remplit les déserts du parfum qu’on ne respire pas deux fois dans sa vie ; le monde en demeure ivre quelque temps et s’en ressouvient toujours.

Quelques esprits secs, jaloux, et chicaneurs avec leurs propres sensations, essayèrent de rire et de nier ; mais les larmes prévalurent, et elles écrivirent le nom de Chateaubriand en traits de splendeur et de feu dans tous les cœurs jeunes. La royauté littéraire tressa pour son front une couronne de fleurs inconnues qui ne se flétrit plus. Son nom resta consacré du premier coup.

Nous qui devions bientôt naître, nous naquîmes de lui : volontairement ou involontairement, nous fûmes ses disciples.

Lamartine.

FIN DU CLXIVe ENTRETIEN.

CLXVe entretien.
Chateaubriand
(suite) §

LX §

Après Atala, il publia dans le Génie du Christianisme le court épisode romanesque, poétique et religieux de René.

René est, selon moi, le plus accompli de ses ouvrages, s’il n’en est pas le plus irréprochable. C’est un frère qui aime à son insu sa sœur, et qui en est aimé.

L’ombre de l’inceste était une ombre néfaste à répandre sur cet amour, même vaincu. La religion en triomphe : Amélie se précipite dans un monastère ; René ou Chateaubriand s’embarque et vogue, désespéré, vers l’Amérique.

Il revient et la trouve morte, voilà tout ; mais c’est écrit par Chateaubriand ; le mystère ajoute à l’amour. Jamais ces deux prestiges mêlés ne composèrent un tel breuvage pour des imaginations malades. La France littéraire n’a pas deux pages aussi enivrées. L’homme qui a osé les écrire fut plus et moins qu’un homme en les dictant, il fut le martyr du ciel et de la terre ; il faut chercher son nom et ne pas le prononcer, comme celui de la passion ineffable devant l’ineffable feu du désir et les ineffables larmes de l’expiation.

LXI §

Quant au Génie du Christianisme, nous en avons dit notre pensée ; c’était tout, moins la conversion.

Un parti l’adopta, l’autre le répudia. Le style seul fut unanimement admiré, mais l’admiration n’est pas de la foi. La foi y manquait, elle n’était pas remplacée par le luxe des expressions ; c’était de l’admirable dorure, ce n’était pas de l’or. Les chrétiens sincères ne s’y trompèrent pas, la rhétorique seule le regarda et le regarde comme un monument de la langue.

Chateaubriand partit peu de temps après pour son pèlerinage en terre sainte ; c’était une croisade à lui tout seul ; elle ne parut sincère qu’aux adorateurs du Tasse : imitation sans portée de la chevalerie du quatorzième siècle par l’homme qui, trois ans auparavant, avait écrit à Londres l’Essai sur les Révolutions ; mais son style charma ses ennemis même.

Il traversa rapidement la Méditerranée et un coin du Péloponèse pour évoquer dans une phrase magnifique Léonidas sur les ruines de Sparte, Argos et Athènes.

Nous avons été nous-même surpris, quelques années après, à Smyrne, du peu de sérieux que M. Fauvel et les antiquaires européens, qui se souvenaient de son passage, attachaient à ses prétendues recherches dans leur domaine ; il ne cherchait que la renommée de savant en débris de toutes les antiquités, il commentait quelques textes de Spon ou des vieux voyageurs, et il passait à d’autres catacombes, rapportant de Jérusalem quelques bouteilles de l’eau du Jourdain, où les moines du couvent m’assurèrent qu’il n’avait même pas été. Je ne sais que croire à cet égard ; la description qu’il fait du fleuve et de son lit est si peu exacte, qu’elle peut laisser quelques doutes à ceux qui, comme moi, l’ont suivi de l’œil, du pied du Liban jusqu’à la mer Morte. Quoi qu’il en soit, il passa quelques jours enfermé dans le couvent des Pères de terre sainte à Jérusalem, et copia sur les monuments sacrés de cette ville de longs itinéraires qui grossirent le nombre de ses pages et l’autorité de ses volumes ; puis il revint à Carthage, d’où il rentra par l’Espagne en France.

LXII §

Son Itinéraire eut un prodigieux succès ; c’était la gloire moissonnée à vol d’oiseau par un homme de génie sur les sites consacrés du monde : les gens de lettres y trouvaient des phrases mémorables ; les chrétiens, des dévotions exemplaires ; les savants, des textes sacrés ; tout le monde, des descriptions pittoresques achevées, et l’intérêt qui s’attachait alors aux navigations d’un homme célèbre embellies par un écrivain supérieur. C’était la grande flatterie de l’antiquité adressée à tous les partis qui veulent être adulés, assez de vérités pour être intéressant, assez de mensonges pour orner le vrai, et surtout assez d’élégance et de perfection de langage pour enchanter tous les lecteurs. Voyager ainsi, c’est cueillir les fleurs de la terre ; mais, pour les offrir au monde, il faut les rassembler en gerbes, où chaque couleur, en contraste avec l’autre, présente un tableau brillant ou touchant aux yeux.

Tout voyageur est un peintre. Le plus parfait des écrivains devait être le plus parfait des voyageurs. Chateaubriand avait été l’un et l’autre. Le monde fut charmé, et l’Itinéraire à Jérusalem fut et demeure son chef-d’œuvre. Sa renommée fut achevée, il ne lui resta qu’à décroître.

LXIII §

Mais tout homme dans les arts prétend toujours monter un peu plus haut que son talent. Chateaubriand, malgré l’élévation du sien, ne fut pas exempt de cette illusion : le chef-d’œuvre idéal du temps où il écrivait était le poëme épique ; il en portait le germe et l’ambition dans son sein.

On ne savait pas encore alors que le chef-d’œuvre était un livre original, prose ou vers : pour être original, il faut être vrai, non pas vrai seulement selon les autres, mais vrai selon soi. La vérité selon soi, c’est la sincérité. Quiconque n’est pas sincère n’est pas et ne peut pas être original.

Homère fut sincère dans son temps, car les fables de l’Olympe étaient réputées vraies par tout l’univers grec et même égyptien. Il lui suffisait de les chanter et on les croyait. Du temps de Virgile, on en croyait encore une partie. L’Odyssée et l’Énéide étaient des hymnes populaires ; le Ramayana, dans l’Inde, était un texte de la religion de la contrée. Du temps de Dante, bien que les crédulités populaires du poëte toscan fussent mêlées aux cynismes populaires de Florence et de Pise, le fond était ignoble, mais vrai pour les rues de ces villes. Le Tasse, plus tard, mêlait avec génie les vérités du catholicisme, religion nouvelle du monde, aux fables divines ou infernales de son époque. Enfin, de nos jours, les mystères de la rédemption étaient vrais pour Klopstock, le barde allemand de la Messiade, racontée en vers sublimes par ce poëte mystique de la rédemption.

Ce furent là les derniers chantres de poëmes épiques que le monde moderne pût lire, car leurs lecteurs ou leurs auditeurs y croyaient sincèrement avec eux ; mais l’âge épique passait avec eux. Le raisonnement s’introduisait dans les croyances, et le poëme épique disparaissait de nos habitudes littéraires.

On pourrait appliquer la poésie chrétienne aux plus sublimes définitions de Dieu, aux plus hautes vérités morales dont le christianisme est la sanction et la source, parce que tout le monde y croit ; mais on ne pouvait avec bonne foi raconter sur l’enfer ou sur le paradis les histoires imaginaires de Dante ou du Tasse que tout homme doué de quelque imagination pouvait inventer comme eux. Or, comme l’enfer et le paradis sont essentiellement compris, comme les deux pôles du monde extérieur, dans le poëme épique dont l’universalité est le caractère, le poëme épique fut anéanti ; on ne put remplacer les merveilles réelles que par les chimères que l’homme de talent chercha à faire croire aux peuples, c’est-à-dire le merveilleux de Dieu par le merveilleux des hommes, et ce merveilleux de caprice n’était plus que merveilleux de fantaisie ; il n’avait plus de sanction que la poésie de l’imagination et plus de vérité que la vraisemblance.

Les poëmes de chevalerie, tels que ceux d’Arioste en Italie, et de parodie, tels que ceux de Voltaire en France, succédèrent aux poëmes sérieux. Milton seul, avec son poëme du Paradis perdu, exploita l’ancienne poésie religieuse, et encore ce fut le poëme littéraire plus que le poëme religieux. L’époque était passée.

LXIV §

Chateaubriand crut, comme un enfant, que le poëme épique pouvait renaître et conquérir un renom impérissable à son auteur, pourvu qu’il eût un grand talent ; il oublia du même coup le fond qui était la foi, et la forme qui était le vers, forme idéale et parfaite du langage humain.

Il trouva un beau sujet : la lutte du christianisme naissant et du paganisme mourant ; l’un persécuteur par habitude, l’autre conquérant par le martyre, au confluent des deux doctrines.

C’était bien le sujet de poëme le plus poétique qu’on pût présenter aux hommes. Mais, pour en faire un poëme épique transcendant, il y fallait la foi préexistante du monde ; et dans l’exécution, il fallait le vers, qui donne au langage plus de prestige et au sens plus d’autorité.

Si Chateaubriand eût été un grand poëte au lieu d’être un grand prosateur, et s’il eût conçu son poëme rationnel sur les vérités les plus acceptées de son siècle, en morale, en politique, en religion ; s’il eût vulgarisé quelque vérité nouvelle, pleine de Dieu, comme elles le sont toutes, et qu’il eût popularisé et divinisé ces vérités par un style en vers digne de Dieu et des hommes, il est à croire que le genre humain posséderait un poëme épique de plus, et la France un véritable et immortel poëte épique.

Mais il n’éleva pas sa pensée si haut et il ne lui imprima pas un vol si saint ; il n’aspira pas à révéler à l’univers une masse de réalités nouvelles et à ramener à Dieu un chaos d’esprits égarés, pour commenter et adorer son nom. Il pouvait être créateur, il ne fut que copiste ; il s’imagina élever par la perfection du style la copie au niveau de l’original, il se sentit capable d’élever le poëme en prose au-dessus du Télémaque, la première des copies de ce genre : en copiant une copie en prose, il crut égaler Homère et consacrer son génie à la postérité. On ne peut concevoir comment un esprit aussi juste et aussi puissant put se faire une telle illusion d’amour-propre ; mais enfin il se la fit et il écrivit à tête reposée le poëme d’Eudore et de Cymodocée. Ce fut son écueil.

LXV §

Mais cet écueil fut émaillé par lui de paysages pittoresques, de tableaux enchanteurs et variés, de portraits variés, de scènes pieuses, empruntées aux deux religions, d’invocations aux deux muses de la plus gracieuse et de la plus sublime éloquence, et des morceaux de prose poétique les plus achevés.

Le public ravi y fut un moment trompé ; il crut que la religion chrétienne avait produit son fruit littéraire, et que l’homme du christianisme allait faire oublier l’Homère de l’Olympe, mais cette séduction du talent ne fut pas longue ; on reconnut bientôt que l’enfer sans terreur et le paradis sans espérance n’étaient que des parodies sans réalité des enfers et du paradis païens, mille fois moins intéressants que ceux de Virgile et d’Homère, car ils étaient sans foi ; cela ressemblait à tous ces enfers et à tous ces cieux dont les peintres modernes barbouillaient les dômes des églises en imitant ridiculement Michel Ange, et où la perfection des contours ne produisait pas même l’illusion de la réalité.

Le martyre de la jeune vierge chrétienne et du héros converti amenait la catastrophe et rendait l’univers chrétien. On s’étonnait qu’un si vaste résultat fût produit par une si mince machine poétique, et que le prophète du dix-huitième siècle n’eût pas inventé pour changer le monde quelque chose de plus neuf et de plus grand que la rêverie d’un enfant de chœur, en l’honneur de la croix de son Dieu, au bruit des cantiques sacrés et au parfum de l’encens évaporé du saint sacrifice.

Ce livre tomba comme conception à ce niveau ; il n’en resta qu’un petit nombre de pages merveilleusement écrites çà et là, et recueillies comme des exemples de rhétorique. Tel fut le sort de ce roman d’Eudore et de Cymodocée, épitaphe des prétentions du génie humain à ressusciter le poëme épique dans un siècle où il n’y avait plus de foi que dans le raisonnement des âmes pieuses et dans l’avenir des idées fortes. Le poëme épique avait suivi le convoi des fables mortes ; il n’appartenait à personne de les faire revivre.

Le poëme épique littéraire pouvait peut-être prolonger un moment l’illusion de son existence par quelque chef-d’œuvre de langue, que les hommes, comme les Romains du temps d’Auguste, liraient comme ils lurent Virgile, sans croire à ses miracles, mais en croyant à son génie ; mais, pour cela, il fallait que l’ouvrage fût écrit en vers, et en vers tellement inimitables que la perfection de la forme fît oublier l’imperfection du sujet. Or Chateaubriand, qui avait reçu de la nature tant de dons du talent, n’avait pas reçu ce complément de ces qualités qu’on appelle le don des vers. C’est l’inspiration, l’inspiration qui est à la langue ce que l’explosion est à la pensée, c’est-à-dire la force et la soudaineté intérieure du sentiment qui le fait jaillir en feu et en flamme dans une harmonie divine qui subjugue à la fois du même coup l’auditeur et le poëte. Ce don, comme tous les dons parfaits, est un mystère que les hommes n’ont jamais pu se donner, parce qu’ils n’ont jamais su le définir. Ni Démosthène, ni Cicéron, ni Machiavel, ni Bossuet, ni Fénelon, ni Mirabeau, ni les premiers des écrivains ou des orateurs dans toutes les langues antiques ou modernes, qui ont essayé d’atteindre à cette perfection du langage humain, n’ont jamais pu y parvenir ; ils n’ont laissé après eux dans leurs œuvres que des débris de leurs tentatives, témoignage aussi de leur impuissance ; cela est plus remarquable encore dans les orateurs qui semblent se rapprocher davantage encore des poëtes par la force et par la soudaineté de la sensation ; aucun d’eux n’a pu dérober une strophe à Pindare ou dix vers à Homère, à Virgile, à Pétrarque, à Racine, à Hugo ; il semble qu’ils vont y atteindre ; mais, au dernier effort, la force leur manque, ils échouent, ils restent en arrière, ils ne peuvent pas, le pied leur glisse, ils se rejettent dans la prose, ils se sentent vaincus. Moi-même, très-indigne que mon nom soit prononcé après de pareils noms, moi qui n’oserais pas me comparer comme écrivain en prose à M. de Chateaubriand, je lisais, il y a peu de jours, dans un critique célèbre de mon temps, quelques lignes où mes vers avaient l’avantage sur sa prose, et j’en étais non pas convaincu, mais frappé. Voici ce que dit M. Sainte-Beuve dans sa belle étude littéraire intitulée Chateaubriand :

LXVI §

Il commence par comparer la belle image du cygne dans Chateaubriand à l’image du même oiseau qu’il trouve dans les premières Méditations poétiques. L’image en prose de Chateaubriand est admirable ; nous regrettons de ne l’avoir pas en ce moment sous les yeux pour la citer. Puis, voilà la même en vers.

« L’image du cygne, dit M. Sainte-Beuve, est dominante, elle y est comme perpétuelle.

Ah ! qu’il pleure, celui dont les mains acharnées,
S’attachant comme un lierre aux débris des années,
Voit avec l’avenir s’écrouler son espoir !
Pour moi, qui n’ai point pris racine sur la terre,
Je m’en vais, sans effort, comme l’herbe légère
Qu’enlève le souffle du soir.

Le poëte est semblable aux oiseaux de passage
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,
Qui ne se posent pas sur les rameaux des bois ;
Nonchalamment bercés sur le courant de l’onde,
Ils passent en chantant loin des bords ; et le monde
Ne connaît rien d’eux que leur voix.

« Ce n’est pas là de l’imitation, c’est de l’émulation. Nobles poëtes, pourquoi tous deux n’avez-vous pas justifié jusqu’au bout votre emblème, sans jamais ternir votre blancheur ?

« Plus on a aimé les poëtes sous cette forme idéale qu’ils nous ont donnée d’eux-mêmes, plus on regrette qu’ils ne l’aient pas réalisée en tout dans leur vie, et qu’ils se soient tant mêlés ensuite à la poussière et aux bruits de la terre. Mais l’homme ne veut pas mourir ; et quand le chant sublime l’abandonne avec la jeunesse, il essaye de changer la clef, et il recommence sur un mode inférieur une cantate, encore harmonieuse, s’il se peut, dans tous les cas moins aimable. »

Cette dernière phrase fait allusion, dans M. Sainte-Beuve, à l’ambition politique qu’il suppose et qu’il déplore dans M. de Chateaubriand et dans moi. J’ai clairement montré que l’ambition n’était pas mon mobile en 1848, que le salut de mon pays était mon unique pensée. Si j’avais voulu être nommé dictateur par soixante départements ou par la France entière, je n’avais qu’à laisser partir cinq ou six amis dévoués, chargés de dire : « Nommez Lamartine, il accepte. » Je fis le contraire et je fus nommé dans treize départements à la presque unanimité. J’avais le sentiment vrai que mon nom trop nouveau ne pouvait pas rallier assez puissamment la France, et que, pour lui donner de l’autorité, il aurait fallu le fortifier par quelques victoires politiques qui n’étaient pas dans mon programme, à moins qu’elles ne fussent dans la nécessité, non de mon ambition, mais de la république des honnêtes gens en France. Je ne briguai donc pas un titre au pouvoir ; je le rejetai avec peine, en n’étant pas compris et en me faisant une multitude d’ennemis que mon désintéressement mécontentait et qui ne me l’ont point encore pardonné. Nous connaissons quelqu’un qui m’accuse aujourd’hui et qui ne se souvient pas de l’enthousiasme qui le soulevait alors pour moi au-delà des limites. Quant à moi, je n’ai pas partagé envers moi-même l’enthousiasme qu’il avait alors. J’ai tâché d’être juste ; était-ce modestie, était-ce justice ? Je crois que c’était l’une et l’autre ; dans tous les cas, ce n’était pas ambition. Le présent le prouve.

LXVII §

« À propos de la mort de son père, Chateaubriand exprime la même idée que j’ai exprimée sur l’immortalité que la mort grave sur nos traits comme l’empreinte d’une grande vision.

« Un autre phénomène, dit-il, me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n’aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? »

« Lamartine a repassé sur cette grande idée dans le Crucifix. Elvire meurt :

De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits frappés d’une auguste beauté
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.

…………
Et moi, debout, saisi d’une terreur secrète,
Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L’eût déjà consacré !

« Ailleurs Chateaubriand dit en prose :

« L’antique et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d’œuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j’errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la Religion ! Quel labyrinthe de colonnes ! quelle succession d’arches et de voûtes !… »

« René ne fait autre chose que tracer ici (et c’est sa gloire d’avoir été le premier à le concevoir et à le remplir) l’itinéraire poétique que tous les talents de notre âge suivront ; car tous, à commencer par Chateaubriand lui-même, qui n’exécuta que plus tard ce qu’il avait supposé dans René, ils parcourront avec des variantes d’impressions le même cercle, et recommenceront le même pèlerinage : l’Italie, la Grèce, l’Orient. Lamartine, dans cette belle pièce de l’Homme où il faisait la leçon morale à lord Byron, a dit :

Hélas ! tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J’ai vidé comme toi la coupe empoisonnée ;
Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts ;
J’ai cherché vainement le mot de l’univers ;
J’ai demandé sa cause à toute la nature…
…………
Des empires détruits je méditai la cendre ;
Dans ses sacrés tombeaux Rome m’a vu descendre ;
Des mânes les plus saints troublant le froid repos,
J’ai pesé dans mes mains la cendre des héros ;
J’allais redemander à leur vaine poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je ? suspendu sur le lit des mourants,
Mes regards la cherchaient dans des yeux expirants ;
Sur ces sommets noircis par d’éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par d’éternels orages,
J’appelais, je bravais le choc des éléments.
Semblable à la Sibylle en ses emportements,
J’ai cru que la nature, en ces rares spectacles,
Laissait tomber pour nous quelqu’un de ses oracles.
J’aimais à m’enfoncer dans ses sombres horreurs.
…………
Mais un jour que, plongé dans ma propre infortune,
J’avais lassé le ciel d’une plainte importune,
Une clarté d’en haut dans mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j’avais maudit, etc.

« Le ton de la pièce change à partir de ce moment, et le poëte entre dans la sphère qui lui est propre. Il y a de la sérénité chez Lamartine, même dans ses moins beaux jours, jamais chez René. Lamartine engendre la sérénité, il la crée même là où il n’y a pas lieu ; René engendre l’orage !

« Prenez le René réel, ôtez-lui ce léger masque chrétien que M. de Chateaubriand lui a mis tout à la fin pour avoir droit de le faire entrer dans le Génie du Christianisme, revenez au pur René des Natchez, et la pièce de Lamartine pourra s’adresser à lui non moins justement qu’à lord Byron. »

M. Sainte-Beuve nous compare de nouveau dans notre peinture de l’Isolement.

« Voici Chateaubriand en prose :

« La solitude absolue, le spectacle de la nature me plongèrent dans un état impossible à décrire ; sans parents, sans amis, pour ainsi dire, seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme un ruisseau d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l’abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l’univers. »

« C’est juste l’Isolement de Lamartine, toujours avec la différence des complexions et des natures :

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être, au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux.

Là je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir se lève et l’arrache aux vallons ;
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

« Ce dernier cri est presque un écho fidèlement répété : « Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie… » Mais René a plus d’énergie que Lamartine et que tous les Jocelyns du monde quand il continue en ces immortels accents :

« La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. Ah ! si j’avais pu faire partager à une autre les transports que j’éprouvais ! Ô Dieu ! si tu m’avais donné une femme selon mes désirs ; si, comme à notre premier père, tu m’eusses amené par la main une Ève tirée de moi-même… Beauté céleste ! je me serais prosterné devant toi, puis, te prenant dans mes bras, j’aurais prié l’Éternel de te donner le reste de ma vie. »

« On retrouve là, adouci à peine, le cri de Chactas dans la forêt, le cri d’Eudore tenant Velléda sur le rocher.

« René, dégoûté de tout, est décidé à en finir avec la vie, à mourir. C’est alors qu’Amélie reparaît. Je n’insisterai pas sur cette dernière moitié du récit. Je remarquerai seulement qu’ici René obtient un peu ce qu’il désire : il voulait un beau malheur, en voilà un. Sa vie jusque-là, son état moral se composait d’une suite de désenchantements sans cause précise : désormais il a son accident singulier entre tous, son fatal mystère. Il a quelque raison de se dire : « Mon chagrin même, par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand c’est un malheur. » Et plus loin : « Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s’il a voulu m’avertir que les orages accompagneraient partout mes pas. »

Plus loin encore, M. Sainte-Beuve compare la magique description de Naples, dans les Martyrs, à des vers de moi sur le même paysage :

« Tous ceux qui ont vu Naples et qui se sont bercés au golfe de la Sirène salueront ici la divine peinture. J’ai dit que M. de Chateaubriand, dans le partage de l’Italie, occupait plutôt Rome, et qu’il laissait Naples à Lamartine ; mais ici les voilà rivaux, et Lamartine a eu besoin encore de toute la mélodie de son vers pour n’être point effacé par le prosateur qui le devance. Dans cette belle pièce du Passé à M. de Virieu (je ne veux pas tout citer, je ne veux donner que la note) :

Combien de fois près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts !
Combien de fois la barque errante
Berça sur l’onde transparente
Deux couples par l’Amour conduits,
Tandis qu’une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits !

« N’est-ce pas juste le même motif que dans ce couplet de Chateaubriand-Eudore : « Attendre ou chercher une beauté coupable… ? » Et encore, toutes ces stances célestes sur Ischia :

Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime :
La vague, en ondulant, vient dormir sur le bord ;
La fleur dort sur sa tige, et la nature même,
Sous le dais de la nuit, se recueille et s’endort.

Vois : la mousse a pour nous tapissé la vallée ;
Le pampre s’y recourbe en replis tortueux,
Et l’haleine de l’onde à l’oranger mêlée,
De ses fleurs qu’elle effeuille embaume mes cheveux.

À la molle clarté de la voûte sereine
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin,
Jusqu’à l’heure où la lune, en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin…

« C’est divin de mélodie, mais c’est plus vague de contour et plus amolli de ton que Chateaubriand dans la même peinture. Le paysage de Naples n’est pas si noyé, l’horizon n’est pas si vaporeux que le font paraître à la longue les vers de Lamartine. Il y a la netteté dans la suavité. »

On sent que M. Sainte-Beuve préfère ici la force de la prose de Chateaubriand à la mollesse de la poésie de Lamartine ; mais c’était de mollesse qu’il s’agissait dans ces deux peintures. S’il s’était agi de force, nous l’aurions renvoyé à la dernière des Méditations, le Suprême Verbe.

La dernière comparaison entre cette prose accomplie et cette poésie imparfaite, mais naturelle, donne un caractère à part à l’égarement de Velléda :

« Jamais, seigneurs, je n’ai éprouvé une douleur pareille. Rien n’est affreux comme de troubler l’innocence… » Ces paroles d’Eudore font sourire : c’est plutôt douceur que douleur qu’il veut dire ; il n’en est pas de comparable, pour ces grandes âmes de héros ou d’archange déchu, au plaisir de troubler un jeune cœur, et, mieux qu’une Ève encore, une Marguerite innocente. Qu’on se rappelle la mort de la jeune Napolitaine dans les Harmonies (le Premier Regret) :

Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l’œil qui s’ouvre au matin la lumière ;
Elle ne regarda plus rien après ce jour ;
De l’heure qu’elle aima, l’univers fut amour !
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme ; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l’espoir des cieux.
…………
Ainsi, quand je partis tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s’éteignit et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n’en plus revenir ;
Elle n’attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance :
Elle but d’un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son cœur,
Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moins beau qu’elle
Qui le soir, pour dormir, met son cou sous son aile,
Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,
Et s’endormit aussi, mais, hélas ! loin du soir…

« Elle est morte pour lui, dit Sainte-Beuve, c’est dommage. En attendant, poëte, cela lui fait plaisir ; il y rêve avec complaisance, et, s’il laisse tomber une larme, c’est pour la faire éclore en une adorable élégie, — ce qui serait pourtant plus adorable encore, si un accent très-sensible de fatuité ne la gâtait pas. »

LXVIII §

Je n’accuse pas l’intention du critique, dont la bienveillance est évidente dans toutes ces comparaisons du poëte en prose avec le poëte en vers ; mais il se trompe bien en voyant dans cette élégie involontaire du Premier Regret l’ombre de fatuité. Voici comment elle fut écrite quinze ans après la mort de la pauvre Graziella.

J’étais à Paris en 1827 ; c’était un dimanche d’été. Le jour était long : ma femme entra dans ma chambre et me pria de l’accompagner aux vêpres de Saint-Roch. J’entrai avec elle dans l’église pleine de musique et d’encens. Pendant qu’elle s’avançait près du chœur, je m’assis contre un large pilier du temple, et je laissai errer mes regards au bruit d’une psalmodie plaintive ; sur les murs de l’édifice, un tableau, signé de Lécluse, était suspendu au-dessus de ma tête contre le pilier qui était à ma gauche. Ce tableau d’assez poétique intention, mais d’exécution médiocre, représentait une vierge en tunique blanche qu’on vient chercher dans son sépulcre ; mais, à la place de la morte, on ne trouve qu’un lit de fleurs dont les gerbes fraîchement nées semblent répandre dans le cercueil merveilleux des parfums et des ivresses du ciel.

Ce tableau me rappela la fille d’Ischia que j’avais tant aimée et qui était morte de son amour, quelque temps après mon départ de Naples. Je ne m’étais jamais pardonné cette dureté de cœur tant déplorée et tant punie. Combien, en effet, n’aurais-je pas été plus heureux dans la suite de mes jours agités, si j’avais cédé à ses larmes et aux miennes, repris mes vêtements de jeune pêcheur à la margellina, épousé celle que j’aimais, et continué avec elle, dans cette simple famille de camilleurs, l’existence où j’avais trouvé le bonheur ? Cette pensée me revint et me plongea pendant une heure dans des regrets qui ressemblaient à des rêves. Je m’y livrai bientôt sans résister, et j’écrivis sans plume dans mon cœur les strophes de cette élégie que M. Sainte-Beuve appelle céleste, et qui n’était que le retentissement harmonieux et déjà lointain d’une douleur vraie. L’office fini, je rentrai, muet et mélancolique, à la maison, et je m’enfermai dans une chambre pour écrire ces vers tout faits dans ma tête.

LXIX §

Comme je finissais de les écrire, on m’amena des visiteurs que je connaissais à peine, mais que j’aimais déjà sans tenir compte des opinions politiques qui devaient bientôt après nous réunir, puis nous séparer, pour nous réunir encore. C’était M. Thiers et son ami M. Mignet, beau jeune homme, qui devait suivre fidèlement son ami dans la vie, mais sans affronter les mêmes orages ; ils s’assirent, et, voyant sur ma table des lignes inégales annonçant des vers, ils me demandèrent de leur en lire quelques-uns. Je les leur lus sans difficulté, mais non sans que ma voix entrecoupée leur révélât l’émotion très-vive dont j’étais encore agité. Ils me parurent très-émus eux-mêmes, et ils se retirèrent en silence comme des hommes dont le cœur avait été trop vivement touché pour qu’ils pussent continuer l’entretien sur le ton léger et futile qu’ils avaient en le commençant. Quant à moi, je restai attendri et mélancolique le reste du jour.

Voilà le récit vrai de l’espèce de fatuité un peu barbare que Sainte-Beuve m’attribue en composant ces vers. Et toi, allée solitaire du jardin du Luxembourg, séparé alors du jardin fruitier des Capucins par un mur à hauteur d’appui du jardin de Catherine de Médicis, ne te souviens-tu pas des larmes amères et contenues dont j’arrosai tes dalles un jour où je lisais seul le dernier Adieu de Graziella, et où Sainte-Beuve, que je rencontrai par hasard, fut étonné de mes larmes mal essuyées et me demanda vainement la cause de ma tristesse. Je ne la lui dis pas et nous nous séparâmes. Voilà encore une fois cette fatuité ostentatoire qu’il m’attribue ! Voilà comme le critique se trompe, surtout quand il veut avoir plus d’esprit que la nature. Défions-nous des hommes d’esprit qui entendent malice à la nature ! Nous risquerions de calomnier même les larmes ; l’homme sensible en cache plus qu’il n’en montre.

LXX §

Quant à la faculté d’écrire les vers, Chateaubriand ne l’avait pas reçue plus que Voltaire ; la poésie, dans sa vraie forme sérieuse (le vers), excepté la poésie badine, ne leur était pas naturelle. Le drame de Moïse, par Chateaubriand, ne fut qu’une imitation impuissante de Racine ; il fit admirer, comme le paon, les découpures et les couleurs savantes de ses ailes, mais il ne s’en servit pas. La beauté du vers, comme toutes les autres beautés, est un mystère. On ne sait pas pourquoi ils sont nécessaires à la vraie poésie : moi-même qui ai plaidé contre eux, je ne le sais pas, mais je le sens. Ce n’est pas parce qu’ils disent plus de choses que la poésie en prose, ils en disent moins, les belles pages de Chateaubriand contiennent autant et plus de sens que les plus belles pages de vers ; ils n’en disent pas plus, mais ils le disent mieux.

Je me suis souvent figuré que les plus belles pages de la langue, prose ou vers, étaient celles qui possédaient en elles le plus d’éléments de durée ou d’immortalité, et que ces éléments de durée étaient, on ne sait pourquoi, plus réunis dans les vers que dans la prose ; en un mot, que le vers était plus immortel que la prose : pourquoi cela encore ? Je ne le sais pas ; mais, de même que certains éléments matériels possèdent, à formes égales, plus de vie et de durée que d’autres, et sont mieux faits par le Créateur pour résister au temps ; de même, entre le vers et la prose, il y a la même différence qu’entre le marbre statuaire ou le bronze et la terre dont l’artiste construit sa statue. La forme est la même, mais la durée ou l’immortalité sont différentes.

La boue est destinée à vivre quelques jours, le marbre dure à jamais. Le sentiment que le sculpteur a de cette vérité influe à son insu sur la perfection de son travail.

Ainsi que je l’ai dit une fois en poésie moi-même :

Mais le vers est de bronze et la prose est d’argile.

Je présume que c’est là le secret de cette supériorité. Si ce n’est pas cela, je ne puis le découvrir.

Voltaire, lui aussi, le sentait. Je me souviens d’un passage de lui, moitié plaisant, moitié sérieux, dans une de ses lettres à Condorcet, à propos du drame en prose qu’il avait en mépris, et dont Diderot le menaçait :

« Quant aux barbares qui veulent des tragédies en prose, dit-il à Condorcet, ils en méritent : qu’on leur en donne, à ces pauvres Welches, comme on donne des chardons aux ânes ! Cela passera, etc., etc., etc. »

LXXI §

Revenons au rôle religieux de Chateaubriand.

La France, qui suait le sang sur l’échafaud de la Terreur depuis trois ans, et qui avait horreur et peur d’elle-même, cherchait à retrouver son équilibre et son ordre matériel dans la force de ses armes et dans la pacification de ses doctrines. Un véritable grand homme qui eût paru alors, le glaive dans une main, la modération dans l’autre, pouvait lui apporter la raison, la force et la paix ; c’était une de ces époques où la dictature des soldats et la dictature des législateurs peuvent s’unir pour reconstituer un grand peuple ; mais, il faut le reconnaître, la France, qui est le pays des armes, du génie et de la gloire, n’est pas le pays de la raison. Ses excès sont tous des passions ou des repentirs.

Les excès en tout sont la nature de la France, les réactions sont sa loi ; Bonaparte, son héros, fut un despote ; Chateaubriand, son écrivain, fut un apôtre peu convaincu du passé ; l’opinion publique, leur pondérateur naturel, au lieu de les contenir l’un et l’autre, les encouragea ; elle poussa l’un à l’empire, l’autre au treizième siècle : la conquête pour diplomatie, le concordat pour liberté religieuse, furent les deux pôles du gouvernement des soldats et du gouvernement des consciences. On eut des victoires au lieu de droit, et des cérémonies au lieu de culte : le Génie du Christianisme y joignit le prestige de l’imagination et entraîna tout. Chateaubriand fut l’éloquent corrupteur du bien même ; il ne se borna pas à assurer la liberté des âmes, il voulut leur asservissement. Les mœurs le secondèrent, et il alla, comme ambassadeur, porter lui-même à Rome le funeste présent qu’il avait obtenu du gouvernement de son pays. Voilà son début politique. Les temples furent remplis, les consciences, les unes favorisées, les autres opprimées, beaucoup vides ; la révolution raisonnable avait été poussée jusqu’à la persécution, on la ramena jusqu’à la vengeance.

LXXII §

Après l’insuccès des Martyrs, Chateaubriand dit adieu à la littérature et à la polémique religieuse. 1814 vit paraître la diatribe envenimée de Buonaparte et des Bourbons. Chateaubriand fut, dans cette brochure, le précurseur de la vengeance du monde contre l’oppression de l’Europe. Il prit le premier rang parmi les ingrats ; il le prit aussi parmi les calomniateurs de l’infortune méritée, en calomniant même Bonaparte dans le récit mensonger de ses violences manuelles de Fontainebleau vis-à-vis du pape Pie VII.

Il fit une seule bonne brochure après 1815, la Monarchie selon la Charte. C’était la raison ramenée au service d’une monarchie nécessaire. Tout le reste de ses écrits politiques, d’ambition ou de circonstance, est mort avant lui, et ne méritait pas de vivre. C’était le style affecté du vieux français mal ressuscité pour donner au français une apparence de naïveté par le cynisme. Sa fortune ayant été compromise par son ambition inquiète en 1821, il mit en loterie son domaine de la Vallée-aux-Loups, à mille francs le billet. On ignorait alors la loi économique par laquelle la réduction du prix des billets augmente le nombre des souscripteurs. Il comptait sur le nombre de ses partisans dans l’aristocratie. Les ministres, ses ennemis, n’osèrent pas lui refuser l’autorisation ; mais il fut trompé, il n’eut que trois souscripteurs, parmi lesquels M. Lainé, comme hommage, non aux opinions, mais au génie. M. Lainé refusa de reprendre l’argent de son billet. Mathieu de Montmorency acheta généreusement la dépouille de son ami. Chateaubriand n’avait rien fait encore pour le salut de son pays, mais il avait immensément fait pour sa gloire ; la France fut ingrate : c’est son habitude ; il ne s’adressait pas à un parti, comme les amis de Foy en 1829, ou de Laffitte en 1830. Tout hommage à un homme, qui n’est pas une insulte à un autre, ne réussit pas parmi nous. Nous n’aimons que la générosité haineuse qui, sous prétexte d’honorer un homme illustre, en déshonore un autre plus justement illustre que lui. Chateaubriand se tut, mais il ressentit l’injure au fond de son âme. On peut croire que la démocratie, qu’il servit de mauvaise grâce depuis ce jour-là, profita plus tard de cette faute capitale de l’ingrate aristocratie. L’homme est homme, il pardonne, mais il n’oublie pas. C’est sa faiblesse, mais c’est son droit.

LXXIII §

Les Bourbons, qui durent en grande partie à Chateaubriand leur chute fatale, en 1830, ne lui durent qu’un grand service : la guerre d’Espagne. Malgré ce qu’en dirent les libéraux parlementaires du temps, cette guerre fut une grande et heureuse audace, digne d’un homme d’État. Les Bourbons, chefs de cette maison, ne pouvaient, sans déshonneur, voir la monarchie d’Espagne s’avilir et tomber, sans lui tendre la main. L’honneur, pour la monarchie consanguine, n’est pas seulement une décoration, c’est un devoir. Chateaubriand le sentit et osa faire de cette convenance, un dogme politique. Il rallia par là l’armée française à la maison des Bourbons, et fit rentrer la gloire sous ses drapeaux. C’était une grande idée toute simple ; les peuples la comprirent. Ils comprirent peu les idées mixtes qui se refusent aux imprudences héroïques : le salut des circonstances douteuses où les Bourbons délibéraient. M. de Villèle penchait visiblement du côté de l’inaction, M. de Chateaubriand entraîna tout vers la guerre, et le dieu des projets généreux lui donna raison ; la dernière grande action de la race de Louis XIV fut son ouvrage. On ne peut l’oublier, il perdit les Bourbons, mais il les illustra.

LXXIV §

Voilà sa carrière d’homme d’État ; quant à sa carrière d’homme de lettres, elle est beaucoup plus difficile à analyser ; elle tient à son génie. La première question à résoudre est celle-ci :

Eut-il du génie ?

Ce génie fut-il honnête dans l’usage qu’il en fit ? Non.

Ce génie fut-il vrai ? Non.

Ce génie fut-il juste ? Non.

Ce génie fut-il grand ? Oui. Moins grand cependant que s’il eût été toujours honnête, vrai, juste, et que sa grandeur eût été aussi honnête, aussi vraie, aussi juste dans le sens qu’il fut magnifique dans l’expression ; mais il eut du génie ; il en eut même plus qu’aucun écrivain de son pays et de son temps.

Nous avons répondu que le génie ne fut pas toujours honnête. Était-il parfaitement honnête d’écrire l’Essai sur les Révolutions en 1799 et d’écrire le Génie du Christianisme en 1800 ?

Était-il vrai de vanter la révolution dans ses opinions et dans ses tendances aujourd’hui et de brûler ensuite ce livre pour qu’il ne se levât pas contre lui dans une carrière nouvelle, pour que ses amis ne pussent pas lui reprocher l’ombre d’une apostasie ?

Était-il juste enfin, en politique, d’imaginer des lois inhumaines (immanis lex) contre la liberté de la presse, en 1819, et de professer ensuite la liberté illimitée de la presse, c’est-à-dire l’anarchie et la démagogie de la pensée la plus téméraire, dont Chateaubriand affecta le dogme, quand la versatilité de ses intérêts le poussait à se déclarer chef de l’opposition aux Bourbons ?

Non, il ne fut ni honnête, ni vrai, ni juste, ni moral dans l’usage de son génie. Benjamin Constant, le plus inconsistant des hommes, eût-il eu ce génie, n’en aurait pas fait un autre usage. Mais il lui fallait un pont, fût-il aussi mince et aussi tranchant que le pont de Mahomet, pour passer avec bienséance de M. de Bonald à Carrel, et de M. de Marcellus à Béranger, de la monarchie à la république. La liberté illimitée de la presse fut ce pont. Il le franchit sans s’inquiéter de ce qui était au-delà ! Était-ce d’un esprit juste et d’un sens droit ? Fabriquer et vendre de la poudre dans tous les carrefours d’une capitale, est-ce une condition de la sécurité publique ? Nous l’avons éprouvé en 1848, par nécessité temporaire d’une révolution où toutes les lois anciennes étaient abolies ; mais une émeute violente en sortait exactement tous les quinze jours, et la sagesse du peuple tenait lieu de loi pour réprimer la démence du peuple. Était-ce à cette lutte armée d’un dictateur contre un autre que M. de Chateaubriand voulait conduire son pays ? C’était un homme de magnanime témérité, armé d’une assez puissante imagination pour se faire illusion à soi-même. Voilà la vérité.

LXXV §

Mais son génie était grand, quoiqu’il fût loin d’être irréprochable. À ses premières publications, les hommes s’aperçurent qu’il n’était pas comme les autres hommes. L’instinct leur révéla que le grand style perdu depuis Bossuet, qui l’avait trouvé dans la Bible, était retrouvé dans les forêts du nouveau monde. Il n’y était pas pour les Américains, peuple qui n’a que la grandeur de l’espace et la philosophie du lucre ; peuple sans ancêtres, pour lequel le passé n’existe pas, peuple brutal qui ne croit qu’à ce qu’il touche ; mais il y était en germe dans l’immensité des œuvres de sa nature, non encore épousée par les hommes nouveaux. C’est de cette union des hommes nouveaux usés par la civilisation avec la nature sauvage que devait naître la nouvelle Bible de l’humanité. Chateaubriand était le prophète gigantesque et mystérieux. Il ne savait pas lui-même quel vent l’y poussait ; c’était le souffle du vieux monde ; c’était l’instinct mâle de la génération des choses cherchant comme la virginité des mers, des forêts, des solitudes pour y déposer la semence fécondante des langues mûres et rajeunies. Il respira un moment cette atmosphère amoureuse des terres virginales, il y déposa son génie, et Atala, René, le Génie du Christianisme naquirent. Un nouveau prophète revint en Europe, apportant ces prodiges de parole. Chateaubriand paraît avec eux comme un météore ; il ne sort d’aucune école, il est lui. Ne lui cherchez ni père ni mère, il est le fils du désert, l’enfant trouvé dans les forêts. Il ne sait d’où il vient, et tout le monde le regarde ; il ignore quelle langue il parle, et toute la terre l’écoute. On fait silence à ses premiers balbutiements. Le vieux siècle expirant dans les convulsions s’étonne et se sent rajeuni.

Les lignes ébauchées dans Atala et dans René sont, dès le premier jour, une révolution littéraire. Elles éteignent seules le bruit d’une turbulente révolution en Europe. Aussi, voyez comme ce nom remplace tous les autres, même celui de Voltaire, le dictateur de l’intelligence universelle ; à peine s’en souvient-on encore, et il vient seulement de mourir au seuil des temps qu’il a créés. Ce jeune homme, cependant, ne faisait que de naître, personne ne lui avait rien appris, il n’était d’aucune école ; à peine, avant de quitter Paris, avait-il causé avec quelques hommes médiocres du dernier siècle pour lesquels il affectait un culte : Ginguené, Esménard, Chênedollé, un peu Fontanes, Parny et à peine Chénier. Il regardait comme une rare fortune quelques vers plus que médiocres de lui pour lesquels il s’enorgueillissait d’avoir obtenu, par les complaisances de l’amitié, une place au Mercure, le recueil des naissances et des sépultures du temps. Il les emportait dans sa valise comme des certificats de gloire et des augures d’immortalité.

Il débarque, il voit, avec le regard du génie qui embrasse tout d’un coup d’œil, l’ébauche des États-Unis ; il méprise tout et passe ; il prétend, mais rien n’est plus douteux, qu’il a vu Washington, leur seul grand homme, pauvre, accusé, abandonné par ces démocrates rois de l’ingratitude, et qu’une servante lui a ouvert son parloir. Il va de là avec un guide d’aventure visiter une troupe de sauvages et de sauvagesses, bohémiens du désert, qui dansent aux sons de la pochette d’un musicien français.

On voit qu’il s’amuse à faire à loisir la caricature de deux peuples dans une scène de cabaret. De là il va jusqu’à la cataracte du Niagara, ce qui est plus douteux encore, car il ne tente pas même, lui si parfait descripteur, de décrire ce miracle des eaux, mais ce qu’il imagine est mieux que ce qu’il décrit ; il rêve des amours sauvages et des mélancolies de solitude. Il revient avec ces ébauches dans l’esprit. C’est lui-même qui rapporte ses notes à son pays.

LXXVI §

Aussi voyez comme, à ses premières lignes, tout se bouleverse dans la littérature de la France et de l’empire ! On dirait qu’un nouvel instrument musical fait résonner ses sons dans les concerts de l’esprit ; on croit entendre les soupirs du vent dans les roseaux, les secousses du vent d’orage dans les vastes cimes des forêts, les chutes des cataractes dans les abîmes, les éclats de la foudre entre les rochers, et quelque chose de plus pathétique encore, les battements intimes du cœur, les frissons de l’âme, le suintement des larmes à travers la peau, et les cris muets de la tristesse humaine cherchant en vain des mots pour dire ses angoisses. Alors tout se tait dans la vieille langue ; nul ne cherche à imiter l’inimitable ; les uns ricanent par envie, les autres pleurent par sympathie, tous s’émerveillent en écoutant ; la note grave est retrouvée dans les langues modernes, et ce jeune inconnu a sonné sans le savoir le sursaut du monde. Voilà l’effet universel et inspiré d’en haut de Chateaubriand.

C’est la Bible des derniers temps ; il n’y a plus qu’une voix dans la nature, un homme grand nous a parlé.

LXXVII §

Il était grand en effet, la grandeur était son nom : grand, parce qu’il s’était soustrait aux efféminations féroces d’une révolution qui ne savait que vociférer et tuer ; grand, parce qu’il cherchait Dieu dans les ruines, comme le prophète soufflant sur le charbon mal éteint pour y rallumer l’étincelle à la lueur de laquelle il devait découvrir et lire le nom de l’Incréé ; grand, parce qu’il était triste comme Job après la visite de ses amis. Il avait découvert que le fond de la vie est la tristesse, que le génie vrai est la mélancolie, fille et sœur de la résignation. Il était né triste, parce qu’il était né profond, comme les autres naissent gais, parce qu’ils sont légers. La raison des choses est la tristesse, parce que la souffrance et la mort sont le chemin et le but final de tout dans ce monde. Cette vérité d’instinct chez lui, d’expérience chez nous, est la seule démontrée. Quiconque ne comprend pas la tristesse ne comprend pas ce monde des larmes. La définition de l’univers, c’est la douleur d’être né, qui contient la douleur de mourir. Ajoutez-y la douleur de vivre sur cet océan d’ignorance et d’incertitude, sur cet infini du doute, qui est le supplice de la vie.

Il s’était réfugié de bonne heure dans la seule pensée, triste aussi par sa grandeur, inexplicable, à laquelle tout aboutit, mais qui est, elle-même, un mystère, pour en expliquer un autre, Dieu ; il était religieux par mélancolie ; par là, il était grand comme sa pensée.

Mais il était grand aussi par le mépris qu’il portait à la terre, et par la noblesse et l’aristocratie de sa nature. C’était un aristocrate de tempérament ; ce qui était petit lui faisait horreur, il dédaignait le démocrate. Ses bassesses, ses œuvres, ses vulgarités, ses colères, ses férocités, ses supplices même, dont il avait été témoin et victime par sa famille, et par son père, et par sa mère, morte innocente en prison, en punition d’être née noble, lui avaient donné un dégoût haineux contre les mœurs de cette race, qui ne sentait alors sa grandeur qu’en faisant sentir sa terreur. Cette haine du vulgaire faisait partie de sa grandeur ; sa physionomie même et son goût pour la solitude le trahissaient aux regards intelligents. Les démocrates l’adoraient de loin ; ils devinaient en lui, car il avait trop d’orgueil pour l’avouer, un contempteur de leur nature. Sa grandeur dédaignait de se faire accepter par eux, elle s’imposait. Quand il voulut se venger ou se faire craindre, il prit lui-même les vices de la démocratie. C’est alors qu’il écrivit contre Bonaparte ces calomnies auxquelles il ne croyait pas ; c’est alors qu’il écrivit contre M. Decazes, le plus doux des hommes, cette phrase suspecte et terrible à propos de l’assassinat du duc de Berri : Les pieds lui ont glissé dans le sang. Être démocrate alors pour lui, ce n’était que descendre. Mais l’aristocratie était son sang ; il était né grand. Volontairement ou involontairement, on sentait sa race ; on put le haïr, on ne put le mépriser. L’aristocratie du style confessait en lui l’aristocratie de la nature. Il n’était pas né pour être un tribun de la multitude, mais pour être le roi des lettrés d’une époque.

LXXVIII §

On pourra lui contester beaucoup des qualités qui concourent à former un génie accompli et à laisser de lui une idée digne de la mission d’un de ces hommes que la postérité relève après leur malheur ou leur mort.

Il ne fut point assez honnête pour être offert en exemple à l’avenir.

Il chercha à briller plus qu’à servir.

Il eut l’idée juste et la conduite fausse.

Il affecta des passions, des affections et des haines qu’il n’avait pas.

Il eut un rôle dans sa vie politique, au lieu d’une conviction, et il en changea souvent.

Il fut à lui-même sa première pensée : toutes les fois qu’il y eut à choisir entre sa patrie et lui, il ne songea qu’à lui-même ; il prit le décorum pour l’honneur, et l’honneur pour la vertu.

Tel fut l’homme, plus acteur que citoyen.

Malgré le nombre et l’éclat de ses images, il ne fut pas poëte. Le mystère qui donne à l’écrivain le droit de dire : Je chante, lui manqua ; il ne fit jamais que parler et écrire, le chant inspiré faillit sur ses lèvres.

Mais, à cela près, il eut tous les talents qu’on peut emprunter à la terre, et que le ciel ne donne pas directement et mystérieusement à l’espèce humaine.

Et il eut même ces talents divers à un degré qui se fait reconnaître de lui-même, qui devient sa conscience dans l’âme d’autrui, qui réfute toutes les critiques, qui renverse toutes les jalousies et qui fait dire à tout un siècle : Il est grand !

Cette exclamation d’un siècle est le sceau du génie.

Il fut et il restera le plus grand écrivain de la France dans un siècle où tout était muet, mais où tout allait renaître.

Il fut à lui seul notre renaissance.

L’avenir portera son nom.

Soyez grand, et moquez-vous du reste ; vous êtes immortel.

Lamartine.

FIN DU CLXVe ENTRETIEN

CLXVIe entretien.
Biographie de Voltaire §

I §

Voltaire, poëte, historien, philosophe, est l’homme le plus universel de l’Europe au dix-huitième siècle ; l’universalité est surtout le caractère de son génie.

L’antiquité, sous ce rapport, ne peut lui comparer qu’un seul homme, Cicéron. Ces deux écrivains ont à eux seuls occupé l’espace de tout leur siècle ; ils ont tellement confondu leur nom avec le nom même de leur patrie qu’on ne peut dire Cicéron sans que Rome tout entière se présente à l’imagination du lecteur, et qu’on ne peut dire Voltaire sans que la France apparaisse avec toutes ses grandeurs littéraires, tous ses talents et tous ses défauts, à l’esprit de l’Europe.

Ces deux hommes universels, Cicéron et Voltaire, ont d’autant plus de rapports entre eux que l’un et l’autre ont été plus que des poëtes, des écrivains, des orateurs ; ils ont été des hommes dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire qu’ils ont agi en même temps qu’ils ont écrit ou parlé, et qu’ils ont participé, dans une proportion immense, l’un au grand mouvement des choses romaines par l’éloquence, l’autre au grand mouvement de l’esprit humain par la littérature et par la philosophie actives du monde moderne.

Quoique leurs talents, aussi supérieurs chez l’orateur romain que chez le poëte et le prosateur français, fussent d’un ordre très-différent, ils se ressemblent plus qu’on ne pense par ces trois caractères de leur génie : la justesse, l’universalité et l’action. À ce titre, je n’ai jamais pu penser à Cicéron sans penser à Voltaire, et je n’ai jamais pu lire Voltaire sans penser à Cicéron. À un autre titre encore, ils se rappellent sans se ressembler : c’est par la vaste et longue influence qu’ils exercèrent sur leur pays et sur le monde. Ce sont deux conquérants pacifiques qui ont planté le drapeau de leur langue et de leurs idées bien au-delà des limites de leur nation et de leur langue. Universels par leur gloire, ce sont les César et les Alexandre de la littérature ; ils ont asservi de vastes provinces de la pensée humaine. Cicéron vivant fut égorgé par ses ennemis politiques ; Voltaire mort fut assassiné dans sa mémoire et traîné mille fois par son nom aux gémonies des ennemis de la philosophie et de la renommée ; ce sont encore deux ressemblances entre les deux destinées de ces deux grands hommes. Le temps de la justice et de l’apothéose est venu pour Cicéron, le temps de l’impartialité n’est pas venu et ne viendra pas de plusieurs siècles encore pour Voltaire. Essayons de le devancer en présentant ici un portrait véridique du philosophe français.

II §

François-Marie Arouet naquit à Châtenay, petit village des environs de Paris, le 20 février 1694. Il ne prit qu’à vingt-cinq ans le nom de Voltaire d’un petit fief de sa mère dans l’Anjou. Son père était un des membres de la haute bourgeoisie de Paris. Des fonctions honorables, l’élégance des mœurs, la fortune et les lumières rapprochaient cette classe de l’aristocratie : il était trésorier de la Chambre des comptes. La Chambre des comptes, corps presque parlementaire, exerçait le contrôle de la comptabilité du royaume. Sa mère, Catherine Daumart de son nom, était une femme d’une grande beauté, d’un esprit délicat et cultivé, centre d’une société choisie d’écrivains, de diplomates étrangers et de courtisans qui recherchaient dans son salon les charmes de sa figure et de son entretien. C’est de cette mère enivrante et gracieuse que l’enfant reçut avec le sang le don de la grâce, le don le plus naturel de l’esprit de Voltaire. Son génie, en effet, commença par la grâce, ce don féminin qui est la jeunesse de l’esprit. Sa mère, à l’époque de la naissance de ce fils, était liée d’amitié avec un seigneur napolitain de haute naissance qui avait été également lié avec la mère du duc de Richelieu, l’ami futur et inséparable de Voltaire. Cette liaison du diplomate italien avec ces deux femmes, l’une de la cour, l’autre du parlement, et la ressemblance des deux enfants, de visage et de caractère, a fait rechercher sans preuve par quelques écrivains curieux des indices de parenté indirecte entre Voltaire et le duc de Richelieu. La verve étincelante et facétieuse de l’Italie méridionale aurait expliqué ainsi par sa source l’originalité étrangère et quelquefois burlesque de l’imitateur futur d’Arioste. Mais rien ne motive cette rumeur du temps que ces chuchotements de salon qui sont les vengeances de l’envie contre l’esprit et la beauté des femmes célèbres. On trouvera de meilleures explications de la ressemblance des deux amis dans la fréquentation des mêmes sociétés spirituelles, élégantes et licencieuses qui furent le berceau de leur esprit.

L’enfant reçut une éducation soignée dans le collége des jésuites de Paris ; le Père Porée, son professeur de rhétorique, présagea un grand homme dans son élève. L’élève, à son tour, devenu grand homme, conserva un penchant de cœur pour l’éducation libérale des jésuites, et une reconnaissance filiale pour son maître, le Père Porée.

III §

Après ses études classiques, prématurément achevées avec une facilité qui dévorait les difficultés de l’étude, son père, riche et facile, sans préoccupation de fortune pour son fils, le rappela dans sa maison pour lui laisser le choix réfléchi d’une carrière à suivre. Un abbé de cour, d’une société lettrée et licencieuse, qui avait brigué autrefois les préférences de la belle trésorière, qui était resté l’ami de la famille et qui était le parrain du jeune homme, dirigea ou égara plutôt ses premiers pas dans le monde. Cet abbé était l’abbé de Châteauneuf ; il s’honorait, comme l’abbé de Chaulieu, de fréquenter les courtisanes politiques d’Athènes. Il présenta le jeune Voltaire chez la vieille et célèbre Ninon de Lenclos, reste de beauté, de vice et d’esprit qu’un siècle transmettait à l’autre comme un scandaleux héritage. Ninon avait été l’amie d’occasion de madame de Maintenon, devenue depuis l’épouse de Louis XIV et l’inspiratrice de Bossuet. Ninon sourit à la figure et à la vivacité d’esprit de l’élève de l’abbé de Châteauneuf, elle lui légua dans son testament deux mille livres pour acheter des livres. Les livres que la courtisane, enrichie par ses vices, léguait ainsi à l’enfant poëte, n’étaient certainement pas des livres de théologie ou de piété. Voltaire connut chez Ninon l’abbé de la Fare, l’abbé Courtin, l’abbé Servieu, le prince de Conti, le duc de Vendôme, toute cette école de voluptueux débauchés de cour et d’église que l’hypocrite austérité de la vieille cour de Louis XIV avait refoulés. Cette école de philosophie du plaisir entretenait l’esprit d’opposition dans le désordre des mœurs et dans l’impiété ; mais c’était en même temps l’école de toutes les délicatesses de l’esprit et de toutes les grâces nues de la poésie, magister elegantiarum. Excusable peut-être pour des vieillards libertins, elle était la corruption en précepte et en exemple pour un jeune homme. Voltaire s’y souilla l’imagination pendant qu’il s’y formait le talent. Ses premiers vers furent des sacrifices à ces indécences d’esprit. Son père s’en alarma, il s’en plaignit à l’abbé de Châteauneuf : l’abbé, pour apaiser la famille, envoya le jeune Voltaire en Hollande, en le recommandant comme une espérance de la diplomatie à son frère le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye. Il y avait alors à la Haye une femme de lettres et d’intrigues, madame Dunoyer, vivant de libelles et d’aventures ; cette femme avait plusieurs filles d’une extrême jeunesse et d’une naissante beauté. Voltaire devint éperdument amoureux de l’aînée de mesdemoiselles Dunoyer. La jeune fille partagea la passion du jeune attaché d’ambassade. La figure de Voltaire, séduisante de physionomie, son esprit plus séduisant encore que sa figure, les vers qu’illustrait l’amour, l’extrême jeunesse des deux amants les entraînèrent à des projets d’enlèvement surveillés par la mère ; elle saisit la correspondance, elle ébruita la prétendue séduction, elle demanda avec éclat une vengeance à l’ambassadeur de France, elle imprima les lettres, elle donna à cette aventure innocente encore la célébrité d’un scandale intéressé. M. de Châteauneuf renvoya le jeune homme à sa famille ; il partit en jurant fidélité et protection à celle qu’il avait involontairement compromise. Le vent et la légèreté de l’âge, la mauvaise renommée de la mère emportèrent ces serments ; mais Voltaire conserva toujours le tendre souvenir de ce premier attachement, et retrouva plus tard avec un tendre intérêt mademoiselle Dunoyer mariée au baron de Winterfeld. Le père de Voltaire refusa de le recevoir dans sa maison. Un des amis de la famille, M. de Caumartin, lui donna asile dans le château de Saint-Ange, aux environs de la forêt de Fontainebleau ; il y conçut dans la solitude le plan d’un poëme épique, la Henriade.

Quelques satires qu’on lui attribua injustement le firent enfermer par le duc d’Orléans, régent, à la Bastille. Il y écrivit les premiers chants de son poëme. Ce poëme, reçu dans le temps comme une œuvre du génie épique de la France, n’avait rien de la véritable épopée que le titre et la forme. Ce n’est qu’une chronique de la Ligue et de la conquête du royaume de France par le roi de Navarre, Henri IV ; mais le sujet du poëme était national, le héros était populaire, les épisodes touchants, les vers dignes de lutter par l’élégance et l’harmonie avec les chants de Virgile, du Tasse, de Camoëns. Le succès fut soudain, immense, universel ; la langue de Racine était retrouvée et appliquée à l’histoire de France. Cette œuvre éleva du premier coup le jeune poëte à une hauteur de renommée qui l’isola dans une gloire précoce et unique. La France crut que son poëte avait enfin répondu pour elle à ce défi de produire un poëme épique dont on l’humiliait tous les jours. Elle se sentit vengée ; elle mit sa gloire nationale dans la Henriade : de plus, le patriotisme qui s’attachait au nom de Henri IV s’attacha au poëme où il était célébré, ce fut presque un blasphème qu’une critique contre cette épopée. Aujourd’hui ce poëme est rentré dans la foule de ces œuvres de circonstance qu’un siècle emporte avec lui comme un monument de ses engouements plus que de ses immortalités. Homère, Virgile, Tasse, Dante, Milton, Camoëns vivent, la Henriade est morte en moins de cent ans ; mais Voltaire vit éternellement, non dans la Henriade, non dans ses tragédies, mais dans l’universalité de son nom. Le monument de Voltaire, c’est lui-même ; son véritable ouvrage, c’est l’esprit humain étendu, reclassé, modifié par son génie.

IV §

Il sortit de la Bastille par l’intervention du duc d’Orléans, régent du royaume, dont il devint le poëte favori. La réaction nationale de la licence contre l’intolérance sénile et dévote de la fin du règne de Louis XIV jetait l’esprit dans le désordre des mœurs et dans l’indépendance sans limites. Le régent donnait le signal et l’exemple de tous les débordements, son interrègne était le règne de la jeunesse contrastant avec le règne de la caducité.

La cour et la France se vengeaient de leur servitude aux lois de madame de Maintenon, Esther surannée d’un roi persécuteur des consciences, inspiratrice des plus cruels attentats contre les cultes indépendants. L’athéisme et le libertinage, comme il arrive toujours, remplaçaient l’orthodoxie forcée et la piété de convenance ; la littérature impie ou légère succédait au molinisme ou au jansénisme, qui avaient enrôlé Boileau et Racine dans des partis scolastiques pour lesquels ces poëtes n’étaient pas nés. Les plaisirs du régent étaient des scandales, la cour une orgie ; Voltaire, tantôt caressé par les complaisances poétiques de cette cour, tantôt réprimé par quelques semaines de captivité pour ses insolences de favori, était le poëte de cette jeunesse. Il luttait de grâce et de licence avec l’abbé de Chaulieu, l’Horace de cette cour ; s’il ne l’égalait pas encore en souplesse, il le dépassait en force. Son génie ambitieux de tous les succès le porta au théâtre, il fit représenter Œdipe, sa première tragédie. Ce n’était qu’une belle imitation de Sophocle, on crut avoir retrouvé Racine ; il en avait bien l’imagination, il était loin d’en avoir le style. Cette œuvre lui fit plus de renommée et plus d’ennemis, il irritait l’envie, au lieu de la désarmer ; il n’était point méchant, mais il avait ces malignités spirituelles de l’épigramme, petite monnaie de la repartie, qui font plus d’ennemis que des perversités en action. Un lâche affront qu’il éprouva alors de la part d’un grand seigneur de la maison de Rohan le força à demander réparation les armes à la main ; la réparation lui fut indignement refusée ; il ne crut pas pouvoir rester plus longtemps dans une patrie qui lui interdisait de venger son honneur, il se retira en Angleterre, il y passa deux ans dans un petit village nommé Mandworth, aux environs de Londres. Cette époque fut la véritable crise de ses croyances religieuses, de ses opinions politiques et de son génie.

V §

L’Angleterre fut l’école de son âge mûr, il y respira la liberté de penser ; la liberté de railler était la seule qu’il eût encore respirée en France. Newton, qui venait de mourir, pour les sciences physiques ; Bacon, pour la philosophie réaliste et rationnelle ; Shaftesbury, pour l’audace de ses négations religieuses ; Bolingbroke, l’homme d’État célèbre, retiré en France et avec lequel Voltaire avait été lié précédemment en Touraine, pour son mépris des révélations ; le grand poëte anglais Pope pour l’éclectisme élégant de ses poésies didactiques, furent ses maîtres dans la pensée et dans le style. Il ne pouvait en avoir un plus accompli que Pope, qui honora le jeune Français de son amitié. Retiré à Twickenam, dans le voisinage de Londres, aux bords arcadiens de la Tamise, ce grand poëte, lié avec toute l’aristocratie politique et lettrée de son temps, rappelait Horace à Tibur ; comme Horace, il entendait de là le bruit de la Rome britannique ; favori de la cour, consulté par les orateurs du Parlement, oracle des hommes de génie dans ses Épîtres, fléau des médiocrités littéraires dans ses Satires, philosophe dans l’Essai sur l’homme, distrait par le badinage classique dans la Boucle de cheveux enlevée, Pope, centre d’une société d’hommes de lettres secondaires mais excellents, fut évidemment le modèle d’élégance attique sur lequel Voltaire aurait voulu mouler sa vie, si la France eût été libre dans ses opinions comme l’était l’Angleterre. C’est sous les auspices de Pope qu’il se perfectionna dans la connaissance de la langue anglaise, et qu’il lut les tragédies de Shakespeare.

Shakespeare est la grande originalité de l’Angleterre saxonne. Ses œuvres sont une littérature tirée d’elle-même, des mœurs, des histoires, des passions du moyen âge. Cette littérature puissante et rude comme le climat et comme le temps, n’a rien de commun avec la littérature grecque ou latine, encore moins avec les molles et perverses imitations de la Grèce ou de Rome par l’Italie moderne, par l’Espagne ou par la France jusqu’à Corneille. Voltaire, bien qu’il fût violemment choqué par l’étrangeté quelquefois barbare de cette scène shakespearienne, en sentit néanmoins la moelle humaine, les proportions gigantesques, l’audace politique, la profondeur, l’élévation, l’étendue. Ce fut une autre nation qui les révéla à ses yeux. Il sentit à cet aspect qu’on pouvait donner à la scène française moins de convention, de déclamation, et plus de vérité en se rapprochant du modèle anglais ; il ébaucha sur ce type moitié anglais, moitié romain, ses deux tragédies politiques de Brutus et de la Mort de César. On y sent le souffle mâle de la liberté respiré depuis deux ans en Angleterre.

VI §

Il comprenait que l’indépendance d’esprit a pour condition dans tous les pays l’indépendance de situation. En homme d’un sens pratique prématuré, il s’occupa de sa fortune. Son poëme de la Henriade, imprimé par souscription en Angleterre, lui produisit une somme considérable pour le temps. L’aristocratie anglaise, au milieu de laquelle il avait été introduit et soutenu par Bolingbroke et Pope, concourut libéralement à cette souscription en faveur du poëte français. Voltaire plaça les fonds provenant de cette munificence de la nation anglaise dans les opérations de finances et de fournitures d’armée du fameux Pâris du Vernet, le plus habile et le plus heureux des spéculateurs du temps en France. Ces opérations, surveillées au bénéfice de Voltaire par les frères Pâris, ses bienfaiteurs et ses amis, élevèrent sa fortune au niveau de ses pensées les plus ambitieuses d’indépendance. La fortune assez considérable, héritée en même temps de son père et de son frère, fut placée également par Voltaire en spéculations très-lucratives. Résolu à ne pas se marier, afin de donner moins de gages encore à la persécution, il dispersa tous ses capitaux en rentes viagères sur des maisons nobles de France et sur des princes d’Allemagne afin d’avoir un asile partout. Ces revenus, avant l’âge de trente-sept ans, s’élevaient à deux cent mille livres de rente. Cette fortune n’était point pour Voltaire une ostentation de luxe, mais une mesure de prudence ; il en dépensait une partie considérable en bienfaits plus qu’en plaisirs. Aucun des hommes de lettres de son temps, même parmi ses ennemis, n’avait recours en vain à ses libéralités cachées ; il était à la fois le Virgile, l’Horace et le Mécène de la France.

VII §

Rentré en France après deux ans de cet exil volontaire à Londres, il excita les ombrages de l’autorité et du clergé par une élégie touchante et indignée sur la mort de mademoiselle Lecouvreur. C’était une actrice tragique dont le talent et les charmes avaient séduit la France et Voltaire. On lui avait refusé une sépulture décente en terre consacrée ; sa dépouille mortelle avait été jetée nuitamment dans une voirie humaine. Voltaire regrettait surtout en elle l’actrice éloquente et tendre à laquelle il destinait le rôle de Zaïre. Cette tragédie toute romanesque fut une innovation sur la scène française, consacrée surtout jusque-là à des scènes historiques. L’inattendu des situations, le contraste des mœurs, le pathétique de l’amour, l’éloquence de la passion et de la religion en lutte dans le drame lui valurent un de ces succès qui se prolongent à travers tout un siècle. Voltaire, à dater de ce poëme, fut sans rival au théâtre. Son style scénique n’est ni si mâle et si tendu que celui de Corneille, ni si parfait et si harmonieux que celui de Racine ; ce style, qui sent trop l’improvisation, la facilité, la négligence, n’a point cette solidité qui résiste au temps dans l’œuvre des beaux vers ; mais le mouvement, l’éclat, l’héroïsme, la tendresse, toutes ces qualités de surface qui séduisent l’œil et l’oreille, lui donnent un caractère voltairien indéfinissable par un autre nom que par le nom de l’auteur. C’est le brillant de la pièce fausse égal à la splendeur du diamant, auquel la foule charmée se trompe, et que les lapidaires du style peuvent seuls discerner. Une série de tragédies écrites d’année en année avec la rapidité de l’imagination, depuis Zaïre jusqu’à Mérope, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, ne cesse pas de rappeler, pendant soixante ans de sa vie, l’intérêt, la passion, l’admiration des siècles sur le poëte. C’étaient les actes de son règne par lesquels il rappelait à propos qu’il était roi. Ces succès, habilement combinés comme des éléments de popularité renaissante, intimidèrent la persécution chaque fois que le gouvernement, le parlement ou le clergé en prenaient ombrage. C’était son appel au peuple et son appel à la gloire.

VIII §

C’est à peu près dans le même temps qu’il publia sous le nom de l’abbé de Chaulieu, récemment mort, l’Épître à Uranie, son premier poëme philosophique. L’Épître à Uranie ressemble à un fragment de Lucrèce retrouvé dans une imagination française à dix-huit cents ans de distance. C’est une profession de dédain contre les opinions populaires en matière de divinité. Cette audace d’esprit fort devint le symbole de l’impiété théologique contre toutes les révélations. Caché sous le faux nom de l’abbé de Chaulieu, Voltaire échappa à la vengeance de l’Église et du gouvernement. On le soupçonna, on ne put le convaincre. Il publia aussi alors ses Lettres sur les Anglais, dans lesquelles il faisait connaître et goûter à la France les institutions libres, l’éloquence virile, la science pratique, et la littérature neuve de la Grande-Bretagne. Il fut le premier après Saint-Évremond, le Voltaire du dix-septième siècle, qui colonisa les idées anglaises sur le continent ; le détroit de la Manche alors séparait deux mondes.

IX §

Ces études, ces publications, ces représentations théâtrales, ces activités d’esprit dans tous les sens, ces correspondances s’associaient en lui au goût des plaisirs dans des sociétés d’élite. Une jeune femme de la cour, plus éprise de la gloire personnelle que du rang, la marquise du Châtelet, s’était attachée à lui comme à son maître dans l’art de penser et d’écrire. Cette liaison d’étude, autant que de sentiment, faisait l’orgueil et le charme de sa vie. Madame du Châtelet s’élevait au-dessus des occupations de son sexe par ses travaux sur l’astronomie et par son Commentaire sur Newton ; mais elle n’avait ni le pédantisme, ni la sécheresse qu’on attribue aux femmes savantes ; l’envie seule cherchait à la défigurer pour se consoler d’une supériorité de cœur, de charmes et d’esprit qu’on ne pouvait atteindre. Ses lettres, récemment découvertes et publiées, dévoilent une âme aussi féminine et aussi tendre que si l’amour avait été sa seule passion ; on ne peut douter en lisant ces lettres, souvent pathétiques et tracées de larmes, que madame du Châtelet ne fût bien supérieure à son ami en amour et en dévouement. Cette liaison, qui devait se dénouer douloureusement après vingt ans, s’était transformée en froide amitié avant sa mort ; mais cette froideur, trop motivée par celle de Voltaire, ne fut dans madame du Châtelet que le juste ressentiment d’un cœur négligé.

Cet attachement, décent aux yeux du monde et autorisé par les mœurs du temps, était alors dans toute sa force : travail, plaisirs, sciences, amusement, société, maison même, tout était commun entre l’amie et l’ami. Trop distraits à Paris, tantôt par les salons, tantôt par la gloire, tantôt par les menaces de persécution qui planaient sur le nom de Voltaire, ils résolurent de prévenir le bannissement par un exil doux et volontaire dans la solitude des champs.

X §

La marquise du Châtelet possédait à l’extrémité de la Champagne le château de Cirey. Le nom illustre de son mari et les agréments de la société faisaient de cette magnifique résidence la capitale rurale des deux provinces. C’est là que Voltaire, dans la plénitude de son génie, passa plusieurs années, les plus douces et les plus fécondes de sa vie, dans le sein de l’amitié qui double les forces de l’âme. Il y étudia la physique, la chimie, la géométrie transcendante, et il entremêla ces études des inspirations les plus variées de l’imagination. Il y nourrit sa poésie de l’histoire, de la philosophie, de la science ; ses vers ne furent que la forme de ses connaissances et de ses idées. De temps en temps, il s’échappait de sa retraite pour aller à Paris apporter un nouveau chef-d’œuvre au théâtre. Le plus éloquent de ces chefs-d’œuvre fut sa tragédie de Mahomet. Le drame en est terrible, le style inspiré, le vers oriental comme le site et le soleil d’Arabie. Malheureusement, l’allusion perpétuelle qu’il voulait faire comme philosophe au fanatisme persécuteur des premiers temps du christianisme fit dévier le poëte du véritable caractère de Mahomet. Il en fit un Machiavel, un hypocrite ambitieux, un Tartufe armé du glaive exterminateur. Historiquement, cela est faux, poétiquement cela est banal : Mahomet, apôtre et martyr très-sincère du dogme de l’unité de Dieu, n’était que le seïde du Dieu unique contre les superstitions de cette partie alors barbare de l’Arabie. Il eût été mille fois plus beau de représenter ce grand caractère du martyr inspiré, persécuté et triomphant que de représenter dans Mahomet un incrédule de sa propre religion qui se moque de Dieu et des hommes. La tragédie de Mahomet, ainsi conçue, n’aurait rien perdu en intérêt, elle aurait gagné en vérité, en héroïsme et en enthousiasme. Celui qui concevra la tragédie de Mahomet comme l’histoire, reproduira un des plus beaux phénomènes de l’esprit humain, une foi sincère dans une âme héroïque, bravant le martyre et s’élevant par le martyre à l’empire d’un continent entier.

Mais, malgré la fausse conception du Mahomet de Voltaire, cette tragédie arabe est peut-être la page du théâtre où le talent s’est le plus rapproché du génie. Les accents sont prophétiques, seulement c’est le prophète des ambitieux au lieu du prophète des vrais croyants.

XI §

Ce fut dans un intervalle d’études, d’inspirations tragiques, de loisirs et d’amours, que Voltaire conçut et ébaucha le poëme facétieux de la Pucelle d’Orléans, son crime d’imagination et de badinage. Il adorait Arioste, il fut tenté d’imiter ce qu’il admirait : le Roland furieux, moitié burlesque, moitié héroïque, lui inspira la malheureuse idée de chercher dans l’histoire de France une page qui se prêtât par sa nature aux deux genres. Il prit Jeanne d’Arc, il eut deux fois tort : premièrement, parce que Jeanne d’Arc, malgré l’étrangeté des crédulités populaires qui se rattachaient à sa légende, était consacrée dans l’imagination des peuples par son patriotisme et par les flammes de son bûcher ; secondement, parce qu’en souillant cette chaste figure par ses licences de style, il profanait tout à la fois la vierge et l’héroïne dans la femme. Il eut un troisième tort, c’est de se tromper sur la nature de son propre génie. Il n’avait de l’Arioste que la malignité, il n’en avait ni l’intarissable imagination, ni la franche gaieté, ni la naïveté d’enfant qui s’amuse lui-même de ses propres contes. Voltaire égratigne, Arioste caresse. On ricane avec l’un, on sourit avec l’autre. De plus, l’Arioste est amoureux, Voltaire n’est que libertin dans son poëme ; aussi le succès de la Pucelle ne fut-il qu’un succès de libertinage. Cette gloire même ressembla au sacrilége ; elle laissa une tache indélébile sur sa vie littéraire.

La philosophie, qui est la suprême convenance de la vie, ne commence pas décemment par l’impudeur ; Rabelais n’est pas le germe de Platon.

XII §

Cependant cette diversion malséante à des travaux multiples et sérieux en poésie, en histoire, en érudition de tout genre, n’empêcha pas Voltaire de grandir en tout sens. Aussi, pendant cette retraite auprès de madame du Châtelet, qui dura près de vingt ans, sa renommée rayonna de là sur le monde entier. L’envie était conjurée par son absence de Paris. Les princes d’Allemagne se disputaient l’honneur de sa correspondance. Frédéric II, poëte avant d’être conquérant, s’honorait du titre de disciple et d’ami du solitaire de Cirey. La petite cour élégante, amoureuse, lettrée, du roi de Pologne Stanislas, père de la reine de France, le recevait avec madame du Châtelet tous les hivers à Nancy, tous les étés à Commercy. Cette cour était une école de belles-lettres, ornée de femmes charmantes et entremêlée de fêtes spirituelles. Une image de la Grèce de Sapho, d’Anacréon, de Sophocle, de Platon, se retrouvait dans un coin de la Lorraine ; excepté l’impiété affichée, tout était permis par ce prince dévot, mais voluptueux, à ses courtisans. La mort presque soudaine de la marquise du Châtelet, qui mourut en couches à quarante-deux ans, changea en deuil ce bonheur, et dispersa ce cénacle de plaisirs et d’études.

La gravité de l’histoire ne permet pas de scruter anecdotiquement les contes sur la mort de l’amie de Voltaire. Entre madame du Châtelet et lui, l’amour était éteint, mais l’amitié la plus tendre survivait. La mort de cette compagne de sa jeunesse, de ses travaux, de sa gloire, à laquelle il avait consacré sa vie, le plongea, sinon dans un désespoir, au moins dans un vide éternel.

Il ne retourna un moment à Cirey que pour en déménager ses livres, ses manuscrits, ses habitudes, ses souvenirs. Il revint s’enfermer complétement seul à Paris dans la maison vide de la rue Traversière, qu’il avait habitée longtemps avec son amie. Il s’y livra pendant deux ans à une mélancolie sans distraction et sans remède, qui protestait assez contre la prétendue insensibilité de son âme. Deux de ses nièces, madame de Fontaine et madame Denys, quelques amis de son enfance tels que Thiriot, d’Argental, étaient seuls admis dans sa retraite. Il écrivait à peine, l’histoire seule l’occupait encore ; ce fut le temps où il rédigea son premier livre historique, la vie du roi de Suède Charles XII. Le roi de Pologne Stanislas lui en avait donné les matériaux. Ce genre d’histoire anecdotique était inconnu jusque-là dans la littérature sérieuse. Elle tenait du roman par les aventures, de la conversation par la vivacité, de la critique par la clarté, de la comédie par les caractères, de l’érudition par la science des événements et des textes, de la philosophie par la haute moralité des conclusions et par le mépris pour les sottises humaines. Mais, malgré toutes ces qualités très-remarquables du style historique de Voltaire, dans la Vie de Charles XII comme dans le Siècle de Louis XIV, ses deux monuments, ce style ne dépasse jamais l’agrément et ne s’élève pas au sublime, qui est la région élevée de la grande histoire. Un livre de Thucydide poétise plus les événements et les hommes, une page de Tacite reflète plus d’éclairs sur l’abîme des caractères. On feuillette Voltaire, on grave Thucydide et Tacite dans sa mémoire.

Mais la France avait eu si peu d’historiens lisibles et véridiques jusque-là qu’on plaça Voltaire au premier rang, parce qu’il avait remplacé, le premier, la chronique par l’histoire. Son coup d’œil d’ensemble généralisait bien les détails, et sa critique, plus sûre qu’on ne le croyait, popularisait bien l’érudition.

XIII §

Des libelles calomnieux, écrits contre lui par des hommes de lettres ingrats, comblés de ses dons, tels que l’abbé Desfontaines, ne respectèrent ni sa douleur, ni sa gloire, ni sa retraite. Ces libelles étaient des armes que ces envieux fournissaient et tendaient au gouvernement pour frapper d’exil ou de prison leur bienfaiteur. Un poëte impie, médiocre et trivial, nommé Piron, qui avait fait par hasard une comédie de premier ordre, la Métromanie, et qui ne faisait plus que des épigrammes, ces chefs-d’œuvre des esprits courts et des mauvais cœurs, harcela Voltaire depuis ce moment jusqu’au tombeau. Il affecta la pitié pour colorer l’envie et la haine. Un critique partial et injurieux, mais d’un goût plus classique et plus sûr que Piron, l’auteur de l’Année littéraire, Fréron, s’acharna à toutes les publications du grand poëte. Voltaire méprisa Piron, il eut le tort de relever par des injures les critiques de Fréron. Le génie a toujours tort de répondre à l’envie ; il a son refuge dans son élévation, et il ne faut pas qu’il en descende ; lors même qu’il se défendrait par un coup de foudre, la foudre s’éteindrait dans la boue. Un hasard préserva Voltaire de la persécution sollicitée contre lui.

XIV §

Frédéric II, l’ami de Voltaire, venait de monter du cachot au trône ; la France avait intérêt à l’attirer dans son alliance. Voltaire s’offrit pour porter au jeune roi des paroles secrètes de paix. Voltaire échoua dans sa négociation, mais il y montra un talent de rédaction diplomatique qui le fit remarquer du roi, de madame de Pompadour, sa favorite, et des ministres. Il écrivit plusieurs manifestes sous leur dictée. Ses connaissances et son style décoraient leur faiblesse politique. Il aspirait vivement alors à un rôle diplomatique, auquel ses antécédents l’avaient préparé. Il fut écarté par les préventions du jeune roi Louis XV et par la jalousie de ses maîtres. Quelques complaisances poétiques pour madame de Pompadour, pour la cour, pour le Dauphin, lui valurent la place de gentilhomme de la chambre du roi, d’historiographe, d’académicien, et une pension du roi. Il méprisait ces vanités, mais il les briguait comme une garantie contre les persécutions de ses ennemis. Sa faveur, cependant, n’alla jamais plus loin que l’antichambre du roi et le boudoir de la favorite de Louis XV. Ce roi voulait bien une corruption, mais il ne voulait pas une philosophie. Il n’adressa jamais la parole à son chambellan ; son esprit tout sensuel ne s’élevait pas à la hauteur d’une idée, il n’aimait de la royauté que ses vices, une réforme aurait dégradé le trône à ses yeux. Les courtisans de la vérité, qu’on appelle les philosophes, ne pouvaient avoir qu’une place avilie et peu sûre à sa cour. Madame de Pompadour elle-même sacrifia Voltaire qu’elle aimait à l’antipathie du roi. Elle protégea au-delà de la justice le vieux poëte tragique Crébillon, talent âpre et sauvage, prétendit l’opposer à Voltaire pour effacer Zaïre, Mérope, Mahomet sous l’ombre de Crébillon. Crébillon, très-supérieur à son compatriote Piron, était de Dijon ; cette ville fournissait ainsi la France d’antagonisme et d’envie contre un vrai grand homme. Vilain rôle pour une province qui avait enfanté Bossuet et Buffon. Voltaire sentit vivement l’injure. Frédéric saisit l’instant du dégoût, l’appela à sa cour. Voltaire y trouverait, indépendamment de l’amitié d’un roi philosophe, la liberté de penser, le droit de penser tout haut devant son siècle, les honneurs de la cour auxquels il n’était pas insensible, une place de chambellan, une pension de vingt mille francs, un logement dans les palais du roi et l’intimité d’un homme supérieur à son trône. Voltaire accepta secrètement ces propositions ; il prit congé de la cour de France comme pour une absence momentanée ; on ne lui reprocha rien, on le laissa partir avec dédain, mais on garda contre lui le profond ressentiment d’une désertion de Versailles à Berlin.

XV §

La cour de Berlin ressemblait à celle de Denys de Sicile : un roi jeune, vainqueur, absolu, très-élevé par le génie et par l’instruction au-dessus de son peuple, aimable quand il avait intérêt à être aimé, terrible quand il fallait être craint, prince grec au milieu des Teutons demi-barbares, joignant aux élégances d’Athènes les mœurs suspectes de la Grèce, philosophe par mépris des hommes, poëte par contraste avec son rang, réunissait autour de lui une société nomade d’aventuriers d’esprit, fuyant leur patrie et cherchant fortune. Voltaire, en arrivant, effaçait de son nom toute cette foule ; on le vit arriver avec envie. Le roi le combla de faveurs, de priviléges, d’amitié ; il se fit le disciple de son ami. Les leçons de philosophie et de poésie, la correction des œuvres littéraires de Frédéric, l’amitié cultivée des princesses ses sœurs, les voyages de cour, les résidences dans les différentes demeures de plaisance de Sans-Souci et de Postdam, les soupers libres, les conversations sans frein, les entretiens par-dessus la tête des peuples, l’étude enfin, ce premier des plaisirs pour Voltaire, remplirent les premières années de cet exil auprès de Frédéric. La langueur finit par amortir le sentiment même de cette liberté ; la perversité morale du roi détacha le poëte ; les vices honteux de cet Alcibiade de caserne scandalisèrent même la tolérance de l’homme de goût ; le despotisme du roi admiré de loin, mais pesant de près jusque dans son Académie de Berlin, la jalousie du président de cette Académie Maupertuis, des querelles d’abord sourdes, puis éclatantes, des factions dans cette intimité, le climat rude, la santé atteinte, la monotonie, pédantisme allemand, désenchantèrent trop tard Voltaire. Il demanda son congé ; il renvoya, avec des vers d’une affection équivoque, ses croix de chambellan, ses honneurs, ses pensions. On se brouilla, on se réconcilia, on se brouilla de nouveau ; enfin Voltaire quitta presque furtivement cette Prusse où il tremblait à chaque tour de roue d’être retenu par force ; sa nièce, madame Denys, était venue chercher son oncle comme pour imprimer par sa présence plus de respect au tyran du génie. Parvenus à Francfort, ville libre de nom, mais dominée par l’ascendant de la Prusse, l’oncle et la nièce y furent arrêtés et retenus par force aux arrêts, dans leur auberge, jusqu’à ce que le consul de Prusse eût obtenu de Voltaire la restitution de quelques poésies manuscrites du roi. Cette exigence brutale et cette petite persécution d’un poëte couronné envers un poëte désarmé et fugitif firent jeter à Voltaire des cris d’indignation qui retentirent dans toute l’Europe. L’ancienne amitié fut oubliée, et les outrages de plume succédèrent aux caresses. Le monde fut initié aux scandales de cette rupture entre Voltaire et Frédéric. Voltaire y perdit en dignité, Frédéric en considération. Les épigrammes s’entrechoquèrent pendant plusieurs années entre les deux amis. Le temps et le repentir de Frédéric adoucirent la blessure sans la cicatriser complétement. La liberté absolue devint plus chère au poëte ; il résolut de ne plus la chercher à la cour des rois.

XVI §

Il touchait à sa soixantième année ; sa santé toujours souffrante, quoique pleine de cette éternelle séve d’esprit qui est la vie sous la forme de l’activité morale, lui faisait un besoin de la solitude.

Il avait aigri contre lui le roi et la cour par ses éloges retentissants du roi de Prusse. L’héroïsme de Frédéric le Grand était un reproche tacite de la mollesse de Louis XV ; soit que les lettres qu’il recevait de Paris lui fissent redouter de vivre trop près de Versailles, soit qu’un avertissement secret de la cour lui interdît de s’en rapprocher sans exposer sa liberté, il résolut de chercher un asile hors de la portée de ces arbitraires des rois. Sa fortune considérable, indépendante des caprices et des confiscations des gouvernements, était en partie disponible, en partie placée en rentes sur les différentes contrées de l’Europe ; elle s’élevait à deux cent mille livres de rente ; ses besoins personnels bornés laissaient une grande partie de ce revenu à la disposition de ses goûts pour des libéralités princières, le reste en économie pour les éventualités extrêmes de sa vieillesse.

XVII §

Arrivé à Strasbourg, triste, malade, humilié de sa disgrâce en Prusse, il parut hésiter longtemps sur le choix de l’asile où il irait achever de vivre. Il n’osa pas, ou il ne voulut pas se rapprocher de Paris. Il passa quelques mois d’hiver à Colmar, enfermé dans sa chambre, occupé à rédiger les annales de l’empire germanique, travail ingrat et sans gloire, qu’il s’était imposé pour complaire à une princesse, sœur de Frédéric II. Au printemps, il alla passer quelques mois dans l’abbaye de Senones, auprès du savant dom Calmet, religieux d’une érudition immense et indigeste, mais d’un caractère naïf et tolérant, qui plaisait beaucoup à Voltaire. Le poëte et l’homme de cour y mena la vie d’un bénédictin, mangeant au réfectoire des moines, assistant aux offices, veillant dans la bibliothèque ; ce fut là surtout qu’il étudia, sous la direction de dom Calmet, ces questions bibliques et théologiques qui donnèrent plus tard à ses controverses religieuses les armes de l’érudition la plus inattendue dans un écrivain laïque.

Pendant cette hésitation et ces études, madame Denys, sa nièce, était allée à Paris arranger les affaires de son oncle et déménager son établissement de la rue Traversière. Elle revint en Alsace à la fin de l’été ; l’oncle et la nièce prirent alors ensemble la route de la Suisse. Cette Scythie pastorale et libre de l’Europe souriait à l’imagination du philosophe et du poëte. Genève lui offrait à la fois en perspective les avantages d’une ville lettrée et l’indépendance d’une terre vierge des tyrannies des rois et des ombrages de l’Église. L’accueil enthousiaste qu’il reçut en passant à Lyon et la beauté des rives de la Saône et du Rhône le retinrent quelques semaines dans cette capitale du commerce français. Il parut chercher une habitation dans le voisinage ; mais la froideur de l’archevêque de Lyon, autrefois son ami, maintenant son observateur hostile, et le saint murmure d’un clergé menaçant dans une ville fanatique, le forcèrent à renoncer à ce périlleux séjour. Il poursuivit sa route vers Genève. L’aspect de cette vallée de Cachemire de l’Occident éblouit ses regards, peu habitués jusque-là, par les plaines de la Beauce ou par les sables de la Prusse, aux grandeurs et aux charmes de la nature. Son âme s’éleva à la hauteur des Alpes devant le mont Blanc. Ces montagnes lui parurent les degrés de l’enthousiasme et les remparts de la liberté. Il se hâta d’acquérir viagèrement, aux portes de Genève, une maison de campagne appelée les Délices. Le Rhône, en s’échappant du lac, en baigne les falaises ; les gorges sombres de la Savoie en ombragent les jardins ; la ville et ses quais, ses ports, ses barques en diversifient l’horizon, le mont Blanc en solennise la perspective ; le lac, semblable à une mer intérieure, en étend jusqu’au Valais les derniers plans. Frappé de cette vue, il éprouva plus qu’il n’avait éprouvé jusque-là la poésie de la nature inanimée. Il chanta son lac dans des vers inspirés où le génie du paysage et le génie de la liberté se confondaient pour exalter son âme au-dessus d’elle-même. Les Alpes, les flots, la liberté helvétique glorieusement reconquise et sagement conservée par un peuple guerrier, pastoral et industriel, lui révélèrent un enthousiasme lyrique inconnu jusque-là dans ses odes.

Peu de temps après son installation aux Délices, il acheta en toute propriété la terre de Ferney, qui a donné son nom à son long exil loin de Paris. Ferney, petit village rapproché de Versoy, sur les rives du lac, était un territoire français du petit pays de Gex, extrême frontière qui touchait par sa demeure au pays neutre de Gex, par ses prairies au territoire de Genève, par ses bois au territoire de Berne, par le lac à la Savoie, au Valais, à Lausanne, au gré de cet hôte cosmopolite de quatre ou cinq gouvernements. Averti à temps d’un danger de persécution, soit du côté de Paris, soit du côté de Genève, soit du côté de l’aristocratie de Berne, il pouvait échapper en une heure à toutes les embûches ou à toutes les oppressions.

Cette considération l’attacha à Ferney ; il y bâtit un château sans faste, mais élégant ; il y construisit une église pour l’usage des habitants catholiques, avec cette inscription équivoque qui confessait le théiste dans l’œuvre du citoyen : À Dieu par Voltaire.

Il y appela de Genève et des villes voisines des familles d’ouvriers horlogers, auxquels il fournit libéralement des maisons, des capitaux, des matières premières, pour exercer leur industrie sous ses auspices. Ferney devint la petite colonie de la tolérance, de l’agriculture et de l’industrie rurale. Il rêvait une ville future de son nom.

XVIII §

Non content de ces occupations économiques, il acheta successivement deux maisons de plaisance à Lausanne, site plus méridional, au bord du lac. Il y passait les hivers, il y faisait jouer la tragédie et la comédie sur des théâtres domestiques, il y rassemblait la société élégante et lettrée de Lausanne, il y représentait lui-même avec un remarquable talent les rôles de vieillard dans les grands drames anciens ou nouveaux. Il retournait à Ferney, au printemps, jouir d’autres plaisirs utiles dans la culture de ses champs, dans la surveillance de sa colonie, dans l’accueil des voyageurs illustres que sa renommée attirait de toutes parts en pèlerinage à Ferney. La composition de tragédies, de comédies, de romans philosophiques, tels que Candide, Zadig, et d’épîtres, de satires, de contes plus chastes et plus spirituels que ceux de Boccace et de La Fontaine, enfin une correspondance immense et qui s’étendait à tous les sujets et à toute l’Europe, remplissaient les jours et les nuits de travail, d’amusements, de bruit, d’amitié et de félicité. Il sentait vivement ce bonheur, et il en rendait grâce à sa destinée dans toutes ses conversations et dans toutes ses lettres.

Son intarissable gaieté d’esprit attestait la constante sérénité de son cœur ; c’était l’optimisme en action ; pas une heure morose n’assombrissait sa vie.

Sa jeunesse avait eu ses tristesses, son âge mûr avait eu ses déceptions et ses colères ; sa vieillesse, libre de toute passion, excepté de la passion désintéressée de la raison publique, n’avait que la monotonie du bonheur humain.

XIX §

Cette vieillesse, qui fut la saison de son repos, fut aussi la saison de sa fécondité. Quand on lit ses œuvres presque infinies, on est frappé de la supériorité de talent qui caractérise tout ce qu’il pense ou écrit depuis l’âge de soixante ans jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, où la mort prématurée pour lui, même à cet âge, lui arracha la plume de la main. Tout ce qu’il y a de plus immortel en lui, comme talent et comme caractère, date de Ferney, à l’exception de Zaïre et de Mérope ; mais le Siècle de Louis XIV, le Dictionnaire philosophique, l’Essai sur l’histoire et sur les mœurs des nations, cette véritable histoire universelle en fragments retrouvés sous des ruines, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, les romans philosophiques, les contes en prose et en vers, les articles improvisés pour l’Encyclopédie, les épîtres horatiennes, les satires légères sans modèle dans l’antiquité, les stances reposées comme une eau limpide dans une coupe d’or, les lettres familières, où le vers accidentel se mêle involontairement à la prose comme l’écume pétillante au vin généreux sur les bords du verre, les Commentaires sur Corneille et Racine, la Correspondance enfin, cette véritable encyclopédie du cœur, de l’âme, de l’esprit, du bon sens, de l’amitié, du charme, des passions de ce grand homme universel, tout cela date du bord du Léman, tout cela est le fruit de ce qu’on appelle la caducité dans les hommes vulgaires.

Plus la mort semble approcher, plus le flot se clarifie, plus le crépuscule réfléchit d’aurore matinale dans les splendeurs de ce soleil couchant. C’est que Voltaire, il faut le reconnaître, ne vivait pas tant en lui-même que dans le monde toujours jeune qui ne devait pas mourir après lui ; c’est qu’il était en réalité un homme collectif et par conséquent un homme immortel. Il vivait par son immortalité dans le monde passé, présent, futur, et le monde vivait en lui ; voilà pourquoi il était toujours jeune. Il avait la passion de la vérité, la vérité ne vieillit pas ; la pensée qui s’y attache et qui s’en nourrit n’a point de décadence ; chaque aurore lui rend son élasticité et sa vigueur. Or, quelles que soient ses erreurs personnelles, on ne peut méconnaître dans Voltaire cette passion désintéressée de la vérité.

Sa philosophie est quelquefois de la haine, mais elle est surtout l’amour du vrai, on peut la définir l’amour de la lumière irrité par les ténèbres.

C’est peut-être aussi que le génie de Voltaire est le mouvement, que cet excès du mouvement de l’esprit donnait quelquefois le vertige et l’ivresse à sa jeunesse : l’âge, en ralentissant le mouvement excessif et désordonné de son âme, lui laissait plus de cet équilibre nécessaire à la création des belles choses.

C’est peut-être enfin parce que toutes les autres passions étaient amorties en lui par l’âge que les années ne laissaient plus prévaloir en lui qu’une seule passion, celle du bon sens, qui est l’absence de toutes les autres passions, et que son talent ainsi dégagé de toute préoccupation sensuelle l’élevait à une plus pure intellectualité. Ce talent, peu pathétique de sa nature, n’était pas de ceux qui s’éteignent quand le cœur se refroidit. Ce n’était pas un talent de cœur, c’était un talent d’intelligence. Ce genre de talent là survit à l’homme sensitif et brille, comme le phosphore, d’une lueur froide qui n’a pas besoin d’aliment.

XX §

Ce fut donc l’âge de la philosophie pour Voltaire. Le libertinage d’esprit avait dissipé sa jeunesse ; la passion de la gloire avait occupé son âge mûr ; le zèle de la vérité et de l’humanité se développa en lui dans sa verte vieillesse. La solitude où il s’était relégué nourrit les pensées et recueille les forces. Sa vie véritablement philosophique commença entre soixante et soixante-dix ans.

Quelle fut cette philosophie de Voltaire ? Fut-elle, comme on n’a pas cessé de l’écrire, une simple impiété, impiété non-seulement anti-chrétienne, mais anti-divine, confondant dans un même scepticisme et dans un même sacrilége toutes les manifestations religieuses, qui sont l’instinct le plus sublime, le besoin le plus intellectuel, et l’aspiration la plus sainte de l’humanité ; en un mot, Voltaire fut-il athée ? Non, ses calomniateurs seuls ont cherché à déshonorer de ce nom ses doctrines ou plutôt ses négations de doctrines religieuses. Il n’est que trop vrai qu’un petit nombre de boutades d’esprit, éparses çà et là dans ses lettres au roi de Prusse, à d’Alembert, à Diderot, à madame du Deffand surtout, semblent jeter quelques doutes ou quelques dédains sur la nature et sur l’immortalité de l’âme, sur la personnalité et sur la providence de cet être suprême et infini appelé Dieu, auteur de tous les êtres, sans lequel tous les êtres seraient des effets sans cause ou des existences plus irrationnelles que le néant ; mais ces crimes de la raison contre elle-même dans Voltaire sont de lâches complaisances de plume, de honteuses concessions de bon sens faites par adulation à la femme impie, au prince immoral, aux écrivains sceptiques à qui ses lettres étaient adressées. Il les flattait dans leurs systèmes et dans leurs vices d’esprit pour les captiver dans son parti philosophique ; il avait le respect humain de sa haute raison avec les correspondants athées ; il leur livrait l’immortalité de l’âme et la providence divine pour les enrôler par cette tactique détestable dans une coalition commune contre les superstitions humaines. Mais à peine avait-il écrit ces lignes impies qu’il rougissait de les avoir écrites et qu’il s’en vengeait en écrivant d’une main plus ferme les pages les plus solides de pensée et les plus magnifiques d’expression sur l’existence de Dieu dans ses œuvres, sur la conscience, ce code vivant de la morale une et éternelle, sur la moralité ou sur l’immoralité des actes humains, moralité ou immoralité qui suppose une peine ou une rémunération finale, et par conséquent une immortalité. Le blasphème ne fut jamais en lui qu’un accident ou une manœuvre, la foi en Dieu était sa nature. Il était anti-chrétien, parce que les dogmes du christianisme, selon lui altérés et viciés par la crédulité populaire, lui paraissaient être une usurpation de l’homme sur la divinité pure ; mais il abhorrait les symboles, les regardant comme des ombres de Dieu présentés aux hommes pour Dieu lui-même. Voilà, avec l’impartialité que l’on doit à la vérité et même à l’erreur, le vrai caractère de Voltaire philosophe. Ce fut le dernier ou le premier des théistes. Le théisme est la négation des symboles, mais il est l’affirmation de Dieu. Dans la plus anti-chrétienne de ses poésies philosophiques : l’Épître à Uranie, il semble caractériser lui-même les opinions religieuses que nous lui attribuons ici ; il va même au-delà, et il touche au christianisme par une admiration pieuse des vertus de son fondateur.

Entends, Dieu que j’implore, entends du haut des cieux
Une voix plaintive et sincère ;
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire,
Mon cœur est ouvert à tes yeux ;
L’insensé te blasphème et moi je te révère ;
Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.

Cependant quel objet se présente à ma vue !
Le voilà, c’est le Christ puissant et glorieux.
Au-dessous de lui, dans la nue,
L’étendard de sa mort, la croix brille à mes yeux.
Sous ses pieds triomphants la mort est abattue,
Des portes de l’enfer il sort victorieux.

Son règne est annoncé par la voix des oracles,
Son trône est cimenté par le sang des martyrs ;
Tous les pas de ses saints sont autant de miracles,
Il leur promet des biens plus grands que leurs désirs ;
Ses exemples sont saints, sa morale est divine ;
Il console en secret les cœurs qu’il illumine ;
Dans les plus grands malheurs il leur offre un appui,
Et si sur l’imposture il fonde sa doctrine
C’est un bonheur encor d’être trompé par lui !

Les poésies philosophiques sont pleines de cette profession de foi du théiste, depuis ce vers le plus beau de vérité de tous les vers :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer, jusqu’à ces vers si nombreux et si proverbiaux de son poëme sur la loi naturelle :

Quoi ! le monde est visible et Dieu serait caché ?
Quoi ! le plus grand besoin que j’aie en ma misère
Est le seul qu’en effet je ne puis satisfaire ?
Non, le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain ;
Sur le cœur des mortels il mit son sceau divin,
Il m’a donné sa loi puisqu’il m’a donné l’être.
…………
…………
L’univers est un temple où règne l’Éternel !
…………
…………

Il s’élève jusqu’à la prière dans les derniers vers du poëme :

Ô Dieu qu’on méconnaît, ô Dieu que tout annonce,
Entends les derniers mots que ma bouche prononce !
……………
……………

Ses dix-huit volumes de correspondance sont pleins des témoignages de sa foi dans l’Être créateur, providentiel et rémunérateur, et de mépris contre les athées qui nient la cause suprême faute de pouvoir l’expliquer. Dans les pages du Dictionnaire philosophique, où il laisse courir sa pensée sur tous les objets avec la liberté d’une confidence à voix basse, il parvient par les seules forces de sa raison jusqu’à des extases d’adoration et de vertu qui égalent le plus sublime mysticisme de l’Inde ou du christianisme. Qu’on lise cette page sur l’essence du mot religion, mot impliquant à la fois la croyance et la morale :

« Cette nuit je méditais ; j’étais absorbé dans la contemplation de la nature, j’admirais l’immensité, le cours, les rapports de ces globes lumineux infinis, que le vulgaire ne sait pas admirer.

« J’admirais encore plus l’intelligence qui préside à ces vastes ressorts ; je me disais : il faut être aveugle pour n’être pas ébloui de ce spectacle, il faut être stupide pour n’en pas reconnaître l’auteur, il faut être en démence pour ne pas l’adorer. Quel tribut d’admiration dois-je lui rendre ? Ce tribut ne doit-il pas être le même dans toute l’étendue de l’espace, puisque c’est le même pouvoir suprême qui règne également dans toute cette étendue ? Un être puissant, qui habite dans une des étoiles de la voie lactée, ne lui doit-il pas le même hommage que l’être puissant qui habite sur ce petit globe où nous sommes ? La lumière est uniforme pour l’astre de Sirius et pour nous ; la morale, qui est la lumière de l’âme, doit être uniforme aussi : si un être animé, sentant et pensant dans l’étoile Sirius, est né d’un père et d’une mère tendres qui aient été occupés de son bonheur, il leur doit autant d’amour et de soins que nous en devons ici à nos parents. Si quelqu’un, dans la voie lactée, voit un indigent estropié, s’il peut le soulager et s’il ne le fait pas, il est coupable envers tous les globes ! Le cœur a partout les mêmes devoirs, sur les marches du trône de Dieu, s’il a un trône, et au fond de l’abîme, s’il y a un abîme !… »

Comment la calomnie de l’esprit de parti religieux a-t-elle pu taxer d’athéisme l’homme qui a senti, pensé et gravé de pareilles lignes sur la face du firmament ?

XXI §

Et ailleurs, à l’article Théisme, dans le même ouvrage :

« Le théisme est une religion répandue dans toutes les religions comme un métal qui s’allie avec tous les autres ; il y eut autrefois des athées, mais aujourd’hui, ce que le chancelier Bacon avait dit se trouve vérifié littéralement : qu’un peu de philosophie rend un homme athée, et que beaucoup de philosophie mène à la connaissance de Dieu. Lorsqu’on croyait avec Épicure que le hasard fait tout, ou avec Aristote, et même avec plusieurs anciens théologiens, que rien ne naît que de la corruption, et qu’avec de la matière et du mouvement le monde va tout seul, alors on pouvait ne pas croire à la Providence. Mais, depuis qu’on entrevoit la nature que les anciens ne voyaient pas du tout, depuis qu’on s’est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe, depuis qu’on a bien vu qu’un champignon est l’ouvrage d’une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes, alors ceux qui pensent ont adoré ; là où leurs devanciers avaient blasphémé, les physiciens sont devenus les héraults de la Providence : un cathéchiste annonce Dieu à des enfants, et un Newton le démontre aux sages ! »

XXII §

Cependant une erreur déplorable et inexplicable dans cette métaphysique du bon sens de l’esprit, d’ailleurs si juste et si logique, de Voltaire, obscurcissait cette religion de la Providence. Voltaire admettait cette Providence pour les généralités de la création ; pour les individualités, il supposait Dieu aussi faible que l’homme ; il attribuait à l’intelligence infinie les procédés et les généralisations qui soulagent l’intelligence bornée et l’attention restreinte de l’homme ; il soutenait que Dieu gouverne par les ensembles et non par les détails ; c’était méconnaître la première des attributions et des forces de Dieu : l’infini. Dieu sans limites dans son attention comme dans sa providence est tout entier dans chaque parcelle de sa création, comme il est tout entier dans le tout ; il n’y a pour lui ni nombre, ni grandeur, ni petitesse, ni ensemble, ni détail, ni fatigue d’esprit pour tout créer, tout voir, tout gouverner ; chaque atome est un monde aussi important pour lui que tous les mondes, la proportion des choses n’est pas dans les choses, elle est en lui seul. Il est la règle, le nombre, la mesure de tout ; l’infini est dans tous les points de son œuvre, comme il est en lui ; attribuer à Dieu le besoin de ces généralisations, de ces lois, de ces règles qui embrassent un ensemble faute de pouvoir embrasser les individualités dans cet ensemble si composé, c’est assimiler Dieu à l’homme et l’infini au fini. Cette erreur incompréhensible dans la métaphysique religieuse de Voltaire est un vice de raisonnement ou un défaut de réflexion qui engendre en lui mille autres erreurs en physique. En morale elle n’en engendre pas moins : car, si Dieu ne contemple, ne juge, ne rémunère que l’espèce humaine dans son universalité, que devient la moralité de l’âme individuelle, de chacune des myriades d’âmes dont cette universalité humaine est composée ?

Elle n’a donc ni providence, ni juge, ni rémunérateur, ni vengeur dans le Dieu qui la crée ? Elle est donc confondue dans l’espèce, et ses vertus ou ses crimes individuels sont donc sans importance aux yeux de Dieu, sans criminalité ou sans mérite aux yeux du sage suprême. Cette aberration de la métaphysique de Voltaire ne détruit pas moins la conscience dans l’homme qu’elle ne détruit la véritable providence, c’est-à-dire l’infini de l’omnipotence et de l’omniscience, en Dieu. C’était un théisme selon l’imperfection humaine, ce n’était pas un théisme selon l’universalité, l’ubiquité et l’infini de Dieu.

XXIII §

Voltaire employa les vingt-cinq dernières années de sa vie dans la solitude, tantôt à ce combat de géant contre les superstitions humaines, contre l’autorité des traditions bibliques et contre les dogmes du christianisme ; tantôt à maintenir sa renommée politique par des œuvres dramatiques ; tantôt à des délassements de poésie légère ; tantôt enfin à rallier contre le christianisme un parti philosophique capable de contrebalancer la force alors régnante et souvent persécutrice des religions d’État. Cette lutte, dans laquelle il échappait par l’anonyme, par le désaveu de ses ouvrages les plus notoires, et par les démonstrations extérieures de religion les plus sacriléges à la persécution toujours suspendue sur sa tête, fut une lutte de ruse autant que d’audace. Il voulut être apôtre sans être jamais martyr ; il pensait qu’en combattant masqué, il était plus utile à la cause de la philosophie qu’une victime. Il n’admettait pas cette vérité de convention, admise très-légèrement de nos jours, que les persécutions et les bûchers favorisent les doctrines qu’on tue ou brûle ; l’histoire dément à toutes ses pages ce sophisme de l’impuissance des persécutions pour éterniser ou pour ajourner les philosophies ou les religions nouvelles. Voltaire ne croyait, à cet égard, qu’à l’histoire ; il ne méconnaissait pas l’influence considérable de la lâcheté humaine sur l’esprit humain ; il savait combien l’épée a fait apostasier d’idées dans le monde ; il pensait que le christianisme lui-même avait été considérablement favorisé dans ses développements rapides par les armes de Constantin, tournées contre les restes du polythéisme mourant. Cette résolution de Voltaire, d’éviter à tout prix la persécution et le martyre par des professions de foi prononcées avec le rire de la dérision sur les lèvres, donne à sa physionomie historique une expression de sarcasme, moitié défi, moitié feinte, qui ajoute le ridicule à l’incrédulité, mais qui diminue la dignité et la grandeur du philosophe.

Socrate mourant est plus beau que Voltaire riant à l’abri des Alpes et lançant des flèches sans découvrir la main.

XXIII §

Le temps était propice : les superstitions populaires dont le moyen-âge avait obscurci les sublimes vérités morales du christianisme ; les richesses démesurées du clergé, le luxe et la corruption des pontifes, les scandales des évêques de cour ; le progrès des sciences physiques rendant aux miracles le caractère de phénomènes naturels ; le nombre des monastères d’hommes et de femmes possesseurs oisifs d’une partie du territoire ; les priviléges et les exemptions d’impôts de ces corporations de célibataires substitués à la famille, source et but de toute société durable, tout cela avait commencé contre les mœurs du clergé une réaction qui devait aller jusqu’aux dogmes.

La cour, le parlement, la noblesse, le paysan, la bourgeoisie, le clergé inférieur lui-même étaient les complices secrets de Voltaire dans cette réforme des idées et des institutions religieuses qu’il avait le premier provoqué par le ridicule ; ensuite son scepticisme flattait les impies, tandis que son théisme édifiait les sages et que son esprit déridait tout son siècle.

XXIV §

En politique, au contraire, Voltaire rassurait les rois, les ministres, les cours, par un respect de la monarchie, par un zèle pour l’autorité royale, par un goût pour les aristocraties qui circonscrivaient ses agressions au christianisme seul. Il caressait des rois jusqu’à leurs vices. Courtisan suranné de madame de Pompadour et de madame Dubarry, favorites scandaleuses de Louis XV, il ne rougissait pas de leur adresser dans sa vieillesse des vers qui flattaient leur vanité et qui justifiaient leur empire. Il encensait jusqu’aux papes, aux cardinaux ; il semblait, avec un art habile, ranger les personnes en dehors des lois de la guerre qu’il faisait aux choses. Il couvrait de grâce les armes mortelles dont il frappait l’encensoir ; il neutralisait ainsi une partie des combattants. Il ne semblait du reste nullement penser à convertir à sa cause la majorité du genre humain. Il professait un profond mépris pour les masses du peuple, selon lui dévolues à la superstition par l’ignorance. Il ne s’occupait que de ce qu’il appelait les honnêtes gens, l’élite pensant de la société ; sa philosophie, qu’il ne croyait jamais destinée à devenir populaire, était une sorte de maçonnerie du sens commun propre à relier seulement les hautes classes de la société. Il était aristocrate d’idées comme il l’était de mœurs. Il méprisait profondément l’esprit démocratique de son antagoniste J.-J. Rousseau, qui rêvait une égalité niveleuse entre les hommes prédestinés, selon Voltaire, à toutes les inégalités par la nature et par la société. Les rêves de constitutions chimériques et contradictoires de ce philosophe génevois lui semblaient, avec raison, aussi creux et aussi impratiques que ceux de Platon et de Fénelon. Il était en politique de l’école expérimentale et historique de Machiavel, de Montesquieu, du grand Frédéric. Il ne voulait affranchir que l’esprit humain ; il jugeait les peuples en masse incapables de la liberté par leurs passions et par leurs faiblesses ; tribun de la raison, il n’était pas tribun de la foule. La Révolution française, à laquelle il toucha de si près par la date, l’aurait eu pour adversaire et pour victime. C’était le génie des supériorités en tout genre. Une république l’aurait scandalisé ; la place publique lui répugnait, il était fait pour la cour ; l’élégance était selon lui la loi des lois ; il voulait du bon goût jusque dans la vérité. Quelque chose de la grâce et des vices d’Alcibiade lui était resté de sa jeunesse, de la cour, de la société, du théâtre. Depuis madame du Châtelet, madame du Deffand, le maréchal de Richelieu jusqu’à Frédéric II, à Catherine de Russie, à Saint-Lambert, à Thiriot, à Damilaville, au marquis de Villette, il choisissait ses amitiés plus à l’agrément qu’à la vertu. Bon, honnête, fidèle de cœur cependant, compatissant pour le malheur, la main large à la bienfaisance et à l’aumône, pitoyable même à l’ingratitude, souvent irrité, jamais méchant. Il y avait en lui du bonhomme dans le grand homme, et de l’enfant dans le vieillard.

XXV §

Ce caractère lui rendit la vieillesse même gaie et heureuse : à plus de quatre-vingts ans il écrivait des vers qu’Anacréon n’aurait pas désavoués. Il eut seulement la faiblesse de poursuivre trop tard les vains succès de la scène, et de s’acharner après les applaudissements de Paris qu’il n’entendait plus de si loin. Sa mort fut hâtée par cette faiblesse ; l’envie, qui avait poursuivi sa jeunesse, était morte avant lui ; pressé par sa nièce et par ses amis d’aller recueillir à Paris l’apothéose que la France lui décernait à l’unanimité sur ses derniers jours, il quitta à regret sa douce retraite de Ferney et se rendit à Paris. C’était le fantôme d’un autre siècle reparaissant hors de saison parmi les vivants. La France entière se précipita sur ses pas. Logé à Paris chez le marquis de Villette, son élève et son ami, il y tint pendant quelques mois la cour du génie. Le peuple, sans le comprendre tout à fait, voyait dans ce vieillard le précurseur d’on ne sait quel inconnu, dans les idées et dans les choses, qui devait être la Révolution française ; les hommes de lettres saluaient en lui leur roi, l’Académie le maître de la langue, les comédiens français le maître de la scène pendant soixante ans de triomphe ; la cour venait adorer en lui la mode, cette seconde royauté de la France. Jamais aucune royauté n’avait été si incontestée et si adulée que cette royauté du génie multiple, en France, au moment où cet astre de l’esprit humain allait disparaître sous l’horizon de la fin d’un siècle. Il apportait au théâtre une dernière tragédie, Irène, pièce peu digne de son génie, mais occasion de couronner dans l’auteur tant d’autres gloires. Le jour de la représentation d’Irène, il se rendit au théâtre à travers les flots d’un peuple ivre de son nom. Les applaudissements l’étouffèrent sous l’écho de sa renommée ; on le couronna, non comme le Tasse et Pétrarque dans une cérémonie de gloire convenue, mais spontanément dans le délire de l’enthousiasme. La France semblait couronner en lui sa propre personnification triomphale. Un peuple entier le reconduisit jusqu’à sa maison, et assourdit pendant toute une nuit les deux rives de la Seine de ses applaudissements. Ce jour fut le triomphe et la fin de sa vie. Les émotions et les fatigues de Paris avaient épuisé en quelques jours une séve de vie qui aurait suffi encore à quelques années dans la solitude et dans la paix de Ferney. Le clergé, jaloux d’obtenir de Voltaire mourant un désaveu de sa mémorable impiété, observa ses dernières heures pour lui arracher l’apparence au moins d’un acte de foi. Voltaire ne voulait pas plus de la voirie après sa mort que de l’échafaud pendant sa vie. Il accorda au clergé, puis il retira, puis il accorda de nouveau une demi-formalité d’orthodoxie chrétienne nécessaire alors à la sépulture. Il expira enfin dans cette temporisation intérieure et dans cette négociation apparente avec les ministres de la religion, mais il expira en réalité dans son théisme, le 30 mai 1778, à onze heures du soir.

Le clergé, qui ne pouvait se déclarer satisfait de quelques déclarations incomplètes d’orthodoxie du mourant, révoquées aussitôt que données aux prêtres de sa paroisse, ne pouvait, sans se désavouer lui-même, lui donner les saints honneurs de la sépulture. Son neveu, l’abbé Mignot, enleva nuitamment ses restes mortels, et les ensevelit dans l’église de l’abbaye de Seillères, en Champagne. L’évêque de Troyes les fit enlever comme une profanation de l’autel. Quelques années après, la philosophie, triomphante avec la Révolution, les recueillit en triomphe et leur donna pour monument final le Panthéon. Une troisième réaction les en proscrit encore, et cet homme dont le nom remplissait la terre n’a pu trouver jusqu’ici une place stable pour son cercueil. Le christianisme et la philosophie ne cesseront pas de se disputer ce cercueil, l’un pour la malédiction, l’autre pour l’apothéose, tant que l’une ne l’aura pas définitivement emporté sur l’autre, ou tant que l’une et l’autre ne se seront pas réconciliés dans une philosophie chrétienne ou dans un christianisme philosophique.

L’influence alternative de Voltaire sur l’esprit humain a suivi depuis 1778 la destinée de ce cercueil. Cette influence croissante pendant les dix ans qui précédèrent la Révolution française, de 1778 à 1789, fut dépassée en 1793 par celle de J.-J. Rousseau, qui produisit les utopies, les déceptions et les radicalismes sanguinaires de 1793. L’influence de Voltaire reprit son ascendant sous le Directoire jusqu’au consulat de Bonaparte, qui restaura une religion d’État comme base de sa monarchie future et comme piédestal sacré de son trône. M. de Chateaubriand, cet Esdras du temple rebâti par Bonaparte, porta par son livre du Génie du Christianisme un coup éclatant à la philosophie et à l’influence de Voltaire. Le libéralisme de 1815 à 1830 réveilla ce nom et cette influence par des éditions innombrables et par une déification du philosophe, dont ce libéralisme, hostile aux Bourbons, voulait faire le type de la démocratie parlementaire. Cette influence de Voltaire resta vivante, mais inerte, sous le gouvernement de la maison d’Orléans, dont on redoutait moins l’alliance avec le clergé. La République de 1848, en proclamant la neutralité complète de l’État en matière de culte et la respectueuse liberté des consciences, enleva à l’influence de Voltaire le point d’appui d’opposition qui la soutenait au-dessus de son niveau naturel. Les prêtres furent d’autant plus respectés du peuple qu’ils furent moins protégés par la force officielle de l’État. Le gouvernement du second empire, par sa campagne de Rome en faveur du pouvoir temporel du pape et par son alliance avouée à l’intérieur avec la religion d’État, atténua en apparence, mais exalta en réalité l’influence future de Voltaire sur l’esprit français. Le monde tend rationnellement à une indépendance mutuelle absolue de la conscience et du gouvernement, de la foi et de la loi, de Dieu et du prince. Le jour où cette indépendance, qui ne peut pas être éloignée et que les hommes de philosophie libre désirent ardemment, sera venue, ce jour-là seulement l’influence définitive de Voltaire sera fixée, et il ne restera de son nom et de son œuvre que ce qui doit en rester pour l’immortalité, c’est-à-dire :

Un poëte lyrique sans flammes, sans ailes, sans enthousiasme ;

Un poëte dramatique doué d’une certaine illusion théâtrale, mais d’un style au-dessous de Corneille, de Racine, style de parterre, qu’on peut entendre avec plaisir, mais qu’on ne peut relire avec admiration ;

Un poëte badin au-dessous d’Arioste ;

Un poëte familier égal à Horace ;

Un historien inférieur à Thucydide, à Tacite, à Gibbon, à Montesquieu, sans profondeur dans les jugements, sans pathétique dans les sentiments, sans couleur et sans chaleur dans le récit, mais clair, rapide, sensé, judicieux, élégant, sincère, instruisant beaucoup, amusant toujours, ne trompant jamais son lecteur ;

Un écrivain de lettres familières, tel qu’il n’en parut jamais dans l’antiquité ou dans les temps modernes, supérieur à Cicéron en facilité de style, égal en charme, en souplesse, en naturel à madame de Sévigné elle-même, féminin par la grâce, viril par le grand sens de ses lettres ; c’est là qu’il faut le chercher tout entier, ses imperfections sont dans ses œuvres, son génie est dans sa correspondance ; homme à la toise de beaucoup d’autres hommes si on le mesure quand il est vêtu, homme incommensurable en déshabillé ;

Un polémiste dont on ne peut comparer l’éloquence aux éloquences de Cicéron, de J.-J. Rousseau, de Mirabeau dans leurs lettres ou dans leurs controverses, mais un polémiste incomparable par le don du rire comique ou du rire amer jeté comme le sel de la raison sur les ridicules des hommes ou sur les erreurs de l’humanité, le plus grand dériseur de l’esprit humain qui ait jamais vécu !

Enfin, le plus puissant critique d’idées qui soit jamais né depuis Aristote parmi les hommes. Il n’a rien créé, mais il a tout éclairé : esprit et lumière, luire sur toute chose fut sa création ; la lumière ne crée pas le monde, mais elle le manifeste ; manifester, c’est créer pour les yeux. L’astre qui fit lever la première fois le jour sur l’univers ne créa pas l’univers, mais il le reproduisit aux regards en l’éclairant. Tel fut Voltaire ; les esprits français, préoccupés d’un étroit orgueil national, ajouteront qu’il fut par sa justesse, par sa souplesse, par sa grâce, par son éclat, par sa légèreté dans le sérieux, l’esprit le plus français qui ait brillé dans le monde ; les esprits européens avoueront avec une plus haute appréciation qu’il fut l’esprit le plus universel. Cet aveu n’est pas une médiocre louange, car l’universalité, ce n’est pas seulement l’étendue des facultés, c’est leur justesse ; l’universalité, c’est l’équilibre ; l’équilibre, c’est le bon sens ; le bon sens par excellence, c’est plus que le sens du génie, c’est le sens de la vérité.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CLXVI.

CLXVIIe entretien.
Sur la poésie §

I §

Il y a, dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie usuelle, vulgaire, triviale, quoique nécessaire, qui correspond plus spécialement à la nature terrestre quotidienne et en quelque sorte domestique de notre existence ici-bas. Il y a aussi dans toutes les choses humaines, matérielles ou intellectuelles, une partie éthérée, insaisissable, transcendante, et pour ainsi dire atmosphérique, qui semble correspondre plus spécialement à la nature divine de notre être. L’homme, par un instinct occulte, mais fatal, semble avoir senti, dès le commencement des temps, le besoin d’exprimer dans un langage différent ces choses différentes. Placé lui-même pour les sentir et pour les exprimer sur les limites de ces natures humaines et divines qui se touchent et se correspondent en lui, l’homme n’a pas eu longtemps le même langage pour exprimer l’humain et le divin des choses. La prose et la poésie se sont partagé sa langue, comme elles se partagent la création. Il a parlé des choses humaines, il a chanté les choses divines. La prose a eu la terre et tout ce qui s’y rapporte ; la poésie a eu le ciel et tout ce qui dépasse dans l’impression des choses terrestres l’humanité. En un mot, la prose a été le langage de la raison, la poésie a été le langage de l’enthousiasme ou de l’homme élevé par l’impression, la passion, la pensée, à sa plus haute puissance de sentir et d’exprimer. La poésie est la noblesse du verbe.

Voulez-vous une preuve de cette distinction puisée dans le fait et non dans la théorie ? Observez depuis l’origine des littératures ce qui a été le partage de la prose, ce qui a été le domaine de la poésie.

II §

Dans toutes les langues, l’homme a parlé et écrit en prose des choses nécessaires à la vie physique ou sociale, domesticité, agriculture, politique, éloquence, histoire, sciences naturelles, économie publique, correspondance épistolaire, conversation, mémoires, polémique, voyages, théories philosophiques, affaires publiques, affaires privées, tout ce qui est purement du domaine de la raison ou de l’utilité a été dévolu sans délibération à la prose.

Dans toutes les langues, au contraire, l’homme a chanté généralement en vers la nature, le firmament, les dieux, la pitié, l’amour, cette autre pitié des sens et de l’âme, les fables, les prodiges, les héros, les faits ou les aventures imaginaires, les odes, les hymnes, les poëmes enfin, c’est-à-dire tout ce qui est d’un degré ou de cent degrés au-dessus de l’exercice purement usuel et rationnel de la pensée.

Le verbe familier s’est fait prose ; le verbe transcendant s’est incarné dans les vers. L’un a discouru, l’autre a chanté.

Pourquoi cette différence dans ces modes divers de l’expression humaine ? qui est-ce qui a enseigné ou imposé à l’humanité qu’il fallait parler ces choses et chanter en vers celles-là ? Personne. Le maître de tout, l’instituteur et le législateur des formes de l’expression humaine n’est pas autre que l’instinct, cette révélation sourde, mais impérieuse et pour ainsi dire fatale de la nature dans notre être et dans tous les êtres.

III §

L’homme sensitif et pensant est un instrument sonore de sensations, de sentiments et d’idées. Chaque corde de cet instrument monté par le Créateur éprouve une vibration et rend un son proportionné à l’émotion que la nature sensible de l’homme imprime à son cœur ou à son esprit par la commotion plus ou moins forte qu’il reçoit des choses extérieures ou intérieures.

IV §

À l’exception de l’extrême douleur qui brise les cordes de l’instrument et qui leur arrache un cri inarticulé, cri qui n’est ni prose, ni vers, ni chant, ni parole, mais un déchirement convulsif du cœur qui éclate, quand l’émotion de l’homme est modérée et habituelle, l’homme se sert pour l’exprimer d’un langage simple, tempéré et habituel comme son émotion.

Quand l’émotion, au contraire, est extrême, exaltée, infinie sur les fibres sensitives de l’instrument humain, quand l’imagination de l’homme se tend et vibre en lui jusqu’à l’enthousiasme et presque jusqu’au délire, quand la passion imaginaire l’exalte, quand l’image du beau dans la nature ou dans la pensée le fascine, quand l’amour, la plus mélodieuse des passions en nous parce qu’elle est la plus rêveuse, lui fait imaginer, peindre, invoquer, adorer, regretter, pleurer ce qu’il aime ; quand la piété l’enlève à ses sens et lui fait entrevoir, à travers le lointain des cieux, la beauté suprême, l’amour infini, la source et la fin de son âme, Dieu ! et quand la contemplation extatique de l’être des êtres lui fait oublier le monde des temps pour le monde de l’éternité, enfin quand, dans ses heures de loisir ici-bas, il se détache sur l’aile de son imagination du monde réel pour s’égarer dans le monde idéal, comme un vaisseau qui laisse jouer le vent dans sa voilure et qui dérive insensiblement du rivage sur la grande mer, quand il se donne l’ineffable et dangereuse volupté des songes aux yeux ouverts, ces berceurs de l’homme éveillé, alors les impressions de l’instrument humain sont si fortes, si inusitées, si profondes, si pieuses, si infinies dans leurs vibrations, si rêveuses, si extatiques, si supérieures à ses impressions ordinaires, que l’homme cherche naturellement pour les exprimer un langage plus pénétrant, plus harmonieux, plus sensible, plus imagé, plus crié, plus chanté que sa langue habituelle ; et qu’il invente le vers, ce chant de l’âme, comme la musique invente la mélodie, ce chant de l’oreille, comme la peinture invente la couleur, ce chant des yeux, comme la sculpture invente les contours, ce chant des formes ; car chaque art chante pour un de nos sens, quand l’enthousiasme, qui n’est que l’émotion de sa suprême puissance, saisit l’artiste. L’art des arts, la poésie seule chante pour tous les sens à la fois et pour l’âme, ce sens intellectuel, résumé divin et immortel de tous les sens.

Donc à une impression transcendante, un mode transcendant d’exprimer cette impression. Voilà, selon nous, toute l’origine et toute l’explication du vers, cette transcendance de l’expression, ce verbe du beau, non dans la pensée, mais dans le sentiment et dans l’imagination.

V §

Mais comment l’homme discerne-t-il, nous dit-on encore, ce qui doit être parlé ou ce qui doit être chanté dans les sensations ou dans les sentiments qui l’émeuvent ?

Nous répondons encore par le même mot : mystère. L’homme n’a pas besoin de le discerner, il le sent. Ce qui est poésie dans la nature physique ou morale, et ce qui n’est pas poésie se fait reconnaître à des caractères que l’homme ne saurait définir avec précision, mais qu’il sent au premier regard et à la première impression, si la nature l’a fait poëte ou simplement poétique.

VI §

Ainsi, prenez pour exemple la nature inanimée, le paysage : voilà une plaine immense cultivée, fertile, couverte d’épis ou de prairie, grenier de l’homme, mais qui n’est ni sillonnée par un fleuve, ni bordée par des collines, ni penchée vers la mer, et dont les horizons monotones se confondent avec le ciel bas et terne qui l’enveloppe. Certes, c’est un spectacle agréable au laboureur et consolant pour l’économiste qui calcule combien de milliers d’hommes et d’animaux seront nourris après la moisson par le pain ou par l’herbe fauchée sur ces sillons. Mais vous traverseriez pendant des jours et des mois une plaine de cette fécondité et de ce niveau sans qu’un atome de poésie sortît pour les yeux ou pour l’âme de ce grenier de l’homme.

VII §

Où est la poésie dans tout cela ? J’y vois bien la richesse, j’y vois bien l’utile, mais le beau, mais l’impression, mais le sentiment, mais l’enthousiasme, où sont-ils ? Il n’y a peut-être d’autre poésie à recueillir sur cette immense étendue de choses utiles que la plus inutile de toutes ces choses, le vol soudain et effarouché d’une alouette, fouettée du vent, qui s’élève tout à coup de cet océan d’épis jaunes, pour aller chanter on ne sait quel petit hymne de vie dans le ciel et qui redescend après avoir donné cette joie à l’oreille de ses petits, cachés dans le chaume ; le cri strident du grillon qui cuit au soleil sur la terre aride, ou le bruissement sec et métallique des pailles d’épis frôlées par la brise vague les unes contre les autres, et qui interrompent de temps en temps par un ondoiement de mer le silence mélancolique de l’étendue.

Or, pourquoi la plaine est-elle prosaïque et pourquoi l’alouette, le grillon, la brise dans les épis sont-ils poétiques ? Qui pourrait le dire ? Peut-être parce que l’alouette présente le contraste d’un peu de joie au milieu de cette monotonie de tristesse et d’un peu d’amour maternel au-dessus de son nid, cette délicieuse réminiscence de nos mères ; peut-être parce que le grillon nous rappelle le désert aride de Syrie où le cri du même insecte anime seul au loin la route silencieuse du chameau sur les sables brûlés de la terre ; peut-être parce que ce bruissement et cet ondoiement d’épis mûrs sous la brise folle nous transporte par l’analogie de son sur les vagues ridées de l’océan au pied du mât où frissonne ainsi la toile.

Et pourquoi ces trois petits phénomènes et ces trois images sont-ils à nos yeux la seule poésie de ce vaste espace ? Parce que de ces trois phénomènes et de ces trois images il sort pour nous une émotion, et que de cette immense plaine d’épis il ne sort que de la richesse.

VIII §

Ce n’est donc pas l’utile qui constitue la poésie, c’est le beau. L’épi est utile, mais l’alouette vit, le grillon rappelle, la brise représente, le cœur sympathise, la mémoire se déplie, l’image surgit, l’émotion naît, avec l’émotion naît la poésie dans l’âme. Vous pouvez chanter l’alouette, le grillon, la brise dans le chaume, je vous défie de chanter le champ de blé, la meule de gerbes, le sac de froment, cela se compte, cela ne se chante pas. L’instrument humain n’a point d’écho pour le chiffre.

IX §

Mais vous approchez des Alpes, les neiges violettes de leurs cimes dentelées se découpent le soir sur le firmament profond comme une mer, l’étoile s’y laisse entrevoir au crépuscule comme une voile émergeant sur l’Océan de l’espace infini ; les ombres glissent de pente en pente sur les flancs des rochers noircis de sapins, des chaumières isolées et suspendues à des promontoires, comme des nids d’aigles, fument du feu du soir, et leur fumée bleue se fond en spirales légères dans l’éther ; le lac limpide, dont l’ombre ternit déjà la moitié, réfléchit dans l’autre moitié les neiges renversées et le soleil couchant dans son miroir ; quelques voiles glissent sur sa surface, chargées de branchages coupés de châtaigniers, dont les feuilles trempent pour la dernière fois dans l’onde ; on n’entend que les coups cadencés des rames qui rapprochent le batelier du petit cap où sa femme et ses enfants l’attendent au seuil de sa maison, ses filets y sèchent sur la grève, un air de flûte, un mugissement de génisse dans les prés interrompent par moment le silence de la vallée ; le crépuscule s’éteint, la barque touche au rivage, les foyers brûlent çà et là à travers les vitraux des chaumières, on n’entend plus que le clapotement alternatif des flots endormis du lac, et de temps en temps le retentissement sourd d’une avalanche de neige dont la fumée blanche rejaillit au-dessus des sapins ; des milliers d’étoiles, maintenant visibles, flottent comme des fleurs aquatiques de nénuphars bleus sur les lames, le firmament semble ouvrir tous ses yeux pour admirer ce coin de terre, l’âme la quitte, elle se sent à la hauteur et à la proportion de s’approcher de son Créateur presque visible dans cette transparence du firmament nocturne, elle pense à ceux qu’elle a connus, aimés, perdus ici-bas et qu’elle espère, avec la certitude de l’amour, rejoindre bientôt dans la vallée éternelle, elle s’émeut, elle s’attriste, elle se console, elle se réjouit, elle croit parce qu’elle voit, elle prie, elle adore, elle se fond comme la fumée bleue des chalets, comme la poussière de la cascade, comme le bruissement du sable sous le flot, comme la lueur de ces étoiles dans l’éther, avec la divinité du spectacle.

X §

Voilà la poésie du paysage ! Je vous défie de parler en sa présence le langage vulgaire. Chantez alors, car vous êtes ému autant que les fibres de l’instrument peuvent l’être sans se briser. La poésie est née en vous, elle vous inonde, elle vous submerge, elle vous étouffe, l’hymne ou l’extase naissent sur vos lèvres, le silence ou le vers sont seuls à la mesure de vos émotions !

Voilà une des poésies de la terre ! Nous ne finirions pas, si nous les énumérions en parcourant les scènes diurnes ou nocturnes de notre séjour terrestre. Tout ce qui a son émotion a sa poésie. Tout ce qui a sa poésie demande à être exprimé dans une langue supérieure à la langue usuelle, expression des choses ordinaires.

XI §

Mais la mer, soit que nous voguions sur ses lames, soit que nous contemplions sa surface du haut des falaises, a mille fois plus de poésie que la terre et les montagnes. Pourquoi ? nous dit-on souvent. Nous répondons en deux mots : parce qu’elle a plus d’émotion pour nos yeux, pour notre pensée, pour notre âme. Un livre entier ne suffirait pas à les énumérer et à les définir toutes. Disons les principales.

D’abord, la mer est l’élément mobile, sa mobilité semble lui donner avec le mouvement la vie, la passion, la colère, l’apaisement d’une âme tantôt calme, tantôt agitée. Ce mouvement et cette instabilité produisent en nous une première impression de plaisir ou de terreur. — Émotion !

Ensuite, elle est transparente, elle ressemble au firmament ou à l’éther qui répercutent la lumière de l’astre du jour ou des étoiles de la nuit, elle se transfigure sans fin comme le caméléon par ses couleurs changeantes, roulant tantôt la lumière, tantôt la nuit dans ses vagues. — Émotion !

Elle est immense, et elle imprime par son étendue sans limite une idée de grandeur démesurée qui fait penser à l’infini. — Émotion !

Ses vagues, quand elles lèchent sans bruit la grève de sable humide, rappellent la respiration douce du sommeil d’un enfant sur le sein de sa mère. — Émotion !

Quand elle écume, au lever d’un jour d’été, sous la brise folle, et que le goëland, renversé comme un oiseau blessé, trempe une de ses ailes dans la poussière de cette écume, la mer rappelle les bouillonnements harmonieux de l’onde qui commence à frissonner sur le feu. — Émotion !

Quand elle s’accumule en montagnes humides sous le vent lourd d’automne et qu’elle s’écroule avec des coups retentissants sur le sol creux des caps avancés, elle rappelle les mugissements de la foudre dans les nuages et les tremblements de la terre qui déracinent les cités. — Émotion !

Si un navire en perdition apparaît et disparaît tour à tour sur la cime ou dans la profondeur de ses lames, on pense aux périls des hommes embarqués sur ce bâtiment, on voit d’avance les cadavres que le flot roulera le lendemain sur la grève, et que les femmes et les mères des naufragés viendront découvrir sous les algues, tremblant de reconnaître un époux, un père ou un fils. — Émotion !

Si une voile dérive par un jour serein du port, on pense aux rivages lointains et inconnus où elle ira aborder après avoir traversé pendant des jours sans nombre ce désert des lames ; ces terres étrangères se lèvent dans l’imagination avec les mystères de climat, de nature, de végétation, d’hommes sauvages ou civilisés qui les habitent, on s’y figure une autre terre, d’autres soleils, d’autres hommes, d’autres destinées. — Émotion !

Si une flotte dont on attend le retour montre au coucher du soleil les étages successifs de ses voiles surgissant une à une, comme un troupeau de moutons qui monte une colline au-dessus de la courbe de l’horizon, on songe aux canons qui ont grondé dans ses bordées, aux vaisseaux qui ont sombré sous les boulets des ennemis, aux morts et aux blessés qui ont jonché ses ponts sous la mitraille, toutes les images de la guerre, de la mort pour la patrie, de la gloire et du deuil assiégent la pensée. — Émotion !

Si la mer est peuplée de barques de pêcheurs comme un village flottant, on songe à la joie des chaumières qui attendent le soir le fruit du travail du jour, on voit sur la côte s’allumer une à une les lampes des phares, étoiles terrestres des matelots. — Émotion !

Si la mer est vide, on songe à l’espace qu’aucun compas ne circonscrit, domaine incommensurable du vent qui laboure ses vagues pour on ne sait quelle moisson de vie ou de mort. — Émotion !

Si l’œil cherche à sonder le lit murmurant de ces vagues, on songe à la profondeur des abîmes qu’elles recouvrent, aux monstres qui bondissent, ou rampent, ou nagent dans les mystères de ce monde des eaux. — Émotion !

Enfin, si on calcule par la pensée l’incalculable ondulation de ces vagues succédant aux vagues qui battent depuis le commencement du monde de leur flux et de leur reflux les falaises dont les granits pulvérisés sont devenus un sable impalpable à ces frôlements de l’eau, on s’égare dans la supputation des siècles et on a quelque sentiment de l’étendue. — Émotion !

Toutes ces émotions éparses ou réunies forment pour l’homme la poésie de la mer, elles finissent par donner au contemplateur le vertige de tant d’impressions, qu’il s’assoit sur le rivage élevé des mers, comme dit Homère, et qu’il demeure immobile et muet à regarder et à écouter les flots ; et s’il essaye, en présence d’un tel spectacle, de se parler à lui-même, il cherche involontairement une langue qui lui rappelle la grandeur, la profondeur, la mobilité, le sommeil, le réveil, la colère, le mugissement, la cadence de l’élément dont son âme, à force d’émotions montées de l’abîme à ses sens, contracte un moment l’infini. Il ne parle pas, il s’exclame, il gémit, il pleure, il s’exalte, il frissonne, il jouit, il tremble, il s’anéantit, il se prosterne, il adore, il prie, il chante le Te Deum de la grandeur de Dieu et de la petitesse de l’homme, et son chant prend instinctivement la symétrie, la sonorité, la majesté, la chute et la rechute des vagues. Ses vers se façonnent et s’harmonient sur la succession et sur l’alternation des ondes par le rhythme, c’est-à-dire par la mesure musicale des mots.

XII §

Si nous parcourions ainsi successivement tous les phénomènes du monde visible ou du monde social, nous trouverions partout des éléments sans nombre de poésie, cachés aux profanes dans toute la nature comme le feu dans le caillou. Tout est poétique à qui sait voir et sentir. Ce n’est pas la poésie qui manque à l’œuvre de Dieu, c’est le poëte, c’est-à-dire c’est l’interprète, le traducteur de la création.

XIII §

Mais que serait-ce si nous parcourions la gamme entière de l’âme humaine depuis l’enfance jusqu’à la caducité, depuis l’ignorance jusqu’à la science, depuis l’indifférence jusqu’à la passion, pour y discerner d’un coup d’œil ce qui est du domaine de la poésie de ce qui est du domaine de la prose ? Nous trouverions partout que c’est l’émotion qui est la mesure de la poésie dans l’homme ; que l’amour est plus poétique que l’indifférence, que la douleur est plus poétique que le bonheur, que la piété est plus poétique que l’athéisme, que la vérité est plus poétique que le mensonge ; et qu’enfin la vertu, soit que vous la considériez dans l’homme public qui se dévoue à sa patrie, soit que vous la considériez dans l’homme privé qui se dévoue à sa famille, soit que vous la considériez dans l’humble femme qui se fait servante des hospices du pauvre et qui se dévoue à Dieu dans l’être souffrant, vous trouveriez partout, disons-nous, que la vertu est plus poétique que l’égoïsme ou le vice, parce que la vertu est au fond la plus forte, comme la plus divine des émotions.

XIV §

Voilà pourquoi les vrais poëtes chantent la vérité et la vertu, pendant que les poëtes inférieurs chantent les sophismes et le vice ! Ces poëtes du vice sont de mauvais musiciens qui ne connaissent pas leur instrument. Ils touchent la corde fausse et courte au lieu de la corde vraie et éternelle. Ils se trompent même pour leur gloire. À talent égal, le son que rend l’émotion du bien et du beau est mille fois plus intime et plus sonore que le son qu’ils tirent des passions légères ou mauvaises de l’homme ; plus il y a de Dieu dans une poésie, plus il y a de poésie, car la poésie suprême, c’est Dieu.

XV §

Il nous a semblé que rien ne pouvait mieux compléter ces pages laissées inachevées que cette naïve et touchante image des deux natures de poésie et des deux natures de sons que rend l’âme du poëte aux différents âges, reprise d’une des dernières préfaces des Méditations et que les ravissants vers tirés des Destinées de la poésie.

« Quand nous étions enfants, nous nous amusions quelquefois, mes petites sœurs et moi, à un jeu que nous appelions la musique des anges. Ce jeu consistait à plier une baguette d’osier en demi-cercle ou en arc à angle très-aigu, à en rapprocher les extrémités par un fil semblable à la corde sur laquelle on ajuste la flèche, à nouer ensuite des cheveux d’inégale grandeur aux deux côtés de l’arc, comme sont disposées les fibres d’une harpe, et à exposer cette petite harpe au vent. Le vent d’été, qui dort et qui respire alternativement d’une haleine folle, faisait frissonner le roseau, et en tirait des sons d’une ténuité presque imperceptible, comme il en tire des feuilles dentelées des sapins. Nous prêtions tour à tour l’oreille, et nous nous imaginions que c’étaient des esprits célestes qui chantaient. Nous nous servions habituellement, pour ce jeu, des longs cheveux fins, jeunes, blonds et soyeux, coupés aux tresses pendantes de mes sœurs ; mais un jour, nous voulûmes éprouver si les anges joueraient les mêmes mélodies sur des cordes d’un autre âge, empruntées à un autre front. Une bonne tante de mon père, qui vivait à la maison, et dont les cachots de la Terreur avaient blanchi la tête avant l’âge, surveillait nos jeux en travaillant de l’aiguille à côté de nous dans le jardin. Elle se prêta à notre enfantillage, et coupa avec les ciseaux une longue mèche de ses cheveux, qu’elle nous livra. Nous en fîmes aussitôt une seconde harpe, et, la plaçant à côté de la première, nous les écoutâmes toutes deux chanter. Or, soit que les fils fussent moins tendus, soit qu’ils fussent d’une nature plus élastique et plus plaintive, soit que le vent soufflât plus doux et plus fort dans l’une des petites harpes que dans l’autre, nous trouvâmes que les esprits de l’air chantaient plus tristement et plus harmonieusement dans les cheveux blancs que dans les cheveux blonds d’enfant ; et, depuis ce jour, nous importunions souvent notre tante pour qu’elle laissât dépouiller par nos mains son beau front.

XVI §

Ces deux harpes dont les cordes rendent des sons différents selon l’âge de leurs fibres, mais aussi mélodieux à travers le réseau blanc qu’à travers le réseau blond de ces cordes vivantes ; ces deux harpes ne sont-elles pas l’image puérile, mais exacte, des deux poésies appropriées aux deux âges de l’homme ? Songe et joie dans la jeunesse ; hymne et piété dans les dernières années. Un salut et un adieu à l’existence et à la nature, mais un adieu qui est un salut aussi ! un salut plus enthousiaste, plus solennel et plus saint à la vision de Dieu qui se lève tard, mais qui se lève plus visible sur l’horizon du soir de la vie humaine !

XVII §

Je ne sais pas ce que la Providence me réserve de sort et de jours. Je suis dans le tourbillon au plus fort du courant du fleuve, dans la poussière des vagues soulevées par le vent, à ce milieu de la traversée où l’on ne voit plus le bord de la vie d’où l’on est parti, où l’on ne voit pas encore le bord où l’on doit aborder, si on aborde ; tout est dans la main de celui qui dirige les atomes comme les globes dans leur rotation, et qui a compté d’avance les palpitations du cœur du moucheron et de l’homme comme les circonvolutions des soleils. Tout est bien et tout est béni de ce qu’il aurait voulu. Mais si, après les sueurs, les labours, les agitations et les lassitudes de la journée humaine, la volonté de Dieu me destinait un long soir d’inaction, de repos, de sérénité avant la nuit, je sens que je redeviendrais volontiers à la fin de mes jours ce que je fus au commencement : un poëte, un adorateur, un chantre de la création. Seulement, au lieu de chanter pour moi-même ou pour les hommes, je chanterais pour lui ; mes hymnes ne contiendraient que le nom éternel et infini, et mes vers, au lieu d’être des retours sur moi-même, des plaintes ou des délires personnels, seraient une note sacrée de ce cantique incessant et universel que toute créature doit chanter, du cœur ou de la voix, en naissant, en vivant, en passant, en mourant devant son Créateur.

XVIII §

Il y a un morceau de poésie nationale dans la Calabre que j’ai entendu chanter souvent aux femmes d’Amalfi en revenant de la fontaine. Je l’ai traduit autrefois en vers, et ces vers me semblent s’appliquer si bien au sujet que je traite, que je ne puis me refuser à les insérer ici. C’est une femme qui parle :

Quand, assise à douze ans, à l’angle du verger,
Sous les citrons en fleurs, ou les amandiers roses,
Le souffle du printemps sortait de toutes choses,
Et faisant sur mon cou mes boucles voltiger,
Une voix me parlait, si douce au fond de l’âme,
Qu’un frisson de plaisir en courait sur ma peau.
Ce n’était plus le vent, la cloche, le pipeau,
Ce n’était nulle voix d’enfant, d’homme ou de femme ;

C’était vous, c’était vous, ô mon ange gardien,
C’était vous dont le cœur déjà parlait au mien.

Quand plus tard mon fiancé venait de me quitter,
Après des soirs d’amour au pied du sycomore,
Quand son dernier baiser retentissait encore
Au cœur qui sous la main venait de palpiter,
La même voix tintait longtemps dans mes oreilles,
Et sortant de mon cœur m’entretenait tout bas.
Ce n’était pas sa voix ni le bruit de ses pas,
Ni l’écho des amants qui chantaient sous les treilles ;

C’était vous, c’était vous, ô mon ange gardien,
C’était vous dont le cœur parlait encore au mien.

Quand, jeune et déjà mère, autour de mon foyer,
J’assemblais tous les biens que le ciel nous prodigue,
Qu’à ma porte un figuier laissait tomber sa figue
Aux mains de mes garçons qui le faisaient ployer,
Une voix s’élevait de mon sein, tendre et vague.
Ce n’était pas le chant du coq ou de l’oiseau,
Ni des souffles d’enfants donnant dans leur berceau,
Ni la voix des pêcheurs qui chantaient sur la vague ;

C’était vous, c’était vous, ô mon ange gardien,
Vous dont le cœur alors chantait avec le mien.

Maintenant je *suis seule et vieille à cheveux blancs ;
Et le long des buissons abrités de la bise,
Chauffant ma main ridée au foyer que j’attise,
Je garde les chevreaux et les petits enfants :
Cependant dans mon sein la voix intérieure
M’entretient, me console, et me chante toujours.
Ce n’est plus cette voix du matin de mes jours,
Ni l’amoureuse voix de celui que je pleure ;

Mais c’est vous, oui, c’est vous, ô mon ange gardien,
Vous dont le cœur me reste et pleure avec le mien !

Ce que les femmes de Calabre disaient ainsi de leur ange gardien, l’humanité peut le dire de la poésie. C’est aussi cette voix intérieure qui lui parle à tous les âges, qui aime, chante, prie ou pleure avec elle à toutes les phases de son pèlerinage séculaire ici-bas.

Fénelon §

Fénelon naquit d’une famille noble et militaire du Périgord vivant tantôt dans les camps, tantôt dans le fond de cette province.

Son père, Pons de Salignac, comte de Fénelon, retiré du service, avait eu plusieurs enfants d’un premier mariage avec Isabelle d’Esparbis. Veuf et déjà avancé en âge, il avait épousé Louise de Saint-Abre, dont il eut François de Fénelon.

Fils d’un vieillard et d’une jeune épouse, Fénelon reçut de la nature la maturité de l’un et les grâces de l’autre. Il fut élevé jusqu’à l’âge de douze ans dans la maison paternelle.

La littérature sacrée et les littératures grecque et latine, furent sous un précepteur particulier les premiers aliments de son imagination.

L’université de Cahors acheva son éducation.

I §

Le bruit de ses heureuses dispositions parvint jusqu’à son oncle, Antoine de Fénelon qui, arrivé au premier grade de l’armée, appela son neveu auprès de lui à Paris.

On destinait l’enfant à l’Église. On lui fit poursuivre ses études philosophiques et théologiques dans les hautes écoles de Paris. Son génie précoce y éclata comme il avait éclaté à Cahors. La gloire anticipée et la faveur générale qui entourait le jeune Fénelon, firent craindre quelque enivrement du monde au vieil oncle, son tuteur, qui se hâta de le faire entrer dans le séminaire Saint-Sulpice, pour l’attacher au sacerdoce par des vœux.

III §

L’ardente imagination du jeune lévite devait naturellement le porter à l’héroïsme de sa profession. Il forma la résolution de s’enrôler parmi les missionnaires qui allaient convertir le Canada au christianisme, et de se consacrer, comme les premiers apôtres de l’Évangile, à la poursuite des âmes parmi les idolâtres, dans les forêts du nouveau monde.

Le directeur de Saint-Sulpice, homme sage et prudent, avertit le marquis Antoine de Fénelon de la résolution de son élève. On l’envoya chez un autre de ses oncles, évêque de Sarlat, qui lui défendit, au nom du ciel, de poursuivre ce dessein téméraire, et le fit rentrer au séminaire de Saint-Sulpice.

Le jeune homme ne tarda pas à devenir prêtre, resta à Paris, et fut employé, pendant trois ans, à expliquer les mystères aux enfants du peuple, les jours de fête et les dimanches, dans la sacristie de l’église Saint-Sulpice.

IV §

L’évêque de Sarlat l’appela de ces humbles fonctions dans son diocèse, pour le faire nommer représentant du clergé de la province à l’assemblée générale du clergé.

La jeunesse de Fénelon fit échouer l’ambition de son oncle : un autre ecclésiastique de haute naissance obtint les suffrages. Fénelon reprit à Sarlat sa passion d’apostolat lointain et poétique pour la conversion des peuples.

« Je médite, écrit-il alors à Bossuet, un grand voyage. La Grèce s’ouvre devant mes pas ; l’islamisme recule, le Péloponèse redevient libre, l’Église de Corinthe refleurit, la voix de l’apôtre s’y fait encore entendre. Je me vois transporté dans ces belles contrées, et parmi ces ruines sacrées pour y recueillir, avec les plus curieux monuments, l’esprit même de l’antiquité. Je visite cet aréopage où saint Paul annonça aux sages du monde le Dieu inconnu ; mais le profane vient après le sacré, et je ne dédaigne pas de descendre au Pirée, où Socrate fit prendre sa république. Je ne t’oublierai pas, ô île consacrée par les visions du disciple bien-aimé, heureuse Pathmos ! J’irai baiser ta terre sur les pas de saint Jean, et je croirai, comme lui, voir les cieux ouverts ! Je vois déjà le schisme qui tombe, l’Orient et l’Occident qui se réunissent, et l’Asie qui voit renaître le jour, après une si longue nuit ! »

V §

Cette lettre ne fut qu’une confidence sans réalisation. L’évêque de Sarlat parvint à incliner l’esprit de son neveu d’un autre côté.

Fénelon, rappelé à Paris par l’archevêque, M. de Harlay, fut nommé, malgré sa jeunesse, supérieur des Nouvelles-Converties au catholicisme, dont les persécutions de Louis XIV avaient multiplié le nombre à Paris. Il n’avait que vingt-sept ans, il gouverna cet ordre de femmes de son administration et de sa parole, avec une sagesse prématurée.

Il pouvait aspirer, sous les auspices de M. de Harlay, aux plus hautes et aux plus célèbres dignités de l’Église ; il leur préféra l’amitié stérile alors de Bossuet. M. de Harlay, jaloux de l’évêque de Meaux, ressentit cette négligence du jeune prêtre. « Monsieur l’abbé, lui dit-il un jour, en se plaignant de son peu d’empressement à lui complaire, vous voulez être oublié, vous le serez. »

VI §

Fénelon fut oublié, en effet, dans la distribution des faveurs de l’Église. Son oncle, l’évêque de Sarlat, fut obligé, pour soutenir son neveu à Paris, de lui résigner le petit prieuré de Carénac, dépendant de son évêché. Ce revenu de trois mille francs fut la seule fortune de Fénelon jusqu’à l’âge de quarante-deux ans.

Il passa quelques semaines dans ce prieuré ; il distribua aux indigents de la contrée tout ce qu’il put retrancher de ce modique revenu à ses besoins les plus restreints. Il y composa des vers, où le sentiment de la solitude, qui porte à Dieu, se mêle aux sentiments de Dieu qui remplit la solitude. Ces vers avaient la mollesse et la grâce de la jeunesse ; ils n’avaient pas la virilité de l’âme véritablement poétique. Il le sentit lui-même et se résigna à la prose ; mais il ne cessa pas d’être le génie le plus poétique de son temps.

VII §

Il reprit et poursuivit, pendant dix ans, à Paris, la direction de l’établissement qui lui était confié ; il s’exerçait à parler et à écrire sur des choses saintes. Il composait, pour la duchesse de Beauvillers, mère d’une jeune et nombreuse famille, un traité de l’Éducation des filles. Ce livre, bien supérieur à l’Émile, de Jean-Jacques Rousseau, n’est point l’utopie, mais la pratique raisonnée d’une éducation domestique pour l’époque où Fénelon écrivait. On y sent le tact parfait d’un homme qui n’écrit pas pour être lu, mais pour profiter aux familles.

VIII §

Fénelon entremêlait à ces travaux et à ces devoirs de sa profession des correspondances intimes, pleines d’onction sainte et d’enjouement avec ses amis. Il en avait déjà un grand nombre ; le plus cher et le plus assidu était le jeune abbé de Langeron. Bossuet était pour lui plus qu’un ami, c’était un maître ; mais un maître chéri autant qu’admiré.

Fénelon, l’abbé Fleury, l’abbé de Langeron, l’élite de l’Église et de la littérature sacrée suivaient Bossuet dans sa retraite de Germigny ; ils partageaient ses loisirs sévères, ils recevaient les confidences de ses sermons, de ses oraisons funèbres, de ses traités de polémique ; ils lui soumettaient leurs essais, ils s’enrichissaient de ses entretiens familiers, dans lesquels cet homme de premier mouvement était plus sublime encore que dans sa chaire, parce qu’il était plus naturel.

Ce furent les plus belles années de Fénelon ; il était loin de supposer que les foudres sortiraient bientôt pour lui de ce cénacle où il ne respirait que la paix, la modestie et le bonheur.

IX §

La révocation de l’édit de Nantes venait de frapper la liberté de conscience en rompant le traité de paix, entre les religions, promulgué avec Henri IV. Trois cent mille familles étaient expulsées, dépouillées, privées de leurs enfants, des milliers d’autres familles, dans les provinces protestantes, étaient contraintes, moitié par la persuasion commandée, moitié par la violence imposée, à désavouer la religion du roi.

Bossuet approuvait ces croisades intérieures contre la réforme. Le but légitimait à ses yeux et sanctifiait même les moyens.

Des missionnaires, appuyés de troupes et de geôliers, parcouraient les provinces, imposant la foi, convertissant les faibles, sévissant contre les obstinés. Les parties du royaume, où le protestantisme avait laissé le plus de racines, n’étaient qu’un vaste champ de bataille après la victoire, où des commissions ecclésiastiques ambulantes armées à la fois de la parole et du glaive, ramenaient tout par le zèle, par la séduction ou par la terreur, à l’unité de la foi.

X §

Bossuet était le ministre intime de cet empire sur les consciences. L’évêque de Meaux s’imposait à Rome par ses services à l’Église, à laquelle il conquérait par la main du roi la France protestante au catholicisme ; il s’imposait à Versailles par son ascendant à Rome, au monde, par la sublimité de son génie.

Une persécution dont deux siècles n’ont pu effacer l’effroi dans la mémoire de ces provinces, consternait une partie du Languedoc et du Vivarais. L’excès des sévices criait vengeance. Ce cri des victimes commençait à importuner la cour ; on voulait l’apaiser, non par des libertés rendues à la conscience des peuples, mais par des ministres plus insinuants et plus humains.

XI §

Bossuet jeta les yeux sur Fénelon. Celui-ci, qu’il présenta pour la première fois à Louis XIV, ne demanda pour toute grâce au roi que de désarmer la religion de toute force coercitive, d’éloigner les troupes des provinces qu’il allait visiter, et de laisser la parole, la charité et la grâce opérer seules sur les convictions qu’il voulait éclairer et non dompter. Louis XIV fut charmé de l’extérieur, de la modestie, de l’éloquence naturelle du jeune prêtre. Il lui confia les missions du Poitou.

Fénelon s’adjoignit, pour cette œuvre, l’abbé Langeron et l’abbé Fleury. Il ne tarda pas à pacifier les esprits, et obtint des abjurations libres. Accusé d’indulgence par les agents de la persécution : « Si l’on veut, écrivit-il à Bossuet, leur faire abjurer le christianisme et adopter le Coran, il n’y a qu’à leur renvoyer les dragons. — Continuez à faire venir des blés, écrit-il ailleurs aux ministres du roi, c’est la controverse la plus persuasive pour eux… Les peuples ne se gagnent que par la parole. Il faut leur trouver autant de douceurs à rester dans le royaume, que de périls à en sortir. »

XII §

À son retour du Poitou, Fénelon fut désigné au roi, par le duc de Beauvillers et par madame de Maintenon, pour précepteur du duc de Bourgogne, son petit-fils. L’amitié eut la première pensée de Fénelon après son élévation. Il fit nommer l’abbé Fleury sous-précepteur, et l’abbé de Langeron lecteur du jeune prince. L’abbé de Beaumont, son neveu, fut associé comme sous-précepteur à l’abbé Fleury.

Le jeune disciple, par son caractère, donnait autant à redouter qu’à espérer de sa nature. Dur, colère jusqu’aux emportements contre les choses inanimées, incapable de souffrir la moindre contradiction, opiniâtre à l’excès, passionné pour tous les plaisirs, la bonne chère, la chasse, la musique, le jeu, où il ne pouvait supporter d’être vaincu ; il ne regardait les hommes que comme des atomes, avec qui il n’avait aucune ressemblance, quels qu’ils fussent. L’esprit, la pénétration brillaient en lui de toutes parts jusque dans ses violences ; ses reparties étonnaient, ses réponses tendaient toujours au juste et au profond ; il se jouait des connaissances les plus abstraites ; l’étendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses et l’empêchaient de se fixer sur une seule chose à la fois. Tel était l’enfant qu’on donnait à transformer à Fénelon. Le roi, madame de Maintenon et le duc de Beauvillers avaient été admirablement servis par le hasard ou par le discernement, en rencontrant et en choisissant un tel maître pour un tel disciple.

Fénelon avait reçu de la nature les deux dons les plus nécessaires à ceux qui enseignent : le don d’imposer et le don de plaire. Il ne tarda pas à captiver la cour tout entière, à l’exception des envieux et du roi, qui avait contre le génie les préventions du plus simple bon sens, et qui n’aimait pas qu’on regardât trop un autre homme que lui dans sa cour.

Lamartine.

FIN DU CLXVIIe ENTRETIEN.

CLXVIIIe entretien.
Fénelon
(suite) §

XIII §

Fénelon se renferma dans la délicate fonction de sa charge : il parvint à persuader son jeune disciple, parce qu’il parvint à s’en faire aimer ; il fut aimé parce qu’il aima lui-même.

XIV §

Ce fut dans les studieux loisirs de cette éducation royale qui portait forcément son esprit sur la philosophie des sociétés, que Fénelon composa secrètement en poëme le code moral et politique des gouvernements.

Nous parlons de Télémaque. Le Télémaque, c’est Fénelon tout entier pour la postérité. Le monde entier connaît ce poëme. Chrétien d’inspiration, il est païen de forme. Malgré ce vice de composition, c’est le plus beau traité d’éducation et de politique qui existe dans les temps modernes, et ce traité a de plus le mérite d’être en même temps un poëme. Il enseigne, il intéresse et il charme. La mélodie des vers lui manque, il est vrai.

Fénelon n’avait pas assez d’énergie dans l’imagination pour exercer sur ses pensées cette pression du style qui les incruste dans le rhythme et qui solidifie, pour ainsi dire, la parole et l’image en les jetant dans le moule des vers ; mais sa prose, aussi poétique que la poésie, si elle n’a pas toute la perfection, toute la cadence et l’harmonie de la strophe, en a cependant le charme. Cette poésie dure moins, mais lasse moins que celle d’Homère et de Virgile. Si elle n’a pas l’éternité du métal, elle n’en a pas non plus le poids ; l’esprit et les sens du vulgaire la supportent avec moins d’effort. Fénelon et Chateaubriand sont aussi poëtes par le sentiment et par l’image, c’est-à-dire par ce qui est de l’essence de la poésie, que les plus grands poëtes ; seulement ils ont parlé au lieu de chanter leur poésie.

La véritable imperfection de ce beau livre, ce n’est pas d’être écrit en prose, c’est d’être une copie de l’antiquité, au lieu d’être une création moderne. On croit lire une traduction d’Homère ou une continuation de l’Odyssée par un disciple égal au maître. C’est un jeu de l’esprit, un déguisement de l’imagination moderne, sous des fictions et sous des vêtements mythologiques ; on y sent l’imitation sublime, mais l’imitation en toutes les lignes ; Fénelon n’y est qu’un Homère dépaysé dans un autre peuple et dans un autre âge, chantant les fables à des générations qui n’y croient plus : là est le vice du poëme, mais c’était celui du temps.

Mais ce défaut expliqué ou excusé, l’œuvre de Fénelon n’est pas moins sublime.

Le poëte suppose que le jeune Télémaque, fils d’Ulysse et de Pénélope, conduit par la Sagesse sous la forme d’un vieillard nommé Mentor, navigue sur toutes les mers de l’Orient à la recherche d’Ulysse, son père, que la colère des dieux repousse pendant dix ans de la petite île d’Ithaque, son royaume. Télémaque, pendant ce long voyage, tantôt heureux, tantôt traversé par le destin, aborde ou échoue sur mille rivages, assiste à des civilisations diverses, expliquées par son maître Mentor, court des dangers, éprouve des passions, est exposé à des piéges d’orgueil, de gloire, de volupté, en triomphe avec l’aide de cette Sagesse invisible qui le conseille et le protége, se mûrit par les années, se corrige par l’expérience, devient un prince accompli, et voyant régner, dans les contrées qu’il parcourt, tantôt de bons rois, tantôt des républiques, tantôt des tyrannies, reçoit, par l’exemple, des leçons de gouvernement qu’il appliquera ensuite à ses peuples.

XV §

Mais le Télémaque était encore le secret de Fénelon ; il l’écrivait dans le palais de Louis XIV. Il devait le dérober aux yeux du roi et des courtisans jusqu’à la fin de ce règne.

Dans ce livre était une terrible accusation : il la réservait pour l’époque où le duc de Bourgogne atteindrait à la maturité des années et s’approcherait des degrés du trône. C’était la confidence scellée, qui resterait ignorée à jamais jusque-là entre le maître et le disciple. Peut-être aussi ce livre était-il destiné à être, au moment de l’avénement du jeune prince à la couronne, la proclamation d’une politique nouvelle, le programme d’un gouvernement fénelonien ; c’était aussi une sorte de candidature indirecte au rôle de premier ministre, dont Fénelon pouvait avoir le pressentiment sans s’en avouer à lui-même l’ambition.

XVI §

Mais l’envie commençait à percer l’ombre dans laquelle il se renfermait. On s’inquiétait de l’influence qu’il exerçait, non plus comme maître, mais comme ami, sur son élève. Celle qu’il conquérait tous les jours sur madame de Maintenon, par l’attrait de son entretien, ne portait pas moins d’ombrage à la cour. La correspondance entre madame de Maintenon et lui était aussi fréquente que l’intimité. Ses lettres ne déguisaient pas la hardiesse des conseils que Fénelon donnait à la femme qui conseillait à son tour le roi, il l’encourageait même à régner.

Cette correspondance et cette intimité pieuse entre madame de Maintenon et Fénelon lui conquérait l’attrait et le cœur de celle qui régnait à la cour.

XVII §

Louis XIV récompensa Fénelon de ses succès dans l’éducation de son petit-fils par le don de l’abbaye de Saint-Valéry ; le roi lui annonça lui-même cette faveur et s’excusa gracieusement de ce qu’elle était si tardive et si disproportionnée à ses services. Tout commençait à sourire à Fénelon : le cœur de madame de Maintenon semblait lui ouvrir celui de la cour.

XVIII §

Mais un piége était sur la route de Fénelon. Ce piége, il le portait en lui-même : c’était sa belle âme et sa poétique imagination.

Il y avait alors à Paris une jeune, belle et riche veuve, madame Guyon, douée d’une beauté rêveuse et mélancolique, d’une âme passionnée et d’une imagination qui cherchait l’amour jusque dans le ciel.

L’évêque de Genève, qui connaissait le nom, l’esprit, la fortune, la piété célèbre déjà de la jeune veuve, s’était empressé de donner à madame Guyon la direction, à Gex, d’un couvent de jeunes filles converties, par ses soins, du schisme de Calvin. Madame Guyon avait demandé, pour supérieur de son monastère, le père Lacombe, qu’elle avait connu à Paris avant son mariage.

L’intimité de la veuve et du religieux, consacrée par la communauté de séjour et de piété, s’était exaltée jusqu’à l’extase. L’imagination enflammée de la femme avait bientôt dépassé celle du religieux. Ce commerce mystique avait paru suspect aux hommes simples. L’évêque s’en était ému ; il avait relégué le religieux disgracié à Thonon, autre petite ville de son diocèse.

Madame Guyon n’avait pas tardé d’y suivre son ami spirituel. Retirée à Thonon, dans un couvent d’Ursulines, elle entretenait avec le père Lacombe des relations extatiques qui maintenaient son empire sur son esprit faible, asservi et charmé. De là elle alla répandre ses effusions d’amour pour Dieu à Grenoble. Enfin, espérant trouver de l’autre côté des Alpes l’imagination italienne plus inflammable au feu de ses nouvelles doctrines, elle envoya son disciple Lacombe prêcher sa foi à Verceil, en Piémont, et l’y suivit encore. Elle erra ainsi avec lui pendant plusieurs années de Gex à Thonon, à Grenoble, à Verceil, à Turin et à Lyon, laissant partout le monde indécis entre l’admiration et le scandale.

XIX §

Au retour de ce long pèlerinage, madame Guyon fit imprimer à Lyon une explication du Cantique des cantiques de Salomon, et quelques autres écrits sur la contemplation. Ces doctrines, renouvelées de Platon et des premiers contemplateurs chrétiens, consistaient à recommander aux âmes pieuses, comme type de perfection, un amour de Dieu pour lui-même, désintéressé de toute récompense comme de toute crainte. L’Église s’émut de ces doctrines. Madame Guyon et le père Lacombe, qui venait de rentrer à Paris, furent arrêtés. Le religieux, interrogé, jeté à la Bastille, fut enfin renfermé au château de Lourdes, dans les Pyrénées, pour y languir pendant de longues années d’expiation. Madame Guyon, enfermée de son côté dans un monastère de la rue Saint-Antoine, subit les interrogatoires sévères de l’Église, et se lava victorieusement de toutes les accusations de scandale et d’impiété. Elle devint l’édification du couvent qui lui servait de prison. Madame de Maintenon, intercédée en sa faveur, lui fit rendre la liberté. Madame Guyon courut rendre grâces à sa libératrice qui, subissant la fascination générale, la rapprocha d’elle comme un foyer de piété, d’éloquence et de grâce. Elle l’introduisit à Saint-Cyr, maison où elle avait rassemblé l’élite des jeunes filles nobles du royaume. Ce fut là que Fénelon rencontra madame Guyon. La conformité de tendresse et d’exaltation de ces deux âmes également religieuses, ne tarda pas à établir entre Fénelon et madame Guyon un commerce spirituel où il n’y eut de séduction que la piété et de séduit que l’enthousiasme.

XX §

Cependant le bruit des nouveautés qui couvaient à Saint-Cyr et à Versailles entre madame Guyon et l’abbé de Fénelon et qui ravissaient les âmes ardentes, était parvenu à l’archevêque de Paris, à Bossuet et à l’évêque de Chartres, directeur de madame de Maintenon.

Ces trois prélats dénoncèrent Fénelon comme fauteur dangereux d’idées inexpérimentées ou téméraires, qu’il fallait, pour la paix de la religion, éloigner du roi et de son petit-fils.

Bourdaloue, orateur célèbre et vénéré de la chaire, consulté sur ces doctrines, répondit avec la même austérité. « Le silence sur ces matières, dit-il dans sa lettre, est le meilleur gardien de la paix. Il n’en faut parler que dans le secret de la confidence avec ses directeurs spirituels. » La sourde conspiration des esprits sévères couva ainsi contre Fénelon longtemps avant d’éclater.

Bossuet, au commencement de cette querelle, chercha plutôt à l’étouffer qu’à l’envenimer. Il traita les visions de madame Guyon comme les erreurs d’un esprit malade ; il reçut avec indulgence les explications de cette femme célèbre et ses regrets des troubles qu’elle excitait involontairement dans les âmes. Il se chargea d’examiner à loisir ses écrits et de porter un arrêt suprême auquel elle se soumettrait avec une déférence volontaire.

Il fit ce qu’il avait promis de faire ; il lut et censura les livres de madame Guyon. Il lui écrivit pour lui indiquer, avec une bonté divine, les passages scandaleux pour la raison ou dangereux pour la morale.

Il s’entretint confidentiellement avec Fénelon des aberrations de son ami spirituel et le conjura de les condamner avec lui. Fénelon, sûr de l’orthodoxie de madame Guyon, et touché des persécutions qui la menaçaient, la justifia devant Bossuet avec plus de magnanimité que de politique. Il se refusa à condamner, comme théologien, ce qu’il admirait comme homme, comme poëte et comme ami. Bossuet fut contristé.

XXI §

Le roi, qui se mêlait de théologie, sans rien comprendre que la discipline et l’autorité infaillible, témoigna son mécontentement. Madame de Maintenon, tremblant de se compromettre aux yeux du roi, se hâta de désavouer ses amis et de retirer ses faveurs. Elle pressa la nomination d’un tribunal de docteurs pour juger les questions et pour la décharger d’une responsabilité qui lui pesait dans cette affaire.

Les conférences s’ouvrirent. Bossuet les dominait ; étranger à ces susceptibilités, il priait encore Fénelon de l’initier à ces exaltations mystiques qu’il appelait d’amoureuses extravagances. Fénelon analysait pour Bossuet ces livres français, espagnols ou italiens, où madame Guyon avait puisé ses propres enthousiasmes. Madame de Maintenon, craignant que Fénelon ne se trouvât compromis dans ces réprobations de l’Église de Paris, et arraché ainsi à la cour, employa pour le détacher de madame Guyon la séduction de la faveur royale. Le roi le nomma archevêque de Cambrai. À ce titre, madame de Maintenon espérait le faire associer lui-même aux évêques qui jugeaient madame Guyon, et le contraindre à réprouver ainsi comme pontife, ce qu’il avait admiré comme ami.

Fénelon s’alarma au premier moment d’une dignité qui devait l’enlever à son élève. Il représenta au roi que la première dignité à ses yeux était la tendresse qui l’attachait à son petit-fils, et qu’il ne changerait volontairement contre aucune autre. « Non, lui répondit avec bonté Louis XIV, j’entends que vous restiez en même temps précepteur de mon petit-fils. La discipline de l’Église ne vous impose que neuf mois de résidence dans votre diocèse ; vous donnerez vos trois autres mois à vos élèves ici : et vous surveillerez de Cambrai leur éducation pendant le reste de l’année, comme si vous étiez à la cour. »

XXII §

Fénelon se dépouilla contre l’usage d’une abbaye qu’il possédait et résista aux instances et aux exemples qui l’encourageaient à garder ces richesses de l’Église. Le roi l’adjoignit aux évêques qui scrutaient les doctrines de madame Guyon. Mais déjà la conférence était dissoute, et Bossuet, seul rapporteur et seul oracle, rédigeait à part le jugement. Fénelon, après en avoir discuté et fait modifier les termes dans un sens qui excluait toute application de la censure à la personne de madame Guyon, signa l’exposé des principes purement théologiques de cette déclaration. La paix semblait tellement cimentée entre ces deux oracles de la foi, en France, que Bossuet voulut présider lui-même, comme pontife consécrateur, à l’élévation ecclésiastique de son disciple et ami.

Le roi, son fils, son petit-fils, la cour entière assistèrent dans la maison de madame de Maintenon, à Saint-Cyr, à la cérémonie où le génie de l’éloquence consacrait le génie de la poésie.

XXIII §

Mais à peine la paix était-elle rétablie par l’intervention de madame de Maintenon entre Bossuet et Fénelon, que de nouvelles causes de discussion s’élevèrent entre eux. Madame Guyon s’évada secrètement du couvent où Bossuet lui avait offert un asile sûr et affectueux à Meaux. Ce dernier sollicita du roi l’arrestation de madame Guyon. Le roi la fit découvrir dans Paris et enfermer dans une maison de fous. Fénelon, alors à Cambrai, apprit avec douleur que son amie venait d’être transférée à Vincennes. On la transféra, après plusieurs interrogatoires, dans une maison cloîtrée de Vaugirard, sous la surveillance du curé de Saint-Sulpice.

XXIV §

Fénelon, placé par la rigidité de ses adversaires entre le crime de condamner ce qu’il croyait innocent et le danger de susciter sur sa propre tête les foudres de Bossuet, et pour enlever à celui-ci tout prétexte aux incriminations, écrivit son livre des Maximes des Saints.

C’était la justification, par les textes tirés des livres et des opinions même des oracles de l’Église, de l’amour désintéressé de Dieu.

Il soumit humblement, page par page, son manuscrit à la censure de monseigneur de Noailles, successeur de M. de Harlay, archevêque de Paris, qui l’engagea à ne le communiquer qu’à ses théologiens, sans en parler à Bossuet.

Celui-ci s’indigna au bruit de la prochaine publication d’un livre dont on lui avait dérobé le secret. La justification de Fénelon parut un crime contre l’autorité de l’oracle de l’Église de France. Le roi prit parti pour le chef de l’épiscopat. Tout le monde s’éloignait de Fénelon. Il était à Versailles aussi isolé qu’à Cambrai, attendant chaque jour l’ordre de s’éloigner de la cour. Ce fut dans cette angoisse qu’un incendie dévora son palais épiscopal de Cambrai, les meubles, les livres, les manuscrits qu’il contenait. Il reçut ce coup avec sa sérénité habituelle. « J’aime mieux, dit-il à l’abbé de Langeron qui accourut pour lui apprendre ce malheur, que le feu ait pris à ma maison plutôt qu’à la chaumière d’une pauvre famille. »

Cependant Bossuet fulminait de sévères censures contre le livre de Fénelon, à qui le roi enjoignit de quitter Versailles et de se rendre à Cambrai, sans s’arrêter à Paris. Il lui fut défendu d’aller à Rome solliciter un jugement du pape sur ces doctrines, et le roi écrivit au souverain pontife pour lui demander une condamnation de l’archevêque de Cambrai, s’engageant à la faire exécuter par toute son autorité royale.

XXV §

La séparation de Fénelon et du duc de Bourgogne, son élève, déchira les deux cœurs. Le duc de Bourgogne se jeta en vain aux pieds du roi, son aïeul : « Non, mon fils, répondit le roi, je ne suis pas maître de faire de ceci une affaire de faveur. Il s’agit de la sûreté de la foi ; Bossuet en sait plus dans cette matière que vous et moi. » Madame de Maintenon affligée, mais d’autant plus inexorable qu’elle avait été plus complice, refusa de recevoir Fénelon.

Arrivé dans son diocèse, Fénelon se livra tout entier à la charité et à l’étude. De cette solitude sortirent des milliers de pages où respirent le génie littéraire de la plus pure antiquité et le génie moderne du christianisme, qui parlent de la divinité avec une admirable puissance d’esprit et de langage, souvent avec le plus tendre enthousiasme. On y sent une prière, une adoration perpétuelle sous chaque parole, comme la chaleur sous la vie. On peut dire que Fénelon ne pouvait parler de Dieu sans prier.

XXVI §

Bossuet, de son côté, avait envoyé à Rome un de ses neveux pour solliciter les foudres de l’Église contre Fénelon. L’abbé Bossuet ne cessait de répandre à Rome, sur les doctrines et le caractère de Fénelon, les ombres de la calomnie. Ce futur janséniste poussait le zèle de secte et de famille jusqu’à appeler dans sa correspondance Fénelon : « cette bête féroce ! »

Pendant ces négociations, la calomnie, à Rome et à Paris, poursuivait l’animosité par les mêmes moyens, la flétrissure des mœurs de madame Guyon, afin de faire rejaillir cette flétrissure, non-seulement sur la doctrine, mais sur la vertu de l’archevêque de Cambrai.

La tête du religieux Lacombe, enfermé dans les cachots du château de Lourdes, s’était affaiblie et égarée par la torture de l’isolement. Il avait fini par écrire à l’évêque de Tarbes des lettres dans lesquelles il semblait confesser des relations coupables avec madame Guyon.

XXVII §

Aussitôt qu’on eut connaissance à Paris de ces aveux du délire, on fit transférer le religieux au château de Vincennes. Là il écrivit, sous l’insinuation, sous la contrainte, à madame Guyon une lettre où il l’exhortait, comme sa complice, à confesser leurs égarements et à se repentir. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, lut cette lettre à madame Guyon et la somma d’avouer les désordres confessés par le religieux. Celle-ci se souleva contre une telle horreur et fut transférée, pour subir une plus étroite captivité, à la Bastille, où elle persista dans son innocence et dans son supplice. On s’empressa néanmoins d’envoyer ces lettres infamantes à Rome, pour y ternir celui qu’on voulait perdre.

Le cardinal de Noailles, Bossuet, madame de Maintenon elle-même, sur la foi de ces rêves d’un insensé, ne doutèrent plus du crime du religieux et de madame Guyon.

« Ces lettres, écrivait l’abbé Bossuet à son oncle, feront plus d’impression que vingt démonstrations théologiques. »

La démence du religieux ne tarda pas à éclater. On le jeta dans une loge d’aliénés, où il mourut dans le délire.

On fut forcé de reconnaître que Fénelon n’avait jamais vu ce religieux et n’avait entretenu aucune correspondance avec lui. On se vengea de cette déception de l’animosité par l’expulsion de tous les amis de Fénelon de la cour du duc de Bourgogne.

XXVIII §

Fénelon montra bientôt, dans cette crise de sa vie, que son âme était supérieure encore à son esprit.

Cependant la condamnation du livre des Maximes n’arrivait pas. Rome hésitait, le pape Innocent XII dissimulait mal sa conviction secrète de l’innocence de Fénelon, de la pureté de ses mœurs, du charme de ses vertus. Les cardinaux chargés d’examiner son livre se partageaient en nombre égal pour et contre. Bossuet et Louis XIV intervinrent et dictèrent l’arrêt par une lettre impérative au souverain pontife.

Pendant que cette objurgation au pape partait, Louis XIV, devançant la condamnation, se faisait apporter solennellement le tableau des officiers de la maison du duc de Bourgogne, effaçait, de sa propre main, le nom de Fénelon du rang de précepteur, supprimait ses appointements et faisait fermer sa chambre à Versailles. Enfin la condamnation obtenue avec tant de peine de la justice et de la bonté d’Innocent XII arriva à Paris avec un cri de joie des ennemis de Fénelon à Rome.

XXIX §

Au moment où celui-ci reçut à Cambrai la première nouvelle de sa condamnation, il allait monter dans sa chaire pour parler au peuple sur un sujet sacré qu’il méditait depuis quelques jours. Il n’eut pas le temps d’échanger une seule parole avec son frère, qui lui avait apporté le coup pour l’adoucir. Les assistants ne le virent ni rougir, ni pâlir à cette douleur. Il s’agenouilla seulement un moment, le front dans ses mains, pour changer le sujet et le plan de son discours, et, se relevant avec la sérénité de son inspiration ordinaire, il parla avec une onction pénétrante sur la soumission sans réserve, due dans toutes les conditions de la vie, à la légitime autorité de ses supérieurs.

Le bruit de sa condamnation, répandu de bouche en bouche par des chuchotements dans sa cathédrale, attirait tous les regards sur lui, et sa résignation invitait aux larmes.

Sa peine n’était pas dans son orgueil, elle était dans son incertitude de conscience, il avait remis sa conscience à l’Église, elle avait prononcé ; il crut entendre la voix de Dieu et il s’inclina sous l’arrêt.

« L’autorité a déchargé ma conscience, écrivait-il le soir même de ce jour ; il ne me reste plus qu’à me soumettre et me taire, et à porter en silence mon humiliation. Oserais-je vous dire que c’est un état qui porte avec soi sa consolation pour un homme droit qui ne tient pas au monde ? Il en coûte sans doute à s’humilier ; mais la moindre résistance coûterait cent fois davantage à mon cœur. »

XXX §

Le lendemain, il publia une déclaration à ses diocésains, dans laquelle il s’accuse lui-même d’erreur dans son livre des Maximes des Saints. « Nous nous consolons, dit-il dans cette déclaration, de ce qui nous humilie, pourvu que le ministère de la parole que nous avons reçu du Seigneur pour votre sanctification n’en soit pas affaibli, et que l’humiliation du pasteur profite en grâce et en fidélité au troupeau. »

Sans doute l’arrêt officiel de Rome ne changea pas au fond de son cœur ses sublimes convictions sur l’amour désintéressé et absolu de Dieu : il ne crut pas s’être trompé dans ce qu’il sentait ; mais il crut s’être égaré dans ce qu’il avait exprimé ; il crut surtout que l’Église voulait imposer le silence sur des subtilités qui peuvent troubler les âmes et embarrasser son gouvernement, et il acquiesça avec bonne foi et avec humilité à ce silence.

Cette humilité et ce silence, qui édifièrent le monde, irritèrent davantage ses ennemis. Ils voulaient un hérésiarque à foudroyer, Fénelon ne leur offrait qu’une victime à admirer.

« On est très-étonné, s’écrie Bossuet lui-même, que Fénelon, si sensible à son humiliation, le soit si peu à son erreur. Il veut qu’on oublie tout, excepté ce qui l’honore. Tout cela est d’un homme qui veut se mettre à couvert de Rome, sans avoir aucune vue du bien ! »

Le génie de ce grand homme ne sert ici qu’à illustrer sa haine ; il l’emporta au tombeau. Sa mort suivit de près son triomphe. « Je l’ai pleuré devant Dieu, et j’ai prié pour cet ancien maître de ma jeunesse, écrit alors Fénelon ; mais il est faux que j’aie fait célébrer ses obsèques dans ma cathédrale, et que j’aie prononcé son oraison funèbre. De pareilles affectations, vous le savez, ne sont pas dans mon âme. »

La persécution de Bossuet contre le plus doux des disciples a entaché sa mémoire. Rien ne reste impuni, même sur la terre, des faiblesses du génie.

L’ardeur du zèle pour l’unité de foi dans le pontife n’excuse pas la cruauté du polémiste dans la dispute. Bossuet était un prophète biblique, Fénelon un apôtre de l’Évangile : l’un tout terreur, l’autre tout charité. Tout le monde envie Bossuet comme écrivain ; qui voudrait lui ressembler comme homme ? C’est l’expiation des hommes supérieurs qui ne surent pas aimer, de n’être pas aimés après eux dans leur gloire.

XXXI §

Madame Guyon, cause de toutes ces agitations, sortit de Vincennes après la mort de Bossuet, et vécut reléguée en Lorraine chez une de ses filles. Elle y mourut, de longues années après, dans une renommée de piété et de vertu qui ne se démentit jamais et qui justifie l’estime de Fénelon.

Tout semblait pacifié et tout promettait à Fénelon un retour prochain auprès de son élève, le duc de Bourgogne, que les années rapprochaient du trône, quand l’infidélité d’un copiste, qui livra aux imprimeurs de Hollande un manuscrit de Télémaque, rejeta pour jamais l’auteur dans la disgrâce de la cour et dans la colère du roi. Télémaque, ainsi dérobé, éclata comme une révélation et courut avec la rapidité de la flamme. Le temps l’appelait : les chances de la gloire, de la tyrannie, de la servitude et des malheurs des peuples à la suite des guerres de Louis XIV, avaient soufflé dans toutes les âmes, en Europe, une sorte de pressentiment de ce livre. C’était la vengeance des peuples, la leçon des rois, l’inauguration de la philosophie et de la religion dans la politique. Une poésie éclatante et harmonieuse y servait d’organe à la vérité, et même à l’illusion. Tout fit écho à cette douce voix d’un pontife législateur et poëte, qui venait instruire, consoler et charmer le monde. Les presses de la Hollande, de la Belgique, de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre, ne pouvaient suffire à multiplier les exemplaires du Télémaque au gré de l’avidité des lecteurs. Ce fut en peu de mois l’évangile de l’imagination moderne : il fut classique en naissant.

Le bruit en vint à Louis XIV. Ses courtisans, en lui montrant son image dans le faible et dur Idoménée, fléau de ses peuples, lui dirent « qu’il fallait être son ennemi pour avoir peint un pareil portrait. » On vit une satire sanglante des princes et du gouvernement dans les récits et dans les théories du païen. La malignité publique se complut à voir la figure du roi, des princes, des ministres, des favoris et des favorites, dans les personnages dont Fénelon avait composé ses tableaux. Ces portraits, composés ainsi dans le palais de Versailles, sous les auspices de la confiance que le roi avait placée dans le précepteur de son héritier, parurent une trahison domestique. Les beaux rêves de Fénelon, en contraste avec les sombres réalités de la cour et avec les tristesses de son déclin, se levèrent comme autant d’accusations contre le monarque. La témérité, la noirceur et l’ingratitude furent imputées à l’imagination d’un poëte, qui n’avait d’autre tort que d’avoir rêvé et peint plus beau que nature. L’antipathie naturelle de Louis XIV contre Fénelon devint de l’indignation et du ressentiment. Quand on compare le règne et le poëme, on ne peut ni s’étonner ni accuser le roi d’injustice.

Pour l’auteur, dans sa conscience, la publication imprévue de son poëme lui causa autant de trouble que de douleur. Il y vit sa condamnation certaine à un éternel exil, et sa situation d’ennemi public dans une cour qui ne lui pardonnerait jamais.

Il ne se trompait pas. Le soulèvement de la cour contre lui fut soudain. Elle déguisa mal la colère sous le dédain.

« Ce livre de Fénelon, dit Bossuet, qui vivait encore à l’époque de son premier bruit, est un roman. Ce livre partage les esprits : la cabale l’admire, le reste du monde le trouve peu sérieux et peu digne d’un prêtre. »

Il fut convenu à la cour qu’on ne prononcerait pas le titre devant le roi : il le crut oublié, parce qu’il l’oubliait lui-même. Seize ans après que Télémaque, imprimé sous toutes les formes et traduit en toutes les langues, inondait l’Europe, les orateurs à l’Académie française, en parlant des œuvres littéraires du temps, se taisaient sur le livre en possession du siècle et de la postérité.

XXXII §

Cette colère de la cour consterna l’âme du duc de Bourgogne, que la séparation, l’injustice et l’adversité attachaient davantage à son maître. Ce prince, pour échapper à la jalouse tyrannie de son grand-père, était obligé de faire un mystère de son attachement à Fénelon et de cacher, comme un crime d’État, sa rare correspondance avec son ami.

« Enfin, lui écrit le jeune prince, je trouve une occasion de rompre le silence que je suis contraint de garder depuis quatre ans. J’ai souffert bien des maux ; mais un de mes plus grands était de ne pouvoir vous dire ce que je sentais pour vous pendant ce temps, et que mon amitié augmentait par vos malheurs, au lieu d’en être refroidie…

« … Ne montrez cette lettre à personne au monde, excepté à l’abbé de Langeron, car je suis sûr de son secret. Ne me faites pas de réponse… »

Fénelon répondait de loin en loin par des lettres où les conseils de l’homme de piété et de l’homme d’État étaient pénétrés de l’onction d’une tendresse paternelle.

« Je ne vous parle que de Dieu et de vous, écrivait-il, il n’est pas question de moi. Dieu merci, j’ai le cœur en paix. Ma plus rude croix est de ne plus vous voir, mais je vous porte sans cesse devant Dieu dans une présence plus intime que celle des sens. Je donnerais mille vies comme une goutte d’eau, pour vous voir tel que Dieu vous veut. »

XXXIII §

Le duc de Bourgogne en allant prendre le commandement de l’armée de Flandre, dans la campagne de 1708, passa par Cambrai.

Le roi lui défendit non-seulement d’y coucher, mais de s’y arrêter même pour manger ; il lui fut interdit de sortir de sa chaise.

L’archevêque se trouva à la poste, il s’approcha de la chaise de son pupille, dès qu’il arriva. Le jeune prince ne put retenir sa joie, en apercevant son précepteur ; il l’embrassa à plusieurs reprises ; on ne fit que relayer, mais sans se presser : nouvelles embrassades et on partit.

C’est à Cambrai, pendant les tristes années où l’Europe liguée faisait expier à Louis XIV l’éclat dominateur, les longues prospérités, la gloire hautaine de tout son règne, qu’il faut surtout admirer Fénelon.

C’est surtout au milieu des complications de la guerre malheureuse dont son diocèse est le théâtre et la victime que sa figure devient la plus touchante personnification de la charité. Des traits charmants, ramenés chaque jour par les misères qui les multiplient en se multipliant, font bénir le nom de Fénelon et surtout sa présence.

Pendant l’hiver et pendant la disette de 1709, cette charité s’exerça avec un zèle plus actif et sous les formes les plus diverses, pour répondre à la triple épreuve de la guerre, du froid et de la famine. Les désastres s’étaient accumulés. Les places fortifiées avec tant de soin par la prudence du roi étaient au pouvoir de l’ennemi. Les troupes, mal payées, désapprenaient l’obéissance et la discipline, comme elles avaient désappris la victoire. Le trésor était vide ; la rigueur de l’hiver avait partout stérilisé les semences confiées à la terre. Les hommes mouraient de froid. L’été venu on vit mourir de faim, une poignée d’herbe à la bouche. Dans un grand nombre de villes et de provinces, des séditions étonnèrent ce règne, qui trouvait tout prosterné devant lui. Les exécutions répondirent aux égarements de la misère. La paix, qu’il n’avait jamais su garder, fuyait maintenant les sollicitations humiliées de Louis XIV.

XXXIV §

Le palais épiscopal de Cambrai fut l’asile de tous les malheurs. Quand il devint trop étroit, Fénelon leur ouvrit son séminaire et loua des maisons dans la ville. Des villages entiers, ruinés par les gens de guerre, venaient se réfugier auprès de lui. Ces pauvres gens étaient reçus comme des enfants, dont les plus malheureux avaient droit aux premiers soins.

D’un autre côté, généraux, officiers, soldats malades ou blessés, étaient apportés à cette vaillante charité qui ne compta jamais les misères devant elle.

Fénelon se donne aux malheureux ; il fait mieux que les secourir et les soigner, il vit avec eux. Chez lui, dans les hôpitaux, par la ville, il est partout où sa présence est bonne. Ni misères rebutantes, ni maladies infectes ne l’arrêtent. Après ce que lui inspire le plus ardent désir de soulager ceux qui souffrent, il a mieux que le remède ou l’aumône, il a son regard, un mot tendre, un soupir, une larme. Il pense à tout, il pourvoit à tout, il descend au plus petit détail. Rien ne lui semble au-dessous de ses soins, mais rien ne le surcharge. Ce n’est là que l’exercice naturel de son cœur. Il conserve une entière liberté d’esprit. Il prie, il médite comme un solitaire derrière le cloître. Comme un homme qui occupe ses loisirs, il entretient une correspondance étendue avec les hommes les plus considérables et souvent sur les affaires les plus épineuses ou les questions les plus ardues. Évêque et théologien, il compose plusieurs ouvrages, instructions et mémoires sur les sujets difficiles qui, en ce moment même, occupent l’Église de France. Ses forces et ses ressources semblent intarissables. Sévère et retranché pour lui-même, il mange seul et ne vit que de légumes.

XXXV §

Le culte et la vénération que son nom inspirait traversaient ces lignes ennemies que nos armes ne savaient plus rompre. Seul et sans protection, il pouvait parcourir son diocèse. On vit la plus décriée de toutes les troupes, les hussards impériaux, l’accompagner et s’improviser en escorte pour lui dans une de ses courses pastorales. Les terres qui lui appartenaient, respectées par les ennemis, devenaient un refuge pour les paysans du voisinage qui, à l’approche des gens de guerre, y couraient avec leurs familles et tout ce qu’ils pouvaient emporter. Mais le dévouement de Fénelon ne se borna pas à des actes particuliers ; il put s’élever au noble rôle d’assistance publique. Il porta secours à son pays. Les témoignages d’admiration dont il était l’objet servirent la France. Au moment où notre armée sans subsistance allait mourir de faim, il eut la gloire de la sauver. Il livra ses magasins aux ministres de la guerre et des finances ; et quand le contrôleur général l’invita à fixer lui-même le prix du blé que la nécessité rendait si précieux : « Je vous ai abandonné mes blés, monsieur, répondit-il : ordonnez ce qu’il vous plaira, tout sera bon. »

XXXVI §

Cependant le roi vieillissait ; une maladie rapide enleva à Meudon le père du duc de Bourgogne, fils de Louis XIV, qui devait régner avant le disciple de Fénelon. Les courtisans qui ne voyaient plus de degrés entre le trône et le duc de Bourgogne, commencèrent à tourner leurs regards vers celui-ci, et à apercevoir de nouveau Fénelon devant lui.

Le roi lui-même, qui avait tenu jusque-là dans l’ombre son petit-fils, retint un matin le jeune prince dans son cabinet au moment du Conseil et ordonna à tous les ministres d’aller travailler chez le duc de Bourgogne toutes les fois que ce prince les appellerait, et, dans le cas où il ne les appellerait pas, d’aller d’eux-mêmes lui rendre compte des affaires de l’État comme au roi lui même.

Ce changement était l’œuvre de madame de Maintenon, à qui le jeune prince, conseillé par Fénelon, avait témoigné une déférence flatteuse pour son amour-propre et rassurante pour son avenir. Elle avait senti, à travers la mort du Dauphin, le frisson d’un règne futur. Pour s’assurer éventuellement une prolongation d’influence, elle voulait acheter la reconnaissance du successeur. Fénelon, relevé de son découragement, jeta un cri de délivrance et de joie sévère vers son élève.

« Dieu, lui écrivait-il, vient de frapper un grand coup ! mais sa main est souvent miséricordieuse dans ses coups les plus vigoureux. Ce spectacle affligeant est donné au monde pour montrer aux hommes éblouis combien les princes, si grands en apparence, sont petits en réalité. Heureux ceux qui n’ont jamais regardé leur autorité que comme un dépôt qui leur est confié pour le seul bien des peuples !

« Il est temps de se faire aimer, craindre, estimer ! Il faut de plus en plus tâcher de plaire au roi, de s’insinuer dans son cœur, de lui faire sentir un attachement sans bornes, de le ménager, de le soulager par des assiduités et des complaisances convenables. Il faut devenir le conseil du roi, le père des peuples, la consolation des opprimés, la ressource des malheureux, l’appui de la nation… écarter les flatteurs, distinguer le mérite, le chercher, le prévenir, apprendre à le mettre en œuvre ; se rendre supérieur à tous, puisqu’on est placé au-dessus de tous… Il faut vouloir être le père, et non le maître ; il ne faut pas que tous soient à un seul, mais un seul à tous pour faire leur bonheur. »

XXXVII §

Le palais jusque-là désert de Fénelon à Cambrai devint le vestibule de la faveur. Les courtisans et les ambitieux, qui s’étaient écartés douze ans de la disgrâce de Fénelon, y accoururent sous tous les prétextes. Il les reçut avec cette grâce naturelle qui le faisait régner par anticipation sur les cœurs : il régnait, en effet, déjà dans ses pensées.

Les mémoires sur le gouvernement qu’il adressait par le duc de Chevreuse au Dauphin, étaient une constitution tout entière de la monarchie. Ses réformes politiques avaient passé de la poésie dans la réalité ; mais elles s’y étaient dépouillées des chimères qui les décréditaient dans le Télémaque, et elles y portaient l’empreinte de la maturité, de la réflexion et de la pratique. On y trouve tout ce qui s’est accompli, tenté ou préparé depuis pour l’amélioration du sort des peuples.

Le service militaire réduit à cinq ans de présence sous les drapeaux ; les pensions aux invalides servies dans leurs familles, pour être dépensées dans leurs villages, au lieu d’être dilapidées dans l’oisiveté et dans la débauche du Palais des Invalides dans la capitale ;

Jamais de guerre générale contre toute l’Europe ;

Un système d’alliance variant avec les intérêts légitimes de la patrie ;

Un état régulier et public des recettes et des dépenses de l’État ;

Une assiette fixe et cadastrée des impôts ;

Le vote et la répartition de ces subsides par les représentants des provinces ;

Des assemblées provinciales ;

La suppression de la survivance et de l’hérédité des fonctions ;

Les États généraux du royaume convertis en assemblées nationales ;

La noblesse dépouillée de tout privilége et de toute autorité féodale, réduite à une illustration consacrée par le titre de la famille ;

La justice gratuite et non héréditaire ;

La liberté réglée de commerce ;

L’encouragement aux manufactures ;

Les monts-de-piété, les caisses d’épargne ;

Le sol français ouvert de plein droit à tous les étrangers qui voudraient s’y naturaliser ;

Les propriétés de l’Église imposées au profit de l’État ;

Les évêques et les ministres du culte élus par leurs pairs ou par le peuple ;

La liberté des cultes ;

L’abstention du pouvoir civil dans la conscience du citoyen, etc.

Tels étaient les plans tout prêts de Fénelon pour le moment qui l’appellerait au ministère.

Si le duc de Bourgogne avait vécu et si Fénelon avait conservé sur lui l’ascendant que tant d’années d’absence avaient respecté, 1789 aurait commencé en 1715, et la monarchie, réformée, n’eût été que la république chrétienne avec une tête.

XXXVIII §

Mais il n’était pas donné à un seul homme de devancer un peuple. La Providence allait renverser, dans la tombe prématurée du prince, les idées, les plans, les rêves, l’ambition, l’espoir et la vie du philosophe.

Un vent de mort soufflait sur la famille royale ; tout tombait d’avance sous Louis XIV près de tomber. La duchesse de Bourgogne, les délices de la cour et la passion de son mari, inopinément frappée, entraîna son mari au tombeau. Le coup fut aussi prompt que terrible. Fénelon n’eut pas le temps d’y préparer son cœur ; il apprit presque en même temps la maladie et la mort de son élève. Cet élève était devenu la perspective de la France ; elle attendait son règne comme celui de la vertu et de la félicité publique. Fénelon avait corrigé et achevé dans cette âme l’œuvre ébauchée par la nature d’un prince accompli.

Or ce prince, ces vertus, ces saintetés, ces espérances montrées et perdues, c’était Fénelon qui les avait faites ! C’était le maître qui disparaissait dans le disciple ; c’était Fénelon qui mourait avec le duc de Bourgogne. Il ne laissa échapper qu’un mot : « Tous mes liens sont rompus… rien ne m’attache plus à la terre !… »

Sa vie, en effet, était désormais sans mobile, il en avait perdu le but. Ce règne qu’il avait rêvé pour le genre humain était enseveli avec le Germanicus de la France.

« Il l’a montré au monde et il l’a détruit, écrit-il quelques semaines après au duc de Chevreuse, confident de ses larmes. Je suis frappé d’horreur et malade sans maladie, de saisissement. En pleurant le prince mort, je m’alarme pour les vivants. Il faut que le roi fasse la paix. Si nous allions tomber dans les orages d’une minorité ! Sans mère, sans régent, avec une guerre malheureuse au dehors, tout épuisé au dedans !… Je donnerais ma vie, non-seulement pour l’État, mais encore pour les enfants de notre cher prince, qui vit plus en moi encore que pendant sa vie. »

XXXIX §

La mort de ses deux amis, le duc de Chevreuse et le duc de Beauvilliers, fit mourir la sainte ambition de Fénelon. Celui-ci détourna ses regards des décadences et des calamités du règne qui finissait, et il se tourna tout entier aux pensées immortelles. Ses écrits et ses correspondances de cette époque portent tous l’empreinte de cette mélancolie qui, dans les hommes de foi, n’est que le déplacement de leurs espérances d’ici-bas, là-haut.

L’amitié du moins lui restait ; il en perdit la meilleure part avec l’abbé de Langeron, le disciple, le confident, le soutien de son cœur dans toutes les fortunes. L’abbé de Langeron expira dans les bras de son maître.

XL §

Une fièvre, dont la cause était l’âme, saisit Fénelon le premier jour de l’année 1715 ; elle consuma en six jours le peu de vie que les années, le travail et la douleur avaient épargné dans ce cœur qui avait tout prodigué aux hommes. Il mourut en saint et en poëte, en se faisant lire, dans les cantiques sacrés, les hymnes les plus sublimes et les plus douces qui emportaient à la fois son âme et son imagination.

Ainsi vécut et mourut Fénelon. Son nom est resté populaire et plus immortel encore que ses œuvres, parce qu’il répandit plus d’âme encore que de génie dans ses ouvrages et dans son siècle. Ce qu’on adore en lui, c’est lui-même. Son nom est son immortalité. Fénelon aima, ce fut son génie ; il fut aimé, ce sera sa gloire. De tous les grands hommes de ce grand siècle de Louis XIV, aucun n’a laissé une figure plus douce à regarder. Sa poésie enchante notre enfance, sa religion respire la douceur ; sa politique même n’a que les erreurs et les illusions de l’amour trompé ; sa vie tout entière est le poëme de l’homme de bien aux prises avec les impossibilités des temps.

Quand on voudra faire son épitaphe, on pourra l’écrire en ces mots :

« Quelques hommes ont fait craindre ou briller la France ; aucun ne la fit plus aimer des nations. »

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CLXVIII.