Gustve Lanson

1895

Histoire de la littérature française

Édition de Hachette
2015
Lanson, Gustave, Histoire de la littérature française, Paris, 1895, Hachette ; Source : Internet Archive
Ont participé à cette édition électronique : Gabin Fontaine (OCR et Stylage sémantique) et Marine Riguet (Edition TEI).

Avant-propos §

Je ne me dissimule pas les imperfections de l’ouvrage qui s’offre au public aujourd’hui : et s’il reçoit un bon accueil, je m’efforcerai de les corriger. Toute rectification, toute critique me seront des secours ou des guides précieux.

Une Histoire de la Littérature française devrait être le couronnement et le résultat d’une vie tout entière. Mais encore une vie suffirait-elle ? et si l’on attendait d’avoir fini d’étudier pour écrire cette histoire, l’écrirait-on jamais ? Il faut se résoudre à faire de son mieux, selon ses forces, sans illusion.

J’offre ce livre « à qui lit », comme disaient les honnêtes préfaces du vieux temps, à quiconque lit nos écrivains français. J’espère qu’il sera utile aux jeunes gens qui font de cette lecture une étude, aux élèves des deux sexes de nos lycées, aux étudiants de nos Facultés : d’autant plus utile qu’il n’est point fait exclusivement pour leur usage, à la mesure d’un examen, livre pour la mémoire, et livre d’entraînement. Je crois ne pouvoir leur rendre un plus grand service, que de leur présenter une Histoire de la littérature française qui s’adresse à tous les esprits cultivés ou désireux de se cultiver, et qui élargisse leur étude en la désintéressant. Ils n’en seront que mieux préparés, et plus au-dessus de tout examen, s’ils ont pu, en se préparant, oublier qu’ils étaient candidats, et pratiquer la littérature pour elle-même.

Il appartient à d’autres de juger ce que j’ai pu faire : je rends compte de ce que j’ai voulu faire, de l’idée qui m’a guidé dans mon travail.

On a faussé en ces derniers temps l’enseignement et l’étude de la littérature. On l’a prise pour matière de programme, qu’il faut avoir parcourue, effleurée, dévorée, tant bien que mal, le plus vite possible, pour n’être pas « collé » : quitte ensuite, comme pour tout le reste, à n’y songer de la vie. Ainsi, voulant tout enseigner et tout apprendre, absolument tout, n’admettant aucune ignorance partielle, on aboutit à un savoir littéral sans vertu littéraire. La littérature se réduit à une sèche collection de faits et de formules, propres à dégoûter les jeunes esprits des œuvres qu’elles expriment.  

Cette erreur pédagogique dépend d’une autre, plus profonde et plus générale. Par une funeste superstition, dont la science elle-même et les savants ne sont pas responsables, on a voulu imposer la forme scientifique à la littérature : on est venu à n’y estimer que le savoir positif. Il me fâche d’avoir à nommer ici Renan comme un des maîtres de l’erreur que je constate : il a écrit dans l’Avenir de la science cette phrase où j’aimerais à ne voir qu’un enthousiasme irréfléchi de jeune homme, tout fraîchement initié aux recherches scientifiques : « L’étude de l’Histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain ». Cette phrase est la négation même de la littérature. Elle ne la laisse subsister que comme une branche de l’histoire, histoire des mœurs, ou histoire des idées.

Mais pourtant, même alors, c’est aux œuvres mêmes, directement et immédiatement, qu’il faudrait se reporter, plutôt qu’aux résumés et aux manuels. On ne comprendrait pas que l’histoire de l’art dispensât de regarder les tableaux et les statues. Pour la littérature comme pour l’art, on ne peut éliminer l’œuvre, dépositaire et révélatrice de l’individualité. Si la lecture des textes originaux n’est pas l’illustration perpétuelle et le but dernier de l’histoire littéraire, celle-ci ne procure plus qu’une connaissance stérile et sans valeur. Sous prétexte de progrès, l’on nous ramène aux pires insuffisances de la science du moyen âge, quand on ne connaissait plus que les sommes et les manuels. Aller au texte, rejeter la glose et le commentaire, voilà, ne l’oublions pas, par où la Renaissance fut excellente et efficace.

L’étude de la littérature ne saurait se passer aujourd’hui d’érudition : un certain nombre de connaissances exactes, positives, sont nécessaires pour asseoir et guider nos jugements. D’autre part, rien n’est plus légitime que toutes les tentatives qui ont pour objet, par l’application des méthodes scientifiques, de lier nos idées, nos impressions particulières, et de représenter synthétiquement la marche, les accroissements, les transformations de la littérature. Mais il ne faut pas perdre de vue deux choses : l’histoire littéraire a pour objet la description des individualités1 ; elle a pour base des intuitions individuelles. Il s’agit d’atteindre non pas une espèce, mais Corneille, mais Hugo : et on les atteint, non pas par des expériences ou des procédés que chacun peut répéter et qui fournissent à tous des résultats invariables, mais par l’application de facultés qui, variables d’homme à homme, fournissent des résultats nécessairement relatifs et incertains. Ni l’objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont, dans la rigueur du mot, scientifiques.

En littérature, comme en art, on ne peut perdre de vue les œuvres, infiniment et indéfiniment réceptives et dont jamais personne ne peut affirmer avoir épuisé le contenu ni fixé la formule. C’est dire que la littérature n’est pas objet de savoir : elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas, on ne l’apprend pas : on la pratique, on la cultive, on l’aime. Le mot le plus vrai qu’on ait dit sur elle, est celui de Descartes : la lecture des bons livres est comme une conversation qu’on aurait avec les plus honnêtes gens des siècles passés, et une conversation où ils ne nous livreraient que le meilleur de leurs pensées.

Les mathématiciens, comme j’en connais, que les lettres amusent, et qui vont au théâtre ou prennent un livre pour se récréer, sont plus dans le vrai que ces littérateurs, comme j’en connais aussi, qui ne lisent pas, mais dépouillent, et croient faire assez de convertir en fiches tout l’imprimé dont ils s’emparent. La littérature est destinée à nous fournir un plaisir, mais un plaisir intellectuel, attaché au jeu de nos facultés intellectuelles, et dont ces facultés sortent fortifiées, assouplies, enrichies. Et ainsi la littérature est un instrument de culture intérieure : voilà son véritable office.

Elle a cette excellence supérieure, qu’elle habitue à prendre plaisir aux idées. Elle fait que l’homme trouve dans un exercice de sa pensée, à la fois sa joie, son repos, son renouvellement. Elle délasse des besognes professionnelles, et elle élève l’esprit au-dessus des savoirs, des intérêts, des préjugés professionnels ; elle « humanise » les spécialistes. Plus que jamais, en ce temps-ci, la trempe philosophique est nécessaire aux esprits : mais les études techniques de philosophie ne sont pas accessibles à tous. La littérature est, dans le plus noble sens du mot, une vulgarisation de la philosophie : c’est par elle que passent à travers nos sociétés tous les grands courants philosophiques, qui déterminent les progrès ou du moins les changements sociaux ; c’est elle qui entretient dans les âmes, autrement déprimées par la nécessité de vivre et submergées par les préoccupations matérielles, l’inquiétude des hautes questions qui dominent la vie et lui donnent sens ou fin. Pour beaucoup de nos contemporains, la religion est évanouie, la science est lointaine ; par la littérature seule leur arrivent les sollicitations qui les arrachent à l’égoïsme étroit ou au métier abrutissant.

Je ne comprends donc pas qu’on étudie la littérature autrement que pour se cultiver, et pour une autre raison que parce qu’on y prend plaisir. Sans doute ceux qui se préparent à l’enseignement doivent systématiser leur connaissance, soumettre leur étude à des méthodes, et la diriger vers des notions plus précises, plus exactes, je dirai, si l’on veut, plus scientifiques que les simples amateurs de lettres. Mais il ne faut jamais perdre de vue deux choses : l’une, que celui-là sera un mauvais maître de littérature qui ne travaillera point surtout à développer chez les élèves le goût de la littérature, l’inclination à y chercher toute leur vie un énergique stimulant de la pensée en même temps qu’un délicat délassement de l’application technique ; c’est là qu’il nous faut viser, et non à les fournir de réponses pour un jour d’examen ; l’autre, que personne ne saura donner à son enseignement cette efficacité, si, avant d’être un savant, on n’est soi-même un amateur, si l’on n’a commencé par se cultiver soi-même par cette littérature dont on doit faire un instrument de culture pour les autres, si enfin, tout ce qu’on a fait de recherches ou ramassé de savoir sur les œuvres littéraires, on ne l’a fait ou ramassé pour se mettre en état d’y plus comprendre, et d’y plus jouir en comprenant.

Je voudrais donc que cet ouvrage ne fournît pas une dispense de lire les œuvres originales, mais une raison de les lire, qu’il éveillât les curiosités lieu de les éteindre. J’ai voulu tout subordonner à ce dessein.

J’ai profité de tous les travaux qui pouvaient apporter des notions positives sur les écrivains et sur les écrits : faits biographiques ou bibliographiques, sources, emprunts, imitations, chronologie, etc. ; ce sont là des éléments d’informations qui font comprendre plus et mieux. Mais pour représenter le caractère des écrits et la physionomie des écrivains, je me suis interdit de résumer les jugements des maîtres que j’admire, de Taine et de Sainte-Beuve, comme de M. Gaston Paris et de M. Brunetière : j’ai estimé plus utile, en une matière où il n’y a point de vérité dogmatique ni rationnelle, d’apporter les opinions, les impressions, les formes personnelles de pensée et de sentiment que le contact immédiat et perpétuel des œuvres a déterminées en moi. Ce n’est que par là qu’une étude du genre de celle-ci peut être sincère et vivante ; et l’on ne peut espérer d’intéresser les autres aux choses dont on parle que par le goût qu’on marque soi-même y prendre.

Au reste, je ne me suis point inquiété d’être neuf, ni de faire des découvertes ; et je ne désirerais rien plus vivement, au contraire, que d’avoir en général rencontré les idées que la plupart de mes contemporains auraient à la lecture des mêmes ouvrages.

On verra, en lisant cette histoire, que j’y ai fait une grande place au moyen âge, une grande aussi au xixe siècle. Le xixe siècle littéraire est actuellement fini : il est très vraisemblable que les œuvres considérables de la fin du siècle, s’il s’en produit, seront le commencement d’une nouvelle période de notre littérature. On peut donc essayer de représenter aujourd’hui dans son ensemble l’effort d’un siècle qui n’a point été indigne de ses aînés. L’entreprise est délicate, surtout pour l’époque contemporaine. Cependant j’espère, dans cette partie de mon travail comme dans les autres, n’avoir rien aimé ou blâmé que pour des raisons d’ordre littéraire. Je n’ai pas cru impossible d’écarter toutes les passions du présent, et de goûter en chaque œuvre la puissance individuelle du talent, quelle que fût l’orthodoxie politique, religieuse, métaphysique, et même esthétique, qui s’y révélât. En littérature plus qu’ailleurs, les doctrines ne valent tout justement que ce que valent les esprits qui les appliquent.

Après quelques-uns de mes devanciers, je me suis longuement arrêté au moyen âge. Le temps est venu de faire rentrer le moyen âge dans l’unité totale de notre littérature française : et ce serait mal reconnaître les efforts de tant d’érudits spécialistes, que de leur en laisser indéfiniment la jouissance. Assez de textes ont été publiés, assez d’éclaircissements fournis, pour qu’il ne soit plus permis au simple lettré d’arrêter sa curiosité au seuil de la Renaissance. Qu’il y ait toujours des curieux et des savants qui s’enferment dans le moyen âge, comme il y en a qui se cantonnent dans le xviiie siècle ou dans le xviie, rien de plus légitime, et rien de plus utile : mais il est temps que tombe le préjugé par lequel le professeur, le critique, qui prétend embrasser dans son étude et son goût toute notre littérature nationale, est autorisé à en ignorer, à en mépriser quatre ou cinq siècles.

Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de conserver, de lire et de faire lire toutes les œuvres du moyen âge qui ont été publiées. Un travail est à faire : dans la vaste production que les spécialistes nous ont révélée, il faut séparer le monument littéraire du document historique ou philologique. Un petit nombre d’œuvres capitales viendront ainsi enrichir définitivement le trésor public de notre littérature : le reste demeurera la propriété et la curiosité des érudits. C’est cette sélection que je me suis appliqué à faire ici, selon ma connaissance et mon jugement.

Je suis porté à croire que si l’on donnait des éditions, je ne dis pas scolaires, mais simplement communes et populaires des chefs-d’œuvre de la vieille langue, si quelques spécialistes mettaient leurs soins à établir pour ces éditions une orthographe moyenne et partiellement conventionnelle, qui fixât les mots dans une forme unique d’un bout à l’autre de chaque œuvre et pour certains groupes assez larges d’écrivains, et qui facilitât la lecture des textes originaux, on ferait aisément entrer le meilleur de notre moyen âge dans le domaine commun de la littérature. On y apprivoiserait sans peine nos intelligences, inaccoutumées à s’y diriger : d’autant qu’on aurait là pour les plus jeunes élèves de nos lycées une inépuisable et inestimable matière de lectures faciles, attrayantes, sollicitant de mille côtés l’attention des enfants, et tout juste à leur mesure. Cette enfance de notre littérature, comment nos pédagogues n’ont-ils pas encore vu que c’était vraiment la littérature de l’enfance ?

Le développement que j’ai attribué au moyen âge et au xixe siècle, la largeur que j’ai cru nécessaire de donner à l’étude des puissantes individualités qui sont l’objet propre de l’histoire littéraire et l’instrument efficace de la culture littéraire, ont grossi ce livre au-delà des dimensions ordinaires. Il m’aurait été même impossible de réduire mon sujet ainsi compris en un seul volume, si je n’avais très rigoureusement défini ma matière. J’ai été conduit ainsi à éliminer tout ce que souvent on a mêlé dans une Histoire de la Littérature française, et qui pourtant n’y appartient pas réellement. Je n’ai pas voulu faire l’Histoire de la civilisation, ni l’Histoire des idées ; et j’ai laissé de côté des écrits qui pour l’un ou l’autre de ces sujets seraient de premier ordre. Je n’ai pas prononcé des noms à qui l’histoire politique fera honneur : il y a d’excellents hommes d’État, et de grands patriotes, dont les discours ne sauraient être comptés dans la littérature. Je me suis retranché bien des développements qu’un historien ou un philosophe ne croirait pas pouvoir éviter. J’ai éliminé l’histoire de la littérature de langue d’oc : elle n’avait pas plus de raison d’entrer dans un ouvrage que l’histoire de la littérature celtique, ou l’histoire des œuvres écrites en latin par des Gaulois ou des Français. Je n’ai même pas voulu faire l’histoire de la langue : c’est tout un livre qu’il faudrait écrire ; entre la Grammaire historique et l’Histoire de la littérature, il y a place pour ce que j’appellerais l’Histoire littéraire de la langue, l’étude des aptitudes, ressources et propriétés littéraires de la langue générale dans les divers états qu’elle a traversés. On pouvait autrefois se permettre bien des excursions, quand les xvie, xviie et xviiie siècles constituaient seuls à peu près toute la littérature dont on parlait ; on étoffait le peu qu’on savait du moyen âge français, par le peu qu’on savait du moyen âge provençal. Mais aujourd’hui la matière est plus abondante dans tous les sujets : j’aurais étouffé le mien en effleurant à peine les autres. Je n’y ai donc pris que ce qui était indispensable à l’explication de la littérature française, aux endroits où il y a coïncidence, influence et liaison nécessaire.

On trouvera ici trois catégories de notes : des notes biographiques, d’abord, dont il est inutile de défendre l’utilité. Je n’ai admis dans le texte que les faits biographiques qui éclairaient les œuvres : les notes offriront très succinctement les biographies qui, sans expliquer les talents, rendent un peu de vie aux hommes en les localisant dans le temps et l’espace.

Après quelques-uns de ceux qui se sont récemment appliqués à l’Histoire littéraire, et notamment après M. Lintilhac, j’ai cru nécessaire de fournir une bibliographie sommaire. Elle donne en effet au lecteur le moyen d’aller au-delà des jugements et des idées qu’on lui offre, de connaître plus amplement, ou plus particulièrement, les choses sur lesquelles on a tâché d’exciter sa curiosité.

J’ai essayé de faire cette modeste bibliographie aussi utile et pratique que possible. J’ai donc indiqué sur chaque écrivain de quelque importance les principaux ouvrages à consulter, m’attachant de préférence à signaler les recherches qui fournissent des renseignements positifs auxquels nulle finesse d’intelligence ne peut suppléer, et parmi les études des critiques, indiquant surtout les contemporains dont le jugement littéraire se trouve en relation avec toutes les idées et les besoins du temps présent. J’ai, en général, fait un choix plus sévère parmi les ouvrages déjà anciens, dont les uns sont « déclassés », les autres sont suffisamment connus et faciles à trouver. Il était inutile de charger mes notes de l’indication de tous les articles de Sainte-Beuve : on saura toujours y recourir. On saura aussi aller trouver Nisard au besoin. Au contraire, j’ai fait une large place aux ouvrages très récents, qui, en dépit de toutes les annonces de librairie et comptes rendus critiques, échappent souvent pendant longtemps à la foule des lecteurs.

Mais il m’a semblé que ce n’était là que la moitié de la bibliographie nécessaire. Aussi ai-je joint à l’indication des ouvrages à consulter une autre catégorie de notes, où l’on trouvera marquées les principales éditions de chaque auteur. Je ne pouvais, en aucune partie de ce travail, perdre de vue ni laisser oublier que tous les secours de l’érudition et de la critique, toute l’écriture amassée autour des textes, celle des autres comme la mienne, ont pour fin dernière la lecture personnelle des textes. J’ai fait connaître, lorsqu’il y avait un intérêt quelconque, les éditions originales : mais, à l’ordinaire, je me suis contenté d’indiquer les meilleures, les plus modernes (quand elles sont les meilleures), et, en certains cas, les plus accessibles à tout le monde.

Dans le plan de cette Histoire, on verra aisément que je me suis attaché à respecter la succession chronologique des hommes et des œuvres : c’est-à-dire, en somme, à représenter le plus possible le mouvement de la vie. Au moins ai-je logé toutes les œuvres considérables à la place que leur date leur assigne : pour les écrits secondaires que la nécessité d’éviter la confusion m’a fait déplacer et grouper auprès des chefs-d’œuvre de même genre, on les remettra facilement à leur date. Dans l’observation de l’ordre chronologique, j’ai cherché le moyen d’éviter ces chapitres-tiroirs où l’on déverse tout le résidu d’un siècle, ces défilés de noms, d’œuvres et de talents incompatibles auxquels on est ordinairement condamné, lorsqu’on a étudié les genres fixes et définis. Les prosateurs qui ne sont point de purs artistes ou qui n’ont point écrit pour faire œuvre d’art, sont souvent embarrassants à placer : on fait passer les poètes, et on pousse ensuite, comme on peut, le tas de traînards des prosateurs. Mais comment se représentera-t-on le xvie siècle, si Rabelais y vient en compagnie de Montaigne, après Ronsard et Desportes ? ou si Montaigne défile avant Marot, avant Rabelais ? Verra-t-on bien le dessin du xviie siècle, si on y loge ensemble Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère, ou le mouvement du xviiie, si Montesquieu se présente à côté de Buffon, à la suite de Jean-Jacques. Partout où il n’y a pas à suivre le développement d’un genre, d’une précise forme d’art et même alors le plus souvent, il faut s’attacher à la chronologie. C’est le fil directeur qu’il faut rompre le moins possible.

Au reste, j’ai essayé de simplifier l’exposition des progrès de la Littérature Française. Je me suis arrêté longuement aux grands noms ; j’ai plutôt diminué qu’accru le nombre des écrivains de second ou troisième ordre. A quoi bon décrire des œuvres qui ne valent pas la peine d’être lues ? Exception faite seulement de celles qui expliquent les œuvres qu’on doit lire : mais, en ce cas, elles reprennent une valeur et méritent la lecture.

Je ne puis terminer sans adresser mes remerciements à M. Brunetière qui, depuis trois ans, a bien voulu s’intéresser à ce travail. Il a mis à ma disposition, avec une délicate complaisance, sa riche bibliothèque et sa vaste érudition. Il m’a communiqué les notes manuscrites d’un cours qu’il a professé à l’École Normale sur le xvie siècle : la personnalité originale dont il a empreint cette étude, comme toutes les autres, m’a seule imposé la discrétion dans l’usage que j’ai fait de ces notes suggestives et de ces plans lumineux. C’est un devoir pour moi, dont je m’acquitte ici volontiers, d’assurer M. Brunetière de ma vive gratitude.

Je remercie aussi M. Poiret, mon ancien collègue au lycée Charlemagne, qui s’est chargé de dresser un index alphabétique, dont tous les lecteurs de cet ouvrage apprécieront l’utilité.   

Gustave Lanson.

 

La seconde édition de ce livre devait de précieuses corrections à mes amis : MM. E. Pottier, conservateur adjoint au Musée du Louvre ; A. Thomas, chargé de cours à la Faculté des lettres de Paris ; A. Jeanroy, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse ; E. Rigal, professeur à la Faculté des lettres de Montpellier. Presque toutes les améliorations de cette édition venaient d’eux, et je leur en exprimais ici toute ma reconnaissance. J’avais aussi à remercier M. l’abbé Urbain, et M. A. Lebreton, maître de conférences à la Faculté des lettres de Bordeaux, qui m’avaient communiqué quelques rectifications intéressantes.

La troisième édition que j’offre actuellement au public, a reçu de plus nombreuses corrections ; j’y ai inscrit quelques travaux récents qui n’avaient pas paru ou n’étaient pas venus à ma connaissance à l’époque de la première impression. Il y a deux périodes surtout pour lesquelles cette édition présente des changements assez considérables : c’est la première moitié du xviie siècle, et l’époque romantique. Le dernier chapitre du livre ne répond déjà plus tout à fait à la situation présente : je me suis contenté d’y ajouter quelques notes indispensables. Le modèle se modifie tous les jours, puisqu’il vit : ici la méthode des retouches de détail serait funeste. Si le public continue de bien accueillir ces études, il y aura lieu de faire, dans cinq ou six ans, un autre portrait qui prendra la place de celui de 1894.

Première partie
Le Moyen âge §

Introduction
Origines de la littérature française §

Le xe siècle. Premiers textes littéraires2 — 1. Celtes. Romains. Germains : éléments et formation de la langue et de la race. Caractère de l’ancien français : dialectes. Vue générale du développement de la langue. — 2. Caractère de la race. — 3. Causes générales qui diversifient les œuvres littéraires. Séparation de la société laïque et de la société cléricale au moyen âge. Différences provinciales. Inégalités sociales. Enrichissements successifs de l’esprit français. — 4. La France du xe siècle. Physionomie générale du moyen âge.

L’humble Séquence de sainte Eulalie, décalque d’un chant d’église latin, n’offre, malgré l’emploi du vers assonancé, guère plus de valeur ni d’intention littéraires que les fameux Serments de Strasbourg, et n’intéresse aussi que l’histoire de la langue française (fin du ixe siècle). Mais dans la seconde moitié du xe siècle, en même temps que s’établit la dynastie capétienne à qui il appartiendra de faire l’unité française, au moment où la terre féodale commence à se hérisser de châteaux forts, où les architectes romans vont dresser au milieu des villes les masses des grandes églises voûtées, avec la vie nationale s’éveille la littérature nationale : un court poème sur la Passion, une Vie de saint Léger, un peu plus de trois cents vers, voilà les plus anciens monuments de notre poésie, qui, chez nous comme partout, a précédé la prose. Ce n’est rien ou c’est peu de chose, que cette Vie de saint Léger3 : un mince filet de narration, naïve, limpide, presque plate et presque gracieuse en sa précision sèche. Mais c’est le premier essai de cette intense invention littéraire que dix siècles n’ont pas sans doute encore épuisée : et surtout, il n’y a pas à s’y tromper, c’est quelque chose déjà de bien français.

1. Éléments et développement de la langue. §

Qu’est-ce donc que cette âme française, cette chose nouvelle qui se révèle dans cette littérature naissante ? c’est l’affaire des historiens de nous l’expliquer en détail : deux mots suffisent ici. Il a fallu, pour produire cette pauvre forme d’embryon, il a fallu que la population gallo-celtique de la Gaule fût réduite sous la loi de Rome, qu’elle prît les mœurs, la culture, la langue de ses vainqueurs, que l’empire romain et la culture latine, formes vénérables et vermoulues, tombassent en poussière au contact, non hostile, mais brutal, des barbares, et que les Francs, fondus dans la masse gallo-romaine, y déterminassent cet obscur travail, d’où sortirent ces deux choses, une race, une langue française.

La langue, on la connaît. Nous n’avons ici qu’à nous représenter les principaux moments d’une évolution qui dura neuf siècles. Les trois facteurs de notre race ont mis leur empreinte, bien inégalement, sur la langue. Rome, après la conquête, importe chez nous ses lois, sa langue, ou plutôt ses langues : elle installe dans les prospères écoles, elle déploie dans l’abondante littérature de la Gaule romaine sa sévère langue classique, ennoblie d’hellénisme, solidement liée par les rigoureuses lois de sa syntaxe et de sa prosodie ; elle livre à la masse populaire le rude, instable, usuel parler de ses soldats, de ses marchands et de ses esclaves, ce latin que, dès le temps d’Ennius, la force de l’accent et de vagues tendances analytiques commençaient à décomposer. Le celtique est supplanté, repoussé au fond des campagnes, où il végète de plus en plus obscurément, perdant du terrain chaque jour, jusqu’à ce qu’il disparaisse enfin sans bruit aux environs du vie siècle. On n’aperçoit pas où en était le latin populaire quand la Gaule le reçut, ni ce qu’en firent ces bouches et ces esprits de Celtes pendant les siècles de la domination romaine : on ne peut mesurer à quel point les habitudes intimes et comme l’âme de la langue celtique s’insinuèrent dans le latin gallo-romain.

Viennent les barbares, et cette brillante façade de la civilisation impériale est jetée à bas : tout ce qui fermentait et évoluait sous l’immobilité stagnante de la langue artificielle des lettrés est mis à découvert. Dès lors le travail de la formation du français se fait au grand jour. Un jour vient où dans le latin décomposé, désorganisé, se dessine un commencement d’organisation sur un nouveau plan ; un jour vient où les hommes qui le parlent s’aperçoivent qu’ils ne parlent plus latin : le roman est né ; c’est-à-dire en France, le français. Les terminaisons latines sont tombées ; les mots se sont ramassés autour de la syllabe accentuée ; le sens des flexions s’est oblitéré, réduisant la déclinaison à deux cas. Dans sa forme indigente de langue synthétique dégénérée, l’ancien français enveloppe et manifeste déjà un génie analytique : organisme mixte qui relie les formes extrêmes, et nous aide à passer du latin, si riche des six cas de sa déclinaison, au français moderne qui n’en a pas.

L’apport des Francs est représenté par quelques centaines de mots, qu’ils ont jetés dans la langue gallo-romaine. Car, à peine maîtres du pays, ils se sont mis à parler le latin, comme l’Église, qui les baptisait. S’ils en ont précipité la décomposition, ils ne l’ont sensiblement modifiée ni dans sa marche, ni dans ses résultats.

Dans la barbarie croissante des chroniques et des chartes mérovingiennes, on voit le latin se défaire. Au viiie siècle le roman apparaît : trois mots répétés par le peuple du diocèse de Soissons pendant que les clercs prient en latin pour le pape et l’empereur. Puis ce sont les listes de mots des glossaires de Reichenau et de Cassel, les Serments de Strasbourg (842), la Séquence de sainte Eulalie (vers 880). La langue est faite, et apte à porter la littérature. Création spontanée du peuple, elle est à son image et pour son besoin : langue de la vie quotidienne, de l’usage pratique et de la sensation physique, langue de rudes soldats, de forts paysans, qui ont peu d’idées et ne raisonnent guère. A mesure que la pensée et la science élargissent ces étroits cerveaux et en éveillent l’activité, à mesure aussi que les lettrés prennent l’habitude d’user de la langue vulgaire, la première provision de mots préparée par le peuple ne suffira plus. On ira reprendre dans le riche fond de la latinité ce que l’on y avait d’abord laissé ; et les mots savants viendront presque dès le premier jour s’ajouter aux mots populaires : de ces deux classes de mots, formés ceux-ci sous l’influence et ceux-là hors de l’influence de l’accent latin, ceux-ci par la bouche et l’oreille du peuple, et ceux-là par l’œil des scribes, de ces deux classes se fera une langue plus riche, plus souple, plus fine, plus intellectuelle. Mais celle qui vient de naître au xe siècle, rude et raide, toute concrète, impuissante à abstraire, a déjà la netteté, la clarté, la rapidité, et cette singulière transparence qui, la condamnant à tirer toute sa beauté des choses qu’elle exprime, lui confère le mérite de l’absolue probité.

Dans l’âge moderne, les frontières de l’État sont à peu près les limites de la langue, et l’instrument littéraire est le même pour les Français du nord et du midi. Cette langue nationale unique se superpose aux patois locaux, plus ou moins distincts, dégradés, ou vivaces, auxquels parfois le caprice individuel ou le patriotisme provincial rendent artificiellement une existence littéraire. Il n’en était pas ainsi au moyen âge.

Comme dans les diverses régions de l’empire romain le latin se corrompit diversement sous d’insaisissables influences de climat et de race, selon d’occultes différences de structure des organes physiques de la voix, et comme il se ramifia en tout un groupe de langues de plus en plus divergentes, en France aussi ce ne fut pas une langue qui sortit du latin : mais des Pyrénées à l’Escaut et des Alpes à l’Océan s’échelonna une incroyable variété de dialectes, qui s’entretenaient et se dégradaient insensiblement, chacun d’eux ayant, quelques particularités communes avec ses voisins et les reliant. Ces dialectes se groupent en deux langues, langue d’or et langue d’oïl, provençal et français, dont les domaines seraient séparés à peu près par une ligne qu’on tirerait de l’embouchure de la Gironde aux Alpes en la faisant passer par Limoges, Clermont-Ferrand et Grenoble. Donc la primitive province romaine, et tout ce vaste bassin de la Garonne où le premier élément de la race est fourni par un fond indigène de population non celtique mais ibère, d’autres régions encore, comme l’Auvergne et le Limousin, presque la moitié de la France ne parlait pas français, et ne produisit pas au moyen âge une littérature française. Nous n’aurons pas à étudier la littérature de langue d’oc, bien qu’elle ait vécu surtout sur le territoire français : non plus que nous n’étudions la littérature gallo-romaine ou les écrits latins de notre moyen âge. La poésie provençale ne devra nous arrêter, comme toutes les littératures de langue étrangère, qu’autant qu’elle aura exercé quelque influence capable de modifier le cours de la véritable littérature française.

Au nord de la ligne idéale dont on vient de parler, toute la Gaule romaine à peu près appartient au français, un peu diminuée pourtant au Nord-Est, où les invasions barbares ont fait avancer le tudesque au-delà du Rhin jusque vers la Meuse et les Vosges, et à l’Ouest, où les Bretons chassés de Grande-Bretagne par la conquête anglo-saxonne ont rendu au celtique une partie de l’Armorique. Les nombreux dialectes étroitement apparentés qui se distribuent sur ce territoire, constituent ce qu’on appelle le français : ils se répartissent en cinq groupes, dont les frontières ne sont pas nettement marquées : le dialecte du Nord-Est, ou picard ; celui de l’Ouest, ou normand, celui du Centre-Nord, ou poitevin, celui de l’Est, ou bourguignon, enfin, au milieu, le dialecte du duché de France, le français proprement dit. Tous ces dialectes sont d’abord égaux, et souverains chacun en son domaine : ils s’équivalent comme instruments littéraires, et l’emploi de l’un par préférence aux autres dans un ouvrage révèle seulement l’origine de l’écrivain. Mais ils eurent des fortunes inégales et diverses selon la grandeur du rôle politique qui échut aux pays où ils étaient parlés. Le français, langue du domaine royal, s’étendit avec lui, et suivit le progrès de la monarchie capétienne : dès la fin du xiie siècle, les beaux seigneurs de France se moquaient de l’accent picard de Conon de Béthune. Insensiblement l’unité politique devenant plus étroite et plus réelle, la littérature d’autre part se faisant de moins en moins populaire, Paris dut à ses rois et a son université d’être le centre intellectuel du royaume. Les dialectes frères du français fuient peu à peu délaissés, et, ne servant plus à la littérature, descendirent au rang de patois, tellement avilis et dégradés, que souvent on les a pris pour du français corrompu : leur déchéance fut très insuffisamment compensée par la cession qu’ils firent au français d’un certain nombre de formes qui leur étaient propres.

La terrible croisade des Albigeois fut un grand événement littéraire autant que politique et religieux : elle porta d’un coup la langue française jusqu’aux Pyrénées et jusqu’à la Méditerranée. Le provençal resta le parler du peuple : mais la littérature provençale périt, pour ne ressusciter qu’après plusieurs siècles, et sans jamais reprendre son ancienne vigueur. Puis de tous les côtés, sur toutes les frontières, à mesure que les rois rattachaient de nouveaux territoires à leur couronne, la langue française faisait, elle aussi, des conquêtes, disputant leur domaine avec plus ou moins de succès tantôt au celtique, tantôt à l’allemand, tantôt à l’italien, et tantôt au basque : de langue officielle et administrative, tendant partout à être langue de la littérature et des classes cultivées.

Il faut noter aussi son expansion hors des limites de l’ancienne Gaule, et ses conquêtes, parfois temporaires, en lointain pays. Pendant un temps, l’Angleterre, l’Italie méridionale et la Sicile appartiennent à la langue d’oïl : une riche littérature de langue française s’épanouit des deux côtés de la Manche dans les possessions des successeurs de Guillaume le Conquérant, et le Jeu de Robin et Mur ion fut écrit au xiiie siècle pour divertir la cour française de Naples. Même en Terre-Sainte, à Chypre, en Grèce, le Français eut un règne éphémère : et notre langue s’enrichissait en terre byzantine ou sarrasine de monuments tels que la Chronique de Villehardouin et les Assises de Jérusalem.

Encore aujourd’hui, la langue française déborde les frontières françaises. Elle occupe, depuis les origines, certaines régions de la Belgique et de la Suisse : et ces deux États ont développé, à côté de notre littérature nationale, des littératures de langue française aussi, robustes et modestes, qui, dans leur longue durée, ont eu parfois des heures brillantes4.

Dans l’époque moderne, la Révocation de l’Édit de Nantes a jeté en Hollande un petit monde de théologiens érudits et militants, qui firent pour un temps de ce pays étranger un grand producteur de livres et de journaux français. Les entreprises coloniales portèrent notre langue plus loin encore. Elle s’établit au Canada et poussa de si profondes racines, qu’après un siècle et plus de domination anglaise, elle s’est maintenue dans sa pureté et dans sa dignité, apte même à la production littéraire. Elle s’est implantée dans nos colonies d’Afrique et d’Amérique, dont la contribution à la littérature n’est pas insignifiante, si, de là, sont venus Parny et M. Leconte de Lisle, sans compter Alexandre Dumas, fils d’un mulâtre de Saint-Domingue.

Je ne parle point d’une expansion d’un autre genre : celle où la littérature porte la langue avec elle au lieu de la suivre, celle qui résulte de l’éclat de la civilisation française et de l’influence intellectuelle exercée à l’étranger par nos écrivains. Dès le moyen âge, la séduction de nos idées et de nos écrits fait délaisser à des étrangers leur langue nationale pour la nuire ; le Florentin Brunetto Latino, au xiiie siècle, se fera une place parmi les prosateurs français comme au xviiie le Napolitain Galiani et le Prussien Frédéric.

Enfin, pour achever de caractériser le développement de la langue française, elle fera incessamment, en France même, une lente conquête, celle des provinces, non plus du territoire mais de la pensée, conquête intérieure, et non la moindre, car c’est celle-là surtout qui l’enrichira et l’élèvera. Elle disputera au latin les matières de science haute et ardue ; elle prétendra au privilège de traduire les plus graves et les plus nobles idées : histoire, morale, philosophie, théologie, science, tous les genres lui appartiendront un jour, et son extension coïncidera avec l’étendue de l’esprit français. Mais il faudra des siècles pour mener à bien cette conquête qui ne sera vraiment achevée qu’au siècle de Louis XIV.

2. Caractère de la race. §

Il ne nous appartient pas — et il serait sans doute infructueux — de rechercher ce qui nous est parvenu du sang ou de l’humeur de nos aïeux celles et gaulois, dans quelle mesure précise, de quelle façon la conquête romaine et l’immigration franque ont modifié le tempérament de la race, où s’étaient déjà mêlés plusieurs éléments. César et Strabon nous font un portrait des Gaulois de leur temps, où certains traits nous permettent de nous reconnaître : le courage bouillant et inconsidéré, le manque de patience et de ténacité, la soudaineté et la mobilité des résolutions, l’amour de la nouveauté, un certain sens pratique, et la pente à se mêler des affaires d’autrui pour la justice, le goût de la parure et de l’ostentation, celui de la parole et de l’éloquence, tout cela est français, si l’on veut, autant que gaulois. Mais au-delà des ressemblances d’humeur, si l’on veut saisir la filiation intellectuelle, on se trouve singulièrement embarrassé. Ou les Gallo-Celtes qui habitaient notre pays ne ressemblaient guère aux Celtes de Grande-Bretagne et d’Irlande, ou leurs descendants de France ne leur ressemblent guère. Car un abîme sépare aujourd’hui le génie celtique5 de l’esprit français.

Il serait aussi téméraire de rechercher dans l’éloquence et dans la poésie gallo-romaines une première ébauche du goût français. Car il s’en faut que, dans la latinité de l’époque impériale, les écrivains gaulois fassent un groupe aussi tranché, aussi caractérisé que les Espagnols et surtout les Africains ; et l’on ne trouverait rien chez eux qui ne se rencontre fréquemment chez des Italiens ou chez des Grecs : tout ce qu’il est permis d’inférer de la littérature gallo-romaine, c’est l’aptitude et le goût de la race pour l’exercice littéraire.

Quant aux Francs, ce n’est pas par ce qu’ils ont mis en nous de l’esprit germanique que leur action se marque. Ils ont moins déforme qu’excité le tempérament gallo-romain. Ils agirent comme un puissant réactif, ajoutant sans doute aux éléments celtique et latin, mais surtout les forçant à se combiner, à s’organiser en une forme nouvelle : en leur présence, et à leur contact, se forma, se fixa ce composé qui sera la nation française, composé merveilleux, où l’on ne distingue plus rien de gaulois, de romain ni de tudesque, et dont on affirmerait l’absolue simplicité, si l’histoire ne nous faisait assister à l’opération qui l’a produit.

Notre nation, ce me semble, est moins sensible que sensuelle et moins sensuelle qu’intellectuelle : plus capable d’enthousiasme que de passion, peu rêveuse, peu poétique, médiocrement artiste, et, selon le degré d’abstraction et de précision que comportent les arts, plus douée pour l’architecture que pour la musique, curieuse surtout de notions intelligibles, logicienne, constructive et généralisatrice, peu métaphysicienne ni mystique, mais positive et réaliste jusque dans les plus vifs élans de la foi et dans les plus aventureuses courses de la pensée. Elle poursuit la précision jusqu’à la sécheresse, et préfère la clarté à la profondeur. Parce que le moi est la réalité la plus immédiatement saisissable, la plus nettement déterminée (en apparence du moins), non par vanité seulement, elle s’y attache, elle s’y replie, et dans ce qui frappe ses sens, comme dans ce qu’atteint sa pensée, elle tend naturellement à chercher surtout les relations et les manifestations du moi : n’excédant guère la portée des sens ou du raisonnement, cherchant une évidence pour avoir une certitude absolue, dogmatique et pratique à la fois, objectivant ses conceptions, et les érigeant en lois pour les traduire en faits : sans imagination que celle qui convient à ce caractère, celle qui forme des enchaînements possibles ou nécessaires, l’imagination du dessin abstrait de la vie, et des vérités universelles de la science. Race de bon sens, parce que l’intelligence, les idées la mènent, elle est inconstante et légère, parce qu’elle n’a guère de passions dont le hasard de ses raisonnements ne change l’orientation, elle paraît aventureuse et folle, quand ses déductions et ses généralisations la heurtent à l’implacable réalité des intérêts et des circonstances. Race plus raisonnable que morale, parce qu’elle est gouvernée par la notion du vrai plutôt que du bien, plus facile à persuader par la justice que par la charité ; indocile, même quand elle est gouvernable, tenant plus à la liber té de parler qu’au droit d’agir, et encline à railler toujours l’autorité pour manifester l’indépendance de son esprit : elle a le plus vif sentiment de l’unité, d’où vient que la tolérance intellectuelle lui est peu familière, et qu’elle est moutonnière, esclave de la mode et de l’opinion, mais tyrannique aussi, pour imposer à autrui la mode et l’opinion, chacun voulant ou penser avec tout le monde ou faire penser tout le inonde avec soi. Race enfin discoureuse, conteuse, sociable, tempérant par la vanité le goût, des idées générales et par le désir de plaire l’âpreté du dogmatisme.

La forme dégradée du type français, c’est l’esprit gaulois, fait de basse jalousie, d’insouciante polissonnerie et d’une inintelligence absolue de tous les intérêts supérieurs de la vie ; ou le bon sens bourgeois, terre à terre, indifférent à tout, hors les intérêts matériels, plus jouisseur que sensuel, et plus attaché au gain qu’au plaisir. Sa forme frivole, c’est l’esprit mondain, creux et brillant, mousse légère d’idées qui ne nourrit ni ne grise. Sa forme exquise, c’est cet esprit sans épithète, fine expression de rapports difficiles à démêler, qui surprend, charme, et parfois confond par l’absolue justesse, où l’expression d’abord fait goûter l’idée, où l’idée ensuite entretient la fraîcheur de l’expression. Enfin, la forme grave et supérieure de notre intelligence, c’est l’esprit d’analyse, subtil et fort, et la logique, aiguë et serrée : le don de représenter par une simplification lumineuse les éléments essentiels de la réalité, et celui de suivre à l’infini sans l’embrouiller ni le rompre jamais le fil des raisonnements abstraits ; c’est le génie de l’invention psychologique et de la construction mathématique. Voilà les ressources et les dispositions principales que l’esprit français apporte pour faire sa littérature, sans parler des autres caractères qui se rapportent moins directement à cet objet : voilà les traits principaux et permanents qu’il a dégagés pendant dix siècles d’intense production littéraire. Nous les verrons apparaître successivement, groupés de diverses façons, plus ou moins distincts ou engagés dans la complexité des formes individuelles.

3. Causes générales de diversité littéraire. §

Négligeons la variété des tempéraments personnels : nous aurons à définir les principaux dans le cours de cette étude. Trois principales influences diversifient le fond commun de l’esprit français dans les œuvres de notre littérature : la classe sociale, l’origine provinciale, le moment historique.

Quand naît la littérature française, la société déjà n’est plus homogène : une première séparation y a créé deux mondes distincts, celui des clercs et celui des laïcs. L’importance du premier dans la vie nationale est mal représentée par la place qu’il occupe dans la littérature française, quoiqu’il lui ait fourni plusieurs de ses chefs-d’œuvre les plus considérables, et certains genres même, qui n’ont pas d’analogie dans les littératures anciennes, comme l’éloquence religieuse. Mais on conçoit sans peine que la société cléricale, en vertu du principe qui régit son activité et lui fixe son objet, ne lasse œuvre de littérature que par exception, ou par accident ; elle a autre chose à faire eu général, que de réaliser la beauté pour le plaisir de l’esprit.

Mais de plus au moyen âge, l’Église a sa langue qui n’est pas la langue française : elle parle, elle écrit le latin ; du moins ne confie-t-elle au français que les moindres manifestations de sa pensée, les plus vulgaires ou qui avaient le plus besoin d’être vulgarisées. Souvent aussi, elle écrit en latin ce qu’elle a dit en français : aussi notre littérature ne porte-t-elle qu’un témoignage indirect de la puissance de l’Église et de la direction qu’elle imprime à la pensée humaine. La philosophie et la théologie restent ainsi hors de notre prise ; et pendant trois siècles, les plus féconds du moyen âge, l’histoire de la littérature française ne représente que très insuffisamment le mouvement des idées. Elle ne nous fait connaître véritablement que leur diffusion dans les esprits du vulgaire ignorant, leur dégradation pour ainsi dire, et la force d’impulsion qu’elles ont manifestée : mais la genèse et l’évolution de ces idées même dans l’élite qui pense, les formes supérieures de la vie intellectuelle, ne se sont pas déposées alors, sinon par hasard, dans les œuvres de langue française.

La société laïque elle-même se distribue en étapes divers. Il se fait d’abord une division des seigneurs et des vilains : l’aristocratie féodale, guerrière et brutale d’abord, se raffinant peu à peu, et se faisant un idéal plus délicat, sinon plus moral, a sa littérature qui l’exprime fidèlement. Les vilains ont la leur, image de leur pauvre existence et de leurs joies vulgaires comme leurs misères. Mais au-dessus du peuple innombrable des vilains qui cultivent la terre féodale, apparaît de bonne heure, entre les murs de sa bonne ville, le bourgeois, laborieux et économe, gabeur et gausseur. Le vilain n’écrit guère, et l’on n’écrit guère pour lui : deux voix en somme firent à travers les siècles le grand concert de la littérature française, celle de la bourgeoisie et celle de l’aristocratie, se répondant, se mêlant, se recouvrant en mille façons, toujours distinctes et reconnaissables à leur timbre singulier, qui ne s’efface même pas dans l’uniformité ecclésiastique.

Comme d’un étage à l’autre de la société se perçoivent certaines différences d’esprit, il en éclate d’autres, et les mêmes dans tous les étages, quand on passe d’une région à l’autre. De long en large, comme de haut en bas, la variété apparaît. Cet esprit français dont j’ai essayé de marquer les principaux traits, est né comme la patrie, comme la langue, entre Loire et Meuse, dans ce que Michelet appelle les « plaines décolorées du centre6 » : presque aucune particularité n’en modifie la définition générale dans cet ancien duché de France, qui en donne comme l’exacte moyenne, dans ce Paris surtout, qui, comme la première des bonnes villes, doit à ses marchands, ses étudiants, et, bientôt ses gens de palais, de paraître la propre et naturelle patrie de l’esprit bourgeois. La maligne, fine et conteuse Champagne, l’Orléanais avec le rire âpre de ses « guêpins », et le simple, un peu pesant mais solide Berry se caractérisent davantage. Le long de ces provinces s’échelonnent, apportant une note plus originale, à mesure qu’elles sont plus excentriques, la Picardie ardente et subtile, l’ambitieuse et positive Normandie, hardie du bras et de la langue, le Poitou tenace, précis et délié, pays de gens qui voient et qui veulent, la molle et rieuse Touraine, enfin la terre des orateurs et des poètes des imaginations fortes ou séductrices, l’« aimable et vineuse Bourgogne », d’où sont parties, à diverses époques, « les voix les plus retentissantes » de la France.

Chacune de ces régions fournit sa part dans la littérature du moyen âge. La Normandie et la France propre s’appliquent à la rédaction des chansons de geste, comme la Bourgogne, qui vit longtemps à part, et se fait une épopée à elle. En Champagne fleurissent l’idéalisme romanesque et lyrique, et les mémoires personnels. Les bruyantes communes picardes se donnent la joie de la poésie dramatique. Paris fait tout, produit tout, profite de tout ; bientôt tout y afflue. Rutebeuf, Jean de Meung quittent l’un sa Champagne et l’autre son Orléanais, et écrivent à Paris. Puis pendant des siècles, une à une, les provinces qui entreront dans l’unité nationale recevront la langue de France, et mêleront à son esprit leur génie original : ce sera la rude et rêveuse Bretagne, réinfusant dans notre littérature la mélancolie celtique, ce sera l’inflexible et raisonneuse Auvergne, Lyon, la cité mystique et passionnée sous la superficielle agitation des intérêts positifs ; ce sera tout ce Midi, si varié et si riche, ici plus romain, là marqué encore du passage des Arabes ou des Maures, là conservant, sous toutes les alluvions dont l’histoire l’a successivement recouvert, sa couche primitive de population ibérique, la Provence chaude et vibrante, toute grâce ou toute flamme, la Gascogne pétillante de vivacité, légère et fine, et, moins séducteur entre ces deux terres aimables, le Languedoc violent et fort, le pays de France pourtant où peut-être les sons et les formes sont le mieux sentis en leur spéciale beauté.

Au moyen âge l’inégalité sociale prime la diversité géographique. La civilisation est internationale : la division des populations chrétiennes se fait pour ainsi dire horizontalement, et, non verticalement, selon tes classes, et non selon les nationalités. Un même esprit règne, par-dessus les frontières, chez les hommes de même condition, et la même littérature les enchante. Puis les littératures occidentales se feront plus nationales, en même temps que les œuvres deviendront plus individuelles, et bourgeois, nobles et clercs seront avant tout éminemment Français en France, Anglais en Angleterre et Allemands en Allemagne : souvent même la marque provinciale sera plus forte que l’empreinte de la condition sociale, et elle sera visible surtout chez les écrivains qui n’appartiennent pas aux pays de l’ancienne France et de langue d’oïl.

Enfin l’esprit français, de siècle en siècle, revêt des formes ou reçoit des éléments nouveaux. Tout ce qu’il a été lui est à chaque moment attaché comme un poids qui l’entraîne : mais, à chaque moment aussi, des forces nouvelles surgissent qui accélèrent ou dévient son mouvement en mille façons. Le mouvement des idées, l’évolution de l’organisme social, le contact des races étrangères, et le spectacle de leurs idées, de leur organisation, de leurs arts aussi et de leur littérature, modifient sans cesse le génie national, et l’expression qu’il donne de lui-même dans les œuvres de ses écrivains. La littérature reflète, sinon toujours complètement, du moins assez fidèlement, la marche de la civilisation, et en dessine la courbe par son histoire. Ses formes même apparaissent, se développent, se dessèchent, et se dissolvent, selon leur rapport à l’état intime de la société ou du groupe de la société qu’il s’agit de manifester : en sorte que, par les genres mêmes qui prévalent, la littérature exprime toutes les modifications de l’esprit français.

Aux primitives et brutales ardeurs de la société féodale correspond l’épopée guerrière et chrétienne, à la délicatesse de ses mœurs adoucies une poésie romanesque ou lyrique. La décadence des principes qui avaient fait la force et la grandeur de l’âme féodale, les victoires de l’intérêt sur l’honneur, de la ruse sur la force, de la sagesse pratique sur la folie idéaliste, l’infiltration de la science cléricale dans le monde laïque, moins sévèrement enfermé dans l’abstraction, moins étroitement contenu par l’orthodoxie théologique, l’essor du bon sens bourgeois et de la logique disputeuse, l’éveil de la curiosité, de la critique, du doute, et la diffusion d’un esprit grossièrement négatif et matérialiste, tout cela, dans ce xive et ce XVc siècle qui sont moins le moyen âge que la décomposition du moyen âge, fait naître et fleurir toute sorte de genres, narratifs, didactiques, satiriques, prose ou vers, contes, farces, allégories.

Le grand lien qui unit, le fort principe qui soutient malgré tout la société, jusqu’à l’âge moderne, la foi religieuse, provoque du xiie au xvie siècle le riche épanouissement des compositions dramatiques. Au xvie siècle, affranchi par l’antiquité retrouvée sinon matériellement dans ses œuvres, du moins dans son véritable esprit, éveillé au sens de l’art par la vision radieuse que lui offre l’Italie, le génie français crée ou emprunte les formes littéraires capables de satisfaire ses besoins nouveaux de science et de beauté. Il se fait au xviie siècle comme une conciliation ou plutôt un juste équilibre de la science et de la loi d’un côté, de l’autre de la science et de l’art : révélation et rationalisme, vérité et beauté, l’un ou l’autre de ces deux couples est la formule de presque tous les chefs-d’œuvre. Le rationalisme triomphe pendant le xviiie siècle aux dépens de la foi et de l’art, et, de la substance ou de la forme des œuvres littéraires, élimine tout ce qui n’est pas nécessairement facteur ou signe de la vérité dont il analyse les éléments ou poursuit la démonstration. Enfin au xixe siècle, après la reprise du sentiment religieux et du sens artistique qui produit l’explosion romantique, voici que jusqu’à une date très rapprochée de nous, l’esprit critique et expérimental devient le principal ressort de l’âme française, et se traduit littérairement par l’abondante floraison du roman et du théâtre réalistes, par l’étonnant développement de l’histoire et de la critique, par un effort enfin universel et sensible pour soumettre l’inspiration de l’écrivain aux lois de la méthode scientifique.

Je n’ai marqué que les grands traits : mais comme le passage est continu de l’âme française du xe siècle à celle du xixe, il l’est aussi de la Chanson de Roland à Francillon ou Bel-Ami, et les deux mouvements inséparablement liés se poursuivent avec pareille vitesse, dans des directions parallèles.

4. Physionomie générale du moyen âge. §

Mais il nous faut maintenant revenir au point de départ, à la première époque de la littérature française, et embrasser d’un regard les principaux caractères du monde qui s’y exprime et s’y réjouit.

Pauvre et triste temps que cette fin du xe siècle où se fait entendre à nous la voix grêle qui dit la vie et la mort de saint Léger. Si la dramatique angoisse de la chrétienté aux approches de l’an 1000 a été reléguée par la critique contemporaine au nombre des légendes, la réalité n’est guère moins sombre. En France comme ailleurs, il semble que l’esprit humain subisse une éclipse. Ne nous attachons pas à la société cléricale, qui d’abord fournit si peu à la littérature française. Elle ira pas encore ses grands duc-leurs qui combattent l’hérésie, définissent le dogme et scrutent les grands problèmes de la philosophie. Elle est envahie par les misères du siècle, par la brutalité, l’ignorance, la superstition, et son peuple de moines appelle sans cesse la colère et le zèle des réformateurs. Elle a pourtant de florissantes écoles, qui depuis Charlemagne ont vaincu la difficulté des temps. Elle a cette école de Reims, que dirigea Gerbert : elle a l’école de Paris où commenceront à retentir au siècle suivant les grandes disputes.

Hors d’elle, il n’y a qu’ignorance et faiblesse d’esprit. Nobles, bourgeois, ou vilains, il n’y a guère de différence entre les classes ; l’égalité intellectuelle est aussi réelle que l’inégalité sociale ; savoir le latin, savoir écrire, savoir lire, sont choses rares, et qui trahissent quelque relation ou caractère clérical. La vision du monde matériel on moral est la même dans les châteaux, les villes et le plat pays7. Sous la voûte tournante et constellée du ciel, par-delà laquelle résident la Trinité, la Vierge, les anges et les saints, au-dessus de l’horrible et ténébreux enfer d’on sortent incessamment les diables tentateurs, au centre du monde est la terre immobile, « où se livre le combat de la vie, où l’homme déchu mais racheté, libre de choisir entre le bien et le mal. est perpétuellement en butte aux pièges du diable, mais est soutenu, s’il sait les obtenir, par la grâce de Dieu, la protection de la Vierge et des saints8 » : lutte tragique, où la victoire assure à l’homme une éternité de joie, la défaite une éternité de supplices. « Le grand événement de la vie, dans cette conception, c’est le péché, il s’agit de l’éviter ou de l’expier. » La religion l’enseigne : mais de son enseignement, trop haut, trop spirituel pour ces rudes âmes, on ne saisit que l’extérieur, les pratiques, tout ce qui est observance matérielle, acte physique. Jeûner, aller ou pèlerinage ou à la croisade, donner de l’argent ou frapper de l’épée pour le service de Dieu, fonder des messes ou des couvents, tout ce que le corps peut souffrir ou la main faire, on le souffre ou on le fait : mais la profonde philosophie, la pure moralité du christianisme, ne sont pas à la portée de ces natures ignorantes et brutales. Cependant, si elle ne peut encore éveiller les âmes à la vie spirituelle, à la pacifique poursuite de la perfection intérieure, la religion agit puissamment, salutairement, comme un frein. La peur du diable qui guette, la crainte de Dieu qui punit, la vision hallucinante de l’enfer qui s’ouvre, il ne fallait pas moins que cela pour brider la violence des passions, et mettre un peu de bonté dans les actes, sinon encore dans les cœurs. D’autant que le régime social, par l’indépendance, par le droit souverain qu’il reconnaît à l’individu, exalte les énergies, et rend plus nécessaire l’action d’un irrésistible frein. Sans l’Église, la seule mesure du droit risquait d’être la force.

« Le monde d’alors est étroit, factice, conventionnel », la vie est triste, mesquine, limitée et comme emmurée de tous côtés. Si grandes que soient les misères dans les provinces ravagées par la peste, désolées par la guerre, l’âme reste engourdie, repliée sur elle-même. L’éternelle explication satisfait sa curiosité, si elle ne console pas sa souffrance : c’est la vengeance de Dieu pour les péchés des hommes. Et si dure que soit aux hommes l’organisation sociale, ils n’en rêvent pas d’antre. Le monde qu’ils voient est, a été, sera toujours ainsi : ceux qu’il écrase le plus dans son état présent ne travaillent pas à le changer : ils n’en rêvent pas un autre qui serait mieux construit ; ils se persuadent que tout sera bien, s’ils l’amènent à réaliser plus complètement ce qui est contenu dans son principe. Une lourde conviction de l’immutabilité des choses opprime la pensée, coupe les ailes à l’espérance, et la sensation du mal présent mène à la torpeur stupide, non au désir actif du progrès. « Ces convictions, dit M. G. Paris9, l’enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques : l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sentiment douloureux de grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » Elles tarissent en un mot les profondes sources du lyrisme. Elles rendent impossible la saine conception de l’histoire : et il est notable que dans l’âge moderne l’esprit français, substituant une conception philosophique à la conception théologique de l’univers, n’arrivera pas encore sans grande peine à l’intelligence historique, comme si sa nature répugnait secrètement à la considération du contingent, du relatif, de ce qui passe dans les choses qui passent.

Telle est la physionomie caractéristique des trois siècles du moyen âge (environ 1000-1327). Sans doute ce monde n’est pas immobile, ni inerte, puisqu’il vit : les historiens ont de grandes entreprises politiques et religieuses à raconter, une évolution des formes sociales et des institutions à raconter. La pensée n’est pas inerte non plus, mais elle se meut dans l’abstrait, et comme elle ne sort guère des écoles, elle ne pense guère non plus à régler la pratique ni à imposer aux faits sa forme. Quand les laïcs diront en français ce que disputent les clercs en latin, et quand ils commenceront à se demander pourquoi le réel n’est pas conforme à l’idée, c’en sera fait du moyen âge.

Avec toutes ses misères en somme, sa dureté, sa pauvreté intellectuelle, le moyen âge est grand, surtout il est fécond. Il portait et préparait l’avenir : quoi que l’esprit français ait reçu plus tard du dehors, il fallait qu’il pût le recevoir sans se dissoudre et périr, et ce qu’il fut alors détermine plus qu’on ne pense ce qu’il a été depuis. La grandeur du moyen âge est dans son double principe : par ce libre contrat féodal qui assure les relations en maintenant l’indépendance des individus, il crée un sentiment nouveau, celui de l’honneur, et en fait la base même de l’organisation sociale. La foi « complète, absolue, sans restriction et sans doute » lui donne son autre caractère. Ainsi les ressorts qui meuvent tout, c’est l’honneur et la foi, deux principes de désintéressement et de dévouement, qui imposent à la volonté l’effort infatigable contre les intérêts et contre les appétits, au nom d’un bien idéal. Si grossières et pauvres que soient les formes où se réalise actuellement cette conception morale, il suffit qu’elle existe pour en faire émaner une lueur de noblesse et de beauté.

Même tout l’art dont est capable ce moyen âge qui lut les chefs-d’œuvre de la poésie antique sans y remarquer la fine splendeur des formes, cet art sortira de là : il manifestera l’énergie de son individualisme par ses châteaux, et la vivacité de sa foi par ses églises. Dès le xe siècle, les masses formidables des châteaux, leurs doubles ou triples enceintes au-dessus desquelles se profile l’imprenable donjon, hérissent toutes les hauteurs, commandent les plaines et les rivières, menaçants symboles d’indépendance et d’énergie individuelles, qui donnent avec la conscience de la force la tentation de prendre l’égoïsme pour loi. Plus pur est le sentiment qui dresse les églises, et plus belle la forme par où il se réalise en elles. Selon le mot tant de fois cité d’un des plus ignorants moines qui aient fait le métier de chroniqueur, « le monde se pare d’une blanche robe d’églises neuves ». Saint-Front de Périgueux, l’abbaye du Mont-Saint-Michel, les églises d’Auvergne, tout cet art roman qui s’épanouit au xie siècle, l’art gothique qui le continue, voilà par où le moyen âge participa au désir de créer, à la faculté de sentir le beau. Il était nécessaire de le dire, car la littérature ici ne reflète pas tout le génie national : si le Parthénon et une tragédie de Sophocle, un discours de Bourdaloue et les jardins de Versailles sont des manifestations étroitement apparentées du même génie, rien dans les formes littéraires du moyen âge français n’évoque l’idée de la conception esthétique qui fit surgir les grands monuments de l’art roman ou gothique.

Livre I
Littérature héroïque et chevaleresque §

Chapitre I
Les chansons de geste §

1. Origines de l’épopée française. Formation des chants épiques. — 2. Fin de l’inspiration épique. La Chanson de Roland. Raoul de Cambrai. Les Lorrains. — 3. Transformation de l’épopée en roman : trouvailles et erreurs du goût individuel. Remaniements et manipulations diverses des sujets épiques. Les cycles. Le comique. Avilissement progressif de l’épopée.

Les premiers monuments de notre littérature sont, comme on l’a vu, d’inspiration cléricale : il ne faut pas s’en étonner, les clercs seuls écrivaient. Mais la société laïque, l’aristocratie féodale avait pourtant déjà ses poèmes qui l’enchantaient, des chansons, et surtout des récits de caractère épique : seulement on ne les écrivait pas. La floraison de la poésie lyrique fut plus tardive : l’épopée se développe la première dans notre littérature10.

1. Origines de l’épopée française. §

La Chanson de Roland, qui, dans la forme où nous la présente le manuscrit d’Oxford, est antérieure à l’année 108011, est à peu près la plus ancienne de nos chansons de geste, comme elle en est la plus belle. Si l’on ne regardait que l’apparence, on aurait là le spectacle unique d’un genre débutant par son chef-d’œuvre. Mais en réalité la Chanson de Roland est un terme, plutôt qu’un commencement. Il y avait des siècles que l’épopée française était née lorsque l’écriture heureusement fixa ce chef-d’œuvre. Quand avait-elle donc commencé ? Il n’en faut plus douter aujourd’hui : dès la ruine de la civilisation romaine, après que les Francs eurent pris possession de la Gaule. L’histoire de Clovis, de ses ancêtres et de ses descendants, dans Grégoire de Tours et dans Frédégaire, est en grande partie poétique12, et l’on y reconnaît les débris d’une épopée mérovingienne. Une vie de saint13 nous a conservé quelques vers d’un poème populaire qui célébrait une victoire peut-être légendaire de Clotaire II et de Dagobert sur les Saxons. Autour de ce Dagobert, qui fut le plus puissant des successeurs de Clovis, la fermentation épique fut intense, comme l’atteste encore une chanson de geste du xiiie siècle dont il est le héros14.

Que l’imagination populaire ait été puissamment excitée par les événements dont les Carolingiens furent les acteurs plus 0u moins glorieux, qu’elle ait transformé leur histoire à sa mode en un vaste corps de traditions poétiques, ce qu’on sait communément des chansons de geste le prouve assez. Depuis Charles Martel, le vainqueur des Sarrasins, jusqu’à Louis III, le vainqueur des Normands15. tous les Pépins, les Charles et les Louis, selon le mot du poète saxon16, ont été chantés concurremment avec les Clotaires et les Thierrys de l’âge précédent.

Charlemagne, comme il était naturel, par son long règne, ses grandes guerres, son vaste génie, et la restauration prodigieuse de la puissance impériale, devint le héros favori et comme le centre de l’épopée. Outre qu’il donna lieu à une abondante création de poésie, il attira à lui nombre de légendes préexistantes : presque toute la matière épique cristallisa autour de lui. D’abord il absorba tous les Charles, Charles Martel et Charles le Chauve, tandis que les Pépins et les Louis se fondaient en deux personnages, l’un père et l’autre fils de l’empereur Charles : cette triade légendaire représenta toute la dynastie carolingienne. Les Mérovingiens furent absorbés aussi : leurs noms s’effacèrent, leurs personnalités furent dissoutes, et leurs actions allèrent s’attacher aux noms carolingiens. Sur quelques points l’absorption fut incomplète, et le rattachement mal fait : comme dans Floovent survit un descendant de Clovis, ainsi parfois apparaissent Charles Martel et Charles le Chauve, non déguisés ou mal déguisés en Charlemagne.

Mais tout ne gravitait pas encore autour des rois. Les provinces avaient leur vie distincte et intense : comme elles eurent leurs chefs et leur histoire, leurs souvenirs glorieux ou douloureux, elles eurent leur épopée. On chanta les quatre fils Aymon en Ardenne, Raoul de Cambrai en Vermandois. La Lorraine eut Garin et Bègue ; la Bourgogne eut Girart de Roussillon, et sans doute Roland fut d’abord le héros local des marches de Bretagne avant d’entrer comme neveu de Charlemagne dans la tradition nationale.

Il y eut ainsi cinq siècles environ pendant, lesquels notre race, quoi qu’on ait dit, eut bien « la tête épique ». Cette spontanéité créatrice tendait incessamment à s’exercer : la légende suivait de près les événements. On n’oubliait pas l’histoire, on la voyait, en quelque sorte, tout ordonnée en légende. Charlemagne n’était pas mort, que l’un de ses vieux soldats faisait déjà en toute naïveté au moine de Saint-Gall le tableau merveilleux des exploits et de la sagesse du grand empereur : la poésie était alors la forme des intelligences.

Mais une question se pose sur laquelle bataillent les érudits : puisque évidemment ce n’est pas de la tradition latine qu’est sortie l’épopée française, d’où vient-elle ? Des Celtes, ou des Francs, qui sont avec Rome les facteurs de notre nation ? Un savant italien, M. P. Rajna, a mis hors de doute les origines germaniques de l’épopée française. Comme tous les Germains, les Francs avaient une poésie narrative, tantôt mythique, et tantôt historique, célébrant les dieux ou les anciens rois de la race : le Siegfrid des Nibelungen n’est autre que Sigofred, héros national des Francs, qui primitivement fut peut-être un dieu. Ils avaient leurs scôpas qui s’accompagnaient de la harpe, et leurs guerriers aussi parfois composaient et chantaient. Maîtres de la Gaule, et devenus chrétiens, les Francs oublièrent ou réduisirent en faits humains leurs mythes religieux : ils gardèrent leurs poèmes historiques et leur goût pour les récits épiques qui exaltent le courage et enchantent l’imagination. Même, tandis que leur histoire, sur cette terre de Gaule qui leur appartenait, faisait germer de nouveaux chants, les anciens, avec ce dédain de la chronologie qui est le propre des temps épiques et des légendes populaires, continuaient d’évoluer, et se chargeaient de faits récents ou se rajeunissaient pour s’y adapter. Ainsi dans cette histoire poétique des Mérovingiens, dont on parlait tout à l’heure, se laissent entrevoir des vestiges de vieux poèmes francs ; dans les chansons de gestes, certains récits, certains personnages, des traits de mœurs, des usages de la vie guerrière et civile sont des résidus manifestes de la plus ancienne poésie et de la plus ancienne civilisation des Francs. Le nain Obéron, l’Auberon de nos chansons de geste, l’Alberic des Nibelungen, est entré certainement chez nous avec les compagnons de Clovis.

Cependant il faut bien savoir ce qu’on entend quand on dit que l’épopée française est d’origine germanique. Tout ce qu’il y eut de chants tudesques, avant et après l’invasion franque, tout ce que Charlemagne en fit recueillir n’intéresse pas directement notre littérature. On l’a dit avec raison, une épopée française ne peut sortir que de chants en langue française, ou en langue latine, puisque le français est du latin qui a évolué. Dès que les Francs se furent mêlés aux Gallo-Romains, eurent pris la langue latine, dès le milieu du vie siècle, il y eut assurément des chants épiques en latin, « en langue romaine rustique », comme il en continua d’éclore en tudesque pour les Francs non romanisés de l’Austrasie. Le fameux poème en l’honneur de Clotaire II dont l’auteur de la Vie de saint Chilien transmit quelques vers à l’auteur de la Vie de saint Faron, était assurément en latin vulgaire : les femmes de la Brie qui le chantaient n’ont jamais parlé tudesque.

Les Francs agirent donc comme un ferment sur la masse gallo-romaine. Par eux, les aptitudes poétiques de la race celtique, engourdies sous la domination romaine par l’élégant rationalisme de la littérature savante, comme par la pression monotone de la protection administrative, furent réveillées : les âmes, préparées déjà par le christianisme, violemment secouées par l’instabilité du nouvel état social, recouvrèrent le sens et le don des symboles merveilleux ; et dans la famine intellectuelle que produisit la ruine des écoles, l’aristocratie gallo-romaine, sujette des rois francs et compagne de leurs leudes, associée aux fêtes comme aux affaires, quitta sa délicatesse et ses procédés raffinés de pensée et de langage : elle retourna à l’ignorance, au peuple ; elle se refit peuple, avec toute la rudesse, mais avec toute la spontanéité du génie populaire. Il y eut assez d’unité morale, d’homogénéité sociale, pour que l’épopée, cette expression synthétique des époques primitives, se développât puissamment.

M. Rajna a constaté que son terrain de culture a sensiblement les mêmes limites que l’occupation franque. Mais elle n’est pas franque pour cela : elle est française, œuvre de cette race complexe qui se constitue du mélange des Gallo-Romains et des Francs ; produit des forêts germaniques, mais acclimaté sur le sol des Gaules, et germant spontanément dans toutes les âmes, sans distinction de race, non échappées encore ou retournées, peu importe, à la barbarie féconde.

Ce furent même les Gallo-Romains qui donnèrent à l’épopée sa forme : la langue, cela va sans dire, mais aussi le mètre. Ce vers de dix syllabes17, assonancé18, distribué en laisses ou couplets monorimes d’inégale étendue, que l’on retrouve dans toutes les anciennes chansons de geste, est d’origine très probablement latine comme tout notre système de versification.

Comment se fit l’élaboration de la matière épique, et sa mise en œuvre ? Nouvelle question, et nouveaux combats. Parfois l’épopée fut contemporaine ou à peu près des faits qu’elle rappelait. Souvent aussi la tradition orale conserva les légendes non versifiées, jusqu’à ce qu’un poète s’en emparât. Mais ce poète, plus ou moins éloigné des événements, qui le premier les chanta, quelle forme leur donna-t-il ? On a supposé — et non pour la France seulement — que des cantilènes lyrico-épiques plus brèves et de rythme plus rapide avaient précédé les vastes narrations épiques, et par une application du système de Wolff qui longtemps a été en faveur pour les poèmes homériques, on a soutenu que les chansons de geste n’étaient que des cantilènes cousues ensemble. Il faut décidément abandonner cette hypothèse, que les faits ne confirment pas et dont, après M. Mila y Fontanals19, M. Rajna a fait justice. Les clercs qui écrivent en latin nomment du nom de cantilène indifféremment les chants prétendus lyrico-épiques que nous n’avons pas et les chansons de geste qui nous sont parvenues : cantilène est le mot, légèrement méprisant, dont ils désignent toute poésie qui n’est pas savante et latine. Il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques : épopée et lyrisme répondent à deux besoins de l’âme humaine : mais l’épopée vient des narrations épiques. Que les poèmes primitifs furent plus courts, cela va sans dire aussi : mais ils se sont développés par « intussusception » si je puis dire, comme des organismes, et non par « juxtaposition ». Chaque état de la matière épique est le résultat d’un intime renouvellement, d’une refonte intégrale. Ce qui s’est passé depuis qu’on eut commencé à rédiger les chansons de geste nous garantit ce qui arriva quand elles n’étaient pas écrites. Du vie au xe siècle, comme du xie au xive, le procédé constamment mis en usage a été l’extension par remaniement total ; c’est par étirement, non par suture, que peu à peu ce qui pouvait avoir quelques centaines de vers au ixe siècle, s’est trouvé être, quatre siècles plus tard, un poème de dix mille ou vingt mille vers.

2. Principales œuvres épiques. §

A la fin du xe siècle, la fécondité épique de notre race est épuisée. Sauf les interpolations que la flatterie et l’intérêt peuvent introduire dans la rédaction des poèmes, les derniers événements dont le souvenir y soit élaboré en récits légendaires sont de cette époque. Alors vécut le comte de Montreuil-sur-Mer dont la personnalité s’est fondue dans l’unité nominale de Guillaume d’Orange. La bataille où mourut Raoul de Cambrai est de 942. Dès lors la période de création spontanée est close.

La matière aussi a reçu sa forme : elle est distribuée déjà en amples compositions, en récits détaillés. Bertolais, le premier auteur du poème de Raoul de Cambrai (s’il n’est pas supposé par un trouvère plus récent pour donner de l’autorité à ses inventions), ce Bertolais avait combattu à côté de son héros. M. G. Paris a reconnu dans un curieux fragment de chronique latine du xe siècle20 la traduction d’un morceau d’une chanson du cycle de Guillaume : trois fils et un petit-fils d’Aimeri de Narbonne y paraissent autour de l’empereur Charles. La narration lente et détaillée atteste que ce court fragment est le débris d’un vaste poème. Ainsi les chansons de geste21 sont déjà telles à peu près qu’elles nous apparaîtront un siècle et demi plus tard dans les rédactions conservées.

Sauf le fragment de la Haye, dont la valeur littéraire est nulle, rien ne nous représente la période primitive d’invention spontanée, et nous n’atteignons pas directement la première et, vraiment populaire forme de notre épopée française. Nous n’avons rien que des remaniements : la Chanson de Roland même en est au moins au second état. Celle que nous avons n’est pas celle certainement que, à la bataille de Hastings, Taillefer, « qui moult bien chantait », chanta devant le duc Guillaume et devant l’armée, en allant contre les Saxons. Nous sommes donc réduits à ressaisir, par une divination délicate, l’âme et les membres épars de l’épopée perdue au milieu de toutes les inventions dont la fantaisie romanesque de l’âge suivant l’a surchargée et dénaturée. C’est là même le grand problème qui donne de l’intérêt à l’immense fatras qu’on appelle à tort l’épopée française.

Cependant il y a quelques poèmes où apparaissent plus distinctement les linéaments de l’antique épopée, où la matière primitive, dans une forme qui n’est pas primitive, n’est pas trop mêlée d’éléments hétérogènes et adventices. Plus ils sont anciens, moins la forme naturellement déguise ou trahit la matière. Et l’on s’explique maintenant pourquoi le plus ancien est aussi le plus beau. La Chanson de Roland est le chef-d’œuvre de noire poésie narrative, parce qu’elle est, dans sa forme existante, le poème le plus voisin des temps épiques. Elle a été fixée par l’écriture quand la société avait encore une âme adaptée à l’esprit originel de l’épopée : elle n’avait plus de force active pour en créer, mais elle gardait sa sensibilité intacte pour en jouir.

C’est une belle chose que cette Chanson de Roland22. Une grande conception légendaire s’est condensée autour du mince noyau historique, autour de ce combat d’arrière-garde où périrent trois hommes de marque seulement, Roland, Anselme et Eggihard, le 15 août 778. Nous sommes loin de l’histoire, avec ces Sarrasins, qui ont pris la place des Basques montagnards, et ces Sarrasins païens, idolâtres, du reste vaillants et accomplis « barons », s’ils étaient chrétiens : avec ce Charlemagne à la barbe blanche, âgé de deux cents ans, majestueux symbole de la royauté chrétienne : avec ces douze pairs qui combattent et périssent aux côtés de Roland : avec ce traître Ganelon, dont la trahison, plus inutile encore qu’inexpliquée, n’est sans doute qu’une naïve satisfaction que se donne le sentiment national, incapable de concevoir le désastre sans un traître au moins qui soit présent : avec ce Turpin, type légendaire du prélat guerrier, détaché ainsi que Ganelon d’une autre partie de l’histoire pour survivre immortellement transfiguré dans la légende de Roland.

Mais si nous regardons la France du xie siècle, tout est vrai : les armes, les costumes, les mœurs, les sentiments. Ces hommes sont barbares, violents, brutaux, sans délicatesse, de pauvres et étroits cerveaux peu garnis d’idées : où est la souplesse merveilleuse, la richesse épanouie de l’âme grecque, même aux rudes temps des guerres homériques ?

Mais dans sa grossièreté, notre France féodale et chrétienne a un principe de grandeur morale que la Grèce artiste et mythologue n’a pas connu. Une haute idée de l’honneur commande le sacrifice désintéressé de la vie, pour le service de l’empereur, pour le service de Dieu : deux sentiments qui compriment l’égoïsme, la foi au suzerain féodal, la foi au maître du Ciel, sont les ressorts des actions. A l’accent dont Turpin exhorte, bénit et absout les soldats martyrs qui meurent avec Roland, on sent que les temps sont proches où l’Occident lancera ses barons contre les infidèles gardiens des Lieux-Saints. Nul esprit d’aventures, nulle folie de l’honneur, nul calcul de l’intérêt ne dégradent encore la brute grandeur des âmes : nulle galanterie non plus, ni fadeur ou grossièreté d’amour. La femme est absente de l’œuvre, sauf en un coin, une fiancée à peine entrevue, qui pleure et qui meurt23 1. Enfin le héros, blâmé dans son orgueil, est grand dans la défaite et dans la mort : haute intuition d’avoir exalté le vaincu, et doublé la puissance de l’admiration de toute la tendresse de la pitié ! Car cette « triomphante défaite », c’est bien tout le poème, et je ne puis que me ranger à l’avis de ceux qui pensent que la revanche de Charlemagne sur l’émir Baligant et son Marsile est une mesquine addition destinée à satisfaire la vanité nationale aux dépens de la poésie.

La forme est sèche et rude, la langue raide et pauvre. Le trouvère qui a mis la légende en forme n’est pas un Dante ou un Virgile. Il n’est pas un artiste : il ne sait ce que c’est que plasticité du style, rythme expressif des vers. Il ne compose pas : il n’organise pas l’unité diffuse du sujet par la dépendance et la proportion des parties ; il suit l’action, il ne la conduit pas. Il n’est pas poète non plus : il n’a rien de l’aède homérique, ni cette expansion d’une jeune imagination et d’une fraîche sympathie qui se répandent sur toutes choses. Il ne regarde pas la nature : de ce merveilleux décor pyrénéen, qu’il n’a pas vu du reste, quelles vagues et maigres phrases tire-t-il pour encadrer la mort de Roland ! Notre Français, bien français et comme tel classique d’instinct, ne s’intéresse qu’à l’homme.

Il n’est pas psychologue assurément, et ne fait pas d’anatomie du cœur humain.

Roland est preux, mais Olivier est sage.

Voilà qui lui suffit pour définir ses caractères. Mais s’il ne fouille pas, il dessine : son trait est sec, mince, mais juste. Ses personnages ne sont pas analysés, ils sont, ce qui vaut mieux. Ils se meuvent, ils ont l’intérieure mobilité des vivants. Je ne sais trop pourquoi Ganelon trahit ; par orgueil, je suppose : mais je lui sais gré de devenir traître, et de ne pas l’être par destination première, par emploi, comme tant de traîtres des chansons de geste, ancêtres de ceux des mélodrames. Roland, aussi, n’est pas à la fin du poème ce qu’il était au début : l’orgueilleux et colérique baron s’apaise aux approches de la mort ; il se dépouille insensiblement de sa basse humanité, et, par une ascension merveilleuse et vraisemblable, il atteint au sommet de l’héroïsme chrétien : son agonie est d’un saint.

On pourrait presque dire que l’insuffisance, l’absence de l’art sont un bonheur ici. Nulle intention littéraire, nul souci de l’effet ne gâtent l’absolue simplicité du récit. Le style, tel quel, purement déclaratif, ne s’interpose pas entre l’action et les vers : nulle invention verbale, nulle subjectivité personnelle n’adhère aux faits. Détachés à l’instant des mots qui nous les apportent, leur image réelle subsiste seule en nous : ils s’ordonnent d’eux-mêmes en une vision étrangement nette et objective : on ne lit pas, on voit. Et nulle âme, que l’âme même des faits, ne nous parle et ne nous émeut. Ils surgissent l’un après l’autre, évoqués par le développement simple et direct de l’inartificieux trouvère, depuis la préparation de la trahison, à travers la symétrie un peu gauche de la bataille, jusqu’à la riche, ample et lente narration de la mort du héros : les adieux de Roland et d’Olivier, la dernière bénédiction de Turpin. Roland essayant de briser son épée, battant sa coulpe, tendant son gant à Dieu son Seigneur, et rendant enfin son âme aux mains de saint Gabriel : toute cette partie est d’un pathétique naturel, élevé, sobre, vraiment puissant. Je ne fais pas de comparaison : cela est simplement beau. Il n’est pas jusqu’à la forme que le mouvement et la grandeur du récit n’emportent et n’élèvent. Et surtout le rythme sans art est expressif : ce n’est pas le déroulement magnifiquement égal de l’alexandrin homérique : distribuée à travers ces couplets qui la laissent tomber et la reprennent, rétrogradant et redoublant sans cesse pour se continuer et se compléter, la narration s’avance inégalement et, de laisse en laisse, d’arrêt en arrêt, monte comme par étages ; et cette discontinuité même devait, semble-t-il, communiquer une dramatique intensité à la déclamation du jongleur.

La Chanson de Roland exalte les deux plus purs sentiments qui fussent dans les cœurs en leur proposant les plus hauts objets où ils pouvaient s’adresser : Charlemagne à servir, l’infidèle à combattre. Et dans cette exaltation arrive à se dégager spontanément comme une âme nationale, un profond et encore inconscient patriotisme, qui devance la réalité même d’une patrie. Par-là elle est unique parmi nos chansons de geste : rien n’y ressemble et rien n’en approche.

Raoul de Cambrai24 nous ramène à la vulgaire humanité, nous jette en pleine vie féodale. Ils ont vécu, ce Raoul qui, se faisant adjuger par le roi Louis l’héritage de Herbert de Vermandois, envahit le pays qu’il veut posséder, saccage et brûle, un vendredi saint, la ville d’Origny, avec son monastère et ses nonnes, qu’il promettait tout à l’heure d’épargner, qui, tout échauffé de cette atroce exécution, tout joyeux et de grand appétit, n’ose manger de la viande, quand son sénéchal en se signant lui remémore qu’« il est carême » ; ce Bernier, écuyer de Raoul, fils d’un des quatre fils de Herbert, qui, fidèle à la loi féodale, suit son maître contre son frère et ses oncles, voit sa mère brûlée sous ses yeux dans le monastère où elle s’est retirée, et renonce seulement son hommage quand Raoul, échauffe par le vin, l’a à demi assommé pour avoir trop haut regretté l’incendie de son pays et la mort de sa mère. Ils ont vécu, et non pas seulement de cette vie individuelle qu’enregistre l’histoire : ils ont vécu en cent lieux, sous cent noms ; ce sont des types. Et jamais la force de l’honneur et du serinent féodal n’a plus fortement apparu qu’en ce Bernier : quand, sa mère morte, blessé lui-même, il a renoncé l’hommage, si, dans le premier moment de colère, il refuse la réparation que Raoul offre une fois revenu à lui, jamais cependant il n’aura le cœur en paix : il combattra Raoul de tout son courage, il le tuera, mais toujours l’idée de son serment violé le tourmentera : toujours il rappellera ses griefs, sa mère « arse », sa tête cassée ; il maintiendra « son droit », mais il sera inquiet. À peine vainqueur, il songera à aller servir « au Temple » à Saint-Jean d’Acre ; et le médiocre continuateur du vieux poème a bien dégagé l’idée-mère du sujet, quand il montre Bernier usant sa vie sur les chemins, en pèlerinages lointains, pour expier, jusqu’au jour où le roux Ceri, oncle de Raoul, lui casse la tête d’un coup de son lourd étrier sur le lieu même où jadis il a tué son seigneur.

Le remanieur de la fin du xiie siècle, à qui M. Meyer lui-même refuse le talent, a eu le bon esprit d’être modeste : il n’a pas cherché à étouffer iti à embellir la rude légende du xe siècle. A travers la diffusion banale et molle de ce style, qui du moins ne tire pas l’œil et se laisse oublier, la vraie et primitive épopée transparaît. On pourrait dire même que Bertolai (si jamais Bertolai a vécu et mis le poème en sa première forme), on pourrait dire que Bertolai avait l’instinct du développement épique, au meilleur sens du mot : il savait faire rendre à une situation ce qu’elle contenait d’émotion et d’intérêt. Je n’en veux pour preuve que le morceau, si souvent cité et avec raison, de la mort de Raoul : cet Ernaut de Douai qui fuit devant Raoul, la main coupée, demandant grâce à son impitoyable ennemi, secours à tous les amis qu’il rencontre, reprenant haleine, chaque fois qu’un baron de son parti arrête Raoul, piquant son cheval avec désespoir, dès qu il voit son défenseur abattu, cette poursuite sans cesse interrompue et reprise, acharnée, haletante, puis Bernier enfin s’interposant, le combat de Bernier contre Raoul, et la mort de Raoul, combat et mort décomposés en chacun de leurs moments avec une vigoureuse précision, la tristesse du vainqueur, et la rage féroce d’Ernaut qui, se voyant sauvé, se venge de ses terreurs récentes sur son ennemi abattu, voilà, à coup sûr, une scène neuve, rare, émouvante. Batailles générales ou combats singuliers ne portent guère bonheur à nos trouvères, même dans le Roland : ils ont à peine à sortir d’une monotone banalité, parce que peut-être la réalité était monotone et banale. Mais ici tout est original.

Raoul de Cambrai est un épisode des luttes féodales : la geste des Lorrains25 est un monde. Ces trois poèmes de Garin, Girbert et Anséis, qui sont, le premier surtout, la partie ancienne, épique, et comme le cœur de la geste, ont le caractère de réalité le plus saisissant, bien qu’on n’ait pu encore leur trouver aucun fondement dans l’histoire. Ce ne sont que rixes et meurtres, chevauchées, combats, sièges, massacres, pillages, fausse paix et traîtresses attaques : toute la France, des Landes jusqu’en Lorraine et de Lyon à Cambrai, est remuée, divisée, dévastée par la rivalité qui anime les familles de Hardré le Bordelais et Hervis le Lorrain. De génération en génération, comme de province en province, la haine et la guerre s’étendront, faisant ruisseler le sang, jetant cadavre sur cadavre : depuis le vieil Hardré, depuis Bègue et Garin, fils de Hervis, jusqu’aux petits-enfants de Hervis et de Hardré, qu’une paix plâtrée fait naître d’un funeste mariage en mêlant le sang des deux familles, et qui périront sous les coups les uns de leur oncle maternel et les autres de leur propre père.

Toutes ces horreurs sont racontées, dans Garin surtout, d’un style étrangement bref et sec, où pourtant le trait caractéristique est appuyé de façon à prendre une intense énergie d’expression : ainsi le monotone refrain des villes détruites ou incendiées par Bègue dans sa course en Bourgogne, finit par évoquer, avec une netteté singulière, je ne sais quelle image simplifiée et comme le symbole horrible de la guerre, de la guerre abstraite, d’une contrée imprécise où tout est ruine ou flammes. Les discours sont courts, durs, d’un relief parfois bien vigoureux dans leur sécheresse enflammée ou brutale : comme cette réplique fameuse de ce Fauconnet qu’on somme de rendre son château de Naisil :

Si je tenais un pied en paradis
Et l’autre avais au château de Naisil,
Je retrairais celui de paradis,
Et le mettrais arrière dans Naisil26.

Les mœurs sont féroces : non pas de cette férocité de décadence, par laquelle les héros deviendront des ogres et des fous furieux ; mais d’une saine et fière férocité, qui reste humaine, et se mêle encore de loyauté et de bonté naturelles. Garin, et son frère Bègue, surtout, sont les caractères sympathiques du poème, mais Fromont n’est pas odieux : orgueilleux ; emporté, ambitieux, rusé au besoin, il n’est pas insensé ni scélérat, il a le respect du lien féodal et de la foi jurée ; il est entraîné plutôt qu’il ne se jette de gaieté de cœur dans l’inexpiable guerre : souvent il voudrait faire la paix ; il la voudrait maintenir ; il blâme les trahisons des siens, et les défend parce qu’il est leur chef ; il ne se réjouit pas de la mort de Bègue son ennemi. Bègue, de son côté, n’est pas une idéale figure, loyal, ayant la justice dans le cœur, prêt à vivre en paix, dès que lui-même ou un des siens est attaqué, le voilà fou de combats, forcené, téméraire, féroce, et je ne sais si, dans cette sanglante geste ni dans aucune autre, acte plus cruel se rencontre que celui de ce bon et brave baron : quand il a vaincu en duel Isoré, irrité qu’il est de je ne sais quelle outrageante raillerie d’un Bordelais, il arrache le cœur du vaincu et en fouette le visage de l’insulteur.

Le traître même n’est pas le traître légendaire et consacré que l’on connaît, monotone et raide réplique de Ganelon : ce félon Bernard de Naisil, dévoué à sa façon à sa race ou plutôt à la haine de sa race, toujours occupé à réveiller ou attiser la discorde, à rompre les accords ou à les prévenir, à machiner des ruses, des perfidies, des parjures, pour lancer ou retenir ses parents dans les affaires où ils perdront leurs fiefs, leur sang et leur vie, souple du reste lui-même et se tirant alertement de tous les mauvais pas où il se voit engagé, c’est lui qui donne le plus de fil à retordre à Bègue et à Garin. Ce n’est pas un traître d’occasion, par emportement, ou orgueil blessé, comme Ganelon : la ruse est son caractère naturel ; avec lui nous atteignons le temps où le mensonge et l’intrigue, c’est-à-dire l’intelligence, entrent en lutte contre la franche brutalité et la force physique, puis vont prendre insensiblement le dessus sur elles, et du même coup sur l’honneur et sur la loyauté.

La femme tient dans le poème la place qu’elle peut tenir : la beauté de Blanchefleur, que Garin, Fromont et le roi veulent épouser, compte moins que son héritage. On n’inspire que des désirs brutaux. Cependant l’amour apparaît : un amour simple, intime, domestique, l’amour de Bègue et de sa femme, tendresse mêlée de protection chez l’un, de tremblement et d’admiration chez l’autre. Il s’explique à travers des scènes familières qui sont en vérité curieuses et captivantes : est-ce roman ? est-ce épopée ? Je ne sais trop : mais la vie domestique n’est-elle pas épique dans l’Odyssée ? et tout ici est simple et vrai, sans cesser d’être grand. L’embuscade dressée aux nouveaux mariés, le combat dans la lande tandis qu’il y a fête au château, Bègue laissé pour mort, sa jeune femme couchée sur son corps et se lamentant, la triste arrivée du cortège où le maître est porté sur une civière, le conseil des médecins, dont le plus vieux commande d’abord qu’on éloigne la jeune femme qui troublerait le malade : ce sont des scènes qui ont vie et mouvement.

Mais la mort de Bègue est un récit d’un grand effet dans sa couleur grise, avec cette accumulation rapide de petits détails pressés d’une si exacte et précise notation : la vie paisible de Bègue dans son château de Belin, entre sa femme et ses enfants, l’ennui qui prend à la fin ce grand batailleur, sourde inquiétude, désir de voir son frère Garin qu’il n’a pas vu depuis longtemps, et son neveu Girbert qu’il n’a jamais vu, désir aussi de chasser un fort sanglier, fameux dans la contrée du Nord ; la tristesse et la soumission douce de la femme ; le départ, le voyage, la chasse si réelle avec toutes ses circonstances, l’aboi des chiens, le son des cors, la fuite de la bête, l’éparpillement des chasseurs, qui renoncent ; Bègue seul âpre à la poursuite, dévorant les lieues, traversant plaines et forêts et marais, prenant ses chiens par moments sur ses bras pour les reposer, jusqu’à ce qu’il se trouve seul, à côté de la bête morte, ses chiens éventrés, en une forêt inconnue, sous la pluie froide de la nuit tombante : il s’abrite sous un tremble, allume un grand feu, prend son cor et en sonne trois fois, pour appeler les siens. C’est là que les forestiers de Fromont le tuent, six contre un ; encore ne viendraient-ils pas à bout du grand baron, debout adossé à son arbre, sans un archer qui de loin lâchement le frappe : et le corps dépouillé reste là, les trois chiens hurlant auprès de lui dans la nuit. Il n’y a pas de scène de roman moderne qui ait une vérité plus simple et plus forte. Le poète qui a fait cela n’était pas un coloriste, mais jamais dessin ne donna plus l’illusion de la vie par la sure netteté des lignes.

On pourrait poursuivre l’énumération, et retrouver d’autres fragments d’épopée encastrés dans l’amas confus des matériaux dont sont construites les chansons de geste. Aimeri promettant Narbonne à Charlemagne27, le duel d’Olivier et de Roland sont deux épisodes, que Victor Hugo a rendus populaires. Il faut seulement noter que le grand poète, en jetant sur ces vieilles légendes l’artistique perfection de sa forme, les a, si je puis dire, « sublimées » aux dépens du simple bon sens. Le duel surtout de Roland et d’Olivier est loin d’avoir dans Girart de Viane l’étrangeté fantastique que la Légende des siècles lui a prêtée. Le couronnement de Louis le Débonnaire, et la noble tristesse de Charles devant la puérilité biche de son héritier, le début du poème d’Aliscans, et la fière obstination de Guiboure qui, refusant de connaître son mari dans un fuyard, tient la porte d’Orange fermée et laisse Guillaume au pied des murs, exposé à tous les coups des Sarrasins, d’autres morceaux encore méritent d’être loués et lus. Mais, en somme, on ne retrouve nulle part, à mon sens, un ensemble pareil à celui que présente chacune des trois chansons dont j’ai parlé ; on n’a que des fragments à recueillir, non des œuvres à étudier.

3. Remaniements de la matière épique. §

Au xie siècle, les chansons de geste animaient encore et guidaient parfois les guerriers au combat, comme à Hastings, ou dans certaines guerres locales que conte une chronique bourguignonne. Mais, au xiie siècle, l’épopée est réduite à être l’amusement des loisirs et l’ornement des fêtes : en temps de paix, aux noces, aux festins, après boire, c’est alors, pour s’amuser, qu’on appelle le « jongleur » : il est l’histrion qui récite, l’éditeur qui publie les chansons de geste.

Le « trouvère », qui jadis était parfois un soldat, tourne à l’homme de lettres : il ne fait plus que son métier d’écrivain ; rarement même il chante son œuvre. Il la vend au jongleur, qui la joint à son répertoire, et la colporte de château en château, plus tard aussi, et de plus en plus, de ville en ville et de village en village : il se fait entendre dans la grande salle féodale, aux barons assemblés, ou sur la place publique, aux bourgeois, aux vilains. Il espère, souvent il obtient de beaux cadeaux, argent, chevaux, fourrures, bijoux : et c’est lui, avec le trouvère, qui a décidé et fait croire que la vertu distinctive du chevalier était la libéralité.

Mais pour que le métier soit productif, pour que le jongleur gagne et puisse bien payer le trouvère, il faut plaire à l’auditoire : son goût fera la loi. Or cet auditoire est insatiable : d’intelligence fruste et étroite, d’imagination forte mais grossière, il veut sans cesse du nouveau. Et le nouveau, c’est la nouveauté extérieure, c’est la sensation nouvelle, l’apparence encore non rencontrée : ce public ne creuse pas, ne prolonge pas ses impressions par ses pensées : il ne voit pas au-delà de la forme particulière et sensible. Pour le retenir et l’assouvir, stimulés par la concurrence, les trouvères, ayant épuisé la matière épique, se jettent dans la fantaisie : ils fabriquent de l’épopée, gauches contrefaçons qui insensiblement, sans que personne y pense, deviendront de ridicules parodies : et de jour en jour la poésie traditionnelle et populaire s’altère, se dissout et se noie davantage dans l’immense fatras de l’invention littéraire.

Cependant les poètes sont tiers de leur œuvre : tandis que la plupart des plus anciens poèmes, tandis que l’œuvre maîtresse même, le Roland, sont anonymes, un certain nombre de remaniements plus modernes sont signés. Adenet, Jean Bodel, Jendeus de Brie, Bertrand de Bar-sur-Aube ne veulent pas perdre le bénéfice de leur travail ; s’ils tiennent au profit, ils aiment aussi la gloire, dont la recherche est un des symptômes caractéristiques de l’individualisme : cela seul nous avertirait que les temps épiques sont passés. A vrai dire, on ne saurait nier que quelques-uns aient eu du talent. Ne leur demandez pas l’intimité de l’émotion, ni l’expansive ardeur de la sympathie, ni la composition harmonieuse, ni le style pittoresque : richesse intérieure ou beauté formelle, cela fait défaut à leurs œuvres. Ils n’ont pas fait une phrase d’artiste, et peu de vers de poète. C’est par hasard que Jean Bodel trouve un vers d’une sensibilité délicate, faisant parler une mère qui donne son fils à l’empereur Charles pour la guerre saxonne :

Il sera en pleurant de sa mère attendu28.

Ils ont surtout — et en cela ils semblent révéler l’aptitude éminente de la race — ils ont le sens du drame et du roman : sans poésie, sans style, leur art est là, dans le dessin des actions, et l’imitation de la remuante humanité. Il est si bien là que leurs dialogues ou discours sont supérieurs souvent à leurs récits : la logique d’un rôle, la nécessité d’une situation, l’instinct d’un effet les guident et les élèvent. Dans un poème du xiiie siècle, une mère, forcée de donner son fils, pour sauver son mari, prononce une plainte d’un accent juste et pénétrant29.

Leur expression, telle quelle, diffuse ou sèche, plate éminemment, est un chiffre qui n’a pas de beauté par lui-même. Moins sobre, moins plein, moins sûr, c’est le même style que dans le Roland, lit, si l’on fait la différence des siècles, c’est le style de Dumas père ou de Scribe : le style enfin du dramaturge ou du romancier, qui n’est que cela.

De là vient qu’à l’ordinaire les meilleures inventions des trouvères sont plus belles à imaginer qu’à relire. Jamais on n’a besoin et presque toujours on aurait tort de retenir ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écriture » du poète ; quiconque voit les scènes dramatiques par lesquelles s’ouvrent Girart de Viane ou le Charroi de Nîmes30 refaisant en langage quelconque les dialogues nécessaires, peut être assuré d’avoir extrait des ouvrages originaux toute la beauté qu’ils contenaient.

Mais le talent est rare : et pour quelques heureuses trouvailles, qu’on peut porter au compte des remanieurs, la somme de leurs méfaits est prodigieuse. Le pis est que tous, et les plus ineptes, ont une intrépidité que rien ne déconcerte pour déranger et refaire l’ouvrage d’autrui. Une fois fixés par l’écriture, les poèmes homériques étaient sauvés : on a pu les rajeunir discrètement, mais qui eût osé en détruire la forme consacrée pour les amplifier à son goût ? Nos chansons de geste n’eurent, pas même fortune, et parce que leur forme insuffisamment belle n’imposait pas le respect, et parce que public et rédacteurs n’étaient aptes à voir que la matière : il ne leur paraissait pas importer que les mois fussent changés, si les choses subsistaient et même s’enrichissaient. Aussi n’y a-t-il pas de poème qui se soit maintenu à travers le moyen âge dans une forme fixe, et le moment où l’écriture leur assura une prolongation indéfinie d’existence lut non le terme, mais le commencement des pires aventures pour la plupart.

Il n’est point de tortures que ces pauvres textes n’aient subies. Écrits en vers assonancés, ils sont rimés en consonances ; leurs dix syllabes sont étirées en douze, à grand renfort de chevilles, quand (vers 1200) l’alexandrin31 est à la mode. On revient un moment, par un goût archaïque, aux décasyllabes primitifs. Au xive siècle, on supprime les laisses et couplets, pour rimer les vers deux par deux. Cependant, de chantées avec accompagnement de vielle, ou violon, les chansons d’abord furent récitées, puis lues à haute voix ; et, comme il était naturel, plus on s’éloignait du chant, plus la versification devenait compliquée et curieuse. Puis l’instruction se répandit, on sut lire : on eut chez soi des manuscrits. On n’avait plus affaire des jongleurs et de leurs séances : ni du vers, puisqu’il n’était pas en effet un instrument esthétique. Le xve siècle mit donc en prose les narrations versifiées, et le passage fut achevé de la forme épique des âges primitifs à la forme du roman moderne.

Il se faisait parallèlement, pour le fond, toute sorte d’étranges manipulations. La plus apparente fut la constitution des cycles qui fut la grande affaire des jongleurs au xiiie et au xive siècle. Un cycle est l’histoire d’une famille épique, la suite des poèmes qui en présentent les générations successives et les fortunes variées. De bonne heure s’était ébauchée l’organisation des cycles qui répond à un besoin naturel de l’esprit humain. Nous tendons à lier nos perceptions, nos idées : nous ne pensons connaître et nous ne croyons réel ou vrai que ce dont nous apercevons les relations. Une figure légendaire aura plus de consistance, plus d’être, si en elle nous apparaît le fils ou le père d’un héros, qui nous est connu. Les jongleurs, qui transportaient d’une province à l’autre les chansons de geste, savaient bien qu’enlevées à leur pays d’origine, elles perdaient l’intérêt local, si puissant élément de succès : pour compenser cette perte, il fallait les mettre en rapport avec celles dont la popularité était universelle, il fallait, en liant les sujets et les personnages, assurer aux nouveautés le bénéfice de la vogue des œuvres consacrées. Ainsi par une nécessité naturelle les grandes gestes tendaient à s’incorporer les petites, et les légendes provinciales à se fondre dans les nationales.

De plus, à mesure que se multipliaient les chansons, on sentait le besoin de mettre un ordre dans cette abondance : or quoi de plus simple que de grouper les récits selon les rapports de parenté qui en unissaient les acteurs ? Enfin la méthode de classification pouvait facilement tourner en méthode d’invention : les trouvères le comprirent bien vite. Le public voulait du nouveau : quoi de plus simple, pour exciter son intérêt, et pour utiliser encore une part de ses émotions antérieures, que de lui présenter les pères ou les fils des héros qu’il aimait ? Les pères surtout : car, par une mystérieuse divination des lois de l’hérédité ou, plutôt tout niaisement, parce que, si l’on n’est pas toujours le père, on est forcément le fils de quelqu’un, la curiosité des auditeurs remontait plus volontiers aux ascendants des personnages favoris. De là ce facile bourgeonnement des légendes, ces développements généalogiques qui vont en sens inverse de la nature : car ici les fils engendrent les pères, et les aïeux naissent après les pères.

On aurait une idée de la façon dont s’organisent les cycles, si l’on regardait cette vingtaine de poèmes qui forment la geste de Guillaume. Ou verrait la légendaire figure de ce comte Guillaume qui en 793 arrêta les Sarrasins sur les bords de l’Orbieu et mourut moine au monastère de Gellone qu’il avait fondé, on la verrait attirer à elle tous les vainqueurs régionaux des guerres musulmanes, et se constituer ainsi six frères avec un père ; on la verrait absorber tous les Guillaume du Nord, l’un comte de Montreuil-sur-Mer, un autre possesseur de ce surnom de Court-Nez qui nécessitera le coup d’épée du géant Corsolt, un troisième qui n’était pas un Guillaume, défenseur hautain du faible Louis ; pour s’assimiler ce dernier, elle est obligée d’émigrer, avec tout son cortège d’hommes et de faits, du règne de Charlemagne au règne de son successeur. On la verrait se rattacher le vaillant Vivien et le grotesque Rainouart, qui seront l’un neveu de Guillaume et l’autre frère de sa femme ; la famille se prolongera dans la descendance collatérale jusqu’à un petit-neveu de Guillaume.

Mais en même temps se fera la rétrogradation ascendante : le moine de Gellone, le vainqueur de l’Orbieu se donnera une enfance. Il a six frères, un père : qu’ont-ils fait ? Les six frères et Aimeri de Narbonne auront leurs gestes. Mais Aimeri, qui est-il ? à qui tient-il ? Il prendra un père, et trois oncles, dont l’un est un double de Girart de Roussillon et dont un autre, père d’Olivier et d’Aude, raccorde le cycle de Guillaume au cycle royal. Enfin, à ces quatre frères il faut un père, ce sera Garin de Monglane dont les Enfances verront le jour au xve siècle ; l’aïeul sera né à la vie épique quatre ou cinq cents ans après ses petits-fils.

Par ce procédé, la plus grande partie de la matière épique ou romanesque se trouva répartie à la fin du moyen âge en trois cycles principaux : la geste royale, consacrée à la triade carolingienne, Pépin, Charles et Louis ; la geste de Guillaume, que remplissaient surtout les luttes contre les Sarrasins en Languedoc et en Provence ; la geste enfin de Doon de Mayence, ou des traîtres, qui rassemble, preux ou lâches, parjures ou généreux, tous les vassaux rebelles et les ennemis implacables de la royauté. Un certain nombre de poèmes résistèrent à l’attraction des grands cycles et ne s’y laissèrent pas agréger : tels sont les poèmes des Lorrains, tel le poème de Raoul de Cambrai, et les débris de l’épopée bourguignonne conservés en plusieurs chansons. Je ne parle pas du cycle de la Croisade, dont il faudra dire un mot ailleurs.

Dans le remaniement incessant de la matière poétique, le délayage était le moindre péché de nos trouvères : ils excellaient, comme les modernes feuilletonistes, à inventer une profusion de détails inutiles. La mort d’Aude, qui tient une trentaine de vers dans notre Roland, en fournit huit cents à un arrangeur du xiie siècle ; tant de ce chef que par la version nouvelle du supplice de Ganelon, et autres additions industrieuses, la chanson gagne deux mille vers en longueur, et la poésie perd à proportion. En général, le commencement de nos poèmes vaut mieux que la fin : c’est que le trouvère emploie d’abord autant qu’il peut le texte qu il remanie, par économie d’invention, et c’est pour allonger, pour éviter la cruelle nécessité de finir son histoire, qu’il fouille dans son sac, et met toutes ses rubriques en œuvre. Un des procédés les plus commodes consiste à intercaler dans un poème tout ou partie d’un autre : l’histoire de Raoul de Cambrai pénètre ainsi dans la geste des Lorrains. Ou bien l’on démarque des traditions étrangères pour les rendre au sujet que l’on traite : ainsi le chien de Montargis, vieux conte qu’on trouve déjà dans Plutarque et dans saint Ambroise, vient se mêler aux aventures de la reine Sibille, une des incarnations de l’épouse innocente et calomniée. Comme les faits, les caractères se dénaturent, se transportent et se transposent : les traîtres sont stéréotypés d’après Ganelon ; Vivien n’est qu’une seconde épreuve de Roland.

L’invention abondante et pauvre des trouvères fait songer à la basse littérature de nos jours, à cette masse de romans et de drames manufacturés en hâte pour la consommation bourgeoise et pour l’exportation. Depuis les formules du langage jusqu’au dessin général de l’action, toutes les pièces d’une chanson de geste sont jetées dans les mêmes moules. Le défi du vassal rebelle, ou la colère du vassal fidèle contre l’empereur ingrat, la princesse infidèle qui s’éprend d’un baron français, le combat de deux barons, ou d’un baron contre un géant païen, voilà des thèmes qui sont repris cent fois. Pour les caractères, on a le brave, le violent, le traître, le lâche, et tout le contenu de chacun est épuisé par l’épithète, qui crée comme une nécessité permanente d’actes uniformes, dont la répétition a quelque chose de mécanique. Un type banal de héros s’établit : sans fatigue et sans peur, bravache, impatient, il a toujours le poing levé, il écrase des nez, fracasse des cervelles, traîne les femmes par les cheveux dès qu’on le contredit ; tenons compte des mœurs, c’est le beau gentilhomme, héroïque, impertinent, fine lame, qui passe, la moustache en croc, le poing sur la hanche, à travers nos mélodrames : c’est le d’Artagnan du xiiie siècle. En somme, nos chansons de geste, selon M. P. Rajna, sont « aussi pauvres de types que riches d’individus », et M. Léon Gautier a dû écrire qu’elles « sont composées pour les dix-neuf vingtièmes d’une série de lieux communs ».

Encore si l’on s’en était tenu à la banalité : mais on y ajoutait l’extravagance. Esclaves de la mode, les trouvères jetèrent au milieu de la matière épique les aventures incroyables des romans bretons et le fantastique insensé du roman d’Alexandre. Ce ne furent plus que voyages lointains, pays fabuleux, une Asie de niaise féerie, avec ses « soudans » et ses « amiraux » cocassement naïfs ou formidables, avec son histoire et sa géographie folles : il n’est pas jusqu’à Roland, le vaillant homme occis à Roncevaux, qui n’aille un beau jour se faire le chimérique gouverneur d’une vague « Persie »32. Ce ne furent plus que géants hideux à plaisir, nègres cornus, et même cornus « derrière et devant », enchanteurs et magiciennes, Maugis33, Orable34, auprès de qui pâlissent et sont délaissés Renaud et Guillaume : mais surtout Auberon le petit homme, fils de Jules César, neveu d’Arthur et frère jumeau de saint Georges35. Et quelle cascade de prodiges, tandis que Huon de Bordeaux, chargé de talismans, s’en va, pour mériter le pardon de l’empereur, arracher quatre dents et la barbe à l’amiral de Babylone ! Choses et bêtes s’en mêlent ; voici le cor d’Auberon qui est fée, et voici le bon cheval Bayard, qui est fée aussi. Mais le meilleur, le plus complaisant des enchanteurs, c’est Dieu : il a toujours un miracle au service du preux en danger, ou du poète dans l’embarras. Il fait tomber les murs des villes, et les passions dans les cœurs : il arrête le soleil dans le ciel, l’épée dans la main du guerrier. Il est le grand machiniste de l’épopée : il empêche Ogier de tuer Charlot, fils de l’empereur, parce que le poète qui l’a fait trop obstinément féroce a laissé passer l’occasion de le fléchir ; il arrête le duel d’Olivier et de Roland, parce que le poète ne saurait pas faire un vaincu sans l’amoindrir36. Dès que l’auteur est à bout d’art ou de psychologie, la main de Dieu paraît. Dans cet emploi de Dieu et du miracle, pas plus que dans celui des magiciens et des enchantements, je n’aperçois la fraîche naïveté des âmes primitives : ce sont presque toujours des ficelles de littérateurs sans conscience et sans génie.

Tout cela du reste amuse les hommes, encore plus les dames, dont le suffrage a plus de poids dès qu’on n’a plus souci que d’amuser. Une fois surtout que l’histoire, la chronique en vers, puis en prose, s’est détachée du tronc de l’épopée, les chansons de geste se vident en quelque sorte de leur solide substance historique ; elles perdent de plus en plus leur caractère de commémoration héroïque du passé pour devenir l’expression vulgaire du présent. Si extravagantes qu’elles soient, elles sont platement réalistes en un sens : elles sont inconsciemment le plat et réaliste roman d’une société qui manque de science et de sens. Elles en expriment les rêves avec la vie, l’idéal avec la réalité, comme la fiction du théâtre de Scribe est le plus fidèle portrait qu’on puisse trouver de la bourgeoisie française aux environs de 1840. Ce qui en fait la vérité, c’est l’absolue égalité, l’identité plutôt de l’auteur et du public, l’impossibilité où est celui-là de penser hors et au-dessus de la sphère où celui-ci enferme ses pensées.

Toutes les transformations (les mœurs et du goût s’inscrivent au jour le jour dans nos chansons de geste : chaque génération y souffle son esprit moyen. Au lieu de la rude et sincère foi, de la barbarie saine et virile de l’ancienne épopée, s’étalent la courtoisie, l’amour : et quel amour ! A mesure que les dames tiennent plus de place dans les chansons, une galanterie plus polie, plus verbeuse surtout, enveloppe un amour de plus en plus cynique. Il n’y a point de milieu : ou la femme est l’ange de pureté, l’idéale et rarement vivante Geneviève de Brabant, stéréotypée dans sa douloureuse fidélité, banale réplique d’une des plus primitives traditions ; ou bien, et plus souvent, plus vivante aussi parfois, c’est l’impudente, la sensuelle, fille ou femme, qui d’un regard s’enflamme, et qui donnera pour être aimée, s’il le faut, la tête d’un père37. La première perfection, le signe éminent du héros, c’est de se faire rechercher par une princesse sarrasine, ou par l’impératrice, ou par la femme ou la fille de son hôte, qui s’est dit : « Car il est très bel homme ».

Mais le Français aime à rire : parallèlement au romanesque, le comique s’insinue dans les chansons de geste, et y fait aussi tache d’huile. L’épopée avait son comique, simple, primitif, comme elle, et savoureux par-là dans sa grossièreté : le succès sans doute de ces épisodes lança les trouvères dans la recherche des effets plaisants : dénués de finesse comme ils étaient, ils avilirent la matière épique par la lourde et vulgaire outrance du comique sans observation qu’ils y jetèrent à profusion : comique de foire, dont les « bonnes farces », les têtes cassées et les larges ripailles sont les principaux moyens. Un roi qui déguise deux mille de ses soldats en diables noirs et cornus pour donner l’assaut à une ville assiégée38, un baron au contraire qui garnit les murs de son château assiégé de mannequins bien armés pour simuler une forte garnison39, un marmiton gigantesque, sot et colère, qui fait grotesquement d’héroïques exploits, et qui, voulant monter à cheval, se tourne tête en queue, comme nos clowns de cirque40 : voilà ce qui amusait infiniment nos bons aïeux. Ou bien on conte comment le petit Roland s’échappe avec quatre camarades, et comment ces gamins montent sur cinq grands chevaux, volés à des chevaliers bretons, pour s’en aller à la guerre avec l’empereur et ses pairs : toute une armée se met à la poursuite des cinq bandits41. Il y avait là une jolie idée, comique et romanesque à la fois : aussi retrouve-t-on plus d’une fois le brave enfant qui veut se battre et refuse d’étudier. Vivien a son petit frère qui demande à le venger, et l’enfant Guibelin, au siège de Narbonne, assomme son maître pour aller se jeter dans la mêlée, où il est tué par les Sarrasins42. Ce lieu commun vivace regermera chez nous à chaque époque, et, dans un siècle comme le nôtre, idolâtre de l’enfance, deviendra d’une culture très facile et rémunératrice.

Naturellement les scènes grotesques ou familières eurent plus de succès à mesure que le public devint plus populaire. Dès le xie siècle, le goût des bourgeois de Paris qui visitaient la foire de l’Endit et les reliques de l’abbaye Saint-Dénis, imposait le ton du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem, et ces étranges « gabs » qui, au temps même où la sévérité épique de Roland passionnait encore l’aristocratie féodale, faisaient déjà du poème la parodie inconsciente et bouffonne de l’épopée chrétienne. Il arriva, à la longue, que la noblesse se détacha de cette poésie nationale, créée pour elle, qu’elle préféra d’autres poèmes, d’autres genres, d’autres amusements. Elle se mit à lire, et n’ayant plus besoin, des jongleurs, elle donna leur place auprès d’elle aux hérauts, détenteurs de la science du blason, rédacteurs de chroniques, ordonnateurs de jeux et de pompes. L’art des jongleurs s’exerça surtout sur les places publiques, aux pèlerinages, aux foires.

On vit alors, pour cette clientèle nouvelle, les barons accablés, protégés, éclipsés surtout par de petits nobles de campagne, par de bons bourgeois, par des vilains même : ridicules d’aspect par tradition, membrus, velus, trapus, larges d’épaules, courts de jambes, ayant sourcils broussailleux et mains énormes, les paysans sont vaillants, généreux, sublimes, et leur vertu caresse l’orgueil des foules que leur extérieur a gagnées. C’est le vavasseur Gautier, coiffé de son vieux chapeau, armé de sa lourde massue, monté sur sa jument à tous crins, qui, avec ses sept fils chevauchant des chevaux de charrue, s’en va défendre son seigneur Gaydon43. C’est le paysan Varocher44, garde du corps et champion de la reine Blanchefleur, c’est Simon le voyer, qui recueille la reine Berthe dans sa chaumière45. Si le vilain est le cavalier servant des reines calomniées, au bourgeois appartient la paternité putative ou réelle des preux. L’auditoire rit de bon cœur quand d’honnêtes marchands enseignent le commerce à un Vivien, à un

Hervís46, les mettent à la vente, les envoient aux foires, étonnés de leurs répugnances, scandalisés de leurs bévues, comme d’honnêtes poules qui voudraient instruire de jeunes faucons à picorer sur un pailler. Il rit quand les jeunes apprentis, sentant bouillir leurs instincts de largesse et de bataille, rentrent à la maison sans marchandises, sans argent, montés sur quelque destrier fourbu, une vieille cuirasse au dos, un noble épervier sur le poing.

Dans tout cela les types épiques deviennent ce qu’ils peuvent. Ils perdent toute dignité, toute grandeur, toute réalité, toute consistance aussi. L’élaboration de l’épopée s’était, faite en condensant dans la fixité d’un type héroïque diverses physionomies de personnages héroïques : dans la décomposition du genre, au contraire, chaque type se résout en plusieurs figures de fantaisie, graves ou ridicules, outrées de sublimité ou de bassesse, selon l’utilité particulière de chaque sujet. Ici Charlemagne, le grand empereur à la barbe fleurie, idéal exemplaire de la royauté chrétienne, à qui Dieu envoie son esprit et ses anges, Charlemagne s’associe à un voleur, et s’en va couper les bourses avec lui ; ailleurs le sage empereur devient un « vieillard qui est tout assotté »47. Et « l’autre soleil » de ce monde, le pape, n’est pas mieux traité : ne le voit-on pas, pour engager Guillaume d’Orange à son service, lui promettre, entre autres dons, de lui laisser épouser autant de femmes qu’il voudra48 ? Même le type du héros, que nous avons vu déjà dégradé, s’abaissent encore plus bas qu’on ne saurait dire : après les deux types épiques, dont le second est déjà moins grand, après le preux défenseur de la France ou de la foi, après le violent batailleur qui garde ou gagne des fiefs, on aura les types romanesques, le féroce baron, l’extravagant chevalier, tous les deux aimés des dames, et l’on aboutira au soudard ; le mauvais sujet, casseur de cours, bâtard et semeur de bâtards, vulgaire, jovial, et surtout fort comme Hercule ou Porthos, délices du populaire par le sans-façon de ses manières et parce qu’il dit son fait à la noblesse, c’est Baudouin de Sebourc49, dernier et indigne rejeton de la lignée de Roland.

Mais à quoi bon insister ? Quelle idée prendrait-on de notre tragédie, si, mettant toutes les œuvres sur le même plan, on rassemblait l’Iphigénie en Aulide de Racine, l’Iphigénie en Aulide de Guimond de la Touche, l’Atrée de Crébillon et les Erinnyes de M. Leconte de Lisle, dans un cycle des Atrides, ou si l’on flanquait dans une geste de Rome le Cinna de Corneille d’une Mort de César de Scudéry ou d’un Triumvirat de Voltaire ? Les cycles sont factices : la critique littéraire doit briser ces cadres, où la médiocrité pullulante cache les chefs-d’œuvre. Quand tout était à exhumer, tout devait être examiné : mais aujourd’hui le but doit être de laisser doucement redescendre les neuf dixièmes des chansons de geste dans le bienfaisant oubli qui a reçu les neuf dixièmes des tragédies. Tout l’ennuyeux et tout l’extravagant doit périr à nouveau : ce qui mérite de vivre en sera plus au large, et la Chanson de Roland, deux ou trois autres poèmes, une douzaine d’épisodes discrètement détachés d’une centaine de poèmes, n’ont qu’à gagner à représenter seuls l’épopée française, qui y gagnera encore plus.

Chapitre II
Les romans bretons §

Abondance de littérature narrative. 1. Cycles de la croisade et de l’antiquité. — 2. Cycle breton. Caractère des traditions celtiques. Leur passage dans la littérature française, par des voies incertaines. Lais et romans. Esprit de ces poèmes. Les lais de Marie de France. Les poèmes de Tristan. — 3. Les poèmes de la Table ronde. Chrétien de Troyes : esprit net, positif, inintelligent du mystère. L’aventure, et l’amour chevaleresque. Perceval et le Saint Graal : chevalerie mystique. — 4. Vogue de notre poésie épique et romanesque à l’étranger.

Nos aïeux faisaient une prodigieuse consommation de littérature romanesque. Ces bonnes gens, vrais enfants, qui ne savaient rien et ne pensaient guère, n’aimaient rien tant que de se faire conter des histoires. Ils en voulaient et toujours plus et toujours d’autres. Au reste ils ne tenaient pas plus aux sujets nationaux qu’à d’autres, maintenant qu’ils n’y prenaient plus qu’un intérêt de curiosité. On estimait seulement les chansons de geste plus vraies : mais on accueillait tout ce qui amusait : en sorte que, du xiie siècle au xive, une intense fabrication jeta dans la circulation une masse énorme de récits de toute nature et de toute provenance.

1. Cycles de la Croisade et de l’Antiquité §

Ce furent d’abord les poèmes sur la croisade. Au temps où les croisés venaient de prendre Jérusalem, quand tout l’Occident frémissait au bruit des merveilles qui s’étaient accomplies en Terre Sainte, quand on écoutait avidement toutes les rumeurs des combats d’outre-mer, un trouvère lettré, et tout brûlant lui-même des passions de son temps, s’avisa que ce serait une belle chanson à réciter devant les nobles et les bourgeois, que celle où tous les exploits de Godefroy de Bouillon seraient relatés au vrai : il compila dans les chroniques latines la Chanson d’Antioche, quelque vingt-cinq ans après les événements. Un autre la continua, et fit la chanson de Jérusalem, d’après la tradition orale qui s’était établie dans l’armée même des croisés Le succès de ces émouvantes histoires en fit le noyau d’un cycle qui se développa selon les procédés qu’on a indiqués plus haut : le récit de la croisade se prolongea à travers toute sorte d’inventions romanesques, du plus vulgaire et souvent du plus grossier caractère, tandis que le héros central de la geste, le grand Godefroy de Bouillon, était doté d’une généalogie fabuleuse où s’insérait la merveilleuse légende du chevalier au Cygne50.

Puis apparut ce qu’on a appelé le cycle de l’antiquité51 : des poètes savants, qui lisaient les livres latins, y remarquèrent mille choses merveilleuses qui pouvaient se mettre en clair français à la grande joie du public illettré. L’un fit une chanson de geste de la vie d’Alexandre, telle que le faux Callisthène l’avait racontée, et la chevauchée du roi macédonien à travers l’immense Asie et l’Inde prodigieuse, le caractère du héros, type accompli de vaillance et de largesse chevaleresques, eurent le succès le plus populaire. Un autre mit en roman le siège de Troie, non d’après Homère sans doute, ce témoin mal informé : mais il lisait les mémoires du Crétois Dictys, un des assiégeants, ceux surtout du Phrygien Darès, qui fut dans la ville assiégée ; et c’était là de bons témoins, qui n’ignoraient rien et ne laissaient rien ignorer. Virgile y passa ensuite, puis Stace, puis Lucain, puis Ovide : Enée, Œdipe, César, tous les personnages des Métamorphoses défilèrent sous les yeux de nos Français émerveillés.

Cependant d’autres poètes avaient écouté les harpeurs bretons et gallois, et tout le monde celtique, Tristan et Yseult, Arthur et Genièvre, Lancelot, Yvain, Perceval, faisaient leur apparition, héros plus étranges, plus captivants que tous les héros anciens par l’imprévu des aventures et la nouveauté des sentiments.

Ce n’était pas tout encore : selon le hasard qui présidait à la vie des écrivains, selon le livre qui leur tombait entre les mains, le voyageur ou le croisé qu’ils avaient entendu, selon enfin qu’eux-mêmes avaient été promener leur curiosité en telle province ou en tel pays, une incroyable diversité de récits réclamait tour à tour l’attention du public : romans grecs et byzantins, contes orientaux, traditions anglo-saxonnes, légendes locales de Normandie ou du Poitou, fables incroyables, anecdotes vraies ou vraisemblables, sujets pathétiques, comiques, féeriques, historiques, et même réalistes. On passe de.Mahomet à Mélusine, de l’empereur Constant au roi Richard Cœur de Lion ; à côté du merveilleux Partenopeus de Blois de Denis Pyramus, qui nous conte en son style enjolivé les amours d’un beau chevalier et d’une fée inconnue (c’est Psyché, où les rôles seraient renversés), on rencontre la très simple et dramatique histoire de la châtelaine de Vergy, qui n’est que le récit d’une très humaine passion située en pleine réalité contemporaine, ou l’aimable chante-fable d’Aucassin et Nicolette, récit, en prose coupée de laisses chantées, des amours de deux enfants qui finissent par se rejoindre et s’épouser.

L’inégalité des talents répond à la bigarrure des sujets : parmi les plus désespérantes platitudes, parmi les plus insipides extravagances, on peut recueillir de courts poèmes, ou des épisodes de longs poèmes, qui sont d’agréable lecture. Mais rien d’éminent, en somme, et qui dépasse les qualités moyennes d’une narration vive et limpide : le génie manque et cette forme impérieuse, qui détermine une littérature pour longtemps. Le mérite essentiel enfin de tous ces romans, c’est de conserver une riche matière à la disposition de l’avenir.

Dans cette matière, les hommes du moyen âge mettaient à part deux groupes : les poèmes tirés de l’antiquité, qu’ils vénéraient pour leur origine, comme dépositaires d’une profonde sagesse, et les poèmes celtiques, dont la brillante « vanité » les amusait. Ils en firent deux cycles qui prirent place aux côtés du cycle national, et Jean Bodel énonça cet axiome qu’il ne fallait compter que trois matières : celles « de France, de Bretagne, et de Rome la grant ».

Il n’y en a vraiment que deux à retenir. On peut passer vite sur le cycle de l’antiquité. Les érudits peuvent louer la vivacité dauphinoise d’Albéric de Besançon ou Briançon (commencement du xiie siècle) et les grâces tourangelles de Benoît de Sainte-More (2e moitié du xiie siècle). Mais tous ces romans dont les héros se nomment Alexandre, ou Hector, ou Enée, ne peuvent être pour nous que des parodies ridicules. On pourra s’amuser un moment à voir le prince Alexandre étudier les sept arts et se faire adouber chevalier par sa mère, inaugurant la brillante carrière qui le mènera à figurer sur nos jeux de cartes entre Arthur et Charlemagne sous les traits d’un empereur à la barbe fleurie. On peut rire d’abord de cette Troie féodale avec son donjon et ses tours crénelées, toute pleine de chevaliers et de dames courtoises, et de cette non moins féodale année des Grecs qu’accompagne comme à la croisade l’évêque Calchas. Les singulières broderies qui enjolivent toute l’aventure d’Enéas, comme la description du « serpent marage », que l’on nomme « crocodile », et qui dort gueule bée pour donner aux oiseaux la facilité de venir becqueter dans son estomac les résidus de sa digestion, ou la déclaration d’amour en écho, entretiennent peut-être la curiosité pendant une ou deux pages. Mais cela nous lasse vite. Tout nous froisse et nous rebute dans ces inconscientes mascarades, où toute la beauté de l’art antique comme toute la vérité de la nature antique sont si cruellement détruites. Tout cela est un poids mort dans la littérature, comme Cyras ou Clélie, et pour les mêmes raisons. Puis, malgré la vogue immense de quelques-uns de ces poèmes, ils sont pour nous insignifiants. Les poèmes sur Alexandre ne sont que des chansons de geste : les romans d’Eneas et de Troie ont l’esprit, le style, le mètre des romans bretons ; et si Benoît de Sainte-More a précédé Chrétien de Troyes de quelques années, il n’a rien mis dans son œuvre, qu’on ne retrouve plus expressif, mieux dégagé, plus complet dans les poèmes de son jeune contemporain.

C’est donc à la matière de Bretagne qu’il faut nous arrêter un moment.

2. Le cycle breton. §

Les romans bretons sont la rentrée en scène et comme la revanche de la race celtique : c’est, au moins en apparence, la prise de possession de l’Occident romanisé, germanisé, christianisé, féodal, par l’imagination des Celtes de Bretagne, qui avaient pu échapper, sinon tout à fait à la domination, du moins à la civilisation romaine.

Cette race rêveuse, passionnée, capable de fougueuse exaltation et d’infinie désespérance, avait produit très anciennement une très abondante poésie : elle était la poésie même, par l’intensité de la vie intérieure, par sa puissance d’absorption passive si prodigieusement supérieure à sa capacité d’action expansive. Elle recevait tout l’univers en son âme et le renvoyait en formes idéales : vraie antithèse du génie dur et pratique de Rome, dont le rôle est de façonner la réalité par l’épée et par la loi.

Dans les traditions religieuses, ethniques, historiques qui sont la matière de la poésie celtique, ce ne sont que voyages au pays des morts, étranges combats et plus étranges fraternités des hommes et des animaux, visions fantastiques de l’invisible ou de l’avenir, hommes doués d’une science ou d’une puissance surnaturelles, qui commandent aux éléments et savent tous les mystères, animaux plus savants et plus paissants que les hommes, chaudrons, lances, arbres, fontaines magiques, et longs écheveaux d’aventures et d’entreprises impossibles à quiconque n’est pas prédestiné pour les accomplir, servi par les êtres ou maître des objets prédestinés à en assurer l’accomplissement. Le miracle est en permanence dans l’incessant écoulement d’une fantasmagorique phénoménalité, où l’individualité, la personnalité se fondent : partout, et en nous, à notre insu, opèrent des forces cachées, qui nous font sentir et vouloir ; les âmes se promènent à travers les formes multiples et hétérogènes du monde apparent. Un sens profond du mystère et de la vie universelle, une large sympathie qui attache l’homme à tout ce qui est, et qui fait dégager des animaux, des arbres, de toute la nature l’intime frémissement d’une sensibilité humaine, l’inquiétude irréparable de l’au-delà, l’âpre curiosité du monde inconnu, effrayant et attirant, qui reçoit les fugitifs du monde des vivants, imprègnent toute cette poésie, et lui prêtent un inoubliable accent52.

Le christianisme a passé là-dessus sans atteindre le principe de ce mysticisme naturaliste : il dut s’y adapter en adoptant les mythes qui en étaient sortis. Etrangère à la conception juridique et politique du christianisme romain, l’Eglise celtique laissa l’âme de la race façonner une religion nationale à son image. Tout le matériel et tout le personnel des vieilles légendes subsista, dûment consacré et baptisé au nom de Jésus-Christ : le pays des morts fut le purgatoire de saint Patrice ; mais l’esprit chrétien ne pénétra pas profondément : tout ce monde merveilleux garda l’intégrité de son âme celtique.

Les désastres et les misères qui assaillirent les Bretons, l’invasion étrangère, les guerres séculaires, qui lentement les dépossédaient de leur antique héritage, avaient plutôt excité que brisé l’activité poétique de la race. Cantonnés les uns dans un coin de la grande île, les autres réfugiés dans la presqu’île armoricaine, ils s’attachaient à leurs traditions comme au plus saint titre de leur imprescriptible droit, comme au plus sûr gage de leur inévitable triomphe. Ils aimaient à écouter leurs conteurs qui en conservaient et accroissaient le précieux dépôt. Un charme puissant, une efficace consolation émanaient pour eux de ces récits, où la prose parlée alternait avec les vers chantés, qu’accompagnait le son d’une petite harpe, appelé rote. Et les étrangers même, ennemis comme les Anglo-Saxons, indifférents comme les Normands, éprouvaient la pénétrante originalité de ces airs et de ces mythes.

On a disputé, on dispute encore sur le mode de diffusion des traditions celtiques : voici le plus probable. Encouragés, attirés par l’admiration qu’excitait leur habileté, les harpeurs bretons commencèrent à promener par les provinces anglo-normandes et françaises les fictions où s’étaient déposés les antiques croyances et les chers souvenirs de leur race : de notre Bretagne, du pays de Galles, des deux pays plutôt que de l’un des deux, ils venaient pins nombreux chaque jour dire aux barons et aux dames des lais d’Arthur ou de Tristan, de Merlin ou de saint Brandan, chantant peut-être les paroles originales de leurs mélodies, mais sans doute coûtant en français, dans leur français celtique, qui parfois était un étrange jargon, les parties de simple prose. Ce fut ainsi, selon toute vraisemblance, que le peuple breton répandit sa poésie à travers l’Occident féodal : sourde infiltration d’abord, qui devint une large inondation.

Avant le milieu du xiie siècle, la curiosité, l’intérêt du public, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie, se portait de ce côté-là. Gaufrey Arthur, de Monmouth, avait mis en émoi le monde des clercs par sa fabuleuse Historia regum Britanniæ, dont quatre traductions françaises avaient presque aussitôt rendu Arthur et Merlin universellement populaires. Prompts à saisir le vent, des poètes anglo-normands et français firent concurrence aux harpeurs bretons. Ils dirent aussi des « lais », substituant à la prose épique des Celtes leurs suites de petits vers octosyllabiques, légers, grêles et limpides. D’autres les étendirent, les amalgamèrent en longs poèmes ; d’autres y mêlèrent des traditions, des inventions qui n’avaient rien de celtique. On fabriqua des romans celtiques comme on avait fait des chansons de geste, d’après un modèle fixé, par des procédés convenus. On mêla le mysticisme chrétien au fantastique breton. Des romans en prose accompagnèrent, précédèrent peut-être parfois, et plus probablement suivirent les romans en vers. Lais brefs et sans lien, romans de Tristan, romans de la Table ronde, romans du Saint Graal, tout cela fit en un peu moins d’un siècle une masse vraiment prodigieuse de littérature, à peu près achevée vers 125053.

Toutes ces productions sont destinées à être lues : elles ne passent pas par la bouche des jongleurs. Ce sont vraiment des nouvelles et des romans, au sens moderne du mot. C’est leur première et extérieure nouveauté.

Mais c’est la moindre qu’on y trouve. Elles répondent à un besoin nouveau, à un état d’esprit que l’évolution sociale et politique développe de jour en jour davantage chez des générations que transporte moins la rudesse vigoureuse des chansons de geste. Elles trouvent faveur d’abord auprès de la partie de l’aristocratie anglo-normande et française, qui commençait à subir l’influence de ce Midi où la vie était plus facile, tout égayée de luxe éclatant et d’amour raffiné, en qui la poésie aux formes riches, les sentiments noblement subtils des troubadours insinuaient des mœurs plus douces, et le désir inconnu des commerces aimables et du bien-être raffiné. Tout cela avait pénétré dans la brutale féodalité du Nord à la suite d’Aliénor d’Aquitaine, qui fut successivement reine de France et d’Angleterre. Ces Poitevins, ces Gascons, ces Toulousains, ce poète Bernard de Ventadour, qui la suivaient, avaient encore plus dans leur esprit que dans leur costume de quoi étonner les barons du Nord : ils les instruisirent, et firent éclore le courtisan dans le vassal.   .

Les romans bretons vinrent à point nommé traduire la transformation de la société : on les voit dans les terrains que quelque rayon du Midi a échauffés : c’est au second mari d’Aliénor, c’est à Henri II d’Angleterre, que le plus ample recueil de lais qu’on possède, œuvre d’une femme, Marie de France, est dédié : c’est de la fille d’Aliénor et de son premier mari, Louis VII de France, c’est de la comtesse Marie de Champagne que le plus brillant versificateur de romans bretons, Chrétien de Troyes, a reçu le sujet de Lancelot. Ce n’est pas un pur hasard, si la protection qui soutient, l’inspiration qui anime les deux plus intéressants narrateurs des légendes celtiques ramènent toujours notre regard vers la princesse à qui Bernard de Ventadour donna la musique amoureuse de ses vers.

Il faut, je crois, si l’on veut en comprendre le caractère et l’influence, faire trois parts de l’énorme amas des romans bretons. En premier lieu viendront les lais divers et les poèmes sur Tristan ; puis la Table ronde, et les aventures de ses chevaliers ; enfin le Saint Graal, et sa troupe mystique de gardiens et de quêteurs.

Le premier groupe, ce sont les poèmes d’amour. Les aventures, les exploits, la chevalerie, les tournois, la religion, n’y tiennent que peu ou point de place, encore que l’on y trouve des évêques et des couvents, et que les mœurs extérieures soient celles de l’Angleterre et de la France du xiie siècle. Mais ces évêques démarient le lendemain ceux qu’il ont mariés la veille ; ces chevaliers épousent des fées, se transforment en autours ou en loups-garous. Ils blessent des biches à voix humaine, suivent des sangliers magiques, se couchent dans des barques qui les portent au pays fatal où s’accomplira leur destinée de joie ou de misère. Au fond, toujours ou presque toujours, l’amour, non pas l’appétit brutal des chansons de geste, ni la fine rhétorique du lyrisme méridional, mais le sentiment profond, ardent, qui emplit une âme et une vie, qui y verse seul le bonheur ou le malheur. Voici bien du nouveau pour notre public : voici la passion intime, éternelle, qui souffre, et qui se sacrifie : Fresne préparant le lit de la nouvelle épouse pour laquelle son seigneur la répudie ; la femme d’Eliduc ranimant la fiancée que son mari avait ramenée d’outre-mer, et se faisant nonne pour lui céder la place. Voici les séparations qui n’abattent pas l’amour et ne lassent pas la fidélité : Guigemar et sa bien-aimée qui retrouvent intacts après des années les nœuds qu’ils se sont liés mutuellement autour de leurs corps ; Milon épousant en cheveux gris celle qu’il a choisie dès l’enfance. Voici l’exaltation amoureuse, dont les effets ne sont pas de vulgaires coups de lance, mais d’étranges défis à la nature : l’amant qui, pour mériter sa maîtresse, la porte dans ses bras jusqu’au sommet d’une montagne, et qui expire en arrivant.

Tout cet amour sans doute n’est pas platonique, ni toujours délicat. Mais le sentiment pénètre et enveloppe tout. Il fait vraiment de l’amour la chose du cœur, et toutes les satisfactions qu’il poursuit ne sont rien auprès de la ravissante douceur qu’éprouvent les âmes à s’unir, à se pénétrer intimement. L’exquise chose, que ce lai où il ne se passe rien ! Un chevalier toutes les nuits vient regarder la dame accoudée à sa fenêtre : elle a un vieux mari qui s’inquiète, et lui demande ce qu’elle fait ainsi ; elle répond qu’elle vient entendre le chant du rossignol, et le brutal fait tuer le doux chanteur : la dame envoie le petit corps de l’oiseau à son ami, qui le garde dans une boite d’or : et c’est tout. Ou bien cet autre : Tristan, banni de la cour du roi March, apprend qu’Yseult doit traverser la forêt où il s’est retiré : il jette sur le passage de la reine une branche de coudrier autour de laquelle est roulé un brin de chèvrefeuille ; et sur l’écorce il a gravé ces mots :

Belle amie, ainsi va de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous :

La reine voit, comprend, entre sous bois. Elle trouve Tristan : ils causent, joyeux ; ils se séparent, pleurant. Et c’est tout encore. Ce sont là quelques-uns des lais que nous dit Marie de France54, de sa voix grêle, si simplement, si placidement, qu’on peut se demander si elle se doutait de l’originale impression qu’elle nous fait ressentir.

L’amour aussi, la passion qui consume et dont on meurt, c’est toute la légende de Tristan55. Dans un cadre d’étranges fictions, la réalité humaine est fournie par la mutuelle possession de deux âmes. Les géants ou le dragon que Tristan combat, le bateau sans voile et sans rames dans lequel il se couche, blessé, pour aborder en Irlande où vit la reine, qui seule peut le guérir, cette fantastique broderie ne distrait pas le regard de la passion des deux amants : passion fatale que rien n’explique, qui n’est pas née d’une qualité de l’objet où elle s’adresse, qui ne va pas à la valeur de Tristan, à la beauté d’Yseult, mais à Tristan, mais à Yseult : passion si irraisonnée, si mystérieuse en ses causes, que seul un philtre magique en provoque et figure le foudroyant éclat. Tristan était venu demander la main d’Yseult pour son oncle le roi March, et ramenait la blonde fiancée, quand une funeste erreur leur fait boire à tous deux le philtre que la prudente mère d’Yseult avait préparé pour attacher à jamais le roi March à sa fille. C’en est fait dès lors : plus fort que leurs volontés, plus fort que le devoir, plus fort que la religion, l’amour souverain les lie jusqu’à la mort. Délicieuses sont leurs joies, délicieuses leurs tristesses ; leurs inquiétudes cruelles, leurs amers remords, leur sont des voluptés, quand ils luttent de ruse contre les soupçons du roi ou l’espionnage des curieux, et quand, chassés ensemble, ils vivent dans la forêt, où le roi March les trouve dormant côte à côte, l’épée entre eux. Mais le roi reprend sa femme, et Tristan s’en va errant aux pays lointains : les années passent, il aime encore, mais il doute, il se croit dupe et trahi, il se laisse persuader d’épouser une autre femme : le cœur tout navré de doux souvenirs, il prend comme une image de la bien-aimée une Yseult comme elle, et blonde comme elle. Faible remède d’un mal qui n’en a point : près de l’Yseult Bretonne, il songe à l’autre Yseult, qui est outre-mer en Cornouailles. Blessé, se sentant mourir, il envoie un ami la chercher : si elle veut venir, l’ami dressera une voile blanche sur son vaisseau ; sinon, il le garnira de voiles noires. Mais comme Tristan s’agite, impatient, sur son lit et demande si l’on aperçoit le vaisseau qu’il attend, sa femme, torturée de jalousie, lui annonce un navire aux noires voiles : et il meurt, au moment où débarque la seule, la toujours aimée Yseult, qui se précipite et prie pour lui :

« Ami Tristan, quand vous vois mort,
Je n’ai droit ni pouvoir de vivre ;
Vous êtes mort pour mon amour,
Et je meurs, ami, de tristesse,
De n’avoir pu venir à temps. »
Auprès de lui se va coucher ;
Elle l’embrasse, et puis s’étend :
Et aussitôt rendit l’esprit.

Ainsi vers 1170, un poète anglo-normand, du nom de Thomas, dans une œuvre dont une grande partie est perdue, contait la pathétique aventure de Tristan et d’Yseult, et ses petits vers fins et secs notaient pourtant avec une pénétrante justesse l’histoire intime de ces deux âmes pitoyables.

Mais ces grandes amours n’étaient pas faites pour nos Français : ils les content sans s’exalter, sans s’émouvoir, ou bien rarement. Avec leur esprit positif, ils aperçoivent tout de suite les actes, l’adultère, ses profits, ses tracas56 ; son comique : ils esquissent volontiers des silhouettes comiques de maris. Le bon roi March tourne au George Dandin : ce malheureux, si intimement, si tendrement épris, qui ne peut que souffrir sans haïr, qui aime comme Tristan, mieux peut-être, et qui pourtant n’a pas bu le philtre, pourquoi en vérité le faire ridicule ? J’ai bien peur que l’idée de l’avilir et de s’en gaudir ne soit une invention française.

Déjà surtout la chevalerie dénature la poésie celtique pour l’accommoder au goût de l’aristocratie féodale. L’aventure, dans Tristan, les tournois, le luxe, les habitudes confortables ou délicates, dans les lais, sont des ornements qui tendent évidemment à devenir le principal. Ces ornements font presque tout l’intérêt des romans de la Table ronde.

3. Chrétien de troyes. §

Tous ces poèmes tournent autour d’Arthur, le roi toujours pleuré, et toujours espéré, dont les Bretons, dans l’énergique persistance de leur sentiment national, ont fait le symbolique représentant de la fortune de leur race. Mais Arthur n’a plus rien du chef celtique les que fées ont emporté dans l’île d’Avallon : c’est un roi brillant, digne de prendre place entre Alexandre et Charlemagne, et dont la cour est le centre de toute politesse, un idéal séjour de fêtes somptueuses et de fines manières. Il fait asseoir ses chevaliers à la Table ronde, où il n’y a ni premier ni dernier : et retenu comme un autre grand et galant roi, par sa grandeur, il les laisse remplir tous les poèmes de leur vaillance et de leurs faits merveilleux. De sa cour parlent d’abord, à sa cour reviennent enfin les chercheurs d’aventures : il est là pour leur donner congé, pour leur souhaiter la bienvenue, majestueux, gracieux, inerte.

Le plus fameux auteur, en ce genre, est Chrétien de Troyes57 qui écrivait, comme je l’ai dit, à la cour de Champagne, dans la seconde moitié du xiie siècle. Il versait, disait-on, « le beau français à pleines mains », Au reste, c’était un adroit faiseur sans conviction, sans gravité, qui ne se faisait pas scrupule, au besoin, de fabriquer des contrefaçons de légendes arthuriennes, pourvues de noms de fantaisie vaguement celtiques et de la plus invraisemblable géographie. Il mit même en roman breton un conte oriental, dont la femme de Salomon était l’héroïne. Par lui, la matière bretonne prit un étrange tour. Ce Champenois avisé et content de vivre était l’homme le moins fait pour comprendre ce qu’il contait. Jamais esprit ne fut moins lyrique et moins épique, n’eut moins le don de sympathie et l’amour de la nature : mais surtout jamais esprit n’eut moins le sens du mythe et du mystère. Rien ne l’embarrasse : il clarifie tout, ne comprend rien, et rend tout inintelligible. Son positivisme lucide vide les merveilleux symboles du génie celtique de leur contenu, de leur sens profond extra-rationnel, et les réduit à de sèches réalités d’un net et capricieux dessin. Si bien que du mystérieux il fait de l’extravagant, et que sous sa plume le merveilleux devient purement formel, insignifiant, partant absurde. Ne lui demandez pas ce que c’est que ces pays d’où l’on ne revient pas, ces ponts tranchants comme l’épée, ces chevaliers qui emmènent les femmes ou les filles, et retiennent tous ceux qui entrent en leurs châteaux, cette loi de ces étranges lieux, que si l’un une fois en sort, tout le monde en sort ; ce sont terres féodales et coutumes singulières ; s’il ne croit pas à leur réalité — comme il se peut faire. — ce sont fictions pures, dont il s’amuse et nous veut amuser. Il ne songe pas un moment que derrière l’extérieure bizarrerie des faits il y ait une pensée vraie, un sentiment sérieux : il serait bien étonné si on lui disait qu’il nous a parlé de l’empire des morts, et de héros qui, comme Hercule et comme Orphée, ont été

Illuc unde negant redire quemquam,

et forcé l’avare roi des morts à lâcher sa proie.

Pareillement, notre homme de Champagne ne croit pas un instant aux bêtes qui parlent, ni aux services et société commune des bêtes et des hommes. Il dira pourtant, sans sourciller, mais d’un ton qui ôte toute envie d’y croire, l’aventure d’Yvain et du lion reconnaissant : comment, délivré du serpent qui lui mordait la queue, le brave animal s’attache au chevalier, l’assiste dans tous ses combats, et comment une fois le croyant mort, tout pleurant, il prend entre ses grosses pattes l’épée de son bienfaiteur, et fait tous les préparatifs du suicide. Et tous les enchantements, lit défendu, fontaine merveilleuse, géants, etc., tout cela fait l’effet de la plus insipide féerie.

Il n’en pouvait guère être autrement. Ce bourgeois de Troyes avait du talent : mais son talent était contraire à son sujet ; il le dissolvait en le maniant. Il a le sens des réalités prochaines et visibles : il note d’un trait juste tout ce qui est dans son expérience ou conforme à son expérience. La plus fantastique et idéale légende, il la rapetisse, l’aplatit, y pique de petits détails communs et vrais, il la conte comme il ferait un fait divers de la vie champenoise, si bien qu’il en fait une prosaïque absurdité par le contraste criard de son impossibilité radicale et de ses circonstances minutieusement vulgaires.

Il triomphe, au contraire, partout où il s’agit de rendre quelque accident, quelque sentiment de la vie ordinaire. Il aura l’art de ménager l’intérêt, dans un court épisode, d’engager, de conduire, de conclure le récit d’une aventure vraisemblable : il dira à merveille les émotions d’une demoiselle qui erre la nuit, sous la pluie, par les mauvais chemins, ne voyant pas les oreilles de son cheval, et invoquant tous les saints et saintes du paradis. Il ne lui arrive rien, que d’avoir froid, et peur : et cette aventure si vraie en son insignifiance est finement détaillée ; un romancier de nos jours ne ferait pas mieux. Il excellera aussi à noter des sentiments communs : il fera plaindre une veuve en quelques mots simples et touchants. Mais je ne sais rien de plus curieux que la lamentation des trois cents demoiselles enfermées au château de Male Aventure. Ces Captives du roi des morts deviennent de pauvres ouvrières qu’un patron avare exploite :

Toujours tisserons draps de soie,
Jamais n’en serons mieux vêtues :
Toujours serons pauvres et nues,
Et toujours aurons faim et soif…
Nous avons du pain à grand peine,
Peu le matin et le soir moins…
Mais notre travail enrichit Celui pour qui nous travaillons !
Des nuits veillons grande partie,
Veillons tout le jour, pour gagner !

Cette triste mélopée ne sort-elle pas d’un vaste atelier de quelque industrieuse cité, plutôt que de la région mystérieuse « d’où nul n’échappe » ?

Rien de plus positif aussi et de plus naïvement saisi dans la réalité contemporaine que l’entrevue nocturne de Lancelot et de Genièvre. Conclusion singulièrement réaliste du plus romanesque et fantaisiste amour ! Le poète n’omet rien : qu’« il ne luisait lune ni étoile », et qu’« en la maison n’avait lampe ni chandelle allumée », que Lancelot entre au verger par une brèche de mur, vient sous la fenêtre de la reine, et là se tient « si bien qu’il ne tousse ni éternue », que la reine vient en « molt blanche chemise », sans cotte ni robe dessus, mais un court manteau sur ses épaules ; qu’ils se saluent, etc. On dirait d’un fabliau qui conterait une aventure de la veille.

En même temps, notre auteur aime à moraliser ; il raisonne volontiers sur ce qu’il conte, analyse, épilogue, marivaude, débite une sentence, lâche parfois une épigramme contre les dames : mais à l’ordinaire il les cajole, il les respecte. C’est pour elles qu’il écrit.

C’est pour leur plaire, et à tout le beau monde, qu’il prodigue les détails de mœurs délicates, les peintures de la vie aristocratique. Entrées pompeuses de seigneurs par des rues jonchées et tendues comme pour des processions de Fête-Dieu, indications de mobiliers, de tentures, mentions de larges et plantureux soupers, mais surtout bien ordonnés, courtoisement servis, avec eau pour laver les mains avant et après, mentions répétées des bains que prennent les chevaliers délicats ou amoureux, description de riches costumes, surtout de toilettes féminines, qui parfois prennent le pas sur la figure : tout ceci nous représente un romancier du grand monde, un Bourget du xiie siècle, très au courant des habitudes du high life, et qui flatte par là son public.

Comme c’était le temps où, sous l’influence de la poésie des troubadours, la vie féodale s’égayait dans les pays du Nord, où l’idéal chevaleresque s’ébauchait dans les grossiers esprits de nos belliqueux barons et de leurs épouses en proie au lourd ennui, Chrétien de Troyes mit à la mode du jour la matière de Bretagne.

Il donna des aventures, insoucieux de l’incohérence et de l’extravagance, menant les Yvain, les Erec et les Lancelot de péril en péril, les jetant sans raison dans d’impossibles entreprises dont ils sortaient vainqueurs contre la raison. Enfin il réalisa dans sa plus précise et révoltante forme le type du parfait chevalier, qui laisse pays et femme pour courir le monde, et par folle vaillance s’acquérir un fol honneur : le ressort, au fond, qui le meut, c’est la vanité. Il veut du bruit, et fait du bruit.

Cependant il ne serait pas parfait, s’il n’était amoureux : mais ne songeons plus à Tristan, ni même aux tendres amoureux des lais de Marie de France. Cet amour-là était trop fort, trop sérieux, trop profond. Le doux Chrétien ne comprend pas ces orages intimes. Très au fait des maximes ingénieuses et de la procédure raffinée des troubadours, il réglemente, lui aussi, l’amour : il soumet la passion celtique à la courtoisie, et, n’y laissant point de désordre, il fixe les traits, les effets, les marques, les procédés de l’amour comme il faut. L’idéal de la galanterie chevaleresque, c’est Lancelot, et le roman de la Charrette en explique le code, mis en action et en exemples. L’amour dispense de toute raison, donne toute vertu, et peut tout l’impossible. Lancelot, amoureux de Genièvre, s’expose à l’infamie sur une charrette, défie trente-six ennemis, prend le chemin le plus périlleux et le plus court pour rejoindre sa dame, fait le lâche dans un tournoi parce qu’il plaît à sa dame. S’il a hésité une fois, c’est un crime, qui mérite la rigueur de la dame. Des cheveux de la bien-aimée, trouvés sur un peigne au bord d’une fontaine merveilleuse, le ravissent délicieusement : il les serre dévotement « entre sa chemise et sa chair ». Tant qu’il n’a pas rejoint Genièvre, il va pensif, égaré, assoté,

Ne sait s’il est ou s’il n’est mie,
Ne sait où va, ne sait d’où vient,

si sourd, si aveugle, qu’il faut qu’on l’assomme presque pour qu’il revienne à lui et comprenne qu’il y a bataille. L’amant ne vit pas hors de la présence de sa dame.

De là à être fou, si elle est lâchée, il n’y a qu’un pas : et de fait, un amant courtois doit perdre le sens, quand la dame courroucée ne le veut plus souffrir. Ainsi fait Yvain, qui s’en va vivre au fond d’une forêt, nu, comme « un homme sauvage », n’ayant gardé qu’un instinct tout animal qui lui fait chercher sa nourriture.

Voilà le type idéal et convenu de l’amant : ce sont là les modèles sur lesquels il doit se régler. Toutefois notre Champenois est trop sensé, trop pratique, pour se payer seulement de cette monnaie. Tandis qu’il dresse ses figures d’amants selon les principes d’une galante et creuse rhétorique, le malin qu’il est y met plus d’âme qu’il ne semble : de l’âme, non, mais de la chair et de l’esprit. De la passion celtique l’amour courtois garde ce caractère, qu’il tend au positif et ne se paie pas de lointaine adoration : si bien que, de la combinaison des deux éléments, va se dégager moins un galant chevalier qu’un gentilhomme galant. Et la dame, elle, n’est pas une Iris en l’air, un vaporeux fantôme orné d’idéales perfections : c’est un être faible, rusé, malin, vain surtout, enfin c’est une femme, et c’est une Française. Sans y vouloir mettre malice. Chrétien de Troyes a esquissé parfois la charmante comédie de l’amour aux prises avec la vanité, et s’il n’entend rien à la passion, il sait envelopper délicatement le sentiment sincère de naturelle coquetterie. C’est une scène exquise, dans le Chevalier au lion, que l’éveil de l’amour dans l’âme d’une veuve éplorée ; curiosité, égoïsme, désir de plaire, fierté, sentiment des convenances, semblant de résistance et manège adroit pour se faire forcer la main, il se fait là dans un cœur de femme tout un petit remue-ménage que le bon Chrétien a su noter : il y a un grain de Marivaux dans ce Champenois. Aussi lui sera-t-il beaucoup pardonné, pour avoir écrit çà et là quelques vives pages, où le conteur de choses folles a montré quelque sens de la vie réelle et quelque intuition de ce qui se passe dans les âmes moyennes.

Il faut lui tenir compte aussi d’avoir enchanté son siècle, dont il réalisait toutes les aspirations, et caressait tous les goûts. En même temps que l’image de cette vie plus « confortable », plus raffinée, plus luxueuse, dont ils sentaient le besoin, les hommes de la fin du xiie siècle trouvaient dans les romans de Chrétien les deux principes qui, selon l’idée au moins de leurs esprits et selon leur rêve intime, devaient être les principes directeurs de la vie aristocratique, l’honneur et l’amour : l’honneur, qui fait que l’individu consacre toutes ses énergies à décorer l’image qu’il offre de lui-même au public, l’amour qui, dépouillé de sa sauvage et anti-sociale exaltation, sera dominé, dirigé, employé par l’honneur de l’homme et la vanité de la femme.

Par là, la vie n’était qu’éclat et joie, fêtes pompeuses et doux commerces : quel contraste c’était, et quel charme, pour des hommes qui sortaient à peine du morne isolement de leurs donjons, où ils vivaient dans de mortelles inquiétudes, ou dans un ennui plus mortel encore ! Mais pour la femme surtout, quel enivrement : servante plutôt qu’égale et compagne de son seigneur, elle se voyait brutalisée, traînée par les cheveux, dans les chansons de geste, et le mépris de la femme était comme un article de la perfection du héros féodal. Et maintenant elle était placée au-dessus, non à côté de l’homme, elle était adorée, servie, obéie : pour elle, pour la mériter ou pour lui plaire, les chevaliers entreprenaient leurs plus téméraires aventures. Le règne de la femme commençait. C’était le ciel qui s’ouvrait. Aussi de quelle passion les femmes devaient-elles lire ces romans de la Table ronde ! quelles splendides et ravissantes visions devaient-ils faire passer dans ces faibles cervelles troublées, et combien de pauvres Bovary purent-ils faire !

Mais il y eut des esprits sévères que blessa cet idéal de vie trop mondaine et facile : de graves chrétiens qui protestèrent et trouvèrent dans la matière celtique même le moyen de protester contre la frivolité îles romans de la Table Ronde. Chrétien de Troyes avait commencé de raconter l’histoire de Perceval, qui est bien la plus étrange, invraisemblable, incohérente collection d’aventures qu’on puisse voir : tout y arrive sans raison ou contre raison. Or, un jour, Perceval voyait dans un château un roi blessé, une épée sanglante, et un plat, ou Graal : s’il avait demandé ce qu’étaient l’épée et le plat, le roi blessé était guéri — et nous saurions si Chrétien attachait un sens aux fantastiques images qu’il nous présente. Par malheur, il ne termina pas son Perceval, qui changea de caractère entre les mains des continuateurs.

Le bon Chrétien n’avait pas l’âme mystique, et n’était nullement symboliste. Après lui, au contraire, le sujet prit un caractère mystique et symbolique, qui alla toujours s’accentuant. Est-ce Chrétien qui ne comprenait pas la légende celtique ? Sont-ce les écrivains postérieurs qui y mirent comme une âme chrétienne ? Les éléments du symbole mystique, le roi Pécheur, le roi blessé, la lance, l’épée, le plat, tout cela est certainement celtique : mais quand et par qui ces débris de mythes païens prirent-ils un sens chrétien ? quand se fit la concentration qui les fixa autour de Perceval ? Il est difficile de le savoir, et c’est grande matière à disputes pour les érudits. Toujours est-il que chez les continuateurs de Chrétien l’incompréhensible Graal devient le vaisseau où fut recueilli le sang de Jésus-Christ. Le Graal a été aux mains de Joseph d’Arimathie, qui l’a apporté en Occident. Le roi Pêcheur, qui le garde, est de la race de Joseph, et, comme à Joseph jadis, le Graal apporte la nourriture au roi et à tous ceux qui sont avec lui.

Mais ce monstrueux Perceval auquel quatre ou cinq auteurs ont travaillé, est tout plein, dans ses 30 000 vers, de disparates et de contradictions. Un poète du commencement du xiiie siècle, Robert de Boron, coordonna toute la matière et la réduisit à peu près à l’unité, tout en y mêlant l’histoire de Merlin, fils du diable et serviteur de Dieu ; mais surtout il en développa le sens religieux. Le Graal devenait le plat de la Cène, que Jésus Christ lui-même avait apporté à Joseph d’Arimathie dans la prison où les Juifs le tenaient : commémoratif de l’institution de l’Eucharistie, il était doué de propriétés merveilleuses, comme celles de distinguer les pécheurs : ce Graal, porté en Angleterre, ne pouvait être trouvé que par un chevalier pur de tout péché, et qui accomplirait certaines actions impossibles à tout autre. Ce sera Perceval qui en deviendra le gardien : après sa mort, le Graal remontera au ciel.

Dans l’œuvre de Robert de Boron, dont on possède une partie, et dont l’autre est connue par des remaniements en prose, l’amour ne joue plus de rôle : le « péché luxurieux » devient l’ineffaçable souillure qui disqualifie un à un les poursuivants de Graal. Un autre narrateur, qui vers le même temps que Robert de Boron, et sans doute sans le connaître, traitait la même matière, montrait l’adultère Lancelot et le léger Gauvain s’épuisant en vains efforts, malgré leurs chevaleresques vertus, pour conquérir le précieux plat : cet honneur était réservé à l’impeccable Perceval.

Plus austère encore et plus raidement ascétique était une Quête du saint Graal rédigée au xiiie siècle : Perceval, trop humain, cède ici la place à un certain Galaad qu’on donne pour fils à Lancelot. Galaad, c’est le chevalier-vierge, idéale et abstraite figure d’immaculée perfection, pareille à une claire et sèche image de missel. Jamais plus hautaine conception de monastique chasteté n’a défié la faiblesse humaine. La femme, idole de la chevalerie mondaine, la femme qui donne et reçoit l’amour, est maudite et redoutée comme le moyen par où le péché est entré dans le monde : il ne lui sera pardonné qu’en faveur de la Vierge, mère de Dieu, si elle se garde pure comme elle. Plus sévère que Dieu et que l’Église, notre auteur n’absout même pas le mariage : et quand la quête du Graal commence, quand tous les chevaliers de la Table ronde se mettent en route pour le chercher, un ermite défend à leurs femmes de les accompagner. La chasteté est le sceau, c’est l’essence même de la perfection chevaleresque58.

Ces romans de Graal inspirés du même esprit qui animait les grands ascètes et les ardents mystiques du xiie et du xiiie siècle, étaient trop en contradiction avec les goûts, les désirs et les nécessités même de la société laïque, pour représenter autre chose que l’idéal exceptionnellement conçu par quelques âmes tourmentées. Peut-être amusèrent-ils le public plus qu’ils ne l’édifièrent, et y regarda-t-on les aventures plutôt que la morale : cette proscription de l’amour n’avait aucune chance de succès, et il faut peut-être venir à notre siècle incrédule et curieux pour que cette conception mystique soit pleinement comprise en son étrange et déraisonnable beauté. Je m’assure que pour les seigneurs, pour les dames du xiiie et du xive siècle, le type accompli de chevalier demeura toujours Yvain ou Lancelot, plutôt que Perceval ou Galaad.

3. Succès de notre littérature narrative §

Telle est, en son ensemble, la littérature narrative que notre moyen âge créa pour la société aristocratique. Si, trop sensibles à la l’orme, trop épris de bon sens et de bon goût, nous sommes tentés de la juger bien sévèrement, il faut adoucir pourtant un peu notre justice, et songer que la prolixe médiocrité de nos trouvères et de nos conteurs a conquis le monde. L’Italie, l’Allemagne, les pays scandinaves, nous empruntèrent la matière de nos poèmes : jusqu’en Islande, on chanta Charlemagne et les exploits de ses pairs, et c’était en lisant le roman de Lancelot que les amants italiens immortalisés par Dante, que Paolo et Francesca échangeaient leurs âmes dans un baiser et apprenaient à pécher. La fière Espagne qui avait le Cid, ne se résigna pas longtemps à chanter Roland, mais, pour le vaincre, elle créa à son image son fantastique Bernaldo del Carpio. Par toute la chrétienté enfin, pendant le moyen âge, régnèrent les romans de France : et peut-être cette universelle popularité de notre littérature est-elle due en partie à quelques-uns des défauts que j’ai signalés plus haut. Peut-être plus profonds, plus passionnés, moins attachés aux faits sensibles et aux sentiments superficiels, nos écrivains eussent-ils été moins universellement compris, moins constamment goûtés. Moins médiocres, ils n’étaient plus aussi « moyens », aussi adaptés à la taille de tous les esprits. Qualités et défauts, tout en eux était « sociable », fait pour l’usage et le plaisir du plus grand nombre : tout destinait leurs œuvres à réussir dans le monde autant qu’en France.

Une autre raison nous rend l’étude de cette littérature intéressante. Si les chefs-d’œuvre y sont bien rares, si la beauté presque toujours y manque, il faut songer à tout ce qui en est sorti. Les chansons de geste et les romans bretons sont, si j’ose dire, les deux souches jumelles qui ont porté quelques-uns des rameaux les plus féconds de notre littérature. De la narration épique, conçue encore comme la commémoration fidèle d’un passé héroïque, s’est détachée l’histoire, et la matière de France ou de Bretagne, conçue comme une représentation agréable d’événements imaginaires, est devenue le roman.

Plus particulièrement les reçus du cycle breton ont produit le roman idéaliste, qui nous construit un inonde conforme aux secrets sentiments de notre cœur, pour nous consoler de l’injurieuse et blessante réalité.

Enfin, plus immédiatement, trois chefs-d’œuvre de ce qu’on peut appeler la littérature internationale ou européenne sont en relation directe avec la matière de nos épopées et de nos romans du moyen âge. Rabelais, certainement, l’a connue, au moins par les derniers remaniements en prose ; son Gargantua et son Pantagruel sont tout pleins de comiques réminiscences. L’Arioste, comme le titre même de son Roland furieux l’indique, n’a fait qu’une étincelante parodie, où l’involontaire extravagance de nos trouvères se transforme en bouffonnerie consciente ; et Cervantès écrit son Don Quichotte pour combattre les ravages que faisait dans de chaudes cervelles d’hidalgos la contagieuse chevalerie des Amadis, légitimes fils des Yvain et des Lancelot, plus fous que leurs pères, ainsi que le voulait la loi d’hérédité.

Chapitre III
L’Histoire §

Origine de l’histoire en langue vulgaire. — 1. Villehardouin : chevalier et chrétien, mais positif et politique. Le goût de l’aventure, et le pittoresque dans sa chronique. Intentions apologétiques. — 2. Joinville : relation de son œuvre aux vies de saints. — 3. Caractère de Joinville. Comment il a vu saint Louis. L’imagination de Joinville ; le don de sympathie.

L’histoire ne fut d’abord qu’un rameau détaché des chansons de geste. Le respect même et la foi sans réserve qu’on prêtait aux anciennes légendes de Charlemagne ou de Guillaume au Court Nez suscitèrent de nouveaux poèmes d’un caractère plus strictement historique : non qu’on se fit une idée plus scientifique de la vérité, ou qu’on la cherchât par une méthode plus sévère, mais simplement parce que les faits, soit extraits de chroniques latines, soit fixés tout frais et encore intacts dans une rédaction littéraire, n’avaient point subi la préparation par laquelle l’imagination populaire forme l’épopée.

C’est pour les croisades d’abord qu’on eut l’idée d’appliquer la forme des chansons de geste à des faits contemporains, assez extraordinaires et lointains pour exciter une vive curiosité. La Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem (lre moitié du xiie siècle) donnent l’histoire peu scientifique et nullement critique, mais rien que l’histoire de la première croisade. Par malheur ces poèmes se continuent par des récits de plus en plus romanesques, extravagants et grossiers ; et quand ce n’est pas la fantaisie des auteurs qui falsifie l’histoire, c’est leur cupidité : il leur arrive de prendre de l’argent, des barons qui veulent être nommés dans leurs prétendues chroniques59.

L’idée d’appliquer la poésie française au récit des faits historiques germa de divers côtés : surtout en Angleterre, où la présence d’une langue vaincue, vile et méprisée, comme le peuple qui la parlait, conférait au français un peu de cette noblesse qui chez nous appartenait seulement au latin. Le goût des compositions historiques semble avoir été très vif chez les rois anglo-normands et dans leur entourage : du xiie au xvie siècle, on les voit éclore en grande abondance. Ce sont tantôt de vastes chroniques, des sortes de poèmes cycliques, comme ce Roman de Brut, ou Geste des Bretons, et ce Roman de Rou, ou Geste des Normands, que rédigea non sans verve un chanoine de Bayeux, Wace (vers 1100-1175), et tantôt des histoires particulières ou des biographies, dont la plus remarquable est une vie anonyme de Guillaume le Maréchal, comte de Pembroke, qu’on a récemment retrouvée60.

Mais cette œuvre nous conduit vers la fin du premier tiers du xiiie siècle ; à cette date, l’histoire en prose était née : le genre avait trouvé sa forme. Désormais toute œuvre qui appliquera le vers épique aux faits historiques sera un accident et comme un phénomène de rétrogradation dans l’évolution du genre. Des poèmes du xive siècle, comme le Combat des Trente et la Vie de Bertrand du Guesclin, sont des faits stériles dans l’histoire littéraire, et des faits insignifiants, dès lors qu’ils ne sont pas des œuvres de génie.

L’histoire trouva sa forme, semble-t-il, dans le nord de la France, en Picardie, en Flandre, à la veille ou aux premiers jours du xiiie siècle : des traductions de la chronique du faux Turpin, deux notamment où l’emploi de la prose est signalé par les auteurs comme une excellente nouveauté, et une compilation de l’histoire universelle faite pour ce même comte de Flandre. Baudouin VI, que Villehardouin va nous montrer élevé au trône de Constantinople, en sont les premiers monuments. Villehardouin profite de tout le travail qui s’est fait avant lui. Très proche encore des chansons de geste, il en a le ton, les formules, la couleur : mais, à l’exemple des traducteurs du faux Turpin, il allège le genre du poids inutile des rimes, simple embarras quand elles ne sont pas moyen d’art et forme de poésie ; d’autre part, suivant les premiers narrateurs des croisades, et plus rigoureux qu’eux encore, il saisit les événements avant toute déformation, tels que ses yeux, et non son imagination, les lui donnent : enfin, de la même épopée qui achevait en ce temps-là de dégénérer en roman, il dégage définitivement l’histoire.

Même on peut penser que ce genre issu des chansons de geste réagit en se constituant sur le genre dont il se séparait. Rien ne livrera plus sans doute la poésie narrative aux inventions déréglées, aux romanesques absurdités, que l’existence d’œuvres historiques de plus en plus répandues et nombreuses : elle en perdit ce qui pouvait lui rester encore de sérieux et de gravité, et fut rejetée tout à fait vers la fantaisie folle, comme si elle était déchargée de tout autre soin que d’amuser. Un autre genre avait le dépôt de la vérité. Et les chansons de geste furent reléguées peu à peu à l’usage des classes inférieures, qui continuèrent d’y prendre plaisir, parce qu’elles continuaient d’y avoir foi, et ne lisaient pas les histoires.

1. Villehardouin. §

Geoffroy de Villehardouin61, Champenois, dont le nom se rencontre dans deux chartes de la comtesse Marie, la fine et noble dame qui inspirait Lancelot, nous met sous les yeux, en sa personne et par son récit, le monde réel en face du fantastique idéal que décrivait son compatriote Chrétien de Troyes. Ce n’est pas un Roland, ni un Perceval. De foi intacte et fraîche encore, mais mondaine, assez enthousiaste pour se croiser, il ne saurait se désintéresser longtemps : il a des pensées positives dans le cœur, tandis que le service de Dieu est sur ses lèvres. Il honore l’Église, ses cardinaux, et le pape même, tant qu’ils ne traversent pas ses intérêts ; et, au prix de son respect, de ses dons, ce qu’il leur demande surtout, ce sont des pardons, des absolutions : de quoi se mettre la conscience en repos, avant de faire ou après avoir fait ses affaires. Rien du martyr, rien du mystique.

Ce n’est pas un Lancelot, non plus, ni un Yvain : la courtoisie, l’amour, lui semblent bien étrangers. La femme n’a pas de place en son histoire : les pâles figures d’impératrices ou de princesses, qu’il nous fait entrevoir un moment, ne viennent que pour servir aux trafics de la politique ; leurs personnes sont des moyens qui procurent des alliances ou des fiefs. Elles sont toutes, en vertu de la valeur qu elles représentent, « et bonnes et belles ».

La folie chevaleresque n’a pas touché Villehardouin : d’autres, dans l’armée, sont des héros de roman par la témérité. Lui, d’un courage égal, sans fantaisie comme sans défaillance, il met l’honneur à vaincre, non pas à se faire tuer, et il aime mieux être en force pour combattre l’ennemi. Il ne s’expose pas sans besoin, comme il ne se ménage pas au besoin : car, comme il ne s’emballe pas, il ne s’effare jamais. C’est l’homme des circonstances critiques, qu’on met à l’avant-garde ou à l’arrière-garde, et qui fera toujours tout son devoir. Un désastre, une retraite le mettent en valeur : il sauve les débris de l’armée chrétienne après la fatale journée d’Andrinople. Quand il faut agir de la tête autant que des bras, c’est son affaire. Avisé, bien « emparlé », il vaut dans le conseil plus encore que pour l’action : ambassadeur et orateur des croisés, conseiller intime des grands chefs et des empereurs, c’est un diplomate, un politique.

Et ce politique est un réaliste, qui ne se paie pas de chimères. Malgré son vœu, malgré la résistance d’une partie des croisés, malgré les menaces du pape Innocent III, il fut des premiers qui conçurent le projet de détourner l’expédition de la Terre-Sainte sur l’empire grec : il fut de ceux qui travaillèrent le plus obstinément, le plus adroitement à employer contre des chrétiens les armes prises contre les infidèles. Il avait vu ce qu’il y avait à gagner : un ample butin, de riches soldes, de bons fiefs. Ces considérations toutes-puissantes le mènent, et il ne conçoit pas qu’on ne s’y rende pas. Il ne se lasse pas d’énumérer dans son livre le gain, le rapport de chaque succès : chevaux, harnais, or ou argent, troupeaux, villes ou provinces ; il mentionne aussi scrupuleusement le produit d’une escarmouche que celui du sac de Constantinople. « Et moult fut grand le gain : et lors furent moult à l’aise et riches. » Voilà ce qui le touche, et qui légitime assez la conduite inattendue de la croisade.

Si peu chimérique et romanesque qu’il soit, Villehardouin est contemporain de Chrétien de Troyes : aussi a-t-il son grain d’imagination. Aucune grande pensée ne le mène, lui ni ceux qui vont î Constantinople : il n’y a pas trace en eux d’une conception universelle et désintéressée, le rétablissement de l’unité chrétienne par la soumission de l’empire grec à l’autorité du pape n’est qu’un prétexte pour fermer la bouche aux malveillants. Mais avec la cupidité, l’attrait de l’inconnu, du merveilleux les emporte : l’« aventure » les tente. Calme et avise comme il est, Villehardouin n’est pas plus insensible que les autres. Le gain probable met sa prudence en repos ; pour sa conscience, il l’apaise avec des sophismes : après quoi, il se laisse aller à la joie de l’« aventure ».

Et de là dans la sécheresse de son récit, ces brèves impressions qui y sont comme des points lumineux : c’est Gaza, « la cité fermée de hauts murs et de hautes tours : et vainement eussiez-vous demandé une plus belle, plus forte ni plus riche » : nette et claire silhouette qui se détache comme du fond d’un tableau de primitif. C’est le départ du port de Corfou « la veille de la Pentecôte, qui fut mil deux cent trois ans après l’incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et là furent toutes les nefs ensemble, et tous les huissiers, et toutes les galères de l’armée, et beaucoup d’autres nefs de marchands qui faisaient route avec eux. Et le jour fut clair et beau : et le vent doux et bon. Et ils laissèrent aller les voiles au vent. — Et bien témoigne Geoffroi le maréchal de Champagne qui cette œuvre dicta, que jamais si belle chose ne fut vue. Et bien semblait flotte qui dût conquérir le monde : car autant que l’œil pouvait voir, on ne voyait que voiles de nefs et de vaisseaux, en sorte que les cœurs des hommes s’en réjouissaient fort. »

C’est, enfin et surtout, l’éblouissement des yeux et de toute l’âme, quand, le 23 juin 1203, veille de saint Jean-Baptiste, nos barons français, de leurs vaisseaux ancrés à San Stefano, « virent tout à plein Constantinople ».

« Or pouvez vous savoir que ceux-là regardèrent fort Constantinople, qui jamais ne l’avaient vue : car ils ne pouvaient croire que si riche ville put être en tout le monde, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close tout autour à la ronde, et ces riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne l’aurait pu croire, s’il ne l’eût de ses yeux vu, et la longueur et la largeur de la ville qui sur toutes les autres était souveraine. Et sachez qu’il n’y eût si hardi à qui la chair ne frémit ; et ce ne fut une merveille ; car jamais si grande affaire ne fui entreprise de nulles gens, depuis que le monde fut créé. »

Ne sent-on pas ici la joie de l’imagination que l’« aventure » ravit, avec cette excitation particulière qu’y ajoute la vanité d’avoir vu et fait ce qui n’a été vu ni fait de personne ? Il y a ici un accent, une note que ne donnent ni l’intérêt politique, ni la conviction personnelle, ni le simple esprit guerrier : il y a ici du sentiment qui mène Yvain à la fontaine merveilleuse. Et il faut voir, dans tout le récit, de quel intérêt le sage maréchal de Champagne et Romanie suit, avec quel plaisir il relate les « aventures » de quelques-uns de ses compagnons : non les imprudences du champ de bataille, qu’il blâme, mais les pointes hardies en terre étrangère, les sauts dans l’inconnu, si l’on peut dire, comme les étranges chevauchées de son neveu Geoffroy qui lia partie avec quelques barons de conquérir la Morée et s’en alla faire souche de prince.

Un trait manque encore à la physionomie de Villehardouin, et c’est peut-être le principal. Il y a en lui un sentiment, principe et limite ci la fois de l’individualisme, qui le légitime et le contient ; ce sentiment, tout-puissant sur lui, et qui lui sert de règle à juger toutes les actions d’autrui, c’est l’honneur féodal, le respect du pacte et du lien social, qui lient unis le vassal et le suzerain. Par là, les vrais contemporains de Villehardouin, les représentants littéraires de l’état d’âme qu’il exprime dans l’histoire, c’est Garin, ou Bernier. Toute la morale se réduit au principe de l’honneur : tous les devoirs se ramènent aux devoirs réciproques du suzerain et du vassal. Cela sauf, tout est sauf : nul devoir inférieur, nulle obligation de conscience, rien n’autorise à rompre ce lien. Mais que le suzerain manque à son vassal, rien aussi n’oblige le vassal à garder une loi que le suzerain n’a pas gardée : patriotisme, salut public, aucune raison ne compte, et la guerre civile éclate, même devant l’ennemi, à moins que l’intérêt réciproque des deux adversaires n’amène, ou que l’intérêt commun des autres barons n’impose un accommodement.

Cet honneur, à l’occasion, peut faire broncher, comme, d’autres fois, relever ou retenir l’homme. Il apparaît, à lire Villehardouin, qu’un des puissants motifs qui lui font appuyer la politique de Boniface et du doge, c’est qu’il a engagé sa foi aux Vénitiens : ceux-ci, qui s’accommodaient fort pour leur commerce de la présence des Musulmans en Egypte, ne tenaient pas à y conduire des chrétiens. Ils mirent à tel prix leur concours, que l’armée des chrétiens, insolvable, fut à leur discrétion. Villehardouin, négociateur, avec quelques autres, de ce contrat léonin, s’apercevant trop tard du piège, mit son honneur à n’être pas démenti : dût-on ne pas aller en Egypte, dût la croisade avorter, il avait donné sa parole, il fallait que l’armée la dégageât, en payant les Vénitiens.

La chronique de Villehardouin n’est pas une histoire, ce sont des Mémoires : l’homme s’y peint, mais aussi, en regardant l’homme, on connaît le livre. Il nous a raconté clairement, sobrement, fortement les faits auxquels il a pris part depuis qu’on prit la croix, jusqu’à la mort du marquis de Montferrat, en 1207. Il ne s’étend pas : il retranche les détails. Il est bref et va à l’essentiel. S’agit-il d’une bataille, d’un assaut, il dit les forces des deux partis, les ordres de bataille, les dispositions principales, les incidents décisifs. S’agit-il d’un conseil, rarement expose-t-il les discussions qui eurent, lieu. Il lui suffit à l’ordinaire de marquer qu’on a parlé beaucoup dans un sens et dans l’autre : et il vient aux résolutions prises. Je ne sais s’il y a une anecdote dans son livre : il faut qu’il s’agisse du marquis de Montferrat, pour qu’il nous détaille les circonstances de sa mort. Pour les autres, une ligne lui suffit. Cette brièveté n’est pas la sécheresse d’un narrateur encore gauche qui ne sait pas faire sortir et distribuer sa provision intime d’images et de sentiments : c’est la précision d’un homme d’action qui coupe court, hait la digression, l’anecdote, et ne veut donner que l’utile et solide substance des événements. Mais c’est aussi, et surtout, la réserve d’un politique qui ne veut pas dire tout ce qu’il sait.

Ni naïf, ni cynique, Villehardouin ne se fait pas illusion sur le caractère de l’étrange croisade dont il fut un des chefs. Aussi ce soldat « qui ne mentit jamais », est-il souvent à demi sincère : il sait l’art de ne pas faire connaître la vérité sans rien articuler de faux. Il lui plaît qu’on prenne la conquête de l’empire grec pour un accident singulier amené par une suite de circonstances fortuites et fatales : il n’a garde de confesser que du jour où Boniface devint le chef de la croisade, c’était fait de la défense des lieux saints et du service de Dieu ; il n’a garde de laisser entendre que les Vénitiens ne sont pas des fils dévoués de l’Eglise, et peuvent entretenir des rapports quelconques avec Abd el-Melek, le sultan d’Egypte. Il ne lui plaît pas qu’on sache aussi de quelle façon le pape vit cet accomplissement du vœu fait en prenant la croix : et il ne souffle pas mot des remontrances, des menaces d’innocent III, des négociations par lesquelles Boniface essaye de le ramener. Il ne faut pas qu’on sache que cet abbé des Vaux de Cernay qui ne veut pas aller ailleurs qu’en Terre Sainte ou en Egypte, parle au nom du pape, et avoué par lui : il faut qu’on croie que Home n’a eu que des pardons et de la joie pour ses enfants qui lui ont rendu l’empire grec.

Après tout, cet abbé des Vaux de Cernay et tous ceux qui pensaient comme lui, n’avaient pas si tort, ce nous semble : Villehardouin a trouvé le biais qui les condamne. Ils voulaient « dépecer l’armée », la dissoudre ; ils refusaient l’obéissance aux chefs ; ils avaient peur de l’« aventure ». Déserteurs, traîtres, lâches, voilà ce qu’ils sont : des gens sans honneur enfin. Il le dit, et il le croit. L’adresse est de ne montrer que cette face des choses : mais cette adresse, il ne l’aurait pas, si lui-même ne les voyait déjà ainsi. Sa force est dans ce qui se mêle de sincérité à son habileté.

Eclairé ainsi par ses propres sentiments, Villehardouin a touché juste. Dans une œuvre si sèche, ce politique met comme un germe de psychologie. Il a connu l’homme, et son temps, et sa race, le jour où il a mis en avant cette grande raison, l’honneur, la fidélité au parti, la solidarité des compagnons d’armes. Parla, il a convaincu tout le monde, et légitimé l’expédition : les croisés qui aimaient mieux aller à la croisade contre les Infidèles, ont tint par suivre ; les lecteurs, avant ces méticuleux critiques de nos jours, n’ont pas raisonné. Assurément il s’entendait à manier les âmes, ce bon maréchal de Champagne et Romanie, qui savait que, là où échouent tous les arguments, quand il s’agit de persuader ce que le devoir, la conscience et parfois l’intérêt réprouvent, le mot magique qui perce les cœurs et l’ait tout faire, c’est l’honneur, l’honneur qu’on définit : « rester avec les autres, ne pas dépecer l’armée » : en langage moderne, ne pas lâcher les camarades.

Comme on voit, l’historien n’est pas seul à faire son profit de notre première chronique française. Le moraliste aussi, sans dessein assurément de l’auteur, s’y peut plaire. Après tout, ces rudes et simples âmes de barons sont des âmes humaines, et comme telles, en dépit de l’apparence, souples, et riches, et complexes. La foi servant à la politique, les actes égoïstes sortant d’une volonté de sacrifice, la cruauté et l’intérêt se faisant ministres de la justice et vengeurs du crime, on voit apparaître ici, quand on lit bien, quelques-uns des éternels sophismes, des incessantes contradictions de la faible humanité qui ne peut renoncer ni à rêver le bien ni à suivre son bien.

2. Chroniques et vies de saints du xiiie siècle. §

Le siècle voit de toutes parts éclore les histoires. Les curiosités sont éveillées : 0n ne se résigne plus à « ignorer le genre humain ». Faits passés, depuis le commencement du monde, faits contemporains, jusqu’aux extrémités de la terre alors connue, on veut tout savoir, il se rencontre des gens pour tout écrire.

Nous n’avons pas à nous arrêter aux vastes compilations qui sont formées en France, en Angleterre ou en Flandre. Le jugement, la critique, la recherche des documents et le contrôle des témoignages y font trop défaut : ce ne sont pas des œuvres de science. D’autre part, on n’y trouve ni style, ni goût, ni composition, ni sens de la vie : ce ne sont pas des œuvres d’art.

Mais à défaut d’« histoires » digues de ce nom, les Mémoires abondent : la voie ouverte par Villehardouin ne sera plus désertée, et l’aptitude de nos Français à ce genre d’ouvrage, dont les raisons au reste ne sont pas difficiles à trouver, commence à se marquer avec éclat. Même après les diplomatiques confidences du maréchal de Champagne et de Romanie, on peut lire avec intérêt les souvenirs d’un soldat obscur de la quatrième croisade : Robert de Clari, petit gentilhomme de Picardie, nous représente l’état de l’opinion publique dans l’armée, approuvant la direction générale, la déviation de la croisade, critiquant et maugréant sur les détails des opérations, tout émerveillé de ce qu’il voit, et nous mettant au fait de toutes ses remarques avec une vivacité d’enfant. Il faut retenir aussi la chronique que vers 1260 rédigea un ménestrel de Reims : ce recueil confus et sans chronologie de tout ce qui se disait parmi le peuple sur les hommes et les choses de Terre Sainte, de France, d’Angleterre, entre 1080 et 1260, nous rend la couleur et le mouvement de la vie du temps.

Ces deux œuvres sont les principales qui remplissent l’intervalle de Villehardouin à Joinville. Celui-ci naît quelques années seulement après la mort de son devancier : mais un siècle à peu près sépare les deux œuvres, et l’Histoire de Saint Louis nous conduit aux premières années du xive siècle, presque à la fin du véritable moyen âge.

Villehardouin était un politique : Joinville est un hagiographe. L’Histoire de saint Louis est une vie de saint. Elle se rattache, par ce caractère, à toute une littérature, dont je n’ai pas parlé encore, et dont elle résume et ramasse les meilleures qualités : je veux dire la littérature narrative d’inspiration cléricale. Quoique le latin lut la langue des clercs, la nécessité cependant d’instruire le peuple les obligea souvent d’écrire en français, et la nécessité de captiver l’attention de ces esprits dévots, mais enfantins, leur fit parfois choisir pour édifier les sujets les plus amusants et qui parlaient le plus à l’imagination. Une littérature religieuse ainsi se forma, en partie traduite, en partie originale, correspondant à la littérature profane, moins riche, mais aussi variée, et couvrant en quelque sorte la même étendue, de l’épopée au fabliau, et du roman à la chronique : récits bibliques ou évangéliques, vies de saints et de saintes, miracles de la Vierge, légendes et traditions de toute sorte et de toute forme, toute une littérature enfin qui, se développant comme la poésie laïque, eut ainsi son âge romanesque, où s’épanouissent à profusion les plus fantastiques miracles, où le merveilleux continu se joue des lois de la nature et parfois des lois de la morale.

La belle, sobre et grave Vie de saint Alexis, un peu antérieure au Roland qui nous est parvenu, nous représente comme la période épique de ces narrations religieuses. Puis le romanesque l’emporta. Les évangiles apocryphes furent préférés à la Bible et à l’Evangile ; les saints romains, gallo-romains, ou français, avec leurs maigres légendes et leurs figures presque réelles, ne soutinrent pas la concurrence des saints grecs, orientaux, celtiques, saints fantastiques, prestigieux, qui souvent n’avaient pas vécu, ou qui n’avaient jamais reçu le baptême que de l’affection populaire. L’Irlande fournit saint Brandan et les merveilles du Purgatoire de saint Patrice ; saint Eustache, saint Jean le Poilu, et cet étrange saint Grégoire qui commence comme Œdipe pour finir dans la chaire de saint Pierre, viennent de Grèce ; saint Josaphat vient de plus loin, et c’est le Bouddha même qui, sous ce nom orthodoxe, se fait révérer de nos dévots aïeux.

Mais surtout la foi du moyen âge fit de la Vierge et de son crédit auprès de son fils une inépuisable source de merveilleux naïvement absurde62. La Vierge soutient pendant trois jours sur le gibet un voleur qui lui avait toujours marqué une dévotion particulière. La Vierge vient remplacer la sacristine d’un couvent, qui s’est enfuie pour vivre dans la débauche, en sorte qu’on n’a pas remarqué son absence lorsqu’après bien des années le repentir la ramène. La Vierge descend du ciel pour essuyer le front mouillé de sueur d’un baladin qui s’est fait moine, et qui ne sachant rien dont il puisse servir Notre-Dame, fait devant son image ses plus beaux tours et ses plus brillantes culbutes. On ne se lassait pas d’entendre comme la bonne Vierge prenait soin de ses dévots.

L’histoire, enfin, sortit aussi de la littérature narrative des clercs. Si les Macchabées devinrent une chanson de geste, les livres des Bois, mis en français au xiie siècle, sont vraiment un morceau d’histoire religieuse, et la Bible tout entière fut traduite à Paris vers 1235, sans doute par des clercs de l’Université. Mais ce furent surtout les faits contemporains, les grandes crises ou les grands hommes de l’Église qui firent le passage de la légende poétique à la biographie historique. En l’an 1170, le jour de Noël, l’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, fut assassiné dans sa cathédrale par quatre chevaliers du roi Henri II. Ce meurtre, en un tel jour, en un tel lieu, cette audacieuse entreprise de la force brutale contre la sainteté du caractère ecclésiastique, firent sur les esprits une impression profonde. Un immense mouvement d’opinion, en Angleterre et par toute la chrétienté, obligea le roi assassin à s’humilier, et à faire pénitence sur le tombeau du martyr. Les vies du martyr se répandirent en grand nombre : il en est une qui est remarquable. Garnier de Pont-Sainte-Maxence, ayant recueilli les témoignages des amis, des parents, de la sœur du saint, la composa dans les deux ou trois années qui suivirent le meurtre, en strophes de cinq alexandrins monorimes, et la récita plus d’une fois aux pèlerins venus pour visiter le tombeau63. Très exactement informé, religieusement attaché à la vérité et aux documents qui la montrent, bon écrivain dont le style a de la solidité et du relief, ce clerc errant, de vie assez libre, est intraitable sur les privilèges et la mission du clergé ; c’est un de ces enfants perdus, de ces polémistes que rien n’effraie, qui, de leur autorité privée, se font défenseurs et régents de l’Église, aussi prompts à en invectiver la corruption qu’à réclamer pour elle toute la puissance : l’Eglise, de tout temps, a eu de ces serviteurs zélés, brutaux, indociles, qui la gênent, la compromettent autant qu’ils la servent, et, somme toute, lui font payer cher leurs services.

Pour d’autres raisons, et particulièrement pour la nouveauté d’un tel caractère dans une telle condition, saint Louis trouva de nombreux biographes. En moins de quarante ans, Geoffroy de Beaulieu, confesseur du roi, Guillaume de Xangis, Guillaume de Chartres, et le confesseur de la reine Marguerite écrivirent la vie, les enseignements et les miracles du saint roi : Joinville, qui les efface tous, mit à profit les travaux des deux premiers peur compléter ses souvenirs personnels.

3. Joinville. §

Jean, Sire de Joinville64, Champenois comme Villehardouin, n’est ni un capitaine ni un homme d’État. Il n’a pas les talents de son devancier : mais c’est un charmant esprit, franc, ouvert, primesautier, un esprit de la famille de La Fontaine et de Montaigne. Il se raconte en racontant saint Louis ; il se peint, avec ses goûts, son humeur, ses vertus, ses faiblesses, ses saillies : mais en se peignant, il a peint l’homme, ou du moins l’homme du xiiie siècle, en un de ses plus aimables exemplaires.

S’étant croisé en 1248, il avait rencontré saint Louis à Chypre : la droiture, la vivacité, la gaieté de ce chevalier de vingt-quatre ans avaient séduit le roi, aux côtés de qui il resta pendant les six années de cette croisade de misère. De retour en France, il était venu fréquemment à Paris, toujours bien accueilli de Louis IX, qui lui montrait une amicale confiance. La commission ecclésiastique qui fit l’enquête avant la canonisation l’entendit pendant deux jours : et quand la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe IV, voulut connaître par un récit fidèle la vie du saint roi, elle s’adressa à son sénéchal de Champagne, qui rechercha dans sa mémoire d’octogénaire des souvenirs tout frais encore, bien que les plus anciens remontassent à plus de cinquante années65. Le temps avait un peu brouillé dans son esprit la chronologie : et le dessin des opérations militaires lui apparaît un peu confusément. Mais on peut douter qu’il les ait jamais bien conçues, et ce ne sont pas les secrets de la stratégie ni des conseils qui font l’intérêt de son livre.

Tel qu’il est, dans ses deux parues mal équilibrées et fort inégales, l’une consacrée aux vertus, et l’autre aux « chevaleries » de saint Louis, dans son abondance désordonnée, avec son incohérence, ses redites et ses digressions, ce livre de bonne foi tire sa force de séduction des deux figures qui l’emplissent et s’y opposent : celle du roi et celle du sénéchal de Champagne.

Saint Louis a trop souvent dans les histoires, et même chez Voltaire, l’angélique et fade pureté d’une image de piété : chez Joinville, il est saint, autant et plus qu’ailleurs : mais il est homme, et vivant. Le voilà, avec ces vertus qui, en ce temps-là même, et jusque chez les infidèles, le firent plus fort que tous les talents et toutes les victoires : la piété d’un moine, le courage d’un soldat, mais surtout l’abnégation, la perpétuelle immolation du « moi », la charité fervente et la justice sévère. Toutes ces vertus. Joinville nous les fait voir et toucher, il nous les montre en action, dans les faits particuliers : saint Louis jugeant à Vincennes ou dans son jardin du palais, ou bien punissant six bourgeois de Paris qui, pour s’être arrêtés à mander des fruits dans une île, avaient retardé et mis en péril toute la flotte ; saint Louis prisonnier des Sarrasins, qu’il domine par sa sérénité ; saint Louis refusant de quitter sa nef à demi bridée, pour partager le sort de ses gens ; saint Louis portant les cadavres de ses soldats, « sans se boucher le nez, et les autres le bouchaient », autant de tableaux expressifs, saisissants de réalité familière, et que Joinville a rendus populaires. Mais il dit aussi certains petits effets de grandes vertus, des excès et des défauts, marques d’humanité, qui rapprochent de nous le saint, et l’animent sans l’amoindrir : nous voyons le roi, vêtu de grossier camelin, « tremper son vin avec mesure », et manger ce que son cuisinier lui prépare, sans condescendre jamais à commander le menu de son repas ; nous le voyons, modeste en sa parole comme pur en ses actes, n’ayant onques nommé le diable en ses propos, toujours timide et petit enfant devant sa mère, froid à l’excès et comme indifférent à l’égard de sa femme et de ses enfants, l’humeur vive avec son angélique bonté, assez jaloux de son autorité, rabrouant prélats ou Templiers, quand ils semblent entreprendre dessus, et, pour tout dire, un peu colère : Joinville ne fait-il pas un pacte avec lui, pour que ni l’un ni l’autre à l’avenir ne se fâchent, le roi de ses demandes, et lui des refus du roi ?

Les entretiens de saint Louis et de Joinville sont exquis : c’est la plus fraîche et délicieuse partie du livre. La pieuse gravité, l’affectueuse et paternelle sollicitude du roi font un contraste avec les sentiments ou trop mondains ou tout humains du sénéchal, avec le vif et plaisant naturel de ses réponses, quand il proteste de ne jamais laveries pieds des pauvres, « ces vilains ! » au saint jeudi, ou d’aimer mieux avoir fait cent péchés mortels que d’être lépreux. Mais rien n’est charmant comme le geste affectueux du roi, venant appuyer les deux mains sur les épaules du sénéchal, auquel il n’a pas parlé de tout le dîner, et qui, tristement retiré près d’une fenêtre grillée, se croit en disgrâce pour avoir parlé selon l’honneur et selon la vérité. Ce récit nous fait surgir devant les yeux un saint Louis intime, familier, souriant, plus aimable et plus « humain » encore que le roi justicier du bois de Vincennes, et que le roi chevalier, qui faisait si fière contenance aux jours de bataille sous son heaume doré.

L’excellent sénéchal admire, aime de tout son cœur la grande perfection qu’il voit en Louis IX. Elle le dépasse : mais il faut dire à son honneur que, s’il ne prétend pas l’égaler, elle ne le gêne pas du moins. Il a assez de bien en lui, pour être à l’aise avec ce saint, et ne pas se sentir condamné par tant de vertu. Mais Joinville est homme ; la nature est forte en lui, et se fait jour sans contrainte. Très brave, il fait son devoir brillamment : à la Mansourah, en Syrie, il est de ceux qui donnent l’exemple et font le sacrifice de leur vie. Ce n’est pas qu’il n’y tienne : le martyre n’a pas d’attrait pour lui, et il n’écoute pas son cellérier qui lui conseille, et aux autres de sa compagnie, de se faire égorger pour aller dans le ciel, au lien de subir la prison du Sarrasin. En plus d’une occasion, il a peur, et grand’peur : il sue et tremble, et le dit sans vergogne, d’autant qu’il n’en fait pas moins ce qu’il faut. Son humanité, aimable et faible, éclate à chaque page de son récit, comme lorsque, au départ, il n’ose se retourner vers son beau château de Joinville où il laisse ses deux enfants, de peur que le cœur ne lui fende.

Il est très pieux : étant à Acre, il occupe son loisir à paraphraser le Credo. Il a des dévotions particulières, à saint Jacques, à saint Nicolas de Varangeville, à Notre Dame surtout. Il est de ces âmes qui font les miracles, à force de croire et d’espérer. L’article essentiel de sa foi, c’est que Dieu peut prolonger la vie des hommes qui le prient. Aussi, en toute circonstance critique, quand sa nef est en danger, ou quand l’armée est inquiète du sort du comte de Poitiers, Joinville a le remède : trois processions feront l’affaire, et avant la troisième, la nef sera au port, le comte aura rejoint l’armée. Il nous donne des Miracles de Notre Dame, qui valent les meilleurs de Gautier de Coinci : comment Notre Dame soutint par les épaules un homme qui était tombé à la mer, sans qu’il fit même un mouvement pour nager, et comment elle vint couvrir la poitrine de l’abbé de Cheminon, de peur que le saint homme ne s’enrhumât en dormant.

Voilà une foi intacte, pure, naïve, et, qui plus est, une foi qui règle les actes. Dans le château de Joinville, tout jureur et blasphémateur reçoit un bon soufflet. En Egypte, il tance six de ses chevaliers qui bavardent à la messe. Il part à la croisade, pieds nus, avec l’écharpe et le bourdon du pèlerin. Il prend au sérieux la croisade et son voeu : d’abord connue un engagement de vie pure et chrétienne. Le libertinage de l’armée l’indigne. Par un effort plus méritoire, cet aimable homme, qui regrette si tendrement la France et les siens, refuse de quitter la Terre Sainte : il y fait rester le roi, il y resterait sans lui. Il ne veut pas revenir, et qu’on puisse lui reprocher de n’avoir pas bien fait le service de Dieu.

Au reste, comme saint Louis même, il est assez sûr de sa foi pour ne pas être esclave de l’Eglise : le saint roi prenait un jour le parti des excommuniés, le sénéchal est une fois excommunié, et porte légèrement la chose, sans crainte et sans émotion. Mais surtout l’homme, et l’homme féodal ne sont pas morts en lui : la religion n’a étouffé en lui ni l’intérêt ni l’orgueil. A la croisade, en homme avisé, il se fait bien payer du roi : il ne veut pas renoncer, ni servir gratis. Ayant une fois tâté de la croisade, il en a assez, et quand saint Louis reprend la croix et l’engage à faire de même, il répond, avec plus de sens que de zèle, que le meilleur moyen de servir Dieu, pour un seigneur, c’est de rester sur ses terres, et de protéger ses gens. Il a l’indépendance, la dignité, l’amour de paraître de la noblesse féodale : pour un mince grief, il menace de quitter saint Louis. Il aime le bon vin, et s’est fait défendre par les « physiciens » d’y mettre de l’eau ; il aime la bonne chère et tient presque table ouverte en Syrie. Il nous conte comment il remplit ses établis et ses celliers ; il dépense magnifiquement l’argent du roi. Il aime les riches habits, et saura bien répliquer à maître Robert de Sorbon, s’il l’attaque là-dessus. Ce très honnête et délicat chevalier n’entend rien à la probité commerciale : c’est vertu de bourgeois. En vain les Templiers essaient-ils de lui faire comprendre qu’ils ne peuvent toucher aux dépôts qu’on leur confie : il force leur caisse, pour payer la rançon du roi. Il trouve tout naturel aussi de tricher sur le paiement, et de frustrer les Sarrasins de dix mille livres qu’on leur doit : est-ce péché de tromper les mécréants ?

Ces deux hommes excellents, le roi avec le sénéchal, en face de Perceval et de Galaad, c’est le possible et le réel en face de la chimère et du rêve. Avec plus de singulière perfection, en saint Louis, avec plus de commune humanité, chez Joinville, voilà l’esprit qui a créé le monde mystique du Graal, voilà, réalisée en des actes vraisemblables, accessibles, en pleine réalité historique et vivante, la chevalerie du Christ. Mais de plus, il y a en ces deux hommes, dans la libre intimité de leur commerce, dans la naturelle effusion de leurs natures, à travers leurs dialogués, il y a comme un rayon de cette grâce aimable et puissante, qui illumina parfois le christianisme au moyen âge, avant les schismes et les révoltes ; ce roi et ce baron sont de la communion de saint François d’Assise.

Autour d’eux, on voit poindre une aurore de vie mondaine : c’est Lancelot, et non le Graal, qui donne le ton ; et le mot du comte de Soissons à Mansourah : « Nous parlerons de cette journée dans les chambres des dames », enregistre une orientation définitive du tempérament français. Ce jour-là, une des forces morales qui produiront le xviie siècle, entre en jeu.

Joinville est une riche nature, dont les actes et relations de la vie chrétienne et féodale n’épuisent point l’abondance. Son originalité, sa caractéristique, c’est une curiosité toujours éveillée, toujours active, d’autant qu’à son esprit vierge de toute science solide et positive, tout est nouveau. Deux ou trois impressions, sèches, sinon faibles, ou réprimées rapidement, piquent à peine quelques traits pittoresques sur la grave démonstration de la conduite de la quatrième croisade : Joinville regarde tout, s’émerveille de tout, et dit tout. Il semble que l’univers ait été créé pour lui, et que ce soit le premier regard de l’humanité sur le monde des formes, des couleurs et du mouvement. Le Nil, qui sort « de Paradis Terrestre », le miracle de ses crues périodiques, les alcarazas, où l’eau se tient si fraîche en plein soleil, les Bédouins, « laide et hideuse gent », à barbe et cheveux noirs, les Tartares, et les commencements merveilleux à leur puissance, la Norvège et la longueur des jours polaires, trois ménétriers qui jouent du cor et font la culbute, les petites choses comme les grandes, ont frappé Joinville, et viennent après cinquante ans prendre place un peu à l’aventure au milieu des « chevaleries » du roi Louis. Peu de chose l’amuse, le mot d’une bonne femme, la plaisanterie du comte d’Eu, qui consiste à casser la vaisselle de Joinville avec une baliste, pendant qu’il dîne.

Il a l’imagination vive et les sens éveillés : tout ce qu’on lui dit, il le voit, et le fait voir. Mais surtout il a des yeux : et tout ce qui a passé devant ses yeux y laisse une ineffaçable et précise image. Après cinquante ans, il voit encore la toile peinte en bleu, qui revêtait le pavillon du soudan d’Égypte, la cotte vermeille à raies jaunes d’un garçon qui est venu en Syrie lui offrir ses services : quand il s’attendait à avoir la tête coupée, il entend la confession de son compagnon sans qu’il lui en reste un mot dans la mémoire, mais il voit le caleçon de toile écrue d’un Sarrasin, et ce caleçon toute sa vie lui restera devant les yeux.

C’est cette puissance naturelle de vision et d’imagination qui fait le charme de Joinville. Par là, si inférieur qu’il soit à Hérodote en intelligence, en réflexion, en sens esthétique, ce chevalier inhabile à penser a dans son récit enfantin des impressions d’une fraîcheur, d’une vivacité qui font penser au premier des historiens grecs. Il est de la même famille, il a le sens de la vie, et il rend d’un trait léger et juste, avec une grâce inoubliable. J’ai déjà parlé de ses dialogues : ses tableaux ne valent pas moins. Le départ de la flotte chrétienne, aux accents du Veni creator spiritus, évoque par sa simplicité puissante le souvenir du départ de la flotte athénienne pour la Sicile, et je ne sais si le récit de Thucydide est d’un pathétique plus sobre et plus saisissant.

C’est qu’à ce don de l’imagination, Joinville joint celui de la sympathie : il sent comme il voit, et avec les images amassées dans son souvenir se réveillent en foule les émotions qu’il a ressenties. Après un demi-siècle, il retrouve les sentiments complexes du jour du départ, l’allégresse, l’anxiété, le regret, tout ce que le connu que l’on quitte, et l’inconnu où l’on va, peuvent mêler d’agitations morales aux impressions physiques de l’œil et de l’oreille. Point de sentimentalité du reste, ni de mélancolie : la joie domine et dans l’âme et dans la parole de Joinville ; mais il a dans l’occasion, sur les misères de ses amis ou de ses compagnons, des expressions de tendresse et de piété, fines comme le sentiment qui un moment attrista sa belle humeur. Il n’y a rien de plus délicat et de plus pénétrant que cette scène de la dernière messe du prêtre de Joinville, qui soutenu, dans les bras de son seigneur, acheva à grand’peine de chanter l’office du jour, et « onques puis ne chanta ».

Nul art ne vaut mieux que ce naturel, et c’est de pareilles sensations qu’un autre Champenois, quatre siècles plus tard, fera l’étoffe de sa poésie : Joinville a ce qui manque aux auteurs de fabliaux, pour annoncer La Fontaine.

Chapitre IV
Poésie lyrique §

Médiocre aptitude de l’esprit français au lyrisme. — 1. Ancien lyrisme français. Chansons de femmes , romances, pastourelles. — 2. Influence du lyrisme provençal au xiie siècle. La théorie de l’amour courtois. La cour de Champagne et ses poètes. Médiocrité de l’inspiration.

Le Français n’est pas lyrique. Trois ou quatre fois dans les dix siècles que compte son histoire littéraire, il a fait effort pour se créer une poésie lyrique : ce n’est que de nos jours qu’il a vraiment réussi. Cette impuissance prolongée était le revers et la rançon de nos qualités.

Cet homme de Schopenhauer, « qui n’aurait été conduit ni par son expérience personnelle, ni par des réflexions suffisamment profondes, jusqu’à reconnaître que la perpétuité des souffrances est l’essence même de la vie ; qui au contraire se plairait à vivre, qui dans la vie trouverait tout à souhait ; qui de sens rassis consentirait à voir durer sa vie telle qu’il l’a vue se dérouler, sans terme, on à la voir se répéter toujours ; un homme chez qui le goût de la vie serait assez fort pour lui faire trouver le marché bon, d’en payer les jouissances au prix de tant de fatigues et de peines dont elle est inséparable », cet homme-là ne se répandrait guère en chants lyriques ; et cet homme-là, c’est nous. Ce fut nous du moins pendant des siècles ; nous avions arrangé nos affaires pour ne regarder que la terre et l’existence présente, et pour être débarrassés de tout ce qui gênerait l’action : nous avions donné procuration à l’Église de régler pour nous la question de la destinée, de la mort et de l’éternité, de façon à n’y plus penser que dans les courts moments où elle nous établit notre compte. Nous avions soigneusement enclos dans un coin de notre âme les inquiétudes métaphysiques et les tristesses religieuses, de peur de les mêler à notre vie et qu’elle n’en fût troublée : nous les avions, pour plus de sûreté, résolues en idées et eu actes d’accord avec l’Eglise. Le monde extérieur n’était pour nous qu’un objet intelligible : et quand notre intelligence trop faible encore ne s’y appliquait pas pour en tirer des concepts, notre volonté en faisait le champ de son action : nous ne voyions dans la nature que nous-mêmes, l’objet qu’elle présentait et l’obstacle qu’elle opposait à nos ambitions. Tant qu’il en a été ainsi, une grande poésie lyrique ne pouvait sortir chez nous des éléments ni des circonstances qui ailleurs la produisaient.

I. Ancien lyrisme français. §

Il était naturel que la femme, à qui, surtout en ce temps-là, l’action était interdite, vécût un peu plus de rêves et d’émotions et les épanchât en poésie. A la femme en effet se rapportent les origines de notre littérature lyrique : pour elle, et peut-être par elle, aux temps de la création vraiment spontanée et populaire, furent composées les chansons à danser et les chansons de toile66.

Les chansons dont, aux xe ou xie siècles, les femmes et les jeunes filles de nos villages accompagnaient leurs « caroles », l’une d’elles chantant le thème fondamental en solo et les autres reprenant en chœur les refrains à intervalles plus ou moins rapprochés, ne nous sont point parvenues. Mais par quelques refrains d’un caractère ancien et populaire, qui leur ont sans doute appartenu, par les traces qu’elles ont laissées dans les refrains, les motets, les ballettes du xiiie et du xive siècle, par les poésies déjà littéraires qu’elles ont suscitées en Sicile, en Allemagne, en Portugal, l’érudition contemporaine a pu nous en donner une idée.

Aalis tôt se leva
Bonjour ait qui mon cœur a
Beau se vêtit et para,
Dessous l’autnoie.
— Bonjour ait qui mon cœur a,
N’est avec moi.

Toutes ces chansons ne parlent que d’amour ; c’est la jeune fille, joyeuse de sa jeunesse et d’être jolie, qui se vante d’avoir un ami, ou se plaint de ne pas en avoir ; qui veut épouser celui que ses parents lui refusent, ou refuse celui qu’ils lui donnent, et nous dit leur dureté. C’est la mal mariée, se lamentant de son vilain jaloux et brutal. Les rencontres, les rendez-vous, les départs, les absences, les abandons, les dangers, les surprises, les craintes et les ruses font la matière des émotions et des chansons. Mais la chanson n’est pas devenue une ode : ni le sentiment de la nature et la communication sympathique avec la vie universelle, ni la profonde et frémissante intuition des conditions éternelles de l’humaine souffrance, ni enfin l’intime intensité de la passion, et l’absorption de tout l’être en une affection, ne venaient élargir le couplet de danse en strophe lyrique. Cela restait grêle, léger et joli : un rythme vif, sautillant, aimable, merveilleusement apte à recevoir cette mousse de sentiments, qui débordent de l’âme sans l’emplir. Rien ici de fougueux, rien de l’ardente aliénation de tout le moi : c’est d’« amourettes » qu’il s’agit. L’amour contrarié souffre : c’est la révolte de la volonté, qui s’irrite de l’obstacle, plutôt que le cri de l’âme possédée et privée de son bien. La tendance positive et pratique de la race s’affirme ; la grande affaire est le plaisir. Les chanteurs nous font surtout l’histoire extérieure de leur amour : la situation prime tout, et ainsi la chanson prend un caractère dramatique et narratif. Il y en avait qui mettaient en scène les deux amants, ou bien la fille avec sa mère, la femme avec son mari : d’autres, comme celles d’Aalis ou de Robin, qui furent très populaires, étaient des histoires en couplets, des contes chantés, des romances.

C’étaient des romances aussi qui consolaient les femmes assises à filer dans l’écrasant ennui des jours monotones : belle Eglantine « devant sa mère cousait une chemise » ; belle Amelot « seule en chambre filait ». Belle Amelot en chantant nomme son ami, et sa mère l’entend : belle Eglantine ne nomme pas le sien ; mais à voir son « gent corps », sa mère ne peut douter qu’elle en ait un. Après plus ou moins de paroles, belle Eglantine a son Henri, et belle Amelot son Garin. Belle Erembour à sa fenêtre voit passer le comte Renaud, qui l’a abandonnée. Elle l’appelle, se justifie de l’infidélité dont le soupçon l’avait éloigné. Voilà de quoi les chansons de toile entretenaient nos rudes aïeules : voilà ce qui enfiévrait leurs imaginations oublieuses de la pauvre et froide réalité. Ces vieilles romances anonymes67, contemporaines des anciennes chansons de geste, nous offrent le même sentiment violent, grossier, sans nuances ni raffinement.

La chanson à danser, comme aussi la chanson de toile, se composait essentiellement de couplets et de refrains : selon l’agencement de ces deux parties, la reprise plus ou moins fréquente du refrain, et la distribution des vers qu’il enferme, il se forma différents genres, rondets, ballettes, virelis68, d’où sortiront à la fin les poèmes à forme fixe du xive siècle, rondeaux, ballades et virelais. Il se forma d’autres genres selon la forme choisie, et selon la nature des accessoires employés pour particulariser le thème général : la séparation des amants, avertis du lever du jour par l’alouette, et plus tard parle veilleur, constitua l’aube, la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, qui souvent le refuse et parfois l’accepte, forma la pastourelle, dont les rythmes furent particulièrement vifs et gracieux. Il n’est pas sûr que ces deux derniers genres n’aient pas été importés du Midi au Nord : cependant la réalité a pu en fournir les thèmes, comme ceux des chansons à danser et des romances.

Il y eut aussi des chansons qui s’adressaient aux hommes et en traduisaient les sentiments : une chanson de croisade présente le plus ancien exemple qu’on ait des rimes enlacées69. Elle fut composée avant 1147, pour la seconde croisade. La pièce est curieuse, plus oratoire que lyrique, avec plus de raisonnement que de passion, et un emploi significatif du lieu commun moral :

Comtes ni ducs ni tes rois couronnés
Ne se pourront à la mort dérober :
Car, quand ils ont grands trésors amassés,
Plus il leur faut partir à grand regret.
Mieux leur valut les employer à bien :
Car quand ils sont en terre ensevelis,
Ne leur sert pins ni château ni cité.

Avec cette strophe et la pièce qui la contient ce sont les idées générales qui font leur entrée dans notre littérature : nous mettons le pied dans la voie qui mène à Malherbe.

Que serait-il sorti de ces premiers essais de notre poésie lyrique ?

Peu de chose peut-être, car il ne paraît pas qu’on les ait fort estimés : on ne songea même pas à les recueillir. L’influence provençale vint, aux enviions de 1150, interrompre le courant du lyrisme original de la France, et susciter chez nous une poésie artificielle et savante : mais en même temps, mettant les vers lyriques en honneur, elle contribua à sauver quelques débris de la production populaire des siècles antérieurs ; elle éveilla sur eux la curiosité qui les lit écrire et nous les a transmis.

2. Influence du lyrisme provençal. §

Les femmes ont eu aussi une part considérable dans la création de la poésie provençale : bien plus encore que dans le Nord, elle fut leur œuvre, et reçut d’elles sa matière et son objet. Elle y eut cet avantage de rencontrer un état social qui leur donnait plus d’empire, et lit une loi de leur goût. Toutes les circonstances, au reste, eu préparaient la riche et facile floraison : tandis que le baron du Nord, entre les murs épais de sa maussade forteresse, menacé et menaçant, ne rêvait que la guerre, les nobles du Midi, en paix et pacifiques sous deux ou trois grands comtes, riches, hantant les villes, épris de fêtes, la joie dans l’âme et dans les yeux, l’esprit déjà sensible au jeu des idées, et l’oreille éprise de la grâce des rythmes se faisaient une littérature en harmonie avec les conditions physiques et sociales de leur vie. Dans leur loisir, l’amour devenait une grande affaire, et pour plaire aux femmes, ils se polissaient, s’humanisaient, dépouillaient l’ignorance et la brutalité féodales. Ayant à compter plus d’émotions que d’actions dans leur vie, ils n’avaient pas tant besoin d’une épopée, mais ils créèrent naturellement une poésie lyrique.

À la fin du xie siècle se forma l’art des troubadours70 : art subtil et savant, plus charmant que fort, plus personnel et plus passionné au début, plus large aussi et embrassant dans la variété de ses genres la diversité des objets de l’activité et des passions humaines, puis de plus en plus restreint au culte de la femme, à l’expression de l’amour, et dans l’amour de plus en plus affranchi des particularités du tempérament individuel, soustrait aux violences de la passion, aux inégalités du cœur, de plus en plus soumis à l’intelligence fine et raisonneuse, et encadrant dans des rythmes toujours divers des lieux communs toujours les mêmes. Telle qu’elle devint trop vile, avec sa technique compliquée et sa froide insincérité, avec l’insuffisance esthétique de son élégance abstraite et de sa banale distinction, que réparait la nature d’une langue chaude et sonore, la poésie provençale n’en avait pas moins un grand prix : c’était la première fois, depuis les Romains, que la poésie était un art, que le poète concevait un idéal de perfection formelle, et se faisait une loi de la réaliser en son œuvre.

Une autre nouveauté, et non moins considérable, c’était l’amour courtois. Don libre et gratuit, irréductible comme tel à la forme d’un devoir, l’amour est le bien souverain, principe, effet et signe de toute noblesse et de toute valeur. Il ne veut se donner qu’à la perfection, et il donne la perfection. Il ne peut naître que pour un objet excellent et dans un sujet excellent. Toute vertu y est enclose. L’amant à genoux, humble, dévot, ardent, reçoit la vie ou la mort de sa dame : il désire l’honneur et le bien de sa dame plus que sa vie propre : il a assez de bonheur, s’il aime : il est joyeux de souffrir, et accroît son mérite en souffrant. Il espère et désire, mais comme le chrétien espère ou désire le ciel, sans en faire le motif de sa dévotion.

Si on analyse le contenu de cette forme originale de l’amour dont les Provençaux ont enrichi la littérature, elle repose sur l’idée de la perfection conçue comme s’imposant à la fois à l’intelligence et à la volonté, devenant en en même temps que connaissance, et sur la préférence désintéressée qui fait que le moi subordonne son bien au bien de l’objet aimé, selon l’ordre des degrés de perfection qu’il découvre en soi et dans l’objet. Ainsi les éléments intellectuels et moraux dominent dans l’amour courtois. Il n’est pas difficile de supposer que, l’identité des mots aidant, l’amour chrétien, aspiration éperdue vers le Dieu infini et parfait, désir affiné et subtilisé parle sentiment du néant de l’âme amoureuse devant l’incompréhensible objet de l’amour, ce sentiment de tendresse mystique a fourni le type de la dévotion galante de l’amant à sa dame.

« L’amour est une grande chose, un grand bien, qui rend tout fardeau léger… L’amour pousse aux grandes actions, et excite à désirer toujours une perfection plus haute… Rien n’est plus doux que l’amour, rien n’est plus fort, ni plus liant, ni plus large, ni plus doux, ni plus plein, ni meilleur au ciel ni sur la terre… L’amour vole, court, il a la joie. Il est libre et ne peut être retenu… L’amour surtout n’a pas de mesure, et s’exalte dans une ardeur sans mesure… L’amour ne sent point le poids ni la peine, il veut plus que sa force, et n’allègue jamais l’impossibilité, et se croit tout possible et tout permis… L’amour veille ; en dormant même il veille… Celui qui aime, sait la force de ce mot — On ne vit point sans douleur dans l’amour. Celui qui n’est pas fait à tout souffrir, et à faire la volonté de l’objet aimé, n’est pas digne du nom d’amant. »

Il n’y a pas un de ces mots par où l’imitation peint l’amour de Dieu, qui ne réponde à une des lois de l’amour courtois : tant les deux amours ne sont qu’une même essence ! Tandis que la poésie antique ne connaissait que la passion physique, et, pour rendre raison de la force de l’amour, regardait le désir allumé par Vénus dans la nature entière à la saison nouvelle, la poésie moderne, par une orientation toute contraire, assimilera l’amour humain à l’amour divin et en fondera la puissance sur l’infinie disproportion du mérite au désir Même quand le terme réel de l’amour appartiendra à l’ordre le plus matériel et terrestre, la pensée et la parole s’en détourneront, et c’est à peine si, comme indice de ses antiques et traditionnelles attaches au monde de la sensation physique, il gardera ces descriptions du printemps, saison du réveil de la vie universelle ; encore ces descriptions seront-elles de moins en moins sincères et vivantes, et ne subsisteront-elles chez la plupart des poètes que comme une forme vide de sens, un organe inutile et atrophié. Quel rapport en effet ont-elles avec la qualité du sentiment dont elles introduisent l’expression ?

Mais il est à noter que si l’Infini, réalisé en l’image d’un Dieu personnel, et pourtant conçu en son incompréhensible et inimaginable essence, peut contenter l’âme qui s’y élance et s’y absorbe, il n’en va pas tout à fait de même de l’amour humain. Comme l’amour parfait des mystiques ne saurait être l’état du commun des fidèles, et les dégraderait plus qu’il ne les élèverait, s’ils essayaient d’y atteindre, ainsi le pur amour des Provençaux ne saurait être à la portée que d’une rare élite. Quel est l’objet qui paraîtra digne, le sujet qui sera capable d’une telle dévotion ? Aussi, à l’ordinaire, nos amants resteront bien loin des ardeurs qui échauffent chaque ligne de l’Imitation : leur dame ne sera que l’idée de la dame, leur passion ne sera que l’idée de la passion ; tout se passera dans leur tête, en constructions abstraites, non dans leurs cœurs en vivantes émotions. Et tout sera dans leurs vers artificieuse rhétorique et invention verbale.

Néanmoins il fallait insister sur cette création de poètes provençaux. Car leur amour courtois, c’est l’amour romanesque, et l’amour romanesque, c’est ce qui a rempli notre littérature pendant quatre ou cinq siècles : hors de là, il n’y a que l’amour gaulois, positif, vaniteux et jovial. A travers les romans chevaleresques et pastoraux, les élégies et les tragédies, la conception des troubadours s’étalera, s’épanouira, jusqu’à ce qu’elle rencontre ses formules définitives, philosophique dans Descartes et poétique dans Corneille, qui en feront saillir un élément de vérité. Elle ne sera délogée et reléguée entre les conventions surannées que par Racine, qui retrouvera l’amour douloureux, l’antique désir, enveloppé et compliqué de tout ce que quinze ou vingt siècles ont ajouté au fond naturel de l’homme.

Nos hommes du Nord, quand ils connurent la poésie provençale, furent étonnés, éblouis, charmés : fond et forme, tout était pour eux une révélation. La communication ne se fit pas d’abord, comme on pouvait s’y attendre, par les provinces du centre. Elle se fit par l’Orient ; ce fut en Terre Sainte à la croisade, que la Flandre et la Provence, la Lorraine et le Languedoc se rencontrèrent. Ainsi s’explique que les premiers protecteurs et les premiers imitateurs que la poésie méridionale obtint en deçà de la Loire, soient du Nord et de l’Est. Avec Aliénor d’Aquitaine, qui fut mariée successivement aux rois de France et d’Angleterre, les troubadours et leur art envahirent les provinces de langue française : quand les deux filles d’Aliénor et de Louis VII eurent épousé les comtes de Champagne et de Blois, Reims et Blois, avec Paris, devinrent des centres de poésie courtoise. Dans les dernières années du xiie siècle, et le commencement du xiiie, l’imitation des Provençaux fleurit : c’est le temps de Conon de Béthune, de Blondel de Nesles, de Gace Brûlé, du Châtelain de Coucy, de Thibaut de Navarre71. Cependant, après un siècle de vogue à peu près, le lyrisme savant décline ; nos barons se refroidissent et le délaissent ; mais, comme il était arrivé pour l’épopée, les bourgeois avaient recueilli l’art qui perdait la faveur des nobles, et lui assurent une prolongation de vie : dans les communes picardes, à Arras, Bodel, Moniot, Adam de la Halle l’ont durer la poésie courtoise jusqu’aux dernières années du xiiie siècle.

Elle n’avait guère vécu que d’une vie factice, n’ayant pas eu la bonne fortune de rencontrer un de ces esprits en qui elle se fût transformée, de façon à devenir une forme nécessaire du génie national. Elle ne fut chez nos trouvères qu’une doctrine apprise, science, comme dit Montaigne, logée au bout de leurs lèvres, vaine et froide idéalité, aristocratique dessin d’une vie élégante, dont l’élégance consiste à exclure les sentiments naturels et à s’abstraire des conditions réelles de la vie. Car, dans le riche et délicat Midi, cette doctrine répondait encore à quelque réalité, à un certain ordre de relations établi entre les hommes et les femmes : mais, dans notre Nord, si rude et si brutal, loin d’avoir son fondement dans la vie, elle restait absolument irréelle, idéale et didactique. Si l’on pouvait faire ici un examen détaillé des œuvres, on aurait à signaler quelque sincérité chez nos plus anciens poètes, et l’on distinguerait, avec M. Jeanroy, dans les vers d’Hugues de Berzé ou de Conon de Béthune quelques nuances de leur tempérament. Mais ces empreintes de la personnalité sont bien légères, et cessent vite : et, au contraire, le trait le plus sensible de notre lyrisme savant, c’est combien du premier au dernier jour il n’a été que fade convention, monotone recommencement et méthodique exploitation de thèmes communs. Il semble reposer tout entier sur cette gageure, de ne donner à la poésie aucun point d’appui ni dans la réalité extérieure ni dans la conscience intime. On fit d’abord quelques chansons de croisade, ou des chansons politiques : mais bientôt nos trouvères se réduisirent à l’amour, entendons à l’idée de l’amour et aux délicates déductions de cette idée. Tontes leurs dames sont pareilles : ou plutôt c’est la même dame qu’ils célèbrent, « la bien faite au vis clair », la définition de la dame parfaite en beauté, sens et vertu. Toutes leurs passions sont pareilles : ou plutôt ils se servent tous sans passion de la même formule de la passion.

Ils ont beaucoup d’art, et n’ont même que de l’art : on n’oserait dire que ce sont vraiment, des artistes. Ils ont une notion insuffisante, erronée même, de l’art et de la beauté. Ils font consister l’art et la beauté dans la difficulté et dans la rareté : ils font de la poésie un exercice intellectuel. Leurs chansons, saluts d’amour, tensons et jeux-partis72 qui sont les genres qu’ils empruntent aux Provençaux, sont des formes compliquées qu’il faut analyser pour les admirer : leurs rythmes subtils, toujours différents, laborieusement renouvelés dans chaque pièce73, sont parfois expressifs, mais le pins souvent ils sollicitent la réflexion à les décomposer ; plus intelligibles que sensibles, ils appellent le jugement de l’homme de métier, échappant au sens populaire ou le déconcertant. On ne saurait faire abstraction de l’opération intellectuelle, qui les a formés : c’est à elle que va l’estime ou l’admiration.

Nul sentiment aussi et nul amour de la nature : point de vision ni d’expression pittoresque des formes sensibles. Au début, des variations souvent banales, parfois gracieuses sur le joli mois de mai et les oisillons qui s’égaient au renouveau : quelques métaphores ou comparaisons peu neuves, point personnelles, et qui servent à tout le monde. C’est tout, et ce tout ne dure guère. À partir de Gace Brûlé, l’image est comme pourchassée, exclue, excommuniée : le concept, intellectuel, abstrait, règne seul et souverain. L’invention subtile, l’agencement ingénieux, le raisonnement serré, l’esprit fin ou piquant, voilà ce qu’on estime et ce dont se piquent nos trouvères. Dès Conon de Béthune, le tour dialectique et oratoire est sensible74. Gace Brûlé, le Châtelain de Coucy, Thibaut de Navarre dissertent, analysent ; ils font des discours ou des causeries. Ils sont remarquables de netteté sèche et spirituelle. Évidemment, ils ne sont pas poètes, ils n’ont pas l’âme lyrique, et les facultés discursives prédominent en eux. Leur affaire est de jouer avec des idées : jeu bien français.

Aussi trouvent-ils sans peine — à la suite, du reste, de leurs maîtres — ce qu’on appellera par la suite pétrarquisme ou préciosité. Cela résulte naturellement de l’application de leur réflexion à leur conception de l’amour. De là aussi l’emploi qu’ils font de l’allégorie : ayant éliminé toutes les réalités de leur poésie, ils font de leurs concepts des réalités, et leur attribuent toutes les formes, qualités et propriétés des choses concrètes. Ils résolvent ainsi à leur façon, par leur rhétorique, le grand problème que la philosophie scolastique avait posé : entre les réalistes et les nominalistes, dont ils ignoraient sans doute les débats, ils se déclaraient spontanément réalistes. La nécessité à laquelle la poésie ne peut se soustraire d’être forme et mouvement, projette dans le désert de cette poésie où ni la nature ni la vie ne pénètrent, tout un peuple d’abstractions qui ont charge d’imiter les formes de la nature et le mouvement de la vie : Prix, Soulas, Franchise, Merci, Doux-Semblant, Orgueil viennent s’ébattre et combattre sur le terrain où jadis les Catulle et les Properce se montraient eux-mêmes, jetant les cris de leurs âmes blessées et montraient leurs Lesbia et leurs Cintia, non des idées de femmes, mais de vrais cœurs et de vrais tempéraments de femmes.

Dans le lyrisme savant, en résumé, rien n’est populaire, ni fond, ni forme ; par le raffinement des pensées, par l’artifice des vers, ces œuvres procèdent d’une essentielle aversion pour le vulgaire naturel : au bon sens, elles substituent l’esprit, et se proposent le plaisir d’une élite d’initiés, non l’universelle intelligibilité.

Livre II
Littérature bourgeoise §

Chapitre I
Roman de Renart et Fabliaux §

Ancienneté de la littérature bourgeoise. — 1. Les poèmes de Renart ; leurs origines possibles et leur formation. Délicatesse de certaines branches, plus expressives que satiriques. La satire et la parodie dans les romans de Renart. La ruse, ou l’esprit, en face de la force. — 2. Les Fabliaux. Leur origine ; leur date. Esprit des fabliaux : intention comique. Naissance de la littérature psychologique : les fabliaux de Gautier le Long. Décadence et disparition du genre.

Tout ce que nous avons étudié jusqu’ici, les chansons de geste, les romans gréco-romains, byzantins ou bretons, la poésie lyrique, l’histoire même, est au moins par essence et par destination une littérature aristocratique : c’est aux mœurs, aux sentiments, aux aspirations des hautes parties de la société féodale que répondent les œuvres maîtresses et caractéristiques de ces divers genres. Voici que maintenant paraît une littérature bourgeoise : non moins ancienne en sa matière, et parfois plus ancienne, que la littérature aristocratique, elle prend forme plus tardivement, parce qu’il fallait que la bourgeoisie prît de l’importance et s’enrichit, pour que les trouvères trouvassent honneur et profit à rimer les contes qui la divertissaient. Il fallait aussi que l’esprit héroïque s’affaiblit dans la classe aristocratique, pour que, eu se proposant de plaire à ceux-ci, on ne fût pas obligé de renoncer expressément à réussir auprès de ceux-là. D’autant que, par un effet de la nature même des choses, les sentiments et l’idéal bourgeois ne pouvaient qu’être et paraître une perpétuelle dérision de l’esprit aristocratique. Au reste, comme les bourgeois se faisaient dire aussi par les jongleurs des chansons de geste, la noblesse, les hommes du moins, se divertissait des triviales ou burlesques aventures qui avaient été rédigées pour l’amusement des bourgeois.

De là vient que les mêmes poètes n’étaient point embarrassés pour rimer de la même plume les défaites des infidèles et les accidents des ménages : le Picard Jean Bodel, dont on a la Chanson des Saxons, est (selon une hypothèse fort plausible) l’auteur d’une dizaine de contes vulgaires ou obscènes qui nous sont parvenus : toute proportion gardée, c’est comme si Corneille s’était délassé du Cid par les Rémois ou le Berceau.

La littérature bourgeoise, en sa forme narrative, se présente à nous sous deux espèces : le Roman de Renart, et les Fabliaux.

Il faut d’abord en établir la situation chronologique, autant du moins qu’on le peut faire dans un exposé si sommaire, et dans ce moyen âge qui, ne laissant jamais reposer aucune œuvre dans la forme imposée par le poète, les reprend toutes et les remanie incessamment pendant trois siècles ou quatre. Mais à prendre les choses en gros, je dirai que le xie siècle appartient à l’épopée. Dès le xiie, la poésie aristocratique devient une chose de plaisir et de luxe : c’est l’âge des romans antiques et bretons. Cependant l’esprit bourgeois, qu’on voyait poindre dès les temps épiques dans les gabs du Pèlerinage de Charlemagne, commence à se faire sentir par des contes ironiques ou plaisants, par des fabliaux, et par quelques branches de Renart : il s’épanouit au xiiie par la prodigieuse fécondité de ces deux genres, tandis que se déploie la noble et fine galanterie de la poésie lyrique de cour. Mais combien maigre, combien artificiel est ce lyrisme, auprès de la robuste et copieuse spontanéité du prosaïsme bourgeois ! On le sent vraiment : le premier n’est qu’une littérature d’exception, tandis que le second (faut-il s’en féliciter ?) sort du plus intime fond de la race, et en représente les plus générales qualités.

1. Le Roman de Renart. §

Ce qu’on appelle le roman de Renart75 est une collection assez disparate de narrations versifiées qui, sans suite ni lien, se rapportent à un principal héros, Renart le goupil, dont l’identité personnelle fait la seule unité du poème. Autour de Renart apparaissent Noble le lion, Ysengrin le loup, Brun l’ours, Tibert le chat, Tiercelin le corbeau, et combien d’autres, jusqu’à Tardif le limaçon et Frobert le grillon ! C’est tout un monde, organisé sur le modèle de la société humaine. La famille y est constituée aussi fortement que chez nous : tous ces barons sont mariés canoniquement ; Ysengrin a pour femme Hersent, Renart Ermeline ; Madame Fière la lionne figure aux côtés de Noble le lion, roi, comme il est juste, de la féodalité animale. Ainsi chaque espèce est fortement individualisée ; à l’abstraite et vague idée qu’évoque le nom commun de l’espèce, le nom propre, personnel, substitue l’image précise d’une physionomie et d’un tempérament uniques. Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble, c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi vivants que les Roland et les Guillaume. D’un seul côté, ils sont moins vivants : car ils ne meurent pas, et rien n’est vraiment vivant que ce qui meurt. Par ce bénéfice d’immortalité qui les distingue de leurs congénères anonymes dont le poème a besoin quelquefois, tous les animaux ! que leurs noms individualisent, redeviennent des types, et figurent la permanence indéfinie de l’espèce.

De quels éléments s’est formé le roman de Renart ? d’où en vient la matière ? et qui d’abord lui donna forme ? Ce sont questions fort disputées ; mais pour nous en tenir aux faits principaux et acquis, il suffira de dire que le roman de Renart est d’origine essentiellement traditionnelle : et les traditions dont il est sorti sont tantôt savantes et tantôt, le plus souvent, populaires. On conçoit, par le titre même de l’ouvrage, quel rapport en unit le sujet à celui des Fables qui de l’antiquité gréco-latine furent transmises en si grand nombre au moyen âge. Ces Fables, conservées dans des recueils latins qu’on traduisit ensuite en français (comme fit Marie de France dans son Ysopet), furent très goûtées des clercs à qui elles inspirèrent toute une littérature, allégorique, satirique et morale. Une seule branche de Renart est provenue directement de ce fonds classique et clérical, qui pourtant n’a pas laissé d’exercer une réelle influence sur la formation de certaines parties du roman. Car nombre de ces apologues, émanant des écoles, finirent par former une sorte de tradition savante, où puisaient librement les conteurs sans faire à proprement parler œuvre de traducteurs. Mais ils prenaient surtout leur matière à la tradition orale du peuple, et c’est de là que vient la meilleure partie des poèmes de Renart. C’étaient des contes, sans prétention et sans intention autre que d’amuser, qui racontaient les actions, les luttes, les méfaits et les malheurs des animaux : de ces contes, dont les premiers éléments remontaient aux plus lointaines origines des peuples européens ; les uns venaient de l’Orient, comme ceux où figure le lion, d’autres venaient du Nord, comme ceux dont l’ours était avant le loup, le primitif héros. Depuis des siècles, ils vivaient dans la mémoire du peuple, et comme ils préexistaient aux formes littéraires qui en ont fixé ou transformé un certain nombre dans les poèmes de Renart, ils se sont transmis jusqu’à nos jours pur la même tradition orale dans beaucoup de pays ; les folkloristes ont retrouvé chez les Finnois et dans la Petite Russie de ces aventures comiques du loup et du renard, qui divertissaient nos vilains du xiie siècle.

Quand eut-on, et qui eut l’idée géniale, épique, d’ajouter au nom de l’espèce un nom propre qui fit surgir l’individu du type ?

Il faut se résoudre à l’ignorer. Toujours est-il que, dans la France du Nord, en pays champenois, picard et vallon, vers le milieu du xiie siècle, les gestes de Renart le goupil étaient devenus assez populaires pour qu’un clerc flamand fit une compilation de ces récits en vers latins, l’Ysengrinus. Puis, vers 1180, un poète allemand, Henri le Glichezare, faisait de l’histoire de Renart un poème suivi, qui semble attester que les récits français tendaient déjà à se grouper dans un certain ordre. Pendant la fin du xiie siècle, et une partie du xiiie, l’épopée de Renart fut remaniée, amplifiée, améliorée, gâtée par une foule de poètes, dont beaucoup étaient des clercs. Les « branches » s’ajoutèrent aux « branches », sans que jamais une refonte générale en fit un tout bien lié, un poème unique et d’une sensible unité : ce qu’on ne saurait au reste regretter. Si le Pèlerinage de Renart est peut-être le plus ancien morceau de la collection qui nous est parvenue, le Jugement de Renart en est le principal et le plus fameux épisode : il eut un immense succès, et fournit le thème essentiel des imitations étrangères du roman, depuis le Reineke Vos flamand jusqu’au poème bien connu de Gœthe.

Rien de plus hétérogène et de plus inégal que les vingt-sept branches de Renart que nous possédons. On y trouve tous les dialectes, depuis le pur picard jusqu’à je ne sais quel jargon italianisé, toutes les sortes de tons et d’esprits comme tous les degrés du talent.

Cette inégalité apparaît d’abord dans le maniement de ce qu’on pourrait appeler l’intrinsèque irréalité du sujet. La société d’animaux qu’on nous présente est, par hypothèse, tout idéale et toute fantaisiste : elle combine des actions et des formes propres à l’homme avec des actions et des formes propres aux bêtes. C’est ainsi qu’à la cour du roi Noble, toutes les espèces vivent en paix : je veux dire qu’entre les animaux titrés de noms propres qui y sont assemblés, ne peuvent exister que des luttes féodales. Ce sont des motifs humains, non leurs instincts d’animaux, qui les rapprochent ou les brouillent. Ainsi Ysengrin le loup ne songe nulle part à manger Belin le mouton, mais il se nourrit de tous les congénères de dam Belin qu’il peut saisir dans les champs et dans les pares. Ainsi Bruyant le taureau et Brichemer le cerf jouissent de toute la confiance de Noble le lion, qui jamais ne jettera sur eux sa royale griffe. Renart seul fait exception, l’impudent personnage, et c’est bien son appétit glouton qui en fait l’éternel ennemi de Chantecler le coq, de Pinte la poule, et de toute leur noble parenté, comme de la gent vulgaire qui picore sur le fumier des vilains.

Quelle que soit la fantaisie qui se joue dans l’invention de cette société d’animaux, et quand elle n’aurait été créée que pour fournir un divertissement sans fatigue et sans amertume par le spectacle d’une agitation sans conséquence et sans gravité, il n’en serait pas moins vrai que le monde où luttent Renart et Ysengrin s’est organisé à la ressemblance de celui que connaissaient narrateurs et auditeurs. Et le charme de ces romans de Renart, comme celui des Fables de La Fontaine, consiste dans l’application aisée que l’esprit fait constamment à la vie humaine de ce qui se passe chez les bêtes. Mais on conçoit quelle délicatesse de goût, quelle légèreté de touche il faudrait pour ne point dépasser la mesure sous prétexte de rendre la peinture plus comique ou plus maligne par la précision des ressemblances.

Cette connaissance du juste point où il faut aller, c’est la moitié du génie de La Fontaine, et c’est ce qui fait de certaines « branches » de Renart des choses exquises. Rien surtout ne saurait donner du poème une idée plus favorable que le morceau qui se trouve, du reste très illogiquement, l’ouvrir : le Jugement de Renart est vraiment un chef-d’œuvre, à quelques grossièretés près, et telle de ses parties, comme l’arrivée de dame Pinte demandant justice de Renart pour la mort de Copée, donne la sensation de quelque chose d’achevé, d’absolu, d’une œuvre où la puissance, l’idée de l’écrivain se sont réalisées en perfection. Ce ne sont guère que deux cents vers : mais, comme dira Boileau, cela vaut de longs poèmes, et l’on donnerait pour ces deux cents vers-là bien des Enfances Garin et des Huon de Bordeaux. C’est plaisir d’entendre si justement noter la plainte de dame Pinte la poule, dont cinq frères et quatre sœurs ont passé sous la dent de Renart : même pour cette fois il émane de l’expression tout objective comme une tiède sympathie qui enveloppe, adoucit, allège l’ironie. Puis le récit court, léger, malicieux, aimable, jetant sur chaque objet une vive lueur, sans jamais s’arrêter ni insister : la pâmoison de dame Pinte, le rugissement du roi justicier, dont messire Couart le lièvre prend la fièvre, le service funèbre de dame Copée, et les miracles qui se font sur sa tombe, la guérison de messire Couart, Ysengrin faisant mine de se coucher sur la pierre du sépulcre, et se disant guéri d’un prétendu mal d’oreille, pour empirer l’affaire de Renart, meurtrier de la sainte miraculeuse. Voici dans tout ce petit drame une grande chose qui apparaît, et qui sera l’une des qualités éminentes, peut-être la plus incontestable supériorité de notre génie et de notre littérature. Je veux dire la mesure : la délicatesse et la sobriété dans la plaisanterie, l’art de conter, et de faire avec rien une œuvre exquise.

Il s’en faut que les autres « branches » du roman aient la valeur de ces deux cents vers : cependant on en pourrait citer encore d’agréables et d’amusantes. Comment Tibert le chat mangea l’andouille à la barbe de Renart, sans lui en faire part, et comment deux prêtres se disputèrent la fourrure de Tibert qui ne se laissa pas prendre : comment Renart prit Chantecler le coq, et comment Chantecler échappa des dents qui le tenaient : comment Renart eut le fromage que Tiecelin le corbeau avait dérobé à une bonne femme, et voulut avoir Tiecelin lui-même, etc. : toutes ces aventures, et d’autres encore, méritent d’être lues. C’est toujours la même absence, si complète qu’elle en devient étrange, du sentiment de la nature, en faisant de toute la nature, des bois, des prés, des eaux, la scène multiple et changeante du drame. Mais c’est aussi la même vivacité de récit, la même aisance de dialogue, le même art de railler, et la même ironie qui circule à travers le roman, pétille et déborde comme une mousse légère.

Les défauts cependant s’accroissent ; et sans parler des obscénités, je ne retrouve plus, dans les morceaux que j’ai cités, ni dans le reste du roman, l’exquise mesure qui fait la valeur de l’épisode de Pinte et de Copée. Toute la vivacité de la narration ne l’empêche point d’être prolixe : chaque chose est rapidement, légèrement dite, mais il y a trop de choses, et trop d’inutiles ou d’insignifiantes. De même le dialogue est juste, facile, vivant : il se poursuit trop sans autre but que lui-même, et tourne au jacassement vide.

Mais surtout la mesure manque dans l’assimilation des animaux aux hommes. Bien peu de récits échappent à l’incohérence et à l’absurdité. Jusque dans le Jugement, nous voyons chevaucher les messagers de Noble, l’ours, le chat, le blaireau, et Renart fortifier son donjon : c’est bien pis dans les autres branches. Ici Renart et Ysengrin s’arment pour le duel féodal ; là Brichemer le cerf revêt le haubert et porte l’écu au bras : ce qui ne l’empêche pas d’être chassé par les chiens comme un simple cerf, et pour surcroît d’étrangeté, il échappe aux chiens par la vitesse de son cheval qu’il éperonne. Ailleurs Ysengrin joue aux échecs avec Renart : et ils jouent de l’argent ! Ailleurs messire Couart le lièvre porte un vilain dans ses bras, et l’amène à la cour du roi. De telles absurdités, évidemment, détruisent le sujet, et supposent une absolue méconnaissance des conditions esthétiques selon lesquelles, par sa constitution même, il peut être traité.

Elles nous avertissent aussi que, de bonne heure, plus ou moins consciemment, la parodie a pris le dessus dans le roman de Renart. Et de fait, assez insignifiant, quoi qu’on en ait dit, comme peinture des mœurs du xiiie siècle, et, sauf sur un point qui sera indiqué plus loin, ne nous révélant rien qui ne soit plus fortement ou plus exactement exprimé ailleurs, le Roman de Renart est d’un bout à l’autre la plus folle des mascarades et la plus irrévérencieuse des parodies. Œuvre bourgeoise, on devine ce que lui fournira la matière de la parodie : la noblesse et l’Église. Tout ce qui est par essence ou par accident aristocratique ou ecclésiastique, sera travesti sans scrupule et bafoué sans réserve. La littérature des hauts barons, d’abord : voici tous les thèmes et tous les lieux communs de l’épopée ; nous les reconnaissons au passage : voici la cour du roi, la guerre féodale naissant d’une partie d’échecs, où quelque preux se querelle avec le fils de l’empereur, le baron pauvre et mourant de faim dans son château, et tenant conseil avec ses fils ; voici les messagers qui vont et viennent entre les adversaires, au grand péril de leurs membres et de leur vie ; voici les formalités des procès en cour du roi, et du duel judiciaire. Voici le montage de Renart, dont les pacifiques hommes de Dieu ne tireront guère plus de satisfaction que de Rainoart au tinel. Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement. Qui n’a lu tout cela vingt fois dans les chansons de geste ?

Et n’est-ce pas aussi une parodie perpétuelle de la littérature chevaleresque, que ces aventures multiples, d’où Renart sort le plus souvent repu et glorieux, où les autres laissent à l’ordinaire une patte, un bout de leur queue, ou la peau de leur mufle ? C’est la faim, je le sais, la gloutonnerie qui les poussent hors de chez eux : il y a pourtant aussi, au moins chez quelques-uns, chez Renart, chez Ysengrin, chez Tibert, une inquiétude d’humeur, un besoin de courir fortune, de chercher le péril, qui est en quelque façon une transposition de l’idéal chevaleresque. Il n’y a rien non plus dans les mœurs réelles de l’aristocratie féodale, dans ses habitudes extérieures, dans ses façons de penser et d’agir, qui ne soit livré à la dérision. Voici notamment les seigneurs qui vont à la croisade : l’enthousiasme qui animait les compagnons de Godefroi de Bouillon s’est bien amorti ; que de chevaliers, comme Renart avec Belin le mouton et Bernart l’âne, prennent la croix pour faire pénitence ! Et lorsqu’ils ont à peine perdu de vue les créneaux de leur donjon ou le clocher de leur ville, pour peu qu’ils aient exterminé les provisions de quelques bonnes gens qui parfois en font la grimace, ils s’en reviennent comme s’ils avaient fait grand exploit et sauvé la chrétienté, criant outrée de tous leurs poumons !

L’Église n’est pas plus ménagée, ni la religion : Bernart l’âne est archiprêtre ; Primaut le loup, ivre du vin que Renart lui a fait boire, revêt l’étole, sonne les saints, et chante l’office à tue-tête devant l’autel ; Rosnel le mâtin joue le corps saint sur lequel on doit jurer, et machine un miracle, en promet faut de ressusciter au bon moment pour happer le parjure. Et voici tout le service funèbre de Renart (qui du reste n’est pas mort) : d’abord on chante auprès du corps les leçons, répons et versets des vigiles des morts ; puis le lendemain on sonne les sains, on porte le corps à l’église, on le dépose devant l’autel, et l’office commence. Bernart l’archiprêtre, « un peu avant l’évangile », fait l’oraison funèbre de Renart, qui commence, ainsi qu’il sied, par une grave méditation de la mort, et se termine en ordurière polissonnerie. Après quoi, l’épître, l’évangile « secundum le goupil Renart », et sire Bernart achève de chanter la messe. Ailleurs, dans un conseil que tient le roi Noble, sur la façon de conduire le procès de Renart, Musart le chameau, légat du pape, prend la parole : il faut entendre cette éloquence de canoniste et de lettré, cet incroyable jargon fait d’italien, de latin, de français burlesquement amalgamés, et dont le sens fort impudent est qu’il faudra mettre Renart hors de cour s’il sait donner à temps « universe sa pécune ».

.Mais à qui les rédacteurs de Renart n’ont-ils pas donné son compte ? Il n’est pas jusqu’au harpeur breton, dont le baragouin demi-anglais, demi-français ne soit plaisamment contrefait.

Au reste, jongleur ou légat, prêtre ou baron, notre roman n’en veut à personne, s’il se moque de tout le monde. La gaieté seule, une inoffensive gaieté inspire cette satire universelle : on n’y sent ni âpreté ni révolte, ni surtout rien qui ressemble à l’esprit démocratique. Même s’il est une classe qui soit plus durement raillée, et méprisée du plus profond de l’âme, ce sont les vilains : une marque encore du caractère bourgeois de l’œuvre.

Évidemment la satire est l’âme du roman de Renart : très anciennement, puisque la plus ancienne branche, le Pèlerinage de Renart, est sans valeur et sans signification même à tout autre égard, très anciennement l’histoire des animaux n’a apparu aux narrateurs et aux auditeurs que comme un moyen de dauber le prochain, le baron, le curé, le vilain, la femme : mais c’est un caractère vraiment remarquable que la bonne humeur de cette inextinguible malice. Le railleur n’en veut pas aux raillés, et ce n’est pas si fréquent qu’on pourrait croire. Il ne veut que rire et faire rire. Il n’a pas le sens du respect, il voit trop au naturel les hommes en qui se réalisent les idées respectables.

D’intention, il n’en a pas, outre celle de prendre et de donner un plaisir. Si pourtant il en avait une, ou plutôt si, de la façon dont il conte les choses, on voulait induire ce qu’il y considère avec le plus de complaisance, on trouverait que la joie de voir et de faire triompher l’esprit anime toutes les parties de l’ouvrage. L’esprit sous toutes ses formes, dans tous ses emplois, industrie, adresse, ruse, mensonge, charlatanisme, hypocrisie, sophisme, que sais-je encore ? l’esprit des grandes intrigues et l’esprit des 1 sottes brimades, l’esprit du Prince de Machiavel et celui des clercs de Balzac, l’esprit plus fort que la force, voilà le spectacle qui se déploie dans le Roman de Renart : voilà sur quoi l’on arrête et l’on ramène toujours nos regards. Voilà ce qui obtient toute la sympathie des conteurs, et qui prétend obtenir la nôtre.

Renart, le héros de toute l’œuvre, ce génie malfaisant, est glorifié en somme parce qu’il sait éluder les conséquences de ses méfaits. Le personnage ne nous est pas inconnu : sous sa rousse fourrure, nous n’avons pas de peine à ressaisir une physionomie que la geste des Lorrains nous a rendue familière : ce Bernart de Naisil toujours acharné à semer la discorde, et prêt à pêcher en eau trouble, perfide, subtil, insaisissable, et retombant sur ses pieds où tout autre se fût rompu les reins, c’est Renart ou son frère jumeau. Mais dans l’épopée, l’admiration, la sympathie vont à la force loyale, à Garin, à Bègue. Ici, au contraire, on maudit le traître du bout des lèvres, comme de faibles parents cachent mal sous des mots sévères le ravissement où les jette la précoce malignité d’un garnement d’enfant.

La marque sensible de la sympathie qu’inspire Renart à ses biographes, c’est qu’ils n’ont pas su donner de véritable et profonde indignation aux victimes même de ses méfaits. On se plaint, parce qu’on a pâti : c’est un moyen de reprendre l’avantage. Au fond, on ne s’étonne pas des méchants tours de Renart : il est naturel qu’il se serve de l’esprit que la nature lui a fait. Aussi voyez les rapports de Renart et d’Ysengrin ou de Primaut (les deux frères, ou plutôt le même type sous deux noms) : avant de se nuire l’un à l’autre, ils s’accordent pour nuire à autrui. Quand les deux compères, maintes fois, se mettent en route ensemble pour chercher fortune, c’est-à-dire une dupe et une proie, il me semble voir Robert Macaire avec Bertrand : le bandit rusé s’amuse aux dépens du bandit naïf, et c’est une tentation trop forte pour lui que celle de mal faire, fût-ce à son associé, surtout à lui : car la confiance légitime de la dupe, la trahison de l’amitié ou de la foi jurée, ce sont ragoûts délicats pour un raffiné trompeur.

Renart au reste n’est pas le seul trompeur : il n’est que le plus fort. Mais tous les autres, ses victimes et ses ennemis, tous sont trompeurs, au moins d’intention. Ce lourdaud d’Ysengrin fait ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute s’il est réduit à la colère brutale et à la force ouverte. Plus habile et plus heureux est Tibert le chat, le vif et leste compagnon qu’on nous peint si joliment, quand il

Se va jouant avec sa queue
Et faisant grands sauts autour d’elle.

Ce dégoûté, qui ne pourrait manger d’une andouille mâchonnée par Renart, est un maître fourbe : avec sa mine doucereuse et sa pateline éloquence, c’est le seul qui soit de force à lutter contre Renart, et rien n’est plus drôle que de le voir manger tout seul l’andouille sur la branche de la croix où il a grimpé, en adressant à son compère qui le regarde d’en bas le plus impertinent persiflage. Mais ils ne s’en veulent pas : ils jouent un jeu, où l’un perd et l’autre gagne, et celui qui perd, honteux ou furieux, songe à prendre sa revanche plutôt qu’à venger la morale.

Il n’est pas jusqu’à Chantecler le coq qui ne lutte à l’occasion de renardie avec Renart : que l’épisode presque pathétique de dame Copée ne nous fasse pas illusion. Et la petite mésange elle-même se donne le malin plaisir de « faire la barbe » à maître Renart, en jouant au plus fin avec lui. L’applaudissement va toujours au « trompeur et demi » qui trompe le trompeur : et quand Renart cuidant engeigner autrui est lui-même engeigné, il ne garde que le prestige de sa vieille réputation et l’honneur d’avoir eu la première idée d’une fourberie.

Il y a ainsi dans la conception première du Roman de Renart, dans celle de l’action et des personnages, une immoralité foncière, qui n’a fait que s’épanouir et s’aggraver à mesure que les branches s’ajoutaient aux branches. L’ouvrage est devenu ainsi de jour en jour davantage quelque chose de plus que l’épopée de Renart, l’apothéose de renardie : et renardie, c’est l’esprit au service de l’égoïsme, c’est pis encore, c’est l’esprit faisant de la « malfaisance » un art, et se faisant gloire de n’être jamais court d’invention pour procurer le mal d’autrui. Renart annonce et prépare Patelin.

Est-il besoin de dire que, selon cette conception, la seule excuse de la victime est d’être aussi peu honnête que le vainqueur ? On rit de la dupe, à moins qu’elle ne soit bien digne d’être fripon. L’honnêteté, la loyauté, la candeur : sottises. Aussi devine-t-on combien, en sa substance, l’œuvre sera dure ; combien il y aura peu de tendresse, de sympathie, d’humanité, dans cette ironie, et quelle brutalité fera le fond de cette gaieté si légèrement aimable. Est-ce donc une nécessité de notre tempérament, que nous riions des faibles et méprisions les humbles ? Mais cette question, qu’on pourrait poser chez nous presque à chaque siècle et pour chaque période du développement de la littérature d’imagination, va se représenter à nous plus impérieusement encore à l’occasion des Fabliaux.

2. Les fabliaux. §

Les Fabliaux76 sont des contes plaisants en vers dont les sujets sont en général tirés de la vie commune et physiquement, sinon moralement et psychologiquement, vraisemblables.

D’où venaient ces contes ? La question a été fort discutée. Il arrive souvent que le costume y est seul moderne, et que l’aventure vient de loin, de bien loin dans l’espace et la durée. Un premier fond est fourni par la tradition orale qui s’est perpétuée depuis la plus haute antiquité, vivant et circulant sous la littérature artiste des Grecs et des Romains, y pénétrant parfois et y laissant quelque dépôt : comme certains sujets de la Comédie nouvelle, ou ce conte scabreux, qui bien des siècles avant de se fixer chez nous dans un fabliau, fournit à Pétrone sa Matrone d’Éphèse. Mais on a soutenu — théorie à laquelle M. G. Paris a donné l’appui de son autorité — on a soutenu que nombre de récits dont s’égayaient nos pères avaient une origine plus lointaine et plus singulière : ils seraient venus de l’Inde, et par toute sorte d’intermédiaires, portés de leur patrie bouddhique dans le monde musulman, de là dans l’Occident chrétien, ils se seraient infiltrés jusque dans nos communes picardes et françaises, déversant dans le large courant de la tradition populaire un torrent d’obscénités et de gravelures. Car, en passant des bords du Gange aux rives de la Marne ou de la Somme, ils perdaient leur sens religieux, leur haute et ascétique moralité ; les peintures vengeresses et salutaires des tours malicieux de l’éternelle ennemie, de la femme, piège attrayant de perdition, devinrent dans la bouche de nos très positifs bourgeois une licencieuse dérision de leurs joyeuses commères et de la vie conjugale. A peine quelque trace de l’instruction primitive aurait-elle subsisté parfois, comme dans ce Lai d’Aristote, où le maître de toute science, à quatre pattes, selle au dos, bride aux dents, porte la belle Indienne qu’il avait blâmé Alexandre de trop aimer, et donne l’ironique leçon de la sagesse vaincue par une blonde tresse, un sourire et une chanson.

Il faut restreindre le système de l’origine orientale des fabliaux, jusqu’à lui enlever forme de système. Il résulte des études récentes de M. Dédier que les auteurs de fabliaux : n’ont point mis à contribution les recueils de contes d’origine certainement orientale, tels que la Discipline de Clergie ou le Directorium humanæ vitæ ; que dans les sujets communs à l’Occident et à l’Orient il n’est pas toujours certain que la rédaction orientale — la plus anciennement écrite — soit la source réelle et primitive des versions occidentales ; que la tradition orale où puisaient nos conteurs renfermait des contes de toute provenance, où l’Inde a pu apporter son contingent, mais autant et pas plus que n’importe quel autre pays77 ; enfin que la plupart des sujets de fabliaux ont pu naître n’importe où, étant formés d’éléments humains et généraux, et ne portant aucune marque d’origine. Il y en eut même certainement qui naquirent en France, et n’ont pu naître que là, utilisant tantôt des aventures réelles, tantôt et surtout des particularités locales de mœurs et de langue.

Ce fut au xiie siècle que de la tradition orale toutes ces histoires commencèrent à passer dans la littérature : elles furent rimées en petits vers de huit syllabes, pour être récitées par les jongleurs. Pendant deux siècles à peu près, le genre fut à la mode, et cent cinquante fabliaux environ qui nous sont parvenus se distribuent, autant qu’on peut les dater, à travers tout le xiiie siècle et le premier tiers du xive siècle (1159-1340).

Bon nombre sont anonymes ; des auteurs qu’on connaît, sauf Rutebeuf, on ne sait rien que le nom, et souvent le pays d’origine ; ils sont Français. Champenois ou Picards, par aventure Anglo-Normands ou Flamands. La géographie des Fabliaux nous enferme dans les mêmes régions. Les points extrêmes où nous conduisent toutes ces aventures de bourgeois et de vilains sont à peu près

Decize, Avranches, Anvers et Cologne : mais la scène le plus souvent est située quelque part entre Orléans, Rouen, Arras et Troyes, en pleine terre française, champenoise et picarde, dans toutes ces bonnes villes et villages où l’homme ne peut ni se passer de la société de son voisin, ni s’abstenir d’en médire, où, tout aux soucis et aux joies de la vie matérielle, pourvu qu’il ait de bons écus dans sa bourse et de bon vin dans sa cave, l’esprit libre et la langue alerte, il se moque allègrement du reste, qu’il ignore. C’est là la terre classique du Fabliau, et c’est là qu’en tout temps fleurissent les contes salés, propos grivois, impertinentes satires, sur les maris, les femmes et les curés.

Voilà essentiellement, en effet, le trio d’acteurs qui occupe la scène dans les fabliaux : parfois isolés, parfois groupés deux à deux, le plus souvent réunis dans une intrigue qui les heurte l’un à l’autre. Ici l’on verra le prêtre seul, dans une posture ridicule, où l’a mis sa gourmandise quand il a voulu manger les mitres ; là le prêtre, avec le vilain ou avec le chevalier, toujours dupé ou volé, perdant sa vache ou son mouton. Ailleurs prêtre contre prêtre, à qui dupera l’autre : plus avare sera le moine, ou l’évêque, plus rusé le simple curé, investi pour les circonstances du caractère sympathique. Ailleurs le vilain et sa femme, parfois le chevalier et sa femme : entre eux c’est l’éternelle question, qui portera la culotte ? et ce sont les poings qui décident. Dans les querelles du ménage, le bec ne combat pas seul, et, du reste, ne combat pas moins.

Mais l’histoire typique qui fonde la moitié des fabliaux, réunit les trois acteurs, le vilain, bourgeois ou (rarement) chevalier, le clerc, écolier, sacristain ou curé, la femme, toujours alliée de qui la flatte contre qui lui commande. L’histoire ne serait pas complète, en général, si les coups ne s’en mêlaient. Une fois il arrivera que le mari et la femme seront d’accord : l’une se charge de voler, et l’autre de rosser.

Quelques thèmes plus rares et moins grossiers, au moins extérieurement, sont des histoires d’amour, mêlées ou non de merveilleux, qui font comme la transition entre les lais de Marie de France et les fabliaux bourgeois. Plus fréquentes sont les farces de provinciaux goguenards, toute espèce de bons tours et d’aventures comiques, toute sorte de bons mots, de calembours et de reparties qui ont paru drôles.

À part quelques contes assez décents, comme le Vilain Mire, qui est purement comique, ou la Housse partie, qui donne à la faiblesse des parents une sage instruction, la même qu’on dégagerait du Roi Lear ou du Père Goriot, à part encore certain exemple de vertu féminine qui nous est offert dans la Bourse pleine de sens, la moralité ou, si ce mot paraît impropre ici, la conception de la vie qu’impliquent les fabliaux est ce qu’on peut imaginer de plus grossier de plus brutal, et de plus triste. Il n’y a point de femme, une entre mille peut-être, qui résiste à l’argent, à l’adresse ou à l’occasion : qui se lie à la femme est un niais ; qui en est dupé est ridicule ; qui la dupe est fort. Fort aussi qui la bat : lisez comment un chevalier mit à la raison sa femme et sa belle-mère ; la comédie de Shakespeare n’est que fadeur auprès78. En ce monde, il ne s’agit que d’avoir un esprit subtil — avec de bons poings, si l’on peut — mais l’esprit, l’« engin », est le principal. Ici, comme dans Renart, le monde est aux rusés. De là la complaisance avec laquelle on nous détaille les dits et faits des fins compères, qui vivent d’industrie, et dont l’esprit est le seul capital : jongleurs, arracheurs de dents, voleurs sont toujours ici des personnages sympathiques.

Ainsi, immoralité et fourberie, voilà pour le fond : ajoutez-y la malpropreté comme forme extérieure, et la cruauté comme ressort de l’action. Le comique est tantôt à faire lever le cœur, et tantôt d’une révoltante brutalité. Ce qu’on trouve dans les fabliaux de membres rompus ou tranchés, de gens noyés ou assommés, ne saurait se compter : un cadavre est une chose joviale ; s’il y en a trois ou quatre, c’est irrésistible79.

On a parfois trop insisté sur la vérité des fabliaux, on y a vu la vivante image de la réalité familière, le miroir de la vie du peuple au xiiie siècle. Sans doute, il y a là une certaine vérité extérieure et superficielle ; mais quel en est le prix et la saveur ? Nous apprenons comment se jouait une partie de dés au xiiie siècle, de quels cris de joie ou de colère les joueurs saluaient le point qu’ils amenaient, et que le perdant jurait par le corps de Dieu ou des saints. Nous y apprenons qu’un marchand qui s’en allait aux foires chargeait ses marchandises sur des chariots et avait des garçons pour les conduire. Nous y apprenons que les vilains suspendaient aux poutres de leurs toits des jambons qu’ils comptaient manger. Un économiste y verra le prix d’un mouton et ce qu’on pouvait avoir au cabaret pour un écu. Mais tout cela est d’un intérêt ou bien mince, ou bien spécial.

Il y aura pourtant quelque chose pour le moraliste : nous lisons en effet qu’en France au xiiie siècle il y avait des hommes, des femmes, des prêtres qui vivaient mal. Mais ce qui nous met en défiance, précisément, c’est qu’il y en a trop. Il en est des mauvaises mœurs comme des cadavres : cela ne signifie plus rien, à force d’être commun.

Vraiment, toutes ces histoires ne sont que fantaisie, et ne représentent exactement qu’une chose : la jovialité française, le tour d’imagination frivole et grossier qui était apte à produire et goûter ces histoires. La vérité des fabliaux est une vérité surtout idéale, comme celle des chansons de geste et des romans bretons : les unes nous montrent le rêve héroïque, les antres le rêve amoureux de nos aïeux, et dans les fabliaux c’est un autre rêve encore, un rêve de vie drolatique et libre, tel que peut le faire un joyeux esprit qui, par convention, élimine pour un moment toute notion de moralité, d’autorité et d’utilité sociale.

Les auteurs de Fabliaux n’ont pas songé à peindre les mœurs de leur temps, et leurs œuvres étaient pour nos pères ce qu’ont été pour nous la Boule ou le Chapeau de paille d’Italie. Mais, comme à nos faiseurs de vaudevilles, il leur est arrivé, en ne visant qu’à faire rire, de crayonner certaines charges assez ressemblantes, et qui amusent par la netteté saisissante du trait. Ils ont su esquisser un vilain, faire parler une commère : surtout, et c’est par là qu’ils ont donné l’illusion de la vérité, ils ont eu le sens des mœurs d’exception et des mœurs ignobles. L’un d’eux nous conte, avec une décision crue de style, la « ribole » de trois commères parisiennes qui, après une longue séance au cabaret, sont ramassées dans le ruisseau, ivres, noires de boue : on les croit mortes, et on les jette au charnier des Innocents où elles se réveillent le lendemain, la face couverte de terre, des vers dans les cheveux80. Ce goût pour les mœurs basses et les aventures triviales, avec l’absence ou la vulgarité de l’idéal moral, constitue en majeure partie le réalisme des Fabliaux.

Ajoutez encore ce trait bien caractéristique : le manque de sympathie, la dureté méprisante à l’égard des faibles et des victimes, qui éclate là plus crûment encore que dans le roman de Renart. Pas une émotion n’altère l’ironique sérénité des conteurs, tandis qu’ils nous défilent cet interminable chapelet de ruses souvent brutales, et même meurtrières : ils n’ont d’applaudissement que pour la force, force du corps ou force de l’esprit : de réelle sympathie, ils n’en ont pour personne. Ils n’ont même pas pour les trompeurs, les coupables, les vicieux, cette pitié attristée qui naît du sentiment de l’humaine fragilité. D’où cela vient-il, sinon de cette vanité française qui fait qu’on se sépare des autres, qu’on se met au-dessus d’eux, et qu’on se regarde comme n’ayant part ni à leurs misères ni à leurs vices ? sinon aussi, peut-être, d’un sentiment plus ou moins distinct que toutes ces vilenies, ces ordures, sont un jeu d’esprit, une construction fantaisiste de l’imagination, et que ce n’est pas là le vrai monde dont on est. La sympathie pourrait bien être, dans la littérature réaliste, la marque décisive, impossible à contrefaire, de la sincérité.

On n’aura pas de peine à concevoir qu’il n’y a guère de psychologie dans les Fabliaux. Comme on n’y saisit pas d’intention de faire vrai, on n’y trouve guère aussi trace d’observation : quand le trait est juste, c’est d’instinct, par une bonne fortune de l’œil et de la main. Aussi n’y a t-il rien de creusé, qui mette à nu les sentiments intimes et le mécanisme secret des âmes : ou, si l’on veut, on n’y rencontre pas de types généraux, ni d’analyses exactes. Cependant une exception doit être faite pour deux fabliaux d’un certain Gautier le Long : le Valet qui d’aise à mésaise se met, et la Veuve. Dans l’un, c’est le type du garçon qui, vivant largement de son salaire, se met dans la misère en se mariant à une fille pauvre comme lui ; le dessin est juste : garçon, fille, parents, hésitations, accord, résolutions, regrets, discorde, tous les caractères et tous les sentiments sont marqués d’expressions précises à la fois et générales. Dans l’autre est détaillée la peinture que La Fontaine a ramassée dans l’admirable Fable qu’il a donnée sous le même titre : le désespoir de la veuve qui ne veut pas survivre à un époux chéri, l’indignation au premier mot qu’on lui dit d’un second mariage, l’insensible adoucissement du deuil, la renaissance du sourire, de la coquetterie, l’impatience enfin du veuvage, sont nettement, spirituellement indiqués par le conteur ; son récit, un peu prolixe et languissant dans la seconde partie, est dans tout le début d’une vivacité singulièrement expressive. Il faut se souvenir de ces fabliaux et du nom de Gautier le Long : ces deux contes nous représentent l’introduction de la psychologie dans notre littérature, et l’éveil chez nos écrivains d’un sens qui fera la moitié de leurs chefs-d’œuvre.

Hors des deux singuliers fabliaux de Gautier le Long, il ne faut chercher dans le reste du recueil que les qualités qui apparaissaient dans le Roman de Renart, et qui se retrouvent ici à travers les mêmes défauts. Dans la prolixité et la gaucherie de la plupart des fabliaux se fait sentir parfois une légèreté aisée, et les dialogues sont souvent remarquables de vivacité, d’énergie pittoresque et de fine convenance. S’il y avait plus de rapidité ou de sobriété (ce qui par endroits se rencontrait dans Renart), on ne voit pas ce qui manquerait au Vilain Mire ou au Vilain qui conquit paradis par plaît, au conte de Saint Pierre et du Jongleur, à quelques autres encore. L’idéal exquis du genre pourrait être représenté par le Curé et le Mort de La Fontaine. Mais à l’ordinaire on est loin de cet idéal. En ce genre encore, notre moyen âge français a eu la malechance de ne produire aucun génie supérieur. Comme il nous a manqué un Dante, nous n’avons pas eu de Chaucer.

Après avoir eu vogue et fécondité au xiiie siècle et au commencement du xive, le genre du Fabliau disparut. Il fut remplacé, après un intervalle, par les nouvelles en prose : l’inutilité des vers, du moment qu’on lisait, et l’influence des nouvellistes italiens décidèrent au xve siècle l’emploi de la prose dans les contes de ce genre. Mais le fabliau reparut plus tard, sous une forme artistique, dans le conte en vers de notre littérature classique. Il avait trouvé aussi au xve siècle un héritier dans la farce : héritier de l’esprit plutôt que des sujets, car dans les œuvres qui nous sont parvenues on voit rarement qu’un fabliau ait été repris en farce, comme le Vilain Mire se retrouve dans le Médecin malgré lui. Ce qui a duré, c’est l’esprit du genre qui est une forme de l’esprit de la race, et ainsi reparaissent de temps à autre dans nos farces du Palais-Royal des moyens et des effets dont usaient les auteurs des fabliaux : nos armoires ont remplacé les buffets de nos pères, nos pantalons leurs braies. Ainsi le vaudeville actuel, substitut de la farce, qui elle-même a remplacé le fabliau, peut nous aider à comprendre la nature de ce genre et du plaisir qu’il donnait.

Chapitre II
Le lyrisme bourgeois §

1. Comment la réalité et la nature s’introduisent dans la poésie lyrique. La poésie bourgeoise ; mélange d’éléments, du lyrisme et de la satire. Naissance de la poésie personnelle. — 2. Rutebeuf : son caractère, son inspiration. Originalité pittoresque ; vigueur oratoire ; sentiments lyriques.

La poésie courtoise fut pour nos trouvères un utile exercice, où leur esprit s’affina, développa certaines facultés de raisonnement et d’abstraction, qui n’avaient guère pu s’éveiller dans la grossière matérialité des chansons de geste et des fabliaux, et prit enfin certain goût des formes curieusement achevées. Mais les sentiments et idées qu’elle produisait n’étaient pas une atmosphère où pussent vivre constamment des gens tels que nos Français, pourvus d’instincts très positifs, chez qui rien ne parvenait à oblitérer tout à fait le sens commun et la fine intuition îles réalités. Aussi, pendant la plus grande vogue de la poésie courtoise, voit-on se maintenir ou apparaître des genres plus vulgaires, dont l’avantage est de raffermir au contact de la terre et de la vie les esprits étourdis de leur ascension dans les régions éthérées de la dévotion sentimentale.

Caractères du lyrisme bourgeois. §

Nous rencontrons d’abord la pastourelle, qui fait contraste avec la chanson : elle ragaillardissait nos aïeux de sa naturelle et saine grossièreté ; la simple franchise des amours champêtres les délassait de tant de pâles et respectueux amants qui n’osaient pas dire leur désir, ni même désirer. Avec les bergères, au moins, point n’était besoin, comme avec les dames, d’allégorie ni de métaphysique. Les sentiments étaient si naturels, que les personnages finirent par être vivants : bergers et bergères devinrent de vrais paysans. Il y eut des poètes qui, des conventions traditionnelles du genre, repassèrent aux réalités correspondantes et prochaines. Certaines pastourelles qui parfois ne gardent même pas le thème fondamental de la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, sont de charmants tableaux de genre avec leurs rythmes alertes et leurs refrains joyeux ou goguenards ; elles nous montrent tout un côté de la vie rurale : les jeux, les danses, la gaieté bruyante du village, les coquetteries et les jalousies, les cadeaux idylliques de gâteaux et de fromages, la séduction des souliers à la mode et des fines cottes neuves, les gros rires et les lourds ébats terminés en rixes, coups de poing, musettes crevées, dents cassées. Toutes ces scènes si vivement esquissées, surtout dans des pastourelles picardes, nous révèlent des esprits à qui la vulgaire réalité a fait sentir son charme, et qui ont essayé de la rendre81.

Volontiers aussi les faiseurs de chansons se regardaient eux-mêmes et disaient leur vie, ses joies et ses misères ; les pauvres diables qui attendaient leur subsistance de la libéralité des nobles patrons ou des auditeurs populaires, étaient amenés à se prendre pour sujets de leurs chansons comme de leurs fabliaux. De bonne heure, dès que la société se fut constituée dans une forme régulière ils y apparurent comme des irréguliers, des déclassés, et, comme tels, ils excitèrent la curiosité du public honorable et rangé, sur qui la vie de bohème a toujours exercé une fascination singulière, Ils surent exploiter ce sentiment, ils se peignirent à leurs contemporains, avec un mélange curieux de servile bouffonnerie et de-touchante sincérité, qui était fait pour exciter un peu de pitié parmi beaucoup de mépris, et délier les cordons de la bourse des gens qui avaient ri. Il y a dans ce genre une exquise pièce d’un jongleur champenois, Colin Muset, le plus gentil quémandeur que nous connaissions avant Marot : il fait une peinture spirituellement naïve de son ménage à certain comte devant qui il avait « viellé » sans en rien recevoir82.

C’était le goût des nobles qui maintenait surtout à la poésie lyrique son caractère d’irréalité convenue. La classe bourgeoise, en l’adoptant, la fit servir à des usages pour ainsi dire domestiques et lui procura ainsi, notamment dans les villes du Nord, une plus robuste vitalité. Ainsi, les thèmes consacrés de l’amour courtois continuaient d’être traités, et, à l’imitation des concours institués d’abord au Puy-en-Velay en l’honneur de la Vierge, il s’établissait un peu partout, sous le nom de puis, en Picardie, Normandie, Flandre, des concours de poésie par lesquels l’art provençal du xiiie siècle se transmit en se dégradant aux chambres de rhétorique du xve. Mais au-dessous des compositions subtiles et savantes, en partie par réaction contre leur essentielle inanité, en partie par leur influence qui fit reconnaître la dignité des vers, et à l’aide de leurs procédés de facture, on vit se développer une poésie plus matérielle, qui donnait satisfaction à l’esprit bourgeois des auteurs et du public. A vrai dire, il n’est pas sûr que ce soit une poésie lyrique : elle se mêle de toutes sortes d’éléments et revêt mille formes. Elle tient au lyrisme par des rythmes et un mouvement de chansons : elle s’imprègne fortement, de satire, tantôt personnelle comme dans les ïambes des anciens Grecs, tantôt sociale ou politique, comme dans les comédies d’Aristophane, et tantôt purement morale, comme dans les satires d’Horace ou de Juvénal.

Entre les œuvres nettement caractérisées qui se classent dans les genres définis, entre les fabliaux, les poèmes didactiques et le lyrisme courtois, s’étale une masse confuse de pièces, chansons, complaintes, dits, disputes, congés, qu’on est souvent embarrassé de classer, où ne domine aucun caractère exclusivement narratif, moral ou lyrique. Mais ces pièces ont en général ceci de commun, qu’elles sont d’actualité, nées des circonstances et d’une particulière émotion des esprits. Il en est qui sont anonymes et impersonnelles, et qui reflètent les sentiments d’un siècle et d’une classe, parfois avec une singulière intensité : comme cette virulente complainte de Jérusalem (vers 1214), qui n’est qu’un cri de haine contre la richesse du clergé et la corruption de Rome. On croirait à la lire être à la veille des événements qui se firent attendre les uns plus de trois siècles, et les autres près de six, surtout si l’on songe que de toutes parts, dès le xiiie siècle, la même clameur s’élève. Avec ses inégalités et ses petits effets de rimes, cette complainte est un assez beau morceau de satire lyrique83.

Malgré cette pièce et d’autres de même ordre, on pourrait désigner toute cette poésie d’origine bourgeoise sous un nom qui, en la distinguant de la poésie lyrique, marquerait bien le rapport qui les unit l’une à l’autre : on pourrait l’appeler poésie personnelle. Car ce sont leurs sentiments, leurs affections, leurs haines, leurs prospérités et plus souvent leurs malheurs, dont les poètes bourgeois font la matière de leurs vers : et ainsi leur œuvre est lyrique, par accident, peu ou prou, juste dans la mesure où leur tempérament est capable d’émotion lyrique.

Colin Muset parlait une fois de son ménage : dans ces remuantes communes picardes, où les têtes sont chaudes, rien ne passionne plus les poètes du cru que les affaires locales, la vie de la cité, du quartier, du foyer, ils nous parlent d’eux, de leurs femmes, de leurs compères, raillant, invectivant, aimant, regrettant selon l’événement qui les inspire ou selon le vent qui souffle. L’un d’eux, Jean Bodel, un talent universel, épique, lyrique, dramatique, fut atteint de la lèpre, et obligé, selon le règlement de police qui était en vigueur, d’aller s’enfermer dans une léproserie ; avant de partir, il fit ses adieux au monde, à sa ville d’Arras, à tous ses amis et voisins, en quarante et une strophes de douze vers, triste et le cœur dolent, comme on peut penser, mais trouvant encore la force de sourire, et faisant en somme belle contenance. Ce Congé eut du succès, et par suite des imitateurs. Maître Adam de la Halle n’était pas lépreux, et des querelles locales le contraignaient à partir : aussi prend-il congé avec plus de colère que de tristesse, et lançant contre Arras quelques invectives qui — de fort loin — font songer aux amères salutations que Dante exilé envoyait à sa patrie.

2. Rutebeuf. §

Hors du groupe picard, le xiiie siècle nous offre presque un grand poète. Je veux parler de Rutebeuf, le poète parisien84. Il a touché à tous les genres, hormis les chansons de geste et les romans : il a fait un miracle dramatique, un monologue bouffon, deux vies de saints, des fabliaux, des complaintes dévotes, funèbres, satiriques, des chansons, des dits satiriques ou didactiques, des descriptions allégoriques : son œuvre pourrait se distribuer dans trois chapitres et plus de cette histoire. Mais c’est ici le lieu de parler de lui : pour la première fois, nous rencontrons dans l’histoire de notre littérature une individualité fortement caractérisée, qui se retrouve dans les ouvrages les plus divers.

Rutebeuf est un contemporain de saint Louis et de Philippe le Hardi. Si l’on pouvait, en évitant la confusion, suivre la chronologie sans distinguer les genres, il faudrait introduire Rutebeuf entre les deux parties du Roman de la Rose : car il écrit après Guillaume de Lorris, dont les allégories visiblement l’enchantent et l’inspirent. Mais il écrit avant Jean de Meung, qui n’est pas aussi sans l’avoir lu. On ne sait où il naquit. L’important, c’est qu’il vécut à Paris : la grande ville lui donna son esprit et son âme. L’incessante fermentation de cette population immense et hétérogène, barons hantant la cour du roi, bourgeois dévots et caustiques, écoliers batailleurs et disputeurs, prompts de la langue et de la main, et tout ce qui s’y remuait d’idées et de passions dans le conflit des esprits et des intérêts, étaient éminemment propres à susciter une poésie sinon très haute, du moins très vivante : le poète, cette fois, ne manqua pas.

C’était un pauvre diable de ménestrel, que la malechance poursuivit toute la vie, beaucoup de légèreté aidant, et un peu de vice. Il prit deux fois femme ; et la deuxième au moins, laide, vieille et pauvre — mais pourquoi l’épousait-il ? par quelle fantasque humeur, ou quelle fâcheuse nécessité ? — la deuxième donc ne lui apporta que misère et chagrin. Sans pain, sans feu, de la paille pour lit, entre une femme qui gémit, une nourrice qui veut ses gages, et un propriétaire qui réclame son loyer, voilà en quel état se présente à nous le triste Rutebeuf, qui trouve pourtant moyen de rire. A la nourrice près, c’est l’image de toute sa vie. Il eut quelques bienfaiteurs et beaucoup de créanciers : l’argent de ses bienfaiteurs n’allait pas à ses créanciers ; les dés en faisaient rafle. Il quémandait auprès des grands, il hantait la domesticité, jongleurs, maîtres d’hôtel, panetiers, race joviale, impudente, tumultueuse. Il hantait surtout l’innombrable armée des joueurs, hâves, pelés, « deschaux », un peu ivrognes.

Il aimait beaucoup les écoliers : il ne le fut peut-être jamais. Sa science n’est pas cléricale : il sait le roman de Renart et l’œuvre de G. de Lorris85. Tout au plus, étant dévot, a-t-il attrapé les lieux communs et les procédés de développement des serinons qu’il a entendu prêcher : il en étoffe sa poésie. C’est un ouvrier avisé, qui sait son métier, et qui le fait comme un métier : il est difficile de ne pas voir dans son Miracle de Théophile, dans ses deux vies de Saints, dans ses Complaintes funèbres des travaux de commande, faits pour des communautés pieuses ou pour d’illustres familles. Il s’est fait un art, des procédés : il a ses figures, ses allusions, ses comparaisons, ses allégories favorites, qui sont comme sa marque et sa signature dans ses œuvres. Il a renoncé à la puérile et laborieuse variété de rythmes du lyrisme courtois : il a ses mètres, peu nombreux, mais bien choisis, expressifs, qu’il répète sans scrupule, mais manie en perfection, une petite strophe de trois vers, dont le dernier, plus court, rime avec les deux premiers de la strophe suivante (aab, bbc, cccl, etc.), une strophe de douze octosyllabes (aabaabbbabba), deux strophes de huit octosyllabes (abababab et ababaaab), une strophe de quatre alexandrins monorimes ; il emploie aussi volontiers les octosyllabes continus rimant par paires. Il prend à la poésie savante quelques-uns de ses jeux de rimes : mais de cet exercice fastidieux et froid, sa gaminerie parisienne fait une sorte de jonglerie cocasse, un jaillissement drolatique de calembours. Il s’y complaît au reste, et il n’y a sujet si grave où il ne suive librement sa fantaisie : voyez par quelle cascade d’homonymes, Marie, mari, marri, Marion, marié, se clôt la dévote narration et la pénitence de Marie l’Égyptienne.

Avec tous ses procédés et parfois ses artifices, Rutebeuf a fait une œuvre sincère. Il fut en son temps une sorte de journaliste, pas toujours indépendant, mais toujours original, toujours convaincu, soit qu’il travaillât sur commande, ou qu’il fût l’écho des passions populaires. Qui veut connaître l’opinion de la bourgeoisie parisienne sur le règne de saint Louis, n’a qu’à le consulter : c’est un témoin qui dépose sans crainte et sans flatterie. Au gré de notre poète, tout n’est pas au mieux sous le plus saint des rois : il paraît que le monde est déjà corrompu. Le clergé est avare ; les chevaliers,

Je n’y vois Rollant n’Olivier,

ni surtout cet Alexandre, qui savait donner aux ménestrels. Les baillis et prévôts pillent le pauvre monde ; les marchands vendent cher de mauvaises denrées ; et pour les ouvriers,

Ils veulent être bien payés
Et petit de besogne faire.

Il n’y a que les écoliers qui valent quelque chose.

Le roi n’est pas à l’abri de la censure. Ce n’est pas Rutebeuf qui admirerait avec Joinville comme saint Louis a « enluminé » son royaume de belles abbayes. Il n’est pas ami des moines et des nonnes, et il faut l’entendre dénombrer, avec une indignation qui s’échappe en mordantes épigrammes, tous les ordres que la protection royale a installés dans la bonne ville de Paris, dotés de privilèges et de riches revenus : Barrés, Béguines, Frères du sac, Quinze-Vingts, Filles-Dieu, la Trinité, le Val des Écoliers, Chartreux, Frères prêcheurs, Frères mineurs, Frères Guillemins, moines blancs, moines noirs, chaussés et deschanx, avec ou sans chemise, dont les uns assiègent les mourants, pour leur arracher des testaments, et les autres s’en vont criant par les rues :

Donnez, pour Dieu, du pain aux frères !

Ce qui fâche le plus notre poète, c’est la pensée de tout l’argent qui s’en va là alimenter la paresse et la gourmandise ! C’est surtout, la pensée de tout ce que donne le roi, et il faut le voir annoncer que tout cela n’aura qu’un temps, il faut l’entendre gronder à mots fort peu couverts : « Attendez, attendez ! quand le roi ne sera plus là… ! »

Le roi aussi a tort de laisser au pape trop de pouvoir en France. Rutebeuf est un « gallican » convaincu : il invoque toutes les lois et us du royaume, quand, à la prière ou avec la permission de saint Louis, le pape Alexandre IV se permet d’exiler Guillaume de Saint-Amour, qui enseignait dans l’Université de Paris. Cette affaire mettait en jeu toutes les passions du poète : l’Université et son champion Guillaume de Saint-Amour luttaient désespérément pour interdire aux religieux des ordres mendiants, aux dominicains surtout, l’accès des chaires publiques, et pour défendre les maîtres séculiers d’une concurrence redoutable. C’est la querelle qui se renouvellera au xvie siècle, quand un nouvel ordre paraîtra, celui des jésuites ; c’est l’éternelle querelle de l’enseignement : tout ce qui ne profite pas du monopole réclame la liberté. Rutebeuf fut, dans cette chaude dispute, aux côtés de Guillaume de Saint-Amour : le théologien dans ses sermons et ses écrits, le poète dans ses vers firent des charges également vigoureuses et inutiles contre les jacobins envahisseurs : et quand on songe que parmi ceux qu’ils voulaient renfermer dans leurs couvents, il y avait un saint Thomas, ou ne peut qu’applaudir à leur défaite.

Il ne faudrait pas prendre cependant Rutebeuf pour un furieux « anticlérical », une sorte de journaliste radical du xiiie siècle. Ce mécontent du règne de saint Louis, ce « mangeur » de moines, qui n’a laissé à inventer aux pamphlétaires de l’avenir ni une supposition outrageante ni une plaisanterie grivoise, était un homme dévot, craignant Dieu, qui humblement s’accuse, en sa vie pécheresse, d’avoir « fait au corps sa volonté », qui, tout contrit, recommande à Notre-Dame « sa lasse d’âme chrétienne », qui trouvé d’étrangement tendres, ardentes, pénétrantes paroles pour dire les louanges de la mère de Dieu :

Tu hais orgueil et félonie
Sur toute chose.
Tu es le fis où Dieu repose :
Tu es rosier qui porte rose
Blanche et merveille…
Ha ! Dame Vierge nette et pure !
Toutes femmes, pour ta figure,
Doit-on aimer.

Il aime et révère l’Église, il hait les vices qui l’obscurcissent. Il aime les pauvres curés qui vivent de peu dans les villages en prêchant l’Évangile. Il hait les moines oisifs, orgueilleux, luxurieux. Il hait les mendiants, aux mains de qui vont toutes les richesses ; mais il rappelle les débuts des jacobins et des cordeliers, la sainte, évangélique pauvreté, qui est l’esprit de leur institution.

Il s’indigne que l’enthousiasme des croisades se refroidisse. La célèbre dispute du Croisé et du Décroise, si gauche dans son ordonnance, est parfaitement nette dans son intention : le poète veut écraser les résistances de l’esprit mondain par les arguments impérieux de la foi. Il ne va pas à la croisade, il est vrai : ce n’est pas son affaire, n’étant pas chevalier. Mais il y pousse les chevaliers ; plus ardent que Joinville, sans doute parce que tout s’arrête pour lui à la parole, il ne comprend pas que toute la chevalerie de France ne suive pas le roi à Tunis. La prédication de la croisade, sur un ton tour à tour passionné et satirique, est une notable partie de l’inspiration et de l’œuvre de Rutebeuf.

Au service de ces idées et de ces sentiments, le poète met un talent original. D’abord il a le sens du pittoresque : il voit, et fait voir. En tout sujet, quelque idée qu’il manie, il aperçoit une réalité concrète : c’est un ancêtre de Régnier. La satire et la morale tournent naturellement en images et en tableaux. Prêche-t-il la croisade, il nous montre les gens qui se croisent :

Quand la tête est bien avinée,
Au feu, devant la cheminée.
Vous vous croisez sans sermonner.
Donc vous allez grands coups donner
Sur le Soudan et sur sa gent :
Fortement les endommagez :
Quand vous vous levez au matin,
Avez changé votre latin :
Car guéris sont tous les blessés,
Et les abattus redressés.

Nulle idée d’une beauté noble, d’une forme pure et élégante ne vient réprimer l’instinct tout réaliste de son imagination. Regardons comment ce poète voit Marie l’Égyptienne au désert, toute nue, la chair noire, la poitrine moussue :

Cheveux épars sur ses épaules.
De ses dents ses ongles rognait ;
Me semble point qu’elle ait de ventre…
Les pieds avait crevés dessus,
Dessous navres que plus ne put.

Qu’il y a loin de cette sainte hirsute et crasseuse aux belles pénitentes de la Renaissance, aux corps exquis des Madeleines !

Un trait de Rutebeuf que j’ai déjà signalé, c’est qu’il aime les idées générales : ce sont lieux communs aujourd’hui, ce ne l’étaient pas alors. Vivantes pour le chrétien, nouvelles pour l’écrivain, à ce double titre les lieux communs de la morale chrétienne sur la pauvreté, la charité, et surtout sur la mort, pouvaient le séduire. C’est du fond de son cœur qu’il nous dit et répété :

La chose qui soit plus certaine,
C’est que la mort nous courra sus :
La plus incertaine, c’est l’heure.

Mais surtout il développe ces idées avec un remarquable talent oratoire. Et en général, quelque sujet qu’il touche, lieu commun de morale, hypocrisie ou vice des moines, exhortation à la croisade, on ne saurait manquer d’admirer l’ampleur, le mouvement, la vigueur de sa poésie. Qu’on prenne sa complainte du comte de Nevers, ou sa complainte d’outre-mer, qu’on prenne le dit des Jacobins ou le dit de la Vie du monde, la phrase se détache, s’étale, c’est le ton d’un orateur, et le plus incontestable mérite de cette poésie est l’éloquence.

Sainte Église se plaint, et ce n’est point merveille,
Chacun à guerroyer contre elle se prépare.
Ses fils sont endormis, pour elle nul ne veille :
Elle est en grand péril, si Dieu ne la conseille.

Puisque Justice cloche, et Droit penche et s’incline,
Et Loyauté chancelle, et Vérité décline.
Et Charité froidit, et Foi se perd et manque.
Je dis que n’a le monde fondement ni raison, etc.

Et il continue ainsi, incriminant tout le monde, et Rome surtout et les moines : mais ne sent-on pas ce que le rythme même, cette strophe de quatre vers, avec son allure régulière, sa forte vibration, sa solidité large, a de favorable à l’expression oratoire de la pensée ?

Il y a pourtant aussi un lyrique dans Rutebeuf : un chansonnier d’abord, constructeur de rythmes, de couplets, de refrains légers et piquants qui feront rire le monde aux dépens des « papelarts et béguines » ; mais il y a plus et mieux. Il a trouvé le lyrisme à sa vraie source : l’émotion personnelle et profonde. De sa tendresse enfantine et mystique pour « la douce Vierge » ont jailli de beaux cantiques, des dits aux strophes ardentes ou suaves. Et les tristesses de sa misérable existence lui ont fait rencontrer parfois une poésie intime, attendrie et souriante à la fois, dont la simplicité touche puissamment. Pour dire son triste mariage, le manque d’argent, le froid, la faim, les amis « que le vent emporte, et il ventait devant ma porte », il a des mots pénétrants, de mélancoliques ironies qui vont au cœur. Voilà le bon et le vrai lyrisme : et c’est pourquoi il ne fallait pas oublier le pauvre diable qui, le premier chez nous, dans la laide et vulgaire réalité de cette vie, a recueilli un peu de pure émotion poétique.

Chapitre III
Littérature didactique et morale §

1. Commencement de la littérature didactique. Science et morale. Influence de la culture cléricale sur la littérature en langue vulgaire. — 2. Le Roman de la Rose : origines de l’allégorie. Guillaume de Lorris fait un art d’aimer, selon la doctrine de l’amour courtois. — 3. Continuation du poème par Jean de Meung. Caractère encyclopédique et philosophique de cette continuation. Esprit universitaire et bourgeois. Hardiesse de pensée : réhabilitation de la nature. La poésie de Jean de Meung.

1. Influence de la culture cléricale. §

Comme on ne sait trop où arrêter la poésie lyrique du moyen âge, les frontières de la poésie narrative sont, de même assez indécises. Sont-ce des fabliaux, sont-ce des morceaux didactiques que ces dits où l’on énumère toutes les diverses sortes de marchandises que vendent les diverses catégories de marchands, ou bien toutes les choses que l’on peut acheter pour une maille ? Le dit de l’outillement au vilain86 nous fait défiler sous les yeux tout ce qui compose un ménage rustique, jusqu’à la vache dont le lait empêchera le marmot de crier la nuit. Le fondement du plaisir ; que procurent ces pièces, c’est qu’elles évoquent pour l’auditeur l’image des choses familières : elles utilisent la vie réelle en jouissances d’art, et portent vilains ou bourgeois à la contemplation désintéressée du monde vulgaire où leur existence de désirs et de peines est enclose.

Au même principe se ramènent bien des pièces qu’on serait d’abord tenté de ranger parmi les poèmes moraux ou satiriques des dits, des débats des États du siècle ou du monde. Mais, en effet, la satire ou la moralité ne sont qu’un assaisonnement, et l’auteur ne prêche ou ne raille que pour introduire la mention des objets familiers ou des actions quotidiennes de la vie populaire. Ne prenons pas le change sur le cadre ou sur le ton : tant d’énumérations moralisées ou satiriques que nous rencontrons, ne sont qu’une forme originale de littérature réaliste, dont le caractère essentiel est de réveiller chez l’auditeur la sensation des réalités qui lui sont prochaines : et comme cette littérature s’adresse à des imaginations vierges, non blasées encore, ni réfractaires par un trop long usage à l’action suggestive des mots, les noms soûls des choses, sans descriptions, sans épithètes, sans tout le mécanisme compliqué du style intense, les noms tout secs sont puissants : le poète se contente d’appeler, pour ainsi dire, chaque objet, aussi le voilà présent, en sa concrète et naturelle image, aux esprits de ceux qui l’entendent. Si bien que toutes ces énumérations chères aux écrivains du xiiie siècle, où défilent sur le même plan, en monotone et interminable procession, toutes sortes d’objets, nous représentent comme un effort pour évoquer une partie de la vie réelle sans le mélange d’une fiction romanesque, sans le lien d’une action inventée.

Cependant d’autres dits, d’autres débats, d’autres États du siècle ou du monde, ont un caractère vraiment moral, et forment entre la poésie lyrique et la poésie narrative un corps considérable de poésie didactique. Il était impossible qu’à la longue il n’en fût pas ainsi. La littérature de langue française ne pouvait rester indéfiniment sevrée de réflexion sérieuse et de pensée philosophique, indéfiniment livrée aux hasards de la sensation et aux caprices de la fantaisie. L’esprit des laïcs ne pouvait rester indéfiniment fermé à la science des clercs.

Les laïcs étaient demeurés d’abord étrangers à ce puissant mouvement d’idées, qui du xie au xive siècle se produit dans les écoles et les couvents, et dont les résultats principaux s’enregistrent dans les grandes œuvres latines et scolastiques du xiiie siècle, le Spéculum majus de Vincent de Beauvais, la Summa theologica de saint Thomas d’Aquin, l’Opus majus de Roger Bacon. Les auditeurs de Roland et des Lorrains, ceux du Jugement de Renart ou de Richeult ne s’inquiétaient guère du problème des universaux ni de savoir quel est le principe d’individuation. Leur religion les faisait jeûner et ouvrir leur bourse à l’Église ou aux pauvres, elle ne leur inspirait pas de réfléchir sur la Trinité ou sur le mode d’union de l’âme au corps. C’étaient des enfants, et qui n’aimaient qu’à entendre des histoires.

Cependant peu à peu la curiosité de ces enfants s’éveilla : des rois, des princesses, des seigneurs, ayant reçu une instruction supérieure pour le temps, aperçurent l’intérêt de ces études cléricales : des clercs ne désespérèrent pas d’être utiles à leur prochain, ou à eux-mêmes, en communiquant quelque chose de la science que jusque-là la langue latine avait dérobée à la connaissance du vulgaire. Des infiltrations, en quelque sorte, se produisirent de la littérature savante dans la littérature populaire, et l’on commença de mettre en français dès le xiie siècle toute sorte d’ouvrages didactiques, ouvrages d’histoire naturelle, de physique, de médecine, de philosophie, de morale, livres de cuisine ou de simple civilité.

Parmi les plus anciens écrits scientifiques en langue vulgaire se rencontrent un lapidaire, un bestiaire, compilations de récits merveilleux et puérils sur les pierres précieuses et sur les animaux : science plus fantastique, plus stupéfiante que toutes les aventures des chevaliers de la Table ronde. D’autres lapidaires, d’autres bestiaires suivront, attestant et le succès du genre et l’ineptie scientifique des lecteurs, d’autant plus extravagants que la description des choses naturelles s’y mêlera davantage de moralisations allégoriques.

Dès le xiie siècle aussi, le laïc ignorant pourra lire en anglo-normand la Consolation de Boèce, un des ouvrages fondamentaux, comme on sait, de la science scolastique, un de ces classiques que l’on expliquera, commentera dans les écoles jusqu’à la Renaissance87. On traduira plus tard l’Éthique d’Aristote.

Dès le xiie siècle encore, et même avant (car le Poème de la Passion est du xe), on fit passer en langue vulgaire tantôt par des traductions, tantôt par des imitations, tantôt, et d’abord, en vers, tantôt, et de bonne heure, en prose, les principaux récits de la Bible et de l’Évangile : au point que l’Église s’inquiéta parfois de voir les sources du dogme trop libéralement ouvertes à l’ignorance téméraire des laïcs. Elle condamnera aussi les ouvrages de théologie que David de Dinant, disciple d’Amaury de Rêne, écrivit en langue vulgaire.

Il faudrait signaler encore comme une émanation de l’esprit clérical, et comme un des moyens d’action par où les clercs modifièrent l’esprit de la société laïque, les sermons prononcés dès le ixe et le xe siècle en langue vulgaire, et dont nous aurons occasion de parler ailleurs. En dehors de ces sermons qui sont des actes du sacerdoce, nombre de clercs avec ou sans mission, de laïcs même frottés de science et chauds de zèle, prêchèrent, endoctrinèrent, exhortèrent, gourmandèrent le peuple en langue vulgaire, par des écrits de toute dimension et de toute forme. Un des lieux communs de cette morale chrétienne, c’est le Débat du corps et de l’âme, qu’on trouve en latin et en français dès le premier tiers du xiie siècle : on peut y rattacher une belle Apostrophe au Corps88, qui est comme un réquisitoire vigoureux et souvent éloquent contre le corps, instrument de l’avilissement et de la damnation de l’âme ; cette pièce peut donner une idée du genre. La morale souvent, comme on peut aisément le comprendre, tournera en satire, et la description parfois fort vive du monde réel, des occupations et inclinations ordinaires des hommes, viendra donner une saveur toute particulière aux enseignements moraux.

D’autres fois les préceptes de courtoisie et de belle morale se grefferont sur les commandements de la morale chrétienne, comme dans ce curieux Châtiement des dames de Robert de Blois, que je ne nommerais pas, si l’on n’y voyait comment peu à peu, dans la comparaison inévitable du fait et de la règle, le moyen âge a fait à la longue son éducation psychologique, comment aussi, dans ce temps d’abstractions et de formules, l’observation précise de la vie s’inscrit en préceptes généraux.

Dans la langue vulgaire, comme dans la langue latine, le xiiie siècle est le siècle des Sommes et des Encyclopédies : les unes plus scientifiques (entendez le mot des sujets, non de la méthode), comme l’Image du monde de Gautier de Metz, ou le fameux Trésor de Brunetto Latino (1205), d’autres purement morales et religieuses, connue la Somme des vertus et des vices, dédiée à Philippe le Hardi en 1279 par le frère Lorens, d’autres où la description satirique de la vie se mêle à la morale, et prend même le dessus sur elle, comme la Bible, peu religieuse, et parfois impudente, de Guyot de Provins. Le xiiie siècle aussi est le siècle îles allégories : en ce genre se distingua Raoul de Houdan, avec sa Voie de Paradis et son étrange Songe d’Enfer, où, à la table de Lucifer, il mange de bel appétit les gras usuriers et les vieilles pécheresses à toute sorte de sauces symboliques89. C’est le tour d’esprit, ce sont les procédés intellectuels et les habitudes de raisonnement qui produisent aussi la Divine Comédie : il n’y manque que l’âme et l’art de Dante. Il n’y a chez notre Français, comme chez tous ses émules, que bizarrerie travaillée et ineffaçable platitude.

C’étaient les clercs qui avaient introduit l’allégorie dans les écrits en langue française. Elle avait eu de tout temps leur faveur, comme un procédé éminemment propre à la fois à éluder les plus insolubles difficultés et à faire saillir la subtilité de l’esprit individuel. Appliquée dans les écoles de philosophie ancienne à sauver les chefs-d’œuvre de la poésie et les mythes de la vieille religion de la condamnation inévitable que la conscience morale de l’humanité, chaque jour plus éclairée, eût portée contre leur primitive grossièreté, l’allégorie fut reprise par les chrétiens, d’abord pour autoriser l’étude de la littérature païenne, puis pour justifier aux yeux des fidèles maints passages des saintes Ecritures, dont leur simple honnêteté se fût scandalisée, enfin pour exposer sous une forme plus attrayante et plus vive les vérités dogmatiques de la religion et de la morale. De saint Basile, à qui Ulysse abordant à l’île des Phéariens représentait la vertu toute nue, auguste et vénérable dans cette nudité même, de Fulgentius Planciades, à qui l’Enéide racontait les voyages de l’âme chrétienne, de Prudence, qui faisait battre les vertus et les vices dans sa Psychomachie de Martianus Capella, qui mariait en justes noces Mercure et la philologie, l’allégorie passa aux clercs scolastiques qui en firent leur instrument favori d’interprétation et de recherche, l’explication allégorique d’un texte fut légitime et nécessaire ainsi que l’explication littérale, et même au-dessus d’elle. Ainsi, dès que les clercs écrivent en langue vulgaire, dès le Poème de la Passion, ils y transportent l’allégorie : de leurs physiologues, où l’histoire naturelle est tournée en allégories, sortent les bestiaires. Ce sont eux qui inondent la littérature de songes, de voyages, de batailles où éclate un symbolisme laborieux et parfois puéril : c’est leur esprit qui inocule la fureur allégorique aux romans bretons d’intention mystique, comme au lyrisme savant et galant.

La part des clercs et de l’esprit clérical dans la littérature française devient de plus en plus grande, à mesure que la bourgeoisie prend de l’importance, réfléchit, s’éclaire, à mesure aussi que les écoles, et l’Université de Paris surtout, définitivement organisée au commencement du xiiie siècle, jettent dans le monde et comme sur le pavé une foule de clercs qui ne sont plus ou sont à peine d’Église : ces clercs sans mission ni fonction répandront hors des écoles et des couvents, hors de la langue latine aussi, les idées, les connaissances, les habitudes intellectuelles, les procédés logiques du monde qui les a formés.

Tout ce travail aboutit au Roman de la Rose et s’y résume.

2. Roman de la Rose. Guillaume de Lorris. §

Malgré la continuité de la fiction, le Roman de la Rose90 forme, à vrai dire, deux ouvrages distincts, qui ne sont ni du même temps, ni du même auteur, ni du même esprit. Des 22 817 vers qui le composent dans l’édition de Fr. Michel, les 4 669 premiers ont été composés dans le premier tiers du xiie siècle par Guillaume de Lorris ; le reste a été écrit environ quarante ans plus tard par Jean de Meung (vers 1277). Il faut traiter chacune de ces parties comme une œuvre indépendante.

Quel qu’ait pu être Guillaume de Lorris, noble, bourgeois ou vilain, il avait étudié, et il adressait son poème à la société aristocratique, à celle qu’avait ravie Chrétien de Troyes et pour qui chantait précisément en ce temps-là le comte Thibaut de Champagne. Le Roman de la Rose, dans l’intention de son premier auteur, devait être un art d’aimer, et le code de l’amour courtois. Mais ce sujet fait pour plaire aux fins seigneurs et aux dames délicates, Guillaume de Lorris le traita avec la méthode et l’esprit des clercs.

Les exemples à suivre ne lui manquaient pas. Les clercs, en effet, aussitôt que la conception de l’amour courtois avait été apportés dans la France du Nord, s’étaient piqués de s’y connaître, et bien mieux que les barons et les poètes : c’est ce qu’attestent une foule de pièces latines et françaises, véritables débats où la préférence est donnée à l’amour des clercs sur l’amour des chevaliers. Et comment les clercs ne se fussent-ils pas regard’s comme supérieurs ? Ils avaient l’esprit et la faconde, une mémoire bien garnie qui les faisait disposer de l’esprit et de la faconde des autres : et ils lisaient le livre, qui donne la science, ils lisaient l’Art d’aimer. Par une de ces méprises dont le moyen âge est coutumier, le libertin Ovide devint le maître de l’amour courtois.

Les clercs portèrent naturellement dans la matière de l’amour toutes leurs habitudes d’esprit. Ce furent eux surtout qui contribuèrent à constituer en face de la théologie chrétienne une véritable théologie galante, assignant au Dieu d’amour la place de Jésus-Christ, formant son séjour délicieux à l’image de l’Éden, édictant en son nom un Décalogue, organisant enfin tout un dogme et tout un culte, et comme une Église des amants, qui avait ses fidèles et ses hérétiques, ses saints et ses pécheurs. Ils appliquèrent aussi à l’amour courtois, que son caractère idéal et factice y prédisposait d’avance, leur manie d’abstraction et leur tendance didactique, et sous leur influence les arts prirent la place des chansons et des romans : au commencement du xiiie siècle parut le sec et pédantesque traité d’André le Chapelain, De arte honeste amandi véritable encyclopédie systématique de l’amour. Ce précieux manuel fut traduit en français par un clerc libéral. On ne refusa point non plus aux dames et aux barons la connaissance du livre précieux d’Ovide. Pour la direction des consciences du monde poli, l’Art d’aimer fut mis souvent en français : Chrétien de Troyes même s’y était essayé91.

Le goût des abstractions et des formules didactiques ne laissait d’issue à l’imagination que du côté de l’allégorie : et ce fut là en effet qu’aboutirent tous les clercs qui, en latin ou en français, cherchèrent dans l’amour une matière de poésie. Ce procédé seul permit d’éluder la sécheresse de la codification et de colorer la maigreur des abstractions.

Guillaume de Lorris ne se fit pas scrupule de mettre à profit l’œuvre de ses devanciers. Voulant traduire en faits les préceptes de l’Art d’aimer, et faire un roman didactique, il se souvint d’un poème latin du siècle précédent, le Pamphilus, où le poème d’Ovide est mis en action par quatre personnages, Vénus, le jeune homme, la jeune fille et la vieille : il prit à un Fabliau du dieu d’Amours le cadre du songe qui transporte l’amant dans le jardin du Dieu ; et, forcé par la tradition de donner un nom de convention à sa belle, il trouva, dans l’usage de donner poétiquement des noms de fleurs aux dames, plus précisément encore dans un Carmen de Roua et dans un Dit de la Rose, l’idée de représenter l’amante sous la figure de la Rose, c’est-à-dire l’allégorie fondamentale de l’œuvre, qui entraînait nécessairement toutes les autres allégories et personnifications. Il avait ainsi la forme générale de son poème : Macrobe, Ovide, Chrétien de Troyes l’aidèrent à en développer toute la matière.

Et voici l’histoire qu’il avait entrepris de conter, tournée en langage moderne : l’amant, en son jeune âge, suivant la pente de sa vie oisive et libre, rencontre la dame jeune et belle, dont il s’éprend. Elle l’accueille courtoisement d’un visage gracieux : encouragé, il se hasarde à dire son désir. Mais cette hardiesse prématurée éveille chez la belle l’orgueil, le souci de sa réputation, la honte, la peur : son visage ne rit plus, et elle bannit l’amant de sa présence. Bientôt cependant elle s’adoucit, ayant le cœur généreux et pitoyable ; de nouveau elle fait bonne mine au jeune homme, et, par une compensation logique, efface d’un baiser qu’elle se laisse prendre le souvenir de sa dureté. Mais tout se sait : on médit de leur accord ; les parents ou un mari gourmandent la trop facile dame, excitent son orgueil, lui font honte ou peur ; pour plus de sûreté, on la flanque d’une duègne ; plus de gracieux abord : l’amant est banni plus sévèrement et plus loin que jamais. Il se désole et… Et maître Guillaume de Lorris n’eut pas le temps d’en écrire davantage.

On voit d’abord le caractère de cette fiction : c’est en quelque sorte la figure schématique des formes, phases, accidents et progrès île l’amour. Tout élément individuel est soigneusement éliminé : il ne reste que l’amant et l’amante, types irréels : mais, la dame étant identifiée à la rose, il faut projeter hors d’elle tous les sentiments qui appartiennent à son personnage. Ainsi se dressent entre l’amant et l’amante deux groupes contraires, les alliés, Courtoisie, Bel Accueil, les ennemis, Danger (l’orgueil de la pureté féminine), Honte, Peur. Hors de l’amant, pareillement, se réalise dame Oiseuse, conseillère d’amour. Et tout le monde extérieur, ennemi naturel de la joie des amants, se ramasse en deux groupes symboliques, la curiosité maligne et bavarde des indifférents, Malebouche, et l’hostilité soupçonneuse de ceux qui ont puissance sur la femme, Jalousie. Au-dessus de ces simulacres d’humanité planent les dieux, Amour, Vénus, qui semble émanée de l’âme de la daine comme Amour de l’âme du galant, enfin Raison, autre dédoublement de la personne morale du héros, qui lui déconseille la douloureuse carrière de l’amour.

Au fil de cette action ainsi distribuée par personnages se rattachent aisément tous les préceptes de l’amour courtois, tantôt traduits en faits, tantôt promulgués dogmatiquement par un des acteurs, surtout par Amour qui, comme suzerain, dicte ses lois à l’amant. On méconnaîtrait le caractère de la courtoisie du xiiie siècle, si l’on ne se rappelait que les commandements d’amour comprennent même la civilité. « Lave tes mains et tes dents cure », dit Amour à son vassal ; point de parfait amant avec des ongles en deuil. De beaux habits, des manières libérales, des talents d’agrément sont choses également requises ; l’amour est un sentiment aristocratique. Il n’est pas à la portée des vilains. Aussi faut-il voir avec quelle méprisante dureté le dieu parle du vilain :

Vilain est félon, sans pitié,
Sans service et sans amitié.

On a peut-être exagéré la valeur psychologique de l’œuvre de Guillaume de Lorris. Il a en somme peu d’originalité : tous les sentiments qu’il décrit avaient été avant lui étudiés dans leur nature et leurs progrès, définis, étiquetés, classés, décrits : il nous fait plutôt l’effet d’un vulgarisateur que d’un inventeur. Cependant ses abstractions, personnifications, commandements et définitions ne semblent être réellement pour lui qu’un procédé d’exposition. Je crois que derrière les allégories scolastiques qu’il fait mouvoir, il aperçoit et s’efforce d’atteindre la réalité concrète de la vie. Parfois cette vérité éprouvée et sentie éclate dans son œuvre d’une façon charmante ; et tant pis, ou plutôt tant mieux, si elle bouscule et dérange les symboles laborieusement combinés. Comme lorsque Amour expose le devoir d’un amant, qui est de ne pas dormir en son lit la nuit, et d’aller rêver à la porte de sa belle,

Soit par nuit ou par gelée,

maître Guillaume, emporté par la situation, met une parenthèse humoristique et réaliste, qui tranche avec le caractère abstrait et idéal du morceau. A la place de la dame irréelle, il voit une vraie femme, qui remplira sa nuit bourgeoisement, prosaïquement, qui, dit-il,

… Sera peut être endormie
Et à toi ne pensera guère.

Il n’y a pas grande merveille non plus dans les descriptions des dix images peintes en dehors sur les murs du verger d’Amour ; mais une chose frappe dans ces portraits : c’est la simplification hardie et juste des éléments moraux, et la précision minutieuse, nette, pittoresque des apparences physiques qui les revêtent et les expriment. Ce talent éclate dans les peintures de la frileuse Vieillesse et de la Pauvreté honteuse, mieux encore dans celle de la doucereuse Papelardie. Il y a là un art d’individualiser par l’extérieur les caractères généraux, qui est au fond identique à l’art de La Bruyère. Il faut ajouter, à l’honneur du poète, que sa continuelle allégorie n’est jamais tout à fait sèche, languissante, ennuyeuse, que dans les endroits où nulle réalité ne peut le soutenir et le guider, comme lorsqu’il décrit les souffrances conventionnelles de l’amour courtois.

Guillaume de Lorris est un lettré, et à certains traits de son œuvre on reconnaît comme une première impression de l’éloquence latine sur la façon encore informe de notre langue. L’auteur s’essaye parfois à conduire une période, à étendre un lieu commun : on en trouvera un exemple dans le portrait de la vieillesse, cette longue tirade sur le temps, avec ses six reprises du sujet de la phrase, à intervalles de plus en plus rapprochés.

Malgré tout, Guillaume de Lorris est plus poète qu’orateur, et plus peintre que moraliste. Deux hommes ont certainement eu grande influence sur lui, Ovide et Chrétien de Troyes : de cette double influence s’est dégagée son originalité. Il y a, dans ses descriptions du jardin d’Amour, dans ce mélange d’abstractions morales, de mythologie païenne, et de mièvres paysages, il y a je ne sais quelle sincérité de joie physique, une allègre et fine volupté. A travers beaucoup de prolixité et de fadeurs, à travers ses interminables énumérations d’arbres et de plantes, et le monotone défilé de ses dames toutes si parfaitement belles et blondes et généreuses qu’on ne saurait les distinguer, il y a dans Guillaume de Lorris quelque chose de plus que dans Chrétien de Troyes. Celui-là a aimé la lumière, les eaux, les fleurs, les ombrages ; il a noté quelque part, sans ombre de libertinage, les blancheurs de « la chair lisse ». Quelque chose de païen s’éveille en lui. L’œuvre est d’un art bien insuffisant : mais dans l’âme de l’homme point comme une obscure lueur, aube de la Renaissance encore lointaine.

À certaines comparaisons, du reste, toutes fraîches et prises en pleine nature, on devine que les sens de ce maître ès arts de l’amour conventionnel se sont ouverts aux impressions du inonde extérieur. Aussi renouvelle-t-il par sa sensation directe certaines des plus banales et traditionnelles métaphores. Ainsi, quand il peint dame Oiseuse, dont la gorge est blanche,

Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé,

n’est-ce pas une sensation personnelle et toute frissonnante encore qu’il fixe dans cette jolie image ? Et c’est pareillement un coin d’idylle qui fleurit en pleine aridité de la métaphysique amoureuse, quand le poète fait dire à son amant :

Je ressemble le paysan
Qui jette en terre sa semence,
Et il a joie à regarder
Comme elle est belle et drue en herbe :
Mais avant qu’il en cueille gerbe,
Par malheur l’empire et la grève
Une male nue, qui crève
Quand les épis doivent fleurir :
Et fait le grain dedans mourir,
Et ravit l’espoir du vilain.
3. Roman de la Rose. Jean de Meung. §

Jean Clopinel, de Meung-sur-Loire, était aux enviions de l’an 1300 un grave et sage homme, des plus considérés, riche, possédant une maison dans la rue Saint-Jacques et le jardin de la Tournelle, estimé des plus nobles et meilleurs seigneurs ; il avait traduit de savants ouvrages, la Chevalerie (De re militari) de Végèce, la Consolation de Boèce ; il avait fait un Testament en vers français, très pieux, où le prud’homme réprimandait fortement les femmes elles moines. Il était mort, semble-t-il, avant la fin de l’an 1305. Il serait tout à fait oublié aujourd’hui, lui et son œuvre, si, vers 1277, âgé de vingt-cinq ans ou environ, au sortir des écoles, il n’avait donné une fin au poème de Guillaume de Lorris, qui depuis tantôt un demi-siècle restait inachevé.

Il ajouta un peu plus de 18000 vers aux 1669 de son devancier. Je n’exposerai point par quels enchaînements d’incidents, par quelle suite de péripéties l’amant arrive à cueillir le tant aimé, tant désiré bouton de rose dans le verger d’Amour. Aussi bien n’importe-t-il guère, et l’auteur à chaque moment oublie, suspend et nous fait perdre de vue sa fiction. L’action allégorique que Guillaume de Lorris avait entrepris de déduire, devient, entre les mains de Jean de Meung, une sorte de roman à tiroirs, roman philosophique, mythologique, scientifique, universitaire, ou, pour parler plus justement, roman encyclopédique : car cette seconde partie du Roman de la Rose est en effet une encyclopédie, une somme, comme on disait alors, des connaissances et des idées de l’auteur sur l’univers, la vie, la religion et la morale.

C’est une compilation, tout d’abord. Notre écolier dégorge sa science avec complaisance et même avec coquetterie. Il cite, traduit ou imite Platon92, Aristote, Ptolémée93, Cicéron, Salluste, Virgile, Horace, Tite-Live, Lucain, Juvénal, Solin, saint Augustin, Claudien, Macrobe, Geber, Roger Bacon. Abailart, Jean de Salisbury, André le Chapelain, Guillaume de Saint-Amour : ses livres de chevet, où il puise sans cesse des idées, des sujets et des cadres de développement, sont la Consolation de Boèce, le De planctu naluræ du scolastique Alain de Lille, l’Art d’aimer et les Métamorphoses d’Ovide. Sur 18 000 vers qu’il a écrits, on en a pu rendre 12 000 à ses auteurs, dont 2 000 au seul Ovide. Il est pédant avec délices, et tous les artifices de la pédanterie lui sontfamiliers : ici il traduit sans citer, dérobant sans scrupule l’honneur de quelque doctorale argumentation ; ailleurs il cite avec une minutieuse gravité, en vantant pesamment son auteur ; ailleurs il cite Homère, ou quelque autre, pour faire croire qu’il l’a lu, quand il a trouvé simplement sa citation dans un auteur du moyen âge.

Ce pédant est d’ailleurs un savant, d’une science étendue et solide : il n’est pas nourri de fariboles, de romans et chansons. Sa science, c’est toute la science cléricale du xiiie siècle, l’antiquité latine, à peu près telle94 (sauf quelques auteurs et surtout Tacite) que nous la connaissons aujourd’hui, et puis tous les travaux de la pensée moderne, en physique, en philosophie, en théologie. Rien ne lui a échappé : et il a jeté tout cela, abondamment, confusément dans son poème, laïcisant, c’est-à-dire vulgarisant la science des écoles, initiant les seigneurs et les bourgeois aux plus graves problèmes, aux plus hardies solutions, aux plus téméraires inquiétudes, sollicitant le vulgaire à savoir, à penser, par conséquent à s’affranchir, et faisant ainsi une œuvre qu’on a pu comparer à celle de Voltaire. On ne saurait imaginer en effet de combien de choses Jean de Meung trouve moyen de parler, tandis que son Amant poursuit la conquête de la Rose. Le paupérisme, et l’inégalité des biens, la nature du pouvoir royal, l’origine de l’État et des pouvoirs publics, la justice, l’instinct, la nature du mal, l’origine de la société, de la propriété, du mariage, le conflit du clergé séculier et du clergé régulier, des mendiants et de l’Université, l’œuvre de création et de destruction incessantes de la nature, les rapports de la nature et de l’art, la notion de la liberté et son conflit avec le dogme et la prescience divine, l’origine du mal et du péché, l’homme dans la nature, et son désordre dans l’ordre universel, toutes sortes d’observations, de discussions, de démonstrations sur l’arc-en-ciel, les miroirs, les erreurs des sens, les visions, les hallucinations, la sorcellerie et jusque sur certain phénomène de dédoublement de la personnalité, voilà un sommaire aperçu des questions que traite Jean de Meung, outre tous les développements de morale et de satire qui tiennent plus directement à l’action du roman, etje ne sais combien de contes mythologiques extraits d’Ovide ou de Virgile, tels que les amours de Didon et l’histoire de Pygmalion. Toutes ces choses s’amalgament, s’enchevêtrent, se lient comme elles peuvent : c’est un incroyable fouillis, et l’on serait tenté de prime abord de dire un épouvantable fatras.

De ce fatras se dégage immédiatement avec évidence un esprit général qui est tout contraire à l’aristocratique délicatesse de Guillaumede Lorris : et ce n’est pas la moindre singularité de l’ouvrage que cette absolue incompatibilité des deux intelligences qui l’ont faite.

Jean Clopinel est un vrai bourgeois, qui n’entend rien aux raffinements de l’amour courtois, ou qui n’y voit que ridicule fadaise : aussi, dès les premiers vers qu’il écrit, imprime-t-il à sa matière un tout autre caractère, un caractère tout pratique et positif. Et même lorsqu’il traduit les courtoises leçons d’André le Chapelain, notre bourgeois, qui n’a pas un grain de chimère dans l’esprit, les interprète dans le sens des plus matérialistes Fabliaux.

En bon bourgeois aussi, le collaborateur indigne de Guillaume de Lorris méprise les femmes : et de ce mépris brutal et profond naît pour lui l’impossibilité de comprendre l’amour courtois : comment peut-on perdre temps en propos ingénieux, en grimaces dévotes, avec cet être fragile, vicieux, bavard, menteur, et qui ne sert pour un prud’homme qu’à tenir le ménage et donner des enfants ? Une des plus authentiques marques de bourgeoisie dans une œuvre littéraire, c’est l’effacement ou l’abaissement de la femme : Jean de Meung donne à la règle une éclatante confirmation. Jamais verve plus robuste n’a diffamé et dégradé la femme : Arnolphe n’est que son descendant dégénéré et poli.

Un manque essentiel de respect, l’instinct de défiance et de médisance contre les puissants, contre les gens en place, contre ceux surtout qui détiennent une part de la richesse publique ou qui ont mission d’administrer la justice, contre ceux aussi, baillis ou prévôts, dont le menu peuple souffre plus parce qu’ils sont plus près de lui, voilà un autre trait de l’humeur bourgeoise ; et par là encore la seconde partie du Roman de la Rose est d’inspiration bourgeoise.

Enfin, de tout temps, le bourgeois a détesté l’hypocrisie et médit des « capots » : et il définit hypocrisie ou cagotisme tout ce qui n’est pas la religion telle qu’il l’entend et la pratique, accommodée à son usage, intérêts et préjugés. Hier c’était au jésuite qu’il en avait : au xiiie siècle, c’était aux jacobins, aux cordeliers, en un mot aux ordres mendiants. Jean de Meung qui admet le Temple et l’Hôpital, les chanoines de Saint-Augustin et l’ordre de Saint-Benoît, est un des plus terribles ennemis que les moines mendiants aient rencontrés. Guillaume de Lorris avait esquissé la figure hypocrite de Papelardie, sans désigner personne : Jean de Meung, avec emportement, brosse l’image horrifique de Faux-Semblant, richement enluminée de tons crus et violents ; et de peur qu’on ne s’y trompe, il ajoute à l’image une légende qui nomme les originaux. Ce bourgeois rangé, prudent, pieux, en veut aux mendiants de leur vie quémandeuse et fainéante, de leurs richesses acquises sans travail ; il leur eu veut de se substituer aux séculiers, de prêcher, de confesser et d’absoudre dans les paroisses, au nez des curés désertés et affamés ; et ses rancunes d’écolier irritant ses haines de bourgeois, il leur en veut de leur intrusion dans les chaires de l’Université, de la défaite et de l’exil de Guillaume de Saint-Amour ; il prend à celui-ci, qui peut-être avait été son maître, des chapitres entiers, notamment du livre des Périls des derniers temps, et les tourne en vers français à la confusion de l’ordre de Saint-Dominique et de tous ces nouveaux frères dont l’oisiveté et l’hypocrisie menacent de perdre la Sainte Église. Il ne faut pas se faire illusion sur la valeur de ces attaques : elles n’étaient pas nouvelles, ni en France ni dans la chrétienté ; et il n’y avait pas longtemps que Rutebeuf, précisément pour les mêmes motifs, avait dit les mêmes choses. Jean de Meung ne fait pas plus que ses devanciers la psychologie de l’hypocrisie : il n’ajoute à leurs satires que quelques degrés de virulence et de passion, et ses rares et fortes qualités d’écrivain.

Mais Jean de Meung est autre chose qu’un bourgeois et qu’un écolier : il y a autre chose dans son œuvre que des vivacités gauloises et des rancunes universitaires. Ce serait le rapetisser infiniment, de n’y voir qu’un continuateur plus pédant de Renart ou des Fabliaux, et même de Rutebeuf. Jean de Meung est un original et hardi penseur, qui s’est servi de la science de l’école avec indépendance : son Roman de la Rose enferme un système complet de philosophie, et cette philosophie est tout émancipée déjà de la théologie ; ce n’est pas la langue seulement, c’est la pensée qui est laïque dans ce poème.

Il est aisé de suivre l’enchaînement des idées de Jean de Meung et de voir comment tout son système a pu s’attacher à la fiction du Jeune Homme amoureux de la Rose. Renversant la doctrine de son prédécesseur, il se moque de l’amour courtois. Mais il n’est pas de ces épicuriens qui poursuivent le plaisir, et bénissent toutes les sources dont il sort. Notre philosophe méprise la volupté, il en connaît l’illusion, et sait qu’elle n’est qu’un voile sous lequel la nature déguise ses fins, une amorce par où elle nous y attire. Avec une netteté et une puissance d’expression singulières, il voit la fuite incessante des phénomènes, l’écoulement universel de tout ce qui a reçu être et vie. La mort chasse tous les individus, et finit par les prendre. Rien ne reste, et l’humanité, le monde disparaîtraient bientôt, si les espèces ne demeuraient : dans cette grande querelle des universaux qui a si longtemps partagé les scolastiques, Jean de Meung, avec Alain de Lille, est réaliste, mais d’un réalisme à la fois très élevé et très sensé. Les phénomènes passent, les individus meurent : l’espèce seule a de la réalité, seule elle est, parce que seule elle reste. A la mort qui tend sans cesse à l’éteindre, elle oppose la génération qui tend sans cesse à l’accroître, et sa perpétuité se fonde sur l’équilibre des deux forces en conflit. Ainsi l’amour est, selon l’intention de la nature, le vainqueur de la mort, c’est la source, le fondement, le pivot de la vie universelle. Honni soit qui s’y dérobe ! il est en révolte contre la nature, ennemi de Dieu, dont il aspire à détruire pour sa part la création.

Que plus sage et plus vertueux est celui qui, en simplicité de cœur, suit l’instinct de la nature ! Toutes les institutions, tous les usages qui, réglant les rapports sociaux de l’homme et de la femme vont contre la nature, sont condamnés par la raison. Au reste quiconque, en toute chose, ramènerait sa pensée et conformerait ses actes aux commandements de cette toute bonne et puissante nature, celui-là serait assuré de tenir et le vrai et le bien. Le critérium universel et infaillible, c’est la nature : la raison n’en connaît pas d’autre.

La Nature n’a pas fait les rois : le roi est un homme comme les autres, ni plus grand ni plus fort ; bien au cou traire,

Car sa force ne vaut deux pommes
Contre la force d’un ribaut.

Selon la nature, il n’a pas de droit sur ses semblables. Quel est donc le fondement du pouvoir royal ? C’est l’intérêt public. Fatigués de la barbarie primitive, où la lutte de tous contre tous est l’état naturel, où chacun ne prend et ne garde que selon sa force actuelle, les hommes ont constitué l’État, le pouvoir civil, gardien de la propriété et de la justice ; le roi n’est leur maître que pour leur service et leur sûreté : c’est le gendarme de Taine :

Un grand vilain entre eux élurent
Le plus ossu de tant qu’ils furent,
Le plus corsu et le plus grand :
Si le firent prince et seigneur.

Les impôts ne sont qu’une contribution destinée à fournir au prince les moyens de faire sa fonction. Voilà le principe selon lequel on peut juger les puissances : n’en voit-on pas les conséquences ?

La nature n’a pas fait davantage une hiérarchie sociale : selon la nature, la noblesse n’existe pas. Ou plutôt elle existe, elle est personnelle. La noblesse, dit Jean de Meung après Juvénal, la seule noblesse, c’est la vertu, c’est le mérite. La raison ne distingue les individus que selon l’inégalité naturelle : la force physique, que notre penseur est loin de mépriser, mais surtout l’intelligence et la science, voilà ce qui élève les hommes et leur confère une dignité supérieure. Il n’a que mépris pour le baron « qui court aux cerfs ramages » ; mais, avec une hauteur remarquable de pensée, il ajoute que le vice est plus condamnable chez les clercs que chez « les gens laïcs, simples et nices ».

Suivre la nature, c’est la raison, et c’est la vertu. La nature prescrit, à l’homme ses besoins, et par là lui prescrit aussi ses désirs : tonie passion qui va au-delà du besoin naturel est factice et mauvaise. De là vient que Jean de Meung s’emporte si âprement contre l’ambition et l’avarice : faut-il tant de tracas, d’efforts, de misères, et surtout de misères infligées à autrui, pour vivre ? Que demande donc la nature ? La bonne vie naturelle et, partant, le bonheur ne sont-ils pas à la portée de tous ? Il faut voir notre poète peindre largement, gravement, avec une sympathie chaude et joyeuse, la vie des ribauds qui « portent sacs de charbon en grève » :

Ils travaillent en patience.
Et battent, et dansent, et sautent.
Et vont à Saint-Marcel aux tripes,
Ni ne prisent trésor deux pipes :
Mais dépensent à la taverne
 Tout leur gain, toute leur épargne,
Puis revont porter les fardeaux
Joyeusement, non pas par deuil.
Et leur pain loyalement gagnent,
Puis revont au tonneau, et boivent,
Et vivent si comme on doit vivre.

Jean de Meung est un des rares écrivains de notre littérature qui ne s’enferment pas dans la vie bourgeoise et l’idéal bourgeois ; il est peuple, il aime le peuple, sa vie dure, insouciante, toute à l’effort et au bien-être physiques : et c’est sans doute en grande partie par là que ce contemplateur de l’universel écoulement des apparences s’est préservé du pessimisme, où tant d’autres avant et après lui ont sombré.

Enfin la nature même, comme de toute raison, de tout droit, de tout bien, est l’unique principe de toute beauté : Jean de Meung n’est pas grand esthéticien, n’entre pas en long propos sur le beau. Cependant d’un mot il a indiqué la nature comme « la fontaine »

Toujours courante et toujours pleine
De qui toute beauté dérive.

C’est ce franc naturalisme qui élargit les invectives que notre bourgeois lance contre les moines. Les moines mendient : le travail est la loi de nature. Les moines font vœu de célibat : la loi de nature, c’est l’amour. Mais l’institution monastique est l’âme de l’Église : l’idéal chrétien ne se réalise à peu près que par l’ascétisme des couvents, où s’épanouissent les saintes fleurs de pauvreté et de pureté. L’Église (et non pas seulement les moines) est ennemie de la Nature : et Jean de Meung, qui ne s’attaque qu’aux moines, le voit bien obscurément. Quand il déclare la Nature « ministre de la cité mondaine », ou « vicaire et connétable de l’empereur éternel », pourquoi donc lui donne-t-il les titres sur lesquels le chef même de l’Église fonde son autorité ? Ne semble-t-il pas ainsi instituer en face du vicaire de Jésus-Christ, qui siège à Rome, un autre vicaire divin qui réside en chacun de nous, et dont les commandements intérieurs pourront faire échec aux commandements de l’Église romaine ? Cependant Jean de Meung se contente de consacrer la Nature au nom de Dieu : il laisse à un autre, qui viendra à son heure, à Rabelais, la charge d’excommunier l’Église, Antiphysie, au nom de la Nature.

En effet, il ne peut sortir de son temps, et le temps n’est pas venu de n’être pas chrétien. Jean de Meung n’aperçoit pas que sa pensée le met hors de l’Église, et en ruine les fondements. Il est croyant et pieux, comme Rutebeuf : si l’on ne regardait que l’élan du cœur, je dirais presque qu’il l’est comme Joinville. L’Évangile est sa règle, il s’y tient, il le défend : il dispute contre ceux qui lui semblent s’en éloigner, il se fait le champion de l’ancienne foi contre les nouveautés de l’Évangile éternel, et c’est pour purifier la religion, qu’il fait une si rude guerre à la corruption de l’Église, aux vices des ordres monastiques. Sa situation est celle des premiers réformateurs du xvie siècle, de ces humanistes chrétiens qui croient servir Jésus-Christ en se servant de leur raison, et qui très sincèrement, très pieusement, espèrent la réforme de l’Église du progrès de la philosophie. Volontiers, comme ils feront souvent, il met toute l’orthodoxie dans la foi ; et toute la foi dans la charité, la bonne volonté, la vertu. Aimer le prochain, l’aimer activement, c’est être bon chrétien, et Dieu ne demande pas autre chose. Aussi, au formalisme compliqué des pratiques, aux exigences contre nature de la vie monastique, oppose-t-il, dans des vers d’une expression originale et forte, la sainteté laïque qui gagne le ciel, l’idéal de la vie chrétienne dans le monde, qui satisfait à la fois à l’Évangile et à la raison :

Bien peut en robes de couleur
Sainte religion fleurir :
Plus d’un saint a-t-on vu mourir,
Et maintes saintes glorieuses,
Dévotes et religieuses.
Qui draps communs toujours vêtirent,
Et jamais n’en furent moins saintes :
Et je vous en nommerais maintes.
Mais presque toutes tes saintes
Qui aux églises sont priées,
Vierges chastes, et mariées
Qui maints beaux enfants enfantèrent,
Les habits du siècle portèrent ;
Et en ceux-là même moururent,
Qui saints sont, seront et furent.

Et notre poète a le droit en vérité d’ouvrir le ciel à ceux qui vécurent en ce monde selon son commandement : malgré le cynisme de son langage et parfois de ses idées, il prêche une haute et sévère morale ; il a su tirer toutes les vertus de son naturalisme. L’instinct, de soi, n’est moralement ni bon ni mauvais : il n’est pas mauvais, car l’acte qui en sort est bon ; il n’est pas bon, car l’acte qui en sort n’est pas volontaire. Mais l’usage de l’instinct crée le mérite et le démérite : l’homme est libre, et, selon sa science, choisit entre les actes que son instinct lui suggère ; s’il suit la nature et l’Évangile, qui en termes différents lui font le même commandement, la nature l’avertissant de travailler pour l’espèce, l’Évangile lui enjoignant de se dévouer au prochain, il se désintéressera ; il éloignera l’ambition, l’avarice, la volupté, l’égoïsme : il sera doux, humble, charitable, et s’efforcera de vaincre par l’amour les misères sociales.

Par malheur, Jean de Meung n’a pas, comme Dante, créé une forme qui assurât à sa pensée l’éternité des belles choses : il lui a manqué d’être un grand artiste. Les plus apparentes et vulgaires beautés de l’art font défaut à son œuvre : il n’a ni souci ni science de la composition, des proportions, des convenances. Ce roman de la Rose est un fatras, un chaos, un étrange tissu des matières les plus hétérogènes : les digressions, les parenthèses de cinq cents vers ne coûtent rien à l’auteur. L’ouvrage est une suite de morceaux, qui s’accrochent comme ils peuvent, et se poursuivent parfois sans se rejoindre.

Il y a de ces morceaux qui sont admirables : mais, en dépit même de son incohérence, l’ensemble du poème donne l’impression de quelque chose de vigoureux et de puissant. Ce bouillonnement d’idées et de raisonnements qui se dégorgent incessamment pendant dix-huit mille vers, sans un arrêt, sans un repos, cette verve et cet éclat de style, net, incisif, efficace, souvent définitif, cette précision des démonstrations, des expositions les plus compliquées et subtiles, cette allégresse robuste avec laquelle le poète porte un énorme fardeau de faits et d’arguments, le mouvement qui, malgré d’inévitables langueurs, précipite en somme la masse confuse et féconde des éruditions scolastiques et des inventions hardiment originales, tout cela donne à l’œuvre un caractère de force un peu vulgaire, qui n’est pas sans beauté.

Puis, si l’artiste est médiocre, il y a certainement dans Jean de Meung un poète. Il n’a qu’un trait de commun avec Guillaume de Lorris, et c’est précisément le sentiment poétique d’une certaine antiquité, d’une antiquité raffinée, voluptueuse, fastueuse, un peu mièvre, d’une sorte de xviiie siècle gréco-romain, mythologique, ingénieux, rococo, que le galant Ovide lui a révélée. Même à la Renaissance et même au xviii° siècle, ce sera toujours cette antiquité qui sera la plus accessible à nos Français.

Mais de plus, Jean de Meung a le sens de la vie, surtout, il faut le dire, de la vie basse et ignoble : il peint grassement les mœurs de la canaille. D’une certaine vieille, que Guillaume de Lorris avait à peine présentée, Jean de Meung, détaillant avec énergie le caractère du personnage, a fait la digne aïeule des Célestine et des Macette, une figure hideusement pittoresque. Et à d’autres moments, par le regret ému de sa belle jeunesse, dépassant la belle heaumière de Villon, la vieille du Roman de la Rose atteint presque à la mélancolie de certains vers de Ronsard.

Élevons-nous au-dessus de cette poésie triviale et populaire : voici de quoi nous satisfaire. Au milieu des déductions arides et de la scolastique subtile, soudain l’analyse tourne en synthèse, et les idées se dressent sous nos yeux, réalisées, incarnées, individuelles. Jean de Meung nous démontre

Qu’onques amour et seigneurie
Ne s’entrefirent compagnie,

et que le pouvoir du mari fait naître au lieu de l’amour l’indocilité chez la femme. La démonstration devient une scène de comédie, une longue, puissante et comique apostrophe du jaloux à la femme qu’il a par folie épousée : le caractère dramatique se dégage du type abstrait et allégorique, par l’abondance des nuances, des traits particuliers, finement inventés et vigoureusement expressifs. Ailleurs, veut-il se plaindre de l’indiscrétion des femmes, autre scène de comédie : dans un tableau très réaliste, un dialogue vif et fort de la femme et du mari, l’une par ruse, caresse, menace, dépit extorquant le secret qu’elle publiera, l’autre, pauvre niais ! résistant, mollissant, et cédant enfin pour son dam. Ces deux scènes sont de remarquables morceaux de psychologie dramatique. C’est le geste, le mot, l’accent, qui caractérisent un caractère, un état d’esprit : c’est l’expressionindividuelle de l’universelle humanité, ou d’un des larges groupes qui la composent, d’une des éternelles situations dont est faite son histoire morale. Le principe de la comédie classique est là.

Enfin on ne saurait méconnaître que Jean de Meung a été poète par la puissance de la vision symbolique. La grossièreté cynique de ses images ne doit pas nous arrêter : il y a de la grandeur dans la façon dont il a traduit par le lourd martèlement et l’insistance rude de son style l’effort de la nature réparant incessamment la mort par la naissance. De même, quoi qu’il doive à Alain de Lille, il a certainement vu d’une vision de poète, et rendu avec une fantaisie vigoureuse cette grande allégorie de la Nature travaillant en sa forge, taudis que l’Art à ses genoux s’efforce de lui dérober ses secrets et d’imiter son œuvre. Jean de Meung ne s’est pas toujours contenté de mettre en vers la philosophie : il lui est arrivé de faire vraiment de sa philosophie une poésie.

La conclusion de tout ce qui précède, c’est que Jean de Meung est un des plus grands noms du moyen âge, même de notre littérature : on ne lui a peut-être pas encore fait sa place assez grande. Son œuvre a subi de durs assauts : mais il semble que les pieux esprits qu’il a scandalisés, Christine de Pisan, Gerson, aient été frappés de certains détails apparents et extérieurs, propos cyniques, épisodes immoraux, plutôt que du sens hardi et profond de l’ensemble. Et ce n’est pas celui-ci non plus que les apologistes de Jean de Meung, les premiers représentants de l’humanisme, comme Jean de Montreuil, ont défendu. Cependant on ne saurait exagérer la gravité essentielle de l’ouvrage. Par sa philosophie qui consiste essentiellement dans l’identité, la souveraineté de Nature et de Raison, il est le premier anneau de la chaîne qui relie Rabelais, Montaigne, Molière, à laquelle Voltaire aussi se rattache, et même à certains égards Boileau. Il ressemble surtout à Rabelais : c’est la même érudition encyclopédique, la même prédominance de la faculté de connaître sur le sens artistique, la même joie des sens largement ouverts à la vie, le même cynisme de propos, le même fatras, la même indifférence aux qualités d’ordre, d’harmonie, de mesure. Tous les deux nés aux bords de Loire, fils du même pays, génies populaires, vulgaires et forts, il y a entre eux la différence des temps : mais c’est au fond la même œuvre, à laquelle ils ont travaillé, presque par les mêmes moyens. Rabelais est plus puissant, plus passionné, plus pittoresque : mais en somme ce qu’il a été au xvie siècle, Jean de Meung le fut au XIIIe. Il clôt dignement le moyen âge par une œuvre maîtresse, qui le résume et le détruit.

Reportons, avant de terminer, notre pensée vers le bon sénéchal de Champagne, qui bientôt allait recueillir ses souvenirs du saint roi Louis IX : Joinville et Jean de Meung, tout le xiiie siècle tient en ces deux noms, avec l’opposition de deux classes, le contraste de deux esprits. Leurs deux œuvres nous font voir les deux faces de la civilisation du moyen âge. Mais l’œuvre délicate de Joinville exprime surtout ce qui va périr, elle est déjà le passé ; l’œuvre grossière de Jean de Meung exprime ce qui va germer et grandir, elle contient l’avenir.

Seconde partie
Du moyen âge à la Renaissance §

Livre I
Décomposition du Moyen âge §

Chapitre I
Le quatorzième siècle (1328-1420) §

1. Décadence de la féodalité et de l’Église : dessèchement des formes poétiques du moyen âge. Faiblesse et artifice de la poésie. — 

2. Froissart. Indifférence morale. Intelligence médiocre. Peintre d’éclatantes mascarades et d’aventures singulières. — 3. Écrivains bourgeois et clercs : Eustache Deschamps. Renaissance avortée : les traducteurs sous Jean Il et Charles V. — 4. L’éloquence : son caractère ecclésiastique. La prédication en langue vulgaire. Gerson.

1. Caractères généraux des xive et xve siècles. §

L’avènement des Valois (1328) marque véritablement la fin du moyen âge. Le xive et le xve siècle forment entre le moyen âge et la Renaissance une longue époque de transition, pendant laquelle tout l’édifice intellectuel et social du moyen âge tombe lentement, tristement en ruines, mais pendant laquelle aussi pointent de ci, de là, les germes épars encore et chétifs de ce renouvellement universel qui sera la Renaissance. Plus on va, plus la décomposition s’avance et s’étale aux yeux les moins clairvoyants ; la façade, qui longtemps se maintient, ne cache plus l’effondrement interne ; mais plus aussi l’avenir mêle ses lueurs aux reflets du passé : et cependant rien ne se fonde, et le xve siècle se clôt, en laissant l’impression d’un monde qui finit, d’un avortement irrémédiable et désastreux95.

L’âme du monde féodal se dissout : les principes qui faisaient sa force, se dessèchent ou se corrompent. Il semble que leur fécondité soit épuisée, sauf pour le mal. La noblesse féodale fournira des mérites, des dévouements individuels : mais, à la prendre en corps, son rôle bienfaisant est fini ; elle fait décidément banqueroute à l’intérêt public ; elle devient l’obstacle, l’ennemie, et réunit contre elle la bourgeoisie et le roi, rendant dès lors inévitables ces deux étapes du développement national : la monarchie absolue et la Révolution. Elle n’a plus de Rolands ni même de Lancelots : à force d’élever, de raffiner l’idéal chevaleresque, elle l’a résolu en un héroïsme de parade, pompeux et vide. Sous prétexte d’épurer le sentiment de l’honneur, on l’a séparé de tous ses effets pratiques ; on a exclu la considération grossière et avilissante de l’utilité. Mais, le service du roi, de la France, n’étant plus la fin de la bravoure, la prouesse n’ayant d’autre objet qu’elle-même, d’abord toutes les folies de Crécy, de Poitiers, de Nicopolis, d’Azincourt en ont résulté, et la chevalerie s’est révélée, non plus seulement inutile, mais funeste.

Puis comme cet héroïsme à vide n’est pas compatible avec la réelle humanité, voici comment le roman s’est transcrit dans la vie : derrière la façade théâtrale des vertus chevaleresques, toute la brutalité de l’égoïsme individuel se donne cours. Belles paroles, riches habits, fêtes somptueuses, effrénées largesses, folles aventures, grandes démonstrations d’honneur, de générosité, de loyauté : voilà le dehors, le masque. Le dedans, c’est vanité, cupidité, sensualité, scepticisme moral et absolu égoïsme. La guerre est pour les seigneurs un moyen de gagner, et le seul : de là cette fureur de combats, ces éclatantes prouesses, mais aussi cet âpre rançonnement des prisonniers, ce dur pillage des provinces. Et de là, quand manque l’ennemi national, la fièvre des lointaines aventures, ou les ligues contre le roi, pour le bien public : entendez, comme on l’a dit, que le bien public est le prétexte et la proie. Le lien féodal, bien relâché, n’oblige ni n’empêche plus guère : la loyauté subtile du chevalier sait se dérober fièrement ; avec de belles attitudes et une noble piaffe. Au fond, parmi tous ces chevaliers, il n’y a guère que des routiers ; il n’y a que les paroles et les manières qui fassent une différence. Voilà comment la féodalité se présente dans Froissart. Voilà comment, tandis que de plus en plus les rois se feront bourgeois, elle s’étalera dans les dernières grandes cours provinciales, notamment chez ces ducs de Bourgogne, où elle sera, plus que nulle part ailleurs, extravagante de vanité, d’insolence, de faste, et désolante d’intime et essentielle grossièreté.

L’autre principe vital du moyen âge, la foi, ne subit pas de moindres atteintes. Sans doute le christianisme, si actif et si fécond même de nos jours, n’est pas épuisé au xive siècle : la foi est aussi ardente que jamais Mais l’Eglise, avec ses institutions et sa hiérarchie, semble prendre à tâche de tromper, de désespérer ses croyants. Les désordres scandaleux du schisme, les indignes querelles des antipapes, les ambitions, les passions, les mœurs, le luxe des cardinaux et des évêques, le marchandage effréné des dignités ecclésiastiques, la politique et les intérêts personnels se jouant de la religion, la déviation du grand mouvement chrétien qui avait créé les ordres mendiants, les richesses insolentes, l’esprit dominateur et intrigant de ces humbles moines, tout cela n’empêchait pas de croire, mais tout cela détachait de la forme actuelle de l’Église, tout cela rendait la simple obéissance, la docilité confiante à l’Église de plus en plus impossibles : et la foi des peuples se tournait en explosions indisciplinées de zèle individuel, en sombres exaltations où peu à peu se précisait l’idée que l’Église perdait la religion du Christ, et que les gens d’Église perdaient l’Église. On s’habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de son cœur, sans attendre une règle, une direction de l’autorité ecclésiastique, haïe, méprisée ou suspecte en ses représentants.

La royauté recueille la puissance qui échappe des mains de la féodalité et de l’Église. Elle transforme insensiblement sa suzeraineté en souveraineté ; elle se fortifie et contre les entreprises des seigneurs et contre l’ingérence des papes : elle prétend être la maîtresse chez elle, et commander seule à tous, laïcs ou clercs. L’Église de France est son Église, qui ne devra obéir au chef spirituel de Rome qu’autorisée et contrôlée par le chef temporel de Paris. La force du roi, c’est d’incarner pour le peuple l’unité de la conscience nationale, de représenter pour les lettrés la doctrine romaine de l’État souverain. On le sent protecteur et on le veut maître. Et la royauté, sauf d’intermittents accès de frénésie chevaleresque, voit où elle va, ce qu’elle peut, par qui elle dure et gagne : elle devient bourgeoise et savante ; elle utilise les forces encore neuves que contiennent et l’âme du tiers état, et la science des docteurs. De là ces petites gens qui entourent Philippe le Del, Charles V et, tant qu’il a sens et vouloir, Charles VI : de là ces légistes, ces secrétaires, ces conseillers, ces « marmousets », petites gens aux noms vulgaires, qui travaillent de l’esprit, non du bras, et mettent au service de la royauté, du public, de l’Etat, la droiture du sens populaire ou les ressources de la culture scolastique.

C’était déjà quelqu’un au temps de saint Louis qu’un bourgeois de Paris : et jusque sur la flotte des croisés, en Egypte, en Syrie, ce titre se faisait respecter. La bourgeoisie, à travers les malheurs et les désordres du xive siècle, ne cessera de croître : et même déchue des espérances qu’elle aura pu concevoir un moment de dominer la royauté ou de s’en passer, elle restera puissante et considérée dans sa docilité soumise. Deux ouvrages d’éducation, écrits à vingt ans de distance, le livre que le chevalier de la Tour Landry adressait à ses filles (1372) et le Ménagier de Paris, qu’un bourgeois déjà mûr dédiait à sa jeune femme (1302) nous font mesurer la différence des deux classes, la frivolité, l’ignorance, l’amoindrissement du sens moral chez l’excellent et bien intentionné seigneur : chez le bourgeois, le sérieux de l’esprit, la dignité des mœurs, la réflexion déjà mûre, la culture déjà développée, enfin la gravité tendre des affections domestiques, l’élargissement de l’âme au-delà de l’égoïsme personnel et familial par la justice et la pitié.

La science est encore le dépôt et le privilège de l’Université : et l’Université est encore ecclésiastique. La théologie est encore la maîtresse science, et la logique la maîtresse forme de la science. Mais cette armée innombrable et tumultueuse des écoliers, 30 000, dit-on, au xive siècle pour Paris seulement, cette armée se recrute en majeure partie dans la bourgeoisie, dans les couches profondes du peuple. L’Église ne peut consommer, placer, régir tout ce qu’elle a formé. Des écoles essaime chaque année un plus grand nombre d’intelligences fortes, hardies, disposées à se mouvoir librement, à user spontanément, sans contrôle de l’Église, de ce savoir et de cette méthode dont elles sont armées. De l’abus même de l’instrument logique, une certaine liberté de pensée naîtra, et les opinions individuelles livreront leurs premières batailles sous l’épaisse armure du syllogisme. Dans le triomphe de la théologie, le droit a survécu et grandit sans cesse : en lace des théologiens de Paris, les décrétistes d’Orléans s’élèvent, serviteurs zélés et redoutables du pouvoir royal. Sous la scolastique écrasante, l’humanisme va se réveiller, précisément au xiv° siècle. Enfin les passions populaires pénétreront ce corps où circule le sang du peuple, et contribueront à donner aux études une orientation, à la pensée une forme que l’Église n’a pas souhaitées. Si bien qu’en cet âge de trouble et de misère, l’Université, sous son vêtement ecclésiastique, sous les privilèges de ses clercs et de ses docteurs, abritera la raison indépendante, pour lui permettre d’atteindre le temps où elle pourra jeter bas la défroque scolastique et se risquer hors de la rue du Fouarre ou du Clos-Bruneau.

Le xive et le xve siècle sont tristes. Les ruines apparaissent, et les germes sont cachés, surtout pour les contemporains. L’abandon, les défaillances des classes d’où l’on était habitué de recevoir une direction, le spectacle et les exemples de leur dégradation, répandent partout un matérialisme cynique, un scepticisme désolant, le culte de la force, de la ruse plus que de la force, du succès plus que de tout. Il semble que la moralité sombre, et si l’honnêteté bourgeoise, si la philosophie chrétienne ou antique la maintiennent encore dans quelques parties du xive siècle, le siècle suivant touchera le fond du nihilisme moral.

Pour hâter la décomposition de la société et de l’âme féodales, la peste noire, qui en 1348 enlève au monde connu le tiers de ses habitants, la guerre de Gent Ans, guerre étrangère, guerre civile, crises aiguës des invasions, ravages endémiques des routiers : tous les fléaux, toutes les souffrances oppressent les âmes, mais en somme les délivrent avec douleur, les arrachent à leurs respects, à leurs habitudes, à leur forme d’autrefois, remettent tout violemment dans l’indétermination, qui seule rendra possible une détermination nouvelle.

La littérature suit la destinée de la nation et l’évolution des idées. Elle se dissout ou se dessèche ; l’âme et la sève s’en retirent. Ce n’est que bois mort ou végétation stérile. En dépit de quelques noms éclatants, de quelques curieuses ou grandes œuvres, le xive siècle et le xve font un trou entre les richesses du moyen âge et les splendeurs de la Renaissance. Ni les hommes ni les œuvres ne manquent : mais, si la matière est riche pour l’historien ou pour le philologue, elle est pauvre pour le critique, qui s’arrête seulement aux œuvres littéraires, c’est-à-dire aux idées, sentiments, expériences, rêves que l’art a revêtus d’éternité. Rien n’est moins éternel que la littérature du xive siècle, tantôt expression de sentiments épuisés ou factices, tantôt forme vide et laborieux assemblage de signes sans signification, où rien n’est réel, solide et viable, pas même la langue : car ce n’est pas encore la langue moderne, et ce n’est plus la langue du moyen âge.

Le siècle, évidemment, n’est pas poétique. L’âge de l’inspiration épique, et même chevaleresque est passé. Le triste produit du temps, ce sont les Enfances Garin de Monglane, dernier terme de l’extravagance et de la platitude où puisse atteindre la pure chanson de geste, coulée dans le moule traditionnel. Un ne délaisse pas les ouvrages anciens, mais on ne les goûte que dans des rédactions remaniées, mises à la mode du jour et imprégnées d’actualité, sans respect du caractère original et de la convenance esthétique. Le seigneur qui a sa « librairie » et ses lecteurs, le bourgeois, dernier client du jongleur, veulent qu’on exprime leurs passions, leurs opinions ; le présent les possède, et que l’œuvre soit vieille ou neuve, ils n’en ont cure, pourvu qu’ils y retrouvent le présent. Tandis que le poème héroïque s’évanouit pour plaire aux nobles dans la chevalerie carnavalesque des Vœux du Paon, il aboutit quand on s’adresse a la roture, à la chevalerie joviale de Baudouin de Sebourc, cette sorte de Du Gueselin vert-galant, à qui sa bravoure enragée contre la féodalité et la maltôte tient lieu de toutes vertus.

Partout, dans les suites, refaçons et contrefaçons de Renart96, dans les Fabliaux, dans tous les genres de poésie narrative, avec l’ordure croit la violence : l’âpreté des haines tient lieu de talent. Cependant, à travers la raideur gothique de leurs laisses monorimes, un sentiment plus noble anime le trouvère inconnu qui rime le Combat des Trente, et « le pauvre homme Cuvelier » qui dit la Vie de Bertrand du Gueselin : âmes sans fiel et sans haine, où commence à s’éveiller la conscience de la patrie. C’est dommage que le génie manque même à ces braves gens.

La poésie artistique cependant n’a pas disparu : mais par une étrange corruption se réalise un type paradoxal de forme poétique sans poésie ; le néant de l’âme féodale crée pour s’exprimer un art très savant et très insignifiant. Ce qu’on n’ose appeler le lyrisme du xive siècle est le prolongement du lyrisme savant des chansonniers aristocratiques du xiiie siècle, et c’en est la décadence : on peut deviner à quels résultats on arrive, quand la pédantesque subtilité de la dialectique scolastique se superpose à la subtilité élégante de l’amour courtois. Pour ne rien laisser à l’invention de ce qu’on peut donner à la science, aux libres et personnelles combinaisons de rythmes dont les troubadours avaient donné l’exemple à la poésie du Nord, on substitue des formes fixes, dont les types dérivent des anciennes chansons à danser, le rondeau, le virelai, la ballade, le chant royal97 ; on s’ingénie à multiplier, à compliquer les règles de ces genres, pour en rendre la pratique plus difficile, et la perfection, à ce qu’on croit, plus admirable. On met tout enfin dans la technique, et toute la technique dans la difficulté. Eustache Deschamps, qui est pourtant un homme de sens, prend la peine d’écrire en 1392 un « Art de dictier et de faire ballades et chants royaux », qui résume la poétique du siècle. Le mal n’est pas qu’il aime les formes curieuses et parfaites ; mais il les estime seulement selon l’effort et contorsion d’esprit qu’elles nécessitent. Par-dessus les rondeaux simples ou doubles, par-dessus les virelais et chants royaux, il admire la ballade « équivoque et rétrograde », où la dernière syllabe de chaque vers donne le premier mot du vers suivant : vrai tour de force en effet, et acrobatie poétique.

Comme on complique le rythme, on complique le style : et là aussi, la beauté consiste à prendre le contre-pied de la nature, et à chercher en tout la difficulté. Rendre l’idée par l’expression la plus éloignée de l’idée, la moins nécessaire et la moins attendue, voilà le résumé de toutes les règles, et c’est pour cela que l’allégorie triomphe et s’étale insolemment, ennuyeusement, dans les écrits du xive siècle : elle est devenue surtout classique et obligatoire depuis le Roman de la Rose. On ne sait plus dire simplement, directement ce qu’on a à dire : il faut passer par le labyrinthe interminable de l’allégorie, où l’art répand à profusion tous les ornements de la mythologie, de l’astrologie, de la physique et de toutes les belles éruditions. De là ces titres bizarres, qui dénoncent la fantaisie laborieuse des auteurs : le seul Froissart écrit l’Horloge amoureuse, le Traité de l’Epinette amoureuse, le Joli Buisson de jeunesse, que sais-je encore ? un Paradis, puis un Temple d’Amour. Et ce qu’il appelle l’Ëpinette amoureuse, c’est ce que nous intitulerions Souvenirs de Jeunesse. Prose ou vers, galanterie ou doctrine, toute forme et tout sujet s’accommode en allégorie. Un traité de politique devient un Songe du Vergier ; un livre de tactique s’intitule l’Arbre des batailles98 ; et qui se douterait que ce pédantesque titre, le roi Modus et la reine Racio, cache un manuel de vénerie ?

Les choses désormais ne changeront plus qu’à la Renaissance. Pendant près de deux siècles, les mêmes genres seront cultivés : entre tous, la ballade sera la forme maîtresse de la poésie, chérie des gens du métier (Eustache Deschamps en compose 1374), pratiquée des amateurs (le livre des Cent Ballades est l’œuvre collective des princes et seigneurs de la cour de Charles VI) : la ballade sera ce que fut dans la décadence de la Renaissance, avant la maturité du génie classique, le sonnet. Pour deux siècles aussi, le style, le goût sont fixés : la littérature, adaptée à ses milieux, milieu galant et frivole des cours féodales, milieu pédant et lourd des Puys et Chambres de Rhétorique, s’immobilise, en dépit de tant de singularités apparentes, dans la répétition mécanique de quelques procédés. Le nom qui désormais va désigner la poésie, le nom qui peint merveilleusement celle de ces deux siècles, depuis Machault et Deschamps jusqu’à Crétin et Molinet, c’est le xive siècle qui l’adopte et le consacre : et ce nom est rhétorique.

L’instituteur de cette rhétorique fut Guillaume de Machault99. Champenois, secrétaire du roi de Bohème Jean de Luxembourg : à lui l’honneur d’avoir révélé le secret des rimes serpentines, équivoques, léonines, croisées ou rétrogrades, sonantes ou consonantes. Et qu’eût-il pu faire ? Il n’avait rien à dire. Cet adroit tisseur de rimes et enlumineur de mots fit de son mieux : il joua très doucement son rôle d’amoureux avec la belle Péronnelle d’Armentières : allant vers la soixantaine, borgne, goutteux, il fila sa passion patiemment, délicatement, sans oublier une attitude, une formule, une espérance, une inquiétude, jusqu’à ce que la jeune demoiselle fournît à toute cette fantaisie banale la banalité d’une conclusion réelle : elle se maria ; et Machault, désespéré dans les formes, s’accommoda spirituellement d’une bonne amitié. N’ayant à amplifier que les thèmes plusieurs fois séculaires de l’amour courtois, est-il étonnant qu’il ait détourné du fond vers la forme l’attention de son public, et l’ait occupée toute à suivre ses allégories cherchées ou ses mètres compliqués ?

Je ne prétends pas qu’en ses 80 000 vers il n’y ait rien qui vaille. Il y a de l’esprit, et tel rondeau, telle ballade est d’une excellente facture : ce sont des bijoux faits de rien, et précieux. Mais dans tout cet esprit, tout cet art, il n’y a pas un grain de poésie : ni intimité, ni personnalité : pas un mot qui sorte de l’âme ou la révèle. C’est comme dans les lais, virelais, ballades et pastourelles de Froissart : les jolies pièces abondent ; c’est quelque chose de fin, de vif, de charmant, une fantaisie discrète, une forme sobre ; mais une ingénuité d’opéra-comique dans les paysanneries, et partout une fausse naïveté, une adroite contrefaçon du sentiment, une grâce qui inquiète comme expression d’une incurable frivolité et puérilité d’esprit. Cependant Froissart, plus souvent que Machault, donne la sensation du fini, du parfait accord de la forme et du fond.

2. Les chroniques de Froissart. §

Mais le xive siècle est un âge prosaïque : la prose est dans les âmes, et voilà pourquoi la littérature en prose est la plus riche et la plus expressive.

L’homme en qui se résument les règnes des deux premiers Valois, avec leur violent réveil de vaine chevalerie, le spectateur enivré de toutes les folies aristocratiques du siècle, c’est Froissart : non pas le poète, mais l’historien100. Sa vie et son œuvre ne sont qu’une continuation, un agrandissement de la vie et de l’œuvre de Jean Lebel, chanoine de Liège, chroniqueur curieux et divertissant au service de son seigneur Jean de Hainaut101 : jamais Froissart n’ajouta rien à l’idée que son compatriote et maître lui donna de la manière de composer sa vie et son histoire. Comme lui, il ne fut d’Église que pour avoir part aux revenus de l’Église, du reste l’esprit le plus laïque qu’on puisse voir : comme lui, il recueillait de toutes bouches l’exact détail des événements, à grands frais et fatigue de corps, aujourd’hui à Londres, demain en Écosse, cette année à Paris ou en Auvergne, l’autre en Avignon, en Béarn, en Hollande, toujours interrogeant et notant, et de loin en loin se reposant dans son Hainaut pour classer et rédiger ses notes : indifférent du reste aux intérêts vitaux des peuples et des temps dont il fait l’histoire, ni Anglais, ni Français, ni même Flamand de cœur et de sentiment national, clerc aujourd’hui de Madame Philippe reine d’Angleterre, demain chapelain de Mgr le comte de Blois, à l’aise dans tous les partis, sans amour et sans haine, parce qu’il est sans patrie, curieux seulement de savoir et de conter. Son indifférence nous assure de sa véracité. Il est Anglais chez les Anglais, Français chez les Français, parce que son récit reflète les passions des acteurs ou des témoins qui l’ont renseigné ; mais il ne concède rien sciemment à la passion de ceux qui l’entretiennent. Il se met en garde contre elle. Il refera trois fois son premier livre, deux fois le second et le troisième, pour corriger, étendre, compléter : il effacera de plus en plus du premier, primitivement tout anglais, l’air de nation et de parti. Il est vraiment impartial. Il ne voit, il ne cherche que la vérité. En seize ans, il dépensera 700 livres, 40 000 francs d’aujourd’hui, pour se bien informer. Il est dévoué à sa tâche ; il n’a point de bassesse, ni de vice : en somme, un honnête homme.

La foncière immoralité du siècle n’en ressort que mieux dans l’incroyable inconscience de son récit. Ce bourgeois de Valenciennes, pour se mettre au ton de ses nobles patrons, renie ses origines, et la source même de son génie. Il méprise le peuple, les bourgeois, les petites gens ; il fait pis, il les ignore. Leurs besoins, leurs souffrances, leurs aspirations, leur âme, cela ne l’occupe pas ; il ne s’en doute pas. N’étant pas un méchant homme, il trouve excessif de passer au fil de l’épée toute une population désarmée, les enfants et les femmes : mais il ne faut pas lui demander plus. Tandis que le bon prêtre de Rouen qui fait la Chronique des quatre premiers Valois, un pauvre écrivain, montre les petites gens faisant déjà le succès d’une bataille, tandis que le carme Jean de Venette, en son mauvais latin, ose excuser la Jacquerie par l’oppression féodale, Froissart rit des bourgeois qui prétendent s’armer pour défendre leur ville et leur vie ; ce n’est pour lui qu’une « garde nationale » fanfaronne et poltronne ; et sereinement, sans une inquiétude de justice, ni un tressaillement d’humanité, il crie : Mort aux Jacques ! à ces vilains qui n’ont pas trouvé que tout fût bien dans ce temps de brillants faits d’armes et de fêtes splendides.

Il ne s’intéresse qu’aux nobles existences. Elles seules ont le bruit, l’éclat : elles seules valent la peine d’être contées. Il adopte l’idéal de la chevalerie dégénérée ; et la suprême règle de sa morale, par laquelle il loue, blâme, absout, condamne, c’est l’honneur. Il n’a pas vu le vide, la fausseté, l’immoralité de cet honneur, ce que cet étalage pompeux d’héroïsme et de loyauté recouvre de subterfuges, de mensonges, de trahisons, de crimes, ni que, dans ces vies d’où tout mobile de dévouement, toute idée de service public sont exclus, rien ne tempère la vanité délirante et l’égoïsme brutal. On s’aperçoit que cette impartialité, dont on lui sait gré malgré tout, lui était facile : il écrit pour des gens qui ne reconnaissent que la chevalerie, et qui sentent leur cœur plus près de l’ennemi qu’ils combattent que du peuple dont ils se disent les défenseurs. Au fond, la guerre est un tournoi : vainqueur ou vaincu, on se console si l’on est déclaré preux. Avec l’honneur, le prix auquel on pense, c’est le gain ; dans un tournoi, les armes, les chevaux des vaincus ; en guerre, la rançon des prisonniers, qu’on taxe sans ménagements, et qui s’engagent sans marchander : le bourgeois, le vilain sont les payeurs. En guerre, enfin, on a le pillage.

Je ne sais si rien marque plus nettement le niveau de la moralité de Froissart et de celle du siècle, que l’égalité qu’il établit inconsciemment entre les malandrins et les chevaliers. Il distribue très libéralement son admiration à ceux-là comme à ceux-ci : et qu’0n ne croie pas qu’il ne sache pas de qui il parle : « Combien étions-nous réjouis, lui disait un vieux capitaine des Grandes Compagnies, quand nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, ou un riche prieur, ou un riche marchand, ou une route de mulets de Montpellier, de Narbonne !… Tout était nôtre… Nous étions étoffés comme rois. » Mais quelle est la différence de cet Aymerigot Marcel (ou Marchés) au sire d’Albret, un noble seigneur et le beau-frère du roi de France ? Écoutez celui-ci : ce sont les mêmes idées, le même langage : « Dieu merci, je me porte assez bien, disait le brave Gascon : mais j’avais plus d’argent, aussi avaient mes gens, quand je faisais guerre pour le roi d’Angleterre, que je n’ai maintenant ; car, quand nous chevauchions à l’aventure, ils nous saillaient en la main aucuns riches marchands ou de Toulouse ou de Condom ou de la Réole ou de Bergerac. Tous les jours nous ne faillions point que nous n’eussions quelque bonne prise, dont nous étions frisques et jolis, et maintenant tout nous est mort. » Ce seigneur n’est qu’un brigand. Faut-il nous étonner après cela de la sympathie du chroniqueur pour « les pauvres brigands » qui gagnent à « dérober et piller les villes et les châteaux » : ils font métier de chevaliers. L’esprit positif du siècle apparaît ici, dans l’honneur que rend Froissart à tous ceux qui savent gagner ; c’est le règne de l’argent qui commence. A son insu, l’historien rend un culte à la richesse, croyant le rendre à la prouesse : Gaston Phébus, coutumier des sanglantes trahisons, meurtrier de son fils, lui fait l’effet du plus parfait seigneur qui soit, par la splendeur de sa cour et de ses fêtes.

D’où vient cependant que Froissart, si étranger aux haines de race, ne puisse souffrir les Allemands ? Ce sont des convoiteux, dit-il, qui ne font rien, si ce n’est pour les deniers. Mais que font donc brigands et chevaliers en France ? Voici la différence. Pour le Français, routier ou prince, depuis Talebard Talebardon jusqu’au roi Jean, les deniers ne sont pas méprisables, sans doute, mais deviennent après autre chose : et cette autre chose, c’est l’aventure, la recherche du hasard périlleux qui met en jeu toutes les énergies du corps et de l’esprit. C’est l’aventure qui fait les preux, et met les « pauvres brigands » de pair avec les chevaliers : sentiment bizarre, mais bien français, et bien humain, puisqu’il donne la clef de l’universelle popularité des Mandrin, des Cartouche et des José Maria, puisqu’il explique le prestige littéraire des contrebandiers et flibustiers. C’est l’aventure que Froissart aime, admire dans les héros dont il nous entretient : et voilà pourquoi il pense | autant de bien d’Aymerigot Marcel qui se fit pendre, que du Bascot de Mauléon, qui se retira à Orthez sur ses vieux jours, après fortune faite.

Ceci nous donne à la fois la mesure de la conscience morale et de l’intelligence historique de Froissart. Persuadé que tout héroïsme, toute vertu consistent à chercher aventure, il ne demande que des aventures aux trois quarts de siècle qu’il conte ; il n’y voit pas autre chose. Dès les premiers mots de son prologue, nous sommes avertis : « Vraiment se pourront et devront bien tous ceux qui ce livre liront et verront, émerveiller des grandes aventures qu’ils y trouveront ». Il ne s’arrête aux choses que selon qu’elles ont ou pourront prendre couleur d’aventure : ce n’est que par là qu’Artevelde, un bourgeois, l’arrête. Il prend tout juste sa matière — et c’est la guerre de Cent Ans — comme Chrétien de Troyes a pris l’histoire de la Table ronde. Sa chronique procède directement de Lancelot et du Chevalier au Lion : c’est un roman, par la frivolité d’esprit. De la cet incurable optimisme, cette belle humeur interne chez l’historien de tant de hontes, de crimes et de douleurs : jamais homme n’a été plus satisfait de la fête offerte à ses yeux par ce pauvre monde. On l’a comparé à Hérodote : mais qu’il en est loin, avec son enfantine conception de l’histoire, sa philosophie vaine, et sa moralité creuse. Même il est vrai que Villehardouin était plus près de la véritable histoire : pour toutes les qualités solides et essentielles, la Chronique de Froissart est un recul plutôt qu’un progrès.

Cette insuffisance de conception entraîne pour Froissart le vice de la méthode. Ne cherchant que l’aventure, c’est-à-dire le dehors de l’acte humain, il n’a que faire des documents écrits, ni de fouiller les archives. D’autres savaient déjà le faire : il s’en dispense, par insouciance. Il n’y a rien là pour lui. Son affaire, c’est d’écouter les preux raconter leurs prouesses ; sa méthode, c’est d’amener les gens à lui faire voir les choses et de les faire voir comme il les a vues. On conçoit tout ce que cette méthode d’investigation, réduite à ce que le jargon contemporain appelle interviews et reportage, entraîne d’erreurs de chronologie, de topographie, de confusions et d’altérations de noms : ce n’est pas la peine de s’y arrêter.

Que reste-t-il donc à Froissart ? Il lui reste d’être le plus merveilleux des chroniqueurs. Né dans une contrée où s’était éveillé de bonne heure le goût des vastes compositions historiques, il a fait une œuvre toute flamande encore à d’autres égards : le génie de cette Flandre opulente, matérielle, sensuelle, pays des cortèges somptueux et bizarres, des tapisseries immenses et splendides, de l’éclatante et grasse peinture, où, sous les ducs de Bourgogne, la féodalité mourante étala ses plus riches et plus étourdissantes mascarades, ce génie est bien le même qui s’exprime dans le talent de Jean Froissart, l’incomparable imagier. Tout ce qui est vie physique et sensation, apparences et mouvement des choses et des hommes, joie des yeux, caresse des sens, trouve en lui un peintre sans rival. Il a le plus inépuisable vocabulaire pour traduire tous les aspects des réalités concrètes : mais son invention verbale s’arrête, comme sa capacité de penser, à la frontière de l’abstraction. Ne lui demandons ni idées, ni sentiments, ni personnalité intellectuelle et morale d’aucune sorte : mais s’il s’agit de montrer un chevalier en armes, une armée en bataille, le travail sanglant d’une mêlée, ou bien une entrée de reine, l’éclat des tournois, noces et curoles, c’est notre homme. Il a une précision, une netteté, une verve qui saisissent ; avec cela, la plus aisée et naturelle spontanéité. C’est un voyant : il ne fait qu’appeler les images qui passent en lui. Il n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique : il a le don de nous intéresser aux actions, toute tendresse et sympathie mises à part, par cette anxiété et suspension d’attente que nous cause toujours la vue d’une action qui se fait sous nos yeux. En un mot, Froissart ne raconte pas la chevalerie du xive siècle : il la voit et la fait vivre ; et s’il ne s’élève pas au-dessus d’elle, s’il ne la juge pas, s’il en adopte toute la médiocrité morale, son œuvre y gagne en fidélité expressive.

3. Une renaissance avortée. §

Sous les yeux et à l’insu de Froissart, derrière le rideau où il prenait tant île plaisir à considérer le magnifique néant de la chevalerie, les petites gens faisaient de bonne besogne, et pour la littérature comme pour la politique, d’utiles essais, d’importants commencements se produisaient. La royauté même, dans la seconde partie du siècle, se mit avec ces petites gens. C’est l’honneur des Valois, même les plus fous et les plus vains, d’avoir aimé toujours les lettres et les livres ; le roi Jean, le duc de Berry son fils, donnaient des commandes aux écrivains, recherchaient ou faisaient faire les beaux manuscrits. Charles V n’eut guère que ce goût de commun avec son père et son frère. Il réunit dans sa librairie près de mille volumes : et il les y prenait pour les lire. Charles VI aussi les lisait dans ses moments de calme raison.

Charles V était un clerc : il avait étudié les sept arts, la théologie ; il s’entourait d’astrologues, de docteurs, de savants. Il aimait leur entretien, tandis que par des bourgeois il administrait le royaume, que par Clisson et Du Gueselin, ces soldats si avisés et si peu féodaux, il chassait les Anglais et écartait les Compagnies de ses provinces. Ce règne de sagesse et d’étude n’était pas pour réveiller la poésie : aussi n’en trouve-t-on guère dans les innombrables vers d’Eustache Deschamps102, le messager et huissier d’armes de Charles V, le poète bourgeois de cette cour bourgeoise.

Le personnage est intéressant : il aime les larges buveries, il est de toutes les sociétés joyeuses du Valois, des Fréquentants de Crépy, des Bons Enfants de Vertus, et s’intitule avec orgueil Empereur des fumeux ; il a une brusquerie joviale, la parole rude et salée, le rire sonore : la galanterie chevaleresque n’est pas son fait. Les dames le gênent, et il méprise la femme. Je ne sais comment il lui arriva de se marier : et il eut deux enfants : c’est, en vers au moins, le mari le plus grognon, le père le plus maussade qu’on puisse voir. Son Miroir de Mariage, c’est la satire X de Boileau, en style du xive siècle. Avec les femmes, les enfants, le ménage, il a en aversion les jolis courtisans, peut-être un peu parce que leur élégance mortifie sa vulgarité, mais surtout, à coup sur, parce que cette jeunesse vole aux vieux conseillers bourgeois du précédent règne, dont il est, la faveur de Charles VI et des princes, et les marques solides de cette laveur. Il a en aversion encore les gens de finance, pour leur avarice oppressive, un peu aussi parce qu’il a peine à leur arracher ses gages.

Je ne sais combien de choses, du reste, et de gens il a en aversion : grogner est la disposition habituelle de son âme. Il aimait la liberté, et il aimait l’argent : il louait ceux qui mangent chez eux « du potage et des choux », et il restait à la cour, en maugréant, pour attraper quelque bon morceau : et il maugréait d’autant plus qu’il n’attrapait rien, qu’il se voyait en sa vieillesse moqué, dépouillé, cassé aux gages. Il avait pris par bonheur ses précautions, avant toujours su compter et ménager ; ni le roi ni les princes ne pouvaient faire qu’il ne fût un bourgeois cossu, nanti de bonnes terres et de bonnes rentes, ainsi qu’il le donnait à entendre en chantonnant demi-dépité, demi-marquois :

C’est le plus sain que d’être bien renté.

Le mot résume toute sa morale et cet épicurisme bourgeois plus matériel et moins souriant que celui d’Horace. Quelque chose pourtant relève ce caractère d’une honnêteté un peu vulgaire. Dans l’horreur de Deschamps pour la noblesse et la finance entre un sincère amour du peuple ; la pitié des pauvres gens, qu’on vexe, qu’on tond, et qu’on méprise, est peut-être le plus profond sentiment que Deschamps ait ressenti. Et se tournant vers le peuple, pensant et sentant avec lui, il a eu conscience de la patrie, un des premiers de notre nation. Il a aimé la France et le peuple dans le roi Charles V : et c’est un sentiment national qui lui faisait réclamer Calais ou pleurer Du Gueselin.

Eustache Deschamps passe pour un élève de Machault. Cela est vrai de la forme de ses vers : du reste il lui ressemble aussi peu que possible. Sa poésie est toute réelle et personnelle, toute de circonstance ; il rime au jour le jour tous les événements de sa vie, et tous ceux de son temps. Il ne lui manque que d’être poète : ses vers sont les réflexions et les boutades d’un bourgeois de bon sens, qui a de l’humeur. Deschamps tient son journal en vers, comme d’autres le tiennent en prose. On peut mesurer la distance qui le sépare des vrais lyriques : avant Ronsard, il développe le thème :

Cueillez dès à présent les roses de la vie ;

avant Villon, le thème :

Mais où sont les neiges d’antan ?

Mais il ne tire rien de ces thèmes si riches, du moins il n’en extrait pas d’émotion ni de poésie. Ainsi au lieu du mélancolique et poignant refrain de Villon, que trouve-t-il ? une froide réflexion.

Ils sont tous morts : le monde est chose vaine.

Et voilà la différence d’un poète à un raisonneur.

Que du reste Deschamps, avec son rude langage, dans ses vers martelés et pénibles, ait souvent de la force, de l’éclat, de l’originalité, une sorte de mâle et brusque fierté qui rappelle, par moments, l’accent de Malherbe, il n’y a pas à le contester. Il y a en lui, sinon un poète, du moins un écrivain ; et si l’on considère certain goût pour les lieux communs, certaine pente à procéder par idées générales et par raisonnements liés, on dirait peut-être qu’il y a en lui un commencement d’orateur. Malpré sa culture superficielle et ses étranges bévues, il a étudié ; sa langue est fortement imprégnée de mots latins. Si bien que ce disciple éclectique de Jean de Meung et de Machault se rattache aussi d’une certaine façon au grand mouvement qui, sous les règnes de Charles V et de Charles VI, met comme une aube, trompeuse encore, de Renaissance.

Il se produit alors, en effet, une sorte de réveil de l’humanisme. L’étude de l’antiquité, restaurée sous Charlemagne, renouvelée par les grands et actifs esprits du xiie siècle, avait été déplorablement négligée au XIIIe. Les résumés, les manuels, les encyclopédies avaient pris la place des textes ; et les sept arts vaincus avaient cédé la place à la théologie. Mais au xive siècle ils prennent leur revanche : on se met à rechercher, à copier les manuscrits latins. On étudie les textes pour eux-mêmes, pour leur sens, pour leur beauté, non pour en tirer des autorités et des arguments. Pétrarque vient en France en 1361, comme ambassadeur de Galéas Visconti : il harangue en son latin le roi et le dauphin, qui furent très étonnés d’entendre parler en belles périodes d’une certaine déesse Fortune, dont ils n’avaient rien su jusque-là. Cette déesse Fortune, c’est l’avant-garde de toute l’antiquité païenne, idées et formes, qui fait son entrée dans les cerveaux des barbares du Nord.

Pétrarque103 qui en ce voyage nota la désolation du royaume, la solitude des écoles, trouva pourtant à qui parler, de savants hommes qui partageaient son goût pour les ouvrages des anciens. Il resta lié avec Bersuire. D’autres le virent à Avignon, la ville du schisme, qui sous ses papes d’abord, puis ses légats, demeure du xive au xvie siècle une porte ouverte à la civilisation italienne sur la France encore brute et grossière : au xive surtout, pendant le schisme, Avignon mit en contact et mêla Français du Nord et du Midi, Florentins, Romains, venus les uns pour en arracher le pape, d’autres pour l’y maintenir, d’autres pour toutes les sollicitations, intrigues ou marchandages publics et privés : nos Français, pour peu qu’ils fussent lettrés, ne tirent jamais le voyage pour rien, quand même ils se laissaient jouer ou battre.

On voit à la fin du xive et au commencement du xve siècle tout un groupe de lettrés, curieux et enthousiastes de l’antiquité latine, Oresme, Gerson, Pierre d’Ailly, Nicolas de Clamenges, Gonthier Col, Guillaume Fillastre, d’autres encore. La plupart sans doute sont encore des scolastiques, théologiens, docteurs, engagés dans les études et les emplois de l’Église. Mais voici une femme, Christine de Pisan, que nous retrouverons bientôt, et voici un homme qui est comme la première ébauche de l’humaniste en France, un homme qui a étudié seulement ès arts, qui n’a pas touché à la théologie, qui n’a aucun grade : c’est Jean de Montreuil104, secrétaire de Charles VI et prévôt de Lille. Il écrit encore en latin scolastique, et cite abondamment Ovide : mais déjà le trio de ses auteurs favoris, de ses idoles, c’est Cicéron, Virgile et Térence : déjà sa culture est toute païenne, et jusque dans une lettre au pape sur les maux de l’Église, il ne trouve à citer que Térence, au grand scandale du pieux Gerson.

Chose à noter, à leur gloire, ces humanistes, bourgeois d’origine et de cœur, se font en général remarquer par la vivacité de leur patriotisme. Les plus grands cris pour la paix, en faveur du peuple et de la France, partent de leur groupe. Gerson et Christine de Pisan sont connus ; Jean de Montreuil, que les Bourguignons égorgent en 1418, avait écrit en latin et en français des traités contre les Anglais ; il y a de l’ampleur et de la passion oratoire dans ses libelles en langue vulgaire.

Le profit que la littérature française reçoit de cet essai de renaissance des lettres anciennes est manifeste. Encouragés déjà par Jean II, mais surtout par Charles V, de studieux esprits s’appliquent à mettre en langue vulgaire les œuvres latines.

Bersuire traduit Tite-Live ; Bauchant, Senèque ; un autre, Valère-Maxime ; un autre, les Remèdes de l’une et l’autre fortune de Pétrarque. Laurent de Premier Fait s’attaque à Cicéron105 et à Boccace. Tout cela est un peu confus, et déjà, comme on voit, les Italiens sont traités sur le pied des classiques latins.Mais le premier des traducteurs du temps, c’est Nicole Oresme106, qui fut grand maître de Navarre, chapelain et conseiller de Charles V. Du commandement du roi, Oresme traduisit (sur le latin, car il n’y a presque personne encore qui sache le grec107), l’Éthique, la Politique, le Traité du Cid et du Monde d’Aristote.

Ces travaux ont deux bons effets. Ils émancipent, éclairent la raison humaine. Ils lui donnent confiance en elle, et la forcent de marcher dans sa voie. La portée d’une œuvre comme celle de Bercheure est incalculable : Tite-Live apparaissant en français, c’est la révélation de l’antiquité authentique sans fables, du moins sans autres fables que celles dont son propre génie l’a parée : c’est la confusion de tous les « romans de Rome la grant », et, à plus ou moins bref délai, la substitution du héros au chevalier dans l’idéal des intelligences cultivées.

Et si l’on veut savoir ce que les esprits de nos Français gagnent dès lors au commerce des anciens, on n’a qu’à considérer les ouvrages d’Oresme qui ne sont pas des traductions. Dans l’un, il condamne l’astrologie : c’est bien, mais ce qui est mieux, c’est qu’il ne la combat pas par autorité théologique, mais par le bon sens et le raisonnement. Ce qui est mieux aussi, il en sépare nettement l’astronomie. Un autre écrit, sur la sphère, est un traité de cosmographie, une simple exposition scientifique, sans mélange de fables, ni de moralisations : voilà, je crois, la première fois que la science s’exprime en français, en son langage et selon son esprit. Oresme a fait encore un Traité des monnaies, où sans déclamation, par bonnes et solides raisons, appuyées sur l’amour du bien public, il condamne fortement les rois et princes qui les altèrent : il pose très nettement à ce propos la limite des droits du roi, mettant au-dessus de sa volonté l’intérêt de la communauté, qu’il a charge de procurer. La politique propre d’Oresme tient en ce seul mot : le roi serviteur de l’État ; et cela suffit à prouver, en dépit de tous les contresens qu’il a pu faire dans ses traductions, que pour l’essentiel il a bien lu Aristote.

Le second avantage que les traductions nous apportent n’est pas moins apparent. Elles élargissent, assouplissent, affermissent à la fois le style et la langue. La phrase s’étoffe, prend du poids, s’essaie à l’ampleur, aux allures soutenues, au juste équilibre des parties : une forme oratoire se crée. Cela, sans doute, est encore bien mêlé et bien confus : les constructions légères, familières, à la française, les tours plus graves, compassés, à la manière des orateurs romains, se coudoient, se mêlent, se choquent chez nos novices écrivains. Mais on remarque, même et presque surtout dans leurs œuvres originales, chez Oresme, chez Gerson, chez Jean de Montreuil, un accent, une sonorité, une bailleur de ton, qui sont vraiment les commencements d’un art nouveau, et comme les premiers bégaiements de la prose éloquente.

Pareils effets se constatent dans la langue. Souvent l’écrivain hésite entre un gallicisme et un latinisme de syntaxe ; il renforce le mot populaire d’un mot savant, transcription fidèle du terme latin. L’œuvre d’Oresme est un témoin curieux de la crise que traverse la langue à cette époque. Elle perd ses flexions. Il n’y a plus de cas sujet, ni de cas régime : l’s est le signe exclusif et constant du pluriel. Cependant on rencontre encore des traces du cas régime, des génitifs par juxtaposition, « c’est l’opinion Aristote ; le fils Priamus ». Les adjectifs qui n’ont pas de forme spéciale pour le féminin sont en train d’en acquérir une : mais l’ancien usage subsiste à côté du nouveau, et Oresme dit avec assez d’incohérence : « science moral » et « vertus morales ». Mais le caractère le plus saillant de sa langue, et il en est de même chez tous les savants et lettrés du temps, c’est l’abondance des mots que l’écrivain dérive ou décalque du latin. Oresme dit abstinence, affinité, arbitrage, aristocratie, béni facteur, bénévole, combinaison, condensation, conditionnel, \contingenl, corrumpance et corruption, diffamable et diffamer, etc. Tous ces mots n’ont pas été consacrés par l’usage : nos érudits, dès lors, comme plus tard au xvie siècle, les jetaient dans la langue avec une facilité un peu téméraire, effrayés et comme étourdis qu’ils étaient de la disproportion qu’ils apercevaient entre la pensée antique, si riche, si complexe, si élevée, et notre pauvre vulgaire, bornée jusque-là aux usages de la vie physique et des intérêts matériels.

4. Éloquence religieuse §

Pétrarque, volontiers dédaigneux des barbares, disait que hors de l’Italie il n’y avait ni orateurs ni portes. Pour les poètes, il avait peut-être raison ; pour les orateurs, il avait tort. La France eut au xive siècle îles voix éloquentes, et jamais à vrai dire elle n’en avait manqué depuis le xie. Mais Pétrarque appelait orateur le lettré qui s’essayait à l’éloquence cicéronienne : et l’éloquence en France ne s’était pas encore laïcisée ni dépouillée des formes scolastiques.

Le fait caractéristique, et du reste tout naturel, dans l’histoire des origines de l’éloquence française, c’est la prédominance du genre religieux sur le genre politique et judiciaire. Même au xiv° siècle, quand les discordes civiles, les assemblées des États généraux, les soulèvements et les prétentions de la bourgeoisie parisienne et de l’Université font apparaître une ébauche d’éloquence politique, quand vers le même temps l’ordre de la procédure et des débats devant les tribunaux de légistes suscite le développement d’une éloquence judiciaire et la constitution d’un corps d’avocats, le sermon reste encore la forme type du discours oratoire. Les harangues, les plaidoyers, sont des sermons, avec texte et divisions, tout à fait selon l’usage des prédicateurs. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher ce que pouvait être l’éloquence du roi de Navarre Charles de Mauvais, ou celle de l’avocat Jean Desmarets108 ; tous les deux furent célèbres en lotir temps. Nous pouvons nous en tenir à la prédication chrétienne, d’autant quel le grand sermonnaire du xive siècle, Gerson, nous donne aussi par ses Propositions et par son Plaidoyer pour l’Université contre le sire de Savoisy l’idée de ce que pouvaient être alors les discours politiques et judiciaires.

La prédication en français remonte aux origines mêmes de notre langue109. Le latin était la langue de l’Église : aussi prêchait-on en latin aux clercs, aux moines, même aux religieuses. Mais on prêchait aux laïcs en français. Dès le ixe siècle, les conciles de Tours et de Reims ordonnent aux prêtres d’instruire le peuple ! dans la langue du peuple. Il le fallait bien pour être compris. Il y eut certainement au xiie siècle une prédication en langue vulgaire, active, vivante, puissante, qui entraînait grands et petits à la croisade, peuplait les cloîtres, jetait des villes entières à genoux, et dans tous les excès de la pénitence. Du haut de leurs chaires, sur les places, par les champs, les prédicateurs étaient les directeurs publics de la conscience des individus et des foules : tout et tous passaient sons leur âpre censure, et définis les coiffures effrontées des femmes, nulle partie secrète ou visible de la corruption du siècle ne déconcertait l’audace de leur pensée ou de leur langue. Au xiiie siècle encore, avec l’expansion des deux grands ordres mendiants, dont l’un est voué par son nom même à la prédication, l’éloquence chrétienne a encore de beaux jours. Cependant il n’est presque point resté dans notre langue de monuments qui en représentent l’éclat pendant ces deux grands siècles de foi : c’est affaire aux érudits d’en ressusciter l’image à grand’peine.

On prêchait en français, mais on mettait en latin les sermons que l’on voulait confiera l’écriture. C’était en latin qu’on les préparait, en latin qu’on les conservait, le latin étant la langue naturelle des auteurs, et celle aussi du public par lequel ils pouvaient songer à se faire lire. De là vient que tous les sermons qu’on a d’Hildebert ou de Raoul Ardent, de Pierre de Blois ou de Hugues de Saint-Victor, de saint Thomas ou de saint Bonaventure, qu’ils aient été prêches dans les couvents ou devant le peuple illettré, sont en latin. Quand la vulgarité pittoresque du français résistait à la gravité de la langue savante, le rédacteur ou traducteur insérait au milieu de son latin l’idiotisme, le proverbe, la métaphore populaire : de là les sermons appelés macaroniques. Même encore au xve siècle, l’éditeur de Gerson tournait en latin, pour l’utilité du lecteur, les discours dont il avait le texte français.

En somme, outre quelques sermons du xiiie siècle, la prédication en langue vulgaire n’est représentée que par deux recueils qu’on a sous les noms de Maurice de Sully110, évêque de Paris, et de saint Bernard. Encore ne sont-ce que des traductions du latin. Les 84 sermons de saint Bernard111 ont été prêchés devant des clercs, et mis en français sans doute à l’usage des frères lais, qui n’entendaient pas le latin. Quant à Maurice de Sully, son recueil était un manuel pour suppléer à l’incapacité oratoire des prêtres de son diocèse : ils n’avaient qu’à réciter en langue vulgaire les homélies dont il leur fournissait le modèle. Et c’est ce qui fait que les nombreux manuscrits de la traduction offrent tant de différences : chaque traducteur brodait à sa fantaisie sur le thème offert par le manuel, et ces rédactions dans leur diversité peuvent nous donner une idée des formes dans lesquelles l’éloquence latine du bon évêque de Paris parvint au peuple.

Il est donc impossible de faire l’histoire de la prédication chrétienne au moyen âge, sans réunir les textes latins aux textes français, quelle qu’en ait été la forme première : et c’est ce qui nous dispense d’y insister, dans un ouvrage tel que celui-ci. Plus libre, plus personnelle au xiie siècle, et tardant l’empreinte plus visible de la fougue ou de l’onction du sermonnaire, plus subtile et plus sèche au xiiie, et plus asservie aux formes et aux procédés de la dialectique scolastique, l’éloquence religieuse reproduit dans son développement toutes les phases du goût, tous les caractères de la culture du moyen âge. La grande règle de la rhétorique naturelle, c’est de plaire et de toucher : pour cela les prédicateurs ramassent de tous côtés ce qu’ils croient de nature à intéresser, même à amuser l’auditeur. Ils n’ont souci que du résultat, aussi passent-ils par-dessus toutes les convenances, tous les scrupules de goût. Ils débitent des contes, expliquent des allégories : leur sermon est tantôt un miracle de Notre-Dame, tantôt un fabliau, tantôt un chapitre de Physiologus et tantôt un débat ou une bataille.

Mais peu à peu il se forme un art de prêcher ; les recettes mécaniques se substituent à l’inspiration personnelle. Les manuels, les recueils de modèles, de matériaux préparés et classés, se multiplient. Maurice de Sully et Alain de Lille, dès le xiie siècle, ont donné l’exemple : leurs successeurs sont légion au xive siècle. L’éloquence est mise à la portée de tout le monde. Voici les Gesta Romanorum, ou bien l’Échelle du Ciel (Scala Cœli), à l’usage de ceux qui aiment les contes Voici l’Unirersum prædirabile, pour les curieux d’histoire naturelle, de physique, d’astrologie. Ou bien prenez la Somme des Prédicateurs, où Jean Bromyard a enfermé toutes matières prêchables. Si vous voulez des interprétations morales de l’Écriture, les voici toutes, par ordre alphabétique, dans le Répertoire des deux Testaments, de Pierre Bersuire. Aimez-vous mieux la poésie profane, le galant Ovide et ses Métamorphoses, prenez Ovide moralisé à l’usage de la chaire. Puis viennent les traités techniques, qui mettent en main la méthode : Ars dividendi themata, Ars dilatandi sermones. Diviser et dilater, tout est là, et les deux procédés qui s’unissent et se complètent sont l’allégorie et le syllogisme ; ce dernier même finit par tout comprendre : Ars faciendi sermones secundum formam syllogisticam, ad quam omnes alii modi sunt reducendi. Mais c’est encore bien du mal pour un pauvre curé, un simple moine, que de diviser et dilater lui-même son sermon, même secundum foniinm syllogisticam. On viendra à son secours : vers 1395 paraît le fameux Dormi secure, recueil de sermons tout rédigés, bons à prêcher. Dors en paix, prédicateur : ton sermon est fait. Comme on voit, l’idée de Maurice de Sully a fait son chemin.

Cependant à la fin du xive siècle les maux de l’Église et du royaume ranimèrent l’éloquence religieuse : plus d’une fois les émotions et les haines amassées dans les cœurs firent craquer les mailles serrées du raisonnement scolastique. « Grande chose était de Paris, nous dit-on vers 1400, quand maître Eustache de Pavilly, maître Jean Gerson, frère Jacques le Grand, le ministre des Mathurins et autres docteurs et clercs voulaient prêcher tant d’excellents sermons112. » Des quatre prédicateurs ici nommés, le plus illustre et le seul dont nous puissions juger l’éloquence est Jean Gerson113. Ce grand docteur, la plus grande gloire de Navarre avant Bossuet, théologien et lettré, en qui s’unissait la rude subtilité du scolastique aux tendresses ardentes du mystique, âme pure et loyale parmi les corruptions et les intrigues du siècle, passa sa vie à se dévouer pour l’Université, pour l’Église, pour la France, pour le peuple, sans une pensée pour lui-même, sans autre souci que de la loi, de la justice et de la charité. Il eût voulu l’Église une et sainte, en ce temps de schisme et de scandale : en ce temps de discordes et d’oppression, le royaume paisible et prospère. Il ne s’enferma pas dans sa théologie et dans sa science latine : il crut de son devoir d’instruire tous les Français en français, de dire à tous la vérité et leur devoir dans la langue de tous. Il écrivit ; surtout il « sermonna ». Une soixantaine de ses discours nous sont parvenus dans leur forme française, sermons prononcés devant la cour entre 1389 et 1397, ou prêchés à Saint-Jean en Grève, entre 1401 et 1414, harangues ou propositions adressées au roi ou au peuple, le plus souvent au nom de l’Université, et qui ont un caractère de circonstance, une couleur politique : il faut y joindre le plaidoyer pour l’Université, véritable sermon développé en Parlement sur le texte : Estote miséricordes.

Gerson conserve toutes les formes traditionnelles de l’éloquence de la chaire. Cependant il simplifie certainement l’appareil scolastique, il ménage les divisions, les citations, retenant seulement les procédés et figures qui émeuvent l’imagination. La mise en scène de son argumentation vise à être expressive et touchante. Un sermon sur l’immaculée Conception est un débat entre Nature et Grâce, et un débat judiciaire avec plaidoiries et arrêt eu forme. Un sermon sur les Péchés Capitaux tourne en Bataille des vertus et des vices, à la mode des peintres primitifs. Ailleurs il use de l’allégorie : il arme les apôtres en chevaliers, avec « l’écu de ferme créance », et « l’épée de vraie sapience » : ou bien il construit le temple interne de l’homme. Tel autre sermon est une vision, tel autre un conte dévot : ailleurs, et plus heureusement, les arguments prennent vie, et le sermon se développe en un dialogue dramatique.

Dans ces cadres convenus, que le siècle mettait à sa disposition, Gerson a su faire entendre des accents personnels. Il a la foi et la charité : vraies sources de toute éloquence, dès que les lumières ne sont pas trop courtes. Aussi a-t-il prêché simplement, pathétiquement, les grands thèmes que la morale et le dogme chrétiens offrent aux prédicateurs. Mais jamais il n’approche plus de la grande éloquence et de son irrésistible naturel que lorsque son propos ramène aux misères du temps. Ses plus belles pages — et cette seule remarque l’honore — sont sur le schisme et sur les souffrances du peuple. Vivat rex, vivat pax, ces deux textes de deux discours qu’il adressa au roi Charles VI et qui firent une impression profonde, résument toute la pensée politique de Gerson. Elle le suit partout, et dans ses sermons jette à l’improviste de douloureux et pathétiques mouvements : prêchant un jour de Noël, il pose que Jésus est venu apporter la paix aux hommes, et ce mot de paix évoquant en son esprit l’ardente et toujours vaine aspiration des peuples, il adresse au roi et aux princes une exhortation singulièrement émue et touchante : il n’y a pas beaucoup de pareils morceaux dans l’éloquence religieuse avant Bossuet.

Au reste l’actualité ne l’emporte pas, et dans ses propositions comme dans ses sermons, si passionné qu’il soit, si exact et si abondant sur les faits et circonstances, il reste toujours le chrétien qui enseigne la parole de Dieu : grave, austère, il en revient toujours à prêcher la pénitence, seul remède aux maux de la chrétienté. De là cette doctrine à la fois sombre et consolante, cette dureté qui se fond en espérance et tendresse.

Pour le style et la langue, Gerson est un contemporain des Oresme et des Jean de Montreuil. Il appartient au groupe des humanistes. Ses œuvres françaises s’en ressentent plus que son latin, tout scolastique encore. Ce qu’il a déjà parfois d’harmonie et d’ampleur, ces larges développements où s’étalent le pathétique et l’onction, viennent d’un commerce habituel avec les chefs-d’œuvre romains. Il y a encore de la gaucherie, de l’inégalité dans sa démarche : mais il suffit de lire dans son unique plaidoyer la vive et dramatique narration de la procession des écoliers bousculés par les gens du sire de Savoisy, pour reconnaître qu’en nommant Cicéron, il indique son maître et son modèle.

Chapitre II
Le quinzième siècle (1420-1515) §

1. L’antiquité et l’Italie. Décadence générale de la littérature française ; exceptions individuelles. Charles d’Orléans : esprit et grâce.

— 2. Brutalité et grossièreté de l’esprit du temps. Le sentiment national et l’idée de la mort. — 3. Villon ; sa vie : sa poésie. Sincérité de l’impression et du sentiment. Inspiration lyrique : personnelle et humaine. — 4. Commynes : sa vie : son caractère, son intelligence ; les idées directrices de Commynes ; sa philosophie.

— 5. Fin de la poésie féodale : les grands rhétoriqueurs.

Le xve siècle continue et développe les caractères du xive : épuisement, dissolution, ou monstrueuse déviation des principes vitaux du moyen âge, intermittente et comme inquiète éclosion de quelques bourgeons nouveaux, effort incomplet et encore entravé des formes futures vers la vie.

1. Charles d’Orléans. §

Les premières années du règne de Charles VII appartiennent surtout au troupe des humanistes qui commencent à épeler avec un accent nouveau les auteurs tant de fois compilés et cités parle pédantisme des siècles précédents. Ne nous arrêtons pas à l’excellente Christine Pisan114, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, du reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité. Il faut l’estimer, étant Italienne, d’avoir eu le cœur français, et d’avoir rendu un dévouement sincère et désintéressé aux rois et au pays dont longtemps les bienfaits l’avaient nourrie ; le cas n’est pas si fréquent. Elle y a gagné du reste d’avoir écrit dans de beaux élans d’affection émue cinq ou six strophes ou pages qui méritent de vivre115. Cette Italienne qui sait le latin a quelque souci de la phrase, et quelque sentiment des beaux développements largement étoffés.

L’effort est plus marqué et parfois plus heureux dans les œuvres d’Alain Chartier116 dont le nom surnageant presque seul au xvie siècle dans le naufrage de tout le passé, a usurpé longtemps une estime trop glorieuse : il n’est pas si au-dessus de son temps qu’on l’imaginait jadis. Rien117 ne subsiste de ses vers sans âme, prosaïque produit de la frivolité chevaleresque, où le fond est vain sous la forme fausse. Mais sa prose française est d’un homme qui a vécu avec les anciens : dans ces cadres118 qu’il emprunte encore un peu trop volontiers au goût du moyen âge, dans ces visions pédantesquement allégoriques où ratiocinent interminablement de sèches abstractions, le détail du style, le moule de la phrase viennent de Cicéron et de Suétone : surtout Chartier imite Sénèque, et s’essaie, parfois avec bonheur, à en retrouver la brièveté nerveuse et le trait119. Ce choix de Sénèque comme modèle de style est un des signes avant-coureurs de la Renaissance où l’on peut le moins se tromper.

Puis, avec une exagération qui marque mieux la nouveauté du dessein, Chartier élimine de son discours les faits, les circonstances de temps et de personnes pour se tenir dans les idées générales : il pousse l’amour du lieu commun jusqu’à la plus vague amplification. C’est une sorte de Balzac du xve siècle, mais ce Balzac, comme l’autre, fait faire à notre prose sa première rhétorique, et par ses exercices l’assouplit et l’élève. Qu’il rencontre un sentiment vrai (et il l’a eu, le même que chez tous les grands lettrés du temps : le patriotisme et la pitié du peuple), alors il écrira les plus fermes et les plus nobles pages de prose qu’on ait avant La Boétie et L’Hôpital : des pages qui n’ont guère plus vieilli que les meilleures du xvie siècle.

Il était impossible que l’influence de l’Italie ne se liât pas à celle de l’antiquité : c’était à vrai dire, on l’a vu, par l’Italie que s’était éveillée chez nous une intelligence, nouvelle des anciens, et que de nos scolastiques se dégageaient péniblement encore des humanistes. De toutes parts, depuis le xive siècle, l’Italie pénètre chez nous. Christine de Pisan est toute Italienne de sang : une Italienne vient épouser Louis d’Orléans, et nous donne un poète. Dans ce va-et-vient de Français qui vont au-delà des monts, d’italiens qui viennent par deçà, il se produit une incessante infiltration des mœurs et de l’esprit d’une race plus raffinée, et même un renversement des rapports littéraires qui jusque-là avaient existé entre les deux pays. L’Italie commence à nous rendre ce qu’elle a reçu de nous : ses auteurs sont mis sur le pied des anciens, traduits et goûtés comme tels, Boccace après Pétrarque, et plus que lui, d’autant qu’il a de quoi charmer les courtisans avec les érudits. Dès les premières années du siècle, et peut-être plus tôt, un chevalier français attaché aux rois de Naples de la maison d’Anjou donne à sa dame en sa langue le roman de Troïlus, qu’il a tiré d’un poème de Boccace120. Le Décaméron, plusieurs fois traduit, devient le bréviaire des gens de cœur : et Boccace, le Pogge fournissent une partie de leur matière aux conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, inspirent le reste.

Il n’est pas jusqu’au grand Commynes sur qui n’agisse le charme de l’Italie : il n’a pas besoin de la subtilité d’outre-monts pour savoir traiter une affaire, mais à voir de quel ton, combien longuement il décrit Venise, lui qui est si peu descriptif de nature, on peut juger de l’impression qu’il en a reçue. Il ne serait pas téméraire d’affirmer que c’est à Venise, voyant en quelle vénération la république conserve à Padoue un os de Tite-Live, qu’il a lu quelque traduction française ou italienne de l’historien romain : car on ne saurait trouver dans la Chronique de Louis XI une trace de la lecture de Tite-Live, au lieu que dans la Chronique de Charles VIII, beaucoup plus courte, la pensée de l’historien se reporte complaisamment vers les Romains et vers le peintre de leur grandeur. Mais alors nous sommes sortis décidément du moyen âge : le contact décisif s’est produit.

Jusqu’à ce moment fécond, tous les germes semblaient sécher et les efforts échouer. La littérature suit sa courbe descendante, à peine de loin en loin relevée par l’accident heureux de quelque talent individuel. Tandis que la poésie chevaleresque devient chaque jour plus froide, ou plus extravagante, un homme lui donne sur son déclin une perfection fugitive et la grâce exquise des choses frêles : c’est le prince Charles d’Orléans121, le fils de Valentine de Milan, demi-italien de naissance, et qui, du privilège de sa race plus que par une studieuse assimilation, posséda l’art des formes sobres et charmantes. Toute sa valeur est là : il sait mesurer la phrase à l’idée, le poème au sujet. Pas de grandes machines, ni de vastes compositions : quand il s’y essaie, il ennuie, mais il n’essaie pas souvent. Il a de petits fragments d’idées, de fines pointes de sentiments, une mousse légère d’esprit : avec goût — mot nouveau, chose nouvelle — il détermine les dimensions du cadre, où une telle inspiration aura toute sa valeur : rondeaux, ballades, virelais, c’est l’affaire de quelques vers, et pas plus. Ses sujets sont peu de chose : la banalité de l’amour courtois, la banalité du renouveau qui chasse l’hiver. Mais il a le don du style : il renouvelle ces thèmes usés, à force de grâce imprévue, d’images fraîches ; ce que tout le monde a dit depuis trois siècles, il le dit, mais comme personne. Son imagination, où fleurissent tous les lieux communs, est d’autant plus heureuse et sereine en son expansion spontanée, que le jeu n’est pas troublé chez lui par d’inquiétantes dépenses du cœur ou de l’intelligence. Quelques observations morales qu’il démêle à l’aide de personnifications discrètes marquent la puissance de son esprit. Sur toutes les hautes pensées, il est muet, l’esprit immobile dans son horizon fermé : le cœur est vide de sentiment profond. Dans le soupir du prisonnier qui se voudrait chez lui, en sa douce France, bien à l’aise, je ne puis reconnaître un accent de patriotisme. Il n’a pas plus de sentiment national que de véritable amour.

Charles d’Orléans passa la première moitié de sa vie à chanter sa dame, et la seconde à se moquer des dames. Je l’aime mieux dans ce second rôle : il est plus sincère. Quand il eut cinquante ans et qu’il eut passé l’âge d’être décemment amoureux, il jeta le masque, et s’en donna de persifler les amoureux. Il s’établit — vers la cinquantaine, alors que délivré de sa longue prison, sans grand souci des affaires publiques ni même de ses prétentions princières, il vivait grassement, oiseusement, aux bords de la Loire, dans son aimable Blois, au milieu de sa petite cour de gentilshommes lettrés et de poètes quémandeurs, — il s’établit pour le reste de ses jours dans son personnage d’homme du monde aimable et désabusé : raillant l’amour et les dames, et les jeunes gens qui s’y donnent sérieusement, chansonnant amis et indifférents, avec une malice qui n’appuie pas, et pique sans blesser, jouissant de la vie sans illusion, et prêt à la mort, ne souhaitant plus qu’en « hiver du feu, du feu, et en été boire, boire », avec cela bonne compagnie et gais propos, de tout le reste du monde ne s’en souciant pas, et ne lui demandant pas plus qu’il ne lui donne : enfin, le plus gracieux des égoïstes et des épicuriens, qui même devança peut-être les hardiesses païennes du siècle suivant, si l’on s’arrête à cette inquiétante forme de serment qui lui échappe :

Par mon âme, s’il en fut en moi.

Ce dernier trait, à peine indiqué, achève la figure.

2. Sentiment national et idée de la mort. §

Tel qu’il est, Charles d’Orléans est d’un type si complet et si pur, qu’il est unique en son temps. Partout ailleurs, l’art est plus indécis, l’esprit plus lourd, l’immoralité plus épaisse. L’esprit chevaleresque et l’esprit bourgeois, si opposés en leurs formes, se réconcilient dans l’obscénité, et dans la brutalité cynique du scepticisme moral. On peut en juger par les Cent Nouvelles nouvelles, faites pour la cour de Bourgogne122.

L’humeur individuelle diversifie les tons : Antoine de la Salle, dans son Jehan de Saintré, bafoue la chevalerie, sous ombre de l’exalter, avec une délicieuse et impitoyable légèreté d’ironie. Ses Quinze Joies, de mariage dérobent la dérision cynique de la famille sous le même ton d’innocente malice. La touche est plus forte, la précision plus sèche et plus brutale dans les Cent Nouvelles nouvelles, dont il fut le principal et peut-être l’unique rédacteur123.

Coquillard, prêtre et juriste, plus lourd bien que Champenois, moins aisé et moins net, se donne le double plaisir de dauber la justice par la forme, et les femmes par le fond de ses impudentes satires. Henri Baude est parfois étonnant d’audace naturaliste, dans sa manière sobre et mordante, où il détache d’un mot sec et saisissant la réalité qu’il veut montrer : et Dieu sait sur quelles réalités tombe son œil implacable d’observateur et de peintre ! Autre accent dans le cynisme assaisonné de franche gaieté et de fantaisie délirante de Patelin, à qui nous reviendrons.

On a des chansons du xve siècle, populaires au moins par leur vogue : qu’y trouve-t-on ? la fade sentimentalité qui encore aujourd’hui partage les applaudissements avec la grosse ordure dans nos cafés-concerts, d’innocentes mièvreries émanées de la haute littérature allégorique, et qui une fois sur vingt échappent à la puérilité, une fois sur cent atteignent l’exquise délicatesse : avec cette poésie de rêve, la réalité sans voiles, dans toute sa brutalité, dérision du mariage et de la famille, âpre désir des jouissances grossières, filles qui partent avec les gens d’armes, soudards avides de pillage, accourant comme des bêtes de proie aux provinces où il y a guerre : en somme, le plus complet nihilisme moral adouci par les tons chauds d’une verve robuste.

Il n’est pas jusqu’à l’éloquence de la chaire, que n’envahisse l’esprit de raillerie brutale ou bouffonne. La foi ne manquait pas aux Maillard, aux Menot, à ces fougueux va-nu-pieds de cordeliers, qui disaient leurs vérités à tout le monde, durement, impudemment, ne ménageant personne, ni la coquette bourgeoise, ni le prince luxurieux ; mais c’était une étrange éloquence que la leur, tandis qu’ils livraient leurs auditeurs, âme et corps, à Satan, et qu’à la chair joyeuse, éclatante de vie, ils donnaient le frisson de la mort soudainement découverte, le dégoût apeuré de la pourriture inévitable et prochaine. Jovialités facétieuses, et brusques indignations, apostrophes brutales, apologues satiriques, dialogues comiques ou dramatiques, quolibets des halles et pédantisme de l’école, descriptions saisissantes de vérité vécue, et parfois à l’aventure d’étonnantes images de mélancolie profonde, des jets hardis de poésie pittoresque, tout se mêlait, se heurtait dans cette verve puissante dont ils enlevaient les foules, grands et peuple. Ils faisaient ainsi de la religion une chose vivante et populaire : tant pis si elle y perdait sa pureté, sa fière et divine idéalité.

Ainsi, de l’honneur, de la foi féodale, il ne faut plus parler, et voici que la foi religieuse elle-même n’est plus de force à enlever l’homme, à créer de nobles formes d’âme et d’existence. Pour subsister, pour avoir une action encore efficace, il faut qu’elle se mette au ton du siècle, et, dans sa voix au moins et ses gestes, marque prendre sa part de la dégradation universelle. N’est-il donc point au xve siècle de ces sentiments généraux, qui font courir à travers une société, du haut en bas, une commune aspiration à quelque idéale et hautaine manière d’être ou d’agir ? Ces sentiments, dans l’ordre littéraire, sont comme une source publique d’inspiration qui répare parfois les insuffisances de l’originalité personnelle, mais aussi comme un lien qui rassemble les divergences infinies des tendances individuelles : ce sont eux qui font l’homogénéité et l’unité des grands siècles artistiques. Le xve siècle n’a point été dépourvu de ces principes ; il en a connu deux qui ont fait contrepoids aux forces dissolvantes et dégradantes.

L’un, issu des profondeurs de la nation, est le sentiment national, inséparable de la pitié du pauvre peuple. On peut dire que la moitié des pages éloquentes ou des émotions poétiques du xve siècle (comme déjà du xive) est un produit du patriotisme, l’expression d’un amour nouveau de la France, et de la tendresse ou de l’indignation que les misères des humbles et des laborieux excitent. Christine, Chartier, Maillard ou Menot sont là pour l’attester : et il n’est pas jusqu’à cet honnête procureur au Parlement qui versifie en ses bizarres Vigiles la chronique du roi Charles VII, il n’est pas jusqu’à Martial d’Auvergne dont ce sentiment ne relève la plate facilité. Telle chanson anonyme, en son âpre gaieté, nous serre le cœur autant que la plus pitoyable déploration de la vie douloureuse des pauvres gens.

L’autre, le plus vivant rameau du tronc de la foi chrétienne, où toute la sève se porte quand le reste se dessèche, c’est l’idée de la mort qui, sous le poids écrasant des misères, dans l’anarchie morale et religieuse, s’exaspère en un sentiment aigu île l’anéantissement de la chair. La mort, idée centrale du dogme chrétien, se détache de plus en plus de toutes les croyances qui lui donnent sa haute moralité et sa vertu consolante, pour devenir une horreur matérialiste de la fin fatalement assignée aux voluptés égoïstes : terreur des grands, des riches, de tous ceux qui ont et qui jouissent, revanche des petits, des meurt-de-faim, de ceux qui manquent et qui souffrent,, dont elle adoucit le désespoir par la satisfaction qu’elle donne à leur férocité égalitaire, la mort inexorable, universelle est un thème que tous les écrivains représentent à leur tour : lieu commun, sans doute, mais lieu commun non banal, où déborde la pensée intime, obsédante de chaque âme. C’est le temps de la Danse Macabré ; et dans toutes les œuvres de vers ou de prose, sous une forme ou sous une autre, l’idée génératrice de la Danse Macabré apparaît. Chaque âme, avec le ton de son tempérament, avec une légèreté railleuse, avec un désespoir accablé ou grimaçant, avec une philosophique résignation, avec une joie insultante et pourtant angoissée, chaque âme a dit l’universelle nécessité, le mot qui donne pitié des morts, et fait frissonner les vivants. Charles d’Orléans après Deschamps, Chartier après Gerson, Menot avec Maillard, poètes, orateurs, prédicateurs, nul n’y a manqué.

On les retrouve encore, ces deux sentiments généraux, dans les deux œuvres capitales sur lesquelles s’achève l’indécise époque par où le moyeu âge rejoint la Renaissance : dans les œuvres de Villon et de Commynes. Mais ici, la puissance originale de l’individualité les absorbe, et s’y ajoute, soit pour les transformer, soit pour les agrandir.

3. François Villon. §

François de Moncorbier124, né en 1431, fut élevé par maître Guillaume de Villon, chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné, dont il prit le nom. Bachelier en 1449, il devint vers août 1452 licencié et maître ès arts. Il habitait chez son père adoptif, où il trouvait une honnête et point trop grave société de gens d’église et, gens de loi. Il fréquenta aussi la maison du prévôt de Paris, Robert d’Estouteville, dont la femme, Ambroise de Loré, « moult sage, noble et honneste dame », faisait bon accueil aux poètes. Il eut vers 1453 ou 54 des écoliers, ces trois « pauvres orphelins » dont il parle quelque part ; c’est pour le leur avoir enseigné que le Donat lui est si familier. Voilà un commencement de sage et bonne vie : mais l’instinct déjà poussait notre Villon dans une autre voie.

Il jouissait des farces grossières et brutales, des rixes, des soulèvements de la tumultueuse population qui réclamait les privilèges de l’Université : il ne se compromettait pas, se contentant de « romancer » et rimer quelque amusant ou scandaleux incident. Mais il hantait la pire société, fils de famille endettés, clercs débauchés ; de la Pomme de Pin à l’hôtel de lu Grosse Margot, il n’était cabaret, et pire, qu’il ne connût. Il devint maître en l’art d’escroquer, par subtil ou effronté larcin, poisson, vin, viande, pain, tripes, de quoi faire une « franche repue » ; c’étaient jeux innocents par où il préludait à de plus sérieux exploits.

En 1455, le 5 juin au soir, prenant le frais après souper, il fut attaqué, blessé par un prêtre, tira sa dague et le tua. Condamné pour ce fait à être pendu, par jugement de la prévôté, il appela au Parlement qui commua la peine en bannissement. Quelles routes le virent, on l’ignore : mais à voir comment il acheva de se gâter, on est tenté d’accorder à M. Schwob qu’il alla vivre avec ces « coquillards » bourguignons parmi lesquels on rencontre plusieurs de ses bons amis. Il obtint en janvier 1456, sous deux noms différents, deux lettres de rémission pour le meurtre du prêtre, et les tripots de Paris le revirent. En décembre, avec cinq compagnons, il escalada les murs du collège de Navarre, crocheta serrures et coffres, et vola un sac de cinq cents écus d’or. Puis, prudemment, il se donna de l’air et partit pour Angers : il fit à l’occasion de ce départ son Petit Testament, où il met sur le compte de certaines mésaventures d’amour son subit départ. Que sa maîtresse l’eût fait battre, il se peut ; mais il n’ajoute pas deux autres motifs qu’il a de voyager : la peur de la justice, et la mission qu’il avait reçue de sa bande d’étudier un coup à faire à Angers sur un vieux moine fourni d’argent comptant.

La découverte des auteurs du vol de Navarre, la prise et les | aveux de l’un d’eux, fermèrent à Villon les portes de Paris. Il erra en Poitou, fut un moment aux gages de Charles d’Orléans, et prit part aux concours que le prince poète instituait : trop connu du duc, et estimé comme il convenait, il passa chez Jean de Bourbon.

Là on le perd de vue. On le retrouve en 1461 : il a passé tout l’été dans la prison de Meung-sur-Loire, enferré, au pain et à l’eau, par ordre de l’évêque d’Orléans : peut-être pour la même affaire où son ami Colin de Cayenne « perdit sa peau », vol et meurtre commis à Montpipeau près Meung. Les choses prenaient un vilain tour : l’évêque n’était pas disposé à lâcher le mauvais garçon, quand Louis XI, récemment sacré, passa près de Meung, donnant des lettres de rémission aux prisonniers dans toutes les villes où il s’arrêtait. Villon eut soin de se faire remettre le vol de Navarre. Il revint à Paris, ayant en poche son Grand Testament. Était-il tout à fait amendé ? En novembre 14G3, après souper, trois compagnons et lui raillent, insultent, provoquent les clercs de maître Ferrebouc, par la fenêtre de leur étude. Ceux-ci sortent : bagarre. Villon disparaît dès qu’on se bat. C’est la dernière fois qu’on en entend parler : sans doute il n’a pas beaucoup vécu depuis. Corrigé, il eût écrit d’autres œuvres : resté le même, la justice aurait son nom dans ses archives : il mourut donc, sans doute avant ses quarante ans.

On voit quel fut François Villon : voleur, assassin, et pis s’il se peut. Voilà pourtant l’homme à qui il faut demander tout ce que le xve siècle a produit, ou peu s’en faut, de haute et profondément pénétrante poésie : il n’y a pas à en douter, ce malfaiteur fut un grand poète, pour quelque deux cents vers parmi tous ceux qu’il a faits.

Même sans eux, il aurait de quoi attirer notre attention. Poète parisien, ayant roulé dans tous les bas-fonds, connu toute l’armée de la débauche et du crime, il a dépeint l’ignominie de ce monde qui toujours intéresse les honnêtes gens, avec l’esprit qu’il fallait : un esprit parisien, narquois, bouffon, salé, pittoresque. Il a le mot qui emporte pièce, la couleur crue, intense, le trait net, ferme, qui détache vigoureusement l’image. À travers une grêle de bouffonneries, de crudités, de goguenarderies, de calembours, de doctes réminiscences (car enfin il a ses grades et licentiam docendi), le joyeux compagnon lance l’inoubliable formule, où l’imagination entrevoit toute une vie, tout un monde. Ses refrains ramassent nerveusement tout le sentiment d’une pièce.

Çà et là, de tous côtés, surgissent de louches physionomies de brelandiers et d’escrocs : une étrange sympathie se mêle à l’ironie mordante, et dans le témoin trahit un confrère.

Mais Villon est autre chose qu’un gueux peintre des gueux : ce meurtrier, ce filou, cet ami de je ne sais quelle Margot, qu’on estimerait gâté jusqu’aux moelles, et qui l’est, a d’étonnantes fraîcheurs d’imagination ; il pousse sur la pourriture de cette âme d’exquises fleurs de sentiment. On sait les strophes pénétrantes où, sortant des prisons de Meung, il confesse sa vie folle et dit son repentir. Ici se pose un grave problème : quelle est la sincérité de Villon ? Est-ce invention verbale, toute-puissante illusion du talent littéraire ? est-ce duplicité, fausses larmes, hypocrisie ? J’incline à croire à l’absolue sincérité du poète. Engagé dans la voie honteuse, le tumulte des jouissances et des périls, les pensées pressantes de l’action quotidienne n’ont pas éteint en lui la vie intérieure : il s’abandonne, mais il se voit, et il se juge. En de longs mois de prison, il fait le compte de son existence : rien d’étonnant s’il conclut qu’il a fait fausse route. Combien serait-il plus heureux s’il avait suivi sa droite carrière dans l’Université ou l’Église. Et que dit-il en somme ? Il plaint sa misère, issue de son vice ; s’il n’eût fait le mauvais garçon, il aurait « maison et couche molle ». La profondeur de son regret ne doit pas nous tromper sur l’élévation de sa morale : mais ce matérialisme même, dans son plus vif repentir, nous en garantit l’absolue vérité.

S’est-il donc corrigé ? J’avoue que je n’en crois rien : mais ce n’est pas la première fois que les habitudes mènent l’homme par des chemins opposés à ceux qu’indique l’aspiration momentanée de l’âme. On désire, on promet, et l’on fait le contraire. On est dégoûté, désespéré, par instants : « autant en emporte le vent ». Hier et tout le passé sont plus forts qu’aujourd’hui, pour donner sa forme à demain. Plus faible encore est une âme de poète que nos âmes à nous. Pour nous, l’action seule réalise nos intimes pensées : le poète leur donne réalité, et mieux, éternité, par son œuvre. Quoi d’étonnant si ses plus vifs, ses plus impérieux mouvements, aussitôt exprimés, passent ? Ne doit-il pas lui sembler qu’il a agi ?

Hors de son repentir, on ne voit rien en Villon qui soit, même d’apparence, incompatible avec sa vie de malfaiteur professionnel.

Il a d’adorables mots pour sa bonne femme de mère : et n’est-ce pas le lieu commun de notre art réaliste, que la sensibilité familiale des clients de la cour d’assises ? Il a des accents délicieux de foi ingénue : c’est plus rare aujourd’hui chez nous, mais là où le peuple n’a pas encore rejeté la foi, en Espagne, en Russie, j’imagine dans des âmes d’assassins des coins parfumés de dévote candeur. Il a pleuré « Jeanne la bonne Lorraine », et il a honni par un refrain énergique « qui mal voudrait au royaume de France ». Le sentiment patriotique, nous le savons, n’est pas le privilège de l’innocence, et plus d’un mauvais gars a bien donné sa peau pour la patrie. Enfin, frôlant la mort à chaque pas de son aventureuse existence, faut-il s’étonner qu’il l’ait vue, qu’elle l’ait obsédée, en ce siècle où elle était présente à toutes les âmes ?

Nous touchons ici à ce qui fait de Villon un grand poète : il est le poète de la mort. Voilà le sentiment général qu’il a rendu avec une très extraordinaire et douloureuse vibration de tout son être, un frémissement de tous ses nerfs. Il voit sur la chair florissante la chair pourrie de demain, le squelette d’après-demain. La vieillesse, cette hideuse flétrissure d’une forme savoureuse et belle, le navre, le dégoûte, l’effraie. Et sa pensée prolonge le spectacle, jusqu’aux torsions de l’agonie, à l’effondrement écœurant de tant de choses ; douces et charmantes. Ce sensuel qu’il avait été est secoué par la vision la plus nette et la plus angoissante de la décomposition physique. Vieillesse du corps, mort du corps, l’ami de « la belle heaumière » et de la « gente saucissière » ne regarde que cela dans la vieillesse et dans la mort.

Rutebeuf n’eût pas demandé : où sont les preux des anciens temps ? Des corps, il n’en aurait cure : les âmes, il les aurait vues au ciel, devant la face de Dieu. Cette retraite de l’idée chrétienne donne un accent plus profondément angoissé à la méditation où s’élève Villon, de l’universelle nécessité de la mort. Elle n’aboutit qu’à une ignorance dans la fameuse ballade : « Mais où sont les neiges d’antan ? » Ce mystère est plus douloureux au cœur que la sécurité de la foi : mais quelle douce et exquise douleur ! Et dans l’incompréhensible fatalité à laquelle nul ne se dérobe, ce pauvre diable qui a vécu dans les sales dessous de la société, saisit une grande et pathétique leçon d’égalité : mais c’est le corps encore qui la lui donne, l’entassement indiscernable des squelettes et des crânes dans les charniers ; ce sont les ossements anonymes, également nus, décharnés, dégoûtants. Et par cette vision, il devance Shakespeare.

Villon est encore du moyen âge par ces cadres factices, où son inspiration se déverse confusément, où son insouciance des harmonieuses proportions assemble des pièces disparates, de date, de ton, de sujet très différents. Il en est par la profusion relative de son érudition scolastique, quoique déjà son imagination de poète lasse de vives sensations des lambeaux d’antiquité dérobés au pédantisme de la mémoire. Il en est, enfin, par le manque de goût, surtout parce qu’il ne sent pas le besoin du goût : il en aurait, s’il voulait ; mais il laisse aller sa verve, comme sa vie. Le détail de son style est d’un artiste : il a le sentiment de la puissance de la sobriété : il serre l’idée dans l’image, courte, franche, saisissante : c’est un maître de l’expression nerveuse et chaude. Mais l’ensemble va comme il peut : rien ne se tient.

Par le fond de sa poésie, Villon n’est plus du moyen âge : il est tout moderne, le premier qui soit franchement, complètement moderne. Il porte en lui tout le lyrisme. Je ne parle pas de la qualité des idées, mais du rapport des idées à l’esprit. Ces vers et les choses qu’ils contiennent, sortent du fond de l’expérience et de la sensation d’un homme : ils répandent la plus intime sensibilité de son cœur. Voilà une poésie qui est la résonance d’une pauvre âme, battue d’outrageuses misères, et qui n’est que cela : et dans cette voix bouffonne ou plaintive, qui crie son vice ou son mal, passe parfois le cri de l’éternelle humanité : nous, honnêtes gens, paisibles bourgeois, ce louche rôdeur du xvie siècle parle de nous, parle pour nous, nous le sentons, et c’est ce qui le fait grand.

4. Philippe de Commynes §

Monseigneur Philippe de Commynes125, chambellan et conseiller d’un duc de Bourgogne et de trois rois de France, prince de Talmont, baron d’Argenton, riche, grave et sage homme, nous transporte bien loin de François Villon, fol écolier, larron et meurtrier : ils sont aux deux bouts de la société, l’un en bas, l’autre en haut. Mais l’étrange chose, et faite pour plonger nos consciences d’honnêtes gens, respectueuses des catégories sociales, dans des abîmes de scrupule, l’étrange chose qu’on puisse se demander laquelle en somme valut le mieux de ces deux âmes, et si ce n’est pas dans les profondeurs troubles de celle du ribaud qu’on aurait chance de rencontrer le plus de noblesse morale !

Commynes, né serviteur et devenu favori du duc Charles, reçoit une pension de Louis XI : la position lui plaît ; il continuerait volontiers ce service en partie double, avec doubles honoraires, si le roi de France, qui a besoin d’un tel esprit, ne lui mettait le marché à la main. Il se décide donc, s’affranchit délibérément de la foi féodale et le voilà Français. Louis XI lui rend bien plus qu’il n’a perdu ; grandes pensions, grands domaines, grand mariage, dépouilles des disgraciés, titres honorables, faveur déclarée, et ce qu’un esprit de sa trempe estime singulièrement, un maître digne du serviteur, et l’emploi de ses rares facultés tel qu’il le pouvait rêver. Commynes est, sinon le premier ministre, du moins le premier agent du roi, et l’un des plus riches seigneurs de France. Il profite de sa fortune, et la pousse de son mieux : il sait que les choses de ce monde n’ont qu’un temps, et il l’emploie. Par de bons arrêts, par des contrats avantageux, il élargit ses domaines, grossit ses revenus.

Louis XI meurt, le vent change : il avait été trop puissant pour rester en crédit et même en repos. Menacé, il croit se sauver par la cabale, dans le parti d’Orléans : cela donne lieu de l’écraser. Six mois de cage de fer, à Loches, vingt mois de prison à la Conciergerie, dix ans d’exil, un quart de ses biens confisqué, voilà pour satisfaire les opprimés du règne précédent. Ceux que sa faveur politique avait courbés ou accablés dans les affaires privées, relèvent la tête : marchands alléguant des contrats léonins ou frauduleux, nobles appelant d’arrêts injustes, travaillent à lui faire rendre gorge. Les procès l’assaillent en foule ; on en veut à ses terres, à son argent. Il perd Talmont, relient à grand’peine Argenton, paie d’énormes amendes. Le bon droit de ses adversaires n’est pas toujours plus clair que le sien : mais ils profitent à leur tour du temps. Commynes rentre à la cour : aussitôt ses procès prennent un meilleur tour. En bon diplomate, il fait des sacrifices ; il prête six mille ducats sans intérêt ; il donne une grosse galéasse avec son artillerie, pour l’expédition d’Italie qui tient tant au cœur du jeune roi. Il n’a pas de faveur, mais il a de l’emploi. Il se soutient. Commynes eut de l’ordre, de l’économie, de l’application à ses affaires : il faisait des aumônes régulières ; sans passion, sans vice, il n’eut dans la vie privée que le souci de sa fortune : il travailla à l’augmenter par toutes voies légales. Ce fut donc ce que le monde appelle un honnête homme.

Ce qu’il eut de supérieur, ce fut l’esprit : ses Mémoires en font foi. Je devrais dire son Histoire, car Commynes n’écrit pas pour se raconter. Au contraire, il s’efface, se dérobe : à peine laisse-t-il entrevoir le rôle que la confiance de Louis XI lui avait donné. A deux ou trois moments décisifs, il ne nomme pas l’auteur du conseil qui a tout sauvé : et ce conseiller anonyme, on a tout lieu de croire que c’est lui. Les ambassadeurs d’Italie disaient de lui qu’il était tout in omnibus et per omnia. Une marchande de Tours qui plaida contre lui, disant avoir été égorgée dans un contrat passé sous Louis XI, écrivait dans un mémoire ; le sieur d’Argenton qui pour lors était roy. On n’en soupçonne rien à lire Commynes : il s’enfonce parmi les serviteurs du roi, tous donnés commeinstruments passifs et dociles. Cette modestie est unique. Elle perd de son prix si l’on songe que la chronique de Louis XI fut écrite dans les premières années de Charles VIII : il n’eût pas fait bon pour Commynes mettre trop en lumière son importance. Nous avons gagné à cette prudence d’avoir, au lieu de mémoires personnels, une histoire générale de la politique de Louis XI.

Commynes n’est pas un artiste : il écrit convenablement, rien de plus. Il dit ce qu’il veut dire, à peu près comme vous et moi le dirions si nous pouvions le penser. Sa l’orme, terne, embarrassée, parfois baveuse, n’est pas belle. De temps à autre, la pensée emporte un trait vigoureux, une formule saisissante ; c’est une bonne fortune d’éloquence ou d’ironie, comme en ont les hommes remarquables qui ne sont point écrivains. D’ordinaire, la pensée seule fixe l’attention. Cette pensée est d’une rare valeur : on ne tarda pas à s’en apercevoir, et la chronique de Commynes fut traduite en latin, en italien, en anglais, en allemand, en espagnol, en portugais, en danois, non pour l’amusement des lettrés, mais pour l’instruction des hommes d’État. Mélanchton, un humaniste, dressant un plan d’études pour un prince, inscrivait Commynes à côté de Salluste et de César.

Avec lui nous sommes bien loin de Froissart, si éclatant et si frivole, même de Joinville, si naïf et si enfant. Villehardouin, avec sa fine prudence, est encore, parmi nos chroniqueurs, le plus proche parent de Commynes : mais Commynes est un Villehardouin mûri, ouvert, allégé de bien des croyances anciennes, et lesté de bien des idées nouvelles. Moins encore que son devancier, Commynes s’amuse à peindre : il ne demande rien à ses sens, ni à son imagination. Deux lignes lui suffisent à indiquer une bataille : ce qui importe, c’est le résultat, c’est le procédé diplomatique qui en extrait ou en répare les conséquences. S’il s’arrête à conter Fornoue et Montlhéry126, il faut voir avec quel mépris de la force brutale, quelle dérision des aventures prétendues chevaleresques, et comme son récit jette une lumière crue sur la petitesse des hommes, et le rôle tout-puissant du hasard. Les faits ne sont rien pour lui par leurs formes extérieures et sensibles : ils lui apparaissent abstraitement, causes, effets, éléments de prévision, et pièces de raisonnement. Commynes est un intellectuel, espèce rare alors, et c’est bien la première fois que nous rencontrons ce type pur.

C’est un politique, et de quelle force, nous le devinons par le prix dont Louis XI le paya, par l’usage qu’il en fit. Commynes eut pour département les affaires de Bourgogne, de Suisse, des Allemagnes, et celles de Madame de Savoie : en somme, tout ce dont son premier état lui avait donné une expérience particulière. Louis XI ne s’y guidait que par lui. Cette force du diplomate s’étale dans la chronique : Commynes observe et généralise. Il démonte, pour ainsi dire, les événements, pèse les forces et les influences, sonde les conséquences. Il évalue la pression des réalités brutes, des faits, sur les hommes, la réaction des volontés et des intérêts humains, et le poids qu’ils jettent dans la balance à un moment donné. Il n’a pas son pareil pour connaître les milieux où se meuvent les caractères, et les facilités ou les obstacles que leur jeu y rencontre : il est plus étonnant encore de perspicacité quand il sonde les âmes, mesure les esprits, et déduit les prolongements extérieurs de leur intime originalité qui viennent neutraliser ou fortifier la brutale action des choses. Il met à nu, avec une aisance, une lucidité merveilleuses l’âme violente et peu sûre d’un Charles le Téméraire127, l’âme voluptueuse et vaine d’un Édouard128, l’âme infiniment plus compliquée et tortueuse d’un Louis XI129. Sa psychologie est un élément considérable de sa diplomatie. Il s’instruit en vivant : chaque fait, chaque acte est classé dans son esprit, et fournit une leçon, une règle pour l’avenir.

Je ne puis même résumer ici, mais il faut voir avec quelle incomparable maîtrise Commynes décompose tous les éléments, toutes les étapes de la ruine de son ancien maître, toutes les occasions de salut gâchées ou refusées et, d’autre part, le jeu de son nouveau maître, les commodités qu’il offre à son ennemi pour aller « où le conduisait son malheur130 », les multiples assurances qu’il prend pour ne rien perdre, et pour gagner à tout événement, la fiévreuse activité dont il recueille, après la mort de Charles, les résultats de son apparente indolence, l’échafaudage de motifs, le balancement de pour et contre, qui précèdent chaque démarche, chaque parole décisive : si on lit cette partie de la chronique, on comprendra du même coup et Louis XI et Commynes. Et qui veut savoir la spéciale et délicieuse volupté qui est attachée à ce degré de perspicacité devra lire comment Louis XI se débarrasse d’une invasion anglaise en faisant boire gratis dans les tavernes d’Amiens toute l’armée d’Édouard131. Le narrateur s’égaie de ces « beuveries » pantagruéliques, de la grossière ivrognerie de ces grands Anglo-Saxons, de cette précieuse paix gagnée sans coup férir, parquelques centaines de tonneaux de vin de France : un imperceptible sourire illumine son récit, mais il reste discret et grave. Il sait triompher en dedans : il n’a pas de vanité bruyante, et ce fut peut-être sa plus grande force.

Cet homme-là ne devait pas avoir de scrupules : son service contenta Louis XI, c’est tout dire ; et il fut content de Louis XI, ce qui est plus. Il l’admire profondément, il le vénère : il nous dit qu’il n’y eut jamais de meilleur prince, il le loue de ses vertus. Après tout, il eut peut-être raison : la meilleure réhabilitation de Louis XI, c’est de le comparer aux autres souverains de son temps. Au moins, lui, il est ce qu’il est : l’esprit règne en lui, et si les autres entravent par faiblesse ou brutalité leurs calculs intéressés, ce n’est pas vertu plus grande, mais moindre mérite. Commynes, au reste, marque vigoureusement les fautes de son maître, fautes d’impatience et d’emballement : mais ces fautes n’étaient pas communes. Ce fut une joie pour lui de servir un homme avec qui la politique était une science, avec qui nulle intervention de sentimentalité, d’honneur, de passion même mauvaise, toutes choses gênantes pour un bon joueur, ne venait brouiller l’échiquier avant les beaux coups longuement médités. Il prêta certes les mains à beaucoup de besognes malhonnêtes : et il s’en doute, car il ne les explique pas et glisse, comme sur la mort du duc de Guyenne.

Encore ne sais-je pas s’il se tait par conscience du mal ou par crainte de gens actuellement puissants, dont son habileté trop grande avait contrarié les vues. La morale lui semble être chose différente de la politique : et il ne prétend que faire de la politique. Il y a des intérêts généraux et des sentiments publics, des intérêts privés et des passions personnelles : voilà les réalités qu’il aimait et sur lesquelles il opère. Il a des mots délicieux, non pas de cynisme — ce n’est pas sa manière ; — mais de scepticisme désabusé. Il nous conte comment Louis XI gorgeait d’argent Edouard IV et ses conseillers, leurrait de vaines promesses d’alliance et de mariage les hommes d’État anglais, sauf, dit-il, « plusieurs sages personnages et qui voyaient de loin ; et n’avaient point de pension comme les autres132 ». Tout Commynes est là.

Mais il faut bien entendre que le machiavélisme de Commynes a ses limites, et que son indifférence morale, sa liberté sceptique de jugement sont bornées par trois ou quatre affirmations positives et très fermes.

On sait assez qu’il n’a pas l’âme féodale, et avec quel intime mépris il s’amuse des gesticulations grandioses de l’honneur chevaleresque. Il ne manque pas une occasion de lui opposerbrutalement sa maxime favorite : où est le profil, là est l’honneur133. Mais on a vu en lui un aristocrate, parce qu’il se moque bien fort des chaussetiers et autres bourgeois de Gand, qui veulent se mêler de diriger la politique de la jeune duchesse Marie de Bourgogne. Rien n’est plus loin de l’esprit de Commynes que le préjugé nobiliaire : s’il apprécie en homme pratique les avantages matériels de la noblesse, pas plus que Louis XI, ce bon compère n’estime les hommes par leurs quartiers. Le préjugé qu’il a, et que n’avait pas Louis XI — dont Commynes se dépitait parfois, — c’est la jalousie, le préjugé du diplomate de carrière, du professionnel contre les aventuriers intrigants, bourgeois, et autres négociateurs d’occasion qui ont la prétention de traiter des intérêts des États. Commynes est le premier exemple de la foi du diplomate en sa spécialité : c’est quelque chose déjà de positif.

Ensuite il n’est pas vrai qu’il se passe de toute moralité. Il est trop fin, et il sait trop la valeur pratique de la bonne foi : sans elle, tout est confusion, conflit, instabilité : rien n’a d’assiette que par la force brutale. La ruse, la négociation, l’esprit enfin n’ont pas toute leur valeur, si la force n’abdique devant certains droits. Point de marché, de marchandage (les mots favoris de Commynes), sans respect des contrats. La chicane suppose la loi souveraine.

Ce diplomate croit aux instruments diplomatiques, aux droits créés par les conventions de chancellerie, à la validité des titres poudreux et archaïques : terre d’Empire n’est pas terre de France, et il s’arrête, avec son maître Louis XI, devant cette distinction. En outre, il sait le pouvoir de l’opinion ; il ne vaut rien d’avoir la conscience publique contre soi. L’art est déjà d’engager l’adversaire à se charger des apparences fâcheuses : c’est une coûteuse fanfaronnade que de se mettre au-dessus de la morale, quand, avec un peu de précaution, on peut la mettre de son côté. Le manque de foi excessif, habituel, notoire, est une sottise et une faiblesse : on ne trouve plus qui veuille traiter avec vous. La politique est l’art de rouler les autres : pour les bien rouler, il faut s’en défier toujours, mais il faut qu’ils se confient. Et une certaine dose de bonne foi, une certaine réputation surtout d’en avoir, attirent seules la confiance. Pour tous ces motifs, Commynes pratique et recommande un certain tempérament entre le pur machiavélisme et la franche honnêteté. Il triche juste assez pour gagner, sans autoriser les autres à tricher. Une apparence et présomption de bonne foi, voilà tout ce qu’il désire : mais il ne peut y avoir longtemps apparence et présomption, si parfois il n’y a réalité. Il faut savoir être honnête à propos, surtout quand on pourrait faire autrement, et que tout le monde en juge ainsi. Voilà encore quelque chose de positif.

En troisième lieu, Commynes se fait une haute idée du pouvoir royal, procurant la force et la prospérité de l’État. Le sentiment patriotique, en son âme froide et pratique, devient l’idée du bien public, qui en contient trois autres : extension dans les justes limites, unité sous le pouvoir central, et bon gouvernement du royaume. Il a la forme administrative du patriotisme. Sans un mouvement de charité, par esprit d’ordre et respect de la richesse publique, il condamne les cruautés de la guerre, pillages, incendies, massacres134 : il réclame qu’on ménage le peuple, qu’on ne le foule pas. Il prescrit des réformes, comme sur le fait de la justice et de la procédure135. Sur un point, il est remarquablement net et formel : il veut que le peuple consente aux impôts qu’il paie. Il ne parle pas autrement que l’honnête Oresme. Il affirme que la royauté sera d’autant plus puissante en France qu’elle sera moins despotique136.

Enfin, il est religieux. Sa femme était dévote, en sorte que l’Église dut lui interdire de faire aucun vœu sans l’autorisation de son confesseur : tant elle avait voué de pèlerinages impossibles, dont elle était obligée ensuite de se faire délier. Commynes fit lui-même une fois le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Sa foi donc est sincère : mais, comme il arrive toujours, elle se plie aux caractères du temps et de l’homme. Elle ne souffre pas de tous les bons marchés qu’il fait, pour son maître, et pour lui-même. Positif comme il l’est, s’il garde la religion, c’est qu’elle est d’un usage pratique. Il a bien vu, avant Bossuet, au moment même où le monde féodal s’écroule et où naît la royauté absolue, il a eu le grand mérite de voir que l’unique frein et contrepoids de cet absolu pouvoir, l’unique garantie contre les accidents de l’individualité dans la personne royale, était le sentiment religieux, amour de Dieu, ou peur de l’enfer137.

Puis cet homme très intelligent s’est détaché des œuvres où il consuma sa vie : il en a considéré la fragilité, la brièveté, à la lumière de ce fait universel et nécessaire : la mort138. Et ainsi se retrouve chez lui le second des sentiments généraux du siècle.

Puis il s’est élevé plus haut : et sa vaste expérience concourant avec sa chrétienne persuasion l’a conduit à une grande généralisation, qui est à vrai dire toute une philosophie de l’histoire. C’est justement celle de Bossuet. Commynes a trop d’esprit pour n’avoir pas observé que ce n’est pas toujours l’esprit qui fait le succès, ni le manque d’esprit le malheur. Toutes les circonstances évaluées, et addition faite de la prudence humaine à leur total, une force survient on ne sait d’où, qui dérange l’opération, et fait sortir le résultat le moins prévu, le moins possible. Cette force est celle de Dieu : presque à chaque page, Commynes la prend sur le fait, et la signale avec une sincérité d’accent qui touche souvent à l’éloquence139. Il faut ajouter, pour être juste, que cette haute théorie sert à Commynes pour légitimer le succès, et engager les battus à se trouver contents : dans le jeu des empires, Dieu fait sortir les coups qu’il lui plaît ; réclamer serait sacrilège. Commynes s’étant placé du côté du plus fort, cette conséquence pratique lui était fort commode à tirer.

Commynes est donc un grand esprit : goût pour les idées, goût pour les considérations abstraites et générales, psychologie pénétrante, essai d’une philosophie de l’histoire, voilà bien des caractères qui le recommandent à notre estime. Et ne voit-on pas combien cet esprit-là est voisin de l’esprit du xviie siècle ? Une des formes du génie de la race se dégage en lui avec une singulière netteté. Mais le sentiment de l’art lui fait encore défaut : c’est ce que la Renaissance va apporter.

5. Les grands rhétoriqueurs §

On peut dire que Villon et Commynes sortent du moyen âge. Leur œuvre, qui tient à leur temps essentiellement, tire sa valeur littéraire de la qualité individuelle de leur nature, et de cette qualité seule : on y cherche l’expression personnelle d’une âme chez Villon, d’une intelligence chez Commynes. Mais remarquer cela, c’est dire qu’ils sont tout modernes, et qu’ils ont trouvé, chacun de son côté, et pour son compte, le principe d’excellence de la littérature de l’avenir.

Autour d’eux, après eux, la défroque du moyen âge s’étale lamentablement chez tous les faiseurs de prose et de vers. Jamais décadence littéraire n’a produit de plus misérables, de plus baroques pauvretés. La « rhétorique » des Machault et des Chartier, transportée à la cour flamande et chevaleresque des ducs de Bourgogne, s’était développée avec une étonnante puissance dans cette atmosphère de lourde fantaisie et de frivolité puérile : elle avait donné en telle abondance toute sorte de fruits monstrueux et grotesques, le plus étonnant fouillis de poésie niaise, aristocratique, pédantesque, amphigourique, allégorique, mythologique, métaphysique, un laborieux et prétentieux fatras où les subtilités creuses et les ineptes jeux de mots tenaient lieu d’inspiration et d’idées. Le grand homme de l’école était Jean Molinet, bibliothécaire de Marguerite d’Autriche, et chanoine de Valenciennes, avec ses titres bizarres, son inépuisable platitude relevée d’inintelligibles recherches de mots et de rimes.

Les « grands rhétoriqueurs » de la cour de Bourgogne avaient une indiscutable supériorité d’extravagance : aussi donnèrent-ils le ton aux rimailleurs des autres cours féodales. La Bretagne eut Meschinot de Nantes (1420 ou 22-1491), qui égala Molinet, avec ses Limettes des Princes, avec l’absurdité de ses allitérations et de ses rimes, avec ses vers qui peuvent se lire en commençant par la fin, ou par le milieu, ou autrement ; une de ses oraisons se peut lire par huit ou seize vers « en 32 manières différentes, et il y aura toujours sens et rime ». Le duc de Bourbon, autre puissant prince, eut l’honneur d’avoir à ses gages un M. de Montferrand qui fit les XII Dômes de rhétorique pour présenter un jeune secrétaire de son maître à un des fameux poètes bourguignons, Georges Chastelain.

Louis XI était trop bourgeois, trop sensé, trop positif pour donner dans ces sottises. Mais après lui, la France, serrée entre la Bourgogne, le Bourbonnais et la Bretagne, ne résista plus. La jeune duchesse Anne, devenue notre reine, amena de Nantes, attira de tous les coins du royaume tout ce qu’elle put trouver de grands, moyens, petits et tout petits rhétoriqueurs. Ils infestèrent la cour de Charles VIII, puis celle de Louis XII, et dans tous les états, de toutes les provinces, ils surgissent, tous plus vides de sens, et plus extravagants de forme les uns que les autres. Les plus supportables sont ceux qui ont moins de génie : leur platitude les condamne à être intelligibles, ou à peu près. Tels sont Jean Marot, ou Jean Le Maire de Belles ; ils font du reste ce qu’ils peuvent pour attraper la manière des grands maîtres. Guillaume Crétin, Parisien, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, y réussit : il n’est pas sûr que Molinet ni Meschinot ne soient pas dépassés ; Crétin sauva l’honneur de la France. Aussi jouit-il d’une extraordinaire réputation, et Marot — Clément, non Jean — l’appelle encore « souverain poète ». Il serait curieux de donner des preuves de sa délirante insipidité, si la place dans cet ouvrage ne devait être mesurée à l’action historique ou à l’intérêt intrinsèque des œuvres140.

Toute cette poésie se passait de spontanéité personnelle, et n’était que combinaisons artificielles, mécanisme laborieux. Les dernières années du xve siècle, les premières du xvie, voient paraître au moins quatre grands Arts de rhétorique141, où sont méticuleusement exposés tous les mystères et tous les effets des rimes batelées, brisées, enchaînées, équivoquées, à double queue, des rondeaux simples, jumeaux, doubles, virelais simples et doubles, fatras simples et doubles, des ballades communes, balladantes, fratrisées, et autres telles épiceries, comme dit Du Bellay.

Avec les grands rhétoriqueurs, l’art du moyen âge fait ses dernières et plus démonstratives preuves d’impuissance. C’est là qu’il aboutit dans la poésie lyrique ; dans le genre épique, ou romanesque, aux fades fictions, à la prose plate de la Bibliothèque bleue ; dans la poésie satirique et bourgeoise, à la grossièreté cynique. Une impartiale étude fait éclater à nos yeux que la Renaissance a tout recréé, tout sauvé, loin de rien étouffer ou empêcher de naître. Elle a balayé la poussière d’une littérature morte ; elle a relevé le génie de la race qui semblait épuisé ou affaissé.

Et si l’on concevait encore des doutes sur l’œuvre qu’elle a fait, il suffirait, pour s’épargner des anathèmes naïfs et une déploration superflue, de se demander à qui l’oubli du vrai et du bon moyen âge, est imputable. Le xve siècle avait un moyen de le sauver : que n’a-t-il imprimé la Chanson de Roland comme le Roman de la Rose, et plutôt que les romans en prose142. Mais il eût fallu qu’il la connût, ne fût-ce que dans la forme déjà remaniée du manuscrit d’Oxford. Près d’un siècle s’est écoulé entre rétablissement, de l’imprimerie143 dans le royaume et le triomphe de la Pléiade : si les derniers héritiers de l’ancienne littérature nationale avaient mis ce temps à profit, ni le xvie siècle, ni le xviie, ni le xviiie n’auraient ignoré le moyen âge. L’ignorance et l’incurie de Boileau et de Voltaire ne sont pas imputables à l’humanisme ; elles n’ont fait que suivre nécessairement l’ignorance et l’incurie moins pardonnables du dernier âge scolastique et féodal.

Il y a plus à dire : dès le xiiie siècle, la Chanson de Roland était condamnée à l’oubli, et les premiers coupables sont le remanieur qui fit et le public qui préféra Roncevaux. Tout le secret du mépris où les meilleures œuvres du moyen âge tombèrent injustement, est là : le moyen âge lui-même ne les a pas respectées.

Livre II
Littérature dramatique §

Chapitre I
Le théâtre avant le quinzième siècle §

1. Origines religieuses du théâtre du moyen âge, Drames liturgiques. Introduction de la langue vulgaire ; drame plus populaire et moins clérical. La Représentation d’Adam. Les Prophètes du Christ. Le Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel (xiie siècle). Le Miracle de Théophile, de Rutebeuf (xiiie siècle). Les Miracles de Notre-Dame (xive siècle). — 2. Origines du théâtre comique. Adam de la Italie : le Jeu de Robin et de Marion et le Jeu de la Feuillée (xiiie siècle) ; originalité d’Adam de la Halle.

La grande époque de notre ancien théâtre, au moins par l’éclat des représentations, par le goût déclaré du peuple, par le nombre ou le développement des pièces qui nous sont conservées, est le xve siècle ou plutôt le siècle qui s’étend de la moitié du xve à la moitié du xvie : le genre dramatique, abstraction faite de la valeur poétique et littéraire des œuvres, se développe le dernier, à l’extrême limite du moyen âge. Aussi avons-nous dû renvoyer jusqu’à ce moment l’étude des origines et des premières œuvres, débris de la production des xiie et XIIIc siècles.

Le théâtre religieux §

On l’a dit souvent, le théâtre, chez nous comme en Grèce, est sorti du culte. Au risque de détruire une loi générale, il faut restreindre cette proposition, et dire : le théâtre chrétien est sorti du culte144. Il ne s’agit que du théâtre qui tire ses sujets de l’histoire religieuse et des légendes dévotes. Ainsi réduite, la proposition n’a plus rien d’étonnant.

Tout ce que le peuple pouvait goûter d’émotions esthétiques lui venait par la religion : l’Église était la maison bénie où se dilatait son âme, opprimée par la dureté de la vie. Les pompes, les cérémonies de l’Église étaient sa joie. Il ne se trouvait jamais assez longtemps retenu par le service de Dieu. Et la messe était une belle chose ; mais surtout c’était déjà un drame : drame dans sa forme, par les chants alternés avec la récitation, par le dialogue de l’officiant et des clercs ou des fidèles : drame aussi dans son fond, par la commémoration symbolique du sacrifice, de l’acte essentiel qui fonda le dogme. Le prêtre devenait Dieu, et Dieu parlait : ceci est mon corps, ceci est mon sang. Mais la source immédiate du drame, c’était la variation de l’office du jour, les prières ou le récit qui rappelaient l’acte divin, le saint, ou le martyr, dont l’office du jour consacrait particulièrement la mémoire ; c’était l’Evangile, les Actes des apôtres, ces délicieux poèmes de la religion naissante, que l’usage de l’Église découpait pour servir à l’éducation du peuple selon l’ordre de l’année chrétienne. Le drame était partout dans ces récits : il suffisait de distinguer les personnages et de distribuer les rôles. Ne voit-on pas encore aujourd’hui l’Évangile de la Passion se lire à trois voix, le prêtre disant la partie de Jésus-Christ, un diacre parlant pour les autres personnages, un autre débitant les morceaux de pure narration ? Dans un temps où le peuple ne lisait pas, où le latin lui était devenu inintelligible, il était naturel que les clercs songeassent à dégager le sens du service divin par une figuration plus expressive, à instruire les esprits des fidèles, en saisissant leurs imaginations : ils réalisèrent par des interpolations de plus en plus considérables et dramatiques les actes dont l’office du jour était la commémoration.

Ce furent d’abord des tropes très courts. A Noël, on chante avant l’Introït : Quem quaeritis inpraesepe, pastores dicite ? (Bergers, qui cherchez-vous dans l’étable ?) — Respondent : Salvatorem, Christum, Dominum (Ils répondent : le Sauveur, le Christ, le Seigneur). Ce furent ensuite des drames liturgiques : une action plus développée, des personnages plus nombreux, une mise en scène plus riche. Voici comment les choses se passèrent à Rouen : une crèche derrière l’autel, avec l’image de la Vierge ; un enfant, d’un lieu élevé, figurait un ange et annonçait la nativité ; les pasteurs, vêtus de la tunique et de l’amiet, traversaient le choeur, et l’ange leur disait un verset de saint Luc. D’autres enfants, aux voûtes de l’église, figurant des anges, entamaient le Gloria. Les bergers s’avançaient en chantant la prose Pax in terris. Ils adoraient en chantant : Alléluia. Puis l’office commençait.

À Noël aussi se jouait le drame des Prophètes du Christ. Il est sorti d’un sermon apocryphe de saint Augustin sur cette idée fondamentale que l’Ancien Testament est tout entier une figure et une préparation du Nouveau : l’auteur du sermon traduisit cette idée en évoquant treize témoins prophétiques, qu’il faisait déposer en faveur de la mission de Jésus-Christ. Ce sermon très fameux fut récité d’abord, puis joué après matines ou tierce. Le nombre et les noms des personnages ont varié. Dans le manuscrit de Saint-Martial de Limoges, le prêtre récitait le sermon : à son appel se levaient et répondaient Israël, Moïse, Daniel, Habacuc, David, Siméon, Élisabeth, Jean-Baptiste, Virgile, Nabuchodonosor, la Sibylle. Virgile et la Sibylle sont là pour la 4e églogue : ils usaient de l’hexamètre, tandis que les autres témoins parlaient en vers syllabiques et rimés. A Rouen, on a 27 personnages au lieu de 12, dont Balaam avec son ânesse : et la mise en scène se complique. Les soldats de Nabuchodonosor jettent dans la fournaise les trois jeunes Hébreux, qui sortent sains et saufs : et c’est après ce miracle en action que Nabuchodonosor témoigne pour le Christ. On verra ensuite ce drame trop chargé se scinder en petits drames distincts : chaque prophète deviendra centre et héros d’une pièce particulière ; on a conservé deux drames latins de Daniel.

Les principales fêtes de l’année, les Saints Innocents, l’Epiphanie, Pâques, les fêtes de saint Étienne, de saint Paul, de saint Nicolas, etc., donnèrent lieu à des compositions de même genre.

Mais, à mesure que ces drames se développent, ils se détachent aussi de l’office. Ils deviennent plus profanes. L’invention personnelle s’y donne carrière. On ne se contente plus des chants de l’Église ni du texte des livres saints. Les vers de toute mesure font leur apparition. On joue encore le drame dans l’église, mais on le déplace, selon les convenances locales : il tient moins étroitement au service divin, qu’il gênerait par ses longueurs.

Enfin la langue vulgaire fait son apparition : et dès ce moment nous n’avons plus à nous occuper des drames latins liturgiques, qui subsisteront à travers le moyen âge, et dont les traces seront signalées jusqu’à nos jours. Le plus ancien texte connu qui mêle au latin la langue du peuple est le drame de l’Epoux ou des Vierges folles (xiie siècle, 2e tiers) : mais il est de la région poitevine, et cette langue du peuple est un dialecte de la langue d’oc. La langue d’oïl apparaît dans deux des trois pièces latines qu’a écrites un disciple d’Abailart nommé Hilaire : dans une Résurrection de Lazare et dans un Jeu sur l’image de saint Nicolas. Il y a aussi un drame pascal des Trois Maries, où la part du français est plus large : mais il est peut-être plus récent.

Une fois introduite, la langue vulgaire ne tarda pas à être souveraine, et du même coup le drame cessa d’être une œuvre cléricale. Les clercs ont encore grande part dans la composition, dans la représentation de ces pièces, mais enfin elles n’appartiennent plus au culte, elles ne sont plus qu’un divertissement édifiant. Elles sortent de l’Église, où de toute façon elles ne sont plus à leur place : elles s’étalent sur le parvis, devant la foule assemblée. Ce sont déjà les mystères du xve siècle : il n’y manque que le nom. Un fragment de la Résurrection (xiie siècle), dans un curieux prologue, nomme treize « lieux et maisons », le ciel à un bout, l’enfer à l’autre, à travers lesquels se promènera l’action. Les rubriques latines d’un drame normand intitulé la Représentation d’Adam (xiie siècle) trahissent une significative préoccupation de la mise en scène et du jeu des acteurs.

« Qu’on établisse le paradis dans un lieu plus élevé, qu’on dispose à l’entour des draperies et des tentures de soie, à telle hauteur que les personnes qui seront dans le paradis puissent être vues par le haut à partir des épaules. On y verra des fleurs odoriférantes et du feuillage : on y trouvera divers arbres, auxquels pendront des fruits, afin que le lieu paraisse fort agréable. Alors, que le Sauveur arrive, vêtu d’une dalmatique ; devant lui se placeront Adam et Eve : Adam vêtu d’une tunique rouge, Eve d’un vêtement de femme blanc, et d’un voile de soie blanc ; tous deux seront debout devant la Figure (Dieu) ; Adam plus rapproché, le visage au repos ; Eve un peu plus bas. Qu’Adam soit bien instruit quand il devra répondre, pour qu’il ne soit pas trop prompt ou trop lent à le faire. Que non seulement lui, mais que tous les personnages soient instruits à parler posément, et à faire les gestes convenables pour les choses qu’ils disent ; qu’ils n’ajoutent ni ne retranchent aucune syllabe dans la mesure des vers, mais que tous prononcent d’une façon ferme, et qu’on dise dans l’ordre tout ce qui est à dire. »

Cela est d’un auteur ou d’un metteur en scène qui a le sens et l’amour-propre de son art. Mais certaines attaches encore visibles révèlent les origines liturgiques du drame. Dans le drame d’Adam, l’église sert de coulisse, au moins à Dieu, qui y rentre quand il a parlé. Le latin s’y maintient, extérieur au dialogue dramatique, l’encadrant, le sanctifiant pour ainsi dire : des leçons, des versets, où le texte de l’Écriture est exactement donné, rendent en quelque sorte au poème sa destination première. Dans le fragment de la Résurrection qu’on citait tout à l’heure, la forme dramatique est encore engagée dans une narration continue qui relie les scènes dialoguées, et qu’un lecteur ou meneur du jeu avait peut-être charge de réciter. Ces deux particularités font le caractère archaïque des deux compositions dont je parle.

Seule la Représentation d’Adam a une valeur littéraire. Le sujet en est le vieux drame de Noël, le drame des Prophètes du Christ : mais il s’est amplifié, il a tendance à absorber tous les épisodes saillants de l’Ancien Testament, et par suite à se scinder en drames épisodiques. Dans la composition qui nous occupe, le défilé des prophètes est précédé d’un « Adam chassé du Paradis » et d’une « Mort d’Abel » ; ce sont en réalité trois pièces juxtaposées, et l’idée de la Rédemption fait seule l’unité du tout. Les deux premières parties surtout font honneur au clerc inconnu qui a rimé les récits de la Genèse en son langage normand. Il y a de la vigueur dans ce style simple, courant, direct, qui ne s’étale pas en plats bavardages : on aime mieux cette sécheresse archaïque et nerveuse que l’insipide et intarissable prolixité des Grébans. Même de toute façon, pour la conduite de l’action, pour le sens dramatique ou poétique, ce vieux drame est supérieur à la Passion du xve siècle, comme au mystère du Vieux Testament, partout où on les peut comparer. Au moins le poète du xiie siècle sait-il choisir, et retrancher, et abréger : au moins voit-il quelque chose par-delà les faits, il a aperçu la grandeur pathétique du premier péché et du premier crime, et il a tâché de rendre quelque chose des sentiments intimes des acteurs. Sa tentation est une tentation, conduite vraiment avec délicatesse, et l’on a eu raison de louer la caresse du couplet dont le démon enveloppe la pauvre et naïve Ève : « Tu es faiblette et tendre chose — Et es plus fraîche que n’est rose », etc. Et la suite de la scène offre encore une assez fine notation des mouvements de l’âme. Cela est moins rude, plus vivant que les « Tentations » du xve siècle.

Le caractère profane du genre dramatique s’accentue encore dans le Jeu de saint Nicolas, que Jean Bodel fit jouer à Arras un jour de la fête du saint, dans le dernier tiers du xiie siècle (avant 1170 ?). La grande commune picarde, riche, populeuse, remuante, toujours avide d’action et d’émotion, que nous avons vue déjà dérober aux cours féodales les formes aristocratiques de leur lyrisme, s’empara aussi de bonne heure du drame élevé à l’ombre de l’église : elle l’amena sur ses places publiques, et y versa tous les sentiments naïfs ou vulgaires qui bouillonnaient dans les âmes de ses bourgeois. La piété en était un, à cette date, mais non le seul ; et c’était une forme particulière de piété. L’élan non encore lassé des croisades, la touchante confiance en la sollicitude divine, la vulgarité passablement matérialiste, qui, pour n’être pas dupe, réclame de Dieu, de son saint, un service temporel et des miracles lucratifs, voilà les hauts et les bas de la foi du moyen âge : mais dans la vie facile et bruyante de la province artésienne, que de place prennent les tavernes, les « beuveries », les drôles insolents et amusants que la police bourgeoise pourchasse, mais qui font les délices de la gaieté bourgeoise ! Jean Bodel a mis tout cela dans un drame bizarre, bien supérieur à son insipide et romanesque Chanson des Saxons : la nécessité d’aller au cœur de son public, la nouveauté d’un genre encore dénué de traditions ont maintenu le poète dans la simple sincérité, et comme dans le plein courant, de la vie.

Sur la vieille légende contée par Hilaire, qui fait de saint Nicolas le garde du trésor d’un barbare, Bodel a jeté librement les sentiments, les habitudes de son temps et de sa ville. Il a logé le miracle en terre infidèle, chez les mécréants qui adorent Mahomet et Tervagant, dans le grand cadre de la croisade. Après que le roi païen a convoqué ses émirs et fait annoncer la guerre jusqu’aux bornes fantastiques de son mystérieux empire, le poète nous montre les chrétiens offrant leur vie à Dieu, qui par un de ses anges la reçoit et leur promet sa récompense : après la bataille, où tous périssent, l’ange bénit leur sacrifice et confirme leur gloire. Ce sont quatre ou cinq brefs couplets, deux ou trois figures à peine ébauchées — les chrétiens en chœur — un chrétien — un jeune chrétien nouveau chevalier — un ange idéalement impersonnel ; et cette gaucherie de primitif, toute sèche et raide, nous donne l’impression du grand art par la hardiesse de la simplification. Nous collaborons avec l’auteur de tout le raffinement de nos imaginations, nous jouissons subtilement de cette simplicité non voulue : mais enfin pourquoi tant d’autres pages aussi sèches, d’un art aussi insuffisant, ne se laissent-elles point compléter de même ?

Saint Nicolas nous est présenté sur le champ de bataille : une petite statue mitrée qu’un « prudhomme » adore, en demandant la vie. Il survit seul à l’armée chrétienne, et en remercie le saint. Le roi païen, surpris, veut vérifier le pouvoir de l’image. Il lui confie son trésor, et fait publier partout que nid clef ni serrure désormais n’empêchent d’y parvenir : naturellement trois voleurs en profitent pour le dérober. Colère du roi, douleur du prudhomme qui va avoir la tête tranchée : mais le saint, apparaissant, sans se ménager, aux trois filous, au roi, à son sénéchal, oblige les uns à restituer, les autres à retrouver le trésor. Conversion générale du roi, des émirs, et confusion de Tervagant, qui exhale sans doute sa colère dans un jargon approchant du « langage turc » de Molière. Mais ce que notre analyse ne donne pas, c’est la verve, la couleur de cette seconde partie. Le tavernier, son valet qui crie le vin à la porte, trois voleurs aux noms pittoresques, Pincedés, Cliquet et Rasoir, voilà les personnages du premier plan, que le poète fait dialoguer avec une certaine aisance : ces propos de buveurs, ces parties de dés, cette épaisse joie populaire s’étalent largement. Plus de raideur ni de sécheresse : c’est une scène vivante de cabaret picard, une grasse peinture, réjouissante et « canaille ». Avec cela, le drame dévot devient une farce : la place que la religion garde dans l’ouvrage, c’est justement celle que lui fait l’âme bourgeoise dans la vie laïque.

Au reste, on peut dire que dès lors la période d’invention est finie pour le théâtre du moyen âge : il est en possession de tous les éléments, caractères, procédés, qui lui serviront jusqu’à la fin du xvie siècle. Miracles et farces, sujets et accessoires, je ne vois pas ce que les mystères auront de plus que le Jeu de saint Nicolas. Le bourreau truculent, le messager ivrogne, les filous facétieux appartiennent déjà à Bodel. Mais tout est plus court, plus vivant chez lui, rien n’est encore réduit en convention et en ficelle.

On passerait donc comme de plain-pied du xiie siècle au xve, d’Adam et de Saint Nicolas aux mystères. Peut-être est-ce un effet du hasard qui a si arbitrairement détruit ou conservé les œuvres anciennes, si la production dramatique du xiiie et du xive semble dévier le développement de la poésie dramatique. Le xiiie siècle nous offre le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, le xive quarante-deux miracles opérés de même par la Sainte Vierge. On sait l’adoration, la tendresse dont le moyen âge a honoré Notre-Dame : une foule de confréries pieuses s’établissaient sous son invocation. Les sociétés littéraires qui devinrent si nombreuses à partir du xiie siècle, les puys, la choisirent à l’ordinaire pour patronne ; un genre même de poème lyrique, le serventois, lui fut consacré dans les concours. Il ne faut donc pas s’étonner si puys et confréries pour honorer la Vierge firent composer et représenter des pièces sur les miracles obtenus par son intercession. Ces pièces ne sont pas d’un art nouveau : moins graves que les anciens drames liturgiques, plus sérieuses que le jeu de saint Nicolas et que les mystères, très familières et rarement comiques, elles ont un caractère à la fois populaire et dévot que leur destination explique.

Le Miracle de Théophile, avec sa tenue édifiante et un peu compassée, avec sa forme travaillée, et parfois trop littéraire, avec l’artifice de ses développements et de ses rythmes qui marquent la maigreur de la pensée, n’est pas une œuvre supérieure. Il y a là un talent d’écrivain trop complaisamment étalé pour que les attitudes rigides et le dessin sec de ces personnages de vitraux se fassent goûter. Cependant nous connaissons la simplicité de la foi du poète, et sa fervente confiance en Notre-Dame : il en a tiré quelques assez belles inspirations, et un monologue demi-lyrique du clerc repentant, dont le mouvement est en vérité pathétique. En somme, cette pièce, qui n’a rien de rare, peut être prise comme un type distingué des compositions dramatiques dont l’objet est de glorifier Notre-Dame.

Les quarante miracles joués on ne sait dans quel puy, dans l’Ile-de-France, sans doute ou en Champagne, dont un manuscrit nous a présenté le recueil, sont de moindre valeur littéraire, et n’ajoutent pas grand’chose à l’idée qu’on se fait de l’évolution du genre dramatique. Des scènes décousues qui défilent devant nous comme une collection d’images sous les yeux d’un enfant, nulle préoccupation des caractères, des sentiments et de la vie intérieure, une stricte déclaration des pensées précisément nécessaires pour rendre les actes intelligibles dans leur suite, mais non pas dans leur production, un courant facile et plat de style où sont semés des îlots de rondels, motets et chansons, certains raffinements d’art, et point de poésie : voilà ces Miracles de Notre-Dame. Il vaut la peine de les étudier, quand on veut se représenter les caractères de la dévotion du moyen âge : ces drames, comme les narrations de Gautier de Coincy et autres de même nature, nous font apercevoir dans leurs incroyables excès l’absurdité, la grossièreté, l’immoralité même des formes où se dégradait la noblesse essentielle du culte de la Vierge. On ne saurait imaginer quels péchés ni quels pécheurs la Vierge arrache à l’enfer, au supplice, au déshonneur, sur un mot de repentir, même sur un simple acte d’hommage et de foi. Et d’autre part, si l’on voulait savoir à quelle exaspération de folie mystique la confiance en l’intercession de la Vierge pouvait s’égarer, on n’aurait qu’à lire le Miracle de la femme que Notre-Dame garda d’être arse : c’est l’un des plus intéressants de la série. On y verra Dieu, avec ses saints, célébrer la messe pour une pauvre femme qui a fait étrangler son gendre. Comme elle est dévote, et s’afflige de n’oser aller à l’Église, le jour de la Purification, Dieu s’empresse de venir en personne lui « donner réfection » d’une messe. Malheureusement le sentiment profond qui ferait la grandeur poétique d’une telle scène ne sort pas : Dieu a toutes les allures d’un bon curé de campagne, la paroissienne clabaude à propos de l’offrande et du cierge ; et dans la plus saisissante fantaisie que la foi chrétienne put créer, on croit assister simplement à une messe de village.

Au reste, ces drames pieux trahissent le désordre moral du temps où ils ont été composés : les papes, les cardinaux, les évêques sont maltraités, chargés de crimes et de péchés : les rois, les juges, sont faibles ou mauvais. Le pouvoir, spirituel ou temporel, n’inspire plus que défiance ou mépris. Là, comme dans les ouvrages du siècle, on sent que la féodalité catholique touche à sa fin.

Il est permis de croire que tandis que certains puys et certaines corporations multipliaient les Miracles de Notre-Dame, leur patronne145, d’autres confréries, des communes aussi mettaient sur la scène des sujets sacrés d’un autre caractère. C’est ce qu’indiquent les deux plus anciennes représentations de pièces saintes dont on connaisse la date : en 1290 et en 1302 fut joué à Limoges un Jeu sur les miracles de saint Martial. De même voit-on jouer pendant le xive siècle la Nativité à Toulon et à Baveux, l’Assomption à Bayeux, la Résurrection à Cambrai et à Paris, un Jeu de sainte Catherine à Lille ; on atteint ainsi les Confrères de la Passion et les Mystères, et l’intervalle se trouve comblé entre les productions du xiie et celles du xve siècle.

2. Le théâtre comique §

Les origines du théâtre comique146 n’apparaissent pas clairement : et par théâtre comique il faut entendre tout ce qui n’est pas miracle ou mystère, de sujet chrétien, d’inspiration ou ecclésiastique ou dévote. Il est probable que ces origines sont complexes : certaines farces, où les lazzi et la mimique bouffonne ou indécente dominent, où le dialogue va au hasard, sans action suivie, sans autre dessein que d’entasser quolibets et facéties pour faire rire, se rattachent sans nul doute aux parades des jongleurs de bas étage. Dans la ruine de la culture gréco-romaine, la partie la moins littéraire, la plus populaire du théâtre ancien, dut surnager : et toutes sortes d’histrions, farceurs et bateleurs maintinrent sans doute la tradition de certains spectacles grossiers, mimes, scènes bouffonnes, jeux de clowns et de saltimbanques, où sont enclos certains germes d’art dramatique.

En rapport aussi avec lui étaient les déclamations des jongleurs un peu plus relevés ; nous n’avons qu’à interroger les mœurs contemporaines pour saisir le lien qui unit à la comédie des chansons, des contes ; en général toute pièce destinée à la récitation publique tend vers la forme dramatique, par le surcroit sensible d’effet qu’on obtient en caractérisant les personnages et en les costumant. Un personnage que nous avons vu dans les pièces sacrées, le meneur du jeu, expliquant, narrant, reliant, facilite la transition du conte au drame. Un monologue, un dialogue même n’est pas un « drame » : mais un conteur ou un chanteur qui revêt le caractère et l’habit du personnage dont il conte ou chante quoi que ce soit, devient un « acteur », et emprunte au théâtre un des éléments essentiels de sa définition, celui même par lequel il sort du domaine de la littérature, le « spectacle » (ὂῳιϛ, disait Aristote). Des boniments de forains et de charlatans tiennent aussi quelque chose de l’art théâtral : à plus forte raison, les imitations artistiques de tels boniments, comme ce fameux dit de l’Herberie, où Rutebeuf a rendu tantôt en vers et tantôt en prose le bagou facétieux et l’impudence drolatique des vendeurs de drogues. Cela ne fait pas partie de la comédie : cela aide à en comprendre les origines. Simples chansons et fabliaux, chansons de caractère et monologues, tout cela, comme les parades des bateleurs, contenait de quelque façon en puissance la comédie : tout cela dut en influencer le développement.

Ajoutons maintenant la tradition littéraire de l’antiquité, puis qu’enfin les œuvres comiques du moyen âge sont d’un temps où l’exercice de la littérature était en grande partie aux mains des clercs des universités. Il y eut, et de bonne heure, dans les écoles des représentations de pièces latines dont les comédies de collège des xviie et xviiie siècles ont continué la tradition.

Enfin ne doit-on pas laisser une part d’action aux jeux liturgiques et sacrés ? et ne fournirent-ils pas, dans une certaine mesure, le modèle, la forme selon laquelle s’organisèrent les éléments partout épars du théâtre profane et comique, au moins la mise en scène, la distribution matérielle du sujet, la méthode de figuration et de représentation ?

On en trouverait presque la preuve dans les premières œuvres comiques du moyen âge qui nous soient parvenues. C’est un trouvère d’Arras qui fit jouer au xiie siècle ces deux pièces remarquables, et l’une à Arras même, au puy : or Arras est précisément la ville qui, la première à notre connaissance, s’empara du drame religieux, et lui donna, avec Bodel surtout, le caractère d’un divertissement dévot, mais laïque. L’imagination éveillée des poètes picards, ou peut-être la fantaisie originale du seul Adam de la Halle147, saisit la variété et la puissance des effets qui étaient contenus dans la forme de ces « jeux » sacrés. Appliquée au vieux thème des pastourelles, elle donna le Jeu de Robin et de Marion, la première de nos pastorales dramatiques, ou, comme on a dit, de nos opéras-comiques : en effet, de son origine lyrique, le sujet a gardé la musique. Appliquée à un autre thème, le thème satirique et badin qui s’était à Arras même cristallisé dans le Congé, remplie au moyen d’un mélange singulièrement hardi de toute sorte d’éléments narratifs, lyriques, littéraires et populaires, elle a donné le Jeu de la Feuillée.

Le Jeu de Robin et de Marion, qui fut représenté en 1283, à Naples, environ dix-huit mois après les Vêpres Siciliennes, devant la cour française de Charles d’Anjou, est un poème gracieux, parfois spirituel ou charmant, parfois d’une grossièreté voulue. Le chevalier offre à Marion son amour : elle refuse. Robin est battu, mais Marion est fidèle. Voilà le sujet, il est banal. Mais ce sujet s’encadre dans une peinture de mœurs villageoises : déjà les pastourelles artésiennes dans leur forme lyrique y inclinaient. On voit Marion, Robin, leurs amis et amies manger du fromage, des pommes ou du lard, jouer aux petits jeux, pas toujours innocents, chanter de joyeuses et vertes chansons, goguenarder, cabrioler, danser, jusqu’à ce qu’une sorte de farandole les enlève de la scène. Cette partie descriptive se prolonge comme si le goût de l’auteur et du public en faisait le principal agrément de la pièce. Et il se fait un curieux mélange de paysannerie convenue et de naturelle rusticité. Marion et Robin sont des figures d’opéra-comique, dans l’action traditionnelle qui les oppose au chevalier : dans la description, qui échappe à l’action tyrannique du lyrisme, ce même couple, et surtout les paysans qui viennent se grouper autour de lui, sont dessinés avec une verve énergique et une sensible recherche de réalité. Mièvre ou grossier, le poète s’égaie, et souligne du même sourire discret les jolies mignardises des poupées du « pays bleu » et les vulgaires ébats des rustres du terroir artésien.

M. Bédier croit trouver un dessin moins sec, plus de substance et de relief dans les personnages du Jeu de Robin et de Marion que dans ceux du Jeu de la Feuillée : est-ce parce que cette pièce-ci est antérieure de vingt ans à l’autre ? ne serait-ce pas que dans l’une la longue tradition de la pastourelle fournissait au poète de quoi étoffer ses personnages, et dans l’autre il avait tout à créer, tout à marquer de traits tirés de son invention propre ? Toujours est-il que ce Jeu de la Feuillée est autrement curieux, intéressant, que la gentille pastorale dont je viens de parler : c’est une œuvre unique, complexe, satirique et bouffonne, réaliste et féerique, une œuvre qui, malgré les sécheresses et les gaucheries de l’exécution, oblige d’évoquer les noms d’Aristophane et de Shakespeare : cela suffit à la classer.

Imaginez-vous une sorte de revue où défilent sous leur nom, avec leur caractère, en propre personne ou par directe désignation, dix ou vingt bourgeois connus de la ville, où le poète, à côté de son père et de ses voisins, s’introduit, contant son mariage, comment il s’est défroqué pour épouser la belle qui l’a si délicieusement ravi et si vite lassé, comment il veut se démarier, et s’en aller à Paris étudier : écoutez ces propos salés et mordants de compères en belle humeur, qui en disent de dures sur les femmes, et voyez dans un brouhaha de « kermesse », selon le mot si juste de M. Bédier, voyez se succéder, s’agiter, tourbillonner, autour de ces bourgeois, un « fisicien », qui diagnostique les maux de l’âme et ceux du corps, un moine quêteur et porteur de reliques, un fou qu’on mène tour à tour au « fisicien » et au moine, le cortège diabolique d’Hellequin, et les trois fées Morgue, Arsile et Maglore ; voyez s’entremêler le banquet fantastique des fées, où l’on punit par une menace traditionnelle un oubli légendaire, et la très réelle « beuverie » où l’on amène le moine à mettre en gage chez le tavernier les reliques de son saint. Vous aurez une idée légère de l’inénarrable pièce où Adam le Bossu a jeté tout à la fois ses rancunes et ses observations, toute son individualité, et la vie de cette ardente commune picarde, et jusqu’aux superstitions légendaires qui, à côté de la religion, maintenaient une idée du surnaturel dans ces natures matérielles : outre le dessin de l’œuvre, outre la verve des scènes populaires, il y a des coins de vraie poésie, tendre ou fantaisiste, où l’on n’accède parfois qu’à travers d’étranges et plus que grossières trivialités.

Les deux pièces d’Adam de la Halle sont, avec une insignifiante parade148, tout ce qu’on a conservé du répertoire comique du xiiie siècle : plus pauvre encore est le xive. M. Petit de Julleville signale sept représentations de moralités, farces, dialogues, données en diverses villes. On voit s’organiser en ce siècle et prospérer des sociétés et confréries, sur lesquelles en grande partie reposera le théâtre du siècle suivant, basoche, enfants sans souci, etc. On a quelque raison de croire que les écoliers jouaient dans leurs collèges des pièces comiques : du moins leur voit-on défendre les « jeux déshonnêtes » aux fêtes de saint Nicolas et de sainte Catherine. Enfin, auprès de certains princes apparaissent des acteurs de profession : en 1392 et 1393, Louis d’Orléans donne des gages à quatre « joueurs de personnage ». Mais les œuvres font défaut.

On trouve seulement dans Eustache Deschamps quelques pièces, qui nous montrent avec quelle lenteur la comédie se détache des autres genres où son origine l’engage. Voici un « Dit des quatre offices de l’Hôtel du roi, à jouer par personnages », et ce dit, où Saucerie, Panneterie, Echansonnerie et Cuisine dialoguent comme les maîtres de M. Jourdain, est une burlesque, triviale et insipide moralité : c’est un divertissement de cour. Egalement destinées à la récitation dramatique sont certaines pièces de forme narrative et lyrique du même écrivain : ici le fabliau se réduit presque en farce dialoguée, là une altercation bouffonne s’enferme dans le cadre d’une ballade, « à jouer de personnages149 ».

Cependant cette pauvreté serait atténuée si l’on se décidait à ne plus compter parmi les mystères l’« histoire de Griselidis ». C’est un petit drame, purement moral, et tout à fait analogue aux moralités pathétiques et non allégoriques qui se joueront plus tard, il a pu être construit sur le modèle des miracle s : il appartient à un genre absolument différent. Au reste, il contient des parties touchantes, et la douce soumission de Griselidis s’exprime par des traits quelquefois bien délicats : ainsi, quand la pauvre femme demande à son mari de traiter mieux sa nouvelle épouse qu’il ne l’a traitée elle-même : elle est, dit-elle, « plus délicieusement nourrie », plus jeune, plus tendre que moi, et ne pourrait souffrir « comme j’ai souffert ». N’est-ce pas tout à fait exquis ? Pour cette rareté dans l’époque qui nous occupe, pour un peu de fine sensibilité, l’« histoire de Griselidis » est à lire.

Il ne faut pas finir cette étude des origines du théâtre comique, sans rappeler que certaines œuvres qui n’ont aucun rapport avec le théâtre, contiennent cependant des germes précieux. Je veux parler de l’imagination psychologique, du don de distinguer les formes générales des caractères et des vies humaines, et de composer les actes et paroles d’un personnage en parfait accord avec ses sentiments. Ces qualités que nous avons trouvées déjà dans les fabliaux de Gautier le Long, et dans certains développements dialogués de Jean de Meung, apparaissent aussi dans le satirique Miroir de Mariage d’Eustache Deschamps, où il ne serait pas difficile de signaler les esquisses d’une expression synthétique de certains états moraux, où, par exemple, le thème moral de Georges Dandin est indiqué, sans mélange d’action ou d’intrigue dramatique. Il en faudrait dire autant, pour le xve siècle, du Livre des quinze joyes du mariage, et en général des œuvres de nos conteurs satiriques où ils ont bien voulu regarder, au lieu de l’anecdote et des individus, les figures en quelque sorte schématiques des divers états de la vie et des divers tempéraments de l’homme. Tout cela, un jour, aidera la comédie, cette fidèle et suggestive image de l’humanité, à sortir de la farce vainement fantaisiste, ou réaliste sans portée.

Chapitre II
Le théâtre du quinzième siècle (1450-1550) §

1. Les Mystères. Le Vieux Testament ; la Passion ; les Actes des Apôtres. Caractère pieux des représentations. Leur organisation. Art à la fois réaliste et conventionnel. Scènes populaires et triviales. Valeur littéraire des mystères. Les Confrères de la Passion. — 2. Théâtre profane et comique. Basoche, Enfants sans souci. Sotties. moralités, farces. Grossièreté des farces, leur esprit. La Farce de maître. Patelin : expression comique de types observés et vivants.

Entre la fin de la guerre de Cent Ans et le commencement des guerres de religion s’étend une période de paix intérieure, où, sous la domination protectrice d’une royauté qui se fait absolue, la bourgeoisie, moins opprimée, moins inquiète, plus riche, s’attache avec passion aux représentations dramatiques.

Par toute la France se dressent échafauds et tréteaux pour toutes sortes de jeux sérieux et comiques. Entre tous les plaisirs de l’esprit, celui du théâtre est le plus sensible et le plus intense pour un tel public, grossier et homogène, composé par conséquent d’individus en qui vibre plutôt l’âme commune des foules que les impressions uniques d’une âme personnelle.

Les mystères §

Les pièces sacrées de l’âge précédent, représentations, jeux, miracles, deviennent au xve siècle des mystères. Ce mot désigne d’abord vers 1400 des représentations figurées, sans dialogue dramatique, des scènes muettes, pantomimes, tableaux vivants, dont les sujets étaient mythologiques, allégoriques ou chrétiens, et qu’on donnait aux fêtes, aux entrées de rois et de princes. Ainsi, quand Charles VII fait son entrée solennelle à Paris en 1437, de la porte de la ville, par la rue Saint-Denis, jusqu’au pont du Châtelet, s’échelonnent de place en place diverses scènes de l’Évangile, Passion, Résurrection, Annonciation, etc., sans parler de saint Denis qui naturellement reçoit le roi à la porte Saint-Denis, entouré de saint Louis, saint Thomas, saint.Maurice et sainte Geneviève. C’était là des « jeux de mystère ».

Ce fut vers 1450 que ce nom passa aux représentations dramatiques. Ces mystères150 sont la postérité lointaine du drame liturgique : ils retiennent de leur origine ce caractère, que les sujets en sont toujours, ou à peu près, religieux. Ils forment comme une sorte d’illustration populaire où toute la suite de l’histoire religieuse est figurée et découpée en scènes. Toutes les sources sont mises à contribution, sans critique, avec un égal respect, et un non moins égal sans-gêne : Bible, Évangiles canoniques, Évangiles apocryphes, actes de martyrs, vies de saints ; c’est un vaste et confus ensemble qui va de la création jusqu’à saint Dominique et saint Louis. Parmi tous les mystères indépendants où un événement particulier, une destinée individuelle sont exposés, trois compositions d’un caractère plus général se détachent : le Mystère du Vieil Testament, qui, en près de 50 000 vers, nous mène du Paradis terrestre jusqu’au temps d’Auguste ; le Mystère de la Passion, qui, en près de 35 000 vers dans l’œuvre de Gréban. embrasse tous les récits des Évangiles, et le Mystère des Actes des Apôtres, qui, en plus de 60 000 vers, expose la diffusion de la religion nouvelle et le martyre des premiers serviteurs du Christ.

La tendance cyclique de ces trois œuvres est manifeste. D’abord ces trois mystères s’enchaînent et se font suite. La Passion sert de centre : rédigée par Arnoul Gréban avant 1452, elle s’est complétée par les Actes des Apôtres, que le même Gréban, avec l’aide de son frère Simon, a mis en drame. Enfin, comme il est arrivé dans les épopées cycliques, où l’on a remonté les temps en passant des fils aux pères, le drame de la nouvelle loi a suscité le drame de l’ancienne loi : on pense que le Mystère du Vieil Testament s’est organisé sous l’influence de la Passion de Gréban. Au reste, d’autres rédactions antérieures et postérieures à l’œuvre de Gréban attestent la force de la tendance cyclique. Si l’on met à part les vies de saints, qui ne se prêtaient d’aucune façon à s’agglutiner en masse, le mouvement se dessine nettement : le drame liturgique des Prophètes du Christ s’est brisé en drames distincts, et ces drames distincts se sont réunis de nouveau et soudés dans le mystère du Vieil Testament, où les derniers apparaissent seulement juxtaposés. Pour la Passion, ou plutôt pour la Vie du Christ, il n’apparaît pas d’ensemble primitif : le poème cyclique succède aux Nativités, aux Annonciations, aux Adorations des rois mages, aux Résurrections, aux Passions, etc., qui existèrent d’abord séparément151. Quant aux Actes des Apôtres, ils ne sont qu’une œuvre artificielle, une sorte de découpage du Livre sacré, par lequel des auteurs avisés ont voulu compléter et exploiter un succès assuré.

Rarement, au xve siècle, les auteurs de mystères sont sortis de l’histoire religieuse. Ou en cite deux : le Mystère du siège d’Orléans, œuvre orléanaise, qui n’est pas de beaucoup postérieure à la délivrance de la ville, ou tout au moins ne l’est pas à la réhabilitation de Jeanne d’Arc : on s’explique suffisamment le sentiment de piété locale qui fit choisir ce sujet, d’autant que la fête anniversaire du 8 mai était devenue la vraie fête patronale de la ville d’Orléans. L’autre est le mystère de la Destruction de Troye, œuvre d’un écolier lettré, qui, pour intéresser le public à un sujet peu nouveau, lui a donné la forme alors la plus goûtée. Mais il n’est pas même sûr que ce découpage de Darès le Phrygien et de Benoît de Sainte-More ait jamais été joué, et qu’il y ait là autre chose qu’un roman dialogué destiné au divertissement des lettrés qui lisaient. Les mystères profanes n’apparaîtront vraiment que dans l’extrême décadence du genre, entre 1548 et 1508, quand l’interdiction du Parlement aura enlevé aux acteurs de mystères leur répertoire sacré.

En effet, quelque profane qu’apparaisse souvent l’esprit des mystères, ils n’en sont pas moins le produit d’une intention pieuse et destinés à l’édification. On les joue « en l’honneur de Dieu pour l’instruction du pauvre peuple » : en 1407, à Chalon-sur-Saône, pour obtenir la fin d’une peste ; en 1500, à Amiens, pour remercier Dieu des bonnes récoltes. Un chanoine de Langres fait jouer à Langres en 1482 une Vie de Mgr saint Didier : c’est le patron de la ville. Gringore compose une Vie de saint Louis pour la corporation des maçons et des charpentiers, qui possède la chapelle de saint Blaise et de saint Louis : le mystère se jouera le 25 août, pour honorer le patron des maçons et des charpentiers, lit ainsi toute sorte de saints locaux auront leurs mystères, comme patrons de villes et de confréries ; ou bien une paroisse, un couvent voudront accréditer des reliques, recommander un pèlerinage : cela se fera par une représentation dramatique, comme trois siècles plus tôt par une épopée. Maintes fois les actes de dévotion accompagnent la représentation : à Seurre, en 1496, la veille du jour où devaient commencer les représentations d’un mystère de saint Martin, les acteurs en costume vont assister à un salut solennel dans l’église du saint, pour en obtenir du beau temps. Et pendant tout le temps des représentations, à la fin de chaque journée, ils se rendent à la même église pour chanter un Salve, Regina.

C’était chose longue et coûteuse que la préparation d’un mystère : tantôt le clergé, tantôt un prince, tantôt la ville, et tantôt des confréries ou des corporations en faisaient les frais ; il se formait des associations temporaires, à seule fin de jouer un mystère, comme celle qui entreprit à Valenciennes de jouer la Passion en 1547 ; les frais étaient communs et l’on partageait les bénéfices.

Les acteurs se recrutaient dans toutes les classes de la société, prêtres, avocats, bourgeois, artisans ; les nobles jouaient rarement, les femmes plus rarement, et à une époque très tardive. Le rôle du Christ appartenait comme de droit à un prêtre : c’est en cette qualité qu’à Metz (1437) le curé Nicole faillit mourir en l’arbre de la croix, pour y être resté pendu plusieurs heures de suite, récitant trois ou quatre cents vers dans son agonie. Il fallait beaucoup de zèle, de patience et de discipline, pour monter un mystère, pour rassembler, instruire, dresser parfois plusieurs centaines d’acteurs, pour arriver sans encombre du cry qui, plusieurs mois à l’avance, annonçait l’entreprise et invitait les acteurs volontaires à se présenter, à la montre solennelle, qui promenait par la ville tout le personnel de la représentation, en costumes parfois somptueux, depuis Dieu le Père jusqu’au dernier valet de bourreau.

Les représentations duraient souvent plusieurs jours, parfois plusieurs semaines. Le Mystère des Actes des Apôtres, à Bourges, en 1536, se poursuivit pendant quarante jours : il mit en action cinq cents personnages. Il va sans dire que nulle ombre d’unité, au sens classique du mot, n’existait dans de telles pièces. Même les plus courts mystères ceux qui ne demandent qu’un jour, usent du temps et du lieu avec une extrême liberté. Le lieu change d’une scène à l’autre sans difficulté ; et sans difficulté aussi, le drame embrasse dix ans, un siècle, ou quatre mille ans, comme le Mystère du Vieil Testament.

Ce théâtre est à la fois minutieusement réaliste et hardiment conventionnel. Il montre tout ce qui se peut montrer : mais il supprime tout ce qui ne se peut montrer, et suppose tout ce qui se peut imaginer. Sur la scène vaste, large de 30 à 50 mètres, tous les lieux à travers lesquels se transportera successivement l’action sont figurés simultanément : figurés en abrégé ou en raccourci, bien entendu, et comme par échantillons ou symboles. Les distances intermédiaires, les lieux inutiles sont abolis. Une gouache du manuscrit de la Passion, jouée à Valenciennes en 1547, figure onze lieux juxtaposés : le Paradis, une salle, Nazareth, le Temple, Jérusalem, le Paradis, la maison des Évêques, la Porte Dorée, la mer, l’Enfer. Une Nativité, jouée à Rouen en 1474, exigeait, entre le Paradis et l’Enfer, vingt-deux lieux différents de Nazareth, Jérusalem, Bethléem et Rome.

On ne négligeait rien pour parler aux yeux et aux sens. Dans le Paradis très élevé, Dieu apparaît entouré de rayons d’or, d’anges et de séraphins. L’Enfer est une large gueule de dragon, béante, d’où les démons, effroyables et grotesques, sortent en hurlant et gesticulant : des flammes s’en échappent : les damnés crient : il se fait dans les profondeurs invisibles un tapage effroyable ; les tambours et les tonnerres font rage, et l’on tire même le canon, pour les grands effets. On use de trucs et de machines : diables sortant par des trappes, vols d’anges, bêtes mécaniques, mannequins substitués aux acteurs pour les tortures. La descente du Saint-Esprit se fait par « grand brandon de feu artificiellement fait par eau-de-vie », cependant qu’un gros tonnerre d’orgues roule au cénacle. Un réalisme naïf ou grossier évoque les âmes à côté des corps, et de même sorte est le symbolisme qui revêt Jésus et le bon larron de chemises blanches, tandis qu’une chemise noire exprime l’irrémissible impénitence du mauvais larron.

Le peuple apporte une curiosité infatigable à ces représentations : il s’émerveille, il pleure, rit, s’apitoie ; son âme grossière, avide de sensations intenses, n’a jamais assez savouré la Passion de son Christ ; il n’y a jamais trop d’injures, de violences, de supplices, pour lasser sa pitié et l’assurer de son rachat. Il a besoin des souffrances de ses martyrs : plus il les aime, plus il faut croître leurs mérites. Il écoute très décemment, très dévotement les sermons, les propos édifiants, il voit avec révérence les hautes vertus, les faits admirables des saints personnages. Mais ce peuple est peuple : vulgaire par essence, et d’un âge positif et railleur. Avant tout, ce qui lui plaît, c’est la vie, et sa vie : dans ces drames merveilleux, rien ne le touche tant que le réel, et parmi ces acteurs surhumains, sa sympathie va à la simple, même à la basse humanité, au peuple vulgaire comme lui, comme lui bruyant, gausseur et jouisseur. Il ne se détache pas du présent, et c’est le présent qu’il cherche. Qu’on lui parle de lui, et contre ceux par qui il croit souffrir : il entend volontiers mépriser les nobles et les prêtres, et tous ses maîtres. Mais surtout la place publique, la rue, la taverne, avec leur population pittoresque et leur vivante confusion, des chansons d’aveugles, des geigneries de mendiants, des quolibets de buveurs, des jurements de joueurs, des insolences de sergents, des boniments de marchands, voilà le spectacle dont il ne se lasse jamais. La farce avec son réalisme trivial et sa cynique bouffonnerie envahit le mystère, et le drame chrétien est étouffé sous l’excessive abondance des scènes populaires.

La brutalité dure des âmes goûte le comique jusque dans l’horreur : la souffrance physique est plaisante, si le patient est odieux. Lue bouffonnerie féroce se joue du pauvre corps humain. Les bourreaux, de mine truculente, aux noms pittoresques, Humebrouet ou Claquedent, sont de facétieux compères, évidemment sympathiques à l’assistance, même quand ils torturent les saints ou le Christ : on ne trouve jamais leurs rôles trop longs. Les acteurs surnaturels eux-mêmes tournent au comique. Le diable fait peur, et fait rire. L’homme tremble à voir l’ennemi : mais il voit Dieu, qui sera le plus tort, et se rassure. Toujours nasardes coups, tombent sur ces pauvres diables : ils sont bernés ; ils sont nigauds ; ils sont vulgaires. Ils cessent d’être sérieux : ils viennent enlever les âmes des morts, après une bataille, dans des brouettes.

Ainsi s’avilit la grandeur essentielle des sujets par la complaisance des poètes pour les bas instincts du peuple. Le peuple faisait la loi : car il ne voyait pas seulement, il commandait, et il jouait les pièces. L’auteur servait de son mieux ceux qui le payaient ; du reste, il était peuple lui-même, et s’amusait des mêmes choses.

Cependant ce même peuple croyait, et les hautes parties du drame chrétien l’eussent touché, s’il y avait eu des auteurs pour les traiter dignement : elles touchaient telles quelles, dans leur platitude et dans leurs diffusions. Le malheur fut que le génie manqua aux faiseurs de mystères. Nulle époque ne met mieux en lumière l’absolue différence qui sépare le théâtre de la littérature. C’est au xve siècle certainement que le théâtre du moyen âge s’épanouit dans tout son éclat : et littérairement, les œuvres dramatiques du xve siècle sont fort médiocres ; je ne sais si, quand on passe du xiie et du xiiie siècle au xve, il n’y a pas décadence : à coup sûr il n’y a pas progrès. L’invention se perd dans la diffusion et le bavardage. L’art ne se marque que par les raffinements pénibles ou baroques du rythme et de l’expression.

Ce n’est pas qu’il n’y ait de belles idées, et même d’heureuses parties dans quelques-uns de ces mystères. Il sera facile de louer ce débat de la Miséricorde et de la Justice, qui encadre le mystère et la Passion, en lie les scènes, et en précise le sens : ce drame symbolique, se jouant dans le ciel au-dessus du drame humain qui l’explique, est une haute invention. Mais quand on reprend le texte, quand on le lit dans sa plate pauvreté, ou se rappelle que ce débat est un lieu commun des serinons du moyen âge déjà exploité du reste au théâtre, et l’invention de Gréban perd de son prix, par l’insuffisance de l’exécution. On citera ainsi quelques scènes de grande poésie métaphysique et religieuse : la scène du Roy Advenir, où Josaphat, fils d’un roi, élevé dans les délices, rencontre un lépreux, un mendiant, un vieillard, et devant cette révélation soudaine de la maladie, do la pauvreté, de la mort, médite anxieusement sur la vie ; la scène encore où Marie, dans les Passions de Gréban et de Jean Michel, supplie Jésus d’écarter d’elle et de lui les horreurs de la Passion, et où Jésus lui révèle le mystère de la Rédemption, la nécessité, l’efficacité de chacune de ses souffrances. Mais ici l’émotion humaine se mêle au mystère incompréhensible, et nos vieux poètes ont senti dans la Vierge une mère qui aimait son fils comme toutes les mères. C’est un mérite : et de là vient que leur Christ si pâle, si froid, si peu vivant, n’a pas de caractère, tandis que Notre-Dame les inspire mieux.

Croyant a l’absolue réalité des choses qu’ils montraient, ils ne se doutaient pas que souvent c’était les dégrader, les fausser, les vider de leur sens, que de les figurer uniquement comme des réalités : mais parfois, quand ils s’approchaient familièrement des objets de leur foi, avec un sens instinctif de la vie, ils ne rendaient pas sans bonheur le pathétique des situations ou le mouvement des passions que les livres sacrés indiquaient. Je laisse l’anachronisme perpétuel des costumes et des mœurs, qui n’éclate pas seulement dans les scènes comiques : si les ouvriers de la tour de Babel sont des maçons du xve siècle, Lazare partant pour la chasse, un faucon sur le poing, sur les lèvres un refrain de chanson nouvelle, est un galant seigneur du même temps. Mais c’est dans la peinture que ce travestissement a toute sa grâce : et nos bavards mystères ne nous offrent rien qui ne soit cent fois plus charmant dans les tableaux des vieux maîtres allemands ou hollandais.

Ce qui a plus de prix, c’est le naturel des sentiments, justement senti, curieusement développé par une intuition spontanée : à force de ne pas se guinder, à force de facilité à retrouver dans l’antiquité évangélique et biblique tout le détail de la vie contemporaine, nos découpeurs des Livres saints, sans art, sans goût, sans style, ont donné à quelques scènes un air de vérité aisée, qui est près de charmer, Il y a des coins de pastorale gracieuse dans le Vieux Testament, dans la Passion : mais surtout il y a quelques commencements heureux d’expression dramatique des caractères. Dans le Vieux Testament, quelques touches du caractère de Caïn, une esquisse du pathétique moral auquel le sacrifice d’Abraham peut donner lieu dans les rôles du père et du fils, une notation un peu sèche, mais essentiellement juste des sentiments respectifs de Samson et de Dalila, une discrète et délicate peinture de la belle âme de Suzanne, d’heureux traits de foi timide dans Enther, et d’orgueil féroce dans Aman : voilà où l’esprit aime à se reposer dans la platitude aride de l’immense mystère. La Passion de Gréban nous offrirait quelques accents vrais et touchants dans le rôle de la Vierge, ou dans le couplet de la mère de l’enfant mort, de la vérité encore dans le reniement de saint Pierre et dans le suicide de Judas, un réquisitoire d’Anne contre Jésus qui amuse comme l’involontaire expression de l’effarement irrité du bourgeois devant le socialisme révolutionnaire du fils de Dieu. Jean Michel a fait une autre Passion, pour être jouée à Angers en 1486 : moins sec et moins juste que son devancier, moins respectueux du texte sacré, plus bavard, accueillant toutes les fantaisies des apocryphes et les légendes les plus extravagantes, il a parfois des saillies, des trouvailles heureuses d’imagination. Toute la partie de la « mondanité » de Madeleine nous présente une amusante et vive silhouette de coquette évaporée et vaniteuse : il a bien rendu aussi, avec une saisissante brièveté, le dialogue suprême du Christ et de sa mère.

Tout n’est donc pas à mépriser dans les mystères : il reste vrai pourtant qu’ils valent par leurs sujets, et moins que leurs sujets, moins aussi à l’ordinaire que les récits qu’ils traduisent. Ils les suivent servilement ou les altèrent sans raison. Jamais ils ne donnent la sensation d’un art qui s’efforce pour ne rien laisser du caractère ou de la beauté qu’il aperçoit dans la nature. En plus d’un siècle, on ne trouve ni un homme, ni une œuvre. Et il n’y a pas à dire que le genre ait gagné par cent ans de vogue et de fécondité : il serait plus vrai de dire qu’il s’est épuisé. Ici encore la Renaissance est venue déblayer, non détruire.

Il est très frappant que la Confrérie de la Passion n’ait servi de rien au progrès de la poésie dramatique. Ce n’était plus là, en effet, une société provisoirement instituée ou s’appliquant momentanément en vue d’une représentation unique, sans précédents directs et sans suite immédiate : lorsque la Confrérie de la Passion, qu’on aperçoit déjà à Paris en 1380, a obtenu la fameuse ordonnance royale de 1402 qui confirme et étend ses privilèges, un théâtre permanent est fondé, et une tradition artistique.

En possession du droit de jouer leurs mystères, d’interdire à tous autres d’en jouer à Paris ou dans sa banlieue, établis à l’Hôpital de l’Hôtel de la Trinité, plus tard à l’Hôtel de Flandre, ils lurent peut-être les premiers à représenter le drame de la Passion : ils furent sans doute les promoteurs des vastes compositions cycliques, dont la permanence de leur théâtre leur rendait facile, autant qu’avantageuse, la représentation. A eux sans doute aussi revient l’idée de transporter acteurs et public dans une salle fermée : et par là, resserrant en quelques toises carrées la scène immense des places publiques, obligés de figurer insuffisamment et de ramener à un moindre nombre les lieux multiples où s’éparpillait l’action dramatique, ils préparèrent, sans s’en douter, le triomphe des unités.

Mais ces artisans, ces bourgeois, n’eurent jamais, en près de deux siècles que vécut leur confrérie, une idée qui tendit à perfectionner l’art : tel ils le prirent dans le temps où ils s’associèrent, tel en somme, ou plus bas, ils le laissèrent quand ils renoncèrent à exploiter eux-mêmes leur privilège. La Réforme leur porta un coup mortel : n’ayant pas su s’élever à l’art, ils excitèrent, par la plate familiarité ou le réalisme bouffon de leurs drames, la raillerie scandalisée des protestants, la défiance et l’hostilité des catholiques. Il était devenu nécessaire de marquer extérieurement le respect et la foi qu’on donnait aux Écritures et à la religion. D’autre part la Renaissance les condamnait : acteurs, pièces, mise en scène, tout chez les Confrères était du xve siècle : tout choque donc au xvie l’esprit nouveau, affiné par l’humanisme et par l’art italien. Le Procureur général, en 1542, ne les maltraitait pas moins comme mauvais acteurs de pièces mal faites que comme offensant la morale et la religion.

Enfin, en 1548, au moment où les Confrères s’installaient à l’Hôtel de Bourgogne, un arrêt du Parlement, en leur confirmant leur monopole, leur interdisait de jouer des mystères sacrés. Mais leur interdire les mystères sacrés, c’était leur défendre d’exister : leurs sujets étaient tout dans leurs drames ; ils n’avaient pas d’art dont ils pussent appliquer ailleurs les principes et les formes. Ils mirent près d’un demi-siècle encore à mourir, mais ils moururent.

2. Sotties. Moralités. Farces. §

Le théâtre profane et comique152 se développe au xve siècle avec la même abondance, excite la même passion que les pièces sacrées : il est soumis aux mêmes conditions, et s’organise sur le même modèle. Les comédiens de profession n’apparaissent guère avant le xvie siècle, et mêlés aux comédiens amateurs et volontaires : il faut venir au milieu du siècle pour trouver des troupes organisées, comme celle de ce « Jacques Laugerot, joueur d’histoires et de moralités », qui fait ses engagements, le 8 mars 1552, devant un notaire de Draguignan. Au xvc siècle, les représentations profanes sont, elles aussi, données par des bourgeois momentanément associés, et l’on voit par exemple cinq ou six artisans passer contrat par-devant notaire pour monter ensemble une moralité qui leur plaît. Mais surtout, par toute la France, il existe des sociétés, des corporations de toute sorte, sérieuses ou facétieuses, amies des exhibitions, cortèges et spectacles où fleurissent à la fois la poésie et la médisance : les unes se vouent aux processions et aux mascarades, d’autres cultivent la chanson, d’autres, plus ou moins accidentellement ou régulièrement, jouent des scènes dialoguées, et divers genres de pièces. Il y en a deux à Paris, qui se sont fait une tradition et comme un privilège de représenter des œuvres profanes et comiques. Ce sont les basochiens et les Enfants sans souci.

La Basoche était la corporation des clercs de procureurs au parlement de Paris : les clercs de procureurs au Châtelet en formaient une autre, soumise à la première ; les clercs de procureurs à la Cour des Comptes nommaient leur association l’Empire de Galilée. Nombre de villes, Orléans, Lyon, Poitiers, Toulouse, avaient leur basoche. La grande basoche de Paris, dès le début du xvie siècle, était un corps considérable, ayant ses armes, son roi, son chancelier, jugeant ses membres, frappant monnaie, tenant ses réunions générales deux ou trois fois l’an, et surtout vers le mois de juin ou juillet, faisant sa montre solennelle où elle défilait devant son roi, donnait aubades et sérénades aux présidents et conseillers du parlement, à grand fracas de tambours, hautbois et timbales. La basoche donnait des mystères mimés. Elle donnait des représentations dramatiques, non sans obstacle toujours ni sans péril. Souvent la cour, souvent le Parlement réprimèrent la verve insolente des basochiens : le poète Henri Baude fut ainsi emprisonné pour une moralité trop satirique. Heureusement pour le théâtre de la basoche, le parlement, qui le censurait, le défendait contre la cour.

On ne sait trop d’où venaient les Enfants sans souci, les Sots habillés de jaune et de vert, et coiffés du chaperon orné d’oreilles d’âne et de grelots. Il se peut que, selon une hypothèse assez vraisemblable, ils représentent les célébrants de la fête des fous, quand cette joyeuse et insolente parodie des cérémonies religieuses fut bannie de l’Eglise. De la fête des fous laïcisée par force, il ne subsista que le principe, l’idée d’un monde renversé qui exprimerait en la grossissant la folie du monde réel : c’est ce que développèrent au gré de leur libre fantaisie nombre de sociétés joyeuses, comme Mère folle à Dijon, et les Sots de Paris. Ceux-ci étaient gouvernés par le Prince des Sots, au-dessous de qui venait Mère Sotte chargée d’organiser les représentations dramatiques. Il faut dire que la confrérie des sots n’existait réellement que quand ses membres en prenaient le costume, pour une cérémonie et une représentation solennelle : ailleurs elle n’avait qu’une existence virtuelle et nominale. La basoche au contraire représentait un état : elle reposait sur la profession habituelle de ses membres. De là la difficulté qu’on a éprouvée à déterminer qui étaient les Sots. Tout le monde pouvait être Sot. Il y eut parmi les Sots des basochiens ; ainsi Clément Marot dans sa jeunesse était des deux sociétés ; il y eut des Sots parmi les écoliers. Sans doute aussi des bourgeois, des artisans se firent affilier à la corporation : mais, comme il est naturel, vu la nature et l’objet de l’association, l’élément jeune, remuant, débauché et bohème dominait et donnait le ton.

Les Sots jouaient des sotties153 : les basochiens, des moralités et des farces. Grâce sans doute aux membres communs qu’elles comptaient, les deux sociétés firent de bonne heure un accord pour mettre en commun leur répertoire. Les basochiens jouèrent des sotties sur la grande table de marbre du Palais. Les Sots dans leurs représentations du Mardi gras, aux Halles, accompagnèrent leurs sotties de moralités et de farces. Une habitude s’établit de composer le spectacle des trois genres de pièces. Vers le milieu du xve siècle, les Confrères de la Passion, notant la vogue de ces sortes de représentations, appelèrent les basochiens et les sots à jouer dans leur hôtel : et c’est ainsi qu’au début du xviie siècle on rencontre encore le Prince des Sots, quand on fait l’histoire de l’Hôtel de Bourgogne.

La moralité remplit tout l’espace qui sépare le mystère de la sottie et de la farce. Thomas Sibilet a écrit dans son Art poétique : « Si le français s’était rangé à ce que la fin de la moralité fût toujours triste et douloureuse, la moralité serait tragédie ». En effet elle est souvent attendrissante, et parfois pathétique : c’est vraiment ce que nous appelons le drame, avec toute la variété de tons et de dénouements que ce mot comporte, avec la variété de sujets, qui tantôt sont historiques, tantôt légendaires, tantôt de pure imagination, et tantôt d’origine religieuse. Mais dans ce dernier cas, le caractère pieux disparaît devant l’intention morale. On a ainsi des moralités de l’Enfant prodigue, du Mauvais Riche et du Ladre : on a celle de l’Enfant ingrat, qui offre à son père un morceau de pain bis, lorsqu’il a lui-même pour son repas un succulent pâté ; il en sort un crapaud qui lui saute au visage, et ne se relire que par commandement du pape. Ou bien c’est la jeune fille qui nourrit sa mère de son lait dans une prison, c’est la villageoise qui aime mieux avoir la tête coupée par son père que de céder à l’amour de son seigneur : c’est l’empereur qui tue de sa main un scélérat de neveu dont il a fait son successeur. Il n’y a pas dans tout cela une œuvre qui ne soit médiocre. Ces moralités sérieuses devinrent surtout fréquentes quand l’arrêt de 1548 obligea les Confrères de la Passion et autres acteurs ordinaires de pièces sacrées à renouveler leur répertoire. La moralité fut de plus en plus un drame pathétique, qui usurpa parfois le nom de tragédie1541, et devint peut-être en quelque façon la tragi-comédie de Hardy.

Des moralités comiques se distinguèrent de la farce par un dessein avoué de donner une leçon édifiante : telle est la moralité qu’André de la Vigne mit en 1496 à la fin de son Mystère de saint Martin. Un boiteux et un aveugle, qui craignent de perdre avec leurs infirmités leur gagne-pain, fuient les reliques du saint dont on annonce les miraculeux effets. Par malheur ils rencontrent la châsse où elles sont portées, et, malgré eux, ils sont guéris, à leur grand dépit. Mais, par une bien fine distinction, tandis que le boiteux, à qui l’on n’a enlevé que la souffrance et l’incommodité, peste toujours d’avoir désormais à travailler, l’aveugle, qui voit la lumière, sent qu’il naît à une vie nouvelle et sa paresse vaincue entonne un hymne d’action de grâces. Cette idée est jolie.

Il ne vaut pas la peine d’insister sur la trop nombreuse catégorie des moralités allégoriques. On pourra, si l’on veut, lire dans les ouvrages spéciaux les analyses ou les textes de l’Assomption, de Mundus, Caro, Daemonia, de Bien advisé et Mal advisé, des Enfants de maintenant, de la Condamnation de Banquet, et autres moralités mystiques, morales, pédagogiques, qui sont toutes également traitées en lourdes allégories. Ce fut le genre favori des grands rhétoriqueurs : et leur froide et laborieuse fantaisie s’y donne carrière jusqu’aux extrêmes limites de l’extravagance et de l’insipidité.

Non moins allégoriques, mais parfois plus vivantes, et du moins plus intéressantes par leurs sujets, animées par quelques éclats de sentiment sincère et de malice spirituelle, sont les moralités politiques : celles surtout où le sentiment patriotique et populaire s’exhale en vives satires. Ici la moralité confine à la sottie et à la farce, et il est difficile de savoir pourquoi Mieux que devant ou les Gens nouveaux, qui sont les plus agréables pièces du genre, sont qualifiées de farce morale ou bergerie morale : ce sont purement et simplement des moralités. Les querelles religieuses du xvie siècle, comme on peut penser, eurent leur écho au théâtre : sur 59 moralités que catalogue M. Petit de Julleville, 15 sont des œuvres de polémique, presque toutes enflammées des passions de la Réforme. Il y faut joindre diverses farces, dont la plus fameuse et la plus âpre, celle des Théologastres, a tous les caractères d’une moralité.

Le théâtre sous Charles VII, Louis XI et Charles VIII s’était risqué à dire son mot sur les affaires du temps : il en avait coûté parfois aux auteurs et aux acteurs. Sous François Ier, ils sentirent de nouveau la main du pouvoir. Louis XII leur donna toute licence : son règne fut le bon temps pour les basochiens et les sots ; il leur abandonna ses courtisans, ses ministres, un peu même de sa personne. Il en fit ses alliés, les confidents de sa politique, chargés de guider et de préparer l’opinion publique. Le bon roi usa du théâtre comme de plus modernes ont usé de la presse.

Cette politique donna un moment d’éclat au genre, du reste assez obscur, de la sottie. En 1511, au Mardi gras, Gringore, étant Mère Sotte, fit représenter aux Halles le Jeu du prince des Sots, suivi d’une moralité et d’une farce. Sottie et moralité étaient dirigées contre Jules II : la moralité l’introduisait sous le nom de l’Homme obstiné entre Peuple italique et Peuple français. La sottie soulevait l’opinion publique contre la fureur et l’ambition de l’Église romaine, sous les habits de qui se découvrait à la fin Mère Sotte. Ce fut là le meilleur jour de la sottie : et l’œuvre de Gringore est, des 26 sotties que compte M. Picot, la plus agréable à lire. La fameuse sottie, intitulée le Monde, Abus, les Sots, vaut surtout par sa liste de personnages : Sot Dissolu, habillé en homme d’Église, Sot Glorieux, habillé en gendarme, Sot Corrompu, habillé en marchand, Sot Ignorant, habillé en vilain, et Sotte Folle, en femme. Tout le comique de la pièce est dans ces attributions de caractères. Le principe générateur de la sottie pouvait être fécond : mais il eût fallu plus que le génie dramatique, il eût fallu le génie de la poésie symbolique et lyrique pour en tirer des chefs-d’œuvre. Il eût fallu la puissante fantaisie qui a créé les Oiseaux d’Aristophane.

La moralité allégorique et la sottie sont des efforts pour dégager les qualités générales, l’essence des caractères et des conditions. La farce nous ramène au particulier, aux faits, aux individus, à l’accident sans portée à qui l’on ne demande que de faire rire. Le domaine de la farce est immense et confus : elle n’a de limites que l’expérience et la sensation du peuple à qui elle doit procurer, comme dit Sibilet, « un ris dissolu ». Car il n’appartient qu’aux époques de réflexion raffinée de goûter l’imitation des mœurs étrangères ou inconnues : l’instinct spontané de la foule inculte ne réclame que l’imitation des mœurs connues et familières. Ainsi, selon les milieux, la farce se diversifie : la farce judiciaire, parodie de la procédure et du jargon de la chicane, amusera les basochiens ; les écoliers feront leurs délices du jargon latin et des calembours ou drôleries pédantesques ; le paysan ne se lassera pas de se voir en scène, lui, son ménage, femme, voisins, M. le curé, le frère quêteur du couvent prochain, parfois le magister de son village, ou le charlatan à qui il demande une drogue quand sa femme ou lui sont bien malades, souvent le soldat, qui est son ennemi naturel. La forme pareillement sera variable, d’autant que nulle idée d’art ne restreint la liberté de l’imitation. Telle farce inclinera à la comédie ; telle autre se composera de deux ou trois scènes sans action ; telle sera un monologue. Tout ce qui fait rire du « ris dissolu » est farce : ainsi le sermon joyeux. Ce peut être à l’origine une farce de gens d’Église, comme un plaidoyer ridicule sera une farce de gens de Palais. Mais comme le paysan assiste règlement au prône, il s’amusera sûrement d’une harangue grossière, où il retrouvera les phrases, les citations, le ton de son curé : et plus le sujet sera libre et ordurier, plus le contraste de la forme dévote lui paraîtra piquant.

M. Petit de Julie ville enregistre dans son catalogue environ 120 farces et une quarantaine de sermons joyeux et monologues, dont six ou sept n’ont sans doute pas été faits pour la scène. Mais ces 150 pièces ne représentent qu’une partie infiniment petite de la production comique des xve et xvie siècles. Si l’on songe que de ces 150 pièces, 61 nous sont connues par le recueil imprimé du British Muséum, et 72 par le manuscrit La Vallière, que les premières semblent s’être jouées dans la région lyonnaise, et les autres en Normandie, qu’enfin la plupart de ces pièces ne sont pas, dans leur forme conservée, antérieures au xvie siècle, on concevra qu’il n’y a guère d’induction à tirer, de l’ensemble des œuvres que nous avons, sur révolution du théâtre comique. Ou sait qu’on jouait des farces dès le xiiie siècle, nous l’avons dit : on en a joué plus que jamais aux xve et xvie siècles. Il semble que la farce a hérité du public des fabliaux. Quelques farces, une dizaine peut-être, proviennent directement de fabliaux : mais trop de farces sont perdues, et trop de fabliaux, pour qu’on puisse conclure sur le rapport qui unit les deux genres. La prudence ne permet de rien dire de plus sur le développement de la farce.

Mais ce qui ne laisse aucun doute, c’est le caractère du genre. Toutes les œuvres conservées, si diverses qu’elles soient d’origine et de date, forment un ensemble homogène. La farce n’est pas « de la littérature » : c’est un genre entièrement populaire, et que l’esprit du peuple a créé à son image. La plupart de ces farces sont d’une insoutenable grossièreté, d’une épaisseur de gaieté dont on ne peut avoir idée. Elles ont parfois sur les curés et les moines une violence âpre de plaisanterie qui étonnerait, si l’on n’y sentait moins la haine intense que l’incapacité de sensations fines : on a affaire à des gens pour qui les bourrades sont des caresses. Évidemment cet auditoire-là — bourgeois aussi bien que vilains — se délecte dans l’ordure : les servitudes physiques de la nature humaine ont le privilège de l’égayer toujours sans jamais le lasser.

Avec cela, il a trois parties sensibles : la peau, la bourse et la femme : être rossé, volé, trompé, voilà les trois mésaventures qui le font rire quand elles arrivent aux autres, parce qu’elles le fâcheraient si elles lui arrivaient, il est peu sensible, il a peu d’idées : les peines morales et le tourment d’esprit n’ont guère de prise sur lui. Mais il a peur du qu’en-dira-t-on : comme il aime à se gausser d’autrui, il craint plus que le feu de donner prise aux rieurs. On ne lui en fait guère accroire : il se connaît, et tels que lui-même, il estime les autres : il soupçonne le mal volontiers, et se défie de tout le monde. Il croit que le juge, l’avocat en ont à sa bourse, que le curé, le moine en veulent à sa femme. Il ne croit pas aux vertus qu’il n’a pas. Comme il est peu guerrier, il se plaît à supposer la secrète poltronnerie du soldat : c’est un moyen de se venger des airs fendants qui l’humilient et l’intimident. Mais la fondamentale préoccupation de son esprit, c’est sa femme, parce qu’en elle sont ramassées toutes les possibilités désagréables qu’il envisage. Donc il la craint, il la méprise, il s’en méfie : il la sent plus fine, mais il se sent plus fort. Aussi, pour la mater, ne croit-il qu’à « Martin bâton ». De là le thème éternel de la farce, et son éternel trio, le mari, la femme, l’amoureux. La femme est une rusée coquine : le spectateur reconnaît sa femme et toutes les femmes. Le mari, en général, est un nigaud : la farce représente toujours le ménage du voisin. L’amoureux est plutôt un état qu’un caractère : sa séduction est d’être autre, et surtout de meilleure condition, que le mari. Ce trio devient un quatuor par le valet niais ou rusé, doublure du mari ou de la femme. Parfois l’amant reste à la cantonade : le couple alors se présente dans un tête-à-tête sans tendresse, ou bien s’annexe la belle-mère, ou un autre couple, pour aboutir toujours à la même morale.

Voilà, en somme, l’esprit des farces : un bon sens tout terre à terre, un manque essentiel de confiance, de charité, de tendresse, une moralité réduite à peu près à la honte d’être dupe, avec une instinctive sympathie pour les dupeurs en tout genre. C’est le type inférieur de l’esprit français dans sa pure vulgarité.

Les farces du xve et du xvie siècle sont, au point de vue de l’art, presque toutes médiocres ou mauvaises. Il y a bien quelques exceptions : parmi les pièces assez nombreuses qui font la satire des gens de guerre, tout le monde a lu ce délicieux Franc Archer de Bagnolet, qui figure toujours dans les œuvres de Villon, et que nul aujourd’hui ne lui attribue. Il y a de la gaieté aussi dans la farce des Trois Galants et Phlipot155 : Phlipot est ce brave qui à Qui vive ? répond : Je me rends, et qui crie à tour de rôle : « Vive France ! vive Angleterre ! vive Bourgogne », jusqu’à ce que, menacé de toutes parts, et ne sachant où se fourrer, il lâche ce mot grandiose : « Vivent les plus forts ! »

Mais, comme je l’ai dit, le thème fondamental de la farce, c’est l’antagonisme du ménage : en ce genre, on a depuis longtemps cité, et on a eu raison de citer, la Cornette156 et le Cuvier157. Là, en effet, il y a comme un rudiment d’art, une manifestation au moins d’un certain sens instinctif qui aurait pu transformer la farce en comédie. Car ces deux pièces nous présentent chacune une idée comique, développée, retournée, prolongée, de façon à en épuiser l’effet. Cette fois, les auteurs ne se sont pas contentés d’indiquer la situation : ils ont pris la peine de la traiter. Dans la Cornette, un vieux mari cajolé, berné, prévenu par sa femme, n’entend pas le mal que ses neveux viennent lui en dire, et, grâce à un stratagème de la rusée coquine, prend pour railleries sur sa cornette toutes les vérités qu’ils lui content de sa moitié ; dans le Cuvier, un faible mari, opprimé par sa femme et sa belle-mère, a accepté de faire le ménage, la lessive, balayer, cuire le pain, soigner le marmot, etc. ; mais une bonne occasion s’offre de s’insurger sans péril, et de redevenir maître chez lui du consentement de sa femme. Dans l’une et l’autre farce, la fantaisie bouffonne de l’action et du dialogue enveloppe une certaine vérité d’observation, qui n’est pas même dénuée de finesse.

Malgré ces deux farces auxquelles il faut faire une place à part, le théâtre comique du xve et du xvie siècle ne pèserait pas lourd, si l’on n’avait Patelin158. Mais Patelin, malgré son titre, est une comédie. Il y a là, dans des proportions que la farce ne connaît pas, un développement des caractères et un maniement des situations qu’elle n’a pas connus davantage. Dans ce sujet si simple — un marchand fripon, dupé par un avocat fripon, que dupe à son tour un rustre fripon, auquel il avait donné secours pour duper encore le marchand — dans ce sujet si mince, il y a un tel jaillissement de gaieté, tant de finesse, tant d’exactitude dans l’expression des caractères, une si délicate et puissante intuition de la convenance dramatique et psychologique des sentiments, une vie si intense, et un style si dru, si vert, si mordant, ici une si exubérante fantaisie et là une si saisissante vérité, souvent un si délicieux mélange de la fantaisie au dehors et de la vérité au dedans, qu’en vérité la farce de maître Pierre Patelin est le chef-d’œuvre de notre ancien théâtre, et l’un des chefs-d’œuvre de l’ancienne littérature. Étant du xve siècle, et profondément bourgeoise, l’œuvre manque manifestement d’élévation morale : elle est plutôt prosaïquement insoucieuse de l’idéal moral, qu’effectivement immorale. C’est moins parce qu’on rit des dupes que par la façon dont on en rit, absolument de tout cœur et sans arrière-pensée, ni ombre de restriction, que l’insuffisance morale de la pièce éclate. Pour celui qui l’a écrite, pour ceux qui la voyaient, l’action de Patelin était une folie, et l’esprit de Patelin était la vérité même, la raison et la vie.

On ne sait par qui ni quand Patelin fut composé et joué : tous les noms, toutes les dates qu’on a donnés ne s’appuient sur aucun fondement sérieux. Voici le peu qu’on peut affirmer : la première édition imprimée est antérieure à 1490. Les allusions à la comédie et au caractère de Patelin se suivent jusqu’à 1470 : avant, il n’y a rien. L’auteur est inconnu : la nature du sujet fait conjecturer qu’il était basochien et voulait amuser les gens du Palais. Agnelet parle en paysan des environs de Paris, et la pièce est sans doute parisienne.

Il est visible que dans l’esprit de l’auteur anonyme, cette veine d’observation exacte et d’expression des caractères que nous avons signalée dans la poésie narrative ou didactique, s’est rencontrée pour la première fois avec la tradition propre du théâtre comique. Du moins Patelin me paraît-il plus proche de certains fabliaux, de certaines nouvelles, et du Roman de la Rose, que de la farce, à la prendre même dans ses meilleurs échantillons.

Mais, et précisément pour cette raison, il ne faut pas juger du genre de la farce par Patelin qui est resté unique, qui n’a rien continué, rien commencé, que nous sachions, dans l’histoire de notre théâtre, qui par conséquent est en dehors du cours normal de son développement. Patelin écarté, il apparaît que la farce est restée stationnaire, sans faire de progrès, sans s’étoffer, ni se remplir, ni se polir. Accidentellement elle a touché à la littérature, à l’art ; elle n’y est jamais entrée tout à fait. Plus heureuse pourtant que la sottie, tuée par la royauté absolue et policière, que la moralité, absorbée ou étouffée par la tragédie, que les mystères, chassés au nom de la Réforme et au nom de la Renaissance, la farce, indestructible comme le peuple, a subsisté. Les provinces l’ont conservée ; à l’Hôtel de Bourgogne, les comédiens l’ont reçue des Confrères, et Molière la trouvera pour fonder une comédie nationale.

Troisième partie
Le seizième siècle §

Livre I
Renaissance et Réforme avant 1535 §

Chapitre I
Vue générale du seizième siècle §

1. La « découverte de l’Italie ». — 2. Tendances pratiques et positives de la Renaissance française. Les divers moments du xvie siècle : confusion, puis séparation et organisation. Résultats.

La fécondité du moyen âge semblait tout à fait épuisée à la fin du xve siècle : le dogme limitait l’essor des esprits, et fermait de tous côtés l’horizon. L’idée théologique de la vérité révélée condamnait la philosophie même à l’idolâtrie du texte perpétuellement commenté et développé. L’intelligence, dans l’exercice logique, sacrifiait le résultat à l’effort. Les âmes au fond desquelles vivait encore une foi intense, avaient perdu l’enthousiasme : les nobles avaient ruiné la féodalité, les gens d’Église étaient en train de perdre l’Église et la religion : les grandes idées périssaient par les hommes qui les représentaient. L’esprit bourgeois triomphait partout, tout positif, fait de bon sens et de raison pratique, mais desséché, démoralisé par le spectacle de la forme qu’avaient donnée au monde ces grandes puissances de l’Église et de la noblesse, tourné vers la défiance railleuse, vers la négation hostile, tirant du train des choses une leçon de ruse et d’égoïsme, le culte du fait et du succès, voué enfin à la poursuite des jouissances matérielles. Il avait fait la littérature à son image : une littérature pauvre d’idées, de sentiment vulgaire et cynique, de forme aisée et légère sans grandeur, à laquelle les érudits des cours féodales n’étaient arrivés qu’à opposer une littérature vide, de forme compliquée, capable seulement de donner le sentiment d’un immense effort évanoui dans le néant des résultats, dans le néant même des intentions.

Quelques tentatives s’étaient produites pour élargir la pensée, ou renouveler la littérature : mystiques, hérétiques, philosophes et curieux de toute sorte avaient, avec plus ou moins de succès individuel, essayé de rompre le réseau du dogme. Certains tempéraments avaient trouvé en eux-mêmes des sources profondes de réflexion ou de poésie : diverses influences avaient excité çà et là des commencements de philosophie et d’art. Une grande idée s’était levée, l’idée nationale, lien des âmes et principe d’unité littéraire : elle pouvait prendre la place des idées centrales et communes, d’où l’inspiration du moyen âge était sortie.

Mais rien n’aboutissait : dans la littérature, qui seule doit nous occuper, tous les efforts individuels se perdaient dans l’inerte masse des débris du passé. Ni génie d’un homme, ni commun sentiment n’avaient la force de rejeter le poids encombrant des choses mortes. Tous les germes furent, non pas, comme on le croit trop souvent, étouffés, mais excités, épanouis par la Renaissance.

1. La découverte de l’Italie. §

On se représente communément la Renaissance comme un réveil de l’antiquité. Cela n’est pas vrai de la France, ou du moins n’est pas complet ni exact. Le xive et le xve siècle auraient fait la Renaissance, si l’antiquité seule avait suffi pour donner au génie français l’impulsion efficace et définitive. Nous avions les anciens, nous les lisions, nous les admirions : nous ne savions pas ce qu’il y fallait admirer et prendre, ce qui nous était utile et nécessaire pour nous développer. Il nous fallait l’idée de l’art, idée à laquelle peut-être le fond de notre tempérament national est assez réfractaire, qu’en cinq siècles de fécondité littéraire il n’avait pas acquise, que peut-être il ne pouvait absolument pas s’adapter dans toute sa pureté, et qu’il lui fallut toutefois saisir le plus possible pour s’exprimer par elle dans une grande littérature. Le xvie siècle, au point de vue strictement littéraire, n’est en somme que l’histoire de l’introduction de l’idée d’art dans la littérature française, et de son adaptation à l’esprit français.

Or cette idée nous vint non de l’antiquité, mais de l’Italie, qui en avait fait briller déjà une étincelle dans la poésie de ce demi-italien, le prince Charles d’Orléans : l’Italie nous révéla l’art de l’antiquité. La Renaissance française est un prolongement et un effet de la Renaissance italienne : la chronologie seule suffirait à l’indiquer.

La rencontre de la France et de l’Italie se fit dans les dernières années du xve siècle : il ne s’agit plus de quelques individus qui portent ou rapportent chez nous quelques lueurs de civilisation ultramontaine. C’est l’armée de Charles VIII, toute la noblesse, toute la France, qui se jette sur l’Italie : après, c’est l’armée de Louis XII : après, c’est l’armée de François Ier. Cinq ou six fois en une trentaine d’années, le flot de l’invasion française s’étale sur la terre italienne, et se retire sur le sol français : vers 1525, la pénétration de l’esprit, de la civilisation d’Italie dans notre esprit, notre civilisation, est chose faite, et notre race a fécondé tous les germes qu’elle portait en elle159.

Je ne puis faire ici le tableau de la Renaissance italienne : je dois me borner à rappeler brièvement ce qui explique le soudain agrandissement de notre littérature. L’Italie la première avait retrouvé les deux clefs de l’antiquité : elle avait compris la vérité, senti la beauté des œuvres anciennes. Le christianisme poussait toujours hors de la nature, ou contre la nature : l’antiquité ramenait à la nature, et faisait voir la puissance de la raison. Elle révéla aussi le prix de la forme et l’intime parenté de la littérature et des beaux-arts.

Aux Latins, toujours présents et vénérés, elle avait, dans le cours du xve siècle, ajouté les Crées : si superficiellement que soit hellénisée la Renaissance, si clairsemés qu’aient toujours été les vrais hellénistes, en Italie et ailleurs, cependant l’action des Grecs fut immense et heureuse : de Platon découvert et d’Aristote mieux compris, d’Homère et de Sophocle, sont venues les plus hautes leçons de libre pensée et d’art créateur, et ils ont peut-être le principal mérite de l’heureuse évolution par laquelle la Renaissance, échappant aux creux pastiches et aux grâces bâtardes, atteignit l’invention originale et la sérieuse beauté.

Appuyée sur l’antiquité, l’Italie prenait confiance en la nature humaine, confiance en la raison ; écartant la contrainte du dogme, la tristesse de l’ascétisme, elle faisait en tous sens l’expérience des forces de l’esprit : forte de la première et saisissante victoire de la raison sur la théologie dans la découverte de Colomb, elle affranchissait les sciences et la philosophie, et s’essayait librement, par toute sorte de pointes hardies, à les constituer dans leur pleine indépendance. Elle travaillait à réaliser en latin, mais déjà aussi dans sa langue, les formes charmantes ou splendides qui la ravissaient dans l’éloquence et la poésie des anciens.

Elle se mettait à aimer la vie : elle rêvait la vie comme une fête et comme une œuvre d’art, bonne et belle, elle y réintégrait la bienfaisante douceur de ces biens naturels que l’antiquité avait tant adorés, la lumière, l’espace, les ombrages, les eaux, les fleurs ; elle y jetait toutes les commodités, toutes les splendeurs de la richesse et du luxe, tous les agréments de la société. Dans ce cadre charmant, elle posait l’idéal de l’homme complet : le corps souple, robuste, gracieux, amené à la perfection de sa force et de sa forme, non plus instrument vil et méprisé, mais valant par soi, ayant droit à l’entière réalisation de ses fins propres et particulières, droit d’être et de jouir le plus possible ; l’âme parfaite aussi en son développement, enrichie de tous les modes d’existence qu’il lui est donné de posséder, s’épanouissant avec aisance dans sa triple puissance d’agir, de comprendre et de sentir.

Rompant tous ses liens, rejetant la gêne de la loi morale, l’oppression des préjugés et des respects traditionnels, l’individu tend à être le plus longtemps possible : il affirme que sa valeur est en lui, et de lui ; le mérite seul inégalise l’égalité naturelle des hommes ; l’idée de la gloire raffine l’égoïsme instinctif, et fournit un principe d’action suffisamment revêtu de beauté ; par elle, l’individu emploie sa vie à se créer une vie idéale après la mort, plus prochaine et plus humaine en quelque sorte que l’éternité promise au juste chrétien. La théorie de la virtù, d’où toute notion morale est exclue, fait de l’individu même l’œuvre où l’individu travaille à réaliser la plénitude de la force et de la beauté.

En un mot, l’Italie du xve siècle offrait un mélange infiniment séduisant de curiosité érudite, de beauté artistique et de délicatesse mondaine. Mais partout, dans l’aise élégante de la vie comme dans l’élan hardi de la pensée, une sensation esthétique se dégageait : dans la politique, l’amour, la philosophie, la science, le besoin s’enveloppait d’art, et l’activité humaine, s’affranchissant des fins particulières qu’elle poursuivait, les dépassant, se complaisait dans la grâce de son libre jeu, ou se réalisait en formes d’une absolue beauté. Deux choses couraient grand risque : le dogme avec l’Église qu’il soutient ; et la morale, la pratique aussi bien que la théorique.

Qu’on se représente la France de 1494 descendant pour la première fois de l’autre côté des Alpes, les fils des compères de Louis XI, des compagnons du Téméraire découvrant soudain au sortir de leurs bonnes villes et de leurs maussades plessis la claire et délicieuse Italie : ce fut une stupeur, un éblouissement, un enivrement. Ils furent pris par tous les sens et par tout l’esprit : une conception nouvelle de la vie s’éveilla en eux, et ils commencèrent à transporter chez eux tout ce qui les avait ravis la-bas : ils voulurent avoir des palais, des jardins, des tableaux, des statues, des habits, des bijoux, des parfums, des livres, des poètes, des savants, des animaux rares, de la science, de l’esprit, comme en avaient les Médicis, les ducs d’Urbin ou de Ferrare ; quand ils revinrent en France, toute la Renaissance y entra avec eux, un peu pêle-mêle, dans leurs cervelles comme dans leurs fourgons.

2. Vue générale du xvie siècle. §

La secousse décisive était donnée ; tous les germes qui dormaient épars dans la décomposition de l’ancienne France commencèrent d’évoluer. Il fallut une vingtaine d’années et, avec François Ier, l’avènement d’une génération nouvelle, pour que l’universelle transformation apparût. Mais il est curieux de voir comment dans ce contact d’une civilisation supérieure, qui la domina si puissamment, la France préserva, développa même son originalité littéraire : chaque élément de la Renaissance italienne fut adapté, transformé ou éliminé par ce génie français dont elle a tout à coup éveillé la force. Moins artiste que le génie italien, il a des tendances pratiques et positives, qui l’orienteront vers la recherche de la vérité scientifique ou morale : il trouvera de ce côté un appui dans les races septentrionales, en Angleterre, en Flandre, en Allemagne surtout, où la Renaissance prend la forme de l’érudition philologique et de la réforme religieuse.

L’étude de l’antiquité et la vie de cour sont comme les deux portes par où un air frais et vivifiant arrive à notre littérature. Les studieux jeunes gens nés dans les dernières années de Louis XI, que l’éducation scolastique avait laissés inquiets et affamés, lisent avidement, avec un esprit nouveau, avec l’esprit des Pogge, des Valla, des Guarino, les grandes œuvres latines dont le moyen âge n’avait ni pénétré le sens profond ni senti l’admirable forme : ils reçoivent la révélation de ce qu’avaient caché trop longtemps les bibliothèques des couvents. Lucrèce, Tacite, Quintilien, une grande philosophie, une profonde psychologie, une fine rhétorique. Déjà hommes, ils s’enferment dans un collège, ils échappent à l’inertie d’un couvent, comme Budé ou Rabelais, pour épeler ces langues si nouvelles et si anciennes, les langues fondamentales de la science et de la religion : l’hébreu, le grec. D’autre part, le roi, les princes ont leur cour, somptueuse et polie ; il leur faut des poètes pour l’orner ; mais, avec le luxe brutal et la lourde sensualité du moyen âge, ils ont rejeté aussi le pédantisme grimaçant de la « rhétorique ». Leur esprit plus ouvert veut qu’on l’amuse avec le jeu étincelant des idées, non plus avec le cliquetis baroque des mots ; et ils demandent aux lettres la même sensation de nette et lumineuse élégance, que leurs nouveaux palais, leurs tableaux, leurs habits même et leurs armes leur donnent.

Dans la première époque de la Renaissance française, les divers courants ne se distinguent pas : tout se confond. Erudits et poètes s’assemblent autour de François Ier, autour surtout de sa sœur Marguerite. Le Fèvre d’Étaples est un helléniste et un théologien : il sert l’Humanisme et la Réforme. Despériers sert la Réforme, la libre pensée et la poésie. Marot, poète de cour, est un protestant de la première heure. Marguerite elle-même unit la poésie, le mysticisme, l’humanisme, le zèle de la morale ; on sent dans cette période comme un effort pour réaliser l’idéal italien de l’homme complet, dont le libre développement physique et moral ne souffre point de restriction et de limites.

Puis le mouvement se précise : les éléments hetérogènes se séparent ; les tendances divergentes s’accusent. Une première rupture, à laquelle aide l’exemple de Luther, dégage la Réforme de la Renaissance : Calvin se pose en face de Rabelais. La morale reparaît comme l’objet supérieur de la Réforme religieuse : Marot, trop protestant pour rester à la cour, est trop peu moral pour vivre à Genève. Même dans la libre philosophie, dans Rabelais, comme plus tard dans Montaigne, rétablissement d’un idéal de la vie pratique devient la fin principale que poursuit la raison. C’est l’élimination de la virtù ou, si l’on veut, de la notion de l’art pur appliqué à la forme de nos actes.

L’art s’élimine aussi, par la tendance essentielle de l’esprit français, des autres ouvrages de la pensée. L’humanisme, par les efforts de Budé, de Rabelais, de Turnèbe, de Lambin, de Cujas, de Ramus, des Estienne, abandonne chez nous l’imitation artistique pour l’examen critique : il devient la philologie ; Bembo est vaincu par Érasme. Toutes les sciences se détachent et se constituent : histoire, philosophie, politique, agronomie, sciences naturelles : les spécialités, les écrits techniques apparaissent en Paré et Palissy. Un grand élan de curiosité porte le raisonnement et l’expérience vers la conquête de la vérité scientifique, plus rigoureusement définie quelle ne l’a jamais été chez les anciens, parce quelle emprunte le caractère d’absolue rigueur de la vérité théologique à laquelle elle s’oppose. Ces sciences et la philologie se séparent de la littérature : celle-ci garde l’homme moral, et le grand traducteur du siècle, Amyot, offre Plutarque, non aux philosophes, ni aux grammairiens, mais à tous ceux qui veulent savoir ce que c’est que l’homme et que la vie.

Cependant un grand effort se fait pour élever à la forme de l’art, sinon toute la littérature, du moins celle de ses parties qui peut le mieux s’y prêter, ou le moins s’en passer : la poésie. La poésie de Marot avait déjà un certain caractère d’art : mais c’était un art mondain, fait d’élégante netteté et de distinction aisée ; car le premier effet de la Renaissance a été de ranimer chez nous la poésie aristocratique. L’art, la grâce, la beauté sont reçus d’abord comme choses souverainement nobles ; et, pendant tout le siècle, les essais de création artistique s’enveloppent d’aristocratique délicatesse. Cela apparaît chez Ronsard, dont la poésie d’homme d’épée et d’homme de collège implique à ce double titre le mépris du bourgeois et du populaire. Il essaie d’atteindre à la beauté de la poésie grecque : par la combinaison du lieu commun et de l’image, dans les moules rythmiques et poétiques des anciens, il essaie de s’élever au grand art. Lui-même et son école remettent en usage les formes littéraires des anciens, les genres, ode, épopée, satire, élégie, tragédie. Impuissants à l’imiter, ou effrayés de son demi-échec, ses disciples et ses serviteurs laissent le grand art antique, se réduisent à l’alexandrin, au gréco-romain, enfin, avec Desportes, à l’art italien, retour qui met en lumière la vraie origine et l’agent efficace de notre Renaissance. Ce goût mièvre et mondain est comme une banqueroute de notre poésie, qui semble revenir à Charles d’Orléans, à Marot, si l’on veut, avec le naturel en moins. De l’esprit et de la distinction, il semble que ce soit tout l’art où nous puissions atteindre : un art charmant et petit, dont la principale affaire sera d’orner les salons et d’amuser les cours, et qui n’aura guère que la grâce d’un bibelot ou la beauté d’un ajustement.

Pendant que la poésie reculait de l’hellénisme à l’italianisme, la division des éléments de la Réforme et de la Renaissance s’était achevée. De la détermination des tendances, et de la précision des doctrines, avaient surgi des oppositions, des polémiques, des guerres, où le xvie siècle dépensait largement sa fougue passionnée et sa robuste vitalité. Ce fut une cause, en un sens, d’abaissement, en un autre, de renouvellement pour la littérature. Hommes, œuvres, genres, tout ce qui était pratique ou actuel, tout ce qui servait ou exprimait les intérêts ou les passions de circonstance, prit le dessus. A travers toute sorte d’écrits éphémères ou vulgaires, injurieux, partiaux, mesquins, deux genres s’y éprouvèrent et se formèrent : les mémoires et l’éloquence. La poésie, qui se perdait dans l’imitation artificielle et les froides éruditions, se rapprocha de la réalité, elle apprit à puiser aux vraies sources des sentiments profonds et généraux : la foi catholique de Ronsard, le zèle protestant de d’Aubigné tira d’eux le meilleur et le plus pur de leur poésie. Cette période se clôt par la Satire Ménippée, œuvre de circonstance et de polémique, dont l’intérêt dépasse la circonstance, et dont la polémique annonce l’apaisement.

Dès le temps des luttes, un grand esprit qui s’est tenu à l’écart des luttes a inarqué le but ; éclairé par le Plutarque d’Amyot, Montaigne fixe à la littérature son domaine, la description de l’homme moral ; très positif sous son apparent scepticisme, il exclut à la fois de son idéal l’érudition encyclopédique et l’indifférence morale, et ramène le type italien de l’homme complet au type plus réduit et plus solide de l’honnête homme.

Sur les fondements qu’il a posés s’élève la littérature du règne de Henri IV : mais tandis que le rationalisme de Montaigne excluait en réalité le christianisme, les Charron, les Duperron, les François de Sales cherchent dans la religion à la fois le couronnement et la condition préalable du rationalisme. Insensiblement le xve siècle se dégage du xvie : la fougue cède à la discipline, la sensibilité à la raison, le lyrisme à l’éloquence.

Tout cela, c’était, au fond, le retour de l’esprit bourgeois : d’abord comme submergé par l’aristocratique civilisation où avaient fleuri l’élégance de Marot et la splendeur de Ronsard, il reparaissait, mais affermi, étendu, ayant pris conscience de sa force et de sa fonction, avide enfin et capable de toutes les vérités.

Restait qu’il acquit la notion et le sens de l’art : ce fut l’office de Malherbe de les lui adapter. Malherbe sauva l’art du naufrage de Ronsard, et, tandis qu’avec Desportes la poésie retournait aux grâces étriquées de la mondanité spirituelle, Malherbe fit d’une main un peu brutale la soudure de l’art antique et de la raison moderne. En proposant à l’art de manifester la raison, il trouva la formule qui résolut le grand problème littéraire du siècle, et nous rendit possible l’acquisition d’une grande poésie. Vers le même temps Hardy, si peu artiste, organisait la plus haute forme d’art qu’ait possédée notre littérature classique : il adaptait la tragédie au public, et la transportait de la rhétorique lyrique à la psychologie dramatique. Le xviie siècle commençait, et allait recueillir les résultats de la grande agitation du xvie160.

On voit tout le chemin qui a été parcouru en un siècle. On pourrait dire en deux mots que, au contact de l’Italie, et sous l’influence de l’antiquité, le bon sens français a dégagé d’abord l’idée de vérité rationnelle, puis celle de beauté esthétique, et que, demandant à sa littérature une vérité belle et une beauté vraie, il en a circonscrit le domaine aux sujets dans lesquels la coïncidence ou bien l’identité de ces deux idées se trouve le plus naturellement réalisée.

Chapitre II
Clément Marot §

Les premières années du xvie siècle : les poètes d’Anne de Bretagne. — 1. Le roi François Ier. Humanisme, hellénisme : libres études et raison indépendante. Erudits et traducteurs. — 2. La reine de Navarre : mélange en elle du moyen âge, de l’Italie et de l’antiquité, de la Renaissance érudite et de la Réforme religieuse. — 3. Clément Marot. Son protestantisme. Ses attaches au moyen âge, à l’Italie, aux Latins. Son caractère et son talent. Sa place dans le mouvement général de la littérature. — -î. Le pétrarquisme : Mellin de Saint-Gelais. La chevalerie : l’Amadis.

Pendant une vingtaine d’années, l’esprit de la Renaissance s’infiltre chez nous : mais le xve siècle reste pour ainsi dire toujours à l’avant-scène. Charles VIIl est un féodal, une épreuve affaiblie du Téméraire ; Louis XII, un bourgeois, une épreuve affaiblie de Louis XI. Avec sa bonhomie avisée, Louis XII estime les lettres surtout par les services qu’elles rendent, comme moyen de publicité ou de polémique. Mais la reine Anne les aime pour elles-mêmes ; elle s’entoure de poètes : et naturellement cette duchesse de Bretagne fait fleurir à la cour de France la poésie tourmentée et vide dont la féodalité princière du xve siècle avait été si éprise. Elle emplit sa maison, celle du roi de rhétoriqueurs. L’Epinette du jeune prince conquérant, le royaume de Bonne Renommée, œuvre de Simon Bougoing, donne une idée suffisante de cette poésie des valets de chambre ou secrétaires du couple royal, et montre en eux les héritiers directs des Meschinot et des Molinet. Hors de la cour, d’autres rivalisent avec eux : d’autres continuent Coquillart et, dans ses basses parties, Villon161. Pas de milieu entre le réalisme grossier et l’idéalisme creux : ici la nature est triviale, là elle est contrariée.

Cette « rhétorique » dont se réjouit la raide et pédante Anne, marche contre la nature, et met son progrès à s’en éloigner. Cependant elle ne peut tout à fait s’abriter contre les souffles nouveaux : Jean Le Maire de Belges, qui fut historiographe de Louis XII, écrit les Illustrations des Gaules162, vaste compilation de récits fabuleux, où se heurtent singulièrement l’érudition saugrenue du moyen âge et l’enthousiasme poétique de la Renaissance : le même qui fait des vers dignes de Molinet est un adroit ouvrier qui prépare avec un certain sentiment d’artiste l’instrument de la poésie future ; Clément Marot tiendra de lui quelques excellents secrets de facture163.

1. Humanisme et hellénisme sous François Ier. §

En 1515, changement soudain de décor : dès que paraissent François Ier et sa sœur Marguerite, à la vulgarité bourgeoise, à la boursouflure bourguignonne succède toute la splendeur italienne de la vie de cour.

François Ier est assez ignorant, léger, superficiel : il semble qu’en fait d’art il ait eu surtout le sens du décor, surtout du décor mondain et fastueux. Il a aimé les tableaux, les statues, mais plus encore les bâtiments : l’architecture est son art favori. Sa passion est de se créer des demeures dignes de lui, où sa royauté s’encadre et ressorte ; et s’il recherche les tableaux et les statues, c’est un peu parce qu’il y voit un mobilier royal. Il a de l’intelligence au reste du goût : il aime la poésie, il fait des vers164, comme Marot, trop souvent comme Jean, mais par rencontre aussi comme Clément. Il a l’imagination abstraite, subtile, spirituelle, des souplesses et des sourires nouveaux dans la sécheresse un peu triste d’autrefois.

Saint-Gelais et Marot, des épîtres et des chansons, suffisaient à la passion spontanée du roi : de lui-même, il n’avait pas besoin d’une autre littérature. Mais un Frédéric d’Urbin, un Laurent de Médicis, et tant d’autres princes bien petits devant un roi de France, lui avaient par leurs exemples inculqué cette croyance, qu’un souverain accompli se doit à lui-même de protéger toutes les formes de l’esprit et de la science, d’orner son règne de philosophes et d’hellénistes aussi bien que de peintres et de poètes. Il élargit sa curiosité, il ouvrit sa cour, sa faveur, son esprit à Budé, aux graves éruditions, à la grande antiquité. Sa protection facilita la victoire de l’humanisme sur la discipline du moyen âge.

Le grec165, nous l’avons vu déjà, est absent du moyen âge. Sauf quelques moines irlandais qui en avaient un instant réveillé la tradition, les plus grands esprits eux-mêmes, tels que Gerbert, l’avaient ignoré. Le seul auteur grec connu était le pseudo-Denys l’Aréopagite, identifié à saint Denis, en l’honneur de qui, le 16 octobre, on célébra tous les ans jusqu’en 1789 une messe grecque à l’abbaye de Saint-Denis. Les traductions de quelques ouvrages d’Aristote n’impliquent aucune intelligence de la langue ni surtout de la pensée grecques : on lisait la Poétique, et nous voyons, dans un traité de métrique du xive siècle, les poèmes de Lucain et de Stace donnés comme exemples de tragédies. Les dominicains, pour l’intérêt des études théologiques et de leurs missions lointaines, semblent s’être préoccupés du grec, comme de l’hébreu : on a d’eux quelques traductions faites sur les originaux. Mais, au début du xve siècle, l’ignorance est encore si entière que Jean de Mon-treuil ne peut déchiffrer dans Juvénal et dans Boèce le fameux γνώθι σεαυτόν. Cependant le besoin de connaître les langues des Evangiles et de la Bible devenait plus pressant : et mettant à exécution des résolutions prises depuis assez longtemps, l’université de Paris donnait cent écus à Grégoire Tifernas en 1457 pour enseigner le grec avec la rhétorique. Dès 1455, même dès 1417 selon une lettre de Jean de Montreuil, un maître d’hébreu avait été rétribué. Ces essais, semble-t-il, ne se soutiennent pas ; et Tifernas, qui mourut quelques années après en Italie, ne fut pas remplacé.

On continua d’étudier exclusivement le latin. Les études littéraires refleurissaient depuis la fin du xive siècle : les humanités faisaient une concurrence, modeste encore, mais réelle, à la logique. Guillaume Fichet à la Sorbonne, Robert Gaguin aux Mathurins, d’autres aux Bernardins, à Navarre, enseignaient larhétorique, et la Faculté, en 1489, assigna une heure dans l’après-dîner aux poètes, c’est-à-dire aux maîtres des humanités.

Le xvie siècle s’ouvrît et l’esprit du moyen âge dominait encore : les logiciens méprisaient les grammairiens ; la dispute fut en honneur Jusqu’après 1531 : « on n’entendait parler, dit Ramus, que de suppositions, d’ampliations, de restrictions, d’ascensions, d’exponibles, d’insolubles, et autres chimères pareilles ». On lisait toujours le Floretus, Facetus, Tartaret, Buridan, Pierre d’Espagne ; et le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu (fin du xiie s.) demeure la base de l’étude de la langue latine jusque vers 1514, où l’expulse le Rudiment de Jean Despautère. Muret, Ramus, Lambin, tous les érudits qui ont fréquenté les cours de l’Université dans le premier tiers du siècle, sont unanimes dans leurs doléances, attestent l’absolue vérité des satires de Rabelais. Il n’est pas jusqu’à Marot, si peu érudit, qui ne se plaigne de l’insuffisance des études :

En effet, c’étoient de grans bestes
Que les régens du temps jadis :
Jamais je n’entre en paradis,
S’ils ne m’ont perdu ma jeunesse.

Mais vers l’époque de l’expédition de Charles VIII, l’humanisme engagea vivement la lutte, et força peu à peu les portes des collèges, où depuis le siècle dernier étaient renfermés les étudiants. Un traité pédagogique de Filelphe s’imposait dans les programmes. Fauste Andrelin venait d’Italie enseigner les secrets de la versification antique. Des hommes studieux qui avaient achevé l’ancien cycle d’études se remettaient à l’école. Budé avait vingt-quatre ans, il avait terminé son droit, quand, vers 1491 ou 1492, il reprit les auteurs latins, surtout les poètes, et commença de les comprendre ; Erasme avait près de trente ans, en 1496, quand il s’enferma comme boursier au collège Montaigu. Par sa science, sa maturité, sa fièvre d’enthousiasme, cet écolier valait un maître. Il avait déjà écrit deux livres de ses Anti-barbares, titre éloquent qui lui seul est un manifeste. Il a consigné plus tard dans un colloque (ΊὙθυοφαΥία) ses souvenirs de Montaigu : l’ascétisme imbécile et inélégant, la nourriture sordide, l’écœurante malpropreté, les manières brutales ; et de telles rancunes exprimées après vingt ans attestent bien qu’avec l’étude des anciens se développe une conception absolument nouvelle de l’ordre général de la vie.

Rares étaient encore les ressources : Érasme, Budé furent eux-mêmes leurs propres maîtres : αὐτομαθἡς τε χαὶ ὀψιμαθήϛ, dit celui-ci, « j’ai appris tout seul, et tard ». La ruine de l’empire grec avait envoyé en Occident de savants hommes, mais aussi toute sorte de gens, qui n’avaient de grec que le nom, et, s’ils savaient à peu près leur langue nationale, étaient tout à fait incapables de l’enseigner. Budé s’adresse au Spartiate George Hermonyme ; Érasme rencontre un Grec affamé, Michel Pavius, qui le fait payer très cher : tous les deux, après quelques leçons, renoncent à rien tirer de leurs professeurs.

En 1500 paraissent à Paris les Adages d’Érasme ; c’est toute la lumière de l’antiquité qui se répand à flots sur le monde : dans ce petit livre est ramassée la quintessence de la sagesse ancienne, la fleur de la raison d’Athènes et de Rome, tout ce que la pensée humaine suivant sa droite et naturelle voie peut trouver de meilleur et de plus substantiel, avec cette forme exquise et simple qui s’était perdue depuis tant de siècles. A l’apparition des Adages, tous les esprits qui cherchaient et attendaient se sentirent comme inondés de la grâce de l’antiquité. Peu après 1500, Henri Estienne commence à imprimer des livres latins. En 1302. Budé traduit en latin un traité de Plutarque. En 1504 ou 1505, Le Fèvre d’Étaples explique la grammaire grecque de Théodore Gaza au collège de Coqueret. Jérôme Aleandre, Jean Lascaris arrivent d’Italie. En 1507, Tissard édite chez Gourmont le premier livre grec qui ait été imprimé à Paris, cet informe et touchant liber gnomagyricus, ou éclate à la fois tant d’ignorance et de bonne volonté. Puis on publie une grammaire, un dictionnaire, en 1523 deux chants de l’Iliade, en 1528 sept tragédies de Sophocle. Cependant, dès 1519, Homère a paru en français, il est vrai d’après le latin, dans la version parfois heureuse de Jehan Sanxon ; Le Fèvre d’Étaples, qui a édité et commenté les Épîtres de saint Paul en 1512, traduit en 1524 les Évangiles, en 1530 la Bible. Thucydide, traduit par Claude de Seyssel, paraît en 1527. Budé avait renouvelé le droit en 1508 par ses notes sur les Pandectes ; son traité des Monnaies et Mesures anciennes (1544) tournait l’humanisme vers l’exacte érudition.

Il était naturel que ces gens qui’s’étaient faits eux-mêmes, eussent foi en leur esprit, dans la raison humaine qui, en eux, soutenue par la volonté, réglée par la méthode, avait été à la science à travers tous les obstacles. N’ayant pas eu de maîtres, que devait, compter pour eux l’autorité ? Non moins naturellement tous les Thubal Holophernes et les Janotus de Bragmardo des universités enrageaient. La grande révolution pédagogique de l’humanisme, qui se résume dans la substitution de la composition écrite à la dispute orale, mettait les logiciens au désespoir. Mais surtout les théologiens écumaient. Toutes ces langues, l’hébreu, le syriaque, le grec plus encore, leur étaient suspectes : dans les recherches philologiques, dans la simple grammaire, ils flairaient — non sans raison — une odeur d’hérésie, de raison indépendante, donc rebelle. De fait, les humanistes ne distinguaient pas entre l’antiquité sacrée et l’antiquité profane : ils expliquaient l’Écriture et les Pères avec la même simplicité hardie que Platon ou Justinien. Luther était en train de remuer l’Allemagne, de l’arracher à la domination du saint-siège ; ils n’étaient pas Luthériens, ils ne voulaient pas rompre l’unité chrétienne ; mais ils ne pensaient point avoir de raison d’exclure de leur étude les textes qui sont la base de la foi.

De là les colères des théologiens. La farce des Théologastres nous fait voir combien la lutte est violente entre 1523 et 1529 : et le nom encore fameux de Noël Béda résume les furieux efforts de la Sorbonne soutenue du Parlement pour supprimer la Réforme avec la Renaissance qui l’enveloppait. Ce Béda était un enragé Picard, que Bayle appelle « le plus grand clabaudeur » de son temps : préchant, écrivant, dénonçant, calomniant, injuriant, déchaîné aujourd’hui contre Érasme, demain contre Le Fèvre d’Étaples, un autre jour contre Louis de Berquin, qu’il fit enfin brûler, il ne laissa point de répit aux libres esprits, jusqu’à ce que ses fureurs, atteignant la propre sœur du roi, le firent enfermer au Mont-Saint-Michel, où il mourut.

Heureusement, la royauté n’avait pas hésité à se ranger du parti de la raison et de la civilisation. Charles VIII, Louis XII avaient donné quelques marques de bonne volonté aux promoteurs des études antiques ; Louis XII avait fait de Lascaris un ambassadeur ; ce fut sous son règne que l’hellénisme entra à la cour avec Budé, devenu secrétaire du roi. Autour de François Ier les érudits furent aussi nombreux que les poètes : outre Budé, qu’il fait directeur de sa bibliothèque et maître des requêtes, il essaie d’attirer Érasme ; il reçoit dans sa familiarité Guillaume Cop, traducteur d’Hippocrate et rénovateur de la médecine ; il a pour lecteur Jacques Colin, puis Duchâtel, deux savants hommes, le dernier surtout érudit universel et infatigable liseur, après avoir été un intrépide voyageur.

Même François Ier voulait témoigner par des effets plus solides l’intérêt que, selon son idée du prince accompli, il estimait devoir prendre aux études : il rêva des établissements fastueux, dont le malheur du temps priva la France. En 1529 Budé, dans une de ses Préfaces, rappelait au roi qu’il avait à doter une fille pauvre, la philologie : qu’il avait promis d’orner sa capitale d’une sorte de musée où les deux langues grecque et latine seraient enseignées, où des savants en nombre illimité trouveraient « un entretien convenable et les loisirs nécessaires ». L’année suivante, satisfaction fut donnée à la philologie par la nomination de quelques professeurs royaux : c’est de là qu’est sorti le collège de France.

2. La Reine de Navarre §

François Ier, pour l’histoire littéraire, s’efface derrière sa sœur Marguerite166, qui fut mariée au duc d’Alençon, puis au roi de Navarre. Dans celle-ci se relient et tous les mouvements, toutes les tendances de la Renaissance française, dont elle est à ce moment la plus complète expression : plus complète sans nul doute que Marot qui la surpasse en talent littéraire. Elle est la femme accomplie, comparable aux plus beaux exemplaires que l’Italie ait offerts : une Isabelle de Gonzague n’a pas eu un plus riche développement.

À Alençon, à Bourges, à Nérac, à Pau, dans toutes ses résidences, en voyage même, elle n’apparaît qu’entourée de poètes et de savants, qui sont ses valets de chambre, ses secrétaires, ses protégés et comme ses nourrissons. Elle reçoit les vers de Marot ; Despériers lui traduit le Lysis de Platon ; elle correspond avec Briçonnet et avec Calvin. Elle recueille, écoute toute sorte de philosophes et de théologiens, pourvu qu’ils ne soient pas scolastiques.

Née en 1492, en un temps où il fallait encore vouloir s’instruire, et le vouloir fortement, elle s’est instruite, et toute sa vie elle a continué de s’instruire ; elle apprit l’italien, l’espagnol, l’allemand, le latin ; Paradis lui donna des leçons d’hébreu, et à quarante ans elle poursuivait encore l’étude du grec avec Duchâtel. Dans sa litière, où cette infatigable voyageuse passa la moitié de son existence, elle travaillait, conversait, dictait : vers ou prose, chant, drame ou récit, religion ou galanterie, mythologie ou réalité, toute forme et tous sujets lui étaient bons. Sa science ne l’éloigne ni du monde ni des affaires. Elle tient sa cour, et une place brillante à la cour de son frère. Le roi trouve en elle un conseiller fidèle, un adroit et actif négociateur : pendant sa captivité, elle va jusqu’en Espagne traiter de sa délivrance.

Mais le trait le plus original de sa nature, c’est la place qu’elle donne au sentiment. Le cœur en elle mène l’intelligence, elle ne vit que pour aimer et se dévouer. De là son mysticisme : elle aime Dieu passionnément, d’une libre et vive tendresse qui déborde hors de tous les cadres artificiels des idées. De là son amour fraternel : elle se donne au roi comme à Dieu, d’une pure ferveur, par un entier sacrifice. De là sa protection épandue si libéralement sur tous les suspects, toutes les victimes des théologiens, des moines et du Parlement. Auprès d’elle, dans ses apanages et ses États, Marot, Despériers, Farel, Sainte-Marthe, Le Fèvre d’Étaples, Roussel, Calvin, on pourrait dire toute la Renaissance et toute la Réforme, trouvent sécurité et liberté : les offices de sa maison, les charges de ses domaines abritent ceux à qui Réda ou Lizet rendent la France intenable. Deux fois elle leur arrache Louis de Berquin. Sa protection qui ne tombait pas de haut, et froidement, était une tendresse soucieuse où son cœur, non pas seulement sa puissance, apparaissait. Elle dispute François Ier jusqu’en 1534 au catholicisme scolastique : et c’est à peine à la fin si le roi peut défendre cette sœur plus compromise encore par sa bonté que par ses opinions.

Elle n’était pas protestante : elle ne songea jamais à rompre l’unité ; mais sa foi avait de trop vives sources pour s’accommoder de la sécheresse des scolastiques ; elle engageait dans sa religion de trop nobles aspirations intellectuelles et morales pour ne pas mépriser l’ignorance et la brutalité des moines. Elle ne voyait pas de mal à ce qu’un chrétien lût l’Écriture ou priât en sa langue, mais elle n’avait pas de doctrine ; elle s’accommodait de Calvin comme de Briçonnet. La religion en somme était pour elle affaire de haute culture et d’active spontanéité. Elle défendra cette large conception même contre Calvin, quand son dogmatisme accusera la tiédeur ou l’erreur de certains réformés.

Quelques vers au début d’une de ses meilleures pièces expriment très bien le vœu de son esprit et le vœu de son cœur167 :

1re Fille. — Tout le plaisir et le contentement
Que peut avoir un gentil cœur honnête,
C’est liberté de corps, d’entendement,
Qui rend heureux tout homme, oiseau, ou bête !

2e Fille. — Ô qu’ils sont sots et vides de raison,
Ceux qui ont dit une amour vertueuse
Être à un cœur servitude et prison,
Et pour aimer la dame malheureuse !

Ainsi s’affranchir par l’entendement, se donner par l’amour, voilà l’idéal de cette noble femme. Mais le bon sens français la garantit des aventures du sentiment. Elle n’échappe pas au galimatias mystique : mais, avec un ferme jugement pratique et moral, elle fixe la limite au libre développement de l’individu. Elle restreint la virtû par la vertu. On ne l’a pas toujours comprise. On l’a calomniée dans sa vie et dans son œuvre.

Cette œuvre nous révèle la complexité de sa nature. On y démêle très aisément comment le style moderne de l’esprit français se dégage du moyen âge sous l’influence de l’Italie et de l’antiquité. Au moyen âge appartiennent certains genres que cultive la reine Marguerite, les mystères, moralités, farces ; certaines formes d’idées et de composition, les abstractions, les allégories, les constructions, si j’ose dire, massives et subtiles ; certaines doctrines, la galanterie logique et chevaleresque ; un certain extérieur enfin, une certaine attitude et démarche de l’œuvre, je ne sais quelle raideur encore gothique, une héraldique complication de lignes entortillées sans souplesse. On sent des souffles d’Italie, dans l’Heptaméron issu du culte de Boccace, et les anciens sont de moitié avec l’Italie dans le platonisme, qui concourt, avec la théorie courtoise et la tendresse mystique, à former l’idéal amoureux de la reine, dans la mythologie qui ne séduit plus par l’absurdité merveilleuse des faits, mais par son beau naturalisme et par sa vérité pathétique, dans une aisance enfin de la pensée, du sentiment, de tout l’être, qui soulève, anime, illumine la raideur rebelle des formes surannées. Mais à la Renaissance religieuse, à la Réforme, il faut rendre les inquiétudes morales, la revendication pour le fidèle du droit d’interpréter l’Écriture, et certain effort sensible pour ramener vers le doux Rédempteur et le Père incompréhensible le culte un peu trop détourné au moyen âge sur l’humanité plus prochaine de la Vierge.

L’apparente incohérence de l’œuvre de Marguerite se réduit facilement à quelques traits principaux :

1° Elle a ouvert la source du lyrisme, qui est dans l’émotion personnelle ; quelques élans de foi ou d’amour fraternel nous le montrent168.

2° Elle indique ce que la vie, la nature recèlent de poésie ; elle trouve dans la spontanéité des impressions le principe de la noblesse et de la beauté169.

3° Elle interrompt par l’Heptaméron la continuité de la nouvelle française, railleuse et maligne des fabliaux à Voltaire : elle inaugure le sérieux, la pitié, le tragique.

4° Elle l’interrompt aussi quand du conte destiné à amuser, elle l’ait un instrument d’observation, une méthode de description des passions humaines. Il est visible que dans l’Heptaméron l’intérêt ne va pas surtout aux actions, mais aux mobiles, aux antécédents intérieurs des actions. Et, la première peut-être, la reine de Navarre a noté, entre la passion physique, seule connue aux conteurs bourgeois, et la passion intellectuelle, idée des lyriques courtois, une autre passion, qui est la vraie, la pure passion de l’âme, celle des tragédies de Racine170.

5° Enfin elle a eu assez nettement l’idée de ce que le xviie siècle appellera l’honnête homme : et l’Heptaméron est un livre de civilité et de morale. Ce recueil de mésaventures conjugales, de tragédies galantes et de drôleries antimonastiques n’est immoral que selon les convenances de notre siècle : mais on sait combien les convenances sont chose relative et variable. La bonne reine a pris le ton du jour, conté les récits qui plaisaient : de là non pas l’immoralité — c’est trop dire, — mais plutôt l’impudeur hardie de l’Heptaméron, et cette mixture qui nous surprend de dévotion, de gaillardise et de morale. Ce n’est au fond que le livre d’une honnête femme, qui tient école de savoir-vivre et de bonnes mœurs.

On conçoit que, de l’œuvre de Marguerite, l’Heptaméron seul ait vraiment échappé à l’oubli : le xviie siècle s’y retrouvait, mondain, dramatique et moral. Les filets de sentiment, et de poésie lyrique ou champêtre, qui jaillissent çà et là dans les vers de la reine de Navarre, l’intéressaient moins. Puis c’était dans ses vers que s’accusait surtout son défaut. Elle manque et de métier et d’art. Son écriture, comme disent nos jeunes, ne serre pas sa sensation. Elle a des morceaux exquis, qui restent engagés dans une sorte de blocage rapidement appareillé. Dans sa diffusion languissante et son abondance un peu sèche, on retrouve à la fois l’inculture esthétique du moyen âge et la facture lâche de l’amateur. Il était naturel que sa prose fût de meilleure qualité que ses vers : quand il s’agissait de conter et de causer, cette intelligente femme n’avait pas besoin d’être écrivain pour écrire excellemment.

3. Clément Marot §

Marot171, moins riche de son fonds, fut un écrivain supérieur. En lui comme en Marguerite, Renaissance et Réforme se confondent encore. Même Marot appartient plus que sa protectrice au protestantisme. On peut ne pas tenir compte de la rude guerre d’épigrammes qu’il fit aux « sorbonistes », aux moines, aux abus de l’Eglise : c’était la tradition du moyen âge, et ce pourrait être aussi liberté philosophique. Il ne faut pas s’arrêter non plus à ce qu’il fut arrêté en 1526, poursuivi en 1532, décrété et obligé de fuir à la fin de 1534 : il y a des exemples de gens persécutés pour des opinions qu’ils n’ont pas ; et c’était peut-être la riposte des théologiens aux épigrammes, des gens de justice à l’Enfer. Mais, à la fin du Miroir de l’âme pécheresse dans l’édition de Paris de 1533, sous les auspices donc de la reine de Navarre, Marot fit imprimer un psaume, le Pater, le Credo, d’autres prières essentielles, traduits en français : surtout il avait, avant 1534, dédié à François Ier un Sermon du bon pasteur où l’on croirait entendre Calvin. Tandis que Marguerite, toute mystique, indifférente aux dogmes et aux cérémonies, revenait pour sa sûreté aux pratiques et professions du catholicisme, Marot, un intellectuel à qui il fallait des idées claires, s’engagea à fond dans la Réforme. Il continua sa traduction des Psaumes, même après qu’il fut entendu que ce travail était incompatible avec la fidélité d’un bon catholique. L’abjuration solennelle par laquelle il acheta son retour en France, sa punition à Genève et sa fuite n’y changèrent rien. Diverses pièces trouvées dans ses papiers, surtout l’allégorie inachevée du Balladin, démontrent que Marot est mort protestant.

Mais à quels motifs cédait cet aimable homme, quand il prenait des opinions, je ne dis pas bien dangereuses, mais surtout bien sévères pour sa gentille frivolité ? Faut-il supposer chez ce Méridional une lointaine survivance du vieil esprit d’hérésie qui avait causé trois siècles plus tôt la ruine du Midi ? Ou plutôt n’est-ce pas qu’à cet esprit fort médiocrement pourvu de puissance logique ou d’invention métaphysique, la doctrine de Farel offrait ce qu’en l’absence d’une philosophie constituée rien ne pouvait lui donner : un ensemble assez net d’idées qui pour l’instant affranchissaient la pensée. Les opinions de la Réforme ont été pour Marot une philosophie libérale et raisonnable.

Mais précisément, parce que ses idées seules étaient converties, la Réforme ne voulut pas de lui. Il n’avait pas converti ses mœurs : il resta jusqu’au bout homme de cour, homme de plaisir, un épicurien de la Renaissance. Sa religion était une spéculation comme pour d’autres le plalonisme ou le péripatétisme. De là vient que pensant comme Genève, il ne put vivre à Genève. Sa croyance est dans sa tête, dans sa raison : de là la faiblesse de son inspiration religieuse. Si nous regardons seulement, la valeur intrinsèque et non l’influence, il n’y a à tenir compte que de l’œuvre profane de Marot : c’est à elle surtout qu’il faut nous attacher.

Marot par toutes ses origines tient au moyen âge : il en est. Son érudition est du moyen âge :

J’ai lu des saints la légende dorée,
J’ai tu Alain, le très noble orateur (Alain Chartier),
Et Lancelot, le très plaisant menteur.
J’ai lu aussi le Roman de la Rose,
Maître en amours, et Valère et Orose
Contant les faits des antiques Romains.

On sait qu’il édita le Roman de la Rose et les œuvres de Villon. Mais ses maîtres immédiats, c’est Jean Marot son père, Jean Le Maire de Belges, c’est Molinet aux vers fleuris, c’est le souverain poète français, « Crétin qui tant savait »,

Le bon Crétin au vers équivoqué,

en un mot les grands rhétoriqueurs. L’Adolescence Clémentine (1332) est l’œuvre surtout d’un grand rhétoriqueur, qui ne se corrigera jamais complètement. Allégories, depuis le Temple de Cupido jusqu’au Balladin, personnifications, abstractions, allitérations, rimes batelées, fraternisées, vers équivoqués, acrostiches, toutes les pédanteries, toutes les bizarreries, tous les tours de force se rencontrent chez maître Clément, et trahissent ses origines. Heureusement, si son éducation le rattachait aux Molinet et, aux Crétin, son tempérament le tournait vers les Jean de Meung, les Villon, les Coquillart : il porta dans la poésie aristocratique les meilleurs dons de la poésie bourgeoise.

Mais il s’imprégna aussi d’une culture nouvelle et plus fine. Il avait parmi les livres qu’on saisit en 1534 un Boccace, la Célestine, les Églogues de Virgile. A Boccace il faut joindre Pétrarque ; à Virgile, Ovide, Catulle, dont il fit quelques « translations ». A peine italianisé, il était surtout latinisé. Cela ressort aussi de l’examen de ses œuvres : on y trouve des ballades, des chants royaux, des rondeaux, des chansons, des poèmes allégoriques, genres du moyen âge ; le coq-à-l’àne qu’il invente procède des fatrasies, qui sont du moyen âge aussi. A l’Italie, Marot tient par quelques sonnets. L’élégie, l’églogue, l’épitre, l’épigramme sont des genres antiques.

Cependant Marot n’est point un homme d’étude et de cabinet. Ce n’est point par la lecture et la méditation intime que la Renaissance s’insinua en lui : elle l’enveloppa par le dehors, et l’imprégna. Nul n’a plus subi l’influence de son milieu. Poète de cour, il refléta l’esprit et les besoins de la cour, hors de laquelle il ne pouvait vivre en joie. Il clarifia, affina, allégea le vieil esprit de Renart et de Rutebeuf ; il l’enrichit de finesse, de mesure, de grâce, pour le mettre d’accord avec la forme nouvelle des âmes, et même avec l’aspect des choses. Cette vie de cour essayée par Anne de Bretagne, splendidement développée par François Ier, cette perpétuelle conversation des hommes et des femmes les plus illustres dans les maisons du roi, rendaient impossibles la lourdeur, le pédantisme, la prolixité, la platitude d’autrefois. Pour se faire lire de ces seigneurs et de ces dames qu’entouraient toutes les élégances et que tous les plaisirs sollicitaient, il fallait être bref, pour ne pas ennuyer ; clair, pour ne pas fatiguer ; spirituel, pour divertir. Pour un public léger, égoïste, il ne fallait pas trop de sérieux ni de douleurs : railler et rire, c’était le mieux. Tout cela, Marot le fit en perfection.

Sa nature ne le poussait pas à sortir des sujets et du ton qui plaisaient à son public. Il n’était ni un sentimental, ni un passionné. Sans doute l’on trouverait sans peine dans son œuvre des saillies de sensibilité : elles ne prouvent rien. Il n’est pas étonnant qu’un homme qui souffre et qui craint, crie, vibre sous la pression du fait présent. Littérairement, le sentiment n’est caractéristique qu’à condition d’être, d’abord, une disposition habituelle de l’âme et comme le verre à travers lequel elle regarde les choses, en second lieu, un plaisir de l’âme, qui savoure l’amertume. Chez Marot, le sentiment est purement de circonstance ; il n’a place dans son œuvre que par des pièces biographiques et d’actualité : il subit la tristesse, la crainte ; il ne songe qu’à les évaporer au plus vite ; jamais il ne s’en fait une inspiration. L’indignation est la seule passion où il aille de lui-même chercher une source de poésie : c’est le sentiment le plus accessible à la mollesse épicurienne et à la sécheresse intellectuelle ; l’Enfer s’explique par la révolte d’une chair délicate, et d’un esprit juste, devant la souffrance physique injustement infligée.

Selon une excellente remarque de M. Brunetière, pour établir la valeur d’un poète, il suffit presque de l’interroger sur trois points : comment a-t-il parlé de la nature ? de l’amour ? de la mort ? Marot n’a guère parlé de la nature, sauf quelques jolies réminiscences de sa rustique enfance, de son Querey natal. Il crut de bonne foi qu’aimer, c’était jouir et dire d’agréables choses aux dames. Il n’a pensé à la mort que malgré lui, et pour préférer la vie. Il est tout à la vie, aux formes charmantes et superficielles de la vie. Il n’eût point si aisément réalisé l’idéal poétique d’une cour mondaine et galante, si déjà en lui-même il n’eût porté cet idéal. Demandez-lui son rêve de bonheur : il tient tout entier dans la Facile existence d’un château des bords de Loire.

… Sous bel ombre, en chambre et galeries
Nous pourmenans, livres et railleries.
Dames et bains, seraient les passe-temps,
Lieux et labeurs de nos esprits contents…
Le chien, l’oiseau, l’épinette et le livre,
Le deviser, l’amour (à un besoin),
Et le masquer, serait tout notre soing.

Rien de profond en lui, rien d’intime : mais de là même vient la perfection du type qu’il réalise. Tout en lui tend à la joie, et a la joie de sa compagnie, sans laquelle la sienne ne saurait subsister. Pour une telle nature, le plus insupportable mal, c’est la solitude, et l’ennui ; on le vit bien quand il vécut à Venise.

Cette âme légère a fait sa poésie avec ses idées et ses impressions, légères comme elle. Tourner un compliment ou une épi-gramme, quémander ou remercier, causer ou conter, voilà sa sphère : et dans tout cela il n’a pas son pareil. Deux épîtres au Roi, une épitre au Dauphin, une autre à Lyon Jamet, la ballade de frère Lubin, le rondeau à un créancier, nombre d’épigrammes, sont de bien petits, mais d’absolus chefs-d’œuvre. Cela est fait de rien. Tout le monde connaît cette grâce malicieuse, cette très peu candide et très naturelle simplicité, ces jets imprévus d’imagination ou d’ironie, cet art de dire les choses en se jouant, sans appuyer, et d’enfoncer profondément le trait dont l’atteinte est si légère. Mais ce qu’il y a de plus original ou de plus excellent dans Marot, c’est la saine robustesse de cet esprit si fin : nullemièvrerie italienne, nulle aristocratique préciosité n’ont altéré chez lui le fonds d’esprit français dont il avait hérité. Il a gardé toute la verdeur, la nette vivacité, le bon sens aigu de la poésie parisienne ou champenoise. Il est bien français encore en ce que l’idée chez lui, si peu de chose qu’elle soit, est la substance même et le tout de sa poésie ; le rythme, le mot n’ont de valeur que par l’idée, et relativement à l’idée.

Ce gentil poète a eu autant de gloire et d’influence que s’il eût été un grand poète. C’est que Ronsard, en tombant, le découvrit : avant Malherbe, il ne resta que Marot pour représenter le xvie siècle, et servir de modèle. Et voici ce qu’on y trouvait, et par où il s’adaptait admirablement à l’esprit des deux siècles qui suivirent. Il était tout français, imperceptiblement italianisé, et n’ayant pris à l’antiquité latine que ce qui mettait en valeur les vieux dons de sa race : par lui, La Fontaine et les autres reprenaient le contact du pur génie de la France, se remettaient en communion avec l’âme héréditaire de notre peuple. Car ce poète de cour — chose si rare dans notre littérature — est, sous sa politesse, essentiellement populaire.

Puis il inaugure, avec Marguerite, mais dans une forme plus parfaite, la poésie moderne, dont la loi est vérité et sincérité : cette œuvre toute de circonstance et d’actualité est éminemment vraie et sincère. De plus, écrivant pour un public d’élite, asservissant son inspiration au goût de ses lecteurs, il ouvre l’ère de la littérature mondaine, il fait prédominer les qualités sociables sur la puissance intime de la personnalité ; avec lui commence le règne — salutaire ou désastreux comme on voudra, ou mêlé de bien et de mal — d’une société polie. Enfin il a fait des Psaumes, et l’on notera que dans le classique il n’y a de lyrisme que par les Psaumes : Malherbe, Rousseau, Racine, tous traitent les thèmes de la poésie hébraïque. Nous en verrons la cause ailleurs : il suffit que là encore Marot soit un précurseur. Faut-il ajouter qu’il est tout esprit, et que, sauf de hautes exceptions, ce ne sera pas le sentiment, mais l’intelligence qui créera notre littérature du xviie et du xviiie siècle ? Ainsi s’explique que l’influence de Marot ait dépassé, si j’ose dire, sa valeur.

Il ne faut pas omettre aussi de signaler qu’avec Marot l’unité et comme la concentration littéraire de la France s’achèvent par le réveil du Midi. Le voici qui fait sa rentrée ou plutôt son entrée dans la littérature française. Privé depuis bientôt trois siècles de sa langue, il vient enfin verser sa richesse et sa fécondité dans la langue du Nord ; et pour son début il lui donne Marot, Montluc, et Montaigne.

4. Réveil de l’esprit chevaleresque §

Marot séduisit les contemporains comme la postérité : en vain Sagon et quelques envieux l’attaquèrent. Il prit posture de chef d’école, et on le voit quelque part exposer gravement à ses disciples la règle des participes. Ce qui restait de rhétoriqueurs guindés ou de cyniques bourgeois dans les provinces se fondit peu à peu dans son école : quand il mourut, tout le reconnaissait pour maître. A la cour, son luthéranisme ne l’avait pas discrédité : mais là il était plus facile de l’admirer que de l’imiter. Mellin de Saint-Gelais172, qui fut après lui le plus en vue des poètes de cour, était son aîné : mais homme du monde, plus qu’écrivain, il ne recherchait pas la gloire littéraire ; il ne s’exposait pas volontiers au public. Il s’effaça devant Marot, par nonchalance plutôt que par modestie. L’exil, puis la mort de Marot le poussèrent au premier plan.

Plus savant que Marot, possédant parfaitement le grec comme le latin, traduisant, paraphrasant en français, ou imitant en leur langue les poètes de Rome, il représente mieux l’esprit de l’humanisme : mais il est surtout italien, et il unit la froideur maniérée du pétrarquisme à quelques restes de raide subtilité qu’il a hérités de son père Octovian. La grosse obscénité, à la gauloise, commence à tourner chez lui en mignardise polissonne. Sa galanterie, quand elle n’est pas cynique, se fait sentimentale avec préciosité. Sauf dans l’épigramme qu’il décoche parfois vivement, il est entortillé, pincé. Même son délayage est alambiqué. La forme est sèche, plus voisine du xve siècle que celle de Marot ; la pensée est aussi frivole, et moins sincère. Ce que la poésie de circonstance a de plus léger, voilà son genre : des étrennes, des vers de mascarade et de ballet, des inscriptions à mettre sur des luths, sur des boites, pour des cadeaux.

La vie de cour italienne, transportée chez nous, aboutit à une sorte de restauration féodale et chevaleresque. La délicatesse ultra-montaine aide nos seigneurs à dissiper la lourdeur du bon sens bourgeois dont leurs pères avaient subi la contagion : l’idéal romanesque de la féodalité française reparaît, réveillé au fond des cœurs, ou renvoyé par des influences étrangères. Une fusion se fait de l’honneur chevaleresque et du désir de la gloire, mobile des individualités héroïques de l’antiquité et de l’Italie : et nous en trouvons le témoignage dans la charmante biographie de Bayard écrite par le Loyal Serviteur173 : c’est comme un mélange de Chrétien de Troyes et de Plutarque.

On se reprit aux tournois, à l’amour courtois, aux vieux romans, à leurs transcriptions rajeunies, à leur plus ou moins authentique postérité. L’expression littéraire de cette mode fut la traduction d’Amadis de Gaule faite sur un original espagnol par d’Herberay des Essarts174. Amadis ravit François Ier, le roi chevalier, et toute cette brave noblesse des guerres d’Italie, qui se reconnaissait bien lorsqu’elle lisait comment, les chefs discutant s’il fallait donner bataille à un ennemi supérieur en nombre, « Agraies donna des éperons à son cheval, criant à haute voix : Maudit soit qui plus tardera, voilà ceux contre qui il faut débattre, non pas entre nous ; et ce disant piqua droit aux ennemis ». Il y a dans Amadis une fantasmagorie d’héroïsme, des héros occis, des géants pourfendus, des chevaliers vaincus par deux et par trois à la fois, des hommes d’armes par huit ou dix, des soldats par milliers sur le champ de bataille, un seul preux, tantôt Amadis, et tantôt Galaor, ou un autre, pour toutes ces besognes : des enfants perdus et retrouvés, des époux ou des amants séparés, des amours foudroyants ou ineffablement profonds, des enchantements, des oracles, une géographie fabuleuse.

Mais à travers cette folie d’invention on rencontre sans cesse une ferme réalité : des amours « exécutés » tels qu’ils le peuvent être dans le train le plus commun du monde, et plus rapidement même, de positives conclusions qui suivent, et parfois précèdent les vaporeuses adorations, une franchise d’accent, presque une brusquerie délibérée d’humeur chez ces chimériques héros, qui leur donne un peu de consistance et l’air de la vie. Amadis est sanguin, ardent, colère, un vrai « gendarme » des guerres d’Italie ; Montluc l’avouerait, quand il retourne d’un coup de pied le lit où git un vieux coquin, en l’envoyant à tous les diables.

Ainsi s’explique qu’Amadis et son cycle aient éclipsé les preux demeurés Français de France, Lancelot, Tristan, Perceforêt, dont les Vérard et les Galiot du Pré avaient imprimé les aventures ; et que la tradition de la Table ronde ait fait comme un crochet à travers la chevaleresque Espagne pour passer de notre xiie à notre xvie siècle. Le fait est considérable, et ce premier apport de l’Espagne ne pouvait être passé sous silence : car Amadis ne fut pas seulement au temps de François Ier et de Henri II le code des belles manières et de l’honneur mondain, il ranima le roman idéaliste, et devint le point de départ d’une évolution qui nous conduit, par d’Urfé et Mlle de Scudéry, jusqu’à George Sand et à Feuillet.

Livre II
Distinction des principaux courants (1535-1550) §

Chapitre I
François Rabelais §

1. Les deux premiers livres de Gargantua et de Pantagruel. Commencements de la persécution religieuse. Despériers et le Cymbalum mundi. Le Tiers et le Quart. Livre de Rabelais : sa prudence. — 

2. La doctrine de Rabelais : naturalisme, ni nouveau ni profond. L’amour de la vie, caractère dominant de son génie. Ses idées sur l’éducation. Esprit scientifique et puissance imaginative. — 

3. Le réalisme de Rabelais. Indifférence à la beauté : sens de l’énergie. La bouffonnerie. La langue.

1. Développement de Rabelais §

Le grand mouvement d’idées que la découverte de l’antiquité détermina chez nous pendant le premier tiers du xvie siècle ne s’était fait encore sentir qu’incidemment dans la littérature, quand soudain il éclata dans le premier livre de Pantagruel (fin de 1532), bientôt suivi de son père Gargantua175. Maître François Rabelais, l’auteur, a quarante ans ou environ : c’est un de ces tard-instruits dont nous avons parlé ; et même il lui a fallu plus d’ardeur, plus de volonté qu’à personne pour étudier, puisqu’une erreur du sort l’avait fait moine, et moine mendiant. Il dévore toutes sortes de livres, il apprend le grec, malgré les cordeliers. Le cloître gêne son corps non moins que son esprit : il se défroque.

Mais plus tard, à Lyon, quand pour vivre il ajoute à ses travaux d’humaniste, à sa médecine, à ses almanachs une bouffonne imitation des vieux romans, il y tire sa principale inspiration des profondeurs de son expérience ; le souvenir de ses plus essentiels instincts comprimés et menacés pendant tant d’années met dans l’œuvre comme deux points lumineux : la lettre de Gargantua à Pantagruel, et l’abbaye de Thélème. Immense aspiration vers la science universelle ; libre épanouissement de tout l’être physique et moral : voilà tout ce premier Pantagruel ; et Gargantua ne fait que développer les mêmes thèmes : car la discipline de Ponocrates, et l’activité de frère Jean, voilà l’âme du livre. La satire n’est que la contrepartie de ces deux conceptions maîtresses, qui entraînent en effet la dérision de la scolastique et la haine des moines : sur quoi Rabelais se retient d’autant moins qu’il écrit dans le temps de l’indécision du pouvoir royal. Ajoutons à cela la parodie des expéditions lointaines et des folies chevaleresques, à laquelle pourtant il ne faut se laisser prendre qu’à demi : il les conte pour s’en moquer, et il pense bien en les contant allécher les lecteurs. Mais il obéit en s’en moquant à un fonds d’humeur populaire qu’il tient de ses origines ; il a une défiance ironique des grandes chevauchées ; avec son sens prudent positif, il rit des fous qui risquent leur peau pour faire du bruit. Et puis la gloire des armes représente surtout à ce fils de vigneron tourangeau des champs ravagés, des paysans ruinés. De là son rêve de royauté pacifique et paternelle : l’éternel rêve des ruraux.

En somme, les deux livres expriment l’idéal d’un homme né dans le peuple, échappé du cloître, enivré de liberté et de science. Ils sont imprégnés à la fois d’antiquité et de christianisme : Rabelais feuillette tour à tour les beaux livres de Platon et la Sainte Écriture ; il associe dans sa révérence les grands païens philosophes et les « prêcheurs évangéliques ». Ardent à discréditer l’éducation scolastique, la logique creuse, il ne dépasse guère Marot dans ses boutades contre les sorbonistes et les moines.

On ne saurait trop dire que les cinq livres de Rabelais forment non pas un, mais cinq ouvrages, qui s’échelonnent pendant trente ans à des moments très divers de notre Renaissance, et qu’à vouloir les juger tous en bloc comme formant une seule œuvre, on risquerait de n’en pas apprécier exactement la valeur… et de s’égarer sur le caractère de l’auteur.

Voilà donc le premier Rabelais176, l’ami de Budé, le contemporain intellectuel de Marguerite et de Marot, et qui achève avec eux d’éclairer la première période du xvie siècle français.

L’année 1535 est une date décisive. Jetant François Ier, après la procession du 29 janvier, dans le catholicisme étroit et persécuteur, elle opère par contre-coup, pour la France, la première séparation des éléments jusque-là confus. Le protestantisme qu’on punit se précise et se détermine : l’année suivante va paraître, l’Institution chrétienne. Désormais le temps des vagues tendances, des complexes poursuites est passé. Il faut être catholique avec le roi, ou protestant avec Calvin. Marot s’en va à Ferrare, dans une cour réformée ; Marguerite se rattache à la messe latine, à la confession, à la Vierge. Ceux qui ne veulent être rigoureusement ni protestants ni catholiques, les libres esprits qui repoussent tous les jougs et se sentent à la gêne dans toutes les Églises, les doux amis de la tolérance, qui mettent l’essence du christianisme dans la charité, les fougueux partisans de la bonne vie instinctive et naturelle, qui ne veulent point resserrer leurs désirs ni leurs jouissances, tous ceux-là désormais seront malheureux, s’ils ne sont bien habiles. Ils seront pris entre les deux dogmes.

Despériers177 en fit l’épreuve. Il s’efface comme poète dans l’ombre de Marot comme conteur dans l’ombre de la reine de Navarre. Mais il fit cet étrange Cymbalum mundi, la première œuvre française qui manifeste, entre les deux théologies également intolérantes, l’existence d’un tiers parti de libres philosophes. Se détachant du même groupe d’érudits, collaborateurs tous les deux d’Olivetan dans la traduction de la Bible, Calvin s’en alla écrire le livre de la Réforme française, et Despériers quatre petits dialogues. obscurs et railleurs, où l’on entrevoyait ces choses graves : que la foi consiste à affirmer ce qu’on ne sait pas, et que nul ne sait ; que les théologiens ressemblent à des enfants « sinon quand ils viennent à se battre » ; que Luther ni Bucer ne changeront le train du monde, et qu’après comme avant eux, mêmes misères seront, et mêmes abus ; que toute la puissance de Dieu est dans le livre, entendez que le livre, c’est-à-dire l’homme, a fait Dieu ; que les petits oiseaux montrent aux nonnes les leçons de Nature : que toutes les Eglises et tous les dogmes ne sont qu’imposture et charlatanisme ; que les réformateurs sont en crédit par la nouveauté ; que leur œuvre, quoi qu’ils en aient, rendra chacun juge de sa foi. Il y a tout cela dans le Cymbalum, et d’autres choses encore, toute sorte de lueurs, de formes inachevées, dont le soudain éclair et les vagues contours inquiètent dans le jour brouillé de cette impudente fantaisie.

Rabelais suivit la voie de Despériers : mais Berquin et Caturce brûlés comme le Cymbalum lui servirent de leçons ; il savait la vigoureuse joie de son Pantagruel odieuse à Genève autant qu’en Sorbonne, et il était averti qu’il ne ferait pas bon pour lui d’aller trouver Calvin. Il voulait rester en France, et y rester en sûreté, en paix. Prudemment il se fit des patrons, cardinaux, princes, rois même. Il réimprima ses deux premiers livres, expurgés de mots mal sonnants, tels que sorbonistes, sorbonagres, sorbonicoles : il biffa même le reproche de « choppiner » volontiers, qu’il adressait en quelques lieux aux théologiens. Sa colère contre Dolet, qui réédita les deux livres sans changement, prouve combien il tenait à calmer les défiances de la Sorbonne.

Bien assuré par un privilège du roi, il se découvre dans son troisième livre, merveilleux de verve, mais dont l’ample satire évite lestement les actualités dangereuses : c’est, sur le thème gaulois du mariage, une débauche érudite d’idées, un jaillissement étrange de vie dans ce défilé de personnages et ce cliquetis de dialogue ; et parmi tout cela la traditionnelle raillerie des moines, une attaque enveloppée contre le célibat monastique, une longue parodie des lenteurs de la justice. Rien qui touche à la Sorbonne : le théologien Hippothadée parle gravement, simplement, clairement, selon le texte sacré. Il y a bien la fameuse coquille : « son asne s’en va à trente mille panerées de diables » : audacieuse facétie, si elle est volontaire (ce qui n’est pas du tout prouvé), mais en tout cas aisée à démentir.

Enfin il lâche le Quart Livre ; là seulement on retrouve l’écho du Cymbalum : il y a là Quaresme prenant avec la transparente Antiphysie, les Papimanes avec les Uranopètes Décrétales et le bon Homenaz. On s’explique que la Sorbonne et le Parlement aient arrêté le livre. Mais l’issue de cette affaire fait précisément éclater la prudence de Rabelais : il a un privilège du roi ; il a derrière lui Du Bellay, Chatillon, les Guise ; il répudie le demoniacle Calvin imposteur de Genève, satisfaisant ensemble à sa prudence et à ses rancunes. Et enfin M. Brunetière a fait remarquer que le plus hardi chapitre, sur l’or de France subtilement tiré par Rome, correspond à un incident précis de la politique religieuse de Henri II. Comme toujours, Rabelais ne provoquait pas de colères qu’il ne se sentît de force à braver : il ne jouait la partie qu’à coup sûr.

Il y a quelque chose de lui peut-être dans le cinquième livre, qui parut seulement en 1562, à l’époque des polémiques sans mesure, quand déjà les passions s’armaient : mais dans l’ensemble, cette satire âpre, directe, lourde, si peu riante, est d’un autre homme et d’un autre temps. On ne retrouve pas dans ce pamphlet huguenot le trait caractéristique de la physionomie de Rabelais : celui qu’on a souvent dépeint comme un emporté railleur, fut un homme avisé, réfléchi, maître de lui. Jouant avec un merveilleux sang-froid son double personnage de sage et de fol, il dosa très modérément la satire sociale et irréligieuse, ne toucha jamais le dogme, et dissémina adroitement sous la satire morale et la bouffonne fantaisie une doctrine positive : dans le cinquième livre seul, les proportions sont décidément renversées, et ce n’est pas une des moindres marques de l’inauthenticité du cinquième livre, que la vie et la philosophie y cèdent presque toute la place à la polémique agressive.

2. La doctrine de Rabelais §

La doctrine de Rabelais avait de quoi le mener plus loin que Marot, aussi loin que Dolet ou Servet, jusques au feu, inclusivement, s’il eût fait la moindre étourderie ; le temps et l’intolérance des sectes la pouvaient rendre mortelle pour l’auteur. Mais, en elle-même, elle n’a rien de violent. Rabelais est de ces génies puissants qui dirigent leur puissance : ils construisent patiemment une œuvre fougueuse, qui souvent retouchée, calculée en toutes ses parties, garde un air d’intempérante spontanéité. Mais, s’il voulait tout ce qu’il faisait, il était singulièrement plus modéré en philosophie qu’en art : son style excessif, emporté, enveloppait une pensée sûrement pondérée.

Dégageons cette pensée ; allons à l’essentiel : que trouve-t-on ? Un christianisme platonicien, qui semble retenir « le souverain plasmateur Dieu » comme efficace surtout pour liquider d’un coup tout l’embarras métaphysique, et qui, pour une raison analogue, éloigne toute précision de dogme : solution moyenne qui fait une religion d’honnêtes gens, pressés d’aviser à la pratique, et qui a bien l’air d’être le fond du spiritualisme français. Elle avait pour Rabelais l’avantage de déblayer le terrain aux sciences positives. Rabelais en effet n’est pas seulement un helléniste, un médecin, un curieux investigateur de l’antiquité et de la nature : il sait beaucoup, mais surtout il y a en lui une âme, un esprit de savant ; il a eu le culte et la notion de la science, et son programme d’éducation, chimérique même pour ses géants, est le programme du travail de la raison moderne. Avec le Dieu créateur, une vie future, qui soit la compensation de celle-ci, et satisfasse à notre appétit de justice et d’égalité par le renversement de tous les rôles.

Le Dieu tout bon et tout-puissant s’exprime dans la nature, toute bonne aussi et toute-puissante. Plus de repentir du Créateur devant une création mauvaise ; plus de péché originel et d’humanité déchue : le monde est bon, l’homme est bon, les fins du monde et de l’homme sont bonnes ; et le monde et l’homme vont spontanément par une intime impulsion de leur nature vers ces tins qui sont bonnes. Donc ce qui est, ce qui tend à être ont droit d’être : le mal est hors nature et contre nature. A Physis, la bonne mère, s’oppose Antiphysie, source de tout vice et de toute misère : et toute règle qui comprime ou mutile la nature est une invention d’Antiphysie. Toute la métaphysique et toute la morale religieuses, l’ascétisme catholique et le rigorisme huguenot, tout le christianisme enfin, dans son essence originale, est détruit par cette doctrine : elle est donc hardie, mais historiquement plutôt que philosophiquement. Elle n’est qu’une révolte du sens commun contre les hypothèses qui le dépassent.

Rabelais n’est pas profond, il faut oser le dire. Sa pensée a gagné à s’envelopper de voiles, elle a grandi en se dérobant. Sa philosophie a été celle déjà de Jean de Meung, sera celle de Molière et de Voltaire : celle, remarquons-le, des plus purs représentants de la race, et en effet elle exprime une des plus permanentes dispositions de la race, l’inaptitude métaphysique : une autre encore, la confiance en la vie, la joie invincible de vivre. Au fond, en effet, Rabelais ne philosophe que pour légitimer la souveraine exigence de son tempérament : cet optimisme rationaliste, naturaliste, ou de quelque nom qu’on veuille appeler cette assez superficielle doctrine, lui sert surtout à fonder en raison son amour immense et irrésistible de la vie.

Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. Rabelais aime la vie, non par système et abstraitement, mais d’instinct, par tous ses sens et toute son âme, non une idée de la vie, non certaines formes de la vie, mais la vie concrète et sensible, la vie des vivants, la vie de la chair et la vie de l’esprit, toutes les formes, belles ou laides, tous les actes, nobles ou vulgaires, où s’exprime la vie. De là toute son œuvre découle.

Et, d’abord, pour n’en plus parler, l’obscénité énorme de son livre. Toute l’animalité s’y peint, dans ses fonctions les plus grossières, comme on y trouve les plus pures opérations de la vie intellectuelle. Il y manque, pourrait-on dire, la vie sentimentale : c’est vrai. Et par là Rabelais est en plein dans la pure tradition du génie français, qui jusqu’au milieu du xviie siècle ne connaît guère la femme et cette vie tout affective dont elle nous semble être essentiellement source et sujet. Il n’y a vraiment pour lui que deux modes d’existence : par la chair, et par l’esprit : d’un côté, la nutrition, et les séries multiples de phénomènes antécédents ou consécutifs ; de l’autre, la pensée, et la poursuite du vrai par la raison, du bien par la volonté. Des deux côtés, la nature conduit l’être par l’appétit, et des deux côtés l’appétit se satisfait avec plaisir. Toutes les fonctions naturelles participent de la perfection de l’être, et forment une part de son bonheur. Rien n’est donc à cacher par soi-même, parce qu’il est comme il est. On voit que l’ordure de Rabelais est tout juste l’opposé de la gravelure du xviiie siècle, qui a sa raison au contraire dans la notion d’une indécence positive des choses désignées.

Aux mêmes idées se rattache la pédagogie de Rabelais : et par là s’explique qu’il ait si vigoureusement exprimé dans ses programmes encyclopédiques les plus profonds désirs et les plus effrénées espérances de son temps. Une sympathie trop vive l’attachait à tout ce qui est, pour qu’il ne favorisât pas tout ce qui voulait être. On n’aime pas la vie, si l’on n’aime pas le vouloir vivre, la puissance qui tend à l’acte, l’aspiration de l’être à plus d’être encore : aussi Rabelais n’a-t-il qu’un principe. L’homme a le droit, le devoir d’être le plus homme possible. Voyez la joie dont Gargantua saine l’imprimerie inventée, l’antiquité restaurée. « toutes disciplines restituées », et cette « manne céleste de bonne doctrine » par laquelle pourra Pantagruel largement profiter. Voyez de quel enthousiaste appel le bonhomme lance son fils à la recherche de la science universelle. Et lui-même, en sa jeunesse, il a vaillamment, sous la saine direction de Ponocrates, tenté d’être un homme complet : lettres, sciences, arts, armes, toutes les connaissances du savant, tous les exercices du gentilhomme, il n’a rien négligé ; il a mis en culture toutes les puissances de son esprit et de son corps. Le grand crime, ou la suprême « besterie ». c’est « d’abâtardir les bons et nobles esprits », par une éducation qui comprime au lieu de développer : comme Gargantua d’abord, aux mains de maître Jobelin Bridé, était devenu gauche et lourd de son corps, et quoiqu’il étudiât très bien et y mit tout son temps, « toutefois en rien ne profitait ». À grand peine, dans son indignation, Rabelais s’empêche-t-il d’« occire » le « vieux tousseux » de précepteur.

Au fond, la pédagogie de Rabelais se ramène à respecter la libre croissance de l’être humain, et à lui fournir copieusement toutes les nourritures que réclament pour son développement total ses appétits physiques et moraux. On passe de là facilement à sa morale. Elle se résume tout entière dans le précepte de Thélème : fais ce que voudras. Car la nature est bonne, et veut ce qu’il faut, quand elle n’est ni déviée ni comprimée : « parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice ; lequel ils nommaient honneur ». Théorie superficielle, scabreuse, et qui renferme bien plus d’obscurité qu’on ne croirait d’abord, mais qui pour Rabelais n’est que l’expression d’une irrésistible et universelle sympathie. Il lui a fallu croire et professer la nature toute bonne, parce qu’il aimait toutes les manifestations de cette nature ; et son jugement moral s’est refusé à supprimer, même en désir et en pensée, aucune des formes de la vie.

Il n’a vu le mal que dans la contrainte et la mutilation de la nature : le jeune catholique, la chasteté monacale, tous les engagements et toutes les habitudes qui limitent la jouissance ou l’action, voilà les choses qui excitent le mépris ou l’indignation de Rabelais. Les moines, selon le vœu et l’esprit de leur ordre, chantent au chœur, au lieu de courir à l’ennemi : sottise. Panurge, dans la tempête, ceint, crie, prie, et ne fait rien : c’est bien, car il agit par naturelle poltronnerie. Le vice naturel s’évanouit : Rabelais débride les instincts, enlève les péchés.

L’égoïsme qu’il lâche en liberté est à peu près inoffensif, parce qu’il s’offre dans sa simplicité primitive, tout proche de la naturelle volonté d’être, parce qu’il est soustrait aux malignes complications que la société y introduit, parce qu’en un mot il reste égoïsme, et ne devient pas ambition ni intérêt. De plus, comme il arrive souvent aux constructeurs des morales les moins morales, l’auteur répare par la rectitude de sa nature l’insuffisance de son système : comme il sent en lui la bonne volonté, la chaude sympathie, des formes affectueuses d’égoïsme, il érige son instinct en loi générale de l’humanité, et il se fait d’optimistes illusions sur le penchant inné des hommes à « faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire ». Eminemment raisonnable, il compte que l’homme naturellement se conduira selon la raison, que la raison lui apprendra à être bon, à préférer les plaisirs nobles aux basses jouissances, à faire servir la science à l’action, et l’action au bien général.

Il faut ajouter, pour être juste, que de ce même culte de la vie, de cette même joie d’être sortira une égalité sereine de l’âme. Les maux particuliers s’évanouiront dans la sensation fondamentale d’être et d’agir ; et du respect des formes de la vie hors de soi comme en soi découlera la douceur à l’égard des hommes et des choses, indulgente sociabilité ou résignation stoïque. Ainsi se fondera le pantagruélisme, « vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grandchère » : disposition qui s’épure d’un livre à l’autre, et s’élève jusqu’à être « certaine gaieté confite en mépris des choses fortuites ».

Mais le pantagruélisme est aussi un appétit de savoir qui ne se contient dans aucune borne. Et c’est toujours le même principe qui donne sa forme originale à la curiosité rabelaisienne. Elle a pour caractère de ne point séparer la sensation concrète de la connaissance abstraite : ce n’est point une science de cabinet qui substitue en quelque sorte à l’univers sensible un univers intelligible, aussi rigoureusement équivalent qu’infiniment dissemblable.

En même temps que Rabelais veut tout connaître, et demande aux sciences encore balbutiantes de son temps l’explication de « tous les faits de nature », il retient soigneusement les formes de toutes choses et tous les accidents joyeux de l’individualité. Il ne jouit pleinement des types que dans les réalités qui les altèrent. Il lui faut de la substance, de la matière, de la chair, parce que là seulement est la vie. Et voilà pourquoi, plutôt que mathématicien, ou astronome, plutôt même que grammairien ou antiquaire, Rabelais est médecin : médecin à la façon de son temps, c’est-à-dire physiologiste, anatomiste, et naturaliste à la fois, médecin de l’école de son ami Rondibilis, dont l’œuvre fut une Histoire des poissons. Par ce côté, le savant et l’artiste s’accordent en Rabelais.

3. L’art de Rabelais §

Rabelais est un grand artiste, et sans lui faire injure, on peut dire que toute sa philosophie vaut au fond par son art. Et d’abord, il a en matière d’invention la souveraine indifférence des maîtres en tous les genres : il n’a pas souci de créer sa matière. Il prend partout et de toutes mains. Les vieux Romans, Geoffroy Tory, le Pogge, Cælius Calcagninus, Merlin Coccaie, le juriste Tiraqueau, le sermonnaire Raulin178, à qui ne doit-il pas ? il est aussi délibéré « plagiaire » que Molière, avec une fortune pareille. Car il invente en semblant prendre. C’est qu’il traite les livres comme la nature : il met sa forme à tout ce qu’il en tire. Souvenirs ou expériences, il fait tout servir à exprimer tous les aspects de la vie.

Jamais réalisme plus pur, plus puissant, plus triomphant ne s’est vu. Non pas ce méticuleux réalisme, cette petite doctrine d’art qui prend les mesures de toutes choses, et croirait tout perdu si elle avait allongé ou raccourci d’une ligne les dimensions des choses. Non pas ce naturalisme rogue qui se fait l’exécuteur d’une métaphysique négative, et emprisonne l’art dans la conception et le vocabulaire matérialistes. Non, mais Rabelais a conscience de la force infinie de la nature : telle qu’il la saisit en lui, puissante, active, voulante, telle il la sent partout ; à quoi bon chiffres et mesures ? il suffit qu’il crée des formes d’intenses volontés, qu’on les sente se déployer selon leur loi intime : si elles n’ont pas existé, si elles n’existent pas actuellement en tel degré et proportion, qui oserait dire qu’elles ne seront pas ? Il n’importe que Panurge ou Frère Jean ne soient, ni n’aient été ni ne doivent être hors du livre qui leur donne vie, si ce qui les fait être est ce qui fait que je suis, et si, n’étant identiques à aucun homme, je les sens aussi possibles, eux qui ne sont pas, que moi qui suis et me sens être. Et quel bonhomme de cinq pieds et demi, dans nos romans et nos drames, est plus réel que ces géants ? quel paysan « vrai » est plus « comme dans la vie » que « le vieil bonhomme Grandgousier, qui après souper se chauffe à un beau clair et grand feu, et, attendant griller des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis » ?

Si attaché à reproduire le mouvement, l’effort de la vie dans l’infinie divergence de ses directions, Rabelais se moque bien de nos systèmes. Spiritualiste ? matérialiste ? que lui importe ? Ame, corps, esprit, matière, il y a là des mots, qui sont des moyens d’art, des procédés de transcription. Quelle que soit la cause interne, la nature essentielle, tous ces mots expriment des faits, et le vulgaire les comprend : Rabelais donc en use sans crainte, largement, n’ayant souci que de tout voir et de tout dire, allant avec toutes les images du langage à toutes les apparences de la vie.

Mais ici il faut bien s’entendre : il n’est encore ni panthéiste ni symboliste ni relativiste ni rien de tel. Il croit au réel, à la substance sous les formes, à la solidité de l’individu, à l’unité du moi. La nature n’est pas pour lui l’inaccessible unité qui se joue à s’exprimer dans l’écoulement éternel de la trompeuse multiplicité. Ses figures, nettement arrêtées en leurs contours, ont un vigoureux relief : il a une manière de peindre, grasse et comme substantielle ; ce ne sont pas les touches d’un homme qui croirait peindre les fluides apparences de l’universelle illusion. Comme il croit au moi, il a foi à la vie : elle vaut par ce qu’elle est. Il n’a pas de doute sur son but non plus que sur son prix : le but, c’est l’exercice des fonctions, la satisfaction des besoins, partant l’action, et le bonheur par l’action. L’action est la mesure de la vie.

Donc, peignant la vie, il peindra l’action, et les objets l’intéresseront à proportion qu’il y trouvera plus d’effort, plus de « vouloir être », plus d’action. Pour toutes ces raisons, il ne sera pas descriptif, il ne cueillera point dans la nature des impressions, il ne se fera point avec les choses des états d’âme. Il n’aura point de subjectivité sentimentale et mélancolique : il sera joyeusement objectif, tout au bonheur de voir devant lui tant d’êtres qui ne sont pas lui, ni en lui, ni pour lui, mais qui, comme lui, veulent vivre, aspirent à compléter, élargir, épanouir leurs intimes puissances. Il les posera nettement, vigoureusement ; il les suivra avec amour, d’un rire éclatant et serein, dans le tumultueux jaillissement de leurs énergies naturelles.

Rabelais a son esthétique, plus voisine assurément de Rubens et de Jordaens que de Léonard et de Raphaël. Il n’a pas le sens de l’art, si l’on entend par là l’adoration des formes harmonieuses et fines : la grâce souveraine de l’être équilibré dans sa perfection, la calme aisance dont il se possède en jouissant de soi, ne semblent pas l’avoir touché. On a pu dire qu’ayant fait trois ou quatre séjours en Italie, il n’en a pas rapporté le souvenir d’une statue, ni d’un tableau. Et je le croirais : il a regardé la vie en mouvement, en travail. Plutôt qu’à la beauté, il s’intéresse à l’énergie : et l’effort, la lutte ne sont pas à ses yeux imperfection et souffrance ; il n’y a de joie que là, parce que là seulement il y a vie. De là sa gaieté copieuse, sa bouffonnerie indulgente à l’égard des actes naturels, et de là le pittoresque dramatique de son œuvre. D’un bout à l’autre de ses quatre livres, ce ne sont que vigoureux portraits ou rapides croquis. Ou plutôt écartons les mots qui immobilisent l’être, fût-ce pour un moment : d’un bout à l’autre de ses quatre livres, grouillent des formes vivantes, agissantes, gesticulantes, parlantes, chacune selon l’impulsion de son appétit intérieur : les unes fugitives, à peine entrevues dans la cohue qui les presse, d’autres dominantes et débordantes à qui ni la durée ni l’espace ne sont mesurés : toutes aussi sérieusement, profondément, objectivement vivantes et individuelles et qui ne sauraient s’effacer ni se confondre, Janotus de Bragmardo, Bridoye, Dindenaut, ou bien Pantagruel, Frère Jean des Entommeures, Panurge. Leurs noms suffisent à les caractériser.

Rabelais varie ses procédés d’art à l’infini : non pas seulement selon le modèle que lui fournit la nature, mais selon son intention d’artiste, et l’effet à obtenir. Car je veux bien qu’il n’ait pas dégoût (et il ne pouvait en avoir sans se démentir lui-même), du moins il a conscience et réflexion, et son sujet ne l’entraîne pas : il le règle comme il veut. Qu’on suive Pantagruel dans son tour de France : on verra comment Rabelais fait ressortir les choses d’un trait bref, avec quelle vigueur il enlève en trois mots une esquisse : au contraire, dans les amples scènes du roman, dans les discours étalés et les larges dialogues, dans la harangue de Janotus, dans les propos des buveurs, dans le marché de Panurge et Dindenaut, dans la défense du clos de l’abbaye ou dans cette étourdissante tempête, on sera confondu de la patience et de la verve tout à la fois avec lesquelles Rabelais suit le dessin de la réalité dans ses plus légers accidents et ses plus baroques caprices. Ici il élimine à peu près tout de la nature, là il ne supprime rien de la vie : et partout il donne la sensation de toute la nature et de toute la vie.

On concevra facilement quel instrument il lui a fallu pour écrire une pareille œuvre, et l’on se demandera comment la langue de Marot a pu suffire à une si prodigieuse tâche. Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps : s’il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l’urbe que l’on vocite Lutéce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillard : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n’était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d’invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.

Il est aisé de voir maintenant l’importance de Rabelais dans notre littérature. Comme penseur, il fonde ce qui avait déjà paru avec Jean de Meung, et qui ne pouvait recevoir toute sa force et tout son sens que de l’humanisme seul : il fonde le culte antichrétien de la nature, de l’humanité raisonnable et non corrompue. Comme artiste, il résume et dépasse de bien loin ces essais que j’ai déjà signalés, ces timides esquisses de la vie morale, des formes et du jeu des âmes. Avec une prodigieuse puissance, il nous donne les âmes et les corps, les actes avec les puissances : et, mieux que la farce, il prépare l’éclosion de la comédie de Molière. Enfin, par son impartiale représentation de la vie, dont nulle étroitesse de doctrine, nul scrupule de goût, nul parti pris d’art ne l’empêche de fixer tous les multiples et inégaux aspects, il est et demeure la source de tout réalisme, plus large à lui seul que tous les courants qui se séparèrent après lui.

Chapitre II
Jean Calvin §

1. Caractère de l’homme. L’Institution chrétienne : rapport de la Réforme et de la Renaissance. Défense de la morale contre les catholiques et contre les libertins. Calvin psychologue et moraliste. — 2. Importance littéraire de l’Institution. Style et éloquence de Calvin. La prédication protestante.

1. Calvin et « l’Institution chrétienne » §

L’humanisme avec Rabelais se fait scientifique et positiviste, avec Calvin, moral et piétiste. En face du robuste Tourangeau, l’âpre Picard, disputeur et irritable : un esprit sec, fort, précis, raidement rectiligne, un tempérament froid, de ceux où bouillonnent en dedans les terribles colères. Quand vous avez regardé cette bonne et ouverte face d’honnête savant que porte Rabelais, passez à Calvin : ce profil fin et dur, ces lèvres minces, cette jolie main effilée et nerveuse, qui se lève impérieusement pour enfoncer un argument, vous donnent la sensation de l’homme. Calvin179 doit sans doute à sa ville natale, à sa propre famille les premiers germes de son indépendance religieuse ; il semble qu’Olivetan surtout l’ait détaché de cette église catholique, qui lui portait dès la première jeunesse ses dignités et ses revenus. Mais jusqu’en 1533, l’humaniste domine en lui : élève d’Alciat et de Wolmar, juriste, latiniste, helléniste, commentateur de Sénèque, il ne révèle sa vocation que par l’hérétique discours qu’il lit pour Nicolas Gop, recteur de l’Université parisienne, et qui les mit tous les deux en péril. L’année 1535, ici encore, fut décisive. Elle jeta Calvin hors du royaume, où la reine de Navarre ne pouvait plus le protéger. Mais surtout elle l’obligea, une fois retiré à Bâle, à mettre par écrit la confession de sa nouvelle foi, arrêtée dans cet esprit avide de clarté : il rédigea en latin l’Institution chrétienne. Comme la royauté mettait sa justice au service du dogmatisme catholique, et par politique dénonçait les victimes comme des factieux à ses alliés protestants, Calvin se crut obligé de protester dans la fameuse lettre à François Ier. En 1541, lettre et livre furent donnés en français par l’auteur, pour l’édification du simple populaire : cette traduction est un des chefs-d’œuvre du xvie siècle. Elle y fait époque.

On voit aisément dans l’Institution180 et dans toute la suite de l’œuvre de Calvin, comment cette réforme française qui semble s’opposer à la Renaissance, qui du moins la contient, en sort cependant, et en est le produit. Le livre latin est admirable de correction classique et d’énergie personnelle : c’est le chef-d’œuvre d’un grand humaniste, et l’on sait que Calvin n’était pas même dénué d’érudition hébraïque. Mais surtout la méthode de l’Institution est l’expression même de l’esprit de la Renaissance, en tant qu’il se caractérise par la découverte de l’homme et par le culte de l’antiquité.

La théologie de Calvin repoussant le lourd appareil de la scolastique prend, pour la première fois181, une base d’argumentation dans la nature, dans les faits, dans l’expérience enfin : elle étudie l’homme, elle lui applique le dogme, elle tire de son état, de ses besoins la démonstration de la religion, qui rend compte de cet état, et répond à ces besoins. Ici Calvin n’a personne devant lui ; il a ouvert la voie le premier, et ce qu’il y a de solide et pénétrante psychologie dans la théologie de Pascal et de Bossuet, c’est lui qui le premier a enseigné à l’y mettre.

En second lieu, à cette recherche de la nature humaine, il unit l’étude de l’Écriture : elle est le texte qu’il lit, explique, commente, rejetant toutes les sommes et toutes les gloses dont on l’a obscurci, surchargé, étouffé. Il fait reparaître Moïse et saint Paul, comme d’autres au même temps ressaisissent Homère ou Tite-Live par-delà les abrégés et les romans. Il traite son texte en philologue ou en historien. Il ne doute pas de la réalité des faits portés dans l’Écriture, non plus qu’avant le xviiie siècle on ne doutera de la réalité des faits racontés par Tite-Live : l’exégèse de Calvin représente exactement la même époque de la critique que les raisonnements de Machiavel, de Bossuet, et même de Montesquieu sur Tite-Live. On va au pur texte antique, comme au roc solide, inébranlable sur lequel on peut fonder. Par cette méthode, Calvin inaugure la controverse et l’apologétique modernes : et ainsi il y, a quelque chose de lui dans les Pensées et dans le Discours sur l’Histoire Universelle et dans la Politique tirée de l’Histoire sainte.

Mais si l’Institution sort de l’humanisme, elle opère définitivement la séparation des deux courants qui jusque-là s’étaient confondus, et se confondaient encore dans les deux premiers livres de Rabelais. Elle oppose fortement la Réforme aux libertins. Le point de contact entre eux n’est pas difficile à voir : c’est la commune protestation au nom de Dieu et de la raison qui le connaît, contre l’ascétisme catholique. « … Celui grand bon piteux Dieu, écrivait Rabelais, lequel ne créa onques le Caresme : oui bien les salades, harengs, merlans, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettefe, rippes, etc. Item les bons vins. » Et Calvin aussi ne veut pas des jeûnes, célibat monacal, et autres contraintes de la règle catholique : pour lui, comme pour Rabelais, tout cela, c’est Antiphysie. Dieu a créé les instincts et les fonctions pour l’usage : c’est égal abus de faire ce qu’il défend, et de défendre ce qu’il permet, de pervertir et d’abolir ses dons. Mais Calvin se différencie aussitôt. Et il se différencie par le sens moral. Rabelais absout la nature par la vie. Calvin la condamme par le mal. Pessimiste, parce que ce qu’il veut ne se retrouve guère dans ce qu’il voit, la foi lui rend compte de la corruption humaine et du remède : elle est lumière et règle.

En même temps, Calvin prend position contre le catholicisme : il en dissèque le dogme, il en ruine les pratiques et la discipline, il en combat surtout la doctrine de la pénitence. Il établit la justification par la foi seule, avec le serf-arbitre et la prédestination.

Contre les libertins et contre les catholiques, c’est la même cause que Calvin défend : celle de la morale. Et par là sa réforme est bien française : le principe et la fin en sont la pratique, l’ordonnance de la vie, et non la spéculation, la poursuite de je ne sais quels résultats métaphysiques. Ce qu’il veut, c’est la bonne vie. Aux libertins il dit : l’homme est mauvais ; il faut réprimer la nature, et non s’y abandonner. Aux catholiques : ne comptez pas sur les indulgences, ne comptez pas sur les pratiques et les œuvres, ne comptez pas sur votre volonté : humiliez-vous, tremblez, croyez. Il peut sembler qu’il y ait contradiction entre sa théologie et sa morale : n’est-ce pas la liberté qui fonde la bonne vie et rend la vertu possible ? Ceux qui liront Calvin verront qu’il a opéré heureusement le passage de son dogme à sa morale. Au reste c’est l’éternelle antinomie : l’exercice de la vertu suppose l’homme libre, et les doctrines qui marquent le plus haut degré de l’effort moral dans la vie de l’humanité, stoïcisme, calvinisme, jansénisme, sont celles qui théoriquement suppriment la liberté. C’est qu’en somme, elles détachent et humilient l’homme : or supprimer la concupiscence, tuer l’amour-propre, toute la vertu est là. Lecalvinisme, bien pris, doit être une doctrine d’humilité : il met toute l’espérance du chrétien anéanti dans la sincérité de sa foi qui, l’attachant à Dieu, l’oblige à vouloir toutes les volontés de Dieu, à aimer le joug douloureux de son Évangile.

Pour régler la vie, comme pour saisir les rapports de l’homme à Dieu, de la nature à la religion, il a fallu que Calvin se fit psychologue et moraliste. Il l’a été en effet avec puissance et avec finesse. Depuis Cicéron et Sénèque, depuis Épictète et Sénèque on n’avait jamais écrit sur l’homme avec autant d’ampleur et de précision : ce que l’esprit français enrichi par l’éducation classique fera excellemment, la description des traits généraux de l’homme moral, je le trouve dans Calvin, qui se place ainsi aux sources mêmes du génie classique. La théologie mise à part, ce n’est plus seulement avant Pascal, avant Bossuet qu’on le rencontre : mais avant Montaigne, avant les Morales d’Amyot. Ici encore il ouvre la voie, et non plus à la philosophie religieuse, à toute large et humaine philosophie. Qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à lire les chapitres 15 et 17 du premier livre, et ces admirables chapitres 6 à 10 du livre III, sur la vie de l’homme chrétien182. J’y retrouve, sous l’éminente autorité de l’Écriture, sans cesse alléguée et impérieusement dressée, j’y retrouve une pensée nourrie et comme engraissée du meilleur de la sagesse antique, et un sens du réel, une riche expérience qui donnent à tout ce savoir une efficacité pénétrante.

2. Le style et l’éloquence de Calvin §

Je ne me serais pas arrêté si longtemps sur Calvin, si l’Institution française n’était un chef-d’œuvre, le premier chef-d’œuvre de pure philosophie religieuse et morale à quoi notre langue vulgaire ait suffi. C’est une traduction : mais plus pourtant qu’une traduction, puisque l’auteur se traduisait lui-même. Aussi a-t-elle la valeur d’une œuvre moderne et originale. Personne, ni même Calvin, n’aurait pu en 1540 écrire de ce style en français, sans s’assurer le secours du latin. Dans cette langue dont il était plus maître que de son parler natal, Calvin donna à sa pensée toute son ampleur et toute sa force, et quand ensuite il la voulut forcer à revêtir la forme de notre pauvre et sec idiome, elle y porta une partie des qualités artistiques de la belle langue romaine. L’Institution française est vraiment une forte et grande chose : il y a une gravité soutenue de ton, un enchaînement sévère de raisonnements, une véhémence de logique, une phrase déjà ample, des expressions concises, vigoureuses et, si j’ose dire, entrantes, qui en plus d’un endroit font penser à Bossuet : à Bossuet logicien, je le veux, et non pas à Bossuet poète, mais enfin à Bossuet. Et quiconque est familier avec ces deux écrivains ne me démentira pas.

C’est pourtant Bossuet qui a dit : « Calvin a le style triste ». Et littérairement Calvin est toujours sous le coup de cette condamnation. Je ne serai pas suspect si j’adoucis l’arrêt. Calvin n’est pas poète : et l’on conçoit que le Bourguignon d’imagination chaude, de sensibilité vibrante, n’aime guère ce Picard au parler froid et précis, en qui la passion a plus de rigueur que de flamme. Mais Calvin est moins « triste » que Bourdaloue. Son raisonnement marche d’une allure plus aisée. Et surtout il a l’inestimable don du xvie siècle, la jeunesse : cela étonne ; j’entends par là la fraîcheur d’une pensée toute proche encore de la vie et chargée de réalité.

La chose se voit moins dans l’Institution, où le style a retenu de la hauteur et de la noblesse de la phrase latine. Les autres œuvres françaises, d’un tour moins oratoire, représentent plus au naturel peut-être le vrai génie de Calvin. Qu’on lise ses Commentaires des Êpitres de saint Paul, on sera surpris, à travers tant de gravité dogmatique, de rencontrer un parler si familier, tant de rappels à la réalité commune, métaphores, comparaisons, apologues. Nulle éloquence, nulle poésie dans tout cela, mais à chaque instant apparaissent des signes du voisinage de la vie, et cela suffit à dissiper la tristesse des déductions les plus tendues.

Dans l’histoire de l’éloquence de la chaire, Calvin183 et ses premiers collaborateurs, Viret, Bèze, ont un grand rôle. Outre que l’activité de la prédication protestante (on possède plus de 2000 sermons de Calvin pour une période de onze ans) a contribué sans nul doute à assouplir la langue, cette prédication est un des anneaux qui relient François de Sales et l’éloquence du xviie siècle aux sermonnaires du xve siècle. Ces prédicateurs protestants, et non seulement Viret, mais Calvin même qu’on croit si austère, sont tout près de Menot et de Baulin, ils y touchent non par le temps seulement, mais par le goût.

Calvin n’emploie-t-il pas quelque part 8 ou 9 pages184 à comparer l’Église des fidèles au corps humain, à y chercher ce qui est veines, nez, chair, mouvement, chaleur, main, pied, coude ? Ne conte-t-il pas la fable des Membres et de l’Estomac ? Mais voici où il se différencie : il reste grave, décent, il ne rit pas, et il reste aussi raisonneur, savant, instructif. Il introduit le triple principe par où la rénovation de l’éloquence sacrée se fera : le sérieux profond de la foi, la solide connaissance des Écritures, l’exacte connaissance de l’homme. Il parle en pasteur qui songe aux fruits lointains et durables de sa parole. Et n’est-ce pas lui enfin qui, avant Bossuet, prêchait le dogme plutôt que la morale, et faisait sa principale affaire de l’enseignement de la religion, persuadé que la bonne vie procéderait de la forte foi ?

Chapitre III
Les traducteurs §

1. Travaux sur la langue et traductions. La Boétie. — 2. Amyol. Valeur de son Plutarque : enrichissement de l’esprit français, élargissement de la langue.

1. Les traducteurs. La Boétie. §

Pendant que dans les régions supérieures de la pensée et de la foi se séparent les courants de la philosophie et de la réforme, une foule de provinces et de ressorts spéciaux se constituent dans le domaine d’abord indivis de la Renaissance. La multiplicité des connaissances acquises, des enquêtes à conduire rend les hommes universels de plus en plus rares. La violence des polémiques et des persécutions aide les esprits des savants à s’enclore dans leurs études innocentes : ils se détournent des questions brûlantes et actuelles, et achètent à ce prix la liberté de leurs recherches scientifiques, même la protection déclarée des grands.

Le type de l’homme de cabinet, savant ou lettré, à qui il est indifférent que l’Europe soit en feu, pourvu qu’il ait trois mille verbes bien conjugués dans ses tiroirs, tend à se constituer. L’un des maîtres de l’humanisme français, Budé, enfermé dans son grec et sa philologie, donne déjà des exemples de prudence et d’abstention, que tous ses successeurs ne suivront pas : pendant tout le siècle on rencontrera des natures réfractaires à la spécialisation, ou qui mêleront toutes les passions du temps dans leur activité scientifique ; mais le mouvement se fait en sens contraire.

Dans cette division du travail à laquelle nous assistons, il faut faire une place à part à deux ordres de travaux érudits qui intéressent particulièrement la langue et la littérature. D’abord on commence à s’occuper de la langue elle-même, à la prendre comme objet de science, pour en découvrir les lois, ou lui en imposer. Chaque grammairien185, Dubois, Meigret. Pelletier, Ramus, apporte sa théorie, plus ou moins influencée par l’image toujours présente du grec et du latin : surtout en matière d’orthographe, ils se livrent à leur fantaisie, selon que prédomine en eux le souci d’y exprimer l’étymologie ou la prononciation. Au milieu de toutes ces témérités, Robert Estienne, suivi plus tard par son fils Henri, énonce le principe à qui l’avenir appartient : la souveraineté de l’usage.

Plus utiles ouvriers de la langue sont les traducteurs, en même temps que par leur activité nos Français s’incorporent toute la meilleure substance des anciens. Leur effort surtout est fécond pour les auteurs grecs, dont la langue reste même alors accessible à peu de personnes : c’est par eux que Thucydide186, Hérodote, Platon. Xénophon viennent élargir les idées. Homère. Sophocle renouveler le goût poétique du public qui lit. François Ier, comme s’il l’eût compris, encourage fort les traducteurs. Et de fait, les traductions de Salel et de Lazare de Baïf préparent les lecteurs de Ronsard et les auditeurs de Jodelle. Cependant une grande œuvre seule doit nous arrêter, hors de toute proportion avec les autres et par son mérite et par son influence : c’est le Plutarque d’Amyot.

Mais il faut auparavant donner un souvenir à un petit écrit qui n’est pas une traduction, et toutefois ne saurait être classé ailleurs que parmi les traductions : c’est le Contr’un de La Boétie, l’ami de Montaigne, le bon et par endroits délicieux traducteur des Économiques de Xénophon187.

Le Contr’un, s’il n’est pas une traduction, est un écho : on y voit la passion antique de la liberté, l’esprit des démocraties grecques et de la république romaine, des tyrannicides et des rhéteurs, se mêler confusément dans une âme de jeune humaniste, la gonfler, et déborder en une âpre déclamation. Rien de plus innocent que ce pastiche, où toutes les lectures d’un écolier enthousiaste se reflètent : mais rien de plus grave en un sens. Calvin, pour détourner de son Église les rigueurs du pouvoir temporel, se fait conservateur en politique, prêche aux fidèles la soumission et la fidélité, même envers le roi qui les persécute : c’est de l’humanisme, des écoles, des âmes imprégnées de sentiments antiques, que part le premier cri républicain, la première déclaration de haine aux tyrans. On mesure dans cette déclaration la valeur des idées que lentement, sourdement, sur le regard indulgent des puissances séculière et religieuse, par les soins des plus inoffensifs régents, la culture classique fera couler pendant deux | siècles au fond des âmes, y préparant la forme que les circonstances historiques appelleront au jour. La force de ce naïf Contr’un se révéla quand les protestants se soulevèrent contre la royauté qui opprimait leur foi : ils le recueillirent, et s’en firent une arme, comme d’un manifeste de révolte et de sédition.

2. Amyot §

Amyot188, catholique sans fougue, helléniste délicat, qui vécut pour les lettres, fit une des grandes œuvres du siècle en traduisant Plutarque, les Vies et les Œuvres morales. La popularité de son Plutarque ne prouve pas seulement son talent, mais révèle aussi qu’il avait choisi un des auteurs les mieux adaptés au besoin de ses lecteurs. Ce fut un de ces livres où une société prend conscience d’elle-même, qui l’aident à dégager son goût, à connaître et satisfaire son besoin. L’éclosion, l’organisation de la littérature classique se firent sous son action prolongée à travers le siècle.

Amyot avait bien rencontré en s’arrêtant à Plutarque : un bon esprit plutôt qu’un grand esprit, un auteur lui laisse les questions ardues ou dangereuses, ou du moins qui ne parle ni politique ni religion ni métaphysique d’une façon offensive, un causeur en philosophie plutôt qu’un philosophe, moins attaché à bâtir un système d’une belle ordonnance, qu’à regarder l’homme, à chercher les règles, les formes, les modes de son activité : en un mot, un moraliste. Mais il ne présente point la morale in abstracto : il la saisit dans la réalité qui la manifeste ou la contredit. Il ne l’explique point dogmatiquement : même dans ses dissertations, à plus forte raison dans ses Biographies, il peint ; il montre les individus, les actes, les petits faits qui sont la vie, les traits singuliers qui font les caractères. En même temps que les Vies de Plutarque enivrent les âmes imprégnées de l’amour de la gloire, et à qui ces éloges des plus hautes manifestations de l’énergie personnelle qui se soient produites dans la vie de l’humanité, montrent la voie où elles voudraient marcher, toute l’œuvre de Plutarque séduit comme déterminant assez exactement le domaine de ce que devra être la littérature : morale et dramatique.

Avec Plutarque, la vue de l’homme se rabat sur ce qui doit l’intéresser le plus, sur l’homme : son œuvre aimable et diffuse est au niveau des moyens esprits, et y jette une masse de notions et d’observations ; c’est un magasin où l’on trouve tout ce que les siècles de la grande antiquité ont produit de meilleur, de plus substantiel, nettoyé, taillé, disposé pour la commodité de l’usage. En acquérant Plutarque, notre public acquiert d’un coup un riche fonds de philosophie pratique. Croyons-en la gratitude de Montaigne : « Surtout je lui sais bon gré, dit-il d’Amyot, d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants, étions perdus, si ce livre ne nous eût relevés du bourbier : sa merci, nous osons à cette heure et parler et écrire ; les dames en régentent les maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. » Ne s’y reliât-il que par Montaigne, Amyot serait encore un des facteurs essentiels du xviie siècle classique : en lui se résume l’apport de l’humanisme dans la constitution de l’« honnête homme » et de la littérature morale.

Mais de plus, avant le roman contemporain, avant le théâtre du XVIIc siècle et les Caractères de La Bruyère, le Plutarque français fut le recueil des gestes, attitudes, et physionomies d’individus en qui l’humanité réalise la diversité de ses types : ainsi fut-il un répertoire de sujets dramatiques. On sait ce que lui doivent Shakespeare et Racine189.

À un autre point de vue, Amyot, qui représente et résume l’effort de tous les traducteurs de son siècle, nous fait apercevoir comment se fondirent par une pénétration réciproque l’antiquité et l’esprit français. Homme d’une époque tardive et raffinée où s’amalgamaient en une civilisation hybride et Rome et la Grèce et l’Orient, moraliste plus attentif au fonds humain qu’à la particularité historique, et, quand il cherche la variation et la singularité, plus curieux de l’individu que des sociétés, Plutarque offrait déjà les temps anciens dans l’image la plus capable de ressembler aux temps modernes. Amyot, par sa traduction, achève de transformer la ressemblance en identité. Tant par le détail que par la couleur générale de sa traduction, il modernise le monde gréco-romain, et par ce travestissement involontaire il tend à prévenir l’éveil du sens des différences, c’est-à-dire du sens historique. Comme il invite Shakespeare à reconnaître le mob anglais dans la plebs romana, il autorise et Corneille et Racine et même Mlle de Scudéry à peindre sous des noms anciens ce qu’ils voient de l’homme en France.

Enfin, le service qu’Amyot a rendu à la langue est inestimable. Montaigne loue en lui « la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres ». Il est vrai que le style d’Amyot est un des plus charmants styles du xvie siècle, dans sa grâce un peu surabondante et son naturel aisé. Mais il suffit de songer que l’œuvre de Plutarque est une véritable encyclopédie, et l’on comprendra quel exercice cette traduction a été pour la langue, combien elle s’en est trouvée assouplie et enrichie. Il a fallu, pour exprimer une telle diversité de choses, faire appel à toutes les ressources du français : il a fallu en élargir les moules et les formes par toute sorte d’analogies et d’emprunts, italianismes, hellénismes, latinismes. Nombre d’idées et d’objets étaient pour la première fois désignés ou définis en français : il a fallu trouver et créer des mots. Par le Plutarque d’Amyot, des termes de politique, d’institutions, de philosophie, de sciences, de musique, ou sont entrés ou bien ont été définitivement implantés dans la langue française190. En somme, venant après le Pantagruel de Rabelais, après l’Institution de Calvin, le Plutarque d’Amyot est le plus considérable effort fourni par la langue française dans sa tentative d’égaler les langues anciennes : il rend Montaigne possible. Mieux même encore que les Essais, il est le plus complet et copieux répertoire des tours, locutions et mots que la langue du xvie siècle a mis à la disposition de la pensée. Vaugelas et Fénelon, dans le siècle suivant, lui ont bien rendu cette justice.

Livre III
Poésie érudite et artistique (depuis 1550) §

Chapitre I
Les théories de la Pléiade §

Poètes mystiques et subtils : les Lyonnais. — 1. Ronsard et la Pléiade. Poésie aristocratique, érudite, grave, laborieuse. La Défense et Illustration de la langue française. — 2. Introduction des genres anciens. Restauration de l’alexandrin. — 3. Élargissement de la langue : procédés de Ronsard. — 4. Aspiration à la beauté. Manque une idée directrice : la connaissance nette du mérite essentiel par où valent les œuvres antiques.

Marot est plus exquis que large : il est loin de remplir notre idée de la poésie. Il ne remplissait pas même celle des hommes de son temps. Beaucoup cherchèrent alors à traduire dans des vers les hautes conceptions de leurs intelligences, les inquiétudes profondes de leurs âmes : à leur raffinement, à leur obscurité, à leur laborieuse aversion du vulgaire naturel, on serait tenté de ne voir en eux que la « queue » des grands rhétoriqueurs. Ils sont autre chose pourtant, car ils ont le sérieux et la sincérité. C’était le cas déjà de Marguerite : c’est celui d’Heroet, le subtil, mystique et platonicien poète de la Parfaite Amye, c’est celui de Pelletier, le chercheur de voies ignorées, le curieux ouvrier de formes et de rimes.

Mais la transition de Marot à Ronsard se fait surtout par l’école lyonnaise : Despériers s’y rattache, et par ses longs séjours à Lyon, et par ses vers dont la médiocre qualité laisse pourtant apercevoir quelque profondeur sérieuse de sentiment et certain effort d’invention rythmique. Lyon, dans notre histoire littéraire, a eu des destinées particulières : l’Allemagne, l’Italie, la France y mêlent leurs génies ; l’activité pratique, l’industrie, le commerce, les intérêts et les richesses qu’ils créent n’y étouffent pas les ardeurs mystiques, les exaltations âpres ou tendres, les vibrations profondes ou sonores de la sensibilité tumultueuse : c’est la ville de Valdo et de Ballanche, de Laprade et de Jules Favre. Au xvie siècle, Lyon avait de plus des imprimeries florissantes : des souffles y parvenaient qui mettaient bien du temps à atteindre Paris, et la pensée s’y exprimait plus librement, loin des théologiens sorboniques et des inquisiteurs toulousains. La vie de l’esprit y était intense : dans ce monde inquiet et ardent, les poètes étaient nombreux, et les poétesses presque autant. Deux noms résument les tendances du groupe : Maurice Scève, compliqué, savant, singulier, obscur, avec une sorte d’ardeur intime qui soulève parfois le lourd appareil des allusions érudites et de la forme laborieuse ; Louise Labé, la fameuse cordière, qui fit le sonnet mignard aussi brûlant qu’une ode de Sapho191. Dans l’école lyonnaise apparaît comme une première ébauche de l’esprit de la Pléiade.

1. La défense et illustration de la langue française §

Un jeune gentilhomme vendomois, Pierre de Ronsard192, obligé, dit-on, par une surdité précoce, de renoncer à la cour, se remet à l’étude : pendant sept ans, avec un de ses amis, Antoine de Baïf, il travaille le grec et pratique les écrivains anciens sous la direction de l’hélléniste Daurat ; il rêve de fabriquer à sa patrie une littérature égale aux chefs-d’œuvre qu’il admire : il rencontre dans une hôtellerie Joachim du Bellay, le doux Angevin, plein des mêmes ambitions et des mêmes espérances. D’autres se groupent autour de ces trois, et Ronsard forme la Brigade, qui bientôt et plus superbement devint la Pléiade : champions d’abord, astres ensuite de la nouvelle poésie française. Avec Ronsard, Baïf et Du Bellay, Belleau, Pontus de Thyard, Jodelle et Daurat complétèrent la constellation.

La Pléiade est aristocratique et érudite : elle a pour chef un courtisan, elle compte un helléniste, qui n’a pour ainsi dire rien écrit eu français. Odi profanum vulgus est sa devise et son principe : dans l’école de Marot, c’est la toute populaire facilité, le terre-à-terre familier de la poésie frivole qu’elle poursuit. Elle méprise ces poètes de cour, guidés, comme dit Du Bellay,

Par le seul naturel, sans art et sans doctrine.

Elle apporte, elle, un art savant, une exquise doctrine : l’art et la doctrine des Grecs et des Romains, des Italiens aussi, qui sont à l’égard de nos Français, comme on l’a déjà vu, la troisième littérature classique. Elle apporte une haute et fière idée de la poésie, qu’elle tire de la domesticité des grands, qu’elle interdit à la servilité intéressée des beaux esprits : la poésie devient une religion ; le poète, un prêtre. On connaît les vers fameux de Charles IX à Ronsard :

Tous deux également nous portons des couronnes :
Mais, roi, je la reçus : poète, tu la donnes…

Ces vers apocryphes ont leur vérité. Le poète donne l’immortalité. Dispensateur de la gloire, il ne doit chercher d’autre salaire pour lui que la gloire. Il respectera son œuvre : il n’aura souci que de la faire belle ; de cette beauté la gloire sera le prix. Donc il ne la formera pas sur le goût d’un public ignorant et léger : il bravera, s’il le faut, le ridicule ; mais il écrira ce qu’il doit écrire, conformément aux grands modèles et au sentiment de son âme. Il sera grave, comme qui fait œuvre éternelle et divine ; plus enthousiaste que plaisant, et dédaigneux des saillies qui font rire. Voilà comment, dans quel esprit, sur les traces des anciens et des Italiens, la Pléiade a jeté brusquement la poésie hors des voies anciennes et populaires ; avec un mélange unique de noblesse aristocratique et de superbe érudition, elle a tenté de prodigieuses nouveautés : elle a voulu tout d’un coup renouveler les thèmes poétiques, changer les genres, refaire la langue.

Nous apercevons déjà un caractère de cette révolution littéraire : la volonté y a autant de part que la spontanéité. Nous avons affaire à des hommes qui de parti pris ne veulent pas faire comme Marot et Saint-Gelais, de parti pris veulent faire comme Pindare, Horace ou Sannazar : hommes à principes, qui vont s’appliquer à n’être point vulgaires, à être bien savants. Dès le premier moment donc, quelque chose d’artificiel s’insinue dans l’excellente entreprise des novateurs : un vice primordial, tout au fond de leur esprit, menace la vitalité et, si je puis dire, la santé de leur œuvre. Il leur faudra bien de l’originalité, bien du bon sens, dans leur création de la beauté, pour ne pas se méprendre et poursuivre, au lieu du beau, le rare ou l’érudit.

Il est toujours fâcheux pour des poètes de travailler sur des théories arrêtées à l’avance, et de réduire leur génie à l’application méthodique d’un système : mieux vaut que les œuvres fassent naître les théories. Dans la réforme de Ronsard, la critique accompagna et même précéda l’inspiration : Du Bellay lança en 1549 sa Défense et Illustration de la langue française, qui est tout à la fois un pamphlet, un plaidoyer et un art poétique, œuvre brillante et facile, parfois même éloquente et chaleureuse, le premier ouvrage enfin de critique littéraire qui compte dans notre littérature, et le plus considérable jusqu’à Boileau. Ronsard, moins impatient que son ami, et plus artiste en ce sens qu’il s’efforça de réaliser, non de définir son idéal, a semé pourtant ses théories dans ses Préfaces des Odes et de la Franciade, ainsi que dans un Abrégé d’art poétique qu’il donna en 1565. En elles-mêmes ces théories n’ont rien d’aussi extravagant qu’on a dit quelquefois : dans l’ensemble, et pour l’essentiel, elles représentent assez bien ce qui s’est fait, même après Ronsard, ce qui lui a survécu pour être la substance et la forme de notre poésie moderne.

2. Les genres et les vers. §

Du Bellay et Ronsard ont à conquérir le terrain sur deux sortes d’ennemis : les ignorants et les humanistes. Contre ceux-ci, ils soutiennent qu’on ne peut égaler les anciens en leurs langues : il faut voir de quelle verve ils invectivent ces « reblanchisseurs de murailles », ces « latineurs » et « grécaniseurs » qui ont appris « en l’école à coups de verges » les langues anciennes, et croient avoir fait merveille d’« avoir recousu et rabobiné je ne sais quelles vieilles rapetasseries de Virgile et de Cicéron » : comme s’ils pouvaient faire autre chose que des « bouquets fanés ». Avec des accents tout nouveaux, ils font des lettres une partie de l’honneur national et comme une province de la patrie.

Contre les ignorants, ils maintiennent la nécessité de l’étude, de l’art, du travail ; que la nature toute seule ne fait pas des chefs-d’œuvre, et que les anciens seuls nous enseignent la façon des chefs-d’œuvre. Mais, non plus que Boileau, ils ne donnent pas tout à la science et au travail : ils exigeaient le don, le génie. « Tous ceux, disait Ronsard, tous ceux qui écrivent en carmes, tant doctes puissent-ils être, ne sont pas poètes », et il n’admettait à l’œuvre divine de la poésie que les hommes « sacrés dès leur naissance et dédiés à ce ministère ». À eux seulement s’adressent les leçons, dont voici la substance.

« Laisse, dit Du Bellay, toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux Floraux de Toulouse et au puy de Rouen, comme Rondeaux, Ballades, Virelais, Chants royaux, Chansons, et autres telles épiceries… — Jette-toi à ces plaisants épigrammes, … à l’imitation d’un Martial… Distille… ces pitoyables élégies, à l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce… — Chante-moi ces odes inconnues encore de la muse françoise, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine. » On pourra faire des épitres, élégiaques comme Ovide, ou morales comme Horace ; des satires, à la façon d’Horace. On fera des sonnets, selon « Pétrarque et quelques modernes Italiens » ; de « plaisantes églogues, rustiques à l’exemple de Théocrite et de Virgile, marines à l’exemple de Sannazar, gentilhomme napolitain » ; de coulants et mignards hendécasyllabes, à l’exemple d’un Catulle, d’un Pontan et d’un Second ; des comédies et tragédies, dont on sait bien où sont les « archétypes ». A Ronsard, orné de toutes « grâces et perfections », appartiendra d’imiter Homère, Virgile, Arioste, et de donner à la France une épopée. Partout, on le voit, les Italiens sont mis sur le même pied que les anciens : tant il est vrai, comme on ne le redira jamais trop, que l’Italianisme a été le principe et la condition de notre Renaissance. Au reste, c’est une substitution générale des genres anciens et italiens aux genres du xve siècle que la Pléiade a tentée et opérée en effet. Mais cela, en soi, était excellent : à la place de formes étroites, maigres et compliquées, telles que la Ballade et le Chant royal, les formes antiques, larges, simples, réceptives, si je puis dire, mettaient l’inspiration à l’aise, et se prêtaient à revêtir une beauté bien supérieure. Même le sonnet était infiniment au-dessus du rondeau, dépouillé de la gentillesse puérile du refrain, tour à tour ample, ou mâle, ou tendre, ou passionné, et selon le mot de Burckhardt, précieux condensateur de l’émotion lyrique.

Les anciens ne pouvaient donner à Ronsard les modèles de sa versification : ici, bon gré mal gré, il devait suivre et continuer ses devanciers, Clément Marot, Jean Le Maire, Villon. Il le fit sans hésiter. Il n’essaya jamais la chimère des vers métriques : une seule fois, il tenta de faire des vers sans rime. Du Bellay, comme lui, reconnut la rime comme un élément essentiel de la versification française : « fâcheux et rude geôlier, et inconnu des autres vulgaires ». Mais les anciens leur apprirent du moins la valeur de la technique, et leur inspirèrent la passion de perfectionner l’instrument que la langue et l’usage mettaient à leur disposition.

Du Bellay veut la rime volontaire, propre, naturelle, juste enfin « comme une harmonieuse musique tombante en bon et parfait accord ». Il la veut riche, exacte pour l’oreille, point curieuse, et point facile : qu’on ne fasse pas rimer le simple avec le composé. Malherbe ne parlera pas autrement. Et ne croit-on pas entendre encore Malherbe, et même Boileau, quand Ronsard défend de sacrifier « la belle invention » et la justesse de l’expression, c’est-à-dire la raison, à la rime ? Il proscrit l’inversion, l’hiatus, exige le repos à l’hémistiche, et ne pardonne à l’enjambement qu’en faveur des anciens qui usaient des rejets. Sur l’élision de l’e muet dans l’intérieur du vers, sur l’alternance des rimes féminines et masculines, rien de plus classique que les enseignements de Ronsard.

Mais on le sent artiste dans l’attention qu’il donne à la sonorité des vers, dans cette curieuse prière qu’il adresse à son lecteur de ne point lire sa poésie « à la façon d’une missive ou de quelques lettres royaux », dans des remarques telles que celle-ci sur la valeur sensible des sons : « A, O, U, et les consonnes M, B, et les SS finissant les mots, et, sur toutes, les RR qui sont les vraies lettres héroïques, sont une grande sonnerie et batterie aux vers ».

« Les alexandrins tiennent la place en notre langue, telle que les vers héroïques entre les Grecs et les Latins. » Voilà la vraie trouvaille de Ronsard en fait de rythme, et le grand service rendu par la Pléiade à la poésie : sous l’influence de l’hexamètre latin, l’alexandrin, création du moyen âge, et dont Rutebeuf avait montré la force et la souplesse, l’alexandrin, délaissé au xive et au xve siècle, ignoré ou à peu près de Marot, est retrouvé, relevé, remis à sa vraie place, qui est la première : ce n’est pas tant le vers noble de notre poésie, que le vers ample ; et c’est par là qu’il vaut. Ronsard a pu se repentir, et revenir dans sa triste Franciade au grêle décasyllabe : son œuvre était faite et a prévalu contre lui-même. Il avait pour trois siècles au moins donné la haute poésie à l’alexandrin.

3. La langue §

Pour la langue, les Romains se faisant d’après les Grecs un vocabulaire philosophique, scientifique et même poétique, indiquaient à la nouvelle école la méthode à suivre : et l’on voit tout de suite le danger. Car la langue littéraire de Rome est une création artificielle, et peut-être aurait-il été mieux ici d’essayer de ne point répéter les procédés un peu factices des écrivains latins. Mais ce précédent, autorisé par tant de chefs-d’œuvre, a fasciné nos poètes ; d’autant qu’une idée erronée les poussait encore dans le même sens : c’est qu’une langue est d’autant plus parfaite qu’elle a plus de mots. Tout le xviie siècle devait réagir, et même parfois avec un peu d’excès, contre cette doctrine ; mais vers 1550, dans l’état de la langue, l’erreur était et nécessaire et bienfaisante.

Bien des mots manquaient encore à la langue ; quand l’esprit se gonflait de tant d’idées, il fallait bien que le vocabulaire se remplît : il était impossible de ne pas innover beaucoup dans l’expression. Il fallait jeter bien des mots dans la langue ; les meilleurs resteraient, élus par l’usage ; une sorte de concurrence et de sélection naturelle déblaierait le vocabulaire peu à peu. Ce qu’on peut demander alors, c’est que celui qui fait des mots nouveaux les fasse par bon jugement. Je trouve, tout compte fait, six procédés indiqués par Du Bellay et par Ronsard pour l’enrichissement de la langue :

1° On peut emprunter aux Latins ou aux Grecs leurs termes. Mais Ronsard s’élève contre les Français qui « écorchent le latin » : il serait le premier à se rire de l’écolier limousin. Et dans son œuvre il est bien loin d’avoir pris la même licence que Rabelais, Calvin ou Amyot : Du Bellay fut prudent aussi, et heureux dans ses essais, puisqu’il lança le mot de patrie.

« Tu composeras hardiment des mots à l’imitation des Grecs et des Latins. » Ce conseil de Ronsard contient une demi-vérité : le mode de composition qu’il indique est bien français ; mais s’il n’eût subi la fascination des langues anciennes, il se fût aperçu que notre langue ne compose ainsi que des substantifs : pourquoi un gosier mâche-laurier est-il ridicule ? et pourquoi un presse-papiers, un essuie-main ne le sont-ils pas ? Au moins Ronsard ne veut-il pas que ces composés soient « prodigieux », mais, comme tous « vocables » nouveaux, « moulés et façonnés sur un patron déjà reçu du peuple ».

« Use de mots purement français », disait Du Bellay, et il ne permettait qu’un usage très modéré et habilement exceptionnel de « vocables non vulgaires ». Ronsard, plus hardi, plus novateur, compte surtout, lui aussi, sur les ressources propres du français : c’est de lui-même qu’il tirera les richesses qu’il lui apportera. D’abord il conseille de « remettre en usage les antiques vocables ». Qui ferait « un lexicon des vieux mots d’Artus, Lancelot et Gauvain », ferait œuvre de « bon bourgeois », œuvre patriotique et utile. On choisirait de ces vieux mots les plus « prégnants et significatifs » pour servir à la poésie.

4° On ne craindrait pas de mêler au langage courtisan les meilleurs mots de tous dialectes et patois français, « principalement ceux du langage wallon et picard, lequel nous reste par tant de siècles l’exemple naïf de la langue française ». Cela ne vaut-il pas le gascon de Montaigne ? Et l’histoire de la langue ne nous fait-elle pas voir dans de nombreux cas cette pénétration de notre pur français par les dialectes de langue d’oïl qu’il a supplantés et relégués au fond des champs ?

5° Légitime aussi est l’emploi des termes techniques et de métiers : et de hanter « toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques », c’est pour le poète un excellent moyen d’élargir le vocabulaire littéraire.

6° Plus originale, plus audacieuse est la méthode si fort préconisée par Ronsard : le provignement des mots : « Si les vieux mots abolis par l’usage ont laissé quelque rejeton, tu le pourras provigner, amender et cultiver, afin qu’il se repeuple de nouveau. » Ainsi de lobbe, on tirera lobber, de verve, verver, d’essoine, essoiner. On voit que le provignement de Ronsard n’est que l’imitation réfléchie de révolution spontanée du langage ; si d’impression sont sortis impressionner, impressionnable, impressionnabilité, n’est-ce pas un provignement opéré par l’instinct naturel du peuple ? Et c’est là, avec nos procédés de composition, le principal moyen de développement du français moderne.

On le voit, le système de Ronsard n’a rien en soi de très déraisonnable, ni de très contraire au génie de la langue. Son grand tort est d’être un système : mais, je le répète, ne le fallait-il pas alors ? Ronsard a très bien reconnu deux choses : 1° qu’il fallait innover avec prudence et choix ; 2° qu’à l’usage seul appartiendrait d’autoriser les innovations, et d’en faire des acquisitions définitives de la langue. Il ne donne en somme au poète qu’un droit de proposition. Ce n’est pas un brouillon, c’est un poète qui a l’idée, le sens de la forme : il a travaillé la langue, comme il a travaillé le vers, et il travaillera la phrase. C’est qu’alors il n’y a pas seulement faute de façon en notre langue : quand il commence d’écrire, dix ans avant les Vies d’Amyot, il y a vraiment encore un peu faute d’étoffe.

4. L’erreur de la Pléiade §

Son but, c’est par les rythmes, par le choix et l’ordre des mots, de créer une forme belle. « Tu te dois travailler, dit-il, d’être copieux en vocables, et tirer les plus nobles et signifiants pour servir de nerfs et de force à tes carmes, qui reluiront d’autant plus que les mots seront significatifs, propres et choisis. » Voilà qui est excellent. Mais, dans sa fuite de la platitude, Ronsard force la construction française : il dira « l’enflure des ballons », à la mode des vers latins, pour les ballons enflés. Le tort qu’il a eu, c’est d’essayer cela deux siècles et demi trop tôt : nos romantiques ont légué à nos naturalistes le goût des substantifs abstraits mis à la place des adjectifs classiques. Une erreur plus grave de Ronsard, c’est d’avoir méconnu la valeur poétique de ce que M. Taine appelle si bien les mots de tous les jours. Entraîné par son préjugé aristocratique, ce gentilhomme poète trouve plus de beauté, de grandeur dans les termes de guerre, et dans tous ceux qui désignent les occupations de la vie noble. C’est confondre fâcheusement la qualité sociale avec la dignité esthétique.

D’autre part, si curieux qu’ait été Ronsard de s’éloigner du vulgaire, il n’a jamais hésité à condamner les auteurs turbulents qui, « voulant éviter le langage commun, s’embarrassent de mots et manières de parler dures, fantastiques et insolentes ». Il veut que l’on soit clair, en n’étant pas commun ; et, qu’il s’agisse de l’élocution ou de la conception, il hait l’extravagant et l’inintelligible.

On a tort de lui jeter toujours à la tête le quatrain qui précède la Franciade : car il a posé nettement pour règle que les inventions du poète devront être « bien ordonnées et disposées, et bien qu’elles semblent passer celles du vulgaire, elles seront toutefois telles qu’elles pourront être facilement conçues et entendues d’un chacun ». Tout au moins d’un chacun qui soit honnête homme, de bon esprit et suffisamment cultivé.

On oppose généralement Ronsard aux classiques : il serait plus juste de noter combien déjà le jugement de Ronsard est classique. Ce qui lui échappe, et à tous encore, c’est le trait d’union de l’antiquité et de la vérité, le principe qui concilie, réunit l’imitation et l’originalité : ce sera la grande trouvaille du xviie siècle, et de Boileau, de fonder en raison le culte des anciens. Ronsard n’a pas vu nettement que les anciens sont les modèles, parce que la nature est fidèlement exprimée en leurs œuvres, et qu’ainsi de s’adresser à eux, ou à la nature, c’est la même chose : que du moins ils nous guident dans le choix des objets et des moyens d’imitation.

Faute de cette idée directrice, il hésite, il s’embrouille, il patauge, il s’égare. Il n’arrive pas plus que Du Bellay à définir nettement ce qu’est le renouvellement des thèmes d’inspiration qu’il tente : la Pléiade n’a fait rien moins que de placer dans le sentiment la source de la poésie, qui jusque-là était placée dans l’esprit. Ce que Villon seul avait fait en deux ou trois endroits, d’exprimer les plus intimes réactions de l’individualité au contact de la vie, de mettre par conséquent une sincérité sérieuse au fond de l’œuvre poétique, Ronsard et son école en firent la loi et comme l’essence de la poésie moderne. Par eux elle fut apte à devenir, selon la belle formule que M. Brunetière a donnée du lyrisme, la réfraction de l’univers à travers un tempérament.

Mais ici Ronsard n’a pas eu une nette conscience de l’œuvre à laquelle il travaillait. Toutes ses formules sont values ou fausses. Il demande « une naïve et naturelle poésie ». En bon classique, il préfère la vraisemblance à la vérité, c’est-à-dire la vérité générale à la vérité particulière, les êtres normaux aux monstres accidentels. Mais quand il veut s’expliquer, il ordonne au poète « d’imiter, inventer ou représenter les choses qui sont ou qui peuvent être » : voilà qui va bien, mais il ajoute : « ou que les anciens ont estimées comme véritables ». Et cela gâte tout. Car bien qu’il n’ajoute cela que pour justifier l’emploi de la mythologie, je sens là une erreur générale : Ronsard pose les anciens à côté de la nature, non comme offrant déjà la nature, mais comme égaux à la nature dans les choses même où nous n’y trouvons ni raison ni vérité, où leur nature enfin n’est pas la nôtre. Et du coup la sincérité de la poésie reçoit une grave atteinte.

De là vient cette stupéfiante Préface de la Franciade, où, précisant le retentissant appel de Du Bellay, il enseigne à faire le pillage méthodique des trésors de l’antiquité, à mettre les Grecs et les Romains en coupe réglée ; où l’imitation se fait un décalque servile, matériel, irraisonné ; où sans plus regarder la nature, sans entrer non plus en contact avec l’âme des anciens, on leur arrache ce qu’ils ont d’extérieur, de relatif, de local. La poésie devient comme un magasin de bric-à-brac gréco-romain, où sont entassés pêle-mêle toute sorte d’oripeaux et d’accessoires : et il est étrange que Ronsard, qui avait le bon goût d’aimer « la naïve facilité d’Homère », n’ait pas vu que le meilleur moyen de ne pas ressembler à Homère était précisément, pour un homme du xvie siècle… de s’habiller, de parler, de marcher comme le lointain aède des temps héroïques. Cependant, ici encore, il n’y a que demi-mal, si la force du tempérament est capable de soulever ou d’écarter la masse énorme des réminiscences. C’est ce qu’il nous faut maintenant demander aux œuvres de la Pléiade.

Chapitre II
Les tempéraments §

1. Du Bellay : un fin poète. — 2. Ronsard : sa gloire. Génie lyrique. Les Odes. Le tempérament étouffé par l’érudition. Ce qu’il y a de sincère et d’original dans Ronsard. Ronsard créateur de mètres et de rythmes. — 3. Décadence de la Pléiade : anacréontisme, italianisme. Desportes. — 4. Causes de l’oubli où tomba Ronsard.

1. Joachim du Bellay §

Du Bellay193 précéda Ronsard : en même temps que sa Défense194, il publia son Olive et son Recueil. Il offrait au public le sonnet et l’ode : il donnera aussi le premier modèle de la satire régulière, à la romaine.

C’est un doux et fin poète, fluide et facile, d’une grâce sérieuse et souvent mélancolique : aussi dissemblable que possible de Marot, et d’une inspiration toute lyrique et personnelle. Quand il songeait à Mellin de Saint-Gelais, il disait bien du mal du pétrarquisme : quand il mit son amour en sonnets, il pétrarquisa. Il ne se piquait pas d’une inflexible raideur. Il eût pu dire qu’il ne prenait pas Pétrarque tout à fait du même côté que Saint-Gelais : et malgré toutes les mièvreries et mignardises de l’Olive, il est vrai que le côté tendre, ému, sincère de Pétrarque ne lui a pas échappé, et qu’en l’imitant il a exprimé dans ses sonnets une façon d’aimer sérieuse et ardente, un idéalisme sentimental, qui ne ressemblent guère au pétrarquisme grivois de Saint-Gelais. Pour l’ode, Du Bellay, comme toute l’école, s’efface et s’absorbe dans Ronsard, et de lui comme de Ronsard il sera vrai de dire que ses meilleures odes sont des chansons ou des élégies.

Il restera dans notre poésie, comme un des maîtres du sonnet : non pas par son Olive malgré des pièces exquises, mais par ses Regrets et ses Antiquités romaines. Exilé à Rome dans son poste d’intendant du cardinal du Bellay, triste d’être si loin de son « petit Lyré », et ne pouvant penser sans larmes à la « douceur angevine », son âme endolorie n’en était que plus sensible aux impressions de ce monde étrange où elle languissait. Et toutes ces impressions se fixaient dans de pénétrants sonnets : sonnets satiriques, plus larges que des épigrammes, plus condensés que des satires, expressives images des intrigues de la cour romaine et des corruptions de la vie italienne ; sonnets pittoresques, où la mélancolique beauté des ruines est pour la première fois notée, en face des débris de Rome païenne ; sonnets élégiaques enfin, où s’échappent les plus profonds soupirs de cette âme de poète, effusions douces et tristes, point lamartiniennes pourtant : elles ont trop de concision et de netteté, et il y circule je ne sais quel air piquant qui prévient l’alanguissement.

Enfin, dans quelques pièces, Du Bellay se révèle comme un excellent ouvrier de rythmes vifs et délicieux : tout le monde connaît ces Vœux d’un vanneur de blé aux vents, un petit chef-d’œuvre d’invention classique, je veux dire de cette véritable invention qui ne consiste pas à créer la matière, mais à lui donner âme et forme.

Toutefois Du Bellay n’avait pas l’étoffe d’un chef d’école : il avait trop de délicatesse, trop de facilité à suivre tous ses goûts ; pas assez d’orgueil, de force et, si j’ose dire, de volume. Il ne pouvait que jeter quelques charmantes œuvres dans le cours de la poésie française, non pas le détourner ou le rectifier. D’autant qu’il ne faisait pas l’expérience complète et décisive : son imitation n’abordait pas de front la grande antiquité ; il allait à Virgile plutôt qu’à Homère, à Horace plutôt qu’à Pindare ; il s’amusait aux Italiens, comme Pétrarque, aux modernes latinistes, comme Pontanus ou Naugerius.

2. Ronsard : effort vers l’ode et l’épopée §

Par la force du talent, par la grandeur de l’effort, par l’éclat du succès, Ronsard est le maître de la poésie du xvie siècle. Il y fut adoré à peu près comme V. Hugo en notre siècle. Ce fut une gloire européenne : Elisabeth, Marie Stuart, le Tasse, souverains et poètes l’encensaient ; l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, jusqu’à la Pologne enviaient à la France le rival d’Homère et de Virgile. Et le président de Thou ne croyait pas faire une phrase quand il disait que la naissance de Ronsard avait réparé la perte de la France, vaincue ce même jour à Pavie. Cette renommée prodigieuse fut bâtie en dix ans, entre les Odes de 1550 et l’édition des Œuvres de 1560195. A cette date, le Ronsard devant qui le siècle se prosterne, est complet. Les troubles civils tireront de lui une manifestation originale et considérable, les Discours, dont nous parlerons en leur lieu ; auprès des contemporains, ils ont plus nui que servi à sa gloire, en lui aliénant les protestants.

Mais la Franciade ? Elle ne paraît qu’en 1572 : je ne dis pas au milieu des pires tourmentes religieuses et politiques, mais, ce qui est plus grave, à la veille des Premières Amours de Desportes (1573), et le recueil de Desportes, c’est la fin des grandes ambitions, c’est la banqueroute en quelque sorte de la Pléiade. Quelque admirée que la Franciade ait été à son apparition, elle fut sans influence : ce qui compte, ce ne sont pas les chants imprimés en 1572, c’est le dessein annoncé bien des années auparavant par Ronsard de tenter l’épopée, c’est la confiance unanime des poètes et du public qui, avec Du Bellay, le désignaient pour le souverain effort du poème héroïque, c’était l’admiration grave, le respectueux enthousiasme dont pendant tant d’années on entoura celui qui marchait dans les voies d’Homère et de Virgile. La gloire épique de Ronsard réside dans l’opinion qui précéda, qui attendit son œuvre, et non dans l’œuvre même, qui, somme toute, fit un médiocre bruit.

Cela me dispensera de m’attarder à la Franciade, qui est une erreur totale. Erreur de forme d’abord, chose grave en art : le choix du décasyllabe au lieu de l’alexandrin, où Ronsard trouva trop de caquet, tout en l’estimant aussi trop énervé et flasque, ce choix malheureux était un véritable recul, qui ramenait l’art au moyen âge.

Mais de plus Ronsard s’est trompé sur la définition du genre : il a pris l’épopée pour un roman. Il s’est trompé sur les conditions du genre : il a cru que l’épopée était une plante de tous climats et de toute saison. Il s’est trompé sur le choix d’un sujet : il a cru le prendre éloigné de la mémoire des hommes, et pourtant populaire ; ce n’était qu’une légende de clercs et de lettrés, ancienne il est vrai, et qui s’était perpétuée de Frédégaire à Jean Lemaire et Jean Bouchet. Ce Francus fils d’Hector, et fondateur de la monarchie franque, était une pâle figure, un thème d’inspiration bien vide, où nul afflux de tradition populaire ne mettait la vie ; le Tasse, et même le Père Lemoyne, même Chapelain ont bien mieux choisi. Cependant Ronsard pouvait encore faire quelque chose de son sujet, s’il y avait versé les sentiments généraux de cette nation qui depuis un siècle et demi commençait à prendre conscience d’elle-même, s’il avait su imiter la « curieuse diligence » de Virgile, et jeté toute la France, ses souvenirs, son âme et son génie dans ce mythe érudit.

Mais il se trompa sur les moyens : il ne fit pas une œuvre française ; il ne fut occupé qu’à coudre des lambeaux d’Homère et de Virgile, et n’échappa aux laborieuses froideurs des réminiscences que par la froideur plus laborieuse encore de la poésie de commande, dans ses notices officielles et insipides sur les prédécesseurs de Charles IX.

On a regretté parfois les erreurs de Ronsard dans la conception et l’exécution de sa Franciade : on a pensé que s’il les avait évitées, il eût pu faire une belle œuvre, et l’on allègue des fragments épiques, tels que le Discours de l’équité des vieux Gaulois. Il serait plus juste de dire que Ronsard n’a pas pu éviter ces erreurs, parce qu’il n’avait à aucun degré le sens épique. Le Discours de l’équité des vieux Gaulois en est lui-même la preuve. Il m’est impossible d’y voir autre chose que de l’éloquence en vers, de l’éloquence cherchée sur un thème quelconque, c’est-à-dire de la forte rhétorique : du Lucain ou du Claudien en français.

Le génie de Ronsard est tout lyrique. Aussi est-ce par le lyrisme qu’il a conquis ses contemporains ; et même devant la postérité, son échec n’a été que relatif, en dépit de l’absurde application qu’il a faite parfois de ses théories. Car si les principes généraux du système n’ont rien en eux-mêmes de trop choquant, Ronsard s’égare étrangement dans les procédés d’exécution, dans le passage du principe à l’œuvre. Il s’est trompé d’abord, ici encore, sur la définition du genre : il n’en a pas saisi l’essence, il n’a su que cataloguer les sujets traités par les anciens (notons que Boileau ne fera guère mieux). Ainsi il assigne à la poésie lyrique « l’amour, le vin, les banquets dissolus, les danses, masques, chevaux victorieux, escrimes, joutes et tournois, et peu souvent quelque argument de philosophie ». Sauf les « chevaux victorieux », il va de parti pris construire des odes sur tous ces thèmes, les « patronnant » sur la magnificence de Pindare, dont il tente de reproduire même les rythmes. De là ces odes pindariques avec leur monotone succession de strophes, d’antistrophes et d’épodes : division qui ne répond à rien pour nous, puisque, même chantées comme il le voulait, les odes de Ronsard ne règlent pas leur mouvement sur les évolutions d’un chœur. Tous les vers de la strophe et de l’antistrophe étant égaux, la correspondance rythmique n’est plus marquée que par la succession des rimes qui ne la fait pas sentir suffisamment : la strophe et l’antistrophe se fondent en une longue strophe, assez longue pour rendre insensible l’identité des épodes qu’elle sépare.

Puis la même diligence érudite que dans la Franciade a étouffé l’inspiration sous les réminiscences, sous la mythologie indifférente ; et pour reproduire la phrase brusque, magnifique et non vulgaire de Pindare, l’ode française s’est chargée de formes lourdes, dures et obscures. Cependant tout, ici, n’est pas à condamner : qu’on prenne la plus fameuse des odes pindariques, l’Ode à Michel de l’Hôpital, énorme machine de vingt-quatre strophes, antistrophes et épodes, et de huit cent seize vers : on y trouve, pour la première fois, un long poème d’une structure achevée, un rude effort de composition ; on y trouve du mouvement, et de ce mouvement lyrique qui tient à l’organisation rythmique, de l’éloquence aussi, une éloquence qui tient à la hauteur, au sérieux, à la sincérité de la pensée. Malherbe est déjà là dedans.

On ne peut dire que l’immense effort des odes pindariques ait été du tout perdu pour Ronsard : cette rude gymnastique le fit maître de ses rythmes ; il n’eut qu’à mettre de côté l’antistrophe et l’épode, pour avoir à sa disposition une belle forme lyrique. Mais dans les odes non pindariques, ainsi que dans les hymnes, élégies et poèmes divers qui font partie des œuvres, une certaine incohérence, un manque d’équilibre et d’harmonie éclatent. L’œuvre est inégale et mêlée, parce qu’une contradiction fâcheuse est au fond du génie même qui la crée. Il y a conflit entre l’intelligence et la sensibilité du poète. La perfection des classiques viendra de ce qu’ils emploieront l’imitation de l’antiquité à la manifestation de leur originalité. Ronsard, malheureusement, ne subordonne pas son érudition à son tempérament : il la préférerait plutôt : tout au moins, il suit indifféremment l’une et l’autre, comme sources également fécondes et légitimes d’inspiration. En sorte que l’érudition, n’étant pas mise au service du tempérament, le gêne et le restreint.

Le tempérament était voluptueux, sensuel, mélancolique, de cette mélancolie que la brièveté et la relativité des instables voluptés imposent aux sensuels : il subissait fortement l’impression des choses extérieures et la rendait en images, qui exprimaient la concordance ou le contraste de la nature visible avec les dispositions intimes de la nature subjective. En un mot, il y avait en Ronsard, pour peu que l’art et le métier s’y joignissent, un tempérament de lyrique élégiaque.

Ce qui lui manqua, ce fut une pensée originale, une pensée qui ne fût occupée qu’à faire entrer le monde et la vie dans les formes du tempérament, à projeter le tempérament sur l’univers et sur l’humanité : qui par conséquent permît au tempérament de dégager toute sa puissance, et de réaliser ses propriétés personnelles. Ronsard aurait-il eu assez de spontanéité pour absorber ainsi toutes choses en son moi, et de son moi ainsi manifesté remplir une grande œuvre ? Je ne sais : en tout cas, il travaille sans cesse à étouffer sous les acquisitions de sa mémoire les sollicitations de sa nature. Lamartine fait le Lac ; V. Hugo, la Tristesse d’Olympio ; Musset, le Souvenir : un seul thème, trois tempéraments de poète, trois façons de sentir, par suite de concevoir la destinée de l’homme. Ronsard, s’il eût trouvé les trois pièces chez des modèles, n’eût pas cherché à approprier le thème à sa nature, en créant une quatrième œuvre, pareille et, différente : il eût successivement fait un Lac, une Tristesse, un Souvenir. Et voilà l’irréparable vice de son œuvre.

Mais voici par où elle se relève. Ronsard est excellent, exquis, délicieux ou grand, chaque fois que par hasard son intention d’érudit tombe d’accord avec son tempérament (et alors l’imitation ne lui sert qu’à manifester dans une forme plus belle son sentiment personnel), ou bien chaque fois que son tempérament prend le dessus et refoule les réminiscences de l’érudit. Relisons toutes les pièces qu’on cite : ces sonnets, ces chansons, où le pétrarquisme est traverse des élans fougueux d’une passion sensuelle, où se fond une subtilité aiguë dans la douceur lasse d’une mélancolie pénétrante, ces élégies où le néant de l’homme, la fragilité de la vie, le sentiment de la fuite insaisissable des formes par lesquelles l’être successivement se réalise, s’expriment en si vifs accents par de si graves images, ces hymnes, comme l’hymne à Bacchus qui a le mouvement et l’éclat des Bacchanales que peignaient les Italiens, ces odelettes, où la joie fine et profonde des sens aux caresses de la nature qui les enveloppe, se répand en charmantes peintures, en rythmes délicats : tout cela, c’est le tempérament de Ronsard, fortuitement favorisé par son érudition, ou bien en rompant l’entrave. Et là, ce sont bien des chefs-d’œuvre, les premiers du lyrisme moderne, qui s’épand en toutes formes, et, négligeant les factices distinctions de genres que seule la spécialisation rigoureuse des mètres maintenait chez les anciens, met la même essence, la même source d’émotions et de beauté dans l’ode et dans le sonnet, dans l’hymne et dans l’élégie : ces chefs-d’œuvre se constituent par l’ample universalité des thèmes, et par l’intime personnalité des sentiments : c’est de l’amour, de la mort, de la nature que parle le poète, mais il note l’impression, le frisson particulier que ces notions générales lui donnent, la forme et la couleur par lesquelles se détermine en lui leur éternelle identité.

Et déjà la technique assure à ces œuvres une perfection qui les fasse durer ; je n’ai pas besoin de citer ce que tout le monde connaît : Mignonne, allons voir si la rose, ou Nous vivons, ma Panias, ou Quand vous serez bien vieille ou l’Elégie contre les bûcherons de la forêt de Gâtine et mainte autre pièce. Car il y a dans Ronsard de quoi composer un volume où rien de médiocre n’entrerait.

Sa technique est celle d’un vrai artiste. Il a vu à quoi le métier devait servir, et il a bien compris, disons mieux, il a senti dans l’étude des anciens ce que la forme était en poésie. Il a essayé d’attraper cette forme-là, belle et parfaite. Il est loin d’y avoir réussi, et il nous est aisé d’être choqués de ses défaillances. Ici encore il a péché par érudition, toutes les fois que l’autorité des anciens lui a tenu lieu de raison. Il a péché aussi par impuissance ou insuffisance de génie, par négligence : il a souvent donné l’exemple d’une facture qu’il condamnait. Mais surtout il faut tenir compte de ce qu’il dégrossissait le premier la poésie moderne : s’il a ébauché la forme que ses successeurs devaient porter à la perfection, on peut lui passer beaucoup de défaillances nécessaires.

Il a eu deux grands mérites : d’abord, comme je l’ai dit déjà, il a restauré l’alexandrin. Puis, il a créé, mis en usage, laissé aux poètes futurs une grande variété de rythmes lyriques.

Sans doute il n’a pas tout inventé : la strophe de 6 vers (aabccd), qui est de beaucoup la plus fréquente dans les odes de Ronsard, était déjà très employée par Marot, qui même savait la diversifier en variant la longueur du vers ; il connaissait notamment la forme gracieuse qui consiste à donner trois syllabes aux second et cinquième vers, et sept aux autres196, la forme aussi destinée à un si bel avenir, qui consiste à faire le troisième et le sixième vers sensiblement plus courts que les autres197. Certains entrelacements de rimes dans les strophes de cinq vers ont été fournis aussi par Marot. Le huitain de Villon et de Charles d’Orléans, le dizain de M. Scève, très en vogue depuis Deschamps, se retrouvent aussi chez Ronsard : même le quatrain qu’il appelle strophe saphique est dans les Psaumes de Marot, et par le principe de la succession des rimes (aaab — bbbc, etc.) nous ramène en plein moyen âge, jusqu’à Rutebeuf.

Mais Ronsard a singulièrement enrichi l’art de ses prédécesseurs : chacune de ses quinze odes pindariques est construite sur un type particulier198 et dans le reste des odes, le nombre des vers dans la strophe, le nombre des syllabes dans le vers, le mélange des vers, et la succession des rimes forment plus de soixante combinaisons. Il a tenté les vers de 9 syllabes ; il a fréquemment usé du vers de 7. Il a très heureusement indiqué l’alexandrin comme mètre lyrique, et non pas seulement narratif : il l’a essayé aussi dans des combinaisons destinées à survivre. Marot, dans ses Psaumes, ne dépassait guère la strophe de 7 vers : celle de 5, et plus souvent celles de 4 et de 6, étaient les plus ordinaires chez lui : Ronsard y ajoute les strophes de 4, 10 et 12 vers dont il met en lumière la puissance expressive, en les dégageant des étroites contraintes où la ballade les tenait assujetties199.

Il a manié toutes ces formes avec un réel instinct du rythme : s’il n’a pas semblé avoir une conscience nette du rôle des accents dans les vers, s’il n’en parle jamais, non plus que Du Bellay dans sa théorie, en fait il les distribue souvent avec un très juste sentiment. Libre à nous de trouver son vers rude et mal rythmé : que diraient nos compositeurs de la musique de Goudimel ? Il a eu le tort de ne pas élider toujours dans l’intérieur du vers l’e muet final précédé d’une voyelle (une vie sans vie), d’admettre trop facilement des enjambements d’un hémistiche entier et, qui pis est, dans plusieurs vers successifs : si bien que son alexandrin, parfois boiteux, est d’autres fois indéterminé, traînant en queue de prose, amorphe. Mais enfin il a posé les principes de l’alexandrin classique (qui se coupe à l’hémistiche et se couple par distiques), et il en a donné d’excellents modèles. Dans les vers lyriques, quiconque entendra les mêmes strophes dans les Psaumes de Marot et dans les Odes de Ronsard, comprendra ce que celui-ci a apporté : rythme, sonorité, mouvement, harmonie, tous les éléments qui font la valeur esthétique de la strophe. Il est aisé de remarquer comment chez Ronsard, abstraction faite de l’idée et du style, la simple pression du mètre, l’agencement tout mécanique du rythme enlèvent vigoureusement la strophe, et lui communiquent une sorte de rapidité impétueuse.

Nous avons donc affaire en Ronsard à un poète, déjà même à un grand poète. Son grand malheur est venu non pas tant des erreurs de son système que d’avoir eu un système, en vertu duquel il a agi sans et contre la nature. Il a mené trop loin la réaction nécessaire contre le naturel facile ; au lieu de perfectionner le naturel, il l’a contraint, parfois exclu. Il a réussi, chaque fois que s’est fait un juste équilibre de son art et de son inspiration, et que la réflexion n’a point paralysé la spontanéité. Alors il a mis la poésie dans sa voie : il a indiqué le but, qui est d’exprimer la nature dans une forme parfaite. Il a indiqué les moyens, qui sont l’étude et l’imitation des anciens. Il a préparé le xviie siècle et l’art classique. Son génie est surtout lyrique : mais en maint endroit, dès qu’il s’agit des sujets graves et moraux, l’idée prend le dessus sur le sentiment, le raisonnement sur l’effusion, et le lyrisme tourne en mouvements oratoires. Tels hymnes de Ronsard sont des discours, analogues aux Epîtres de Boileau. Ce qui manque surtout à Ronsard, ce qui reste à acquérir, c’est l’indépendance intellectuelle, la nette conscience du sentiment personnel, le goût : en un seul mot, la raison. Et toute la justification de Malherbe est là.

3. Retour à l’italianisme §

Autour de Ronsard pullulent les poètes : tout s’incline, même Mellin de Saint-Gelais, qui un moment voulut lutter. Tout le monde imite les procédés du maître. La Pléiade et ses alentours fournissent des pièces charmantes aux anthologies : Baïf, Magny200, d’autres encore sont loin d’être sans mérite. Mais leur œuvre n’est qu’un diminutif et qu’un écho de celle de Ronsard. Ils n’apportent rien qui ne soit en lui, à un degré supérieur. Ils sont peu « distincts », peu « nécessaires ». Il ne faut donc nous arrêter à l’école de Ronsard que pour voir s’accuser les vices, les excès de la réforme, et les hautes ambitions s’effondrer par une rapide dégradation.

Nous remarquons ainsi les témérités de Baïf, qui forge des comparatifs et des superlatifs à la manière latine, qui tente des vers métriques sur le patron des vers latins : ainsi le génie propre de la langue, le caractère original de la versification française sont méconnus. L’insuffisance du tempérament éclate dans Belleau201, avec qui la nouvelle école verse dans le descriptif, ressource ordinaire des inspirations épuisées.

Mais le plus grave, et qui marque le mieux l’échec final de Ronsard, même en ce qu’il a d’excellent, c’est qu’il se fait comme un trou entre lui et Malherbe : la poésie ne poursuit pas son développement avec une égalité continue, à la hauteur où il l’a mise. Elle retombe après lui, dès son vivant, et ce sont les plus hautes parties, les plus utiles, qui devront être relevées et consolidées par Malherbe. En effet, on laisse les grands modèles, Homère, Pindare : on saisit Virgile par le côté sentimental et alexandrin de sa poésie. On redescend vers Saint-Gelais, en mouillant l’esprit de molle mélancolie ou de tiède volupté.

Ronsard venait à peine de rivaliser avec Pindare que Henri Estienne imprimait Anacréon (1554) : Ronsard y applaudit sans s’apercevoir que ces grâces alexandrines et gréco-romaines allaient éclipser la naïve grandeur des purs classiques. Belleau traduisit Anacréon, mais tout le monde voulut cueillir de ces jolies fleurs : ce fut à qui imiterait ces mignardises. Puis de l’antiquité mièvre on redescendit à la spirituelle Italie. Le pétrarquisme fleurit de plus belle ; l’Arioste fut le Virgile et l’Homère des poètes et des courtisans du dernier Valois. Ce ne sont que pointes et bel esprit chez Desportes202, sécheresse de sentiment et grâces maniérées.

Mais la forme des vers contraste avec la poésie : rien de plus parfait que certaines chansons de Desportes, par la vivacité légère du rythme. Il a donné surtout aux alexandrins soit continus, soit groupés en quatrains, en sizains, soit distribués en sonnets, une mollesse, une fluidité harmonieuse qui enchantent. Par sa forme, Desportes est encore tout lyrique. Par ses sujets, ses idées, son inspiration, il indique une déviation aristocratique de la Pléiade qui, sous l’influence italienne, et se vidant de plus en plus de sentiment pour faire prédominer l’esprit, aboutira à la délicatesse tout intellectuelle des Précieux.

Cependant une reine d’esprit naturel, dérivée de Marot, mais qui s’est teinte de fine émotion en traversant le domaine de Ronsard, circule encore dans la poésie : Passerat mêle la malice gauloise à la grâce sentimentale, et revêt le simple naturel des formes achevées de la poésie érudite ; dans son très petit domaine, il montre ce que peut le bon sens bourgeois appuyé sur la culture antique203.

4. Disparition de Ronsard §

Après 1573, on pourrait dire que Ronsard fut délaissé, ou plutôt qu’il ne fut guère imité que dans ses erreurs et ses. défauts ; on continua de l’adorer : mais son école s’adorait en lui ; aussi ceux qui attaquèrent l’école purent-ils croire légitime de frapper sur lui. Chacun se fit un Ronsard à sa mode : l’honnête Vauquelin de la Fresnaye, l’ardent et facile Régnier, pour s’en réclamer ; Malherbe, pour le condamner. Mais Ronsard durait toujours, était défendu, loué, imprimé. Chapelain, un des fondateurs à certains égards du classicisme, l’estimait plus poète que Malherbe. La dernière édition de Ronsard est de 1630 : c’est vers ce moment, entre 1630 et 1640, qu’il s’enfonce décidément dans l’oubli, où il se perdra, quand seront morts les derniers représentants des générations qui avaient assisté à sa gloire.

Les causes de l’étonnante disparition de Ronsard pendant deux siècles sont multiples. D’abord, sa langue le discrédite : où elle est de son invention, elle ne s’est pas imposée ; où elle est de son temps, elle a passé. Bien ne compensa suffisamment eu lui la rudesse de la langue : Amyot, Montaigne ont été sauvés par leurs sujets, par l’objectivité, la généralité des choses dont ils parlaient. Ronsard, subjectif et lyrique, point moraliste, ni psychologue, n’a rien qui engage les lecteurs du xviie siècle à vaincre l’obstacle et le dégoût de sa forme surannée.

Puis il fut pris entre les deux ennemis qu’il avait combattus. La première fièvre de la Renaissance une fois calmée, Ronsard fut trop érudit, obscur et pédant pour le courtisan. Mais l’érudit n’avait pas encore adopté la langue vulgaire. Les humanistes avaient fondé un système d’éducation qui l’excluait. Les nouvelles générations arrivaient, nourries dans leurs collèges de Virgile et d’Horace, n’ayant parlé, écrit, étudié qu’en latin. Qui donc leur eût révélé Ronsard ? A ce moment précis, le monde n’existait pas encore, et c’est le monde qui pendant longtemps complétera l’enseignement des collèges, indiquera les Français dont il faut se souvenir, qu’il faut lire. Mais comme le monde n’a souci d’éruditions et suit son plaisir, il ne remonte point aux temps antérieurs ; une tradition mondaine, en fait de jugements littéraires, ne commence à se former que dans les dernières années de Malherbe, et c’est à partir du xviie siècle seulement que se constitue et s’enrichit peu à peu dans l’opinion de la société polie le dépôt des chefs-d’œuvre de notre littérature classique. On songea enfin d’autant moins à se retourner vers Ronsard qu’il était inutile : Malherbe, puis Corneille réalisaient le meilleur des vues de Ronsard, et du jour où ce qu’il avait de bon fut acquis et dépassé, les excès seuls et les défauts de son œuvre comptaient pour le public.

De là l’oubli profond, l’étrange mépris où tomba Ronsard, dont le nom devint représentatif de tout ce que le xviie siècle ne pouvait accepter, ni goûter, ni comprendre dans l’héritage du xvie. Mais si l’on veut être juste envers la Pléiade, on se souviendra qu’avant le romantisme, Ronsard est en somme notre plus certain lyrique ; en second lieu, qu’il est à peu près notre unique lyrique qui ait cherché son inspiration hors de la religion, hors même des faits historiques et de l’héroïsme, le seul qui ait tâché de tirer son œuvre des sources intimes du tempérament ; enfin, que Ronsard, c’est vraiment la première ébauche et la période, si l’on peut dire, préhistorique du classicisme : qu’alors dans la langue, dans la poésie, apparaissent une multitude de formes dont quelques-unes survivront, et deviendront les types parfaits, et stables pour un temps, de la poésie.

Livre IV
Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) §

Chapitre I
Les mémoires §

1. Constitution des spécialités scientifiques. La philosophie : Ramus. L’érudition : H. Estienne, E. Pasquier. Savants : Paré, Palissy. — 2. Les Mémoires : leur abondance. Monluc ; l’homme et l’écrivain. Brantôme.

Le progrès de la Réforme, dont le premier éclat avait surpris le catholicisme, l’obligea à se réformer et à se réorganiser. Il procéda à l’élimination des éléments trop décidément irréligieux que la Renaissance avait introduits dans l’Église ; il reconnut aussi sa corruption, et s’efforça d’y remédier par une énergique restauration de la foi, de la science et des mœurs. Il fit en sorte de donner moins de prise aux accusations que dirigeaient les protestants contre l’« idolâtrie papiste », et en même temps prit une offensive vigoureuse pour arracher à l’hérésie le terrain déjà conquis. L’Inquisition, les Jésuites et le Concile de Trente furent les trois instruments principaux de la Contre-Réformation catholique204.

La France, où le protestantisme avait pris des forces sans parvenir à dominer, et qui déjà sentait assez son unité nationale pour ne pas y souffrir de rupture par la division religieuse, la France fut un des grands champs de bataille que l’Église et la Réforme se disputèrent. La lutte fut d’autant plus âpre, que les passions fanatiques furent aigries, enflammées, utilisées par les intérêts et les égoïsmes : la noblesse y prit l’occasion de jouer une dernière et sérieuse partie contre la royauté envahissante, et, sous les noms de protestants ou de catholiques, abrita des rancunes et des ambitions féodales. Mais il faut tenir compte surtout des individus, qui, prenant le déploiement de toutes leurs énergies pour règle et pour fin de leur activité, faisaient servir à eux-mêmes les causes qu’ils servaient, et ne cherchaient réellement dans le triomphe poursuivi du calvinisme, ou du catholicisme, que les moyens d’étendre et d’enrichir leur personnalité.

1. Constitution des spécialités scientifiques. §

Pendant cette trentaine d’années de luttes furieuses que je n’ai point à raconter, la littérature poursuivit son progrès. Ronsard se compléta par la Franciade ; le large torrent de la Pléiade se réduisit à un mince filet ; Desportes hérita de Ronsard, et Malherbe même écrivit ses premiers vers.

Dans les œuvres, à qui une idée d’art ne donne pas naissance, et qui usent de la prose, les conséquences du fait capital que j’ai déjà signalé continuent de se développer : les gens se distinguent, les esprits se spécialisent, et le domaine de la littérature se précise en se restreignant. Les conteurs limitent leur ambition et leur effort : entre la bouffonnerie épique, l’universalité scientifique de Rabelais, et la gauloiserie satirique sans portée des anciens couleurs français, ils déterminent une voie moyenne : Noël du Fail205, surtout, mêle le réalisme pittoresque de la description des mœurs à la satire particulière des divers caractères de l’homme et des divers états de la vie.

La philosophie se sépare de la littérature : Ramus206 ne nous appartient pas, parce qu’il écrit presque toujours en latin, mais pas davantage lorsque par hasard il use du français. Le talent littéraire lui a manqué : homme de lutte, protestant zélé, fougueux adversaire de la scolastique, d’Aristote et de la routine universitaire, humaniste, grammairien, mathématicien, philosophe, il faut bien que le don essentiel lui ait manqué, pour que ses enthousiasmes, ses colères, ses périls ne lui aient pas arraché quelques pages capables de lui assurer une place dans la littérature de son siècle, entre Paré et Palissy. Une idée seulement de Ramus le rattache à notre sujet : sa Dialectique, opposée à la Logique d’Aristote, fonde le raisonnement oratoire, qui se forme moins par l’exacte application de règles rigoureuses, que par le commerce et l’imitation des chefs-d’œuvre antiques, par le contact en quelque sorte des réalités concrètes où s’est manifestée la faculté discursive de l’esprit humain.

L’érudition, pareillement, et toutes les sciences se constituent hors de la littérature, avec leur caractère technique, et cette impersonnalité qui n’a rien de commun avec l’objectivité artistique. Cependant deux choses tendent à ramener les ouvrages de science et d’érudition dans notre domaine : la langue française, quand on l’emploie, toute concrète encore et chargée de réalité, et dont les mots apportent, au milieu des abstractions techniques, les formes, les couleurs et comme le parfum des choses sensibles ; ensuite, le tempérament individuel, mal plié encore à la méthode scientifique, et qui jette sans cesse à la traverse des opérations de la pure intelligence l’agitation de ses émotions et les accidents de sa fortune.

Le tempérament domine dans Estienne207, le savant auteur de l’incomparable Thésaurus de la langue grecque. Huguenot, helléniste, gaulois et bourgeois, ami des bons contes, et passionné pour la langue française, entre ses continuels voyages et ses travaux philologiques, il trouva le temps d’écrire de mordants et spirituels traités, avec une verve et une verdeur de style fort remarquables. Un singulier mélange de vénération pour Hérodote et de haine du papisme lui fit écrire son Apologie pour Hérodote. Le même enthousiasme d’helléniste se mêla dans son dévouement au français vulgaire.

Ayant démontré copieusement la conformité du langage français avec son cher grec, il n’eut pas de peine à se convaincre de la précellence de notre idiome sur le parler d’Italie, qui n’est que du latin : et comme il prouvait par exemples abondants la gravité, sonorité, richesse et souplesse du français, il était naturel qu’il tâchât d’en préserver la pureté des inutiles et plutôt dangereux apports de l’italianisme. Par ses piquants et fort sensés Dialogues du langage françois italianisé, Estienne se place parmi les ouvriers de la première heure, qui préparèrent la perfection de la langue classique. Plus le langage courtisan devenait le type de l’usage littéraire, plus il était nécessaire de le soustraire à la corruption de ce jargon d’outre-monts qu’apportaient les reines et les aventuriers d’Italie, et que la servilité de nos raffinés s’empressait d’imposer à la mode. Henri Estienne, dénonçant par la bouche de son Celtophile tous ces vocables étrangers qui supplantaient les bons et natifs français, procéda à une épuration nécessaire : il fut de ceux qui amenèrent l’opinion à cet état où le succès de Malherbe était assuré.

Etienne Pasquier208, que nous retrouverons quand nous parlerons de l’éloquence judiciaire, prolongera sa vie jusqu’au début du xviie siècle littéraire : mais il est bien de la génération et de la période qui nous occupent. Latiniste et juriste très érudit et peu artiste, profondément bourgeois et Français, honnête, laborieux, de vie calme et de mœurs graves, d’esprit ardent et caustique tout à la fois, il est par son aimable solidité un des plus parfaits exemplaires de cette classe parlementaire qui a fait tant d’honneur à l’ancienne France. Ses Recherches de la France et ses Lettres malgré la différence des titres sont bien des ouvrages de même nature : des collections des dissertations sur tous sujets d’érudition. Histoire et archéologie historique, origines de la monarchie, des institutions, de la langue, de la littérature, actualités historiques et littéraires, tout cela, plus ou moins négligemment classé et distribué, c’est la matière des Recherches et des Lettres.

Et c’est ce désordre même qui maintient l’érudition solide et parfois heureusement novatrice de Pasquier dans la littérature : car on s’y heurte à l’homme à chaque instant. Un certain goût, une certaine humeur, enfin une nature d’homme apparaît sans cesse, qui court à son plaisir, suit une curiosité personnelle dans la prise de telle matière, dans ce libre vagabondage à travers tout l’inexploré des sciences historiques et philologiques. Dans ces causeries d’un érudit, impossible de ne pas entendre l’accent de son tempérament, et de détacher la vérité impersonnelle d’une forme originale de l’esprit qui la présente. En un mot, ces livres, dont la matière déjà nous échappe à proprement parler, nous appartiennent au même titre que les Mémoires : pour l’homme voué à l’activité intellectuelle, ses curiosités, sa quête de la vérité, ses découvertes et ses inventions d’idées, ce sont ses ambitions, ses campagnes, ses victoires et son butin ; et quand il raconte comme Pasquier ce qu’en soixante ans d’études il a appris, il fait aussi réellement les Mémoires de sa vie que le soldat qui raconte soixante années de guerres, comme Monluc.

Je dirais la même chose des savants dont les ouvrages sont comptés encore dans l’inventaire de la littérature du xvie siècle. C’est parce qu’ils fournissent la naïve expression d’un tempérament personnel, et, en lui, de l’universelle humanité, que Paré209 et Palissy210 peuvent encore avoir d’autres lecteurs que les historiens de la chirurgie ou des sciences physiques et naturelles. Habitués longtemps à ne chercher d’éminents exemplaires de notre humanité que parmi les ouvriers bruyants de l’histoire politique, ou les brillants héros de la vie mondaine, nous nous complaisons aujourd’hui à saisir dans des vies plus modestes et plus obscures l’âme des siècles lointains, si irréductible tout à la fois et si identique à la nôtre.

Palissy surtout mériterait d’être lu plutôt que bien des auteurs de Mémoires politiques et militaires : quand il nous parle de son jardin, ou des engrais, et des terres, et des sels, et des eaux, est-il moins près de nous que celui qui nous raconte les démêlés du roi de France et de l’empereur, ou bien les amours et les intrigues d’une cour ? D’autant que la science de Palissy n’est point abstraite : ce curieux obstiné, qui vécut tant d’années pour son idée, ce sévère huguenot, qui n’échappa à la Saint-Barthélemy que pour mourir à la Bastille, s’est mis tout entier dans tous ses ouvrages ; il ne peut parler agriculture et chimie sans répandre au dehors toute son originale et forte nature, sa large intelligence, sa liante moralité, son ample expérience de l’homme et de la vie. Il y a dans cet inventeur des rustiques figulines un philosophe qui jette des vues profondes auxquelles nul ne fait attention, et que la postérité s’étonnera de rencontrer chez lui, quand le progrès de la science y aura lentement ramené les hommes : ainsi cette grande idée, liée à tout un système de la nature, en même temps qu’elle est la base de l’agriculture scientifique, cette idée que, les plantes empruntant au sol les aliments qui les accroissent, pour entretenir la fécondité de la terre, il faut lui rendre l’équivalent de ce que les récoltes lui enlèvent.

Il y a aussi dans Palissy un observateur sans illusions comme sans amertume, qui, par sa chimie morale, isole les éléments simples des âmes, et ces principes constitutifs qui sont les passions égoïstes : il y a même en lui un poète sensible aux impressions de la nature, aux formes des choses, et qui mêle aimablement dans son amour de la campagne un profond sentiment d’intime moralité et de paix domestique. Enfin, sans y penser, sans y prétendre, Palissy est un écrivain : il y a dans son style si net et si spontané, une force d’imagination qui fait jaillir l’expression non seulement adéquate à l’idée, mais représentative de la vie. La Recette véritable et les Discours admirables n’ont pas encore dans notre littérature du xvie siècle la place qu’ils méritent, au-dessus d’Olivier de Serres, au-dessus même d’Estienne et de Pasquier.

2. Mémoires : Blaise de Monluc §

Les guerres civiles n’interrompirent donc pas le mouvement intellectuel et la marche de la littérature. Mais l’histoire politique et l’histoire littéraire ne se développèrent point comme deux séries parallèles, sans communication réciproque : une étroite connexité, de continuels échanges d’action et de réaction les lièrent. Souvent les œuvres littéraires furent des actes politiques, quelquefois des actes décisifs : mais surtout l’état politique créa des conditions qui permirent à certains genres de grandir, ou de se transformer, ou d’éclore.

Au xvie siècle, les Mémoires commencent à pulluler, presque toujours agréables, parfois excellents. Les siècles précédents n’avaient guère eu que des chroniques : mais quand l’individu se prit lui-même pour objet et fin de son activité, quand il poursuivit au-delà de la durée de son être terrestre l’immortalité de la gloire, on conçoit aisément quels stimulants, dans une race sociable et causeuse, excitèrent les hommes à écrire leurs mémoires. C’était une forte tentation et un vif plaisir, de poser soi-même et de dessiner le personnage idéal qu’on voulait être dans la postérité. En même temps s’était formé un public curieux de tels récits, et qui dans l’antiquité même ne goûtait rien tant que les vies, les portraits d’âmes grandes et hautaines se dépeignant par leurs actions. Les grandes guerres de François 1er et de Henri II, donnant occasion aux énergies individuelles de se déployer, fournirent un exercice aux auteurs des Mémoires. Puis les guerres civiles, surexcitant toutes les passions, lâchant toutes les ambitions, opposant des adversaires plus détestés et plus connus, leur offrirent une matière familière et domestique, ou les faits, moindres peut-être, sont plus riches de sens et d’émotion.

Dans la foule des Mémoires du xvie siècle, les Commentaires de Monluc211 se détachent. C’est un Gascon, soldat de fortune, de cette petite noblesse provinciale, qui s’attacha directement à la royauté, et lui fournit tant de serviteurs dévoués et dociles, pour détruire les restes de la grande féodalité, et empêcher les princes du sang de la reconstituer. Vers quinze ans, il quitte le triste château où son noble père vit avec ses sept enfants d’un revenu de 800 à 1 000 livres. Page, archer, capitaine, mestre de camp, gouverneur de Sienne, colonel général de l’infanterie, lieutenant du roi en Guyenne, maréchal de France, au bout de près de cinquante ans de guerres, il fallut une terrible arquebusade qui lui enleva la moitié du visage, pour le contraindre au repos.

C’est alors qu’il dicta ses Commentaires, avec une mémoire merveilleusement présente, pour se consoler dans son inaction, pour se faire honneur et à sa patrie gasconne, enfin pour servir d’instruction aux capitaines. Il a conté sa rude vie, avec quelque précaution aux endroits scabreux, très avisé dans son apparente brusquerie, et bien maître de sa langue pour ne rien dire à, son désavantage : du côté de l’ambition et de l’intrigue, il s’est fait un peu plus candide que de raison. Mais pour le reste il s’est peint au naturel : noir, sec, vif, sobre, brave, cela va sans dire, mais d’une ardeur réglée par la finesse et la prudence, connaissant à fond le soldat, et sachant le prendre, très appliqué à son métier, très au courant de toutes les questions techniques, très attentif aux progrès de l’armement, un peu « Gascon » et vantard, frondeur et souple, honnête en somme autant que la guerre d’alors le permettait, dur par nécessité, homme de consigne et de discipline, dont le service du roi fut l’unique loi.

Capitaine incomparable plutôt que bon général, il est le type de ces officiers solides, sur qui les chefs comptent pour les entreprises impossibles : malade, presque mourant, on le charge de défendre Sienne ; ce fut l’époque héroïque de sa vie, et sa plus pure gloire. Il fit la guerre civile comme il avait fait les guerres d’Italie, avec le même dévouement sans réserve et sans scrupules au roi son maître. Sa cruauté est restée légendaire, et il a raconté lui-même sans sourciller les terribles exécutions qu’il a faites. Au fond il n’était ni protestant ni catholique ; il n’était pas cruel non plus. Il servait le roi, voilà tout, et il estimait que dans la guerre civile l’extrême rigueur est commandée. Sur la fin de son commandement, toutefois, après la Saint-Barthélemy, il se décida à révéler au roi Charles IX les conclusions de son expérience : à force de pendre et de tuer, il en était venu à penser que le roi, pour rétablir son autorité et la paix, devait accorder la liberté de leur culte aux protestants, en détacher peu à peu la noblesse ambitieuse en réservant la faveur et les emplois aux catholiques, enfin user la turbulence de ses sujets dans la guerre étrangère : ce n’est pas là le discours d’un fanatique.

Voilà l’homme : il n’est pas étonnant qu’il ait fait un livre utile aux capitaines. Henri IV, comme on sait, appelait ces Commentaires « la Bible du soldat ».

Mais Monluc a fait plus et mieux qu’un livre d’enseignement technique, plus et mieux aussi qu’un document d’histoire. En parlant de lui, ce Gascon nous peint l’homme, comme Montaigne, autre Gascon : avec toute la différence qui doit séparer un magistrat érudit d’un rude aventurier, il y a entre eux quelque parenté d’imagination et de style. Inégal, prolixe, prétentieux même, quand il veut se hausser à l’éloquence, Monluc est à l’ordinaire naturel, original, pittoresque, avec une abondance de détails particuliers qui font voir les choses, une vivacité de saillies et d’expressions trouvées qui font voir l’homme. Et ce vieux capitaine a tant de finesse native, tant d’expérience accumulée, il a tant fait pendant soixante ans pour faire jouer les ressorts des âmes de ses soudards, pour saisir ses supérieurs aussi par les propriétés de leur humeur, qu’en racontant sa vie, il dépasse sans y songer la couche superficielle des faits historiques ; il plonge à chaque moment dans les consciences, les découvre dans les actes, les gestes, les paroles ; il se découvre lui-même à nous jusqu’au fond de son être intime. Tout cela sans « psychologie », sans « analyse » : de tels mots seraient ridicules. Mais je veux dire qu’il rend la vie, et que nous ne voyons pas seulement dans son récit des enchaînements de faits extérieurs, nous y saisissons par surcroît les réalités morales qui leur servent de support.

Aux Mémoires personnels se rattachent toute sorte de vies et de récits où le narrateur, quel qu’il soit, a pour objet de déployer la richesse ou la beauté de quelque nature héroïque ou illustre. Ainsi, dès le début du siècle, le Loyal Serviteur racontait avec sa charmante simplicité les faits du chevalier Bayard : ainsi le rédacteur des Mémoires, du maréchal de Vieilleville212 fit valoir le rôle de ce sage et honnête homme dans les conseils de François Ier, de Henri II et de Charles IX. Mais, en ce genre, ce qu’il faut placer en face de Monluc, c’est Brantôme213.

D’assez bonne maison pour ne pas s’inquiéter trop de sa fortune, aventureux et aventurier, il n’a l’âme ni féodale ni moderne : sans foi chevaleresque, et sans patriotique affection, il court le monde, pour sa fortune, mais surtout pour voir, curieux admirateur de tous les égoïsmes qui se déploient avec force ou avec grâce. Le hasard d’une chute de cheval qui l’immobilise, en fait un écrivain : il raconte ce qu’il a vu, entendu, sans critique, sans probité d’historien, avec une sécurité d’indifférence morale qui garantit sa véracité. C’est le peintre de l’individualisme du siècle, étranger à toute grande idée, à tout sentiment universel, notant avec une égale sympathie, une égale chaleur de style les fortunes amoureuses des dames, et les hautaines entreprises des hommes de guerre ; rien ne le touche que la vie. l’intensité de l’expansion du moi ; et par là, cet immoral courtisan se trouve apte à saisir, à fixer les traits d’un L’Hôpital ou d’un don Juan d’Autriche.

Chapitre 2
La littérature militante §

1. La poésie de combat. Discours de Ronsard. Les protestants : D’Aubigné et Du Bartas. — 2. Éloquence. Dégradation de l’éloquence de la chaire par la passion politique ou religieuse. Naissance de l’éloquence politique. L’Hôpital. Du Vair. Faiblesse de l’éloquence judiciaire. — 3. Les pamphlets. L’Apologie pour Hérodote. Le parti des politiques : Jean Bodin. La Satire Ménippée.

1. Les discours de Ronsard ; D’Aubigné et Du Bartas. §

Si quelque partie de la littérature devait souffrir de l’ardeur des discordes civiles, c’était, semble-t-il, la poésie, et pourtant il est vrai qu’elle leur doit quelques-unes de ses meilleures œuvres. Car le défaut de la Pléiade, c’était le pastiche, l’artificiel ; et il ne fut pas mauvais que les poètes fussent rappelés à l’actualité, sollicités de vivre de la vie de leur temps, de tirer de leurs âmes les communes émotions de toutes les âmes contemporaines. La grandeur des objets qui mettaient les hommes aux prises — c’était la religion avec la morale — faisait que l’actualité échauffait la poésie sans la rapetisser, la précisait sans la dessécher.

Jamais Ronsard ne fut mieux inspiré, plus simplement grand, éloquent, passionné, tour à tour superbement lyrique ou âprement satirique que dans ses Discours : jamais sa langue n’a été plus solidement et nettement française, son alexandrin plus ample et mieux sonnant ; jamais il n’a donné de meilleure expression de ses théories poétiques, auxquelles il ne songeait plus guère alors. Les Discours sur les misères de France ou sur le tumulte d’Ambroise, la Remontrance au peuple de France, et la Réponse aux calomnies des prédicans, l’Institution pour l’adolescence du roi Charles IX, débordent tantôt d’indignation patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand poète. Il enseigne à la poésie que le monde et la vie lui appartiennent, et que des plus familières comme des attristantes réalités elle peut sortir en ses plus belles formes.

La leçon ne fut pas perdue. C’était un disciple de Ronsard que ce capitaine huguenot qui, dans les loisirs forcés d’une blessure lente à guérir214, mettait au service de ses irréconciliables haines une science des vers formée par les exemples de la Pléiade et par la pratique de la poésie mignarde et galante. Les Tragiques de D’Aubigné ne verront le jour qu’au XVII° siècle, et nous les retrouverons au temps où le rude partisan se sera fait décidément homme de plume : mais il faut bien noter ici que ce chef-d’œuvre de la satire lyrique est né des guerres civiles, conçu dans le feu des combats, sous l’impression actuelle des vengeances réciproques ; même une partie du poème s’est fait « la botte en jambe », à cheval, ou dans les tranchées ; c’était un soulagement pour cette âme forcenée d’épancher dans ses vers le trop-plein de ses fureurs, qui ne s’épuisaient pas sur l’ennemi.

Tandis que D’Aubigné attendait maladroitement l’apaisement universel pour publier ses vers enragés, Du Bartas215 se faisait reconnaître pour un grand poète protestant. Sa gloire inquiéta Ronsard, d’autant que l’esprit de parti se plut à exalter l’auteur des Semaines aux dépens de l’auteur des Discours. Oubliée en France et dans les pays catholiques, l’œuvre de Du Bartas resta populaire en pays protestant : de Milton à Byron, elle a laissé des traces dans la poésie anglaise, et Gœthe en a parlé en termes enthousiastes qui lui ont valu chez nous plus d’estime que de lecteurs.

Il y a de beaux morceaux dans Du Bartas : mais il n’y a que des « morceaux ». De par la conception première de l’œuvre, la Semaine n’est qu’une collection de « morceaux » rejoints et classés. Et tous ces morceaux sont descriptifs. Au fond, Du Bartas, qui peint la nature sortant des mains du Créateur, n’est qu’un Belleau protestant. Il a l’avantage de l’enthousiasme religieux ; mêlant sa foi dans tous les actes de sa pensée, il prend un sujet biblique, au lieu de je ne sais quelle indifférente histoire naturelle. Mais ce sujet n’en est pas moins tout descriptif, et je reconnais là l’esprit de la Pléiade dégénérée. Voilà pourquoi celui qui fut en son temps le rival de Ronsard n’est pour nous que l’émule de Belleau. Ses vers à effet, sa vigueur éloquente, sa phrase magnifiquement gonflée, ses passages éclatants n’y font rien : on pourra le faire admirer dans d’habiles extraits, mais le faire lire d’un bout à l’autre, jamais.

Et puis, permis à Gœthe, un Allemand, de n’y point faire attention : mais enfin celui dont Ronsard expia les péchés, celui qui méconnut le génie de la langue, qui l’enfla d’inventions fantastiques jusqu’à « la faire crever », celui qui alla à l’encontre de tous les préceptes et de l’esprit du maître, ce fut Du Bartas ; on sait l’abus qu’il fit des composés : « guide-navire, échelle-ciel, brise-guérets, aime-lyre », et une infinité d’autres. Il a compromis ainsi une tentative qui en elle-même était intéressante. Il a aussi très indiscrètement exercé le provignement recommandé par Ronsard. Sa langue est celle d’un provincial qui veut montrer aux Parisiens qu’on n’est pas arriéré chez lui : il exagère leurs modes ou leur jargon, et arrive à n’être que leur caricature. Il n’y a pas de réhabilitation à tenter pour lui.

2. Éloquence. L’Hôpital et Du Vair. §

Nous arrivons maintenant à des produits plus directs des discordes et de l’anarchie du xve siècle. Toute une littérature oratoire et polémique en sortit.

L’éloquence, d’abord, en prit soudain un vigoureux essor. Non pas l’éloquence religieuse : car il fallut que l’apaisement se fit pour que la prédication catholique acquît cette solidité et cette gravité, dont Calvin avait donné les premiers modèles. Dans l’exaspération de la lutte, la parole chrétienne ne pouvait garder la décence de son caractère, ni les esprits chrétiens la mansuétude de leur Évangile : les protestants glissèrent à la virulence injurieuse ; les catholiques qui ne s’étaient pas encore réformés, retenant lavulgarité facétieuse des Maillard et des Menot, se donnèrent pour rôle d’exploiter et d’exprimer les passions de la populace216. L’éloquence dégoûtante, triviale, bouffonne, sanguinaire des prédicateurs de la Ligue n’appartient pas plus à la littérature que, sous la Révolution, les diatribes de l’Ami du Peuple ou les grossièretés du Père Duchêne. En attendant que Henri IV ait remis la controverse et la prédication au ton qui leur convient, les débuts de Du Perron et de Du Plessis-Mornay217 promettent dès lors de meilleurs jours.

Mais ce qui dégradait l’éloquence de la chaire lit naître l’éloquence politique. Il avait pu y avoir dans les siècles précédents quelques harangues vigoureuses, quelques saillies de naturel éloquent, auxquelles les Etats généraux, les assemblées de l’Université ou diverses occasions de troubles civils avaient pu donner lieu. Il n’y avait pas eu d’orateur à qui l’on pût donner vraiment ce titre ; il n’y avait pas de tradition oratoire. Voici que pour la première fois l’éloquence politique semble se constituer chez nous, par la coïncidence heureuse du retour à l’antiquité, qui offre les grands modèles, et d’un demi-siècle de discordes, qui, affaiblissant le pouvoir central, ouvrent aux divers corps de l’État la liberté de la parole218. Pendant les trente-cinq ans qui séparent la mort de Henri II de l’entrée de Henri IV à Paris, deux hommes se tirent de pair par le talent oratoire : L’Hôpital et Du Vair.

Il appartient à l’histoire d’estimer le rôle du grand homme de bien qui fut L’Hôpital219. Mais il nous faut chercher l’inspiration qui anima son éloquence. Confondant l’État et le roi, non comme le courtisan pour livrer l’État au bon plaisir du roi, mais pour que le roi fit du bien public son bien, il voulut fortifier le roi pour assurer la paix ; il se dévoua à combattre tous les l’auteurs de sédition et, d’anarchie, les ambitieux déguisés en fanatiques, et les fanatiques en qui le zèle faisait tous les effets de l’ambition. Il concevait la tolérance religieuse, en bon Français comme une nécessite politique, en bon chrétien comme un commandement de l’Évangile : les événements du siècle lui semblaient en donner la démonstration expérimentale, et il ne cessa de la prêcher, aux Rois, aux États, aux Parlements : c’était l’unique moyen de rétablir la paix sociale et de maintenir l’unité du royaume, disait-il quarante ans presque avant l’édit de Nantes. A travers ces hautes préoccupations, il n’oubliait pas qu’il était magistrat et chef de la justice : en même temps que ses Ordonnances réformaient les vices de la législation et de la procédure, il visitait les Parlements ; à Paris, à Rouen, à Bordeaux, il admonestait les juges, leur disait d’honnêtes et de fortes paroles, les rappelant à la probité, à l’exactitude, à la vigilance, avec un profond amour du peuple à qui la justice doit être une protection, non une charge.

Cet homme inébranlable au milieu des factions, qui ne cherchait pas le nom de bonhomme, sachant être ferme à ses propres risques, et que les grands soucis ne détournaient pas des petits devoirs, eut ie culte et la passion des lettres : il se consola de sa disgrâce en faisant des vers latins. Aussi son éloquence est-elle parfois encombrée d’érudition. L’Hôpital ne se fait pas faute de citer à la file dans le même discours Philippe, Démétrius, Louis XII, Théopompe, Galba, et bien d’autres : cela passait pour gentillesse dans le monde lettré du Palais. Mais, heureusement, il avait une éloquence de tous les jours, qui vaut mieux. Il a la phrase un peu lente et pesante, mais traversée de brusques éclairs, et parfois ramassée en fortes sentences. Dans ses visites aux Parlements, sa parole est familière, pittoresque, haussée par l’intérieure élévation de la pensée, échauffée soudain de passion spontanée, et redescendant sans heurt à l’aisance d’une grave causerie. Mais dans la Harangue aux États d’Orléans (1560) et dans le Mémoire au Roi sur le But de la guerre et de la paix (1568), ses ordinaires remontrances en faveur de la paix et de la tolérance ont revêtu une forme singulièrement forte ; vigueur de raisonnement, mouvement pathétique, expression saisissante, toutes les parties d’un grand orateur se trouvent dans ces deux pièces.

Du Vair220 n’a pas la brusquerie nerveuse ni le feu intérieur de L’Hôpital. Il n’en a pas non plus rembarras. Il marche d’une allure plus aisée et plus égale. Il vise à la rondeur cicéronienne ; il étale un peu plus complaisamment en phrases déjà polies des développements généraux et des expansions sentimentales. Mais il a de la vigueur, un enchaînement solide et efficace de raisons, et je ne sais pourquoi, quand on a ses discours du temps de la Ligue, notamment son Exhortation à la paix, ou sa Suasion de l’arrêt rendu en Parlement pour la manutention de la loi salique, on va chercher dans la Harangue de d’Aubray un modèle de l’éloquence politique du temps. Littérairement, le style de d’Aubray, c’est à-dire de Pithou, est plus piquant : mais, à part un ou deux mouvements pathétiques, la force oratoire est moindre. Puis on a la bonne fortune d’avoir dans les œuvres de Du Vair les monuments d’une éloquence réelle221 qui pendant six années, des barricades à l’entrée du Roi, dans les plus critiques circonstances, fut une arme au service de l’ordre et du droit : on voit alors le genre oratoire vivre véritablement, adapté à son milieu, et faisant son office.

Cela ne dura pas. Du Vair, faisant un traité de l’éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, blâmait le goût de vaine érudition qui gâtait tous les discours ; Pasquier s’en plaignait comme lui. Et les exemples de L’Hôpital, de Du Vair même, montrent combien l’amas des citations curieuses fut alors funeste au progrès de notre éloquence. Cependant les mêmes orateurs nous donnent la preuve que, hormis les discours d’apparat, ils savaient se décharger du fardeau de leur érudition. Il suffit qu’ils soient aux prises avec de rudes réalités, secoués de vraie passion, et dès lors ils ne s’amusent plus à faire montre de leur savoir d’humanistes. Qu’en pleine crise, L’Hôpital parle au roi, Du Vair au Parlement, et tous les deux parlent fortement, simplement, efficacement. Ce qui tua l’éloquence, ce lut le triomphe de la cause que ces deux hommes éloquents servaient : ce fut le triomphe de la royauté. Auguste avait supprimé l’éloquence romaine après, qu’elle avait fourni glorieusement une longue carrière : Henri IV, en pacifiant le royaume, ferma la bouche aux orateurs, qu’à peine on avait eu le temps d’entendre. Les œuvres de Du Vair sont à cet égard significatives : après les sept discours du temps de la Ligue, d’une éloquence simple et vivante, elles n’enregistrent soudain, à partir de l’entrée du roi à Paris, que des harangues de cérémonie, des discours d’ouverture au Parlement de Provence ou aux Grands Jours de Marseille ; la royauté absolue a tué l’orateur qui était en Du Vair ; il ne reste qu’un magistrat ponctuel, grave et un peu pédant. Les troubles des minorités sembleront réveiller l’éloquence politique : ils seront trop vite apaisés pour qu’elle ait le temps de renouer sa tradition et de produire des chefs-d’œuvre ; nous ne la retrouverons qu’au bout de deux siècles, quand la royauté absolue croulera.

Le même coup qui étouffa l’éloquence politique fut mortel à l’éloquence judiciaire, qui est liée naturellement à l’existence et au progrès de l’autre. D’abord l’expérience a montré partout ce que gagne le barreau au voisinage de la tribune, quand les relations sont journalières, le personnel à demi commun. Puis, il faut la liberté politique pour élever l’éloquence judiciaire au-dessus de l’argumentation strictement juridique et des gros effets de cour d’assises. Alors le discours d’affaires peut devenir une œuvre qui vaut et qui dure, même après que son utilité réelle et directe est épuisée. On le vit au xvie siècle. La gravité pédante du Palais n’avait rejeté le lourd appareil scolastique que pour imposer aux avocats l’accablante érudition de la Renaissance : on verra dans le Traité de Du Vair pourquoi nous n’avons pas même à citer ici la plupart des hommes qui de son temps représentaient l’éloquence judiciaire.

Mais il faut donner une mention à Estienne Pasquier, parce qu’il eut un jour à plaider une grande cause : en 1565, il soutint la requête de l’Université de Paris, qui contestait aux Jésuites le droit d’enseigner222. Pasquier donna cours à toute sa passion gallicane, et fit un plaidoyer vigoureux, mordant, parfois injurieux, qui, même pour nous, a de la chaleur et de l’intérêt : élargissant le débat, il traita de l’institution même des Jésuites, de leurs principes et de leur doctrine, de la question générale de l’enseignement laïque et de l’enseignement ecclésiastique, usant de la liberté du temps pour se lancera fond dans des discussions qui sont encore actuelles et brûlantes. Ce procès de l’Université et des Jésuites est l’affaire capitale du siècle : trente ans après que Pasquier n’avait pu empêcher le Parlement d’appointer la cause et de laisser les Jésuites en possession indéfiniment provisoire, l’Université, au lendemain de l’entrée du roi à Paris (1594), tenta un nouvel effort : l’avocat Arnauld se fit l’interprète de ses revendications et de ses jalousies : il parla avec plus d’emportement, de grossièreté même, mais plus de lourdeur et d’emphase que Pasquier.

Puis, comme l’éloquence politique, l’éloquence judiciaire, un instant soulevée au-dessus de la chicane journalière, eut les ailes coupées, et nous la verrons se traîner au xviie siècle sans pouvoir jamais sortir du pédantisme, tandis que l’éloquence religieuse, aidée des circonstances qui étouffent les deux autres genres, s’acheminera rapidement à sa perfection.

3. La Satire Ménippée §

À l’éloquence se rattache un genre auquel la vivacité de la lutte donna soudain un développement considérable. Le pamphlet fut alors une des formes principales de la littérature. Les réformés y recoururent de bonne heure, pour légitimer aux yeux des peuples leurs nouveautés et la rupture de l’unité religieuse : Calvin, Viret écrivirent vigoureusement, injurieusement contre les superstitions et l’immoralité de l’Eglise romaine. Le chef-d’œuvre du genre est l’Apologie pour Hérodote que j’ai déjà nommée ; Henri Estienne, pour défendre Hérodote dont la véracité était soupçonnée, imagina de démontrer que la sottise et la malice des hommes de son temps produisaient des effets aussi étonnants que les invraisemblables contes de l’historien grec ; et mettant ses haines huguenotes au service de ses goûts littéraires, il se prit à conter tant de graveleux et scandaleux exemples de la corruption catholique, à dauber fidèles et clergé avec une verdeur si rabelaisienne, que l’austère Genève crut entendre un accent d’impiété dans la trop pétulante gaieté de son champion.

La guerre civile greffa les controverses politiques sur les discussions théologiques et morales. Les réformés, poussés à la guerre par la persécution et par l’ambition des chefs de deux partis, ne sel contentèrent pas de discréditer leurs principaux ennemis par d’outrageux, mais parfois éloquents pamphlets223. La nécessité de justifier leurs prises d’armes contre l’autorité royale dont leurs adversaires se couvraient, leur donna occasion de discuter l’étendue et le fondement du pouvoir monarchique. Ils réimprimèrent le Contr’un, et leurs érudits. Hotman, Du Plessis-Mornay, mirent en avant les théories nouvelles : la royauté élective et la souveraineté des États, les droits de la conscience contre la loi, la légitimité de l’insurrection, et même du régicide224. Quand l’ordre de succession traditionnel appela Henri IV au trône, les protestants quittèrent leurs doctrines, qui furent recueillies par les catholiques, et le régicide devint pour un temps la propriété des théologiens de la Compagnie de Jésus.

Les catholiques ne demeuraient pas en reste d’injures et de pamphlets : mais leurs passions ne trouvèrent point d’interprète qui les fit vivre dans une forme littéraire. Entre les deux partis extrêmes, un parti de modérés, amis de la paix, de l’ordre et de l’union, sa forma et peu à peu éleva la voix. C’était en somme la bourgeoisie, éminemment représentée alors par les gens de robe, qui faisait entendre et finit par imposer les réclamations de son honnêteté, de son sens pratique et de son patriotisme. C’était elle qui allait faire la France de Henri IV et de l’ancien régime, catholique mais gallicane, la royauté absolue, mais servie et contenue par le tiers état. Dans les efforts de L’Hôpital pour obtenir la paix religieuse, dans la résistance de Pasquier à l’établissement des Jésuites, dans le rôle de Du Vair qui essaie de réconcilier le peuple catholique avec le roi légitime, le même esprit se montre ; et l’action de ce tiers parti, qu’on dit des politiques et qu’on devrait dire des patriotes, se fait sentir. Ce parti, qui n’avait ni les armes ni le nombre, avait les lumières et le talent : il lutta par sa parole et par toute sorte d’écrits, s’efforça de gagner le sentiment national, de l’obliger à prendre conscience de soi-même et de ses pressants intérêts. L’Hôpital, Du Vair, si modérés, si graves, ne craignirent pas d’agiter l’opinion par d’éloquents et forts libelles225.

À côté d’eux se range un des plus originaux et hardis esprits de ce temps, Jean Bodin226, qui, député aux États de Blois de 1576, fit refuser par le tiers les subsides réclamés pour la guerre civile. Bodin malheureusement ne nous appartient pas tout entier : il écrivit en latin cette Méthode pour l’étude de l’histoire où abondent les idées neuves et fécondes, et cet étrange Heptaplomeres inédit jusqu’à nos jours, où avec une force incroyable pour le temps il confronte toutes les religions et les renvoie dos à dos, sans raillerie impertinente, comme expressions diverses de la religion naturelle, seule raisonnable, et comme également dignes de respect et de tolérance. Cette conclusion rattache le dialogue à la pensée maîtresse de Bodin.

Une idée analogue fait l’actualité de six livres de la République qu’il donne en 1576. C’est certainement une réplique à la Franco-Gallia d’Hotman. Mais Bodin a su faire autre chose qu’un pamphlet. Aux fantaisies historiques d’Hotman sur la royauté élective et la souveraineté des Etats, il opposa la théorie de la monarchie française, héréditaire, absolue, responsable envers Dieu du bonheur public ; avec une nette vue de l’état réel des choses, il vit dans l’Etat la famille agrandie, et dans l’absolutisme royal l’image amplifiée de la puissance paternelle. Autour de ces idées fondamentales, il groupa une théorie générale des formes diverses du gouvernement, de fortes études sur les progrès et les révolutions des États, des réflexions curieuses sur l’adaptation des institutions politiques aux climats, enfin de très libérales doctrines sur l’impôt et l’égale répartition des charges publiques : si bien que ce livre, sans éloquence, sans passion, pesant, peu attrayant, fonda chez nous la science politique, et ouvrit les voies non seulement à Bossuet pour la théorie de la royauté française, mais à Montesquieu pour les principes d’une philosophie de l’histoire.

Bodin fixa pour le tiers état la notion des rapports du pouvoir royal et du peuple. Cette doctrine était impliquée déjà dans les harangues de L’Hôpital : Du Vair ne manquera pas une occasion de l’affirmer, et elle sera le fond solide et comme la substance de la Satire Mênippée. Cependant les mêmes idées commençaient à agir sur les protestants : de larges esprits s’élevaient parmi eux, qui, revenant aux vrais principes de la première réforme, ne demandaient qu’à mettre d’accord leur conscience religieuse et leur devoir de Français au moyen des conditions posées par L’Hôpital et par Bodin. Le plus pacifique de ces modérés calvinistes fut un des plus vaillants soldats de la guerre civile, La Noue227, ce petit gentilhomme breton qui forçait à tel point l’estime des deux partis, qu’en même temps il pouvait être envoyé du roi auprès de ceux de la Rochelle, et défenseur de la Rochelle contre le roi, au su et par la volonté des uns et des autres.

Ce soldat que les loisirs d’une prison firent écrivain, trouva le style qui convenait à son âme douce et forte : un style familier et vigoureux, sans ombre de prétention ni d’effets. On put lire en 1587 ses Discours politiques et militaires, où il avait versé toute son expérience et tous ses souvenirs ; Français autant que protestant, il réclamait énergiquement la paix et la tolérance, seuls moyens de rétablir le royaume et les impurs : il s’adressait aux catholiques autant qu’aux protestants ; car l’union dépendait des deux partis, mais surtout de celui qui avait la majorité du peuple et la faveur du roi.

Quand on songe combien L’Hôpital, Du Vair, Bodin, La Noue sont peu connus aujourd’hui, et combien la Satire Ménippée est sinon lue, au moins connue, on ne peut s’empêcher de trouver un peu d’injustice dans cette inégale répartition de la gloire. Car la Ménippée eut tout l’honneur de l’œuvre dont les hommes que j’ai énumérés avaient eu toute la peine. Cet immortel pamphlet n’eut pas d’action réelle : la Ligue était vaincue quand il parut. Mais il dut son succès précisément à ce qu’il vint à son heure, lorsque tout le monde était disposé à le goûter, à ce qu’il exprimait des idées qu’il commençait à être inconvenant de ne pas partager : il plaidait une cause gagnée, mais si récemment gagnée qu’un plaidoyer ne semblait pas encore superflu. Les partisans du roi y retrouvaient avec plaisir leurs sentiments : les ligueurs y trouvaient l’apologie de leur conversion ou achetée ou forcée. Le livre profitait du mouvement qui entraîne toujours l’opinion vers le vainqueur au lendemain de la victoire. En somme, il ne faut pas y voir une des forces qui opérèrent la réunion des esprits sous la royauté légitime, mais l’expression des volontés à l’instant de cette réunion. Et de là vint que son mérite et son succès ne furent pas de pure actualité : assez d’apaisement s’était déjà fait pour que la satire ne put se passer de grâce littéraire, et que cette grâce littéraire fût savourée du lecteur.

On sait comment la Ménippée fut composée, après l’avortement des États de la Ligue, par quelques bourgeois, laïcs ou clercs, catholiques de naissance ou protestants convertis, braves gens, sans fanatisme et sans fanfaronnade, qui aimaient la France, le roi et leurs aises228. Le corps de la satire est formé par la copieuse et bouffonne description des Etats de la Ligue. Ce sont d’abord les deux charlatans, espagnol et lorrain, qui débitent le précieux Catholicon : symbole expressif des ambitions qui entretenaient la guerre civile ; puis le pittoresque tohu-bohu de la procession ligueuse, charge plaisante de la réelle procession de 1590, mais en même temps véridique peinture de toutes les mascarades révolutionnaires : enfin les États, et cette fameuse suite de discours où, par un spirituel emploi de procédé satirique, chacun des meneurs vient se déshabiller lui-même devant le public, et livrer le secret de son égoïsme, jusqu’à ce que, dans la bouche de D’Aubray, la voix de la saine et honnête bourgeoisie française, tour à tour indignée, ironique ou piteuse, se fasse entendre.

Il ne faut pas surfaire la Satire Ménippée, même dans sa valeur littéraire. Si elle offre, dans sa partie principale, un plan arrêté et une claire composition, on y trouve aussi bien du désordre, des longueurs, peu de proportion et d’équilibre. Même la fameuse harangue de D’Aubray vaut par le détail et les morceaux, plutôt que par l’ensemble : le misérable état de Paris, ce pathétique début, qui sonne comme une péroraison cicéronienne, introduit une longue et diffuse relation, aussi peu oratoire que possible, des intrigues de la maison de Lorraine, qui nous ramène à la désolation de la ville. L’écrivain, à travers toutes les redites et les disparates, mêlant les personnalités injurieuses aux grandes généralités, la facétieuse causticité du bourgeois de Paris à la rhétorique savante de l’humaniste, finit par avoir dit tout ce qu’il faut. Là comme dans le reste de la satire, deux choses font leur effet, l’invention première et générale, cette idée de donner une représentation comique des États de la Ligue, puis le jaillissement de l’esprit, des saillies, des mots qui portent, qui peignent et qui piquent, les continuelles trouvailles de l’expression.

On a fait remarquer que, la Satire Ménippée étant de plusieurs mains, il était impossible de distinguer la part de chacun dans l’œuvre commune. A mon avis, c’est pour cela précisément que l’œuvre est littérairement d’ordre moyen : cette unité de ton résulte simplement de ce qu’aucun des collaborateurs n’a une personnalité tout à fait décidée. Bourgeois et érudits, ils écrivent en bourgeois et en érudits : ils ont l’esprit de leur classe et de leur temps : de là vient que leurs inspirations se fondent et se confondent si bien.

Mais il faut noter qu’ici encore la guerre civile et l’actualité ont aidé les esprits à secouer le joug de l’érudition, et fait passer en quelque sorte l’imitation de l’extérieur à l’intérieur de l’œuvre littéraire ; la nécessité d’être lu, compris et goûté de tous a fait que les auteurs de la Ménippée, et parmi eux un lecteur royal, n’ont plus pris aux anciens que ce qu’ils ont senti être conforme à leur raison, ce qui pouvait rendre leur pensée ou plus forte, ou plus sensible, ou plus agréable aux simples Français. Et ainsi la Ménippée tient sa place dans l’histoire de la pénétration de l’esprit français par le génie ancien.

Chapitre III
Montaigne §

Un pacifique : Michel de Montaigne. — 1. Comment les Essais ont été composés. Le décousu du livre. Langue et style de Montaigne. — 

2. Montaigne vu dans son livre. Complexion, humeur, esprit. L’homme et le monde vus dans Montaigne. — 3. Le scepticisme, de Montaigne : son caractère, remède au fanatisme. Ses limites : affirmations positives. Optimisme épicurien et art de vivre : la morale de Montaigne. Ses opinions politiques et religieuses : vivre en paix. Affirmations complémentaires de la morale de Montaigne. Théorie de l’éducation. — 4. Montaigne et l’esprit classique.

Pendant que les passions politiques et religieuses tournaient la poésie, l’éloquence, la science même et la philosophie en armes envenimées au service des partis, un homme anticipait la paix future, et offrait à ses concitoyens trop forcenés encore pour le suivre l’image de l’état moral où la force des choses devait finir par les amener eux-mêmes.

1. La forme des « Essais » §

Michel de Montaigne229 conseiller au parlement de Bordeaux ayant résigné sa charge en 1570, à l’âge de trente-sept ans, se retira chez lui, dans son château de Montaigne en Périgord ; et là, sans souci de la guerre civile qui embrasait tout le Midi, il jouit de sa douce oisiveté de gentilhomme campagnard. Il avait l’esprit vif : dégagé des soucis pratiques et des affaires, il lut, il regarda les hommes, il se regarda lui-même, réfléchissant, conférant, ratiocinant, habile à extraire d’un fait une idée ; il fit ainsi la revue de toutes ses opinions, préjugés, croyances, connaissances, et ce faisant, il fit le tour des idées de son siècle. Il mena une vaste enquête qui aboutit à classer, à trier, parmi l’immense et confus apport de ces cent années qui avaient trouvé le nouveau monde et ressaisi l’ancien, ce qui pouvait être utile, à Montaigne sans doute d’abord, mais du même coup à ses concitoyens, et à tous les hommes qui auraient la tête faite comme lui : tout ce qu’il garda fut soigneusement expertisé, « contre-rôlé », ajusté, adapté, pour l’usage de l’intelligence.

Le résultat fut, au bout de dix ans, à peu près, de voluptueuse étude, deux livres d’Essais qui parurent à Bordeaux en 1580. Huit ans après, les Essais reparurent à Paris dans une « cinquième édition augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers ». Ces additions étaient souvent des citations ; l’auteur faisait profiter, je veux dire engraissait son œuvre de ses lectures. Le troisième livre, tout nouveau, montrait le progrès de l’âge de l’auteur : il est plus grave (n’entendez pas plus réservé), plus posé, que les deux premiers, les contes y tiennent moins de place, les idées s’y élancent moins en pointes, s’étalent davantage, semblent plus fermes, plus arrêtées. Pendant quatre ans encore, Montaigne continua son train de vie, inscrivant les acquisitions nouvelles de son esprit aux marges d’un exemplaire des Essais, qui d’abord, avec d’autres notes manuscrites, servit à faire en 1595 l’édition de Mlle de Gournay, « augmentée d’un tiers plus qu’aux précédentes impressions » : plus tard, ces notes complémentaires ayant disparu, l’exemplaire annoté fut reproduit en 1802 par Naigeon comme un nouveau texte des Essais.

Montaigne a bourré plutôt qu’enrichi son livre de tant d’additions, et les extraits de ses lectures que lui fournit sa mémoire « de papier » encombrent parfois sa causerie. Cependant ce gonflement maladroit a moins nui aux Essais qu’il n’aurait fait à un ouvrage mieux composé : comme rien ne se tient, chaque morceau vaut en soi, et ne saurait être affecté de son entourage ; peu importe où ni quand il vienne. Il faut avoir lu Montaigne pour savoir jusqu’à quel point le manque de composition lui est essentiel : Montesquieu même n’en approche pas. Pourquoi cette division en trois livres ? pourquoi chaque livre contient-il plusieurs chapitres ? Pourquoi tel chapitre a-t-il une page, tel autre cinquante ? pourquoi des titres aux chapitres ? Le titre se rapporte souvent à ce qu’il y a de plus insignifiant dans un chapitre : parfois, à rien du tout. Le fameux passage des « pertes triomphantes à l’envi des victoires », des « quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye vu de ses yeux », est au chapitre des Cannibales : et les six ou sept pages les plus exquises que Montaigne ait écrites sur les anciens et sur la langue française, s’accrochent, Dieu sait comme, à une citation de Lucrèce, dans un chapitre intitulé Sur des Vers de Virgile, tout juste au milieu des plus scabreuses réflexions que Montaigne nous ait défilées. Nulle part il n’y a plus d’unité, une idée générale mieux suivie que dans les trois cents pages qui s’intitulent Apologie de Raimond Sebond : mais justement le sens de tous ces beaux discours est une absolue condamnation du dessein de ce théologien, et dans le détail le singulier défenseur donne à chaque moment des démentis à son client.

Montaigne a fui le travail de la composition ; il n’a pas voulu se donner de mal. Mais il connaissait aussi bien que nous ce « fagotage de tant de diverses pièces » qu’étaient ses Essais. « Cette farcissure est un peu hors de mon thème, disait-il joliment un jour qu’il avait fait un écart un peu fort : je m’égare, mais plutôt par licence que par mégarde ; mes fantaisies se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique… J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades… Mon esprit et mon style vont vagabondant de même230… Je n’ai point d’autre sergent de bande à ranger mes pièces que la fortune : à mesure que mes rêveries se présentent, je les entasse ; tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file231. » Il se couvrait de Plutarque, coutumier aussi de ces « gaillardes escapades », et il avait fini par trouver que ce désordre, qui ne lui donnait pas de peine, était l’ordre même de son sujet. Ainsi montrait-il son « pas naturel et ordinaire, aussi détraqué qu’il est » ; comme, de plus, « la relation et la conformité ne se trouvent point en telles âmes que les nôtres », comme nos actions, toujours « doubles, bigarrées, et à divers lustres », ne se peuvent « attacher les unes aux autres », la vérité voulait qu’il « prononçât sa sentence par articles décousus232 ». Il ajoutait donc, il cousait des pièces nouvelles : il n’ôtait pas, il ne changeait pas. Montaigne nous en donne un peu à garder ici : il a corrigé, plus d’une fois, et fort heureusement, non pas même toujours pour la justesse de l’idée, mais pour la beauté de l’expression.

Il savait bien son fort et son faible : et nous ne pouvons mieux faire pour mettre en lumière les charmantes qualités de sa forme que de les lui demander à lui-même. « Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont également bons, et ne desseigne jamais de les traiter entiers : car je ne vois le tout de rien… De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os : j’y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais, et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité233. » De cette libre allure vient cette fraicheur vive d’impression qui donne tant de grâce primesautière, tant de force pénétrante aussi à son expression. Il appelle son style « comique et privé, serré, désordonné, coupé, particulier ; sec, rond et cru, âpre et dédaigneux, non facile et poli234 » : jamais style en effet n’a été moins apprêté, moins bouffi, moins solennel, plus familièrement alerte. « Quand on m’a dit, ou que il moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures : Voilà une phrase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) : … oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? me représenté-je pas vivement ? suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaîtra en mon livre, et mon livre en moi235. »

Il se confesse au même lieu d’avoir « une condition singeresse et imitative », et de recevoir l’empreinte de tout ce qu’il regarde avec attention. Cela est vrai, et c’est tant mieux. Sénèque lui laisse de son nerf, Plutarque (celui d’Amvot) de sa vive bonhomie ; Lucrèce l’élève à quelque magnificence vigoureuse : mais c’est toujours Montaigne. Partout s’échappe sa franche et personnelle sensibilité, atténuant les saillies de haut style par le laisser-aller du langage domestique et quotidien, relevant la négligence du parler populaire par la chaude sincérité de l’accent, d’une façon tout originale et inimitable. C’est le moins styliste, le moins puriste des hommes : il n’est pas « de ceux qui pensent la bonne rhythme faire le bon poème », et il n’a cure d’où viennent les mots qui rendent sa pensée : « C’est aux paroles à servir et à suivre ; et que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller236 ».

Tout son livre témoigne de la vérité de ces déclarations. Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est étonnamment inorganique : si longue, si chargée d’incidents et de parenthèses, d’une construction si peu nette, qu’à vrai dire il n’y manque pas une cadence, mais, dans la force du mot, une forme237. À cet égard il marque un véritable recul de notre prose. Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue.

Quant à sa langue, je ne sais si elle est aussi personnelle qu’on le croit : Montaigne a inventé moins qu’on ne l’a dit et dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Il a usé du latinisme largement, comme tous ses contemporains : il a provigné les vieux mots, il a dit eselaver, fantastiquer, grenouiller, etc. : si les mots sont de lui, le principe est de Ronsard. Il a usé insouciamment de son gascon : comme est ce mot de revirade qu’il met quelque part ; mais le gascon est pour lui ce qu’est le wallon ou le vendomois pour Ronsard, un dialecte apte à suppléer aux défaillances du français. Montaigne, en somme, fait de sa langue le même emploi que tous ses contemporains : il suit son besoin, et ne sent encore aucune règle qui l’empêche d’y satisfaire. Mais il ne se pique pas d’inventer : il estime notre langue suffisante, à condition qu’on l’exploite et la cultive. « La recherche des phrases nouvelles et des mots peu connus, disait-il, vient d’une ambition scolastique et puérile : puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris. » Il devait donc moins chercher que fuir le néologisme, et peut-être Calvin et Amyot ont-ils hasardé plus de mots que lui. De même les nouveautés de sa syntaxe seraient singulièrement diminuées, si l’on en retranchait ce qui est purement et simplement laisser-aller ou inadvertance, les constructions rompues ou boiteuses qui résultent moins du choix que de la paresse de l’écrivain, ce que lui-même n’eût pas donné comme un précédent, même pour lui-même.

Ce qui est bien de Montaigne, c’est le style, c’est l’emploi des tours et des mots que l’usage ou la liberté de son temps lui fournissaient. Là, il a une justesse, une nouveauté, un bonheur surprenants : il fait rendre aux mots tout leur effet par la place où il les loge. De vives images, d’imprévues alliances de mots, voilà tout le secret du charme de Montaigne : je n’en cite pas d’exemples ; qu’on ouvre les Essais à n’importe quelle page, et qu’on lise. Montaigne, encore ici, s’est défini excellemment : « Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque ; plutôt difficile qu’ennuyeux ; éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi ; chaque lopin y fasse son corps ; non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque238. »

2. Montaigne vu dans son livre §

Ne nous arrêtons pas plus longtemps aux mots : Montaigne voulait qu’un livre tirât tout son prix des choses. Et c’est bien le cas du sien : le charme de son langage, c’est le charme de l’esprit qui l’a écrit. Les Essais, c’est Montaigne, c’est vingt ans de vive et robuste pensée, c’est toute une vie intellectuelle ramassée en naturels discours : « livre, disait-il, consubstantiel à son auteur ». Nous le trouvons en effet là tout entier.

Nous y trouvons d’abord toute sa personne physique et morale, naïvement, complaisamment étalée, non point dessinée en pied par de nets contours : la manière de Montaigne, c’est, si je puis (lire, le pointillé, un amas de petits traits, qui s’harmonisent à distance en une forme souple, palpitante de vie. Nous apprenons ainsi (je vous fais grâce de ses ascendants) qu’il était né à onze mois, fut mis en nourrice au village, apprit le latin avant le français, était éveillé en son enfance au son des instruments, reçut les verges deux fois, joua des comédies latines au collège de Guyenne ; qu’il était de taille au-dessus de la moyenne, assez peu porté aux exercices du corps et à tous les jeux qui demandent de l’application physique, qu’il avait la voix haute et forte, un bon estomac, de bonnes dents, dont il perdit une passé cinquante ans, qu’il aimait le poisson, les viandes salées, le rôti peu cuit, le vin rouge ou blanc indifféremment, et trempé d’eau ; qu’il était sujet au mal de mer, et ne pouvait aller ni en voiture, ni en litière sans être malade, mais en revanche faisait de longues traites à cheval, même en pleine crise de coliques néphrétiques ; qu’il ne prenait pas de remèdes, sauf des eaux minérales, et qu’il gémissait sans brailler, quand la gravelle le tenait.

Nous n’ignorons pas qu’il s’habillait volontiers tout de noir ou tout de blanc, qu’il tressaillait aux arquebusades imprévues, qu’il fit une grave chute de cheval, et fut une fois détroussé par des ligueurs, que sa maison ne fut pas mise en état de défense et resta ouverte pendant la guerre civile, qu’il était chevalier de Saint-Michel et bourgeois de Rome. Il nous confie aussi qu’il a aimé les cartes et les dés en sa jeunesse, qu’il n’a jamais été continent, qu’il n’était né ni pour la paternité ni pour le mariage ; il nous parle de son mariage, sinon de sa femme, d’où il résulte qu’il s’est marié par raison, pour la famille. Il perdit deux ou trois enfants au berceau avant la première édition des Essais. Il était causeur et gausseur entre amis, l’humeur gaie, de langage assez effronté, point avare, assez détaché de tout par complexion et par étude, songe-creux, vagabond et voyageur jusqu’en sa vieillesse, point cérémonieux, très franc, sans mémoire, peu entendu aux choses du ménage, très ignorant des choses rustiques et jusque des mots de la culture, sachant se laisser voler autant qu’il faut par ses gens, se mettant parfois en colère, jamais longtemps, fuyant par-dessus tout les tracas et les engagements. Il aimait un logis commode et propre, et se plaisait dans sa librairie, entre ses mille volumes, lisant, marchant, rêvant, dictant, seul surtout, délicieusement seul : femmes, enfants, toutes les fâcheuses servitudes de la vie, étant arrêtés au seuil du sanctuaire.

Est-ce tout ? Non sans doute, mais je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tout ce que Montaigne nous dit de lui. Il est curieux qu’au milieu de cette abondance de souvenirs, sa mémoire ne lui représente jamais qu’il a été conseiller au Parlement, robin : il se pose en homme d’épée, en soldat. Il dit mon page, mes ancêtres, le tombeau de mes ancêtres : il ne sait d’où est venu à un de ses ascendants l’idée de ce surnom d’Eyquem. Et ainsi il nous oblige à songer que ce nom patronymique d’Eyquem, de toute antiquité porté par sa race, il a été le premier à le quitter : que son père avait sans doute fait les guerres d’Italie, puisqu’il le dit, mais plus sûrement encore avait siégé à la cour des aides de Périgueux ; que cette terre de Montaigne, dont il se nomme, cette fortune, dont il jouit, avaient été gagnées par des générations de bons bourgeois, siégeant derrière leur comptoir, et qu’enfin le grand-père Eyquem avait bien pu vendre du hareng, comme disait Scaliger, parmi tant de marchandises dont il chargeait des vaisseaux. Un dernier trait s’ajoute donc à la physionomie de notre philosophe : la vanité, en sa forme la plus puérile, la vanité nobiliaire du bourgeois enrichi. Il est curieux que notre littérature nous offre deux exemplaires de M. Jourdain, et que ce soient Montaigne et Voltaire : la chose est grave. Plus grave encore cette lacune : le silence absolu que garde Montaigne sur sa mère : elle lui a survécu pourtant. Son affection avait-elle conscience de ne lui rien devoir ? ou sa vanité le détournait-elle d’en parler, si cette mère était d’origine juive, d’une famille portugaise de nouveaux chrétiens ?

Michel de Montaigne est un aimable homme, quand il parle de soi (et il en parle toujours), mais jamais plus que lorsqu’il parle de cette partie de lui qui est son intelligence, ses idées : alors il devient singulièrement intéressant ; alors il nous parle de nous, en parlant de lui ; il nous confesse, en se confessant ; il nous guide, en s’orientant. Il est parti de ce point de départ, dont chacun de nous, s’il était franc, prendrait bien volontiers l’analogue en lui-même : qu’il n’y avait rien de plus intéressant au monde pour lui que Michel de Montaigne, et que l’objet de son étude devait être ce qu’était, ce que sentait, ce que voulait Michel de Montaigne, pour lui ménager le plus de commodité, d’aise et de bonheur en cette incertaine vie. Mais regardant en lui, il y a trouvé quelque chose de plus que lui-même, l’homme : et, il a trouvé aussi qu’il ne se connaîtrait bien lui-même qu’en regardant hors de lui : ses voisins de Gascogne d’abord, ses voisins de France aussi, ses voisins d’Allemagne et d’Italie, ses voisins d’Amérique, ses voisins enfin de tout ce « petit caveau » qui est la terre dans l’univers : et les voisins du temps comme les voisins de l’espace, les gens d’hier, et d’avant-hier, et d’autrefois, l’humanité qu’on appelle ancienne.

Et voilà qu’en cherchant Montaigne, il a vagabondé de corps et d’esprit, surtout d’esprit, à travers tous les pays et tous les siècles : en cherchant les plus douces assiettes et les plus aisées postures, il a essayé toutes les assiettes et toutes les postures où la pauvre humanité s’est figurée à chaque moment trouver le repos pour l’éternité des siècles. Pour faire rendre le plus de réel bonheur à ses cinq ou six mille livres de rente qu’il mangeait en son castel, il a confronté avec sa Gascogne et sa France les deux mondes découverts depuis un siècle, le monde de la nature, les sauvages de l’Amérique, et le monde de la civilisation, les penseurs de la Grèce et de Rome. Il a trouvé dans les institutions, les opinions, les mœurs, depuis la façon de s’habiller jusqu’à la morale et la religion, le plus universel, épouvantable et grotesque conflit qui se puisse imaginer. Il nous a apporté fidèlement, naïvement, triomphalement les résultats incohérents de son enquête. Il a recueilli de ses conversations, des relations des voyageurs, de tous les écrits des anciens, le plus volumineux dossier des contradictions humaines. On peut même soupçonner qu’il prend grand plaisir à l’enfler, et regarde au nombre plus qu’au choix : témoin ces amours d’un éléphant et d’une bouquetière en la ville d’Alexandrie, dont il nous fait part gravement, et je ne sais combien d’autres sottises, auxquelles il se donne l’air de croire. Il se moque de nous, au fond : s’en moque-t-il toujours autant qu’on aimerait à le penser ? Prenons bien garde que la critique historique est la dernière née, et que la critique philosophique pendant deux ou trois siècles a fait son œuvre sans elle et même parfois contre elle. Je ne garantis pas du tout dans quelle mesure ce grand douteur de Montaigne savait douter d’un texte.

3. Les idées de Montaigne §

Mais enfin voilà le produit net de sa vaste et curieuse enquête : à travers tous ces faits, témoignages et arguments qui se choquent confusément, ceci seul apparaît, que les hommes ne sont d’accord sur rien, qu’ils ne savent rien : en politique, en législation, en morale, en religion, en métaphysique, les peuples donnent des démentis aux peuples, les siècles aux siècles ; le vulgaire se divise, et les savants s’accusent de rêverie ou d’ânerie. Ni la souple et ployable raison n’a su trouver une vérité constante, ni l’ondoyant et divers instincts n’a pu établir une forme universelle de vie. C’est un chaos de systèmes et de pratiques, où il se manifeste que l’homme ignore ce qu’est son âme, et son corps, et l’univers, et Dieu : l’Apologie de Raimond Sebond, cet immense chapitre de trois cents pages, est le recueil de toutes nos ignorances, erreurs, incohérences et contradictions, et conclut au doute absolu, universel. Logé au centre du livre, il en dégage l’esprit, il en concentre pour ainsi dire toute l’essence. C’est l’impression du moins qu’on en doit d’abord ressentir.

Mais, à la réflexion, on se demande si Montaigne est vraiment un sceptique : si son scepticisme est universel. Je remarque que toutes ces choses dont il doute et nous fait douter, sont justement celles pour lesquelles les hommes se cassent la tête, au propre comme au figuré. Je remarque que ce sont celles qui dépassent l’expérience et le raisonnement, sur lesquelles nombre de gens, qui n’étaient pas sceptiques, ont déclaré impossible à l’esprit humain d’acquérir aucune certitude, et que divers dogmatismes très positifs ont dénommé l’inconnaissable. Et dès lors le scepticisme de Montaigne sur les objets métaphysiques est un scepticisme transcendental, très limité par conséquent et circonscrit. Je remarque encore que le doute de Montaigne atteint avec la métaphysique d’autres choses, mais qui sont précisément comme un écoulement de la métaphysique dans la réalité : et je crois bien que son scepticisme transcendental a surtout pour but de couper dans la racine les affirmations métaphysiques dont notre vie sociale reçoit sa forme, et pour lesquelles nous nous coupons la gorge. Et je remarque enfin qu’au-delà de la métaphysique et de ses émanations de l’ordre pratique, Montaigne travaille à nous faire douter des formes multiples où nous réalisons nos instincts, à nous persuader que ces formes, toutes relatives à nous, ne sont pas ces instincts, ni ne leur sont essentielles ; que donc nous ne devons pas nous opposer, nous diviser par là, ni refuser de voir nos semblables dans des hommes qui ne prient pas, ne parlent pas, ne s’habillent pas comme nous : est-ce raison d’assommer des sauvages parce qu’ils ne portent pas de hauts-de-chausses ?

Qu’est-ce à dire, sinon que Montaigne donne le scepticisme pour remède au fanatisme ? pas moins, pas plus. Il veut mettre dans le monde tout juste assez de doute pour que le monde vive en paix, pour que Montaigne ne soit tracassé, tourmenté ni par ses passions, ni par les passions de ses voisins : prêcher la tolérance, c’est fort bien ; insinuer le Que sais-je ? est plus sûr. Qui supprime la cause, supprime l’effet. Son scepticisme, c’est le secret de vivre à l’aise au milieu des guerres civiles, et le secret d’éteindre les guerres civiles, qui empêchent de vivre à l’aise. Il n’est, pour Montaigne, comme pour Pascal, qu’un moyen : pour Pascal, moyen d’aller à Dieu, pour Montaigne moyen d’aller au bonheur.

Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu’il est bon, qu’il est légitime de vivre à l’aise. S’il veut nous retrancher toutes les passions qui troublent la vie, en éloignant de notre vue les objets de ces passions, c’est qu’il estime au moins la réalité de la vie. Dès que la vie est réelle, elle est bonne : il ne s’agit que de savoir en user. Il y a deux choses certaines, et que tout l’effort du pyrrhonisme ne saurait obscurcir : c’est le plaisir et la douleur. — Mais le plaisir et la douleur varient d’homme à homme, selon les tempéraments, de minute à minute, selon les revirements de l’humeur. — Pas tant que cela, si l’on commence par écarter tous les plaisirs et toutes les douleurs d’opinion, qui sont des inventions humaines, et que notre prétendue civilisation attache à des biens imaginaires. Si l’on sait rejeter cet être artificiel qui recouvre en chacun de nous l’être naturel, si l’on se retranche aux seuls biens qui sont liés à nos primitives et naturelles fonctions, nous avons des plaisirs et des douleurs — en petit nombre, mais bien réels — qui nous sont communs à tous, et sur lesquels nous sommes tous d’accord. « Notre grande et puissante mère nature » nous enseigne à fuir la douleur et à chercher le plaisir : elle nous fournit les outils à cette besogne, nos instincts, nos organes, nos facultés ; elle nous prescrit le choix et la mesure. Qu’on lise les dernières pages des Essais : ce n’est pas la profession de loi d’un sceptique : « J’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger… J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue… Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste : je quête partout sa piste… C’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » Cet optimisme épicurien, très décidé et très affirmatif, n’est pas moins le fond et l’âme des Essais que le scepticisme. Avec une absolue conviction, Montaigne s’applique à jouir loyalement de son être, et son livre n’est que la loyale recherche des moyens d’assurer cette loyale jouissance. Il y a un « art de vivre », selon l’expression de M. Brunetière, parce que l’homme a compliqué et faussé la nature : et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature. Il comprend trois parties principales.

1° L’indépendance d’abord, qui s’obtient par le scepticisme plus sûrement que par aucun moyen. Car les instruments de notre servitude, ce sont les passions. L’ambition, l’avarice, nous asservissent à des biens qui ne dépendent pas de nous, à des biens souvent chimériques qui se déroberont à notre poursuite, ne nous laissant que la réalité des tracas et des fatigues. Y renonçant, nous ne renonçons à rien d’assuré qu’à des maux. Soyons libres aussi à l’égard de toutes les formes de la vie sociale : ne croyons pas le bien et la vérité attachés à ces formes politiques ou religieuses, d’une croyance trop passionnée qui nous arrache à nous-mêmes et nous donne aux objets de notre fantaisie. Soyons libres même à l’égard des affections naturelles : aimons notre patrie, notre femme, nos enfants, non pas jusqu’au point de nous en troubler. Servons bien notre patrie : si elle doit périr, que Montaigne échappe, s’il peut, à la ruine publique. Sachons perdre femme et enfants sans affliction tyrannique : se détacher, c’est s’affranchir. On peut se prêter : on ne doit jamais se donner.

2° Il faut apprendre à mourir, ou plutôt à supporter la pensée de mourir ; car la mort elle-même n’est rien. Montaigne s’est exercé soigneusement à regarder la mort, appelant Socrate et Sénèque, et Lucrèce à la rescousse. Je ne doute pas qu’il n’ait fini par y songer avec indifférence, en y songeant toujours. Mais, même au temps où il apprivoisait son âme à ce fâcheux objet, il n’a eu ni violent désespoir ni pessimiste mélancolie : la mort lui rendait la vie plus chère, voilà tout, et chaque instant prenait un prix infini, contenait un infini de délices, par la pensée qu’il pouvait être le dernier. Et l’idéal de Montaigne n’est pas la raideur dédaigneuse du stoïcien, c’est la brute résignation du paysan, qui ne se couche que pour mourir, et meurt sans se plaindre, comme les animaux. Il a fini par se dire que la méditation de la mort était une duperie, que la méditation de la vie était meilleure, et qu’au lieu de regarder toujours la mort, il valait mieux regarder la vie, comme incertaine en général, mais enfin comme présentement certaine.

3° L’ennemi de la vie, ce n’est pas la mort, c’est la douleur, et c’est elle qu’il faut fuir de toutes les forces que nous prête la nature. « En quelque manière qu’on puisse se mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculât : car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez239. » Montaigne est de sa nature plus sensible à la douleur physique qu’à la douleur morale : il nous le dit. Le malheur est que contre la douleur physique le détachement ne sert à rien : il n’y a que la fuite qui vaille. Mais enfin, elle vient parfois : la gravelle tient Montaigne. Que faire ? rien, puisqu’il n’y a rien à faire. Geindre soulage, quand on a la colique : si l’on peut n’y pas penser, cela soulage aussi. C’est alors qu’il faut user d’industrie, ne lâcher à La douleur que les parties de notre être et de notre vie que la nature lui attribue, et faire étude de conserver leur place et leurs moments à tous les plaisirs.

Voilà la morale de Montaigne, un art de vivre aisément, délicieusement, un épicurisme pratique qui applique où il faut certaines parties de fermeté et d’endurance, un égoïsme délicat, qui n’exclut aucune affection, et ne se dévoue à aucune. Cette morale est tout juste l’antithèse de la morale chrétienne : elle exclut, par essence, l’abnégation, le sacrifice, la charité. On sait comment Montaigne se comporte pendant la peste de Bordeaux : il n’affronte pas le « mauvais air ». Aux grandes occasions sa morale était trop courte : mais ne l’était-elle pas encore aux petites ? Ne nous dit-il pas qu’il n’aime pas que ses amis lui demandent d’intercéder ou solliciter auprès de qui que ce soit, parce que les obligations ôtent de l’indépendance ? Avec toutes ses grâces, il ne faut pas hésiter à dire que cette règle de vie est mauvaise et fausse.

Les opinions politiques et religieuses de Montaigne sont assorties à son art de vivre, et y font une pièce nécessaire, puisque, enfin, l’homme doit vivre en société. Le grand bien pour Montaigne, et le principal objet, c’est la paix. Donc il suivra en politique et en religion les opinions qui préviennent le mieux la guerre civile. Il posera en principe qu’il faut aimer la forme de gouvernement dans laquelle on est né ; et ainsi, étant Français, il sera pour la royauté, bien que son affection le porte de préférence vers le gouvernement démocratique. Il conseillera la soumission au pouvoir absolu, et il n’estimera rien de plus dans le christianisme que le précepte de respecter toutes les puissances. Il démontrera que les lois ne représentent pas la justice, mais la coutume, afin qu’on n’ait point le désir turbulent de les changer. En religion, il sera bon catholique, lui de qui l’âme est si peu chrétienne : c’est qu’il faut suivre aussi la religion de son prince et de son pays. Il en veut aux réformés, il taxe leur orgueil, d’avoir cru tenir la vérité, il les reprend de ne pas avoir paisiblement réglé leur croyance sur la coutume, en une matière où nul ne sait rien certainement, d’avoir troublé le monde pour une idée de leur cervelle : mais il n’excuse pas les catholiques de les égorger. Il aurait mieux valu ne pas faire la Réforme : puisqu’elle s’est faite, qu’on lui laisse sa place au soleil. Et ne vaudrait-il pas mieux laisser les sauvages à leur idolâtrie, que de leur porter nos vices, nos maladies, les tortures et la mort, avec la vraie foi ? Conclusion : tolérance universelle. Il n’y a pas d’idée qui vaille qu’on tue un homme, ni qu’on se fasse tuer.

Je ne sais si on l’a assez remarqué, les plus fragiles ou fausses morales ont toujours été proposées par de très honnêtes gens qui ont pris dans l’instinct et dans le plaisir la règle fondamentale de la vie, parce que leur instinct et leur plaisir ne les écartaient pas sensiblement des actions sans lesquelles il n’y a plus de morale, partant plus de société : ainsi Helvétius, ainsi Montaigne. Au sacrifice près, qui, en quelque mesure que ce soit, n’est pas la pente de sa nature, c’est un excellent et aimable homme, de charmant commerce, ami exquis et vrai, d’autant que le libre choix, dans l’amitié, assure son ombrageuse indépendance : on sait sa liaison de quatre années avec La Boétie, et la chaleur qui lui en resta toujours au cœur. L’amitié, du reste, n’est-elle pas la passion par excellence des gens plus intelligents que sensibles ?

Mais, de plus, Montaigne reçoit de l’exigence de sa nature un certain nombre de postulats qui déterminent un peu plus rigoureusement sa morale, et fixent les modes légitimes de la loyale jouissance de notre être. Il ne s’embarrasse pas de faire un système, ni de savoir si les fondements de ses idées sont solides en bonne logique : il lui suffit que nature les ait mises en lui. Et comme au reste, sous la diversité infinie des actes et des formes, il trouve que ces idées-là sont les idées communes de l’humanité, il les pose dès lors avec plus d’assurance. Il a beau identifier volupté et vertu : il entend bien par vertu quelque chose de positif et de distinct, qui peut être volupté en lui, mais non pas forcément en tout autre. Il affirme que « le mentir est un maudit vice » ; il hait toute duplicité, toute trahison : il fait profession d’absolue franchise. Nulle utilité publique ou privée ne lui semble excuser la fausseté. Il affirme la justice et l’humanité : par une horreur intime de la souffrance physique, son instinct écarte toutes les cruautés ; mais sa réflexion adhère à son instinct, et c’est toute son intelligence avec tous ses nerfs qui lui dicte d’éloquentes protestations contre la torture, et contre la barbarie des Espagnols dans le Nouveau Monde. Il prend la peine de mettre la morale au-dessus de la politique, et de réduire les hommes d’État aux strictes règles de la vie privée : il rejette absolument la loi du salut public, par laquelle on autorise tout ; et dans le service des princes, il défend qu’on se donne jusqu’à donner son innocence et sa vertu.

Il croit à la conscience, et à la raison, tellement qu’il s’en sert pour condamner la nature, ou la rectifier. Il n’y a pas de mot qu’il prononce plus souvent que celui de vérité ; il ne connaît pas de plus excellente vertu que celle de savoir céder à la vérité, où qu’elle se présente ; et il connaît deux voies qui y mènent, la raison d’abord, puis au-dessous d’elle, et sous son contrôle, l’expérience. Par elles, il est arrivé à cette grande vérité, qui, si l’on y regarde bien, est la conclusion de toute son argumentation prétendue sceptique : c’est que l’homme, en haut-de-chausses, en toge, ou dans sa nudité naturelle, assis dans un trône ou courbé sur la terre ingrate, est toujours l’homme, « ondoyant et divers » sans doute, mais identique à lui-même dans cette ondoyante diversité, portant partout dans le cœur les mêmes instincts plantés par la commune mère nature, et les mêmes notions essentielles dans la conscience et la raison. Les hommes se combattent et se haïssent parce qu’ils se voient différents : Montaigne leur étale leur naturelle égalité, pour les convier à vivre en frères.

Le chapitre de l’Institution des Enfants240 suffirait pour marquer la mesure du scepticisme de Montaigne. On a pu trouver que Montaigne y faisait la part vraiment bien petite à l’effort, et l’on se demande quel esprit, quelle volonté peuvent se former sans l’effort. Sans la règle aussi, que peut-on faire ? Comment Montaigne, qui prescrit si bien d’endurcir et d’assouplir le corps, ne veut-il pas soumettre l’âme à une pareille méthode, au même ordre sévère d’exercices et d’entraînement ? Il fuit trop la peine pour son élève : il n’en fera qu’un charmant garçon, qui ne saura rien solidement, qui ne saura même pas apprendre ni vouloir apprendre, un amateur ayant dégusté la mousse de la science, un causeur aimable de salon. Il y a loin de l’effrayant programme de Rabelais au léger bagage de Montaigne, et la réaction est vraiment trop forte contre l’érudition encyclopédique. Dans la pratique, les idées de Montaigne aboutiront à l’éducation des Jésuites, au développement des qualités sociables et des talents mondains ; ce qu’elles contiennent en substance, n’est tout justement que l’honnête homme du xvie siècle. Mais je passe sur tous ces points, et je reviens à la question qui nous occupait. Montaigne a foi dans l’éducation, pour développer, fortifier, mais aussi pour redresser la nature. L’article essentiel de son programme, le blanc où il faut viser, c’est de former un bon jugement : c’est-à-dire une raison qui aille à la vérité, une conscience qui aille au bien. Livres, voyages, études, jeux, tout doit tendre là. La conscience et la raison sont les pièces principales de cette délicate machine, dont l’éducation monte les ressorts pour la vie.

Il est donc certain que Montaigne est un positiviste plutôt qu’un sceptique. Il a borné sa vue à la vie présente, dont il a dressé la forme pour satisfaire à toutes les aspirations de sa nature physique, intellectuelle et morale, et de façon que la volupté, la justice, la bonté y fussent commodément logées. Son livre, comme sa vie, respire un dogmatisme serein, le dogmatisme de l’égoïsme naturel et du sens commun. Mais Montaigne enveloppe d’un nuage de doute le noyau très dense de ses affirmations catégoriques.

4. Montaigne et l’esprit classique §

Montaigne termine le xvie siècle dont il recueille et filtre tous les courants, et les Essais sont comme le grand réservoir d’où va couler l’esprit classique. Je sais bien ce qui manque à Montaigne, ou ce qu’il a de trop, pour être classique : le corps tient trop de place en lui ; l’individu s’étale. L’ordre manque, et le raisonnement, et les proportions. Montaigne commence et finit pour ainsi dire à chaque phrase, selon la remarque de Balzac. Il n’a pas d’art, et surtout il ignore l’art oratoire : il faudra que ces capricieuses divagations soient réduites en système ordonné d’abord, puis en thèmes oratoires. Charron, Balzac, d’autres ouvriers de la première heure du génie classique s’y appliqueront.

Surtout il n’est pas chrétien, et la décence de son adhésion à la religion établie dissimule mal en lui la négation de l’essence même du christianisme : ainsi le courant d’esprit antichrétien, ou simplement non chrétien, qui se laisse distinguer dans le siècle classique, et qui passe par Molière ou par Descartes pour arriver à Voltaire, prend sa source en lui ; le rationalisme, épicurien ou cartésien, est impliqué dans les Essais. Et cependant, si les Essais doivent être le bréviaire des libertins, on travaillera à christianiser Montaigne, à approprier sinon son livre, du moins ses idées à la forme religieuse de l’esprit classique. Charron mettra à la doctrine de son ami un couronnement orthodoxe : d’autres feront les mêmes additions, les mêmes corrections avec une sévérité hostile. Mais eux-mêmes dans la forme de leur âme auront, à leur insu, reçu l’empreinte profonde des Essais.

Car presque tous les caractères, presque toutes les aspirations de l’esprit classique ont trouvé déjà leur formule dans Montaigne. En politique, il achète la paix, l’ordre, de l’entière soumission au pouvoir absolu. En religion, il se règle sur le prince. En philosophie, en littérature, partout, il pose la souveraineté de la raison, égale en tous les hommes, et qui a charge et pouvoir de reconnaître la vérité. Par sa raison individuelle, à l’aide de son expérience personnelle, confrontant l’Amérique et la Grèce, il trouve le principe fondamental de la littérature classique : il s’assure que les anciens ont parlé selon la vérité, selon la nature, et voilà leur autorité fondée en raison. Il réduit l’éducation à la formation de l’honnête homme, et restreignant la littérature à l’usage de l’honnête homme, il l’enferme dans la morale, dans la recherche d’une règle de la vie, et la description des formes de la vie. Il lui propose l’homme comme l’universel objet de notre connaissance et de notre intérêt. Si individuel et subjectif que soit son livre, il s’éloigne du goût classique plutôt par une différence d’application que par une contrariété de principes. Très clairement, très nettement, en plus d’un endroit, il nous offre l’homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition241 ». Rois ou paysans ne diffèrent qu’en « leurs chausses242 » : les passions, les ressorts sont les mêmes ; mais les effets ici sont plus menus, là plus illustres ; et voilà, remarquez-le, le principe d’une théorie toute classique de la tragédie. Enfin le xviie siècle consacrera les idées de Montaigne sur la langue et sur le style : il propose à la littérature de prendre la forme des pensées, tantôt dans le langage des Halles, tantôt dans le jargon de nos chasses et de notre guerre : c’est-à-dire qu’il veut une langue populaire, naturelle, et qu’il fait l’usage souverain. Il trouve en notre français « assez d’étoffe, et un peu faute de façon » : il se plaint qu’il écoule tous les jours de nos mains, et y voudrait plus de fixité. Il admire les anciens pour leur justesse vigoureuse, il blâme les modernes de trop d’esprit et d’affectation : un siècle et demi plus tard, Fénelon n’aura pas autre chose à dire. En fait de style, sa règle est déjà : rien n’est beau que le vrai : et c’est par la beauté des choses qu’il estime la beauté des mots. Les pages exquises où il nous confie les impressions de ses lectures se ramènent à ce sentiment absolument classique.

Mais si nous trouvons une étroite correspondance entre le génie de Montaigne et le genre classique, il faut bien songer que Montaigne, qui déborde encore un peu des cadres classiques, correspond à ce qu’il y a eu de plus large, de plus compréhensif dans le goût du siècle suivant : il en a tout le positif, mais point le négatif. Et l’un des caractères éminents qu’il offre, c’est celui par lequel la littérature classique apparaît surtout comme une des plus pures formes de l’esprit français : c’est cet ensemble de qualités sociables, cette vive lumière d’universelle intelligibilité, qui fait des Essais un livre humain, et non pas seulement français. L’humanité a reconnu en lui un exemplaire de sa commune nature ; et pour l’attester il suffira de nommer Bacon qui fait ses Essais à l’imitation de notre gentilhomme périgourdin, Shakespeare, à qui Montaigne peut-être a révélé la richesse psychologique et dramatique de Plutarque, qui à coup sur lisait, annotait, transcrivait parfois Montaigne ; le vieux Ben Johnson même l’avait entre les mains.

Livre V
Transition vers la littérature classique §

Chapitre I
La littérature sous Henri IV §

Importance de cette époque de transition. — 1. Individus et œuvres-. O. de Serres ; A. de Montchrétien et son traité d’Économie ; Charron ; Du Vair et ses Traités moraux ; François de Sales. La poésie : Bertaut ; Vauquelin de laFresnaye ; Régnier, son caractère et son génie. — 2. Caractères généraux de cette période : restauration monarchique et catholique ; ordre et tolérance ; rationalisme et éloquence ; détermination des objets littéraires ; stoïcisme chrétien ; sincérité et naturel. Consolidation des principaux résultats de la Renaissance.

Le règne de Henri IV avec les débuts du règne de Louis XIII, de 1594 à 1615 environ, forme une époque bien distincte et réellement importante de notre histoire littéraire. On a tort de ne pas l’isoler, et de rejeter les œuvres qui la constituent les unes dans le xvie, les autres dans le xviie siècle. En réalité, elles ne sont ni de l’un ni de l’autre et forment un groupe à part : il y a là une vingtaine d’années et une dizaine d’écrivains, qui nous font assister à la transformation de l’esprit de la Renaissance, à la formation de l’esprit classique. Cette période est l’étape nécessaire qui conduit de Ronsard ou de Desportes au Malherbe de l’Ode au Roi parlant pour la Rochelle, de Montaigne à Balzac et à Descartes, ou à Pascal ; et là aussi, par Hardy, nous trouverons le passage des tragédies de la Pléiade à la tragédie du xviie siècle. De là partiront Malherbe et Balzac pour faire les pas décisifs vers la perfection laborieuse de l’éloquence artistique : là s’attachera aussi le mouvement, en un sens rétrograde, de la littérature aristocratique, romanesque, précieuse, qui écartera pour un temps de l’idéal classique. Le temps de Henri IV est donc comme un relais qu’il nous est impossible de brûler.

1. Individus et œuvres §

Regardons d’abord les individus et les œuvres dans leur propre et personnel caractère. Il nous suffira de saluer Olivier de Serres243, le gentilhomme protestant, qui ne céda qu’un instant aux passions de la guerre civile, et donna tout le reste de son existence à la culture de son domaine. Le seigneur du Pradel, qui ne perdit jamais de vue l’intérêt national dans sa laborieuse activité de propriétaire rural, et dont le livre fut un bienfait public, a mérité des statues, plutôt qu’une place dans notre histoire littéraire. Il écrit d’un bon style, avec une simplicité sérieuse, sans flamme et sans éclat. Il faut être agriculteur pour le lire, et s’y plaire.

Au lieu que, sans être économiste, on sera charmé de Montchrétien244: son traité d’Économie politique, remis en lumière dans ces dernières années, est une des belles œuvres du temps. Comment ce gentil poète des dames de Caen, cet artiste faiseur de tragédies poétiques, ce bretteur qui se fit chef de bandes huguenotes et fut tué d’un coup de pistolet sur l’escalier d’une auberge, comment cet aventureux et incohérent personnage fit-il un traité d’économie, science pacifique ? Un exil en Angleterre lui révéla la dignité du commerce et de l’industrie, sources de la prospérité nationale : rentré en France, il fonda des aciéries, chargea des vaisseaux. Un jour il prit la plume, et de son style de poète il essaya de faire passer son enthousiasme dans l’âme du jeune Louis XIII. Son programme se résume en deux articles : protection et colonisation. Mais à travers ses arguments et ses exposés de faits, toute son âme se fait jour, un peu tumultueusement : un vif besoin d’ordre, de paix et de justice, un ardent patriotisme, un christianisme sincère, une profonde pitié du peuple qui paie et qui peine, et le très robuste orgueil du commerçant et de l’industriel : on le sent bien nettement, par la bouche de cet économiste, la bourgeoisie fixe le prix dont elle entend que la royauté lui paie le pouvoir absolu. La forme du livre est un peu confuse, mais vivante, avec son style éclatant parfois de verve rabelaisienne, souvent illuminé de grâce poétique, abondant même en chaude et vigoureuse éloquence. C’est un livre à lire.

Charron245 est un honnête et lourd esprit de théologien, qui a fait de propre besogne dans la philosophie, la controverse et la prédication. On a cru voir que sa philosophie ruinait sa controverse et sa prédication. Il est très vrai qu’il a aimé Montaigne, il est très vrai qu’il l’a plagié. Cela ne suffit pas pour en faire un sceptique : ne plagiait-il pas aussi le très chrétien Du Vair ? Charron n’est coupable que d’avoir manqué de génie. Il avait, réfutant le traité de l’Église de Duplessis-Mornay, établi trois vérités : vérité de l’existence de Dieu, contre les athées ; vérité du christianisme, contre les infidèles ; vérité du catholicisme, contre les protestants. Lorsque ensuite il compila son livre de la sagesse, prenant indifféremment à Montaigne et à Du Vair, il voulait tout simplement faire de la raison l’auxiliaire de la foi, et conduire la sagesse humaine jusqu’au point qu’on ne peut plus dépasser que par la grâce : il crut simplement donner des raisons humaines de mener une vie chrétienne. Il classa méthodiquement, scolastiquement, lourdement et par cela seul il outra les saillies de Montaigne : mais ce qu’il en saisissait, ce n’était pas l’irréligion, c’était l’observation de la vie et du cœur. Il faisait de Montaigne ce que Du Vair a fait d’Épictète, ce que Pascal fera de Montaigne même : ayant pris au sérieux l’intention dont se couvre l’Apologie de Raymond Sebond, il organise la philosophie au-dessous de la foi, et fait de son Je ne sais la base rationnelle de la morale évangélique. Le problème longtemps débattu du scepticisme de Charron fait le principal intérêt de son œuvre : s’il dit d’excellentes choses, j’aime mieux les lire dans Montaigne et dans Du Vair.

Les traités de Guillaume Du Vair246 sont la grande œuvre de la philosophie morale de ce temps-là. Il y eut peu d’âmes plus belles, plus fortes, que celle de ce magistrat, qui mourut évêque : il eut, de ses deux états, la justice et la charité. Il fut de ceux qui tinrent à devoir de rester à Paris pendant la Ligue, et avec une inflexible droiture il sut en ces temps difficiles ne manquer à aucune de ses obligations, servir le roi, même protestant, et l’Église, même rebelle, maintenir les droits du Parlement, travailler au salut du royaume et à la conservation de Paris.

Il faisait provision d’énergie morale dans Épictète et dans la Bible, vivant ses livres avant de les faire. Il n’inventait pas une fiction, quand il donnait le siège de Paris pour cadre à son beau dialogue cicéronien de la Constance, et qu’une prise d’armes, au second livre, en rassemblait les interlocuteurs dans un corps de garde. Il trouve dans la grande idée de la Providence le remède à l’accablante tristesse dont le spectacle des misères publiques frappe les cœurs honnêtes : par elle, sa raison voit clair, et dès qu’il comprend, il se redresse, il espère. Dans d’autres traités, il s’appliquera à mettre en honneur la raison et son double rôle dans la vie morale, pour détourner des passions, et pour préparer sa foi. Sa pensée n’est pas originale, elle est sincère. Il n’invente pas une conception nouvelle du devoir : il embrasse une vieille morale, il en emplit sa raison, pour la vivre. C’est un stoïcisme chrétien, qui préfère l’action à la contemplation, et la vie civile au cloître. On saisit dans les traités moraux de Du Vair, on saisit encore distincts, bien qu’unis, les deux éléments qui feront la forte beauté de la littérature chrétienne au xviie siècle ; toute la richesse intellectuelle de l’antiquité s’ajoutant à toute l’élévation religieuse de l’Évangile. Du Vair est un orateur moraliste : lorsqu’il prend son thème dans la Bible, il donne de beaux modèles d’éloquence religieuse, dans un genre auquel le siècle classique devra un de ses chefs-d’œuvre247. Il a écrit des Méditations chrétiennes, très curieuses à étudier pour qui veut voir comment un esprit français, tout raisonnable et pratique, convertit en pensée éloquente te lyrisme passionné des prophètes juifs, comment il glisse par-dessous les grandes images de la Bible tout le détail utile de la vie morale. Même en sortant de Bossuet, on peut goûter les méditations de Du Vair sur Jérémie et son Isaïe. Si l’on rassemble la belle suite des harangues de Du Vair, son curieux traité de l’Éloquence Française, ses œuvres morales, et ses discours chrétiens, on se convaincra que ce remarquable orateur n’a pas encore reçu la place à laquelle il a droit.

Je ne m’arrêterai pas aux controversistes : leur genre aura plus tard des chefs-d’œuvre, il n’en est qu’à se discipliner. On trouve encore des érudits enragés, comme ce Feuardent qui dénonçait d’un coup quatorze cents erreurs des réformés. Cependant on commence à délimiter, à faire saillir les questions essentielles : entre Du Plessis-Mornay et Charron, la question de l’Eglise ; entre Du Plessis-Mornay248 et Du Perron249, ou Coeffeteau250, la question de l’Eucharistie : on commence à user aussi de la vraie méthode, et si l’on entasse encore les textes, du moins apprend-on à les manier, et le raisonnement se marie avec l’érudition. Après Calvin, les protestants n’avaient guère qu’à déchoir, mais les catholiques gagnent. Du Perron, notamment, use de science et de logique ; avec lui l’Eglise romaine se décide à discuter, et à démontrer.

En face de Du Vair, le magistrat stoïque, il faut placer François de Sales251, le mystique pasteur. Ils ne sont pas si différents : le premier a plus de tendresse, et le second plus de dureté qu’on ne croirait. La maîtresse pièce de l’homme, pour lui. c’était la volonté, et l’amour n’était que l’élan dont la volonté se portait au bien aperçu par la raison. Ce bonhomme, qui semble tout fondant de chaleur dévote, et qu’on prendrait pour un doux illuminé, a le sens ferme et la conscience austère : ne prenez pas son tempérament pour sa doctrine, ni ses manières pour ses principes. Il y a une direction très prudente et très peu indulgente dans ses deux | ouvrages capitaux, son Introduction « la vie dévote et son Traité de l’amour de Dieu : il y a là plus de mollesse féminine, ici plus de mâle vigueur, mais l’instruction est la même au fond. Ce grand convertisseur et manieur d’âmes sait bien que ni l’Évangile ni la vie selon l’Evangile ne sont choses plaisantes, et il faut ne l’avoir pas lu pour s’imaginer qu’il rende la dévotion aisée.

Avec toute la différence de son humeur, il continue Calvin : il fait de la théologie une matière de littérature, parce que, renonçant à la scolastique, il parle à tout cœur chrétien, à tout esprit raisonnable ; il ne faut qu’être homme, et chercher la règle de la vie, pour le comprendre et le goûter. Voici que décidément tout le technique de la théologie reste dehors. « Monsieur de Genève » Il fut aussi le vrai restaurateur de l’éloquence de la chaire. Il en avait trouvé le vrai principe : « parler affectionnément et dévotement, simplement et candidement, et avec confiance ». Ajoutez la science du dogme, et la science du cœur humain, qu’il avait surabondamment. Quoi qu’il ait prêché toute sa vie comme il improvisait. On n’a qu’un très petit nombre de ses sermons : c’en est assez, avec ses Entretiens spirituels qu’on a recueillis, pour nous faire juger cette éloquence solide et insinuante, qui semble une causerie aisée, soudaine, enlevée jusqu’au pathétique par une émotion intérieure : c’est parfois un commentaire chaleureux de quelque texte sacré, parfois une libre instruction sans ordre apparent, ou divisée sans subtilité. Le mouvement en est celui des à homélies pastorales de Bossuet, lorsqu’il prêchait dans son diocèse.

Le péché mignon du bon évêque, c’était l’exubérance d’une imagination trop ingénieuse et trop fleurie. Car encore qu’il ait écrit qu’« il ne faut ni blanc ni vermillon sur les joues d’une chose telle que la théologie », il admettait pourtant en théorie dans l’éloquence sacrée l’emploi des éruditions antiques et des histoires naturelles « comme l’on fait des champignons, pour réveiller l’appétit »,. Sa pratique n’a été que trop fidèle à sa théorie. Toute la nature et tous les livres lui fournissent des comparaisons, des images, des agréments : il a une libre fantaisie qui se promène à travers le monde, ramassant toutes les curiosités et toutes les singularités, à la façon de Montaigne. Une légère sentimentalité enveloppe ses ingénieuses mignardises, et en fond la sécheresse. C’est le commencement du style rococo : mais ce n’est autre chose que la fin du lyrisme. La prose de François de Sales, et celle encore du romancier d’Urfé, dont je définirai bientôt l’œuvre et l’influence, marquent à peu près le même moment que les vers de Montchrétien et de Bertaut.

Les tragédies de Montchrétien sont lotîtes pleines d’effusions charmantes ou passionnées : j’en parlerai quand j’exposerai les commencements du théâtre classique. Le « sage » Bertaut252 se dit et se croit disciple de Ronsard et de Desportes : il n’a ni l’art et le génie de l’un, ni la sécheresse brillante de l’autre. Les pointes qui lui échappent ne changent pas le caractère de son œuvre : il a un naturel mou, qui parfois étale des grâces nonchalantes, souvent, il faut le dire, se dilue en prolixité plate. Le sonnet se fait rare chez lui, et il ne tente plus guère les formes savamment compliquées de la Pléiade. Des stances de quatre ou de six vers, ou des alexandrins continus, voilà sa forme, fluide et harmonieuse : pour la matière, c’est parfois la galanterie, toute mouillée de sentimentalité, mais surtout les événements de la vie journalière. Bertaut s’est donné mission de pleurer les morts. Il y a en lui un poêle mondain, qui tient des larmes prêtes à tous les deuils notables. Mais il a vraiment un fond d’imagination mélancolique, comme très sincèrement aussi il est Français et chrétien, il est lyrique de tempérament : il a des épanchements d’une douceur lamartinienne. Mais déjà il est forcé d’exciter son inspiration lyrique au contact de la Bible : quand il ne paraphrase pas un psaume, sa poésie tourne en raisonnement, et se charge de réflexions morales. Il est frappant que ses plus longues pièces portent le titre de Discours, et ce qu’il appelle Hymne de saint Louis est un « panégyrique » en vers du saint roi, orné d’abondantes moralisations.

Vauquelin de la Fresnave253, gentilhomme normand, est un amateur de province sur qui la Pléiade, si l’on peut dire, a coulé. Débutant presque aussitôt que Ronsard, il a soumis son esprit au génie du maître, il n’a pas modifié son naturel qui l’incline à la facilité négligée, si bien qu’en sa vieillesse il se trouve à l’unisson de Bertaut et de Régnier. Il a cru rédiger la Poétique de la Pléiade : mais, sans y songer, il a adouci, abaissé, réduit les prétentions et les doctrines de l’École : il en a laissé tomber les parties les plus choquantes, et il les tourne naturellement du côté du sens commun et de la vérité moyenne. Il consacre le triomphe des genres antiques, l’élargissement de la langue, et ferme tout doucement la porte aux révolutions, en insinuant le respect de l’usage et de la tradition. Sur un point, il est moins Grec et Romain que ses devanciers de la Renaissance et que ses successeurs classiques : il veut une poésie, une tragédie chrétiennes.

Vauquelin fut un des introducteurs de la satire régulière, qui moralise la vie en la peignant. Avant lui, Du Bellay et De la Taille n’avaient fait qu’y toucher : Vauquelin fit cinq livres de satires, discours d’un bon homme qui sait par cœur Horace, Perse, Juvénal, et qui a ouvert les yeux avec indulgence sur le monde. Il n’est pas de qualité, du reste, à nous arrêter : d’autant que derrière lui nous découvrons Régnier254. Celui-là est un poète. Il mourut jeune, à quarante ans, ayant gaspillé sa vie et son talent. Il aima trop le jeu, la table, tous les plaisirs, et la pauvreté l’affola toute sa vie, parce que ses vices étaient plus forts que ses protecteurs et ses pensions.

J’ai vécu sans nul pensement,
Me laissant aller doucement
A la bonne loi naturelle,

disait-il de lui même, et cela est vrai de ses vers comme de sa vie.

Si l’on excepte quelques pièces de commande, il ne sut qu’écrire à sa fantaisie, selon l’impérieuse impression du moment. Une mollesse élégiaque trempe ses stances amoureuses et ses strophes de contrition, dont l’accent rappelle tout à fait Bertaut. Il y a pareille douceur dans ses descriptions champêtres. Mais l’originalité du génie de Régnier est dans la peinture des mœurs. Il fuyait trop la peine pour avoir beaucoup pensé, et l’on n’en attendra pas des idées bien neuves ni bien puissantes. Je ne sais même pas s’il convient de parler des idées de Régnier : rien de moins profond, de plus vague et de plus banal que la morale de Régnier. A vrai dire, il n’est pas moraliste, mais peintre, voilà sa vraie vocation et son réel talent. Il a une singulière netteté de vision, et rend avec une puissance, un relief, une vie extraordinaires les physionomies, les attitudes, les propos des originaux qu’il a rencontrés. Il a et il donne par le physique la sensation du moral : il saisit au vol le geste ou l’accent significatifs d’un caractère ou d’une profession. Boileau lui a donné ce juste éloge, d’avoir été avant Molière l’écrivain qui a le mieux connu les mœurs des hommes. Dans ses Satires, mieux que nulle part ailleurs, revit ce Paris de Henri IV, à l’instant où les mœurs grossières commencent à se couvrir de politesse castillane : courtisans, petits-maîtres, médecins, pédants, poètes crottés ou parasites, combien de vives silhouettes s’enlèvent dans la clarté de cette poésie sans brumes ! Et Régnier n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique. Ses chefs-d’œuvre sont les Satires d’où l’abstraction et le raisonnement sont éliminés, et qui sont purement et simplement des images de la vie, qui en décomposent et fixent le mouvement : c’est cette pièce du Fâcheux, où il a surpassé Horace par la richesse de l’observation morale ; c’est cc Repas ridicule, dont Boileau n’a pu, tant s’en faut, égaler la chaude couleur et la verve comique ; c’est cette Macette, l’hypocrite vieille, que Tartufe ne fait point pâlir.

Ces rapprochements disent la valeur de Régnier. Dans ce genre de la satire, qu’il a préféré aux stances, aux odes, aux élégies, aux sonnets, cc poète tout naturel et primesautier inaugure vraiment la littérature impersonnelle ; et dans l’intensité de son impression, ce n’est pas lui-même qu’il cherche à exprimer, c’est tout ce qui n’est pas lui. Il est classique par là ; il l’est par la composition de son originalité. Ce paresseux a lu Horace et Juvénal ; il a lu Berni, Caporali, l’Arétin ; il a pratiqué Rabelais et Marot. C’est un Beauceron en qui continue de vivre le vieil esprit bourgeois, celui de Villon et de Jean de Meung. Réminiscence, hérédité, l’antiquité, l’Italie, la France, tout cela se mêle pour former la substance de ce sain et robuste talent, qui ne saura fausser ni forcer sa sensation. Il imite souvent : soyez sûr que s’il imite, c’est qu’il a reconnu dans la nature l’objet que son modèle lui offrait, et que son imitation, tout spontanément, rectifiera le modèle littéraire sur la réalité vivante.

Régnier eut le don du style : peut-être est-ce là le principal de son génie. Il est de la famille de Molière et de Regnard, par la franchise de son vers, par la couleur, la plénitude, la largeur qu’il sait lui donner. Il n’a point de raffinement ni de délicatesse : par certains excès de goût et de langage, il mène à Scarron et peut revendiquer une part de paternité dans la naissance du burlesque. Suivant, comme il dit, son « ver coquin », il a tous les bénéfices comme tous les défauts de l’inspiration : le mot hardi, imprévu, éclatant, l’image riche, inoubliable, un cours naturel et aisé de langage, qui enregistre toutes les inégalités de la pensée.

Plus encore que Bertaut, Régnier a laissé le style artificiel de son idole Ronsard : il n’est plus question de composés, ni de provignement, ni de toutes les méthodes prescrites aux poètes qui veulent se faire une noble et riche langue. Régnier prend les mots de tout le monde, et quoi qu’il reproche à Malherbe, il fuit moins que lui ceux des crocheteurs. Comme Montaigne, il puise à la source commune et populaire : néologismes, mots savants, mots de terroir, ou de carrefour, ou de cour, tout lui est bon, pourvu qu’il le tienne de l’usage. Des façons de parler proverbiales, des dictons de Paris émaillent ses propos, et leur donnent une saveur un peu vulgaire, mais piquante. Au reste il écrit « à la vieille française », avec une belle furia, enjambant les obstacles de la syntaxe, forçant la phrase à le suivre par-dessus les barrières des règles, n’ayant souci que d’aller au but, et sans crainte de se casser le cou : toujours clair, toujours vif, toujours fort, il a des constructions troubles, incorrectes. incohérentes, étirées ou estropiées : que lui importe ? C’est le moins coquet des poètes, et qui n’est jamais plus à l’aise qu’en débraillé.

Ce poète avait plus de sentiment que de logique. Neveu de Desportes, il adorait Desportes, et Ronsard, et la Pléiade : quand Malherbe se mit ¿î maltraiter ses dieux, il voulut les venger, et écrivit contre l’irrespectueux réformateur une admirable et incohérente satire, où déborde la poésie, mais où il n’y a pas ombre de sens critique. Il affectait de ne voir en Malherbe qu’un regratteur de mots et syllabes ; il lui reprochait de faire de la poésie une coquette fardée : il s’imaginait que Ronsard et Desportes, c’était le beau naturel, facile et nu ! Il ne s’apercevait pas qu’il écrivait contre Ronsard autant que contre Malherbe : car il écrivait contre l’art ; il ne voyait pas qu’il défendait ce que Ronsard avait combattu comme Malherbe : car il défendait le simple naturel, négligé, sans étude. Il ne voyait pas enfin qu’entre l’idéal de la Renaissance, et l’idéal classique, ce qu’il exprimait était seulement l’idéal de sa génération, l’idéal de Bertaut et de François de Sales :

Rien que le naturel sa grâce n’accompagne ;
Son front lavé d’eau claire éclate d’un beau teint…
Les nonchalances sont ses plus grands artifices.
2. Résultats généraux du xvie siècle §

Dans ce défilé rapide des écrivains du temps de Henri IV, on n’a pas eu de peine sans doute à saisir au passage quelques traits communs de ces physionomies si différentes.

Après le vigoureux élan des humanistes pour s’élever à la hauteur des œuvres anciennes, après les convulsions politiques et religieuses qui ont remué les âmes jusqu’au fond, la littérature, comme la France, se repose. L’individu qui a tenté de se faire centre et maître du monde, reçoit une règle et restreint ses ambitions. L’édifice social, politique, religieux, moral est reconstruit ; chacun s’y loge à sa place pour travailler dans sa sphère. Un grand besoin d’ordre et de paix s’est à la longue éveillé, surtout dans le peuple et dans la bourgeoisie : on se réfugie dans la monarchie absolue, à qui l’on demande le salut de l’État et la protection des intérêts privés. Malherbe, Du Vair, Montchrétien, Olivier de Serres, Régnier, chacun à sa façon, avec les nuances de son caractère, traduisent ce réveil de la foi monarchique dans laquelle s’unissent le patriotisme et l’amour du travail pacifique.

De la même source est sortie la tolérance religieuse. La France reste catholique, mais elle accepte des fils protestants. La controverse se règle : des deux côtés, on cherche à confirmer des fidèles, plutôt qu’on n’enflamme des soldats. L’Eglise catholique, avec Du Perron et François de Sales, achève sa réforme intellectuelle, elle retrouve la science et l’éloquence. Les protestants, il faut bien le dire, s’effacent de la littérature, dès qu’ils désarment : ils se perdent dans la masse catholique, tandis que leur D’Aubigné, en qui revit tout le xvie siècle individualiste, anarchique et lyrique, lâche, retiré en son coin, ses chefs-d’œuvre grognons et surannés.

Par la restauration de la monarchie absolue et de la religion catholique, l’esprit français écarte les questions irritantes et dangereuses. Comme il affranchit sa pensée, en supprimant la crainte des applications pratiques, il la rend efficace, en ôtant la tentation des aventures métaphysiques. Montaigne a bien délimité l’inconnaissable : mais s’il vit à l’aise dans son positivisme, tous les esprits qui ne peuvent se passer de certitude demandent à la foi de parler où la raison se tait. Ainsi se superpose l’Evangile à la philosophie, avec Charron, avec Du Vair. Bien assurée de ce côté, la raison, mûrie dans les agitations du siècle et l’étude des anciens, se reconnaît juge souveraine de la vérité qu’on peut connaître, et la littérature s’imprègne d’un rationalisme positif et scientifique. Le domaine de la foi est réservé : hors de là, tout se décide par raison. Ce qui amène deux conséquences : la littérature devient l’expression de la vérité ; il faut donc qu’elle soit sincère et objective. Puis, il faut qu’elle tourne du lyrisme à l’éloquence. Et nous voyons précisément ces caractères apparaître dans les écrivains dont j’ai parlé.

La littérature où la raison tend à dominer, s’oriente vers l’universel : elle reconnaît pour son objet ce dont chacun trouve en soi, la vérité et l’usage ; rien ne lui sera plus propre que la vie humaine, que les faits moraux, les forces et les freins que met en jeu dans Taine l’existence de chaque jour. Le technique tend donc à être rejeté hors de la littérature, qui aura pour objets principaux la peinture des mœurs et la règle des mœurs ; l’une appartiendra surtout à la poésie, et, par l’autre, la philosophie et la théologie resteront des genres littéraires.

Sous la pression des tristesses morales de cette époque troublée, une sorte de stoïcisme chrétien s’élabore dans les âmes qui ont besoin de faire provision d’énergie. Montaigne ne put suffire qu’à ceux qui vivaient comme lui retirés en leur château, sans action et sans responsabilité. On conçut qu’il fallait donner une autorité supérieure et un fondement rationnel à la règle des mœurs, et l’on résolut encore ce problème par la superposition du christianisme à la sagesse humaine des anciens. Le désordre des mœurs, la difficulté des temps font embrasser ce que la Bible et l’antiquité ont de plus fort et de plus austère dans leurs doctrines morales. Du Plessis-Mornay255, d’Urfé256, etc., paraphrasent Sénèque que Malherbe traduira ; Du Vair traduit Épictète, en même temps qu’il médite Job et lsaïe. Le tendre François de Sales, sous l’aménité fleurie de ses discours, arme la volonté, et lui donne tout, pour lui tout demander. Dans ce réveil de l’énergie morale se préparent et la théorie cartésienne de la volonté et la théorie cornélienne de l’héroïsme : et là se trouve l’explication de la faveur que rencontrera le jansénisme, cette forme forte du catholicisme.

Après le grand effort de la Pléiade pour créer de toutes pièces une littérature artistique, nous constatons sous le règne de Henri IV un retour au naturel. Mais ce n’est pas le naturel de Marot : à force de s’étirer, l’esprit français a grandi ; à force de se guinder, il s’est haussé. Les écrivains s’abandonnent et savourent le plaisir de ne pas se contraindre : de là cette composition un peu Lâche, cette abondance diffuse, cet écoulement paisible de pensées, cette largeur étale du style fluide et lent. Régnier, si vif, si ardent, est aussi désordonné et prolixe que les autres. Il y a dans presque toutes les œuvres du temps une molle détente, un éclat aimable et doux, une nonchalance négligée ; la sécheresse des pointes et de l’érudition se détrempe, pour ainsi dire, dans les tièdes courants de l’imagination et de la sensibilité257.

La centralisation littéraire n’est pas faite : la littérature échappe encore au joug du monde et de la cour. D’où ces deux effets, qu’il y a encore des œuvres littéraires dont les sujets ne sont pas mondains, et des écrivains provinciaux, qui vivent loin de la cour et de Paris. Comme il n’y a pas encore de goût public, et qu’il n’y a plus de doctrine d’école, chacun suit en liberté la pente de sa pensée et va où les nécessités de sa vie intellectuelle et morale le poussent. Les grandes ambitions d’art ont disparu. Le lyrisme s’affaiblit dans la sentimentalité élégiaque. La fantaisie et la raison, le lyrisme et l’éloquence s’équilibrent. Sous le pédantisme de la Renaissance commence à percer l’originalité classique. On fleurit encore ses discours de souvenirs ; François de Sales met de l’histoire naturelle dans la théologie, et Montchrestien de la mythologie dans l’économie politique. Cependant le fond révèle une pensée déjà indépendante, qui choisit sa matière selon le besoin, et la traite selon la vérité. Il reste aussi chez les poètes des traces de pétrarquisme, mais nous sommes loin pourtant de Desportes. De toute façon, les ouvrages de la période qui nous occupe sont de bons Français. Il y a là un temps de repos et d’indépendance pour notre littérature entre les deux invasions de l’italianisme, dont la seconde s’aggravera d’une invasion espagnole.

Un esprit sérieux, pratique, sensé, bourgeois, a pris possession de la littérature, et, comme dans l’ordre politique et religieux, il ne rêve plus de subversions ni de reconstructions totales. Il ne songe qu’à utiliser et jouir. L’idée capitale de la Renaissance est passée dans les faits : la substitution des genres gréco-romains aux vieux genres français est définitivement acquise, et notre littérature, à peu près détachée du moyen âge, va se relier à l’antiquité. Alors se déterminent la plupart des genres et des formes importantes de notre art classique. Vauquelin et Régnier organisent la satire : Hardy, dont j’ai remis à parler, établit la tragédie. Malherbe règle ce qui peut subsister de lyrisme. Dans la prose, deux grands genres se laissent discerner : le discours moral et l’éloquence religieuse. Enfin, ici s’attache le roman.

En revanche nous assistons à l’avortement d’un genre qui fut considérable dans l’antiquité : c’est l’histoire. L’esprit qui tendait à prévaloir abolissait le sens historique par l’attention exclusive qu’il donnait à la commune et immuable essence de l’humanité. Si l’homme est le même dans tous les temps, l’histoire est chose bien mince, et la vérité historique n’est plus perçue. Puis le divorce de l’érudition et de la littérature est opéré, et l’on trouve de la science sans art comme chez Fauchet ou La Popelinière, ou de l’art sans science, comme chez Du Haillan ou Dupleix258. Et dans tout sujet les modernes sont en présence d’une masse de documents, qui rejette les esprits littéraires vers les genres où l’invention est plus libre, vers l’observation morale ou vers l’analyse dramatique. Enfin les Mémoires sont les œuvres historiques qui satisfont le mieux des esprits curieux avant tout de la vie et de l’homme. Deux œuvres mettent alors en lumière l’avortement du genre historique : d’abord l’admirable corps d’Histoires du président de Thou259, si exact, si informé, si impartial, et qui, écrivant en latin avec les mots et la couleur de Tite-Live, n’arrive qu’à faire un pastiche ; en second lieu la célèbre Histoire Romaine de M. Coeffeteau, regardée comme un modèle de la prose française, et qui n’est qu’une traduction paraphrasée de Florus, sans érudition ni critique.

L’histoire, au xviie et au xviiie siècle, ne s’insinuera dans notre littérature que sous la forme d’un autre genre et comme incidemment. Elle sera utilisée par la théologie, par la controverse, par la philosophie, pour leurs fins propres et spéciales. Elle ne vivra pas par elle-même. Déjà Bèze, par son Histoire ecclésiastique des Eglises Réformées (1580), avait bien marqué le biais dont on la prendrait chez nous, quand on voudrait s’élever au-dessus des Mémoires personnels et des Dissertations érudites. Il est curieux que ce genre tout impersonnel de l’histoire ne devait arriver à se constituer dans notre littérature que pendant le plein triomphe de la littérature personnelle : histoire et lyrisme se tiennent plus qu’on ne croit. En tout cas, l’élimination de l’histoire et l’extinction du lyrisme, au début du xviie siècle, sont deux phénomènes qui annoncent la prochaine floraison de l’esprit classique.

Chapitre II
La langue française au xvie siècle260 §

Surcharge et confusion au début du siècle. Effort pour régulariser la langue. Comment la langue s’éclaircit : exemples tirés de Calvin. Retour au naturel : facilité et diffusion à la fin du siècle. Ce qui manque et ce qu’on souhaite.

Les premiers humanistes qui essayèrent, dans des traductions ou autrement, d’appliquer la langue vulgaire à de hautes pensées, se sentirent fort embarrassés. Habitués au latin, au grec, à des langues mortes dont ils trouvaient les formes fixes, les règles certaines, le type désormais immuable dans les écrivains anciens, ils cherchaient le français et ne le trouvaient nulle part. Nous trouvons le témoignage curieux de cet embarras dans la Préface que Pierre Robert Olivetan mit à sa traduction de la Bible (1533) :

« Aujourd’hui pour la plupart le François est mêlé de latin et souvent de mots corrompus : dont maintenant nous est difficile les restituer et trouver. Ainsi donc par faute d’autres termes avons été contraints d’user des présens, en nous accommodant à notre temps, et comme parlant barbare entre les barbares. Au surplus ai étudié tant qu’il m’a été possible de m’adonner à un commun patois et plat langage, fuyant toute affecterie de termes sauvaiges, emmasqués et non accoutumés, lesquels sont écorchés du latin. Toutefois que, à suivie la propriété de la langue française, elle est si diverse en soi selon les pays et régions, voire selon les villes d’un même diocèse, qu’il est bien difficile de pouvoir satisfaire à toutes oreilles et de parler à tous intelligiblement. Car nous voyons que ce qui plaît à l’un, il déplaît à l’autre : l’un affecte une diction, l’autre la rejette et ne l’approuve pas. Le Français parle ainsi, le Picard autrement, le Bourguignon, le Xavarrais, le Provençal, le Gascon, le Languedoc, le Limousin, l’Auvergnat, le Savoisien, le Lorrain, tous ont chacun sa particulière façon de parler, différentes les unes des autres. »

C’était au même temps que Geoffroy Tory et Rabelais se moquaient des pédants qui « despumaient la verbocination latiale » et corrompaient le français. Ils en aimaient donc la pureté, ils en respectaient la propriété : mais ils le sentaient pauvre et maigre, et où il défaillait, ils tâchaient de le refaire et compléter. « Comment donc ? dira Henri Estienne, ne sera-il loisible d’emprunter d’un autre langage les mots dont le nôtre se trouvera avoir faute ? » Personne ne s’en fit scrupule : l’enrichissement de la langue était une nécessité liée au développement de l’esprit ; puisque la formation populaire avait laissé perdre du latin tout ce qui représentait la haute culture, il fallait bien aller l’y rechercher, maintenant qu’on voulait s’approprier cette culture. Oresme déjà, sous Charles V, y avait été contraint : ce fut bien autre chose quand toute une armée d’ardents et studieux esprits, théologiens, philosophes, traducteurs, imitateurs, penseurs originaux, se mit à parler en langue vulgaire sur toutes les plus ardues et plus graves matières. Outre les savants, nul ne se fait faute de prendre des mots à sa fantaisie : le faux principe de Ronsard que la perfection d’une langue est en proportion du nombre de ses mots, abuse tout le monde, et par dévouement à la langue nationale, on en vient à perdre tout respect de son génie et de sa pureté. Les soldats, les courtisans, les dames reçoivent par mode les mots des étrangers auxquels nos Français vont se frotter, ou qui viennent chercher fortune chez eux. L’Italie avait été un trop actif agent de notre Renaissance, pour ne pas avoir imprimé fortement sa marque jusque sur notre langage ; l’Espagne à la fin du siècle regagne du côté de l’influence intellectuelle ce qu’elle perd en influence politique ; elle nous insinue de ses manières et de ses façons de parler.

De là l’extraordinaire extension de la langue française au xvie siècle. De là sa merveilleuse et confuse richesse. Le vocabulaire s’enfle à crever. Il retient les mots du moyen âge : acoiser, ardoir, baller, gaber, chérir, ost, sade, vesprée ; icest, cestuy, icest, cil, icel, icelui, avec celui. Il reçoit des mots et des formes des dialectes : du wallon, du picard, du vendomois, avec Ronsard ; du gascon, avec Monluc et Montaigne ; du lyonnais, avec Rabelais, comme cette forme aimarent si fréquente dans Pantagruel. Le latin fournit à Du Bellay, qui conseille d’user de mots purement français, ces néologismes que lui reproche Fontaine : vigiler, hiulque, oblivieux, intellect, sinueux, etc. Du Bellay introduit patrie, et Desportes pudeur. On voit entrer aussi abnégation, amplification, agitation, exercitation, innumérable, manutention, spelonque, suspition, sayette, vitupère, etc. Le grec fournit toute sorte de termes d’art, de science, de philosophie, de politique, comme ce mot de police au sens étymologique de gouvernement, comme économie, pour ménage, ou bien encore squelette, etc. Viennent ensuite les composés, que conseille Ronsard, que défend Henri Estienne et que prodigue Du Bartas : porteciel, portepunbeaux, haut-bruyant, doux-amer, etc. Le provignement fournit œillader, êbenin, larmeux, et, en dehors même de la Pléiade, périller qui est dans François de Sales, eseluver, grenouiller, qui sont dans Montaigne, etc. Les diminutifs, archerot, enfunçon, etc., pullulent. Les Italiens nous envoient courtisan, escorte, spadassin, bouffon, charlatan, costume, cscrhne, infanterie, cavalerie, grotesque, antiquaille, réussir, etc. ; les Espagnols, colonel, ahjarade, hdbler, bizarre, parangon, parangonner, etc.

Même mélange dans les constructions. On y trouve des italianismes : comme ainsi soit que, là où, comme celui qui, etc. ; des hellénismes, comme le beaucoup amasser, l’être prompt à exécuter, comme aussi le fréquent usage des adjectifs neutres, l’intelligible, le choisissable, etc. Mais la lutte est surtout entre la vieille langue et le latin. Il reste dans la conjugaison des traces de l’usage du moyen âge : le latin nous donne sa proposition infinitive, qu’on trouve, il est vrai, déjà acclimatée dans Commynes et dans Marot, mais qui devient alors tout à fait commune : il nous donne aussi toutes les constructions du relatif, soit éloigné de son antécédent, soit dépendant d’un participe ou d’un infinitif, et non d’un mode personnel du verbe. Parfois les deux syntaxes concourent au lieu de se contrarier, et le latinisme vient en aide à l’archaïsme dans l’omission fréquente des pronoms sujets, dans la suppression de la conjonction que devant le subjonctif, et surtout dans l’usage si développé alors de l’inversion.

Du latin aussi viennent ces idées, arbitraires et erronées le plus souvent, d’analogie et de régularité, qui bouleversent la langue et jusqu’à l’orthographe. Grammairiens et écrivains s’imaginent rapprocher le français du latin et en panser la corruption, quand ils hérissent pédantesquement leur écriture de lettres parasites qu’ils croient étymologiques, et quand ils essaient de ramener violemment au genre masculin les mots en eur et en our dérivés du latin en or, que la spontanéité de la formation populaire avait faits féminins depuis des siècles. Un des effets bizarres de cette réforme, et qui en montre l’inepte lourdeur, c’est la tentative de transformation de certains adverbes en ment. Il y avait bientôt deux siècles que les adjectifs dérivés de la classe où la forme en latin est unique pour les deux genres masculin et féminin, s’assimilaient peu à peu aux autres, et que grand, fort, etc., s’enrichissaient de terminaisons féminines par l’adjonction d’un e muet. Cette opération était à peu près achevée : mais alors les adverbes dérivés du primitif féminin de ces adjectifs choquèrent comme anormaux. Si l’on disait bonnement, pourquoi dire innocemment, savamment, loyaument ? On crut plus correct de dire innocentement, savantement, loyalement, quoiqu’en réalité on achevât ainsi de s’éloigner du latin. Mais la régularité, c’est-à-dire l’uniformité, le voulait. Aussi fut-ce pendant tout le siècle, et chez les mêmes écrivains, la plus étrange confusion de formes anciennes et nouvelles, comme il apparaît bien par l’usage actuel, où très capricieusement sont parvenues tantôt les unes et tantôt les autres. Nous disons innocemment, et nous disons loyalement.

Ce soudain grossissement et cette régularisation téméraire eurent pour premier effet de rendre la langue plus trouble. Ce n’était plus seulement de ville à ville, c’était de livre à livre que les mots et les formes changeaient. Et dans la construction des phrases, l’allure si nette, si dégagée de la vieille langue se ralentit, s’embarrasse, s’alourdit, les phrases s’enchevêtrent, se nouent ou filent. Par l’inversion notamment, une réaction de l’ordre analytique vers l’ordre synthétique se fait contre le vrai génie et le certain avenir de la langue. Il y a à cet égard un recul visible de Marot et de Commynes à Rabelais, à Calvin, à Montaigne surtout dont j’ai dit déjà combien la phrase est étrangement inorganique. Cependant après un temps d’hésitation et comme de reflux, les nécessités pratiques et vitales font reprendre à la langue son cours naturel : la phrase se dégage et si, j’ose dire, se retrouve. Pour écarter les inégalités imputables à l’individualité, regardons les deux traductions que Calvin donne de son Institution en 1541 et en 1560, et voyons comment en moins de vingt ans, par le seul usage, la langue s’est filtrée et clarifiée. En 1541, Calvin écrit :

« Voilà pourquoi tous les États d’un commun accord conspirent en la condamnation de nous et de notre doctrine. De cette affection ravis et transportés ceux qui sont constitués pour en juger, prononcent pour sentence la conception qu’ils ont apportée de leur maison. »

En 1500 : « Voilà pourquoi tous les Etats d’un commun accord conspirent à condamner tant nous que notre doctrine. Ceux qui sont constitués pour en juger, étant ravis et transportés de telle affection, prononcent— »

1541 : « Or à toi appartient, Roi… »

1560 : « Or c’est votre office, sire… »

1541 : « Et ne te doit détourner le contemnement de notre abjection. »

1560 : « Et ne devez être détourné par le contemnement de notre petitesse. »

1541 : « Mais nous ne lisons point ceux avoir été repris qui aient trop puisé… »

1560 : « Mais nous ne lisons point qu’il y en ait eu de repris pour avoir trop puisé. »

1541 : « Cestuy étoit Père, qui… »

1560 : « C’étoit un des Pères, qui… »

1541 : « Voysent maintenant nos adversaires… »

1560 : « Que maintenant nos adversaires aillent…261 »

Et pareillement Calvin remplace en 1560 loquacité par babil, abnégation par renoncement, diriger par adresser, subjuguer par dompter, expéter par désirer, promouvoir par avancer, médiocre par moyen, cogitation et présomption par pensée, locution par façon de parler, etc. C’est le résultat, de dix-huit années de travaux, d’écritures multiples, de prédications incessantes, qui ont formé en lui une faconde toujours claire et coulante. L’exercice populaire de la parole a poli plus tôt le langage de Calvin, en a retranché l’excès et la « débauche » : tout le siècle finit par y venir. La bouffissure se réduit et la raideur se détend. Bertaut, Régnier, Montchrétien, François de Sales, Du Vair se réduisent à l’usage du peuple, au parler naturel et commun. Les composés à la mode grecque262, le provignement, les emprunts aux patois se font de plus en plus rares. L’archaïsme et le latinisme s’effacent à la fois et se fondent dans l’aisance spontanée de la phrase française : si bien qu’à vrai dire les vestiges de la vieille langue passent à l’état de licences bizarres, et les formes latines tendent à devenir une question de style plutôt que de grammaire.

Mais là, comme dans la poésie, le progrès n’est pas sans compensation : littérairement, je préfère le premier style de Calvin, si laborieux, mais si plein et si nerveux, à la facilité pâteuse qu’il a plus tard acquise. Et en général le défaut de cette langue de la fin du siècle, entre 1580 et 1620. quand le génie individuel ne la réveille pas, c’est une sorte d’égalité diffuse, sans nerf et sans accent.

On sent bien que la langue s’est réglée plutôt par une sorte de lassitude générale que par une intime solidité d’organisation qu’elle reste livrée à tous les hasards de la fantaisie individuelle de toutes parts on aspire à l’ordre, à la stabilité, à l’unité. C’est le cri général : Henri Estienne protestait contre le débordement de l’italianisme, au nom du « pur et simple » français : il est vrai que le latinisme ni l’hellénisme ne l’effrayaient. Mais Vauquelin prescrit d’être chiche et caut à former des mots nouveaux. Du Perron, dans sa Rhétorique sacrée, parle de fixer la langue. Étienne Pasquier estime que les changements n’ont pas été toujours de : progrès, conseille de laisser la langue digérer ce qu’elle pourra de latinismes qu’elle a déjà absorbés, et rejeter le reste ; et, pour l’enrichir à l’avenir, il compte sur l’exploitation des matériaux que l’usage du peuple fournira. Montaigne, nous l’avons vu, est d’un avis pareil, et il indique comme idéal à poursuivre la substantielle et nerveuse simplicité des anciens. On se demande où est le vrai français ? Aux Halles ? au Palais ? à la Cour ? Pour Pasquier, il est par toute la France, dans toutes les provinces. L’usage de la Cour ne prévaudra qu’au début du siècle suivant263. Ainsi, fixation épuration, mise en valeur de la langue française, voilà les trois : articles de la réforme universellement réclamée.

Ce sera l’œuvre de Malherbe : il resserrera la poésie et la langue qui s’écoulaient et se fondaient. Il les rendra plus denses, en leur retranchant du volume : il donnera une structure artistique à la masse inorganique du vers et de la phrase.

Quatrième partie
Le dix-septième siècle264 §

Livre I
La préparations des chefs-d’œuvre §

Chapitre I
Malherbe §

1. Le progrès de Malherbe. Sa personnalité, étroite et vigoureuse. Tendance à l’universel ; goût de l’éloquence. — 2. Desseins et théories de Malherbe : la réforme de la langue. La réforme de la poésie. Il a sauvé l’art. Malherbe et Théophile. — 3. Raisons du succès de Malherbe. Erreur capitale de sa pratique.

1. Progrès et caractère de Malherbe §

Voilà le progrès de Malherbe, qui aboutit à la création du style dont la première génération des classiques du xviie siècle usera. Il n’avait pas un tempérament très riche. Chapelain estime qu’il « a ignoré la poésie », et le met, pour le génie naturel, au-dessous de Ronsard, ce qu’accordent aussi La Bruyère et Boileau. En effet, si l’on regarde les quatre mille vers qu’il a écrits, ce n’est ni l’abondance des idées, ni la force de l’imagination, ni la profondeur du sentiment qu’on y peut admirer. Ce poète lyrique n’a guère parlé de la nature ; il n’en tire même pas beaucoup de comparaisons, ou d’images ; celles dont il use le plus volontiers, et qu’il répète infatigablement, il les prend moins dans la nature que dans la mythologie et l’histoire. Il a l’imagination livresque de l’honnête homme qui a fait ses classes et vécu à la ville. Il a parlé de l’amour, plus souvent qu’il ne l’a ressenti : plus ingénieux encore, plus guindé et plus alambiqué, quand il adresse ses propres soupirs à la vicomtesse d’Auchy, que lorsqu’il porte ceux du roi à la princesse de Conti. Il a parlé de la mort : toujours on sent Horace, ou Sénèque, ou la Bible derrière lui. Il n’a guère varié les éléments de sa poésie : toutes ses grandes odes, à Henri IV, à Marie de Médicis, a Louis XIII, au duc de Bellegarde, présentent les mêmes matériaux et le même argument : éloge des actions passées, prédiction des prospérités futures, développements moraux et applications mythologiques. Jamais il n’a pu parler à Henri IV sans lui promettre la conquête de l’Égypte.

Mais méfions-nous : Malherbe a pourtant une personnalité vigoureuse. C’est quelqu’un, c’est même un étrange original, que ce gentilhomme de Normandie, si fier de sa race, d’un si robuste orgueil, au verbe rude et incivil, autoritaire, brusque, indifférent en religion, mais respectueux de la croyance du prince et de la majorité des sujets, très soumis à l’usage et très épris de raison, disputeur, argumenteur, philosophe et fataliste, plus stoïcien que chrétien, très matériel et positif, au demeurant honnête homme, et de plus riche sensibilité qu’on ne croirait d’abord. La mort de son fils Marc-Antoine l’affola : bien des années auparavant, il avait écrit à sa femme, sur la mort de leur fille, une lettre déchirante. Sa poésie est plus étroite et plus sèche que sa nature. Il n’a laissé passer dans ses vers que les parties de son humeur qui étaient inséparables en lui de toute pensée : il a retenu, renfermé tout ce qu’il a pu de ses émotions intimes. Ce consolateur de Du Périer n’a pas fait un vers sur ses propres enfants, qu’il pleurait. Je sens chez Malherbe, dans le choix des idées et des thèmes, un effort pour écarter le particulier, le subjectif : il choisit les sujets où son esprit communie avec l’esprit public, les sujets d’intérêt commun. Il chante la paix rendue à la France, l’ordre restauré avec la monarchie, la haine de la guerre religieuse et civile : choses qui lui tiennent au cœur, mais à tout le monde avec lui. Il dit aussi les grands lieux communs de la vie et de la mort ; il les dit en apparence sans intérêt personnel, dérobant la particularité de ses expériences sous l’impersonnelle démonstration de la vérité générale. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’il élimine le lyrisme au profit de l’éloquence, qu’il donne à la raison la préférence sur le sentiment, et qu’enfin il est d’un temps où le moi commence à paraître haïssable.

Prenons Malherbe dans ses bonnes pièces, dans ses odes historiques et ses stances religieuses : ce sont des œuvres fortes et simples, où il y a, en vertu même des sujets, plus de conviction que de passion, plus de raisonnement que d’effusion ; le mouvement, la chaleur viennent surtout de l’intelligence. Cela est sobre, juste, fort, exactement proportionne et solidement équilibré : en un mot, cela est complet. Bonnes en elles-mêmes, ces pièces sont, excellentes surtout par les leçons qu’elles donnent : et Malherbe a bien entendu qu’il en fût ainsi. Sa pratique n’est que le reflet et l’effet de sa théorie, où l’ont amené, aux environs de l’an 1600, sa réflexion, le besoin profond de son esprit, et sans doute aussi le contact d’une intelligence telle qu’était celle du président du Vair.

2. Réforme de la langue et de la poésie. §

Avec une très claire conscience du possible et du nécessaire en l’état présent des choses, Malherbe fit la liquidation générale du xvie siècle. Il fut grammairien autant que poète ; il se donna pour mission de réformer la langue et le vers, et d’enseigner aux poètes à manier ces deux outils du travail littéraire. Avant toute chose, il est de son temps ; et c’est pour cela qu’il réussit. Il ignore les Grecs, et méprise Pindare ; il est plutôt latin ; ou mieux il est tout français, et donne autorité à ceux des Latins qui lui offrent des modèles de son goût intime : aux orateurs tels que Tite-Live, aux moralistes tels que Sénèque, aux gens de savoir et d’esprit tels que Stace. Il méprise les Italiens, en théorie, encore qu’il se laisse aller trop souvent à faire des pointes. Il ne distingue la poésie de la prose que par le mécanisme, non point par la nature de l’inspiration. Dans l’une comme dans l’autre, il demande les mêmes qualités de conception et d’exécution, il poursuit le même résultat, qui est l’éloquence. Aussi sa doctrine, en dehors des règles techniques du vers, s’applique-t-elle à toute la littérature aussi bien qu’à la poésie.

Esprit exact plutôt que vaste, minutieux, formaliste, il s’attache passionnément à perfectionner la langue. Dans sa chambre de l’hôtel de Bellegarde, dont les six ou sept chaises étaient toujours occupées, il donnait des arrêts qui décidaient du sort des mots : de quel ton brusque et rogue, c’est ce que les lourdes incivilités du Commentaire sur Desportes nous permettent aisément d’imaginer. Tout ce qui regardait la pureté du langage était pour lui affaire d’importance. « Vous vous souvenez, dit Balzac, du vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien à lunettes et en cheveux gris… J’ai pitié d’un homme qui tait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années il travaillait à dégasconner la cour et qu’il ne pouvait pas en venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et vertu des participes ? »

Malherbe s’était donné pour tâche de nettoyer la langue française : il voulait mettre dehors les archaïsmes, les latinismes, les mots de patois, les mots techniques, les créations arbitraires, mots composés ou dérivés, enfin tout ce dont l’ambition du siècle précédent avait surchargé, encombré la langue. Il voulait la réduire aux mots purement français, comme disait Du Bellay. Est-ce à dire qu’il nous ramenait à Marot ? Non, et bien au contraire ; car sa règle était l’usage, l’usage présent et vivant sans doute, non pas l’usage des gens qui étaient morts depuis trois quarts de siècle. Cela revient à dire que Malherbe acceptait précisément les innovations que l’usage avait consacrées, repoussait celles que l’usage avait condamnées : il n’appauvrissait pas la langue, il la débarrassait. La langue qu’il mit à nu, dans sa beauté nerveuse, c’était celle même que le xvie siècle avait formée : il ne lui enlevait que ce qu’elle se refusait à assimiler, ce qui la chargeait sans la nourrir. On peut blâmer ses décisions dans le détail, et il y en eut d’injustes, de bizarres, d’ineptes : en principe, par l’esprit général, son travail était excellent.

Mais où Malherbe prenait-il l’usage ? Il semble se référer toujours au langage « courtisan », et d’autre part nous savons qu’il donnait autorité aux crocheteurs du port Saint-Jean, ce qui semble assez contradictoire. Mais rappelons-nous qu’il s’acharnait, comme dit Balzac, à dégasconner la cour, et nous comprendrons que le « courtisan », au nom duquel il blâmait Desportes, était pour lui un idéal plus qu’une réalité. Le « courtisan », c’était sans doute la forme exquise de la langue que le peuple de Paris offrait à l’état brut et non raffiné : les crocheteurs de la Grève devaient fournir l’étoffe, et la cour y mettre la façon ; mais il n’est pas au pouvoir de la cour, ni même du roi, de faire français ce qui n’est pas du français de Paris.

L’usage aussi lui fournissait la règle du sens et du genre des substantifs, et de l’usage il tirait des lois universelles et nécessaires. A l’usage encore il demandait de prononcer sur l’arrangement des mots, sur leurs alliances, leurs rapprochements, leurs dépendances, sur la structure et l’ordonnance des propositions. Mais ici se découvre un autre principe, que .Malherbe extrait de ce qu’il estime être la fonction littéraire de la langue : il veut qu’on satisfasse à la raison, ainsi qu’à l’usage ; et l’usage même tire son autorité de la raison. Car si l’on parle pour se faire entendre, c’est raison qu’on parle comme tout le monde. Et pareillement, c’est raison qu’on élimine de sa parole tout ce qui nuit ou ne sert pas à l’intelligence des choses ; l’expression parfaite est celle qui met la pensée en pleine lumière. Donc propriété, netteté, clarté, fuir tout ce qui est fantaisie, irrégularité, équivoque, voilà en somme l’enseignement de Malherbe. Il tend visiblement à constituer la langue comme une sorte d’algèbre, à donner à la phrase une rectitude géométrique. Il poursuit les métaphores fausses, les comparaisons inexactes : il a une sorte de brutalité matérialiste dans la vérification des figures. Au fond il n’y a guère que l’expression propre et directe qui lui plaise. Et voilà la raison de son goût pour la mythologie : elle est un répertoire d’images raisonnables, c’est-à-dire universellement intelligibles. C’est une langue symbolique, où les termes ont des valeurs fixes, où les formes sensibles qui servent à l’expression de la pensée, sont indépendantes pourtant de la sensibilité individuelle de l’écrivain. Aussi se réduit-il à peu près absolument aux images mythologiques.

Faut-il imputer aussi à Malherbe la fatale distinction d’une langue et d’un style nobles ? Il a eu certaines idées, parfois singulièrement étroites, sur la décence de l’expression : mais ses scrupules sont plus mondains que littéraires. Si l’on compense les critiques que cet enragé contradicteur adressait à Desportes par sa plus ordinaire pratique, on se persuadera qu’il ne reconnaît point une langue poétique plus noble que la langue épurée du bon usage : il distingue très sensément la langue commune des langues techniques, et pour la clarté, il se réduit à celle-là ; mais, de celle-là, tout est bon, et les trivialités énergiques de ses plus beaux vers nous démontrent que le principe unique de la noblesse du style réside pour lui dans la qualité de la pensée.

Il porte le même esprit dans la réforme de la poésie : il n’invente pas, il choisit. Dans le magasin trop rempli de la Pléiade, il tire quelques formes, quelques rythmes, strophes de quatre, de six ou de dix vers : alexandrins dans les stances de quatre ou de six vers, vers de sept ou de huit syllabes dans les strophes de dix vers, vers de six mêlés diversement aux alexandrins. Ces formes ne sont pas nouvelles. Mais ce qui est nouveau, c’est la façon qu’il leur donne. C’est une grande affaire pour lui que de placer un repos : il estimait son écolier Maynard « l’homme de France qui savait le mieux faire les vers », parce que Maynard lui avait l’ait sentir la nécessité d’une pause après le troisième vers dans les strophes de six. S’il estimait Racan un hérétique en poésie, c’était surtout parce que, contre son avis et celui de Maynard, Racan se refusait à mettre une pause après le septième vers, comme après le quatrième, dans les strophes de dix. Il préférait les formes nettes et arrêtées : il n’aimait pas les alexandrins qui s’en vont en rimes plates, indéfiniment : il voulait réduire les élégies en quatrains et même en distiques.

Il exigeait très rigoureusement la justesse et la richesse de la rime. Il défendait de rimer le simple et composé, comme jour et séjour, mettre et permettre ; ou les mots trop faciles à accoupler, comme montagne et campagne, ou les noms propres, faciles toujours à enchaîner, comme Italie et Thessalie. Il condamnait la rime d’un a long avec un a bref. « La raison qu’il disait pourquoi il fallait plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance, est que l’on trouvait de plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même signification ; et s’étudiait fort à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées265. » Pour peu qu’on soit familier avec la poésie romantique, on ne peut avoir de doute sur la valeur et la portée de ces idées.

Malherbe proscrivait toute licence et toute faiblesse, cacophonie, inversion, hiatus, enjambement, manque de césure. Il faisait une guerre impitoyable aux chevilles, à ce qu’il appelait pittoresquement la bourre de Desportes. Il voulait un rythme impeccable, une forme pleine et parfaite, et qu’on ne plaignît pas sa peine. Il disait « qu’après avoir fait un poème de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans tout entiers ». Il prêchait d’exemple, produisant peu, et gâtant parfois « une demie rame de papier à faire et refaire une seule stance266 ». Voilà la leçon excellente qu’il donnait : une leçon de travail et de patience ; ce n’est pas assez dire, une leçon de grand art. Car, si d’autres avaient eu plus de génie, personne avant lui n’avait mieux vu que la poésie est un art, et que la forme d’art ne s’improvise pas. Il enseignait l’importance de la technique, et la facture serrée qui fait les chefs-d’œuvre. Le sens profond de ses boutades et de ses maussades jugements, c’est que l’intention a besoin du métier pour s’exprimer ; c’est aussi que la perfection consiste à condenser : le moyen d’être fort, c’est d’être sobre. Il a fait rendre au vers français, détendu par la molle fluidité des Bertaut et des Montchrétien, de plus âpres, mais de plus fiers accents. On peut trouver sa forme étriquée, ses rythmes monotones et simples : songeons que la liberté antérieure était indétermination, confusion : il a réglé la cadence de la poésie comme il était possible en son temps, et il fallait passer par la simplicité classique pour arriver à la complexité plus riche de l’harmonie romantique.

Ses adversaires dont plusieurs eurent plus de génie que lui, le combattirent sans le comprendre. « Comment serait-il possible, disait la pétulante demoiselle de Gournay, que la poésie volât au ciel, son but, avec une telle rognure d’ailes, et qui, plus est, écloppement et brisement ?… Belle chose vraiment, pour tant de personnes qui ne savent que les mots, s’ils savent persuader au public qu’en leur distribution gise l’essence et la qualité d’un écrivain… Eux et leurs imitateurs ressemblent le renard qui, voyant qu’on lui avait coupé la queue, conseillait à tous ses compagnons qu’ils s’en tissent faire autant pour s’embellir, disait-il, et se mettre à l’aise… Ils ont vraiment trouvé la fève au gâteau d’avoir su faire de leur faiblesse une règle et rencontrer des gens qui les en crussent. » Elle criait que cette poésie correcte et populaire était trop facile à faire, trop facile à comprendre. Régnier, avant elle, dans sa Satire IX, avait méprisé ce grammairien, ce regratteur de mots, qui mettait le génie à la gêne et ne savait qu’éplucher le détail. Théophile disait fièrement :

Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui…
J’aime sa renommée, et non pas sa leçon…
La règle me déplaît, j’écris confusément,
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

Le pauvre garçon, qui eut tant de belles qualités, de si heureuses inspirations, et qui n’est arrivé qu’à être inconnu ou ridicule, est la vivante justification de Malherbe. Il s’est perdu par la négligence et par la fantaisie ; il n’a su atteindre, avec sa libre humeur, ni l’impérissable beauté de la forme, ni l’universelle vérité des choses. Il eût mieux fait de pratiquer la leçon de Malherbe, qui lui eût appris à le surpasser.

3. Raisons du succès de Malherbe §

Les ennemis de Malherbe n’y purent rien : il obtint gain de cause auprès de ses contemporains. Ils trouvaient en lui des idées et un esprit conformes aux leurs. Il exprimait le besoin de paix, d’ordre, de discipline, qui était celui de toute la France. Il exprimait aussi ce besoin non moins universel de comprendre, cette disposition rationaliste, qui n’a pas été créée par le cartésianisme, mais qui l’a créé au contraire : il était avide de clarté, de netteté, prenant pour guide et souverain maître « le sens commun, contre lequel, disait-il, la religion à part, vous savez qu’il n’y a orateur au monde qui me pût rien persuader ». Il entrait encore dans le grand chemin du siècle, en laissant les sentiers des libertins comme des hérétiques, et, tout indifférent qu’il était au dogme, il enveloppait son stoïcisme des façons de parler chrétiennes. Il déterminait la position qu’en somme l’esprit classique gardera à l’égard de l’antiquité, quand il traduisait selon son jugement plutôt que selon le texte, déclarant qu’« il n’apprêtait pas de viandes pour les cuisiniers » : entendez qu’il écrivait pour les gens du monde et non pour les savants ; c’était soumettre l’antiquité au sens commun. Mais s’il satisfaisait par tant de côtés l’esprit de son temps, il l’enrichissait aussi, et, par un juste instinct de la grande poésie, il imposait au rationalisme le respect de la forme d’art, que celui-ci n’aurait eu que trop de pente à méconnaître.

Ainsi, en rejetant Ronsard et tout ce qui se rattachait à Ronsard, Malherbe sauvait le meilleur et l’essentiel de l’œuvre de Ronsard. S’affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand qui avait le sens pratique d’un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l’art. Il rendait à la littérature française le plus grand service qu’il fût possible alors de lui rendre : il lui révélait le prix de la vérité, et celui de la perfection. Il n’importe, après cela, que ses vers soient médiocrement suggestifs, médiocrement aimables. Son œuvre est grande, si l’on ajoute son influence à ses vers.

Mais on peut dire que Malherbe a manqué de clairvoyance sur un point essentiel : il n’a pas su reconnaître ou créer la forme poétique de cet esprit nouveau, qu’il était le premier à manifester. Il a retenu les formes lyriques, sans le lyrisme. De là la rareté de son inspiration : c’est pour cela aussi que sa postérité lyrique a été si peu nombreuse et si peu heureuse. Ses enseignements n’ont prouvé leur efficacité que transportés hors de cette forme de l’ode où Malherbe s’est enfermé.

Or, au temps même où il travaillait ses strophes éloquentes, un des plus négligents faiseurs de vers qu’il y ait eu, un des plus grossiers adeptes de la théorie du naturel facile, un barbouilleur qu’on ose à peine nommer un écrivain, et qui, dans les rares moments où les doctrines littéraires le préoccupaient, ne jurait que par Ronsard ; Alexandre Hardy, fournissait à l’esprit classique cette forme nécessaire que Malherbe ne savait pas découvrir, et fondait la tragédie.

Chapitre II
Attardés et égarés §

Confusion de la première moitié du siècle. — 1. Un survivant du xvie siècle : D’Aubigné. Caractère de l’homme. Les Tragiques : puissance de l’inspiration satirique et lyrique. — 2. Origine et formation de la littérature précieuse. Naissance de la vie mondaine. L’Astrée : par où le roman diffère des pastorales italiennes et espagnoles. — 3. L’Hôtel de Rambouillet, et la société précieuse. L’esprit mondain, son caractère et son influence sur la littérature. — 4. Grossièreté et raffinement. Influence des littératures espagnole et italienne. La poésie après Malherbe : Maynard et Racan. Poésie précieuse : Voiture. Les épopées. Les romans : Mlle de Scudéry. Contrepartie du fin et de l’héroïque : Saint-Amant : les romans comiques et bourgeois ; Scarron et le burlesque.

Avec Malherbe commence le xviie siècle ; il éclôt chez lui dix ou quinze ans plus tôt qu’ailleurs. Mais quand, aux environs de 1615, plus tôt ou plus tard, disparaîtront ces derniers représentants du xvie siècle chez lesquels nous avons vu se former tous les traits de l’esprit classique, il s’en faut que les œuvres littéraires indiquent nettement le caractère de l’âge nouveau. Si l’on excepte la tragédie, qui sera la première prête et la première féconde, il faudra laisser écouler la moitié du siècle pour atteindre un chef-d’œuvre authentique ; et ce sera la prose qui le fournira, dans une œuvre de circonstance, dans les Provinciales de Pascal. Tout suivra bientôt, et tous les genres conformes au génie du temps en quelques années toucheront leur perfection.

Mais dans la production vigoureuse et touffue de la première moitié du siècle, autour de Malherbe, puis de Corneille, avant Pascal et avant Boileau, règne en apparence la plus incroyable confusion. L’idéal classique, tel que Malherbe l’a défini, loin de s’enrichir, semble s’obscurcir, se déformer ; ce sont des résistances, des reculs, des contradictions, des aberrations de toute nature.

Plus les œuvres se multiplient, plus elles se dérèglent, et l’on dirait que la jeunesse féconde du siècle sème indifféremment la vie dans toutes les formes que le hasard lui présente. On a peine d’abord à débrouiller cette incohérence ; cependant des courants se laissent distinguer dans ces tumultueuses ondulations ; l’on s’aperçoit qu’en dépit de tout, l’instinct classique du temps l’emporte, et organise peu à peu la littérature à son image.

1. Agrippa d’Aubigné §

Ce n’est pas la moindre singularité de cette confuse période, qu’elle nous présente en face d’un Malherbe un Agrippa d’Aubigné267. Ce combattant du xvie siècle est un écrivain du xviie : sa vie littéraire ne commence guère qu’à l’heure de sa retraite politique ; ses Tragiques paraissent en 1616268, son Histoire universelle de 1616 à 1620, son Baron de Fæneste en 1617 et 1630 ; jusqu’en 1630, où il meurt, il ne cesse de s’escrimer de sa plume, ne pouvant plus tirer l’épée. C’est fausser l’histoire littéraire que de mettre à côté de Ronsard et de Desportes cet homme qui imprimait son œuvre sous Louis XIII, qui, dans la préface de son principal poème, grondait contre Malherbe, et le subissait pourtant. D’Aubigné, je le sais, est du xvie siècle par le génie et par le goût : mais, précisément, son originalité et sa caractéristique c’est d’être du xvie siècle en plein xviie, de n’avoir pas marché quand tout était en mouvement, et de rester, entre Richelieu et Corneille, le contemporain de Charles IX et de Garnier.

Tout en lui contredit le présent, tout représente un passe qu on déteste ou qu’on méprise. Il est protestant, et non pas du petit troupeau qui paît à l’écart, pacifique et docile ; il a dans l’âme le feu des guerres civiles, et continue de ne voir dans la France apaisée que des bourreaux on des martyrs. Henri IV est un renégat, et le crime de Ravaillac est un jugement de Dieu. Toutes ses œuvres irritent les plaies anciennes : quand tous les autres veulent l’oubli et l’union, il réveille tous les souvenirs capables de diviser. Ces convertis et ces convertisseurs qu’il écrase dans la Confession de Sancy, ce sont les ouvriers de la restauration monarchique et catholique, qui en somme avaient refait la France. Ces fanfarons de Gascogne qu’il raille dans le Baron de Fæneste, ce sont les courtisans raffinés, spirituels, ambitieux, qui seront les précieux, c’est le public et les modèles de la nouvelle littérature269. Et il ne se trompe pas moins dans l’idéal qu’il propose : le gentilhomme austère et pieux, qui maintient la gravité dans les mœurs et va donner une forte empreinte de sérieuse moralité aux lettres classiques, ce n’est plus à cette heure le huguenot de 1560, le soldat de Coligny ; c’est, ou ce sera tout à l’heure le janséniste, catholique malgré Rome. Mais d’Aubigné, qui eut toute sa vie devant les yeux les têtes des conjurés d’Amboise, ne connaît que le papisme, l’exécrable papisme des bûchers et des massacres.

À des gens qui vont faire leurs délices de Balzac et de Voiture, au moment où l’Académie et Vaugelas vont paraître, il offre une prose voisine de Pantagruel et de l’Apologie pour Hérodote. Sa poésie est réglée selon l’Art poétique de la Pléiade, c’est-à-dire très déréglée avec beaucoup d’artifice et de rhétorique. Ni goût, ni composition, ni mesure, ni netteté, ni correction, aucune des qualités où commençait précisément à consister toute la beauté des œuvres. En revanche, dans les sentiments et dans la forme, toutes les sortes d’énergie et de beauté que le génie raisonnable et éloquent du xviie siècle ne pouvait admirer.

Ainsi s’explique que ces puissantes et riches œuvres n’aient pas laissé de trace dans la littérature du règne de Louis XIII. Agrippa d’Aubigné, pourtant, fait paraître Malherbe bien petit et bien pauvre. Il contient en lui toute la Renaissance et toute la Réforme.

Ce forcené huguenot était un savant universel. A six ans, il « lisait aux quatre langues », française, grecque, latine et hébraïque. A sept ans et demi, il traduisait le Criton. Plus tard il étudie les mathématiques et jusqu’à la magie. Il s’entend aux fortifications, à la théologie, à la poésie. Entre deux guerres civiles, il enchante la cour de Charles IX, et fait une tragédie lyrique de Circé pour le divertissement du roi.

Mais il a échappé par bonheur au pédantisme stérile : la passion religieuse emplit son œuvre — celle qui compte — et la fait sincère, intense et vivante. Son Histoire Universelle, œuvre d’un passionné qui s’efforce d’être juste, sa Vie écrite pour ses enfants, où il s’abandonne plus librement, sont de chaudes peintures des temps déjà lointains que D’Aubigné regrettait. Le souvenir de Tacite, qu’il admire, l’aide à maintenir sa violence de sentiment dans les bornes d’une nerveuse et grave émotion.

Rien ne l’a contenu dans ses pamphlets. Ici c’est Harlay de Sancy qui raconte et justifie son apostasie, découvrant toute la bassesse de son âme avec toute la malice du papisme par un procédé d’exposition satirique renouvelé des harangues de la Ménippée ; là c’est la bonne et solide vertu sous les traits du vieux huguenot Enay (εἶναι) qui s’entretient avec le faux et frivole honneur incarné dans ie jeune papiste Fæneste (φαίνεσθαι). Dans ces deux cadres viennent s’entasser discussions théologiques renouvelées de Calvin et de Bèze, anecdotes salées sur les moines qui semblent venir de l’Apologie pour Hérodote, invectives violentes, mordantes railleries, énormes bouffonneries ; tous les adversaires de l’auteur, tous ceux qui ont mérité sa haine ou trahi son espoir, jusqu’au roi lui-même, y passent. Et ce pamphlétaire enragé trouve des traits, des scènes que lui envierait un moraliste impartial : il trouve l’accent, le geste éternellement humains, le mouvement qu’impriment à l’humaine poupée l’ambition, l’avarice, la vanité. Sancy, Fæneste par instants, deviennent des types ; et d’Aubigné fait revivre, avec une verve merveilleuse, ici les raffinés piaffeurs et faméliques de la régence, là les politiques souples et bas du règne de Henri IV. Il continue et il complète Régnier.

Mais son œuvre immortelle, ce sont les Tragiques : jaillissement de satire lyrique, à qui rien ne put se comparer, jusqu’aux Châtiments : car les admirables Discours de Ronsard sont plus oratoires. Dans le champ qu’il veut couvrir de ses couleurs, D’Aubigné trace sept compartiments : les Misères, composition générale qui rassemble sous les yeux toutes les iniquités et toutes les hontes ; les Princes, où les figures des rois persécuteurs, le féroce et le coquet ressortent avec une admirable énergie ; la Chambre Dorée, où la justice des magistrats étale ses horreurs ; les Feux, qui sont comme les annales du bûcher, le martyrologe de la Réforme depuis Jérôme de Prague et depuis les Albigeois ; les Fers, tableaux des guerres et des massacres ; les Vengeances, où apparaissent les jugements de Dieu sur les ennemis d’Israël et de l’Évangile, sur Achab et sur Néron, tout un passé sinistre qui répond de l’avenir ; enfin le Jugement, où le huguenot vaincu, déchu de toutes ses espérances terrestres, assigne les ennemis de sa foi, les bourreaux, les apostats, devant le tribunal de Dieu, à l’heure de la Résurrection.

Rien de plus inégal que ce vaste poème : comme il y a très loin de la sincérité du sentiment à la sincérité de l’expression, la rhétorique y abonde, une rhétorique lyrique qui ne vaut pas mieux que la rhétorique oratoire : d’Aubigné réussit à être vague et boursouflé dans la peinture de la Saint-Barthélemy ! Tantôt le style est tendu, antithétique, brillant, tantôt il est rocailleux, prolixe, informe. Il poursuit la force jusque dans l’horrible et le dégoûtant. Les négligences alternent avec les éruditions. De froides et obscures allégories succèdent à des chroniques impitoyablement détaillées en vers languissants ou durs. A chaque instant, les inversions obscurcissent le sens, ou les enjambements détruisent le rythme. Il faut beaucoup d’illusion pour assimiler les coupes de D’Aubigné à celles de Victor Hugo : ce qui est science chez celui-ci, n’est chez l’autre qu’insouciance ; dans les Tragiques, les enjambements, les vers disloqués produisent des effets puissants, quand la pensée y donne lieu, mais ils sont aussi bien employés à ne rien produire du tout ; et du moment qu’ils ne sont pas expressifs, ils sont forcément prosaïques En revanche, que de morceaux sont d’un rare, d’un grand poète, et n’auraient eu besoin presque de rien, ici d’une relouche, là surtout d’un retranchement, pour atteindre à la perfection de leur caractère ! Est-il utile d’expliquer ce qu’il y a d’imagination pittoresque, de vive, de mordante, d’âcre, d’ardente inspiration dans les Tragiques, de détailler les trouvailles saisissantes de ce style forcené pour diffamer ou maudire, et pour glorifier ou bénir ? on n’a qu’à feuilleter le poème, à se rappeler les passages fameux que tout le monde cite : les prologues des Misères et des Princes, la cour des Valois, et tant de vers éclatants qui fleurissent jusque parmi les plus épineuses broussailles.

Mais il faut sentir surtout que d’Aubigné a trouvé l’une des plus riches sources de lyrisme qu’il y ait, un des sentiments les plus hauts, les plus universels par son objet que l’homme puisse exprimer un de ceux aussi qui prennent l’individu tout entier, et jusqu’au fond. D’Aubigné est un fanatique, un esprit étroit, à l’horizon borné ; mais ce qui lui manque en largeur, il le regagne en hauteur. Il a l’étroitesse des prophètes juifs, dont il a le fanatisme. Mais, comme eux, il a la persécution, les désastres, la ruine de son peuple, pour agrandir, épurer son inspiration. La Bible dont ce bon huguenot était nourri, a étoffé son français ; elle l’a aidé à donner à notre grêle, aimable et fin parler des sonorités rudes, de brusques éclats, des harmonies chaudes et larges, qui font, penser en effet aux maigres Juifs sortant de leur désert pour effrayer les Rois des menaces de l’Eternel. Vaincu, il a été dispensé de traduire en détestables faits ses passions et ses vengeances ; il a dû tourner ses yeux au ciel, remettre à Dieu de récompenser et de punir ; la défaite a ouvert, élevé son âme dure, elle y a mis, avec les larmes et les tendres regrets, la foi sereine, l’amour confiant, l’espérance et la soif de la justice. De là les fortes parties des Tragiques : cette sorte de psaume où le croyant appelle son Dieu, et crie vers lui pour qu’il se montre et se venge ; ces chants de triomphe en l’honneur des martyrs qui ont vaincu l’iniquité, les tourments et la mort ; ces scènes d’épopée lyrique qui placent d’Aubigné entre Dante et Milton, celle où la Justice et la Paix portent leurs plaintes à Dieu, celle surtout qu’a dictée à la fin le désespoir de l’irrémédiable défaite, quand, à la trompette de l’Ange, les morts s’éveillent, les éléments de la nature viennent témoigner de l’infâme abus qui a tourné entre les mains des hommes les excellentes oeuvres de Dieu en instruments d’injustice ; et Dieu, appelant les élus, qui ont souffert pour lui, aux délices éternelles, envoie les maudits aux gouffres ténébreux d’où il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort.

Il n’y a rien de plus grand en notre langue que ces pages finales des Tragiques, malheureusement un peu troubles et mêlées, par la faute de l’auteur qui n’a pas daigné nettoyer son chef-d’œuvre, et retirer les pièces manquées et mal venues.

Ce lyrisme puissant a été ignoré pendant deux siècles. On est dur en France parfois pour les minorités, et pour le génie maladroit qui ne s’habille pas à la mode.

2. La vie mondaine et l’Astrée §

Si d’Aubigné n’a rien pu contre Malherbe, si même il sert à prouver par ses défauts et son échec la nécessité des principes de Malherbe, faut-il s’étonner que ni les colères gothiques de la demoiselle de Gournay, ni les illogiques emportements de Régnier, ni les capricieuses indépendances de Théophile n’aient pu enrayer le mouvement ? A vrai dire, il n’était pas en la puissance du passé de barrer la route à l’avenir ; et contre l’école de Malherbe, ce n’était pas Ronsard, ni Desportes, ni Bertaut, et leurs suivants, c’était quelque chose d’aussi moderne, d’aussi nouveau, de conforme aussi à certains besoins du présent, qui pouvait seul lutter avec succès. C’est ce qui arriva. L’œuvre de Malherbe fut menacée pour un temps, et partiellement stérilisée, non par une réaction, qui l’eût détruite, mais par une complication, qui la dévia. L’école du libre et facile naturel se transforma en une école ennemie du naturel, guindée, raffinée, laborieuse dans la conception, négligente seulement dans l’exécution : on saisit le passage dans l’œuvre de Théophile270, en qui l’on peut saluer le dernier des lyriques et le premier des précieux ; il donne une main à Bertaut et l’autre à Voiture. Cette transformation se fit sous une influence nouvelle, celle des gens du monde.

Car un fait considérable se produit à la fin du règne de Henri IV, l’organisation de la classe aristocratique en société mondaine ; alors s’établissent les rapports, les habitudes, les formes de vie et d’esprit qui caractérisent « le monde » ; alors s’établit pour deux siècles la souveraineté sociale et littéraire de cette minorité fermée, élite sans doute, mais aussi coterie dans la nation. On peut dire que le « monde » français n’est qu’une réduction et une adaptation de la vie de cour italienne, comme notre honnête homme, l’homme universel de Pascal, réalise, avec une élégance moins fine et moins riche, l’homme complet, idéal de l’Italie de 1500. Notre vie mondaine eut pour principe une chose excellente, la sociabilité des intelligences : et c’est par là qu’elle représente quelque chose de profond et l’un des caractères constitutifs de la race. On peut croire qu’elle fut vraiment, après l’excitation de la Renaissance, une forme nécessaire de l’esprit français : car, dès que l’apaisement des troubles civils et religieux donne le loisir et la sécurité, la littérature et la société se précipitent ensemble de ce côté. Une demi-italienne, la fille d’une Savelli de Rome, Catherine de Vivonne, inaugure la vie mondaine en France vers 1608 : et en 1610, peut-être avant, Honoré d’Urfé commence à publier son Astrée, qui offre un idéal de vie distinguée et charmante.

On a voulu trouver dans l’Astrée271 l’histoire même de l’auteur et les personnes de la cour de Henri IV. Mais il ne faut recevoir ces clefs qu’avec défiance, malgré la bonne foi de Patru. D’Urfé, qui avait au plus neuf ans quand son frère épousa la belle Diane de Châteaumorand, n’était point un Céladon ni un Silvandre blessé d’amour, et il paraît bien que, sa belle-sœur devenue libre, il ne se maria avec elle que par des raisons d’intérêt. On peut aussi, si l’on veut, reconnaître Henri IV dans Euric, et dans Alcidon on dans Daphnide, le duc de Bellegarde ou la duchesse de Beaufort : à coup sûr, le ton n’y est pas ; et même l’inconstant Hylas, même le féroce Polémas n’ont pas les manières ni le reste qui décidaient la marquise de Rambouillet à se retirer chez elle.

Céladon, banni par Astrée qui le croit infidèle, peut se noyer de désespoir dans le Lignon : sauvé par des nymphes, il résiste à l’amour de Galatée, mais il n’ose se présenter devant sa belle tant qu’elle ne révoquera pas l’ordre de son bannissement ; il faudra cinq volumes pour qu’elle se décide, pendant lesquels aussi Silvandre soupirera pour Diane, Hylas se fera gloire d’être inconstant, le sage druide Adamas sera intarissable en bons conseils et bons offices : nymphes et bergères, bergers et chevaliers entre-croisent leurs histoires habilement suspendues, qui se dénoueront auprès de la merveilleuse fontaine d’Amour.

On reconnaît là les thèmes de la pastorale italienne : l’Arcadie de Sannazar, l’Aminte du Tasse, le Pastor Fido de Guarini, voilà les sources de D’Urfé. Cependant son principal modèle a été la Diane de Montemayor, un roman espagnol en prose mêlée de vers : mais Montemayor est un des maîtres écrivains de l’Espagne italianisée, et par lui c’est, encore un reflet de la culture italienne qui illumine l’Astrée.

Par l’Espagne, cependant, quelque chose du moyen âge passera dans le roman moderne. ce goût d’aventures héroïques, extraordinaires, qui dans l’Astrée même se traduit par le siège de Marcilly, et cette dévotion exaltée de l’amant à sa maîtresse, qui n’est que l’amour courtois ; c’est par l’Espagne surtout que l’héroïsme chevaleresque et le culte des dames sont restés des choses sérieuses, en dépit de l’Arioste et des spirituels conteurs de l’Italie. Celle-ci a fourni le platonisme pour subtiliser la galanterie, et la forme de la pastorale pour isoler dans leur pureté tous les sentiments que la lutte ou l’accord des cœurs peut produire, abstraction faite des autres affaires et des autres intérêts du monde. Voilà ce que D’Urfé a pris.

Et voici bien comment il faut entendre l’Asie : dans un temps où la représentation de la vie réelle, en sa simple et sérieuse apparence, n’est guère reçue dans l’art, où la nouvelle est condamnée au ton satirique ou comique, la vie pastorale est une transcription littéraire de la vie mondaine ; bergers et nymphes sont des hommes et des femmes qui n’ont rien à faire, et dont l’unique et capitale affaire résultera par conséquent des rapports sociaux : ces hommes et ces femmes se désirent, se poursuivent, s’évitent, exercent enfin la profession de l’amour. La guerre y tient tout juste autant de place qu’il faut pour marquer la noblesse des personnages ; Céladon ne serait pas l’amoureux idéal, si jamais il n’avait l’épée en main. Mais il la remet vite : il est gentilhomme et non soldat.

La pastorale italienne est un rêve poétique ; l’idéalisme chimérique des sentiments se déroule dans l’irréalité charmante d’un paysage de fantaisie : avec Montemayor. la pastorale prend pied sur le sol de l’Espagne, et mêle des lieux, des noms connus à son impossible action. D’Urfé fait pis : il veut du réel, et il épaissit, il alourdit le rêve. De la pastorale arcadienne, il fait un roman historique, mérovingien ; il narre presque aussi bien qu’un historien les intrigues de la cour de Gondebaud et la cueillette du gui chez les anciens Gaulois. C’est un premier pas vers le roman vrai, quoique l’Astrée elle-même soit plus fausse par l’incohérence de l’élément pastoral et de l’élément historique : mais dans ce mélange je reconnais l’effet du même instinct qui va soumettre toute la littérature au vraisemblable et créer le réalisme classique. Ces mots font sourire à propos de l’Astrée : c’était quelque chose pourtant de situer l’action dans un temps, dans un lieu précis, de la lier à des faits vrais comme à un paysage réel.

La pastorale française modifie en même temps le ton du genre et l’expression des sentiments : ils prennent quelque chose de plus prosaïque, mais aussi de plus solide. Le Tasse, Montemayor sont en leurs pays de grands poètes : D’Urfé ne vaut que par sa prose, fluide, diffuse, aimable, où se reconnaît le contemporain littéraire de François de Sales et de Montchrétien. Il ne traite pas son thème à la mode lyrique : s’il abonde en descriptions, en images, en ornements, il est sensible qu’il vise déjà surtout à noter, à détailler, à expliquer des faits moraux, qu’il traite comme des réalités. Je crois qu’on a exagéré la valeur de ses caractères et de ses dissertations : sa conception est molle, son analyse vague, et tout ce fonds est passablement banal aujourd’hui. C’était plus neuf alors ; et du reste l’important, c’est qu’il ait songé à donner des caractères, à suivre des sentiments, à marquer des nuances, des actions, des progrès. Il est remarquable que dans le matériel de la pastorale il a laissé toutes les machines qui servent à faire des changements à vue de passions, à créer ou détruire l’amour instantanément. Il a abandonné les amants aux lois naturelles de l’amour. Il ne leur a point attribué un platonisme incroyable. Mais il a peint des amants respectueux, des hommes du monde qui attendent patiemment la volonté des dames, incapables de brutalité, tout attachés à mériter par la constance de leur sentiment et l’ingéniosité de ses expressions : ils donnaient à nos gentilshommes des leçons de galanterie mondaine et de savoir-vivre.

3. L’Hôtel de Rambouillet et son esprit mondain §

Au milieu de la littérature du temps, sensée, pratique, bourgeoise, entre l’économiste et l’agriculteur, qui prêchent le travail, et le saint qui prêche la pénitence, D’Urfé ressuscite la littérature aristocratique. Il trace des modèles d’une belle vie, sans peines et sans devoirs que par l’amour, à qui elle est dédiée. On nous conte qu’en 1624 des princes, des dames et des seigneurs d’Allemaine firent une Académie des vrais amants pour vivre la vie de l’Astrée sous les noms de l’Astrée. Moins lourde, mais plus sérieuse fut l’imitation française : la société précieuse est la réalité dont l’Astrée donne le roman. Il n’y a pas à douter que l’œuvre de D’Urfé n’ait aidé Mme de Rambouillet à organiser la vie mondaine, lorsque, dégoûtée, nous dit-on, des manières par trop soldatesques et gasconnes de la cour du Vert Galant, elle se retira en son hôtel et y reçut ses amis272.

La nouveauté était de réunir fréquemment les mêmes hommes et mêmes femmes, dans une égalité momentanée et dans une liberté parfaite, non point pour la cérémonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extérieur et précis, danse, souper, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la réunion des esprits, s’excitant mutuellement par le contact, et s’efforçant de produire ce qu’ils avaient de meilleur. Par là, la vie mondaine, échappant au formalisme frivole, eut un caractère profondément intellectuel ; les salons furent comme des marchés d’idées, où les échanges ne languissaient pas, et la fonction propre de l’homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution. La Grande Mademoiselle estimait « la conversation le plus grand plaisir de la vie, et presque le seul », et préférait les Tuileries à la vraie campagne parce que « l’on y est mieux pour causer » : de fait, les jardins ne seront en ce siècle que des salons et des galeries aux parois de feuillage, bien commodes pour se promener en causant. « La conversation, disait encore Mlle de Scudéry, est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu. » Saint-Evremond la préférait à la lecture, et Varillas, un historien de profession, disait à Ménage « que de dix choses qu’il savait, il en avait appris neuf par la conversation » ; — « je pourrais à peu près dire la même chose », ajoutait Ménage, un des cerveaux pourtant les plus bourrés du temps.

La marquise de Rambouillet eut donc le premier salon qu’on ait vu en France : dans la Chambre bleue d’Arthénice, et dans son Réduit se rassemblaient, autour d’elle et de sa fille Julie, le marquis de Pisani, son fils, bossu, spirituel, ennemi juré des beaux esprits de profession ; le marquis de Montausier, original mélange d’Alceste et d’Oronte, qui aima quatorze ans Mlle de Rambouillet avant de la décider au mariage, et qui prépara pour elle pendant trois ans ces fameuses étrennes du 1er janvier 1641, la Guirlande de Julie ; Mlle Paulet, une bourgeoise, à qui sa beauté rousse et son esprit faisaient une noblesse ; trois ou quatre Arnauld, abbés, magistrats, officiers, Chapelain, Voiture, Godeau, Ménage, non pas à titre d’écrivains, mais à titre de gens d’esprit. Deux princes du sang, le duc d’Enghien et sa sœur, future duchesse de Longueville, sont dès leur première jeunesse des habitués de la Chambre bleue. Plus tard apparaîtront Saint-Evremond, Mme de la Fayette, la toute jeune et riante marquise de Sévigné. Le vieux Malherbe chante Mme de Rambouillet ; Balzac, Corneille lui sont présentés : mais les réunions n’ont rien d’une Académie. Les gens du monde y dominent et donnent le ton : c’est, dit Chapelain, « le grand monde purifié », « la pierre de touche de l’honnête homme ». Il écrivait à Balzac, très curieux de savoir quelle était cette nouvelle puissance : « On n’y parle pas savamment, mais on y parle raisonnablement, et il n’y a lieu au monde, où il y ait plus de bon sens et moins de pédanterie ».

Parler, c’était la grande affaire, et les lettres du temps nous représentent à merveille cette conversation des premiers temps, encore un peu lourde, et qui croit se donner de la légèreté en se tortillant. Avec l’éternelle matière des propos mondains, celle que fournissent les nouvelles du jour, les médisances et les scandales, on s’occupe fort de démêler, d’analyser les sentiments, d’en distinguer les nuances et les sources, de ceux surtout qui sont d’un usage journalier dans la vie sociale, amour-propre, amitié, amour surtout ; on débat le sens et la beauté des mots ; on prend pour thème parfois quelque ouvrage nouveau dont on a entendu lecture, une lettre ou une dissertation de Balzac, ou bien, un certain jour, le Polyeucte de Corneille, dont la dévotion ne plaît guère. On dispute ferme à l’occasion sur une comédie de l’Arioste, ou sur deux sonnets rivaux : Malleville et Voiture ont fait chacun une Belle Mutineuse. Le sonnet de Voiture à Uranie et le sonnet de Benserade sur Job partagent l’Hôtel de Rambouillet, puis tout Paris, en pleine Fronde !

La marquise, retirée chez elle dès 1608, ne meurt qu’en 1665, mais le beau temps de son salon c’est de 1624 à 1648. L’exemple qu’elle a donné est imité de toutes parts : par tout le beau Paris d’alors, autour du Louvre et du Palais-Cardinal, au Marais et dans la place Royale, les palais des princes et des seigneurs, des hôtels même de la riche bourgeoisie ouvrent leurs portes. Ce sont les dames de Clermont-d’Entragues, c’est la marquise de Sablé, qui a « la plus nette mignardise dans ses lettres aussi bien que dans sa conversation ». C’est Mme de Maure, Mme de Choisy, Mme Scarron ; c’est M. Testu, chevalier du guet, chez qui on lit les comédies destinées à la scène. Tous ces réduits et ces ruelles, où les Précieuses tiennent conversation, se multiplient dans la première moitié du siècle. Chez Mlle de Scudéry, aux samedis, moins de grand monde, et plus de gens de lettres : c’est une ruelle littéraire, un peu pédante. Mais voici la ruelle mondaine et pédante à la fois, et les précieuses ridicules : les mardis de la vicomtesse d’Auchy, qui lit un jour une paraphrase de saint Paul ; elle a pour amies Mme de Mosny qui apporte une fois un roman, Mme de Saintot, une ancienne actrice de la Foire, maintenant bas-bleu et fort écrivailleuse. Nul n’est admis, s’il ne compose et ne lit : un vieil officier, à qui la plume pèse, est forcé de barbouiller du papier pour être admis dans cette « Académie femelle », comme Chapelain écrit en 1638, s’égayant fort de ces « fées qui ont beaucoup d’âge et peu de sens ».

La province, comme de juste, suivit un peu plus tard, et l’on connaît la phrase de Chapelle sur les dames qu’il voit en 1656 à Montpellier : « À leurs petites mignardises, à leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous vîmes bientôt que c’était une assemblée de précieuses ».

Mais ce ne sont pas les originaux extravagants ni les imitateurs ridicules que nous avons à regarder. Les vraies précieuses — que Molière a visées et atteintes à travers les autres, — c’étaient Mme de Rambouillet, Mme de Sablé, Mme de Longueville, Mme de Maure, et le monde précieux a été l’école où se sont formés les Bussy et les La Rochefoucauld, les Sévigné et les La Fayette, les Maintenon et les Ninon, c’est-à-dire les plus exquis exemplaires de la société française dans la seconde moitié du siècle : voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour bien juger la préciosité. Elle n’est que le premier état de l’esprit mondain qui, sans changer son idéal, modifie sans cesse et rectifie ses apparences.

Le fond de l’esprit mondain, c’est de se séparer, avec tout ce qui le touche ou lui sert, de ce qui n’est pas le monde ; c’est d’établir, par-dessus la vulgaire distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, un nouveau principe de distinction à l’aide duquel tout se jugera et se classera : ce principe est l’idée des convenances, qui crée un genre nouveau de beauté, la distinction ; une chose, un acte qui présentent une sorte de perfection supérieure dans la conformité aux convenances, sont distingues. Le naturel n’est pas impliqué dans la distinction, mais l’aisance. Elle ne comporte ni la bonté du cœur, ni la force de l’intelligence, mais elle indique certaines manières d’avoir, ou de n’avoir pas, du cœur ou de l’intelligence. Comme la sociabilité a formé et lie toujours le monde, la distinction est un art de plaire ; tout ce qu’on a en soi et sur soi, réalité solide ou surface, il faut l’avoir pour les autres, ou s’en donner l’air : cette coquetterie de parure par laquelle la beauté semble faire don de soi au public, et prendre intérêt à son plaisir, quand il s’agit de la pensée et de l’expression de la pensée, c’est l’esprit. En littérature, il n’y a de distingué que l’esprit, au sens étroit : l’ingéniosité, l’invention spirituelle. Rien ne vaut que pénétré ou orné d’esprit. On est ainsi, tout à la fois, très près et très loin de l’art : ou, si l’on veut, on a un art d’agrément, et non d’expression, un art tout orienté vers le public, pour lui plaire à sa mode, et non vers la nature, pour la rendre selon la vérité. Mettez en face l’un de l’autre l’art du xviiie siècle et l’art grec.

Voilà comment l’influence de la société sur la littérature française-fut mêlée de bien et de mal. Le public fit la loi : il imposa d’abord la clarté, l’unique et admirable clarté de nos chefs-d’œuvre classiques ; il obligea les auteurs à ménager sa peine sans plaindre la leur, à savoir nettement ce qu’ils voulaient dire, et à le dire sûrement. Mais ce public définit la clarté par ce que son esprit entendait : et ces femmes, ces gentilshommes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas entendre bien des choses, qui eussent bien mérité qu’on les leur fit entendre. Notre littérature y perdit sans doute en hauteur et profondeur ; et les plus grandes questions, les plus vitales en furent exclues ou furent réduites à s’y glisser par occasion : de là ce que nos chefs-d’œuvre classiques paraissent avoir quelquefois d’un peu court, quand on les compare à certaines œuvres des autres littératures. Avec quelque chose de superficiel et de frivole, ou tout au moins de moyen, la littérature prit au monde le goût d’une simplicité brillante, très cherchée et très aisée, qui imite le naturel et qui est parfois tout le contraire : il fut difficile de n’avoir pas d’esprit, et les plus grands seuls de nos écrivains y parvinrent. Il fut difficile aussi de parler à ce public de ce qui n’était pas lui : et par là la matière littéraire se restreignit encore ; l’homme, mais l’homme de la société, soumis aux rapports, aux lois, aux accidents sociaux, ayant affaire un peu a Dieu, beaucoup aux hommes, nullement à la nature, fut l’original nécessaire de tous les portraits. N’étant guère actionné que par l’amour, il fit de l’amour l’action de tous les livres qui prétendaient à le représenter.

Enfin, s’il est une vérité reçue dans le monde, c’est que le monde a raison, c’est qu’il fait bien et pense excellemment, mieux que tous les individus qui le composent, et surtout mieux que tous les êtres qui n’en sont pas ou n’en ont pas été : d’où la raison, cette souveraine dominatrice du siècle qui commence, s’étrique, s’amincit, se creuse, et devient le préjugé mondain, qui investit momentanément tous ses caprices et toutes ses ignorances d’un titre d’absolue et universelle vérité ; et voilà surtout ce qui porta grand dommage à la littérature du xviie siècle.

Car tous les écrivains durent compter avec le goût mondain, que la plupart au reste portaient en eux-mêmes. Il fallut qu’ils y satisfissent, même en le dépassant. Le xviie siècle, qu’on a tort souvent de prendre « en bloc » et de croire tout d’une pièce, nous offre plusieurs courants, plusieurs directions, et comme plusieurs étages de goût et d’idées : il y a communication, juxtaposition, entre-croisement ; à de rares moments et jamais pour longtemps fusion ou confusion. L’esprit de la société polie, esprit précieux d’abord, puis simplement esprit de cour ou de salon, n’est en somme que la forme charmante, étroite, inférieure, du goût classique : c’est au-dessus de lui, bien que souvent pour lui, que se firent les chefs-d’œuvre.

4. Poètes et romanciers précieux. §

Pour bien juger la préciosité, il faut la regarder comme une discipline imposée à de fortes natures, pleines encore de sève et de fougue, grossières, brutales273. Puis la, délicatesse devenant de plus en plus intérieure et spontanée, à mesure que se brisera le ressort des âmes, et que se videra le réservoir des énergies primitives, les formes se simplifieront, se détendront. Mais jusqu’à la fin du siècle, en somme, la force et la fougue seront sensibles sous la politesse. De là précisément l’exagération du raffinement, l’intempérance cérémonieuse des manières, l’extravagance spirituelle du langage. On ne sait pas encore marcher, on danse ; et toute la vigueur du corps robuste passe dans le bras qui arrondit un salut. Tout est alors en deçà, au-delà, ou au contraire de la nature : car la nature est grossière, et le paraît là où elle ne l’est pas réellement. Tout est excès, excès de grandeur ou excès de finesse, boursouflure ou subtilité ; et l’idéal que les précieux essaient de réaliser dans leur vie et dans leur extérieur, celui que tout d’abord ils imposent à la littérature, c’est l’horreur du commun, du vulgaire, en tous sens et sans exception, le culte obstiné de la rareté qui surprend.

Ce goût eut pour premier effet de soumettre de nouveau la France aux influences étrangères. Car le merveilleux de l’esprit se rencontrait plus facilement hors de chez nous. L’Italie, d’abord, cette fois encore, fut notre institutrice : mais l’Italie dégénérée, folle de l’artificielle beauté des concetti, dépensant tout son génie en inventions monstrueuses d’hyperboles, d’antithèses et de métaphores, l’Italie de Guarini et de Marino. Celui-ci, un Napolitain d’inépuisable faconde, d’intelligence et de sentiment nuls, vint en France en 1615 : il y publia son Adone (1623), poème allégorique et descriptif de plus de 40 000 vers274. « Les yeux, disait-il quelque part, sont les balcons et les portes de l’âme, fidèles témoins, vrais oracles, sûre escorte de la raison timide, et flambeaux ardents de l’obscure intelligence. Ils sont les langues de la pensée, toujours promptes et adroites, les messagers parleurs du muet désir, hiéroglyphes et livres où l’on peut déchiffrer les secrets du cœur, — vifs et purs miroirs où transparaît tout ce qu’enferment les profondeurs de la poitrine275 », etc., etc. Dans le Tasse même, qu’on lisait beaucoup, il n’y avait que trop de brillant, de finesse, et, comme disait un peu brutalement Despréaux, de clinquant. Ces beautés spirituelles faisaient fureur chez nous, et asservissaient tout, jusqu’au vieux Malherbe, grognant et cédant. Avec cela, les Italiens imposaient, parce qu’ils entendaient l’art ; épopée, comédie, histoire, de quelque genre qu’on parlât, ils faisaient autorité : ils écrivaient selon les règles.

L’Espagne vint renforcer l’Italie : elle avait le même goût, l’ayant eue pour maîtresse. C’était l’Italie qui avait fait éclore chez elle, dans sa mâle et âpre poésie, le conceptisme de Ledesma, l’estilo culto de Gongora : les agudezas valaient les concetti. Mais, dans ce raffinement, l’Espagne continuait d’exprimer son génie national par les sonorités emphatiques des mots, et par l’héroïque boursouflure des pensées. Cette influence fut, chez nous, plus tardive et moins universelle que celle de l’Italie. Antonio Perez ne l’établit pas, quoi qu’on ait dit : il ne dut jamais mettre les pieds à l’hôtel de Rambouillet276. Dès le début du siècle, la langue espagnole était familière à la plupart des gentilshommes et des dames : mais les livres pénétraient plus lentement, et ce n’est guère avant 1630 qu’on sent une forte action du génie castillan sur la littérature française. Au théâtre, les Espagnols nous donnèrent des sujets, dispensant nos poètes du labeur de l’invention. Par Montemayor et par Perez de Hita, ils furent nos maîtres dans le roman galant et héroïque. Leur poésie ne fut, semble-t-il, jamais très bien connue. Gongora n’eut point d’action. Voiture est peut-être le seul de nos poètes qui soit sensiblement teinté de goût espagnol. Je parle des genres sérieux de poésie : car, pour le burlesque, l’influence de l’Espagne fut considérable. Lope de Vega, Gongora, fournissaient des modèles que notre Saint-Amant, notre Scarron ont connus, et qui les ont inspirés. Enfin l’esprit castillan s’est offert à nos courtisans dans une idée que dégageaient, non plus les fictions des livres, mais les vies réelles ou légendaires de quelques individus comme Villamerliana : idée de politesse héroïque et de gravité hautaine même dans la facétie. En revanche, jamais le goût des Espagnols n’a fait loi ; et dans le temps même où on les pillait le plus, on ne se gênait guère pour les taxer d’irrégularité ou d’extravagance277.

Au total, l’Espagne, comme l’Italie, recommandait à la France le goût effréné de l’esprit, le culte des formes les plus raffinées de sentir et de parler.

Toute la littérature française fut atteinte par la préciosité et se mit aux pointes278, qui sont la forme française des concetti et des agudezas. Mais il y eut des genres d’où la nature et le naturel furent plus complètement bannis, ou qui sont comme la propriété exclusive du mauvais goût étranger et mondain. La poésie de forme lyrique, qui était devenue une poésie de cour ou de ruelle, n’ayant guère ailleurs d’emploi, fut la première gagnée, et les enseignements de Malherbe en furent corrompus.

Le maître lui-même soupira ses fausses amours en pointes fades ; mais ce qu’il y a de plus significatif, c’est que toutes les hautes parties de sa doctrine furent comme stérilisées jusqu’à Boileau, et qu’il ne fit pas école. De loin en loin, la facture d’une ode porte sa marque : mais il ne laisse en somme que deux disciples, Maynard et Racan. Encore tiennent-ils plus du goût général que j’ai tâché de définir dans la littérature de Henri IV, que du caractère original de leur maître. De celui-ci pourtant Maynard279 a pris le soin de la langue et du vers, la poursuite acharnée de la netteté et de la justesse : « Mes vers français, disait-il, ont tant de peine à me satisfaire, que de 100 j’en rejette 90 ». Malherbe lui reprochait de manquer de force : mais dans sa faiblesse laborieuse et châtiée, il a de forts, de triomphants réveils ; on a de lui des pièces qui valent le meilleur Malherbe. Il monte en perfection les lieux communs de l’amour, de la mort et de la fortune, il frappe excellemment les petites pensées de circonstance. Il voulait que chaque vers offrît un sens complet, et cette règle du détachement du vers était la mort du lyrisme ; elle condamnait la poésie aux découpures, au martelage, au pailletage, enfin au prosaïsme brillant et sec. Aussi Maynard fut-il naturellement conduit à détacher la strophe comme le vers, en sorte que ses odes s’égrènent comme des chapelets, et sont comme des collections de petites pièces sous un titre commun : naturellement aussi il devait se plaire et exceller aux rondeaux, aux sonnets, aux épigrammes, à tous ces genres qui sont le triomphe du martelage et du trait. Cependant il eut maille à partir avec les précieux, qui lui trouvaient encore trop de sens et trop peu de pointe : en vain se fâcha-t-il contre les orateurs frisés de ce siècle coquet ; on lui montra bien, quand il reparut à Paris après la mort de Richelieu, que ses vers et lui étaient des provinciaux. Déjà il ne se gagnait plus de gloire qu’à Paris, à la suite de la mode : la résidence était de rigueur ; et voilà pourquoi notre président d’Aurillac, qui méritait un peu mieux, a laissé moins de renommée que les Voiture et les Sarrazin. On lui doit bien une place en bon jour, entre Malherbe et Racan.

Racan280, j’en ai peur, a dû son immortalité presque autant à ses bizarreries qu’à son génie. « Hors ses vers, dit Tallemant des Réaux, il semble qu’il n’ait pas le sens commun, il a la mine d’un fermier. Il bégaie et n’a jamais pu prononcer son nom : car par malheur l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. » Ses distractions, sa naïveté qui prêtait aux mystifications, ont fait la joie de son siècle, et lui ont fait une légende. Racan est comme une première épreuve, plus grossière, de La Fontaine ; c’est un La Fontaine moins spirituel, plus ignorant, plus paresseux, dont les vers sont faits de génie et tout gonflés de sentiment. Son ignorance et sa paresse le préservèrent des pointes ; et même il n’accepta des enseignements de son maître que ce qui ne coûtait pas plus de peine à pratiquer qu’à négliger. Jamais Malherbe ne put gagner sur lui qu’il composât avec lenteur et correction, qu’il polit laborieusement les vers que son inspiration première avait jetés. Racan appartint toute sa vie à l’école du négligé facile, et continua tout seul la tradition du lyrisme élégiaque des Mont-chrétien et des Bertaut. C’est un vrai poète (il en avait l’âme et l’oreille), un amant de la campagne, qui dans le plus faux des genres, dans la pastorale dramatique, a su jeter quelques impressions profondément sincères, un doux mélancolique qui a pleuré la fuite des choses et le néant de l’homme en strophes lamartiniennes, du milieu desquelles parfois s’enlèvent puissamment de magnifiques images, des périodes nerveuses et fières.

À côté de Racan, combien minces et combien glacés paraissent tous les limeurs précieux, même Théophile, ce brillant et fantasque génie, qui préféra à la simplicité laborieuse de Malherbe la fausseté non moins laborieuse des Marino et des Gongora. De sa tragédie de Pyrame et Thisbé (probablement 1625) date le règne du goût précieux dans la poésie. Malherbe est vaincu : sa versification seule prévaut. Les Voiture, les Malleville, les Sarrazin, les Godeau, les Saint-Amant, les Scudéry, les Scarron même lui opposent leur fantaisie : en eux se perpétue le lyrisme du siècle précédent, mais un lyrisme desséché, plus intellectuel que sensible on imaginatif ; leur art, très contraint dans son apparente liberté, n’est qu’un jeu d’esprit compliqué, dont la règle est de calculer toujours l’effet le moins attendu ou le moins nécessaire, pour le produire.

Comme la société est très intelligente et très avide du plaisir littéraire, on voit éclore alors une prodigieuse abondance de sonnets, de rondeaux, d’élégies, de chansons, de stances, dont la galanterie en général fait le fond, puisqu’il était établi qu’il ne pouvait y avoir d’honnête homme sans amour, ni d’honnête livre. Les uns sont plus emphatiques, d’autres plus raffinés ; il y en a de plus fades, ou de plus piquants, et l’on peut trouver dans cet art faux des merveilles de grâce spirituelle. Mais il suffira ici de nous arrêter à l’homme qui incarne à bon droit le goût précieux, à celui qui a qualité pour représenter ce monde et cet art, à Voiture281.

Ce fils d’un marchand de vins d’Amiens inaugure la puissance sociale de l’esprit ; sans naissance et ne s’en cachant pas, il se fait recevoir à l’Hôtel de Rambouillet, et y traite d’égal à égal avec tous. Il ne reçoit de pension que du roi, de Monsieur, à qui il appartient : cela le tire de pair parmi les écrivains faméliques et parasites. Il a soin aussi de n’être pas écrivain, afin d’être tout à fait honnête homme. Il ne veut pas être autre chose qu’un homme d’esprit qui écrit quelquefois, et c’est son neveu Pinchêne qui fera de lui un homme de lettres après sa mort, en l’imprimant. Voiture que le service de Monsieur mena en Espagne, en Italie, écrivait des lettres aux amis qu’il avait laissés à Paris : il en écrivait de Paris aux amis qui s’en allaient aux armées ou en mission diplomatique. Il vivait dans l’intimité de la marquise de Rambouillet, et il savait toujours faire jaillir quelques rimes ou quelques pointes, de toutes les circonstances qui intéressaient le petit cercle. Voilà ce qu’on appelle pompeusement les œuvres de Vincent Voiture.

Ce petit homme, frileux et gourmand, bretteur et joueur, vaniteux, passionnément galant, mais plus épris des douceurs qu’il disait que des femmes à qui il les disait, au reste brave, fier, sincère, reconnaissant, cet homme aurait pu faire plus qu’il n’a fait : il avait l’esprit sérieux et capable de grandes pensées ; il a su juger Richelieu comme on le juge à deux cents ans de distance. Mais comme il ne pouvait se maintenir dans ce monde où sa naissance ne l’appelait pas, qu’en plaisant, il a voulu seulement plaire et toujours plaire. Il a dépensé plus d’esprit à dire des riens, qu’un autre à exprimer des pensées solides. Comme il écrit pour des gens très raffinés, et pour cette coterie seule, il met de la finesse partout, il la fabrique avec un tortillage d’images, de plaisanteries, d’allusions, dont ils ont seuls la clef, et ainsi il est pour nous obscur et fatigant. Il y a même un peu de lourdeur dans ses grâces, lorsqu’il développe ses métaphores ou ses allégories : la lettre où il se suppose mort, celle des lions du Maroc, ou celle de la carpe au brochet sont des plaisanteries dignes de Mascarille ou de Trissotin. Sa poésie amoureuse est d’une finesse abstraite, et transpose avec une exquise précision le sentiment en idée. Mais quand il ne s’agit pas d’amour, il cause souvent, en prose ou en vers, avec un esprit net et vif, d’un style léger et piquant, dont l’allure fait penser à Voltaire : son Épître au prince de Condé revenant d’Allemagne sort du goût précieux, et réalise déjà l’urbanité de la fin du siècle ou du siècle suivant.

L’horreur du vulgaire naturel qui, appliquée aux menues circonstances de la vie sociale, produisait la recherche spirituelle des petits vers, tourne en passion du romanesque quand il s’agit de former une conception générale de la vie. Un besoin étrange d’aventures emporte alors les âmes, et se traduit parallèlement dans l’histoire par tous les troubles, les intrigues, les révoltes que l’on sait, dans la littérature par la vogue des genres et des œuvres où s’étale le plus extravagant héroïsme. L’épopée d’abord : en 15 ans, six grandes épopées paraissent, qui forment un total de 136 chants, et dont quelques-unes ont eu assez longtemps le renom de chefs-d’œuvre282. Je n’en parlerai pas : ce sont les parties mortes et bien mortes de la littérature classique. Quelques brillants morceaux de description ou de morale, voire de théologie, n’empêchent pas que ce soient des œuvres absolument ennuyeuses et illisibles. L’invention est surtout extrêmement pénible, l’exécution presque toujours lâchée. C’est en eux qu’on peut voir combien l’esprit précieux est éloigné de l’art véritable, et en implique peu le sens. Ces épiques ne savent éviter la platitude que par les pointes, et incapables de se concentrer, ils se boursouflent ; ils ne donnent que du fatras ou du clinquant.

Comme ils écrivent pour le monde, pour les femmes, leur public, qui méprise la science des collèges et n’est pas plié à la superstition de l’antiquité, leur inspire une doctrine, qui se trouve être essentiellement excellente : ils prennent des sujets chrétiens, donc modernes, Childebrand, Clovis, saint Louis, Jeanne d’Arc : le plus ancien est pris aux contins de l’antiquité romaine et des temps chrétiens, l’Alaric de Scudéry. Tout naturellement, ils font des idées de leur public la règle de leur ouvrage, et ici c’est parfaitement juste : par un semblable mouvement, Théophile, qui a pourtant prodigué ses vers aux Iris et aux Philis, déclarait un beau jour qu’il n’en fallait plus, et que toute la mythologie avait fait son temps dans la poésie. Le paganisme est un amas de fictions impossibles à croire, dont les cuistres farcissent leurs cervelles : le vrai, le réel (on ne dit pas le beau), c’est le christianisme. On disait aussi que l’histoire de France devait être plus intéressante pour des Français, et que les hauts faits des Grecs ou des Romains ne pouvaient valoir pour nous le récit des luttes et des périls qui avaient fondé ou affermi la monarchie.

Tout cela était fort bien : mais il fallait du génie pour traduire ces idées, et c’est ce qui manqua. L’histoire fut travestie par ces poètes autant qu’elle l’était par les historiens : imaginez le Louis XIV de la Place des Victoires, ou les personnages des batailles de Le Brun dans des architectures et des jardins tels que ceux de Versailles, et vous aurez l’Alaric de Scudéry. Les sentiments sont en harmonie avec le costume : cela n’est d’aucun temps. Il n’y a pas un de ces poètes qui sache ce que c’est qu’un homme, et soit capable d’en faire vivre un dans son poème. Ils font ronfler des lieux communs, ou aiguisent des sentences.

Ils n’entendent rien au genre qu’ils traitent, et en cela ils continuent Ronsard et annoncent Boileau. Pour Scudéry, l’épopée est un roman historique, en vers, ayant d’un bout à l’autre un sens allégorique, qui donne la moralité de l’œuvre. La prise de Rome sera la victoire de la raison sur les sens avec le secours de la grâce. Voilà où en est Scudéry, et où ils en sont tous, et cette idée éclose dans les écoles philosophiques de la Grèce, pieusement recueillie par les chrétiens pour absoudre les chefs-d’œuvre parfois embarrassants de l’épopée païenne, sera consacrée par le docte père Le Bossu dans un inepte traité que Boileau estimera.

Les épopées du xviie siècle ne sont que de mauvais romans ; par contre, les romans283 sont des épopées qui ne sont pas bien bonnes. Le roman ne suivit pas tout à fait la voie où l’avait mis D’Urfé : de pastoral il se refit héroïque, et mêla les deux traditions de l’Amadis et de l’Astrée. La raison en est facile à entendre : la vie pastorale, au sortir du xvie siècle, avait enchanté une génération fatiguée, qui aspirait au repos ; mais on eut bientôt assez du repos, quand les forces revinrent, avec elles la fièvre du mouvement et de l’action.

Les hommes de la guerre de Trente Ans, des conspirations contre Richelieu, de la Fronde, n’avaient pas pour idéal de soupirer avec une bergère au bord du Lignon. On leur offrit donc de l’héroïque, des aventures, de grands coups d’épée. En même temps, l’instinct du siècle se précisait : on voulait du vrai. Le vrai dans les sentiments, c’était bien fin pour qu’on y vînt d’abord ; et puis on n’était pas encore assez persuadé, ni par d’assez rudes expériences que les grands sentiments n’étaient pas le vrai. Mais pour les faits, on savait bien ce qui était réel : on ne voulait plus de bergers et de druides ; on voulait du réel, de l’historique, ou prétendu tel. D’Urfé l’avait déjà senti, et je l’ai fait remarquer plus haut. Les faiseurs de romans prirent donc qui le Mexique et le Pérou, qui la Gaule française, un autre l’Asie, un autre Rome. Dans les cadres historiques, ils mirent les sentiments à la mode, les occupations à la mode, héroïsme, galanterie, conversation.

Mlle de Scudéry y mit plus : la description du monde précieux, hôtels, châteaux, figures et caractères ; Condé, dans Cyrus, avec la bataille de Rocroy très exactement narrée ; dans Clélie, la Fronde, et Pellisson sous le nom d’Herminus, Sarrazin sous celui d’Amilcar, et puis Mme de Sévigné, Fouquet, La Rochefoucauld, le ménage Scarron, les Jansénistes et Port-Royal. Milon de Crotone se bat en duel, et Horatius Coclès chante aux échos des douceurs pour Clélie. Mais surtout les héros causent ; en paix, en guerre, en prison, ils causent, galamment, spirituellement, de la mort, de l’éducation, des femmes, de la politesse, des lettres, de tout enfin. Il y a beaucoup de sens et d’esprit dans ces conversations un peu longues, qui, publiées à part, devinrent comme le manuel de la bonne société. C’est là ce qui vaut le mieux dans l’œuvre de Mlle de Scudéry : les portraits, trop vantés, sont trop embellis par un art doucereux pour avoir une grande valeur ou morale ou documentaire. La longueur de tous ces romans, s’ajoutant à leur fausseté, les rend illisibles : une invention inépuisable et banale les pousse d’aventure en aventure et d’histoire en histoire, jusqu’au 10e tome ; et l’on retrouve partout cette improvisation négligée à laquelle Malherbe avait essayé d’arracher les écrivains.

En face de cette littérature galante et emphatique, une autre se présente, triviale et burlesque. Elle semble la parodie de la première, elle l’est parfois en effet, elle en raille l’excès et la fausseté : et c’est en général au même public qu’elle s’adresse ; la littérature comique, picaresque ou grotesque de ce temps-là fait presque ont entière partie de la littérature précieuse284. Elle n’est pas moins éloignée de la nature que l’autre, même quand elle s’y oppose : elle outre la grossièreté, le ridicule ; elle étale la bouffonnerie ou cynique ou brutale. Si les femmes font un peu les renchéries, les hommes, après avoir poussé les beaux sentiments et cherché le fin du fin, ne haïssent pas de rire gros, comme des ruelles ils vont aux cabarets. A leurs solides estomacs, pour les mettre en belle humeur, il faut des viandes bien épicées : dans la poésie, les chansons bachiques, les tableaux crûment colorés des « crevailles » copieuses, de la gueuserie après la goinfrerie. Le gai compagnon du gros comte d’Harcourt dans les tripots et dans les cabarets, Saint-Amant285, y porte une verve originale et chaude : il a le sens du trivial, parfois même du fantastique, et tel de ses sonnets a la précision vigoureuse d’une eau-forte. Il a le tempérament d’un réaliste ; mais il s’obstine à convertir ses impressions de nature en préciosité spirituelle.

Dans le roman, il paraît bien que Sorel a été un bourgeois de sens ferme, à qui par malheur le talent a manqué pour faire une grande œuvre. Il a, trente ou quarante ans avant Molière et Boileau, essayé de détruire la fausse littérature et de discréditer les sentiments hors nature. Son Francion (1622) est le premier de nos romans réalistes, où sont peints, en couleurs peu flatteuses, les bas-fonds de la société, et le monde vaniteux ou servile des gens de lettres ; et son Berger extravagant (1627) a été pour la mode des pastorales ce que les Précieuses ridicules ont été pour le romanesque et les pointes. Par malheur, l’art, la mesure, le style manquent à Sorel286 ; et son Francion, ancêtre de Gil Blas, n’arrive qu’à être une date, non une œuvre.

Il y a un tempérament d’écrivain plus vigoureux dans le Roman comique de Scarron287, qui, avec une verve allant parfois jusqu’à la plus dégoûtante bouffonnerie, nous représente les mœurs des comédiens nomades du temps, et les originaux ridicules de la province. Pour remplacer les coups d’épée des Cyrus et des Aronce, Scarron met à notre goût un peu trop de coups de pied ; mais son récit offre, épars çà et là, ou enveloppés de fantaisie exubérante, de sérieux éléments de comédie, des figures curieusement dessinées, la Rancune, le cabotin usé et grincheux, la Rappinière, le rieur méchant, la Garouffière, le provincial parisiennant, Ragotin, un petit bourgeois vif et hargneux, galant et fat.

L’épopée, elle aussi, aura sa contre-partie, qui sera le burlesque. L’essence du burlesque, c’est le manque de convenance : faire parler les dieux et les héros comme on parle aux faubourgs, aux halles, et mettre tout le détail de la forme en désaccord constant avec la nature du sujet. Scarron est le grand homme du genre : rien ne vaut le Virgile travesti, qui ne vaut pas grand’chose. On en a trop vanté le sens littéraire, et l’esprit y est des plus gros ; cela fatigue vite. Ce barbouillage n’a pas l’ampleur de bouffonnerie du Roman comique, ni même de Don Japhet d’Arménie, On a peine à croire à quel point ce genre du burlesque, aussi faux que l’héroïque, fut à la mode de 1648 à 1660. On mit tous les auteurs anciens en style burlesque, même Hippocrate. On fît du burlesque une arme politique dans les Mazarinades ; on l’employa dans les querelles scientifiques, pour discréditer l’antimoine. On l’appliqua même à l’édification, pour profiter de sa vogue, et les âmes pieuses purent puiser dans la « Tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Sauveur ».

Ainsi dans la poésie, dans l’épopée, dans le roman, dans le sérieux et dans le comique, toute la première moitié du siècle nous fait assister à une débauche d’esprit et de fantaisie, où l’invention monstrueuse, toujours plus haut ou plus bas que la nature, s’associe à une exécution la plupart du temps hâtive, inégale, et grossière jusque dans ses finesses.

Chapitre III
Trois ouvriers du classicisme §

1. Balzac : un artiste en phrase française. Les idées de Balzac : éducation intellectuelle du public par les lieux communs. — 2. La critique et les règles. Chapelain : ses tendances classiques ; ses timidités et ses complaisances. — 3. Descartes : rapport de sa philosophie à la littérature. L’écrivain. Le Traité des Passions : Descartes et Corneille. Le Discours de la méthode. Esprit rationaliste et méthode scientifique : opposition intime et accord passager du cartésianisme et du christianisme. Le cartésianisme, négation de l’art : union du cartésianisme et de l’art dans le classicisme.

Dans la première moitié du xviie siècle, après Malherbe, et hors de la poésie dramatique, trois noms se détachent, exprimant autre chose que les divers aspects de la mode et de l’esprit mondain : Balzac, Chapelain, Descartes, très inégaux de génie, très inégalement aussi dépendants du monde, ont été trois modificateurs influents des formes et des idées littéraires.

1. Balzac §

On ne lit plus guère Balzac288 aujourd’hui : c’est un phraseur, un emphatique, qui maintes fois joue au précieux. Il semble qu’il ait passé sa vie à souffler des idées creuses. On ne le lit plus : et l’on a tort. Il vaut mieux que sa réputation, et il a rendu en son temps de grands services.

La prose, l’élocution pratique avait moins souffert que la poésie des fantaisies du bel esprit. Elle s’était polie, allégée ; elle avait pris de la délicatesse, de la rapidité. Les précieuses écrivaient des lettres ; la phrase de Mme de Montausier, ou de Mme de Sablé, ou de Mme de Maure, est encore un peu compassée, cérémonieuse, à longue queue : cependant avec elles, et surtout avec Voiture, qui a laissé échapper de délicieux billets, on sent que l’on marche vers l’excellent style, sans relief et sans couleur, mais d’un trait si juste et si fin, que Bussy et Mme de la Fayette emploieront.

Balzac, qui n’est que par accident un précieux, Balzac a invente une autre phrase, qui s’est imposée à l’admiration des gens du monde et à l’usage des genres littéraires : il a inventé ou, si vous voulez, réinventé, en la reprenant chez Du Vair, la phrase oratoire, ample, rythmée, sonore, imagée. Il a passé sa vie à forger de belles phrases, comme on n’en avait jamais fait en notre langue. Il a manqué de naturel : c’était inévitable ; mais il en a manqué surtout par scrupule d’artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. Il a enseigné aussi les harmonies secrètes du langage : celles qui résultent de l’unité du ton, de l’égalité, de la continuité des développements. Il a enseigné à faire dominer une idée, une couleur : il a montré comment les transitions servent à lier et à fondre. Il a cherché le mot propre, le mot fort, avec une opiniâtreté méticuleuse. Sa règle n’était pas la bienséance mondaine, mais l’effet d’art ; il effarouchait quelquefois les ruelles par l’emploi de certaines vulgarités pittoresques, qu’il se refusait à supprimer ; si elles étaient amenées, et si elles étaient fondues, il estimait qu’on n’avait rien de plus à demander. Son rôle a donc été fort analogue à celui de Malherbe : en face de la strophe oratoire préparée par celui-ci, il a construit la période éloquente, et Boileau avait le droit d’écrire : « On peut dire que personne n’a jamais mieux su sa langue que lui, et n’a mieux entendu la propriété des mots et la juste mesure des périodes. » Et vraiment, quand on lit certaines pages de Balzac, dans le Socrate chrétien par exemple, on sent que la forme de Bossuet est trouvée. Il ne reste plus qu’à la remplir.

Car le sens chez Balzac paraît mince. Ce ne fut pas un génie inventif. Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes : et de son fonds, il est sec. Fils peu tendre, vieux garçon, citoyen désintéressé de la fortune publique, enfin parfaitement égoïste, il n’a pas l’excitation qui vient du cœur. Mais ici encore, il faut se garder d’exagérer. La nature, les arbres, les eaux, le clair soleil, lui donnaient du plaisir, et sous ses grandes phrases on sent la sincérité de la jouissance : il a vraiment aimé la campagne, il l’a préférée à la société. La chose n’est pas commune en ce siècle. Puis il avait, à défaut du génie, l’esprit juste, le goût assez fin. Il a très bien compris, et très bien dit — et dit à Scudéry même, — que le Cid est beau, en dépit des règles, et que l’objet de la poésie est le plaisir par la beauté ; il a très finement écrit — et à Corneille même — sur la prétendue vérité historique de Cinna. Il a solidement parlé sur la politique et sur la morale.

Il n’a rien dit de bien neuf, ni de bien profond : il a dit ce qu’il avait lu dans Montaigne et dans les anciens. Dans ses lettres, dans ses dissertations, il a offert à son siècle, enveloppés d’éloquence, les lieux communs qu’il avait, au cours de ses lectures, rencontrés dans les historiens, les orateurs, les poètes, les Pères de l’Église. Banales pour nous, ces idées ne l’étaient pas alors. Il faut se représenter ce qu’étaient les lecteurs de Balzac : les guerres civiles avaient rendu une bonne partie de la noblesse à l’antique ignorance. Les compagnons du Béarnais se moquaient bien de la science ; Biron et Bellegarde n’avaient jamais étudié, et le dernier connétable de Montmorency, qui meurt en 1614, à en croire Saint-Evremond, ne savait pas lire289. Ces rudes gentilshommes disparaissaient l’un après l’autre, et la nouvelle génération, née depuis la paix, s’instruisait mieux : mais il y avait encore beaucoup d’ignorance, et il fallait renouer la tradition de la Renaissance.

Balzac fut l’instituteur de la société polie. Il a essayé, selon ses propres paroles, « de civiliser la doctrine en la dépaysant des collèges et la délivrant des mains des Pédants290 » ; à ceux qui n’étaient pas des savants, et ne lisaient latin ni grec, aux femmes, il a offert la substance de l’antiquité. Il a jeté dans la circulation tous les excellents lieux communs, où consiste la culture supérieure des esprits ; en les vulgarisant, il a mis le public en état de goûter les grandes œuvres dont elles seraient le nécessaire fondement. Est-il si malaisé de voir qu’en compagnie de Voiture on ne se prépare à comprendre ni Corneille, ni Pascal, ni Bossuet, mais qu’au sortir des « banalités » de Balzac on est tout prêt ?

On s’explique ainsi la gloire de cet homme, devant qui s’inclinaient et Descartes et Corneille, et dont les moindres pages faisaient événement dans l’Hôtel de Rambouillet. Seuls les jansénistes trop instruits pour estimer son fond, trop peu artistes pour sentir sa forme — le tenaient en médiocre estime.

2. Chapelain §

Ce beau monde, dont Balzac faisait l’éducation, était assez disposé, tant par ignorance que par suffisance, à prendre son seul plaisir pour critérium de la valeur des œuvres littéraires : principe séduisant, mais dangereux. Cette tendance fut enrayée pour un temps par la critique.

Une des préoccupations des humanistes, au siècle précédent, avait été d’étudier la structure des œuvres antiques ; et l’on en avait réduit la beauté en formules, en recettes, en règles. En chaque genre, une sorte de canon idéal avait été établi, d’après les écrivains reconnus pour excellents, et d’après les principes qu’on recueillait d’Aristote et d’Horace. La Poétique de Scaliger est le chef-d’œuvre de ces codifications dogmatiques dont la principale erreur était de prendre les règles pour une méthode infaillible, pour les conditions nécessaires et suffisantes de la perfection littéraire. Le culte souvent aveugle des formes anciennes était le dogme fondamental de cette critique : et elle parvint à l’imposer à la légèreté indépendante de la société polie. l’homme qui nous représente éminemment l’influence des doctes sur le monde, l’homme qui fit plus que personne pour opérer la transformation des théories savantes en préjugés mondains, fut le bonhomme Chapelain291, qui se place entre Ronsard et Boileau, comme ayant fait faire un progrès décisif à la doctrine classique.

Chapelain est très complexe ou, pour mieux dire, très confus. Érudit universel à la mode du xvie siècle, homme du monde à celle du xviie, ayant le goût de la politique, de l’histoire, de la philosophie, poète, ou du moins faiseur de poèmes, son vrai caractère, celui par lequel, même après la Pucelle, il conserva son autorité dans les salons et la confiance de Colbert, ce fut d’être l’« expert », le critique des œuvres littéraires. Par malheur, il manquait ou de netteté ou de courage dans l’esprit ; il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. Il mettait une préface à l’Adone de Marino : il rédigeait la censure du Cid de Corneille. Les complaisances injustifiées de sa critique ont rapetissé son rôle, et l’ont fait méconnaître à ses successeurs. Boileau voyait en lui l’apologiste des ouvrages précieux, et la conduite publique de Chapelain l’y autorisait.

Cependant le même Chapelain avait eu l’idée du Dictionnaire de l’Académie, ce monument de la langue classique : et il avait de toutes ses forces travaillé à réduire la tragédie aux imités, c’est-à-dire au type idéal du drame classique. Et le même Chapelain, dans ses lettres intimes qui nous découvrent sa véritable pensée, se montre essentiellement classique par toutes les préférences et par la direction générale de son esprit. Il ne parle que de bon sens, de raison, de jugement, et il ne parle que des règles, qu’il a trouvées dans les anciens, et qu’il impose aux modernes. A vrai dire, comment accorde-t-il les règles avec la raison ? il ne le sait trop lui-même. Et il manque aussi trop absolument du sens de l’art : cet élément essentiel des œuvres antiques, la beauté, il ne le découvre pas ; ces règles dont il fait tant de bruit, sont un mécanisme plutôt qu’une esthétique. Mais c’est déjà beaucoup que de voir s’ébaucher chez ce flatteur de Marino, cet ami de Voiture, ce docteur en titre de la société précieuse, chez l’auteur, pour tout dire, de la Pucelle, c’est beaucoup d’y voir s’ébaucher la formule de l’idéal classique, dans le rapprochement des deux termes qui la composent : souveraineté de la raison, et respect de l’antiquité.

3. Descartes §

À la différence de Balzac et de Chapelain, Descartes292 est tout indépendant du monde : je dirais même qu’il est indépendant de la littérature de son temps. Il n’est pas cause des œuvres contemporaines de son œuvre : il est très peu cause (cause directe, bien entendu) des œuvres qui ont paru après son œuvre. Mais il est comme la conscience de son siècle : j’aperçois chez lui nettement ce qu’il faudrait beaucoup de peine et de temps pour analyser dans la société et dans la littérature du temps ; il révèle certains dessous, qui expliquent les caractères apparents. A ce titre, on ne saurait lui refuser une place ici.

L’écrivain, en Descartes, a peut-être été surfait. Il a une phrase longue, enchevêtrée d’incidentes et de subordonnées, alourdie de relatifs et de conjonctions, qui sent enfin le latin et le collège. Il la manie avec insouciance, la laisse s’étaler sous le poids de la pensée, sans coquetterie mondaine et sans inquiétude artistique. Il est demeuré étranger au souci de ses contemporains, qui travaillaient la forme : il n’a ni la phrase troussée de Voiture ni l’ample période de Balzac. Il retarde sur eux : il en est resté à Montchrétien, à François de Sales, aux négligences faciles. Au reste, il a de grandes qualités, une plénitude vigoureuse, une justesse exacte, et certaines fusées d’imagination qui font d’autant plus d’effet, éclatant parmi les lignes sévères des raisonnements abstraits.

Deux ouvrages de Descartes marquent surtout dans l’histoire littéraire : le Discours de la Méthode (1637) et le Traité des Passion (16491. Ils se complètent par la correspondance.

Le Traité des Passions, qu’on a trop souvent le tort d’abandonner aux philosophes, est du plus haut intérêt. Je fais abstraction de la physiologie fantaisiste qu’il contient, et qui est celle que le temps permettait : notons-y pourtant la fermeté de la conception générale, qui lie tous les faits moraux à des mouvements de la matière. Descartes ne perd jamais de vue que les passions de l’âme sont accompagnées de modifications physiologiques, qui se traduisent par certaines contractions ou au contraire certaines détentes de certains muscles, en d’autres termes par une sorte de mobilisation partielle ou générale des organes en vue de certains effets. Cette concordance continue du physique et du moral produit cette conséquence, que Descartes ne considère pas les passions du point de vue sentimental, mais du point de vue pratique : elles ne valent pour lui que par l’action qui les suit ; il ne songe pas à en composer la vie de l’âme, abstraction faite du reste.

Il n’a point de respect pour elles, n’y voyant que le reflet mental des impressions physiques ; et sans s’arrêter à en mesurer la qualité, la délicatesse, à noter la grâce de leurs frissons ou la majesté de leurs ondes, il les traite comme de brutales impulsions de l’instinct, qui se classent selon leur conformité à la raison et aux « jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal » que la raison fournit. Ainsi, dans l’amour : « lorsque cette connaissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, l’amour ne saurait être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour est extrêmement bonne, pour ce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant293 ». Et dans une âme bien faite, l’amour qui n’est que le désir du bien, se portera toujours au plus grand bien connu : et le degré de l’amour sera en relation avec la perfection connue de l’objet ; il sera goût, amitié, dévotion. « On peut avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi » ; mais « son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il faut294 ».

Il arrive souvent que, comme les animaux déçus par des appâts sont conduits par la nature à leur mal, les passions se portent à de faux biens. La raison n’a pas elle-même de force pour faire dominer ses jugements : c’est le rôle de la volonté, à laquelle il appartient de déterminer ceux « sur lesquels elle résout de conduire les actions de la vie ».

La théorie de la volonté est l’âme du Traité des Passions, et elle est fort remarquable. La volonté n’agit pas directement sur les passions, mais elle les modifie indirectement à l’aide de l’imagination, elle les réduit les unes par les autres, enfin elle est toujours maîtresse d’en suspendre les effets extérieurs : elle commande l’action, avec, sans ou contre les passions. « Les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti, et l’employant à combattre contre elle-même, mettent l’âme au plus déplorable état qu’elle puisse être… Il est vrai qu’il y a fort peu d’hommes si faibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur passion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions ; et, bien que souvent leurs jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre et séduire, toutefois… on peut… penser que les âmes sont plus fortes ou plus faibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que, si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir, au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur295. » En un mot, « la volonté est tellement libre qu’elle ne peut jamais être contrainte… ; et ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur leurs passions, si l’on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire ».

Tout le monde reconnaît ici la psychologie de Corneille : sur ces deux questions capitales, théorie de l’amour, théorie de la volonté, le philosophe souscrit aux affirmations du poète, et ne fait pour ainsi dire que donner la formule de l’héroïsme cornélien. C’est que tous les deux sont de la même génération, et leur pensée travaille sur des impressions identiques que la même réalité leur a fournies.

La guerre civile avait durci les âmes, tendu les énergies ; nous l’avons constaté déjà à propos de Du Vair : on allait naturellement au stoïcisme. La génération qui s’est élevée entre les souvenirs du terrible passé, et les secousses d’un présent encore troublé, ces hommes des conspirations contre Richelieu et de la guerre de Trente Ans, sont de fortes, même de rudes natures, peu disposées à s’amuser aux enfantillages de la vie sentimentale, capables et avides d’action : Richelieu, Retz sont les formes supérieures du type. Les passions sont plus brutales que délicates : mais l’intelligence est prompte, souple, infatigable. Ces gens-là n’ont rien, absolument rien de féminin : ils se gouvernent par raison et par volonté. Leur galanterie est activité d’esprit, plus que sensibilité. Leur fantastique amour se réduit au fond au culte de la perfection, conception intellectuelle et non sentimentale. Leur héroïsme romanesque répond à un besoin impérieux d’effort et d’action. Les romans et les épopées ne sont que des caricatures du type vigoureux dont Corneille nous donne le portrait, et Descartes la définition. Après 1660, un autre type prévaudra, en qui l’activité sentimentale sera développée au détriment de l’activité volontaire, et qui fera une place de plus en plus grande aux sentiments féminins. On ne saurait trop s’attacher à les distinguer, et les formules du Traité des Passions nous en offrent un moyen facile.

Plus large encore est la portée du Discours de la méthode ; ici, Descartes ne représente plus sa génération : il représente son siècle, à certains égards même les temps modernes. Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » est la biographie d’une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l’ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d’une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d’actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu’une connaissance abstraite la sensation d’une énergie qui se déploie ; le tempérament actif des hommes de ce temps est devenu chez Descartes une puissance créatrice d’idées et de « chaînes » d’idées.

En second lieu, ces actes intellectuels sont toute la vie du philosophe ; le reste ne compte pas dans son autobiographie, et toutes les déterminations de sa vie extérieure, choix d’une profession, voyages, retraite, expatriation, ont toujours pour fin d’assurer un jeu plus facile et plus libre à l’activité de son esprit : par là Descartes est l’homme idéal du xviie siècle, l’homme-pensée.

Il nous expose donc dans son Discours comment l’éducation de ses précepteurs, les jésuites, n’ayant donné aucune satisfaction au besoin essentiel de son esprit, il s’est efforcé de se donner lui-même le bien sans lequel il ne pourrait vivre : ce bien, c’est la connaissance, et ce besoin, le désir de la vérité. Pour la trouver, il a sa raison, dont c’est la fonction naturelle, et qui ne peut y manquer, si elle est bien dirigée. Remarquant donc que seuls les mathématiciens ont su découvrir quelques démonstrations, c’est-à-dire « quelques raisons certaines et évidentes », il extrait de leur méthode quelques règles absolues et générales, qui lui servent à vérifier tous ses jugements. Révoquant tout en doute, tout ce que les hommes estiment le plus certain, et ce que lui-même avait cru jusque-là, bien résolu à « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie qu’il ne la connût évidemment être telle », il s’attache à saisir une vérité et comme un bout du fil infini des vérités, qui s’entretiennent toutes. Il s’assure ainsi de l’existence de sa pensée, où consiste son être essentiel, de l’immatérialité de son esprit, de l’existence de Dieu, de l’existence du monde extérieur ; et dès lors le monde intelligible lui appartient : il n’est plus rien qui puisse se dérober à la raison bien conduite ; les premiers résultats garantissent l’universelle efficacité de la méthode.

La raison cartésienne se met à la place de Dieu, et compose la machine du monde : mieux encore, elle n’explique pas seulement, elle agit, car de la science dépend la puissance ; par son progrès, elle vaincra la maladie et la mort même. Mais la raison cartésienne, c’est la raison humaine, une, égale et identique chez tous les hommes : et quiconque par conséquent voudra appliquer comme lui son esprit, pourra se promettre le même succès. Voilà pourquoi il écrit en français, non pas en latin : le bon sens n’est pas le privilège des savants qui, au contraire, sont souvent en ces matières plus aveuglés que les autres par un faux respect des anciens. Le préjugé de l’autorité fait moins échec à la raison chez les simples ignorants, qui jugent par la lumière naturelle.

Le Discours de la Méthode fut lu de tout le monde en effet, des femmes même. Et tout le monde y applaudit. L’opposition au cartésianisme vient des savants et des théologiens : les honnêtes gens se trouvèrent cartésiens du premier coup. Plus tard, Descartes sera un maître, pour la génération suivante : mais tout d’abord, pour sa génération, il fut souvent un « semblable », qui avait su lire en lui-même ce que tous portaient en eux, et qui les révélait à eux-mêmes. Car ce qu’il y avait au fond de cet esprit mondain sous les incohérences fantaisistes de la surface, c’était un sentiment très obscur et très fort du pouvoir de la raison : là-dessus s’appuyaient précisément la force du préjugé mondain et la tyrannie de la mode.

La philosophie de Descartes illumine tout le mouvement intellectuel et littéraire auquel la Renaissance a donné l’impulsion. Elle manifeste, en une forme abstraite et d’autant plus aisément connaissable, l’idée nouvelle qui prend ou aspire à prendre la direction de ce mouvement. Elle consiste essentiellement dans une conception scientifique de l’ensemble des choses, constituant la raison juge souverain du vrai, et lui proposant pour tâche de représenter par l’enchaînement logique de ses idées la liaison nécessaire des vérités : elle fixe une méthode rationnelle pour parvenir à la certitude, écartant toute autre voie, autorité, tradition, révélation ; elle espère, elle annonce que par le procédé rationnel, toute vérité sera un jour saisie, et ne fixe aucune limite aux ambitions légitimes de la science.

La vérité scientifique s’oppose ainsi à la vérité théologique, dont elle a sans doute emprunté l’absolue et rigoureuse détermination.

Le cartésianisme menace assurément le christianisme : par le développement nécessaire de son principe, il produira la philosophie du xviiie siècle, quoiqu’elle semble l’avoir rejeté ; mais elle a gardé en effet la foi exaltée en la raison, au progrès, la passion de la recherche scientifique, la rigueur de la méthode analytique. Il ne pouvait sortir du cartésianisme qu’une irréligion rationnelle.

Mais cet effet ne sortit pas tout de suite. Non seulement Descartes, par prudence, accommoda de son mieux sa doctrine à la théologie catholique : il la rassura par le soin avec lequel il sépara les domaines de la raison et de la foi. Mais, surtout, il était conduit par sa méthode à certaines vérités que la religion aussi revendiquait comme siennes : un Dieu infini, parfait, une âme immatérielle, immortelle. Ainsi sa philosophie semblait se faire l’auxiliaire de la foi, et donner un fondement rationnel au dogme traditionnel et révélé. Voilà comment les premiers résultats de la méthode cartésienne en cachèrent la dangereuse essence, qui n’apparut qu’au bout du siècle. Jusque-là elle vécut à côté du christianisme, en paix avec lui, dans les mêmes intelligences ; et je ne doute pas même qu’elle n’ait aidé pendant un temps certains esprits, tels que Boileau, à rester chrétiens. Elle les dispensa d’aller jusqu’à Montaigne. Il est à remarquer que dans le cours du xviie siècle, la philosophie irréligieuse, la doctrine des libertins qui veulent faire de la théorie, c’est l’épicurisme de Lucrèce ou de Gassendi : or Descartes combat Gassendi.

D’autre part, les parties à la fois éclairées et austères de l’Eglise gallicane sont cartésiennes, ou inclinent au cartésianisme en philosophie : ainsi l’Oratoire, qui fournira Lami et Malebranche. Le thomisme de Bossuet sera tout imprégné de cartésianisme. Les jansénistes même sont les plus décidés cartésiens qu’il y ait. Arnauld reconnaît chez Descartes un dessein « de soutenir la cause de Dieu contre les libertins », et il écrit avec Nicole la Logique de Port-Royal. Les Méditations sont traduites en français par le duc de Luynes, un fervent janséniste ; et l’on verra qu’il ne faut pas opposer, comme on fait souvent, l’esprit de Pascal à l’esprit de Descartes.

Ainsi le christianisme, pendant le xviie siècle, utilisa les forces de cette doctrine dont le principe était capable de le ruiner, et par là retarda l’éclosion des dangereuses conséquences qu’elle recélait : il fallut que les affirmations dogmatiques de Descartes fussent ruinées pour que l’esprit de sa méthode manifestât son énergie destructive.

Il se passa en littérature quelque chose d’analogue. Par certains côtés la philosophie de Descartes correspond exactement à l’esprit classique. L’absolue séparation de la pensée et de la matière, la dignité supérieure attribuée à la pensée ne pouvaient que confirmer la littérature dans l’élimination de la nature et dans l’étude exclusive de l’homme moral. L’affirmation de l’universalité de la raison engageait à poursuivre dans l’œuvre d’art aussi un objet universel, et à faire consister la perfection dans le caractère général du sujet étudié, dans le caractère commun du plaisir procuré. De la même source se tirait aussi facilement l’exclusion du lyrisme et de l’histoire. Enfin la méthode cartésienne, qui tend à constituer des démonstrations, a son analogue dans la forme oratoire, qui s’établit en même temps dans la littérature.

Mais le cartésianisme, par son caractère rigoureusement scientifique, exclut l’art : il n’y a pas d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut, elle consiste à réduire l’art à la science, à l’y confondre. Le but de tout exercice de la pensée est le vrai : en littérature comme en philosophie, dès qu’on pense, dès qu’on parle, ce ne peut être que pour chercher ou exposer la vérité. L’esprit classique manifeste donc encore ici sa concordance avec le cartésianisme, lorsqu’il fait de la vérité l’objet suprême de l’œuvre littéraire, et pose comme identiques le vrai et le beau. Seulement il ne pouvait sortir du pur rationalisme qu’une littérature scientifique, une sorte de positivisme littéraire, sans caractère esthétique, réduisant l’expression à la notation pour ainsi dire algébrique de l’idée : ni poésie, ni éloquence, ni forme d’art ; un langage sec, abstrait, logique. En un mot, on arrive d’emblée à la littérature des Perrault, des Lamotte et des Fontenelle : voilà les purs rationalistes, les cartésiens de la littérature.

Heureusement à ce courant se mêla celui de la tradition antique, et de leur mélange résultèrent l’esprit et les œuvres classiques. Le soin de la forme, l’idée de la beauté furent maintenus par le respect des modèles grecs ou romains : grâce à cette influence, la littérature resta un art : et l’idée d’une vérité artistique, concrète et sensible, l’idée du vrai naturel et réel se superposa à l’idée de la vérité scientifique, nécessairement abstraite. C’est à quoi travaillèrent tous ceux qui eurent le culte de l’antiquité ; et ainsi de Ronsard, par Malherbe, Balzac et même par Chapelain (malgré l’inintelligence artistique de celui-ci) se prolongea, jusqu’à Boileau et jusqu’aux grands écrivains, la tradition antique d’un art littéraire, qui neutralisa ou restreignit pendant le cours du siècle les effets du rationalisme dont la doctrine cartésienne est l’expression philosophique. La perfection des œuvres classiques consiste précisément à combiner les deux formules, esthétique et scientifique, de la littérature, de façon que la beauté de la forme manifeste la vérité du fond.

Chapitre IV
La langue française au xviie §

1. Les Précieux : leur travail et leur influence sur la langue. —

2. L’Académie française et le Dictionnaire. Vaugelas : le bon usage. Appauvrissement et raffinement de la langue : langue intellectuelle, scientifique plutôt qu’artistique.

1. Les précieux et la langue française296 §

L’intime identité de l’esprit mondain du xviie siècle et de l’esprit cartésien apparaît sensiblement dans la constitution de la langue. Ce fut avec une incroyable passion que la société polie s’appliqua à débrouiller, à perfectionner la langue : tous nos précieux et nos précieuses, marquis, magistrats, prélats, femmes, disputent sur le sens, le mérite, l’orthographe des mots. Ecrirait-on muscadin, ou muscardin ? Cette grave question divisa l’Hôtel de Rambouillet, comme celle de la conservation ou de la proscription du mot car, à qui Voiture gagna l’appui de la princesse Julie contre l’hostilité du romancier Gomberville. Or, dans cette culture attentive de la langue française, l’idée directrice à laquelle obéissent plus ou moins consciemment les précieux, est l’effet d’un rationalisme instinctif : elle consiste à ne pas traiter les mots comme des formes concrètes, valant par soi, et possédant certaines propriétés artistiques, mais comme de simples signes, sans valeur ni caractère indépendamment de leur signification. La langue est une algèbre, il ne s’agit que de rendre les signes et les formules aussi commodes que possible à tous les usages intellectuels.

En général, les précieux se sont laissé guider par la connaissance qu’ils ont eue de l’utilité des mots, traités exclusivement comme signes abstraits des idées : et voilà pourquoi, en affinant la langue, ils l’ont rendue plus froide et moins pittoresque. Comme ils faisaient métier de démêler, d’analyser la nature et les nuances des sentiments, ils s’occupèrent de préciser les sens des mots, d’en délimiter l’extension, de séparer ceux qui étaient voisins et semblaient se confondre. Ils enrichirent ainsi la langue en la rendant plus hétérogène, en appliquant à des fonctions spéciales les termes qui, jusque-là, se remplaçaient à peu près indifféremment : les synonymes reçurent des propriétés diverses, et l’on prépara ainsi de fins instruments pour enregistrer la finesse des pensées. Mais dans tout système de signes, c’est un avantage de n’en avoir pas plus qu’il ne faut, à condition que la valeur de chacun soit constante et bien définie ; il importe aussi qu’on n’emploie jamais que des signes connus et convenus. De là vint qu’on ne regarda point à mettre nombre de mots en réforme ; et le développement de l’énergie expressive des signes ne fit que compenser la notable réduction du matériel de la langue. Pour alléger la phrase, on la débarrassa de l’échafaudage logique qui l’étayait ; les idées se lièrent par elles-mêmes, se subordonnèrent par leur ordre de présentation ; et l’on rebuta des termes de liaison, conjonctions et locutions conjonctives. Deux causes surtout appauvrirent la langue à l’époque précieuse. Le monde, par raison et par mode, s’affranchissait de la tradition ancienne et ne reconnaissait que l’usage actuel : ainsi tout terme suranné était absolument proscrit ; il ne restait plus à la disposition de l’individu à qui il plaisait de l’utiliser. Puis le monde, par sa composition, fit souveraine la langue de la cour : le vocabulaire du courtisan fut le vocabulaire des honnêtes gens, et les vocabulaires des métiers, tous les termes professionnels et techniques, leur furent interdits.

Le résultat de ce travail fut un système de signes réduits au nombre minimum, mais merveilleusement précis, clairs, aptes à fournir une infinité de combinaisons ; et la qualité du style sera précisément équivalente à la valeur intellectuelle de ces combinaisons. Celles que les précieux tentèrent furent parfois heureuses ; on leur doit des locutions telles que : avoir l’âme sombre, être d’une vertu sévère ou commode, dire des inutilités, perdre son sérieux, fendre la presse, être brouillé avec le bon sens, faire ou laisser mourir la conversation, faire figure dans le monde, etc.

La réforme de l’orthographe que certains précieux ont entreprise est une conséquence du même esprit : s’il s’agit de faciliter l’usage et d’augmenter la clarté, rien de mieux que simplifier l’orthographe, et de la réduire à la prononciation actuelle. Les lettres parasites tombent ; on écrira tête pour teste, auteur pour autheur, purêt pour paroist, indontable pour indomptable, acomode pour accommode, etc. : les signes simplifiés n’en seront que plus maniables. Que peuvent peser auprès de cette raison un scrupule d’érudition ou un respect d’artiste ?

Mais n’allèrent-ils pas plus loin, et ne voulurent-ils pas se faire un jargon particulier, un système de langage conventionnel dont eux seuls avaient la clef ? Ils l’essayèrent sans nul doute, par goût de la distinction et par amour de l’esprit. Ils se proposèrent de « dévulgariser » la langue, et — très faussement, très dangereusement — ils prétendirent se faire un vocabulaire exquis, séparé du vocabulaire grossier qu’ils laissaient au peuple. Mais quand leurs dégoûts portent sur des mots, il est bien rare qu’ils ne s’attachent pas à certains sens des mots, par conséquent aux idées : et ils ne repoussent les mots ignobles que comme signe d’idées ignobles. Là est le principe de ces bizarres proscriptions auxquelles Vaugelas eut le mérite de s’opposer : on voulait bannir face, parce qu’on disait face de grand Turc, et poitrine, à cause de poitrine de veau. C’était aussi, purement pour un certain emploi du signe, et non pour le signe lui-même, que la pruderie mondaine, se souvenant de Montaigne, condamnait le mot besogne, que Balzac se refusait à biffer de ses écrits.

Les métaphores du langage précieux ne sont pas des « images », au sens exact du mot, des réveils de sensations, mais des façons spirituelles de donner à deviner des idées. Elles ne mettent en jeu que l’esprit : ce sont, à vrai dire, non des visions, mais des rébus. Telles sont les expressions citées par Somaize : avoir un œuf caché sous la cendre, pour dire avoir de l’esprit et n’en avoir pas la clef ; il me semble, monsieur, que vous avez des quittances d’amour, pour dire des cheveux gris. Le propre ici de la préciosité consiste à ne concevoir d’autre supériorité dans l’usage des mots que de détourner ou de compliquer l’expression : ce qui suppose la subtilité de l’esprit et chez celui qui parle et chez celui qui écoute. Pour tous les esprits qui ne sont pas artistes, en dehors de la précision scientifique, la beauté du style ne peut consister qu’à exercer l’intelligence par la désignation indirecte de l’objet, ou la désignation simultanée de plusieurs objets. Il y a là, dans le langage précieux, une tendance que le goût italien alors à la mode fortifie, mais qui, du reste, est contraire à l’esprit général du siècle : car elle encourage la fantaisie individuelle. Aussi cédera-t-elle bientôt, et le parler métaphorique sera vite ridicule.

Un dernier caractère de la langue des précieux est à remarquer : ils parlent comme les livres, en belles phrases littéraires. Cela est sensible dans la première génération de nos gens du monde, et cela résulte de ce que, chez eux, le langage, élégant comme tout le reste, est appris et voulu. On cause dans le style des maîtres français et italiens, qui sont des modèles de beau langage. Ici encore apparaît l’effort pour discipliner la grossière nature. Lorsque cette nature sera tout à fait polie, alors, mais alors seulement, la perfection du langage pourra consister dans le simple naturel. Au moment où nous sommes arrivés, le monde en est à prendre les habitudes qui plus tard seront nature, qui ne sont encore que contrainte : d’où l’étude et l’apprêt dans les façons de penser et de parler.

2. L’Académie Française et le Dictionnaire §

En 1626297 plusieurs écrivains et amateurs de lettres se réunissaient souvent chez Valentin Conrart, homme très considéré, protestant, érudit, bel esprit, et riche : Gombauld, Godeau, Malleville, les deux Habert. d’autres encore. Le bruit de ces doctes entretiens se répandit ; en 1629, Richelieu fit offrir à la société de lui donner sa protection et une existence officielle. On hésita, mais comme, en refusant, on n’aurait pu dire la raison du refus, on accepta. La nouvelle compagnie compta 27 membres, auxquels furent adjoints bientôt sept autres, dont Balzac, Voiture et Vaugelas. Elle songea à se nommer Académie des beaux esprits, ou Académie de l’éloquence, ou Académie éminente, et finit par s’appeler du meilleur et du plus simple nom : Académie française. La première séance fut celle du 13 mars 1634 : le Parlement, inquiet et jaloux de la constitution d’un nouveau corps, dont il ne concevait pas nettement les attributions, refusa pendant longtemps d’enregistrer les lettres patentes qui établissaient l’académie ; il ne céda qu’au bout de trois ans, le 10 juillet 1637. L’usage des harangues de réception fut inauguré en 1640 par Patru. Dès le début, le nombre des académiciens avait été porté de 34 à 40, où il est encore aujourd’hui fixé. Si l’on parcourt la liste des quarante membres298 qui composèrent la Compagnie à l’origine, on verra aisément que tous ne sont pas des écrivains, et que la primitive Académie est peut-être moins une institution destinée à honorer le mérite littéraire qu’une sélection de gens d’esprit, amateurs de bonne langue et de bons ouvrages.

À peine constituée, la nouvelle société se demanda ce qu’elle allait faire dans ses séances hebdomadaires du lundi : ce n’était pas pour causer évidemment qu’un corps officiel pouvait se réunir. On résolut de faire des discours : Racan parla contre les sciences, Chapelain contre l’amour, Gombauld sur le Je ne sais quoi. Cela ne menait à rien. Un autre avait mieux rencontré, quand il haranguait sur le dessein de l’Académie, et sur le différent génie des langues. Peu à peu l’Académie prit conscience de son rôle : elle entama l’examen des écrits de ses membres pour en tirer des règles et des exemples de l’emploi de la langue ; elle fit à Malherbe mort l’honneur d’examiner certaines de ses odes. Enfin ce fut Chapelain qui, s’inspirant de l’esprit des statuts, trouva le seul ouvrage que quarante personnes pussent faire ensemble pour « l’embellissement de la langue » : un Dictionnaire. Il en dressa le plan, et l’on se mit au travail. Dès le mois de juin 1639, on avait fort avancé la lettre A.

L’Académie, en entreprenant le Dictionnaire, et en projetant une grammaire, retirait à la société polie la direction du mouvement de la langue. Mais elle était en réalité, elle fut pendant tout le siècle l’expression très fidèle de l’esprit qui prévalait dans la société polie ; et si l’on voulait se convaincre qu’il ne faut pas juger tout le siècle par ses grands écrivains, on n’aurait qu’à regarder comment ils furent toujours, par le nombre, une minorité, et, par le goût, une opposition dans l’Académie. Cependant cette compagnie qui n’était pas exclusivement littéraire, l’était plus que n’importe quel salon, et ainsi dans l’élaboration du vocabulaire, elle donna aux écrivains plus d’autorité que le monde ne leur en donnait jusque-là. Cela ne changea pas le sens de l’évolution du langage, mais plutôt prévint certains excès et certaines déviations : on consulta moins les fantaisistes répugnances de la délicatesse précieuse, et davantage les exigences réelles de la pensée aspirant à se rendre intelligible.

L’Académie, pour venir à bout de son dessein, se trouva bien d’avoir Vaugelas299. C’était un gentilhomme savoisien, simple et bonhomme, fort gueux, et à qui la pauvreté arracha quelque jour d’équivoques démarches : du reste, il n’avait de passion que pour la langue française. Il s’acquit la réputation de la connaître parfaitement, et ses décisions firent loi. « Si félicité n’est pas français, écrivait Chapelain, il le sera l’année prochaine : M. Vaugelas m’a promis de ne pas lui être contraire, quand nous solliciterons pour lui. »

En 1647, Vaugelas donna ses Remarques sur la langue française, qui étaient comme le registre de ses observations. C’est un recueil de décisions particulières, précédées d’une préface où l’auteur explique ses principes et sa méthode. Il se pose nettement en continuateur de Malherbe, lorsqu’il se propose de perfectionner la langue française, « de la rendre vraiment maîtresse chez elle, et de la nettoyer des ordures qu’elle avait contractées ». Comme Malherbe aussi, il ne reconnaît qu’un critérium en fait d’élocution : l’usage. Rien de plus rationnel, dès qu’on ne voit dans une langue qu’un système de signes ; la qualité essentielle d’un signe, c’est d’être reconnu par ceux qui l’emploient. Vaugelas subordonne donc à l’usage, et même y réduit l’analogie et le raisonnement : l’usage seul est souverain. Mais il y a un bon et un mauvais usage : qu’est-ce que le bon usage ? « C’est la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps. » On pourrait demander : qui définira ces plus saines parties et de la cour et des auteurs ? Sans doute elles se détermineront négativement : ce seront celles en qui l’on ne trouve point trace de provincialisme ou de langage technique. Mais une des règles de Malherbe, et la plus claire, la plus bienfaisante aussi, est perdue de vue : l’usage du peuple (dans les régions de la France où la langue française est indigène ; ainsi, à Paris). Vaugelas, très positif et très utilitaire, donne toute autorité à l’usage des honnêtes gens, puisqu’après tout, la langue ainsi constituée ne doit servir qu’aux honnêtes gens pour causer ou pour écrire. Cela tend à séparer les classes, il faut bien le dire, et à couper les derniers liens qui pouvaient rattacher la littérature au peuple.

Si Vaugelas établit la souveraineté de l’usage, il est bien clair qu’il n’a pas songé à fixer la langue. Le xviie siècle n’a pas commis l’erreur qu’on lui prête trop souvent : Vaugelas a pris soin de l’instruire, qu’une langue vivante est toujours en changement. Aussi Vaugelas n’espère-t-il pas que ses principes durent au-delà de « vingt-cinq ou trente ans ». Mais s’il ne se flattait pas d’arrêter la langue, il prétendait la régler : et s’il prétendait la fixer, ce n’était pas dans la multiplicité de ses formes, c’était dans la loi de son évolution et dans ses traits généraux. « Je pose des principes, disait-il, qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire. » Il fermait l’âge des révolutions et des coups d’Etat en fait de langage : il retirait aux individus, pour les remettre à la communauté des esprits, la lente élaboration, le renouvellement incessant de la langue.

Et puis, il y a dans une langue, comme dans un corps vivant, un point de maturité où les formes générales, la structure intérieure s’arrêtent, où les organes sont complets en nombre et en développement, où, jusqu’à la dissolution finale, la somme des changements doit demeurer inférieure à la somme des éléments fixes : c’était ce point que la langue avait atteint au xviie siècle, Vaugelas le comprenait : et de fait, pour la langue, Victor Hugo est moins loin de Malherbe que Ronsard de Villon.

Enfin Vaugelas avait très bien déterminé l’élément stable d’une langue, celui que tous les efforts de nos contemporains sont à peine arrivés à modifier, la construction grammaticale ; et il s’est efforcé de la déterminer par un lin discernement du bon usage.

Il avait si bien mis en train le Dictionnaire, que sa mort ne perdit pas l’entreprise. A travers toutes les oppositions et tous les quolibets, en dépit de Mlle de Gournay et de Scipion Dupleix, défenseurs du vieux langage, en dépit de Saint-Evremond et de Ménage, critiques d’humeur plutôt que de conviction, l’Académie poursuivit son Dictionnaire. Hors d’elle et en elle, toute une postérité de Vaugelas, Ménage, le P. Bouhours, Th. Corneille, s’appliquaient à faciliter sa besogne, à éclaircir, à épurer, à régler le vocabulaire et la syntaxe. L’Académie vit même une concurrence s’élever de son sein : Furetière gagna la Compagnie de vitesse, et publia en 1690 son Dictionnaire ; on l’avait au préalable assez brutalement exclu. Enfin le fameux et tant attendu Dictionnaire des quarante parut en 1694 : dans les éditions postérieures que la Compagnie en donna, et qui ont été toujours sa principale occupation, il faut, citer la seconde (1718), la quatrième (1762) et la septième (1879)300.

Le Dictionnaire de 1694 donne à la fin du siècle le résultat du travail du siècle. Un peu trop savant pour l’usage des honnêtes gens, puisqu’il reproduit le plan du Thésaurus grec de Henri Estienne et classe les mots par racines et dérivés, il ne contenait que la langue de la société polie, les termes d’usage universel, qui sont les signes nécessaires de ces idées qu’on pourrait appeler le domaine commun des intelligences. L’abondance des termes de chasse, de blason et de guerre marque le caractère aristocratique de cette société, mais les termes techniques y font si absolument défaut, qu’un académicien, Thomas Corneille, se hâte de faire imprimer la même année un Dictionnaire des Arts et des Sciences, en même format.

Le Dictionnaire de l’Académie donne évidemment raison en un sens à ceux qui se plaignaient de l’appauvrissement de la langue, il « écorcheuse » Académie, en effet, a conduit aussi loin que possible l’œuvre de Malherbe et celle des Précieuses. Les gens d’imagination, tels que Fénelon, pourront regretter la langue du xvie siècle, si riche. Les artistes, tels que La Bruyère, regretteront de vieux mots savoureux. L’exact Vaugelas lui-même reconnaissait — non sans regret — qu’on avait perdu la moitié du langage d’Amyot. Les esprits fins et secs se réjouissaient : le bel ordre de la langue, sa netteté, sa précision qui la rendaient si commode et si claire, les consolaient de toutes les pertes : « La langue, disait le P. Bouhours, type accompli de la délicatesse intellectuelle et de l’inaptitude artistique de la société polie, la langue s’enrichit parfois en se dépouillant. »

De quoi s’était-elle dépouillée en effet ? De ses éléments concrets, colorés, pittoresques, succulents : elle avait gardé, aiguisé, fortifié les éléments rationnels, abstraits et pour ainsi dire algébriques, tout ce qui sert à définir la pensée sans la figurer. La langue que l’Académie avait achevé de faire est la langue de l’intelligence pure, du raisonnement, de l’abstraction : c’est celle qui servira bientôt à Voltaire, à Condillac, une langue d’analyseurs et d’idéologues. Comme après tout il est impossible de vider les mots de toute qualité sensible, comme ils restent sons, et recèlent toujours quelque possibilité d’image, de grands poètes, de grands artistes sauront organiser ce langage intellectuel selon la loi de la beauté, ils en exprimeront des formes esthétiques ; mais il en est d’autres, et non les moins grands, qui refuseront de souscrire aux arrêts de l’Académie, et qui, pour épancher leur riche imagination, iront rechercher les éléments d’un plus copieux et substantiel langage. Le Dictionnaire académique vaut pour Racine : il est trop pauvre pour Molière et pour La Fontaine, qui ont besoin de signes moins éloignés et moins dépouillés des sensations naturelles.

Livre II
La première génération des grands classiques §

Chapitre I
La tragédie de Jodelle à Corneille §

Continuité de l’évolution du genre tragique. — 1. La tragédie du xvie siècle ; ses caractères. Garnier et Montchrétien. Supériorité des tragédies religieuses. La Pléiade a fait des tragédies sans fonder un théâtre. — 2. Alexandre Hardy, fondateur du théâtre moderne. Médiocrité de style ; irrégularité de structure ; instinct dramatique. Établissement des règles : les trois unités, instruments de vraisemblance, en vue de l’imitation réaliste et de l’illusion. — 3. Influence italienne et espagnole. Le théâtre en 1636. Le Cid et la querelle du Cid. Avec le Cid se dégage la tragédie française : étude morale, humanité. Du Cid à Nicomède.

1. La tragédie au xvie siècle §

Là comme ailleurs, la Renaissance française est une répétition de la Renaissance italienne301. Pendant le xve siècle, l’Italie avait eu des drames latins, fort inspirés de Sénèque, et depuis 1515 elle avait une tragédie nationale en langue vulgaire : en 1515, Trissino donna sa Sofonisba. Vinrent ensuite les Dolce, les Cinthio. les Ruccellai, les Alamanni302, qui s’essayèrent à calquer de leur mieux les formes de l’art antique. Ils reprirent ou constituèrent un certain nombre de sujets tragiques, et il est notable que ces sujets sont précisément ceux que notre tragédie à ses débuts traita le plus volontiers : Sopfionisbe. Cléopâtre, Didon. Médée, Antigone, etc.

Les choses se passent en France à peu près comme en Italie : les humanistes tournent en élégant latin les œuvres les plus fameuses du théâtre grec ; ils s’exercent à les imiter dans des compositions originales. Les collèges leur fournissent un public, des acteurs : et voilà comment Michel de Montaigne note parmi les faits mémorables de sa jeunesse d’avoir, à l’âge de douze ans, vers 1545, « soutenu les premiers personnages ès tragédies latines de Buchanan, de Guérente, et de Muret », qui se représentaient « avec dignité » au collège de Guyenne, sous l’habile direction du principal André Gouvéa. De ces pièces, le Jephté de Buchanan et le Jules César de Muret ont joui au xvie siècle d’une prodigieuse renommée, que la première justifie parfois en partie.

En même temps, les traducteurs, parmi tant d’œuvres anciennes qu’ils transportaient dans notre langue vulgaire, ne négligeaient pas les poèmes dramatiques : Lazare de Baïf, en 1537, traduisit l’Électre de Sophocle et plus tard l’Hécube d’Euripide. D’autres s’attaquèrent à Iphigénie à Aulis, à Hélène. Après le manifeste de Du Bellay, presque avec les Odes de Ronsard, apparut la Cléopâtre de Jodelle303, qui fut jouée par l’auteur et ses amis à l’Hôtel de Reims, devant Henri II. Une Didon suivit bientôt Cléopâtre, Jodelle lui-même fait école, et de 1552 aux premières années du xvie siècle, poètes tragiques et tragédies se multiplient : l’école de Ronsard fait un vigoureux effort pour acclimater chez nous le drame antique304.

Parmi les successeurs de Jodelle, deux vrais, deux remarquables poètes se rencontrent, Robert Garnier et Antoine de Montchrétien. Garnier305 abonde en rhétorique vigoureuse : il a parfois des phrases oratoires d’une réelle ampleur, mais il s’est particulièrement exercé au dialogue pressé, où les répliques se choquent, courtes et vives, vers contre vers : ce sera plus tard la coupe cornélienne. Il est nerveux, tendu, sentencieux : il trouve dans ses chœurs des strophes d’une belle et ferme allure. Montchrétien306 est un élégiaque, souvent languissant, souvent précieux, mais parfois délicieux : il faut descendre jusqu’à Bérénice et Esther pour trouver une poésie plus suave, plus fraîche, plus harmonieuse. Il y a dans son Ecossaise, et ailleurs, des couplets d’une sensibilité pénétrante ; et dans certains de ses chœurs, les strophes tombent avec une grâce mélancolique et molle, avec une douceur d’élégie lamartinienne. Les six tragédies de ce contemporain de Malherbe font de lui notre dernier lyrique, et vraiment un très aimable lyrique.

Les mérites de Garnier et de Montchrétien intéressent l’histoire de la poésie française : celle du théâtre n’a rien pour ainsi dire à y voir. Les qualités dramatiques sont à peu près absentes de leur œuvre. Il en est de même de toutes les tragédies du xvie siècle. Et la raison, la voici : tous ces poètes, qui se sont frottes à la robe de Ronsard, ne sont que d’enthousiastes écoliers, qui, les yeux fixés sur les grands modèles, essaient d’en copier de leur mieux le tour et la forme extérieure. Ils partagent l’erreur capitale du maître : ils croient toucher la perfection des œuvres anciennes, en calquant les procédés d’exécution, en dérobant les matériaux. Ils ne savent que regarder les Grecs, Sénèque, les Italiens et les modernes latins qui reflètent Sénèque : depuis qu’un déplorable contresens de l’humanisme italien a donné à Sénèque les honneurs de la représentation, ce tragique de salon a tyrannisé la scène ; les Grecs, moins prochains, moins accessibles, n’ont été vus qu’à travers son œuvre.

Aux exemples de Sénèque s’est jointe la théorie d’Aristote, incomprise dans ses plus hautes et abstraites parties, et d’autant plus servilement adoptée dans ses plus matériels et sensibles détails.

On apprend ainsi qu’il faut dans une tragédie des monologues, des chœurs, des songes, des ombres, des dieux, des sentences, de vastes couplets, de brèves ripostes, un événement unique, illustre, un dénouement malheureux, un style élevé, des vers, un temps qui ne dépasse pas un jour : tout cela pêle-mêle, sans subordination ni sens intérieur. Les théoriciens, comme Scaliger307, insisteront d’après Aristote sur la nécessité d’une rigoureuse unité de l’action : mais le précepte est lettre morte pour eux. Car ils ne savent ce que c’est que l’action dramatique. Elle n’est ni une ni multiple chez eux, elle n’est pas. Quand Garnier amalgame deux ou trois sujets de tragédies antiques, il ne corse pas l’action : elle reste aussi vide, aussi nulle ; le poète ne multiplie en réalité que les thèmes oratoires ou lyriques.

De l’ail, leur pratique correspond à leur talent : ils traitent chaque sujet comme une succession de thèmes poétiques. Chaque situation, chaque état moral n’est pour eux qu’un motif, selon la nature duquel ils modifient leur rhétorique, écrivant ici un discours, là une ode, ailleurs une élégie, ou une méditation, ou une suite de sentences. Je n’exagérerai guère en disant que leurs tragédies ont à peu près le même rapport à l’action dramatique que les livrets de Benserade à la pantomime des ballets : c’est de la poésie à propos et à côté. Naturellement, selon les lois de l’éloquence et du lyrisme, leurs développements des situations particulières et des sentiments individuels tendent à l’universel, au lieu commun : d’autant mieux que, ne comprenant rien à la nature propre du drame, ils sont amenés fort logiquement à le prendre comme une allégorie morale, destinée à l’instruction : pourquoi raconterait-on ces choses extraordinaires, si ce n’est pour l’exemple ?

Parmi toutes ces tragédies, il en est assurément de plus vives, et qui approchent plus du caractère dramatique : même M. Faguel a pu citer des parties, des situations, des rôles, où l’instinct scénique apparaît, chez Jean de la Taille surtout et chez Garnier. Mais ces rencontres sont rares, et peut-être un peu surfaites par le bonne volonté que développe chez le lecteur la surprise de le trouvaille. Il est même à remarquer que le sens dramatique, loir de se développer à mesure qu’on s’éloigne de Jodelle, va s’atrophiant et s’effaçant : Montchrétien, supérieur par le génie poétique, n’a plus guère de ces lueurs d’invention théâtrale qu’on pouvait encore surprendre chez Garnier, dans sa Bradamante, par exemple, ou ses Juives.

Une autre observation qu’il importe de faire, c’est que les sujets antiques sont en général les plus froidement traités, avec plus de rhétorique et de pédantisme : là, en effet, l’imitation à outrance a lieu de s’exercer, et ces pièces se fabriquent par les mêmes procédés que la Franciade. Mais il y a deux autres catégories de sujets, où les poètes étaient plus libres, et contraints même à développer quelque originalité : ce sont les sujets modernes, et les sujets bibliques. Là, en effet, on se trouvait affranchi malgré soi du joug de l’antiquité, et, comme je l’ai déjà remarqué à propos de la poésie lyrique, l’actualité vivante des sujets ou des sentiments, les passions du temps, surtout le fanatisme ou bien l’enthousiasme religieux, mettaient dans les œuvres un principe de sincérité qui les élevait. Voilà comment les œuvres les plus intéressantes de la tragédie du xvie siècle sont le Saül de Jean de la Taille, les Juives de Garnier, et l’Ecossaise de Montchrétien. Mais la nature de ces sujets, par malheur, n’a inspiré aux poètes que de l’éloquence ou du lyrisme : elle n’a pas pu leur faire créer un drame.

Encore moins y sont-ils parvenus, quand ils ont cherché des voies inconnues à l’antiquité. Sous l’influence des Italiens, ils adoptent la pastorale, illustrée par l’Aminte et par le PastorFido ; ce genre, d’essence toute descriptive et lyrique, est exactement l’opposé de ce que devait être notre théâtre national. Il ne put rien produire chez nous que de faux et de médiocre, hormis quelques pages sincères de Racan. La vogue du poème de l’Arioste engagea Garnier à écrire sa Bradamanle, qu’il nomma tragi-comédie : œuvre hybride, à dénoûment heureux, mêlée de tragique et de comique, dénuée de chœurs, plus alerte et plus directe en son développement que les autres pièces du poète, mais nouveauté dangereuse, en somme, parce qu’elle tendait à dévier la poésie dramatique vers la bigarrure de l’action extérieure et romanesque.

Il n’est donc pas vrai, en somme, de dire que la Pléiade ait fondé la tragédie française. La date de 1552, si pompeusement célébrée par Ronsard et tous les amis de Jodelle, ne doit pas être acceptée par la critique comme celle d’une révolution dans l’art dramatique. La Cléopâtre marque seulement un progrès sur l’Electre de Baïf, qui n’est qu’une traduction, et sur le Jephté de Buchanan, qui est en latin. Elle n’est pas davantage une œuvre de théâtre. L’école de Ronsard a été si totalement dépourvue du sens dramatique, qu’elle ne s’est pas aperçue que pour faire une révolution au théâtre, il fallait en premier lieu occuper le théâtre.

Ces tragédies sont restées des œuvres de salon ou de cabinet, érudites, artificielles, lyriques, littéraires : des poèmes enfin, et non des drames. Elles ont été récitées plutôt que jouées par des jamateurs lettrés devant des auditeurs raffinés. Jusqu’en 1600, aucune de ces pièces n’a paru devant un vrai public, sur une vraie scène ; elles n’étaient pas faites pour cela. Or le « théâtre » peut se passer de forme littéraire ; il n’existe que par et pour l’imitation scénique.

2. De Hardy aux unités. §

Pendant la seconde moitié du xvie siècle, où donc est le théâtre français ? Il est à l’Hôtel de Bourgogne, où les Confrères de la Passion donnent toujours leurs représentations. Ils se risquaient, malgré l’édit de 1548, à jouer des mystères sacrés, déguisés parfois sous les noms nouveaux de tragédies ou de tragi-comédies : ils jouaient des moralités, des mystères profanes, histoires et romans, un Huon de Bordeaux, un Amadis, une Prise de Troie. Les troupes nomades de comédiens, dont on trouve les traces en plusieurs endroits, n’avaient pas un autre répertoire. Le théâtre du moyen âge vivait donc toujours ; il agonisait, mais enfin il n’était pas dépossédé.

Il cessa de vivre en 1599, quand les Confrères de la Passion se résolurent à cesser d’exploiter eux-mêmes leur privilège, et louèrent leur salle aux comédiens. La troupe qui s’installa en 1599, et qui, avec quelques interruptions pendant les trente premières années, se fixa à l’Hôtel de Bourgogne, celle de Valleran Lecomte, avait à ses gages un poète parisien, Alexandre Hardy308. Voilà, plutôt que Jodelle, le restaurateur, le fondateur du théâtre français. Car il semble bien que Hardy ait le premier fait jouer des tragédies devant le vrai public, le premier traité les sujets antiques comme des actions dramatiques, et non comme des thèmes poétiques. C’est donc lui qui opéra la substitution du genre classique aux genres du moyen âge.

Mais on ne comprendrait rien au développement du théâtre français, si l’on s’imaginait en avoir fini avec les mystères dès qu’on joue des tragédies : c’est une erreur que l’on commet souvent, quand on ne voit dans l’art dramatique qu’un genre littéraire. Avec la salle des Confrères, les comédiens avaient loué leurs décorations : le renouvellement des sujets ne porta point d’abord atteinte aux traditions scéniques, et Hardy ne songea point à construire sa Didon ou sa Marianne autrement qu’il n’eût découpé une Vie de sainte Catherine ou une Histoire d’Amadis. Le principe de la mise en scène est le décor simultané, la juxtaposition de tous les lieux nécessaires au développement successif de l’action. Par exemple, pour une pièce perdue de Hardy, le décorateur de la comédie note ainsi la mise en scène : « Il faut au milieu du théâtre un beau palais, et à un des côtés une mer où paraît un vaisseau garni de mâts, où paraît une femme qui se jette dans la mer, et à l’autre côté une belle chambre qui s’ouvre et ferme, où il y ait un lit bien parc avec des draps309 ». Il pouvait y avoir ainsi cinq ou six lieux figurés ensemble, sur la scène. Quand les lieux étaient voisins dans la réalité, l’acteur passait lentement de l’un dans l’autre : éloignés, il quittait la scène pour y rentrer aussitôt. Aux changements du lieu correspondait souvent l’écoulement plus ou moins long du temps, une heure, un jour, un mois, une année, ou plus, selon que voulait et indiquait le poète. Ainsi arrivait-il qu’on voyait, à l’acte iv de la Force du sang, une femme sur le point d’être mère dans la scène I, et dans la scène IV la même femme accompagnée d’un fils de sept ans.

Hardy n’eut jamais de scrupule sur la légitimité de ces conventions, et par lui le moyen âge les transmit à la tragédie naissante. Quoiqu’en ses jours de prétention littéraire il se réclamât de Ronsard, il semble avoir ignoré ou méprisé la poétique de la tragédie savante : il ne fut pas long à se débarrasser des chœurs. Au fond, pour lui comme pour Régnier, comme pour D’Aubigné, Ronsard, par une illusion dont l’histoire littéraire offre plus d’un exemple, Ronsard était devenu le représentant de la liberté de l’art, du facile et fécond naturel, contre Malherbe et contre les puristes tyrans du vers et de la langue. Mais Ronsard eût renié ce grossier versificateur, si peu poète, si peu artiste.

Il y avait du moins un art que ce barbouilleur entendait mieux que tous les artistes de la Pléiade : c’était l’art dramatique. Qu’on lise, si l’on peut, sa Didon : le quatrième livre de l’Enéide y est fort intelligemment mis en scène. Rien du style ni de la poésie, ni du pittoresque de Virgile ne subsiste ; mais l’action, la vie, la lutte, Hardy a senti tout cela : il dégage très justement les situations, et, dans son plat jargon, il fait dire aux personnages précisément ce qu’il faut qu’ils disent. Sa psychologie, très grossière, très sommaire, est du moins naturelle et saine. Il a été un charpenteur plutôt qu’un écrivain de drames ; mais il a eu le très juste instinct de ce que le théâtre français devait être : des situations faisant saillir des caractères.

M. Rigal a conjecturé que les tragédies de Hardy étaient les œuvres de sa jeunesse, composées et jouées pendant le séjour de sa troupe en province. Il semble que ces pièces aient eu du mal à s’établir sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, et que le poète ait dû chercher autre chose pour satisfaire son public. Ce public, très grossier et très bruyant, composé de marchands, d’artisans, de clercs, de commis, d’écoliers, de laquais et de filous, ce public aimait le mouvement scénique, les actions embrouillées et surprenantes : Hardy lui fournit un divertissement à son goût par ses pastorales et ses tragi-comédies ; il s’appropria ces deux genres dont les poètes érudits de la Pléiade lui donnaient l’idée, comme ils lui avaient donné celle de la tragédie, et il les fit si bien agréer de son public, par la variété romanesque des intrigues, qu elles parurent jusque vers 1640 devoir exclure la tragédie de la scène310. Exploitant les anciens et les modernes, les poètes, les historiens, les romanciers, mais, manifestement, aimant mieux découper en scènes une action racontée, et fixer lui-même les éléments du drame, que de calquer son œuvre sur un modèle artistement construit, sans idolâtrie érudite ni engouement précieux, indépendant de Sénèque, très affranchi en somme des Italiens, et tout à fait ignorant des dramaturges espagnols, Hardy, avec ses six ou sept cents pièces, fut pendant une trentaine d’années le fournisseur habituel de l’Hôtel de Bourgogne.

Il réussit à tirer le théâtre français de son obscurité, et du mépris où le tenaient les classes aristocratiques. Son succès engagea les poètes de la société polie à porter aux comédiens des poèmes délicatement écrits. La tragédie littéraire commença alors, mais alors seulement, d’être une œuvre de théâtre. Racan donna ses Bergeries, Mairet sa Silvie, Gombauld son Amaranthe, Théophile son illustre Pyrame et Thisbé (1618-1625). La société polie suivit ses poètes, le cardinal de Richelieu se déclara amateur passionné du genre dramatique, et les honnêtes femmes commencèrent à se risquer chez les comédiens.

Alors apparaissent les règles, les fameuses règles des unités311. Elles étaient connues depuis longtemps des critiques et des poètes érudits. Les Italiens les avaient extraites d’Aristote, celle de l’action du moins, et celle du temps. Les Espagnols en avaient disputé, Cervantès pour, Lope et Tirso contre. En Angleterre, avant 1595,

Philippe Sidney définissait le drame classique et ses trois unités. En France, Scaliger, Jean de la Taille les avaient indiquées : mais en s’établissant dans la décoration des mystères, la tragédie les avait écartées. Hardy ne semble pas même les soupçonner, et il faut qu’elles aient préoccupé bien peu les esprits, puisque Corneille, à la date de 1629, où il écrivit Milite, n’en avait jamais entendu parler. Celui qui les introduisit réellement fut Mairet, qui n’a guère d’autre titre à notre souvenir. Il les appliqua — à peu près — dans Silvanire, tragi-comédie pastorale (1629). En 1631, il formula la théorie classique des unités dans la Préface de Silvanire. Enfin, en 1634, il fit jouer Sophonisbe, la première tragédie régulière qu’on ait donnée.

Ces tentatives, auxquelles les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne étaient hostiles, moitié par esprit de tradition, moitié par intérêt, pour ne pas mettre au rebut tout leur magasin de décorations, furent favorisées par l’établissement d’une seconde troupe de comédiens, celle de Mondory, qui se fixa à Paris en 1629 ; pour se soutenir contre l’Hôtel de Bourgogne, Mondory fit accueil aux nouveautés. Aux environs de 1630, la polémique sur les unités était dans toute sa force : c’est en 1628 que Fr. Ogier écrivait pour la tragi-comédie de Schelandre, Tyr et Sidon312, la plus vigoureuse défense qu’on ait faite du théâtre irrégulier : au nom de la vérité, il maintient le mélange des genres, du tragique et du comique ; au nom du plaisir, il autorise la dispersion de l’action dans le temps et dans l’espace. On bataille dans les Préfaces et dans les Traités. Chapelain a été des premiers converti aux règles : en 1635, il y convertit le cardinal. Le public semble incertain : Scudéry, qui est dans le camp d’Aristote, continue à faire des pièces irrégulières « pour contenter le peuple ». Cependant, dès lors, les unités ont cause gagnée. Pendant quelques années on semble chercher un moyen terme entre l’unité et la multiplicité, soit par la juxtaposition de lieux réellement contigus, soit par une certaine indétermination du lieu. Enfin, à partir de 1640, on peut dire que la doctrine classique règne dans toute sa rigueur.

L’établissement des unités aristotéliciennes fut certainement une victoire pour la critique érudite. Elle a, par là, fortement agi sur l’évolution de l’art dramatique en lui fournissant la formule de ses œuvres. Cependant il ne faut pas s’y tromper : Aristote n’a pas tyrannisé le goût français, il n’a point jeté notre tragédie hors de sa voie naturelle. Bien au contraire, à qui lira attentivement les tragédies de Hardy, ou la Mélite de Corneille, il apparaîtra que le drame français tendait à se concentrer, et que, laissé à lui-même, il se fût, un peu plus tard peut-être, mais un jour certainement, régularisé. Il eût retranché l’excès de mouvement extérieur qui détourne de l’explication des causes morales. Les unités n’ont fait que hâter et servir la définition de la forme où tendaient secrètement les auteurs et le public : et ce ne sont pas les érudits, c’est la raison qui a fait triompher Aristote sur notre scène. « Je dis que les règles du théâtre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. » Celui qui parle ainsi est l’un des plus entêtés défenseurs des règles, c’est l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre313.

En venant au théâtre, la société polie y avait apporté sa sécheresse d’imagination et son instinct rationaliste. Sur cette misérable scène de l’Hôtel de Bourgogne, à la maigre lueur des chandelles, le contraste de la réalité signifiée et de l’image figurée était trop fort ; on remarqua que la forêt était un arbre, la mer un bassin : on s’étonna que l’Allemagne et le Danemark, ou même la place Royale et les Tuileries ne fussent séparés que par quelques toises, et qu’en une heure le héros eût vieilli de trente ans. Cela ne parut pas raisonnable, ni croyable. Les extravagances romanesques des tragi-comédies ravissaient : mais l’insuffisance de l’imitation scénique choquait. On ne sut pas passer du décor simultané au décor successif, qui pourtant ne fut pas tout à fait inconnu. Les unités offraient une idée qui séduisit les honnêtes gens : celle d’une imitation exactement équivalente à la réalité, et capable ainsi de faire illusion. En leur vrai sens, elles représentent le minimum de convention qu’on ne peut retrancher dans la représentation de la vie : on suppose que le plancher de la scène est un autre lieu quelconque du monde, mais toujours le même lieu, et que les deux heures du spectacle peuvent contenir les événements d’une journée : mais l’idéal où l’on tend, c’est de réduire la durée de l’action à la durée de la représentation. Ainsi l’établissement des unités fut en réalité une victoire du réalisme sur l’imagination : et voilà pourquoi elles s’implantèrent chez nous, et non en Espagne, ni en Angleterre.

Partout, lorsqu’on discute sur les unités, c’est bien la question du réalisme de la mise en scène qu’on discute : et chez Tirso et chez Sidney nous en avons la preuve. Chez nous, dès le xvie siècle, Scaliger avait posé nettement le problème, lorsqu’il ne traitait des unités qu’à propos de la vraisemblance. Tout érudit qu’il était, il ne suivait pas Aristote, mais la raison, lorsqu’il impliquait dans l’unité de temps l’unité de lieu dont la Poétique n’avait rien dit, et lorsqu’il réduisait l’unité de jour à cinq ou six heures pour la rapprocher autant que possible de la durée réelle du spectacle. Ces règles donc, qui sont devenues cause de tant d’invraisemblances dans la décadence du théâtre classique, se sont imposées comme condition nécessaire de la vraisemblance : on en méconnaîtrait le caractère si l’on perdait de vue un seul moment à quel état de la mise en scène elles se rapportent. Il suffit de lire la Pratique du théâtre pour s’apercevoir que D’Aubignac bataille contre une forme de drame qui est celle des mystères, et pour comprendre que, dans les règles aristotéliciennes, le rationalisme classique a trouvé un moyen d’éliminer de la scène les derniers vestiges de la fantaisie jadis naïve du moyen âge. Il s’en est servi pour resserrer le poème dramatique dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire pour placer l’intérêt dans l’action morale et dans le mouvement des caractères plutôt que dans l’agitation des corps. On peut dire que par les unités l’esprit classique s’est construit la forme littéraire la plus apte à l’exprimer ; et sans doute il n’était pas nécessaire que Corneille écrivit le Cid en 1636 : mais du moins, pour l’extraire du drame de Guillen de Castro, il lui fut utile de se sentir lié par ces lois nouvelles qui obligeaient de concevoir la tragédie autrement que comme un roman découpé en scènes.

3. Le Cid §

Pour estimer le Cid à sa valeur, il faudrait voir ce qu’étaient les œuvres au milieu desquelles il apparut. Grâce à Hardy et à Mairet, le public était en train de se passionner pour le théâtre, et le poème dramatique passait insensiblement au premier rang des genres littéraires. La gloire et le profit s’y rencontraient : aussi les jeunes auteurs se portent-ils avec ardeur de ce côté. Autour de Mairet viennent se placer de 1628 à 1630 Rotrou, Scudéry, Corneille, Du Ryer : en 1636, Tristan. A voir leurs œuvres, on serait tenté d’abord de regretter le vieux Hardy, qui était grossier et brutal, mais qui du moins n’était ni précieux, ni galant, ni italien, ni espagnol : on regrette le gros bon sens avec lequel il maniait ses sujets, son action directe et rapide, ses sentiments peu raffinés, mais naturels. Ceux-ci se piquent de style et d’esprit ; ils portent au théâtre le goût des pointes, des inventions romanesques, des fanfaronnades épiques : c’est avec eux que, sans négliger les Italiens, notre théâtre se met à vivre aux frais du répertoire espagnol.

À la veille du Cid, le spectacle offre un singulier mélange d’extrême grossièreté et de recherche extravagante. La tragicomédie ou la tragédie jusque vers 1635 est précédée du Prologue, vrai boniment de foire, énorme de bouffonnerie et d’obscénité : elle est suivie de la farce, qui est salée, et souvent d’une chanson de Gautier Garguille, qui n’est pas mièvre non plus. Au milieu de ces divertissements tout populaires, la tragi-comédie étale ses inventions surprenantes et stériles : nous pouvons prendre pour spécimen l’Heureuse Constance de Rotrou (1631). Le roi de Hongrit doit épouser la reine de Naples, et l’épousera au dénouement mais pour qu’il en vienne là, il faudra que tout le monde se déguise, le roi de Hongrie en simple gentilhomme, Alcandre, frère du roi, en marchand, son amante Rosélie en paysanne, la reine de Naples en pèlerine, un valet bouffon en Alcandre ; et il faudra encore deux fausses lettres pour brouiller la situation au milieu de la pièce. Les déguisements et les travestis sont la monnaie courante dans les tragi-comédies.

Quant à la tragédie, dans la mesure où les exigences de la scène le permettent, elle a repris l’allure d’une déclamation littéraire, à la façon dont l’entendaient les poètes du xvie siècle. Sénèque, inconnu de Hardy, reprend son autorité sur nos poètes : dans l’Hercule mourant (1632), seule tragédie de Rotrou antérieure au Cid, Hercule a revêtu au troisième acte la tunique empoisonnée : deux actes durant, il agonise, d’une agonie qui consiste à lâcher coup sur coup d’énormes tirades, et le cinquième acte est une apothéose d’opéra. En 1636, deux tragédies notables paraissent : la Mort de César de Scudéry, où Plutarque n’est pas mal découpé, mais où l’action trop visiblement ne sert que de prétexte aux exercices oratoires dans le goût de Lucain, et la Marianne de Tristan, qui n’ajoutait guère à celle de Hardy que la boursouflure d’une rhétorique échevelée.

Le Cid parut à la fin de 1636 ou dans les premiers jours de 1637 : le poète était déjà célèbre, rien cependant ne pouvait faire prévoir qu’il était capable de donner ce chef-d’œuvre. Le succès fut tel, qu’il souleva contre Corneille presque tous les auteurs dramatiques, depuis l’obscur Claveret jusqu’aux illustres Mairet et Scudéry : Rotrou s’abstint. La querelle du Cid ne nous montre que l’exaspération de rivaux jaloux et impuissants. Aucun principe, aucune doctrine d’art n’est en jeu ; et c’est pourquoi nous pouvons ne pas nous arrêter aux pamphlets de Mairet, accusant Corneille de plagiat, aux Observations de Scudéry se faisant fort de démontrer : 1° que le sujet du Cid ne valait rien ; 2° qu’il choquait les règles ; 3° qu’il manquait de jugement en sa conduite ; 4° que les vers en étaient méchants — et qualifiant Chimène d’impudique et de parricide. Le pis fut pour Corneille, que parmi les jaloux se rencontra le cardinal de Richelieu qui occupait ses loisirs à concevoir de méchantes pièces, et avait toutes les passionsmesquines d’un raté. II obligea l’Académie à juger et Corneille à laisser juger le Cid. L’Académie eut du mal à contenter le cardinal, qui rejeta les deux premières rédactions qu’on lui proposa. Enfin Chapelain fit agréer la sienne, où il avait tâché d’équilibrer de son mieux le mal que le cardinal l’obligeait à dire de la pièce, et le bien qu’il en pensait lui-même. Les Sentiments de l’Académie parurent en 1638 : c’est une œuvre de critique étroite, chicanière, sans vues générales ni élévation d’esprit.

Quand ce bruit fut apaisé, il ne resta plus guère que Scudéry pour s’imaginer que d’autres pièces pouvaient se comparer au Cid. Le public persista à croire que le Cid était une pièce unique, et il avait raison. Outre son agrément infini, que Balzac signalait si bien, outre le pathétique des situations et la beauté des vers, le Cid eut le mérite de fixer la notion de la tragédie classique ; et c’est par là qu’il est une date considérable dans l’histoire de l’art. C’est une de ces œuvres fécondes et impérieuses qui engagent l’avenir. Depuis Hardy, ou, si l’on veut même, depuis les premiers traducteurs de Sophocle et d’Euripide, la forme tragique s’organisait : le Cid décida seul de ce qu’on mettrait dans cette forme. Et, par là, seul il fonda le théâtre français.

Comme tous ceux de sa génération faisaient volontiers, Corneille avait pris un drame espagnol, joué à Valence en 1618, las Mocedades del Cid314 de Guillen de Castro. Mais à l’étoffe étrangère il avait donné sa façon. Il avait taillé librement dans cette chronique touffue, pittoresque, morcelée. De cette biographie dramatique, il avait extrait un épisode principal, le mariage de Rodrigue, qui était devenu tout son drame. Il avait retranché l’action extérieure, purement sensible, le mouvement et comme la trépidation d’une figuration multiple. Il n’avait laisse autour des deux amants que les personnages nécessaires à l’explication de leur fortune : s’il a gardé l’infante, c’est par une erreur imputable aux préjugés mondains de son temps. Il avait défini les caractères de l’action tragique : elle doit être morale et intérieure en son principe ; l’intéressant, ce n’est pas l’événement, c’est le sentiment, et les faits extérieurs, même nécessaires à l’action, ne valent que comme donnant une expression aux faits moraux, ou ayant sur eux un contre-coup. Aussi ne les montrera-t-on pas, l’unité du lieu faisant son office : la mort du comte, la bataille, le duel de Rodrigue et de don Sanche resteront dans la coulisse, parce qu’ils ne servent qu’à traduire ou modifier les éléments psychologiques du sujet. Il suffit donc de les donner par hypothèse sans les donner en spectacle, c’est-à-dire de les annoncer par récit. En revanche, il suppléera aux insuffisantes analyses du drame espagnol : il ajoutera la seconde entrevue de Rodrigue et de Chimène, qui rend sensible le progrès de l’action morale, en enregistrant les plus légers changements de sentiment et même d’accent des deux amants.

Ce n’est pas tout : le Cid pose cette loi, que le héros tragique fait sa destinée par les déterminations de sa volonté : il ne reçoit pas l’impulsion du dehors ; le hasard et l’accident sont exclus (en principe) de l’intrigue tragique. Sans doute la mort du comte est un événement fortuit qui met obstacle au bonheur de Rodrigue et de Chimène, mais qui ne voit que le fait matériel de cette mort n’est rien, et que les sentiments déterminés chez les deux amants par cette mort sont tout l’obstacle ? Ainsi ils font eux-mêmes leur fortune : le principe de l’action tragique est dans la définition première de leurs caractères. Et le développement de cette action, la suspension pathétique du dénouement vient de ce que chacun des deux amants trouve en lui-même un sentiment qui l’oblige à défaire ou retarder son bonheur, et de ce que chacun d’eux trouve aussi dans l’autre un sentiment qui s’oppose à sa volonté : chez tous les deux, la piété filiale combat l’amour ; et le devoir parle à Rodrigue quand Chimène n’a encore qu’à suivre son amour, à Chimène quand Rodrigue peut de nouveau écouter son amour. Cette discordance intime ou réciproque est toute l’action. Ainsi se dégage la formule de la tragédie : ce sera une étude d’âmes, mais une démonstration, non pas une description, où les âmes seront en action, en conflit. La lutte des passions et des volontés, dans une âme agitée, ou dans plusieurs âmes opposées, voilà ce que le Cid pose comme l’essence de la tragédie.

Il pose encore cette loi que le héros n’est pas un Espagnol, un Français, mais simplement et plus, un homme. Corneille n’a pas songé — il ne le pouvait guère — à ressusciter le vrai Cid, le rude ambitieux et cupide baron du xie siècle, le mercenaire cruel et pillard qui souvent combattit les chrétiens et servit les Musulmans, l’indocile vassal qui fut trois fois exilé par son roi, et fièrement se lit une souveraineté dans Valence conquise. Mais aussi bien que le Cid de l’histoire, que le Cid toujours barbare du Poème ou de la Chronique Rimée, et que le Cid chevaleresque des romances, Corneille a refusé d’évoquer le Cid de Guillen de Castro, héros national, presque saint, mais beau cavalier et serviteur des dames, hidalgo tueur de Mores et diseur de pointes : il n’a gardé du caractère local de l’action et du héros, que ce qui était indispensable à la réalisation des sentiments généraux. C’est dire que l’intérêt du Cid n’est pas dans la couleur historique, mais dans la vérité humaine. Il n’importe pas, ou il n’importe guère, que le Cid et Chimène portent des noms espagnols. Car si cette dévotion de l’amour et cette exaltation de l’honneur sont réellement espagnoles, elles ne le sont pas pourtant exclusivement ; et c’est vraiment en tout pays qu’on peut voir deux volontés, éprises d’amour, éprises aussi d’honneur, subordonner l’amour à l’honneur par respect pour cet amour même, et se rendre dignes du bonheur en le refusant. Le cas n’est pas castillan, il est humain : et ainsi en sera-t-il dès lors de toute tragédie : grecque, ou asiatique, ou romaine, elle n’aura en réalité qu’un objet et qu’un modèle : l’homme. Le lieu et la date ne seront que des éléments de représentation concrète, des signes particuliers de l’universel.

Il restera pourtant dans le Cid français un reflet de l’Espagne, et c’est ce qui fera la magie, la séduction juvénile et charmante de l’œuvre. Le drame, si précis, si positif, si raisonnable, s’enveloppe d’une grâce chevaleresque par où le sujet révèle son lieu d’origine. Le Cid et Chimène restent des personnages de roman, mais des personnages de roman qui seraient vrais et sensés. Tandis qu’ici l’imagination tour à tour lyrique ou épique s’allie à la raison, à l’exacte et précise notation des faits moraux, plus tard Corneille aura surtout l’imagination mécanique, celle qui combine abstraitement les forces. Jamais il ne retrouvera cette couleur pittoresque et chaude, cet éclat de fantaisie poétique : et s’il en retrouve un jour quelque chose, ce sera lorsqu’il rentrera en Espagne, et en ramènera Don Sanche.

Après le Cid viendra Horace (1640) : le Cid tenait encore de la tragi-comédie ; Horace est une pure tragédie, non plus un exercice oratoire, à la façon de Sénèque, comme l’Hercule furieux de Rotrou, ou comme la Médée même de Corneille : mais un conflit dramatique de caractères fortement définis. Horace assure le triomphe de la tragédie et détermine la disparition définitive des formes hybrides et confuses, telles que la tragi-comédie : Horace enfin rompt avec le roman, le précieux, l’Espagne, et ramène à l’antique. Cinna (1640), Polyeucte (1643), Rodogune (1644-1045), Nicomède (1651), développeront par des expressions variées l’originalité du génie de Corneille, et la conception qu’il s’était faite du mécanisme moral de l’homme. Le Menteur contribuera à dégager la forme de la comédie, comme le Cid a fixé celle de la tragédie. Nicomède marque le point d’arrêt du génie de Corneille : à partir de ce point, il ne fera pas toujours des choses indignes de lui, mais il n’ajoutera rien à la définition que les ouvrages précédents nous donnent de son génie. C’est cette définition qu’il nous faut essayer de présenter maintenant.

Chapitre II
Corneille §

Caractère de Corneille. — 1. Le théâtre de Corneille : la vérité morale est le but. Les règles. Les intrigues. Le choix des sujets. L’histoire dans Corneille : goût des réflexions sur la politique. Le type romain. — 2. Psychologie cornélienne. La conception de l’amour. L’héroïsme de la volonté : les généreux et les scélérats. Ce qu’il y a de peu dramatique dans la psychologie cornélienne. — 3. Les personnages de second plan : variété, vérité, finesse des études de caractère. — 4. La « mécanique » dans la tragédie cornélienne. Dialogue et style. — 5. Rotrou : imagination originale.

Corneille315 n’a pas de biographie : il n’importe à son œuvre qu’il ait déménagé de Rouen à Paris en 1662, et qu’il se soit installé rue d’Argenteuil après 1676, non plus tôt comme certains l’ont cru. Nous noterons seulement qu’il était Normand, et avocat : deux garanties de subtilité d’esprit. Il fut élevé chez les jésuites, dont les théologiens seront précisément les défenseurs du libre arbitre contre le jansénisme. Ce fut un bonhomme, de mœurs très simples, marguillier de sa paroisse à Rouen, dévot, très sincèrement et naïvement dévot : il occupa ses loisirs, pendant qu’il fut éloigné du théâtre de 1652 à 1659, à traduire en vers des chants d’Eglise et l’Imitation de Jésus-Christ ; plus tard, il fera encore l’Office de la Vierge. Il était fier et besoigneux : de là vient qu’il quémandait ou remerciait tantôt bassement, tantôt avec quelque raideur : jamais adroitement. Les passions ne troublèrent pas sa vie : il était homme de famille, et vécut dans une étroite intimité avec son frère Thomas, de vingt ans plus jeune que lui. Il avait l’esprit timide et scrupuleux : il se tourmenta fort à chercher les fautes de ses pièces, et les excuses de ses fautes ; il n’avait pas la vanité contente, mais la vanité inquiète. Il prépara avec grand soin les éditions séparées de ses pièces et les éditions générales de ses œuvres, multipliant les corrections, épluchant avec une attention minutieuse chaque vers, chaque syllabe de son texte. Il porta l’esprit de Malherbe à la scène, jusque-là livrée aux raffinés négligents, et il y fit valoir la simplicité travaillée.

Étant homme, et poète, il aimait ce qui venait de lui, et préférait ce qu’il voyait mal reçu du public. Il quitta le théâtre par un dépit d’auteur sifflé, après Pertharite : il y rentra, au moment où disparaissaient et les modèles qu’il peignait et le public qui avait fait sa renommée. Cette retraite est le grand événement de sa vie. Quand il reparut, il lui fallut plaire à un autre goût, à une nouvelle génération, très infatuée d’elle-même et dédaigneuse des vieilles modes ; le grand Corneille se fit doucereux, gauchement, à la façon de Quinault. Mais il ne put tenir contre Racine : il fut jaloux, et malheureux. Sa pauvreté lui fut moins amère que cette gloire d’un rival, qui lui semblait un vol fait à son génie.

1. La forme du drame cornélien §

Le principe fondamental du théâtre de Corneille, c’est la vérité, la ressemblance avec la vie. Il a tâtonné d’abord, s’étant formé dans un temps où nul ne songeait à diriger l’œuvre dramatique vers cette fin : il a poussé sa fantaisie dans tous les sens : vers l’extravagance galante avec Mélite, vers l’imbroglio romanesque avec Clitandre, vers la rhétorique raffinée avec Médée, vers la bouffonnerie copieuse avec l’Illusion comique. Mais, dès ces premiers temps, il avait créé à son usage une forme de comédie, sobre, sérieuse, vraie, sur laquelle nous reviendrons. Puis il créa la tragédie vraie, à laquelle il se tint. Il accepta les unités, qui n’étaient pas encore établies quand il débutait, parce qu’elles étaient une méthode utile pour l’exposition dramatique de la vérité morale.

On s’est parfois singulièrement trompé sur l’attitude de Corneille à l’égard des fameuses règles : on a plaint trop facilement ce grand génie ligoté par de pédantesques lois, et se débattant en vain contre leur fatale contrainte. En fait, Corneille ne conteste pas du tout le principe des unités. Il chicane les formules absolues des critiques érudits, qui concèdent vingt-quatre heures, et en refusent trente, qui reconnaissent l’unité d’un palais, plutôt que l’unité d’une ville. Pour lui, il a sur les unités le sentiment qui est celui du public, et qui les a établies : elles sont l’expression de « la raison naturelle » ; elles donnent la vraisemblance, et un air de réalité au poème dramatique. Aussi faut-il les prendre moins comme des formules fixes de valeur constante, que comme des formules élastiques, de valeur variable, qui indiquent un idéal à poursuivre. « La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite316. » Et pareillement pour le lieu. En d’autres termes, unité de lieu, unité de temps, signifie pour Corneille minimum de variation dans le lieu, minimum de durée dans le temps, donc maximum de vraisemblance : mais la quantité minima de temps ou d’espace n’est pas absolue, elle est relative, et se détermine par la constitution particulière de chaque sujet. Quand on a donné au sujet toute la concentration que ses propriétés essentielles rendent possible, on a atteint l’unité de ce sujet et le maximum de vraisemblance.

Si maintenant Corneille a souvent besoin de prendre plus que la formule des doctes n’accorde, s’il n’arrive guère à faire coïncider dans le temps et l’espace l’action réelle et la représentation de l’action, tandis que Racine n’a jamais subi la gêne des règles, la raison principale en est que les passions se manifestent tout entières par des impulsions instantanées, tandis que la volonté se reconnaît surtout à la constance des effets, et il n’y a pas de constance sans une certaine durée. Voilà pourquoi les vingt-quatre heures font un peu violence au sujet du Cid, tandis qu’Andromaque ou Phèdre s’y renferment sans peine.

Le caractère des intrigues de Corneille se déduit d’une raison analogue. Il ne faut pas en exagérer la complication. D’abord il n’a pas usé de moyens romanesques : on ne citerait pas un travestissement, pas un incognito, dans son théâtre, hors don Sanche qui n’est pas une tragédie, hors Hëraclius aussi : mais dans Héraclius la substitution d’enfants n’est pas un moyen de traiter le sujet, c’est l’essence même du sujet, et de cette donnée singulière le poète veut tirer moins des péripéties surprenantes que des états d’àme pathétiques ; ce qui l’intéresse, c’est le cas moral, extraordinaire sans doute, mais humain, de Phocas. Il n’a pas usé non plus des reconnaissances ; il a fait parfois revenir des gens qu’on croyait morts comme Sévère dans Polyeucte : mais l’espèce de reconnaissance de Sévère et de Pauline pose le problème psychologique de la pièce, elle est nécessaire, naturelle ; elle produit des évolutions de sentiments, non des ricochets d’intrigue. Rodogune est une pièce compliquée : oui, dans ses données fondamentales ; non pas, dans son intrigue. Ce qu’on doit retenir du fameux récit pour comprendre la pièce est peu de chose, et la pièce tout entière est le conflit de deux caractères durs, entre lesquels sont tiraillés, écrasés deux caractères faibles. Toutes les complications de l’action sont des complications morales.

Et si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. Si la tragédie morale semble souvent continuer un roman ou s’y superposer, et si son action semble parfois, soit au début, soit dans le cours des pièces, recevoir l’impulsion du dehors, c’est qu’il peint des volontés, comme nous le verrons, et que ces volontés, sûres et constantes, ne changeraient point d’état ou de posture, ne livreraient point de combat, si des accidents de fortune ne leur suscitaient des ennemis dans le moi ou hors du moi. Si enfin l’action tragique dans Corneille ne reste pas intérieure jusqu’au dénouement qui extériorise en un acte ou un état définitifs de crime ou de malheur, c’est encore qu’il peint des volontés, et que la volonté tend nécessairement aux effets ; elle aspire à réaliser ses déterminations, elle est active ; de là vient que l’action, chez Corneille, ricoche constamment de l’intérieur à l’extérieur, de la nensée à l’acte et de l’acte à la Densée.

Ainsi les volontés, dans le théâtre de Corneille, se créent à elles-mêmes, et les unes aux autres, par leurs actes, des situations qui leur donnent occasion de changer non leurs essences, mais leurs formes, de renouveler, de diversifier, et de croître leur effort. L’intrigue pour l’intrigue, le fait pour le fait, le pur intérêt de curiosité, de surprise, enfin la conception mélodramatique du théâtre n’existe pas dans Corneille, quoi qu’on en dise : il est rigoureusement vrai que l’intrigue est chez lui occasion, soutien, ou effet du mécanisme psychologique. Le roman, chez lui, et la fantaisie à l’espagnole, dont il a gardé des traces, ont toujours pour dernière fin la manifestation des caractères.

J’en dirai autant du choix de ses sujets. Il a pensé aux sujets privés et bourgeois, à ce que nous appelons le drame : il en a donné la formule ; il ne l’a pas appliquée lui-même. D’abord parce que, comme disaient les Grecs, ἀρχή δείξει ἄνδρα, « la puissance révèle l’homme », en l’affranchissant des entraves légales, pécuniaires, morales même de la condition privée ; et c’est dans ceux qui peuvent tout, dans les rois et les héros, qu’on doit expérimenter la vraie nature des passions. Ensuite, parce que, de son temps du moins, la fortune des hommes illustres intéressait le public plus que celle des bourgeois, et fournissait des causes plus adéquates à la grandeur des passions ; et puis, aussi, parce qu’en somme les intérêts historiques donnent aux passions une base plus universellement intelligible que les intérêts professionnels ou financiers, d’où sortent les passions bourgeoises.

Enfin, parce que les sujets historiques sont vrais. Corneille a toujours cru que les sujets d’invention pure ne convenaient pas à la tragédie, et de là vient ce mot, qu’on a si souvent mal compris et incriminé : « Les grands sujets doivent toujours aller au-delà du vraisemblable. » Ce qui veut dire, non pas du tout que l’invraisemblance est de règle, mais que la vérité matérielle, historique des faits, est nécessaire. Et elle est nécessaire pour la vraisemblance : j’admets plus aisément qu’une femme tue ses enfants, un frère sa sœur, un père sa fille, quand cette femme s’appelle Médée, ce frère Horace, ce père Agamemnon. Appelez-les de noms inconnus : vous aurez bien plus de mal à établir la vraisemblance des faits. C’est tout simplement l’idée d’Aristote. « Ce qui n’est pas historique ne nous apparaît pas immédiatement comme possible : les faits historiques, au contraire, sont évidemment possibles : ils ne seraient pas arrivés, en effet, s’ils n’étaient possibles. »

Au point de vue poétique, l’histoire et la légende sont équivalentes : mais il est notable que Corneille les distingue. Sa conception de la vérité dramatique est rationaliste, bien plutôt que poétique. Il demande à l’histoire des actions éclatantes, extraordinaires, mais vraies : il repousse les faits fabuleux, irréels, qui ne peuvent servir que de symboles. Il veut du merveilleux rationnel. Dans toutes ses tragédies (je ne parle pas des pièces à machines qui étaient comme des ébauches d’opéra), je ne trouve que deux sujets légendaires, Médée, qui précède le Cid, et Œdipe, qui est une erreur. Il a pris ses sujets presque exclusivement dans l’histoire, et chez les historiens : Rodogune, c’est l’Asie hellénisée des successeurs d’Alexandre ; Suréna, c’est l’empire parthe ; Pertharite, ce sont les Lombards : le Cid, don Sanche malgré leurs origines poétiques, sont encore des sujets d’histoire. Mais Corneille s’est arrêté avec prédilection à l’histoire romaine, où il n’y a guère d’époque qu’il n’ait représentée ; les rois dans Horace ; la conquête du monde dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles dans Serîorius et dans Pompée ; l’empire dans Cinna, Othon, Tite et Bérénice, Pulchérie ; le christianisme et l’empire dans Polyeucte et Théodore : les barbares et l’empire dans Attila, l’empire byzantin dans Héraclius.

C’est ce qui a donné lieu à des observateurs superficiels de se figurer un Corneille historien. Il est aisé de relever certaines peintures exactes et frappantes : mais combien d’erreurs de fait, combien de fausses couleurs néglige-t-on ? Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. Il y a dans Othon d’étonnantes peintures des mœurs de cour sous l’Empire. Mais le jugement d’Horace, mais la cour d’Auguste, et le caractère d’Auguste, et le caractère de Nicomède, et la chronologie d’Héraclius, et ce chimérique Flaminius si dextrement substitué au réel Flamininus pour amener une belle riposte, est-ce de l’histoire tout cela ? Au fond, toutes les fois qu’il a cru pouvoir le faire sans qu’on s’en aperçût, et avec quelque utilité théâtrale, Corneille a travesti la vérité historique. La vérité historique n’est pour lui qu’un instrument de vraisemblance. Il en cherche l’illusion plutôt que la réalité, avec une minutieuse patience, dans le dépouillement des textes, dans la collection des petits faits et des noms locaux ; et cela lui a réussi, puisqu’il a trompé jusqu’aux critiques.

Au fond, dans l’histoire, une chose l’intéresse, c’est la politique. Et c’est pourquoi il a si bien réussi ses personnages de magistrats et d’hommes d’État, ses théoriciens du gouvernement, de la conquête et de la sédition. C’est pourquoi aussi il a travaillé de préférence sur l’histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. Ce goût lui était commun avec sa génération, génération de patriotes, témoins curieux et volontiers acteurs du drame politique : les Lettres de Chapelain, le Ministre d’État de Silhon, jusqu’aux dissertations de l’indifférent Balzac, mais surtout les Mémoires de Retz nous l’ont comprendre de quel état d’esprit est venue et à quel état d’esprit s’adressait la tragédie cornélienne ; elle est politique, non historique. Elle rappelle, si l’on veut, Machiavel et ses Discours sur Tite-Live : elle poursuit, non pas l’exacte restitution et l’explication certaine du passé, mais l’établissement de certaines maximes dont le présent peut faire son profit, à l’aide des exemples que le passé fournit. La fameuse discussion de Cinna et de Maxime sur la monarchie et la république, la conversation de Sertorius et de Pompée sur la guerre civile, ne sont pas des morceaux historiques, mais politiques : elles traitent des questions actuelles, avec des sentiments très modernes ; ces scènes romaines sortent de l’âme du xviie siècle. Même la tragédie de Corneille est une peinture saisissante de la vie politique de son temps : s’il ne fait en général ni portraits ni allusions, la réalité contemporaine l’enveloppe, le domine, et transparaît sans cesse dans son œuvre.

On a beaucoup trop loué Corneille sur la vérité des caractères romains qu’il peignait. Comme Balzac, dans sa lettre sur Cinna, a su le dire très agréablement au poète, ses Romains ne sont que les Romains de Corneille. Il y a deux éléments, en effet, dans l’héroïsme romain des tragédies cornéliennes : l’un, banal et historique, l’autre original et psychologique. L’élément historique, ou cru tel (je n’ai pas ici à en examiner la valeur), c’est ce type du Romain républicain, patriote, désintéressé, amoureux de la gloire, superbe de fermeté et de fierté : type formé dans les écoles des rhéteurs à la fin de la république, développé dans Tite-Live, dans Florus, dans Valère-Maxime, encore agrandi par les moralistes satiriques qui en écrasent la petitesse de leurs contemporains, par Sénèque, par Juvénal, assoupli et animé par Plutarque, transporté par la Renaissance dans notre littérature : Montaigne l’évoque parfois, Amyot l’étale, et, au temps même de Corneille, Balzac le grave avec une netteté dure dans ses dissertations sur le Romain et sur la Gloire. Cette conception oratoire de l’âme romaine, Corneille s’en est emparé, sans la corriger, sans y mettre aucun élément historique nouveau, si bien que ses rivaux et disciples, Scudéry et Du Ryer, n’auront pas de peine à la saisir.

Mais ce type oratoire du Romain n’est pour lui qu’un cadre, une orme, où il a réalisé sa notion générale de l’homme : il a trouvé a raideur hautaine de ce caractère admirablement propre à faire valoir l’idée fondamentale de sa psychologie. Au mannequin glorieux construit par des générations de rhéteurs, il a mis le ressort qui l’anime : et du même coup il a fait de ce type romain un type humain. Ne nous y trompons pas : il n’y a d’original, de grand, de vrai dans les Romains de Corneille que ce qui est cornélien, et non romain, c’est-à-dire le mécanisme moral.

2. Psychologie du héros cornélien §

Nous sommes donc toujours ramenés à ceci que la tragédie de Corneille tend à la vérité humaine des caractères, comme à sa fin essentielle. Cette vérité a parfois été méconnue. C’est qu’on songe toujours trop à Racine en parlant de Corneille. La nature que peint Racine est plus vraie pour nous : ne pourrait-on pas dire que cette vérité date précisément de Racine ? Il a aperçu et décrit des états d’âme qui sont devenus de plus en plus fréquents et universels, des sensitifs et des impulsifs, des nerveux et des femmes. Corneille est d’un autre temps, il a et il exprime une nature plus rude et plus forte, qui a longtemps été la nature française, une nature intellectuelle et volontaire, consciente et active. En son temps surtout, c’était la vérité : il y a une harmonie admirable entre l’invention psychologique de Corneille, et l’histoire réelle des âmes de ce temps-là : même les femmes sont peu féminines ; leur vie intérieure est plus intellectuelle que sentimentale. Et, je l’ai déjà dit, Descartes confirme pleinement Corneille.

Voilà comment Corneille a peint si peu de pures passions : il a peint des exaltés, des fanatiques, mais toujours des passionnés intellectuels, qui voient leur passion, la raisonnent, la transforment en idées, et ces idées en principes de conduite. Jamais ce ne sont des inconscients et des irresponsables. Il a peint des femmes toujours viriles, parce que toujours elles agissent par volonté, par intelligence, plutôt que par instinct ou par sentiment. La femme selon la définition moderne, lui est inconnue : c’est Racine, le premier, qui l’a « constatée ». Rien de plus caractéristique, à cet égard, que sa théorie de l’amour : c’est la pure théorie cartésienne que j’ai expliquée plus haut. L’amour est le désir du bien, donc, réglé sur la connaissance du bien. Une idée de la raison, donc, va gouverner l’amour. Ce que l’on aime, on l’aime pour la perfection qu’on y voit : d’où, quand cette perfection est réelle, la bonté de l’amour, vertu et non faiblesse.

Première conséquence : on ne saurait parler du conflit du devoir et de l’amour, dans le Cid par exemple ; ou, du moins, ce conflit n’a pas le caractère qu’on dit. En effet, l’amour de Rodrigue pour Chimène, et de Chimène pour Rodrigue, est légitime, étant fondé sur une connaissance véritable : ni l’un ni l’autre ne peut donc y renoncer sans injustice. Ni l’un ni l’autre aussi ne songe à y renoncer : même poursuivant Rodrigue, Chimène se croit le droit, le devoir de l’aimer. Mais cet amour même exige qu’elle ne fasse rien pour le satisfaire : subtilité curieuse et noble. Si l’estime en effet détermine l’amour, il faut agir, non pour l’amour, mais pour l’honneur, pour le devoir, dont la perte ou dont la violation ne laisserait pas subsister l’estime. Et ainsi on ne mérite l’amour qu’en ne faisant rien pour lui. Mais il ne s’agit pas de le sacrifier. Ecoutez Rodrigue :

Qui m’aima généreux, me haïrait infâme…
Je t’ai fait une offense et j’ai dû m’y porter,
Pour effacer ma honte et pour te mériter.

Et de là, les âmes des deux amants s’unissent plus étroitement quand leurs actes s’opposent le plus ; grandis par l’effort, ils sont plus dignes d’amour, ils en obtiennent plus, à mesure qu’ils y cèdent moins.

Deuxième conséquence : la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline dès le début « cent fois plus que lui-même » ; près du martyr, il l’aimera

Beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même.

Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l’amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l’amour de Sévère : l’amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la souveraine perfection, jusqu’à Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour.

Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. Et de là tout principe d’agir est transporté à la raison, toute force d’agir à la volonté. Là est le trait original, et capital, de la psychologie de Corneille, toujours d’accord, je le répète, avec Descartes, et toujours conforme aussi à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien n’est pas autre chose que l’exaltation de la volonté, donnée comme souverainement libre, et souverainement puissante. Il n’est rien que les héros cornéliens affirment plus fréquemment, ni plus fortement que leur volonté, claire, immuable, libre, toute-puissante.

Je le ferais encore, si j’avais à le faire
(le Cid, Polyeucte).
Et sur mes passions ma raison souveraine
(Pauline dans Pol.).
Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être…
(Auguste dans Cinna).

Le Cid tuant le père de Chimène, Chimène demandant la tête du Cid, Pauline aimant Sévère, le lui disant et lui montrant en même temps qu’il n’a rien à espérer, Sévère s’efforçant de sauver Polyeucte dont la mort rendrait libre la femme qu’il aime : autant d’exemples et de triomphes de la volonté. Même Polyeucte, le saint, l’extatique, l’illuminé, même Horace, le patriote furieux, même Camille, l’amoureuse fanatique, manifestent surtout la volonté : tous les trois ont cette forme supérieure de l’amour qui est la dévotion, et dans laquelle la raison attribue une perfection, donc une valeur infinie à l’objet aimé, en sorte que la volonté s’applique tout entière et ramasse toutes les énergies de l’âme au service de l’amour. Mais le miracle de la volonté, c’est dans Cinna qu’on le trouve, dans Auguste. Descartes intitule un de ses articles : Comment la générosité peut être acquise ; c’est le cas d’Auguste, dont l’âme, mauvaise, égoïste, féroce, s’élève à l’héroïsme du pardon par un effort de volonté, lorsque sa raison l’a désabusé des faux biens où s’égarait sa convoitise.

Tous les personnages de Corneille, du moins ceux du premier plan, les héros sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes, les scélérats comme les généreux. Tous agissent par des déterminations de la volonté, d’après des maximes de la raison. De là vient qu’on reproche à ces caractères d’être raides, et tout d’une pièce : car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De là vient qu’on leur reproche de se démentir, et de pivoter tout d’une pièce : si parfois la raison s’éclairant change de maximes, la volonté suit, et toute l’âme ; ainsi Émilie, à la fin de Cinna :

Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle.
Elle est morte…

Et rien du vieux levain ne fermentera plus en elle : elle sera paisible dans la tendresse comme elle avait été assurée dans la fureur. De là vient aussi que Racine reprochait à Corneille ses héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement, comme disait Descartes. De là enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs : car ils n’agissent pas par aveugles impulsions, et les objets même de leur passion sont transformés par eux en fins de leur raison. Ils sont donc toujours conscients, et toujours réfléchis.

Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures, qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu317 et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or il n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force, et non la bonté de l’âme. Tous les mots sublimes de Corneille — si nous recueillons nos souvenirs — sont des réalisations imprévues de l’absolu de la volonté. Aucune affirmation essentielle de la moralité intrinsèque des actes n’y est impliquée. La volonté peut être employée au crime ; voyez Cléopâtre dans Rodogune. Elle reste « la volonté », admirable par le degré d’intensité, abstraction faite de la qualité, de la forme des actes. Et ce spectacle a sa moralité, très particulière et de qualité supérieure. Toujours, et plus que jamais aujourd’hui, dans l’universelle veulerie qui est la plaie de notre siècle, il n’y a point de leçon plus précieuse à donner, qu’une leçon de vouloir, à quoi que ce vouloir s’applique. Voilà par où Corneille est sain.

N’est-il pas bizarre que Corneille, qui dans Œdipe a si éloquemment affirmé le libre arbitre, qui a employé tout son théâtre à le manifester, se soit démenti dans un de ses chefs-d’œuvre, et qu’il ait fait le janséniste dans Polyeucte ? Aussi ne l’a-t-il pas fait, et cette interprétation de Polyeucte est un pur contresens : la pièce est plutôt moliniste ; et la grâce dont on parle est celle des jésuites, théologiens de la liberté, et anciens maîtres du poète.

Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique ? Malgré les chefs-d’œuvre de Corneille, la question peut se poser. En effet l’identité est le caractère, le signe de la volonté : où il y a changement, flottement, il n’y a sûrement pas volonté. Puis, ou la volonté n’existe pas, ou elle est maîtresse. Peindre la volonté vaincue, ou demi-vaincue, ce n’est pas peindre la volonté. Il faut que les luttes de la volonté soient courtes, ses victoires rapides : ainsi les stances de Rodrigue, l’angoisse de Pauline au retour de Sévère. Enfin la volonté, qui ne supprime pas les passions, les arrête, en supprime les signes, ne laisse passer que les actes qu’elle approuve. Comment donc soutenir l’action morale ? Par l’action extérieure : en fournissant à la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts ; et nous sommes ainsi ramenés à la structure de l’intrigue indiquée plus haut. Mais surtout, qu’arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté supérieure : dominatrice, sereine, immuable ? Il fallait bien y arriver, du moment qu’on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d’action aussi. Que reste-t-il ? Il n’est pas besoin qu’elle s’arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D’où la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d’avoir fondé dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort : il ne s’apercevait pas qu’il la fondait dans le vide. En effet, plus la volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et coûteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats ; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n’est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter318: sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. Les autres pièces de Corneille sont dramatiques, précisément dans la mesure où la volonté s’éloigne de sa perfection, et en vertu des éléments qui l’en éloignent. Ce qui se mêle de passion, auxiliaire ou adversaire, à la volonté des héros, l’ait la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna.

3. Des personnages secondaires §

Autour de ses héros, représentants de cette force infinie qui est en nous et dont la plupart de nous font si peu d’usage, Corneille place des âmes moyennes, telles que la vie en présente à chaque instant ; ces caractères de second plan sont souvent d’une observation curieuse, d’une vérité originale et fine. On n’a jamais assez remarqué ce qu’il y a mis de réalité familière. Il ne les saisit guère dans l’état de passion, dont il ne connaît pas bien la particulière essence ni le mécanisme spécial. Ce qu’il aime, ce sont les demi-teintes, les demi-sentiments, les affections simples et domestiques, les inclinations paisibles ou contenues, où entre autant de connaissance que de passion ; ou bien les caractères renfermés et compliqués, parfois les âmes égoïstes et médiocres : des amours de vieillards319, profonds, discrets, point du tout ridicules ; des amitiés de frères320, confiantes et fortes, contre qui l’ambition même et l’amour ne prévalent pas ; des affections de cour, composées d’intérêt ou d’amour-propre, mais aussi de goût sérieux et sincère321 chez d’honnêtes gens qui ont de la raison et de l’expérience ; des intrigues de ministres ambitieux, de courtisans retors, de fonctionnaires égoïstes, toute la mécanique des cours et des cabinets de princes322. Sauf une réserve pour la décence, il estimait qu’on pouvait présenter dans la tragédie toute espèce de caractères, et il a été jusqu’à la bassesse presque comique.

Les dernières pièces de Corneille se caractérisent par l’élimination de plus en plus complète de la passion, même de l’exaltation : il ne reste guère que des volontés plus ou moins fortes, désintéressées et droites. Corneille s’est plu à y peindre ces milieux politiques, où les sentiments sont nécessairement compliqués et modérés, tout au moins obligés à se manifester toujours avec modération, sans éclat, à demi-voix : il excelle à les rendre. Ces pièces sont nécessairement peu dramatiques : mais, sauf peut-être Agésilas, elles ne sont pas méprisables. Il y en a de singulièrement vraies, comme Othon, comme Pulchérie, comme Suréna : c’est là qu’il faut aller chercher le roman vrai des mœurs politiques du xviie siècle, celui qui se dégagerait des mémoires et des correspondances diplomatiques. Ce bonhomme de Corneille, par une admirable intuition, voit aussi clair que Retz, qui était de la partie.

Cette vérité, si simple, si peu accidentée, toute dans l’analyse fine des caractères et l’exacte répartition des forces, est une vérité de roman, non de drame. Corneille l’a bien senti, et il a cherché une compensation à l’insuffisance dramatique de l’action morale par l’énergie dramatique de l’action extérieure. Il choisit, comme suite des causes psychologiques, des faits extraordinaires qui secouent violemment ou saisissent fortement l’imagination : ainsi ce terrible cinquième acte de Rodogune, amené par quatre actes qui, malgré Cléopâtre et ses éclats furieux, restent en somme assez calmes. Dans les dernières pièces de Corneille, cela devient un système : il combine les atrocités historiques de l’antiquité avec les mœurs politiques du jour, plus rusées que cruelles, et ainsi l’ajustement de l’intrigue aux caractères est moins exact. Par une certaine amplification des effets, Corneille relie aux causes morales des crimes tragiques qu’elles ne devraient pas produire. L’analyse est exacte ; mais il faut rabattre la moitié du produit extérieur pour rester dans la réalité. Corneille semble établir une sorte de symbolisme conventionnel, qui fait représenter par les horreurs de la tragédie une réalité moins horrible : Suréna tué, par exemple, représentera Condé emprisonné323 ; je ne dis pas que l’auteur ait songé à Condé, mais je prends un cas entre cent autres similaires. Seulement ces effets violents ne réchauffent pas la tragédie, précisément par ce que le public fait la réduction convenable, et par ce que le sang versé au théâtre n’est pas pathétique physiquement, par son aspect, mais moralement, par les causes de l’acte. Corneille n’était pas sans le comprendre, puisqu’il a essayé de créer au-dessous de la tragédie une comédie héroïque, destinée à l’analyse des caractères politiques.

4. La mécanique et le style §

Si la psychologie de Corneille n’est pas dramatique, cela n’empêche point que peu de gens aient eu à un plus haut degré le sens du théâtre : car il a admirablement masqué, ou mieux, admirablement utilisé sa psychologie. La structure de ses meilleures pièces est remarquable : tant les forces, qui sont en présence, sont exactement opposées, se contrepèsent, se composent, se dévient, s’annulent, s’entraînent, avec une sûreté de calcul qui est prodigieuse. Ces jeux de caractères sont d’étonnants problèmes de mécanique morale. Chaque caractère est analysé, pesé, dosé, de façon à concourir dans la juste mesure à l’action totale, et dans chaque effort fait paraître tout juste la quantité d’énergie qu’il faut, ou se dispose précisément dans la plus favorable attitude.

Il y a bien de l’exagération, la formule première une fois admise, dans le reproche de raideur qu’on fait aux personnages de Corneille. Rien de plus simple que les mouvements coordonnés des caractères qui s’opposent : qiu’on regarde, si l’on veut, les relations d’Attale et de Nicomède, et l’évolution du caractère d’Attale, soit en lui-même, soit dans l’opinion que Nicomède en prend, il y a aussi du mouvement dans chaque caractère, grâce au déplacement de la volonté qui suit la raison : je n’en veux pour exemple que Polyeucte et Pauline, et surtout cet admirable Auguste.

Mais la pièce dont l’ajustement fait le plus honneur au génie de Corneille, c’est Horace : pour tirer parti de la belle et ingrate matière qui lui fournissait Tite-Live, il a fallu que par un coup de génie il fit du meurtre, du crime, le point culminant du drame, que toute l’action y tendit, s’y adaptât, et tous les caractères. De là cette si vraie et originale composition d’Horace et de Camille : le frère et la sœur, natures pareilles, également brutales, féroces et fanatiques, mais appliquant différemment leurs amours identiques d’essence ; l’homme idolâtre de sa patrie, la femme idolâtre d’un homme ; et de cette différence, profondement vraie, va sortir le choc des deux âmes, dont le meurtre de Camille sera la résultante nécessaire. Il y a là une puissance singulière de sens dramatique, pour tirer une tragédie, vraie, forte, émouvante celle-là et théâtrale, d’une légende épique terminée en fait-divers atroce.

La forme du dialogue cornélien est une des parties essentielles de son génie dramatique : ce dialogue tantôt se distribue en longs couplets, d’une rare éloquence, d’un raisonnement puissant et nerveux, et traversés d’éclatantes sentences, tantôt se ramasse en courtes répliques, qui se croisent et s’entre-choquent avec une singulière vivacité. Cette coupe du dialogue qui se poursuit en ripostes du vers au vers, est la coupe originale de Corneille : il ne l’a pas inventée, il se l’est appropriée par l’usage qu’il en a fait. Dans les amples couplets, il s’est montré un grand orateur, ayant le goût des idées et des maximes universelles, et se plaisant à mettre en lumière la généralité plutôt que la particularité des raisons. Il suivait en cela le goût de son temps.

Il l’a suivi, malheureusement, aussi dans certains détails de son style. Il ne s’est jamais défait complètement de certaines délicatesses, ou de certaines emphases à l’espagnole. Il a usé (je dirais abusé, si l’usage déjà n’était abus), il a usé du jargon fade de la galanterie mondaine. Mais on ne doit pas trop s’arrêter à ces taches. Il ne faut pas non plus s’arrêter trop à ces reproches contradictoires de déclamation et de trivialité que des critiques ont adressés à son style, non plus qu’à celui d’incorrection ou d’impropriété que Voltaire ne lui a pas ménagé. Corneille est un grand, même un excellent écrivain : il parle la langue de son temps, qui a parfois vieilli, une langue un peu dure, un peu fendue, admirable de vigueur et de précision. Il la possède à fond, et la manie avec une aisance, une habileté uniques, comme il maniait le vers : c’est un des plus étonnants écrivains en vers que nous ayons ; il semble que cette forme lui soit plus naturelle que la prose. Loin de parler de galimatias, pour quelques endroits où la construction a vieilli, ce qu’il faut louer, c’est la netteté, la facilité du style poétique de Corneille.

Ce style n’a rien de plastique, et ne vise pas aux effets artistiques, sensibles, pittoresques. Il n’a même pas beaucoup de couleur, sinon dans les sujets où l’imagination espagnole jette encore ses feux à travers le langage raisonnable de l’auteur français. Mais il a la force, et un éclat intellectuel, qui résulte du ramassé de la pensée, de la justesse saisissante des mots, de la netteté logique du discours. J’ai déjà dit que Corneille avait surtout l’imagination mécanique : il ne voit, et son style ne note que les forces qu’il met en action. Il ne crée pas, avec les mots, les images, les harmonies de son vers, une sorte d’atmosphère poétique où vivront ses héros ; au contraire, il dessine la courbe de leur effort sur un fond neutre, qui laisse la pensée libre, et ne dérobe aucune partie de l’attention. Dans aucune tragédie romaine de Corneille, il n’y a la moitié de la couleur qu’on trouve dans Britannicus. Son génie et son langage sont éminemment intellectuels ; il ne regarde et n’enregistre que les mouvements psychologiques.

Même dans ses œuvres lyriques — il y a de belles choses dans son Imitation ou dans son Office de la Vierge — les qualités ordinaires du style lyrique, richesse des images, délicatesse des sonorités, ne se rencontrent guère : là encore les éléments concrets, sensibles, pittoresques font à peu près défaut. Il reste le rythme, le rythme pur, séparé du son, dont la qualité est ordinaire ; et le rythme, c’est le mouvement : le lyrisme de Corneille, ce sont des pensées en mouvement, qui se pressent, s’élancent, enlèvent la stance ou la strophe ; et c’est la sensation expressive de ce mouvement abstrait que le rythme nous communique.

5. Rotrou §

Autour de Corneille se groupent quelques poètes qui ne sont point méprisables. Le plus médiocre est Scudéry. Mais Du Ryer, Tristan, Rotrou ont vraiment du talent : il est à noter pourtant que toutes leurs meilleures pièces sont postérieures au Cid. Du Ryer a réussi surtout les sujets romains et politiques324 : il n’y a guère porté d’originalité. Tristan325, dans une Mort de Sénèque (1644) et dans un Osman (impr. 1656), a tiré des effets tout à fait saisissants et pour ainsi dire romantiques, de la juxtaposition, même de la fusion d’une familiarité pittoresque avec l’atrocité tragique : il a l’imagination exubérante et déréglée, outrant la force et tombant parfois dans le ridicule et le puéril.

Rotrou326 est à lire, même après Corneille. D’abord égaré dans les extravagances tragi-comiques, il s’est assagi327, mûri, élevé, grâce surtout aux exemples que lui fournissait son grand rival. Saint-Genest (1646) et Venceslas (1647) sont deux belles choses : Saint-Genest328, avec son mélange de scènes familières et de scènes pathétiques, peinture du monde du théâtre et de l’héroïsme chrétien, a des parties qui continuent dignement Polyeucte. Venceslas est une forte étude d’une âme violente, qui arrive à la générosité par la volonté : ce vieux roi Ladislas qui condamne son fils par justice, et ce fils qui accepte sa juste condamnation, font une situation vraiment cornélienne. De Corneille, sans doute, il a appris à imiter librement, à marquer d’une conception originale les sujets qu’il n’inventait pas, à dégager les études d’âmes et de passions que la pittoresque comédie des Espagnols enveloppait. Saint-Genest est à Rotrou comme le Cid à Corneille ; la crise morale de Ladislas est à lui, dans Venceslas ; et dans Laure persécutée, il a tiré d’une sèche indication de l’original un des plus beaux développements d’exaltation sentimentale qu’il y ait au théâtre.

Mais Rotrou est resté lui-même, en recevant les leçons d’un plus grand que lui. Il a gardé ses défauts, son insouciante improvisation, ses négligences, mais ses qualités aussi, une imagination et une sensibilité lyriques, qui, dans certaines scènes pittoresques ou mélancoliques, donnent une saveur tout à fait originale à ses pièces. Dans quelques parties de ses deux chefs-d’œuvre tragiques et dans quelques endroits de ses meilleures tragi-comédies, comme Don Bernard de Cabrère (1648) ou Laure persécutée (1637)329, il nous fait penser à Shakespeare : il est le seul en son siècle de qui on puisse le dire.

Chapitre III
Pascal §

Le jansénisme, réforme catholique et laïque. — 1. L’irreligion au début du xviie siècle. — 2. Origines du jansénisme. Port-Royal. Les persécutions. Grandeur morale de l’esprit janséniste. Les écoles de Port-Royal. Les écrivains : Arnauld et Nicole. — 3. Pascal : sa vie, son humeur. — 4, Les Provinciales : leur fortune, leur valeur. De l’ironie et de la raison dans les questions de théologie. Art et style de Pascal. — 5. Les Pensées. Plan de l’Apologie de la religion chrétienne. Application des méthodes scientifiques au problème théologique. Absence de nouveauté et puissance d’originalité : le don de profondeur. L’étude de l’homme : intuitions et questions remarquables. Les deux infinis : la limite de la science. Unité du développement intellectuel de Pascal. Le style des Pensées : abstraction et réalité, raisonnement et poésie.

La Réforme hérétique et schismatique eut pour contre-partie au xvie siècle une Réforme unitaire et orthodoxe. Dans tous les pays qui restèrent en communion avec Rome, en France comme ailleurs, il se produisit un réveil puissant de la foi, mais un réveil aussi de l’ardeur morale du christianisme, et le catholicisme restauré ne lutta pas moins contre le libertinage naturaliste de la Renaissance que contre les doctrines hétérodoxes des sectes protestantes. Les années de discordes et de misères qui chez nous retrempèrent l’énergie des âmes, les disposèrent à se faire un catholicisme viril, dur, ascétique, qui, demandant beaucoup à l’homme, lui rendit beaucoup en profondeur d’émotion et en force pour l’action. De là, sans parler des raisons politiques et de l’instinct national, le peu de succès que trouvèrent chez nous les jésuites, avec leur religion aimable, fleurie, assoupissante, et le succès au contraire que trouva le jansénisme330.

La renaissance du catholicisme en France s’était marquée déjà par une recrudescence de l’ascétisme dans l’Église, par une floraison nouvelle de l’esprit monastique que la révolution intellectuelle du xvie siècle avait paru d’abord devoir éteindre. Nombre de communautés, réformées ou nouvelles, feuillants, bénédictins de Saint-Maur, oratoriens, prêtres de la Mission, compagnie de Saint-Sulpice, trappistes, sœurs de la Charité, filles du Calvaire, les unes contemplatives, d’autres actives, certaines studieuses, d’autres charitables, toutes ferventes et rigoristes, attestent, de la fin du xvie siècle jusque fort avant dans le xviie, la force du mouvement catholique. Le jansénisme est un effet parmi les autres, et non la cause, de cette reprise vigoureuse de vitalité par laquelle la religion, si menacée naguère, va ressaisir la domination du siècle.

Mais le jansénisme se distingue, d’abord parce que seul il est hétérodoxe, ce qui veut dire qu’il a une doctrine, une personnalité intellectuelle, une conception propre de la vie et des rapports de l’homme avec le surnaturel ; ensuite parce que seul il ne se développe point exclusivement dans l’Eglise ; au contraire, il n’a point de pénétration dans le clergé régulier, il est assez largement diffus parmi les compagnies de prêtres telles que l’Oratoire, il recrute surtout ses adhérents parmi les ecclésiastiques séculiers et parmi les personnes pieuses de tout caractère. Il est une doctrine, et non pas un ordre : par là même, comme on s’y lie par une adhésion libre de la raison, non par un engagement destructeur de la liberté, il est en son essence tout laïque. Et c’est ce qui le rendra propre à représenter dans le siècle l’esprit de toute la religion, c’est ce qui en fera l’adversaire par excellence et la barrière du libertinage intellectuel et moral. C’est ce qui lui permettra, persécuté et vaincu dans ses opinions dogmatiques, d’étendre à travers la société son autorité morale, à tel point qu’il semblera avoir, aux yeux de la postérité, la direction du mouvement catholique dans la lutte contre l’irréligion.

Il faut nous arrêter un moment pour expliquer cette lutte.

1. L’irréligion au début du xviie siècle §

Le xviie siècle, de loin, paraît presque tout chrétien : à le regarder de près, on y distingue un fort courant d’irréligion, théorique et pratique. Le courant disparaît dans la seconde partie du siècle, sous l’éclat de la littérature catholique et sous la décence des mœurs imposée par le grand roi. Mais, entre 1600 et 1660, l’incrédulité s’étale331.

La licence des opinions et de la vie a deux causes principales. L’une est l’enivrement de la raison après l’effort et les conquêtes du xvie siècle. La pensée tend à s’affranchir de l’autorité de l’Église, elle s’éloigne de la tradition par diverses routes : aristotélisme alexandrin ou averroïste, panthéisme naturaliste, scepticisme et positivisme, philosophie scientifique. L’autre cause est le débordement des tempéraments, que favorisent en France les guerres civiles et religieuses. L’individu suit sa passion, cherche son plaisir, rejetant toute règle : et quelle règle plus gênante que la règle chrétienne ? Ainsi l’anarchie politique prépare l’anarchie morale.

Enfin, la diffusion de l’incrédulité est chez nous un cas de l’influence italienne. Yanini, brûlé à Toulouse en 1619, laissa des disciples dans notre midi : Théophile l’y a connu.

Sans ajouter foi aux chiffres donnés par le Père Mersenne (une statistique en pareille matière ne saurait être, même approximativement, exacte), nous devons croire que les libertins furent très nombreux sous Louis XIII : nombre de témoignages l’attestent. Il y en avait de deux sortes : les philosophes et érudits formaient un premier groupe, discret, peu bruyant, ennemi du scandale, faisant extérieurement profession de respecter la religion ; les uns se rattachaient à l’épicurisme relevé par Gassendi ; les autres suivaient, avec Le Vayer, la doctrine sceptique.

Le second groupe était celui des mondains, courtisans et femmes, avec quelques poètes et beaux esprits. Ceux-ci faisaient grand bruit, multipliaient les scandales et les indécences : ce qui leur plaisait le plus dans l’incrédulité, c’étaient les provocations tapageuses ; c’était de « faire les braves » contre Dieu. Ces libertins du monde n’avaient pas de doctrine arrêtée : ils se moquaient des mystères et des dévots, affichaient la tolérance, prétendaient suivre seulement la raison et la nature, et vivaient en gens pour qui c’est raison de satisfaire à leur nature.

L’Église essaya d’arrêter par des rigueurs le progrès du mal. Le Parlement, en France, lui prêta son appui : le procès de Théophile est un épisode de la guerre entreprise par les jésuites et les magistrats contre l’irreligion ; on voulait, par le supplice d’un poète, d’un homme de peu, épouvanter les grands dont il était le commensal et le conseiller.

Mais les rigueurs ne pouvaient vaincre à elles seules les esprits.

Il fallut des freins intérieurs pour retenir l’âme avec son propre consentement et l’empêcher de glisser dans l’impiété scandaleuse.

La politesse, d’abord, y servit. L’honnête homme n’aime pas à se distinguer par des façons de penser téméraires ; et la religion est pour lui une partie du savoir-vivre. Il suffisait des progrès du goût, pour rendre impossibles les manifestations éclatantes d’irréligion, les indécentes parodies où se plaisaient les Roquelaure et les Matha.

Mais surtout le libertinage fut contenu et vaincu par des doctrines philosophiques et religieuses qui donnèrent à la raison les légitimes satisfactions qu’elle réclamait.

Le cartésianisme fit des chrétiens apparents, en faisant des philosophes qui croyaient à Dieu, à l’âme immortelle, à la supériorité infinie de la nature spirituelle sur la nature corporelle (ce qui établissait une hiérarchie très nette des plaisirs). Mais surtout le catholicisme s’adapta aux nécessités de la lutte : et contre l’indépendance superbe de la raison, qui faisait le péril, il opposa fortement les doctrines de la grâce et de la Providence. Par l’une, il soumettait à Dieu la vie intérieure de l’individu, par l’autre, la conduite universelle du monde ; par l’une et l’autre, il faisait échec à la raison et la courbait sous une force divine, impénétrable et irrésistible.

Ainsi furent suspendues pour trois quarts de siècle les tendances qui composèrent l’esprit de l’âge suivant. Mais si l’effort du catholicisme fut efficace, c’est qu’il avait repris force et vitalité dans la crise du xvie siècle ; et surtout, c’est qu’il avait poussé en France le rameau vigoureux du jansénisme.

2. Le jansénisme et Port-Royal §

Le jansénisme appartient à peu près exclusivement à la France et aux Pays-Bas catholiques. C’est aux Pays-Bas qu’il naquit, dans l’esprit du pieux évêque Jansénius, au temps où les âmes inclinaient de toutes parts vers le stoïcisme philosophique ou chrétien, au temps où François de Sales, sous la douceur aimable de son langage, rétablissait l’impérieuse austérité de la morale évangélique. Jansénius tira de saint Augustin une doctrine rigoureuse, assez approchante du calvinisme : tandis que l’orthodoxie romaine admettait une coopération mystérieuse de la liberté humaine à la grâce divine dans l’œuvre du salut332, Jansénius333 supprimait le libre arbitre pour donner tout à la grâce, et enseignait la prédestination, qui sépare les élus et les damnés de toute éternité par un décret absolu et irrévocable de Dieu.

Le foyer du jansénisme, en France, fut l’abbaye de Port-Royal : c’était une communauté cistercienne de femmes établie depuis 1204 dans la vallée de Chevreuse, et réformée en 1608 par la mère Angélique Arnauld ; elle fut transportée, en 1626, à Paris, au faubourg Saint-Jacques. Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, directeur de la maison à partir de 1636, y implanta la doctrine de Jansénius avec qui il était lié, et fit de ces filles les croyantes obstinées, au besoin les inflexibles martyres de ce qu’elles regardèrent comme la pure vérité de Jésus-Christ. Quand le jansénisme commença de se répandre dans le monde, on se tourna vers Port-Royal comme vers le sanctuaire, le centre religieux de la nouvelle Église : les bâtiments de Port-Royal des Champs furent relevés334 et servirent d’asile aux solitaires, aux hommes saints que la grâce avait touchés, et qui, sans se lier par aucuns vœux, sans quitter leur nom, sans former une communauté régulière, venaient vivre là, dans la retraite, une vie d’étude et de piété.

L’année 1638 commença la gloire et les malheurs de Port-Royal et du jansénisme : cette année-là, Antoine Le Maître335, avocat, conseiller d’État, quitta l’espoir d’une haute fortune pour se retirer à Port-Royal. Cette année là, aussi, Saint-Cyran fut emprisonné par ordre de Richelieu, et les solitaires dispersés. Les jansénistes avaient d’ardents ennemis, surtout les jésuites, qui se voyaient disputer par eux la direction des âmes et l’éducation des enfants, et qui, défenseurs des prétentions romaines, les regardaient comme le parti avancé du gallicanisme. L’autorité civile, se souvenant du siècle précédent, craignit que la secte religieuse ne contînt le germe d’un parti politique, et crut de son intérêt de faire cause commune avec les jésuites, servant ainsi ceux qui devaient la combattre et persécutant ceux qui devaient la défendre dans ses rapports avec Rome.

Dès lors Port-Royal n’eut plus guère de repos. Cinq articles ou propositions, qu’on tira de l’Augustinus, furent condamnés par la Sorbonne, par les évêques (1656), par le pape (1653 et 1656). Les jansénistes soutinrent que les propositions n’étaient pas dans Jansénius (elles n’y étaient pas textuellement, mais elles étaient l’âme du livre, selon Bossuet), et ils refusèrent de les condamner comme étant de lui. Les femmes furent aussi fermes que les hommes. La défense des jansénistes fut belle : ils firent des miracles de constance, ils développèrent leur force et leur subtilité d’esprit, ils furent adroits, perfides même autant qu’héroïques, contre des ennemis à qui toutes les armes étaient bonnes. Rien n’y fit. Les solitaires sont de nouveau dispersés et les écoles fermées en 1656. L’assemblée du clergé de France a rédigé (1656) un formulaire qui condamne les cinq propositions : Port-Royal refuse obstinément de le signer ; d’où redoublement de la persécution : en 1660, on ferme définitivement les écoles ; on chasse les confesseurs, les pensionnaires, les novices de la maison ; on use toute la science, toute la patience des docteurs et de l’archevêque de Paris contre l’inflexibilité des religieuses ; on finit par distribuer les douze plus obstinées dans des communautés plus soumises (1664) ; à peine arrache-t-on quelques signatures, bientôt rétractées ou expiées dans les larmes. En 1665, on transporte aux Champs toute la communauté rebelle de Paris, et l’on donne la maison du faubourg Saint-Jacques à des religieuses soumises. En 1666, on emprisonne M. de Saci. Après une trêve d’une dizaine d’années, la lutte reprend en 1679 : Arnauld est obligé de fuir aux Pays-Bas. Louis XIV a pris en haine ces indociles, dont la résistance choque son instinct d’absolue autorité. En 1708, la communauté de femmes est supprimée par une bulle du pape ; en 1709, les religieuses sont expulsées par le lieutenant de police ; enfin Port-Royal des Champs est détruit (1710), sa chapelle rasée, ses sépultures violées.

On n’en avait pas fini avec le jansénisme : on l’avait décapité, non pas supprimé. On avait réussi à lui retirer cette hauteur morale, cette largeur intellectuelle qui en avaient fait l’expression supérieure du christianisme français : on l’avait réduit à une bigoterie étroite, farouche et stérile. Mais il subsista à travers tout le xviiie siècle, surtout dans l’Université et dans le Parlement ; la bulle Unigenitus (1713) ranima pour un demi-siècle la querelle, où les deux adversaires s’avilissaient et avilissaient la religion devant les incrédules charmés et railleurs : de jour en jour croissaient la fureur, l’imbécillité des deux partis ; et de la même source qui avait produit les Provinciales et les Pensées, sortaient les miracles de Saint-Médard et le scandale des billets de confession. Ainsi se prolonge le jansénisme, ayant parfois sa revanche dans ses malheurs, comme le jour où il fit décréter l’expulsion des jésuites, et faisant sentir sa main dans les affaires religieuses jusqu’au début de la Révolution : même au début de notre siècle, il n’a pas été sans influence sur certains doctrinaires libéraux et gallicans.

La grandeur du jansénisme est tout entière dans sa morale. Comment cette dure et désolante doctrine, qui niait la liberté, et vouait l’immense majorité des hommes à la damnation éternelle, sans espoir et sans retour, a-t-elle été un principe actif, efficace d’énergie et de vertu ? comment a-t-elle excité les âmes aux sublimes efforts dans les rudes voies de la perfection chrétienne ?

Il serait long de l’expliquer : mais j’ai déjà fait remarquer que toutes les doctrines qui ont demandé le plus à la volonté humaine ont posé en principe l’impuissance de la volonté ; elles ont ôté le libre arbitre et livré le monde à la fatalité. Le jansénisme présente à l’homme la « face hideuse » de l’Évangile ; il l’abîme dans la profondeur de sa misère et de son néant, et il dresse devant lui l’inaccessible perfection où il faut qu’il atteigne. Il le désespère, l’écrase, l’oblige de renoncer à tout ce qui fait la vie aimable et douce, à la science même et à l’exercice de l’esprit : une seule œuvre est nécessaire et permise, celle du salut, dont la pensée doit être la seule pensée de l’homme, et toute sa vie.

Par cette austérité de leurs enseignements, et par les grands exemples qui la soutenaient, les jansénistes ont exercé sur le xviie siècle une influence disproportionnée à leur nombre, et qui contraste avec leur oppression. Aussi bien étaient-ils au gré du siècle par la forme de leur esprit ; quoiqu’on rencontre parmi eux quelques âmes tendres et mystiques, en général leur ascétisme est plus intellectuel que sentimental : ce sont de rudes dialecticiens, âpres disputeurs, subtils tireurs de raisonnements, infatigables chercheurs de clarté et d’évidence logique. Ils ont été des premiers à s’emparer du cartésianisme, ils en ont neutralisé l’esprit en s’en appropriant la méthode. Le principe même de leur hérésie dogmatique est tout rationaliste : c’est en appliquant la raison aux choses de la foi, en refusant de s’incliner devant le mystère, en s’obstinant à résoudre une contradiction que l’Église se résigne à ne pas lever, qu’ils ont élevé la toute-puissance de la grâce sur les ruines du libre arbitre ; leur doctrine est une tentative pour reculer la limite de l’incompréhensible dans le dogme.

Héros de la volonté, par le perpétuel effort de leur conduite, maîtres de la raison, par les infatigables argumentations de leurs livres, à ce double titre ils dominèrent leur siècle ; et ainsi s’est fait que tout ce qui n’était pas épicurien ou jésuite, a relevé d’eux plus ou moins. Il y eut, hors de leur secte, sans nulle adhésion à celles de leurs opinions que l’Église condamnait, nombre de gens qui tinrent à Port-Royal ; et à vrai dire ces jansénistes du dehors furent, ou peu s’en faut, tout ce qui avait de l’élévation dans l’âme et dans l’esprit, mondaines pieuses, telles que Mme de Sévigné, catholiques soumis et fervents, tels que Bossuet, ou rationalistes chrétiens, tels que Boileau.

Une des meilleures choses du jansénisme, ce furent ses écoles. Port-Royal ne fit pas beaucoup pour l’éducation des filles ; le règlement rédigé par Jacqueline Pascal en 1657 en est la preuve. Mais l’école de Port-Royal des Champs, où les garçons recevaient l’enseignement d’hommes tels que Lancelot, Nicole, Arnauld, fut en son temps un établissement modèle336. Par une contradiction qui n’est qu’apparente, ces contempteurs de l’esprit, humain, et qui rangeaient l’amour de la science parmi les concupiscences mortelles, donnaient aux enfants la plus solide instruction. Ils mettaient la piété au-dessus de tout, mais ils s’efforçaient de former la volonté et le jugement, afin qu’on pût faire en ce monde tous les devoirs d’un état honnête. Leur principe, excellent et fécond, était que toutes les connaissances où consiste la matière de l’instruction ne sont pas à elles-mêmes leur but, mais sont seulement des moyens d’élever, de fortifier l’intelligence. Rien de plus large que l’esprit de leur enseignement, rien de meilleur, pour le temps, que leurs méthodes, dont leurs rivaux, et surtout l’Université, s’inspirèrent bientôt. Ils contribuèrent ainsi très sensiblement à élever le niveau intellectuel de leur époque. Par leur science et leur culte de l’antiquité latine, ils servirent efficacement la cause de l’art classique ; par leur connaissance du grec, qui nulle part ne fut enseigné comme à Port-Royal, ils travaillèrent à mettre l’art classique en contact avec les plus parfaits modèles, à le rapprocher de la plus simple beauté ; ils lui offrirent un moyen de s’élever encore au-dessus de lui-même. En un mot, ils n’ont pas fait Racine, mais ils l’ont formé : c’est là qu’il a pris son goût, son sens exquis de l’hellénisme, c’est à eux d’abord qu’il doit de n’avoir pas sombré dans le bel esprit précieux. A ce seul titre, le jansénisme occuperait une grande place dans le mouvement intellectuel du xviie.

Mais il a eu des écrivains, de bons et solides écrivains, un seul grand, mais tel que ni en ce temps-là ni en aucun temps il n’y en a de supérieur. Antoine Arnauld337, l’intrépide docteur, jusqu’à quatre-vingt-deux ans disputa contre toutes les « erreurs » dont il estimait la foi menacée, erreurs des jésuites, erreurs des protestants, erreurs de Malebranche. Ce farouche théologien était un lettré délicat ; la longue lettre qu’à soixante-dix-huit ans, exilé, errant, aveugle, il dicta pour défendre Boileau devant Perrault fait grand honneur à son esprit. Mais il n’eut ni la volonté ni la puissance d’être un artiste : il fit œuvre de théologien, de philosophe, de logicien, jamais pour ainsi dire œuvre d’écrivain ; dans aucune de ses polémiques, il ne fit un de ces livres « absolus » qui dépassent l’occasion d’où ils naissent et lui survivent. Il a trop écrit et trop vite, avec un désintéressement littéraire que ne compensait pas son tempérament. Nicole338, son second dans mainte querelle, son collaborateur dans la Logique de Port-Royal, moins fougueux et moins infatigable que lui, doit à Mme de Sévigné d’être encore connu : c’est elle qui a préservé de l’oubli les Essais de ce moraliste sensé, sans profondeur et sans éclat.

Toute la force et toute la gloire littéraires de Port-Royal, en somme, si l’on met Racine à part, sont ramassées dans Pascal : il représente pour nous toute la hauteur intellectuelle et morale de la doctrine janséniste, qu’il agrandit de la vaste originalité de son génie.

3. Vie de Pascal §

S’il est inutile pour comprendre le théâtre de Corneille d’étudier les circonstances de sa vie, la biographie de Pascal est inséparable de son œuvre ; il n’y a pas d’écrivains qui soit plus engagé dans ses livres de toute sa personne et de toutes les parties de son humanité.

Blaise Pascal339 est né à Clermont, le 19 juin 1623, troisième enfant d’Étienne Pascal, président à la cour des aides de Clermont. En 1631, son père s’établit à Paris ; il s’occupe de sciences physiques et mathématiques ; et des savants, le Père Mersenne, Roberval, fréquentent sa maison. A douze ans, le petit Blaise, dont on ménageait la délicatesse, donne de telles marques de son goût pour les mathématiques, que son père se décide à le laisser s’y appliquer librement : à seize ans, un de ses travaux, un traité des sections coniques, étonnait Descartes ; puis il s’occupe d’applications pratiques ; il construit une machine à calculer. Son instruction littéraire paraît avoir été fort courte ; de ce côté Pascal est un « ignorant » de génie : c’est l’effet qu’il produira plus tard à tout le monde. De bonne heure, dès 1641, épuisé de travail, il ressent les atteintes de la maladie qui n’aura pas sur le fond de son œuvre l’influence capitale qu’on prétend parfois, mais qui, du moins, exaspérant sa sensibilité, donnera à son style un frémissement singulier.

La famille Pascal était pieuse : un accident la donna au jansénisme. Étienne Pascal, devenu intendant à Rouen, s’étant cassé la jambe sur la glace, fut visité par deux gentilshommes normands qui firent lire au jeune Blaise Jansénius, Saint-Cyran, Arnauld. La logique de la doctrine séduisit l’esprit du savant : il se jeta dans le jansénisme avec tout l’emportement de sa fougueuse nature ; et pour première marque de son application à la théologie, il dénonça à l’archevêque de Rouen un certain frère Saint-Ange, dont la philosophie ne lui semblait pas orthodoxe. Il se fit aussi apôtre dans sa famille : il convertit son père et sa sœur Gilberte (Mme Périer)340, natures pondérées, et sérieuses sans violence, qui furent jansénistes avec une fermeté paisible ; mais son autre sœur Jacqueline, une âme de même étoffe que la sienne, fière et ardente, médita dès lors de quitter le monde.

À partir de ce moment, Pascal est acquis au jansénisme. Mais il reste dans le monde, et continue ses travaux. En 1648, il fait et fait faire à Paris, à Rouen et à Clermont les fameuses expériences qui mettent en évidence la pesanteur de l’air. Il écrit sa Préface d’un traité du Vide, le morceau fameux où, rejetant le culte de l’antiquité dans les sciences, il expose la théorie scientifique du progrès. Au milieu de ces travaux, chaque crise qui froissait son âme maladive met à nu la profondeur de sa foi janséniste : de là la Prière pour le bon usage des maladies (1648), et de là la Lettre sur la mort de M. Pascal le pére (1651). Même le germe de la conception qui inspirera les Pensées, de ce qu’on appellera inexactement le scepticisme de Pascal, existe déjà dans son esprit : la Préface du traité du Vide admet l’impossibilité d’atteindre à la certitude autrement que par la révélation, en matière de théologie ; la raison même, au progrès de laquelle il croit et travaille, n’a point ici de méthode qui vaille.

Cependant il mène une vie assez mondaine, à Clermont et à Paris. La mort de son père a relâché autour de lui les liens de la famille. Gilberte est en Auvergne, mariée à un magistrat. Jacqueline, dès la mort de son père, a déclaré sa volonté d’entrer à Port-Royal. Chose étrange : c’est Pascal qui s’y oppose. Il y eut là une lutte pénible, que compliquèrent des questions d’intérêt : enfin Jacqueline l’emporta et devint la sœur Sainte Euphémie. Resté seul et libre, il se répandit davantage dans le monde. De ce temps serait ce Discours des passions de l’amour qu’on lui attribue : certaines propositions et le ton général de l’ouvrage sentent l’épicurien ; cette fois, le jansénisme de Pascal fut sérieusement en danger. Il songea même à se marier. C’est dans cette dissipation mondaine qu’il rencontre et fréquente des libertins, tels que Desbarreaux et Miton : mais l’homme qui eut alors sur lui le plus d’influence, ce fut le chevalier de Méré341, un fat de beaucoup d’esprit et d’une intelligence singulièrement pénétrante, qui lui fournit le principe de quelques-unes de ses vues les plus profondes.

Une grande question semble avoir dès lors fortement préoccupé son intelligence : il cherchait une certitude, et si vraiment, comme le disaient les théologiens, il n’y en avait pas hors de la vérité revélée. C’est là ce qu’il demandait aux philosophes, à Épictète, à Montaigne.

Un accident de voiture, où il fut sauvé par miracle, auprès du pont de Neuilly, très certainement aussi l’évolution naturelle de ses idées342, et enfin l’insoluble mystère — psychologique ou théologique — de la grâce amenèrent la crise définitive : cette nuit du 23 novembre 1654, nuit d’extase et de joie, où face à face avec son Dieu, Pascal se donne tout à lui, et pour toujours. L’engagement en est consigné dans cette prière enflammée que Pascal depuis porta toujours sur lui, cousue dans la doublure de son habit. Cette fois il avait, non pas exécuté définitivement l’abdication de son intelligence, mais trouvé la vérité supérieure qui pouvait mettre l’unité dans sa vie intellectuelle et morale, la vérité où étaient compris toute certitude et tout bonheur.

Pascal donne à Port-Royal un esprit tout laïque, formé aux méthodes et imbu des notions de la science et de la philosophie, assez ignorant de la théologie : de son Entretien avec M. de Saci, il résultera qu’au moment d’entreprendre ses rudes campagnes contre l’erreur et l’incrédulité, ce défenseur de la foi connaît à fond les philosophes, et n’a pas lu les Pères de l’Église : il n’en aura jamais qu’une connaissance superficielle. Et de là même sa puissance sur le monde laïque : idées, méthode, style, tout en lui est du savant et de l’honnête homme, rien du théologien.

En 1655, un curé ayant refusé l’absolution au duc de Liancourt, parce qu’il avait sa petite fille à Port-Royal, Arnauld écrivit sur ce refus deux lettres qui irritèrent les ennemis du jansénisme, et lurent menacées d’une censure en Sorbonne. Le parti se résolut alors à en appeler au sens commun, à l’équité naturelle du public, et Arnauld, ne se sentant pas le talent qu’il fallait pour cette entreprise, engagea Pascal à la tenter : du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657, dix-huit lettres parurent, anonymes, imprimées clandestinement, bravant toutes les fureurs de l’ennemi qu’elles écrasaient. On les réunit ensuite sous le titre de Lettres de Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R. R. P. P. Jésuites sur la morale et la politique de ces Pères. L’exaltation de Pascal pendant cette polémique est incroyable. Il reçut une grande joie quand sa nièce, la petite Marguerite Périer, fut guérie miraculeusement au contact d’une relique conservée à Port-Royal, une épine de la couronne de Jésus-Christ : ce miracle, tombant au cours de ses démêlés avec les jésuites, lui apparut comme une manifeste approbation de Dieu. Et vers le même temps, sur de sa vérité, il jetait durement, cruellement, dans le cloître Mlle de Roannez, une pauvre et faible âme que son impérieuse direction brisa.

Il conçut ensuite le projet d’une Apologie de la Religion chrétienne, telle, bien entendu, que la définissait le jansénisme. Il y travailla tant qu’il put, au milieu de souffrances aiguës : la maladie maintenant ne le laissait plus. Mais il avait conquis le bonheur avec la vérité : il était serein et souriant. Il se savait au nombre des élus : il écrivait l’étrange et admirable Mystère de Jésus. Ses souffrances même étaient un signe de son élection : il les redoublait, croyant aider à la grâce et collaborer à la miséricorde de Jésus. Il s’ingénia à s’inventer des souffrances, des gênes : il persécuta son pauvre corps avec des raffinements incroyables de dureté. Il mourut le 19 août 1662.

Ce fut une fière nature, à l’énergie indomptable, aux passions de flamme, d’un amour-propre ardent, qui put bien s’épurer, mais non pas s’éteindre par la foi, d’une personnalité impérieuse, qui le fit intraitable à se conserver l’honneur de ses recherches scientifiques, et qui l’amena dans sa pénitence à exiger instamment de Jésus qu’il lui eût donné sur la croix une pensée, une goutte de son sang, personnellement, à lui Pascal, pour sa rédemption particulière : nature tourmentée et superbe, qu’aigrit encore et troubla la maladie, intelligence puissante, étendue en tous sens et comme en toutes dimensions, un des plus beaux et plus forts esprits d’homme qu’il y ait jamais eu.

4. Les Provinciales §

Les quatre premières Provinciales traitent de la censure d’Arnauld, et de la Grâce : puis Pascal élargit le débat, et va à l’essentiel, en traitant dans les lettres V à XVI de la morale des jésuites. Les lettres XI à XVI sont adressées aux Révérends Pères eux-mêmes, dont les réponses sont réfutées dans la xiiie ; les deux dernières, adressées au P. Annat, de la Société, discutent la question si les jansénistes sont des hérétiques.

Ces vigoureux pamphlets firent une impression profonde : le Parlement de Provence les condamna, Rome les condamna (sept. 1657) : à Paris, en 1660, sur le rapport d’une commission ecclésiastique, le Conseil d’État fit brûler la traduction latine que Nicole, sous le pseudonyme de Wendrocke, avait donnée des Provinciales : il est vrai que l’arrêt visait surtout une note du traducteur, où l’on vit une offense à Louis XIII.

Cependant on ne peut dire que Pascal ait eu le dessous même dans l’Eglise : tandis que son parti était vaincu, son livre triomphait, et jamais depuis, la Compagnie de Jésus ne s’est remise du coup qu’il lui a porté. Il a créé contre elle un ineffaçable préjugé et fourni des armes à tous ceux qui l’ont crainte ou haïe. Dès 1656, les curés de Rouen, puis ceux de Paris déféraient à l’Assemblée du Clergé 38 propositions de morale relâchée ; en 1658, les curés de Paris dénonçaient au Parlement, à la Sorbonne et aux vicaires généraux une Apologie des Casuistes, qui fut condamnée. Alexandre VII en 1665, Innocent XI en 1679, condamnèrent la morale relâchée. Bossuet, en 1682, en prépara une censure pour l’Assemblée du Clergé, qui n’eut pas le temps de la voter ; mais en 1700 il reprit le même dessein, et cette fois le mena à bout. Enfin, en 1773, dans la bulle de suppression de l’ordre des jésuites, l’un des considérants indiqués par le Pape est la morale pernicieuse de leurs casuistes. Tout cela, et mainte manifestation de la libre pensée moderne contre la Compagnie, tout cela sort des Provinciales et n’est que la suite du mouvement créé par Pascal.

Il est certain que les Provinciales sont très fortes, et les défenses des jésuites très faibles : la meilleure, celle du Père Daniel, parut en 1694, et prouve par sa date que, près de quarante ans après l’attaque, ceux qui en étaient l’objet n’estimaient pas l’avoir encore repoussée. On a chicané Pascal sur l’exactitude des textes qu’il cite : mais il s’est bien gardé. Il avait lu deux fois la Théologie morale d’Escobar343 ; et ses amis lisant les autres casuistes lui fournissaient des citations, qu’il vérifiait toujours scrupuleusement. De fait, on n’a pu le prendre en faute là-dessus.

Mais n’était-ce pas un subterfuge d’assez mauvaise foi, que de passer de la grâce à la morale, et de déplacer ainsi la question ? Non : c’était montrer la valeur de la question : car il est certain que la vie chrétienne est le but, et le dogme de la grâce un moyen.

Mais alors, ne peut-on chicaner Pascal sur ses conclusions, et ne sont-elles pas manifestement outrées ? Voltaire, qui après tout s’accommode mieux des doux jésuites que des âpres jansénistes, accuse Pascal de calomnie pour avoir reproché à la Compagnie de corrompre les mœurs. Pascal rend justice à la pureté de la vie des Pères, et ne leur prête nulle part le dessein exprès de favoriser la corruption : il dit que la Société poursuit un but politique, la domination des consciences pour le compte de Rome, et fait plier la morale de l’Évangile à sa politique, pour attirer les âmes par la religion aimable et le salut facile.

On l’a repris aussi d’avoir confondu casuistes et jésuistes, comme si tous les ordres religieux n’avaient pas leurs casuistes : le fait est vrai ; mais il est vrai aussi que les autres ordres sont perdus au sein de l’Église ; les jésuites existent à part, forment un parti, ayant unité de vues et d’ambition, et la casuistique leur a été plus propre qu’à personne ; ils ne l’ont ni créée les premiers, ni seuls employée ; mais elle n’a été qu’un accident ailleurs, elle a été chez eux une méthode de domination.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait de l’injustice dans la polémique des Provinciales comme dans toute polémique. D’abord la casuistique semble y être enveloppée dans la condamnation des casuistes : c’est en méconnaître l’innocence, la légitimité, la nécessité ; la casuistique est l’art d’appliquer les principes de la science morale, elle est nécessaire toutes les fois qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique, de la loi universelle aux cas particuliers : dans tous les conflits de devoirs, et dans les situations complexes, elle seule éclaire l’homme. Ce qui montre bien qu’elle n’intervient pas essentiellement pour relâcher la morale, c’est l’usage que les stoïciens en ont fait dans l’antiquité.

Et parmi les innombrables décisions des casuistes, faut-il ne relever que le nombre — considérable encore, mais relativement restreint — des décisions immorales ? Il est certain que l’esprit général de la casuistique catholique tend à adoucir l’austérité de la morale évangélique. Mais doit-on oublier que c’est là un des expédients nécessaires par lesquels s’est faite l’adaptation du christianisme à son rôle de religion universelle, et que ces subtilités de procédure théologique qui aboutissent à tourner la loi par la considération des espèces, ont l’avantage de laisser théoriquement entier l’idéal chrétien ? C’est comme un délicat et sensible appareil qui permet à l’Église de relever ou d’abaisser le niveau de ses commandements, pour obtenir à chaque moment des consciences la plus grande approximation réellement possible dans la poursuite de la perfection morale. Si l’admirable aspiration de quelques doux rêveurs a pu devenir la loi de sociétés immenses, c’est que la casuistique a transposé l’utopie irréalisable en précepte pratique, et ses décisions représentent souvent, en face de la folie ascétique, le ferme et naturel bon sens.

Sans insister plus qu’il ne convient, on ne peut cependant omettre de dire qu’il y avait dans les gros recueils des casuistes une floraison d’imagination subtile et romanesque, fort analogue à celle qui se révèle dans la composition des thèmes oratoires sur lesquels s’exerçaient les rhéteurs de l’empire romain, et que, tout en condamnant la bizarrerie immorale de ces jeux d’esprit, il ne faut pas pourtant en exagérer la conséquence. Il est vrai aussi que ces lourds bouquins, scolastiques presque toujours de style et de langue, étaient plus à l’usage des directeurs que des fidèles, et servaient plus à absoudre l’irréparable passé qu’à autoriser les fautes à faire. Et enfin, si l’on songe que la terre d’élection de la casuistique lut l’Espagne, et quelles conséquences temporelles y pouvait avoir, sous le régime de l’inquisition, un refus d’absolution entraînant l’exclusion des sacrements, on sera tenté d’excuser un peu l’intention des complaisants casuistes qui employaient leur esprit à « enlever les péchés du monde ».

J’admets donc qu’il y ait de l’injustice ou de l’excès dans les attaques de Pascal, et j’en fais la part aussi large que possible : mais il reste qu’en gros il a fait une oeuvre juste et salutaire. Les raisons qui pouvaient atténuer en Espagne le relâchement de la morale religieuse n’existaient pas en France, et certains jésuites français avaient écrit déjà en notre langue, offrant à tous le libre usage de leur indulgence. L’indépendance et le haut essor de la raison laïque rendaient chez nous ces complaisances plus meurtrières à la religion : entre les mains des casuistes, l’originale hauteur de la morale chrétienne s’amortissait, se fondait, s’aplanissait, et tendait à se mettre de niveau avec la mollesse équivoque de la morale mondaine.

Pascal et le jansénisme ont rendu au christianisme sa raison d’être lorsqu’ils l’ont ramené à être un principe d’effort moral, lorsqu’ils ont remis dans le chemin de la vertu ses épines et ses ronces. Ils ont eu raison même absolument, en dehors de tout dogme, du seul point de vue de la conscience, lorsqu’ils ont rétabli la lutte incessante, obstinée contre l’instinct et l’intérêt, l’inquiétude de tous les instants, comme les conditions de la moralité, et qu’aux décisions des directeurs complaisants ils ont opposé leur rigorisme, l’obligation, dans tous les cas douteux, de choisir le parti le plus dur, et de décider contre l’égoïsme, par la seule raison qu’il est l’égoïsme. Enfin les Provinciales sont un acte de bon goût, et comme de salubrité esthétique et littéraire : il était bon, au temps où la littérature profane allait se débarrasser du romanesque espagnol, de barrer la route aussi aux fantaisies extravagantes où l’imagination religieuse se complaisait de l’autre côté des Pyrénées. En écrivant ses pamphlets, Pascal se faisait le défenseur de la raison classique dans le domaine de la religion.

Il y a un point où les adversaires de Pascal avaient raison : c’est quand ils l’accusaient de rire des choses saintes. Je n’ai pas besoin de dire que Pascal riait seulement des jésuites, et qu’il respectait la religion autant qu’aucun de ses adversaires, en la comprenant mieux. Cependant ceux-ci avaient plus raison qu’ils ne croyaient eux-mêmes. Pascal a frayé la voie à Voltaire : et voici comment. Une des réponses qu’on lui opposa notait le « ton cavalier » de sa polémique ; disons l’accent laïque. C’est un homme du monde qui parle aux gens du monde : une raison qui se communique à la raison de tous. Voilà le danger. Il est le même que lorsque les Réformateurs avaient convié le peuple à examiner les Écritures ; ils ne pensaient pas non plus travailler au profit de l’irréligion. Pascal croit servir la vérité du Christ ; il l’affaiblit. Car il la livre aux discussions des profanes. Il tire hors de l’École et de l’Église les matières théologiques ; il propose à la raison laïque de décider sur tel dogme, telle doctrine, entre tels et tels théologiens. D’autres appliqueront la même méthode à tout le dogme, et poseront la question entre la raison elle-même et la foi. Pascal énumère les sottises des casuistes, et les confond par l’extravagance qu’y découvre le sens commun : d’autres étaleront les sottises des Pères, les sottises de la Bible, et ruineront la religion en l’opposant au sens commun. Pascal a fait tort à la religion, parce que toutes les polémiques violentes où les théologiens la donnent en spectacle au public sont mauvaises pour elle ; et il lui a fait tort plus qu’un autre, parce qu’il a employé à traiter des problèmes théologiques des armes toutes laïques, les seuls moyens et la seule autorité de la raison.

Mais c’est cela même qui fit le succès du livre, et qui en fait encore aujourd’hui la beauté supérieure. Ne parlant qu’à la raison, il a fondé solidement ses arguments sur des bases éternelles, sur les principes essentiels de la moralité et de l’intelligence humaines, sur notre impérissable sens du vrai et du bien : il a dû pour cela sonder ces questions théologiques qu’il débattait, jusqu’à ce qu’il eût découvert le fond solide des lieux communs où la vie morale de l’homme est nécessairement comprise. Par là ce pamphlet est demeuré un des livres que lira toujours quiconque, chrétien ou non, cherchera sa règle de vie : il a réalisé cette loi des grandes œuvres d’art, de dépasser les circonstances contingentes qui lui ont donné l’être, et de revêtir un intérêt absolu, universel.

Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées, comme a dit Voltaire : vigueur de raisonnement, ou de passion, ironie délicate ou terrible. Voltaire disait encore qu’il estimerait moins les Provinciales si elles avaient été écrites après les comédies de Molière : on comprendra ce jugement paradoxal, si l’on regarde avec quelle puissance expressive, quel sens du comique, et quel sûr instinct de la vie, sont dessinées les physionomies des personnages que Pascal introduit ; deux pères jésuites surtout, subtils et naïfs, celui dont l’ample figure occupe la scène de la 5e à la 10e lettre, et celui dont la vive esquisse illumine la 4e Provinciale. Il y a là un art singulier de traduire les idées abstraites en actes, en gestes, en accents, en un mot une réelle force d’imagination dramatique.

Mais ce qu’il y a de plus admirable dans l’œuvre, c’en est la simplicité, l’objectivité : toute la personne de l’auteur s’efface de l’œuvre en la construisant ; elle est toute ramassée dans l’expression, absente volontairement de la matière. Tout est subordonné à la démonstration que l’écrivain veut faire : il n’applique son rare génie qu’à choisir les meilleurs moyens de l’opérer. Tout, ainsi, est argument, et tout est efficace, véhémence et raillerie, logique abstraite et dramatique imagination. Pour les règles, l’auteur n’en reçoit que de son sujet : et dans le mépris de la rhétorique il trouve le plus juste emploi et le maximum de puissance de tous les moyens de la rhétorique, qui, chez lui, sont reçus de la nature des choses, qui partout sont les formes propres et nécessaires, partout aussi les formes simples et naturelles. Aussi, du coup, l’éloquence française égale-t-elle la perfection souple et la sublimité aisée de l’éloquence attique : Démosthène est comparable, point du tout supérieur à Pascal.

Les Provinciales sont, dans notre prose, le premier chef-d’œuvre du goût classique. C’est une œuvre de raison, non seulement parce que l’objet en est une démonstration et la méthode une suite de raisonnements, mais surtout parce que, selon la raison, elle ne nous parle jamais de son auteur, toujours de son sujet, et parce qu’elle a un caractère universel de vérité et de beauté. C’est une œuvre d’art aussi, d’un art qui s’emploie à manifester uniquement la raison. Mettant à profit la grande leçon de Malherbe, Pascal a laborieusement, lentement, patiemment amené son ouvrage à être l’expression pure et parfaite de sa pensée : il ne s’est pas contenté du premier effort de sa nature, si richement douée. Ayant dû improviser à peu près les trois premières lettres, dès qu’il peut, il travaille, il corrige : il refait, dit-on, treize fois la 18e lettre ; et par un mot profond, il s’excuse de n’avoir pas fait la 16e plus courte faute de loisir. Son idéal est de trouver les voies les plus rapides, les moins pénibles, et les plus sûres de la persuasion : il compose rigoureusement, il donne à ses discussions la rigueur et la clarté d’une démonstration scientifique. Il évite toutes les déperditions de forces : tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile. Il choisit ses mots avec un sens si juste de leur propriété, de leur efficacité, qu’après 250 ans il n’y a pas une page pour ainsi dire de son œuvre, dont l’énergie se soit dissipée, ou dont la couleur se soit altérée.

5. Les Pensées §

Pascal n’avait pu terminer son Apologie de la Religion chrétienne : les fragments qu’il avait rédigés lurent publiés en 1670 par MM. de Port-Royal, assez inexactement, avec toute sorte de retranchements et de corrections, mais en somme de la seule façon qui put en ce temps-là faire passer et faire goûter l’ouvrage. Le texte authentique des Pensées a été signalé en 1843 par Victor Cousin, et plusieurs fois publié depuis.

Le plan que Pascal se proposait de suivre est connu dans ses grandes lignes, d’abord par la Préface de l’édition de 1670, on Etienne Périer l’expose tel que son oncle l’avait développé devant quelques amis vers 1658 ou 1659, puis par certains fragments qui se rapportent à l’ordre et aux divisions du livre. Voici la plus importante de ces notes : « Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ; ensuite, qu’elle est vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie. — Vénérable, en ce qu’elle a bien connu l’homme ; aimable, parce qu’elle promet le bien344. »

Si nous combinons ces indications avec le plan d’Étienne Périer, qui ne détache pas nettement la 1re et la 3e des parties distinguées par Pascal, mais les indique pourtant, voici comment nous nous représenterons le dessein de Pascal.

La religion n’est pas contraire à la raison. — Cette partie est une préparation, pour disposer le lecteur à ne point mépriser par préjugé la religion, pour lui faire comprendre qu’il se pourrait qu’elle fût logiquement défendable, pratiquement efficace. Après le discours contre l’indifférence des athées (art. IX), qui vaut comme une introduction générale de l’ouvrage, Pascal exposait sa thèse de l’impuissance de la raison, incapable de savoir tout, et de rien savoir certainement, réduite à juger des « apparences du milieu des choses » (les deux infinis, art. 1). La foi est un moyen supérieur de connaissance : elle s’exerce au-delà des limites où la raison s’arrête (distinction de la raison et du sentiment ou du cœur). Mais quand cela ne serait point, quand aucun moyen ne s’offrirait à l’homme de parvenir jusqu’à Dieu, par la raison ou par toute autre voie, dans l’absolue impossibilité de savoir, il n’en faudrait pas moins faire comme si on savait. Car selon le calcul des probabilités, on a avantage à parier que la religion est vraie, à régler sa vie, comme si elle était vraie. En vivant chrétiennement on risque infiniment peu, quelques années de plaisir mêlé, pour gagner l’infini, la joie éternelle. Il faut donc vivre en chrétien. Mais désirer de croire n’est pas croire : on ne croit pas à volonté ; il faut la grâce. En attendant qu’on l’ait, et qu’on croie, on se préparera à la recevoir et à croire : on pliera la machine, on ira à la messe, on s’abêtira. On disposera le corps, l’automate, de façon que ses habitudes ne fassent pas obstacle aux mouvements de l’âme, quand la grâce l’inclinera.

Ces discours montrent qu’il peut y avoir un moyen de savoir et des raisons d’agir comme si on savait. La religion n’est donc plus une absurdité à dédaigner. Pascal entama donc ses démonstrations, sûr d’être au moins suivi.

La religion est vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme. Pascal peindra à l’homme sa grandeur et sa bassesse, ses avantages et ses faiblesses, toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il lui donnera ainsi la curiosité, s’il a tant, soit peu de raison, de connaître d’où vient cette étrange disproportion de sa nature ; et pour résoudre cette énigme, il l’adressera aux philosophies et aux religions, dont il montrera la vanité, la faiblesse et l’impuissance. Il lui fera remarquer ensuite le peuple juif, et ce livre, qui est son histoire, sa loi, sa religion : là l’homme trouvera le récit de la chute d’Adam ; et cette idée d’une nature d’abord excellente, puis déchue par le péché, illuminera les contradictions qu’on aura d’abord relevées. La religion chrétienne, héritière de la loi juive, se présentera donc comme une hypothèse, telle qu’en emploient les sciences, qui tire sa probabilité de son adaptation aux faits constatés. Seule de toutes les doctrines philosophiques et religieuses, la doctrine de la chute explique le contraste incompréhensible de grandeur et de bassesse, qui est le trait caractéristique de la nature humaine. La religion donc qui la propose, si elle n’est pas vraie encore, mérite du moins d’être prise au sérieux, et respectée.

La religion est aimable, parce qu’elle promet le vrai bien. L’homme a naturellement le désir du bonheur. Or la religion chrétienne est une religion d’amour. Jésus-Christ est rédempteur, réparateur : à la nature déchue et misérable, il apporte le salut, le pardon. Les élus sont destinés à la joie éternelle.

Voilà un bien pur, complet, impérissable, tel donc que la raison l’exige pour s’y attacher.

4° Mais ces deux arguments sont des arguments indirects, qui rendent la religion probable et font désirer de la trouver vraie. Il faut montrer enfin que la religion est vraie, au sens rigoureux et rationnel du mot, par des preuves directes et intrinsèques. Pascal étudiera la Bible, fera valoir que seuls les Juifs ont conçu Dieu dignement, établira la vérité des livres saints et du livre de Moïse en particulier, la vérité des miracles de l’Ancien Testament, prouvera la mission de Jésus-Christ par les figures de la Bible et par les prophéties, puis par la personne même, les miracles, les doctrines, la vie du Rédempteur ; enfin il montrera dans la vie et les miracles des Apôtres, dans la composition et le style des Évangiles, dans l’histoire des saints et des martyrs, et dans tout le détail de l’établissement du christianisme, les marques évidentes de la divinité de notre religion. En poursuivant ces études, deux idées dominent l’argumentation de Pascal : 1° Credo quia absunlum : la religion, essentiellement, est choquante, absurde pour la raison, et pourtant elle s’est établie : donc son établissement est preuve de sa divinité. Des hommes l’auraient faite plus vraisemblable, ne fût-ce que pour pouvoir l’accréditer. 2° Deus absconditus : il est essentiel à la religion qu’elle soit incompréhensible, incertaine : sinon, si tout le monde la comprend, en aperçoit la vérité et la divinité, tout le monde y croira, et tout le monde sera sauvé. Or, par hypothèse, Dieu ne veut se montrer qu’à ses élus ; il se dérobe à ceux qu’il damne, pour les damner de ne l’avoir pas vu. Ces deux idées sont les moyens par où toutes les objections qu’on peut faire à Pascal sont réduites en arguments à l’appui de sa thèse. Et ainsi s’achève le dessein qu’il avait de montrer que la religion chrétienne a autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

On a embrouillé à plaisir le dessein de Pascal, et l’on y a cherché des difficultés, des contradictions qui n’y sont pas. Dans la première partie, Pascal établit seulement l’impuissance transcendantale et métaphysique de la raison, qui ne donne qu’une certitude imparfaite dans un domaine restreint ; dans la seconde partie, Pascal parle des causes multiples qui, dans son domaine même, font errer souvent la raison ; mais il sait le remède, et les règles par lesquelles on est assuré de faire un bon usage de sa raison. Il dit que le pyrrhonisme est le vrai, mais précisément sur une question qui dépasse la portée restreinte de la raison, sur une question d’essence et d’origine, sur celle de savoir pourquoi l’homme est ce qu’il est. A cette question la révélation seule répond. Pascal, après cela, a donc bien le droit de s’adresser dans la quatrième partie à la raison, et de lui proposer des preuves, qui fourniront une évidence rationnelle, pareille, et non supérieure, à celle que l’homme obtient par ses méthodes humaines dans toutes les parties de ses sciences. Les trois premières parties fourniront des probabilités, des présomptions, des preuves indirectes : la quatrième, des preuves directes, intrinsèques, rigoureuses.

Cette quatrième partie est singulièrement faible aujourd’hui : mais il y a singulièrement de hardiesse et de pénétration dans la seule position de la question. Pascal a cherché la solution du problème de la révélation dans une critique historique et philologique des Écritures. Il prenait cette voie périlleuse pour ne manquer ni à ses principes ni à ses promesses. Il s’était engagé à démontrer la religion, et il avait établi l’impuissance métaphysique de la raison. Il fallait donc essayer de saisir Dieu dans les apparences dont la raison est juge. La raison, Pascal l’a dit dans sa 18e Provinciale, a seule droit de décider sur les faits. Si donc on traite la religion comme un fait, les miracles, les évangiles comme des faits, la raison, critiquant ces réalités sensibles, pourra y faire apparaître avec évidence un élément surnaturel et surhumain : l’action divine, insaisissable en elle-même, sera atteinte dans ses manifestations historiques.

Pascal a conduit cette originale tentative avec une rare témérité, une entière ignorance de l’histoire et de la philologie, et une volonté décidée de faire sortir des textes la vérité qui lui plaisait : il ne pouvait se douter que de la méthode qu’il indiquait, appliquée avec la rigueur impartiale de la science, devait sortir la condamnation de sa croyance. Il ne s’était pas aperçu, ce fort logicien, que le principe de la science, la croyance au déterminisme absolu des phénomènes, excluant Dieu de l’univers connaissable, implique la négation de la Révélation dans l’ordre de la science, que la méthode par conséquent contient la conclusion, et que le seul moyen de sauver la foi est de la mettre hors de la raison, sans contact immédiat et sans liaison directe avec elle.

Pour les 1re et 2e parties, l’originalité des raisonnements de Pascal est dans l’application des méthodes scientifiques au problème théologique : le physicien et le géomètre se retrouvent dans ces étonnantes démonstrations où la religion est tantôt offerte par hypothèse, comme le système astronomique de Copernic, opposé à celui de Ptolémée, se vérifie par la concordance de ses conséquences logiques avec les faits observés, et tantôt jouée comme à la roulette, sur un calcul de probabilités. Quelle force pouvaient donner à la religion ces démonstrations étranges ? Je ne sais trop, mais assurément Pascal a touché plus juste, quand il a saisi ensuite le fondement naturel et psychologique de la foi, ce désir du bonheur que l’homme ne peut retrancher de son cœur et qui, sans cesse déçu par la réalité, se recule toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il ne trouve plus d’autre moyen de subsister que de s’élancer hardiment dans l’inconnaissable, plaçant son espérance en sûreté hors de la vie et du temps.

« Qu’on ne dise pas, écrit Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. » Pascal excelle à placer la balle. Il a pris sa matière partout : peu érudit en théologie, il a causé avec M. de Saci et d’autres solitaires, il a lu saint Augustin. Ses idées sur la religion, au fond, n’ont rien de nouveau : pas même ses idées morales, politiques, sociales. Celles qui sont essentiellement chrétiennes, lui sont communes avec les grands docteurs de l’Église ; Bossuet les exprimera, sans avoir besoin de s’inspirer de Pascal. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du Discours sur l’histoire universelle, l’idée d’une Providence qui fait tourner l’histoire du monde autour du petit peuple juif. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du néant et de la grandeur de l’homme, cette effrayante énigme dont la religion dit le mot.

D’autres théories de Pascal sont celles du temps : sa doctrine politique, au fond, se réduit à des opinions assez répandues parmi le tiers état intelligent depuis la fin du xvie siècle, et elle se retrouvera, l’accent seulement étant changé, dans la Politique de Bossuet. Mais la grande source des idées profanes, si l’on peut dire, et purement rationnelles de Pascal, c’est Montaigne, dont la pensée, les mots mêmes et les images sont sans cesse l’étoffe à laquelle il met sa façon. Il est curieux de remarquer combien Pascal, sur les sujets de morale individuelle ou générale, a l’intelligence et l’imagination obsédées par les Essais.

Il a sur l’invention la superbe indifférence de nos classiques, ou plutôt il dirige comme eux son invention moins vers la nouveauté que vers la vérité ; et l’originalité qu’il cherche est celle de l’expression et du maniement des matériaux. Il est, en effet, étonnant dans le tour et dans l’emploi des idées que d’autres ont rendues avant lui. Il a une puissance d’analyse et de raisonnement, qui y découvre toutes sortes de caractères et de liaisons qu’on ne soupçonnait pas.

Il a l’art surtout de les saisir en profondeur. Jamais rien, chez lui, ne reste banal et superficiel. Les choses qu’on lit ailleurs, dans Montaigne même, sans y faire grande réflexion, ni y apercevoir grande conséquence, prennent, lorsqu’il les rend, presque dans les mêmes termes, une gravité, une portée qui saisissent l’esprit : par un mot, ou même par l’insaisissable frémissement de sa phrase, on sent qu’il y voit un monde, et on se dispose à l’y voir avec lui.

Je ne sais pas de style qui ait plus de pénétration à la fois et d’envolée. C’est qu’avec la précision de son génie scientifique, Pascal ne nous montre aucun objet, qu’il ne lui ait arraché le secret de son essence intime, et qu’il n’ait suivi, aussi loin que la pensée peut aller, l’action qui en rayonne à travers l’infinité de la nature.

Ce don de profondeur, qui est l’originalité propre de l’esprit de Pascal, apparaît à chaque page dans les Pensées, surtout dans celles qui se rapportent aux deux premières parties du plan précédemment expliqué. Dans la seconde, l’enquête universelle à laquelle il se livre sur la nature de l’homme lui fournit une belle matière. Il s’agit de montrer que l’homme est un composé de grandeur et de bassesse : la grandeur, ce sont les aspirations, le rêve, l’illusion ; la bassesse, c’est la réalité, et toutes les réalités, sentiments, croyances, institutions, coutumes, arts, toute la vie morale, politique et sociale de l’homme. Il faut voir avec quelle force d’observation et de logique Pascal réduit à la fantaisie, au préjugé, à l’habitude, toute l’œuvre de l’esprit humain, hors de lui et en lui-même. Toutes les remarques portent, et il n’y en a point qui ne donnent à penser longuement, quand il explique le mécanisme de l’amour-propre, ou qu’il montre l’imagination et les nerfs plus maîtres de nous que notre raison, quand il nous promène à travers le monde cherchant une morale fixe, des lois communes, quand il sonde l’institution sociale, le principe monarchique, pour ne trouver au fond, à l’origine, que la force, et qu’il autorise si superbement le respect traditionnel des lois, de la hiérarchie, de l’hérédité dynastique. Tout l’envers du monde et de l’homme apparaît, triste à voir.

Où que son raisonnement le mène, il jette de triomphants coups de sonde : il ouvre à la pensée des voies fécondes, quand il définit l’éloquence ou le style, ou quand il jette quelques mots, obscurs et bizarres de prime abord, mais combien riches de sens, sur les caractères de la beauté. Je ne puis que renvoyer à toute cette partie des Pensées : il n’y a pas un mot qui ne soit à méditer.

Mais si l’on veut prendre rapidement une idée de la profondeur de Pascal et de l’avance qu’il avait sur son siècle, qu’on s’arrête à la question qu’il pose sur la cause de l’amour. Qu’aime-t-on en quelqu’un345? L’être, ou les qualités ? qu’est-ce que l’être sans les qualités ? Et pourtant l’être ne subsiste-t-il pas, les qualités changeant ou disparaissant ? Il y a dans cette réflexion de Pascal toute la question de l’unité, de l’identité du moi, de sa réalité : un des grands et troublants problèmes de la pensée contemporaine.

Ou bien qu’on lise ceci : « Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature346. » Et nous voici au centre de la grande énigme à laquelle s’attaque la science depuis un demi-siècle : ce que nous appelons aujourd’hui nature dans tous les êtres, formes et propriétés ou instincts, n’est-ce pas une collection d’acquisitions successives, fixées par l’habitude, transmises par l’hérédité ? Le mot de Pascal contient, deux siècles avant Darwin, l’essence de la doctrine évolutionniste.

Mais il n’y a rien peut-être de plus étonnant dans les Pensées que le fameux morceau des Deux Infinis347, qui me paraît répondre à la première partie de son plan. Tout à l’heure, dans la seconde partie, Pascal, par un scepticisme provisoire, ou mieux par un criticisme rigoureux, fera voir à l’homme que dans toutes les formes de son activité, il a fait mauvais usage de sa raison, et que, dans toutes ses institutions, croyances, opinions, qu’il s’est imaginé bâtir sur un fondement de vérité à l’aide de sa raison, il a été la folle dupe de son préjugé, de son habitude et de ses sens. Ici, au contraire, son scepticisme transcendant s’attache à mettre en lumière l’impuissance absolue de la raison : suspendu entre les deux abimes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, l’homme ne peut rien connaître, faute de pouvoir connaître tout, parce que tout s’entretient. Que lui reste-t-il donc, « sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses » ? Et voilà tout ce que sa raison en effet peut se flatter de saisir.

Si nous dépouillons le morceau de sa grandiose poésie, et que nous en cherchions le sens précis, nous remarquerons avec étonnement que Pascal, au temps même où la science faisait ses premiers pas, lorsque le premier emploi des méthodes et des instruments remplissait d’orgueil et d’espérance, mesure avec sûreté le domaine de la science et la puissance de la science. Il parle comme parlera deux siècles et demi plus tard Renan, après tant de merveilleuses découvertes qui auront fait comprendre à la fois et le progrès infini, et les étroites limites de la connaissance : il est en effet curieux de voir que Renan a refait la méditation des Deux Infinis en des termes qui rappellent étrangement Pascal348. Nous sommes emprisonnés dans notre univers, et de cet univers même nous ne pouvons saisir toute l’infinité : « quelque apparence du milieu des choses », voilà le connaissable, voilà la science ; mais les substances, les causes, les principes nous échappent, pendant que se déroulent sous nos yeux des séries de phénomènes qui jamais ne commencent et jamais ne finissent. La connaissance scientifique est essentiellement incomplète et relative ; c’est ce qu’aperçoit nettement Pascal, au début d’un âge scientifique, et cela désespère ce grand esprit, avide d’une certitude absolue et infinie.

Mais par là se découvre à nous une vérité qu’on s’est d’ordinaire refusé à voir : l’ascétisme janséniste de Pascal et les Pensées ne sont pas en contradiction avec le développement antérieur de son intelligence. Il n’y a pas eu de rupture dans sa vie intellectuelle : il y a eu une évolution continue, au terme de laquelle il a tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Il n’était ni fou ni malade ; il n’a jamais été plus lui-même, plus maître de sa raison et conscient de ses actes, que lorsqu’il a semblé envahi de la folie religieuse349. C’est prendre les choses par le petit côté que de rendre compte de sa conversion par l’état de ses nerfs et l’acuité de ses souffrances. Du moins il faut reconnaître que sa raison aussi le conduisait à Port-Royal. C’était cette raison, en effet, qui renonçait à lui, et non pas lui à elle, lorsqu’elle lui disait qu’elle ne lui donnerait pas la connaissance complète dont il avait soif. Plutôt que de se reposer béatement, comme tant de savants, dans la science des « apparences », puisque la raison ne lui permettait rien de plus, Pascal a tourné ses yeux d’un autre côté : il a cherché s’il n’y avait pas ailleurs une source de vérité, mais de vérité totale et certaine ; il l’a trouvée, et il est allé demander à la foi une connaissance supérieure à celle que procure la raison. Il n’a pas méprisé pour cela la raison, il l’a réduite à son domaine, et il a évalué ce domaine : mais il a tout attendu de l’intuition ; il en a tout reçu, avec cette certitude qui seule pouvait donner la paix à une intelligence impatiente, insatiable comme la sienne, et incapable de s’arrêter dans une demi-science douteuse et relative. Pascal ne serait pas Pascal, si sa foi n’avait satisfait sa raison, et le dévot en lui n’a pas détruit, il a contenté le savant.

J’aurais à parler maintenant du style de Pascal : il faut être, a-t-il dit quelque part, « pyrrhonien, géomètre, chrétien » ; et son style, comme son génie, est tout cela, et tire ses qualités de cette triple essence : une analyse aiguë, un raisonnement puissant, une dévotion passionnée, voilà les éléments qui s’amalgament étrangement et font le style le plus fort, le plus suggestif, et le plus séduisant qu’il y ait. Si on l’étudie de près, on apercevra que le secret de son énergie est dans le procédé scientifique que Pascal applique aux mots, manifestant leur définition et utilisant leurs liaisons dans les emplois qu’il en fait : le respect de leur propriété, et le choix de leur place, tout se ramène là.

Ce style de savant est un style de poète. Dans notre littérature classique, qui n’a guère eu de poètes lyriques que parmi ses grands prosateurs, selon le mot de Mme de Staël, Pascal est un des plus grands. Il l’est, comme tous les autres, parce qu’il est obstinément réaliste : son imagination représente les réalités concrètes dont sont extraites les abstractions sur lesquelles il opère ; — et parce qu’il est profondément sensible : chaque acte de sa pensée, chaque idée qu’il conquiert met en jeu, exalte on blesse toutes les émotions, les affections de son âme singulièrement délicate. Il vibre, gémit, jouit dans tout son être de ce qui occupe à chaque moment sa raison.

Mais l’originalité poétique de Pascal, c’est le caractère, si je puis dire, métaphysique des inquiétudes et des images qui jettent ces flammes intenses dans son style. Jamais il n’est plus poète, plus largement, plus douloureusement, ou plus terriblement poète que lorsqu’il se place en face de l’inconnaissable. « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie. » Et ailleurs, toute cette poursuite, angoissée et superbe, de l’inaccessible infini et de l’inaccessible néant. Ici d’amples raisonnements, là un mot saisissent l’imagination frissonnante. Il faut lire aussi, dans la dernière moitié des Pensées, nombre de morceaux, où s’exalte et crie l’âme de Pascal, en face du mystère chrétien, mystère qui fait sa certitude, et où pourtant il s’abîme, mais avec quelles délices et quel triomphe ! Pascal est un grand poète chrétien, à placer entre sainte Thérèse et l’auteur inconnu de l’Imitation ; tant il a rendu avec force la poésie de la religion : non la poésie extérieure, mais la poésie intime, personnelle, qui coule de l’âme croyante et unie à son Dieu. La tendresse même et la suavité ne lui ont pas fait défaut : il a vu même le Christ de douceur et d’amour. Il a rendu surtout l’appel ardent, impérieux, désespéré à la fois et confiant, de l’âme pécheresse au Rédempteur : son Mystère de Jésus est un poème d’une grandiose et bizarre sublimité.

Que de choses resteraient à dire encore ! Mais Pascal n’est pas de ces auteurs qu’une étude peut épuiser. Il est du petit nombre que la lecture seule révèle, et qui, une fois lus peuvent toujours se relire, découvrant, suggérant toujours de nouvelles idées à l’esprit attentif.

Livre III
Les grands artistes classiques §

Chapitre I
Les mondains : La Rochefoucauld, Retz, Madame de Sévigné §

Division du xviie siècle. — 1. La Rochefoucauld ; l’homme. Le livre des Maximes : sens et vérité. Valeur du genre. — 2. Les Mémoires : le cardinal de Retz, l’homme et l’écrivain. — 3. Les Lettres : Bussy, Saint-Evremond ; Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. — 4. Le roman : Mme de la Fayette. — 5. Le monde de l’érudition : les bénédictins.

L’année 1660, où Louis XIV prend en main le gouvernement, marque aussi le point de partage de l’histoire littéraire du siècle. La période antérieure est une période de confusion et d’irrégularité au milieu de laquelle émergent quelques chefs-d’œuvre, cinq ou six tragédies de Corneille et de Rotrou, les Provinciales de Pascal, et (pour nous seulement) ses Pensées. Mais tout s’organise, l’esprit classique mûrit, prend conscience de lui-même, les influences fâcheuses sont repoussées, les éléments disparates sont éliminés : les forces qui tendent au vrai, au simple, à la raison enfin, prévalent ; et les résultats apparaissent autour de 1660.

À cette date, la défaite politique des classes aristocratiques en a rendu toutes les forces intellectuelles disponibles pour l’activité mondaine et littéraire. A cette date, Bossuet, Molière viennent d’arriver à Paris. Boileau commence à écrire. Racine va trouver sa voie, et La Fontaine se découvrir. A côté d’eux, derrière eux, paraîtront Bourdaloue et Malebranche, La Bruyère et Fénelon, et que l’étude des grands esprits et des chefs-d’œuvre : les courants contraires s’enfoncent et disparaissent, et les forces hostiles semblent paralysées. L’union de l’art antique et de la raison moderne dans les hautes intelligences littéraires a produit ce merveilleux épanouissement. À cette fécondité contribuent trois ou quatre générations d’écrivains : et l’on aperçoit parmi les jeunes génies qui surgissent des esprits mûrs, lentement formés et fortifiés dans les troubles efforts de l’âge précédent.

On peut partager le siècle en quatre ou cinq générations : la première, de Richelieu (1583) à Corneille (1606), a disparu, ou vieilli en 1660 ; la suivante, de La Rochefoucauld (1613) à Bossuet (1627), a sa pleine vigueur, alors que la troisième, celle de Boileau, de Louis XIV et de Racine (1636-1639), entre seulement dans la vie, dans l’activité indépendante et consciente ; la quatrième, de La Bruyère (1643) à Regnard (1633), ne s’avancera au premier plan que dans les dernières années du siècle, tandis que la suivante, avec La Motte (1672), formée avant 1713, inaugurera en sa maturité le xviiie siècle intellectuel auquel les Montesquieu (1689) et les Voltaire ( 169 î) appartiendront tout entiers, gardant seulement en leurs esprits quelques reflets de ce xviie siècle, dont les dernières lueurs auront éclairé leur enfance. D’une génération à l’autre, la brutalité, la volonté diminuent ; la raison étend son activité en élargissant son indépendance, et développe un individualisme intellectuel ; les âmes ont moins de ressort, moins de fierté, une étoffe plus fine et plus molle ; les esprits se clarifient en se simplifiant, jusqu’au moment où ils se compliquent de nouveau, non plus pour obéir à des modes du dehors, mais par un effet de leurs multiples acquisitions.

Pour étudier le grand ensemble que forment les œuvres de la seconde partie du xviie siècle, il conviendra de porter d’abord notre attention sur celles qui, appartenant plutôt à des mondains qu’à des artistes, nous font ainsi connaître à la fois le milieu où se formèrent et le public auquel s’adressèrent les artistes. Ensuite nous regarderons, dans Boileau, les grandes théories d’art qui nous expliquent les créations de l’éloquence et de la poésie classiques, dans ce qu’elles ont de propre à l’égard de l’œuvre des autres siècles, et dans ce qu’elles ont entre elles de commun.

1. La Rochefoucauld §

La vie de La Rochefoucauld peut se résumer en deux mots : une période d’action furieuse, où l’amour, l’ambition, la passion de jouer un rôle, ne lui attirent que déconvenues, désastres, ruine de ses affaires et de son corps ; une période de méditation amère, lorsque, infirme et vieilli avant l’âge, il se remet en mémoire ce que lui ont valu ses hautes aspirations, lorsqu’il raconte les faits auxquels il a pris part, dans ses Mémoires, et en tire la philosophie, dans ses Maximes.

Rien ne réussit à cet homme, pourtant supérieur, parce qu’il n’avait pas une nature simple. La vanité, chez lui, entravait l’ambition ; la passion déconcertait les calculs de l’égoïsme ; l’intelligence faisait hésiter la volonté : il était irrésolu, inconstant ; il paraissait peu sûr à son parti, qui ne lui pardonnait point de le juger parfois, et de se juger lui-même en tant qu’il y coopérait, avec trop de clairvoyance. De là ce je ne sais quoi de trouble, de là cette impuissance à remplir son mérite, que signale un ennemi pénétrant, le cardinal de Retz. Un des premiers, et de cela encore son parti lui sut mauvais gré, le duc de la Rochefoucauld350 comprit que la royauté avait partie gagnée contre la noblesse, et se résigna à recevoir la compensation quelle offrait au lieu de l’influence politique annulée, la sécurité oisive de la vie mondaine, brillamment rehaussée de l’exercice désintéressé des forces intellectuelles. Il y chercha l’adoucissement de ses désillusions, et se fit une vieillesse paisible, sinon heureuse, illuminée d’exquises amitiés de femmes : au premier plan, Mme de Sablé, puis Mme de la Fayette ; d’un peu plus loin, Mme de Sévigné. IL n’était pas causeur ; une pointe d’amertume passait dans la gravité souriante de ses propos ; il portait avec une grâce héroïque l’incurable blessure que la trahison de la vie lui avait faite.

Il avait caché son moi : il ne l’avait pas ôté, comme dit Pascal : on le voit bien aux Mémoires, où il règle sans en avoir l’air les comptes de toutes ses rancunes, et compose son personnage pour la postérité. Les Maximes sont plus sincères, parce qu’elles sont plus générales, et confessent le siècle avec l’auteur. Il les élabora lentement, sous le contrôle rigoureux de l’expérience, non la sienne seulement, mais celle de tout son monde. Mme de Sablé s’était retirée depuis 1659 auprès de Port-Royal, ajoutant la dévotion à tous ces défauts et qualités qui composaient sa charmante personne. Son salon fut un des lieux où la préciosité s’épura en politesse. Tournant son goût de fine subtilité vers les solides réalités du cœur, elle se plaisait, et l’on aimait autour d’elle à faire des sentences ou maximes. Ce fut la forme où s’arrêta La Rochefoucauld, pour y ramasser son expérience. Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore imparfaites il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant cinq ou six années ; il soumettait tout au jugement de Mme de Sablé, à celui de leurs communs amis.

Le recueil parut en 1665 : peu après, l’amitié de Mme de la Fayette devint prépondérante et ce fut sous cette influence nouvelle que se fit la révision des Maximes d’une édition à l’autre jusqu’à la cinquième (1678). Mme de Sablé, janséniste, et qui avait vu les temps où l’homme se montrait à nu, n’avait pas réprimé le pessimisme de La Rochefoucauld : Mme de la Fayette, mondaine timorée, et qui estimait inutile de dire au vrai certaines choses, s’appliqua à atténuer l’amertume désenchantée du livre, à en brider la franchise aiguë par des indulgences de bon ton. Cependant le sens et la portée des Maximes ne changèrent pas.

« Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer. — Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent dans la composition des remèdes. » Voilà la note, et l’essence du livre. Il n’y a dans le monde qu’égoïsme, c’est-à-dire intérêt : ni vertu, ni dévouement, peu même de ces passions, qui, égoïstes en leur principe, s’absorbent dans leur objet jusqu’à l’entier désintéressement. Les belles actions ne sont que de beaux dehors. Il n’y a pas de vrais amis ; il n’y a pas d’honnêtes femmes, c’est-à-dire qui le soient par choix et avec satisfaction. La nécessité de notre nature nous fait vicieux ; la nécessité de la fortune nous fait heureux ou malheureux ; ni notre volonté n’élude la nature, ni notre mérite ne gouverne la fortune.

Cela n’est pas gai, et cela fit scandale. Les femmes surtout, qui sont volontiers idéalistes et optimistes, se récrièrent contre ces définitions si peu flatteuses de l’homme et de la femme. Les plus spirituelles reconnurent pourtant que l’observation était exacte. Mme de Maure demandait seulement qu’on mît des quasi aux affirmations universelles, en faveur des exceptions possibles et réelles. Mais la plus pure, la plus noble âme, à qui Mme de Sablé ait adressé le manuscrit des Maximes, Mme de Schomberg, se déclarait impuissante à contredire des vérités, que son indulgente bonté n’aurait pas toute seule découvertes. Elle était attristée et persuadée. Ceux qui applaudirent, c’étaient les jansénistes ; ils retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l’égoïsme humain, la démonstration de notre corruption dans l’état de la nature déchue. MM. de Port-Royal ne pouvaient pas méconnaître que l’enquête conduite par La Rochefoucauld aboutissait à la conclusion même qui s’ébauchait dans les notes confuses laissées par M. Pascal, et donnait une base rationnelle aux dogmes de la chute et de la grâce. Et qui sait si le succès des Maximes ne leur a pas persuadé qu’ils pouvaient sans danger pour la gloire de leur ami donner les fragments décousus de son œuvre inachevée ?

Au reste La Rochefoucauld n’est pas janséniste : aucune idée religieuse ne le guide. Il formule impartialement, avec une probité scientifique, les lois des faits qu’il a observés. Mais comme il dit en cinq mots la vérité que le roman dilue en un volume, notre amour-propre trouve le breuvage amer. Les grimaces, pourtant, sont inutiles : La Rochefoucauld a vu ; et il serait difficile de lui contester rien d’important. Surtout il a vu son temps, le temps de la Fronde, le temps des romans héroïques et des tragédies cornéliennes. Chacune de ses maximes est comme une piqûre d’épingle qui dégonfle l’idéal emphatique ou les aspirations surhumaines de l’âge qui finit. Ce témoin, cet acteur des brillants drames de l’amour et de l’ambition, une fois qu’il a quitté la scène, nous dit ce qu’il a trouvé, en lui, autour de lui ; toujours, partout, une base d’égoïsme et de calcul. Que pouvait lui offrir un Condé, un Retz, un Mazarin ? En son temps, en son monde, il ne pouvait voir que ce qu’il a vu ; et s’il faut corroborer son témoignage par d’autres, demandez à la bonne Mme de Motte-ville, qui n’avait pas des yeux de lynx, ce qu’elle en pense : elle n’a pas pu vivre à la cour, et continuer de croire au désintéressement. Ainsi les Maximes sont comme le testament moral de la société précieuse.

Elles sont aussi son testament littéraire. Il y a encore du bel esprit, du pailletage, des concetti dans les maximes : il y en avait surtout dans la 1re édition. Mais, à l’ordinaire, la pensée est solide, exacte : la finesse est dans le discernement et dans la notation des nuances, dans l’appropriation exquise du mot à l’objet, dans la vaste compréhension des brèves formules, qui mettent l’esprit en branle, et l’obligent à parcourir un long cercle d’idées inexprimées. Mme de Schomberg aimait dans La Rochefoucauld « des phrases et des manières qui sont plutôt d’un homme de cour que d’un auteur ». Elle avait raison, et ce style est exquis de naturel — de naturel laborieusement exprimé, mais enfin de naturel effectivement réalisé. C’est la perfection — pour la première fois manifestée — du style mondain, point artiste, qui tire toute sa valeur de ses propriétés intelligibles.

À cette date de 1665, contemporaine des Satires, antérieure de deux ans à Andromaque, de cinq aux Pensées, les Maximes sont un événement considérable, et par leur fond, et par leur forme. Toutes mondaines d’origine, elles manifestent le pur génie du monde et sa naturelle direction. De la littérature dont on l’amuse, le monde a extrait deux formes qui n’existaient pas isolément, a constitué pour son divertissement deux genres qu’il a rendus ensuite à la littérature : les Maximes et les Portraits. Or que sont ces genres essentiellement ? Ils servent à décrire et à définir : leur contenu, ce sont les types et les lois. Ce sont donc deux genres éminemment scientifiques, des instruments d’abstraction et de généralisation : ils donnent les résultats de cette étude de l’homme qui est l’affaire de tout le siècle, avec une exacte précision, en éliminant tout ce qui est invention d’artiste, fantaisie, roman, effet sensible ou pittoresque pour le plaisir. Nulle part mieux que dans la création de ces deux genres, l’esprit mondain du xviie siècle n’a marqué son identité intime avec le rationalisme scientifique.

Aussi je ne suis pas de ceux qui estiment les Maximes de La Rochefoucauld comme un de ces chefs-d’œuvre dont la date et l’occasion font l’importance, et qui s’amoindrissent en vieillissant. Il ne faut pas les confondre avec les recueils plus ou moins ingénieux et factices qui en sont comme la postérité. Pour La Rochefoucauld, chacune de ses réflexions représente une collection de faits, et nous en peut suggérer une analogue. C’est vraiment encore aujourd’hui un précieux recueil, pour qui ne se contente pas de le lire une fois. Autour de ces maximes, chacun de nous peut distribuer son expérience, en prendre conscience, et la préparer pour l’usage en la classant. C’est un guide qui nous désenchante, même de nous-mêmes. Le remède à la naïveté, mais le remède aussi à la vanité, est là, dans ce petit volume presque tout entier excellent et substantiel, dont ceux-là seuls médiront, qui n’auront pas su s’y connaître.

2. Les Mémoires : Retz §

Le xviie siècle a gardé le même août que le xvie pour les Mémoires, et pour les mêmes raisons. Mais il s’y ajoute alors une raison nouvelle, la curiosité de démêler les variétés des sentiments et des mobiles, la curiosité de l’homme en soi : et tous les mémoires — ou les meilleurs — prennent alors tout naturellement la couleur d’un document psychologique. La délicatesse de la culture mondaine affine l’esprit et le style des auteurs, et de là vient, avec la richesse du genre, l’agrément des œuvres : il en est peu que la forme au moins ne fasse lire ; et beaucoup sont vraiment et solidement exquises. Je ne m’attarderai pas cependant à les étudier une à une351 ; je ne fais point ici une galerie de portraits. Il me suffira de prendre pour type du genre l’œuvre supérieure qui contient et dépasse toutes les autres : je parle des Mémoires du cardinal de Retz352, puisque ceux de Saint-Simon appartiennent décidément au xviiie siècle.

Retz écrivit ses Mémoires après 1671 : mais tout y est antérieur à 1660, esprit et style. Tandis que La Rochefoucauld dément Corneille, Retz le réalise : toute sa vie, son caractère, ses écrits, sont un commentaire perpétuel et une illustration de la tragédie cornélienne. On l’a fait d’Église malgré lui, pour conserver dans la famille l’archevêché de Paris : dès qu’il a reconnu la nécessité d’être prêtre sans vocation, peut-être sans foi, il cesse de regimber ; sa volonté se fixe un but, le ministère ; pour y atteindre, il prêche le bon peuple de Paris, il répand les aumônes ; il est populaire. La Fronde précise ses espérances : il combat, il sert, il trompe la cour, les princes ; il tient le Parlement et le duc d’Orléans ; il négocie à Rome, il y jette cent mille écus ; le voilà cardinal ; c’est une nécessité pour un prêtre qui veut être ministre. Mais la Fronde avorte, et toute son habileté le mène à une prison.

Dans sa ruine, la mort de son oncle lui donne une force avec qui la royauté devra compter : de coadjuteur il devient archevêque de Paris. On négocie sa démission : il la vend, la retire, s’évade. Pendant six ans il lutte désespérément pour sauver au moins les débris de son naufrage. On ne saurait imaginer ce qu’il dépense d’adresse, de ressources et de force d’esprit, d’éloquence, pour obtenir de rentrer en France en gardant son archevêché, où un homme comme lui pourrait recommencer une carrière, sans compter les riches revenus, qu’il ne dédaigne pas ; il faut lire ses lettres pour le connaître. Il fait jouer toutes les machines : en même temps qu’il intrigue vigoureusement, il joue au prélat persécuté, au martyr, il étale ses angoisses pastorales, d’être loin de son troupeau, de le savoir délaissé, sans guide et sans gardien ; il envoie en France des mémoires, des lettres, où respire l’âme évangélique des Athanase et des Grégoire : le merveilleux comédien !

La paix des Pyrénées le convainquit que la partie était irrémédiablement perdue. Il ne s’obstina pas : il ne chercha qu’à tomber avec grâce — en se faisant le moins de mal possible. Il s’assure sous main des intentions du roi : alors, sans marchander, sans stipuler, sans se défier, il écrit au roi une lettre où il abandonne tout ; il se démet de l’archevêché de Paris. Il a bien joué le coup de la grandeur d’âme : les compensations attendues lui sont données, de riches abbayes, dont Saint-Denis.

Il rentre en France, et sa volonté embrasse la seule vie qui pût conserver sa gloire. Il est difficile, quand on a perdu de telles parties, de vivre, de vieillir avec dignité : Retz y réussit. Il lui suffit de se donner l’air de renoncer à tout, de sembler ne garder du passé ni une espérance, ni un regret, ni un ressentiment. Il s’appliqua à payer ses dettes énormes ; il jouit de la conversation des honnêtes gens ; il écouta Boileau, Molière, qui parfois vinrent lui lire leurs œuvres nouvelles. De temps à autre, il allait à Rome, pour le service du roi, et montrait dans les négociations, dans les conclaves, que son génie ne s’était pas affaibli. Il n’aurait pas été fâché de persuader à Louis XIV qu’il était capable d’être un excellent ministre des affaires étrangères : mais il ne marqua cette secrète espérance que par l’empressement de son service. Enfin, quand il fut tout à fait certain que sa vie était finie, il se démit du cardinalat : humilité que le public admira, et qui découvrit au malin Bussy le secret du personnage. Retz est bien cornélien toute sa vie d’un bout à l’autre est une œuvre de volonté. Rien ne le retient : religion, piété, intérêt public, probité, ce ne sont pour lui que des moyens. Rien ne l’égare aussi, pas même ses vices, ni son amour-propre, qui servent ou qui s’effacent à propos. Et par Retz se révèle l’affinité de l’héroïsme cornélien avec la virtù italienne : il est sublime d’absolue immoralité dans la grandeur d’âme continue.

Ses Mémoires sont une des occupations décentes de ses dernières années : ils suffiraient à montrer que le personnage n’a pas changé. Retz se joue impudemment de la vérité : il dit ce qu’il veut qu’on croie, il prépare sa figure pour l’immortalité. Aucun mensonge ne lui coûte pour se faire valoir : il fausse les dates, dénature ou suppose les faits. N’ayant pas, au reste, la vanité professionnelle de l’écrivain, il n’en a pas les scrupules d’art, et il copie indifféremment les documents qu’il a sous les yeux, journaux ou pamphlets, autant que cela sert à son dessein. Mais il est à noter qu’il n’affadit pas son personnage : il lui arrive de se noircir à plaisir : il ne lui déplaît pas de montrer combien son âme est supérieure aux préjugés, aux vertus des âmes médiocres. Comme il n’a pas moralisé son récit, ses mensonges n’altèrent pas la vérité générale de ses peintures : dans l’ensemble, son temps et lui y sont admirablement représentés avec une incomparable vigueur. Sa narration est chaude, vivante, pittoresque : elle est tumultueuse, « grouillante », comme la réalité, mais avec cela d’une lumineuse netteté. Il y a peu de pages qui donnent mieux la sensation du Paris des jours d’émeute, que son tableau des Barricades.

Aux narrations s’ajoutent deux éléments que Retz a su employer avec une rare maîtrise : les raisonnements politiques, et les portraits. Non par une nécessité seulement de son sujet, mais par un goût qui fut celui de toute sa génération, Retz se complaît aux réflexions sur la politique : et il y a peu de morceaux plus amples à la fois et plus profonds que le début de sa seconde partie où il recherche les causes de la guerre civile. Pascal même n’a pas signalé par un mot plus saisissant le danger de poser certaines questions sur l’origine du pouvoir, sur l’accord du droit des rois et du droit des peuples. Retz se plaît à détailler les conversations, les discussions politiques, où chaque partie fait valoir son intérêt de gloire ou de profit : et son entretien avec Condé, au début de la Fronde, fait vraiment pendant aux grandes scènes politiques de Corneille.

Le goût des portraits, Retz l’a pris aussi à son monde ; il y a été vraiment supérieur. Esquisses ou profils rapides, portraits en pied curieusement étudiés, on en trouve de toutes les sortes chez lui, et qui ne sont jamais insignifiants. En deux mots, il définit un homme, par sa propriété essentielle ; ou bien il développe tous les replis, fait valoir toutes les nuances, explique tous les rouages avec une clairvoyance qui devient à l’égard de ses ennemis la plus exquise perfidie. Il a marqué Richelieu, Mazarin, La Rochefoucauld, tous les acteurs de la Fronde, de traits inoubliables. Ce n’est pas qu’il faille toujours le croire : il fausse parfois ses portraits, non parce qu’il voit mal, mais selon l’idée qu’il veut donner de l’original. Il manque de probité, non de pénétration.

Si ses portraits ne sont pas toujours vrais individuellement, ils le sont humainement. Retz fausse l’histoire, non la psychologie. Et, portraits ou récits, ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu complexe des sentiments et des intérêts humains. Retz a une connaissance profonde de son modèle, et une connaissance pratique, non théorique. Il a pénétré l’homme, mais aussi les hommes, chaque homme : la psychologie était une partie et la base même de sa politique. Il s’entendait étonnamment à évaluer les actions ou les réactions que pouvait fournir chaque homme, de façon à y proportionner son jeu. Il faut lire avec quelle sûreté il joue de Gaston d’Orléans ; il en connaît le ressort, la peur ; mais il sait exactement les degrés et les moments, quelle pression, en quelles circonstances, produira la passivité, l’activité ou sentimentale ou oratoire ou physique, enfin le courage même.

Retz est un grand écrivain, mais il date de Louis XIII plutôt que de Louis XIV. Il a une propriété, une vivacité singulières d’expression : plus de corps et de couleur que de délicate élégance, de la vigueur même dans la finesse ; de longues périodes chargées d’incidentes et de participes, un large emploi des pronoms, souvent bien éloignés du nom qu’ils ont charge de suggérer, des archaïsmes, de libres tournures : à ces dernières marques surtout, on reconnaît un style formé avant les Provinciales.

3. Les lettres : Sévigné et Maintenon §

Les recueils de lettres353 sont plus nombreux encore que les Mémoires, et peut-être encore plus agréables : cette richesse et cette perfection s’expliquent aisément par la vie de société qui fait du commerce des esprits une des nécessités de l’existence, et qui, les affinant, leur impose de n’offrir à autrui que le meilleur d’eux-mêmes. Dans ce grand nombre de correspondances, je choisirai celles qui, n’émanant pas des écrivains, éclairent le mieux l’histoire littéraire, ou l’enrichissent le plus. Il convient de faire une place au roi354, qui dans ses Mémoires et dans ses Lettres, se montre à son avantage, avec son sens droit et ferme, son application soutenue aux affaires, sa science délicate du commandement : une intelligence solide et moyenne, sans hauteur philosophique, sans puissance poétique, beaucoup de sérieux, de dignité, de simplicité, une exquise mesure de ton et une exacte justesse de langage, voilà les qualités par lesquelles Louis XIV a pesé sur la littérature, et salutairement pesé.

Parmi les courtisans et gentilshommes dont on a des lettres, deux nous arrêteront comme des types largement représentatifs : Bussy et Saint-Evremond, deux hommes d’esprit dont l’esprit a causé le naufrage, et qui ont vieilli sans emploi, en exil, l’un au fond de la Bourgogne, l’autre en Angleterre : Bussy355, vaniteux et tempérament brutal, esprit fin, souple et sec, sans fantaisie et sans flamme, d’un goût sûr plutôt que large, d’un style net et propre en perfection, railleur, flegmatique et dangereux ; Saint-Evremond356, spirituel et négligé, jouissant de sa nature avec un complet abandon, libertin de mœurs et de croyance, d’un goût original, à la fois Louis XIII et Régence sans rien de Louis XIV, laissant aller son style et dépouillant la préciosité par haine de l’effort et de la prétention.

La littérature tient une grande place dans les lettres de Bussy : il donne son avis sur tout ce qui paraît, et il en parle à merveille, en grand seigneur qui est académicien, et ami des Pères Rapin et Bouhours357. Il nous aide à nous figurer l’état d’esprit de ce public qui admirera un peu pêle-mêle Benserade, La Fontaine, Perrault, Boileau, plus sensible aux qualités effectives des œuvres qu’aux principes spéculatifs des théoriciens, plus sensible surtout à la convenance qu’à l’art, à la vérité qu’à la poésie, et parfaitement satisfait de toute œuvre qui parle clairement à son intelligence : il ne cherche dans les livres que des idées, et ses idées ; il ne se préoccupe guère des anciens. Bussy les traite assez cavalièrement ; Horace n’est guère pour lui qu’un « garçon d’esprit » comme Despréaux. Saint-Evremond en use aussi librement. Tous les deux sont assez près de regarder le respect des anciens comme une dévotion de cuistre : pour eux, ils les jugent en honnêtes gens, par leur raison, sans leur attribuer de supériorité sur les modernes en vertu de leur antiquité. Voilà le public qui résistera à Racine, et qui applaudira Perrault. Ce public est à distance des chefs-d’œuvre ; il a un goût capable de les comprendre, de les aimer, distinct pourtant du goût qui les crée, et surtout inférieur. La théorie littéraire qui est faite exactement à sa mesure, ce n’est pas celle de Boileau, c’est celle de Bouhours.

Saint-Evremond nous intéresse surtout par ses opinions philosophiques. Il est franchement incrédule, plus assuré d’avoir un estomac qu’une âme, et partant plus disposé à faire le plaisir de l’un que le salut de l’autre, gourmand par principe philosophique, et parmi les misères de la vie, comptant, pour bonnes raisons de vivre, le vin, les truffes, les huîtres : il s’assurait aussi d’avoir un esprit, et, avec l’amour, surtout après l’amour, il tint l’amitié pour essentielle au bonheur de la vie. Ils sont là tout un groupe. Saint-Evremond, Ninon358, Lassay, un groupe de mondains épicuriens et philosophes qui ont recueilli l’esprit des « athéistes » du xvie siècle, des libertins des deux Régences du xviie, qui en conservent religieusement le dépôt pendant que triomphent la ferveur janséniste et la dévotion jésuitique, et qui seront les instituteurs hardis des incrédules du xviiie siècle. Par eux, et par les Vendôme et la cour du Temple, avant eux, par la Palatine et par Condé en sa jeunesse, par des courtisans tels que Montrésor et Saint-Ybal au temps de la Fronde, ou tels que ce Matha et ce Fontrailles qui chargeaient un crucifix l’épée à la main, en criant : « L’ennemi ! » par le chevalier de Méré, par le voyageur Bernier qui disait si bravement que l’abstinence des plaisirs lui paraissait un grand péché, plus tôt encore, par les amis et patrons de Théophile, les Montmorency et les Liancourt, par les philosophes nourris de Lucrèce et de Sénèque, on trace un grand courant de scepticisme ou de négation qui, sous les dehors chrétiens du grand siècle, relie Montaigne à Voltaire, et l’on sait à quelles sources rattacher l’esprit des œuvres de La Fontaine et de Molière.

Entre les Correspondances du xviie siècle, deux surtout ont une valeur absolue qui les range au nombre des chefs-d’œuvre de l’art classique, quoiqu’il faille se garder d’y voir des œuvres d’art. Ce sont les lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon : les femmes ont toujours excellé à écrire des lettres, et, parmi les hommes, ceux qui ont eu des natures de femmes, par les défauts comme par les qualités.

Une enfance sans parents, un mariage sans tendresse, un mari qui la trompe, la ruine, et se fait tuer pour une autre, la laissant veuve en pleine jeunesse, en pleine beauté, avec deux enfants à élever ; ces enfants à peine élevés, les craintes pour le fils qui va à l’armée, le désespoir surtout de perdre la fille qui suit son mari à l’autre bout du royaume, et dès lors de longues séparations qui remplissent tous ses jours d’inquiétude, de brèves réunions où sa tendresse, irritée et froissée à tout instant, envie les tourments de l’absence ; la fortune qui s’en va, l’argent difficile à trouver, le dépouillement, lent et douloureux, pour payer les fredaines du fils, l’établir, le marier, mais surtout pour jeter incessamment dans le gouffre ouvert par l’orgueil des Grignan ; une petite-fille à élever, tant de veilles, de soins, d’appréhensions, pour voir la pauvre Marie Blanche, ses petites entrailles, disparaître à cinq ans dans un triste couvent ; la vieillesse, enfin, triste avec les rhumatismes et la gêne : telle est la vie de Mme de Sévigné359.

Elle la porte gaiement, bravement ; elle a une nature énergique où l’intelligence domine. En général, elle a plus d’enjouement et de vivacité que de sensibilité. Elle n’eut de passion que pour sa fille, un peu aussi pour Marie Blanche, une affection calme pour son fils ; en dehors de cela, quelques amitiés solides et sereines, où son esprit prenait autant que son cœur : Fouquet, Retz, Mme de la Fayette. En dépit donc de ses effusions maternelles, ce n’est pas une passionnée. En sa jeunesse, elle est vive et gaie, et donne prise par là aux médisants ; cela s’amortit un peu avec l’âge, mais on retrouve encore la rieuse jeune fille dans la grand’mère. Spirituelle, ironique, maligne, elle n’est point tendre, sentimentale ni mélancolique. Les larmes lui manquent, et la pitié.

Elle aime la nature, et par là ses lettres mettent une note originale dans la littérature classique : mais elle ne mêle à cet amour ni sentimentalité ni rêverie. Elle en fait de la joie, comme de tout, et une joie physique, sensuelle, une joie des yeux et des oreilles. Un printemps, c’est du roux, puis du vert : en voilà assez pour l’enchanter. A Livry, aux Rochers, elle a des bois : mais ici c’est un vert, et là c’est un autre vert. Elle a ainsi des impressions, des plaisirs d’artiste.

Elle aime les livres : elle est passionnée de comprendre et de penser. Elle a des goûts de précieuse, d’exquise mais authentique précieuse. Les grandes aventures des romans la ravissent. Corneille l’enivre ; elle est charmée de Molière, réfractaire en somme à Racine, qu’elle ne sent pas ; preuve que sa nature est foncièrement intellectuelle. Au fond, elle saisit mieux les idées que la poésie. Ses goûts vérifient en somme ce que je disais à propos de Bussy. Très solidement instruite, elle a un choix de lectures austère pour une femme. Elle lit Quintilien, Tacite, saint Augustin : Nicole ne la lasse jamais, et Pascal la transporte. De ce fonds de lectures, que son esprit applique à son expérience, sortent tant de réflexions sur la vie humaine, sur les mœurs et sur les passions, qui rendent ses lettres si substantielles. Mais sa qualité essentielle et dominante, c’est l’imagination ; et ce qui fait de ses lettres une chose unique, c’est cela : une imagination puissante, une riche faculté d’invention verbale, deux dons de grand artiste, dans un esprit de femme plus distingué qu’original, et appliqué à réfléchir les plus légères impressions d’une vie assez commune, ou les événements journaliers du monde environnant. Dans ses inégalités, dans ses vivacités d’humeur, dans ces caprices où son jugement va à la dérive, quand elle prophétise sur Racine ou sur le chocolat, dans sa dévotion, sincère assurément, mais sans fièvre, jusque dans son idolâtrie maternelle, qui lui fait adorer de loin la fille avec qui elle ne peut vivre sans disputer, l’imagination domine. Elle a une puissance de se figurer les sentiments qui dépasse sa capacité immédiate de sentir. Voyez son admirable lettre sur la mort de Turenne, elle l’écrit au bout d’un mois, lorsqu’elle a déjà parlé dix fois du fait. Au lieu de s’émousser, l’impression s’avive en elle, parce que lentement, à mesure que les circonstances lui parviennent, son imagination en élabore une représentation complète : et c’est de cette vision que jaillit le récit définitif, simple, objectif, et saisissant comme la réalité même. En un mot, elle est artiste, et comme telle, sa personne n’est pas la mesure de son œuvre ; par cette riche faculté de représentation qu’elle possède, elle se donne des émotions que la simple affection ne ferait pas naître, et elle émeut plus qu’elle n’a elle-même d’émotion.

De là encore dérive ce don rare par lequel elle fait sortir le pathétique des idées abstraites : elle a cette forme supérieure de l’imagination qui érige en symboles les objets sensibles, et fait transparaître l’universel dans l’expression du particulier. Lisez la sublime demi-page sur la mort de Louvois : ce pathétique n’est pas un épanchement irrésistible de tendresse ou de sympathie sur les choses ; il naît du saisissement de lire à travers certaines formes de la réalité vivante les vérités métaphysiques devant lesquelles sa raison frissonne. Une mort lui révèle toute la mort. C’est le pathétique de Bossuet.

Cette force d’imagination dans un tempérament froid fait la valeur de la peinture que Mme de Sévigné a tracée de la société de son temps. Ses Lettres nous sont une image merveilleusement fidèle de la vie noble au xviie siècle, dans tous ses aspects et ses emplois, à la cour, en province, aux champs, à la comédie, au sermon, dans l’intimité domestique, dans les relations sociales, dans la représentation des grandes charges : les impressions journalières de Mme de Sévigné font un des documents d’histoire les plus sincères qu’on puisse consulter. On a peut être trop admiré jadis les lettres étourdissantes où elle déploie sa virtuosité : la lettre aux épithètes, la lettre des foins, etc. Ce sont là des tours de force ou des gentillesses qui n’ont guère de conséquence. Mais les ardeurs de sa dévotion maternelle, ses sensations de la campagne, ses jugements littéraires, ses inquiétudes métaphysiques, ses tableaux de mœurs, voilà tout autant de catégories de lettres, richement fournies, et dont l’avenir ne baissera pas le prix.

Mme de Sévigné écrivait naturellement, ce qui ne veut pas dire négligemment. Il y a peu de lettres qui soient des effusions toutes spontanées et irrésistibles de l’âme, comme celles qu’elle écrit à sa fille dans la première angoisse des séparations. Le plus souvent, même avec sa fille, Mme de Sévigné surveille son inspiration, choisit, et fait effort pour dégager les qualités de son esprit, ou l’intérêt des choses. Elle avait passé par l’Hôtel de Rambouillet, où l’on se piquait de bien faire les lettres. Entre deux ordinaires, elle fait sa provision d’idées, de faits, elle leur donne forme en son esprit, et, quand elle se met à sa table pour écrire, elle peut laisser trotter sa plume. Encore soyez sûr qu’elle l’a bien en main, qu’elle la surveille, et ne la laisse pas s’emporter au hasard. Elle écrit cette langue riche, pittoresque et savoureuse, que parleront tous ceux qui auront formé leur esprit dans la première moitié du siècle, et sans quitter jamais le simple ton de la causerie, elle y mêlera les mots puissants, qui évoquent les grandes idées ou les visions saisissantes.

Mme de Maintenon360 a l’air d’être la raison même : elle l’est devenue en effet ; mais il y avait en elle une imagination hardie, une ardente sensibilité, qu’elle a lentement, douloureusement domptées. Elle, la raison même, Racine était son poète, tandis que Mme de Montespan goûtait mieux Boileau : ces préférences mettent à nu le fond des âmes.

La vie, qui d’abord lui fut dure, l’obligea à se retrancher tout ce qui n’était pas sens pratique et vertu utile. Née dans une prison, orpheline de bonne heure, enfermée dans un couvent pour y être convertie, nourrie par charité chez des parents sans tendresse, la petite fille de D’Aubigné épouse à seize ans Scarron, un bouffon infirme, pour échapper à la misère, où le veuvage la replonge. Elle vit d’une petite pension, et des cadeaux de quelques amis, qu’elle s’ingénie à payer par des services : à l’Hôtel d’Albret, à l’Hôtel de Richelieu, chez les Montchevreuil, elle porte sa belle humeur, son activité, son humilité, tenant peu de place, et faisant toutes les besognes. La voilà chargée d’élever les enfants de Mme de Montespan : c’est le coup de fortune, qui change sa vie. Peu goûtée de Louis XIV d’abord, elle le séduit à force de douceur et de raison, elle est sa confidente, son amie, jusqu’à ce que la mort de Marie-Thérèse la fasse femme du grand roi. Elle n’avait pas songé d’abord à cette grandeur. Elle avait voulu seulement s’assurer de quoi ne pas manquer de pain en sa vieillesse. Elle resta à la cour, sur le conseil de ses amis, de son confesseur, pour guider le roi dans l’affaire de son salut. Elle le fit dévot.

Elle ne gouverna pas le royaume. Elle ne fut pour rien dans la révocation de l’édit de Nantes. Mais ses sympathies, ses antipathies de femme et de dévote pesèrent d’un grand poids sur les décisions du roi dans le choix des ministres, des généraux, de tous ceux enfin à qui le bonheur public était confié. Elle livra ainsi l’État, dans des circonstances terribles, à des gens qui n’étaient bons que pour suivre une procession. Elle se mêla aussi directement aux affaires où les princes qu’elle avait élevés, ceux qu’elle aimait, avaient intérêt : de là son rôle dans celles d’Espagne.

En une chose, cette femme de sens eut du génie : c’est en matière d’éducation. Elle était née institutrice. De ce côté-là il n’y a presque rien en elle que d’excellent, souvent d’admirable. On sait comment elle fonda Saint-Cyr, pour élever gratuitement deux cent cinquante demoiselles nobles, à qui le roi assurait ensuite des dots pour se marier ou entrer en religion. Mme de Maintenon fut une éducatrice merveilleuse, d’un sens droit et ferme, d’une finesse singulière, d’un tact exquis, d’un art infini pour manier et façonner les âmes. Elle appliqua aux filles le grand principe pédagogique que Port-Royal avait posé : elle voulut faire des caractères droits et des esprits justes. Pour le détail, elle ramène tout au rôle futur de la femme : il faut qu’elle soit à la hauteur de tous les devoirs, et il faut qu’elle aime tous les devoirs. Peut-être tend-elle trop à développer les vertus actives qui rapportent : on sent dans cette morale un peu terre à terre une femme que la vie a battue et rapetissée. En somme, son œuvre à Saint-Cyr est excellente, et ses Lettres nous l’y font estimer, aimer même. Là, elle est absolument aimable en effet, étant absolument franche, et désintéressée. Elle s’est dévouée à ses filles, mais elle leur a dû toute la joie de sa vieillesse. Là seulement, et quand elle s’occupe d’elles, s’efface ce goût de tristesse amère, de lassitude accablée, d’ennui pesant, qui se fait sentir dans les lettres qu’elle écrit de la cour.

Toute cette correspondance est d’un écrivain de premier ordre : Mme de Maintenon a une propriété, une netteté, une brièveté sans sécheresse, une justesse aisée, une grâce de bon sens naturel et limpide, qui faisait rendre les armes à Saint-Simon même. Et si l’horizon de Mme de Sévigné est plus large, si elle a des inquiétudes plus hautes et plus philosophiques, Mme de Maintenon a une expérience sûre et profonde de la nature humaine et des tempéraments individuels, une de ces expériences d’institutrice et de directrice d’âmes à qui rien ne se dérobe : on aime à entendre une personne de si bon sens et si bien informée, qui a perdu ses illusions sans en trop vouloir à autrui.

4. Madame de la Fayette §

Je rattacherai le roman à l’étude des genres et groupes d’écrits qui appartiennent proprement à la société, polie du xviie siècle, et ne contiennent rien qu’elle n’y ait mis. Dans la seconde partie du siècle, en effet, comme dans la première, aucun artiste ne s’empare encore de cette forme, et c’est une femme du monde qui en fournit le chef-d’œuvre.

Mme de la Fayette361, que La Rochefoucauld estimait la femme la plus vraie qu’il eût connue, était une fine et adroite personne, très intelligente et point sentimentale, dont le style est, avec celui de Bussy, et mieux encore, la perfection du style mondain : elle a un style aisé, vif, sans affectation, sobre et net, lumineux plutôt qu’outré, sans passion ni grands éclats ni ampleur de geste, avec une pointe sèche de gaieté, et une malice aiguë, parfois meurtrière.

Elle réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle de Scudéry à des proportions plus délicates et à des sentiments plus humains. Zayde (1670) n’est encore qu’un abrégé du Cyrus : matière et disposition, c’est le même genre en miniature. Mais la Princesse de Clèves (1678) marque un progrès : c’est une transposition du tragique cornélien dans le roman. La précision de l’analyse, l’énergie fière des âmes, la conception de l’amour vertueux et l’écrasement de l’amour sous l’honneur, tout rapproche la Princesse de Clèves de l’œuvre de Corneille. Même le sujet, c’est Polyeucte moins la religion : une honnête femme qui aime un autre que son mari, et qui va chercher auprès de son mari un appui contre l’amour. Rien au contraire, ni dans le thème, ni dans la subtile précision des analyses, ne rappelle Racine. Mme de la Fayette peint des esprits qui s’embrassent, se pénètrent et comme se fondent intimement : ce n’est pas là encore la passion sans épithète et sans restriction. Par le goût, ce roman exquis, malgré sa date, est antérieur au réalisme artistique dont sortent au même temps presque tous les chefs-d’œuvre. Mais il marque un renversement d’influences, et le moment où la tragédie qui, jusque vers le milieu du siècle, fut sous l’action du roman, la repousse définitivement et lui renvoie au contraire la sienne.

Il sera vrai, à bien des égards, de dire que le mouvement réaliste d’après 1660 sera une réaction du bon sens bourgeois contre la littérature aristocratique, spirituelle et fantaisiste. On en voit la preuve dans le roman, où Furetière362 reprend la voie — non de Scarron qui, avec son imagination exubérante et tout espagnole, est le bouffon du grand monde — mais de Sorel, un ennemi, celui-là, des emphatiques, des galants et des précieux. Furetière est un ami de Boileau et de Racine, un des compagnons de leur jeunesse, leur camarade de cabaret, le complice de leurs plaisanteries à l’adresse de Chapelain. Mais ce n’est pas un artiste : son Roman bourgeois est une collection assez incohérente de portraits et de satires. Il y dessine divers types de la vie ordinaire et des classes moyennes : un procureur et sa femme, un avocat, un plaideur, une coquette de la bourgeoisie, un homme de lettres. Les noms sont réels, non romanesques : Javotte, Vollichon, Jean Bedout. Certaines scènes sont d’une franchise remarquable, de vrais morceaux de réalité, sincèrement transcrite, sans outrance et sans esprit. A côté de cela, des plaisanteries de littérateur, des satires qui seraient aujourd’hui des chroniques du Figaro ou de la Vie Parisienne, une raillerie spirituelle et vigoureuse des romans et de l’esprit romanesque, des marquis et des ruelles. Ce Roman bourgeois nous offre, entassés pêle-mêle, parfois bruts, et parfois dégrossis pour l’usage, des matériaux identiques à ceux que les grands artistes du temps emploieront à la description des mœurs et à la satire du faux goût.

5. Les érudits bénédictins §

La plus grande partie de ce chapitre nous fait apercevoir la société polie des salons et de la cour. Tout à l’heure, avec Furetière, nous avons rencontré la bourgeoisie, dont les lettres de Guy Patin363, ce médecin parisien si frondeur et si caustique, nous offriraient un type un peu antérieur et contemporain du monde précieux, dont nous rencontrerons encore le type tout à l’heure chez nos grands écrivains, mais un type élargi, affiné par le double contact des anciens et de la cour. Par les orateurs de la chaire, nous pénétrerons dans la société ecclésiastique.

Mais il est un coin de ce monde du xviie siècle, où nulle œuvre littéraire ne nous mène, et sur qui cependant nous ne saurions négliger de jeter un coup d’œil. Je veux parler des érudits, les Du Cange364, les Baluze, et tous ces bénédictins dont l’immense labeur a illustré le nom de l’ordre, les Luc d’Achery, les Mabillon, les Ruynart, les Montfaucon. Beaucoup d’entre eux ont laissé des lettres où revivent ces originales figures d’érudits, qui cherchèrent la vérité avec une passionnée indépendance sans cesser d’être d’humbles chrétiens. Mais n’eussent-ils pas écrit de lettres, il n’en faudrait pas moins indiquer ici qu’ils vécurent et travaillèrent : car leur œuvre, étrangère à la littérature, et même souvent à la langue française, a préparé le merveilleux développement de la critique, de l’histoire, de l’archéologie, de toutes ces sciences où la littérature de notre siècle a trouvé quelques-uns de ses plus certains chefs-d’œuvre.

Chapitre II
Boileau Despréaux365 §

1. La poésie de Boileau : impressions d’un bourgeois de Paris. Art réaliste. Technique savante. — 2. La critique de Boileau. Les Satires : leur portée et leur sens. Les victimes de Boileau. — 3. L’Art poétique : défauts et lacunes. Valeur de la doctrine : définition du naturalisme classique. Alliance du rationalisme et de l’art : l’imitation de l’antiquité. Importance du métier. Des ornements et du sublime.

De 1660 à 1668, Boileau compose neuf satires, sa dissertation sur Joconde, et son Dialogue des héros du roman ; de 1668 à 1677, il écrit neuf épitres, son Art Poétique (1674), sa traduction de Longin, quatre chants du Lutrin (1674), qui ne sera achevé qu’en 1683 ; de 1687 à 1698, des épigrammes contre Perrault, neuf Réflexions sur Long in (1092-1694), trois Epitres, deux Satires ; de 1703 à 1710, des épigrammes contre les Jésuites et la Satire XII (1705). Voilà les principaux points de repère dans l’œuvre de Boileau. Elle peut se considérer de deux points de vue, selon qu’on y cherche un poète ou un critique.

1. La poésie de Boileau §

Boileau est un petit poète doublé d’un grand artiste. Si nous cherchons la poésie dans son œuvre, nous ne la trouverons ni dans les pièces purement morales, qui sont banales dans le lieu commun et lourdes dans le paradoxe, sans intérêt et sans vie, ni dans les satires littéraires, où il y a de la couleur, de l’éloquence même, une éloquence un peu courte et essoufflée, mais décidément rien de plus : des morceaux épiques ou lyriques, nous tirerons la conclusion que Boileau est à peu près aussi épique que Chapelain, et aussi lyrique que La Motte.

Au reste, ses origines, sa vie, son tempérament, sa conversation, tout en lui exclut l’idée d’une forte nature poétique. C’est un bourgeois de Paris, de vieille bourgeoisie parisienne, né et élevé entre la Sainte-Chapelle et le Palais, mort au Cloitre-Notre-Dame, et qui dans ses soixante-dix ans de vie n’a guère quitté Paris que pour Auteuil ; quelques séjours à Bâville, chez Lamoignon, ou à Hautisle, chez Dongois, deux voyages à la suite du roi, une saison à Bourbon, épuisent la liste des déplacements de ce Parisien renforcé. Dans son ascendance, dans son alliance, des magistrats, des procureurs, des marchands : rien que de franchement bourgeois. Il l’est lui-même au plus haut point.

C’est un bon homme, dont la réelle élévation d’âme, le désintéressement, la bonté, la loyauté s’enveloppent de formes un peu âpres et brusques : économe, soigneux de son bien, un peu sensuel du côté de la table, aimant les bons dîners, les bons vins, les bons compagnons, rieur et railleur, éclatant en originales et plaisantes saillies, peu dévot et toujours prêt à se gausser des gens d’Église, très indépendant d’esprit et très soumis à l’autorité : le plus doux des hommes avec sa mine de satirique. Les problèmes métaphysiques et les ardeurs mystiques ne le tourmentent point : il est toute raison, il a le bon sens le plus positif et le plus pratique. Il ne vit jamais que des disputes de mots dans les querelles théologiques, même dans celle du jansénisme, auquel il ne tint que par une sympathie d’honnête homme et par certaines amitiés personnelles.

Il n’avait pas de sensibilité : on ne lui connaît pas une passion ; il n’aimait dans la campagne que le silence, le loisir et le repos ; il y cherchait, si je puis dire, plutôt des satisfactions hygiéniques que des jouissances sentimentales ou esthétiques. Il avait une bonté intellectuelle sans tendresse, et il aimait ses amis solidement, vigoureusement, sans agitation ni expansion. Il était vif, pétulant, irascible, contredisant, têtu : humeur qui n’est pas en soi poétique, et qu’il dépensait toute à la défense de ses idées.

Il avait une nature d’esprit avide de vérité, mais de vérité démontrée, évidente, tangible : il était passionnément raisonnable, raisonneur, et rationaliste. Aussi le système de Descartes le satisfit-il parfaitement. Et ce qu’il y goûta, ce fut vraiment l’essentiel du cartésianisme, le principe et la méthode. Il fut plus cartésien que chrétien, chrétien seulement d’occasion, par respect des puissances, et parce que la méthode, entre les mains de Descartes, avait fait sortir des conclusions qui autorisaient en somme la foi. Il n’estimait que la vérité scientifique, c’est-à-dire constante et générale : le particulier n’intéressait pas cette intelligence, éprise d’universel. Il méprisait la théologie, qu’il avait effleurée, le droit, qu’il savait, l’histoire, qu’il ignorait : il ne regardait l’antiquité, qu’il adorait, ni en philologue, ni en archéologue, ni d’aucun point de vue que celui du littérateur. Il avait l’esprit très philosophique, et peu de connaissances ou de curiosité philosophiques ; il n’avait en morale qu’une science commune et superficielle, et ni théoriquement ni pratiquement il n’avait de grandes lumières sur la vie de l’âme humaine : il fait exception dans le xviie siècle par son manque de sens psychologique. Il a la culture étroite, l’intelligence exclusive, le préjugé tenace de l’écrivain artiste, pour qui rien n’existe hors de la littérature. Il l’a aimée uniquement ; mais il y a trouvé pour lui, il y a placé pour les autres un principe de noblesse morale, un engagement à se mettre au-dessus de tous les sentiments mesquins.

Jusqu’ici, cette âme, cet esprit, même en leurs plus hautes parties, ne nous offrent rien que de prosaïque. Mais nous n’avons pas tout vu. Ce bourgeois positif et raisonnable a des sens et des sensations d’artiste : il s’intéresse aux choses extérieures, il a le don de les voir, et le don de les rendre. Il n’ajoutera rien à sa sensation : car il n’a pas d’imagination ; il réveillera exactement et représentera sa sensation. Il est réaliste par tempérament. Sa poésie sera donc une peinture réaliste des choses extérieures qui sont situées dans le cercle de son expérience : les sensations qu’il rendra seront celles d’un bourgeois de Paris, à qui Paris est familier dès l’enfance, avec ses rues, son Palais, ses Eglises, ses bruits, son peuple, ses modes, toutes les particularités de sa physionomie et de sa vie. De ces impressions de Parisien sont faites les satires III et VI, une bonne partie du Lutrin, les plus forts endroits de la satire X : et le vrai Boileau, le Boileau original et qui compte en art, est là. La rue grouillante et bruyante, un intérieur, un dîner, une procession, des chantres à la taverne, des profils de poètes, de médecins, de chanoines, un jardin de banlieue, et une face bâillante de jardinier, voilà la nature, vulgaire et bornée, que Boileau rend avec une franchise, parfois une crudité singulière. Il fait penser à certains petits Hollandais ; ou, si vous voulez, c’est le Coppée, nullement sentimental, du grand siècle.

Mais ce siècle et même son propre esprit ont combattu, gêné, comprimé son tempérament. A l’expression simplement réaliste des choses extérieures et communes, Boileau a mêlé ses malices de bourgeois indévot, ses épigrammes de polémiste littéraire : il a tâché le plus souvent de mettre des idées, de l’intelligence dans ses vers, d’en pénétrer ou d’en entourer ses sensations. Il a eu la superstition du sujet : étant né pour faire de petits tableaux d’une grande intensité d’impression, sans signification intellectuelle ni liaison rationnelle, il a inventé des lieux communs d’une banalité désespérante pour les encadrer, comme dans la satire X. Il a sué sur des transitions. Il a donné ses impressions pour des arguments, il a mis des intentions, ou des prétentions morales dans sa peinture. De là la composition dure, incohérente de ses satires, et la grande supériorité du détail sur l’ensemble.

Si l’on ne recherche dans les vers de Boileau que des impressions, on lui rendra justice. Il a fait, sans se douter qu’il en faisait, des transpositions d’art étonnantes pour le temps : il a rendu par des mots, dans des vers, des effets qu’on demande d’ordinaire au burin ou au pinceau. Et il a une précision, une vigueur, parfois une finesse de rendu qui sont d’un maître. Dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris, dans la Lésine de la satire X, la réalité vulgaire est traduite avec une exactitude puissante : et dans le Lutrin, ce qui est purement pittoresque et traduisible par le dessin et la couleur, profils et gestes de chanoines, de chantres, meubles, flacons, « natures mortes », tout cela est indiqué d’un trait sûr et léger, avec une charmante sincérité.

Est-ce de la poésie ? Je ne sais : car qui décidera s’il y a, s’il peut y avoir une poésie vraiment, absolument réaliste ? Mais c’est de l’art à coup sûr, et du grand art, par la probité de la facture solide et serrée, par le respect profond du modèle, par le large et sûr emploi du métier. Boileau a le sentiment très net et très juste du vers comme forme d’art. Pardonnons-lui d’avoir usé de l’alexandrin classique, coupé à l’hémistiche, et qui proscrit l’hiatus et l’enjambement : il a du reste varié ses coupes plus qu’on ne le remarque d’ordinaire. Entendons bien sa doctrine de la rime asservie à la raison ; cela veut dire que la forme doit réaliser avec fidélité, avec précision l’idée, et que la rime raisonnable est la rime expressive. Il condamne les rimes banales : il cherche à rimer richement, curieusement. Tout cela est d’un artiste. Mais surtout il a une rare délicatesse d’oreille : il a le sens et la science des rythmes, des sonorités, de leurs rapports subtils et efficaces au caractère de l’objet, aux émotions du lecteur. La matière de sa poésie est petite, le champ de son talent est étroit : mais la perfection de sa forme le fait grand, et donne une rare valeur à son œuvre. Rappelons-nous que Flaubert refusait d’en médire : il reconnaissait en Despréaux un artiste, un maître qui avait égalé son exécution à son intention.

2. La polémique des satires §

Mais le critique, pour nous, dépasse le poète, ou l’artiste : et la raison en est qu’ici Boileau ne représente plus dans son œuvre son tempérament personnel, mais le génie de son siècle, et la commune essence des grandes œuvres.

L’œuvre critique de Boileau se divise en trois parties, qui correspondent à trois périodes de sa vie littéraire : dans les Satires, il attaque la littérature à la mode ; dans l’Art poétique, il définit sa doctrine ; dans les Réflexions sur Longin, il la défend.

Boileau fonda dans les Satires la critique littéraire, à peu près inconnue avant lui. On avait des Poétiques, des Arts, ou traités généraux et didactiques : et l’on avait, contre les œuvres particulières, des libelles, injurieux ou venimeux. On ne trouve d’examen impartial que chez Corneille, parlant de ses propres pièces, et chez D’Aubignac, qui mêla dans sa Pratique du théâtre la critique à la théorie. Sous cette réserve, Boileau fut vraiment le premier à se constituer conseiller du public dans le jugement des écrits, à entreprendre, sans passion personnelle, pour de pures raisons de goût, de démolir ou d’élever les réputations littéraires.

Le public fut surpris d’abord de la vigueur et de l’insistance de ses attaques, et nombre de gens le prirent pour un médisant forcené : Montausier mit vingt ans à lui pardonner. Mais parmi la foule des auteurs que les Satires atteignaient, certains noms plus cruellement raillés, plus impitoyablement ramenés sous les yeux du public, indiquaient l’intention du poète et le sens général de ses attaques : dans la satire I, Saint-Amant et Chapelain ; Chapelain dans la satire VI ; dans la satire II, Quinault et Scudéry ; Chapelain dans la fameuse parodie du Cid ; Chapelain dans la IVe satire ; Chapelain dans le Discours au Roi, Chapelain dans le Dialogue des héros de roman, avec Mlle de Scudéry et Quinault ; Chapelain encore, et Quinault, et Mlle de Scudéry et l’abbé Cotin dans la Satire III ; dans la satire VIII, Cotin ; dans la ixe enfin, dans cet admirable et terrible abatage de réputations, Cotin et Chapelain, avec Quinault, Saint-Amant, Théophile, et vingt autres.

Ce que Boileau immole, ce sont les maîtres de la littérature précieuse, leurs genres et leur goût : les froides épopées avec Chapelain et Scudéry, les romans extravagants avec Mlle de Scudéry, les petits vers alambiqués avec Cotin, la tragédie doucereuse avec Quinault ; c’est la poésie sans inspiration et sans travail, la négligence prosaïque et prolixe, la fantaisie subtile ou emphatique, les sentiments hors nature et les expressions sans naturel. Il fait le procès à toutes les œuvres où manquent et la vérité et l’art. Il oublie le burlesque, qui est pourtant une des principales voies par où la fantaisie aristocratique s’est tirée loin de la nature : mais le burlesque aura son fait dans l’Art poétique.

Cependant Boileau donnait nettement à entendre ses préférences. Il offrait à l’auteur de l’École des femmes des stances courageuses et la satire II ; il opposait l’auteur d’Alexandre à l’auteur d’Astrate ; et dans une dissertation en prose, il osait humilier l’Arioste devant l’imitateur de sa Joconde. Racine, Molière, La Fontaine, ces choix étaient un programme. Peu à peu, le public prit conscience de la valeur exacte des Satires : elles l’aidèrent à débrouiller son propre goût, elles en hâtèrent la maturité et en fixèrent l’orientation. Il y prit le courage de s’ennuyer librement, et de se plaire sans scrupule, selon la propre et intrinsèque vertu des œuvres.

Mais les battus n’étaient pas contents, et rendirent coup pour coup. Cotin, Coras, Boursault, Carel de Sainte-Garde, Saint-Sorlin, Pradon, Bonnecorse366, de 1666 à 1689, tentèrent d’écraser l’auteur de ces meurtrières Satires. Ils ne surent qu’injurier grossièrement ou chicaner puérilement. Chapelain, pratique et sournois, tout en déchargeant sa bile dans un sonnet et dans des lettres privées, fit retirer par Colbert à Despréaux le privilège, que le roi lui rendit ensuite, pour l’impression de ses œuvres. Mlle de Scudéry cabala pour fermer l’Académie au railleur de Cyrus.

Boileau ne répondit à aucune attaque367 : à quoi bon se justifier d’avoir fait servir sur une table parisienne des alouettes au mois de juin ? ou d’avoir pillé Horace et Juvénal ? à quoi bon démontrer qu’il n’avait pas manqué à la majesté du roi, ou qu’il n’était pas athée, ou qu’il n’avait pas été bâtonné ? Les deux idées sérieuses qu’il pouvait distinguer parmi les invectives et les sottises, qu’avait-il à y répondre ? puisqu’aussi bien l’une était un éloge : c’est quand Pradon lui donne le talent de peindre « en vers frappants » la réalité vulgaire ; — et l’autre exprimait bien ce qu’il était et voulait être : c’est quand tous, successivement, lui reprochaient de n’être qu’un bourgeois, et de n’entendre rien au sublime des ruelles. Il suivit donc bonnement sa voie, et quand il eut ridiculisé ses adversaires, par des traits si justement assenés qu’ils sont devenus inséparables de leur mémoire, et partie intégrante de leur définition, il exposa les principes de son goût dans son Art poétique, auquel la neuvième Épître se joint nécessairement.

Il n’y a pas à réhabiliter les victimes de Boileau. Il y eut dans sa polémique des exagérations, des brutalités, des exécutions sommaires : nous qui voyons quelle œuvre il faisait, où il tendait, nous ne pouvons lui en vouloir d’avoir un peu vivement prié les Chapelain et les Saint-Amant de faire place aux Racine et aux La Fontaine. Entre les deux luttes qu’il soutint, au temps de son triomphe incontesté, en 1683, Boileau a concédé du mérite à Chapelain, de l’esprit à Quinault, du génie à Saint-Amant, à Brébeuf, à Scudéry : est-ce assez ? En 1701, il adonné du génie à Cotin même : n’est-ce pas trop ? On a tenté en notre siècle bien des réhabilitations : on a pu relever Théophile, Saint-Amant ; mais les grandes victimes sur qui s’acharna Despréaux, il les a tuées pour jamais, et si bien tuées qu’il ne dépendait pas de lui-même de les ressusciter dans ses heures de clémence. Ce que l’on peut dire de mieux en faveur de quelques-uns, c’est que Boileau leur était redevable et continuait leur œuvre. Chapelain fut en son temps un des ouvriers de la doctrine classique. Mais, en 1660, il arrêtait le mouvement, loin d’y aider. Par indécision de goût, par complaisance d’homme du monde, il couvrait de son autorité la poésie à la mode, les précieux, les négligés : il n’était plus qu’un obstacle, dont il fallait à tout prix débarrasser la littérature. Et de là, la complète, et nécessaire, et irrevocable exécution des Satires.

3. L’Art poétique §

L’Art poétique a ses défauts : une lacune de l’esprit de Boileau y apparaît. Son exposition est incohérente, alors que sa doctrine est d’une parfaite cohésion. Il pense par saillies ; il n’a pas la faculté oratoire d’enchaîner, de subordonner, de faire converger ses idées. Elles jaillissent séparées, rayonnant autour de quelques foyers principaux. Quand il veut les relier directement l’une à l’autre, ces ponts qu’il établit, et qui sont ses transitions, sont aussi maladroitement jetés que possible : rien de plus ridicule que les transitions du second chant. Le quatrième chant tout entier est un appendice dont on ne sent pas d’abord l’utilité : il n’y est pas question de littérature, mais de morale. En voici le sens : Boileau n’a garde de poser la moralité comme un des éléments constitutifs de l’œuvre d’art : seulement, il l’exige de l’artiste. Si la vérité, la sincérité sont les lois suprêmes de l’art, il n’y a plus lieu, dès que l’artiste est honnête homme, d’exiger qu’il ait le dessein formel et particulier de faire une œuvre morale : quoi qu’il fasse, il la fera morale, en vertu de sa nature. Et voilà pourquoi Boileau poursuit le débraillé, le parasitisme, l’envie, la bassesse chez les poètes, comme les chevilles ou le galimatias dans les vers. Mais il n’a pas marqué nettement la liaison de ses conseils moraux à ses règles esthétiques.

Quant au fond, l’Art poétique préjuge une grande question : y a-t-il une beauté, partant un goût absolus ? Boileau n’en doute pas, et n’estime pas que certaines formes littéraires soient liées à certains états de civilisation, ni que l’idéal poétique puisse être relatif et variable selon le génie des peuples. Aussi ne s’est-il pas soucié de ce qu’on appelle l’histoire littéraire, l’étude du développement des littératures et des genres, l’examen des conditions et des milieux, qui dans une certaine mesure déterminent la direction du génie littéraire et les formes de son expression. Cela se sent dans l’Art poétique : il ignore tout ce qui n’est pas la littérature, et une bonne partie de la littérature. Tout le moyen âge lui échappe, comme à presque tous ses contemporains : il voit le xvie siècle moins nettement que Chapelain ou Colletet. Même dans l’antiquité, il se représente très confusément, très inexactement, d’après Horace et Aristote, la naissance et les progrès du théâtre : il n’a pas l’idée de ce qu’est une ode de Pindare et de ce qui la différencie d’une ode de Malherbe ; il n’a pas sur Homère les inquiétudes ingénieuses d’un abbé d’Aubignac368 ; Homère est un très grand, très grand monsieur, le plus fort et le plus adroit artiste qu’on ait jamais vu. Ainsi s’explique la confiance de Boileau en ses « règles » ; elles définissent la perfection absolue, universelle, nécessaire, celle où doivent tendre toutes les œuvres qu’on fera, et d’après laquelle on doit juger toutes les œuvres qu’on a faites. Il y a un type du sonnet, un type de la tragédie, un type de l’épopée : absolument comme dans un problème de mathématiques il y a une solution vraie, à l’exclusion de toutes les autres. Quelque étroitesse de goût résulte nécessairement de ce rigorisme dogmatique.

Boileau a séparé les genres avec trop de précision. On est revenu aujourd’hui de leur confusion, et l’on reconnaît que leur distinction est fondée en raison. Mais il faut que ce soit la nature même qui les distingue et les maintienne, comme elle maintient à peu près les espèces animales. C’est affaire à l’expérience de montrer s’il y a des formes mixtes qui soient légitimes, c’est-à-dire viables et permanentes. Boileau a parqué trop soigneusement les espèces littéraires : il les a multipliées aussi trop facilement. Il a compté comme espèces de simples variétés : élégie, ode, sonnet, ballade, chanson, il n’a pas vu que tout cela, c’étaient les variétés de l’espèce lyrisme ; tout à la description des variétés, il n’a pas aperçu la définition de l’espèce. Il n’a pas saisi non plus le lien plus délicat, mais non moins réel, du bucolique à l’épique.

Il y a, dans le détail du poème, des incohérences ou des erreurs que les principes même de Boileau devaient lui faire éviter. Séduit outre mesure par les anciens, il a loué dans l’églogue précisément le manque de réalité : cédant trop complaisamment au goût mondain, il a préféré la « mignardise » de Térence au robuste naturel de Molière. Il a défini l’épopée comme Chapelain et Scudéry, « un roman héroïque en vers, merveilleux, allégorique et moral » : par superstition d’humaniste, il a, contre Desmarets369, maintenu la mythologie dans la poésie française comme un système d’élégants symboles, sans s’apercevoir quel démenti il donnait ainsi à son vigoureux réalisme ; et par une légèreté de bourgeois indévot, il a estimé que le « diable » des chrétiens était toujours et partout un objet ridicule : ce théoricien de la poésie fermait tout bonnement la poésie au sentiment religieux.

Mais on a tort de lui reprocher des omissions : dans son Art poétique, il parle des genres poétiques, de ceux où le vers est essentiel, et qui ne subsistent pas quand on l’enlève, comme le sonnet, l’ode, l’épopée, la tragédie même. Mais pourquoi parlerait-il de la Fable ? il l’omet comme le conte, comme l’épître, comme le genre didactique, qui tous peuvent se traiter également en prose et en vers.

La part marquée, aussi grande que possible, aux imperfections de l’Art poétique, il y reste une grande et forte doctrine, faite de deux pièces finement ajustées : elle combine le rationalisme moderne avec l’esthétique gréco-romaine ; elle mêle les deux courants du cartésianisme et de l’humanisme.

Le point de départ de l’Art poétique est celui du Discours de la méthode : la raison, départie à tous, est en nous la faculté supérieure, dominatrice et directrice des âmes, douée spécialement de la propriété de discerner le vrai du faux. Toutes les pensées et les expressions des pensées doivent avant tout satisfaire la raison :

Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.

La raison fait donc la beauté : donc encore, la beauté sera quelque chose d’absolu, de constant, d’universel ; car ce sont là les trois caractères par lesquels les choses satisfont à la raison. Mais ainsi, la beauté sera identique à la vérité :

Rien n’est beau que le vrai.

Mais, le vrai, à son tour, c’est la nature

Mais la nature est vraie…

Et elle porte avec elle son évidence :

… Et d’abord on la sent.

Ainsi la nature fournit à la poésie un objet universellement et immédiatement connu pour vrai, par la représentation duquel la poésie fournit un plaisir raisonnable, c’est-à-dire universellement et constamment perceptible à tous les esprits : voilà la première idée fondamentale de l’Art poétique. Raison, vérité, nature, c’est tout un370 ; et Boileau, par ses formules favorites, qui ont révolté tant de lecteurs superficiels, pose seulement en principe le respect du modèle naturel.

La doctrine qu’il établit est franchement « naturaliste ». Quand il répète : « Tout doit tendre au bon sens », il n’étouffe pas plus l’imagination qu’un peintre qui recommande à ses élèves de faire « d’après nature ». Il proscrit la fantaisie, l’esprit : il exige la probité, l’oubli de soi-même, la concentration de toutes les forces de l’esprit, de toutes les ressources du métier dans l’expression du pur caractère de l’objet. Ce « naturalisme », c’était précisément ce qui manquait aux victimes des Satires, dont l’ordinaire défaut était de déformer la nature ou de l’exclure.

L’imitation de la nature est le principe de la beauté dans la poésie : mais quelle nature imitera-t-on ? jusqu’à quel degré sera poussée l’imitation ? Le tempérament de Boileau — les satires pittoresques en donnent la preuve — le poussait à répondre : toute nature est objet de l’imitation artistique ; et l’imitation n’a pas d’autre limite que l’identité avec l’objet. Mais son goût a refréné son tempérament. Sous l’influence de certains préjugés contemporains, il a posé certaines bornes étroites au domaine, et certaines restrictions fâcheuses à l’exactitude de l’imitation artistique. Cependant, si l’on ne s’arrête pas aux détails, on voit que son but reste en somme l’équivalence de l’image à l’objet, la vraisemblance (au sens étymologique), l’illusion. Voyez comment il loue la vérité des personnages dans Térence :

Ce n’est plus un portrait, une image semblable :
C’est un amant, un fils, un père véritable.

Seulement, l’art ayant pour objet un plaisir, la ressemblance doit aller jusqu’où le plaisir cesse ; l’imitation d’une réalité hideuse ou horrible doit être agréable. Sinon, on sort de l’art.

En général, aussi, le champ de l’imitation n’est borné que par les caractères intrinsèques du vrai et du rationnel. Il n’y a pas de science du particulier, ni de l’exception : il n’y a vérité qu’où il y a universalité et permanence. La nature que la poésie imitera sera donc la nature commune, celle qui est partout et toujours, les objets qui existent en vertu de ses lois éternelles, non pas les accidents de l’individualité, ni les bizarreries des phénomènes monstrueux. Ainsi la tragédie ne peindra pas les individus, Néron ou Auguste, mais des types humains dans les apparences Auguste ou Néron. On remarquera, en passant, que sous ce principe tombent l’histoire, expression des formes passagères, perception des différences et non de l’identique, et le lyrisme, manifestation du subjectif, émanation de la plus intime individualité. Il y avait moyen de les sauver, en vertu même du naturalisme : mais ni Boileau ni le xviie siècle n’y ont songé.

Dans son naturalisme, Boileau trouve le moyen de fonder en raison l’admiration, l’imitation des anciens. Ils sont grands, parce qu’ils sont vrais : ils ont su voir, ils ont su rendre la nature. Et c’est la nature reconnue dans leurs œuvres, qui nous ravit. Ainsi ils peuvent nous enseigner à voir et à rendre. L’immortalité de leurs œuvres garantit l’excellence de leur méthode. Donc, l’antiquité, c’est la nature ; et imiter l’antiquité, c’est user des meilleurs moyens que l’esprit humain ait jamais trouvés pour exprimer la nature en perfection. Voilà comment Boileau achève l’œuvre commencée il y a plus d’un siècle par Ronsard, et fait triompher définitivement la doctrine qui voulait régler la poésie moderne sur l’idéal ancien, sur les modèles anciens. Il n’y parvient qu’en la réduisant au rationalisme. Du coup, l’idolâtrie servile du xvie siècle est transformée en estime raisonnable.

Mais il vaut la peine d’y faire attention pour consoler ceux qui ont cru le génie français opprimé par le culte de l’antiquité : la raison ne reçoit de loi que d’elle-même ; et, du moment que c’est la nature qu’on aime dans l’antiquité, il pourra bien arriver que parfois (comme dans l’épopée ou l’églogue) on reçoive pour vraie nature ce qui n’existera pas hors des œuvres anciennes ; mais il arrivera bien plus communément qu’on trouvera dans les œuvres anciennes la nature contemporaine, crue éternelle ; et si elle n’y est pas, on l’y trouvera cependant. En d’autres termes, le xviie siècle fera les anciens à son image, plus encore qu’il ne se fera à l’image des anciens, et — son absence de sens historique venant en aide à son rationalisme — il modernisera l’antiquité.

Il résulte de ce qui précède que la perfection de la poésie ne consiste pas dans la nouveauté : et Boileau signale au contraire la nouveauté comme une des plus dangereuses séductions qui puissent égarer un poète. Il ne faut se soucier que de la vérité : les âmes et les arbres d’aujourd’hui sont pareils aux âmes et aux arbres d’il y a deux mille ans. Mais l’originalité jaillira de l’étude sérieuse du modèle, et de l’effort consciencieux pour y égaler l’imitation. De là vient qu’on peut reprendre sans scrupule les sujets des anciens : une fable de Phèdre, une tragédie d’Euripide, une comédie de Plaute. L’invention demeure entière dans de vieux sujets. On conçoit aussi pourquoi il n’y a rien de servile dans le respect de Boileau pour les œuvres consacrées par le temps. Le consentement universel est signe pour lui de vérité : si trente siècles et dix peuples ont adoré Homère, c’est que ces siècles, ces peuples ont reconnu la nature dans Homère ; et il y a chance qu’elle y soit, si tant d’individus si différents de mœurs et de goût l’y ont vue.

L’imitation des anciens fournit à Boileau le moyen de transformer en forme d’art l’observation de la nature. Elle l’aide à éviter l’écueil du positivisme littéraire, qui est la négation et la suppression de l’art. C’est là que conduisait le rationalisme cartésien, qui, traitant scientifiquement la poésie, devait méconnaître la nature et la valeur de la forme poétique : n’y voyant que les signes des idées, il n’y exige que la clarté et la justesse, il la réduit à un système d’abstractions. Grâce aux modèles anciens, qu’il eut le mérite de comprendre et de sentir comme œuvres d’art, Boileau maintint la notion de l’art dans la littérature.

À vrai dire, la transformation de son naturalisme scientifique en naturalisme esthétique ne se fit pas sans quelque peine. La soudure des deux doctrines n’est pas toujours très bien faite, et l’on sent un peu de difficulté à mettre partout d’accord la vérité, équivalent rationnel de la nature, avec la vraisemblance, qui en est l’expression artistique. Cependant on saisit sa pensée à travers l’insuffisance de l’expression : il faut la vérité, et il faut la vraisemblance ; la vraisemblance, c’est la vérité rendue sensible par une forme d’art.

On a souvent attaqué Boileau sur la part qu’il faisait à l’art. On lui a reproché d’étouffer l’imagination par des règles sévères : rien de plus indiscret et déplus faux. Enseigner le dessin, ce n’est pas comprimer, c’est armer le génie du peintre. Si on relit le début de l’Art poétique, on y trouvera sans peine que Boileau exige du poète la vocation, le don naturel et spontané. Il croit même — avec raison — que les aptitudes poétiques sont spécialisées pour l’un ou l’autre des principaux genres : on est épique, ou élégiaque, ou dramatique. Si l’on n’est pas né poète, il ne faut pas faire de vers, et si l’on n’est pas né poète épique, il ne faut pas faire d’épopée. Cela dit, Boileau passe. Pourquoi ? parce qu’il n’y a pas d’enseignement qui donne le génie. Il s’adresse à ceux qui l’ont, et il va leur apprendre le métier.

Est-il utile aujourd’hui de justifier l’importance que Boileau attribue au métier, de prouver que le génie ne dispense pas du métier, et qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre sans métier ? Jamais Boileau ne fut plus artiste que dans son estime de la technique. Tout le premier chant de l’Art poétique n’est qu’une exposition des procédés essentiels de la technique classique. Il pose les lois de la versification, qui sera correcte d’abord, mais aussi harmonieuse, expressive ; il pose les lois du style, qui sera correct et clair, mais efficace et expressif, les lois de la composition qui sera juste et proportionnée : vers, langage, plan, ce sont trois moyens, qui doivent concourir à approcher l’objet naturel, sans le déformer, de l’esprit du lecteur.

Puis il passe aux genres : les genres, subdivisions des arts, sont comme eux des conventions qui font abstraction d’une partie des caractères naturels pour en mettre quelques-uns en lumière. Les règles des genres se tirent de leurs définitions ; et l’imitation de la nature se détermine, en sa manière, par les règles du genre que l’auteur élit. Chez les anciens, les genres se distinguaient par la forme, par le mètre : chez nous, ils se distinguent surtout (du moins les principaux) par le fond, par l’impression, la forme restant libre dans une large mesure. La Renaissance et le xviie siècle, par conséquent Boileau, mêlent la théorie ancienne et l’idée moderne. Boileau définit un certain nombre de genres fixes, où la couleur, l’impression peuvent varier, non le mètre ; il énonce minutieusement les règles du sonnet, pour qui il semble avoir la dévotion d’un précieux, ou d’un Parnassien. D’autres genres, surtout les grands genres, sont définis par le caractère intellectuel et sentimental de leur imitation : satire, ode, épopée, tragédie, comédie. Les règles formelles y sont peu nombreuses, et connues, comme les unités dramatiques, que Boileau énonce en deux vers, ou la coupe en actes, qu’il ne se donne pas la peine d’indiquer.

Les grands genres, où Boileau s’arrête en son 3e chant, sont l’épopée, par tradition antique, et par respect d’Homère et de Virgile, la tragédie et la comédie, par tradition aussi, mais surtout par sentiment de leur importance actuelle, par goût personnel et conscience du goût commun de son siècle. Il demande à la tragédie la vérité, l’intérêt, la passion ; je n’insisterai pas sur l’idée qu’il nous donne d’une tragédie psychologique et pathétique, composée par un artiste curieux et scrupuleux : c’est inutile ; cette tragédie dont Boileau nous développe la formule abstraite, nous la retrouverons tout à l’heure, vivante, dans Racine. Car c’est à Racine qu’il a constamment songé : Racine avait réalisé son idéal.

Molière ne l’a pas satisfait : il a préféré Térence, plus par préjugé mondain que par superstition pédante. Car, ici, Boileau a subi le joug fâcheux de ses idées d’homme bien élevé : il a voulu imposer à la comédie le ton des salons, par suite il ne lui a laissé à peindre que la vie des salons. Il donne d’abord le principe naturaliste :

Que la nature donc soit votre étude unique.

Mais il le restreint aussitôt :

Étudiez la cour et connaissez la ville.

Voilà pour l’objet : quant à l’expression, il la veut fine, délicate, observatrice de toutes les bienséances mondaines. Cela mène à la comédie spirituelle du xviiie siècle : Destouches, Gresset, Collin d’Harleville, voilà ce qui peut sortir de la théorie de Boileau. Il n’a pas vu que la source vive, inépuisable, où s’alimente la comédie, toute la comédie, même la plus haute, c’était la farce populaire, et non la plaisanterie moderne : de là sa rigueur contre Molière, qu’il trouve trop peuple, entendez trop chaud, trop franc, trop grossièrement vivant. Voilà la grande erreur et la grande inconséquence de Boileau dans sa théorie du comique : et c’est autrement grave que de proscrire le mélange du rire et des larmes, que de condamner à l’avance le drame, les pièces mixtes.

Il y a un point où le naturalisme classique diffère beaucoup de celui de nos contemporains. Il ne regarde pas seulement l’objet ; il regarde aussi l’esprit humain, auquel il veut présenter l’objet ; et tant par une règle d’urbanité mondaine que par une tradition artistique de l’antiquité, il fait effort pour présenter l’objet par ses caractères agréables à l’esprit. Il se dorme pour mission de mettre en contact les deux natures, celle des choses et celle du public, et il tient compte de l’une aussi bien que l’autre. C’est une chose curieuse que cet art du xviie siècle qu’on accuse de n’avoir connu que la froide raison, est celui qui fait le plus une loi d’adapter la nature à l’esprit, et qui pose nettement le plaisir comme sa fin suprême, comme la condition nécessaire et presque suffisante de la perfection. A la tragédie, il donne un ordre d’émotions ; à la comédie, un autre : et la représentation vraie des choses ne lui suffit pas, si on ne donne à cette représentation un agrément ou pathétique ou plaisant. Et voilà encore qui limite le choix ou détermine l’expression des objets : il en faut extraire, ou il y faut insinuer un caractère sensible, par où ils soient doux à l’âme. Cette méthode n’est pas sans danger, elle peut mener à humaniser la nature à l’excès ; mais le génie consistera à trouver des agréments dans la vérité, et à faire que le plaisir du public soit attaché aux mêmes choses où consiste la fidélité de l’imitation.

De cette conception du but de l’art, résultent certaines particularités du langage de Boileau ; au vrai, au simple, au naturel, qu’il réclame, s’ajoutent des expressions faites d’abord pour inquiéter : le pompeux, le noble, le fin, l’agrément, l’ornement. En général, ces mots qui impliquent une intervention de la personne de l’artiste et une accommodation de la nature à l’esprit, se rapportent à l’idée, que l’art ne saurait se passer de plaire. Sa fonction consiste à établir un rapport entre les choses et l’esprit, de façon que l’esprit goûte la vérité des choses. Mais la grande loi reste toujours la vérité, d’autant que ces natures tout intellectuelles du xviie siècle ne sauraient se plaire aux objets où leur raison ne trouve point de vérité. Il ne faut pas par conséquent attacher trop de sens, ni un mauvais sens, à toutes les expressions de Boileau qui nous semblent des dérogations à la probité ordinaire de son naturalisme. J’ai signalé ses défaillances particulières : elles n’altèrent point la portée générale de sa doctrine. Il faut en le lisant bien définir les mots dont il se sert, et l’on verra, par exemple, quand il trouve du sublime dans une phrase assez vulgaire d’Hérodote, ou quand Ménage en trouve dans la satire des Embarras de Paris, on verra que pour Boileau et pour Ménage, pour les gens de ce temps-là, le sublime répond à peu près à ce que nous appelons l’intensité expressive du langage.

Voilà, dans ses grandes lignes, la doctrine de l’Art poétique. Le poème eut un très grand succès. Le siècle y reconnut son goût, un peu parce qu’il n’y remarqua que ce qui était adéquat à son goût. La querelle des anciens et des modernes, dont nous parlerons en son temps, montra que l’accord n’était pas parfait entre l’auteur de l’Art poétique et le monde qui l’admirait. Mais, au contraire, l’accord était parfait entre Boileau et le groupe des grands écrivains qui ont illustré la fin du siècle : l’art naturaliste qu’il s’est appliqué à définir nous donne la formule même des chefs-d’œuvre. Il a eu conscience de ce qu’on pouvait faire en son temps, et il a aidé de plus grands génies que lui, La Fontaine, Racine, Molière, à en prendre conscience. De là l’autorité qu’ils lui ont reconnue. Ne serait-il que le théoricien du xviie siècle, sa place dans notre littérature serait grande. Mais il se pourrait que son naturalisme, dans lequel un rationalisme positiviste se combine avec la recherche d’une forme esthétique, et qui pose ces trois termes comme identiques ou inséparables, plaisir, beauté, vérité : il se pourrait que ce fut en somme la doctrine littéraire la plus appropriée aux qualités et aux besoins permanents de notre esprit371.

Chapitre III
Molière §

1. De Jodelle à Molière. La comédie précieuse de Corneille. Comédies espagnoles et italiennes : le Menteur. Premières esquisses de caractères. Fantaisie et bouffonnerie. Les farces. — 2. Molière : vie et caractère. — 3. Son œuvre : le style. Les plagiats. Objet de la comédie : le vrai, plaisant et instructif. Les règles. La plaisanterie. L’intrigue. Les caractères : types du temps et types généraux. Puissance de l’observation et justesse de l’expression. — 4. La morale : complaisance pour la nature ; opposition au christianisme. Nature et raison. Caractère pratique et bourgeois de cette morale : le mariage et l’éducation des filles. Place de Molière dans notre littérature. — 5. Molière n’a pas fait école. Comédies bouffonnes. Comédies d’actualité ou de genre. La fantaisie de Regnard ; le réalisme de Dancourt et de Lesage.

J’ai pu retarder le tableau du développement de la comédie, comme celui du développement de la tragédie, et pour les mêmes raisons. Il nous faut maintenant remonter aux origines, c’est-à-dire à l’année 1552, où Jodelle fait représenter, à la suite de sa Cléopâtre captive, une comédie intitulée Eugène, ou la Rencontre, et même un peu au-delà, aux premières traductions de Térence ou de l’Arioste372.

1. De Jodelle à Molière §

Notre comédie du xvie siècle, depuis l’Andrienne jusqu’aux trois dernières comédies de Larivey (1540-1611), n’est qu’un reflet de la comédie des Italiens. Ici nous n’avons même pas besoin de remonter aux anciens : Charles Estienne, Ronsard, Baïf373 se mettent en face de Térence, d’Aristophane ou de Plaute ; mais leur exemple n’est pas suivi. C’est aux Italiens374 qu’on va directement, et exclusivement. Leur exemple vaut assez pour imposer la prose à certains de nos auteurs, en dépit des exemples contraires des anciens. Intrigue, dialogue, types, comique, tout vient d’eux, et ceux qui essaient ou se vantent de faire des compositions originales375, ne se distinguent pas du tout des traducteurs.

Les pièces sont très intriguées, les conversations longuement filées, les types soigneusement caractérisés et poussés tantôt dans la vulgarité réaliste, tantôt dans la fantaisie bouffonne, marchands, bourgeoises, entremetteuses, ruffians, capitans, parasites ; les situations et le ton vont aisément jusqu’à la plus grossière indécence. Cette comédie est sans rapport direct avec notre vieille farce française : les jeunes filles et l’amour, avec le dénouement du mariage, y tiennent une telle place que cela seul suffit à séparer les deux genres. Les rapports qu’on serait tenté de trouver entre eux, s’expliquent soit par la nature et les origines de la comédie des Italiens, soit par l’étrange liberté des mœurs et du ton dans toutes les classes en France au xvie siècle.

Quelques pièces, comme celle des Contents d’Odet de Turnèbe (1581), valent par la franchise du style, qui dissimule le factice de ces arrangements de sujets étrangers. L’œuvre la plus considérable du xvie siècle, et par le nombre et par le mérite des pièces, est celle de Larivey : on a de lui neuf comédies, toutes prises aux Italiens376. Ses prologues mêmes ne sont pas originaux : de là vient qu’il signale les œuvres anciennes auxquelles chaque pièce doit quelque chose, et fait le silence sur les œuvres italiennes dont toutes ses pièces sont traduites. L’auteur italien faisait hommage aux anciens de leur bien, et l’auteur français l’a suivi : mais il n’a pas eu de contact direct avec eux. Ainsi, dans sa comédie des Esprits, Larivey n’a vu Plaute qu’à travers Lorenzino de Médicis, et la fusion de l’Aululaire et de la Mostellaria s’est offerte à lui toute faite dans l’Aridosio du prince florentin. Comme les tragédies du même temps, les comédies étaient représentées dans des collèges ou des hôtels princiers, et les recueils de Larivey furent sans doute imprimés sans qu’aucune des pièces qu’ils contiennent eût été jouée377.

Avec ses mérites de style et de pittoresque, la comédie du xvie siècle est donc purement littéraire et artificielle : le théâtre comique est encore à naître. Aussi la comédie disparaît-elle à peu près avec l’école de Ronsard. Hardy fonde le théâtre nouveau, et la comédie n’y a point de place : la chose s’explique toute seule. La tragi-comédie et la pastorale, qui étaient plus en faveur que la tragédie même, enfermaient quelques éléments de la comédie : les autres étaient détenus par la farce, dont la représentation suivait à l’ordinaire la tragédie et la comédie. Cette farce, toute populaire et grossière, était très en faveur378 : à l’Hôtel de Bourgogne, Gros Guillaume, Gaultier Garguille, Turlupin faisaient les délices du public, et l’on goûtait les Prologues bouffons de Bruscambille. Au Pont-Neuf, devant la boutique de l’opérateur Mondor, son frère Tabarin s’immortalisait par des parades. Tragicomédie et farce rendaient la comédie inutile. Aussi (le second recueil de Larivey mis à part) ne s’étonnera-t-on pas de ne pas rencontrer plus de quatre ou cinq comédies entre 1598 et 1627.

La comédie fut rétablie par Rotrou (1628, ou plutôt 1630), Corneille (1629), Mairet (1632)379. Le Cid et Horace, en (déterminant la tragédie, en la purgeant de comique, aidèrent la comédie à se définir ; un peu gênée, et incertaine de sa limite tant que se soutint la tragi-comédie, elle élimine pourtant peu à peu le tragique. Les œuvres se multiplient : Desmarets (1637), d’Ouville (1641), Gillet de la Tessonnerie (1642), Scarron (1645), Boisrobert (1646), Th. Corneille (1647), Quinault (1653), Cyrano de Bergerac et Tristan (1654) enrichissent le genre et le conduisent à Molière. Même de 1649 à 1656, la comédie prend le pas sur la tragédie : sa vogue est parallèle à celle du burlesque.

Dans cette période (1627-1658), la couleur de la comédie est à peu près trouvée dans l’exclusion du pathétique ; mais on cherche la matière, et l’on tente diverses directions. Tout au début, alors que les comédies étaient rares encore, Corneille fit une tentative des plus originales380. Il créa une comédie à peine comique, toute spirituelle, qui était la peinture, non la satire ni la charge, de la société précieuse : il y introduisait des honnêtes gens sans ridicules, qui avaient le ton, les manières, les idées du monde ; il montrait avec un goût curieux de réalité certains lieux connus de Paris, la galerie du Palais avec ses marchands, ses boutiques, son va-et-vient d’acheteurs et d’oisifs. C’est une comédie où on n’oublie pas l’heure du dîner, où un amant éconduit, sans se tuer ni perdre l’esprit, s’en va faire un tour de six mois en Italie. Cadre et fond, caractères et milieux, tout est d’une vérité fine dans ces œuvres sans précédent et sans postérité. Corneille fut seul à exploiter cette veine ; encore l’abandonna-t-il bientôt lui-même, pour se tourner vers l’imitation des Espagnols.

Car, en ce temps-là, les anciens fournissent assez peu ; les Italiens, davantage381 : mais le grand fonds où l’on puise, et où puisaient du reste eux-mêmes les Italiens du xviie siècle, c’est le répertoire espagnol. Rotrou, d’Ouville, Boisrobert, Scarron, les deux Corneille382 s’attachent à Lope, Tirso, Rojas, Alarcon, Moreto, Calderon, adaptant, coupant, ajoutant, transformant au gré de leur fantaisie, et parfois à la mesure de quelque acteur. Le Menteur de Corneille (1644) est la plus charmante, la plus originale, et la plus française de ces adaptations. On en a parfois bien surfait l’influence. Elle tire sa valeur surtout de son style qui est d’une qualité rare, et du tact avec lequel Corneille a déterminé quelques-unes des conditions du genre : il fixe la comédie dans son juste ton, entre le bouffon et le tragique ; il marque le mouvement du dialogue, vif, naturel et agissant ; et, bien qu’il n’ait pas précisément dessiné de caractères, il place dans la forme morale du personnage principal la source des effets d’où jaillit le rire.

Mais ce dernier mérite se rencontrera mieux dans certaines œuvres moins délicates de goût et de style, qui, avant et après le Menteur, dirigeaient plus nettement la comédie vers son véritable objet. Les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin (1637)383 sont la première étude de caractères généraux qu’on ait faite d’après nature, avec intention formelle de placer le plaisir du spectacle dans la fidélité de la copie : et ces caractères sont des types ridicules de la société polie. Le Pédant joué de Cyrano (1654)384 est une œuvre énorme et disparate, où ressortent des parties d’excellente comédie, et notamment une vigoureuse étude de paysan niais et finaud. Le Campagnard de Gillet de la Tessonnerie (1657) est une peinture satirique de la grossièreté provinciale, dont s’égaient la cour et la ville. Il y a dans ces trois œuvres les éléments d’une comédie de mœurs, image des travers attribués à chaque classe et des ridicules sociaux : il y a dans les deux premières quelques éléments d’une comédie de caractères, largement humaine. Et n’étant point laites d’après des originaux étrangers, elles indiquaient clairement la vie contemporaine comme le modèle d’après lequel il faut travailler.

Originales ou imitées, les comédies dont nous parlons ont pour caractère commun l’énormité du comique. Des intrigues chargées, romanesques et surprenantes, des types d’une bouffonnerie chimérique, tout conventionnels, tels que le parasite, le matamore, au bien des types de la réalité contemporaine, poussés jusqu’aux charges les plus folles, une profusion de lazzi et de saillies qui s’échelonnent depuis le calembour ou l’obscénité du boniment forain jusqu’à la pointe aiguisée des ruelles, voilà la comédie de la première moitié du xviie siècle. A mesure qu’on approche de Molière, la verve est plus copieuse, mais la caricature plus truculente, plus épaisse, plus démesurée : c’est le temps de Scarron, de Cyrano, de Thomas Corneille. Le grand Corneille se distingue par sa finesse : il ne se rattache guère au comique contemporain que par l’Illusion comique. Ce comique incline à la farce : et jamais il n’est plus vivant, ni plus naïf que lorsqu’il y plonge385.

On peut se demander comment une société qu’on se figure si délicate et si polie, a pris plaisir à de telles œuvres : mais qu’on lise Tallemant, on ne s’étonnera plus. La délicatesse est dans le mécanisme intellectuel et à la surface des manières : le tempérament reste robuste, ardent, grossier, largement, rudement jovial, d’une gaieté sans mièvrerie, où la sensation physique et même animale a encore une forte part.

Au-dessous de cette comédie subsiste toujours la farce ; et plus due du Menteur, plus que d’aucune des comédies que j’ai nommées, la comédie de Molière relève de la farce. Les ennemis du poète l’accusaient d’avoir acheté les mémoires de Guillot Gorju : c’est une fable, mais vraie d’une vérité de légende. Molière est un farceur. Remarquez son progrès : il fait d’abord l’Étourdi et le Dépit, pièces littéraires du type usuel en 1650, analogues aux pièces des Boisrobert et des Scarron. Mais est-ce de là que sortent les Précieuses, Sganarelle, ces petits actes, ses premiers chefs-d’œuvre, dans lesquels il prend conscience de son idéal ? Ne sortent-ils pas plutôt de ces farces qu’il composait aussi en province, et dont quelques titres et canevas nous sont connus. Don Garcie ensuite est une rechute dans la littérature à la mode : mais viennent l’École des maris, l’École des femmes, où tous les éléments italiens et latins n’empêchent pas qu’on sente l’esprit mordant et positif des conteurs et des farceurs français. N’entrevoit-on pas aussi plus d’une fois que les farces de la jeunesse de Molière ont été les germes des comédies de sa maturité ?

En réalité Molière est parti de la farce : tout ce qu’il a pris d’ailleurs, il l’y a ramené et fondu, il l’en a agrandie et enrichie. La farce lui a appris à faire passer l’expression naïve et plaisante des sentiments avant l’arrangement curieux de l’intrigue et les grâces littéraires de l’esprit de mots. Et si sa comédie est à tel point nationale, c’est qu’il ne l’a pas reçue des mains de ses devanciers comme une forme savante aux traditions réglées ; il l’a extraite lui-même et élevée hors de la vieille farce française, création grossière, mais fidèle image du peuple ; il l’a portée à sa perfection sans en rompre les attaches à l’esprit populaire. N’en déplaise à Boileau, si Molière est unique, c’est parce qu’il est, avec son génie, le moins académique des auteurs comiques, et le plus près de Tabarin.

2. Molière : sa vie §

L’œuvre de Molière est objective et impersonnelle : on ne saurait se dispenser pourtant de jeter un coup d’œil sur sa vie, qui nous aide à comprendre comment ses comédies offrent un si solide fond d’observation morale.

Peu d’existences furent plus rudes386 : la vie de comédien nomade qu’il mena pendant douze ans, était riche en déboires et en fatigues. Une fois établi à Paris, une fois en possession de la gloire et du succès, il aurait pu regretter les durs temps de sa jeunesse.

L’École des femmes déchaîna contre lui des haines furieuses de gens de lettres et de comédiens ; rien ne fut épargné en lui, ni l’auteur, ni le comédien, ni l’homme. On l’accusa de n’être qu’un farceur, un plagiaire : on l’accusa d’indécence, d’impiété, d’inceste. Il fit tête bravement. Mais à peine est-il sorti de cette bagarre, que le Tartufe soulève tous les dévots, vrais et faux, jésuites et jansénistes, chrétiens rigoristes et auteurs jaloux : par le Don Juan, Molière jette imprudemment de l’huile sur le feu. Le roi l’abandonne avec bienveillance. À sa mort, les passions ne désarment pas : on a peine à obtenir la permission de l’ensevelir.

Au milieu de ces luttes, il lui faut faire vivre sa troupe, amuser le roi : il est directeur, comédien, auteur : il va figurera Versailles, à Saint-Germain, à Chambord, dans les ballets ; il joue à Paris dans ses pièces, dans celles des autres auteurs, dans des tragédies : et parmi cette agitation, parmi ces multiples et accablantes occupations, il écrit en treize ou quatorze ans près de trente pièces, dont beaucoup sont en cinq actes, et beaucoup, grandes ou petites, des chefs-d’œuvre.

Cependant sa vie intime était douloureuse : un mariage disproportionné, où la femme était trop jeune et légère, le mari trop épris et trop occupé, l’empoisonna d’inquiétudes et d’amertume. Il souffrit profondément : mais il n’était pas sentimental, bien que sérieux et mélancolique. De sa vie intérieure comme de sa vie extérieure, de ses chagrins et de ses passions comme de ses courses et de ses luttes, il tira de l’expérience une large connaissance des travers, des faiblesses, des vices de la commune humanité.

Une imprudente et légèrement ridicule idolâtrie a faussé, noyé, affadi les traits réels de sa physionomie. Sachons le voir comme il est, avec sa belle énergie et son infatigable activité, son bon sens ferme et fin, ses instincts généreux, humains, bienfaisants. Mais enfin, c’était un homme, et un comédien ; et il y avait d’étranges mœurs parmi les comédiens du xviie siècle, et les Béjart furent pires parmi les pires. Molière vivait dans le monde le plus libre de son temps et le plus irrégulier. Il fut faible contre ses passions, peu rigoriste, et même relâché en certaines matières. Les ennemis de Molière l’ont calomnié, j’en suis persuadé : même ainsi, il ne faut pas regarder de trop près son mariage. Ces choses-là sont de celles où il ne faut pas insister : il y a assez d’autres parties à aimer dans Molière, et je viens à son œuvre.

3. L’Oeuvre de Molière : comique et vérité §

Il y a d’abord une question dont il faut nous débarrasser : celle du style de Molière. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues, Schérer l’ont accusé de mal écrire387. On lui a reproché du barbarisme et du jargon, des phrases forcées, des entassements de métaphores, du galimatias, des impropriétés, des incorrections, des chevilles, des répétitions fatigantes, un style inorganique. « Molière est aussi mauvais écrivain qu’on peut être. » (Schérer.)

Faisons la part du vrai : les négligences abondent dans Molière, et son style a tous les défauts, les taches, les bavures que l’extrême 1 rapidité de la rédaction y peut mettre. Pour suffire à tous ses emplois, et écrire encore tant de pièces, il fallait que Molière improvisât : et cela se sent. Mais, pour être juste, il faut reconnaître que, malgré tout, Molière est un admirable écrivain. Est-ce le jargon des paysans et des servantes, des Suisses et des provinciaux, que La Bruyère n’aime pas ? sont-ce les formes incorrectes du parler populaire ? Molière fait parler chaque caractère selon sa condition ; le style est une partie de la vérité du rôle, et blâmer dans ses pièces le jargon provincial, campagnard ou populaire, c’est reprendre le choix des personnages et des sujets qui exigent ces formes du langage : ce qui change totalement la question.

Mais, au fond, ce que n’admettent pas La Bruyère, Fénelon et Vauvenargues, c’est que Molière n’emploie pas le langage des honnêtes gens, le langage épuré des précieuses et de l’Académie, qu’on parle dans les salons et qu’on écrit dans les livres. Il faut passer condamnation là-dessus. Molière se moque des Précieuses, et n’épargne même pas l’Académie ni son Vaugelas. Né près du peuple, absent de Paris pendant douze années, il est resté à l’écart du travail que faisait la société polie sur la langue ; et quand il revient, en 1638, il garde son franc et ferme style nourri d’archaïsmes, de locutions italiennes ou espagnoles, de façons de parler et de métaphores populaires ou provinciales, un style substantiel et savoureux, plus chaud que fin, plus coloré que pur, brusque en son allure et assez indépendant des règles savantes ou du bel usage. Ses règles, à lui, sont la justesse et l’énergie, et la convenance dramatique : il observe celle-ci jusqu’à parler, quand il faut, le pur langage des ruelles et de la cour.

Le tempérament de Molière n’explique pas seul qu’il n’ait pas soumis son style au goût du grand monde : il avait d’autres raisons. Le style fin et discret ne passe guère la rampe. Le style intense, chargé, emporté de Molière, est merveilleusement efficace. Les qualités qu’il a négligées, ou sont inutiles, ou sont des défauts à la scène. Son vers et sa prose sont faits pour être dits, et non pour être lus. Les critiques ne s’en sont pas doutés : ils ont jugé ses comédies comme des livres. M.Schérer se plaint de ces phrases qui se répètent, se juxtaposent, toujours reliées par la conjonction et : c’est la nature même, et l’allure générale de la conversation. Nombre de phrases mauvaises, longues, confuses, qu’on trouve chez lui à la lecture, s’organisent spontanément dans la bouche du comédien : ce sont des phrases pour les oreilles, non pour les yeux.

Une seconde question sera vite écartée aussi : celle des plagiats de Molière. Non plus que Racine ou La Fontaine, il ne se soucie d’inventer ses sujets : il les demande à Plaute, à Térence, aux comédies littéraires des Italiens, à leur commedia dell’arte, aux contes italiens et français : il utilise Boccace, Straparole, Sorel, des nouvelles et des comédies de Scarron, des comédies de Larivey, de Desmarets et de bien d’autres. « Je prends mon bien où je le trouve », lui fait-on dire. Ce serait fort bien, s’il n’avait pris parfois mot pour mot des scènes entières : ainsi au Pédant joué de Cyrano de Bergerac, à la Belle plaideuse de Boisrobert. Il y a là certainement un procédé que les mœurs littéraires d’aujourd’hui n’admettent plus. Mais, d’abord, le succès l’a justifié, et, sans lui, on ne saurait guère si Boisrobert ou Cyrano ont écrit des scènes si plaisantes : c’est à lui qu’ils doivent de n’être pas plus oubliés qu’ils ne sont. Puis, tout ce qu’il prend, Molière le choisit, parce qu’il y a reconnu l’expression juste d’un original qu’il connaît dans la vie ; et il le retouche de façon à faire éclater cette vérité d’expression. N’y mît-il que de très légères retouches, comme dans ses fameux plagiats, elles sont si délicates et si justes qu’elles dégagent avec puissance le caractère du portrait.

Molière cherche toujours à faire vrai. Mais il ajoute à la vérité deux caractères qui appartiennent essentiellement aussi au genre : il faut qu’elle soit plaisante, et morale. La vérité des peintures doit faire rire les honnêtes gens et corriger les mœurs.

Les règles n’embarrassent guère Molière. Il y voit des « observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir qu’on prend » au théâtre ; et par conséquent « la règle de toutes les règles », et qui contient les autres, c’est de plaire. Au reste, il n’a aucune intention révolutionnaire : et dans la mesure où ses sujets le comportent, il se soumet aux unités. Elles s’étaient établies sans bruit dans la comédie : il était plus facile d’y réduire les sujets de pure invention dont l’ordonnance est à la disposition de l’auteur.

Personne ne peut trouver à redire, quand toutes les maisons sont rassemblées sur la même place, autour de la scène ; et l’on ne s’étonne pas, quand de simples bourgeois descendent dans la rue pour causer, comme quand des rois ou des reines sortent de leur chambre pour dire leurs secrets. La comédie garda donc une liberté, qui fut refusée à la tragédie. Molière change le lieu, quand il y a intérêt ou nécessité : ainsi dans le Médecin malgré lui et dans le Don Juan. Mais quand il prend un lieu unique, il le traite parfois hardiment comme un lieu de convention, tout irréel : voyez l’Ecole des Femmes. On ne songe pas à se demander, dans Tartufe ou dans les Femmes savantes, si, réellement, tous les personnages ont dû venir dans cette même salle.

Molière use de même du temps : le temps est réel dans le Misanthrope ; Alceste est pris en un état de crise qui ne doit pas durer, et une journée de la vie mondaine peut suffire aux affaires de la comédie. Mais dans Don Juan, le temps est de convention, au moins pour certaines scènes : afin d’en avoir l’équivalent réel, il faut diluer la brièveté rapide de l’action dans un temps plus long. Ainsi, lorsque don Juan est entre Charlotte et Mathurine ; là, de plus, l’unité du lieu doit se résoudre, pour la vie réelle, en pluralité des lieux ; alors apparaîtra la vérité de la scène : l’homme qui courtise deux femmes, les courtise séparément et successivement. Mais le resserrement de l’action dans la convention dramatique en fait saillir vigoureusement et le comique et la moralité.

Dans toutes les règles, il n’y en a vraiment qu’une qui ne comporte pas d’exceptions aux yeux de Molière ; c’est celle qui impose de tourner les choses au plaisant. En effet, l’art comique est là : et la réalité ne peut prendre forme d’art, selon la loi de la comédie, qu’en devenant capable d’exciter le rire. La tâche du poêle est donc d’extraire le rire de toutes les parties de la vie qu’il veut présenter, ou de l’y ajouter.

Ce n’est pas toujours facile, ni surtout aisément compatible avec la vérité. Plus on creuse dans l’étude de la vie et de l’homme, plus on trouve de tristesse et d’amertume. Molière n’était pas gai, et ses sujets aussi ne sont pas gais. Ces travers, ces vices, ces passions martyrisent les individus, ruinent les familles. Arnolphe, Dandin, Alceste sont profondément malheureux. L’hypocrisie de Trissotin, de Béline et de Tartufe détruit la paix et la fortune des maisons. Avec les mêmes types et les mêmes sujets, Balzac ferait frissonner ; Molière fait rire : il s’est imposé la loi de trouver le point d’où ces tristes dessous de l’âme et de la vie sont risibles. Parfois le sujet l’emporte, dans Don Juan, dans le Misanthrope, dans Tartufe, dans le Malade, et la comédie touche un moment aux limites du genre, même les franchit : une émotion tendre ou douloureuse se dégage. Mais elle est aussitôt réprimée par le poète, et il vaudrait la peine d’étudier avec quel art, quelle finesse de composition il fait toujours dominer l’impression comique, chargeant Sganarelle d’atténuer don Elvire, don Luis et don Juan, Dubois d’effacer le trouble pathétique du IVe acte du Misanthrope, Dorine de jeter sa belle humeur à travers les scènes pitoyables de Tartufe, Argan enfin de contrepeser l’odieux de Béline et le charme attendrissant d’Angélique. Même on pourrait dire que moins la réalité est riante, et plus Molière la traite en farce : par la bouffonnerie seule, la comédie peut s’emparer de certains sujets où déborde la tristesse, comme celui de Georges Dandin.

Mais il ne faut pas partir de là pour larmoyer aux pièces de Molière : le triomphe de son génie comique, c’est précisément d’avoir saisi la gaieté latente dans chaque type et chaque situation. Et cette gaieté est franche, solide, sincère. Ce n’est pas une grimace du bout des lèvres, pour cacher l’envie de pleurer. Le pire contresens qu’on puisse faire sur Molière, c’est de ne pas sentir combien son rire est naturel, spontané, copieux, et comment, loin d’être le masque de son expérience, il a les mêmes sources profondes que cette expérience même.

On ne saurait trop remarquer la qualité de la plaisanterie de Molière. Elle n’est jamais littéraire ; elle n’est jamais l’esprit de mots. Marivaux, Beaumarchais, M. Dumas fils sont infiniment plus spirituels que Molière. La plaisanterie de Molière est, en son genre, analogue au sublime de Corneille : c’est un jaillissement vigoureux du caractère se révélant tout d’un coup en son fond. Il l’a définie excellemment quand, justifiant un mot de l’Ecole des Femmes, il disait : « L’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme », l’homme qui parle, bien entendu, dans son humeur particulière. Toute la puissance de la plaisanterie de Molière vient de là, et même ses farces les plus étourdissantes ne s’évaporent pas dans la fantaisie : sa bouffonnerie n’est qu’un agrandissement de la réalité, où les caractères ressortent par des effets réellement impossibles, mais essentiellement conformes aux effets naturels.

Pas de vérité sans comique, peu de comique sans vérité, voilà la formule de Molière388. Le comique et la vérité se tirent du même fonds, c’est-à-dire de l’observation des types humains. Il suit de là que l’intrigue n’aura qu’une place secondaire : Molière n’y cherche — en général — ni la source du rire, ni l’air de réalité. Il la prend telle quelle la plupart du temps, hardiment banale et conventionnelle, l’éternelle intrigue de la comédie antique et italienne, les amours de deux jeunes gens, servis par un valet ou une suivante, traversés par un père, un tuteur, une mère, un rival ridicules : ce n’est que le cadre où s’étale la comédie, qui est toute dans les caractères. Ce n’est pas que, quand le sujet l’y porte, il ne sache dresser une intrigue vraie, ou même se passer î d’intrigue, et laisser la vie même par son mouvement naturel déterminer l’évolution de l’action comique : le Misanthrope, Georges Dandin nous en offrent des exemples. Don Juan, de même ; mais en vertu de son origine, la pièce est construite sur un patron | étranger, elle n’a que l’unité biographique et c’est une chronique découpée en tableaux dramatiques.

Plus indifférent encore est Molière, et plus maladroit par suite, dans ses dénouements. On ne peut critiquer Tartufe non plus que Don Juan : il est inhérent à la vérité du sujet qu’il faille ici Dieu, et là le roi, pour venir à bout des deux scélérats. Mais que ne pourrait-on dire sur la lettre providentielle, sur les cascades de reconnaissances, qui terminent tant de comédies de Molière. Ces dénouements sont d’autant plus vicieux, qu’ils consistent dans un renversement du pour au contre : je veux dire qu’ils annulent d’un coup l’effet des caractères et des passions, pour rendre tout le monde heureux et satisfait. Par là ils sont tout conventionnels, mais par là nécessaires : sans eux, y aurait-il moyen de finir gaiement ces conflits d’égoïsme qui s’exaspèrent ? et s’ils étaient moins brusques, la place et le temps donnés à leur préparation ne seraient-ils pas enlevés au déploiement des caractères ?

Parfois avec l’intrigue disparaît l’utilité de dénouer. Le Misanthrope laisse Alceste en face de Célimène ; il pourra, s’il veut, revenir chez elle le lendemain : ce ne sera pas la première contradiction de ce faible amoureux. Georges Dandin reste en face de sa femme : toute la différence entre le dénouement et l’exposition, c’est qu’il a un peu plus envie d’aller se jeter à la rivière.

Mais venons aux caractères. Dans l’expression qu’en donne Molière, il y a simplification et grossissement, tant pour dégager le plaisant que pour manifester la vérité. Boileau, Fénelon, La Bruyère, qui lui ont reproché de forcer la nature, ne se sont pas rendu compte des larges conceptions de Molière ; leur réalisme exigeant s’est attaché aux minuties des apparences superficielles. Mais les réalités que Molière voulait montrer, ce n’était pas les particularités du costume, du geste ou de la démarche, le petit train des occupations journalières : c’étaient les dessous de l’âme, les motifs, les ressorts, les essences ; et il ne prenait des dehors que ce qui correspondait à ces dessous. L’exactitude dont il se piquait n’avait pas rapport à l’extérieur de la vie, mais à l’intérieur des âmes.

On classe communément ses pièces en farces, comédies de mœurs et comédies de caractères. Je ne sais rien de plus artificiel que cette division. Il n’y a guère d’œuvre où l’on ne trouve à la fois du comique de farce, du comique de mœurs, et du comique de caractère, selon les objets qu’il s’agit de rendre et l’impression que le poète veut donner. La farce est logiquement comme historiquement la source de toute la comédie de Molière ; mais le comique s’épure et s’affine, à mesure que les modèles choisis sont plus délicats et sérieux.

Parcourons toute la comédie de Molière : du haut en bas, nous trouverons toujours la même dose d’observation vraie. Regardons les farces les plus bouffonnes : n’y a-t-il pas une peinture de mœurs dans Pourceaugnac ? la lourdeur du provincial, l’ignorance pédante des médecins, que d’autres détails encore sont pris dans le vif de la société contemporaine ! Les Précieuses ne sont qu’une farce, qui a créé la comédie de caractère : outre la satire d’un ridicule du xviie siècle, elle découvre certains états de sentiment et d’esprit qui sont aussi bien de notre temps. Et dans la fantaisie des Fourberies de Scapin, que de morceaux d’humanité vivante ! quel charmant naturel dans le tracas de ces pères, de ces fils, de ces femmes ! Dans le délicieux Amphitryon, voyez Sosie et son maître en présence : avec quel esprit, quelle légèreté, mais quelle sûreté de main est marqué l’éternel rapport de l’homme qui sert à l’homme qui commande !

Même les types de convention que la tradition comique offrait à Molière, il les a rendus vivants, par réflexion aux mœurs de son temps : Laporte et Gourville sont les équivalents réels des Mascarille et des Scapin ; et les Martine ou Dorme, les servantes du vieux temps, qui sont de la famille et ont leur franc parler, n’ont rien de conventionnel que leurs jeunes visages.

Pareillement, la comédie de mœurs et la comédie de caractères se pénètrent : la satire la plus particulière est toujours un trait d’humanité ; Molière s’est défendu énergiquement de faire des personnalités : et ce qu’on en a trouvé chez lui, atteste seulement la vérité précise des types. On a nommé l’original de Pourceaugnac : c’est un beau-frère de Molière. On a reconnu dans Alceste M. de Montausier, qui ressemble autant à Oronte : mais on y a reconnu aussi Molière ; et Boileau s’est nommé enfin comme l’original du critique des mauvais sonnets. On a trouvé qui était Tartufe : c’est le président Séguier, à moins que ce ne soit l’abbé Roquette. Tout cela est fantaisie : il n’y a de réel que la ressemblance des individus au type. Cependant il y a quelques cas où la satire est vraiment personnelle. S’il n’est pas absolument certain que le chasseur des Fâcheux soit M. de Soyecourt le grand veneur, Trissotin est bien l’abbé Cotin, Vadius est Ménage ; et les cinq médecins de l’Amour médecin sont cinq fameux médecins du temps, reconnaissables à leurs singularités, à leurs tics et défauts physiques. Mais ces médecins en causant nous découvrent tous les travers de la profession médicale au xviie siècle et — je me le suis laissé dire — quelques-uns qui durent encore de notre temps. Mais Trissotin est l’idéal du pédant aigre, Vadius l’idéal du cuistre injurieux : le chasseur est le chasseur éternel, absolu.

Ces personnalités sont donc tout simplement des types du temps, élargis même en types humains. La comédie de Molière nous offre un vaste tableau de la France du xviie siècle, étonnant de couleur et de vie. On entrevoit à peine le paysan, naïf et finaud, enveloppant d’innocence son égoïste et vicieuse humanité ; la paysanne coquette et vaniteuse, par là facile à enjôler. Sganarelle est le paysan ivrogne, brutal, intéressé. On entrevoit le peuple, par quelques silhouettes de rustres, porteurs de chaise ; un monde louche d’intrigants, entremetteuses, spadassins, se laisse deviner, c’est de là que sortent et là qu’ont leurs attaches les valets impudents et fripons. Le peuple honnête, rude en ses manières, cru en son langage, solidement loyal et bon, est représenté par les servantes.

Les bourgeois sont nombreux et divers, comme leur classe : M. Dimanche, le marchand, créancier né des gentilshommes, et né pour être payé en monnaie de singe ; Madame Jourdain, toute proche du peuple, par son bon sens, sa tète chaude, sa parole bruyante, et sa bonté foncière ; Chrysale, la ganache bourgeoise, épais et matériel, tout occupé de son pot, père et mari sans dignité et sans autorité ; Jourdain, Arnolphe, les bourgeois vaniteux, qui jouent au gentilhomme, prennent des noms de terre, ou frayent avec des nobles dont la compagnie leur coûte cher ; Madelon. Cathos, Armande, Philaminte, les bourgeoises qui font les précieuses et jouent au bel esprit ; Orgon et sa famille, la haute bourgeoisie ou la noblesse de robe, de bon ton, de vie large et déjà luxueuse.

Voici la noblesse provinciale : les Sottenville, fiers du nom et de la race, gourmés, solennels, insolents pour tout ce qui n’est pas né ; leur fille Angélique, une coquette de province qui n’est qu’une coquine ; M. de Pourceaugnac, vaniteux, lourd et sot ; la comtesse d’Escarbagnas, folle du bel air, et qui singe grotesquement les manières de la cour et de Paris. Voici enfin la noblesse de Paris et de la cour : le noble ruiné, qui se fait escroc, Dorante ; les petits-maîtres, jolis et ridicules, les marquis : Oronte, le grand seigneur qui fait des vers ; Arsinoé, la prude ; Célimène, la coquette féroce et exquise : Clitandre, Alceste, Philinte, Eliante, les vrais honnêtes gens.

Le financier n’est qu’entrevu : le courtisan n’est pas vu à la cour, dans la splendeur de sa servilité. Si le roi manque, et le prêtre, on comprendra qu’il n’y a pas à le reprocher à Molière : au reste Tartufe est plus qu’un dévot, presque un directeur.

Une chose fait ressortir la profondeur de l’observation du poète : c’est que parfois sa comédie semble devancer les mœurs. Dès 1672, dans les Femmes savantes, on voit se substituer à la préciosité un pédantisme scientifique et philosophique qui ne se développe visiblement qu’à la fin du siècle et s’épanouit au siècle suivant. Et pour don Juan, le grand seigneur méchant homme, athée avec conviction, par principe rationaliste, si l’on veut lui trouver des originaux vraiment ressemblants, mieux que les libertins de la Fronde, les roués de la Régence ou les nobles protecteurs de la philosophie, les Richelieu et les Choiseul nous en fournissent. Il est même remarquable que Molière a si bien posé les traits caractéristiques des diverses classes de la société française, qu’à travers toutes les révolutions, les grandes lignes de ses études restent vraies : Balzac et Augier nous aideraient à le prouver.

De ces originaux Molière fait des types, parce qu’il saisit toujours le caractère humain dont ils sont la déformation contemporaine. Ainsi les grandes passions éternelles et les inclinations fondamentales de notre nature servent de base à la peinture des mœurs, et s’y font reconnaître. Ces bourgeois et ces nobles sont des vaniteux, des orgueilleux, des sots, des habiles, des méchants, des égoïstes, ou au contraire des cœurs droits, de solides esprits. Par contre, il n’y a pas de comédie de caractères qui le soit purement, qui exprime les caractères généraux sans les formes particulières des ridicules contemporains : voyez les Femmes savantes, le Misanthrope, Tartufe. Il sera facile à tout le monde de distinguer les deux points de vue, et de réduire chaque pièce tantôt à être un tableau de mœurs disparues, tantôt à offrir simplement des types sans date ni existence historique. L’Avare est peut-être la pièce où l’élément universel est le plus dégagé : Harpagon est le plus abstrait des caractères de Molière : il est l’avare en soi ; l’usurier du xviie siècle n’apparaît qu’à une minutieuse étude. C’est que le vice d’Harpagon se prêtait à cette expression abstraite, et la tradition littéraire depuis des siècles préparait le type classique, universel, de l’avare : l’avare qui enterre son or. Ce type contredisait le portrait contemporain, et lui barrait la route.

Mais il ne faut pas s’arrêter à considérer chaque type, isolément, dans sa vérité propre. Il faut les observer dans leur dépendance réciproque. Emboîter ces réalités individuelles les unes dans les autres, équilibrer les actions et les réactions, établir partout des correspondances si exactes, que, les personnages une fois posés, l’auteur soit seulement le secrétaire de leurs propos, l’enregistreur de leurs actions, voilà peut-être la partie la plus délicate de l’œuvre comique, et où le génie de Molière apparaît le plus. Il engage ses caractères dans leurs relations réelles ; et il les étudie dans leur milieu, modifiés par lui et le modifiant.

Tout l’effet du Misanthrope est dans l’opposition du caractère d’Alceste aux caractères qui l’entourent. Jean-Jacques a raison : Alceste est vertueux, sympathique ; et nous rions d’Alceste, non seulement nous, mais tous les acteurs depuis Philinte jusqu’à Célimène. C’est que ces acteurs, c’est nous : la même disproportion existe entre Alceste et nous qu’entre eux et lui. Et inversement, pour la même raison, ils sentent intérieurement le même respect pour lui que nous sentons nous-mêmes. Tout le comique du rôle résultera donc du désaccord perpétuel que l’auteur fait ressortir entre une nature élevée et les natures moyennes.

Mais il y a dans cette comédie un rapport plus délicat encore, c’est celui qui consiste à faire le misanthrope amoureux d’une coquette : pourquoi est-ce profondément, tristement vrai, cette séduction de la femme en qui tout est artifice, sur l’homme en qui tout est vrai ? Cela se sent, plutôt qu’on ne le démontre : on voit pourtant bien qu’à une âme naïve, la plus fausse des coquettes devait, dès la première rencontre, présenter son idéal plus complet et apparent qu’une simple honnête femme : le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. Et, dès lors, le charme tour à tour plaisant et douloureux de la comédie est dans l’ajustement des deux rôles, dans le jeu de la fine et sèche coquette contre l’ardent et loyal amant, tour à tour grondant et trompé, clairvoyant et dompté, jusqu’à ce qu’un dernier coup semble le jeter hors du joug. C’est la nature même : et depuis deux cents ans, tous les romanciers et poètes qui ont voulu mettre aux prises la fausseté de la femme avec la passion de l’homme, n’ont pu que refaire, délayer ou transposer l’admirable quatrième acte de Molière.

Une des études où Molière s’est complu, c’est le ravage que fait le vice dans l’homme, puis hors de l’homme en qui il vit, les destructions ou altérations de sentiments naturels qui en résultent, les longues traînées de misère ou de mal qui le prolongent de tous côtés : et rien n’a donné plus de largeur ni plus de sérieuse portée à ses pièces. Voilà Tartufe, le maître hypocrite : son hypocrisie corrompt Orgon, corrompt en lui l’amour de sa femme, de ses enfants, les sentiments élémentaires de bonté, de justice, d’honneur, le fait égoïste sottement, durement, honteusement ; même les âmes honnêtes et pures sont viciées à ce contact, et la douce Elmire en vient à jouer un jeu après lequel son mari doit demeurer à jamais avili à ses yeux. Plus tragique encore est la génération du vice par le vice dans l’Avare, qui est la plus dure des comédies de Molière : l’avarice d’Harpagon tue en lui le sentiment de l’honneur, le souci de sa dignité, la notion de ses devoirs, même l’affection paternelle ; mais en ses enfants elle tue le respect, l’affection filiale. La famille est détruite : ce père, ces enfants sont en face les uns des autres comme des étrangers, des ennemis, et des ennemis qui ne s’estiment pas.

À suivre ces conséquences, la comédie tourne vite au noir. Molière les indique avec précision, d’une main légère, mais il projette toute la lumière sur les caractères eux-mêmes, qui sont plaisants. Nulle part cependant les suites graves des travers les plus légers ne sont absentes : étudiez les Précieuses, et vous saisirez comment le faux bel esprit mène aux pires aberrations de la conscience et de la conduite, par quelle pente nos héroïnes en idée arriveront à n’être que des aventurières. Regardez les Femmes savantes, et de la plus innocente en apparence des manies vous verrez sortir le dessèchement ou la perturbation des affections naturelles, le naufrage matériel et moral d’une famille d’honnêtes gens.

4. La morale de Molière §

Ceci nous fait passer à la morale de Molière. On peut se demander s’il en a une, et si ce n’est pas nous qui la lui prêtons. Mais, d’abord, il est impossible qu’une observation profonde des hommes ne repose pas sur une certaine conception de la vie et du bien, et ne s’y termine pas. Et ensuite Molière nous avertit que la comédie a essentiellement pour objet de corriger les mœurs humaines. Il le dit pour justifier son Tartufe, mais ce n’est point un argument de circonstance. Dans toute la suite de son œuvre, il a fait de la satire sociale ou morale : il a posé ses ridicules et ses honnêtes gens de façon à ne nous laisser jamais douter qu’il ne blâme cela et n’approuve ceci389. Quelle est donc la morale de Molière ?

Elle est humaine : ce qui veut dire d’abord qu’elle n’est pas chrétienne. Molière a profondément ignoré le christianisme : il ne le comprend pas. Je veux bien qu on ne porte pas à son compte l’athéisme scientifique, singulièrement grave et fort, de don Juan, quoique, malgré tout, on ait peine à concilier le choix de Sganarelle, comme défenseur de Dieu et de la religion, avec un respect sincère de ces choses. Mais le Tartufe ne laisse aucun doute. Ce qui m’y paraît grave et significatif, c’est la façon dont Molière définit la vraie dévotion. Je ne doute pas de sa sincérité, et qu’il n’ait eu la volonté sérieuse de la distinguer de la fausse. Mais il la définit en philosophe, en incrédule. Il la réduit à la morale, aux vertus sociales : il en exclut ce qui en est l’essentiel pour un dévot, disons pour un chrétien. La flamme de vie intérieure, la tendresse mystique, l’austérité surhumaine, l’ascétisme qui rabat et dompte la nature, de très bonne loi il les rejette : ce ne peut être que sottise ou grimace. Par la façon dont Molière comprend la piété, les chrétiens fervents ne peuvent être qu’Orgon ou Tartufe, des imbéciles ou des hypocrites : pour être dévot à sa façon, il faut être détaché de la religion. Molière est tout près de Voltaire, que l’on croirait entendre dans certains vers de Tartufe.

La forme originale de la morale chrétienne, c’est la résistance à la nature. On ne la trouve pas chez Molière. Par conséquent, pas de lutte contre l’égoïsme, pas de sacrifice, pas d’abnégation, d’immolation, dans les choses du moins qui coûtent ; le dépouillement douloureux de soi, l’effort sanglant vers l’idéal, tout cela est absent de son œuvre. Héritier de l’esprit de Rabelais et de Montaigne, ami, dit-on, de quelques libertins comme Bernier, il estime la nature toute bonne et toute-puissante. Il faut suivre l’instinct, cela est légitime. Ainsi les jeunes gens qui suivent la loi naturelle de l’amour ont raison contre les pères et tous ceux qui les entravent : c’est par raison philosophique, et non seulement par tradition comique, que Molière prend vigoureusement leur parti. Combattre la nature est folie : on est ridicule de le faire, et malheureux ; car la nature a le dessus ; elle se retourne contre celui qui veut la forcer ou la détruire. La sottise d’Agnès punit les calculs d’Arnolphe. Les enfants d’Harpagon, détachés de lui par son vice, se jouent de lui. C’est même ce point de vue qui rend la comédie possible : tous les personnages ridicules sont des gens qui s’acharnent à dévier ou supprimer la nature, qui n’ont pas su voir qu’elle était toute bonne et toute-puissante ; et ainsi ils se présentent dans leur opposition au vrai, non au bien : par conséquent, ridicules, et non odieux. Les travers, les vices, les passions que peint la comédie, sont des erreurs du jugement, choquent la raison, et ainsi sont justiciables du rire.

Cependant la nature est égoïste et l’instinct brutal : et le vice d’Harpagon n’est-il pas sa nature, ou l’hypocrisie de Tartufe ? Il est vrai ; mais comme Rabelais et comme Montaigne, Molière ajoute la raison à la nature. La raison, par qui l’homme est homme, fixe à la nature, à l’instinct, leur mesure et leurs bornes. La raison approuve l’égoïsme désintéressé des amoureux : elle condamne l’égoïsme intéressé d’Harpagon et de Tartufe. On pourrait dire que la limite de la légitimité des instincts résulte de la société humaine, et que la morale de Molière est éminement sociable ou sociale. Tous les individus ont droit au plein développement de leur nature, en sorte que le droit de chacun a pour borne le droit d’autrui, et le borne à son tour. Il n’est pas permis de se subordonner une personne humaine, jusqu’à la supprimer : un philosophe dirait, de traiter comme moyen ce qui est une fin en soi. Là est la faute d’Arnolphe, qui par une vue tout égoïste condamne Agnès à l’ignorance, à la bêtise, à la privation de tous les plaisirs naturels : mais la nature d’Agnès se révolte, et la petite niaise court énergiquement, directement, à son bonheur, selon son instinct ; et Molière bat des mains.

Il est naturel que ceux qui ont eu part au bonheur laissent s’approcher les autres de la table : c’est la loi que les enfants aient leur tour après les parents. Molière est impitoyable contre les parents qui veulent faire servir leurs enfants à la satisfaction de leurs idées et de leurs besoins, quand ceux-ci ont l’âge de vivre par et pour eux-mêmes. L’autorité des pères et des mères était dure au xviie siècle : Molière la raille, l’avilit, la brise. Il ne comprend que la tendresse indulgente : la nature, la bonne et raisonnable nature veut que l’enfant soit puissant sur le père390, et en obtienne tous les secours qui l’aideront à saisir la part de plaisir où elle l’invite.

Comme toute morale qui pose en principe la bonté de la nature et la légitimité de l’instinct, et qui veut éviter de déchaîner la brutalité des appétits, la morale de Molière aboutit à identifier la vertu ivec l’altruisme. Le soin de la perfection intime se subordonne aux vertus sociales, à la sympathie, à la bienfaisance. Les actes qui n’ont pas de conséquences pour la société sont indifférents et licites. Il y a pourtant une limite, celle que peut fixer un esprit qui estime infiniment et cherche passionnément le vrai. Pour ce probe esprit de philosophe, le respect de la vérité sera la vertu par excellence, l’unique vertu qui doive être pratiquée pour elle-même, et sans avoir égard aux conséquences. Mais ici l’observateur internent, et dit que ce respect de la vérité est rare dans le monde que même la société ne saurait subsister, s’il était universel. Et voilà d’où vient l’arrière-goùt d’amertume que dégage pour nous le Misanthrope. Avoir défendu la vérité, la nature, avoir combattu, Lionni tout ce qui s’en éloignait ou la corrompait, et s’apercevoir que, si un homme porte en lui cette vérité, et l’offre aux autres, la société ne pourra le supporter, le meurtrira, le rejettera, que la société, en réalité, repose sur un ensemble de mensonges et de ronventions qui masquent la nature : la découverte a de quoi mettre un accent irrité dans la parole d’Alceste. Sans vouloir forcer les choses, il y a dans le Misanthrope comme un germe de la fameuse antithèse de l’homme social et de l’homme naturel qui s’épanouira à travers l’œuvre de J.-J. Rousseau.

De ce point de départ, et sur ces principes, la morale de Molière ne peut être que pratique. Elle l’est énergiquement ; elle n’est pas sublime, ni dure, ni chrétienne, ni stoïque ; elle propose un idéal très accessible et très séduisant de bonheur individuel et de douleur sociale. Elle veut faire des honnêtes gens, qui s’efforcent d ’être tous heureux en s’aidant mutuellement à l’être. Mais un irait bien remarquable de cette morale, c’est son caractère profondément bourgeois : ce comédien longtemps nomade, enfoncé toute sa vie à des titres divers dans cette louche famille des Béjart, mal marié, et qui n’a connu du ménage que les ennuis, a été hanté de l’idéal du bonheur bourgeois, de la vie de famille régulière et paisible. De là vient que, parmi tous les sujets qui se sont ‘ offerts à son génie, il a choisi toujours de préférence ceux qui louchaient aux conditions du bonheur domestique et de la vie de famille. Il est toujours revenu sur deux points : le mariage, et l’éducation des femmes.

Dans le mariage, il exige quatre convenances : il faut un rapport des conditions ; c’est une nécessité, non pas naturelle, mais sociale : Georges Dandin, un vilain, sera malheureux pour avoir épousé une demoiselle. Il faut un rapport d’humeur (qui n’existe guère dans l’inégalité des conditions, et ainsi la raison sociale se réduit à une raison naturelle) ; c’est folie de vouloir marier le pédant Trissotin à la simple Henriette, l’hypocrite Tartufe à la candide Marianne, le cuistre Diafoirus à la douce Angélique. Il faut un rapport d’âge : la nature destine les jeunes hommes à épouser les jeunes filles ; les vieillards n’ont que la paternité pour carrière ; Arnolphe est coupable de prétendre à Agnès, Harpagon ridicule de se poser en rival de son fils. Il y a enfin une quatrième convenance, convenance suprême qui crée toutes les autres ou y supplée : c’est celle par où la nature conduit les individus à ses fins. Où l’amour existe, la raison existe, et rien n’a droit de résister.

Le second point, c’est l’éducation des filles. Il ne les veut ni cloîtrées et sournoises comme Isabelle, ni abêties et ignorantes comme Agnès, ni précieuses et folles comme Madelon, ni pédantes et sèches comme Armande. La femme à son goût, c’est ou la nonchalante et mondaine Elmire, ou la simple et sincère Eliante. La femme n’est pas pour lui ce petit animal instinctif, illogique, et déconcertant, que nos contemporains aiment à représenter. Ce type ne se rencontre guère dans son œuvre (sauf, un peu, Agnès). En général ses caractères féminins ont quelque chose de viril et de vigoureux ; et son honnête femme est tout à fait identique à un honnête homme : raison éclairée, volonté droite, voilà le type, qui est féminisé par la grâce affinée et par l’innocente coquetterie.

La jeune fille de qui sortira une telle femme, ce sera la sensée, l’aimable Léonor, ce sera l’exquise Angélique du Malade : ce sera surtout Henriette. Avis aux pères et aux maris : voilà l’idéal. Henriette est amoureuse sans roman ni romantisme, d’un bon et solide amour qui fera une éternelle amitié conjugale ; elle a l’esprit cultivé, lumineux, net ; elle est pratique, elle sait la vie, ne lui demande en fait de bonheur que ce qu’elle peut donner ; elle s’en contente, mais elle y tient, et le réclame énergiquement. Elle s’est formée elle-même, hors de l’influence d’une mère ; et notez que Léonor et Ansélique sont orphelines : leur éducation les a donc faites fortes plutôt que tendres391. Henriette est raisonnable et joyeuse : c’est une bonne petite bourgeoise, qui sera adorée de son honnête homme de mari et de ses marmots d’enfants. Je sais bien ce qu’on peut trouver qui manque à Henriette : les imaginations ardentes, les sensibilités tourmentées ne s’y satisferont pas ; cela manque d’envolée, de lyrisme ; c’est un peu la poésie de la Gabrielle d’Augier, avec moins de prétention. Henriette, c’est la prose, mais quelle forte et claire et charmante prose ! et surtout qu’elle est exactement à notre mesure, à nous autres Français. Son manque, c’est notre manque.

De tous les écrivains de notre xviie siècle, Molière est, en effet, peut-être le plus exactement, largement et complètement français, plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Au lieu que le génie de Molière n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance et de netteté. De là son succès, qui fut très grand de son temps, en dépit de ses ennemis. Jamais ils ne purent lui aliéner le roi, ni même les marquis : ces turlupins et petits maîtres dont il se raillait si joyeusement lurent les plus ardents à l’applaudir. Tout au plus, dans les dernières années, trouva-t-on que décidément il revenait trop souvent à la peinture des mœurs bourgeoises, au lieu de présenter les mœurs de cour : il n’y avait pas assez de marquis dans ses dernières pièces ! A peine fut-il mort, toutes les attaques, et les jalousies, et les réserves cessèrent ; il fut classé comme un génie inimitable et sans égal, et jamais peut-être réputation ne s’est soutenue aussi constamment que la sienne.

5. Contemporains et successeurs de Molière §

Molière n’était d’aucune école : il n’a pas fait école non plus. Comme il n’avait pas apporté une théorie nouvelle, ni une forme nouvelle de son art, et que les qualités personnelles de son génie faisaient la valeur de son œuvre, il n’exerça pas l’influence qu’on aurait pu croire. Il contribua — bien malgré lui — à enfoncer dans les esprits une idée fausse, née d’une étude superficielle de son théâtre : l’idée d’une comédie de caractères, sans tableaux de mœurs, au comique noble et contenu, et qui serait la forme supérieure de la comédie. Jusqu’à notre siècle, l’idée de la comédie de caractères, abstraite et sérieuse, hantera le cerveau d’excellents écrivains. Et d’autre part, ceux qui n’auront pas de si hautes ambitions ne chercheront plus à donner une valeur universelle ni une portée morale à leurs peintures de mœurs ou à leurs folles fantaisies : ils s’amuseront à des pochades et à des bouffonneries sans conséquence.

Beaucoup pilleront Molière, lui déroberont des traits, des scènes, des mots : nul ne cherchera sérieusement à prendre un sujet comique de la même prise que ce grand maître. En somme, au-dessous de lui, après lui, la comédie continue son développement presque comme s’il n’eût pas existé. Thomas Corneille392 donne toujours ses comédies à l’espagnole, de plus en plus poussées vers l’énormité grotesque des types : on croirait qu’il n’apprécie dans Molière que Pourceaugnac, si ce n’était simplement Scarron qu’il continuait. Montfleury rivalise avec lui de verve épaisse et copieuse : il charge les portraits, multiplie les contorsions et les travestissements, grossit la plaisanterie jusqu’à l’extravagance effrénée ou l’indécence énorme, vrai fils, lui aussi, de Scarron. Nombre de comédiens393 se mêlent d’écrire, et l’ont prédominer dans leurs œuvres, selon la tradition offerte parle répertoire qu’ils jouaient ordinairement, l’intrigue à surprises et la bouffonnerie haute en couleur.

Il n’y a de peinture des mœurs, dans tout cela, que pour les travers les plus particuliers de certaines professions, ou classes, qui sont les plus faciles à charger : médecins, gentilshommes campagnards, fanfarons de Gascogne. A ce genre appartiennent les Plaideurs de Racine, comédie demi-aristophanesque, énorme et superficielle d’invention, délicate et légère de style, grosse farce écrite par le plus spirituel des poètes. On pourrait faire une place à part à Quinault, pour sa Mère coquette : il y a une observation vraie et fine dans cette idée d’une mère jalouse de sa fille qui la vieillit394. Plus tard, dans les vingt années qui suivent la mort de Molière, c’est Baron395 qui, dans son Homme à bonnes fortunes, donne le plus considérable document sur les mœurs françaises, sur cette égoïste sécheresse qu’il sera du bel air désormais de porter dans l’amour : il dessine un don Juan au petit pied, sans ampleur et sans scélératesse, précurseur des méchants et des jolis hommes du xviiie siècle.

Une forme de comédie trouve alors grande faveur : c’est la comédie en un acte, légèrement intriguée, suite de scènes plaisantes reliées et dénouées au petit bonheur, forme littéraire en somme de la farce, dont elle garde le libre mouvement et l’absence de prétention. Molière s’y plaît ; les poètes comédiens s’y tiennent le plus souvent. Cette forme est employée souvent à mettre en scène des anecdotes : la comédie nous fournit pour ainsi dire le journal satirique et bouffon de la vie parisienne. À l’occasion le cadre s’agrandit : Boursault396 porte le premier sur le théâtre le journalisme, puissance nouvelle et mœurs nouvelles ; il fait défiler les originaux qui assiègent le bureau du Mercure galant : avec assurance, il met le doigt sur la plaie, sur ce coup de fouet donné à la vanité par la publicité affriolante du journal, sur la passion de réclame qui va corrompre jusqu’aux plus obscurs et moindres mérites. Thomas Corneille et de Visé, qui sont des journalistes, se distinguent par la prestesse avec laquelle ils découpent en pièces faciles et médiocres le scandale ou l’événement du jour397.

Une tentative plus originale qu’intéressante se produit à la fin du siècle pour rendre à la comédie la valeur d’une instruction morale : par malheur il n’y a rien de plus contraire au dramatique, et au plaisir, que ce défilé de Fables dont les situations de la pièce ne sont que le prétexte398. Rien n’est plus significatif que de voir, à la fin du xviie siècle et pendant le xviiie, tous ceux qui essaient de renouveler la comédie, s’adresser l’un à La Fontaine, un autre à Boileau, d’autres à La Bruyère : personne à Molière.

La comédie se relève dans les vingt-cinq dernières années du règne de Louis XIV : elle finit brillamment avec Regnard, Dancourt et Lesage. Regnard399 est un vaudevilliste qui a du style, un Duvert qui aurait le vers de Molière. Son Joueur, son Légataire, ses Ménechmes ne sont que des folies. Il ne vise qu’au rire. Son sujet posé, il en tire tout ce qu’il contient de rire, avec une logique extravagance, sans aucun souci de la réalité ni de la vraisemblance. S’il part d’une idée juste, d’une observation vraie, il se hâte de la fausser, pour forcer le rire. Regardez le Joueur : il est naturel qu’un joueur oublie sa maîtresse, quand la chance le favorise, naturel aussi qu’il se retourne avec attendrissement vers elle, quand il est décavé, en jurant de ne plus jouer. Mais cette idée, qu’en fait Regnard ? il la sent plaisante, et pour l’épuiser, il imprime à sa comédie ce mouvement symétrique de bascule, qui est le plus déplaisant des artifices du vaudeville.

Regnard n’a jamais songé à peindre les mœurs : s’il est le témoin, malgré tout, des mauvaises mœurs de la fin du grand siècle et du commencement de cette joyeuse corruption à laquelle la Régence attachera son nom, c’est sans le vouloir, parce que sa fantaisie est bien forcée d’aller prendre des matériaux dans la réalité. Aussi présentera-t-il de jolis chevaliers et d’aimables marquis sans le son, joueurs, coureurs de dots et d’héritages, des filles délurées et impatientes de prendre leur vol, de rusées marchandes à la toilette : tout un monde débraillé et cynique, dont il s’amusera en toute innocence, sans faire le satirique ni le grognon, comme si c’étaient là les mœurs les plus naturelles du monde. Il jettera là-dessus son intarissable gaieté, ses mots imprévus, d’une fantaisie extraordinaire, ses couplets éclatants de chaude couleur et de verve pittoresque. Et il fera illusion ; on le croira le successeur de Molière.

Dancourt400 manque de style : il écrit à la diable, et ne fait guère que des pochades. Mais celui-là a voulu voir et su voir : c’est un réaliste, sans amertume et sans prétention. Paysans de la banlieue rusés et cupides, escrocs de tous les mondes, notaires dignes des galères, procureurs âpres, joueurs et joueuses, bourgeois enrichis et avides de s’anoblir, gentilshommes ruinés, avides de se refaire, chevaliers entretenus, comtes à vendre aux veuves que la roture ennuie, bals, tripots, foires, lieux de rencontre et de plaisir, tous les originaux marqués, tous les endroits à la mode, toute la vie du temps : voilà ce que donne Dancourt dans ses pièces anecdotiques, et dans ses grandes comédies, avec une verve toujours en haleine, avec une sûreté singulière dans le coup de crayon qui note un geste caractéristique, ou fait sortir une silhouette vivante.

Il a marqué le détraquement de ce xviiie siècle naissant, il en a vigoureusement indiqué le trait essentiel et saillant, cette toute-puissance de l’argent, qui enfièvre tout le monde, déchaîne toutes les convoitises, justifie toutes les bassesses et tous les orgueils. Dans ses œuvres les plus considérables, dans le Chevalier à la mode et les Bourgeoises de qualité il a plaisamment mis en scène le nivellement social que produit l’argent, en dépit des préjugés héréditaires et des habitudes invétérées : l’équilibre maintenu par le prestige de la qualité, et de ce chef, le mendiant ou l’escroc titré reprenant l’avantage sur la bourgeoisie, qui se demande parfois si ce qu’on lui vend, amour ou nom, vaut bien les bons écus qu’elle lâche ; enfin, l’ascension obstinée de tout ce qui a gagné ou volé, vers la noblesse, vers les offices et les alliances qui décrassent. Il y a là des jeux d’intérêts, de vanités, que Dancourt a décrits sans rien atténuer, et sans rien prendre au tragique.

Ce réalisme bon enfant n’est pas celui de Turcaret (1709), la principale, on pourrait dire l’unique comédie de Lesage401. C’est le chef-d’œuvre du réalisme dramatique. Une baronne d’aventure qui pille le traitant Turcaret, un chevalier qui pille la baronne, un valet et une soubrette qui volent la baronne, le chevalier et Turcaret, un M. Rafle qui aide Turcaret à faire une usure effrontée et le plus impitoyable brigandage, voilà les originaux que Lesage nous présente, peints d’après nature, parfois même plus vrais que nature. Le réalisme cruel fait son apparition avec Lesage : il met dans la bouche de l’épais, impudent et vaniteux Turcaret de ces mots nature, qui font récrier, et qui sont des mots — plaisants et cinglants — d’observation satirique. Ainsi dans la fameuse scène où Rafle rend compte à Turcaret des affaires dont il est chargé, le mot tant de fois cité, mot d’une naïveté comique et d’une portée effrayante : « Trop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable s’est-il donc mis dans les affaires !…. Trop bon ! trop bon !402 » Toute la pièce est écrite dans ce ton, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire dans cet enchevêtrement de friponneries, sans éclaircie et sans arrêt, où seuls un valet balourd, un marquis ivre et une revendeuse forte en bec représentent les honnêtes gens. Lesage ne fera plus rien d’aussi serré ni d’aussi amer. Nous le retrouverons dans le xviiie siècle, auquel il appartient. Mais Turcaret est du xviie siècle, et ne peut se séparer des œuvres de Regnard ou de Dancourt, dont il est contemporain.

Chapitre IV
Racine §

1. Thomas Corneille et Quinault. Le romanesque doucereux. L’opéra et le ballet de cour. — 2. Racine : sa vie et son humeur. — 3. Son œuvre dramatique : la tragédie passionnée. Vérité de la passion : lutte contre le faux idéalisme. Réalité intime du drame : simplicité de l’action et du style. Les femmes de Racine : variété des caractères. Peinture de l’amour. — 4. La poésie de Racine : La couleur dans ses tragédies. Mithridate, Phèdre, Athalie. — 5. Faiblesse de la tragédie autour de Racine, décadence après lui.

1. Thomas Corneille et Quinault §

Corneille s’était retiré du théâtre, dépité de la chute de Pertharite (1652). Pour prendre la place qu’il laissait vide, deux hommes se présentèrent : l’année 1656 vit débuter dans la tragédie Thomas Corneille et Quinault.

Thomas Corneille403 est un de ces souples esprits, distingués et médiocres, qui sont capables de tout, et ne font rien supérieurement. Il excelle à profiter des inventions, à copier la manière des autres : c’est un faiseur, plutôt qu’un artiste. Il s’est cru obligé par son nom à faire du Corneille, et il en a fait. Il nous a redonné — énervés, diffus, alambiqués, dans un style plus lâché que simple — l’amour-estime, les discours sur les matières d’État, et la politique en maximes, les grandioses scélérats qui raisonnent leur scélératesse, les orgueilleuses princesses qui combattent leur amour par leur gloire. Souvent le cadet s’est contenté de démarquer les pièces du grand frère : Camma est en rapport étroit avec Pertharite, le Comte d’Essex avec Suréna ; mais surtout la Mort d’Annibal est une seconde épreuve de Nicomède ; Laodice visiblement n’est qu’un reflet de Rodogune. Même alors, c’est du Thomas, et non pas du Corneille : l’intuition personnelle de la vie morale n’anime pas la conception cornélienne de la volonté ; Essex, malgré quelques beaux cris d’une âme fière, fait l’effet d’un mannequin bien creux, je ne dis pas à côté de Nicomède, mais seulement en face de Suréna.

Au fond, le petit frère a vingt ans de moins que son aîné, et cela fait que, n’en ayant pas le génie, il n’est même pas en état de le comprendre tout à fait. Il est d’une autre génération, d’un autre goût ; et dès son début, dès Timocrate, on sent en lui l’authentique et propre esprit de Quinault. Timocrate, le plus grand succès dramatique du siècle, qui eut 80 représentations, Timocrate vient de la Cléopâtre de La Calprenède : c’est l’idéal romanesque qui reparaît en sa pure fausseté, mais dégagé de toute aspiration héroïque et sublime, détendu, édulcoré, amolli. Timocrate est le parlait amant, qui ne connaît pas de loi, de devoir, de gloire, hors l’amour. Assiégeant la princesse qu’il aime, il vient la servir contre ses propres troupes : haï sous son nom, adoré sous son pseudonyme, il dirige l’attaque et la défense. L’intrigue romanesque, que Corneille avait exclue, est donc rappelée aussi, pour encadrer, mais surtout pour réveiller les langueurs de l’amour galant. Le succès de son contemporain Quinault ne put qu’encourager Thomas à suivre cette voie : et on le voit constamment occupé à doser d’heureux mélanges de Quinault et de Corneille. Même, toujours attentif à prendre le vent, il fera du Racine, quand il sera avéré que le Racine réussit : il écrira Ariane, tragédie élégiaque, où l’héroïne tient de Bérénice et d’Hermione. Le rôle est dessiné, plutôt qu’écrit, avec des indications assez justes pour fournir sur la scène au jeu d’une grande actrice : et cela fait penser à Voltaire plutôt qu’à Racine.

Quinault404 fut, pendant dix ans, le maître de la tragédie : entre Corneille et Racine, il remplit l’interrègne. Boileau s’est moqué de l’anneau royal d’Astrate, c’est-à-dire des ressorts artificiels et puérils qui meuvent l’action et produisent les situations. Quinault fait une grande dépense de conspirations, de crimes, de politique tragique : le malheur est que tout cela n’est pas sincère. La tendresse (une tendresse sèche, toute de tête, sans un sentiment du cœur), la tendresse règne sans partage, moins empanachée et sonore, moins subtile et chercheuse du fin du fin, que l’amour précieux ; elle s’étale, fluide, intarissable, désespérante de monotone douceur. Plus de caractères : l’amour égalise les humeurs au lieu de se diversifier selon les humeurs. L’amour dispense Astrate de générosité, de dignité, d’affection filiale même : l’amour est une vertu, la seule vertu.

S’il est beau de se vaincre, il est doux d’être heureux…
L’éclat de deux beaux yeux adoucit bien un crime :
Aux regards des amants tout paraît légitime…
Je ne me connais plus et ne suis plus qu’amant ;
Tout mon devoir s’oublie aux yeux de ce que j’aime.

Ces maximes, que je glane dans Astrate, et qui se retrouveraient en d’antres termes dans tout le théâtre de Quinault, en firent le succès. Cela répondait au besoin du jour. La Fronde était vaincue, et le règne de Louis XIV commençait : la forme supérieure de la vie sociale devenait la vie de cour, brillante et vide ; la noblesse, exclue du gouvernement de l’État, n’avait plus d’autre affaire que de se montrer au roi, et de faire la cour aux dames. Elle trouve son mage fidèle, à ce moment précis, dans les tragédies de Quinault. Le vieux Corneille, quand il fit sa rentrée, dut se mettre, en grommelant, à l’école de son heureux successeur, et l’imita trop pour sa gloire.

Quinault se retira de la tragédie peu après que Racine y fut entré (1670). Il transporta plus tard son goût et ses maximes dans l’opéra405, à qui il imposa dès sa naissance la fadeur et la fausseté des sujets comme conditions essentielles du genre. Boileau, La Bruyère n’avaient pas tort de mépriser ces livrets trop vantés, où s’étalaient « tous ces lieux communs de morale lubrique ». L’opéra appartiendra, jusqu’à la fin du xviiie siècle, à la littérature, autant et presque plus qu’à l’art musical : nous le verrons exercer par son éclat et ses séductions une réelle et parfois fâcheuse influence sur la littérature.

Avant l’opéra, et par l’effet du même goût s’acclimata en France le ballet. On en dansa dès le xvie siècle ; mais sa grande vogue date du règne de Louis XIII. Ce fut le divertissement favori de la cour de Louis XIV, à laquelle rien ne donna plus d’éclat et de somptueux éblouissement. La représentation des ballets occupait une foule incohérente et bizarrement mêlée, artistes, danseurs, chanteurs, musiciens de profession, bourgeois amateurs, courtisans et princes, dames et demoiselles, Mlle de Sévigné, Mme de Montespan, Monsieur frère du roi, la reine, le roi lui-même, qui pendant vingt ans se fit honneur de figurer les Apollon et les Jupiter. Rien ne contribua plus à griser le Grand Roi que cette perpétuelle apothéose de sa grandeur et de ses faiblesses. Les ballets entrent dans la poésie par les livrets de Benserade406, qui sont de ces œuvres de circonstance où revit l’âme d’une société.

Ces livrets étaient des programmes détaillés, qui contenaient la suite des entrées, les noms des danseurs, les vers des récits, des couplets sur chacune des personnes qui figuraient dans les diverses entrées. Benserade excelle à mêler le rôle et l’acteur, à décocher l’éloge ou l’épigramme avec une piquante délicatesse. Il étale, naturellement, la morale et les maximes de l’opéra, une éternelle invitation à aimer, que les sujets mythologiques amenaient. Il faut joindre ces livrets aux œuvres de Quinault, si l’on veut comprendre sur quel public tombèrent les furieux amants de la tragédie racinienne. En son genre — un genre brillant, sec et glacé, — Benserade est original, unique.

2. Jean Racine §

« Racine est-il poète ? est-il chrétien ? » se demandait un jour un Père Jésuite dans un discours latin qui fit quelque scandale. La vie de Racine, sans son œuvre, répond à la seconde question : elle aide même à répondre à la première.

Né à la Ferté-Milon, où il fut baptisé le 22 décembre 1639, fils d’un bourgeois du lieu, qui avait un emploi de finance, de famille janséniste par sa mère, Jean Racine resta orphelin de bonne heure, et fut élevé par sa grand’mère Marie Desmoulins. C’est elle qui, retirée à Port-Royal, fit recevoir le petit Racine à l’école des Granges, où il acheva son éducation. Il eut pour maîtres l’helléniste Lancelot, Nicole, Hamon, Antoine Le Maistre ; il leur dut cette connaissance solide et ce sentiment délicat de l’antiquité, surtout de l’hellénisme, qui firent de lui le grand et pur artiste que l’on sait. Port-Royal voulait faire de son élève un avocat : mais la vocation poétique s’éveilla, encore indécise et prête à tenter toutes les voies. Cette âme tendre subit toutes les influences, et reflète tous les milieux : à Port-Royal, il fait des odes pittoresques et pieuses407 ; dans le monde408, où l’introduit son cousin Vitart, intendant du duc de Luynes, lié avec des poètes, des beaux esprits, d’humeur facile et de vie libre, il fait de petits vers, des madrigaux, des sonnets ; il révèle une pointe de malignité fine et meurtrière. Chapelain loue sa Nymphe de la Seine409, et lui fait donner cent louis de l’argent du roi : c’était quelque chose en 1660 que d’être encouragé par M. Chapelain, et M. Perrault se joignait à M. Chapelain.

Les grandes fortunes poétiques ne pouvaient guère se faire qu’au théâtre ; notre débutant commence à travailler pour les comédiens410. Port-Royal frémit : il y avait une tante411, qui lui écrivit toute sorte d’adjurations, d’« excommunications » ; Racine prit de l’humeur, et perdit le respect. On l’envoya en Languedoc, à Uzès, auprès d’un oncle, le grand vicaire Antoine Sconin : il devait y étudier la théologie, et recevoir des bénéfices. Il lut donc Saint Thomas et les Pères : mais le monde le garda ; les beaux esprits du lieu, les dames avaient bien reçu ce jeune poète qui avait l’air de Paris et connaissait Chapelain ; ses amis parisiens l’entretenaient aussi de pensées profanes. Il continua de faire des vers. Il lisait, annotait Virgile, Homère, Pindare.

Paris le revit, en 1663, plus poète que jamais. Il y retrouva La Fontaine, il y connut Boileau et Molière : avec eux, il hanta le Mouton blanc et la Croix de Lorraine ; et il apprit à rire de Chapelain. Il vit les libres compagnies, les comédiennes ; il éprouva les plaisirs et les passions. Il vécut ce qu’il devait peindre. Deux pièces412 qu’il donna, et qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, achevèrent de le brouiller avec Port-Royal. Il prit pour lui une phrase que Nicole adressait à Desmarets de Saint-Sorlin, avec qui le jansénisme bataillait alors ; et se croyant traité d’« empoisonneur public, non des corps mais des âmes des fidèles413 », il lança contre ses anciens maîtres une lettre extrêmement spirituelle et satirique (1666), qui eût été suivie d’une autre, sans l’intervention de Boileau : Racine regretta plus tard amèrement cette aigreur de son amour-propre, qui l’avait fait un jour ingrat et méchant.

Andromaque (nov. 1607) eut un succès qui rappela celui du Cid : dix autres chefs-d’œuvre, en dix ans, lui succédèrent414. Mais l’amour-propre du poète souffrit cruellement. Depuis Alexandre, une foule de critiques s’étaient mis après lui, amis de Corneille, ennemis de Boileau, rivaux et envieux : c’était à qui trouverait des fautes et ferait les beautés dans ses pièces ; les préfaces amères dont il accompagna toutes ses tragédies depuis Alexandre faisaient voir qu’on ne perdait pas sa peine à le tourmenter. Hormis la révélation de certaines résistances du goût public sur lesquelles nous reviendrons, nulle question de doctrine ou d’art n’est enveloppée dans es attaques ; et l’étude des pamphlets dirigés contre Racine n’a qu’un intérêt anecdotique.

On imagina, pour couper le succès d’Iphigénie, d’y opposer une contre-lphigénie, fabriquée en hâte par Leclerc et Coras. La manœuvre échoua. On la reprit pour Phèdre : une cabale dirigée par la duchesse de Bouillon, le duc de Nevers son frère et Mme Deshoulières fit applaudir la Phèdre et Hippolyte de Pradon et siffler la Phèdre de Racine pendant les premières représentations. Des vers injurieux furent échangés de part et d’autre : Boileau se fit le second de son ami dans ce duel au sonnet, qui aurait eu une fin fâcheuse pour les deux poètes, si le grand Condé ne les avait hautement protégés.

Soudain Racine se résolut à renoncer au théâtre. Le dépit, le découragement, en face d’une cabale chaque jour plus ardente, le poussèrent à ce parti extrême. Comment y persista-t-il ? Il avait senti la foi de sa jeunesse se réveiller ; Port-Royal avait ouvert les bras à l’enfant prodigue. Il était persuadé d’avoir travaillé à corrompre les mœurs, à perdre les âmes. Il eut horreur de lui, et voulut se faire chartreux. Enfin il se maria avec une modeste et médiocre femme, dont il eut cinq filles et deux fils. Il s’appliqua leur éducation, avec un dévouement inquiet, une piété scrupuleuse.

Le roi l’aida à oublier la poésie, en le nommant pour écrire son histoire avec Boileau (1677)415 . Il suivit la cour en divers voyages, pendant plusieurs campagnes, jusqu’en 1695. il avait pris sa tâche à cœur, et s’instruisait avec soin : mais était-il possible de faire histoire de Louis XIV pour Louis XIV ? À partir de 1677, Racine se partage entre sa petite famille et la cour : il était fin, spirituel, plein de tact : « rien du poète, dit Saint-Simon, et tout de l’honnête homme ». Mme de Maintenon le ramena à la poésie dramatique : elle lui fit écrire Esther et Athalie pour les demoiselles de Saint-Cyr. Esther fut jouée avec pompe (1689). Athalie fut représentée dans une chambre, sans costumes (1691) : nul n’en parla. Mme de Maintenon avait été prise de scrupules à l’endroit de ces représentations tapageuses qui démoralisaient Saint-Cyr : l’œuvre de Racine en porta la peine, et fut étouffée à sa naissance. Le public mit vingt-cinq ans à s’apercevoir que le poète avait fait là un chef-d’œuvre, et son chef-d’œuvre416.

Quatre cantiques spirituels (1694), des épigrammes mordantes contre de méchants auteurs et de méchantes tragédies, firent encore voir qu’il gardait toute la vivacité, toutes les ressources de son esprit. Néanmoins il persista dans sa résolution : la piété fut la plus forte. Publiquement attaché à Port-Royal417, il finit par se sentir moins agréable au roi. On a bâti là-dessus toute une légende : la vérité est que Racine ne fut jamais en disgrâce ; mais son jansénisme déplaisait. Il souffrit de ce refroidissement de la faveur royale avec sa vivacité ordinaire de sentiment : et ses derniers jours en furent attristés. Il mourut le 21 avril 1699, courageusement, chrétiennement, ayant autour de lui, avec sa famille, Valincour et Boileau, ses plus chers amis. On l’enterra, sur sa demande, à Port-Royal, au pied de la fosse de M. Hamon, une âme tendre comme la sienne parmi ces durs logiciens.

Une sensibilité infiniment délicate, un esprit mordant, un amour-propre ardent, beaucoup d’impétuosité à suivre le premier mouvement, peu de possession de soi jusqu’à ce que la religion l’eût réglé, voilà ce que la vie de Racine nous montre en lui : c’est une âme de poète, vibrante et passionnée. Retenons aussi ces deux points : son éducation janséniste, et son sentiment du grec ; ils sont essentiels à l’explication de son œuvre418.

3. Tragédie passionnée et vraie §

Racine n’apporte point de formules nouvelles au théâtre ; et c’est pour cela que, comme Molière, il ne se laissera guère imiter. Il conserve à la tragédie les caractères qui la définissaient chez Corneille : l’action enfermée dans les trois unités, l’intérêt placé dans l’expression des caractères, l’allure du drame fortement noué, et débarrassé de toutes les manifestations inutiles. Et cependant, par l’originalité de son génie, il a coulé dans la tragédie un esprit nouveau, il l’a modifiée intérieurement de telle sorte qu’il nous semble le créateur d’un système dramatique.

Il n’a jamais discuté dans ses Préfaces sur les unités : elles sont trop bien établies, mais surtout elles ne le gênent pas. Il prend son point de départ si près du point d’arrivée, qu’un tout petit cercle contient l’action, l’espace et le temps. Au moment où il commence, toutes les forces sont déjà convergentes et ramassées. Sa tragédie est donc simple, chargée de peu de matière, aussi purgée que possible de roman. Son idéal, c’est l’absence d’intrigue, la belle nudité des tragédies grecques, et voilà par où le sujet de Bérénice lui a plu : deux lignes, un seul fait ; ce n’est rien, mais l’invention consiste à faire quelque chose de rien. Moins il y a de matière, plus l’immatériel a de liberté pour se développer. A l’ordinaire, une tragédie de Racine est un fait, abondamment nécessité par les caractères des personnages : chacun d’eux étant posé au début dans une situation, sous une certaine pression, le conflit de leurs sentiments remplit les cinq actes, jusqu’à ce qu’il détermine un unique et irrémédiable fait, le dénouement. L’impulsion, le mouvement, dans le cours du drame, viennent exclusivement du dedans. Ainsi sont construites les tragédies d’Andromaque, de Britannicus, de Bérénice, d’Iphigénie (sauf le miracle mythologique qui renverse le dénouement logique) : Bajazet un peu, Mithridate davantage, Phèdre surtout admettent certains faits du dehors à modifier l’action ; mais il est remarquable que pour les deux dernières, ces faits (mort, résurrection, retour de Mithridate et de Thésée) sont des hypothèses nécessitées par la vérité psychologique, et point du tout des ressorts disposés pour la surprise.

Racine produit toujours ses caractères en travail, jamais dans un état purement sentimental : il semble que ce soit une nécessité dans le théâtre français, de ne rien montrer qui ne soit action. Racine conçoit toutes les émotions, tous les états passifs comme mobiles, et principes d’activité ; il les exprime justement sous l’aspect où leur force d’impulsion ou d’inhibition se découvre le plus fortement : l’objet est toujours une résolution à prendre, qui est prise, rejetée, reprise, autant de fois que s’exercent l’impulsion ou l’inhibition, jusqu’à ce qu’une secousse plus forte amène l’action définitive. Étudiez Phèdre, la grande passionnée : amour, pudeur, espoir, honte, remords, jalousie, repentir, il n’y a rien, dans ce rôle si riche, qui soit donné simplement comme modification sentimentale de l’être intime ; tout est évalué comme quantité d’énergie, produisant un certain travail, pour éloigner ou approcher tour à tour le personnage d’une action irréparablement bonne ou mauvaise. Voilà comment la sensibilité se peint chez Racine non par des effusions lyriques, mais par des vibrations dramatiques ; et sa tragédie est une suite de coups de théâtre et de révolutions.

En un sens Racine resserra le domaine de la tragédie : il ne crut point suffisant, comme Corneille, de présenter des caractères ; il estima nécessaire de les saisir dans la passion, et même dans une crise aiguë de passion. Il est certain qu’en vingt-quatre heures, une âme ne se montre pas naturellement tout entière et jusqu’au fond, si quelque violente agitation ne la remue. A la tragédie de caractère, telle que de plus en plus la pratiquait Corneille, Racine substitua donc la tragédie de passion.

Peintre de la passion, il réagit contre Quinault sans revenir à Corneille. Il laissa la tragédie politique, la psychologie des sentiments médiocres et des caractères froids ; mais il chassa de la scène la fade galanterie On lui a reproché d’avoir modernisé tous ses sujets, et l’on n’a voulu voir en lui que le peintre des moeurs de cour, affinées et polies : il est vrai que quelques-uns de ses jeunes premiers, Xipharès ou Bajazet,

Tendres, galants, doux et discrets,

ont un peu l’air de courtisans français, très idéalisés. Mais nous verrons que Racine a beaucoup mieux regardé qu’on ne dit communément les mœurs locales, la couleur particulière de chacun de ses sujets. Taine rêvait qu’on représentât Iphigénie dans la grande galerie des glaces, en costumes du temps de Louis XIV : il aurait pu aussi bien demander une représentation de Jules César en costumes du temps d’Elisabeth ; César, Burrhus, Antoine, et ce mob qui hurle pour ou contre César, tout cela est aussi anglais qu’Iphigénie est française.

Prenons le témoignage des contemporains : Quinault les satisfaisait, et Racine leur lit l’effet d’un brutal. Ce Pyrrhus que nous trouvons coquet, galant, les choquait comme un malappris, et Racine était obligé d’écrire cet avertissement : « Le fils d’Achille n’avait pas lu nos romans : certes ces héros ne sont pas des Céladons ». N’a-t-on pas trouvé Néron même trop méchant ? Il n’était pas assez amant avec Junie. Racine batailla pour obtenir le droit de faire autrement que Quinault, et de présenter la passion toute pure, dans ces crises où, faisant éclater le mince vernis de notre civilisation, la brutalité naturelle reparaît. Ses effets paraissaient trop crus, et blessaient l’optimisme galant des salons : Saint-Evremond, un homme d’esprit, trouvait Britannicus trop noir ; et la pièce, en effet, n’est pas « consolante ».

Contre la mode, contre les délicatesses mondaines, Racine fit régner la raison, c’est-à-dire la vérité, dans sa tragédie. Il prit des sujets légendaires, historiques : sous le merveilleux ou le grandiose des fables et des noms, il aperçoit, montre le fait commun, ni héroïque, ni royal, humain : une femme délaissée qui fait assassiner son amant par un rival, voilà Andromaque ; une femme trompée se vengeant sur sa rivale et son amant, voilà Bajazet : un homme qui, pour un intérêt ou un devoir, laisse une femme aimée, voilà Bérénice ; un vieillard rival de ses fils, voilà Mithridate ; une belle-mère amoureuse de son beau-fils, et le haïssant, le persécutant pour ne pouvoir s’en faire aimer, voilà Phèdre. Ne sont-ce pas les éternelles tragédies de la vie réelle, les sujets toujours les mêmes que les journaux et les tribunaux offrent à notre sensibilité avide de se dépenser ? Même de Britannicus, même à Iphigénie, n’extrairait-on pas des drames domestiques ? une mère impérieuse, un fils craintif, révolté soudain par ses passions ou ses vices, ou bien un père sacrifiant à son ambition, à sa vanité, le bonheur et toute la vie d’une fille qu’il aime pourtant, est-ce là seulement de l’« histoire ancienne » ou de la « mythologie » ?

Sous les noms héroïques, à travers les infortunes et les crimes extraordinaires, c’est la simple, générale, humaine vérité que Racine veut montrer : outre la politique, cela exclut l’intrigue romanesque, les moyens compliqués ou surprenants. L’action se proportionnera aux sujets, et les ressorts qu’elle emploiera seront « vulgaires » comme eux. Néron se cache derrière un rideau, pour épier Britannicus et Junie : bassesse comique ! Sans doute ; la dignité trafique est une sottise : un empereur amoureux est un homme amoureux, qui a seulement plus de pouvoir, partant moins de scrupule à se satisfaire. On s’est étonné de certaines affinités qu’on a saisies entre la tragédie de Racine et la comédie de Molière : rien de plus naturel. Mithridate est avec Xipharès dans le même rapport qu’Harpagon avec Géante. Si les deux peintres rendent la même passion, quoi d’étonnant qu’ils dessinent le même geste, et que les deux pères emploient la même ruse pour s’assurer de la rivalité des deux fils ? Seulement des mêmes passions, de la même situation, du même moyen, l’un tire du comique, et l’autre du tragique : chacun suit la loi du genre qu’il traite.

Le style est pareil : simple et naturel avant tout, juste, précis, intense, rasant la prose, comme disait Sainte-Beuve. Une admirable poésie, dont on parlera plus tard, s’y fond, et s’y résout en langage pratique. Point de sublime ; point de mots à effets, de vers à détacher, à retenir. Racine ne fait pas de « pensées », ni de maximes. Le Qui te l’a dit ? d’Hermione, le Seigneur, vous changez de visage, de Monime, le Sortez d’Hermione, voilà le sublime de Racine, des mots de situation, terribles ou pathétiques par les causes qu’on saisit et par les effets qu’on pressent. Des mouvements de passion s’expriment avec une naïveté qu’on a trouvée presque comique : comme l’amour de Pyrrhus, au moment où il a juré de ne plus penser à Andromaque. Mithridate, pressant Monime de l’aimer, me fait invinciblement penser à l’autre vieillard amoureux, à l’Arnolphe de Molière. On serait étonné, si l’on y regardait de près, de ce qu’il y a chez Racine de mots familiers, de locutions de tous les jours ; la musique délicieuse de son vers nous empêche de remarquer les formes de la conversation courante qui souvent le remplissent.

Les personnages de Racine sont plus près de nous que ceux de Corneille : du moins, il nous le semble, quoique peut-être les grandes passions ne soient guère moins rares que les grandes volontés. Mais dans nos âmes communes, les abandons au sentiment, à l’inclination, sont plus fréquents que les résistances et les victoires de l’énergie volontaire. Racine a été élevé dans le jansénisme, à croire que la nature est corrompue, que tout mérite, tout bien en l’homme vient de la grâce ; il a pu rompre avec ses maîtres, il n’a pu se défaire des enseignements lentement insinués, quitter le point de vue d’où ils lui avaient appris à regarder l’agitation humaine. Il a donc peint une nature faible, impuissante à se diriger, tiraillée entre ses instincts, des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues. Il n’y a rien de proprement chrétien dans les caractères qu’il dessine (Esther et Athalie écartées), sinon en tant que le christianisme est un des éléments principaux de la civilisation dont les types étudiés sont le produit. Mais il est bien certain qu’il y a un parfait accord entre la conception psychologique de Racine et le dogme caractéristique du jansénisme : de là vient la facilité avec laquelle Arnauld accepta Phèdre, lorsqu’on voulut réconcilier Racine avec lui, et de là le mot fameux que la reine incestueuse est « une chrétienne à qui la grâce a manqué ».

Ainsi, tandis que Corneille résout le conflit de la volonté et des passions par la victoire de la volonté, Racine conclut au triomphe des passions : et comme Corneille tend à supprimer les passions, il tend à supprimer la volonté. L’orageuse beauté de Phèdre résulte de ce que sa volonté tient à peu près en balance son amour ; une lutte intérieure la déchire, tellement que tout le drame est dans ce seul rôle. Au contraire, dans Roxane, la passion est toute pure, sans contrepoids, sans correctif, immodérée, impudente. Et Agrippine, Clytemnestre, Athalie, chacune en son genre, ne sont aussi que passion.

Cette façon de juger les forces respectives de l’instinct et de la raison pousse le drame aux dénouements funestes : où la passion domine, le crime et le malheur doivent suivre. Ainsi la tragédie de Racine finit presque toujours mal : seul un miracle mythologique autorise le dénouement heureux d’Iphiyénie ; et, si Mithridate se termine bien, c’est par un miracle psychologique, qui n’est pas la meilleure partie de la tragédie. Je ne parle pas d’Esther et d’Athalie : Dieu peut tout, et c’est lui qui mène les deux actions.

Mais voici une conséquence plus importante de la psychologie de Racine : son théâtre sera féminin, comme celui de Corneille était viril. Car c’est dans les femmes que la faiblesse naturelle paraîtra le plus visiblement : ce sont elles qui sont par excellence des êtres d’instinct, de volonté faible ou nulle, de raison ployable, et réduite au rôle de servante du sentiment qu’elle fournit de sophismes ; ce sont elles que toujours et partout l’affection conduit, jamais l’idée. Telles du moins les voit Racine, et par suite il les pousse au premier plan de sa tragédie. Là où l’histoire ne s’impose pas au poète, dans les sujets dont il est maître et qu’il arrange à son goût selon son expérience intime, les hommes pâlissent et s’effacent : que sont Pyrrhus, Oreste, Bajazet, Hippolyte, Thésée, même Acomat, à côté d’Hermione, d’Andromaque, de Roxane, de Phèdre ? De Racine date l’empire de la femme dans la littérature : et cela correspond au moment où tous les instincts violents, ambitieux, qui jetaient les hommes dans l’action politique et militaire, s’apaisent dans la vie de société, où la femme y devient souveraine sans partage, où d’elle va partir tout honneur, tout mérite et toute joie.

Racine a peint admirablement les âmes féminines, avec une finesse singulière, il en a marqué toutes les nuances les plus délicates, mais surtout la forme et le mouvement caractéristiques : le sentiment faisant office de raison, l’extrême violence sortant de l’extrême faiblesse. On l’a accusé de se répéter ; il ne faut l’avoir guère lu, ou grossièrement. Plus on a soi-même d’expérience, plus on aperçoit de variété dans son observation. Il a peint, non l’amour, mais cinq, dix amours, dont pas un ne ressemble à l’autre : chaque individu aime à sa façon, avec son tempérament, son esprit, toutes les modifications que l’âge, la condition, la situation peuvent imprimer à l’éternel élément de la passion.

Voyez ses jeunes filles, sœurs peut-être, non pas doubles les unes des autres : Junie, pitoyable et protectrice, Iphigénie, douce et fière, Hermione, naïve, abandonnée, emportée ; Monime, pudique, résolue, soucieuse de son devoir, de son honneur, de sa dignité, ferme dans sa volonté comme une héroïne cornélienne, sans raideur pourtant, et toute tendre et gracieuse ; Eriphyle, enfin, déprimée par la misère, envieuse, ingrate, une amoureuse qui avilit l’amour. Même variété parmi les femmes, ou plus grande encore : Bérénice, tendre, élégiaque, mélancolique, avec des réveils d’énergie pour ressaisir l’arme féminine de la coquetterie ; Phèdre, malade d’amour à mourir, et voulant mourir sans parler, parlant quand, trompée par son malheur, elle se croit libre, consentante alors à sa passion débordée, atterrée par le retour de Thésée, et laissant par honte, pour cacher la faute déjà faite, se consommer un plus grand crime, ramenée par le remords pour démentir la calomnie, replongée plus profondément dans le mal par une crise effroyable de jalousie, et, aussitôt que l’irréparable est consommé, repentante, enfin se rachetant par la confession publique et la mort volontaire ; Roxane, plus simple, sensuelle, et féroce, qui sans cesse donne à choisir à son amant entre elle et la mort, sans esprit, sans âme, animal superbe et impudique. Ces huit caractères de femmes sont tous des types bien tranchés, et d’une absolue vérité.

Les hommes sont plus faibles : les amoureux aimés sont des galants agréables, et rien de plus. Je ne sais pas au reste s’il est jamais arrivé que l’objet d’une grande passion, au roman et au théâtre, fût peint d’une manière satisfaisante, et parût autre chose qu’un ressort qui met la passion en branle, ou bien une cible où elle tire. Il n’y a peut-être que Corneille qui ait pu rendre l’objet égal à la passion qu’il inspire.

Racine se retrouve dans les amants qu’on n’aime pas : Pyrrhus, fier et épris, un soupirant qui a de belles révoltes, et qui donne parfois de rudes secousses à sa chaîne ; Oreste, passionné et sombre, proche de la folie, et capable de crime ; et Mithridate, l’amoureux en cheveux gris, qui sait qu’on ne peut l’aimer et s’acharne à exiger l’amour, étalant avec emportement toutes les compensations qu’il a de la jeunesse qui lui manque ; et Néron, l’amoureux qui est un maître, et qui le sait.

Racine ne s’est pas borné à l’amour, où il voyait, non sans raison, « la route la plus sûre pour aller au cœur ». Même dans les tragédies où l’amour est tout, il y a d’autres caractères que des amoureux. Voici Andromaque, veuve et mère, obligée de choisir entre la fidélité qu’elle doit à son mari, et la protection qu’elle doit à son fils, honnête femme qui se défend avec ses grâces de femme, ménageant l’amour de Pyrrhus pour lui résister sans le décourager. Bajazet nous offre Acomat, un politique réaliste qui ne débite pas de maximes, dépourvu de sentiment et de scrupules, tout à ses intérêts, mais éloigné des crimes inutiles autant que de l’impudence pompeuse, n’ayant pas d’illusion sur les hommes et ne le criant pas : une des plus réelles figures de ministre qu’on ait jamais dessinées. Et Mithridate, c’est le vieillard amoureux, mais c’est Mithridate, le roi barbare, l’ennemi des Romains.

Dans certaines tragédies, l’amour n’est qu’un cadre, ou même un fil léger, et donne occasion de peindre diverses sortes de caractères et de passions. Dans Iphiyénie, Britiumicus, l’amour est peu de chose, dans Athalie il n’est rien. Et dans ces trois sujets, que de formes d’âmes nouvelles et variées : Ulysse, le politique froid, qui ne recule jamais devant les moyens, quand il a choisi le but, point insensible pourtant, mais rassuré par la conscience qu’il a de ne voir que le bien public ; Agamemnon, père tendre, faible ambitieux, qui voudrait les fruits du crime sans le crime, et qui ne peut se résoudre à sacrifier sa fille à son égoïsme, ni son égoïsme à sa fille, plus sympathique que le Félix de Corneille, parce qu’il est plus déchiré ; Clytemnestre, la « mère », qui ne connaît plus ni patrie, ni dignité, ni mari, dès que sa fille est en péril, en qui, mieux qu’en aucune amplification romantique, apparaît le sentiment primitif, animal, de la maternité ; c’est la bête défendant son petit.

Ailleurs voici Agrippine, une mère aussi, mais ennemie de son fils, et l’aimant pourtant d’un reste d’instinct : fière, ardente, ambitieuse, d’une ambition de femme, qui n’est pas une énergie d’ordre supérieur, aspirant à pouvoir plus pour agir plus, ni une confiance superbe de savoir réaliser mieux que personne le bien public, mais une vanité avide de l’extérieur, de l’enivrement, des flatteries de la puissance : Agrippine est ambitieuse comme une autre est coquette. Jouet de ses affections, son humeur la mène, son orgueil, son espoir la trompent : elle s’irrite et s’apaise follement, inégale en son action, maladroite et crédule. A côté d’elle, Néron, une âme mauvaise, égoïste, vaniteuse, lâche, en qui l’amour est une fureur sensuelle, un transport de l’imagination, sans tendresse, sans estime, sans pitié : il va à son premier crime, poussé par son instinct, fouetté par la jalousie, retenu par ses peurs, peur de sa mère, peur de son gouverneur, peur des mille voix du peuple, enlevé enfin par l’aigreur de sa vanité, sans étonnement après le crime, et d’une belle impudence, mais affolé soudain d’une peur toute physique, dans la détente de ses nerfs après l’action, et déprimé de voir la femme pour qui il avait fait le coup, lui échapper. Autour de ces deux personnages, Burrhus, un honnête homme, dans une situation fausse, assez souple pour être vivant, et un coquin, Narcisse, bas, plat, intrigant, qui joue de son maître à merveille en semblant lui obéir.

Enfin Athalie est, sans maximes ni dissertations, une des plus fortes pièces politiques qu’on ait jamais écrites, et à coup sur la plus hardie peinture de l’enthousiasme religieux : Athalie est une femme, fiévreuse par conséquent et inégale, alternativement irritée et facile, selon les objets qui tournent son âme passionnée ; un songe, un visage d’enfant, tout dévie ou rompt son action. Elle se débat plus qu’elle ne lutte. Elle figure un pouvoir qui tombe, contre qui toutes les circonstances fortuites tournent fatalement, et qui n’a plus vraiment la force de se soutenir : il donne quelques secousses, violentes et inutiles, qui l’épuisent, et il est incapable d’une résistance ferme. Joad est un fanatique, désintéressé, sans scrupules, impitoyable, le plus dur et le plus immoral des politiques, parce qu’il ne fait rien pour lui, tout pour son Dieu. Par Joad, le pieux poète nous découvre tous les crimes du fanatisme et leur source profonde. Entre Joad et Athalie oscille Abner, brave soldat, politique naïf, calme dévot, l’honnête homme timoré, qui fuit les responsabilités, ménage tous les devoirs, et sert tous les pouvoirs. Mathan est une Ame envieuse, ambitieuse, qui joue de la religion, hypocrite tragique, à qui nulle vie innocente, nul intérêt public n’est précieux, dès qu’il trouve jour à satisfaire ses haines ou son orgueil : serviteur égoïste et sans dévouement d’Athalie, servi lui-même par le zèle intéressé de Nabal. Enfin, il y a, dans Athalie, Joas, un enfant. Songez quelle hardiesse c’était de mettre un enfant dans une tragédie : le xviie siècle n’a pas connu, n’a pas aimé les enfants. La raison n’a pas assez de place dans leur vie ; et l’instinct naturel, primitif, les conduit. Il n’y a que deux enfants qui comptent dans la littérature classique : la petite Louison, naïve et futée, le petit Joas, simple, candide, répétant sa leçon avec une gravité dévote d’enfant de chœur.

En voilà assez pour nous faire entendre quelle injustice c’était de dire que Racine ne ferait plus de tragédies, quand il ne serait plus amoureux. Cet homme-là, par un exemple unique, a fait vraiment à son Dieu le sacrifice de son génie ; il s’est retiré quand il n’était ni épuisé ni fatigué, quand il avait seulement montré ce qu’il pouvait faire.

4. La vision poétique de Racine §

On n’aurait que la moitié de Racine, si l’on ne regardait que la vérité psychologique de ses peintures, leur ressemblance avec la vie réelle. Il a mis la poésie dans la tragédie, cette poésie si rare dans Corneille, et que Rotrou par accident a rencontrée. Remarquons bien une différence entre nos deux grands tragiques dans le choix des sujets : depuis le Cid, Corneille n’a pas tiré une tragédie de la poésie ancienne, sauf Pompée, qui vient de Lucain, un historien rhéteur plutôt qu’un poète, et sauf OEdipe, dont il a fait ce que vous savez, du Sophocle habillé à la Quinault. Racine prend ses sujets dans Euripide : Andromaque, Iphigénie, Phèdre. Il y ajoute, pour les traiter, Virgile et Homère. Mais quand il s’inspire des historiens, c’est là qu’il faut saisir l’opposition des deux génies. Pour Corneille, un historien est un historien, un garant de l’authenticité des faits : Tite-Live ou Justin, Baronius ou Du Verdier traduisant Paul Diacre, ce lui est tout un. Racine, au contraire (mettons à part Suétone qui lui fournit Bérénice : le sujet n’a pas été choisi par lui), Racine prend Britannicus à Tacite, le plus grand peintre de l’antiquité ; Mithridate, à Plutarque, le biographe dramatique, où Shakespeare allait aussi chercher la poésie des passions. S’agit-il de tragédies saintes, Corneille ouvre Surius ; Racine, la Bible. Reste donc Bajazet, le seul sujet qui ait été choisi par Racine pour sa pure valeur dramatique et réaliste.

Il est poète, et dans toutes les actions qu’il met en scène, il saisit une puissance poétique qu’il dégage. La seule étoffe de son E style nous en avertit. J’ai signalé cette notation si exacte des sentiments, qui est la forme nécessaire du positivisme classique. Mais j’ai dit aussi qu’il y a des vers, des couplets de poète dans Racine ; la traduction serrée de l’idée que commande la psychologie dramatique, s’achève sans cesse en images, en tableaux qui la dépassent infiniment, et qui ouvrent soudain de larges échappées à l’imagination. A travers un rapide récit, où Xipharès expose toutes les circonstances par lesquelles son rôle est déterminé, soudain il s’arrête un moment sur les victoires de son père :

Et des rives du Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père…

De ce triomphe l’orgueil filial de Xipharès est enivré, et le sentiment suscite un réveil de sensations, la vision d’une mer sans ennemis, où les flottes du roi déploient joyeusement leurs voiles :

….Et ses heureux vaisseaux
N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux.
(Acte I, sc. i.)

Après cette envolée soudaine, le style se rabat, tout près de la prose, dans l’indication exacte des faits. Un peu plus loin, Pharnace engage Monime à s’embarquer avec lui :

Jusques à quand, madame, attendrez-vous mon père ?
(Acte I, sc. viii.)

Et il fait son invitation dans un couplet pressant et précis, qu’éclairent de place en place comme de larges trouées ouvertes sur de lointains et grandioses passages.

Fuyez l’aspect de ce climat sauvage…
Un peuple obéissant vous attend à genoux
Sous un ciel plus heureux… ;

mais surtout à la fin, dans ce dernier vers qui évoque à nos yeux Monime

Souveraine des mers qui la doivent porter,

on voit tout un triomphal cortège glisser sur l’étendue resplendissante des eaux. Deux vers ou trois plus bas, Monime ouvre la bouche, et son premier mot, c’est :Èphèse et l’Ionie ; une soudaine et lumineuse évocation de la Grèce asiatique, avec tout ce qu’elle contient pour nous de prestigieux souvenirs.

On n’a qu’à feuilleter n’importe quelle tragédie de Racine, et des impressions analogues surgiront en foule. Cela veut dire que chacun de ses sujets éveille en lui une vision poétique. Il ne se pique pas d’être historien ; il ne fait pas de couleur locale. Mais à chaque sujet il s’efforce de garder son caractère, de faire revivre en son imagination les âges lointains, les civilisations disparues. Il ne croyait pas qu’on pût mettre en tragédie la réalité immédiatement perçue : il voulait envelopper l’observation dans une vision agrandie par l’éloignement, et par là poétique : à cette condition seulement, il crut pouvoir traiter Bajazet, parce qu’il sentait les Turcs aussi loin de lui que les Romains. Et, même dans Bajazet, il a essayé d’être le moins « français » possible. Les éléments d’une vision complète et colorée lui ont manqué, et le style de la pièce est plus pragmatique que poétique ; cependant il est visible qu’il a utilisé avec soin toutes les indications de mœurs et d’institutions, qui pouvaient l’aider à former une représentation sensible du sujet.

Nous ne pouvons exiger que Racine nous parle selon nos idées de la Grèce ou de l’Asie, qu’il costume ses acteurs d’après les dernières trouvailles ou les hypothèses récentes de l’histoire et de l’archéologie : il n’y avait guère que la civilisation gréco-romaine », la décadence raffinée, dont il pût avoir un sentiment historiquement exact. Et d’autre part, si nous sommes habitués de nos jours à voir nos écrivains nous présenter l’humanité antique dans ce qu’elle a d’irréductible aux formes actuelles de nos âmes, il faut consentir à ce que Racine nous la montre dans ce qu’elle a d’identique ; l’un n’est pas plus vrai en soi que l’autre. Ces considérations une fois admises, nous n’aurons pas de peine à trouver que le réalisme psychologique de Racine se fond dans une vision poétique, d’où résultent cette lumière exquise et cette pure noblesse î de sa forme tragique.

Ses modèles et ses auteurs parlaient à son imagination. Ce n’étaient pas pour lui des hommes quelconques, types de l’humanité, tirant toute leur valeur de leur définition. C’était Andromaque, l’Andromaque d’Homère et de Virgile, c’était l’Oreste fatal d’Eschyle et d’Euripide. Toute la Grèce homérique lui apparaissait sur le rivage d’Aulis, autour de l’autel où il traînait Iphigénie. La grande figure de Mithridate séduisait son âme d’artiste ; et, au risque de déranger l’équilibre de sa composition, au milieu du drame réaliste du vieillard amoureux, il s’arrêtait à peindre, dans toute sa hauteur, le despote oriental, cruel et héroïque, dont Plutarque lui donnait l’idée. Il écrivait Britannicus, le plus saisissant tableau qu’on ait tracé de Rome impériale : il l’écrivait en pur artiste, sans idée ni intention de politique, attaché seulement à bien rendre la sombre couleur de Tacite. Là, comme dans Mithridate, il en use librement avec ses auteurs, pour le détail des faits et pour la composition psychologique des caractères individuels : mais Plutarque et Tacite ont très fortement enfoncé dans son âme la vision d’une Asie barbare ou d’une Rome corrompue, qui se déploie par-dessus le mécanisme abstrait des forces morales. Phèdre a une poésie plus prestigieuse encore : on ne saurait citer tous les vers qui créent, autour de cette dure étude de passion, une sorte d’atmosphère fabuleuse, enveloppant Phèdre de tout un cortège de merveilleuses ou terribles légendes, et nous donnant la sensation puissante des temps mythologiques :

Noble et brillant auteur d’une triste famille.
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille, …
Soleil…
Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !….
Ariane, ma sœur, etc…
La fille de Minos et de Pasiphaé…
Moi-même, il m’enferma dans des cavernes sombres,
Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres…

Et tant d’autres vers, qui font que la tragédie s’élargit avec l’imagination du public, et devient apte à recevoir toutes les impressions que notre éducation archéologique et esthétique nous fait rechercher dans la représentation de l’antiquité.

Les tragédies sacrées de Racine ont le même caractère. Esther est une élégie pieuse, aimable et un peu enfantine, avec son fantoche de sultan et son épouvantail de ministre : mais le vieux Juif Mardochée, la douce dévote. Esther ressortent en pleine lumière. Toute la poésie des Livres Saints est passée dans la prière d’Esther. Athalie est une vision d’une intensité étonnante : dans ce cadre grandiose du temple, devant ces chœurs, dont la voix, un peu maigre, rappelle à notre mémoire les fières beautés des psaumes hébraïques, Joad, si bien saisi dans son âpreté juive, dans sa puissance de haine et de malédiction, dans son absorption enfin du sentiment national par la passion religieuse, Joad est une figure biblique. Mais songez surtout à son accès de fureur prophétique, à ce qu’il a fallu de puissance poétique, de hardiesse artistique, pour concevoir et pour offrir à ce monde de raisonneurs et d’intellectuels un prophète, un vrai prophète, inspiré, délirant, dessinant l’avenir en images actuellement extravagantes. Et, pour doubler l’audace de la peinture, imaginez que ce prophète découvre les crimes futurs de Joas, et risque de rendre odieux le personnage sympathique : faute insigne pour un dramaturge adroit, trait admirable de vérité profonde et de large poésie, qui jette soudainement une vive lumière sur la sinistre histoire de Juda, et sur le triste, le pauvre fond de notre humanité.

Je crains que Racine, comme Bossuet, n’ait été trop poète pour un siècle qui s’éloignait de plus en plus de la poésie : on sentit la vérité humaine mieux que la grandeur poétique de son œuvre. On pourrait s’étonner que les romantiques l’aient traité si mal, eux qui étaient poètes et artistes ; mais il faut songer que tous les pseudo-classiques qui s’abritaient derrière Racine, leur en faisaient méconnaître le véritable caractère. Et surtout la poésie de Racine est tout juste l’opposé de la poésie romantique : elle n’est pas l’épanouissement de l’individualité, impérieuse et capricieuse ; elle est tout objective et impersonnelle.

5. La tragédie après Racine §

J’ai pu grouper quelques tragiques autour de Corneille : autour de Racine, il n’y a personne. Rien de plus plat que Pradon et que l’abbé Genest419. Totalement dépourvus de sens poétique, ils traitent les plus merveilleux sujets de la poésie antique avec une sorte de bon sens bourgeois, asservi et étréci par les préjugés de leur monde. A la fin du siècle, je ne vois à nommer que la pièce de Longepierre (1688), pour une Médée rendue avec une raideur énergique de dessin et une pauvreté de couleur qui font moins songer à l’antiquité qu’à David, et pour un Jason très curieux de réalité prosaïque, dans son rôle de bellâtre égoïste et plat.

La tragédie se meurt. Des mœurs de convention s’établissent : l’observation directe de la nature cède la place à des formules arrêtées, dont, au nom de la dignité tragique, il ne sera plus permis de se départir. Les sujets s’évanouissent dans le vague et l’abstrait. Pour voiler le vide et la fausseté des sentiments, on arrange, on entortille les incidents romanesques, les scélératesses monstrueuses. Les incognitos et les reconnaissances deviennent le train ordinaire et journalier des actions théâtrales. A mesure que la tragédie s’affadit, on cherche à la renforcer par la rareté des situations et des sentiments : on va hors de la nature et contre la nature. Jamais Campistron n’est plus fade que lorsqu’il veut peindre un amour incestueux. Ni lui, ni Lagrange-Chancel ne valent d’être lus : ils font valoir je ne dis pas Rotrou ou Tristan, mais Scudéry et La Calprenède, et le bonhomme Hardy. Ne nous faisons pas illusion : la fécondité vigoureuse de la tragédie, c’est autour de Corneille qu’il faut la chercher. Racine en a prolongé seul la splendeur, dans une époque qui n’était plus capable que de l’opéra.

Chapitre V
La Fontaine §

1 La Fontaine, son caractère ; sources et formation de son génie poétique. — 2. Les Fables : ce qu’il a fait du genre : drame et lyrisme. — 3. La poésie dite légère. Chaulieu.

1. La Fontaine §

Si l’on veut se rendre compte des restrictions que comporte la théorie des milieux, de l’effrayant inconnu que nulle détermination scientifique des œuvres littéraires ne peut réduire, il ne faut que considérer les deux plus purs poètes de notre xviie siècle : La Fontaine et Racine. Ils sont tous les deux Champenois, de la plus grise, et prosaïque, et positive de nos provinces, de cette terre des bons vivants et des malicieux conteurs, dont il semble que les fabliaux épuisent la définition intellectuelle. Il y a dans La Fontaine assez de quoi répondre à cette origine420 : par toute une partie de son humeur et de son génie, il plonge en quelque sorte dans le sol natal, et l’on saisit en lui le goût du terroir champenois.

Il faut se garder des illusions enthousiastes, comme des exagérations dénigrantes, quand on parle de l’homme et de la façon dont il vécut. On a poétisé la vie de ce bourgeois de province, sensuel et flâneur, qui n’eut ni volonté, ni sens moral, ni énergie pour aucun devoir, qui ne sut faire ni sa charge de maître des eaux et forêts, ni sa fonction de chef de famille. En pleine force du corps et de l’esprit, il lâcha tout, charge, femme et fils, pour venir à Paris, et vivre à la solde d’amateurs généreux. Il fut foncièrement égoïste ; il ne sut résister jamais ni à son désir ni à son plaisir, et s’abandonna à toutes les impulsions de sa nature.

D’où vient cependant que ce caractère assez laid en somme s’est prêté aux idéalisations de la critique ? C’est que La Fontaine a un égoïsme d’une qualité particulière, cet égoïsme des enfants, qui n’est que l’instinct naturel, que l’éducation n’a pas entamé ni complété, et dans lequel la civilisation n’a point mêlé ses complications corruptrices. Il ne contient ni ambition, ni avarice, ni intérêt : il est tout spontané et de premier mouvement. Le calcul et la réflexion en sont absents ; et dans ce total abandon à la nature, si la nature a des instincts de tendresse, de sympathie, d’amitié, l’homme sera tendre, affectueux, et capable de préférer ses sympathies à ses intérêts. C’est le cas de La Fontaine ; il a le cœur primesautier, et le sentiment peut tout sur ce grand enfant ingénu. Aucun devoir ne le retient, quand il n’aime pas : aucun intérêt, quand il aime.

Parce que cela lui fait plaisir, il aime ses amis ; il leur est dévoué, tendrement, délicatement, à Fouquet, à Mme de la Sablière, à M. d’Hervart. Si incapable de réflexion et de bon conseil pour lui-même, il est attentif, clairvoyant, prudent sur les affaires de ses amis. Aussi se fait-il aimer, comme il aime. Ce n’est pas la seule fois où l’on voie l’égoïsme radical faire un caractère charmant : ces libres déploiements de la nature primitive, antérieure à toute morale, ont d’infinies séductions.

Le fond de la poésie de La Fontaine, c’est cette spontanéité, cette richesse des émotions, qui, dans la vie réelle, en font le plus incorrigible des fantaisistes ; c’est la simplicité, l’absolue et immobile raie irréflexion (en un sens) de l’expression qu’il leur donne. Il y a de tout dans cette âme de poète : esprit d’abord, malice, ironie ; sensibilité ensuite, et sympathie universelle, large amour de la nature et de l’humanité. C’est un artiste en plaisirs, qui excelle à s’en fabriquer de toutes sortes et de toutes qualités, avec tous ses sens et tout son esprit.

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Il goûte voluptueusement

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Mais il est amoureux aussi de l’esprit humain, de l’exercice intellectuel, des livres, et de tous les livres :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.

Ne voulait-il pas aller au séminaire pour avoir lu la Bible ? N’était-ce pas une ode de Malherbe qui avait fait jaillir la source profonde de poésie jusque-là cachée sous l’épaisse jovialité du bourgeois de province ? Et ne le voit-on pas raffoler de Baruch toute une semaine ? Dans cette vivacité et cette mobilité d’impressions, une vie s’en va à vau-l’eau : mais l’étoffe est riche pour la poésie.

Avec cela, il n’a rien d’un fou, d’un inconscient, d’un irresponsable. Ses légendaires distractions ne l’empêchaient pas de voir clair dans la vie : le caractère était mou et ployable en tous sens, mais l’intelligence était aiguisée et pénétrante. Il était observateur, et toute réalité entrait profondément en lui. Il voyait si clair, le bonhomme, qu’il a été le premier à noter, dès 16G0, que le temps de la fantaisie était passé, que le temps de la vérité était venu dans la littérature. Il avait aussi un sens exquis de l’art : il avait ce don rare, la mesure dans l’énergie. Il savait limiter ses impressions, les arrêter au point précis où elles deviendraient douloureuses et brutales. Hardiment naturaliste, il estimait qu’il n’y a pas d’interprétation artistique de la nature qui n’y manifeste de l’agrément et de la grâce ; mais, comme c’était le plus loyal et le moins truqueur des artistes, il ne rendait ainsi que parce qu’il sentait d’abord : sa forme d’esprit était un délicat épicurisme, de plaisir qui y étaient enveloppées. Il avait, dans un degré particulier de puissance, les facultés techniques du poète : les mots étaient pour lui des formes vivantes, souples, colorées, et le vers était le développement harmonieux d’une ondulation rythmique.

On voit de quels éléments est formé le génie de La Fontaine, et ce qu’y peuvent revendiquer toutes les influences extérieures et antérieures. De la tradition gauloise, c’est-à-dire purement française, il tient l’esprit, le récit leste et vif, la raillerie subtile et pénétrante, sans parler de l’immoralité qui est un jeu de l’esprit plutôt qu’une fougue des sens. Les Contes, c’est la pure tradition des auteurs champenois et picards, c’est l’inspiration des fabliaux, avec un peu de l’art de Boccace. Ils sont bien déplaisants et ennuyeux aujourd’hui, avec leur libertinage raffiné et froid, où le thème scabreux est présenté toujours dans l’abstrait, hors de toute peinture des mœurs : mieux vaut encore la grossièreté des fabliaux. De son siècle, de l’esprit rationaliste et scientifique qui prévalait alors, il tient son goût de vérité exacte, son observation précise et serrée, sa curieuse recherche et sa sûre connaissance de la vie morale et des passions humaines. De l’Italie, et de l’antiquité, même de l’antiquité grecque qu’il eut le rare talent de percevoir à travers les insuffisantes traductions, il a tiré son goût délicat, et ce sens de la forme, ce besoin d’une perfection difficile, qui ont réglé l’emploi de ses facultés poétiques : c’est par là qu’il est devenu un artiste, et qu’il a travaillé sa matière en œuvre d’art. Enfin, son originale propriété, l’inexplicable fond de son individualité, c’est, dans une race, dans un siècle peu poétique, la puissante expansion de son tempérament poétique ; c’est cette souplesse de l’âme universellement impressionnable, et capable d’absorber, d’amalgamer et de fondre toutes les autres influences.

Au reste, il ne faut pas se laisser égarer par les mots légendaires qui ont cours à propos du bonhomme. Ce fablier n’a pas porté ses fables comme un prunier porte des prunes : ç’a été du moins un fablier bien tardif. La Fontaine fait ses débuts dans la littérature à trente-trois ans, par l’Eunuque (1654) ; il a plus de quarante ans quand il écrit Joconde, son premier Conte ; il a quarante-sept et cinquante-sept ans, quand il publie ses deux principaux recueils de Fables. C’est tout juste le contraire de ce qu’on attendrait d’un génie naturel et facile : la poésie de La Fontaine est l’œuvre de sa maturité déjà avancée. Il lui fallut le temps de se reconnaître : lentement, péniblement, il s’est mis en possession de son originalité, après avoir tâtonné et erré. Il n’y a rien d’inconscient dans son génie ; il est tout clair, avisé, réfléchi ; et il faut qu’il ait nettement conçu et la qualité de son naturel et le caractère de son idéal pour les réaliser dans des œuvres parfaites. L’esprit l’a séduit d’abord, et tous les précieux, les Italiens, Voiture. Mais il en est revenu : les anciens l’ont ramené à la simple nature. Il les en a remerciés dans son Épître à Huet, attestant par son expérience la vérité des enseignements de Boileau. Même alors, surtout alors, il a travaillé : il s’était négligé quand il raffinait, mais l’exquise simplicité, il ne l’a jamais rencontrée que par un labeur obstiné. Ses Fables, où la poésie coule de source, ont été faites et refaites, jusqu’à ce qu’elles eussent trouvé leur perfection. On possède le Renard, les mouches et le hérisson, sous deux formes : il n’a passé dans la seconde rédaction que deux vers de la première.

2. Les Fables §

Nous pouvons négliger tout le reste de l’œuvre de La Fontaine, les Contes, si ennuyeux et si tristement vides de pensée dans la grâce légère de leur style, tout le théâtre, les Poèmes sur le Quinquina et la captivité de Saint-Malo, les pièces détachées, les lettres. Ce n’est pas là qu’il faut chercher La Fontaine : s’il s’y trouve parfois, il y est moins complet, moins pur que dans ses Fables. Il a pu y semer des choses exquises : il n’y en a nulle part d’aucune sorte que les Fables ne nous présentent dans une intensité ou une perfection supérieures. Le principal intérêt de tous ces ouvrages, c’est de nous montrer souvent à l’état brut ou mal dégrossis encore des matériaux que le bonhomme recueille de ci de là, au hasard de ses expériences et de ses rencontres, et qu’il essaie, affine, concentre peu à peu, pour en faire ensuite les éléments de ses chefs-d’œuvre. Ils nous aident à comprendre aussi ce que l’unique et personnelle perfection des Fables nous dérobe : par où La Fontaine tient à la poésie légère de son temps. Les vers de sa jeunesse le rapprochent des Voiture, des Benserade, des Segrais, des poètes mondains, raffinés, spirituels et froids : voilà d’où il part, et peu à peu il se dégage de leur compagnie. Les œuvres de sa vieillesse, avec le xiie livre des Fables, nous montrent comment il retourne au ton de la poésie mondaine, et redescend vers les Chaulieu, les Hamilton et les La Fare. Entre les deux groupes se placent onze livres de Fables, où l’individualité absorbe et domine toutes les influences du milieu et du moment.

Ici ma tâche est abrégée par l’excellente étude de Taine. Je n’ai qu’à y renvoyer le lecteur désireux de comprendre la substantielle solidité et l’art exquis des Fables. Elles sont d’abord un tableau de la vie humaine et de la société française. La Fontaine a l’intuition psychologique, et il a le sens du réel : il a peint des hommes de tout caractère et de toute condition, rois, seigneurs, bourgeois, curés, savants, paysans, orgueilleux, poltrons, curieux, intéressés, vaniteux, hypocrites, chacun dans l’attitude et avec le langage qui lui conviennent et l’expriment. Il connaît l’homme comme Molière, la société comme Saint-Simon.

Mais, selon la tradition du genre, les hommes ne sont pas à l’ordinaire présentés dans leurs formes et leurs actes d’hommes : toute la nature fournit de transparents symboles, où le poète enferme ce que son analyse a découvert de nos vices et de nos travers. Ainsi la vérité se recouvre de fantaisie ; elle se voile sans se dérober, et le charme du livre est fait en partie de ce contraste, qui nous fait passer incessamment de l’irréel au réel, et de la dure précision de l’expérience aux capricieuses libertés du rêve. En vertu des sujets traditionnels de l’apologue, la scène est presque toujours transportée hors du monde, hors de la ville, aux champs, dans les solitudes des bois et des plaines : et voilà le sentiment de la nature réintégré dans la poésie, entre la morale et la psychologie. La Fontaine ne mêle point de religion, ni de panthéisme, ni même de dynamisme dans son amour de la nature : il jouit des formes qu’elle offre, des sensations qu’elle procure, sans rien chercher au-delà. Les paysages sont dessinés d’un trait fin et rapide : ce sont des impressions nettement et sobrement notées.

Dans la description des animaux, je me sépare de Taine : La Fontaine n’a rien du naturaliste. C’est tout simplement un peintre animalier d’un incomparable talent. Regardez ses chats, ses lapins, ses chèvres, son héron : il dessine avec une précision, une vie étonnantes, la forme extérieure de l’animal, silhouette, attitudes, démarche. Et par un raisonnement que nous faisons tous les jours à propos de nos semblables, du profil et de l’aspect de l’animal, il en induit le caractère, c’est-à-dire un caractère humain, qu’il lui attache : il en explique les actes familiers par les motifs et les mobiles qui rendent compte des actes des hommes.

Il faut demander à Taine aussi le secret de la perfection artistique des Fables. Chaque récit est composé comme un drame, avec son exposition, ses péripéties, son dénouement. Chaque personnage est caractérisé dramatiquement, par ses actes, et par son langage : rien de vague, rien d’abstrait ; le type est général, la forme qui l’exprime est concrète ; tout est précis, individuel et vivant. L’expression est merveilleuse de justesse et d’intensité. La Fontaine s’est fait une langue personnelle, exquise, énergique, pittoresque. Comme Molière, il a refusé de s’enfermer dans le langage académique et dans l’usage mondain : mettant en scène toute condition et tout caractère, il lui faut des mots de toute couleur et de toute dignité. Il en prend au peuple, aux provinces, mots de cru et de terroir, savoureux et mordants : il en va chercher chez ses conteurs du xvie siècle, chez son favori Rabelais. Il mêle tous ces emprunts dans le courant limpide de son style, et les plus vertes expressions, les plus triviales, et qui sentent la canaille ou l’écurie, n’étonnent ni ne détonnent chez lui, tant elles sont à leur place, et justes, naturelles, nécessaires. Il faut comparer ses Fables avec les secs apologues d’Ésope, avec la froide philosophie de Lessing : mais il faut aussi, dans les occasions où il a rivalisé avec notre Rabelais, étudier comment, à force de goût, de mesure, de sobriété, il a multiplié en quelque sorte sa puissance. C’est là surtout qu’on apercevra quelle part ont le discernement et la réflexion dans ces chefs-d’œuvre.

Presque toutes ces idées trouvent leur développement, avec les exemples capables de les illustrer, dans le charmant livre de Taine. Je me contenterai donc d’ajouter quelques observations complémentaires, et d’appeler l’attention sur quelques points importants.

La Fontaine, d’abord, n’invente rien : il prend sa matière de toutes mains, d’Ésope, de Phèdre, de Babrius, d’Avienus, de Lokman ou Pilpay, d’Horace ou de Marot, de Des Périers ou de Rabelais, de tous les fabulistes de profession et d’occasion qu’il peut connaître. Parfois une anecdote contemporaine l’inspire, comme dans le Curé et le mort : parfois il reçoit le sujet de quelqu’un qui le lui donne à mettre en vers ; jamais de lui-même il n’a inventé sa matière. Par là il manifeste son entière communion de goût avec les grands artistes classiques, chez qui nous avons trouvé la même conception originale de la véritable invention. De plus, quand il s’agit de fables, c’est une preuve de goût notable, que de se refuser l’honneur facile de créer des sujets. L’apologue est de sa nature une forme très primitive et très naïve : la réflexion individuelle ne peut guère plus créer des sujets de fables que des sujets d’épopée ; et ces formes symboliques ne sauraient être compréhensives et vivantes qu’à condition de dériver d’une source populaire ou d’être au moins consacrées par une longue tradition. Alors toutes les bizarreries, toutes les impossibilités deviennent vraisemblables ; les symboles se présentent déjà tout chargés de sens, et taillés à la mesure des réalités naturelles. Ce qu’un auteur invente et combine, en ce genre, ne peut être qu’ingénieux, factice et sec : on peut s’en assurer en lisant les insipides ou absurdes créations de Lamotte-Houdart.

Mais dans ces cadres traditionnels, La Fontaine a versé toute la richesse de sa nature, de ses émotions, de ses expériences. On s’est demandé souvent par quel effort de génie il avait su porter si haut un genre si mince : c’est tout simplement qu’il l’a ajuste à sa taille. Il n’a pas versifié les sujets d’Ésope et de Phèdre : il a traduit des visions personnelles de la vie, que sa réflexion faisait transparaître à travers les lignes maigres et sans caractère des thèmes traditionnels. Un exemple va nous aider à comprendre. La Fontaine lit, dans le Coche et la mouche, le fait abstrait, sec, incolore, insipide. Mais ce fait réveille en lui des sensations lointaines421 : le carrosse de Poitiers gravissant une rude montée dans la vallée de Torfou ; et de ces sensations réveillées va se former le tableau merveilleux, d’une couleur si sobre et si intense, que présente le début de la fable. C’est en lui, non dans son auteur, qu’il a trouvé le pittoresque et la poésie du sujet.

Voilà comment il a tant élargi le genre de l’apologue. Telle fable est un conte, un fabliau, exquis de malice, ou saisissant de réalité, le Curé et le Mort, la Laitière et le Pot au lait, la Jeune Veuve, la Fille, la Vieille et ses deux servantes. Telle est une idylle : Tircis et Amarante, Daphnis et Alcimadure. Telle, une élégie : les Deux Pigeons. Nombre de fables sont encadrées dans des épitres, des discours, des causeries : le duc de la Rochefoucauld, Mme de la Sablière, Mlle de la Mésangère, Mlle de Sillery, Mlle de Sévigné422 reçoivent des pièces plus charmantes qu’aucune de celles qu’ont dédiées Voiture ou Voltaire. Ailleurs la fable s’agrandit en poème philosophique : comme lorsqu’il démontre la vanité de l’astrologie judiciaire, ou lorsque, dans un long discours, il discute la théorie cartésienne des animaux machines. Enfin, à chaque instant, les fables s’enrichissent de prologues ou d’épilogues lyriques : c’est par une ode à la solitude que se termine le Songe d’un habitant du Mogol.

A vrai dire, le lyrisme est partout dans ces fables : l’individualité du poète s’épanche avec une grâce charmante, une individualité qui n’a rien de romantique, de fougueux, de tapageur, qui est toute en finesse ironique, en sensibilité discrète. Il se fait un mélange singulier de description objective et d’expansion subjective, un continuel et facile passage de l’une à l’autre. On se demande parfois où est la poésie lyrique dans le xviie siècle classique : elle est là, dans ces Fables, qui offrent précisément et la dose et la forme du lyrisme que l’esprit d’alors était capable de goûter. C’est une combinaison unique de représentation impersonnelle et d’émotion personnelle. La Fontaine tempère le lyrisme par les éléments narratifs ou dramatiques ; il l’impose ainsi à un public positif, peu rêveur et peu sentimental ; et ce public s’étonne du charme singulier de ces petits récits et de ces petites comédies, sans se douter que cette douceur pénétrante, d’une essence inconnue, vient précisément des émotions lyriques dont cette âme de poète a imprégné sa matière. Patru suivait l’instinct du siècle quand, ne voyant que la « vérité », et ne considérant la fable que comme un appareil destiné à enregistrer les résultats d’une étude expérimentale de l’homme et de la vie, il conseillait à La Fontaine d’écrire en prose. Mais le bonhomme avait son idée : il ne se voyait pas savant, mais poète et artiste, et derrière chaque vérité conçue par son esprit il sentait se lever toutes les émotions de son cœur, toutes les images de ses sensations.

Il a créé pour son œuvre unique une forme unique aussi : précise et imprécise à la fois, nette et fuyante, étonnante de mélodie et de richesse. Chaque fable déroule ses rythmes particuliers, insaisissables, instables, sans loi apparente ni périodicité définie : on compterait les pièces où le mètre est fixe et uniforme, et il est rare qu’elles soient parmi les chefs-d’œuvre. Cette forme expressive et souple, qui se défait et se refait sans cesse, qui se coule librement, sans aucune contrainte technique, sur la pensée ou le sentiment, n’est-ce pas la perfection de ce que quelques-uns de nos contemporains s’évertuent à chercher ? n’est-ce pas le vers polymorphe, apte à enregistrer toutes les nuances et comme toutes les modulations d’une âme ?

La vérité psychologique, le sentiment poétique, la délicatesse rythmique, voilà les parties essentielles de la Fable, telle que La Fontaine l’a faite. La moralité, je veux dire la formule morale dont le récit est l’illustration exacte, passe assurément au second plan. Tantôt elle est en tête, ou en queue, selon le caprice du poète, tantôt elle est double, tantôt elle est absente : deux récits se juxtaposent pour une seule morale. Souvent le récit exquis, original, amène une moralité insignifiante ou banale. Il est visible que La Fontaine a inséré cet élément comme traditionnel, et nécessaire à la définition du genre. En réalité, ce n’est pas dans la moralité qu’il faut chercher la morale de La Fontaine : c’est dans le conte, dont le meilleur et le plus substantiel ne passe pas dans la formule abstraite qui prétend le résumer. C’est du conte et de tous ses compléments lyriques, que se dégage la morale de notre poète, sa conception de la vie, du bonheur et du bien.

Jean-Jacques Rousseau et Lamartine l’ont assez vivement accusé d’immoralité. Ils n’ont trouvé dans les Fables que des leçons d’égoïsme, de dureté, d’intérêt, de duplicité. Outre les raisons personnelles qui ont égaré leur jugement, ils ont mal interprété les moralités finales des Fables. Ils y ont vu des préceptes, quand ce sont ordinairement des observations : ils ont cru que le poète réglait, quand il constatait ; ils ont pris des lois expérimentales pour des commandements catégoriques.

Au reste, il n’y a pas à nier que la morale qu’on peut tirer des Fables, tant des moralités que des récits, est une morale épicurienne. L’idéal du poète est un idéal de vie facile, naturelle, instinctive ; c’est quelque chose d’intermédiaire entre Montaigne et Voltaire ; c’est quelque chose d’analogue à la morale de Molière, avec moins de réflexion, de sens pratique et d’honnêteté bourgeoise, avec plus de naïveté, de sensibilité et de sensualité tout à la fois. Morale d’honnête homme éclairé, indulgent, sensible à l’amitié, qui ne demande aux hommes que d’aller à leur bien modérément sans détruire le bien des autres. La Fontaine, avec Molière, représente dans la littérature classique une tradition libertine, qui subsiste entre la tradition chrétienne et la doctrine cartésienne. Il appartient à ce groupe qui finira par s’emparer du principe cartésien, de la méthode scientifique, qui les déviera pour les séparer de la religion et y trouver un moyen de la battre. Déjà, chez lui, le naturalisme devient visiblement sensualisme.

C’est une question si La Fontaine a été estimé de ses contemporains à sa valeur. Je n’en doute pas. On estimait l’ample et profonde vérité de son observation. Mais ces mondains mêmes subissaient, sans trop se rendre, compte de leur impression, le charme complet de cette poésie qui, en leur parlant toujours de l’homme, leur faisait voir toute la nature, l’immense, la multiple nature, et qui mêlait l’effusion lyrique à la précision narrative ou dramatique. Ils s’abandonnaient à cette séduction, à ce je ne sais quoi si puissant et si doux. Ils le voyaient tel qu’il est, c’est-à-dire unique ; et, par une exceptionnelle et heureuse dérogation aux procédés habituels de leur esprit, ils le sentaient mieux qu’ils ne le définissaient. Bussy et Mme de Sévigné423 nous ont laissé des témoignages décisifs du succès du bonhomme : et qui peut mieux représenter qu’eux le goût de la haute société du xvie siècle ?

3. Poètes légers §

Par ses œuvres secondaires, ainsi que je l’ai dit, La Fontaine se relie à la foule des petits poètes du xviie siècle. Chez les uns, l’esprit est plus pincé, plus facile chez les autres ; mais, dans l’ensemble, il est sensible que la préciosité étudiée de l’âge précédent s’est résolue en distinction aisée, ou même en négligence de bel air ; décidément les qualités mondaines ne sont plus une surface, mais la nature même, et par malheur toute la nature. On désigne cette poésie du nom de poésie légère, ne pouvant l’appeler lyrique ; il y manque en général la passion, l’émotion, la profondeur ; et il y manque l’art. Ce sont des vers élégants, souvent jolis, parfois exquis : ce n’est pas de la poésie, ou, du moins, ce que nous mettons dans ce mot est absent. C’est, dans un rythme facile et rapide, une causerie agréable, piquée de traits délicats ou spirituels424, comme une quintessence de l’esprit de salon. Toutes les conventions mondaines y fleurissent, comme dans les Églogues ou l’Athis de Segrais425, où l’on trouvait tant de « douceur, tendresse et sentiment » : rien de plus froid, de plus vide, que ces vers purs et coulants, où la galanterie ingénieuse ne laisse pénétrer aucun parfum de la vraie nature, aucun accent de la vivante humanité.

Nombre de ces petits poètes, et les meilleurs, vivent dans les plus libres sociétés du siècle. Un vif courant de sensualité épicurienne circule dans leurs œuvres, où les appétits de la chair excitent l’indépendance de l’esprit. Et, par la poursuite du plaisir sans relâche et sans règle, par la lassitude finale qui envahit les existences trop uniquement voluptueuses, un peu de sentiment, de la sincérité, de la mélancolie, enfin de la poésie, rentrent dans ces pièces légères. Sous l’apparente fadeur des idylles de madame Deshoulières426, dans les retours fréquents qu’elle fait sur sa fortune, quand on perce les transparentes allégories, il y a bien de l’amertume, un triste désenchantement des hommes et de la vie, un fond singulier de libre pensée.

Mais il faut estimer surtout l’abbé de Chaulieu427. Ce Normand avisé, qui laissa son ami La Fare s’abrutir en suivant à la lettre leurs communes maximes, et s’arrêta, dans l’usage de la paresse et du plaisir, au juste point où ni sa santé ni son intelligence ni ses intérêts n’étaient compromis, était une robuste nature ; il n’y a rien de mièvre ni d’épuisé dans ses vers. On n’y retrouve guère ce pétillement de fantaisie, qui rendaient Chaulieu séduisant dans un souper, au Temple, à Saint-Maur ou à Sceaux.

À la fin de sa longue existence, ce très profane abbé a ressenti dans ses sens et dans son âme une ombre des impressions qui font la douloureuse beauté de l’Ecclésiaste. En son léger et clair langage d’homme du monde, il a laissé couler dans quelques pièces et dans quelques lettres une fine tristesse, sans éclat et sans espoir, dont l’emplissaient la vue de la vanité des choses, le sentiment de l’irrévocable passé, de son être, tout entier ; pour jamais écoulé, et par ces douces sensations même où il aspirait. Rien ne compense et ne contrepèse chez les derniers poètes du grand siècle les navrantes désillusions de l’égoïsme voluptueux : plus tard, le dévouement à l’humanité, la bienfaisance, la recherche du progrès social apporteront au sensualisme un principe de joie et de sérénité, aideront l’homme à se reprendre, à se relever par l’action. Tout cela manque à Chaulieu. Tout cela manquait à ses contemporains : de là ces accents qu’on trouve parfois chez eux, si amers sous la grâce souriante des formes.

Chapitre VI
Bossuet et Bourdaloue §

Absence de l’éloquence politique ; médiocrité de l’éloquence judiciaire. — 1. L’éloquence de la chaire avant Bossuet. — 2. Bossuet : sa vie, son caractère, son style, sa langue. — 3. Sermons, panégyriques, oraisons funèbres. — 4. Politique, Histoire universelle, Histoire des variations, Méditations et Élévations. — 5. Bourdaloue. — 6. Fléchier, Massillon : déclin de l’éloquence religieuse au xviiie siècle. — 7. Prédication protestante.

Il n’y a pas eu d’éloquence politique au xviie siècle. Notre forme de gouvernement n’en permettait pas le développement, comme l’a fait justement remarquer Fénelon ; aussi nulle tradition ne put s’établir ; et les rares discours que l’on a recueillis, dans les temps où la faiblesse du pouvoir royal, sous les deux régences, permit la libre et publique discussion des affaires publiques, sont des accidents sans conséquence, des œuvres isolées et sans lien, où l’on n’aperçoit pas un art de la parole. Les harangues du Parlement, prononcées à l’époque de la Fronde, celles par exemple de l’avocat général Talon, ont la marche et le style des plaidoyers ; on sent que ceux qui parlent ont pour principale et ordinaire fonction l’administration de la justice. Ainsi le rapport nécessaire est renversé chez nous entre les deux éloquences, judiciaire et politique : au lieu de celle-ci, c’est celle-là qui donne le ton428.

Or l’éloquence judiciaire ne peut s’élever— c’est un fait — que dans les pays où une grande éloquence politique s’est développée. Ce n’est qu’à l’éloquence politique que l’éloquence judiciaire peut emprunter une certaine manière large, lumineuse et populaire de traiter les questions, de tirer le plaidoyer hors de la contestation aride et technique, et hors de l’érudition pâteuse et pédantesque, où invite la nécessité de plaire à des auditeurs peu nombreux et généralement lettrés. Il n’y aura donc pas lieu de donner un chapitre à l’éloquence judiciaire du xviie siècle.

Il y a de l’esprit, une réelle netteté d’argumentation, mais que d’érudition lourde, d’antithèses compassées dans les plaidoyers d’Antoine Le Maistre ! Lisez le quatrième, sur la principauté du collège de la Marche : vous y verrez Platon et Sidoine appelés à décider de l’âge d’un principal. Au milieu du siècle, en 1646, une cause célèbre, celle de Tancrède qui revendiquait le nom de Rohan, soutenu par sa prétendue mère, la duchesse douairière, contre la duchesse de Chabot-Rohan et contre toute la parenté, fit parler les plus célèbres avocats du temps : Martin, pour Mme de Rohan-Chabot, contestant que Tancrède fût le vrai et légitime frère de sa cliente, allègue Médée, et Virginie, et l’Evangile, et la femme qui ayant mis trois fois au monde des enfants morts, dit avoir rêvé qu’il lui fallait accoucher dans un bois sacré. Gaultier vient ensuite, pour le duc de Rohan-Chabot, et cite Archytas, Porphyre et les six ordres des démons, Orphée et Apollon, du grec et du latin, des vers et de la prose. Platon, Socrate, Rachel, l’empereur Henri, une princesse grecque, etc. Il montre la duchesse douairière épouvantée d’avance de l’arrêt qui lui découvrira « un enfantement sans douleur, une conception sans le secours de la génération, une filiation sans paternité », etc. « Elle craint, dit-il, que l’on lui fasse voir qu’elle a commis le larcin de Prométhée, et qu’elle veut que le feu de sa passion soit le feu dérobé du ciel qui anime un enfant supposé, lui donne un nouvel être, et falsifie l’ouvrage de la nature. » Enfin Patru se présente pour le duc de Liéthune et autres parents : « Messieurs, dit-il, l’intérêt de mes parties est tout visible : on veut leur donner un inconnu pour parent. » Cette simplicité repose. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore parfois de la boursouflure et du pédantisme dans les plaidoyers de Patru : mais, en général, il sait se passer d’éloquence ; on lit encore avec intérêt certains de ses discours qui nous mettent bien au courant des affaires. Ainsi s’explique la renommée dont il jouit en son temps ; et, si elle dépasse son mérite, elle fait honneur au goût de ceux qui la lui ont donnée429.

Notre éloquence serait bien peu de chose auprès de l’éloquence grecque ou romaine si nous n’avions les prédicateurs. La religion a été, dans la société du xviie siècle, la source vive de la parole publique ; et, comme le faisait très bien remarquer M. Brunetière, les discours chrétiens des Bourdaloue et des Bossuet ne sont pas inférieurs aux harangues civiles des Cicéron et des Démosthène. Si les orateurs grecs et romains touchent en nous les cordes du patriotisme et les notions générales de l’intérêt public, ce dont nous parlent nos orateurs chrétiens — le dogme mis à part, — c’est toute notre vie morale et toutes les grandes questions métaphysiques et morales, que notre conduite journalière tranchera à notre insu, si nous ne les résolvons avec réflexion ; c’est une conception générale de la vie et de l’être, qui se dégagera malgré nous de nos actes, si nous ne les dirigeons pas par elle.

1. Prédécesseurs de Bossuet §

Ce serait une erreur de s’imaginer, sur la foi d’extraits trop judicieusement choisis, qu’avant Bossuet, tout est ridicule, emphatique, précieux, pédant dans les discours des prédicateurs. La vérité est, au contraire, que depuis le temps de Henri IV jusqu’au milieu du xviie siècle, la restauration du catholicisme se fait sentir dans la chaire par la gravité, la solidité de la parole chrétienne. On ne sait pas encore se priver des ornements de l’érudition profane et des coquetteries de l’esprit mondain : mais cela recouvre un fond solide de théologie, et n’étouffe point les ardeurs de la foi et de la charité. Autour de Du Perron et de François de Sales, et après eux, se présentent en grand nombre des prédicateurs distingués, évêques, docteurs, moines, Charron, Coeffeteau, Fenoillet, Cospean, les deux Lingendes, Senault, Lejeune, Desmares.

Je ne crois pas que les jansénistes aient en rien contribué au perfectionnement de l’éloquence chrétienne : ils ont fait leur œuvre par la direction et par les livres. Il y a au contraire deux corps qui, en vertu de leur institution, s’adonnent avec ardeur à la prédication : les oratoriens et les jésuites se disputent la chaire comme l’enseignement. Les jésuites, en général, donnent plus dans les agréments littéraires et mondains : les oratoriens sont plus théologiens, et s’appliquent aux descriptions exactes des passions. Le zèle est égal des deux parts. Cependant il ne s’élève aucun talent supérieur, et les meilleurs sermons sont des œuvres d’une assez égale médiocrité. L’oraison funèbre et le panégyrique, comme discours d’apparat, restent singulièrement au-dessous des sermons, où la nécessité d’instruire et d’édifier met des limites aux excès du bel esprit. Il y a eu pourtant de bonnes parties, dans quelques oraisons funèbres de Henri IV ; mais après cela on ne rencontre rien qui soit même passable, jusqu’aux oraisons funèbres des deux Henriette.

Saint Vincent de Paul exerça une sérieuse influence sur l’éloquence religieuse. M. Vincent, comme on l’appelait, était ennemi de l’éloquence : il ne pouvait souffrir l’esprit, la pompe, la science étalée et ronflante. Il n’estimait que l’effusion du cœur qui va au cœur. Il parlait lui-même avec son cœur, sans étude, sans apprêt, familièrement, efficacement : son idéal est l’homélie simple et touchante des premiers temps de l’Église. Par son exemple, par l’autorité de sa haute vertu, par les conférences qu’il institua à Saint-Lazare pour former les jeunes prédicateurs, M. Vincent contribua plus que personne à mettre le discours chrétien dans la voie de la sérieuse et utile simplicité : il ne put sans doute proscrire, comme il le voulait, l’éloquence ; il enseigna du moins à en faire bon usage, à la subordonner aux fins essentielles de la parole chrétienne. Bossuet profita de ces enseignements430.

2. Bossuet : l’homme et l’écrivain §

L’œuvre de Bossuet est immense et variée431 : elle trouve son unité dans son rapport à la vie et au caractère de l’homme.

Jacques-Bénigne Bossuet est né à Dijon le 27 septembre 1627, d’une famille de magistrats provinciaux : il avait six ans quand son père fut nommé conseiller au Parlement de Metz. Il fit ses études au collège des Jésuites de Dijon, et vint étudier la théologie au vieux collège de Navarre. Il soutint le 25 janvier 1648 sa première thèse, devant le grand Condé, gouverneur de sa province natale, et protecteur de sa famille : puis il entre en licence en 1650 ; prêtre et docteur en 1652, il se rend à Metz, ville toute pleine de protestants et de Juifs, où les controverses sont ardentes. Contre ces deux sortes d’adversaires, Bossuet essaie toutes les armes de la théologie traditionnelle. Il prêche activement. Il écrit sa Réfutation du Catéchisme de Paul Ferry, ministre de l’Église réformée. En 1659, il s’établit à Paris, et, pendant dix ans, se dévoue à peu près exclusivement à la prédication. Outre les sermons isolés qu’il prononce, il prêche le Carême en 1660 aux Minimes, en 1661 aux Carmélites, en 1665 à Saint-Thomas du Louvre, l’Avent en 1663 aux Carmélites, en 1668 à Saint-Thomas du Louvre. La cour aussi veut l’entendre : il prêche au Louvre le Carême de 1662, puis l’Avent de 1665 ; à Saint-Germain, le Carême de 1666, l’Avent de 1669. Sa solidité théologique, son talent de controversiste le font rechercher par les calvinistes inquiets ou ambitieux, qui désirent s’éclairer, ou masquer une conversion intéressée : il écrit pour Turenne son Exposition de la foi catholique, publiée en 1671 ; devant Mlle de Duras, il soutient une laborieuse controverse contre le ministre Claude (1678). Cependant, en 1667 il avait prononcé avec succès l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche, non imprimée et perdue. En 1669, il avait consenti à publier celle de la reine d’Angleterre Henriette de France ; puis vinrent celles de Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans (1670), de Marie-Thérèse (1683), de la princesse Palatine Anne de Gonzague (1685), du chancelier Le Tellier (1686), du prince de Condé (1687).

Il fut arraché à la prédication par un emploi qui donna une direction nouvelle à sa vie : il ne reparaîtra désormais dans les chaires de Paris que pour de rares occasions. Après l’avoir nommé évêque de Condom (sept. 1669), le roi le choisit en septembre 1670 pour être précepteur du Dauphin, dont M. de Montausier étaitgouverneur. Cette honorable, rude et ingrate fonction l’absorba pendant dix ans (1670-1679). Se voyant attaché à la cour, il se démit de son évêché, par un scrupule rare en ce temps-là : il estimait que la résidence était de stricte obligation. L’insurmontable incuriosité du Dauphin, nature apathique et têtue, rendit inutiles les efforts, le dévouement, la sévérité du gouverneur et du précepteur.

Bossuet avait conçu cette éducation sur un plan sage et large, qu’il nous fait connaître dans une lettre latine adressée au pape Innocent XI. Il voulait que son élève ne demeurât étranger à aucune connaissance humaine. La religion était au premier plan, mais n’excluait rien : le Dauphin lut Térence, pour apprendre à se garder des pièges de la volupté et des femmes. Le danger des éducations encyclopédiques fut écarté par la fermeté du précepteur, qui fit prédominer dans toutes les études un caractère strictement utilitaire. Il ne perdit pas un instant de vue qu’il ne formait ni un homme de lettres ni un savant, mais un roi : il apprit au Dauphin tout ce qu’un roi doit savoir, il lui présenta toutes les connaissances par le côté qui pouvait l’aider à faire son métier de roi.

Il s’attacha à lui former surtout le caractère, à développer la raison, en ornant l’esprit.

Afin d’éviter et le surmenage et les lacunes, et pour apprendre au Dauphin tout ce qui était utile, mais rien qui ne fût utile, afin d’assurer aussi l’unité morale de la direction, il se chargea lui-même de donner tous les enseignements : il rapprit le grec, l’histoire : il se fit donner des leçons d’anatomie : il n’abandonna à d’autres maîtres que les mathématiques. Il s’astreignit à composer tous les ouvrages dont le Dauphin pouvait avoir besoin ; et les rédactions de l’écolier, que l’on a conservées, attestent sur quelle étude solide des textes Bossuet établit son cours d’histoire ; pour le xvie siècle surtout, il a dépouillé soigneusement tous les principaux mémoires. L’esprit est large et libre, chrétien sans bigoterie, monarchiste sans servilité ; les papes et même les rois sont hardiment, sévèrement jugés. Parmi les ouvrages composés pour le Dauphin, il en est trois de considérables : le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, auquel on peut joindre la Logique et le Traité du libre arbitre, la Politique tirée de l’Écriture Sainte, et le Discours sur l’histoire universelle.

Une fois l’éducation du Dauphin terminée, Bossuet fut nommé au siège de Meaux (1681) : et tel était l’ascendant de sa science et de son éloquence, que, simple évêque, et de médiocre naissance, il fut le véritable chef de l’assemblée du clergé de France, qui se réunit à la fin de 1681. Il inspira la Déclaration de 1682, formulant les libertés de l’Église gallicane : indépendance des rois au temporel ; infaillibilité de l’Église universelle, et non du pape ; primauté du pape, mais égalité essentielle des évêques, comme ses pairs et successeurs directs des apôtres. Bossuet avait préparé une condamnation de la morale relâchée des Casuistes, que la brusque séparation de l’assemblée de 1682 ne laissa pas le temps de voter, mais qu’il reprit et fit passer dans l’assemblée de 1700.

En 1688, Bossuet publia son Histoire des Variations des Églises protestantes, qui fut fort attaquée par les protestants français et étrangers, par Basnage, Burnet, et surtout Jurieu. Il leur répondit par six Avertissements et par une Défense. Il ne voulait pas tant écraser la Réforme que ramener les réformés : il entretint longtemps l’espoir chimérique de rétablir l’unité de l’Église chrétienne. De là sa correspondance avec Leibniz, et des négociations entamées de 1692 à 1694, reprises de 1699 à 1701, qui n’eurent d’autre effet que de mettre à nu l’irréductible incompatibilité de la tradition catholique et du rationalisme protestant.

La plus âpre des controverses où Bossuet se soit mêlé est la querelle du quiétisme, qui devint un duel entre Fénelon et lui. Le quiétisme est une erreur de certains mystiques qui prétendent s’élever à un état de perfection indéfectible, dans lequel leur âme, unie à Dieu, ne fait plus d’actes distincts de foi ou d’amour, ne connaît plus les dogmes définis, n’emploie plus les prières formelles, ne désire plus le salut éternel, s’abandonne passivement à la volonté divine, à toutes les inspirations et suggestions de cette volonté : le pur amour des quiétistes aboutit, en théologie à l’indifférence aux dogmes, en discipline au mépris des autorités ecclésiastiques, en morale à l’abandon de tout l’esprit et de toute la chair aux suggestions de l’instinct intérieur.

L’hérésie quiétiste, condamnée à Rome432, reparut en France, où elle fut renouvelée principalement par un prêtre et par une femme de mœurs pures et d’imagination désordonnée, par P. Lacombe et par Mme Guyon. Cette femme séduisante réunit autour d’elle une petite église, fanatique et dévouée ; l’abbé de Fénelon fut gagné, et Mme de Maintenon, qui laissa l’esprit de Mme de Guyon se répandre à Saint-Cyr. Bientôt, cependant, cette prudente institutrice s’inquiéta des suites effectives du pur amour, l’évêque de Chartres, Godet-Desmarais, directeur de Saint-Cyr, la fit revenir de son égarement ; et Saint-Cyr fut fermé à Mme Guyon. Alors, sur le conseil de Fénelon, elle invoqua l’arbitrage de Bossuet, qui, fort occupé d’ailleurs, et peu mystique de sa nature, n’entra dans l’affaire qu’avec répugnance. Mme Guyon lui remit ses Torrents et autres ouvrages pour les examiner (1693). Bientôt après, elle demanda officiellement des juges, qui furent M. de Noailles, évêque de Châlons, Bossuet et M. Tronson, directeur du séminaire de Saint-Sulpice. Des conférences s’ouvrirent à Issy, où les trois commissaires arrêtèrent laborieusement 34 articles qui définissaient la doctrine orthodoxe sur le pur amour et l’oraison. Fénelon, qui, après avoir reconnu formellement l’autorité des commissaires, fit tous ses efforts pour empêcher la condamnation de Mme Guyon, fut associé à la signature des articles (10 mars 1695). Pendant les conférences, le roi le nomma archevêque de Cambrai : après la signature, Bossuet le sacra. Son adhésion finale rassurait sur son orthodoxie.

Tandis que Bossuet, Noailles et l’évêque de Chartres publiaient dans leurs diocèses les articles d’Issy, Fénelon se taisait. Bossuet crut devoir expliquer plus amplement la matière, et composer l’instruction sur les États d’oraison, dont le manuscrit fut communiqué à Fénelon. Mais, gagnant Bossuet de vitesse, il écrivit secrètement une Explication des maximes des Saints, qui rétablissait la doctrine abandonnée par lui : le livre parut un mois juste avant celui de Bossuet (1697). L’Explication s’annonçait comme un simple commentaire des articles d’Issy : Bossuet et Noailles, auxquels se joignit Godet-Desmarais, protestèrent publiquement. Devant le scandale que fit son ouvrage, Fénelon, après avoir refusé de se rétracter, et même de conférer avec Bossuet, en appela au pape le 18 avril 1697. Ce fut le commencement d’une violente polémique, où ni Bossuet ni Fénelon ne se ménagèrent, l’un plus franchement violent, l’autre plus perfide et déguisant ses violences sous une humble douceur. Pamphlets sur pamphlets arrivaient à Rome, où les agents des deux adversaires combattaient par toutes les armes de l’intrigue. Fénelon, ultramontain, ami des Jésuites, avait la faveur de la cour de Rome : Bossuet, gallican, eut besoin d’avoir évidemment raison, et surtout d’avoir de son côté la peur qu’inspirait le roi. La terrible Relation sur le quiétisme (fin 1698) porta le dernier coup à Fénelon, qui fut condamné le 12 mars 1699. Cette grande affaire, où, selon Bossuet, il y allait de toute la religion, l’avait occupé cinq ans.

Au début, cependant, il avait trouvé le temps d’écraser un théatin qui défendait le théâtre : le P. Caffaro se rétracta bien vite après la Lettre de Bossuet, développée ensuite dans les admirables et dures Maximes et réflexions sur la Comédie.

En 1678, il avait fait détruire toute l’édition d’une Histoire critique de l’Ancien Testament, que l’oratorien Richard Simon avait fait imprimer. Il revient en 1702 sur le même adversaire, condamne sa version du Nouveau Testament, et écrit contre lui une Défense de la Tradition et des Saints Pères. Ce qu’il combattait là, c’était la critique historique et philologique, qu’il pressentait funeste à l’orthodoxie, et destructive de la religion : aucune des polémiques de Bossuet ne fut plus grave, et c’est la seule peut-être pour laquelle il se soit trouvé insuffisamment armé.

Tant d’ouvrages et de controverses, et de grands emplois dont il fut revêtu à la Cour ou à Paris — premier aumônier de la Dauphine, puis de la duchesse de Bourgogne, supérieur de la maison de Navarre, conservateur de l’Université, conseiller d’État d’Église — n’empêchèrent pas Bossuet de donner son principal soin à son diocèse et d’y faire ordinairement résidence. Il remplissait avec-zèle toutes les fonctions pastorales, sans trop distinguer le temporel du spirituel, veillant au bien-être matériel, à l’hygiène, aussi bien qu’à la morale, à la discipline et à l’orthodoxie. Il eut à appliquer l’édit de Nantes, auquel il applaudit sans l’avoir conseillé, et que plus tard peut-être il sentit être une faute. Il l’appliqua avec modération, sans aucune idée de tolérance, mais par respect pour sa religion, et de crainte des sacrilèges qui pouvaient suivre des conversions forcées et fausses : les évêques du midi, l’intendant Bâville le jugèrent tiède. Il prit grand intérêt aux communautés religieuses, qu’il soumit vigoureusement à son autorité : Jouarre et sa noble abbesse tentèrent de résister à l’évêque, qui plaida, gagna, et dut presque faire enfoncer les portes du couvent pour s’y faire reconnaître. Il distingua dans les communautés de femmes quelques âmes délicates et pures, qu’il consentit à diriger : il écrivit pour elles ses Méditations sur l’Évangile et ses Élévations sur les mystères. Mais il était le pasteur de tous, et non de quelques-uns : il se donnait à tous, visitant, confessant, prêchant surtout, avec une infatigable activité. Il s’affaiblit à la fin de 1703, et mourut le 12 avril 1704.

L’unité de cette vie, c’est l’absolu désintéressement, c’est le dévouement sans défaillance au devoir, sous toutes les formes où successivement il se présente ; chacun des ouvrages de l’orateur ou de l’écrivain est venu à son heure, pour un besoin actuel et précis, sans nul désir de gloire littéraire. Avant tout, Bossuet est prêtre ; cette qualité détermine les formes de son esprit et de sa conduite : le service qu’il fait à son roi, à son pays, à son prochain, est celui qu’un prêtre peut faire. Mais dans sa haute et généreuse intelligence, ce service s’élargit, de façon que son état de prêtre ne lui crée jamais une dispense, lui impose souvent une aggravation de peine et d’effort.

C’était un robuste Bourguignon, de sang riche, de tempérament bien réglé, simple, lucide, franc, sans brutalité comme sans flatterie, ennemi du tortillage et du mensonge. Son style paraît dur, parce que la vérité et la logique le règlent, impérieux, parce qu’il explique la tradition, et non sa pensée individuelle : mais, en cela au moins, son style n’est pas l’image de son caractère. Il a l’âme tendre, au contraire, la sensibilité vive : dans quelques écrits somme dans les Méditations et les Élévations, dans quelques lettres, il s’est livré, et l’on a pu voir de quelle ardeur il aimait et son Dieu, et les hommes, et quelques-uns parmi les hommes. Mais, à l’ordinaire, il contenait sa sensibilité ; il montrait un jugement net, une volonté ferme ; il avait la notion du possible et du pratique, le besoin de l’action efficace et précise. Il n’a point connu les chimères, les folies de la pensée, ni celles même de la vertu.

Et ce manque absolu d’excès, cette infaillible exactitude qui se tenait toujours aux limites du vrai, du possible, de l’utile, c’est peut-être le point faible de ce grand et excellent homme : il fut trop paisiblement sage et sensé.

Avec sa forte intelligence, ce fut toujours une âme candide, presque naïve. Il fut le plus savant des théologiens, et garda jusqu’à sa mort la foi simple, sans nuages et sans doute, d’un petit enfant. Il expliquait avec pénétration le mécanisme abstrait des passions, des instincts, de l’égoïsme humain, et il crut toujours aux hommes : qui voulut le jouer, le joua. Ce moraliste profond n’avait pas l’ombre de l’intuition psychologique qui fait les politiques, les diplomates ou même les directeurs d’âmes. Il les dirigeait, lui, si discrètement, et de si haut, que, ne se sentant pas asservies, elles ne se croyaient pas dirigées : il se contentait d’offrir, de sa raison à leur raison, des principes généraux de conduite. Il ne voulait pas s’établir dans les profondeurs de leur conscience, de peur de violer leur liberté et de briser leur activité ; s’il eût voulu y entrer, l’eût-il pu ? l’eût-il su ?

La qualité éminente de son esprit, c’est le bon sens, l’amour et le discernement du vrai. Il n’a pas évidemment la liberté critique d’un savant de nos jours : sa raison est soumise à la foi. Mais, d’abord, cette soumission n’est pas une abdication ; elle est volontaire et sans violence : la raison y trouve son compte. Pour Bossuet, tout est obscur, douteux, fragile sans la foi : par la foi, l’univers, la vie, la morale deviennent intelligibles ; de la foi sortent la clarté, la certitude. Il faut que la raison renonce à rien savoir, à rien comprendre, ou bien qu’elle accepte ces dogmes, qui la dépassent, et qui sont la condition de toute connaissance, la source de toute intelligibilité. Sous le contrôle et dans les limites tracées par la foi, la raison de Bossuet s’exerce librement. Au lieu de s’étonner que ce prêtre n’ait pas pensé comme un athée, il vaut mieux remarquer combien sa pensée a su garder de largeur et de liberté sans sortir de l’orthodoxie, et que nulle vérité ne lui a fait peur. C’est qu’il avait la plus fine logique, pour tout réduire et tout ramener à la doctrine révélée.

Et de là vient la solidité de son œuvre. Elle est absolument catholique, et pourtant, le catholicisme ôté ou nié, elle ne s’évanouit ni ne s’écroule. C’est que cette œuvre catholique est une œuvre de science rationnelle et expérimentale. Bossuet semble tout prendre de l’Ecriture et de la tradition de l’Eglise : en fait, aucune réalité vivante, aucune vérité manifeste n’a été volontairement négligée par lui ; ce prêtre s’est nourri des inventions de la raison profane et même païenne. La meilleure substance de l’antiquité gréco-romaine a passé dans son esprit ; il découvre dans la Bible ou l’Évangile les pensées d’Aristote ou de Platon ; il emploie Lucrèce à commenter la Genèse. En un mot, avec une entière sincérité, mais aussi avec une race adresse, il fait entrer dans le système de la religion toutes les vérités acquises depuis des siècles par la raison laïque.

Son style tire sa perfection de son absolue et candide probité. Il ne faut pas se laisser égarer par quelques passages pompeux des Oraisons funèbres : le plus ordinairement, Bossuet est très simple. Dans les controverses, dans les expositions de faits, dans les discussions critiques, il a une brièveté, une rapidité, une négligence même, qui répondent bien peu à la définition banale de son style, qui passe pour uniformément sublime et pompeux. La qualité dominante, et l’on pourrait dire unique, de ce style, c’est la propriété ; il ne vaut que parce qu’il rend la pensée de l’homme. Mais il la rend toute, c’est-à-dire non pas seulement l’idée pure, l’élément intelligible, mais tous les éléments sensibles qui l’enveloppent, lui donnent corps et couleur, émotions du cœur, formes de l’imagination, et jusqu’aux plus délicates vibrations de la personnalité intime. Tout Bossuet passe dans son style, et de là vient, comme nous le verrons, que l’orateur se double sans cesse d’un poète. Dans ce style se retrouve aussi la double inspiration que je signalais dans la pensée de Bossuet : non seulement il cite l’Ecriture, mais il se l’est incorporée, et à chaque page se présentent des tours, des images, plus ou moins directement et sensiblement émanés des livres saints. C’est même en grande partie, de ce commerce intime avec les écrivains bibliques et évangéliques, que vient la qualité originale de son style, unique entre tous dans la littérature classique. Mais il a eu pour maîtres aussi tous les anciens, les Latins surtout ; jamais l’empreinte dont ils l’avaient marqué ne s’est effacée.

Pour la langue proprement dite, la date de la naissance de Bossuet nous avertit qu’il devra parler la langue de la première moitié du siècle, celle de Corneille et de Retz plutôt que de Racine et de La Bruyère. Son éducation ecclésiastique nous expliquera qu’elle reste chez lui plus chargée de latinisme dans les tours et dans les sens que chez aucun des écrivains mondains. Bossuet ne se révoltera pas contre le bel usage et contre l’Académie : il en suivra de son mieux les décisions, il se retranchera dans son âge mûr certaines familiarités, certaines trivialités ; il éclaircira et francisera quelque peu sa construction. Mais il ne parlera pourtant jamais la langue académique et mondaine : et la raison eu sera dans son tempérament plutôt que dans son goût. Sa pensée n’est pas assez décharnée et abstraite ; il lui faut des mots et des phrases qui contiennent non pas seulement de l’intelligible, du spirituel, mais aussi, et fort abondamment, du sensible, du concret, du pittoresque ; il lui faut une langue des émotions et des sensations : cela suffit pour qu’il ne parle pas tout à fait la langue des salons.

3. Oeuvres oratoires de Bossuet §

Dans la diversité des ouvrages de Bossuet, le caractère le plus constant et le plus général qui se manifeste, est le caractère oratoire : c’est donc sur l’orateur qu’il faut porter d’abord notre étude. Il nous a développé son idéal dans l’Oraison funèbre du P. Bourgoing et dans le Panégyrique de saint Paul : il demande que l’orateur écarte le bel esprit, mette de côté tout désir de plaire, tire toute la force de son discours de l’étude de l’Ecriture, et de l’ardeur de sa foi. Ce n’est pas qu’il doive se priver des moyens humains de l’éloquence : Bossuet ne suit pas M. Vincent jusque-là. Dans une Instruction rédigée pour le jeune cardinal de Bouillon, il indique par quelle préparation se peut former un prédicateur : les ouvrages de l’antiquité profane, quelques livres français, tels que les Provinciales, sont recommandés avec les deux Testaments, les Pères grecs, saint Augustin et Tertullien. L’objet qu’on ne doit jamais perdre de vue, c’est d’interpréter la parole de Dieu pour l’utilité du prochain ; il ne s’agit pas d’ignorer la rhétorique, mais de la manier délicatement ; c’est tout un art que de « faire parler Dieu » avec efficacité.

Bossuet n’y réussit pas du premier coup en perfection. Il y a des traits de génie dans ses sermons de Metz, et jamais il ne fera mieux que dans le Panégyrique de saint Bernard (1653). Mais souvent l’imagination est exubérante ; le style, d’une vigueur tendue et d’une couleur chargée, va jusqu’au mauvais goût et aux trivialités répugnantes ; la science, de fraîche date, s’étale, subtile ou pédante, théologique ou profane ; il y a trop de citations plaquées, trop de raisonnements en forme, un mélange de sèche logique et de grande rhétorique. Surtout il y a trop de tout : les discours sont trop longs. L’expérience, le travail corrigèrent ces défauts peu à peu. A Metz, Bossuet s’appliqua aux Pères grecs, dont l’heureuse influence s’ajouta aux leçons de ses auteurs jusque-là préférés, saint Augustin, Tertullien, les âpres Africains, subtils et violents : Basile et Grégoire détendirent son éloquence et lui enseignèrent la puissance de la douce simplicité.

Quand il arrive à Paris, il est maître de son talent et de sa forma : cependant dans cette suite de chefs-d’œuvre qu’il accumule pendant onze ans, on peut distinguer deux manières : les sermons des premières années sont plus voisins des sermons de Metz, par la vigueur de l’appareil logique, par la chaude couleur du style. Vers 1666, cette éloquence s’atténue pour ainsi dire sans s’amoindrir, elle se subtilise, se fait plus délicate, plus limpide, plus dégagée d’éléments matériels, étonnante de lumière abstraite et de pureté intellectuelle. Enfin, lorsque, retiré à Meaux, il prêche dans son diocèse, aux bourgeois, aux paysans, aux communautés, à des humbles d’esprit et de fortune, alors ce grand orateur consomme le sacrifice de son éloquence. Alors il rappelle et met en pratique les enseignements de Vincent de Paul ; il fait taire sa science, et laisse couler de son cœur des homélies familières, exquises et efficaces dans leur petitesse volontaire.

Jamais il n’apprit par cœur ses sermons. Il se préparait fortement, rédigeait presque parfois le discours, relisait son canevas ou son brouillon avant de monter en chaire : là il s’abandonnait à l’inspiration, qui reprenait, complétait, rectifiait les formes préparées par la réflexion. Il ne répétait pas les sermons qu’il avait une fois prononcés : il revoyait les anciens plans, les rédactions primitives, pour les adapter au progrès de son esprit, ou bien au nouvel auditoire. Tant qu’il prêcha à Metz et à Paris, il ne se fia jamais à son expérience ni à sa facilité : et après quinze ans de prédication il ne faisait ni des plans moins exacts ni des brouillons moins complets. A Meaux seulement, il se contenta en général de quelques notes légères et rapides, et son éloquence se rapprocha de l’improvisation : le travail qui eut encore élevé son discours, l’eût écarté de la bassesse populaire que sa raison désintéressée avait élue pour idéal.

Ne prêchant que pour remplir un devoir du ministère ecclésiastique, Bossuet n’a pas recueilli lui-même ses sermons. Il n’en a publié qu’un seul, sur l’Unité de l’Église, qui était comme le manifeste du gallicanisme. On n’a donc, pour se faire une idée de sa parole, que les plans et brouillons qui représentent non sa prédication, mais la préparation de sa prédication. C’en est assez pour reconnaître une éloquence sans rivale.

Le fond des sermons de Bossuet est l’explication du dogme. Il se plaignait que déjà de son temps, les prédicateurs s’étendissent sur la morale en laissant le dogme de côté. Pour lui, il plaçait le dogme avant tout, comme source et fondement de la morale433, et il s’attachait à expliquer, interpréter, justifier les mystères et les articles de foi, persuadé qu’un chrétien sait ce qu’il doit faire, lorsqu’il sait ce qu’il doit croire. La morale est la conséquence pratique du dogme : aussi ne faisait-elle jamais défaut, et le « catéchisme » de Bossuet aboutissait à ordonner la conduite en même temps qu’à éclairer la foi.

Comme l’« utilité des enfants de Dieu » était sa grande règle, il choisissait les sujets de sermons et les applications du dogme, qui pouvaient avoir le plus d’utilité pour ses auditeurs. Sa parole s’appropriait très étroitement et très délicatement à son public434. Quand les heureux, les grands, les habiles l’écoutent, il prêche sur l’ambition, sur l’impénitence finale, sur l’honneur du monde, sur la justice : il expose la haute philosophie de la religion ou discute les objections raffinées des esprits forts. Dans les paroisses aristocratiques de Paris, à Saint-Germain, au Louvre, il ne se lasse pas de rappeler qu’il faut payer ses dettes, et qu’il faut faire l’aumône : il remet sans cesse sous les yeux des riches leurs créanciers et les pauvres. Parfois il prêchera pour le roi seul : sur les Devoirs des rois. Il fait son métier en conscience, sans brutalité et sans flatterie, sans complaisance et sans impertinence. Il ne craint pas de présenter la « face hideuse » de l’Évangile ; quoiqu’il soit rigoureusement orthodoxe, et point du tout janséniste, il a en horreur, autant que Pascal, les relâchements de la casuistique. Mais sa morale, tout austère, n’a rien qui effraie et décourage : il croit et il montre que, si Dieu a donné à l’homme ses commandements, c’est que l’homme peut les exécuter. Pour cela, il n’est pas besoin de fuir le monde : on peut se sauver dans toutes les conditions. Il n’est pas besoin de passer sa vie en prières, en jeunes, en sanctifications extraordinaires : remplir le devoir de son emploi sans amour-propre, pour le bien public et le service de Dieu, dispense de chercher des raffinements de dévotion, et suffit à faire une bonne et chrétienne vie.

Bossuet ne s’est pas amusé aux descriptions curieuses des mœurs et des passions. Il établit soigneusement la base, le caractère, l’étendue du devoir : il marque exactement la source, la nature, la gravité de l’erreur, ou de la malignité qui en écarte les hommes. Les subtiles analyses, les « anatomies » du cœur humain, qui ne servent que d’amusement intellectuel, ne sont pas son fait ; il se contente d’en dire assez pour que chacun se reconnaisse, rentre en soi-même, et tâche de s’améliorer. Il a affaire à des malades qui souvent ne voient pas leur mal : il faut leur en donner le sentiment cuisant et non la connaissance théorique, et il faut leur faire apercevoir, désirer, tenter le remède.

Les sermons, selon l’usage des prédicateurs catholiques, sont divisés en deux ou trois points. Bossuet saisit fortement les deux ou trois aspects principaux de sujet, les deux ou trois difficultés importantes, les deux ou trois raisons capitales, et il va droit aux choses dont la décision emporte le reste. Une ferme et souple logique mène le sermon à son but ; Bossuet raisonne loyalement, solidement ; il excelle à résoudre les plus rudes objections, à mettre en lumière la vérité qu’elles recèlent, pour s’emparer de cette vérité et en faire un argument à son usage.

Mais la logique est la charpente ou le squelette du discours : Bossuet parle à toute l’âme, de toute son âme ; il a la tendresse, l’onction, le pathétique. Son imagination, toute pleine d’images et de visions bibliques, pleine aussi de toutes les formes, de toutes les impressions de la réalité prochaine et vivante, répand une couleur pittoresque sur le dessin de l’argumentation. Bossuet ne voit rien dans l’abstrait : toutes ses idées se chargent de sensations, et le raisonnement tourne en tableaux, en visions familières ou merveilleuses. Ce que ses yeux ne voient pas, ce dont son expérience ne lui fournit pas les formes, les prophètes et les évangélistes lui en donnent les images. Toute une poésie pittoresque, ou dramatique, une poésie d’ode ou de mystère passe ainsi dans ces expositions de dogme et ces descriptions de morale435 ; et ce fort logicien de Navarre nous fait parfois penser à Dante ou à Milton. Il aime à élargir en symboles les personnages et les actions de l’Écriture, et il y verse toute la richesse, il y réalise toute la généralité de sa pensée. On pourrait dire que sa méthode est moins analytique que synthétique, moins psychologique que philosophique et sensible à la fois, métaphysique et poétique. Car il unit à un fond d’amples ou profondes vérités, de principes universels et transcendants, une forme concrète, colorée, vivante, de fortes et nettes images, des symboles immenses et saisissants. Tandis que Bourdaloue procède à la façon des psychologues positifs du roman et du théâtre classiques, Bossuet a le tempérament des lyriques de notre siècle, qui enveloppent de leurs visions individuelles les plus larges lieux communs.

Les panégyriques et les oraisons funèbres de Bossuet ne sont en réalité que des sermons, où la vie d’un homme sert à illustrer l’instruction. Il a pris de ce biais ces discours d’apparat, ne pouvant concevoir un discours chrétien qui ne tendit à l’édification. Il ne s’est pas attaché à faire revivre les figures des saints, à retracer leur vie. Il a saisi dans leur caractère, dans leur activité, un trait, un caractère, qui mettaient bien en lumière une vérité importante du dogme ou de la morale : et c’est sur cette vérité qu’il prêchait son panégyrique. Le Panégyrique de saint Jacques est un sermon sur l’établissement du christianisme ; celui de sainte Catherine, un sermon sur la science. Même dans l’admirable Panégyrique de saint Bernard, ce n’est pas l’individu que fut Bernard, psychologiquement et historiquement, c’est le type idéal de l’enthousiasme ascétique, c’est, si l’on veut, l’image, lyrique encore plus que dramatique, du moine que Bossuet nous fait apercevoir.

Les oraisons funèbres sont des sermons, à tel point que le plan, les idées, parfois les expressions même sont communes au Sermon sur la Mort et à l’Oraison funèbre de la Duchesse d’Orléans. On peut dire que celle-ci est le type du genre : par une idée naturelle, et pourtant nouvelle, Bossuet fait de l’éloge des morts une méditation sur la mort. L’occasion du discours en devient la base : à la lumière de la mort Bossuet regarde les occupations de la vie, par la mort il juge et règle la vie. De là l’unité religieuse et esthétique à la fois des oraisons funèbres : de cette idée centrale la lumière se distribue à toutes les idées, les enveloppe et les lie.

Mais, en se proposant avant tout d’instruire des vivants à l’occasion des morts, Bossuet n’a pas oublié que son office était de faire entendre l’éloge des morts. Il s’en est acquitté avec sa loyauté et sa mesure ordinaires. Il a respecté toutes les convenances, que le lieu, le jour, l’auditoire, lui imposaient. Mais il a dit, ou fait entendre toute la vérité qu’il était capable de concevoir. Il a pu mal juger la révolution d’Angleterre, ou la révocation de l’édit de Nantes : il ne les a pas jugées autrement dans ses oraisons funèbres que dans ses autres ouvrages ; il n’a dit que ce qu’il a constamment pensé. Le genre lui a imposé de l’adresse, mais ni flatterie ni mensonge. Il a été candide et sincère en parlant de Cromwell comme de Condé. Il a même fait effort pour être bien informé : il n’est pas de ceux qui craignent de savoir, de peur de ne pouvoir plus admirer ou aimer. Lorsqu’il eut à faire l’éloge de la reine d’Angleterre, il lit appel aux souvenirs de Mme de Motteville, et fonda sa peinture du courage de la princesse sur les faits contenus au Mémoire, qui lui fut remis. De même, il allègue, il cite les écrits, les lettres d’Anne de Gonzague, pour nous la faire connaître telle quelle fut. Ailleurs il utilise, il invoque ses souvenirs personnels.

Mais ce qui domine et enveloppe l’instruction et la biographie, la morale et l’histoire, dans ces oraisons funèbres, c’est l’émotion personnelle de l’orateur. Aussi les plus belles sont-elles celles où il parle des gens qu’il a connus et aimés, de Madame ou du prince de Condé. Sa sympathie, son admiration, sa douleur se répandent largement, et il s’y abandonne parce que cela se trouve dans la convenance, dans la nécessité même de son sujet. Il y a un élément personnel et lyrique encore dans ces admirables discours, envers qui l’on n’est pas juste, faute de les regarder d’assez près. Et de là vient la puissance pathétique de ces effusions de tendresse douloureuse, lorsqu’il peint la grâce si charmante et si tôt flétrie de Madame, de ces effusions de sympathie admirative, lorsqu’il conte les victoires, l’héroïsme, la simplicité du prince de Condé : si ce n’est pas de l’histoire, c’est à coup sûr de la poésie.

4. Oeuvres diverses de Bossuet §

Comme précepteur du Dauphin, connue évêque, Bossuet a déployé une prodigieuse activité, et l’on se demande comment il a trouvé le temps d’expliquer, à plus forte raison d’étudier tant de matières, vastes et difficiles. Mais, en réalité, il était prêt, dès 1670, sur tous les sujets qui pouvaient être de son ressort : il s’était préparé en prêchant. En méditant ses sermons, il avait amassé toute la doctrine, dont il composa plus tard ses nombreux traités. On trouve des sermons qui contiennent sommairement l’Histoire universelle, d’autres les Variations, d’autres la Politique ; ils fournissent les cadres, la méthode, les idées capitales ou originales. Philosophie, histoire, controverse, tout a sa source dans la prédication de Bossuet.

La Politique tirée de l’Écriture sainte est un livre solide, sensé, d’une réelle largeur de vues. Bossuet n’allègue guère que l’Écriture pour autoriser ses préceptes ; en fait, il tire quelque chose de saint Thomas, dans son De regimine principum ; il s’inspire plus encore d’Aristote et de Hobbes ; souvent il dégage des lois de l’étude des faits, et il utilise les observations qu’il a faites en expliquant au Dauphin l’histoire de France. Sa théorie du pouvoir royal est ce que l’on peut attendre d’un prêtre gallican, de famille parlementaire : les rois sont absolus, mais ils doivent respecter les lois, les droits des divers corps de la nation. Ce qu’ils font contre ces droits et ces lois est essentiellement nul. Mais personne, ni individu, ni corps, n’a droit de résister aux rois : ils ne sont responsables que devant Dieu, et Dieu leur demandera des comptes d’autant plus sévères qu’il est seul à pouvoir les leur demander. Cette terrible responsabilité devant Dieu est le contrepoids de l’autorité absolue que Bossuet accorde aux rois sur la terre.

Mais Bossuet ne fait la théorie de la monarchie que parce qu’elle est établie en France : sa doctrine politique, en réalité, n’est liée à aucune forme de gouvernement, précisément parce qu’elle est rigoureusement orthodoxe436. L’Église respecte toutes les puissances établies : aussi Bossuet est-il tout à la fois strictement et largement conservateur. Despotisme, monarchie absolue, république aristocratique, démocratie, il admet tout, avec plus ou moins de sympathie ou de répugnance : mais enfin il admet tout ; il ne demande à un gouvernement, pour être légitime, que de durer, et de faire sa fonction, qui est de garantir l’ordre, de protéger les sujets. Comme catholique il est attaché à la tradition : il aimera donc en chaque pays les formes anciennes de gouvernement. Par hérédité peut-être, à coup sûr par tempérament, il est attaché aux formes juridiques, aux procédures exactes, au mécanisme régulier de l’organisation administrative, à tout ce qui assure stabilité, sécurité : il préférera donc l’autorité, et la hiérarchie à la liberté, l’hérédité monarchique à la souveraineté populaire, où il ne voit qu’un déguisement de la force brutale.

Le Discours sur l’Histoire universelle est d’abord un abrégé chronologique de l’histoire générale, qui vaut par la brièveté lumineuse, et par un sens de la réalité dont tous ces faits arides et ces dates sèches se trouvent vivifiés. Bossuet, dans cette première partie, ne visait qu’à faire repasser au Dauphin tous ses cours. A ce simple abrégé il voulut ajouter quelques réflexions qui ont formé tout un corps de philosophie de l’histoire. Elles se sont groupées en deux parties : l’une qui explique la suite de la religion, et l’autre qui traite des empires. Celle-là, dans l’esprit de Bossuet, était la principale, et il ne considérait la troisième partie que comme une annexe de la seconde. Dans cette seconde partie, il fait voir comment s’est développée providentiellement la religion, sans interruption aucune depuis Adam jusqu’à Innocent XI : cet exposé chronologique est un résumé de toute la théologie de Bossuet ; il y ramasse les principaux arguments qu’un catholique peut faire valoir contre les libertins, les juifs, les protestants et les critiques : c’est un cours élémentaire de théologie à l’usage du Dauphin et des gens du monde.

La même providence qui se manifeste dans la continuité de la religion fait éclater aussi son action dans l’élévation et dans la chute des empires : voilà comment s’introduit la troisième partie. Entre la préface et la conclusion de cette partie, où s’étale éloquemment le dogme de la Providence dans son application aux grands faits de l’histoire, Bossuet étudie les causes humaines et physiques de la prospérité et de la ruine des peuples anciens. Comment peut-il le faire sans contradiction ? Simplement par la même raison que son orthodoxie laisse à l’homme le libre arbitre, la décision et la responsabilité de ses actes, tout en proclamant la nécessité de la grâce et la prescience divine. Les cinq ou six chapitres que Bossuet consacre à la philosophie de l’histoire ancienne sont vraiment beaux. Il va sans dire qu’ils ne sont plus au courant de la science. On ignorait trop au xviie siècle l’Egypte, la Chaldée, l’Assyrie, la Perse, pour que Bossuet pût en bien parler. L’archéologie grecque et romaine, l’étude des institutions, de l’organisation politique, sociale, économique des Spartiates, des Athéniens, des Romains, ont fait bien des progrès aussi, surtout depuis cent ans. Mais, malgré tout, les chapitres de la Grèce et de Borne sont remarquables : Bossuet a mis en lumière la force de quelques causes morales, amour de la patrie, respect de la loi ; il a saisi le rapport des faits à certaines institutions ou traditions ; il a expliqué la lente et sûre formation de la grandeur romaine par les qualités d’endurance et de discipline de la race, par l’organisation militaire, par l’esprit conservateur du sénat qui, dans la politique étrangère, met la continuité ; la moitié des Considérations de Montesquieu vient de Bossuet. Chose curieuse, ce que ce prêtre a le moins vu, c’est la force et l’influence de la religion dans la société antique ; mais personne, avant Fustel de Coulanges, ne le verra davantage.

Le Discours sur l’Histoire universelle est l’œuvre d’un théologien qui a su avoir quelques-unes des qualités de l’historien, le don des généralisations, l’intuition des lois, le sens philosophique enfin. L’Histoire des variations des Églises protestantes est un traité de controverse, où se révèlent d’autres qualités de l’historien, la science et la critique des textes, le sens de la vie et des âmes individuelles. Cette histoire représente le principal effort de Bossuet dans la guerre d’un demi-siècle qu’il a faite au protestantisme.

Après avoir secoué le joug de Rome, les protestants s’étaient efforcés d’arrêter un dogme commun, et de constituer des églises. Le sens général de l’œuvre de Bossuet est de démontrer qu’ils ne peuvent l’aire ni l’un ni l’autre : qu’en fait, le dogme varie de secte à secte et de génération en génération ; que nulle autorité chez eux n’est reconnue, ni universellement, ni souverainement, et que l’essence de la réforme est de livrer le dogme aux variations de la raison individuelle, de mettre cette raison individuelle au-dessus de la tradition et de l’autorité. Bossuet n’a raconté l’histoire du protestantisme que pour en faire sortir cette démonstration : de là les lacunes de son histoire, et le mélange continuel de la discussion à la narration. Il n’est pas impartial, puisqu’il est catholique : il le dit lui-même dans sa préface. .Mais il promet d’être sincère et juste, point injurieux, charitable aux personnes ; et il l’a été, si l’on compare le ton de son ouvrage aux habitudes de la polémique religieuse depuis cent cinquante ans, ou simplement aux ripostes de son adversaire Jurieu.

L’originalité du livre est dans l’usage qu’il a fait de l’histoire437 : pour faire avouer aux protestants qu’ils avaient varié, il a très bien compris qu’il fallait non de l’éloquence, mais des faits : et voilà comment notre controversiste s’est fait historien. Il a mis la méthode historique au service de sa thèse, recueillant les textes, écartant les ouvrages de seconde main, faisant une critique minutieuse et pénétrante des témoignages, si bien que sur les deux oui trois points principaux qu’il avait choisis, il a devancé les conclusions de l’histoire scientifique. Cette force d’érudition et de critique a rendu son ouvrage inébranlable ; et il a ainsi contribué à donner aux protestants la nette conscience de l’essence du protestantisme, qui est dans la liberté de la croyance individuelle et dans l’évolution du dogme. La grande injustice de Bossuet, dans cet ouvrage, et dans toute sa polémique contre les protestants, a été de ne pas rendre hommage à la profonde moralité de l’esprit protestant : sa grande erreur a été de ne pas croire à la vitalité du protestantisme. Homme de logique, il s’imaginait en avoir fini avec les hérétiques pour avoir acculé l’hérésie à une contradiction : il ne pensait pas que, pour vivre, l’hérésie s’adapterait à cette contradiction, et se transformerait en la supprimant.

Au point de vue de l’art, l’Histoire des variations est un des plus puissants chefs-d’œuvre de Bossuet : cette suite de raisonnements, de discussions, ce mélange ardu de faits historiques et de théologie dogmatique est animé d’une vie extraordinaire. Au travers de la controverse, l’histoire ressuscite le passé ; les hommes apparaissent : Calvin, Luther, Bucer vivent dans des portraits où l’on reconnaît la main d’un ennemi, mais d’un ennemi singulièrement clairvoyant ; il y a surtout un admirable livre où les angoisses, les incertitudes de Mélanchthon sont exposées, et qui est d’un bout à l’aulte une des plus belles études d’âmes qu’on ait faites.

Si Bossuet s’est attaqué surtout aux protestants, ce n’est pas parce qu’ils formaient le corps le plus nombreux et le plus redoutable parmi les ennemis de l’Église catholique : c’est aussi parce qu’il discernait dans les origines et dans le développement de la réforme un principe de libre examen subversif du christianisme et de toute religion fondée sur la tradition et l’autorité. Aussi tout son raisonnement tendait-il à faire apparaître le mal, en réduisant le protestantisme à l’individualisme effréne, rationalisme ou illuminisme ; et il ne lui donnait le choix qu’entre ces deux excès. Il sentait monter la révolte du sens individuel contre l’Eglise : il la devinait de tous côtés, il voyait naître les germes de ce qui fera le caractère intellectuel du xviiie siècle. Il faisait face bravement, et partout où il apercevait quelque trace de ces germes, il essayait de les étouffer. De là ses efforts contre Richard Simon, contre les libertins, contre Fénelon même ; de la sa défiance à l’égard de Malebranche, et ses sombres pronostics sur le péril du cartésianisme.

Il savait que toutes les pièces du dogme se tenaient : aussi se montrait-il intraitable contre tous ceux qui en altéraient quelque partie. Pendant cinquante ans il n’est pas d’erreur ou de révolte qu’il n’ait combattue de toute sa science et de toute son éloquence. Ce qu’il a écrit contre Richard Simon et contre Fénelon est trop lié à la théologie pour que je m’y arrête ici : je signalerai de préférence le petit traité sur la Comédie. débordant d’une âpre éloquence, et dans lequel une dure malédiction fait éclater l’opposition de l’esprit de Molière et de l’esprit chrétien.

Les Méditations sur l’Évangile et les Élévations sur les Mystères sont des écrits d’édification, et non de controverse : tout y est simple, lumineux, touchant ; la science se cache, la logique se tait ; le cœur déborde, et l’imagination s’étale. Bossuet repasse toutes les grandes scènes de la Bible et de l’Evangile ; il nous les présente avec tout ce que son esprit y attache de sens, y enferme de leçons ; mais ce sont des réalités pour lui que cette histoire juive et cette histoire évangélique : et tout le pittoresque de la religion se déroule à nos yeux, parle à nos sens. Ces réalités sont celles où se manifestent les desseins et les jugements de Dieu : leur image éveille en lui tous les sentiments dont son Dieu est l’objet, toutes les ardeurs de la foi, de l’espérance et de l’amour. Par là, plus largement encore que dans les Sermons, se répand la poésie, poésie de la nature ou poésie du coeur, tableaux pittoresques, ou émotions exaltées. Bossuet s’abandonne librement ici à ses facultés de poète : il écrit pour des femmes, en qui il veut redoubler la ferveur, en leur faisant sentir le charme puissant des Livres Saints. Il est vraiment le grand poêle lyrique du xviie siècle : et s’il a pu l’être, dans ce siècle intellectuel et rationaliste, c’est que son caractère ecclésiastique lui a permis de suivre son tempérament. En effet les objets de ses émotions, de ses transports lyriques, étant ceux que la religion fournissait, avaient un caractère universel et souverain, à l’ombre duquel, pour ainsi dire, l’individualité pouvait se déployer librement : nul ne pouvait s’étonner des ravissements du prêtre en face de son Dieu, et tout le monde pouvait les comprendre.

J’ai réservé pour la fin de cette étude les œuvres philosophiques de Bossuet. Il y a d’excellentes choses, des vues originales, une exposition magistrale dans la Connaissance de Dieu et de soi-même, et dans la Logique, où il mêle avec indépendance saint Thomas et Descartes, suivant surtout son sens personnel de la vérité des choses. Mais ces ouvrages philosophiques ne sont en somme que des manuels pour un enfant, et sont loin de contenir toute la philosophie de Bossuet. Il faut la chercher dans toute son œuvre, où elle est diffuse. A vrai dire, la philosophie de Bossuet, comme de tout ecclésiastique qui n’est pas en désaccord avec lui-même, c’est sa théologie : et la théologie de Bossuet, c’est la théologie catholique, sauf les deux ou trois opinions particulières au gallicanisme. Il suffirait donc de dire que la philosophie de Bossuet est celle qu’enveloppe le dogme catholique, puisque toute religion est en effet une philosophie.

Mais, tout en étant orthodoxe, Bossuet a une façon à lui de grouper, sérier, présenter les dogmes : dans la prédominance qu’il donne à l’un ou à l’autre, dans la complaisance avec laquelle il expose celui-ci ou celui-là, s’affirme un tempérament, et se dessine une philosophie. Or, en regardant la vie. Bossuet est frappé de la mort. La mort est l’immense, universelle, irréparable injustice de ce monde. Mais son tempérament de juriste a besoin de justice : le dogme de la Providence corrige l’immoralité de la réalité, et rend à chacun selon son mérite. Que l’on regarde toute l’œuvre de Bossuet, en dehors des controverses définies, on peut dire qu’elle est toute consacrée à mettre en lumière le fait, c’est-à-dire la mort, et le correctif du fait, c’est-à-dire la Providence. De la mort sort la tendresse émue, la triste sympathie qui s’étendent sur les choses éphémères ; de la Providence, la confiance robuste et joyeuse, l’optimisme définitif, dont il regarde tant de misères et de bassesses, qui sont la vie et qui sont l’homme.

5. Bourdaloue §

Bossuet étant descendu des chaires de Paris dans toute la force de l’âge et du talent, le souvenir de sa prédication, que ne soutenait pas l’impression, se perdit vite au milieu de tant de titres de gloire que son activité paisible lui acquérait incessamment. De plus, dans les sermons de Bossuet, les contemporains estimèrent surtout la logique et la science ; et ils ne s’aperçurent pas, lorsqu’il se tut, qu’il leur manquât quelque chose, parce qu’au même instant Bourdaloue vint tenir sa place, et réaliser d’autant mieux leur idéal qu’il ne le dépassait pas438.

Ce Père jésuite débuta dans les chaires de Paris en 1669 : dix ans de prédication en province l’avaient formé. Mais, avant de prêcher, il enseignait dans les collèges de sa compagnie ; il professa les humanités, la rhétorique, la théologie morale ; il y prit le pli qui ne s’effaça jamais ; après que ses supérieurs eurent découvert l’orateur qui était en lui, il resta un homme de science et d’enseignement : son éloquence fut toujours didactique, et chacun de ses discours fut un cours.

Bourdaloue n’a point de biographie : c’est une âme pure, modeste, soumise, qui se donna toute à son devoir. Il prêcha pendant quarante-deux ans : huit jours avant sa mort, il prêchait encore. Le seul incident de sa vie est une mission en Languedoc après la révocation de l’édit de Nantes. Cependant la prédication ne l’occupa point seule : il confessa, il dirigea ; et c’est là qu’il acquit et nourrit cette science du cœur si merveilleuse chez un homme dont nulle passion n’a troublé la vie.

Fénelon nous a tracé dans ses Dialogues sur l’éloquence un portrait de Bourdaloue prêchant, qui manque de bienveillance, mais non de vérité. Le prédicateur a le geste rare, un mouvement de bras égal et monotone, la voix mélodieuse et uniforme, sans autre nuance qu’un peu plus de lenteur ou de rapidité dans le débit : les yeux sont clos ; la mémoire travaille pour représenter la suite du discours appris par cœur ; et parfois l’orateur reprend quelques mots pour ressaisir le fil qui lui échappe. Il débite des choses sensées en termes propres ; ses sermons sont tout unis, sans variété, sans émotion : les déductions sont exactes, les portraits fidèles ; les divisions, les subdivisions rigoureuses et multiples. L’impression est froide, fatigante. « C’est un grand homme qui n’est pas orateur. » Il ne faut voir dans cette sévérité de Fénelon que l’incompatibilité de sa nature féminine, ardente et illogique, avec les fortes et solides qualités de Bourdaloue.

Ce que Fénelon n’apprécie pas, a enchanté son siècle. Bourdaloue a excité une admiration unanime et incroyable : la cour l’a fait venir dix fois pour les Carêmes et les Avents. Bossuet le réclamait en son diocèse. L’église de la rue Saint-Antoine était trop petite quand il prêchait, et les lettres de Mme de Sévigné nous attestent la forte impression qu’il faisait. Il avait affaire à un public épris de raison et de clarté, qui voulait des idées, un exercice de l’intelligence, et qui avait du reste peu de besoins sentimentaux ou esthétiques. L’éloquence de Bourdaloue était juste à sa mesure. Il divisait, subdivisait, multipliait les énumérations d’idées à développer, les récapitulations d’idées développées : mais tout cela n’avait rien de factice ni de pédant ; c’étaient des moyens de distribuer la matière, d’aider l’auditoire à suivre, à se rappeler ; c’était l’art d’un professeur qui sait qu’une exposition méthodique seule a chance de se graver dans la mémoire, et que l’on ne peut trop multiplier les points de repère. De là ces exordes qui numérotent toutes les parties du raisonnement, ces phrases d’exposition dont chaque proposition est l’annonce d’un paragraphe à faire439. Cette méticuleuse composition peut rendre la lecture plus aride et plus fatigante : elle rend l’audition plus claire et plus efficace.

Bourdaloue est aussi grave, aussi sérieux, aussi chrétien que Bossuet : il ne lui ressemble pas du tout. Il ne fait pas de catéchismes, pas d’expositions théologiques : il n’explique pas le dogme, il ne le justifie pas. Il l’impose, il le tient pour incontesté ; il lui demande seulement la sanction de l’obligation morale : il fait appel à son autorité pour courber le cœur440.

Son discours a un caractère avant tout moral et pratique : il s’attache à régler la conduite. C’est un directeur : un directeur rigoureux, dur même, d’autant plus impitoyable que le pécheur est plus grand des grandeurs terrestres. « Il frappe comme un sourd », disait Mme de Sévigné ; et cette austérité plaisait dans un Jésuite. La meilleure réponse que la Compagnie ait jamais faite aux Provinciales, ç’a été de faire prêcher Bourdaloue.

La morale de Bourdaloue est très précise, très particulière, non pas seulement dans les préceptes, mais dans les observations aussi et les analyses : il présente au pêcheur toutes les nuances, toutes les formes, il lui donne toutes les sources et causes, tous les effets et dépendances de son péché : il ne lui laisse rien ignorer de ce qu’il est, afin de faire éclater devant sa conscience combien il est éloigné d’être ce qu’il doit être. Dans l’analyse abstraite des vices, des passions, des multiples infirmités de notre nature, Bourdaloue est incomparable : plus pénétrant et plus original que La Bruyère, ses analyses substantielles et condensées ont abouti aux portraits ; cette forme de la littérature à la mode s’est trouvée tout naturellement adaptée au sermon de Bourdaloue. Ces portraits ne sont point abstraits précisément, mais purement moraux et psychiques, absolument dépourvus de couleur et d’éléments sensibles. Il ne s’agit pour le prédicateur que de marquer des formes d’âmes et de tracer les effets mécaniques des forces morales. Il pousse la précision à tel point, que parfois il a été, du moins on l’a dit, jusqu’à prendre un modèle individuel441. Ces personnalités sont un peu effacées pour nous, et il y a lieu de croire que la malignité des contemporains ajoutait aux intentions du prédicateur.

Cette éloquence tout intellectuelle, logique, immatérielle, volontairement éteinte et incolore, ne faisait-elle donc rien pour la sensibilité ? Il y a réellement de la chaleur dans Bourdaloue : une sincérité profonde, le désir et le plaisir de rendre la vérité sensible, la charité aspirant à l’utilité des âmes, dégagent insensiblement, à travers le tissu serré des raisonnements, une émotion de qualité très pure et très fine, qui va au cœur : émotion d’autant plus puissante qu’elle ne fait rien pour s’étaler.

6. Fléchier et Massillon §

Autour de Bossuet et de Bourdaloue se groupent plusieurs orateurs distingués, mais qui sont loin de leur être comparables442. Un seul homme, sans doute, ne leur fut pas inférieur, je veux parler de Fénelon. Mais nous n’avons guère de lui que des harangues de cérémonie, des discours solennels où il s’est forcé pour être majestueux et digne. A l’ordinaire, il improvisait, et ce qu’il pouvait y avoir de séduction, de tendresse, de grâce ondoyante et captivante, d’abondance d’idées et de sentiments, dans ces homélies familières qu’il « parlait » si inépuisablement, ses écrits et particulièrement ses lettres de direction peuvent nous l’apprendre.

Je me contenterai de signaler Fléchier443.

Cet abbé de ruelles, faiseur de vers latins aimables et de vers français coquets, assidu a l’hôtel de Rambouillet dans ses derniers beaux jours, intime ami de Mme et de Mlle Deshoulières, ce bel esprit d’Église qui est un des intermédiaires par où l’on passe de la préciosité de 1650 à celle de 1715, fit en sa maturité un prédicateur estimé et décent, un excellent évêque, zélé, charitable, doux. Malgré tout, par-dessus le prédicateur et par-dessus l’évêque, surnage toujours le galant homme, l’homme du monde, qui « ne se pique de rien », qui fait les devoirs de son état en perfection, sans tapage et sans pose, sans gravité trop sérieuse aussi, avec un coin de sourire aux lèvres, et un air exquis de finesse un peu railleuse. Dans sa prédication, il parla convenablement des vices du jour, des dettes, des mariages d’argent, des vocations forcées, des devoirs des mères. Il se fit admirer surtout dans l’oraison funèbre : il eut toutes les qualités mondaines en parlant des gloires du monde, et même le tact suprême d’être sincèrement chrétien. Fléchier est un admirable rhéteur, d’une souveraine élégance de forme, d’une rare délicatesse d’oreille : sa prose est merveilleuse de rythme, et telle page des oraisons funèbres, l’exorde par exemple de celle de Turenne, donne la sensation d’un chant.

Les qualités de Fléchier sentent la décadence, et en effet avant la fin du siècle il est sensible que l’éloquence chrétienne s’en va, du même pas que l’esprit chrétien. Dès 1688, La Bruyère, dès 16811686, Fénelon, enregistrent la décadence de l’éloquence de la chaire. Ils s’accordent à reprocher aux prédicateurs l’ambition et le bel esprit, l’ignorance de la religion et le manque de zèle. Le sermon est un spectacle, ou un exercice littéraire. L’orateur ne cherche qu’à s’en tirer à son honneur. Du vrai, de l’efficacité, il n’en a cure, pourvu qu’on dise qu’il a bien prêché. L’art et l’esprit profanes envahissent le sermon, qui devient un pur développement de philosophie morale, embelli plus ou moins de traits ingénieux et surprenants.

Le dernier des grands orateurs de la chaire masque cette décadence, sans l’enrayer. Massillon444, oratorien, homme doux et timide, enseignait dans les collèges de son ordre, quand on le força à prêcher : il débuta à Paris en 1698 ; son succès fut considérable. Il avait la voix touchante et sensible, l’action pathétique. Cet homme doux était parfois effrayant en chaire. Il ne parlait que de crimes et de supplices : il fermait la porte à l’espérance. En un autre temps, il eût découragé les fidèles. En réalité, il faisait son métier, et ses auditeurs le prenaient bien ainsi. Cet ancien professeur de rhétorique avait une vraie foi, une émotion sincère, et de là une forte éloquence qui éclatait parfois : mais à l’ordinaire il ne pouvait se tenir d’amplifier sa matière, avec force hyperboles et grands mouvements. Il développait de belles périodes, avec une exubérance cicéronienne : le malheur était qu’une fois entré dans un tour, il n’en sortait plus, il le représentait avec insistance, jetant toutes ses phrases dans le moule qu’il avait d’abord choisi.

Son pire défaut est ce qui l’a fait préférer de Voltaire, de La Harpe et des Encyclopédistes, entre tous les prédicateurs. Il efface le dogme, il cite à peine l’Écriture, sa prédication est toute morale, toute philosophique, presque laïque. Si l’on excepte les formules traditionnelles, rien n’y sent le chrétien.

Après Massillon, il n’y a plus rien. On goûte des parleurs académiques, élégants, descriptifs, satiriques, sensibles, qui prêcheront dans le goût des vers de Saint-Lambert ou de Delille, de plus en plus fades et édulcorés à mesure que le siècle avance. Cette misérable dégénérescence de l’éloquence religieuse trouve son expression parfaite dans l’abbé Maury, le plus fleuri, le plus harmonieux, le plus froid, le plus vide et ie moins sincère des orateurs que, par habitude, on continue d’appeler chrétiens : Maury est à Bossuet ce que Fontanes est à Racine.

7. Les protestants §

Je n’ai parlé, dans ce chapitre, que de la prédication catholique. Après Calvin, Bèze et Viret, les protestants ont continué d’avoir de bons, d’utiles prédicateurs445 : dans la première partie du siècle, Dumoulin, Le Faucheur, Mestrezat, Daillé, Dalincourt ; à l’époque de la Révocation, Claude, Du Bosc, Superville. Mais, en général, les protestants méprisent l’art et s’en défient. Puis ils sont logiciens, controversistes, plutôt qu’orateurs ; la théologie déborde dans leurs discours en arides dissertations, en polémiques ardues.

Le grand orateur du calvinisme est Jacques Saurin, qui, consacré pasteur en 1700, prêcha en Angleterre et en Hollande. Il se fit une immense réputation. Il voulut être éloquent, et il l’a été souvent. Profitant des exemples des prédicateurs catholiques, et surtout de ceux de Bossuet, il renonça aux explications dogmatiques de textes suivis pas à pas, et détaillés phrase par phrase. Il construisit ses sermons sur une seule idée, dont il développait les divers aspects. Théologien solide, discutant et démontrant le dogme avec érudition, il s’étendait surtout sur la morale ; fin et pénétrant dans ses analyses, rude, tendre, pressant dans ses exhortations. Son discours est logique, serré, clair, un peu trop orné de littérature profane, de réminiscences historiques et mythologiques, nourri de philosophie. Saurin s’étudie et réussit à être pathétique. La sincérité de son zèle et de sa charité unit, fond tous ces éléments, et maintient la simplicité dans cette éloquence que l’on sent un peu lourdement voulue. Le style reste terne et pâteux, parfois négligé et inexact : moins vif, moins spirituel, moins coloré ou brûlant que l’idée. En somme, Saurin fait honneur à l’Eglise française de Hollande.

Livre IV
La fin de l’âge classique §

Chapitre I
Querelle des Anciens et des Modernes §

Cause profonde du débat. — 1. Vue sommaire des faits. Perrault et ses Parallèles. Fontenelle et sa Digression. Boileau et ses Réflexions sur Longin. — 2. Sens et conséquences de cette querelle.

Nous avons vu que le naturalisme classique est le produit d’une combinaison d’éléments dissemblables : le rationalisme et le goût esthétique. Issus tous les deux de la Renaissance, le rationalisme et le goût esthétique étaient pourtant deux courants qui portaient en sens contraire. Le premier éloignait de l’antiquité, et poussait la raison moderne à ne compter que sur soi : le second ramenait à l’antiquité, et invitait le génie moderne à s’appuyer toujours sur les exemples des Grecs et des Romains. Le culte de l’antiquité avait barré, contenu l’influence du rationalisme sur la littérature ; et c’est par là que la notion de l’art y avait été maintenue. Presque tous les chefs-d’œuvre oratoires et poétiques du temps sont sortis de la petite école des adorateurs de l’antiquité.

Mais le progrès du rationalisme ne pouvait être longtemps enrayé, et nous assistons à la fin du siècle à la destruction de l’idéal classique : c’est à cette crise que l’on donne le nom de querelle des anciens et des modernes446.

1. Perrault et Boileau aux prises §

Il faut d’abord rappeler les faits sommairement. Nous avons parlé plus haut de ces épopées prosaïquement emphatiques, auxquelles le goût précieux avait donné naissance. Les sujets de ces « romans » en vers étaient presque tous tirés de l’histoire moderne, et ornés d’un « merveilleux » emprunté à la religion chrétienne. Un de ces auteurs, Desmarets de Saint-Sorlin, ayant donné son Clovis en 1657, crut nécessaire, lorsqu’il vit s’élever une école dont les maximes essentielles allaient, dans tous les genres, à suivre les anciens et à reprendre les sujets déjà traités par eux, de justifier le choix qu’il avait fait dans son poème d’un héros moderne et chrétien. Il multiplia Préfaces et Traités447, et ne se défendit pas sans donner plus d’une atteinte aux poètes anciens. Il tendit ainsi à généraliser la question, et à faire le procès à toute l’antiquité. C’est contre Desmarets que Boileau, par une malheureuse application de sa doctrine, prohiba au troisième chant de son Art Poétique l’emploi de la religion chrétienne en poésie, et, juste au moment où Milton venait d’écrire son Paradis perdu (ce que, du reste, il ignorait), nia assurément la valeur poétique de Satan. Le vieux Desmarets, avant de mourir, légua sa querelle à Charles Perrault.

Vers le même temps, la lutte s’engagea sur un autre point : il s’agissait de savoir si l’inscription d’un arc de triomphe dirait la gloire du roi en latin ou en français. Il se fit de gros volumes pour et contre l’emploi des deux langues, et là encore la question tendit à se généraliser : on se mit à comparer le latin et le français, à en débattre les mérites respectifs, la capacité et l’illustration448.

Cependant le moment de la grande bataille n’était pas venu. On s’en tenait aux escarmouches, aux actions de détail. C’était la Préface d’Iphigénie, où Racine s’égayait aux dépens de Pierre Perrault, qui avait critiqué Euripide sans l’entendre (1671). C’était la Préface d’une traduction du Seau enlevé de Tassoni, où Pierre Perrault attaquait les anciens et malmenait Boileau à mots couverts (1678). C’était une fable satirique où Claude Perrault désignait Boileau comme l’« Envieux Parfait ». C’était la Préface du Saint-Paulin (1680), où Charles Perrault saisissait l’Art poétique par son point faible, par l’étroite théorie du merveilleux païen. La force du parti des modernes était dans les Perrault : ils étaient trois frères449, amateurs de lettres et de sciences, intelligents, présomptueux, actifs, remuants, mondains, pourvus de bonnes places et de la confiance de Colbert. Le plus jeune, qui entra le dernier en ligne, fut l’adversaire de Despréaux.

La querelle des anciens et des modernes éclata par son poème du Siècle de Louis le Grand, qu’il lut à l’Académie le 26 janvier 1687,

Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, …
Les galants Sarrazins et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs, les Rotrous, les Tristans,

étaient mis au-dessus des poètes grecs et romains. Après cette éclatante affirmation de sa thèse, Perrault en entreprit la démonstration : de 1688 à 1607 il fit paraître ses Parallèles clés anciens et des modernes, dialogues ingénieux et superficiels, d’un tour léger et mondain et dans lesquels s’étalaient à la fois beaucoup d’assurance et beaucoup d’ignorance. Un abbé, à qui Perrault attribue du génie, et qui le représente lui-même, défend les modernes contre un Président qu’il donne pour savant et idolâtre des anciens, et qu’il fait imbécile : l’abbé est soutenu d’un chevalier, sot à boutades, à qui l’auteur confie le soin de lancer les énormités paradoxales qu’il veut insinuer, et n’ose pourtant avancer sérieusement. À travers les détours du dialogue, et les défaillances ou les lacunes de l’exécution, voici l’argumentation qui se reconnaît : la loi de l’esprit humain, c’est le progrès ; dans les arts, dans les sciences, nous faisons mieux, nous savons plus que les anciens ; donc dans l’éloquence aussi, et dans la poésie, nous devons leur être supérieurs. Les anciens étaient des enfants en tout : en tout, les modernes représentent la maturité de l’esprit humain. L’étude des ouvrages littéraires vérifie cette généralisation. M. Le Maistre est plus magnifique que Demosthène ; Pascal est au-dessus de Platon ; Despréaux vaut Horace et Juvénal, et « il y a dix fois plus d’invention dans Cyrus que dans l’Iliade. » Il y a six causes qui font les modernes supérieurs aux anciens dans la littérature : le seul fait d’être venus les derniers, la plus grande exactitude de leur psychologie, leur méthode plus parfaite de raisonnement, l’imprimerie, le christianisme, et enfin la protection du roi.

Aux côtés de Perrault s’était rangé dès le premier jour Fontenelle, qui avait lancé son exquise et suggestive digression sur les anciens et les modernes450, où la question était traitée et résolue a priori. La nature est toujours la même, inépuisable en sa force, constante en ses effets : donc il naît autant de bons esprits aujourd’hui que jadis. Chaque âge de l’humanité lègue aux suivants ses découvertes : donc les bons esprits d’aujourd’hui possèdent toutes les pensées des bons esprits de l’antiquité, et de plus celles qu’ils peuvent former eux-mêmes. À vrai dire, certains climats sont meilleurs que d’autres pour certaines productions, soit physiques, soit intellectuelles ; à vrai dire aussi, il y a des époques de recul, où les circonstances (guerres, etc.) étouffent les semences naturelles du génie : il naît une foule de Cicérons qui ne viennent pas à maturité. Somme toute, et en tenant compte de toutes les conditions, il se peut qu’en fait les poètes anciens n’aient pas été dépassés ; s’ils ne l’ont pas été, ils peuvent l’être, ils doivent l’être. Voilà la conclusion qu’avec toutes sortes de précautions insinuait Fontenelle : et les modernes le poussaient à l’Académie, où sa réception était la confusion des anciens.

Ceux-ci pourtant avaient leur revanche : après avoir entendu le Siècle de Louis le Grand, La Fontaine rimait sa charmante Epître à Huet, où il faisait hommage de la perfection de son œuvre aux anciens, où il les proclamait ses maîtres, où il disait nettement leur mérite essentiel, le naturel, et le péché mignon des modernes, l’esprit. La Bruyère, dans ses Caractères, soutenait la même cause, et forçait les portes de l’Académie, où son discours de réception était un éclatant hommage aux modernes qui s’étaient mis à l’école de l’antiquité.

Cependant Boileau, qui ne se tenait pas de rage pendant la lecture de Perrault, Boileau n’éclatait pas. Il grognait, lâchait des épigrammes contre l’Académie des Topinamboux, contre Perrault et ses admirateurs, prenait encore Perrault à partie dans un discours sur l’Ode dont il taisait précéder sa misérable Ode sur la prise de Namur, entreprise pour justifier Pindare et en faire sentir la manière. Tout cela ne réfutait ni le Siècle ni les Parallèles. Boileau le sentit et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions sur Longin, œuvre de mauvaise humeur, d’ironie lourde et brutale, de critique mesquine et puérile. Comme Perrault avait dénigré violemment Homère et Pindare, Boileau, laissant la question générale, se rabattait à défendre Homère et Pindare, en démontrant que leur censeur ne les avait pas entendus. Il y a pourtant d’excellentes choses dans ces Réflexions, des vues générales et profondes : mais elles sont enveloppées ; jamais elles ne se présentent franchement, en pleine lumière ; et ce n’est pas une petite affaire de les extraire.

Au fond, Boileau était dans une fausse position : il était très « moderne » lui-même, et la façon dont il a habillé son Longin à la française montre la puissance qu’a sur lui le moyen goût de son siècle. Et puis surtout les œuvres de ses amis lui rendaient la tâche difficile : après Racine et La Bruyère, après Bossuet, après La Fontaine et Molière, après Pascal et Corneille, comment soutenir l’infériorité des modernes ? Le xviie siècle qui finissait n’avait-il pas raison de s’admirer dans son œuvre ? Boileau le sentait : car lorsqu’on l’eut réconcilié avec Perrault, il lui écrivit en 1700 une lettre excellente, où, reprenant à son compte la thèse de son adversaire en la limitant, il égalait le xviie siècle non pas à toute l’antiquité, mais à n’importe quel siècle de l’antiquité. Il évitait de mettre les modernes au-dessus des anciens dans tous les genres ; mais il montrait qu’il y avait des compensations, et que, plus faibles ici, les modernes, là, étaient supérieurs. Enfin, avec une étonnante sûreté de goût, il faisait le départ des œuvres immortelles du xviie siècle ; il séparait les Molières des Sarrasins : il disait, pour faire valoir son temps, précisément les noms que nous disons encore. Mais Boileau ne battait Perrault qu’avec les propres armes de Perrault.

2. Portée et conséquences du débat §

Ainsi se termina la première phase de la querelle des anciens et des modernes. Il est facile de voir, dans ce simple exposé, le sens et la portée du débat. Les adversaires des anciens, Perrault, Fontenelle, sont des cartésiens : ils appliquent à la littérature l’idée cartésienne du progrès, et, au nom de cette idée, ne voyant dans toute la poésie et dans toute l’éloquence que des œuvres de la raison essentiellement et nécessairement perfectible, ils déclarent les écrivains modernes supérieurs aux anciens. Il suffit de lire dans Malebranche451 les mordants chapitres où il malmène les adorateurs de l’antiquité, pour comprendre ce que pouvait donner l’esprit cartésien quand on l’appliquait aux lettres et aux arts452.

Au rationalisme cartésien s’allia ce que nous avons appelé le rationalisme mondain. Ce rationalisme mondain tire ses principes de la mode, des convenances, de l’opinion ; il n’admet point de vérité, de beauté hors des choses qui ont cours dans la société polie ; et, comme le mouvement général des idées, en France, à cette date, porte vers l’esprit et vers la science, vers l’exercice exclusif des facultés intellectuelles et discursives, l’idéal mondain est forcément l’exagération de cette tendance. De plus, la notion de l’honnête homme, que la société demandait à chacun de réaliser en soi, a rendu dans le cours du siècle l’instruction plus légère, plus superficielle : on a imposé à l’homme du monde de n’afficher aucune compétence spéciale, et on a fini par l’amener à n’avoir en effet aucune sorte de compétence. Ainsi l’antiquité, superficiellement effleurée dans les collèges des jésuites, l’antiquité que les femmes ne peuvent connaître, et qui n’est guère objet de conversation dans un salon, est renvoyée aux pédants des Académies et aux cuistres de l’Université. Perrault comme Fontenelle, comme plus tard Lamotte, unit la légèreté décisive de l’homme du monde à l’indépendance cartésienne. Et les gens du monde n’hésiteront pas : ils reconnaîtront dans ces modernes leurs préjugés, leur esprit, leur confiance dans la raison de leur temps et de leur classe, leur penchant à ridiculiser tout ce qui n’est pas conforme à leurs manières et accessible à leur intelligence, leur incapacité artistique, leur impuissance à goûter d’autres beautés que celles de l’esprit de conversation et de la vie élégante. De là le succès de Perrault.

Il eut les salons pour lui. Saint-Evremond, Bussy-Rabutin, les deux représentants les plus distingués de la société polie, sont discrètement, mais essentiellement modernes.

Or le succès de Perrault, qui affranchit la littérature moderne de l’imitation et du respect de l’antiquité, ce n’est rien moins que l’élimination de l’art, qui va être rejeté hors de la littérature moderne. Mais avec l’art s’en iront la poésie et l’éloquence. Cette exclusion de l’art est, littérairement, la grande différence qui sépare la littérature du xviiie siècle de celle du xviie. Et l’idée qui a exclu l’art, cette idée de progrès qui fournit aux modernes leur principal argument, c’est l’idée maîtresse de la philosophie du xviiie siècle. Ainsi, dans le débat sur les anciens et les modernes, j’aperçois le xviiie siècle qui apparaît et qui détruit le xviie siècle en s’en dégageant.

Chapitre II
La Bruyère et Fénelon §

1. La Bruyère ; l’homme. — 2. Les Caractères : composition du livre. La peinture de l’homme et la peinture de la société. L’originalité de La Bruyère : réalisme pittoresque, expression artistique. Le « philosophe » : le chapitre de Quelques Usages. — 3. Fénelon : il tient au xviie siècle par la foi et par l’admiration des anciens. Divers écrits. Les Dialogues sur l’Éloquence et la Lettre à l’Académie : la critique d’impression. Le Télémaque. La correspondance. — 4. Esprit et humeur de Fénelon : amour-propre, ambition, affection. Expansion de la sensibilité. Son œuvre littéraire, expression de son individualité. Séduction du personnage.

Revenons au groupe des grands écrivains, aux disciples et adorateurs des anciens : chez les dernier-venus, nous trouvons une complexité, une incohérence parfois qui annoncent des temps nouveaux ; il y a quelque chose dans La Bruyère et dans Fénelon, qui n’est pas du xviie siècle, et où nous pouvons reconnaître aujourd’hui une transition vers le xviiie.

1. La Bruyère §

Un seul fait nous intéresse dans la vie silencieuse de La Bruyère453 : en 1684, l’amitié de Bossuet le fit entrer à l’hôtel de Condé, pour être précepteur du duc de Bourbon, à qui il enseigna l’histoire, la géographie, la littérature et la philosophie. Cette éducation terminée, La Bruyère resta dans la maison comme gentilhomme de M. le Duc. C’était une terrible race que ces Condé ; ils n’étaient pas faciles à vivre. Le grand Condé, avec sa face d’oiseau de proie et son âme de bandit féodal, avait des emportements qui faisaient trembler : encore savait-il en réparer l’effet par l’irrésistible enveloppement d’une délicate séduction. Mais le duc d’Enghien, son fils, était « le fléau de son plus intime domestique » ; et son petit fils le duc de Bourbon, violent, hautain, avare, injuste, était un maître détestable et détesté : il était brutalement mystificateur, et prenait pour plastron les gens de son entourage. Dieu sait ce qu’endura cet inoffensif et original Santeuil par la faveur de M. le Duc !

Mais ces Condé avaient tous quelque chose de supérieur dans l’esprit ; ils avaient de vastes connaissances, un goût exquis ; ils aimaient le talent sous toutes ses formes. J’imagine qu’ils rendirent la vie dure à La Bruyère, et qu’en même temps ils lui firent trouver impossible de vivre ailleurs. Surtout quel théâtre, quel champ d’observations que cet hôtel de Condé, que ce Chantilly, où tout ce qui comptait en France défilait devant les yeux du philosophe et du peintre ! Si sa bonne fortune ne l’eût placé dans ce poste, La Bruyère n’aurait sans doute pas fait son livre. Les principaux éléments lui eussent manqué pour représenter les caractères et pour juger l’organisation de la société contemporaine. Et se fût-il reconnu lui-même ? son humeur se serait-elle affirmée dans son livre par une si originale amertume, s’il ne se fût éprouvé au contact de ces princes ?

La Bruyère est un bourgeois de Paris : un libre esprit, sans préjugé de caste ni respect traditionnel, très peu révolutionnaire, mais satirique et frondeur, peu porté à l’indulgence envers les puissants et les puissances : un esprit indépendant, ayant horreur de tous les engagements, qui, pour ne pas diminuer sa liberté, a renoncé à tous les biens, à la fortune, aux emplois, même à la famille ; car une femme, des enfants, rendent le renoncement difficile : a-t-on le droit de se passer de tout pour eux, comme pour soi ?

C’est donc un philosophe que La Bruyère : mais à voir la fière et ombrageuse sensibilité qui perce dans son livre, on se demande s’il est aussi détaché qu’il veut l’être. Il a renoncé à tout, au prix où tout s’obtenait : par flatterie, bassesse, intrigue. Mais il en veut aux grands, de mettre la fortune à ce prix. Il souffre de voir son mérite sans emploi : il y a en lui un ambitieux honnête, qui s’irrite d’être contraint de faire à son honneur le sacrifice de son ambition.

Voilà la plaie incurable de La Bruyère, la source secrète de son chagrin, de sa misanthropie, de ses colères contre les grands qui ne préviennent pas le talent, contre la société qui ne fait pas de place au mérite personnel. Cependant il reste auprès des princes, où il a tant souffert de la moquerie, et plus encore de l’indifférence. Il reste, et il veut plaire : il s’évertue gauchement, lourdement, sans aisance, comme ses contemporains l’ont remarqué ; il a la mauvaise grâce d’un homme fier, qui fait effort pour plaire et manifeste si sensiblement son intime humiliation qu’il en perd tout le bénéfice.

L’action lui étant interdite, il se rejeta sur la pensée et sur l’art. Il publia à la fin de 1687 ses Caractères, qui eurent un grand succès, succès de scandale autant que d’estime.

2. Le livre des « caractères » §

La Bruyère a mis son œuvre sous le couvert des anciens, en faisant précéder ses Caractères d’une traduction de ceux de Théophraste. Mais elle a des origines plus modernes et tout immédiates. Rappelons-nous le goût de la société polie pour les Maximes, d’où était sorti le livre de La Rochefoucauld : et rappelons le goût de la même société pour les portraits, d’où était sorti le Recueil de Mademoiselle en 1659, et qui, dans les romans ou comédies, et jusque dans les sermons du siècle, mit tant de descriptions de caractères individuels. Maximes et portraits sont une sensible manifestation du goût du siècle pour l’exacte vérité : ce sont deux genres faits pour la notation précise de la réalité, d’où l’invention romanesque, dramatique, poétique est exclue, où l’art littéraire s’approche autant qu’il est possible de l’expression scientifique.

Or, des maximes et des portraits, c’est tout le livre de La Bruyère : il a repris la forme de La Rochefoucauld ; et il a dégagé, isolé le portrait, en lui donnant sa forme d’art et sa valeur philosophique. Sa véritable originalité éclate dans le portrait : c’est là qu’il est sans rival. Il l’a bien senti : car, dans les sept éditions qu’il a données lui-même de son livre après la première, depuis la quatrième surtout, il a multiplié les portraits, qui d’abord étaient assez peu nombreux.

Les réflexions générales de La Bruyère sont bien au-dessous des maximes de La Rochefoucauld, des pensées de Pascal, même des saillies de Montaigne. La Bruyère n’est pas un esprit profond ; il n’a pas un point de vue original et personnel d’où il regarde les actions humaines, En un mot, il n’a pas de système. C’est une garantie d’impartialité ordinaire, de vérité moyenne : il évite ainsi les grandes erreurs et les grandes découvertes.

Il ne faut pas se laisser abuser par le dernier chapitre, une collection de réflexions et de raisonnements philosophiques, où La Bruyère mêle Platon, Descartes et Pascal dans un vague spiritualisme chrétien. Ce chapitre, sincère évidemment, mais sans personnalité, et qui ne contient que le reflet des pensées des autres, n’est pas une conclusion où tout l’ouvrage aboutisse. Il masque, au contraire, le manque de conclusion et de vues générales. De plus, avec le chapitre du Souverain, placé au milieu du volume, il est destiné à désarmer les pouvoirs temporel et spirituel, à servir de passeport pour l’indépendante franchise de l’observation dans le reste des Caractères.

Il n’y a pas à nier qu’il y ait un certain ordre dans la disposition du volume. Un chapitre d’introduction, où l’auteur explique sa doctrine littéraire ; puis neuf chapitres de description des diverses classes de la société : le mérite personnel, d’abord, parce qu’il n’a pas de place marquée dans la hiérarchie ; puis le monde proprement dit, étudié dans ses principaux éléments et occupations, les femmes avec le cœur et la conversation ; les classes maintenant, gens de finance, bourgeois et robins, courtisans et grands ; enfin l’État, les ministres et le roi. Viennent alors deux chapitres généraux : l’homme, les jugements ; la mode nous ramène aux travers particuliers du siècle ; l’étude de quelques usages découvre les abus radicaux de la société. Enfin le chapitre de la chaire nous explique l’état de cette prédication chrétienne qui a la charge des âmes et la direction morale du siècle ; et le chapitre des esprits forts combat le libertinage. Il y a bien dans tout cela une certaine suite ; de même que, dans chaque chapitre, les jugements et les portraits se groupent, se distribuent selon les objets auxquels ils s’appliquent.

Mais cet ordre n’est pas dans l’invention, il n’existe que dans le classement. Les Caractères ont été faits au jour le jour ; ce sont des notes prises devant la réalité. Quand son portefeuille a été assez rempli, l’auteur a classé ses notes sous différents titres, trouvés après coup. Ce décousu de la composition a son avantage : La Bruyère dit tout ce qu’il voit, les nuances les plus voisines, les contradictions les plus flagrantes ; cela ne l’embarrasse pas, puisqu’il juxtapose sans fondre.

Sa peinture de l’homme est juste, un peu banale ; c’est l’homme de Montaigne, de La Rochefoucauld et de Pascal : égoïste, léger, inconstant, toujours en deçà et au-delà du vrai, prenant pour raison sa fantaisie, son habitude et son intérêt, incapable d’un sentiment profond et durable, plus capable d’un grand effort d’un instant que d’une vertu moyenne et constante, allant aux belles actions par vanité, ou par fortune, soumis à la mode dans ses mœurs, dans ses idées comme dans son vêtement.

Plus serrée et plus personnelle est la peinture de la société. La Bruyère la voit fondée sur la naissance, idolâtre de l’argent, dont il annonce le règne ; les femmes coquettes, menteuses, perfides, êtres d’instinct, meilleures ou pires que les hommes, dominant dans les salons, et y imposant l’esprit l’utile et banal, attirant autour d’elles l’essaim des fats et des ridicules ; les financiers, partis de bas, durs, sans scrupules comme sans pitié, méprisables absolument ; la ville, rentiers, marchands, magistrats, commençant à échanger les fortes vertus bourgeoises pour les airs et les vices de la cour ; la cour, abjection et superbe, férocité et politesse, où le mobile unique est l’intérêt ; les grands, extrait de la cour dont ils manifestent le vice dans sa plus pure et naturelle malice, sans âme, sans esprit, tout à l’orgueil et au plaisir, bien pires que le peuple ; le souverain — mais ici La Bruyère ne voit plus. Il ne pouvait pas voir. Il peint un idéal.

Rien en somme ne manque que ce qui s’est trouvé en dehors de son observation : la province, sur laquelle il n’a qu’une page, injuste et insuffisante ; le peuple des villes, qu’il ne soupçonne pas ; le paysan, dont il devine la dure condition, parce qu’il en a aperçu la silhouette courbée sur la terre, et dont il ne pénètre pas le caractère, parce qu’il n’a pas eu de contact, parce qu’il n’a pas vécu avec lui.

Plus la matière de l’observation est, pour ainsi dire, à fleur de sol, plus elle s’éloigne de l’idéale abstraction et s’approche de la réalité concrète et sensible, et mieux La Bruyère sait voir et rendre. Il atteint mieux l’homme du xviie siècle que l’homme, et mieux encore les divers types dans lesquels se résout l’homme du xviie siècle. La raison en est que dans ce moraliste il y a surtout un artiste, qui aime la vie et les aspects de la vie. Il évite le singulier, le monstrueux ; il s’applique à saisir et à manifester les caractères généraux, les lois communes et constantes de la vie, à découvrir par conséquent et à peindre des types, mais ces types ne sont pas pour lui des formes abstraites, ce sont des individus réels et vivants, dont la généralité consiste dans leur aptitude à représenter des groupes.

Par ce manque de profondeur philosophique, avec ce tempérament d’artiste sensible aux formes, aux apparences vivantes, La Bruyère transforme le réalisme psychologique des grands classiques en réalisme pittoresque ; il fait la transition de Molière à Lesage. S’il ne nous apprend à peu près rien de nouveau sur les passions elles-mêmes, il est un merveilleux observateur des signes extérieurs auxquels les passions sont attachées. Voilà son domaine, voilà son génie ; là il est incomparable. Il a recueilli avec une sagacité minutieuse et patiente tout ce qui, dans l’homme qu’on voit, trahit et découvre l’homme qu’on ne voit pas, port de tête, regard, démarche, accent, geste, mot, tics et plis, habitudes physiques, actions mécaniques ou familières.

A chaque instant les expressions générales et simplement intelligibles se résolvent sous la plume de La Bruyère en petits faits sensibles454: ainsi, voulant indiquer le plaisir de faire du bien, il ne trouve pas de plus forte expression qu’une impression physique, le choc de deux regards qui se rencontrent et parlent : « Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner ». Veut-il peindre un docteur, il nous montre l’homme « qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil » : ce costume, c’est le « caractère » ; un peintre qui ferait un portrait n’exprimerait pas autrement le moral. Veut-il nous faire connaître une vieille coquette, qui se méconnaît, il la fait médire des vieilles femmes qui se parent ; mais à quel moment ? L’action physique qui accompagne les paroles de Lise en fait vigoureusement ressortir le ridicule : Lise se moque ainsi « pendant qu’elle se regarde au miroir, qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches ». Donnez ce morceau à traduire à un de nos graveurs du xviiie siècle : sans rien ajouter, sans rien retrancher au texte de La Bruyère il fera une délicieuse estampe.

Voilà par où vivent les personnages de La Bruyère : on les voit si nettement, ils sont si particuliers dans leur air et leur action, qu’on a peine à croire que l’artiste les ait composés, et non pas copiés. On en cherche les originaux : et comme ils sont en général si intelligemment choisis et si exactement rendus qu’ils ont derrière eux chacun une nombreuse série d’individus, il est rare qu’on ne trouve pas autour de soi, dans ses connaissances, une figure capable d’avoir servi d’original au peintre. De là les clefs de La Bruyère : il s’est défendu, comme Molière, et avec raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à nommer les personnes d’après lesquelles il avait travaillé. Cependant, comme, après tout, il avait travaillé « l’après nature, les gens qui vivaient dans son monde avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères d’Emile, de Straton, de Ménippe, de Pamphile, d’autres encore, ne sont pas des portraits strictement personnels, il est certain pourtant que Condé, Lauzun, Villeroy, Dangeau, etc., ont fourni les éléments principaux de chaque portrait.

La Bruyère avait en lui l’étoffe d’un romancier, et d’un romancier naturaliste. En effet, comme il peint le moral par le physique, la description analytique fait place forcément à la vue synthétique des caractères : il recompose l’homme, et il le force à s’exprimer en vivant. Ce don qu’il a de trouver le geste, le mot qui contiennent tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique. Sans cesse le portrait tourne chez lui en tableau, en chapitre de roman ou en scène de comédie. Le développement manque ; l’encadrement d’une action fictive est absent : ce sont des fragments, des motifs de roman vrai, où le document humain, comme on dit aujourd’hui, serait seul donné dans sa plus simple formule et sans « extension » poétique.

Le fleuriste, l’amateur de prunes, sont des « nouvelles » d’un réalisme humoristique, resserrées en une page. Le début du chapitre de la Ville est le sommaire d’une description faite bien des fois par nos romanciers, l’indication d’un tableau ou d’une aquarelle que nos artistes nous ont montrée bien des fois : ces lieux mondains où le tout-Paris se rassemble pour se montrer et se voir, au xviie siècle, les Tuileries ou le Cours, aujourd’hui un vernissage, une allée du Bois, un retour de courses. .Mais je ne sais rien de plus caractéristique que le portrait de Nicandre, ou l’homme qui veut se remarier455 : ce n’est pas un portrait, à vrai dire, c’est l’esquisse d’un dialogue, où il n’y a qu’à remplir les répliques de l’interlocutrice, laissées en blanc par La Bruyère, et faciles à suppléer : tout le rôle de Nicandre est noté avec une précision singulière. Il y a même un caractère qui est devenu une nouvelle en forme et développée : c’est l’histoire d’Émire, petit roman psychologique où La Bruyère étudie un jeu complexe de sentiments, qui évoluent et se transforment ; on y voit la vie mobile d’une âme, et non plus l’état fixe d’une âme.

Parfois ce peintre si sagace et si exact s’emporte, et, par une sorte d’enivrement d’imagination, dépasse son observation ; la description réaliste s’achève alors en fantaisie copieuse, et l’on a une sorte de bouffonnerie très particulière, pittoresque et chargée, qui peut être de fort mauvais goût, mais qui a une saveur originale : elle consiste éminemment à noter l’hypothèse impossible par une collection de petits faits précis et sensibles, tout analogues à ceux par lesquels la réalité visible se note. Il y a des fragments de La Bruyère qui font penser à des excentricités de dessinateur en gaieté.

Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les Caractères l’homme du monde et l’homme d’esprit. La Bruyère s’est appliqué à dire finement, malignement, spirituellement ce qu’il voulait dire. Et il y avait aussi en lui un honnête homme qui ne se trouvait pas à sa place, et qui en souffrait : de là, le ton satirique, les boutades misanthropiques, la déformation âprement pessimiste de la réalité. Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère. Mais en somme l’artiste épris de la vie, le naturaliste impartial prennent le dessus : on trouve chez La Bruyère de ces traits qui ne s’expliquent que par le respect de la nature, par le besoin de rendre ce qui est456.

Un chapitre du livre contredit à peu près constamment ce que j’ai dit ; ou du moins, pour que l’idée que j’ai donnée de La Bruyère s’y retrouve, il faut renverser les proportions des éléments qui composent son esprit. Je veux parler du chapitre de quelques usages. Les portraits y sont très rares ; l’impassibilité, l’impartialité même ne s’y rencontrent jamais ; l’ironie y est constante, et d’une âpreté cuisante ; d’un bout à l’autre on sent l’homme mécontent de ce qui est. Or que contient ce chapitre ? la critique des abus fondamentaux de la société du xviie siècle : abus dans la noblesse, qui s’achète, et qui n’est plus qu’un moyen de ne pas payer l’impôt quand on est riche ; abus dans la religion, tournée en spectacle mondain ; abus dans la famille, où la vanité et l’intérêt ruinent l’institution du mariage, où les filles sont inhumainement sacrifiées à l’orgueil social, et cloîtrées sans vocation ; abus dans la justice, lente, coûteuse, injuste, etc. Remarquons-le bien : les points touchés par La Bruyère sont précisément ceux par où les philosophes du siècle suivant saperont l’ancien régime ; La Bruyère est déjà philosophe au sens que Voltaire et Diderot donneront à ce mot.

Le style de La Bruyère est très travaillé, très curieux, très varié. L’auteur a cherché à prévenir la fatigue qui pouvait résulter du décousu de ses observations par la surprise de la forme incessamment renouvelée : maximes, énumérations, silhouettes, portraits, dialogues, récits, apostrophes, tableaux, s’entremêlent et réveillent la curiosité. Il s’applique aussi à varier les tours, il multiplie les figures ; il use surtout de l’antithèse, tantôt ramassée en deux traits rapides, tantôt développée en vastes membres symétriques, tantôt curieusement inégale, par l’extension du premier membre et le resserrement du second, qui surprend d’autant plus. Avec l’antithèse, il prodigue l’ironie où il est maître : il se plaît à dérouter le lecteur par l’exposition flegmatique de la pensée contraire à celle qu’il veut enfoncer, jusqu’à ce qu’un mot, un tout petit mot parfois, tout à la fin du morceau, donne la clef du reste, et nous découvre qu’il faut renverser tous les termes.

Son vocabulaire est extrêmement riche : il a sous la main toute sorte d’archaïsmes, de néologismes, de mots délicats ou populaires, techniques, scientifiques, termes de métier, d’art, de chasse ou de guerre ; en sorte qu’on a pu dire que son livre était un inventaire des richesses de la langue française. Avec cela, style et langue sont chez lui complexes, un peu disparates : il a un style spirituel et une langue d’homme du monde ; il a aussi un style objectif, et une langue d’artiste, à qui tous les mots sont bons, pourvu qu’ils fournissent de la couleur.

Le défaut de La Bruyère, c’est d’avoir trop d’art. Les raffinements et les exubérances de sa technique d’écrivain ont permis de dire que parfois la forme chez lui trompait sur le fond. A certain égard, le style de La Bruyère fait la transition entre les deux siècles. Quoiqu’il manie la période excellemment, sa forme préférée, c’est le style aiguisé, incisif, le trait rapide et qui perce : on n’a pas de peine à passer de là à Montesquieu. Qu’on détende cette forme, qu’elle devienne l’expression aisée du mouvement naturel de l’esprit, et l’on aura les petites phrases coulantes et coupantes de Voltaire.

3. L’oeuvre littéraire de Fénelon §

Deux attaches retiennent Fénelon457 dans le xviie siècle dont il est le dernier représentant : la foi, et le goût de l’antiquité. Hors de là, par l’active et hardie curiosité de son esprit, par l’indépendance essentielle et par les directions spontanées de sa pensée, par tout son tempérament enfin, il est tout près de Voltaire et surtout de Rousseau : chez lui le christianisme masque plutôt qu’il n’entrave la superbe liberté de la raison ; mais, de plus, chez lui la raison se dirige à son insu par les suggestions du tempérament.

La plupart des écrits de Fénelon sont trop spécialement théologiques pour qu’il soit possible de les étudier ici. Il en est pourtant quelques-uns qui, par leurs sujets, sont accessibles à tout le monde.

Le Traité de l’Éducation des Filles fut écrit pour la duchesse de Beauvillier qui avait cinq filles à élever. Fénelon le fit quand Saint-Cyr n’existait pas encore : il est ainsi l’un des fondateurs chez nous de l’éducation des filles Son traité est une œuvre exquise de jeunesse, solide et fine, où se révèle une sûre intuition de l’âme féminine, de ses défauts et de ses qualités, et des moyens de la prendre. Les idées abondent dans ce petit ouvrage, souvent justes, parfois chimériques, toujours intéressantes : éducation agréable, leçons de choses, emploi de l’art et du sens esthétique, exclusion de la musique, agent d’exaltation nerveuse, au profit du dessin, subordination du savoir au jugement et à l’utilité pratique, etc. Fénelon fait tout découler d’un principe : la considération du rôle de la femme dans la famille et dans le monde ; dès qu’on s’inquiète de former la femme pour son emploi futur, on a un critérium infaillible pour dresser le programme de son éducation. A ce principe s’en joint un autre, qui inspire toute la méthode : il faut suivre la nature, l’aider, la redresser au besoin, surtout la développer. Ce prêtre croit à la bonté de la nature.

Les trois Dialogues platoniciens sur l’Éloquence sont pleins d’aisance, de grâce, d’esprit. Fénelon y définit son idéal, qui est l’idéal de son tempérament : une éloquence naturelle, familière, insinuante, qui persuade par sentiment plus que par logique, qui aille du cœur au cœur, et soit faite surtout de ferveur et de tendresse. Les tours et les détours de l’interrogation socratique font passer devant nos yeux une foule d’idées, que Fénelon tantôt effleure et tantôt développe : sur les poètes et les orateurs anciens, sur les Pères de l’Église, sur la poésie biblique qu’il a profondément sentie, sur l’architecture gothique, dont il parle comme tout son temps avec ignorance et dégoût, etc. Remontant, comme fait Platon, aux principes premiers et évidents, il ramène l’éloquence de la chaire à l’éloquence en général, et de là il passe aux beaux-arts, pour chercher son principe dans une théorie contestable et dangereuse : il pense que l’œuvre d’art doit avoir un but moral. Heureusement il ne sentira nulle part de beauté qu’il ne sache y trouver assez d’intention morale pour satisfaire au principe.

Un bon nombre des idées des Dialogues se retrouvent dans la Lettre à l’Académie, qui fut composée près de trente ans plus tard. L’Académie, sur le point d’achever la révision de son dictionnaire, se demanda, et demanda, à chacun de ses membres, ce qu’elle pourrait bien faire ensuite. Fénelon envoya sa consultation dans un court mémoire, qui fit tant de plaisir, qu’on lui demanda de le publier. Il le reprit, et l’étendit pour le rendre plus digne de l’Académie. Il propose à l’Académie de faire une grammaire, une rhétorique, une poétique, des traités sur la tragédie, la comédie, l’histoire ; et à ce propos il dit ses idées, ses impressions, son goût sur les genres et sur les œuvres.

Il écrit au moment où l’esprit français vient d’acquérir la domination sur le monde civilisé, où la langue française devient universelle : on le sent, à la préoccupation qu’il a de rendre notre langue plus accessible aux étrangers par la simplification de la grammaire. Mais, dans les pages qui suivent, le voilà qui veut tout brouiller : il se plaint de la pauvreté de la langue, il regrette l’épuration à laquelle Malherbe, Vaugelas et leurs contemporains ont procédé ; il regrette le court, nerveux et pittoresque langage du xvie siècle. Est-ce un précurseur du romantisme qu’on entend ? Non : Fénelon nous ramène à Ronsard, ou plutôt à Du Bartas, presque à l’écolier limousin : il rêve d’inutiles synonymes, des composés de forme grecque ou latine, toute une fabrication artificielle de mots littéraires. Cela nous arrive souvent avec Fénelon : il a l’air d’un révolutionnaire, et il est effrénément réactionnaire. Mais il est le premier à voir l’impossibilité de ses rêves : cela ne l’embarrasse pas ; il passe légèrement sans rien retirer. C’est un causeur : il use du privilège d’incohérence et de contradiction qu’on a toujours laissé à la conversation.

Il n’y a qu’à louer son chapitre de la rhétorique : il s’attache à expliquer l’infériorité de notre éloquence politique et judiciaire à l’égard de celle des anciens. Il reprend à Fontenelle sa théorie des climats. Il indique une voie nouvelle et féconde en découvertes, lorsqu’il établit le rapport des institutions et de la littérature, et qu’il rend compte par la monarchie absolue de l’absence d’éloquence politique en France. Sur l’éloquence en général, il complète, dégage, éclaircit en perfection la théorie des dialogues : il ramène l’éloquence au raisonnement ; mais il distingue le véritable ordre, naturel et efficace, des divisions scolastiques et sèches ; il enveloppe le raisonnement de passion : il montre la puissance de la sincérité et de la simplicité.

Ce sont ces qualités-là qu’il aime aussi dans la poésie. Après une étrange et bien fausse critique de notre système de versification, où apparaissent les limites de son sens artistique, Fénelon signale le défaut général de la poésie moderne : le trop d’esprit. Son idéal, c’est un beau si naturel, si familier, si simple, que jamais il n’étonne en séduisant toujours : il est ravi du pittoresque et du pathétique de la poésie antique. Il nous découvre une délicatesse de goût sensible surtout à la couleur pittoresque et à la grâce élégiaque. Les hautes parties du lyrique et de l’épique le touchent moins. Il semble qu’André Chénier soit venu réaliser son idéal. Mais n’était-il pas réalisé déjà ? et ne devrait-on pas lui reprocher plus qu’à Boileau, de ne pas nommer La Fontaine, si simplement pittoresque et pathétique ?

Dans les chapitres de la tragédie et de la comédie, il parle du théâtre très librement, avec une réelle largeur d’esprit pour un archevêque : je le juge un peu sévère dans sa critique de nos tragédies où il trouve trop de pompe, des sentiments faux, de la fade galanterie, et un abus monotone des peintures de l’amour ; mais il est à noter qu’il admet Phèdre, et ne blâme qu’Aricie et Hippolyte ; au fond, il a raison dans son goût pour la vérité humaine et la pure passion des tragédies antiques. Il est un peu maigre sur la comédie, un peu dur pour Molière : un peu trop académique de goût, et un peu trop homme de salon, dans sa critique du style de Molière et dans son dégoût du bas comique, un peu trop prêtre dans sa condamnation de la morale de Molière. Néanmoins le mot essentiel est dit : ce prélat « admire » Molière et le trouve « grand ». Du chapitre sur la comédie ressort une préférence de Fénelon pour la comédie sentimentale : son admiration pour Térence oriente la comédie vers le genre larmoyant.

Tout est excellent, tout est neuf dans le chapitre de l’Histoire : il veut qu’une histoire soit philosophique par l’explication des causes, par l’étude des institutions et de leurs transformations, dramatique par la peinture des mœurs, des caractères, par la vraie et vive couleur du récit. Ce sera une œuvre d’art par la composition, les proportions, l’unité. Ressusciter le passé, montrer la vie des peuples et le progrès de la civilisation, voilà l’idée que Fénelon se fait de la tâche de l’historien : idée singulièrement originale en un temps où l’on n’avait que Mézeray et le P. Daniel, si originale qu’il faudra attendre Augustin Thierry et Michelet pour l’exécuter.

Au moment où Fénelon dut écrire la lettre à l’Académie, la querelle des anciens et des modernes s’était réveillée : les deux partis en appelaient à lui ; il lui fallut bien en parler. Désireux de plaire à tout le monde, il proposa une dizaine de raisons pour et contre l’une et l’autre opinion, encouragea les modernes en approuvant les anciens, et finit par s’échapper sans conclure. Toute sa lettre concluait pour lui : partout il y citait les anciens pour les louer, les modernes pour les critiquer ; d’un bout à l’autre, elle exprimait l’impression de la supériorité des anciens.

Cette Lettre à l’Académie est, après l’Art poétique, le plus important ouvrage que la critique nous présente ; avec elle, nous sommes à la fois tout près et très loin de Boileau : les résultats sont identiques, mais la méthode et l’esprit différent. Fénelon admire les anciens : mais il ne fonde pas son admiration sur des règles absolues et évidentes ; il nous donne des impressions plutôt qu’il ne formule des règles ; c’est son sens individuel qui admire les anciens. Avec la Lettre à l’Académie, la relativité du goût devient secrètement le principe de la critique. Mais la Lettre à l’Académie resta à peu près sans influence.

Il faut lire le Télémaque à temps, dans l’innocence de la première jeunesse, dans l’étourdissement des premières connaissances, pour sentir le charme de l’ouvrage. C’est un roman pédagogique que Fénelon a composé pour donner au duc de Bourgogne un enseignement moral approprié à ses besoins, tout en lui faisant repasser la mythologie et l’histoire poétique de l’antiquité grecque. Il y a dans ce livre un merveilleux assez froid et un mélange bien incohérent de fictions païennes et d’esprit chrétien. Les continuelles allusions au temps présent diminuent la chaleur et la vraisemblance du récit : il arrive trop d’aventures à point nommé, pour instruire Télémaque et par ricochet le duc de Bourgogne. La langue enguirlandée d’épithètes douceâtres ou pompeuses est | un pastiche d’Homère, où l’on sent trop d’élégance aristocratique et d’intelligence spirituelle. Avec tout cela, ce style n’est point factice : il sort naturellement d’une imagination toute pénétrée de la poésie homérique, et échauffée d’une sincère admiration. Le Télémaque est le point de départ de la réaction contre le gouvernement de Louis XIV. Fénelon eut beau se défendre de toute intention satirique : spontanément, en suivant sa nature, il avait appris à son élève à haïr la politique de son aïeul ; et les principes de gouvernement dont il l’avait imbu, étaient justement le contraire de l’esprit qui animait Louis XIV. Aussi, tout naturellement, les princes que Fénelon voulut rendre odieux au duc de Bourgogne, pour le détourner de les imiter, eurent-ils tous quelques traits du grand roi : les ennemis intérieurs et extérieurs de Louis XIV eurent raison d’en être frappés.

Un semblable esprit anime les Dialogues des morts : ces dialogues sont encore instructifs et moraux. Il est intéressant d’y voir Fénelon, comme dans les Dialogues sur l’éloquence et dans la Lettre à l’Académie, jeter un regard vers les beaux-arts, essayer d’intéresser son élève à la peinture, juger Raphaël, ou Titien, ou Poussin. Fénelon se trouve ainsi être presque le premier de nos écrivains qui ait mis en communication la littérature et les arts458. Mais les Dialogues des morts ont surtout un intérêt historique et politique : Fénelon juge les rois de France, et parfois rudement. L’idée générale du livre est de soumettre la politique à la morale chrétienne : il faut reconnaître qu’il n’y avait pas d’autre façon de montrer les choses à un enfant destiné à régner ; l’essentiel était qu’il tirât de ses études une bonne règle de conduite.

Dans le Traité de l’existence de Dieu459, dont la première partie est bien antérieure à la seconde, nous retrouvons cette fécondité de vues qui est un des caractères de Fénelon, et cette souplesse d’intelligence qui s’assimile toutes les connaissances. On remarquera surtout la démonstration de l’existence de Dieu par les merveilles de la nature. L’argument est d’une valeur philosophique assez faible : mais sa puissance littéraire est grande. C’est une source de poésie pittoresque et lyrique. L’idée de Dieu sert à faire rentrer, dans une littérature trop exclusivement humaine et intellectuelle, la nature et ses beautés sensibles. Cette partie de l’œuvre de Fénelon est identique, en son fond, au Génie du Christianisme : mais Fénelon n’a pas la langue pittoresque, les impressions particulières qui ont fait la puissance de Chateaubriand460.

Il se pourrait que le chef-d’œuvre de Fénelon, ce fût sa vaste correspondance. Toutes les variétés de sentiments, toutes les sortes d’esprit y sont : et quelle connaissance de l’homme et du monde, des ressorts par lesquels se manient les cœurs ! quel exquis ménagement des intérêts légitimes, et quelle délicieuse souplesse pour se couler dans une âme, pour s’établir dans son centre et en régler tous les mouvements ! Quelle irrésistible séduction, qui fait l’idéal chrétien aimable, et ne l’abaisse pas ! Ces lettres sont l’œuvre où il faut chercher Fénelon tout entier, comme on cherche Voltaire dans les siennes.

4. Le tempérament de Fénelon §

Dans tous les ouvrages que j’ai nommés, dans tous ceux que j’ai laissés, ce qu’il y a de plus intéressant, c’est cette originale, complexe et captivante personne, si enveloppée et si équivoque avec tant de spontanéité, si peu semblable enfin à la candide et innocente figure de la légende.

Saint-Simon, qui l’a connu, a démêlé admirablement le trait essentiel du personnage : de sa gravité d’évêque, de sa politesse noble de grand seigneur, émane une puissance de séduction, dont personne, et pas même ce petit duc pénétrant et jaloux, ne peut se défendre. Fénelon est charmant et coquet comme une femme : toute sa force est dans ce don et ce désir de plaire.

Si l’on descend au fond de son âme, la raison de ce besoin de plaire est un amour infini de soi-même. « Je ne puis expliquer mon fond, écrivait-il un jour. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. » Oui il tenait à soi, à ne s’en pouvoir déprendre jamais. Il était attaché obstinément à sa pensée, à son goût, une fois exprimés, et engageant son amour-propre : il était incapable de dire simplement, sans arrière-pensée : je me suis trompé, j’ai eu tort.

Ce caractère se découvre dans l’affaire du quiétisme, qui fut l’écueil de sa fortune et de son ambition. Il se perdit faute de se résoudre à confesser simplement, devant trois amis, une erreur. Il signa les articles d’Issy ; tout en disputant pied à pied le terrain, il était souple, humble, « comme un petit enfant », devant Bossuet, qui avait protégé ses débuts, qui avait une entière confiance en lui, avec une grande admiration de son esprit. Il se donnait pour un écolier, qui n’aurait d’autre doctrine que celle de son maître. Nommé archevêque de Cambrai grâce au silence des commissaires d’Issy sur ses doctrines, qu’il paraissait avoir rétractées, sacré par Bossuet, le souple abbé, devenu prélat et prince de l’empire, se redresse ; il travaille à regagner le terrain perdu, à rattraper ses désaveux : dans ses lettres, il incrimine Bossuet, il se montre persécuté, offensé par lui ; et, le gagnant de vitesse, il fait paraître son Explication des Maximes des Saints avant les États d’Oraison. Son livre fait scandale : le voilà au plus bas.

Tout le monde l’a abandonné, hors le petit troupeau de ses amis. Le roi lui interdit d’aller à Rome se détendre, l’exile dans son diocèse, chasse ses amis de la cour. C’est ici le triomphe de l’art de Fénelon : il plie ; tout en lui est modeste, résigné ; son attitude, ses lettres font voir au public la plus douce des victimes ; on commence à le plaindre, sans le justifier. Pendant le procès en cour de Rome, il envoie là-bas le naïf abbé de Chanterac, agent confiant et docile qu’il fait mouvoir de Cambrai, et par qui il lutte contre les intrigues et les emportements de l’abbé Bossuet : il expédie à Rome mémoire sur mémoire, déplaçant la question, éludant les objections, embrouillant tout à force d’expliquer tout, et, sous prétexte d’expliquer, escamotant les doctrines insoutenables pour en substituer d’autres qu’il dérobera bientôt avec une égale aisance ; c’est un polémiste incomparable, perfide, insaisissable. Ce jeu irrite Bossuet, le logicien ferme et droit, qui fait de son mieux pour fixer les points du débat, pour débrouiller les équivoques : il frappe de plus en plus fort sur cet adversaire qui ne s’avouera jamais touché, tant qu’il ne sera pas assommé. Mais Bossuet, naïvement, publie tous ses écrits en France : Fénelon, plus malin, fait parvenir sans bruit ses défenses à Rome. Il les supprime en France, si bien que Bossuet a l’air de s’acharner sur un adversaire désarmé. Cette apparence, exploitée par les voix de quelques fidèles, retourne l’opinion publique. La légende de la cruauté brutale de Bossuet, de la douce résignation de Fénelon s’établit ; et quand enfin la cour de Rome ne peut se dispenser de condamner les Maximes des Saints, Fénelon triomphe et à Rome et en France. Il se soumet tout juste au point de vue des théologiens ; mais il se soumet de façon à saisir le public, avec une humilité glorieuse et irrésistible. Au fond, il se croit victime et martyr pour la vérité : il a confessé qu’on avait pu se tromper sur sa pensée ; il n’a pas reconnu que sa pensée se fût trompée ; ses lettres postérieures, son testament affirment que sa doctrine était vraie, et que ses ennemis avaient opprimé en lui l’innocence, la justice et la raison.

Jamais son amour-propre ne se consola de cette défaite : il couvrit mal son aigreur contre Bossuet, qui mourut trop tôt pour en sentir les effets. Mais le cardinal de Noailles survivait : Fénelon le guetta d’une haine paisible, souriante, dissimulée ; il dénonça sous main les doctrines du prélat, excita le P. Tellier contre lui, poussant à le faire condamner publiquement pour jansénisme. C’eût été la revanche des Maximes.

Il avait d’autant plus sur le cœur son humiliation, que sa fortune avait sombré dans cette affaire de quiétisme. Tout en élevant le duc de Bourgogne, il songeait que cet enfant régnerait : et dans sa pensée il se réservait le rôle que le médiocre Fleury se donna plus tard auprès de Louis XV. Sa disgrâce éloigna ses espérances sans les détruire : ruiné dans l’esprit de Louis XIV, il continua de gouverner de loin son élève par l’intermédiaire de ses amis, et, au bout de quelques années, le roi autorisa de nouveau leur commerce. L’horizon s’éclaircissait : il s’illumina tout à fait par la mort de Monseigneur. Ce fut un beau temps pour Fénelon que l’année qui sépara les morts des deux dauphins ; Cambrai éclipsa Versailles ; Fénelon se sentait toucher au but, au ministère.

Un vieux roi de soixante-dix ans l’en écartait encore pour quelques jours : il était sûr de son élève. Cet indomptable, cet orgueilleux, ce féroce, il l’avait maté à force de douceur impérieuse et flegmatique : il avait brisé en lui tous les ressorts de la volonté ; il l’avait jeté dans la piété austère, étroite, formaliste, dans des pratiques de moine imbécile ; il l’avait fait incapable d’activité et de décision, à tel point que lui-même s’appliqua plus tard à lui refaire un peu d’énergie et de spontanéité. Sous un tel roi, le précepteur aurait régné.

L’éducation du duc de Bourgogne et les lettres de direction de Fénelon nous dénoncent un second trait de cette nature, qui n’est à vrai dire qu’une transformation du premier : l’amour-propre devient esprit de domination. Le moi aspire à s’étendre, à envahir le moi d’autrui. Sous une grande douceur extérieure, sous la tendresse épanchée, sous la coquetterie attirante, s’exerce une âme impérieuse, qui n’hésite pas à violer les plus intimes secrets de la personnalité : Fénelon veut tout savoir pour tout régler ; il veut être le principe unique des pensées, des actions de ses amis ; il veut être le guide, l’oracle de tous les instants. Dès qu’une âme a l’air de se libérer, ou simplement de se retrancher, il s’échappe de cette douceur une dureté écrasante, qui se dissimule aussitôt le coup porté.

Le troisième trait qui enveloppe et fond les deux autres, c’est l’amour. Fénelon est tout amour : c’est pour cela qu’il hait si bien.

Il aime et s’abandonne ; son secret, pour captiver, c’est de se donner. Il a la plus étendue, la plus inépuisable faculté d’aimer qu’on puisse voir. Là est la source de ses erreurs théologiques. Mais il n’est pas de ceux que l’amour de Dieu, même dans son plus mystique excès, détache des créatures. Assuré d’aimer tout en Dieu et comme œuvre de Dieu, il ouvre son âme ; et toute beauté le séduit, la beauté de la nature, les arbres, les eaux, les vallées, les jours sereins, les soleils éclatants, la beauté de la poésie païenne aussi, où toute nature se reflète, Homère, Horace, Virgile. Ce prêtre s’abandonne au charme sans scrupule et sans remords.

Sa foi n’a pas de renoncement du côté de l’amour. Il a des ardeurs, des grâces féminines dans ses affections : ce sont des élans, des caresses impétueuses, et puis de douces coquetteries, des diminutifs amicaux, des surnoms familiers par lesquels sa tendresse s’approprie pour ainsi dire son objet.

Médiocrement érudit, point du tout logicien, théologien abondant plutôt que sûr, il s’éprend des idées comme des hommes, de tout ce qui flatte sa nature intime et l’aide à se satisfaire : en tout, le vrai, le bien, c’est ce qu’il aime. De là ses excès et ses aveuglements : il achèterait la ruine du jansénisme de la ruine de la France. Le point particulier qui le passionne, lui cache tout le reste. De là, l’incohérence, les contradictions de ses pensées ; mais de là aussi leur intarissable jaillissement, et la nouveauté, la chaleur. Jamais esprit ne s’est mû plus librement : car jamais il ne s’est lié par le respect de la logique ou le sens du possible.

Le moi est au fond de toutes ses chimères, comme il inspire ses plus exquises conceptions.

On retrouve, dans ses idées politiques et sociales, un curieux mélange du chrétien, du grand seigneur, et du lettré enivré des Grecs. Les Tables de Chaulnes461 et quelques mémoires complètent le Télémaque et les Dialogues des morts. Fénelon rêve une royauté féodale, appuyée sur la noblesse qu’on relèverait, et partageant avec elle le gouvernement de l’État, une royauté pacifique, économe, ennemie du luxe et de l’industrie ; on établirait des lois somptuaires rigoureuses ; à Salente, le costume même de chaque classe est déterminé. Les souvenirs lointains de la féodalité rurale se mêlent aux rêves littéraires d’un retour à la simplicité primitive, de l’âge d’or. Toutes ces vues sont liées par un fort esprit de réaction contre Louis XIV, que Fénelon a vraiment haï : il ne lui pardonne pas, comme chrétien, les guerres, comme noble, l’abaissement de la noblesse, comme philosophe, la misère des peuples, comme Fénelon enfin, sa disgrâce.

Ses idées littéraires procèdent aussi de son tempérament. Contre la critique dogmatique, contre l’application mécanique des règles, il fonde la critique de sentiment. Il est un des deux ou trois esprits qui, au xviie siècle, ont été au-delà de Rome, et ont vraiment senti la riche simplicité de l’art grec. Il est le plus charmant, le plus fin, le plus sûr des critiques, partout où sa nature se trouve conforme à l’œuvre dont il parle.

Amour-propre, esprit de domination, intolérance, idées réactionnaires en politique, ultramontaines en religion, théories larges et incohérentes, pratique souvent étroite et dure, raison flottante, logique douteuse, fureur d’avoir le dessus plutôt que d’avoir raison : tout cela est dans Fénelon ; et cela n’empêche pas de l’aimer ; tout cela n’empêche pas même de lui trouver un certain air libre et libéral, qui le rapproche de nous. Chrétien, il est mû par le sentiment, plutôt que soumis à la règle ; il est personnel, indocile, téméraire, hétérodoxe. Féodal, il est révolté — du moins au fond du cœur et dans le secret de ses écrits — contre l’absolue domination de Louis XIV. Suivant toujours son sens individuel, il représente la liberté.

Et ce prêtre mystique, ce grand seigneur porte en lui bien des germes de l’avenir, de ce xviiie siècle qui va tuer la noblesse et mettre en péril la religion. Il y a en lui un philosophe, et les philosophes ne s’y sont pas trompés, en contribuant à former sa légende462 : il aime la paix, la bonne administration, les lumières.

Il est sensible. Il a l’amour de l’humanité, le sentiment social et philanthropique ; il est bienfaisant et prêche la bienfaisance. Il l’exerce aussi : il l’a montré à Cambrai pendant les plus dures années de la guerre. Il veut plus de bien-être, de tranquillité, moins de charges pour le menu peuple. Et puis, il se souvient à peine de la chute ; Homère l’emporte sur l’Évangile dans son imagination ; il voit la nature innocente, bonne, heureuse en son premier état. Il indique cette thèse du retour à la nature que prêchera Jean-Jacques, avec qui, au fond, il a tant d’affinités. Il a l’air de regarder le passé : et déjà il fait éclore l’avenir : après tout, n’est-ce pas ainsi que le monde souvent se renouvelle463 ?

Cinquième partie
Le dix-huitième siècle §

Livre I
Les origines du dix-huitième siècle §

Chapitre I
Vue générale §

1. Caractères généraux du xviie siècle littéraire. — 2. Caractères généraux du xviiie siècle littéraire. Contraste et continuité des deux époques. — 3. Deux moments principaux dans le xviiiesiècle.

Le contraste est saisissant entre le xviie siècle et le xviiie : et cependant celui-ci sort de celui-là, et le continue. La liaison est aussi étroite que l’opposition est grande. Pour nous en rendre compte, il faut nous remettre sous les yeux les traits généraux de l’une et l’autre époque464.

1. Le dix-septième siècle §

À le prendre dans les œuvres les plus apparentes de sa littérature, le xviie siècle est chrétien et monarchique. Son principe d’organisation lui est fourni par le souvenir toujours présent du xvie siècle, et par la volonté de ne pas le recommencer. De là la reconnaissance des pouvoirs qui règlent en dominant, la subordination de l’individu à la société.

Le xviie siècle est splendidement, peut-être plutôt que profondément, chrétien. La littérature religieuse fournit presque tous les chefs-d’œuvre de notre prose ; l’éloquence religieuse est toute notre éloquence. Nos grands poètes tragiques sont chrétiens. La philosophie cartésienne, dont l’esprit est foncièrement hostile à la foi, se développe dans une forme conciliable avec les dogmes de l’Église, chez Descartes, dans une forme hétérodoxe, mais plus chrétienne encore, chez Malebranche. Un courant de libre positivisme, de naturalisme antichrétien traverse bien le siècle, visible dans les œuvres de deux grands écrivains et dans certains cercles mondains. Mais nulle voix ne met directement en question les principes de la foi : nulle voix surtout n’attaque la puissance de l’Eglise dans l’ordre temporel. La dispute est entre les églises, entre les sectes ; il ne s’agit que d’orthodoxie et d’hérésie.

La royauté est maîtresse absolue. Les brouillons féodaux qui essaient de troubler les deux régences, sont mis en demeure de sacrifier à leurs intérêts personnels les prétentions traditionnelles de leur caste. Le peuple, sauf un seul jour, ne paraît pas. Tout cède au roi, incarnation de l’État. Aucun mysticisme politique ne se mêle dans le culte de la personne royale : chez tous les penseurs du temps, la royauté est reçue comme garante et protectrice de l’ordre. Sa fonction la fait sacrée. Écartons la flatterie intéressée des courtisans, les serviles théories des commis. Le culte du roi est la forme du sentiment national : on aime le roi par ce qu’il assure de prospérité, de grandeur, de gloire à la France. Mais Louis XIV absorbe et arrête trop en lui-même ces sentiments, tandis qu’un plus pur patriotisme se faisait sentir chez les écrivains antérieurs à 1660.

Le roi dispensant les hautes classes de travailler au bien public, ce loisir développe les relations sociales, et donne un éclat intense à la vie de société. Les salons, où règnent les femmes, prennent autorité sur la littérature, à qui ils fournissent un public : ils l’obligent à se clarifier en s’étrécissant peut-être.

Cependant, dans ses plus belles œuvres, la littérature échappe à l’exclusive domination des salons. De précieuse, elle devient classique ; et j’ai dit ce qu’était proprement le goût classique, une combinaison de la raison positive et du sens esthétique. Les régies, dérivées de la tradition gréco-romaine, sont les conditions d’élaboration de la vérité intelligible en forme d’art.

La vérité, scientifique ou philosophique, est toujours générale. La nature, qui est la même dans l’antiquité et dans le xviie siècle (puisque c’est sur cette identité que se fonde l’imitation des anciens), ne peut être aussi qu’une nature générale. Et ainsi l’exceptionnel, le particulier, est, en principe du moins, éliminé. Par là périt l’histoire, et le lyrisme se résout en éloquence. La nature pittoresque, aussi, n’est pas objet de-littérature.

Le xviie siècle, intellectuel, raisonneur, oratoire, s’intéresse surtout à l’homme, et, dans l’homme, à l’âme. Sa littérature est essentiellement psychologique. Les uns analysent les passions, les caractères, les forces, les états de l’âme ; d’autres construisent les formes générales qui contiennent et classent l’infinie diversité des tempéraments individuels. Les genres créés par le xviie siècle, maximes et portraits, sont des appareils enregistreurs de l’observation psychologique.

La littérature n’est pas militante ; elle respecte les cadres sociaux, la hiérarchie, les pouvoirs temporels et spirituels ; elle tient pour résolues, ou elle écarte les grandes questions métaphysiques, qui sont essentiellement révolutionnaires. Elle exprime sereinement, impartialement, le monde et la vie, dans leur commune réalité, sans aspirer à en changer les conditions actuelles. Mais il ne faut pas croire qu’elle soit dédaigneusement artistique, curieuse de beauté, et indifférente au reste : les résultats pratiques des vérités énoncées l’intéressent. Cela n’a pas besoin d’être démontré pour la littérature religieuse ; mais la littérature laïque est imprégnée du même esprit. Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, chacun a sa « morale », c’est-à-dire une conception des règles qui doivent déterminer la conduite de l’individu, et des fins auxquelles s’adaptent ces règles. La société est faite : ils ne prétendent rien y changer ; mais l’individu, qui vivra dans cette société, est toujours à faire : c’est cet individu à qui tous nos écrivains veulent imposer une forme.

La langue s’est façonnée à l’image du siècle : la langue diffuse, riche, colorée, populaire, du xvie siècle a disparu. La langue littéraire du temps de Louis XIII, encore pittoresque et empanachée, s’est réduite. L’honnête homme des salons se fait une langue selon son besoin. Il se distingue de ce qui est peuple : les termes populaires sont exclus. Il « ne se pique de rien », « n’a pas d’enseigne », de marque de métier : éliminés donc les termes techniques. Il cache son tempérament intime, les mouvements de sa sensibilité, s’il en a : il ne doit offrir à la société que ce qu’il a de commun avec elle, et de communicable, sa raison, ses idées. La langue bannit donc les éléments sensibles, émotifs ou pittoresques ; on cherche à parler comme tout le monde ; on groupe les éléments du langage selon les lois universelles de l’usage, plutôt que selon la loi particulière de la personnalité. On fait une langue claire, simple, régulière, fine, toute en nuances, et d’une exactitude merveilleuse dans sa précision un peu sèche.

2. Le dix-huitième siècle §

Comment le xviiie siècle, antichrétien, cosmopolite, destructeur de toutes les croyances, négateur de la tradition, révolté contre l’autorité, violemment critique et faiblement artiste, sociologue et point du tout psychologue, est-il sorti de là ?

L’Église s’est affaiblie au xviie siècle, et ira s’affaiblissant de jour en jour. D’abord, par les disputes théologiques. L’Église pâtit du petit esprit des sectes, de leur fanatisme injurieux. Dans les querelles des Jésuites et des Jansénistes, de Bossuet et de Fénelon, le vrai vaincu est la religion. Les théologiens enseignent à la raison laïque, qu’ils prennent pour juge, à prononcer souverainement sur les questions de dogme. Puis, la lourde dévotion des dernières années de Louis XIV développe l’hypocrisie, dont l’impiété et la licence de la Régence seront la revanche. La cour enfonce dans les esprits l’idée qu’un dévot est un habile homme : sinon, il ne serait qu’un niais. Enfin, les manifestations temporelles de la puissance ecclésiastique révoltent les consciences. La destruction de Port-Royal paraît barbare à d’autres que les Jansénistes. Tout le monde applaudit à la Révocation de l’édit de Nantes, lorsqu’elle est signée : dix ans, vingt ans après, les esprits les plus éclairés la déplorent comme ruineuse pour la France. Voilà donc où aboutissait l’éclat de la renaissance religieuse, à des cruautés, à des ruines.

Mais où donc aboutissait aussi la restauration du pouvoir monarchique ? A la guerre, à la famine, aux lourds impôts, aux vexations financières. Les fautes et les misères du règne font haïr le despotisme. L’idée de la fonction sociale de la royauté s’efface : on ne voit plus que l’exploitation de tous par un seul, le sacrifice de tous les intérêts aux passions d’un seul. La noblesse, de plus en plus inutile, s’avilit, et devient plus odieuse quand elle n’est plus qu’un moyen pour les riches d’échapper à l’impôt. A la mort de Louis XIV, on peut dire que la banqueroute de l’Église, de la noblesse et de la royauté, c’est-à-dire de toutes les puissances de l’ancien régime, est faite.

La réaction aristocratique qui se produit alors ne fait qu’empirer les choses. Les nobles essaient de ressaisir le pouvoir, d’envelopper la royauté, et de la séparer, non seulement du peuple, ce qui est fait de longue date, mais de la bourgeoisie. Ils écartent les bourgeois des emplois lucratifs et des charges honorifiques. Ils réveillent ainsi dans la bourgeoisie le sentiment de son infériorité sociale, à l’heure précisément où elle a le sentiment de sa supériorité intellectuelle, morale, économique.

Ils contribuent aussi à la décadence de l’Église et au péril de la religion, en mettant leurs cadets frivoles, ignorants, sans zèle et souvent sans foi, dans les évêchés et les archevêchés, à la place des solides docteurs que la bourgeoisie fournissait à Louis XIV. Ces prélats font sentir à la nation la disproportion des richesses et des services de l’Église. Les disputes religieuses deviennent de plus en plus mesquines et puériles, le sentiment religieux s’atrophie ou dévie ; la littérature religieuse disparaît. L’Église ne comptera pas parmi les forces intellectuelles du siècle.

La royauté, capricieuse et faible avec Louis XV, bonasse et inintelligente avec Louis XVI, adorée à de courts moments, et trompant toujours les espérances d’où jaillissait l’adoration, rejetant les esprits tour à tour dans la haine et dans le mépris, apparaissant comme égoïste ou confisquée par les égoïsmes de cour, cesse d’être une force dans la nation. Responsable souvent des revers, elle n’est presque jamais pour rien dans les prospérités. Louis XIV avait su être, ou paraître le protecteur, le régulateur, l’inspirateur du génie littéraire et artistique : toute l’activité littéraire du xviiie siècle se développe loin de la royauté, qui ne se rappelle guère que comme une gêne et un obstacle.

Ces circonstances amenèrent la littérature du xviiie siècle à prendre une direction contraire à celle qu’avait suivie la littérature du xviie siècle. Mais il n’y eut pas de rupture entre les deux siècles. Le xviiie garda le principe dont le xviie siècle avait déclaré la souveraineté, mais il en tira toutes les conséquences. Il supprima les limitations, les tempéraments que le xviie siècle avait apportés à l’autorité de la raison. Elle était juge souverain, elle devient juge universel : plus de domaine de la foi, réservé, intangible. La foi même sera de son ressort. Elle n’a pas la patience d’interroger la réalité : elle se met au-dessus de l’observation ; et la solide psychologie qui avait fait la gloire du siècle précédent disparaît. Elle ne consent pas non plus à rendre des arrêts en théorie, pour les voir annulés dans la pratique : elle prononce a priori, et veut que sa vue idéale des choses détermine la réalité. Ainsi ni la révélation ni l’expérience ne la dirigent. Elle ne demande qu’à elle-même la vérité. Elle n’interroge pas l’histoire, et critique la tradition.

Et voilà le vice originel de la philosophie du siècle : ses principes, qui ne seront ni révélés, ni expérimentaux, ni historiques, seront de purs postulats, traités non comme postulats nécessaires, ni comme définitions convenues, mais comme vérités évidentes. Ces premières affirmations seront de vagues extraits du substantiel naturalisme de la Renaissance, des résidus équivoques de toutes les philosophies et de toutes les religions du passé, ou des négations arbitraires de l’opinion traditionnelle et populaire : ainsi cette maxime que « l’homme est bon » ; on peut y voir un vestige du naturalisme de Rabelais et de Molière, et en même temps une hostile contradiction du dogme de la chute. D’autres fois, comme la philosophie du xviiie siècle est en fait un exercice de gens du monde, un jeu de salon, ce sera dans les préjugés mondains que la raison prendra son point de départ.

De ce double caractère a priori et mondain résultera l’étonnante innocence de cette philosophie téméraire. Il n’y a personne, pas même Rousseau, qui puisse pressentir la puissance de ces explosifs qu’on s’amuse à fabriquer et à manier ; personne ne se doute du ravage qu’ils feront, lorsqu’on les mettra en contact avec la réalité vivante. On croit bonnement que la société peut se refaire par une simple opération de raisonnement, et que les faits se mettront tout seuls d’accord avec les vérités idéales.

Ce manque de prévoyance explique la vigueur avec laquelle on bat en brèche tout l’ancien régime, spirituel et temporel : on met en doute les principes de la religion et de la société, la révélation et le privilège. On fait la critique de toutes les institutions, de toutes les croyances. On croit au progrès, et l’on veut que le progrès soit un fait ; on démolit toutes les autorités qui veulent encore asservir les esprits, ou qui s’opposent à l’accroissement du bien-être. La même philosophie décide sur une question de voirie et sur l’existence de Dieu.

L’esprit philosophique n’est autre que l’esprit scientifique : car la science est éminemment la connaissance rationnelle. De là la prépondérance de la science en ce siècle, et la passion avec laquelle il s’y attache. Les savants font concurrence aux écrivains jusque dans la faveur des salons : et tous les grands écrivains s’occupent de science. La science s’est substituée à la religion, pour expliquer à l’homme ce qu’il est, d’où il vient, où il va, ce qu’il doit être. Les sciences morales se détachent de la théologie, et se soudent aux sciences physiques. L’homme est remis dans la nature, soumis à ses lois ; c’est avant tout un animal, ayant des sens et des sensations ; et la sensation est la source visible d’où tout est sorti, les idées de l’individu, et par suite les institutions de la société. Le malheur fut que les sciences mathématiques étaient incomparablement plus avancées que les sciences physiques et naturelles ; et ce furent les premières qui imposèrent leur méthode à l’étude de l’humanité, comme si elle eût été un objet idéal. On ne s’attacha qu’à simplifier, abstraire, analyser, généraliser, déduire. On élimina partout le réel et le concret, et l’on n’opéra que sur des idées.

Aussi n’est-il pas difficile de s’expliquer ce qui advint de la littérature. Dans l’universel abatis des traditions autoritaires, la tradition classique ne pouvait subsister. Le culte de l’antiquité n’était plus possible : d’autant que l’antiquité n’avait guère de quoi imposer aux savants par son développement scientifique. Et il fallait que l’antiquité fût écartée pour que le triomphe de la raison fût entier. On nomme encore les anciens avec éloge : c’est que l’éducation classique subsiste dans les collèges, et fait partie des « perfections » nécessaires à l’homme du monde. Sous la discipline des Jésuites qui sont les grands éducateurs, l’étude des anciens est un instrument de culture élégante, qui sert à décorer la surface et comme à façonner les manières des esprits. Le sens de l’art antique n’existe ni dans les salons ni chez les écrivains : pour trouver des modèles littéraires, on ne va pas au-delà du xviie siècle. Perrault a gagné sa cause, sur le fond. On copie donc les chefs-d’œuvre du xviie siècle ; on en imite les procédés, on en suit les règles servilement, par préjugé ; le monde, qui a adopté cette littérature faite pour lui, ne permet pas qu’on change rien aux formes qu’elle présente. On masque par une habileté routinière le défaut du sens artistique. De là la décadence des formes d’art et la faiblesse de la pure littérature.

On met l’intelligence partout, et l’on s’imagine qu’elle suffit à tout. La langue, n’étant plus maniée par des artistes, atteint la perfection de son type dans l’étroite fusion de l’esprit scientifique et de la délicatesse mondaine, elle devient absolument intellectuelle. Elle n’exprime plus rien de concret, de naturel. Elle n’a plus couleur ni son ; il ne subsiste plus que le mouvement, un mouvement abstrait et comme idéal. La phrase se développe comme une ligne ; elle n’a plus de corps, de modelé ; rien que des contours, ou des arêtes. De ces conditions, pourtant, le xviiie siècle saura tirer un art, un art bien à lui et bien français, intellectuel et mondain, fait d’esprit et d’élégance : art paradoxal en son essence puisqu’il aspire à se passer d’éléments sensibles.

Il reste à signaler un caractère de la philosophie du xviiie siècle, qui dépend de tous les autres ou s’y relie : elle est cosmopolite, et elle donne naissance à une littérature cosmopolite. La société du xviiie siècle est trop désintéressée de la chose publique, pour conserver le patriotisme ; elle tient les malheurs de l’État pour indifférents. Elle triomphe quand la France est humiliée. Elle voit dans toute l’Europe ses idées, sa langue, ses œuvres répandues, admirées, imitées : la culture aristocratique est la même chez tous les peuples civilisés, et cette culture est française. Les armées du roi sont battues par un Prussien : mais ce Prussien parle français, et il est plus pareil à nous qu’au grenadier qui meurt pour lui.

Le moins que l’esprit français puisse faire pour reconnaître cette universalité de domination qu’on lui cède, c’est de tenir les sociétés qui l’adoptent en même estime que celle où il est né. Il le fait d’autant mieux que son principe constitutif l’y porte. Il ne regarde que l’homme idéal, la définition de l’homme : mais cet homme en soi n’est pas Français plutôt qu’Allemand : il est Européen, il est partout où il y a des hommes ; et toutes les vérités que conçoit la raison d’un homme sont faites pour cet homme universel. Le pays qu’on préfère, c’est celui où la philosophie règne ; et, comme on vit en France, on voit aisément qu’elle n’y règne pas : il suffit au contraire de quelques lettres de princes ou de grands seigneurs pour faire croire qu’elle règne ailleurs plus souverainement que chez nous.

3. Division du dix-huitième siècle §

Le xviiie siècle n’est pas uniforme dans son développement. Il se divise naturellement en deux périodes (1715-1750 ; 1750-1789). Dans la première s’affirme l’insensibilité esthétique de l’esprit « philosophique, mais s’épanouit en même temps cet art spécial, unique, qui trouve en Marivaux sa perfection. Dans la seconde se réveillent les facultés oratoires, précédant les facultés poétiques : nous avons vu, au xviie siècle, le lyrisme se résoudre en éloquence ; on refait le même chemin en sens inverse. Des impulsions sentimentales, des besoins imaginatifs commencent à troubler les opérations de la lucide et froide intelligence. Des réalités, des morceaux de nature entrent dans l’esprit de l’homme ; des images, des sensations s’infiltrent dans la littérature.

La première période, où dominent Montesquieu et Voltaire, où les purs littérateurs, à peine marqués ou imprégnés à leur insu de l’esprit du siècle, brillent assez nombreux, cette période nous présente une critique encore modérée des institutions établies et des croyances du passé. Dans la seconde, avec Diderot, avec Rousseau, avec Voltaire qui force le pas pour rester à la tête du mouvement, l’attaque devient plus violente et plus générale. Toutes les forces révolutionnaires — les forces intellectuelles, s’entend — entrent en ligne, et la victoire est complète. L’ancien régime finit en idylle, dans la persuasion où est toute cette société, que rien ne résiste plus à la raison : la diffusion des lumières est accomplie ; le règne de la vérité et de la justice va venir.

Chapitre II
Précurseurs et initiateurs du xviiie siècle §

Irréligion foncière du xviiie siècle. — 1. Les libertins ; les sociétés du Temple et de ¡Sinon. — 2. Les cartésiens : Fontenelle. — 3. Les théologiens : Bayle.

Dans la critique générale des opinions traditionnelles et des institutions établies qui fut l’œuvre du xviiie siècle, le point capital est la destruction du principe de la foi. Il n’y a pas eu de révélation ; les lois de la nature n’ont jamais été dérangées par une intervention divine ; tout ce qui est arrivé, arrive, arrivera dans la vie de l’univers et de l’humanité, est naturel, donc rationnel. Le surnaturel, le miracle, est une illusion ou un mensonge. Voilà l’essentielle affirmation du xviiie siècle ; quelques-uns des plus grands esprits qu’il ait produits, l’ont repoussée ; mais, à leur insu, elle a dirigé leur pensée. Car la suppression du christianisme, d’un idéal religieux qui fournit une règle de vie avec une espérance de bonheur ultra-terrestre, mais infini, cette suppression seule explique la fureur de zèle humanitaire avec laquelle les philosophes veulent refaire la société pour mettre dans cette vie toute la justice et tout le bonheur.

Les vrais maîtres du xviiie siècle sont donc ceux qui lui ont appris à détruire le système du christianisme. Ces maîtres furent les cartésiens, et les théologiens, plus que les libertins.

1. Les libertins §

J’ai montré Saint-Evremond, cet esprit curieux et indépendant qui ne subit de servitude que celle des bienséances mondaines ; ce douteur paradoxal en qui il y a du Montaigne, et du Voltaire aussi, parfois du Montesquieu, quand il juge le peuple romain et ses historiens ; ce franc matérialiste, qui, dans sa vieillesse, forcé de renoncer à tous les plaisirs, éloigna toute espérance indémontrable, et se consola par deux réalités : l’activité de son esprit, et la solidité de son estomac.

Mais que pouvaient ces libertins contre la religion chrétienne, telle que l’avaient faite dix-sept siècles de développement continu ? Au Temple, chez les Vendôme, l’épicurisme était surtout pratique. On ne raisonnait pas, on ne disputait pas : on n’en voulait pas à l’Église, pourvu qu’on n’en sentît pas le joug ; et on lui permettait d’être maîtresse ailleurs. On aimait, on buvait, on jouait, on riait ; on n’en demandait pas davantage.

Plus sérieux étaient les amis de Ninon et Saint-Evremond. L’exercice intellectuel les occupait plus, ne fût-ce que parce que ces épicuriens, lorsqu’ils nous parlent, sont hors d’âge, condamnés à pécher surtout d’intention et de langue. On raisonne donc, on examine, on pose des principes, mais par jeu, pour passer le temps, sans méthode suivie, sans intention de propagande. Ceux-ci non plus, avec leurs railleries légères et décousues, leurs conversations de coin du feu, leurs lettres piquantes, dont ils se divertissent entre gens convertis d’avance, ne sont pas bien redoutables. Le doute vagabond de Montaigne ne serrait pas d’assez près ces dogmes si fortement liés ; il n’était pas de force à les dissoudre et à les faire écrouler. Il fallait aussi, pour mettre de la suite dans l’attaque, et pour gagner l’esprit du peuple, un amour scientifique du vrai, un enthousiaste dévouement à la raison, qui faisait défaut à ces mondains blasés. Le zèle de la vérité fut l’apport de l’aimable, du discret Fontenelle : la méthode critique fut l’apport du savant et solide Bayle.

2. Fontenelle §

Le cartésianisme, à la fin du siècle, en s’éloignant de la doctrine formelle de Descartes, manifestait de plus en plus la puissance de sa méthode. Le mouvement cartésien aboutit, avec le pieux Malebranche et ses disciples, à dresser un système hétérodoxe, et avec le juif hollandais Spinoza, qui inquiéta, épouvanta les penseurs chrétiens, à exclure totalement jusqu’à la possibilité même d’une vérité chrétienne.

Fontenelle465, qui n’a pas fondé de système, porta sans en avoir l’air un coup violent à la religion : son œuvre ne fut pas théorique, mais pratique. Il révéla au rationalisme mondain son essentielle identité avec l’esprit scientifique : il vulgarisa la science et ses principes. Il acheva d’éveiller dans ces légères intelligences des salons le besoin de tout comprendre, la conviction que l’inexplicable n’est que de l’inexpliqué.

Fontenelle était un neveu des deux Corneille. A l’école de son oncle Thomas, il apprit à écrire facilement et médiocrement dans tous les genres : il fit des vers, une tragédie, des opéras, des pastorales, des lettres galantes ; il avait une sécheresse glacée et spirituelle, une pointe aiguë de style, aucun naturel, aucune spontanéité. Tant qu’il ne fut qu’un faiseur de vers et auteur de théâtre, il justifia les satires de La Bruyère et de J.-B. Rousseau : c’était bien le précieux Cydias, et « le pédant le plus joli du monde ». Il y avait pourtant déjà des vues bien fines, une solide indépendance de jugement sous la délicatesse épigrammatique des Dialogues des Morts (1683). Mais Fontenelle trouva sa vraie voie lorsqu’il composa ses Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), puis lorsque, ayant été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences (1697), il écrivit l’Histoire de l’Académie et les Éloges des Académiciens : il entra alors tout à fait dans son rôle, qui était d’être le maître de philosophie des gens du monde, d’introduire la science dans la conversation des femmes.

Il fut parfait dans ce rôle. C’était un homme du monde exquis : d’humeur toujours égale, doux, poli, souriant. Un bon fonds d’égoïsme et d’indifférence, l’éloignant de toute passion violente, le faisait souverainement aimable. Il était incapable de s’emporter, de s’échauffer, incapable d’un mouvement spontané, d’un élan irréfléchi. Mais il était intelligent, et à force d’intelligence il évita la petitesse de l’égoïsme. Il suivait en tout la vérité ; il était juste, il était bienfaisant par intelligence. Seul à l’Académie, il vota contre l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre, contre cette mesure d’hypocrite servilité. Il était libéral, quand on lui demandait ; Mme Geoffrin disposait de sa bourse en faveur des pauvres : il ne refusait jamais, mais il n’offrait pas. Il n’avouait qu’un sentiment, un commencement de passion : « un peu de faiblesse pour ce qui est beau, disait-il, voilà mon mal ». Il devait dire : pour ce qui est vrai ; mais il était si peu artiste, qu’il ne concevait pas d’autre beauté que celle d’une pensée fine ou d’une démonstration élégamment conduite.

Cette faiblesse ne l’entraîna jamais : il garda toujours une réserve très discrète. « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. » Ce n’était pas timidité intellectuelle, ou prudence personnelle : c’était délicatesse : il haïssait le tapage, le scandale, les luttes brutales ; tout cela était de mauvais ton ; il était trop bien élevé pour faire l’apôtre ou le tribun. Il était trop aristocrate aussi pour semer la vérité à pleines mains, en plein champ. Il estimait que la masse des esprits, peuple ou grands, n’est pas apte à recevoir la vérité, qu’elle est faite pour un petit nombre d’intelligences, où elle ne se déforme pas, et ne porte pas de mauvais fruits.

Il causa de la science agréablement, avec une légèreté, une grâce, une ironie souvent exquises, et, il faut le dire aussi, avec un excès parfois de gentillesse et de galanterie. Il lui arrive de mettre trop de rubans et de pompons à son style, et de tourner l’astronomie en madrigaux ; si la science en est un peu rabaissée, la conquête des salons valait bien quelques sacrifices, et ce n’était pas trop l’acheter que de quelques fadeurs. Mais la grande qualité de Fontenelle, et par où il donna le ton à toute la philosophie du siècle, ce fut la clarté. Il demandait aux dames, pour comprendre sa Pluralité des mondes, tout juste la même somme d’attention dont elles ont besoin pour suivre la Princesse de Clèves. Il exposa le système de Copernic et les découvertes de tous les académiciens de telle sorte que tout le monde entendait et retenait.

Il s’attacha surtout à faire ressortir les règles fondamentales de la méthode scientifique, à y accoutumer les esprits : ne rien croire que par raison, savoir douter, savoir ignorer. « Je ne vois qu’un grand je ne sais quoi, où je ne vois rien », écrit-il à propos des habitants des planètes. Il ne faut pas craindre les nouveautés : toutes les vérités ont été neuves à leur jour. Par une démonstration ingénieusement hardie, Fontenelle établit que la vraisemblance est du côté du paradoxe contre la tradition. Il enfonce dans les esprits la foi au progrès, par le spectacle de toutes les découvertes que la raison a faites dans les sciences au siècle précédent. Il n’accorde guère aux anciens que le mérite un peu négatif d’avoir diminué le nombre des erreurs possibles, d’avoir en quelque sorte usé les plus fausses absurdités, qui auraient eu chance, s’ils ne les avaient essayées, de retenir quelque temps la raison moderne.

L’œuvre la plus significative de Fontenelle est son Histoire des oracles (1687), qu’il tira d’un ouvrage latin, lourdement érudit, du Hollandais Van Dale. La thèse est d’apparence inoffensive : Fontenelle y établit irréfutablement que les oracles des anciens n’ont pas été rendus par les démons. Ce soin pouvait paraître superflu aux environs de 1700. Mais faisons attention au raisonnement. Fontenelle analyse les causes de la crédulité qu’ont rencontrée les oracles : on y a cru, parce qu’on voulait y croire. L’esprit humain, dans l’ignorance, aime le merveilleux. Par légèreté et paresse intellectuelle, on a plus tôt fait d’expliquer que vérifier ; et l’on interprète des prodiges qui n’existent pas : témoin la charmante anecdote de la dent d’or, qu’un enfant en Silésie avait, disait-on, en la bouche. La crédulité de la foule encourage la fourberie de quelques-uns ; l’intérêt des prêtres les pousse à profiter de l’ignorance populaire. Les oracles n’ont cessé que lorsque l’esprit humain s’est éclairé : la philosophie les a fait taire.

L’argumentation de Fontenelle dépasse la thèse qu’il a avancée. Tout ce qu’il dit des oracles pourra se dire des miracles. L’impression qu’on garde du livre, c’est qu’il faut n’accepter le merveilleux qu’à bon escient, que le merveilleux, en réalité, doit s’évanouir par un contrôle sérieux des faits. On recueille dans l’ouvrage, çà et là, négligemment jetés, certains mots sur Platon inventeur de dogmes, exposant l’idée de la Trinité, et d’autres pareils, qui achèvent de nous faire saisir la vraie pensée de Fontenelle. Au fond, cette innocente critique de la foi des anciens à leurs oracles est la première attaque que dirige l’esprit scientifique contre le fondement du christianisme466. Tous les arguments purement philosophiques dont on battra la religion, sont en principe dans le livre de Fontenelle.

3. Bayle §

La science n’assiégea pas seulement la religion par le dehors, elle y pénétra pour la mieux ruiner. Elle prit le dogme corps à corps, elle essaya d’y mettre en évidence toutes les marques de l’invention humaine et d’y rendre inutile l’hypothèse d’une action divine. Ce procédé de critique fut peut-être le plus efficace et le plus fatal à l’Eglise : et ce furent les théologiens qui l’enseignèrent aux philosophes.

Les protestants, qui prétendaient restaurer la primitive Église, avaient été amenés à faire la part du divin et de l’humain dans le corps des traditions chrétiennes, soit contre le catholicisme romain, soit contre les sectes rivales issues également de la Réforme. Ils avaient appelé à leur aide la philologie et l’histoire, pour discuter telle interprétation des Livres Saints, établir l’origine de telle portion du dogme et de la discipline. Les catholiques avaient suivi les réformés sur ce terrain ; et l’on avait vu Bossuet, dans son Histoire des Variations, démontrer par la méthode historique le développement continu et divergent des doctrines réformées. Il avait montré — avec une pénétration peut-être imprudente — que toutes les pièces de la tradition se tiennent, que l’on ne peut commencer à refuser soumission à l’Église sans aller jusqu’à l’incroyance absolue, que la négation, logiquement, doit gagner de dogme en dogme jusqu’à ce que rien du dogme ne subsiste, et que les seuls sociniens sont conséquents, qui sont arrivés à dépouiller la religion de tous les mystères.

D’autre part, en dehors de toute polémique, de pieux érudits appliquaient à la religion les principes de la méthode scientifique. Les Bénédictins, à force de candide soumission, élaguaient de la légende chrétienne une foule de saints apocryphes et de faux martyrs, sans inquiéter l’autorité ecclésiastique. Moins heureux étaient Dupin dans ses recherches sur les Conciles, et surtout Richard Simon dans ses études philologiques sur les deux Testaments et sur les Pères. Ceux-ci ne touchaient plus seulement, comme les Bénédictins, aux ornements de la religion, mais à ses fondements, qu’ils ébranlaient par le seul emploi d’une méthode qui écartait la tradition de l’Église comme une idée préconçue.

Tout ce qui, dans l’œuvre des théologiens depuis cent cinquante ans, pouvait servir à la démolition de la religion, se ramassa dans les écrits de Pierre Bayle et surtout dans son Dictionnaire historique et critique467. C’était un probe et fort esprit, excite plutôt que tourmenté par l’impossibilité de savoir où est la vérité. Il était né protestant, se fit catholique, se refit protestant. La Révocation le jeta hors de France ; il professa à Rotterdam, où le violent Jurieu lui chercha querelle : ses livres furent censurés, sa chaire lui fut retirée. Rien de tragique au reste dans cette âme inquiète et dans cette vie orageuse : Bayle est une figure originale de savant à la vieille mode : paisible, doux, gai, sans ambition, indifférent à la gloire littéraire, il s’enferme dans son cabinet, et ne se croit jamais malheureux, dès qu’il peut lire, écrire, imprimer en liberté. Il travaille assidûment, sans fatigue ; c’est sa vie et sa joie468. Il a le savoir d’un érudit, le sens d’un critique ; il cherche la vérité, d’une affection ferme et sereine, qui a l’air d’une fonction plutôt que d’une passion de sa nature.

Il n’est pas écrivain, pas artiste au moindre degré. Il est aussi incapable de composer que Montaigne. Son Dictionnaire historique et critique est un amas d’observations faites sur les erreurs ou les omissions d’un dictionnaire, celui de Moréri. Les notes, « farcies » de citations françaises, latines, grecques, tiennent dix fois plus de place que le texte : on y trouve de l’histoire, de la géographie, de la littérature, de la philologie, de la philosophie, des gaillardises469, mais surtout de l’histoire religieuse et de la théologie.

Bayle n’a point de système, évite de dresser des théories. Sa méthode est d’alléguer toutes les raisons pour et contre les opinions établies. Ce n’est pas sa faute si les raisons contre paraissent les plus fortes, si, après l’avoir lu, l’on est tenté de conclure pour les hérétiques. Il excelle à faire ressortir que les opinions délaissées pouvaient se défendre, et n’étaient pas plus absurdes en réalité que les opinions victorieuses. Il a peine à ne pas marquer de faveur au manichéisme, dans lequel il trouve beaucoup de raison. Mais il est, en somme, dégagé de tout préjugé religieux ou philosophique. Il enseigne à ne pas croire, à se réserver. Sa doctrine positive est la haine de l’intolérance et l’amour de la paix : il n’y a pas de vérité assez certaine pour valoir qu’on s’égorge. Et l’homme n’a pas besoin qu’on lui en fournisse des causes : il est par lui-même un animal suffisamment féroce et indisciplinable.

Le dictionnaire de Bayle fut un des livres essentiels du xviiie siècle ; il fit les délices de Voltaire, de Frédéric II, de tous les incrédules ; c’est le magasin d’où sortit presque toute l’érudition philosophique, historique, philologique, théologique, dont les philosophes s’armèrent contre l’Église et la religion. Ils n’eurent qu’à choisir, aiguiser et polir. Avec l’indigeste, substantielle, et copieuse pâte que leur fournissait Bayle, ils firent ce qu’on appela en ce temps-là « les petits pâtés chauds de Berlin » ; ils découpèrent dans les effrayants et peu maniables in-folio de petits livres portatifs, amusants, lus de tout le monde.

Ainsi des trois courants, scepticisme mondain, rationalisme scientifique, et critique érudite, se forma un courant unique, qui fut irrésistible.

Livre II
Les formes d’art §

Chapitre I
La poésie §

1. Réveil de la querelle des anciens et des modernes : La Motte-Houdar et ses idées. Éloignement de l’antiquité. Absence de l’idée et du sentiment de l’art. — 2. Faiblesse de la poésie au xviiie siècle : littérature morte. Rhétorique, ou esprit.

Le fait général le plus sensible dans la première moitié du xviiie siècle, c’est la décadence des genres d’art. Ils ne vivent que d’une vie factice, soutenus par la mode et par l’éducation, réduits à l’application mécanique de règles devenues arbitraires, parce qu’on n’en comprend plus le sens artistique.

1. Les idées de la Motte-Houdar §

Et d’abord la poésie a disparu. La querelle des anciens et des modernes s’est réveillée : c’est le premier épisode de la vie littéraire du xviiie siècle. Un homme d’esprit, Houdar de la Motte470, ami de Fontenelle et l’un des oracles du salon philosophe de Mme de Lambert, s’est avisé en 1714 de traduire l’Iliade en vers. Son dessein est de manifester par un cas illustre la loi du progrès : il prétend refaire telle qu’Homère l’eût écrite s’il eût vécu en 1714. Il corrige donc les caractères des dieux, des héros, leurs actions brutales, leurs injurieux discours, la prolixité des descriptions, la négligence des redites, tout ce qui choque la morale, la politesse, le goût d’un siècle éclairé. Ainsi perfectionnée, l’Iliade se réduit à douze chants : et ce qui tombe, c’est tout ce qui n’est pas la notation sèche du fait, tout ce qui est sentiment, couleur, poésie. En compensation, La Motte prête à Homère l’esprit galant et les pointes : il nous donne un Achille fait à souhait pour les Nuits blanches de Sceaux. La Motte savait mal le grec et travaillait sur la traduction en prose de Mme Dacier, une lourde, honnête et respectueuse traduction. Mme Dacier fut scandalisée de ce travestissement : elle fulmina contre La Motte ses Causes de la corruption du goût, cédant à son adversaire l’avantage de la politesse. Il n’avait pas besoin de cela pour mettre de son côté un public dont il exprimait le goût secret.

La Motte ne répète pas simplement Perrault : il fait un pas de plus. Ce n’est pas réellement aux anciens qu’il en veut ; c’est à la poésie. La poésie est contraire à la raison. En effet, elle se compose de deux éléments : les figures audacieuses, et le vers. Elle consiste à se donner beaucoup de mal pour ne pas parler naturellement ni clairement. On force sa pensée, on la déforme, on l’obscurcit par l’embellissement des figures ; on l’estropie, on la mutile, on la fausse par la contrainte du vers, de la mesure, de la rime. La Motte ne peut assez s’étonner « du ridicule des hommes qui ont inventé un art exprès pour se mettre hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudraient dire ». Ne vaut-il pas mieux s’en tenir à la prose ? « La prose dit blanc dès qu’elle veut, et voilà son avantage. » Les meilleurs vers sont chargés d’impropriétés, d’incorrections, de louches équivoques : dans leur perfection idéale, ils doivent être comme de la prose, nets, clairs, précis ; pourquoi, dès lors, ne pas écrire tout de suite en prose ? En conséquence, La Motte fait des tragédies en prose, des odes en prose.

La Motte parle de la poésie comme un aveugle des couleurs. Sa théorie prouve une inintelligence absolue de la poésie, qu’il réduit à une forme artificielle. Cependant je suis tenté de lui donner raison, dans le temps et dans les circonstances où il écrit. Il n’y avait plus de poètes, plus d’artistes : ne valait-il pas mieux laisser le vers et les formes d’art, et écrire en bonne, simple et franche prose ? La Motte le pensait, et son ami Fontenelle était tout à fait de son avis. Ils eurent pour eux Trublet et Terrasson ; c’est peu ; mais ils eurent Duclos, ce qui vaut mieux, et ils eurent Montesquieu ou Buffon, ce qui est considérable. Ces deux grands esprits condamnaient la poésie, parce qu’ils n’étaient pas poètes, le vers, parce que, n’étant pas poètes, ils n’en avaient pas besoin ; et ils ne voyaient autour d’eux que des gens qui versifiaient sans nécessité, qui eussent mieux fait de parler en prose.

Cependant les idées de La Motte choquaient trop les habitudes d’esprit de la bonne société, les préjugés de l’éducation et du monde, pour avoir chance d’être reçues. Il s’attira une foule de répliques, ode de M. de la Faye, épître de M. de la Chaussée, sans compter les épigrammes de J.-B. Rousseau. Mais l’homme qui gagna la cause des vers, et fit perdre la partie à La Motte, ce fut Voltaire. Voici un des plus beaux cas de l’influence de l’individu dans l’évolution littéraire. Par la séduction de son esprit, par la sincérité de sa conviction, par sa facilité brillante de versificateur, et l’éclat de ses premiers poèmes, Voltaire réduisit les théories de La Motte à passer pour des paradoxes sans conséquence.

2. La poésie sans poésie §

Le résultat est connu : les vers et les versificateurs pullulèrent ; on n’en eut pas plus de poésie et de poètes. Il n’est pas utile d’insister : cette partie de notre littérature est une partie morte ; ayons le courage d’en alléger notre exposition471.

La raison domine dans toute cette production versifiée, et la raison d’un siècle analyseur, abstracteur, argumenteur et critique ; on ne rencontre pas un éclat de passion, pas une impression, pas une image : aucune trace fraîche enfin de la nature ou de la vie.

Les odes de La Motte s’appellent le Devoir, le Désir d’immortaliser son nom, la Bienfaisance, l’Émulation : ce sont des dissertations méthodiques, parfois ingénieuses, où la part de la poésie se marque par l’emphase, la dureté, la cacophonie, l’effort sensible pour ne pas parler comme tout le monde. Il semble que La Motte gâte, à les mettre en vers, de bons morceaux de prose. Les odes de Jean-Baptiste Rousseau, de Voltaire, de Thomas, de Lefranc de Pompignan, de Lebrun — ce ne sont pas les noms qui manquent — sont des exercices de rhétorique, parfois brillants, jamais sincères : le lieu commun impersonnel en fait le fond.

Faut-il parler de l’épopée ? La Henriade irait rejoindre Alaric et la Pucelle, si Voltaire n’avait entouré son poème, truqué et fardé, de notes qui sont souvent de curieuses dissertations littéraires et historiques, si le nom de l’auteur aussi ne constituait pas seul un intérêt sensible à l’ouvrage.

Les poèmes didactiques sont là pour prouver la supériorité de la philosophie du siècle, lorsqu’elle s’exprime en prose. Je ne parle pas de l’ennuyeux Racine ou de l’innocent Delille : les Discours sur l’homme de Voltaire, en s’enveloppant de la dignité du vers, ont perdu ce trait, ce mordant, ce jaillissement d’idées, d’ironie et d’esprit, toutes les qualités les plus constantes enfin et les plus séduisantes de l’humeur voltairienne.

Les élégiaques sont ou des libertins qui s’échauffent par des images polissonnes, ou des coquets insensibles qui font de l’esprit sur des idées d’amour.

Ce n’est aussi qu’une idée de la nature qui emplit tant de poèmes sur la nature, Saisons de Saint-Lambert, Mois de Roucher, Jardins de Delille. La plupart sont écrits par des Hommes du monde qui n’ont vu la nature que dans leurs parcs ou à l’opéra. Ils l’affadissent, par toutes les niaiseries qui ont passé en lieu commun sur l’innocence de la vie champêtre. Mais surtout le vice radical de leurs descriptions, c’est qu’ils donnent ou suggèrent les noms des objets naturels : ils n’en procurent jamais la vision. Ils semblent dresser des inventaires, et non peindre des paysages. Cela est sensible chez Delille, le maître des poètes descriptifs du siècle.

Au fond, toute cette poésie est mort-née ; elle ne peut vivre dans l’atmosphère que lui fait la raison philosophique. On ne recherche et l’on ne sent que l’exactitude scientifique de la pensée et de l’expression ; on n’a que des idées abstraites à exprimer, et on ne les rend que par des signes abstraits. Pour mettre de l’art, on recourt aux figures de rhétorique et aux machines poétiques : personne n’y croit, mais c’est la mode, et cela fait bien. On use de termes convenus, et d’un langage qui paraît noble, parce qu’il n’est pas celui de la vie courante. A mesure que le siècle avance, la grande ressource de la poésie est la périphrase, qui substitue la description de l’objet au nom de l’objet. Mais cette description n’est pas faite pour susciter une image : c’est un petit problème qu’on offre à résoudre à l’intelligence du lecteur ; et tout est dit quand il a trouvé — non la chose — mais le mot. Il ne s’agit que de poser élégamment les termes du problème, de façon que la solution se présente instantanément à l’esprit. Ou traite le vers mathématiquement, par le compte exact des syllabes. Du son des mots, on n’a cure, et par conséquent on néglige la rime ; bonne ou mauvaise, elle indique suffisamment la fin du vers : et n’est-ce pas à cela qu’elle sert ? On ne sait plus ce que c’est que le rythme : il ne s’agit que de mettre la césure ici ou là.

Pour être justes, disons qu’on a fait au xviiie siècle des vers charmants, et beaucoup : dans les genres où l’esprit suffisait. Je ne dis rien des contes ; la polissonnerie froide et concertée y étouffe l’esprit ; il n’y a là pour nous qu’ennui et dégoût. La satire lyrique du xvie siècle ou du xixe ne saurait se rencontrer ; mais on trouvera la satire analytique, critique, épigrammatique, le pamphlet en vers, amusant ou virulent, qui dissout les doctrines ou diffame les hommes. Un provincial gauche, à qui les salons ne firent pas fête, Gilbert, a trouvé dans les blessures profondes de son amour-propre une source d’amertume éloquente : il a vu le faible de son siècle, les petitesses de ses grands hommes, et sa raillerie s’est abattue, précise, lourde, assommante. Voltaire est exquis, quand il lâche la bride à sa verve et se moque de tout ce qui le gêne, hommes et choses : il arrive dans le Pauvre Diable, dans les Systèmes, dans la Vanité, à égaler sa prose par ses vers.

Il est le maître aussi dans les stances, les épitres, dans tous les genres agréables qui fixent l’esprit de la conversation. Il a été à bonne école, il a recueilli chez Vendôme et chez la duchesse du Maine la tradition des Hamilton et des Chaulieu : il a le secret charmant de ces choses légères, qui s’évaporent à l’examen et semblent faites de rien. Une pointe d’idée, une ombre de sentiment, c’en est assez, et toute la nature de Voltaire se répand dans ces petites pièces.

En ce genre, il y aurait bien des noms à citer. Je ne nommerai que Gresset, chez qui point déjà un air de rêverie mélancolique étouffé sous la volonté de rire, et Piron, l’intarissable, gaillard et drolatique Piron, qui n’a jamais rien dit de plus plaisant que les mots de bonne foi où il se mettait sans rire au-dessus de Voltaire.

Voltaire, même dans la poésie légère, reste infiniment supérieur à Piron, comme à Gresset, comme à tous les autres : il est au-dessus du genre ; il a des idées, qui lui donnent corps et substance. Les autres sont trop vides. On est vite fatigué de ce miroitement, de ces reflets, de ces paillettes, de ces étincelles.

Enfin, je mettrai à part les épigrammes : c’est le triomphe du siècle. On en faisait si naturellement, si infatigablement en prose, qu’il n’est pas étonnant qu’on en ait fait en vers de réellement parfaites. Piron y est d’une bouffonnerie saisissante avec un grain de fantaisie délicieux : Voltaire y porte une justesse aiguë de pensée et d’expression. Mais l’artiste supérieur en cette bagatelle, c’est Lebrun, le faiseur d’odes, celui qu’on appelait Lebrun Pindare. Il a une âpreté qui donne du sérieux à l’épigramme et par la sûreté des applications, par la nerveuse perfection de la forme, il a su agrandir ce jeu d’esprit : il en a fait un appareil de condensation de la critique littéraire ; ses meilleures pièces sont comme des extraits concentrés et mortels. La Harpe en a su quelque chose.

Il y a donc de quoi lire, et où se plaire dans les ouvrages en vers du xviiie siècle. Mais aucune œuvre ne compte dans l’histoire de la pensée ; et cela est grave, en un siècle où la pensée est tout ; surtout, il manque à cette poésie d’être poétique. Il faut franchir tout le siècle : nous verrons reparaître inopinément la poésie et l’art, avec André Chénier.

Chapitre II
La tragédie §

1. Décadence de la tragédie : ni nature ni vérité. Crébillon ; la tragédie romanesque et horrible. — 2. Voltaire : justesse de la conception, faiblesse de l’exécution. Voltaire et Shakespeare : inventions et artifices qui modifient la forme de la tragédie. Le théâtre philosophique. — 3. Rien autour ni à la suite de Voltaire.

Le xviiie siècle a fait effort pour ranimer la tragédie. Ses remèdes ont achevé de la tuer.

1. Crébillon §

Elle était bien malade, dès le jour où elle perdit Racine : par un effort de génie qui ne sera pas renouvelé, il avait su pousser son observation bien au-dessous de la surface polie des mœurs actuelles jusqu’aux explosions immorales, douloureuses, brutales, des passions naturelles. Comme le hasard ne suscite après lui personne qui puisse faire équilibre aux circonstances par son tempérament, la force des circonstances l’emporte, et étouffe la tragédie. La vie de société ne laisse pas aux émotions profondes de l’individu le droit de s’exprimer, et élimine de plus en plus rigoureusement par la tyrannie des formes les réalités de sentiment et d’action qui pourraient servir de modèle à la tragédie. Or, en même temps, la condition des gens de lettres se relève ; la considération dont ils jouissent les introduit et les enferme dans le monde ; leur champ d’observation se trouve par là singulièrement restreint, et le rideau des bienséances sociales s’interpose entre leur œil et la nature. L’objet, le don, le goût de l’observation psychologique s’évanouissent également ; et cette connaissance de l’homme qui avait fait l’intérêt de la tragédie au siècle précédent disparaît sans laisser de traces. La forme du genre subsiste, mais la vie s’en est retirée.

La tragédie se fait par procédés : elle consiste dans un système de règles et de moyens que l’on considère comme inamovibles. Les formules des situations, des caractères, des passions se sont fixées. Ce n’est plus qu’un exercice littéraire, un jeu de société, où il ne s’agit que de passer adroitement par les conditions convenues. Tout l’art des auteurs, tout l’intérêt des spectateurs se portent à peu près sur cette unique question : étant donné un sujet tragique, comment les situations tragiques seront-elles ingénieusement esquivées et réduites aux bienséances ? On n’a plus à regarder la nature : il suffit de connaître Racine, Corneille et Quinault. Racine est pris pour un maître d’élégance et de noblesse. Corneille enseigne à corser un sujet par l’histoire, les intrigues de palais. Et Quinault, enfin, Quinault montre à bâtir un roman héroïque et galant : car le vide de ces tragédies ne peut être rempli que par les complications romanesques.

C’est ce que nous apprenaient déjà Campistron et Lagrange-Chancel, dont j’ai dit précédemment un mot ; et Crébillon n’est pas pour modifier nos conclusions472. Crébillon, qui eut un immense succès, est un homme d’imagination-active, sans cesse occupée à emmêler et à démêler les fils d’une action romanesque. La qualité des matériaux lui est indifférente : il prend à La Calprenède, à Corneille, à Racine, des situations, des caractères, des sentiments ; il amalgame des lieux communs, il invente des férocités ou des héroïsmes sans exemple ; peu lui importe ; jamais il n’a jeté un regard vers la nature. Il traite la tragédie comme un problème, dont les données sont conventionnelles et ne doivent jamais être discutées. Le tout est de tirer de ces données ce qu’elles comportent de situations surprenantes. Mais qu’est-ce qu’une situation surprenante ? Crébillon eut une idée géniale : il comprit que, dans l’état des mœurs, une belle scène était celle qui présenterait la situation la plus contraire aux bienséances, d’une manière conforme à ces bienséances473. Des sujets horribles, adroitement affadis, voilà tout son art.

Il n’y a qu’un moyen de résoudre l’antithèse du sujet atroce et du goût poli : c’est d’escamoter le sujet, et Crébillon s’y applique. Le moyen le plus simple et le plus ordinaire qu’il ait employé, est l’incognito, à des degrés, et, pour ainsi dire, à des puissances diverses, selon l’écart du fait et des bienséances ; cet incognito est simple quand l’un des acteurs est connu de l’autre, réciproque quand ils se méconnaissent tous les deux, personnel quand le sujet s’ignore lui-même. Il n’y a pas d’atrocité qui résiste à ce moyen. Prenez un inceste : si la mère et le fils sont inconnus l’un à l’autre, vous avez ôté la substance et gardé l’écorce de l’inceste474. Prenez un parricide : vous doserez l’horreur à volonté, selon que la mère connaîtra son fils, ou non, et selon que le fils se connaîtra lui-même, ou non475. Autre avantage des incognitos : les reconnaissances s’y attachent ; ce sont de bons coups de théâtre ; et rien n’est plus commode que d’y emboîter un dénouement.

Lisons Rhadamiste et Zénobie, la plus célèbre et caractéristique tragédie de Crébillon. Pharasmane et ses deux fils, Arsame et Rhadamiste, sont amoureux de Zénobie ; mais Zénobie est mariée à Rhadamiste ; l’amour de Pharasmane et d’Arsame est incestueux : voilà l’horreur. Voici l’affadissement : Zénobie se fait nommer Isménie ; Pharasmane et Arsame ignorent qu’ils l’ont, l’un pour belle-fille, et l’autre pour belle-sœur. Zénobie, qui se connaît, aime Arsame : nous voyons poindre un troisième sentiment incestueux. Mais Zénobie se croit veuve : elle est donc libre de fait. Elle a été jadis assassinée par son mari, qui était aussi l’assassin de son père : aucun souvenir n’a donc à contraindre ses sentiments. Faites venir maintenant Rhadamiste sous le nom et le costume d’un ambassadeur romain : que Zénobie le reconnaisse ; voilà un effet, d’où naîtront : 1° une lutte de sentiments dans l’âme de Zénobie, prise entre le devoir et l’amour ; 2° la jalousie du mari, amoureux de sa femme, et qui, se souvenant de l’avoir assassinée, n’en attend pas beaucoup de retour ; 3° la jalousie de Pharasmane et d’Arsame, que les entrevues de la femme et du mari inquiéteront. L’ignorance d’Arsame et de Pharasmane sera ménagée pour produire le plus d’effets possible. Arsame sera le premier instruit ; et cette révélation lui donnera occasion de développer le caractère du généreux qui se sacrifie. Pharasmane ne saura rien : il est chargé du dénouement. Il tue son fils : atrocité, — sans le connaître : excuse. Éclairé sur sa victime, il se tuera : action horrible — et bienséante. Là-dessus, les amants sympathiques seront unis, pour la satisfaction du public. On voit, par cet exemple, comment Crebillon entend son métier : mais que devient la tragédie, ainsi pratiquée ?

2. La tragédie de Voltaire §

Voltaire employa souvent ces artifices : mais il essaya souvent aussi d’y échapper. Admirateur enthousiaste et timoré de Racine, il conservera scrupuleusement les formes léguées par le xviie siècle ; il résistera de toutes ses forces aux doctrines subversives de La Motte qui voulait supprimer de la tragédie les confidents, les monologues, les récits, les unités, et le vers.

Le grand mérite de Voltaire, d’où découle son incomparable supériorité sur tout son siècle, c’est d’avoir compris la tragédie. Il a très bien vu dans Corneille et dans Racine que la tragédie est une action où se développent les types complets des caractères et des passions de l’humanité, dans lesquels tous les exemplaires imparfaits et les mélanges atténués, qui sont la réalité courante, se trouvent contenus. Voilà ce que Voltaire aperçut nettement, et ne cessa de répéter pendant soixante années. C’était là le fondement de son aversion pour le drame : il l’estimait surtout inutile, et, quand on lui parlait d’un certain Vindicatif que composait un des partisans du nouveau genre, il demandait s’il pouvait y avoir un plus grand « vindicatif » qu’Atrée. Avec une conviction véritablement profonde, il essaya d’exprimer les généralités des caractères et des passions dans toutes les tragédies qu’il écrivit, si l’on excepte quelques œuvres de ses vingt dernières années, où les personnages représentent plutôt des opinions philosophiques que des êtres moraux. Ses deux pièces les plus célèbres sont très caractéristiques à cet égard : Mérope et Zaïre. Mérope est « la mère » ; et Polyphonie, Egisthe, Narbas, tous les autres personnages ont pour fonction d’exciter « la mère » à développer toutes les agitations, toutes les douleurs, les espérances, les puissances de souffrir et d’agir d’une âme maternelle. Dans Zaïre, trois caractères sont en relation et réagissent l’un sur l’autre : Orosmane, l’amour jaloux ; Lusignan, la foi fervente ; Zaïre, l’amour passionné aux prises avec le respect filial.

Voltaire s’était très bien rendu compte aussi de l’affadissement de la tragédie sous la tyrannie des bienséances mondaines. Il se plaignait qu’on énervât tous les sujets par la politesse et la galanterie. Il voulait qu’on rendît à l’amour sa fureur, et qu’on n’en fit pas un échange de douceurs ingénieuses. Il voulait qu’on mît l’amour à sa place, et qu’on ne le mît pas où il n’avait que faire : pourquoi l’amour serait-il le seul ressort de la tragédie ? Pourquoi toutes les passions auxquelles peuvent donner lieu les relations de famille, pourquoi le fanatisme religieux, pourquoi l’ambition politique ne seraient-ils pas à leur tour les ressorts de l’intérêt dramatique ? Voltaire476, en conséquence, reprenait les sujets où l’amour se montre en son plus brutal excès ; il traitait le vieux sujet traditionnel de Mariamne ; il empruntait aux Anglais leur Othello qu’il habillait en Orosmane. Dans sa première œuvre, dans Œdipe, il bannissait l’amour, et n’introduisait l’idylle surannée de Philoctète et de Jocaste que sur l’ordre des comédiens, trop jeune encore et trop inconnu pour leur imposer sa volonté. Il ira jusqu’à faire une tragédie sans femmes, la Mort de César. Il ne mettra point d’amour dans Mérope ; il n’en mettra pas dans Oreste, qu’il opposera à la trop galante Électre de Crébillon.

Il sentait que la crainte d’exposer les signes brutaux des passions aux yeux des spectateurs, et l’habitude de montrer seulement les principes moraux des faits, avaient banni à peu près toute espèce d’action de nos tragédies, qui étaient devenues d’assez vides « conversations en cinq actes ». Il ne put s’empêcher d’être frappé, pendant son séjour en Angleterre, de la sauvage énergie des pièces de Shakespeare, de l’intensité des passions, de la rapidité sensible de l’action matérielle : et si barbares qu’il les jugeât, elles lui firent paraître nos tragédies bien languissantes et bien froides. Il y eut une vingtaine d’années, après son retour l’Angleterre (1730-1750), pendant lesquelles il subit visiblement l’influence de Shakespeare. Il est vrai que plus tard, lorsqu’il vit le public s’intéresser à ce Shakespeare que lui-même avait révélé, le vieux classique qui était en lui se révolta. Le succès de la traduction de Letourneur et des adaptations de Ducis le fit éclater de rage477.

Il se révolta aussi lorsqu’il vit, sous l’influence combinée du théâtre anglais et du drame, un pathétique grossier et brutal envahir la tragédie. Il s’emportait contre les comédiens qui voulaient montrer un échafaud tendu de noir dans Tancrède. Il se moquait de la malencontreuse idée que la Comédie eut un jour de mettre en action le dénouement d’Iphigénie. C’est tricherie de surprendre les yeux au lieu de captiver l’âme.

Le malheur de Voltaire fut de n’avoir pas assez de génie pour exécuter ses idées. Il manqua d’abord de patience, de méditation ; il écrivit trop vite : Zaïre fut bâclée en dix-sept jours ; Olympie était « l’œuvre des six jours ». Il lui arriva de refaire trois, quatre fois un acte, une pièce : c’est-à-dire qu’il improvisa trois, quatre actes pour un ; trois, quatre pièces pour une. Puis, pour remplir l’idée qu’il se faisait de la tragédie, l’essentiel lui fit défaut, la pratique de l’observation psychologique, ou la puissance de l’imagination psychologique. Elève attentif du xviie siècle, il a des vues justes, moyennes, peu personnelles, sur le mécanisme de l’âme humaine. Aussi dessine-t-il des caractères vraisemblables, en indications rapides, un peu sommaires ; voilà pourquoi ses tragédies gagnent à être vues plutôt que lues, s’il y a un bon acteur pour compléter l’esquisse tracée par le poète.

Voltaire eut surtout l’entente de la scène. Il se rendait compte de ce qui devait faire impression sur le public, et il disposait sa tragédie en conséquence : c’est là encore un vice radical de son théâtre. Il a l’idée de ce que rendront en scène chaque fait, chaque état moral : la douleur chrétienne de Lusignan, par exemple. Jamais je ne trouve dans son théâtre un mot qui soit pour la vérité d’abord ; je sens que ce poète vise toujours un point de l’esprit du public ; la vérité s’y rencontre, si elle peut. Il dirige son action, il donne « le coup de pouce », pour amener telle situation, tel jeu de sentiment, tel tableau, sur lesquels il compte. Une impression inquiétante d’insincérité se dégage de la lecture même de ses meilleures pièces.

Cette habitude d’escompter les effets sûrs, unie au défaut d’invention psychologique, a été cause que Voltaire n’a pu, malgré ses bonnes intentions, se passer des artifices de ses prédécesseurs. Il a beau vouloir rendre aux passions leur énergie, la politesse l’enserre et paralyse ses mouvements. Il use et abuse des incognitos, des quiproquos, des reconnaissances retardées ou provoquées arbitrairement, de tout ce qui sera plus tard moyen de mélodrame ou de vaudeville. Voyez Zaïre : au lieu de garder la belle et naturelle énergie de l’Othello anglais, il dispose toute sorte d’artifices tout à la fois pour amener et pour affadir la violence du dénouement. Zaïre est tendre, Orosmane est tendre ; tous les deux sont « sympathiques ». Pour que l’un tue l’autre, il faut absolument qu’il y ait quiproquo ; ainsi l’on plaint la victime sans haïr le meurtrier. Le crime est combiné avec bienséance, de sorte qu’il n’y ait pas de criminel. Voilà pourquoi Zaïre et Nérestan se cachent si soigneusement d’être frère et sœur.

Asservi donc aux timidités du goût mondain, Voltaire ne pouvait pas non plus mettre dans ses pièces l’action qu’il rêvait. Il s’en tint à des inventions extérieures qui ne modifiaient pas le fond traditionnel et la banale disposition de la tragédie. Il chercha à exciter l’intérêt par des moyens sensibles, par des particularités de décor et de costume. Il croyait avoir fait merveille d’avoir porté l’action dramatique hors du monde mythologique gréco-romain, de l’avoir promenée en Asie, en Afrique, en Amérique, de l’avoir ramenée en France, en plein moyen âge féodal et chrétien. Toutes les races et tous les siècles sont représentés dans son théâtre. On y voit même des spectres, et Voltaire croit avoir fait du Shakespeare ou de l’Eschyle pour avoir imaginé ces piteuses apparitions d’Eriphyle et de Sémiramis, si acerbement et si justement critiquées par Lessing. Montrer dans Brutus des sénateurs en robe rouge, faire tirer un coup de canon dans Adélaïde du Gueselin et y mettre le bras d’un prince du sang de France en écharpe, costumer Lekain en Tartare avec un grand arc à la main et de farouches plumes ondoyant sur un casque invraisemblable dans l’Orphelin de la Chine, voilà les inventions par lesquelles Voltaire remédie à la froideur de la tragédie. Il interprétait Shakespeare en librettiste d’opéra.

Il ne faut pas méconnaître un fait important : l’Opéra devient au xviiie siècle notre première scène. La pompe du spectacle, les machines, les costumes, tout l’éclat de la mise en scène flatte les yeux et amuse la frivolité du public mondain. Voltaire a subi, lui aussi, dès sa jeunesse, sous la Régence, la fascination de l’Opéra, qui flattait ses secrets appétits de vie heureuse et sensuelle. Il prit alors des impressions qui ne s’effacèrent jamais. De là son attachement à Quinault, et de là son effort pour établir à la Comédie Française la singularité des décorations, des costumes, et tout ce qui s’y pouvait transporter de la mise en scène de l’Opéra.

Il était à craindre que, la vérité mise à part et la nature, la tragédie n’eût plus d’autre objet que de présenter d’ingénieuses applications des règles. En dépit des inventions de Voltaire, elle se vidait d’idées. Il sentit plus ou moins obscurément le danger : il jeta dans le moule tragique ses idées philosophiques, et toutes les formules analytiques de la pensée abstraite. Il usa de la tragédie, comme de toutes les autres formes littéraires, pour répandre dans le public les conclusions de son rationalisme. Il me suffira de rappeler ici les traits d’incrédulité hardie dont Œdipe même était semé, l’esprit de libéralisme politique qui animait certaines parties de Brutus, la fameuse sentence de Mérope, où le droit divin est nié. Le sous-titre de Mahomet, le Fanatisme, indique la direction d’intention dont cette tragédie est sortie. Enfin, à quoi bon citer les Guèbres, Olympie, les Lois de Minos ? A partir de 1760, on compte les pièces qui ne sont pas avant tout des pamphlets philosophiques. Ces intentions doctrinales, cette prédication, ces maximes, ces personnages qui sont ou des abstractions personnifiées ou les porte-parole du poète, nous refroidissent aujourd’hui les tragédies de Voltaire. Ils en firent alors le succès, en leur donnant une brûlante actualité. Voltaire n’eut pas tort de vouloir exprimer sa conception de la vie, du bien, de la société, par son théâtre : mais il n’eut pas le génie qu’il fallait pour traduire dramatiquement cette conception.

3. Fin de la tragédie §

Voltaire, c’est toute la tragédie du xviiie siècle : hors de lui, il n’y a rien qui puisse nous arrêter. Il contient et Lanoue, et Lemière, et La Harpe, et De Belloy, et Saurin, et Chénier : il les contient tous, et à eux tous ils sont loin de lui équivaloir. L’histoire des mœurs peut enregistrer la superficielle émotion patriotique qui se manifeste à propos du Siège de Calais (1763) : mais De Belloy en lui-même n’intéresse pas l’histoire littéraire. Un seul homme est à signaler, c’est Ducis, pour ses adaptations des drames shakespeariens : Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), le Roi Lear (1783), Macbeth (1784), Jean Sans Terre (1791), Othello (1792). Mais ces drames qui réduisent Shakespeare à l’étroitesse de la technique voltairienne, ces drames sont illisibles, et ridicules aujourd’hui. Nous aurons à y revenir pour indiquer les causes qui ont fait de l’œuvre de Ducis un remarquable cas d’avortement littéraire.

Chapitre III
Comédie et drame §

1. Le théâtre de Marivaux : fantaisie poétique, analyse psychologique. — 2. Destouches : la comédie morale. La sensibilité dans le public et au théâtre. La Chaussée et la comédie larmoyante. Diderot et la théorie du drame. — 3. Comédie italienne et théâtres de la Foire : le réalisme de l’opéra-comique. — 4. Comédie de genre : satire des mœurs mondaines. Essais de polémique philosophique et de satire aristophanesque.

La comédie du xviiie siècle est supérieure à la tragédie : elle nous fournit deux talents éminents et singuliers, Marivaux et Beaumarchais ; et elle nous présente un grand fait, la naissance du drame.

1. La comédie de Marivaux §

L’œuvre de Marivaux478 est unique dans l’histoire de notre théâtre. Elle est exactement correspondante pour le goût aux Entretiens de Fontenelle sur la pluralité des mondes, à la peinture de Watteau et de Lancret. Elle représente, dans la poésie dramatique, l’art français du xviiie siècle.

« Moderne » par insuffisance d’éducation et inintelligence de l’antiquité, irrespectueux jusqu’à mettre en style burlesque et insipide l’Iliade et le Télémaque, Marivaux était qualifié pour se faire bien venir de Fontenelle et de La Motte, pour être accueilli dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin : voilà le groupe où il se classe. Pauvre, sensible, nerveux, pétri d’amour-propre, assez difficile à vivre, abondant en idées, et se dégoûtant dans l’exécution aussi vite qu’il s’était enflammé dans la conception, il créa des journaux d’observation morale qui ne vécurent pas, il écrivit des romans qui n’eurent pas de fin. Avec lui s’établit, à la place de l’imitation des anciens, le commerce littéraire de la France et de l’Angleterre : il y a action et réaction réciproque. Ses journaux, où s’unissait la réflexion philosophique à la description pittoresque des mœurs, étaient dressés sur le plan du Spectateur, dont on avait donné des traductions dès 1715 : en revanche, sa Vie de Marianne inspirait Richardson.

Au théâtre, Marivaux travailla surtout pour la Comédie-Italienne, qui venait d’être rétablie en 1716. Il s’y trouvait plus libre qu’à la Comédie-Française, plus indépendant des règles et des exemples. Là, il pouvait faire recevoir des pièces qui ne ressemblaient à rien ; et là, le public, venu seulement pour se divertir, se laissait charmer par d’irrégulières inventions qu’il n’eût pas supportées sur la scène de la comédie classique. Ce fut donc aux Italiens que Marivaux donna ses délicates comédies d’analyse, et toute sorte de pièces philosophiques, allégoriques, mythologiques.

Déjà les mêmes comédiens avaient joué quelques ouvrages ingénieusement paradoxaux, où les préjugés et les institutions de la société étaient l’objet de piquantes satires479. Marivaux porta dans ce genre la fantaisie originale de son esprit : il attaqua les financiers dans son Triomphe de Plutus (1728) ; il établit son Ile des Esclaves (1725) sur l’idée de l’égalité de tous les hommes ; et dans sa Nouvelle Colonie (1729) il montra les femmes liguées pour l’affranchissement de leur sexe. La comédie semble chargée de familiariser l’esprit public avec les hardiesses de la critique rationnelle, en attendant que s’engage sérieusement la grande mêlée des idées et des doctrines. Marivaux est trop près de Fontenelle, pour qu’on s’étonne de le voir prendre ce rôle : il le fait sans violence et sans âpreté, avec une grâce malicieuse, semant les hypothèses et les paradoxes de l’air d’un homme qui n’en soupçonne pas la portée. C’est dans ces pièces philosophiques et dans la sentimentale féerie d’Arlequin poli par l’amour (1720) que l’on sent combien Marivaux à sa façon est vraiment poète : il y a en lui une poésie d’une espèce rare, une poésie fantaisiste, ingénieuse, alambiquée, brillante, qui rappelle avec moins de puissance et plus de délicatesse la Tempête ou Comme il vous plaira de Shakespeare.

Arlequin poli par l’amour, dans son cadre de féerie, est une comédie d’analyse, et nous mène à ce genre où Marivaux est sans rival. Ne songeons pas que Marivaux avait trente-cinq ans à la mort du Régent, et qu’ainsi les années décisives pour la formation de son esprit ont été des années de licence sans frein et de joyeuse corruption : les traits caractéristiques des mœurs du xviiie siècle ne se reconnaissent pas dans ses peintures. Il efface la brutalité et la polissonnerie, qui sont le fond des mœurs réelles ; il les purifie, il n’en conserve que les apparences de souveraine élégance, l’exquise finesse des manières et du ton ; et c’est à son insu que le monde charmant qu’il nous présente révèle sa nature intime par un indéfinissable parfum de sensualité.

Cette réserve faite, les comédies de Marivaux se déroulent dans une société idéale, dans le pays du rêve : ce sont de délicates hypothèses sur l’âme humaine qu’il explique avec une étonnante sûreté. Dans des conditions artificielles, dans un cadre irréel, il place un élément naturel, un sentiment vrai, qu’il oblige à découvrir son essence et ses propriétés par des réactions caractéristiques. Dorante se fait passer pour un domestique, et Silvia pour une soubrette ; un homme et une femme se rencontrent, qui ont juré chacun de leur côté de né jamais aimer ; une fée s’éprend d’Arlequin balourd et niais : ces données ne représentent rien, ou pas grand chose, de réel. Mais ces données serviront à mettre en lumière des sentiments de l’âme humaine, des effets de mécanique et de chimie morales, qu’on aurait beaucoup plus de peine à observer dans les conditions fortuites et communes de la vie. Ce que Racine a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre.

Là est la nouveauté de son théâtre. Molière avait de ci de là marqué le sentiment de l’amour de quelques traits vifs et justes : mais ces esquisses étaient restées très sommaires. Il n’avait pas fait de l’amour le sujet de sa comédie. Il l’avait employé à former le cadre de la peinture des mœurs ou des caractères ; ou bien il en avait recherché les effets plaisants et ridicules ; ou bien il l’avait fait servir à provoquer des manifestations de l’humeur intime. Après Molière, il semble qu’une convention ait fixé une fois pour toutes le mécanisme de l’amour, qui croît et décroît dans les comédies avec une régularité monotone. Marivaux est le premier qui apporte une observation originale et personnelle, qui isole l’amour, et en fasse toute sa comédie. Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers et les degrés successifs. Il a mis en évidence ce qu’il entre d’amour-propre, de besoin de dominer, de « pique », et, après tout aussi, de « jeunesse « et de « nature » dans l’amour ; il a montré comment l’amour-propre encore et, de plus, la méfiance, la timidité, le préjugé social, certain instinct de liberté, font obstacle à l’inclination naissante. Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre, craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie et bonheur. Il y a là tout un délicieux marchandage qui exclut le pur amour, le don absolu de soi : c’est ce marchandage même, cette défense du moi, qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.

On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. Il excelle à marquer les origines insensibles du sentiment, les filets ténus dont le torrent se formera : dans le Jeu de l’amour et du hasard, un contraste de l’esprit et de la condition éveille l’attention de Dorante sur Silvia, celle de Silvia sur Dorante. Dans la Surprise de l’amour, c’est le heurt de la vanité qui fixe l’attention : chacun des deux personnages est fâché de n’être pas unique en sa bizarrerie, fait effort pour réduire la bizarrerie de l’autre à la banalité des façons universelles, et se prend en voulant prendre. Dans les Fausses Confidences, l’artifice des valets force l’attention et la pitié d’Araminte : de l’attention et de la pitié naissent l’intérêt, qui fait poindre l’inclination. La vanité d’inspirer une passion, la bonne mine du passionné, les contradictions de l’entourage mènent Araminte de l’inclination à l’amour. Dans la diversité des cas particuliers, deux conditions se trouvent toujours : il faut gagner l’attention ; on est sur le chemin d’aimer quand on distingue ; et il faut intéresser la vanité, fut-ce en la blessant ; caressée ou irritée, dès qu’elle est émue, elle fouette le sentiment et fait doubler les étapes.

Il en est du théâtre de Marivaux comme du théâtre de Racine : l’action est tout intérieure. Il ne s’agit à l’ordinaire que d’un oui à faire dire : mais comment ce oui sortira-t-il ? c’est toute la pièce. On y arrive, à ce oui considérable, lentement, sinueusement, mais en marchant toujours.

Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Araminte, ses Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. Elles sont plus franches et plus faibles que les hommes. Ceux-ci, plus positifs, plus conscients, parce que, généralement, ils sont chargés de l’attaque, sont aussi sincères. Ni les uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » : ils représentent des « moments » de la vie, ces moments de jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa plénitude et du sentiment qu’elle en a. Tous les hommes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Dorante et Lucidor ; toutes les femmes ont été, ou ont pu être, plus ou moins, Angélique, Silvia, Araminte.

Autour de ses couples d’amoureux, Marivaux groupe diverses figures : les unes qui ont un air de réalité, sans être tout à fait prises dans la vie contemporaine, des pères indulgents et bonasses, des mères parfois tendres, plus souvent, et plus exactement, dures, grondeuses, acariâtres, des paysans trop spirituellement finauds et lourdauds ; les autres, types de fantaisie, des Arlequins, et des Trivelins, des Martons, et des Lisettes, valets et soubrettes délurés, à peine fripons, diseurs de phébus, et parodiant en bouffonneries quintessenciées le fin amour des maîtres.

Telle est cette comédie de Marivaux, si peu comique au sens ordinaire du mot, si solide et si substantielle en son extrême subtilité, d’une pénétrante sentimentalité qui n’est jamais fade ni fausse, puissante parfois par un pathétique intérieur et contenu, où l’on ne sent jamais la tricherie d’un adroit faiseur.

2. La Chaussée et Diderot : le drame §

Destouches480 essaya de restaurer la comédie de caractère. Il avait été chargé d’affaires en Angleterre sous la régence, et il y avait fréquenté le théâtre : il avait ainsi développé en lui un don naturel de comique excentrique, qui se retrouve dans diverses scènes de son théâtre et dans les chaudes caricatures de la Fausse Agnès481. Malheureusement il s’appliqua surtout au grand, au noble genre de la comédie de caractère : il y fut parfaitement ennuyeux. Il avait peur de faire rire : le rire est vulgaire ; il rêvait un comique décent, bon seulement à faire « sourire l’âme ». Aussi ne s’inspira-t-il pas de Molière, trop vif, trop populaire, même dans ses hauts chefs-d’œuvre : ses maîtres furent La Bruyère et Boileau. Il multiplia les portraits : ses Lisette et ses Frontin passent leur temps à faire les caractères satiriques de tous les gens qui paraissent ou qu’on nomme dans la comédie. D’autre part, la description morale, les couplets, les vers rappellent à chaque instant les Epitres de Boileau. On sent que l’auteur travaille à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. Il ne s’agit plus de peindre la vie, mais de faire aimer la vertu et détester le vice. Chaque personnage est une formule abstraite, et ne semble occupé que de manifester sa définition ; l’ingrat dit à son valet : « Écoute, et tu verras ce que c’est qu’un ingrat ». Rien de plus froid, de plus vide que la comédie ainsi comprise. Si le Glorieux (1772) se laisse lire encore, c’est que l’auteur, ayant renoncé à faire rire et cherchant un point d’appui pour fonder l’intérêt, s’est décidé à orienter tout à fait la comédie vers les effets sentimentaux et pathétiques. Un an après le Glorieux, La Chaussée donnait la Fausse antipathie, et la comédie larmoyante était créée.

Destouches est le témoin d’une modification-profonde qui s’est produite dans le sentiment du public. « D’où vient, disait La Bruyère, que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ? » Quarante ans plus tard, le rire était devenu indécent, et les larmes bienséantes. Ainsi le bon ton exclut la véritable comédie. La faute en est un peu à la comédie elle-même : avec les successeurs de Molière, avec Regnard, avec Lesage, avec Dancourt, avec Legrand, elle attache le rire à une fantaisie déréglée ou à un réalisme dégoûtant ; elle se joue avec une sécurité trop cynique dans l’imitation des mœurs mauvaises et ignobles. Les honnêtes gens finissent par ne plus rire que du bout des lèvres et par demander autre chose. Or, au théâtre, dès qu’on ne fait pas rire, on ennuie, si l’on ne fait pleurer.

En même temps s’éveillaient dans les âmes des besoins nouveaux. La « sensibilité » naissait. On appelle de ce nom au xviiie siècle la réflexion de l’intelligence sur les émotions, réelles ou possibles, de la sensibilité : c’est moins le sentiment que la conscience et surtout la notion du sentiment. Une âme sensible est celle qui comprend les occasions où elle doit sentir, et qui produit avec le plus de vivacité possible toutes les actions extérieures qui répondent à ces occasions de sentir. De là cette promptitude, que nous constatons sans cesse, à s’émouvoir sur des faits hypothétiques, ou sur des idées abstraites.

On voit poindre cette sensibilité à la fin du xviie siècle : la transformation morale et religieuse de la société en favorise le développement. Quand toutes les pensées de l’homme se rabattent vers la terre, le plaisir prend une valeur infinie. Or dans une société énervée par l’excès de l’exercice intellectuel et la pratique de la politesse, le plaisir est dans le sentiment ; on ne sait plus agir. Mais, en même temps, dans cette société le sentiment est rare ; il n’en devient que plus précieux, et transfère sa valeur à l’idée du sentiment, qui est son substitut ordinaire. Voilà comment aux environs de 1700 on commence à trouver une singulière jouissance à épier en soi et autour de soi les manifestations sentimentales. C’est d’abord à propos de l’amour, de l’amitié, que ce goût s’exerce : puis la philosophie inonde les esprits ; à la place de l’amour de Dieu, elle met l’amour de l’humanité ; à la place de la nature corrompue, elle offre la nature toute bonne. L’humanité, la nature, tous les rapports sociaux, toutes les actions sociales deviennent pour les âmes des occasions de vibrer avec intensité, ou de s’amollir délicieusement. Mais alors l’observation psychologique disparaît : la sensibilité commande certaines façons de voir et d’expliquer l’homme.

Cette explication était nécessaire pour faire comprendre la naissance, le succès, la valeur des genres sérieux issus de la comédie, et qu’on a nommés comédie larmoyante et drame. Boursault, Destouches, Piron même avaient déjà mêlé quelques scènes attendries ou émouvantes dans leurs pièces482. Mais personne encore n’avait posé en principe que le rire peut être absolument éliminé de l’œuvre comique. La Chaussée483 fit cette révolution. Dans le Préjugé à la mode (1735), il mêla encore quelques scènes comiques, assez mauvaises du reste, aux scènes pathétiques. Dans Mélavide (1741), le pathétique régna seul. La Chaussée eut un immense succès : les femmes surtout, plus avides de sentiment, se déclarèrent pour lui. Voltaire, si classique, et qui se moquait de La Chaussée et de son genre bâtard, se mit à faire des comédies larmoyantes484 ; mais il exigeait, assez puérilement, qu’on maintînt le mélange du comique et du pathétique ; il ne voulait pas du drame purement larmoyant.

C’était pourtant ce drame purement larmoyant qui se justifiait le plus aisément, et à qui l’avenir appartenait. Car un fait curieux se produisit. Dans les vives polémiques qui s’engagèrent, les partisans du nouveau genre et ses ennemis ne le comparaient pas ordinairement à la comédie pure, mais à la tragédie : de La Chaussée à Beaumarchais, le grand argument qu’on fait valoir en sa faveur, c’est qu’il est plus vrai, et plus moral que la tragédie, parce qu’il peint des personnages pareils à nous, dans des situations pareilles à celles où nous nous trouvons tous les jours.

Si bien que ce genre, qui se détache de la comédie, aspire à remplacer, non la comédie, mais la tragédie.

Les œuvres de La Chaussée, gâtées par le romanesque des intrigues, par la fausse sentimentalité des caractères, par la vague boursouflure du style, sont à peu près illisibles aujourd’hui. Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine. Les faiblesses, les impuissances de l’exécution n’annulent point l’importance de l’idée première. Laissant la peinture du monde et des ridicules mondains, La Chaussée prend pour objet la vie intime, les douleurs domestiques : il développe les tragédies des existences privées, le mari libertin ramené à sa femme par la jalousie, le riche ou noble fils de famille épris d’une pauvre fille, le fils naturel en face de son père, etc. Il pose, dans ces cas émouvants, les thèses morales qu’impose à son attention le conflit actuel des préjugés sociaux et des instincts ou devoirs naturels. Prise dans ses situations caractéristiques, la comédie de La Chaussée a des affinités singulières avec la comédie d’Augier et de M. Dumas : elle en est l’origine, oubliée, mais authentique.

Le succès de La Chaussée encourage les imitateurs ; et, aux environs de 1750, le nouveau genre semble sérieusement établi. Mais il ne produit pas une œuvre où il y ait lieu de s’arrêter aujourd’hui. Les drames de Diderot, ce déclamatoire et insupportable Fils naturel, ce Père de famille485 qui porte sa paternité comme un sacerdoce, ne sont soutenus que par le nom de leur auteur. Et qui saurait que Beaumarchais a fait Eugénie et les Deux Amis, s’il n’avait créé Figaro ? Le meilleur modèle du genre sérieux, c’est le Philosophe sans le savoir de Sedaine (1763) : ce n’est pas une œuvre supérieure486 ; c’est une comédie sans profondeur et sans déclamation, d’un optimisme aimable sans niaiserie. Un plaidoyer pour le commerce contre la morgue nobiliaire, un plaidoyer contre le duel se dérobent adroitement sous une action vraisemblable et intéressante : c’est une situation touchante que celle de ce père qui, maudissant le préjugé de l’honneur, envoie son fils unique se battre ; et c’est un joli tableau de mœurs du xviiie siècle que cet intérieur d’un grand négociant, où éclatent les solides vertus et les douces affections de la famille bourgeoise.

Les théories sont plus intéressantes que les œuvres. Diderot s’empare de la nouveauté mise à la mode par La Chaussée, et il l’agrandit en s’y mêlant487. Il fait le procès à tout notre théâtre. S’inspirant des drames anglais, dont le pathétique intense et la violence d’action le frappaient488, il professe que Molière et Racine, qu’il admire fort, ont pourtant laissé presque tout à faire. Il veut, en somme, un théâtre, réaliste. Il réclame plus de vérité : il demande la continuité de l’action et du mouvement scénique, la suppression des tirades, des mots d’auteur, le développement minutieux et progressif des sentiments, l’exactitude du décor, et le naturel de la déclamation. Il y a deux points où il insiste surtout : il veut des tableaux, non plus des coups de théâtre, et qu’on peigne les conditions, non plus les caractères. Sur ces deux points, les idées de Diderot ont été fort attaquées : on ne met pas en général assez en lumière les vérités qu’elles contiennent. Disposer l’action pour amener une suite de tableaux, où tous les personnages se fixent en attitudes expressives, évidemment cela est dangereux : on sent dans ce procédé de composition la tendance d’une poétique sentimentale, qui fausse la destination naturelle du genre dramatique. Selon cette conception, le drame, ce sont des Greuze mis en tableaux vivants. Mais songeons, pour être justes, aux acteurs campés devant le trou du souffleur, parlant au parterre sans regarder leur interlocuteur, ronronnant leurs tirades avec un rythme et des gestes convenus : nous comprendrons le progrès que représentait un Greuze mis à la scène. Diderot a l’idée d’un jeu plus vrai que n’était le jeu des comédiens français en son temps ; et c’est ce qu’il a traduit par sa théorie des tableaux. Dans son triste Père de famille, il note non seulement le décor et le costume, mais la position de chaque acteur en scène, ses changements de place, ses attitudes, ses jeux de physionomie. Il vise évidemment à nous donner l’illusion de l’action réelle.

Quant à remplacer les caractères par les conditions, il est facile de réfuter Diderot. Qu’est-ce que le juge en soi ? le père de famille eu soi ? le négociant en soi ? n’est-on pas obligé de donner à la profession le support d’un tempérament, d’un caractère ? Mais, au fond, Diderot ne le nie pas. Au lieu des « caractères » abstraits et généraux, il faut, dit-il, montrer des « conditions », c’est-à-dire des caractères encore, mais particularisés, localisés, modifiés par les circonstances de la vie réelle, dont la plus considérable est l’attache professionnelle. L’étude de l’homme universel est faite, et bien faite, par les tragédies et les comédies du siècle précèdent : il reste à appliquer les résultats de cette étude, à suivre les variations des types moraux dans les conditions où nous les rencontrons engagés : ce qui conduit encore à serrer de plus près la réalité extérieure. Et, par là, Diderot nous éloigne de Destouches ; mais il nous conduit surtout à Balzac et à Augier.

Diderot est indépendant, chercheur ; il n’est pas de parti pris ennemi du classique. Il n’en veut pas aux genres constitués : il les établit dans les définitions qui sont leur raison d’être. Mais il ; reconnaît autour d’eux d’autres genres dramatiques, et voilà la liste qu’il dresse : Comédie — Comédie sérieuse — Tragédie bourgeoise — Tragédie. Et il indique même des formes intermédiaires, et deux formes extrêmes : la farce bouffonne, et le drame philosophique. Il n’y a pas d’objection sérieuse à faire à cette liste. Chacun de ces genres se caractérise par des conditions d’imitation j et une qualité d’impression particulières : ils sont donc tous légitimes. Ils ont même plus que le droit d’être : ils ont l’être. Ils sont tous représentés par des œuvres ; il convient seulement de remarquer qu’ils correspondent à des états d’esprit très divers, qui ne peuvent guère se rencontrer dans une seule race ou un seul siècle. Mais Diderot a raison de les reconnaître. Il a raison aussi d’insister sur la capacité philosophique du genre dramatique : plus la forme devient réaliste, plus il est nécessaire qu’une idée profonde, une conception générale des rapports naturels ou sociaux tirent hors de l’insignifiance pittoresque la représentation exacte des apparences.

Quel malheur que de tant d’idées originales et parfois remarquablement justes, Diderot n’ait su faire que deux pitoyables pièces ! Il ne faut pas en accuser seulement son manque de génie, et celui de tant d’auteurs qui ne réussirent pas mieux que lui. Les circonstances n’étaient pas favorables. L’esprit analytique du siècle était impropre à la création poétique, qui est un acte de synthèse. Mais surtout, sous peine de n’être qu’une tragédie plus grossière à l’usage du peuple489 (ce que fut le mélodrame), pour être une espèce fixe et viable, le drame devait être un genre réaliste, d’un réalisme extérieur et sensible. Or nous verrons plus loin que ce réalisme-là ne put triompher au xviiie siècle des conditions littéraires et sociales qui lui faisaient échec.

Il semble qu’on en ait eu le sentiment : car, vers la fin du siècle, après les bruyants et multiples succès de la comédie larmoyante et du drame, on revient tout doucement à la comédie traditionnelle, à celle qui fait rire, ou y prétend. Ce qui semble rester, c’est un peu plus de largeur dans la conception du genre, et le droit de pousser l’impression jusqu’au sentiment et au pathétique ; ici encore on pourrait dire que Voltaire a exprimé la moyenne du goût de son temps. Nanine et l’Enfant prodigue peuvent servir à déterminer ce qui demeure incontestablement acquis dans les nouveautés qu’on a tentées. Mais, si l’on y regarde de plus près, il subsiste des idées, des exemples, des aptitudes, des germes : tout cela reparaîtra à son heure.

3. Les Italiens et la Foire §

La Comédie-Française était seule à jouer des tragédies : elle maintenait au besoin les auteurs dans la tradition. Mais, pour la comédie, elle avait des rivales, à qui elle ne put jamais imposer silence. Il y avait la Comédie-Italienne490 ; et nous avons vu de quelle liberté y jouit Marivaux. Il y avait les théâtres de la Foire, où le public venait s’amuser sans souci des règles, des traditions et des convenances491 : bourgeois, seigneurs, princes s’y récréaient dans l’ordure des parades, la bouffonnerie des farces, l’irrévérence des parodies. Jalousés par l’Opéra, la Comédie-Française et les Italiens, qui ne s’entendirent jamais que contre eux, les théâtres des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent furent vexés de mille façons, condamnés à ne pas chanter, ou à ne pas parler, ou à ne pas dialoguer, parfois fermés ou démolis, toujours fréquentés ; ils eurent leurs auteurs attitrés, diversement et inégalement illustres, Regnard, Lesage, Piron, Dominique, Vadé, Favart492.

Un genre s’y créa, l’opéra-comique, comédie à ariettes, très analogue à notre vaudeville à couplets. L’opéra-comique sacrifiait forcément à l’actualité. Aussi se modela-t-il sur la comédie larmoyante ; et il en emprunta la sentimentalité, la niaise psychologie, l’optimisme attendri. On conçoit que la peinture des mœurs mondaines lui échappe : il se complaît au contraire dans les sujets populaires. Il s’approprie la paysannerie, qu’il traite avec une naïveté de convention, exclusive de la franche et fruste nature. C’est sur ces scènes de la Foire, et précisément en raison de leur humilité qui les soustrait aux lois de la littérature, que paraissent les premiers indices d’un goût nouveau, les premiers essais d’une représentation plus exacte des « milieux », des formes extérieures et des instruments matériels de la vie : dans cette voie, la Comédie Française alla à la remorque de l’opéra-comique et des Italiens. Mme Favart joua une paysanne en sabots et en jupe courte, avant que Mlle Clairon supprimât les paniers d’Électre. Voyez ces indications scéniques d’une parodie de Vadé :

« Le théâtre change et représente une veillée ou encreigne ; une vieille est occupée à filer au rouet, et s’endort de temps en temps, pendant lequel (sic) deux jeunes personnes quittent leur ouvrage pour jouer au pied de bœuf, et le reprennent quand la vieille s’éveille… Une petite fileuse se détache du groupe, et danse une fileuse, tandis que les autres exécutent tout ce qui se pratique dans une veillée de village493. »

Cette mise en scène de la vie rustique n’est-elle pas caractéristique en sa minutie ? L’opéra-comique, à son heure, satisfit le goût du public pour la précision du décor et du costume ; eu le satisfaisant, il le fortifia et l’excita.

Quand l’Opéra-Comique fut réuni à la Comédie-Italienne, quand Duni, Grétry, Monsigny eurent transformé le genre en développant la partie musicale, quand il devint ce que nous l’avons vu en notre siècle, les théâtres des boulevards, qui avaient remplacé les scènes de la Foire, ressuscitèrent le primitif et populaire opéra-comique dans le vaudeville à couplets, qui demeura je n’ose dire un genre littéraire, mais enfin ne devint pas un genre musical.

4. Comédie satirique §

Revenons à la comédie sans épithète, au genre de Molière, de Lesage et de Dancourt. Comme il est naturel, la création de la comédie larmoyante, en séparant les éléments hétérogènes qui y étaient contenus antérieurement, la rétablit dans la pureté de sa définition. Destouches, qui avait fait le Glorieux, protesta que le rire était l’effet unique et nécessaire de la comédie. Piron maudit le genre sérieux en y revendiquant sa part de paternité : il écrivit sa Métromanie (1738), peinture trop chargée d’un travers trop spécial, et dont vraiment on a fort exagéré l’agrément.

Après Destouches, il ne faut plus parler de la comédie de caractère. La comédie plaisante se renferme dans la peinture des ridicules mondains : cette peinture est à l’ordinaire sans largeur et sans couleur, sèche, fine, spirituelle. C’est moins une représentation sensible de la vie, qu’une analyse piquée d’épigrammes. De là l’agrément et la froideur de ces pièces. La froideur domine dans les grandes comédies. Le Méchant même de Gresset494 n’en est pas exempt : c’est une piquante satire d’un caractère mondain, de l’homme à bonnes fortunes du milieu du siècle, égoïste, persifleur, se faisant un jeu, par « noirceur », de diffamer et compromettre les femmes. Il ne manque à cet ouvrage finement écrit que la puissance dramatique.

L’agrément domine dans les petites comédies en un acte, qui sont souvent de vives esquisses des mœurs. Le Cercle de Poinsinet (1771) est le type le plus fameux du genre : on ne saurait mieux exprimer le vide absolu des cervelles mondaines, la puérilité des engouements, des caquetages, des vanités, toute l’insignifiance de cette vie extérieurement brillante et exquise.

Il y eut encore certaines tentatives intéressantes, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas, parce qu’elles ont trop complètement avorté. Palissot495, dans ses Courtisanes, essaya de restaurer la comédie de satire sociale, à laquelle Molière avait touché dans Tartufe. Dans ses Philosophes, comme Voltaire dans son Écossaise, il renouvela la comédie aristophanesque, âpre parodie des idées, satire virulente des personnes. Ce n’était plus comme dans la tragédie, des tirades générales, des allusions indirectes : la polémique s’établissait sur la scène même ; et les auteurs y faisaient descendre les hommes et les systèmes qu’ils voulaient honnir, à la fois déguisés et reconnaissables sous leurs baroques déguisements.

Tous les genres que j’ai nommés, anciens et récents, déformations et créations, toutes les traditions et toutes les nouveautés, comédie larmoyante, comédie de caractère, comédie de mœurs, bouffonnerie, satire morale, sociale, philosophique, aristophanesque, tout cela se réunit dans l’œuvre supérieure que le théâtre comique nous présente à la fin du siècle, dans l’étincelant et complexe génie de Beaumarchais, qu’il nous faut réserver pour le faire apparaître à sa date496.

Chapitre IV
Le roman §

Le développement du genre au xviiie siècle. — 1. Lesage ; son caractère. Le métier littéraire : accroissement de dignité, diminution d’art. Le Diable boiteux, Gil Blas : la question de Gil Blas est close. Originalité du livre. Réalisme pittoresque de la description. — 2. Marivaux romancier. Le roman psychologique et sensible. Le réalisme de Marivaux. L’abbé Prévost et Manon Lescaut. — 3. Le roman satirique et philosophique ; le roman érudit. Le roman à thèse : la Nouvelle Héloïse. Le roman à la fin du xviiie siècle.

Le roman est le seul genre d’art qui soit en progrès au xviiie siècle. Les grands classiques l’avaient négligé ; partant, il n’était ni usé, ni fixé. Abandonné à des écrivains amateurs, à des femmes, il se trouvait, au début du xviiie siècle, libre et souple, sans règles, à traditions multiples et flottantes, prêt à recevoir toutes les formes, à contenir toutes les pensées. Il passa au premier plan par la victoire du bel esprit français et mondain sur l’art antique : il fut naturel alors que le roman, qui avait toujours eu la faveur des gens du monde, devînt un des grands genres. L’élément proprement romanesque, la particularité des noms, des lieux, des faits flattaient la frivolité du public, et les besoins d’imagination et de sensibilité qui commençaient à s’y éveiller.

Le xviie siècle avait eu des romans nobles et héroïques, des récits burlesques et satiriques : entre les deux se trouvait le roman vrai. Partie du genre héroïque, Mme de la Fayette achemina le roman vers la vérité. Le goût des— lecteurs y poussait : les médiocres romans historiques que donnent les imitatrices de Mme de la Fayette497, les méchants mémoires apocryphes que fabrique Sandras de Courtilz498, plaisent par l’apparence vraie, par la prétention d’être vrais, par la conformité des faits qu’ils racontent avec les faits communs de la vie réelle, et même avec les faits particuliers de l’histoire.

La Bruyère, par ses Caractères, développa chez les lecteurs la curiosité du détail extérieur, des signes par lesquels l’homme intime se révèle. La comédie essaya bien de se mettre d’accord avec cette disposition des esprits ; mais la difficulté de représenter matériellement les formes de la vie, lieux, meubles, costumes, toutes ces choses où les mœurs générales et les tempéraments individuels mettent leur empreinte, paralysait l’effort des auteurs, dans l’état où était encore l’art de la mise en scène ; et tout le siècle s’écoule sans arriver à créer la pièce réaliste. Le roman, qui n’avait pas à figurer les choses, mais à suggérer l’image des choses, n’était pas limité de ce côté dans sa puissance, et ce fut encore une raison de la prépondérance qu’il prit.

Ainsi se prépara le roman de mœurs dont Lesage fut le créateur.

1. Lesage et son « Gil Blas » §

Lesage499 vécut pauvre, obscur et digne. Il n’eut pas d’ambition.

Il ne ressemble guère aux gens de lettres du xviiie siècle, si remuants, si désireux de s’étaler, d’occuper le monde de leurs personnes. Il n’aime pas les beaux esprits de son temps, raisonneurs et critiques ; il ne manque guère une occasion d’égratigner Voltaire. Il n’a pas du tout l’humeur philosophique. Il n’en veut ni à la religion ni à la société ; il traite comme travers des personnes et des classes ce que les autres attaquent comme vices des institutions ; il fait le moraliste, et non le sociologue. Il n’a pas confiance dans la raison : il croit qu’elle n’est pas de force à régler la pratique. S’il n’est pas psychologue profond et original, il est du moins observateur attentif des effets réels de la vie morale ; par là il est homme du xviie siècle plutôt que du xviiie. Il l’est aussi par la prédominance de l’instinct artistique : il ne vise qu’à rendre ce qu’il a vu ; il n’a pas d’intention polémique ni d’esprit de propagande.

Il n’est pas de son temps non plus par le choix de ses modèles, de ses sources et de ses sujets. Il tourne le dos à son siècle, qui regarde vers l’Angleterre : pour lui, c’est à l’Espagne qu’il s’adresse. En cela, il n’était même pas classique. On a beau signaler tout le long du règne de Louis XIV de nombreuses imitations et traductions d’œuvres espagnoles, il n’en est pas moins vrai que de 1660 à 1707 aucune grande œuvre n’accuse cette origine. L’art classique a rejeté les modèles espagnols à la basse littérature ; et l’on peut encore rapporter à la défaite du goût classique cette singularité, qu’un disciple de Molière et de La Bruyère se fait l’héritier des Chapelain et des Scarron par sa prédilection pour la littérature de l’Espagne. Il est vrai qu’il y trouvait un avantage : cette littérature était un inépuisable magasin de cadres, de formes, d’aventures, de figures, qui permettait à Lesage de travailler rapidement. C’était pour lui un grand point.

Car il apporte dans la vie littéraire un fait nouveau, considérable en ses conséquences. Jusqu’ici du moins, ce n’étaient que de pauvres diables d’écrivains, sans talent et sans gloire, qui avaient vécu aux gages des libraires. Lesage, par indépendance, par dignité d’homme, n’attend ni les pensions ni les cadeaux ni les sinécures que procure la faveur des grands. Il entend vivre de son travail. C’est d’une belle âme. Mais l’art y perd. Car la vie matérielle soumet à ses nécessités le travail littéraire ; le besoin d’argent règle la production. De là les œuvres bâclées, la copie diffuse, les volumes bourrés : chaque feuille d’écriture est un capital créé. La tentation est grande d’entasser volume sur volume, de délayer, de répéter ; il faudra beaucoup de force d’âme pour mûrir pendant dix ans un petit livre. L’ouvrage des écrivains perdra en densité ce qu’il gagnera en volume. Lesage est le premier exemple d’un grand écrivain qui se fait de son talent un moyen d’existence régulier. Aussi, parmi ses nombreux romans, n’y a-t-il que deux œuvres qui comptent : encore ne sont-elles pas sans bourre.

Le Diable boiteux, dont le cadre et le titre étaient pris à l’Espagnol Guevara, mais où l’invention devient plus personnelle à mesure que l’ouvrage se développe, gagnerait à être allégé de plusieurs nouvelles et de nombreux portraits. Tel qu’il est, il eut un immense succès ; et, en somme, il le mérite. C’est, sous une forme propre à caresser l’imagination, une répétition des Caractères de La Bruyère. Lesage fait défiler sous nos yeux un long cortège d’originaux, ridicules ou odieux. Cela n’ajoute pas grand’chose, rien du tout même, à ce que les moralistes du siècle précédent nous ont dit des vices, des passions, des travers de l’homme. Mais, si ce n’est neuf, c’est vrai, c’est vif, c’est amusant. Ces vices, ces passions, ces travers, Lesage les habille curieusement, exactement ; habillés, il les fait mouvoir, agir ; il les explique par leurs effets. Nous voyons : là est le mérite original de Lesage. Un degré de moins de profondeur, quelques tons de plus de pittoresque, voilà le Diable boiteux, comparé aux Caractères.

Gil Blas est identique au Diable boiteux, avec la différence d’un vaste tableau à une légère esquisse. Il y a eu pendant plus d’un siècle une « question de Gil Blas », qui a exercé les savants de tous les pays ; cette question était : Lesage a-t-il, oui ou non, copié un original espagnol ? La question est résolue aujourd’hui, de telle façon qu’il n’y a pas à y revenir. L’original espagnol, qu’on prétend disparu, n’a jamais existé. Lesage a utilisé des sources que nous avons encore. L’idée première de son roman, la préface, le cadre, quelques aventures viennent du Marcos Obregon de Vicente Espinel. Ajoutons les autres romans picaresques, Guzman d’Alfarache, Estebanillo Gonzalez, etc., les innombrables comédies, toutes les richesses enfin de la littérature narrative et dramatique de l’Espagne : ajoutons le Voyage de Mme d’Aulnoy, les Recherches historiques et généalogiques des Grands d’Espagne d’Imhof, l’État présent de l’Espagne de Vayrac, des mémoires politiques et des pamphlets relatifs aux règnes de Philippe III et Philippe IV, des cartes géographiques. Nous trouvons là l’explication de tout ce qu’il y a d’espagnol dans Gil Blas, exactitude topographique, vérité historique, connaissance des mœurs, couleur locale. Mais rien de tout cela, comme l’a fait remarquer, je crois, M. Brunetière, ne rend raison du succès de Gil Blas. Si Gil Blas est devenu une des pièces de ce qu’on peut appeler la littérature universelle, et si Marcos Obregon, et tous les autres romans picaresques, sont restés purement espagnols, c’est par ce que Lesage a mis dans son œuvre de français et d’humain. La meilleure partie de son livre lui appartient en propre.

On a peine à imaginer la bizarrerie extravagante des aventures que les romans picaresques des Espagnols nous offrent, la grossièreté répugnante des mœurs, l’âcre goût de terroir de la satire et de la plaisanterie. C’est de là que viennent dans Gil Blas toutes ces insipides histoires de voleurs, ces friponneries longuement machinées et minutieusement narrées, enfin tant d’ennuyeux chapitres qu’on feuillette avec dégoût. Mais partout où l’on aime à s’arrêter, partout où l’on trouve une fine satire des sottises humaines, de chaudes peintures des mœurs du temps, soyez sûr que les sources de Gil Blas doivent se chercher dans la littérature française, et dans la société française. Ces précieux, ces comédiens, ces gens de finance, auprès desquels Lesage nous introduit, ont existé chez nous. Dans l’exploitation de ses modèles, puisque modèles il y a, Lesage se laisse guider par sa connaissance de la réalité prochaine, de l’homme vu dans le Français.

La première partie du roman, publiée en 1715, a été écrite dans les derniers temps de Louis XIV : ce ne sont que des scènes de la vie privée. Le fils de l’écuyer et de la duègne part de la maison paternelle, chargé d’une science qui n’a rien de pratique, curieux et candide, gonflé d’espérances et ivre de liberté. La vie va former ce « niais », et rabattre son vol : un peu d’instinct, beaucoup de poltronnerie l’écartent de la grosse malhonnêteté ; il cède à l’occasion, ou à la nécessité, mais, tout compte fait, il aime mieux faire fortune sans risquer les galères ni l’infamie. Dans les compagnies étranges où le sort le jette, il apprend combien Gil Blas est peu de chose dans le monde, que le monde n’a pas pour principale affaire de contenter, d’admirer Gil Blas. Sa vanité lui attire de dures disgrâces : il comprend qu’elle est un piège où nous nous prenons nous-mêmes ; il s’instruit à la rendre intérieure. Il acquiert l’habitude de se méfier des autres et de lui. Le hasard d’une bonne action qu’il n’a pas méditée le fait intendant d’une riche maison, aimé de ses maîtres. Il y vivra paisiblement, grassement ; il pourra presque s’enrichir sans voler, et il mourra à peu près honnête homme.

Mais, en 1724, le troisième volume jette Gil Blas hors de la maison de don Alphonse, dans de nouvelles aventures, dans un monde plus relevé : le tableau de genre s’agrandit en tableau d’histoire. Gil Blas devient le favori du duc de Lerme ; et nous pénétrons à la cour, par la petite porte, il est vrai, et les couloirs dérobés. Nous voyons l’envers et les dessous de ces imposantes machines qu’on nomme ministère, administration, gouvernement, les égoïsmes éhontés, la basse corruption, les intérêts sordides, qui sont les ressorts des grandes affaires. Que s’est-il passé de 1714 à 1725 ? Lesage a-t-il mis la main sur des documents inconnus ? Non, il y a simplement que la Régence a passé, en son débraillé, dans sa cynique impudence, étalant ce que la majestueuse personne de Louis XIV cachait : il y a que Lesage a vu l’abbé Dubois gouverner le Régent, tandis que Philippe V avait Albéroni. Ces scandales s’éloignent : Fleury assoupit les affaires, les remet dans un train de moyenne honnêteté ou de silence discret. Lesage publie en 1733 la fin de son roman : il répète la vie politique de Gil Blas, et le présente avec Olivarès dans les mêmes rapports où il était avec Lerme. Mais tout est changé dans cette répétition ; le ministre est honnête, le favori est honnête ; on tâche de faire le mieux possible les affaires du roi et de l’État. L’égoïsme est réduit au minimum nécessaire à la vérité. Il est visible que l’auteur, depuis onze ans, a pris une meilleure idée du personnel qui gouverne.

La composition du roman est faible : il est difficile qu’il en soit autrement dans une œuvre publiée en trois fois, de dix ans en dix ans. Lesage a gardé le procédé de Mlle de Scudéry, celui qui permet de développer un sujet en dix tonies. Chaque personnage raconte son histoire à un moment ou à l’autre ; et il y a bien des aventures où Gil Blas n’est jeté que pour donner occasion à quelqu’un de paraître et de narrer sa vie. On retrancherait la plupart de ces histoires sans dommage pour le roman. Il y a bien des aventures, aussi, dont Gil Blas est le vrai héros, et dont la suppression ne ferait rien perdre à l’ouvrage. Nous touchons ici au grand défaut de la conception de Lesage.

Il est d’usage de louer l’invention du caractère de Gil Blas : ce garçon qui est si peu héros de roman, bon enfant, sans malice, sans délicatesse, sans bravoure, mais admirablement résistant par le manque même de profondeur, qui ne prend jamais la vie au tragique, qui se relève et se console si vite de toutes ses disgrâces, toujours tourné vers l’avenir, jamais vers le passé, toujours en action, jamais rêveur ni contemplatif, que l’expérience mène rudement de la vanité puérile à l’égoïsme calculateur, et qui finit par s’élever assez tard à une solide encore qu’un peu grosse moralité ; ce personnage-là, dit-on, c’est notre moyenne humanité. Il me semble qu’il faut prendre garde de trop louer l’idée philosophique qui a déterminé le caractère de Gil Blas. Ce n’est, si je puis dire, qu’un caractère à tiroirs. Lesage l’a fait assez vaste pour contenir toutes les aventures, assez souple pour relier les plus diverses. Si Gil Blas a tant d’équilibre et de ressort, c’est qu’une fois l’aventure achevée, heureuse ou malheureuse, l’auteur a hâte de l’engager dans une autre. Le personnage s’éparpille dans cette multiplicité d’incidents et d’actions. Gil Blas n’a pas, ou n’a qu’à un degré insuffisant, les deux conditions essentielles d’un caractère, la personnalité et l’identité. A sa définition, il manque ce qu’on appelle la différence : il n’a que le nom d’individuel ; autrement, il est tout le monde. Par suite, rien n’avertit, sauf le nom, que ce soit le même homme qui est dans la caverne des voleurs et dans le palais d’Olivarès : aucune nécessité psychologique ne lie les diverses aventures du personnage. Comme on peut en retrancher, on pourrait en ajouter indéfiniment.

La grande affaire de Lesage est de peindre les mœurs : son roman est une galerie de tableaux, souvent charmants et vrais. Son originalité est de noter toutes les choses extérieures par lesquelles les hommes se révèlent ; ce sont d’abord leurs actes, et leurs paroles, puis leur geste, leur physionomie, toute leur apparence physique, puis leurs habits et leur train de maison, leur logement, leurs meubles, leurs repas ; c’est leur profession : Lesage, avant Diderot, n’oublie jamais de faire entrer la condition dans la composition du caractère. En un mot, Lesage est un réaliste, uni des grands artistes que nous ayons en ce genre. Il est exquis de vérité pittoresque, en peignant le dîner d’un chanoine ou la figure d’une duègne. Il pousse plus avant dans la voie indiquée par La Bruyère : il recule les réalités intérieures et intelligibles, et il amène en pleine lumière les réalités sensibles. De là la médiocre profondeur de son observation psychologique : le réaliste qui s’attache à garder aux choses extérieures tous les accidents de leur individualité, est forcé de se tenir aux vérités moyennes de la vie de l’âme. Pour que ses peintures soient comprises, il faut qu’il soutienne la particularité physique par la généralité morale. Il se contente d’utiliser les vérités acquises, et qui sont du domaine commun.

Au réalisme de Lesage se rattache encore la médiocre élévation de son œuvre : il se dégage du livre une philosophie expérimentale, qui intéresse l’égoïsme dans la moralité, une sagesse terre à terre, d’autant plus vulgaire qu’elle est moins amère et plus riante. Lesage n’est pas de ceux que la vision du réel oppresse. Il voit nombre de coquins, de fripons, de demi-coquins surtout et de fripons mitigés, parmi lesquels surnagent quelques honnêtes gens : il voit partout des instincts brutaux ou des vices raffinés, l’intérêt et le plaisir se disputant le monde, et ne laissant guère de place au désintéressement et à la vertu. Il sait de quoi est fait ce qu’on appelle dans le monde un honnête homme, et il ne compose pas le sien d’éléments bien délicats. Et ainsi, jusque dans la conception morale que semble exprimer la dernière partie du roman, Lesage ne dépasse pas le possible et le réel : on ne saurait dire que Gil Blas soit un idéal ; il arrive à être à peu près la moyenne d’un honnête homme, après avoir été un peu au-dessous.

Une chose qu’il faut louer presque sans réserve chez Lesage, c’est le style, naturel jusqu’à la négligence, et pourtant plus travaillé qu’il ne semble d’abord, léger et fort tout à la fois, piquant, imprévu, abondant en traits, ayant le relief et le mordant du style dramatique. Ce style est d’un caractère à peu près constamment satirique : très rarement, il est tout à fait objectif. Mais la satire de Lesage est pittoresque ; elle est une peinture des hommes et de la vie ; et c’est par là que Lesage est au xviiie siècle le véritable héritier de Molière et de La Bruyère, à l’exclusion de tous ces auteurs de comédies qui ne savent que diriger des épigrammes pincées contre les mœurs sans les représenter au vif.

2. Marivaux romancier. L’abbé Prevost §

Le réalisme de Lesage était incomplet, limité précisément par le cadre qu’il avait choisi. Plaçant son action en Espagne, il s’obligeait à tout Imaginer : rien de ce qui était exact n’était « d’après nature », puisque Lesage n’avait pas vu l’Espagne, et ce qui était « d’après nature » ne pouvait être exact, puisque les mœurs françaises ne pouvaient passer dans une action espagnole sans un certain arrangement. Avec Marivaux500, le roman fait un grand progrès par cela seul que la Vie de Marianne et le Paysan parvenu se passent en France, à Paris.

Malgré la composition lâchée, et l’inachèvement des deux œuvres, il y a progrès aussi dans la conception et le développement des caractères principaux. Le nombre des aventures est réduit, et toutes les aventures aident le personnage à se caractériser. Ni la personnalité, ni l’identité ne font défaut à Marianne et à Jacob. Marianne est une petite personne, honnête d’instinct, fine d’esprit, sensible, vaniteuse, coquette : un type féminin, mais une femme. Et Jacob est un Champenois rusé sous des formes naïves, âpre au gain, sous sa ronde bonhomie, patient, énergique, sensé, d’une grosse probité sans délicatesse, exploitant sans scrupule les vices qu’il méprise. C’est un homme, lui aussi, ce n’est plus l’humanité.

Comme Gil Blas, Marianne et Jacob sont chargés de nous montrer les milieux qu’ils traversent, l’une d’enfant trouvée devenant demoiselle de boutique, mise au couvent, lancée dans le monde, s’acheminant à un riche mariage ; l’autre, de laquais s’élevant à la condition de fermier général. Ces deux existences, la dernière surtout, répondent mieux que celle de Gil Blas aux conditions de la vie réelle, et par conséquent à celles du roman réaliste.

La peinture de mœurs, chez Marivaux, est d’une précision très poussée. L’intérieur des demoiselles Habert, dans le Paysan parvenu, est un délicieux tableau, d’où se dégage une discrète ironie : il y a là des demi-teintes, un demi-jour assoupi, dont l’effet est exquis. Plus violente est, dans la Vie de Marianne, la peinture de la boutique de Mme Dutour. Mme Dutour, bruyante, indiscrète, sans tact, colère, foncièrement bonne et serviable, est un type populaire merveilleusement attrapé : sa dispute avec le fiacre est d’une intensité brutale, d’une vérité canaille qui n’ont pas été dépassées. Le réalisme de Marivaux est bien plus objectif que celui de Lesage : la satire s’y enveloppe jusqu’à disparaître dans l’expression impersonnelle.

Mais, tel que Marivaux nous est apparu dans son théâtre, il est aisé de deviner que la peinture des mœurs et des milieux ne l’occupera pas seule dans ses romans. Ce sont en effet des pièces d’analyse psychologique, des études de mécanisme mental d’une infinie délicatesse, où la minutie des relevés aboutit parfois, surtout dans la Vie de Marianne, à une prolixité fatigante. Pour se donner carrière avec vraisemblance, Marivaux a adopté la forme de l’autobiographie. Jacob est plus simple, aussi s’analyse-t-il moins : mais Marianne, dans sa petite personne, est infiniment compliquée. Elle nous explique par le menu, délicieusement, ce qu’il y a de rouerie native dans l’innocence d’une ingénue, et ce qui, dans une bonne nature, peut s’épanouir de férocité coquette : lisez la scène de la première messe où Marianne, en toilette, fixe l’admiration des hommes et la jalousie des femmes. Comme elle lit en elle-même, Marianne est fine à déchiffrer les autres : elle fait des portraits, qui feraient honneur à un psychologue ; il y a bien du cailletage féminin dans l’abondance de son développement, mais bien de la précision fine sous le cailletage. Marivaux, qui n’aime pas les dévots, démonte leurs manèges d’une main impitoyable : tout le patelinage de M. de Climal, ses ruses pour venir à bout de Marianne, ses précautions pour assurer et son honneur et sa conscience, tout cela est peint de main de maître. C’est peut-être depuis Tartufe le seul hypocrite qu’on ait réussi à mettre debout. Dans le Paysan parvenu, rien de plus, comiquement humain que la façon dont l’affection pour un beau garçon s’insinue chez une vieille fille dévote.

Le roman de Marivaux, dans ces analyses, reste toujours plus près de la réalité que son théâtre. Sans doute, la liberté des mœurs du xviiie siècle ne s’y représente pas expressément, et Marivaux — c’est du reste à son honneur — ne tient pas lieu de Crébillon fils ou de Laclos501. Cependant l’immoralité foncière du temps se trahit dans son roman par le même parfum de sensualité que nous avons senti dans son théâtre ; mais ici il est plus âcre et plus fort. Marianne est une jolie fille qui fera son chemin par sa figure, qui le sait, qui le veut. C’est pis encore pour Jacob : les femmes font la fortune de ce laquais. On ne sent pas une réserve de l’auteur sur ces moyens de parvenir.

Marivaux, dans l’ensemble de la littérature européenne, fait la transition d’Addison à Richardson. C’est bien l’homme qui a essayé d’acclimater en France le journal moral à l’imitation du Spectateur : Marianne et Jacob sont d’infatigables moralisateurs. Ils ne nous font pas grâce d’une des conclusions de leur expérience. D’autre part, Marivaux a été chez nous un des fondateurs de la sensibilité littéraire : la satire se retire devant l’attendrissement ; surtout dans la Vie de Marianne, le touchant, le pathétique abondent ; l’héroïne est un cœur sensible, et toutes les pages importantes de sa vie sont trempées de larmes. Seulement, chez Marivaux, ce n’est pas un jeu, une rhétorique : c’est la pente de sa nature et de son talent.

Manon Lescaut est une contemporaine de Marianne et de Jacob. L’histoire de Manon est la seule œuvre qui subsiste de l’abbé Prévost502. Inutile de raconter la vie décousue, inquiète, désordonnée de l’écrivain. Son œuvre, vaste et improvisée, sent la copie entassée pour vivre : ce sont des compilations historiques et géographiques, des romans romanesques, parfois sombres et mélodramatiques, toujours sentimentaux et moralisateurs à outrance. L’abbé Prévost fut un des plus actifs vulgarisateurs de la littérature anglaise. Dans son journal le Pour et le Contre, suivant l’exemple des journaux littéraires rédigés par les réfugiés de Hollande, il s’occupe beaucoup de l’Angleterre ; c’est lui qui plus tard met en français Paméla (1742) et Clarisse Harlowe (1751).

De toute cette production, il n’y a que Manon Lescaut qui compte. Ce petit chef-d’œuvre fut écrit en dehors de toute influence anglaise, plusieurs années avant que Richardson eût publié Paméla. C’est une œuvre de sincérité échappée à un faiseur, qui oublia ce jour-là ses habitudes de diffusion larmoyante et prêcheuse. Prévost a fait cette simple histoire avec quelques souvenirs de sa vie orageuse : il l’a contée rapidement, sans dissertations et sans gros effets, avec un naturel qui donne la sensation de la vie même.

Et pourtant cet ouvrage contient quelque chose de rare dans la vie, et que le roman avait rejeté depuis Mme de la Fayette comme une pure idée de roman : il y a une grande passion, une passion qui absorbe deux êtres, dévorant leurs âmes et leurs existences. Mais les circonstances de cette passion, les actes des êtres qui en sont possédés, font de cette rare passion une réalité. La passion n’est pas ici quelque chose de mystérieux, de magique, qui élève l’homme au-dessus de l’humanité, qui l’affranchisse des conditions communes de l’existence : la passion, pure et souveraine, est aux prises avec les petitesses des caractères et les misères de la vie. Les nécessités intérieures et extérieures font qu’elle dégrade et Manon et Des Grieux, précisément par son irrésistible puissance. Leur dignité, leur honneur leur commandent de se séparer : ils s’aiment tant qu’ils s’avilissent par la persistance de leur amour. Des Grieux consent à tout, à tout ce qu’un homme devrait refuser, pour garder Manon. Manon est une petite fille sans instinct moral, qui ne sait qu’aimer son chevalier. Il n’y a qu’une chose qu’elle ne puisse faire pour lui : c’est d’être pauvre, mal vêtue. Tout le roman est dans les révoltes de l’honneur chez l’homme, dans l’effort de la femme pour accorder l’amour et la coquetterie.

Autour du couple, mettons les convoitises des hommes qui ont de l’argent, la cupidité brutale d’un soldat ivrogne, joueur, escroc, frère de Manon, qui s’en fait l’exploiteur : nous aurons ce roman réel plutôt que réaliste, pathétique sans déclamation, expressif sans dessein pittoresque, et qui, malgré le sujet, malgré les héros, malgré les milieux, reste chaste ; l’auteur n’a eu aucune pensée brutale ou polissonne : il n’a vu que la puissance de la passion qu’il voulait peindre. La lecture de Manon Lescaut est plus innocente que celle du Paysan parvenu.

3. Le roman philosophique §

L’esprit philosophique ne manqua pas de s’emparer du roman et de le faire servir aux intérêts de sa propagande. Pour gagner les gens du monde, aucun genre ne convenait mieux.

La recette du roman philosophique est assez simple : deux ingrédients, l’esquisse satirique des mœurs, la description polissonne de la volupté sensuelle, servent à masquer la thèse philosophique. On peut dire que Montesquieu dans ses Lettres persanes a créé le genre. L’Orient, Turquie, Perse, Inde, Chine, deviendra de plus en plus à la mode ; et nombre d’écrivains y placeront leur action romanesque, on y trouve un double avantage : les mœurs orientales donnent toute liberté à l’imagination grivoise ; de plus, on est dispensé de peindre les mœurs avec exactitude.

Chaque philosophe met sur le roman l’empreinte de son tempérament comme de sa doctrine : Voltaire y porte son esprit mordant, sensé, léger, son ironie dissolvante et meurtrière, peu de sensibilité, peu de tirades ; il excelle à trouver les faits menus, secs et précis, qui font apparaître l’absurdité d’une opinion. Diderot pense, déclame, argumente, s’abandonne à son imagination fougueuse et cynique, verse pêle-mêle les vues ingénieuses, profondes, fécondes, sur la littérature, la société, la morale, les effusions ardentes d’une sensibilité lyrique, les impiétés énormes et les obscénités froidement dégoûtantes. Saurin, Duclos, Marmontel, une foule d’autres font passer leur esprit aiguisé ou leur philosophie ronflante dans des récits, dont quelques-uns ont fait grand bruit en leur temps, et nous paraissent les plus ennuyeux de tous aujourd’hui. A l’imitation des philosophes, un érudit, l’abbé Barthélémy, se sert du roman pour vulgariser la connaissance de l’antiquité hellénique ; par malheur, la faiblesse de l’invention littéraire fait tort à la solidité de l’érudition, à la probité des recherches, à l’intelligence des interprétations.

La Nouvelle Héloïse503 est, avant tout, un roman philosophique : une foule de thèses sociales et morales sont posées, discutées, résolues dans des lettres particulières ; et le roman lui-même, dans l’ensemble de son développement, démontre une des thèses favorites de Jean-Jacques. Nous aurons à voir la place qu’il tient dans l’œuvre et le système du philosophe. Mais, au point de vue seulement du genre et de la forme d’art, la Nouvelle Héloïse est considérable. On a fait déjà des peintures de la vie intime et domestique : jamais on n’a représenté avec une gravité si sérieuse les occupations du ménage, les soins, les devoirs de la maîtresse de maison, les actes, les aspects de la vie du propriétaire. Il y a ici une intimité que le roman n’avait pas encore atteinte.

En second lieu, la nature fait ici son entrée. Lesage, Marivaux ont représenté des milieux : mais ils n’y ont cherché que l’homme, ils y ont relevé tous les indices caractéristiques d’une vie ou d’une société. Rousseau fait place à la nature pour elle-même : là il montre en face de l’homme, autour de l’homme, douce ou triste à ses sens ; il en fait le cadre et l’accompagnement des souffrances et des joies humaines, qui y ressortiront plus puissantes.

La composition se serre, devient plus logique, partant plus vraie, puisque la liaison des phénomènes est un élément fondamental de notre croyance à la réalité des choses. Rousseau nous développe une vie. Lesage et Marivaux l’ont fait sans doute ; mais Lesage nous donnait une collection d’épisodes, Marivaux une suite d’aventures : Rousseau nous fait assister à l’évolution des consciences. Si peu psychologue qu’il soit, il dépasse ici le psychologue Marivaux. Enfin, parmi tant de romans philosophiques, la Nouvelle Héloïse a un caractère particulier : c’est la première fois qu’un romancier exerce à ce titre la fonction de directeur de consciences ; et par là Rousseau découvre à ses successeurs une puissance nouvelle du genre.

Sous l’influence de Rousseau, à qui on laissera comme toujours ce qu’il a de meilleur, le roman se fera sensible à outrance, et se remplira de bavardage humanitaire. Restif de la Bretonne504 délaye les idées du maître dans des œuvres aussi vulgaires que nombreuses ; il n’appartient presque plus à la littérature, et je ne le nommerais pas sans le réalisme intime et sérieux de quelques parties de Monsieur Nicolas. Et tandis que Florian dévie vers la fade idylle505 le goût des tableaux rustiques éveillé par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre offre une nature inconnue et lointaine à la curiosité de ses contemporains : avec Paul et Virginie, nous le verrons, commence à s’opérer une révolution esthétique.

Livre III
Les tempéraments et les idées §

Chapitre I
Un retardataire : Saint-Simon §

1. Vie, humeur, idées. Composition des Mémoires. — 2. L’artiste.

Un des contrastes les plus frappants que présente le xviiie siècle, c’est Saint-Simon contemporain de Voltaire et de Montesquieu : les Mémoires sont rédigés dans les années où paraissent les Lettres anglaises, où se forme l’Esprit des lois. Jamais homme ne fut moins de son siècle que le duc de Saint-Simon506 : par ses idées, c’est un féodal ; par son tempérament, il est notre contemporain. Ce duc gothique est le plus moderne artiste de la littérature antérieure à la Révolution. Il fait penser à M. d’Epernon et à Michelet.

1. Caractère de Saint-Simon §

Né en 1675, d’un père très vieux, qui devait sa fortune et son titre à Louis XIII, il grandit loin de la cour de Louis XIV, parmi les souvenirs de l’autre règne, dans une dévotion attendrie au feu roi, au « roi des gentilshommes », qui enveloppait une sourde aversion pour le roi des commis. Mousquetaire gris à dix-sept ans, mestre-de-camp de cavalerie, il est démissionnaire en 1702, de dépit de n’avoir pas passé brigadier : le roi, qui à cette date avait plus que jamais besoin d’officiers, et qui n’aimait pas les esprits si prompts à fixer leur droit, ne lui pardonna jamais d’avoir quitté l’armée. C’est une des caractéristiques de l’organisation sociale de ce temps, que cet homme mal vu du roi, et qui n’aimait pas le roi, ait vécu plus de quinze ans près du roi, sans songer à quitter sans qu’on songeât à le renvoyer, parce que, étant duc et pair, sa place était là. Même après sa lettre anonyme à Louis XIV, si éloquente et si dure, soupçonné et, dans l’esprit, du roi, convaincu de l’avoir écrite, il resta à la cour. Il fut de la cabale du duc de Bourgogne, et put fonder de hautes espérances de fortune sur le prochain règne : la mort du prince le fit désespérer du bonheur public et du sien. Mais le duc d’Orléans l’aimait et l’estimait : Saint-Simon fut appelé au conseil de Régence ; son rôle n’y fut important que dans les circonstances où ses rancunes servaient les idées ou les intérêts du gouvernement, dans la substitution des conseils aux ministres, dans la déchéance des princes légitimés. Le grand acte de la vie publique de Saint-Simon fut son ambassade de 1722 : mission tout honorifique qui consistait à demander au roi d’Espagne la main de l’infante pour Louis XV. Après la mort du Régent, Saint-Simon se retire : il vit jusqu’en 1755, dans son hôtel de la rue Saint-Dominique et dans son château de la Ferté-Vidame, écrivant avec une activité fiévreuse.

Ce qu’il écrivait, c’était le détail de ses idées et de ses affections : un parallèle des trois premiers rois Bourbons, où Louis XIII était le grand homme des trois, toute sorte de mémoires sur les duchés-pairies, sur leurs origines et leurs privilèges, toute sorte de mémoires historiques et politiques. Ayant eu entre les mains, vers 1730, le journal de Dangeau, il revit jour par jour la vie du grand roi et de la cour ; tous ses souvenirs, ses froissements, ses haines d’autrefois, remontèrent à sa mémoire, échauffèrent son imagination ; la sécheresse, la courtisanerie de Dangeau le dégoûtèrent ; et il se mit à l’annoter, mettant sous chaque fait, sous chaque nom, tout ce que sa lecture avait remué en lui d’anciennes impressions. Quand il eut annoté Dangeau, il se sentit seulement en haleine : il éprouva le besoin de rédiger, lui aussi, ses Mémoires ; il reprit les notes que, depuis l’âge de dix-huit ans, il avait entassées, et, gardant toujours une copie de Dangeau devant les yeux, pour lui donner le fil de l’exacte chronologie, il composa507 cette œuvre volumineuse qui embrasse les vingt dernières années de Louis XIV, avec toute sorte de digressions sur les parties antérieures du règne, et l’époque de la Régence.

Saint-Simon pensa de bonne heure à être l’historien de son temps : à l’armée, à la cour, il a ramassé curieusement la plus ample information. Il a tâché de voir, ou de se faire instruire par ceux qui avaient vu. Il interrogeait sans cesse, âprement, avec une insistance de juge d’instruction, femmes, ministres, généraux, courtisans, diplomates, médecins, et même valets de chambre : de chacun il tirait une bribe du présent ou du passé. Il ne les lâchait que vidés. Il a donc eu d’abondants matériaux. Mais il n’en a pas fait la critique : il n’avait ni l’âme ni la méthode d’un savant. Il n’a pas contrôlé suffisamment les témoignages ; il a négligé les documents écrits qui auraient ruiné bien des on-dit qu’il a enregistrés ; il a cru à tout ce qui flattait son désir ou son aversion. Ses Mémoires fourmillent d’inexactitudes, d’erreurs, de mensonges même, de ces mensonges passionnés qui échappent aux honnêtes gens de petit esprit ; ils ne doivent être consultés qu’avec bien des précautions comme document historique.

Le marquis d’Argenson définissait notre duc et pair « un petit dévot sans génie et plein d’amour-propre ». Mettons à part le génie littéraire que d’Argenson ne pouvait soupçonner : la vie et les écrits de l’homme démontrent la justesse de ce jugement.

Saint-Simon est un très honnête homme, et très pieux, d’une ferveur qui le conduisait chaque année faire une retraite à la Trappe. Cependant il a la piété large et tolérante : ami des jansénistes, il ne s’engage pas dans la secte. Fidèle catholique, il n’a pas la haine du protestant, et condamne la Révocation de l’Édit de Nantes. Il a en horreur les querelles ecclésiastiques, les tracasseries, les persécutions. Cette façon d’entendre la religion est ce qu’il y a de plus intelligent en lui. Car il a du reste l’esprit médiocre, étréci, déformé par un amour-propre aussi mesquin que violent. Ce grand seigneur dont la noblesse était mince, est l’homme d’une idée : il est duc et pair. Tout l’univers se subordonne pour lui à la grandeur des ducs et pairs. C’est le principe de ses idées politiques, par lesquelles il se rapproche de Fénelon.

Il hait Louis XIV et « ce long règne de vile bourgeoisie », il hait Richelieu et Mazarin, tous les ouvriers de la monarchie absolue.

Il veut relever la noblesse : il fait un rêve féodal, il remonte jusqu’à Philippe le Bel, au temps où il s’imagine voir les « fiers légistes » aux pieds des nobles pairs qui composent le Parlement, la cour du roi. Voilà où il voudrait revenir. Comme au reste il est honnête homme, il serait patriote, ami du bien public, pitoyable au menu peuple : du moment que les petites gens se connaîtraient et ne « prétendraient » rien contre la hiérarchie, Saint-Simon gouvernerait en bon propriétaire et bon père de famille. Il est plein de bonne volonté patronale et nationale.

Le temps ne se prêtait guère à réaliser ses rêves ; et il ne s’en aperçut pas. Entre 1715 et 1720, pendant que Montesquieu écrivait ses Lettres persanes, il opinait pour la banqueroute, pour la convocation des États généraux, avec la tranquillité d’un contemporain du roi Jean. Rédigeant ses Mémoires au temps où le roi de Prusse cajolait Voltaire, il y notait l’envoi eu exil d’un certain « Arouet, fils, écrit-il, d’un notaire qui l’avait été de mon père, et de moi » ; il n’eût pas parlé de cette bagatelle, « si ce Arouet n’était devenu une sorte de personnage dans la république des lettres, et même une manière d’important dans un certain monde ». Ces deux lignes, aux environs de 1745, sont d’une belle force.

Son entêtement aux prises avec les circonstances eut un piteux résultat : ne pouvant faire que la noblesse eût un pouvoir réel, il se rabattit sur des apparences, des formes vides : il défendit les prérogatives extérieures, les privilèges de vanité, toutes les distinctions qui mettaient une barrière entre les nobles et les bourgeois, entre les nobles d’épée et les robins, entre les pairs et tout le monde. Il disputa, tracassa, plaida sur l’étiquette, les préséances, les titres, avec une passion puérile qui lassa jusqu’à Louis XIV. « M. de Saint-Simon, disait le roi, ne s’occupe que des rangs et de faire des procès à tout le monde. » C’était vrai : mais le grand roi avait tort de se plaindre. N’était-ce pas faire son jeu que de prendre au sérieux les distinctions dont il amusait l’inutilité de toute cette noblesse ramassée à la cour ?

Saint-Simon donna à plein dans le piège tendu par la royauté : trouvant les voies de l’ambition fermées, il se jeta furieusement dans celles de la vanité. Il s’y aigrit, s’y rapetissa dans les mesquines cabales, les pointilleries futiles. Il y perdit, s’il l’eut jamais, la capacité des grandes affaires ; il y devint incapable de jugement et de justice. Il enveloppa dans un mépris mêlé de jalousie tous les favoris, ministres, généraux, que leur naissance n’égalait pas à leur emploi, sans distinction de mérite, sans compensation de services. Il lui suffit, pour nier le talent de Villars, que sa noblesse soit courte et douteuse ; pour verser l’outrage sur Vendôme, que son origine royale soit illégitime. Ce pieux et vertueux seigneur a des haines folles contre tout ce qui blesse sa conception d’un État féodal où les ducs et pairs seraient la clef de voûte.

Ces idées sont d’un autre temps, surtout parce qu’elles revêtent la forme de théories surannées. Elles prennent aussi une couleur singulière par le tempérament, de l’homme qui les exprime. Mais prenons-y garde : il y a au xviiie siècle une foule de Saint-Simons au petit pied, toute une noblesse à l’esprit court, murée dans ses souvenirs et ses préventions, d’autant plus entêtée de ses vains privilèges que l’extérieur est tout ce qui lui reste ; courtisans, nobles de province, ce seront ceux-là qui se rendront insupportables au reste de la nation, exaspéreront les plus pacifiques, et nous condamneront par leur égoïsme inintelligent aux convulsions d’une révolution violente.

2. L’artiste dans Saint-Simon §

La nature avait mis en ce petit duc d’admirables facultés d’artiste, que son inaction forcée, ses passions rentrées ont développées. Borné du côté de l’intelligence, il a une sensibilité démesurément irritable et vibrante. Il est tout nerfs, toujours secoué de passion, bouillant et débordant. Mais la nature l’a fait curieux, elle lui a donné des yeux aigus, qui ramassent tous les ensembles et tous les détails, une mémoire étonnante pour rappeler les images dans toute la fraîcheur de la sensation première. Il n’est point écrivain à idées, et ne se soucie guère du monde intelligible. Il n’est ni philosophe, ni moraliste ; il est peintre. Il a le don de l’intuition psychologique. Plus pénétrant que La Bruyère et que Lesage, opérant sur la matière vivante, toujours en mouvement et qui se dérobe à chaque instant, il démonte les actions avec une sûreté magistrale, dissèque les sentiments, saisit les plus fugitives traces des forces qui composent la vie morale. Mais il est bien le contemporain de Lesage et de La Bruyère, par ce don de traiter toutes les apparences sensibles comme le chiffre qui contient l’homme intérieur.

Ses haines avivent sa curiosité, rendent ses yeux plus prompts « à voler partout en sondant les âmes » ; elles aveuglent son jugement, mais elles éclairent sa vision. Son cas est singulier : injuste et partial jusqu’à la férocité, il ne voit jamais trouble ; la passion donne à son regard une vigueur plus perçante. Rien ne prouve mieux qu’il y a en lui un artiste : la réalité le saisit, en dépit de ses préventions, de ses aversions, de ses théories ; et il lui est aussi impossible de ne pas la rendre que de ne pas la voir. De là vient que ses portraits sont si vivants, si vrais, quoique souvent si injustes. Son instinct d’artiste trompe ses sympathies d’honnête homme et jusqu’à ses opinions de duc et pair.

Voilà comment Saint-Simon, qui peut être redressé ou démenti presque à chaque page, reste pourtant le seul peintre qui nous rende la cour de Louis XIV. Ce qui est pour l’esprit est souvent faux : mais ce qui est pour la sensation est toujours réel. Il y a dans ces Mémoires une abondance, une variété de silhouettes, de croquis, de charges, de portraits en pied, de vastes tableaux, qui font vivre devant nous, comme réels et tangibles, les contemporains du grand roi, ses courtisans, sa famille et lui-même. En deux lignes, Saint-Simon vous campe le bonhomme sur ses jambes, dans son attitude favorite, avec son expression particulière de physionomie : ailleurs il le développe, le fouille, en dévide les entrailles, n’y laisse rien d’obscur ou d’inexpliqué. Il a le sentiment de la vie, c’est-à-dire du changement : il voit les hommes s’épanouir ou se dessécher, leur personnalité se fondre et se refaire ; il note ce travail insensible du temps, qui dégrade et renouvelle les figures. Ses impressions se modifient, il revient au modèle, il s’y attaque avec une nouvelle rage, pour le fixer dans son état actuel, qui bientôt ne sera plus. De là vient qu’il nous donne plusieurs portraits de Fénelon, de la duchesse de Bourgogne, de Mme de Maintenon : et combien d’études du grand Roi !

Avec les individus, il regarde les masses. Tantôt il ramasse toute une scène en quelques traits, par un dessin large, hardiment simplifié ; tantôt il développe d’immenses tableaux, comme ceux de la mort de Monseigneur, et du lit de justice qui dégrade les enfants légitimés de Louis XIV. Son récit est grouillant de vie, et l’impression a cette netteté qu’un art supérieur peut seul donner. Une foule d’individus, de mouvements, d’actions se mêlent, se croisent, se succèdent ; chaque individu est analysé, chaque mouvement décomposé, chaque action détaillée. Rien ne s’embrouille pourtant et ne se confond ; à de certains moments, toutes les particularités reculent et s’effacent ; on ne voit plus que les ensembles, les mouvements généraux, les caractères saillants. Je ne sais où l’on pourrait trouver une pareille exactitude de vision, unie à une pareille ampleur.

Saint-Simon a égalé sa puissance d’expression à sa puissance de sensation : c’est tout dire. Il écrit d’un style heurté, fougueux, tout plein de contrastes, de disparates, de brusqueries, d’audaces, de négligences. « Je ne suis point un sujet académique, dit-il de lui-même ; je suis toujours emporté par la matière. » C’est en effet sa passion qui se dégage, sa sensation qui se réveille. Aucune intention littéraire n’intervient dans le choix de l’expression. La métaphore y pullule, mais la métaphore qui n’est pas un procédé de rhétorique, et qui enregistre la vibration intime de la personnalité au contact des choses. Nul scrupule de grammairien et de puriste, nulle préoccupation technique d’écrivain ne dirige ou n’arrête la plume de Saint-Simon : ce duc et pair n’est pas homme de lettres ; et les traditions, les règles, qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres, ne sont pas pour lui. Il écrit avec ses nerfs : il cherche les mots qui équivalent à son sentiment, mots à la mode, ou du vieux temps, mots de boutique ou de village, et mots de cour, vertes locutions, ou tours délicats. Il moule sa phrase sur sa pensée, l’étire, l’élargit, la courbe, la brise, selon son besoin, non selon la grammaire. Sa crainte, c’est toujours de dire moins qu’il ne sent : il surcharge, il emmêle d’immenses périodes confuses, touffues, d’où sortent des éclairs et des flammes : son style, enfin, rend le fourmillement de la vie, son mouvement immense et multiple, avec l’étrange agrandissement, l’éclairage violent d’une vision d’halluciné.

Saint-Simon est en avance d’un siècle. Ce grand seigneur bouscule règles, goût, bienséances, pour mettre son tempérament tout à fait à l’aise dans son style ; entre Voltaire et Montesquieu, il écrit comme il ne sera permis d’écrire qu’au temps de Hugo et de Michelet. Aussi, quand la première édition de ses Mémoires parut en 1830, nos romantiques lui firent fête ; et c’était justice : le duc de Saint-Simon était des leurs.

Chapitre II
La jeunesse de Voltaire
(1694-1755) §

Les « années d’apprentissage » de Voltaire. — 1. Jeunesse ; prison, exil ; succès mondains et littéraires. Séjour en Angleterre. — 2. Voltaire à Cirey, à la cour, en Lorraine. — 3. Voltaire en Prusse ; dernière expérience. Illusions et déceptions. Voltaire arrive au port : achat des Délices. — 4. Philosophie de Voltaire avant 1755 : irréligion, mollesse physique, sociabilité. Liberté de penser. Les Lettres anglaises. — 5. Voltaire historien. Le Siècle de Louis XIV. L’Essai sur les mœurs. Recherches et exactitude. Dessein philosophique : élimination de la Providence ; guerre à la religion : progrès de la raison, et enthousiasme de la civilisation.

Voltaire508 commence à faire parler de lui en 1714 : il meurt dans une apothéose en 1778. Ainsi il remplit presque tout le xviiie siècle, du lendemain de la mort de Louis XIV à la veille de la Révolution. Il est impossible de prendre en bloc un tel homme. Cette souple nature s’est développée à travers trois quarts de siècle, recueillant toutes les influences, frémissant à tous les souffles ; les acquisitions, les transformations, les progrès de cet esprit sont exactement les acquisitions, les transformations, le progrès de l’esprit public ; et il n’a été si puissant que parce que son développement interne coïncidait avec le mouvement des idées de la nation : son rôle fut de lancer aux quatre coins du monde les pensées fraîchement écloses dans toutes les têtes. Il importe donc de soumettre à une exacte chronologie l’étude qu’on fait d’une si vaste et compréhensive personnalité.

Une grande division tout d’abord s’impose. Le xviiie siècle se coupe à peu près par le milieu : or il en est justement de même chez Voltaire. Son établissement aux Délices (1755) partage nettement sa vie et son œuvre en deux, et chacune des parties offre les caractères généraux des parties correspondantes du siècle. Avant 1755, la littérature pure tient une grande place dans la vie de Voltaire ; il est alors la gloire poétique de la France, l’auteur de la Henriade, de Zaïre et de Mérope. Dans une existence agitée, tumultueuse, à travers deux prisons, des fuites, des exils, des alertes, des triomphes de salon et des faveurs de cour, Voltaire fait son éducation de philosophe : son séjour auprès de Frédéric est la dernière expérience qui achève de le former. A son retour en France, il est mûr, il est armé. Retranché dans sa maison, il laisse venir à lui le monde : du fond de son cabinet, il le domine par l’omniprésence de son esprit. Le littérateur, le poète, s’effacent devant le philosophe, s’y subordonnent : il mène l’assaut général de l’Église et de l’ancien régime. Le Voltaire idolâtré des libres penseurs, abhorré des croyants, le maigre vieillard au masque grimaçant, à l’ironie diabolique, enfin le légendaire « patriarche », c’est le Voltaire de la seconde période.

Étudions donc ici d’abord ces quarante années à peu près de travail littéraire, qui sont en même temps les « années d’apprentissage » de Voltaire (1715-1755).

1. Voltaire avant 1734 §

M. de Voltaire509 est de son nom François Arouet, fils de maître Arouet, ancien notaire au Châtelet et receveur des épices à la Chambre des comptes. Il fait ses études à Louis-le-Grand, chez les Jésuites, où il a pour préfet des études l’abbé d’Olivet : on pourra juger de quelle prise la Société saisit les esprits, si l’on songe que Voltaire même gardera toujours des sentiments de respect et d’amitié pour ses anciens maîtres ; et jamais il ne se défera des principes littéraires qu’ils lui ont donnés, de leur goût étroit et pur.

Au sortir du collège, c’est un grand garçon maigre, dégingandé, à la physionomie vive, aux yeux pétillants d’esprit et de malice, dévoré du désir de jouir et du désir de parvenir, enfiévré de vanité, d’ambition, d’amour du luxe et du plaisir, enragé d’être un bourgeois, et se promettant bien de ne pas languir dans une étude et sur la procédure. Il a eu soin au collège de faire d’utiles amitiés ; il s’est lié avec des camarades de condition supérieure à la sienne, fils de magistrats, de courtisans, La Marche, Maisons, d’Argental et son frère, les deux d’Argenson, Richelieu ; si quelques-uns, comme d’Argental, deviennent absolument dévoués à sa fortune, il retiendra les autres comme protecteurs à force de souplesse et de flatterie ; aucun dégoût, aucune trahison de cet ignoble duc de Richelieu ne le rebutera. Ce qu’il voulait d’abord, c’était vivre dans le grand monde et dans le « monde où l’on s’amuse », souper avec des gens titrés et des comédiennes.

Il avait un parrain, l’abbé de Châteauneuf, qui réalisa ses premiers rêves : par lui, tout enfant, Voltaire entrevit Ninon, qui s’intéressa, dit-on, à ce spirituel gamin et lui légua de quoi acheter des livres. Par lui, plus tard, le fils de Me Arouet devint page d’un ambassadeur : c’était le marquis de Chàteauneuf, frère du parrain, qui représentait la France à la Haye. Par lui enfin, Voltaire fut introduit chez le grand prieur de Vendôme, dans cette libre société du Temple, où les mœurs et l’esprit étaient sans règle. Tandis que les Pères Porée et Tournemine avaient formé le goût du petit Arouet, Ninon, Châteauneuf, les libertins du Temple furent les vrais éducateurs de son esprit ; cela promettait un beau docteur d’irréligion.

Chez le grand prieur, Voltaire connut les Sully, les Villars ; on faisait fête à son esprit, il hantait les hôtels des grands seigneurs et leurs petites maisons. Ce fut une griserie : il lâcha la bride à sa malice. Deux pièces satiriques circulèrent sous son nom. Un exil très joyeux510 à Sully, chez le duc, ne lui enseigna point la prudence. Mais un beau jour il se réveilla à la Bastille (1717), où il resta onze mois511. Dans ce séjour, il eut le loisir de penser. Il comprit qu’il fallait asseoir sa vie sur des fondements plus solides que des succès de conversation : il travailla à se placer aux côtés des grands hommes qu’il admirait alors docilement avec le monde : Lamotte, J.-B. Rousseau, Crébillon. Il finit Œdipe, il commença la Henriade. En six ans (1718-1724), il va se faire reconnaître comme le plus grand poète tragique du temps, comme le seul poète épique de la France. Il excelle à préparer ses succès. Avant d’imprimer sa Henriade, il la porte de château en château, il en fait des lectures, il fouette la curiosité publique.

Cependant, après l’ombrageux despotisme, il éprouve la rassurante faiblesse du gouvernement. Le bonasse Régent, qui l’avait embastillé, s’était laissé tirer une pension par une dédicace ; et plus tard, au moment où le ministère venait de le contraindre à imprimer clandestinement à Rouen sa Henriade, dont les exemplaires entraient la nuit à Paris dans les fourgons de la marquise de Bernière, Voltaire poussait sa première pointe à la cour, il recevait une pension sur la cassette de Marie Leczinska ; cette petite dévote se laissait ensorceler par l’esprit du poète, à qui la tête tournait en s’entendant appeler familièrement par la reine : « mon pauvre Voltaire ».

Une bourgeoise hérédité de sens pratique l’empêcha pourtant de se repaître de fumée, et tourna ses pensées vers les solides acquisitions. Voulant traiter d’égal avec ce monde hors duquel il ne pouvait vivre, il comprit qu’il ne fallait pas se mettre à la discrétion des grands ni aux gages des libraires ; il voulut être riche pour ne dépendre que de soi. Utilisant ses relations avec les frères Paris, qui l’intéressèrent dans certaines entreprises, appliqué et entendu aux affaires d’argent, guettant les bons placements, il commença dès ce temps à se faire la plus grosse fortune qu’on eût encore vue aux mains d’un homme de lettres.

Ces heureux commencements furent interrompus par un fâcheux accident. Voltaire se laissait aller à croire qu’il était à sa place naturelle dans le monde aristocratique où l’on accueillait son esprit : il devenait familier, impertinent. Quand le grand seigneur était un sot — cela arrivait même en ce siècle — et ne valait rien aux assauts d’esprit, il ne pardonnait pas à ce petit Arouet d’avoir pris sa noblesse pour plastron. Un chevalier de Rohan, en 1725, lui fit donner des coups de bâton à la porte du duc de Sully, chez qui il soupait. Le duc de Sully n’en fit que rire. Voltaire appela le chevalier en duel. Cela parut outrecuidant ; et la famille de Rohan obtint qu’on mît le poète à la Bastille. Voilà encore une des expériences décisives qui fournirent à Voltaire ses idées sur le gouvernement de la France.

Au bout de cinq mois, on lui ouvrit la Bastille : mais à condition qu’il ne chercherait pas le chevalier de Rohan, et qu’il irait habiter l’Angleterre. Les trois années qu’il y passa furent une contre-expérience qui précisa toutes les notions déjà élaborées en lui. L’Angleterre n’a pas créé Voltaire : elle l’a instruit. Il aimait trop les lettres pour ne pas s’apercevoir qu’il y avait là une grande littérature : il découvrit Shakespeare, et Milton, et les comiques de la Restauration, Wycherley, Congreve. L’époque de la reine Anne était faite pour lui plaire : c’est le temps où l’ineffaçable originalité de l’esprit anglais se déguise le mieux sous le goût décent et la sévère ordonnance dont nos chefs-d’œuvre classiques donnaient le modèle. Ce que Dryden, Addison avaient de français, l’induisait à goûter dans une certaine mesure leurs qualités anglaises. Dryden lui donna l’idée d’un drame plus violent ; Addison, par son Caton, l’instruisit à moraliser la tragédie, à y poser nettement la thèse philosophique.

Mais il fut frappé plus encore du développement scientifique que de l’activité littéraire : sa curiosité vola de tous côtés, se portant de Newton à l’inoculation. Les sciences ne l’avaient guère préoccupé jusqu’ici : il y reconnut l’œuvre essentielle de la raison et son arme efficace. D’un philosophisme aventurier, à la Montaigne, tout en saillies et en ironies, il passa à la réflexion systématique, aux questions définies, aux recherches méthodiques, en lisant Bacon, Locke, Shaftesbury, Collins. Il n’avait eu que des instincts : il se bâtit une doctrine. Il admira dans l’Angleterre un pays où la liberté de penser était en apparence illimitée, où toutes les variétés du doute et de la négation se rencontraient : Swift satirique et sceptique, mais croyant ; Pope déiste ; Bolingbroke brillamment incrédule ; Woolston publiant des discours contre les miracles de Jésus-Christ, qu’un jury condamnait, mais où quantité de gentlemen applaudissaient. Derrière les aimables groupes des sceptiques mondains, il n’aperçut pas les masses compactes, inentamées, de l’Angleterre brutale, grave, puritaine : ce qu’il en entrevit, ce furent les contradictions et le fanatisme des sectes protestantes. Le fanatisme lui fit horreur, les contradictions l’amusèrent : le tout l’affermit dans son irréligion.

Tous ses instincts de luxe et de richesse furent séduits par l’Angleterre industrielle et commerçante. Son amour-propre d’écrivain fut flatté, avec d’amers retours sur ses aventures antérieures, à la vue de Newton enterré à Westminster, de Prior chargé de missions diplomatiques, d’Addison amené au ministère.

Quand le duc de Maurepas termina son exil en 1729, Voltaire revint en France tout plein de ce qu’il avait vu, armé, excité. Il déploie une activité étonnante : il fait des tragédies, imprime Charles XII, entame le Siècle de Louis XIV, écrit sa lettre à un Premier Commis, publie en anglais ses Lettres philosophiques, où étaient résumées les impressions de ses trois années de séjour en Angleterre. En 1731, des exemplaires français des Lettres pénétraient dans Paris : le libraire était mis à la Bastille, et Voltaire, contre qui un ordre d’arrestation avait été lancé, se sauvait en Lorraine, d’où il revenait au bout d’un mois, avec une permission tacite du ministère, s’installer à Cirey, chez Mme du Châtelet.

2. Voltaire à Cirey et à la Cour §

A Cirey, assez près de Paris pour participer à la vie du siècle, de la frontière pour être en sûreté à la moindre alerte, sous la garde despotique et prudente de la belle Émilie, Voltaire va résider pendant dix pleines années, et faire l’apprentissage de la vie qu’il mènera plus tard à Ferney : il va apprendre à se passer du monde, et à agir sur lui de loin.

Nous avons un témoin de l’existence qu’on menait à Cirey : cette « caillette » de Mme de Graffigny, une femme de lettres assez malchanceuse, y séjourna quelque temps en 1738. Elle inventorie minutieusement l’intérieur de Voltaire, le luxe de sa chambre, ses porcelaines, ses tableaux, ses pendules, ses livres, ses machines de physique, l’élégance somptueuse de ses habits, sa vaisselle d’argent, le cérémonial superbe de sa table. Tous les soirs, à neuf heures, le souper, que la causerie prolonge jusqu’à minuit : Voltaire y est étincelant. Cirey a un théâtre : on y joue de tout, depuis les marionnettes où « la femme de Polichinelle fait mourir son mari en chantant Fagnana ! fugnana ! » jusqu’aux grandes comédies et tragédies. Tous les habitants du château sont requis de jouer : la fille de Mme du Châtelet, âgée de douze ans, a des rôles ; à peine arrivée, Mme de Graffigny en reçoit un. « En vingt-quatre heures on a joué et répété 33 actes, tragédies, opéras, comédies. » Un autre régal, c’est quand Voltaire lit ce qu’il compose : des morceaux du Siècle de Louis XIV, Mérope, des épitres, des Discours sur l’homme. Il est « furieusement auteur » : il ne supporte pas la critique, et démolit tous ses rivaux.

C’est le caractère le plus mobile et le plus extraordinaire qu’il y ait : sensible, brusque, plein d’humeur, boudant toute une soirée pour un verre de vin du Rhin que Mme du Châtelet l’a empêché de boire parce que ce vin lui fait mal, se querellant sans cesse avec elle, déjà malade éternel, se droguant à sa fantaisie, se gorgeant de café, mourant et, l’instant d’après, vif et gaillard si un rien l’a mis en train : avec cela, travailleur acharné, infatigable. Mme du Châtelet travaille de son côté. Elle aime les sciences, la physique, la philosophie : elle a un laboratoire, fait des expériences, étudie Newton. Elle oblige Voltaire à faire comme elle ; ils sont lauréats de l’Académie des sciences, elle pour le prix, lui avec la mention. Voltaire parfois se révolte : « Ma foi, dit-il, laissez là Newton, ce sont des rêveries, vivent les vers ! » Elle, au contraire, le persécute pour que ce poète ne fasse plus de vers.

C’est prudence plutôt qu’aversion : elle se souvient du Mondain. une apologie du luxe, irrespectueuse de la Bible, pour laquelle Voltaire a dû précipitamment aller voir la Hollande en 1730. Elle tient sous clef la Pucelle, arrête le Siècle de Louis XIV. En somme, cette influence est bienfaisante : elle « lui sauve beaucoup de folies » ; Mme de Graffigny en témoigne : « S’il n’était retenu, dit-elle, il se ferait bien des mauvais partis ». Elle a soin de sa dignité aussi ; elle l’empêche de se perdre dans d’avilissantes polémiques contre les Desfontaines512 et autres folliculaires.

Après dix ans d’absence, Voltaire reparaît à Paris ; et soudain une méchante comédie faite pour le mariage du Dauphin le met en faveur à la cour. Coup sur coup, le voilà académicien513, historiographe du roi et gentilhomme de la chambre, poète officiel, rédacteur politique, négociateur secret : il va réaliser en France ce qui l’avait émerveillé en Angleterre. Des vivacités de langue, exploitées par des envieux, le brouillent avec Mme de Pompadour. Il quitte la cour ; on le voit chez la duchesse du Maine, à Sceaux et à Anet, à Cirey de nouveau, à Lunéville chez le roi Stanislas, toujours travaillant, écrivant, jouant la comédie, mais déjà plus grand personnage, indépendant de tous, égal à tous, et ne se gênant pour personne.

Ce fut à Lunéville qu’il perdit Mme du Châtelet (septembre 1749). Il revient à Paris, s’y installe une maison, que Mme Denis, une de ses nièces et veuve, est appelée à tenir. Il a chez lui un théâtre où il essaie ses pièces : c’est là qu’il découvre Lekain, le grand tragédien du temps. A cette date, Voltaire est formé. Le siècle l’avertit de se donner au combat philosophique, s’il veut rester maître de l’opinion. Mais, dès ses premières attaques514, il sent que le séjour de Paris lui est impossible. Il accepte alors les offres du roi de Prusse, qui lui promet sûreté, faveur et liberté. C’était la dernière expérience qui lui restait à faire.

3. Voltaire en Prusse §

La première lettre du prince de Prusse à Voltaire date de 1736. Frédéric vivait à Rheinsberg, dans la disgrâce : son père, brutal, dévot, pratique, appliqué à mettre son domaine en valeur et à former de beaux régiments, ne lui pardonnait pas son esprit, sa flûte, son goût pour les vers et pour la pensée, ni surtout d’être l’héritier à qui il faudrait tout remettre.

En 1730, Voltaire est l’auteur de la Henriade, de Zaïre, des Lettres anglaises, un homme admiré du public, redouté et parfois persécuté par le gouvernement. Frédéric est un jeune homme, connu seulement par une escapade équivoque et la haine de son père : il est tout petit devant le grand homme, humblement enthousiaste et flatteusement enjôleur. Voltaire est touché : il n’a pas encore été rassasié de l’hommage des rois. La conversation s’engage entre eux : vers, théâtre, métaphysique, littérature, politique, il n’est rien qu’ils n’effleurent et parfois ne discutent à fond. Le prince, qui s’est fait traduire Wolf en français pour le lire, met volontiers la philosophie sur le tapis : il donne à Voltaire l’exemple de la libre pensée. Un besoin réel d’exercice intellectuel, une sincère admiration pour la belle intelligence de Voltaire animent Frédéric : mais c’est un homme pratique ; il « utilise » son illustre ami ; il fait corriger par lui son orthographe, ses solécismes, ses fautes de versification ; il a pour rien le meilleur maître de langue française qui existe. Voltaire, en quelques années, fera de ce Prussien un de nos bons écrivains ; on voit de jour en jour dans les lettres de Frédéric l’esprit s’alléger, le goût s’épurer, le Germain enfin se polir à la française.

En 1740, Frédéric-Guillaume laissa la place à son fils. Justement on imprimait en ce temps-là, par les soins de Voltaire, une réfutation de Machiavel que le prince avait composée : bien qu’il n’y eût pas là de quoi gêner le nouveau roi, il préféra arrêter la publication de l’ouvrage ; et Voltaire, un peu interloqué, s’y employa. Il prit son parti de trouver chez Frédéric moins de philosophie généreuse et plus d’activité intéressée qu’il n’avait cru et chanté : il se décida à rire du démenti violent que l’invasion de la Silésie donnait à la réfutation de Machiavel. Ce qui l’y aida, c’est que le roi continua à vivre avec lui dans les mêmes termes qu’avant. Au milieu des embarras d’un nouveau règne, un des premiers soins de Frédéric fut de voir Voltaire ; un de ses rêves les plus ardents d’ambition fut de l’avoir près de lui, à lui. Quand, en 1743, Voltaire vint à Berlin chargé d’une mission officieuse de la cour de France qui voulait faire reprendre les armes à son infidèle allié, il fut outrageusement berné comme envoyé de Louis XV, délicieusement cajolé comme poète et philosophe, et ami personnel de Frédéric : par une de ces petites perfidies qui ne lui ont jamais coûté, le roi prodiguait caresses, offres, promesses pour décider Voltaire à rester, et sous main tâchait de le brouiller avec le ministère français pour lui rendre le retour impossible. N’ayant pas réussi, il renouvela ses avances, jusqu’au jour où Voltaire, sentant qu’il ne pouvait plus vivre à Paris, se décida à essayer de l’hospitalité du roi de Prusse. Il était content de faire voir au roi de France comment on le traitait ailleurs. Il n’y a pires sots que les gens d’esprit, quand la vanité s’y met.

Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet 1750. D’abord ce fut un enchantement. « Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâce, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! Qui le croirait ? » Ajoutez Voltaire couché dans le lit du maréchal de Saxe, Voltaire chambellan du roi, ayant la croix de son ordre, et 20 000 livres de pension. Au bruit des tambours et des trompettes, pendant que le roi fait parader ses régiments, Voltaire travaille dans un coin. Pour se délasser, il a ces délicieux soupers, où Algarotti, Maupertuis, d’Argens, La Mettrie, le roi faisaient éclater les plus étranges ou impudents paradoxes, où rien n’était sacré à la raillerie sceptique, où Voltaire apprit, mieux qu’il n’aurait pu faire ailleurs, de quel pas il fallait marcher pour rester à la tête du siècle. Il y avait aussi la comédie, où l’on jouait les pièces de Voltaire ; et les acteurs étaient les frères, les sœurs du roi.

A travers cet éblouissement, comment remarquer une ombre qui passe ? Un moment Voltaire sent la piqûre d’un mot du roi, qui dans une ode l’a traité de soleil couchant : et le petit Baculard d’Arnaud était le soleil levant ! Mais d’Arnaud fut renvoyé : et Voltaire s’abandonna à son bonheur. Hélas ! la lune de miel fut courte : en novembre, de secrètes angoisses le travaillent ; en décembre, il écrit à sa nièce « à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste » ; il se demande : « Pourquoi suis-je donc dans ce palais ? » il dit : « Comment partir ? » et il tire la morale de son aventure : « J’ai besoin de plus d’une consolation ; ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui les donnent. » La désillusion était complète ; la brouille n’était plus qu’une question de temps515.

Voltaire, tracassier et chipoteur en affaires, eut avec le juif Hirsch des démêlés bruyants qui indisposèrent Frédéric contre lui. Puis on rapporta au roi des mots un peu libres de Voltaire. Frédéric n’était pas en reste, et l’on avertit Voltaire que le roi avait dit à son sujet : « On presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus ». Il y eut ainsi pendant quelque temps entre le roi et Voltaire une sourde guerre de mots aigres, toujours colportés et envenimés par des amis communs.

L’affaire de Maupertuis fit éclater la rupture : Maupertuis, orgueilleux et têtu, avait fait exclure de l’Académie de Berlin, comme faussaire, un mathématicien du nom de Kœnig. Voltaire, jaloux de Maupertuis à qui le roi témoignait beaucoup de faveur, prit parti pour Kœnig, et voulut faire chasser Maupertuis. Ayant trouvé de la résistance, il se piqua au jeu, et lâcha la fameuse Diatribe du docteur Akakia. Le roi se fâcha qu’on ridiculisât le Président de son Académie : il fit brûler l’insolent libelle. Et, de plus, il y répondit de sa propre plume, sans ménagements pour Voltaire, qui se vit traité de menteur effronté.

Aussi le 1er janvier 1753516, Voltaire renvoya-t-il au roi la clef de chambellan et la croix de son ordre. Le roi ne pouvait se décider à le lâcher. Une réconciliation fut tentée. Mais, cette fois, Voltaire fut imprenable : il n’avait plus rien à apprendre. Il obtint permission de partir le 26 mars. Il traversa l’Allemagne, on sait avec quelles aventures héroï-comiques : arrêté à Francfort, il eut de la peine à se tirer des mains d’un agent prussien qui réclamait un volume de poésies du roi son maître. Enfin il atteignit l’Alsace. Il passa quelques mois cruels, fuyant la Prusse, exclu de Paris, osant à peine se risquer en France. Il erra en Alsace, en Lorraine, fit une saison à Plombières, alla travailler à Senones près de dom Galmet, descendit vers Lyon. Là il découvrit la Suisse ; il espéra y trouver sécurité, tranquillité et liberté. Il acheta une maison près de Genève, qu’il nomma les Délices, une autre à Monrion, près de Lausanne (1755). « Il faut, dit-il alors, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. » La leçon lui a profité. Il n’ira plus chez les rois ; et les rois viendront chez lui. Mais il ne s’enfonce pas dans la retraite pour disparaître ; c’est au contraire pour agir plus, pour parler plus haut et plus clair. Ici commence le règne du philosophe et l’apothéose du « patriarche ».

4. Les idées de Voltaire avant 1755 §

Jusqu’à son établissement aux Délices, Voltaire est un poète qui a des sentiments de philosophe. Les traits caractéristiques de sa philosophie, qui correspondent aux instincts les plus déterminés de son tempérament, apparaissent déjà épars dans la riche variété de son œuvre littéraire : elle est déjà, avant tout, et hors de toute doctrine positive, une terrible école d’irrespect et d’incroyance.

Le fond de Voltaire, c’est l’irréligion. Dès Œdipe (1718), il dit :

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science.

Le poème de la Ligue (1723 ; étale les misères causées par la religion. Dans Zaïre (1732) la religion est l’obstacle au bonheur préparé par la nature. Mahomet (1742) est la manifestation capitale de cet état d’esprit : la grande scène de la pièce, c’est Mahomet remettant un poignard à Séide pour assassiner Zopire ; de la fiction tragique se dégage l’idée générale que la religion — toute religion — est fondée sur la fourberie des uns et l’imbécillité des autres. Il était hardi de faire Mahomet, plus hardi de le dédier au pape, un fin compère qui prit la chose comme il faut. Pour la nouveauté, elle était médiocre : Voltaire ne fait que traduire avec une netteté plus âpre l’idée si agréablement enveloppée dans l’Histoire des oracles de Fontenelle.

Mais l’irréligion de Voltaire n’est pas fondée exclusivement — ni même primitivement — comme chez Fontenelle sur la foi dans la raison et sur le principe de la science. Elle procède de sa nature avide de jouir, et que toutes les défenses de jouir révoltent. Voltaire est d’abord l’héritier de la tradition épicurienne, qui, depuis le xvie siècle, et à travers le xviie, défend l’instinct et la volupté contre le christianisme. Une religion qui gêne la nature, qui attache du péché au désir et au plaisir, lui fait l’effet d’un monstrueux non-sens. Voilà comment le catholicisme des Jésuites si confortable, si élégant, si complaisant aux raffinements, aux plaisirs, parfois aux faiblesses de l’esprit mondain, l’effarouche moins que le jansénisme, cette religion des hautes intelligences, si profonde en ses obscurités pour une raison non prévenue, mais si ascétique, si irréconciliable à toutes les délicatesses, à tous les péchés mignons de la vie riche et voluptueuse. L’avilissement du jansénisme au temps des convulsionnaires et des billets de confession, la bigoterie étroite de la secte amusent Voltaire : il se réjouit de voir se décrier les défenseurs de la morale austère. L’ennemi pour lui, c’est la morale de l’Évangile, que le jansénisme montre dans sa dureté : c’est Pascal, dont la forte logique l’impose avec le dogme. Aussi le premier dessein philosophique de Voltaire sera-t-il de prendre Pascal corps à corps, et de ruiner le raisonnement janséniste par la raison laïque.

Voltaire, l’éternel moribond, est, par sa débile organisation, condamné à n’être qu’un assez piètre débauché. Donc, ne pouvant mieux, il convertit la sensualité en indécence de langage. Il la dérive aussi vers l’amour du comfort, du bien-être, du luxe ; et les tendances aristocratiques de sa vanité s’unissent à la délicatesse de son tempérament pour lui faire estimer à très haut prix tous les raffinements de la civilisation. Enfin il a des besoins d’esprit, qui lui font mettre les plaisirs sociaux et littéraires parmi les nécessités premières de la vie. Il est aussi peu que possible l’homme de la nature : sa nature à lui, c’est d’être au plus haut degré l’homme de la société. Aussi sa philosophie sera-t-elle matérialiste, pratique, mondaine : elle se résumera, à ce point de vue, dans le Mondain (1736), cri de satisfaction optimiste de l’homme riche, bien vêtu, bien nourri, bien servi, flatté dans tous ses sens par les multiples commodités de la vie civilisée.

Ô l’heureux temps que ce siècle de fer !

Il admirera chez les Anglais l’entente de la vie matérielle. Il s’indignera qu’on ne respecte pas les agents et les producteurs des plaisirs : l’excommunication des comédiens, les préjugés mondains sur leur profession seront pour lui des monstruosités.  De là son éloquente protestation sur la mort de Mlle Lecouvreur : il louera l’Angleterre autant pour avoir enterré Mrs Oddfields à Westminster que pour y avoir mis Newton. Toujours au même ordre d’idées appartiendront ces préoccupations de Voltaire, si neuves alors et si originales chez un homme de lettres, sur des questions de voirie, d’administration, de financés, de commerce : il se passionne pour les Embellissements de Paris517. Entre 1740 et 1750 se dessine nettement l’idée qui tiendra tant de place dans la polémique voltairienne : l’idée que le devoir essentiel d’un gouvernement, c’est de procurer le bien-être matériel, le plus de bien-être possible, et que l’humanité a plutôt affaire de sage administration que de glorieuse politique.

Un des besoins impérieux de Voltaire, et qui tient aux racines mêmes de son génie, c’est le besoin de dire tout ce qu’il pense. Il n’y a pas pour lui moyen de vivre sans cela. Si disposé qu’il soit par sa vanité à être un plat courtisan, jamais il n’a pu tenir sa langue ni sa plume. Le gouvernement français se chargea de transformer cette inclination naturelle en un principe réfléchi de philosophie politique. Quand on songe que ni la Henriade, ni les premiers chapitres du Siècle de Louis XIV, ni même l’innocent Charles XII n’ont eu permission de paraître en France, que ce pouvoir, qui n’a rien empêché, a tout prohibé, on comprend que Voltaire, depuis la Lettre à un premier commis jusqu’au Siècle de Louis XIV, ait réclamé la liberté de penser et d’écrire.

Il semble bien que ce soit l’Angleterre qui lui ait révélé la science et le parti qu’on en pouvait tirer. Il l’embrassa surtout comme un moyen d’atteindre la religion et comme un moyen d’accroître le bien-être. Par ce dernier côté, il rattache sa curiosité scientifique à ses tendances épicuriennes ; et c’est encore un aspect très original, très moderne de ce complexe génie. Mais il ne devint pas, il n’a jamais été véritablement homme de science, en dépit de ses essais et de ses travaux. Il était ennemi de la religion : et pourvu qu’une explication fût rationnelle, il l’acceptait aisément pour vraie, avec plus de fantaisie que de méthode. D’autre part, il était prompt à repousser sans vérification les expériences ou les théories qui choquaient ses multiples préjugés. Au reste, l’activité scientifique de Voltaire ne fut qu’un court épisode dans sa vie ; et l’ascendant de Mme du Châtelet fut pour beaucoup dans la peine qu’il prit de vulgariser Newton. Ce n’est pas là qu’il faut chercher le libre, le naturel, le vrai Voltaire.

Il est, au contraire, authentique et complet dans ses « Lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques et diaboliques », comme il les appelait lui-même. L’Angleterre n’a pas fait Voltaire ; elle l’a, pour ainsi dire, allumé, et fait partir pour la première fois d’un seul coup en un prodigieux « bouquet ». Dans ces fameuses lettres se mêlent tous les éléments divers dont le voltairianisme se compose : revendication de la liberté de penser et d’écrire, souci de la prospérité matérielle et des commodités de la vie, curiosité littéraire, irréligion hardie, philosophie rationaliste, critique historique ou théologique, ironie qui exalte ici les vertus singulières d’une secte hérétique pour faire une niche à l’orthodoxie, et là crible indifféremment hérétiques et orthodoxes de traits meurtriers. Parmi les hardiesses des lettres philosophiques, on ne croirait guère aujourd’hui qu’une des plus remarquées, et qui fit le plus de scandale, ait été la révélation du système de Locke : l’abbé de Rothelin, censeur royal, déclara à Voltaire qu’« il donnerait son approbation à toutes les lettres excepté seulement à celle sur M. Locke ». Voltaire, en effet, avait trouvé dans le sensualisme de Locke, si clair et si superficiel, la doctrine qui satisfaisait ses instincts. Par elle, il écartait le spiritualisme cartésien, il menaçait le spiritualisme chrétien : n’étant pas de force à manier l’arme bien autrement terrible qu’avait forgée Spinoza, il s’emparait de celle-là, plus légère et suffisamment tranchante ; et il s’empressait de s’en escrimer.

Ces Lettres philosophiques, qui étaient une attaque directe contre le despotisme inintelligent et contre le catholicisme, furent un accident unique dans la carrière de Voltaire avant 1750. Ayant retourné son sac, il l’avait vidé d’un coup. Après, il se repose, contenu par Mme du Châtelet, diverti par ses travaux littéraires ou par ses ambitions de politique et de courtisan. Il ne donne plus que des manifestations partielles de son esprit : c’est son newtonianisme, pendant les trois ou quatre premières années de son séjour à Cirey ; c’est surtout Mahomet. De Mahomet au départ pour Berlin, rien : M. de Voltaire est à Versailles ou à Sceaux. Les premiers romans qu’il écrit, pour amuser la duchesse du Maine, Zadig, ou Memnon518, sont d’un moraliste plutôt que d’un philosophe, et d’une ironie assez inoffensive. Je sais bien qu’au fond ces étonnantes liaisons de phénomènes qu’il nous présente, ces ricochets fantastiques d’effets et de causes, ces leçons de résignation fataliste, cette raillerie de la présomption humaine qui se croit assurée d’elle-même ou des choses, enveloppent une assez forte négation de la Providence : mais la moralité terre à terre dérobe l’audacieuse métaphysique. Vers le même temps, Voltaire donnait Nanine (1749) : le public y applaudissait, dans la mésalliance généreuse d’un seigneur, une satire des privilèges sociaux, une apologie de l’égalité naturelle et du mérite personnel ; mais il n’y a vraiment rien là de bien méchant, et ce n’est pas la peine d’être Voltaire pour faire Nanine.

Le séjour en Prusse donna l’essor au voltairianisme de Voltaire. De petites pièces, courtes, malignes, dissolvantes, commencent à s’envoler par le monde, ou détachées en brochures, ou insinuées au milieu de quelque tome d’œuvres complètes, dans les éditions qui s’impriment incessamment en France ou en Allemagne. C’est, de 1750 à 1752, la Voix du sage et du peuple contre les immunités du clergé ; ce sont des Dialogues entre un philosophe et un contrôleur des finances, entre Marc Aurèle et un recollet, entre un plaideur et un avocat ; ce sont des Pensées sur le gouvernement : c’est le roman de Micromégas. Avec l’irréligion domine le souci des réformes administratives. Mais tout cela est négligeable, au prix de deux grandes œuvres, que Voltaire acheva en Prusse, et qui sont les expressions éclatantes de sa philosophie à cette date : je veux parler du Siècle de Louis XIV (1751) et de l’Abrégé de l’Histoire Universelle (1753).

5. Voltaire historien philosophe §

L’Histoire de Charles XII, que Voltaire publie en 1731, ne procède d’aucune pensé philosophique. Bien au contraire, l’intérêt de l’auteur s’est éveillé sur son héros d’une façon assez frivole ; la singularité des aventures, le cliquetis des batailles, l’énormité des desseins, le romanesque d’une vie tapageuse et stérile, voilà ce qui a séduit Voltaire dans l’histoire de Charles XII. En revanche, l’ouvrage a été solidement préparé, à l’aide des documents originaux. Voltaire débrouille lestement les faits, et nous donne un récit qui court, léger et lumineux, rejetant le détail oiseux, et dégageant les actions caractéristiques. C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature : pour la première fois, l’érudition et l’art, la méthode et le style concourent, et nous sortons enfin des compilations sans valeur, des romans sans autorité, et des dissertations doctement illisibles.

Les mêmes qualités se retrouveront dans le Siècle de Louis XIV. Voltaire a utilisé toutes ses relations pour acquérir une ample et exacte information. Il avait vu les dernières années du grand roi ; sa vie accidentée le mit à même de consulter nombre de personnes qui avaient touché aux affaires, hanté la cour, ou que leurs pères avaient instruits de toute sorte de détails originaux et authentiques. Il me suffira d’énumérer les d’Argenson, Richelieu, les Châteauneuf, Vendôme, La Fare, Caumartin, l’abbé Servien, la duchesse du Maine, Villeroi, Villars, le marquis de Fénelon, des parents de Fouquet, de Mme de Maintenon, Bolingbroke, la duchesse de Marlborough, lord Peterborough : ces noms suffisent pour Faire apprécier la valeur de l’information orale que Voltaire sut se procurer. Il eut entre les mains les mémoires encore manuscrits de Torcy et de Villars, ceux de Dangeau et de Saint-Simon : le maréchal de Noailles lui communiqua les mémoires de Louis XIV. Il lut deux cents volumes de mémoires imprimés. Enfin sa charge d’historiographe lui ouvrit les archives d’Etat. Il faisait avec soin la critique de ses sources, établissait le plus exactement qu’il pouvait l’authenticité, la valeur, la signification de chaque document. En somme, il a préparé son ouvrage de façon à contenter les historiens de nos jours.

D’autre part, dans ce sujet infiniment vaste, il nous fait admirer l’incroyable netteté de son esprit. Il se dirige avec aisance à travers le chaos des faits, débrouille, déblaye, noie le détail, fait saillir l’essentiel, lie les effets aux causes, note les conséquences, définit les rôles, analyse les caractères : chaque chapitre est un chef-d’œuvre de lucidité, de rapidité et d’intelligence.

Il manque cependant quelque chose au Siècle de Louis XIV pour nous satisfaire pleinement. Il y manque, d’abord, ce que Saint-Simon, bien moins intelligent, a mis surabondamment dans ses Mémoires : la vie. Voltaire est sec. Il abstrait, il analyse, il condense ; dans cette manipulation, le réel, le sensible, la couleur s’évanouissent ; ce n’est pas seulement le dramatique qui fait défaut à cette histoire, malgré la prétention de Voltaire ; c’est cette sorte de résurrection du passé qui seule peut le faire connaître. Nous cherchons des sensations où Voltaire ne nous donne guère que des notions. Il épingle sur chaque fait, sur chaque personnage une petite note, précise, topique, substantielle, qui les explique ou les caractérise : il en fait des vérités intelligibles, jamais des réalités prochaines. Puis, l’effronté Voltaire s’enveloppe ici de décence, de mesure, de discrétion : il décolore l’histoire par un parti pris aristocratique et littéraire ; il en atténue la trop fréquente brutalité. Il a fallu Saint-Simon pour lever tous les voiles sous lesquels Voltaire avait coulé son vif regard et qu’il avait ensuite pudiquement ramenés.

On s’accorde à trouver la composition de l’ouvrage défectueuse : Voltaire nous donne vingt-quatre chapitres d’histoire politique et militaire, quatre chapitres d’anecdotes de la cour et de la vie privée du roi, deux chapitres du gouvernement intérieur, quatre des sciences, lettres et arts, quatre des affaires ecclésiastiques, et il termine par un chapitre saugrenu des disputes sur les cérémonies chinoises. Ce plan a l’inconvénient d’obscurcir le sujet à force de le morceler. On lit la guerre de Hollande au chapitre 10, et il faut attendre le chapitre 29 pour connaître la politique commerciale de Colbert, qui fut une des causes principales de la guerre. Dans cet excès de division apparaît une des impuissances capitales du xviiie siècle et de Voltaire : une analyse impitoyable sépare tous les éléments de la réalité ; et même un esprit comme celui de Voltaire échoue à rassembler ces fragments, à reconstruire le tissu, l’organisation des choses naturelles, à en remonter le jeu. Toutes les pièces du règne de Louis XIV sont dans les tiroirs de l’historien : il ouvre chaque tiroir à son tour, et nous en détaille le contenu.

Une autre raison, plus profonde peut-être et plus décisive, rend compte du plan du Siècle de Louis XIV : c’est l’intention philosophique de l’auteur. La première édition du livre a paru à Berlin en 1751 : la première pensée en apparaît dans une lettre de 1732. Dans ces vingt ans, Voltaire a prodigieusement acquis, il a essayé bien des directions. Chacun de ses progrès a laissé une trace dans la conception générale du Siècle de Louis XIV. La base première du livre doit être cherchée dans la sincère passion de Voltaire pour les lettres, les sciences, les arts, pour l’œuvre intellectuelle de l’humanité. La grandeur de la littérature française sous Louis XIV l’attache à ce règne, et l’emplit d’admiration. Mais l’art n’est pas tout pour Voltaire, il ne croit pas que tout aille bien, parce que quelques beaux vers ont été écrits. Il y a en lui un bourgeois très positif : ce bourgeois-là s’intéresse au commerce, à l’industrie ; il est partisan d’une administration exacte, qui donne au travail de la sécurité, et qui accroisse le bien-être général. Colbert et Louis XIV, les intendants, la « vile bourgeoisie » par laquelle le grand roi gouverne, lui offrent tout cela.

Ainsi se forme une première idée générale qui sert de base au Siècle de Louis XIV. « Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul ou que rien n’existât que par rapport à lui : en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire. — Ce n’est point simplement les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain519. » Faire l’histoire de l’esprit humain au temps de Louis XIV, exposer le progrès de la civilisation générale, depuis les poèmes et les tableaux, jusqu’aux canaux et aux manufactures, il n’y avait pas de conception de l’histoire qui fût plus juste, plus large et philosophique.

Cette conception se précisa dans l’esprit de Voltaire sous l’influence des mêmes circonstances qui firent éclater les Lettres anglaises. L’Angleterre et la France de Louis XIV lui servirent à faire honte à la France de Louis XV. Comme Newton enterré à Westminster, Molière, Racine, protégés de Louis XIV, feraient voir au public de quelle façon devaient être traités les penseurs, les poètes qui sont l’honneur d’une nation : ce passé jugerait le présent. Voltaire y songea d’autant mieux que depuis quinze ans il assistait à une réaction contre ce grand règne. Malgré ses aristocratiques relations, il ne s’était jamais associé à cette réaction : la splendeur des lettres et des arts compensait tout à ses yeux. Mais, de plus, il ne haïssait pas le despotisme. Ses idées de bonne administration l’inclinent même plutôt à aimer le despotisme, dès que le despote est vigilant, laborieux, dévoué à la grandeur de l’État. Ainsi se compléta le dessein primitif du Siècle de Louis XIV, par l’accession de deux pensées : une pensée satirique fut peut-être l’occasion réelle du livre, et, à coup sûr, dut en être la conclusion secrètement, sourdement insinuée. L’autre pensée s’ajouta à la philosophie du livre : dans le progrès de l’esprit humain, que Voltaire se proposait de peindre, il voyait et voulait montrer comme agent principal un homme, le despote éclairé. Le siècle de Louis XIV était une des grandes époques de l’esprit humain, et ce grand siècle était essentiellement l’œuvre personnelle de Louis XIV : c’est le sens de la fameuse lettre à Milord Hervey.

Voilà sous l’empire de quelles idées, en 1735, en 1737, en 1738, Voltaire travaillait fiévreusement. L’ouvrage s’organisait de façon à manifester l’intention philosophique de l’auteur : vingt chapitres esquissaient l’histoire générale de l’Europe. Un chapitre montrait Louis XIV dans sa vie privée. Quatre chapitres représentaient le gouvernement intérieur, commerce, finances, affaires ecclésiastiques. Enfin, cinq ou six chapitres, étalant la grandeur de l’esprit humain dans les lettres et les arts, couronnaient magnifiquement l’ouvrage. Il y avait une trentaine de chapitres à peu près achevés en 1739 : ils forment le premier état du Siècle de Louis XIV. C’est alors que l’Introduction et le Premier Chapitre, glissés dans un Recueil de pièces fugitives, furent condamnés par arrêt du conseil. Voltaire laissa dormir le Siècle de Louis XIV ; il n’y revint sérieusement qu’en 1750, à Berlin, et bientôt il le mit en état de paraître (1751).

Ce n’était plus du tout l’ouvrage de 1739 : au lieu d’une trentaine de chapitres, il y en avait trente-neuf ; et surtout l’ordre en était modifié ; de cinq à six, les chapitres des lettres, sciences et arts étaient réduits à quatre, et transposés devant les chapitres des affaires ecclésiastiques, qui étaient développées en quatre chapitres au lieu de deux, précédant le nouveau et bizarre chapitre des cérémonies chinoises. Ces remaniements correspondent à une grave et déjà ancienne modification de la pensée philosophique de Voltaire.

Mme du Châtelet n’aimait pas l’histoire : pour vaincre son aversion, Voltaire entreprit de la lui montrer comme une science expliquant les phénomènes de la vie collective de l’humanité ; il commença de lui esquisser à grands traits la suite des événements de l’histoire universelle. C’est le point de départ de l’ouvrage qui devint l’Essai sur les mœurs : plusieurs des parties rédigées pour Mme du Châtelet parurent dans le Mercure en 1745 et 1744. Du moment qu’il entamait une Histoire universelle, Voltaire rencontrait devant lui le fameux discours de Bossuet. Bossuet soumettait l’histoire à la conduite de la Providence ; le premier soin de Voltaire fut d’éliminer la Providence. Faire éclater l’absence d’une intelligence divine dans le tissu des événements humains, expliquer les faits par des liaisons mécaniques et fatales, mettre en lumière la puissance des petites causes, la souveraineté du hasard, voilà le dessein de Voltaire. Cependant il croit au progrès ; il aime la civilisation : la marche inégale, hésitante, de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide, et la raison éclairée, bienfaisante. Les ouvriers du progrès seront les grands hommes, par qui les lumières et le bien-être se répandent ; et les grands siècles de l’esprit humain seront ceux où les circonstances serviront les grands hommes, c’est-à-dire où ils auront l’autorité pour eux, et non contre eux, quand les despotes seront de grands hommes, serviteurs ou protecteurs de la raison.

Cette thèse, qu’il dégageait de ses études sur l’Histoire universelle, modifia profondément le Siècle de Louis XIV. Faire du christianisme l’obstacle au progrès de la raison, au bonheur de l’humanité, c’était une idée qui devait plaire à Frédéric autant qu’à Mme du Châtelet. De ce point de vue, le Siècle de Louis XIV apparaissait comme un grand siècle incomplet : Louis XIV avait un confesseur, il ne pouvait être « philosophe ». Il avait des parties du bon despote : il ne le réalisait pas entièrement, honneur réservé à l’incroyant Frédéric. Le xviie siècle, dans son ensemble, était trop religieux. Voltaire ramena donc le Siècle de Louis XIV à son dessein général : l’histoire universelle étant une suite lamentable de folies, erreurs, « butorderies », qu’interrompent de loin en loin quelques glorieuses époques, ce beau Siècle eut son dessous et son revers de sottises. Ces sottises, c’est la part des « prêtres remuants et fourbes qui ont gâté le Siècle de Louis XIV » ; c’est la religion et l’histoire ecclésiastique. Voilà pourquoi Voltaire développe et rejette cette partie à la fin de son livre. La rançon, la contrepartie de la splendeur du règne, se trouvent dans les querelles du protestantisme, du jansénisme, du quiétisme ; ainsi s’amène la conclusion enveloppée dans le dernier chapitre, et pourtant bien claire, si l’on veut y réfléchir un instant : Voltaire y conte comment un sage empereur expulsa de Chine les missionnaires chrétiens, colporteurs de sottises mensongères et l’auteurs de funestes séditions. Culte de la raison, haine de la religion, voilà le sens essentiel du Siècle de Louis XIV.

Ainsi établi dans sa forme définitive, il n’eut pas de peine à prendre place en 1756 dans l’Essai sur l’Histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Après avoir achevé son Siècle de Louis XIV, Voltaire avait repris ses esquisses d’histoire universelle, et poussé vigoureusement son travail pendant l’année 1752. En 1753 et 1754 parurent les trois volumes de l’Abrégé de l’Histoire universelle. J’en ai dit le caractère ; et l’on voit quel en sera le vice rédhibitoire : il est impossible de se faire l’historien du moyen âge, si l’on est de parti pris, par une détermination rationnelle, l’irréconciliable ennemi du christianisme. La sympathie pour les hommes dont il fait l’histoire lui fait défaut : il les raille dans leurs erreurs, dans leurs sottises, dans leurs misères. Il ne voit pas leur effort vers la vérité, vers le bien ; il ne les comprend pas, parce qu’ils sont autres que lui. A cet égard, par l’impossibilité de sortir de soi et de son siècle, Voltaire n’a pas le sens historique.

Il faut pourtant rendre justice à cet essai d’Histoire universelle. Une vive curiosité y éclate à chaque page. Voltaire pousse des pointes en tout sens, reconnaît des régions inexplorées : sur l’Arabie, sur l’Inde, sur la Chine, il apporte des études bien incomplètes encore, mais singulièrement neuves pour le temps. Il traite son sujet avec la même largeur que dans le Siècle de Louis XIV ; il note les grandes découvertes qui vont révolutionner la civilisation plus volontiers que les batailles et les mariages des princes. Il essaie réellement de faire l’histoire générale de l’esprit humain.

Comme toujours aussi, il travaille sur les documents originaux, il s’enquiert des sources, critique les témoignages. Il tient toute cette manipulation éloignée des yeux du public ; mais il la fait. Il condense toute son information en récits courts, clairs, saisissants, qui parfois ont forcé l’admiration de Michelet. Avec un peu de sympathie, il aurait fait un chef-d’œuvre et une œuvre définitive : il n’a fait, malgré sa conscience de travailleur et son génie lucide d’écrivain, qu’une œuvre de parti, fausse et dure.

Chapitre III
Montesquieu §

1. Les Lettres persanes. Peinture superficielle des mœurs : réflexions graves sur le gouvernement. — 2. Les Considérations : Montesquieu et Bossuet. Défauts du livre : sa portée philosophique. — 3. L’Esprit des Lois : collection et chaos d’études, de recherches, d’idées. Éléments et accroissements de la pensée de Montesquieu. Contradiction du point de vue physique et de la théorie politique. Témérité des déterminations et des généralisations. Hardiesse philosophique et politique du livre. Influence de Montesquieu.

Au moment où Voltaire se fixe aux Délices, et va commencer une nouvelle vie, Montesquieu disparaît (1755). Il n’avait pas fait autant de tapage que Voltaire, il s’était moins agité : mais il avait fait plus de besogne, au point de vue de la philosophie du siècle. Rien à cette date, dans l’œuvre de Voltaire, ne saurait contre-peser les Lettres persanes, les Considérations sur les Romains, et l’Esprit des Lois : il y a là une raison qui sait démolir et construire, un esprit qui peut guider son siècle, quand Voltaire en est encore à faire des niches au gouvernement, et à faire partir des fusées pour l’amusement des badauds.

1. Les « Lettres persanes » §

Les Lettres persanes520 parurent en 1721, avec le succès que pouvaient avoir, sous la Régence, de vives satires entrecoupées de descriptions voluptueuses. Lorsqu’on sut que l’auteur était un président à mortier du parlement de Bordeaux, la légèreté du livre parut plus amusante encore par le contraste qu’elle faisait avec la gravité de la profession du magistrat. Le fin Gascon n’était pas sans avoir prévu la chose.

L’Asie était à la mode à la fin du xviie siècle. On avait lu avec curiosité les récits de Bernier, de Chardin, de Tavernier. La traduction des Mille et une Nuits, que Galland donna en 1708, avait déposé dans les esprits toute sorte d’images des mœurs et des coutumes orientales. L’opposition de ce monde au nôtre sautait aux yeux : de là à choisir un Oriental pour critique de nos travers et de nos préjugés, il n’y avait qu’un pas ; et Du Fresny donna, en 1707, les Amusements sérieux et comiques d’un Siamois. Telle est l’origine de la fiction du livre de Montesquieu. Il suppose deux Persans, Usbek et Rica, qui viennent en Europe, à Paris, dans les dernières années de Louis XIV. Mais ils reçoivent des nouvelles de leurs pays, de leurs familles ; et l’on conçoit comment peut là-dessus s’exercer l’imagination d’un jeune Français sous la Régence, avec quelle curiosité libertine il mettra en scène la vie oisive et voluptueuse du sérail, des femmes très blanches surveillées par des eunuques très noirs, des passions ardentes, des jalousies féroces, des désirs enragés. Mais ce n’est là qu’un ornement. L’essentiel, dans le livre, ce sont les impressions des deux Orientaux jetés au travers de notre civilisation. Tout les étonnera, les choquera : je dis tout, sans distinction, pêle-mêle ; et la confusion innée à l’esprit de l’auteur y trouvera son compte. Les plus superficielles peintures s’entremêleront aux plus graves études.

Le superficiel, c’est la critique des mœurs. La Bruyère était moins profond que Molière, Lesage moins profond que La Bruyère : Montesquieu est plus loin de Lesage que Lesage ne l’est de Molière. C’est un peintre de mœurs charmant, délicat, ingénieux ; c’est un maître écrivain, qui excelle à mettre en scène, comiquement, un travers, un préjugé : mais son observation a la portée du Français à Londres de Boissy, et du Cercle de Poinsinet. Montesquieu est tout juste apte à railler la curiosité frivole des badauds parisiens, la brillante banalité des conversations mondaines, à noter que les femmes sont coquettes, et les diverses formes de fatuité qui se rencontrent dans le monde. Il n’y a pas ombre de pénétration psychologique dans les Lettres persanes.

Mais elles ont des parties graves : Montesquieu a l’habitude de se mettre tout entier dans chacun de ses livres ; il ne sait pas réserver une partie de sa pensée. Aussi trouvera-t-on dans ce léger pamphlet des réflexions qui contiennent en puissance l’Esprit des Lois. Quand la satire sociale se substitue à la satire des mœurs mondaines, le ton se fait plus âpre ; Montesquieu développe, et cette fois avec la supériorité de son génie, ce qui était seulement en germe dans quelques parties du livre de La Bruyère. Il est vrai qu’il a reçu l’instruction des événements : il a vu s’achever le long et lourd règne de Louis XIV, il écrit dans le fort de la réaction qui suivit la mort du grand roi ; et il y aide, pour son compte, de tout son cœur. Il fait le procès à tout le régime. Il a des mots écrasants pour les financiers, dont le corps, fait-il dire à son Persan, se recrute parmi celui des laquais. Il signale l’abus des privilèges de la noblesse ; il flétrit l’avidité insatiable des courtisans. Il dit son mot sur les affaires actuelles, sur le système de Law, dont il fait la critique. Mais il s’attaque surtout au despotisme de Louis XIV, qu’il hait autant que Saint-Simon ; il expose comment la monarchie dégénère en république ou en despotisme ; il esquisse déjà sa fameuse théorie des pouvoirs intermédiaires. Il remonte, pour nous instruire, jusqu’à l’origine des sociétés ; et, suivant sa fantaisie, il nous développe une sorte de mythe à la façon de Platon, qui est comme le rêve d’une intelligence raisonnable et optimiste. Il conte l’histoire des Troglodytes, qui se sont détruits en s’abandonnant aux instincts naturels. Deux familles avaient échappé : elles fondent un nouveau peuple dont la prospérité sera assise sur les vertus domestiques et militaires, et sur la religion.

Ce mot de religion ne doit pas nous tromper sur la pensée de Montesquieu. Elle est pour lui une institution comme les autres ; c’est une partie de la police. Il est foncièrement irréligieux ; il ne comprend pas plus le christianisme que l’islamisme. Le principe intérieur de la religion lui échappe, comme au reste le principe de l’art et de la poésie.

2. Les « considérations sur les romans » §

Montesquieu donna en 1734 ses Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. Le contraste est grand avec les Lettres persanes. Ici tout est grave ; et le style affecte une sévère concision, une simplicité nue, une plénitude substantielle. La phrase est sentencieuse ; elle a le relief d’une belle médaille ; parfois une image saisissante, une comparaison imprévue y jettent leur clarté. D’admirables portraits enlèvent l’aridité qui pourrait se trouver dans ces dissertations abstraites sur les faits de l’histoire.

Cette tenue du style nous révèle une des faces de l’esprit de Montesquieu. Ce Gascon pétillant a eu la passion de l’antiquité. C’est le legs, en lui, du xviie siècle. Il a été idolâtre de la grandeur romaine, de l’éloquence romaine, de la vertu romaine : il a lu Tite-Live et Tacite avec enivrement, il les a longuement médités.

Il a admiré les exemples d’énergie, de fierté qu’ont donnés les stoïciens de Rome sous les mauvais empereurs. Réfractaire à la séduction de l’idéal chrétien, la hauteur de la vertu païenne le saisissait. De là est sortie, au milieu de la lente et laborieuse préparation de l’Esprit des Lois, cette analyse profonde et subtile du génie politique de Rome, et de son évolution historique. Montesquieu n’a pas, comme on dit, détaché un chapitre de son grand ouvrage pour en donner communication par avance au public. Mais, rencontrant souvent Rome sur son chemin, il n’a pas su résister à la tentation : il s’est détourné pour un temps de son œuvre capitale, pour se donner le plaisir d’embrasser d’une seule vue toute la suite de l’histoire romaine.

Quelqu’un s’était donné ce spectacle avant lui : c’était Bossuet ; et Montesquieu, qui du reste n’a rien de commun avec ce grand chrétien, ne pourra nier de l’avoir eu pour maître. Toute une partie des Considérations atteste une lecture attentive du Discours sur l’Histoire universelle ; c’est celle où Montesquieu énumère les causes de la grandeur romaine. Il développe avec toute sa science et sa pénétration les rapides indications de Bossuet, quand il nous expose le fond de l’âme romaine, cet amour de la liberté, du travail et de la patrie, la force des institutions militaires, et de la discipline ; l’ardeur des luttes intestines, qui tiennent les esprits toujours actifs, toujours en haleine, et qui s’effacent toujours dans les occasions de danger extérieur ; la constance de la nation dans les revers, et cette maxime de ne faire jamais la paix que vainqueurs ; enfin l’habileté du sénat, dont la substance se réduit à trois principes : soutenir les peuples contre les rois, laisser aux vaincus leurs mœurs, et ne prendre qu’un ennemi à la fois. Jamais Montesquieu n’a été plus érudit, plus ingénieux, plus profond que dans ce chapitre VI, où il nous explique le jeu de la politique extérieure des Romains.

Bossuet n’avait presque rien dit de la décadence de l’empire romain : ici Montesquieu marche seul ; et c’est une partie très neuve, très étudiée, et très originale. La grandeur de l’État romain qui a pour effet de substituer les guerres civiles aux dissensions du Forum, les guerres lointaines où périt le patriotisme du soldat, l’extension du droit de cité à toutes les nations, le luxe qui corrompt les mœurs, les proscriptions, qui, depuis Sylla jusqu’à Auguste, brisent par la peur le ressort des âmes et les dressent à la servitude, la suite des mauvais empereurs, le partage de l’empire, la destruction de l’empire d’Occident par les invasions barbares, et la lente agonie de l’empire d’Orient, voilà les principales étapes de la décadence du peuple romain.

Le livre de Montesquieu est loin d’être complet et sans défauts. D’abord la critique y est insuffisante. Montesquieu accepte les dires des historiens anciens ; il ne contrôle pas leurs assertions ; il ne s’embarrasse pas de leurs contradictions. Il ne se doute même pas des conjectures de Saint-Evremond ; il ne soupçonne pas la possibilité de la tâche que s’est donnée en ce moment même un érudit de Hollande : quatre ans après les Considérations, paraîtra la Dissertation de Beaufort sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. Montesquieu raisonne sur Numa aussi intrépidement que sur Auguste. Il ne fait commencer sa tâche qu’à l’interprétation des textes. Il les commente en juriste, qui n’a pas à les infirmer, à les corriger, à les rectifier ; il les tient pour établis, authentiques, véridiques ; il se borne à en définir le sens et marquer les conséquences.

On pourrait signaler aussi de graves lacunes dans l’ouvrage de Montesquieu : l’absence complète de l’étude financière et économique, l’oubli constant de la religion romaine. Or les Romains étaient à la fois le plus pratique, le plus intéressé des peuples, et le plus religieux. Pour ne parler que de la religion, la Cité antique a fait éclater l’insuffisance de l’œuvre de Montesquieu.

C’est encore un défaut des Considérations — et une fâcheuse tendance du génie de l’auteur — que cet amour des généralisations qui conduit à ériger témérairement en lois des phénomènes aperçus une fois dans l’histoire. Ainsi Montesquieu pose ces étranges maximes : qu’un État déchiré par la guerre civile menace la liberté des autres ; et qu’il se forme toujours de grands hommes dans les guerres civiles. Vérités de fait et d’occasion, mais non pas constantes et universelles, ni surtout nécessaires : les propositions contradictoires sont aussi vraies et aussi souvent vérifiées.

Jamais Montesquieu n’a su composer : sa pensée procède par saillies, non par développement continu. Cela se reconnaît dans la médiocre composition de son livre. Les chapitres y sont des cadres artificiels, des formes, où il réunit autour d’une idée centrale une collection de traits éclatants ou de pensées profondes.

Les Considérations sont une œuvre considérable. Cette étude de l’histoire romaine est une œuvre de philosophie rationnelle et laïque : elle n’a devant elle que l’œuvre de Bossuet, toute théologique. Pour la première fois, la doctrine de la Providence directrice est rejetée de l’histoire, et la raison des faits est cherchée dans les faits mêmes, dans le rapport des antécédents et des conséquents. L’histoire est traitée par la méthode des sciences physiques : aucune intelligence n’est supposée conduire le peuple romain vers un but, et pourtant les choses ne vont pas au hasard ; le développement de la puissance romaine, sa décadence ensuite se font nécessairement, logiquement, chaque état passager contenant l’état suivant, que le jeu naturel des circonstances se charge de dégager. Quelques faits constants et généraux, ou intérieurs, tels que l’âme du peuple et ses instincts primordiaux, ou extérieurs, tels que des institutions et des constitutions, donnent les directions et les formes principales de l’évolution historique.

Les Considérations de Montesquieu élargissent notablement le domaine de la littérature. Tout à l’heure Fontenelle offrait de l’astronomie aux dames : aujourd’hui Montesquieu leur fait goûter des réflexions sur l’histoire. Il ne s’agit encore que de l’histoire romaine, sujet classique, lieu commun de l’éloquence et de la tragédie du siècle précédent : mais la forme est loin d’être oratoire ou dramatique. C’est le plus ardu et le moins captivant de l’histoire que Montesquieu présente d’emblée : l’explication scientifique des faits, la philosophie. Et par la gravité de ses Considérations il fraye la voie aux plus sévères études de l’Esprit des Lois.

3. « L’esprit des lois » §

L’Esprit des Lois fut publié en 1758. Ce qui s’offre à nous sous ce titre, c’est tout Montesquieu, toutes ses connaissances et toutes ses idées, historiques, économiques, politiques, religieuses, sociales, à propos d’une étude comparative de toutes les législations. L’Esprit des Lois est pour Montesquieu ce que les Essais sont pour Montaigne : toute la différence est que l’étude de Montaigne, c’est l’homme moral et les ressorts spirituels, celle de Montesquieu, l’homme social et la mécanique législative. Chacun cause à perte de vue sur son sujet. « Ce grand livre, dit M. Faguet, est moins un livre qu’une existence… Il va là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière… » Ce que la lecture de l’Esprit des Lois permettait à M. Faguet de deviner, la publication des Œuvres inédites de Montesquieu en fournira la démonstration. Elle est à peine commencée, et déjà il apparaît que les principaux passages des opuscules que l’on vient d’imprimer pour la première fois, sont allés se fondre dans le grand ouvrage, et y former, ici un alinéa, ailleurs un chapitre. Montesquieu a utilisé pour son Esprit des Lois toutes les études partielles qu’il avait en portefeuille ; et ce procédé nous révèle une des raisons de l’incohérence du chef-d’œuvre.

Montesquieu est affecté d’une impuissance à composer qui n’a d’égale que celle de son compatriote Montaigne. Il s’établit d’un saut dans son idée ; d’un saut, ensuite, il atteint une autre idée, sans retenir le contact de la première : sa réflexion n’est pas un acte continu, c’est une série d’actes isolés, dont chacun commence et détermine un effort, entre deux temps d’arrêt. De là la division de l’ouvrage, cet extrême morcellement qui aboutit à la confusion extrême : de là ces livres multiples dont l’ordre ne s’impose pas, dans chaque livre cette abondance de chapitres, dont quelques-uns n’ont qu’un alinéa, et dans chaque chapitre, cet égrènement des idées en alinéas, dont beaucoup ont deux ou trois lignes. Jamais livre ne fut moins organique.

Ce défaut d’ordre dans l’exposition n’est que le signe d’un manque d’unité dans la conception. Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s’est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des points de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes. Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l’Esprit des Lois ; des pensées très hétérogènes, qui appartiennent à des états d’esprit inconciliables, y forment comme de : couches superposées, et d’autres fois se pénètrent, s’enchevêtrent s’amalgament. De là la difficulté qu’on éprouve toujours à prendre une vue d’ensemble de l’Esprit des Lois. C’est un livre presque impossible à dominer, et qui invite le critique à se perdre dans le détail à la suite de l’auteur.

Il n’y a qu’un moyen de simplifier et d’éclaircir : c’est de dissoudre l’unité factice, de l’ouvrage, de refaire en sens inverse le travail de Montesquieu, et de prendre l’une après l’autre les diverses tendances, et les périodes successives de son activité intellectuelle, selon qu’elles affleurent ou s’étalent dans l’Esprit des Lois. Cette détermination ne pourra se faire complètement que lorsque toutes les œuvres inédites auront paru. Mais on peut déjà l’esquisser.

Prenons Charles de Secondât de la Brède en 1716, au moment où son oncle le baron de Montesquieu lui transmet avec son nom sa charge de président à mortier au parlement de Bordeaux.

Les excellents Oratoriens qui l’ont instruit à Juilly lui ont découvert la riche source d’énergie morale qui jaillit pendant toute la durée des antiquités grecque et romaine ; les grands ouvrages de l’esprit, les coups d’héroïsme dans l’action politique ont ravi l’imagination du jeune Gascon, dont le bon sens aiguisé goûte ce qu’il y a toujours de pratique et de mesuré dans les traits les plus étonnants de l’antiquité. Ses propres études, une fois qu’il aura échappé au collège, l’affermiront dans sa passion pour l’histoire ancienne, et particulièrement pour l’histoire romaine : car, peu touché de l’art, c’est des mœurs, des caractères, des actions, de l’histoire par conséquent, qu’il s’éprend. La forme antique, qui lui plaît et qu’il essaie d’imiter ; c’est une forme révélatrice d’un caractère antique, de la gravité simple et de la sublimité habituelle. Ce Montesquieu-là n’a pas grand chose à voir dans l’Esprit des Lois521 : après s’être répandu en plusieurs opuscules, il s’est épuisé dans les Considérations.

De la nature, le jeune magistrat tenait une certaine sensualité que les mœurs contemporaines développèrent en polissonnerie intellectuelle. Après s’être donné toute liberté dans les scènes orientales des Lettres persanes, Montesquieu sera calmé par l’âge, la gravité professionnelle, le soin de sa considération. Mais il aimera toujours à disserter, sans rire, avec érudition sur des matières scabreuses ; il aura plaisir, dans l’Esprit des Lois, à noter les lois et les coutumes qui blessent le plus nos idées de la morale et de la pudeur, à relever toutes les convenances physiques ou politiques qui peuvent les justifier. Ce n’est presque rien dans l’ampleur du livre : et pour nous c’est moins que rien. Mais en ce temps-là, cela faisait lire l’ouvrage.

J’en dirai autant du bel esprit de Montesquieu. Jamais il ne dépouilla tout à fait l’académicien de province, qui excelle à parer des lieux communs d’intentions fines ou malignes. Et il y avait aussi en lui un causeur brillant, coquet, ne voulant pas en société lâcher un mot qui ne fût une saillie ou une pensée. Ainsi l’habitude de penser par épigrammes ou par sentences passe chez lui en nature. De là ce style à facettes, brillanté, enjolivé, que Buffon blâmait : de là ces comparaisons cherchées, ces pointes imprévues, qui faisaient dire à Mme du Deffand que cet Esprit des Lois était de l’esprit sur les lois. Cela encore était un appât pour le commun des courtisans et des femmes.

Mais venons aux origines des parties essentielles et solides de l’ouvrage. Pendant les dix ans qu’il garda son office de magistrat, Montesquieu se dégoûta du métier de juge, et s’intéressa à la science du droit. La procédure et les formes, les procès particuliers l’ennuyèrent : les principes généraux et les sources historiques du droit captivèrent son attention. L’idée première des recherches qui occupèrent une bonne partie de sa vie vint de là, et la forme définitive de son esprit en resta déterminée : Montesquieu sera toujours un juriste ; toutes ses idées historiques, ses vues politiques, ses conceptions philosophiques revêtiront des formes juridiques. L’Esprit des Lois se terminera par cinq livres qui sont une œuvre rigoureusement technique d’érudition juridique ; ce sont, dit le titre, « des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales », qui sont comme le fragment et le début d’une étude d’ensemble sur les origines de la législation française. Nous quittons ici tout à fait le point de vue politique et philosophique ; et nous n’avons plus devant nous qu’un professeur de droit.

En 1716 et dans les années suivantes, Montesquieu se laisse gagner au goût des sciences physiques et naturelles. On savait qu’il avait communiqué à l’Académie des sciences, lettres et arts de Bordeaux des recherches sur la cause de l’écho, et sur l’usage des glandes rénales. Mais, sans la récente publication de quelques opuscules inédits, on ne verrait pas bien l’importance réelle de cette période scientifique de la vie de Montesquieu ; on ne se douterait pas de l’absolue domination possédée pendant un temps sur son intelligence, par l’esprit et les principes des sciences physiques et qu’une sorte de déterminisme naturaliste a précédé chez lui le mécanisme sociologique. Qu’on lise en effet les Réflexions sur la politique : le dessein en est moral, et nous révèle ainsi la jeunesse de l’auteur. Il veut dégoûter les grands et les hommes d’État de se mettre au-dessus de la simple morale : comment les y décider ? Par la raison que leurs crimes, leurs injustices, le mal qu’ils justifient par l’utilité et le bien public, que tout cela ne sert à rien : leurs agitations sont vaines et ne changeront rien à l’action toute-puissante de causes éternelles. Ce qui arrive est « l’effet d’une chaîne de causes infinies, qui se multiplient et se combinent de siècle en siècle ». Il n’y a pas d’individu qui puisse contrepeser cette force énorme. A quoi bon dès lors s’agiter ? Agissons, puisqu’il faut agir, mais croyons que le résultat sera le même, de quelque façon que nous agissions : et par conséquent agissons selon les lois de la commune morale, puisqu’il ne servirait à rien de les violer. La théorie développée dans ce curieux opuscule a laissé des traces dans l’Esprit des Lois, mais des traces éparses et confuses, recouvertes sans cesse par un système différent, dont le fond est cette idée chère à Montesquieu que de la construction de la machine législative dépend la destinée des peuples, et qu’un rouage ôté ou placé à propos sauve ou perd tout : or qu’y a-t-il de plus contraire au fatalisme politique que la superstition sociologique, la foi aux artifices constitutionnels ?

Au même moment appartient un intéressant Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères. Montesquieu y étudie les influences qui déterminent les tempéraments des individus et des peuples. Il compose avec infiniment de sagacité et d’originalité les deux milieux, dont les pressions, agissant tantôt dans le même sens et plus souvent en sens contraire, produisent les humeurs, les volontés, les actes : le milieu moral, éducation, société, profession, et le milieu physique, où Montesquieu distingue comme facteur principal le climat. Le climat ne peut influer sur les âmes que s’il influe d’abord sur les corps, et si les corps transmettent toutes les influences aux âmes : donc la théorie des climats suppose une liaison nécessaire des faits physiques et des faits moraux, et conduit à mettre la pure psychologie des penseurs classiques sous la dépendance de la physiologie. C’est ce que fait Montesquieu, et par certaines réflexions il indique des voies toutes nouvelles à la littérature. Il y introduit l’étude des tempéraments à la place de l’analyse des faits spirituels ; il met les nerfs à la place des passions de l’âme ; il baigne les individus dans les milieux qui les forment et les déforment.

La théorie des climats, formulée par Fontenelle et Fénelon, reprise et étendue par l’abbé Dubos, prend entre les mains de Montesquieu une ampleur, une précision, une portée singulières. Elle ne passera dans l’Esprit des Lois que mutilée, rétrécie, presque faussée : car Montesquieu, supprimant à peu près les intermédiaires réels et vivants, l’homme, son âme, son corps, relie les lois humaines aux causes naturelles par un rapport direct et en quelque sorte artificiel ; il ne s’attache qu’à présenter abstraitement le tableau des dépendances réciproques et des variations simultanées qu’il a constatées entre les climats et les institutions. Cependant cette théorie avait en soi tant de force, que, même glissée d’une manière un peu factice, et fâcheusement tronquée, elle constitua une des plus efficaces parties de l’Esprit des Lois.

En effet, elle faisait faire un grand pas à l’explication rationnelle des faits historiques ; elle écartait les hypothèses de législateurs fabuleux ou d’une Providence divine, et commençait à faire apparaître, dans le chaos des institutions humaines et la confusion des mouvements sociaux, le net déterminisme des sciences naturelles. Ainsi la théorie des climats est donc encore un résultat de l’activité scientifique de Montesquieu.

Mais on le voit dans les Lettres persanes se tourner vers l’étude des gouvernements et des constitutions. Quand il vient à Paris, il ne va pas seulement faire briller son esprit dans les salons de Mme de Lambert et de Mme de Tencin : il fréquente le Club de l’Entresol, cette société privée d’études politiques, qui finit par donner de l’ombrage au cardinal de Fleury. Il y vient lire son Dialogue de Sylla et d’Eucrate, où l’on voit d’une part le philosophe politique s’affranchir du moraliste psychologue que l’éducation du collège et des livres avait formé, et d’autre part s’affirmer la puissance de l’homme aux larges vues, créateur d’un ordre politique qui détermine l’histoire. C’est alors sans doute que son point de vue change. Il croit à l’efficacité de l’intervention humaine, individuelle, dans le cours des événements historiques. Il y croit si bien qu’il demandera en 1728 à entrer dans la diplomatie : c’est sans doute qu’il se flatte de pouvoir manier les chaînes infinies des causes et des effets naturels. Il se persuade alors que les institutions artificielles sont aussi efficaces que les combinaisons naturelles, et qu’une loi bien trouvée peut suspendre ou détruire les fatalités historiques. Il arrive enfin à ce qui est le fond, et la chimère, de l’Esprit des Lois.

On sait la définition, juste autant que vaste, que Montesquieu a donnée de la loi. Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ainsi les lois d’un peuple ne sont ni le produit logique de la raison pure, ni l’institution arbitraire d’un législateur : elles sont le résultat d’une foule de conditions physiques, météorologiques, sociales, historiques. De là, la variété infinie, le chaos contradictoire des lois aux différents siècles, chez les différents peuples. Chaque peuple a ses lois qui lui conviennent. Tout ce début date de la période scientifique que nous avons reconnue tout à l’heure. On s’attendrait que Montesquieu va poursuivre son exposition dans le même sens, selon la même méthode, et commencer à étudier les rapports nécessaires des lois avec chaque ordre de causes naturelles. Point du tout : il faudra descendre jusqu’au livre XIX pour rencontrer la théorie des climats, et, chose inexplicable, le climat sera confondu parmi tous les autres faits généraux avec lesquels les lois d’un pays peuvent être en rapport, mis sur le même plan qu’une foule d’effets qui en dépendent avec la même évidence que les lois. Le titre de l’ouvrage accuse suffisamment cette étrange inconséquence : De l’esprit des lois, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement. les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. : comme si mœurs, gouvernement, religion, commerce n’étaient pas déterminés plus ou moins par les conditions primitives d’existence, au premier rang desquelles est le climat.

C’est que, dès le commencement de la rédaction, au livre II, le sociologue doctrinaire a pris la conduite de l’ouvrage. Embrassant d’une vue l’histoire universelle, il réduit toutes les formes de gouvernement à trois : république, monarchie, despotisme. Il assigne à chaque gouvernement son principe, qui le fait durer tant que lui-même dure : la vertu, principe de la république, l’honneur, principe de la monarchie, la crainte, principe du despotisme. Dès lors, en possession des définitions nécessaires, Montesquieu va faire une construction d’une hardiesse singulière : il va monter pièce à pièce ces trois grandes machines politiques, république,

| monarchie, despotisme, chacune en son type idéal ; il va montrer comment toutes les lois particulières s’adaptent au principe fondamental de la constitution, faisant sortir le bonheur et le malheur, le progrès et la ruine des États du plus ou moins d’adaptation, du plus ou moins de cohésion et de concordance de toutes les institutions, exposant comment, par le manque ou la disconvenance de telle pièce, tel peuple s’est détruit, comment, par l’invention ou le remaniement de telle disposition législative, tel autre se serait arrêté sur la pente de sa décadence.

Ce n’est pas qu’au milieu de tous ces calculs de mécanique constitutionnelle, le physicien ne reparaisse souvent ; lisez au livre XI l’admirable résumé de la constitution anglaise : Montesquieu l’engendre tout entière par le jeu des causes physiques et historiques. Cependant, dans l’ensemble de l’ouvrage, domine le dogmatisme du théoricien politique qui pense lier les événements par des chartes. Montesquieu, qui se souvient parfois des causes physiques, semble ignorer absolument que la matière sur laquelle travaillent les législateurs, l’humanité vivante, contient en puissance une infinité d’énergie, qu’elle n’est pas seulement le champ de bataille que la loi dispute à la nature, qu’elle peut trancher à chaque instant le différend par ses forces, ses tendances intérieures, et qu’enfin c’est elle, et elle seule, qui fait la loi puissante ou inefficace. Pour Montesquieu, la loi n’est pas par elle-même une forme vide : c’est un ressort, qui, dès qu’il est placé, produit la sorte et la quantité de travail que le constructeur voulait obtenir. Il fait abstraction de l’homme, et le traite comme une matière inerte et passive : si bien que, dans son idée, un système de lois bien conçu ne peut manquer de mener n’importe quel peuple, en quelque sorte sans qu’il s’en mêle, à son maximum de puissance et de prospérité. Dès le début de son livre, avant la naissance des sociétés, il essaie de se représenter l’homme de la nature. Ce n’est plus le loup déchaîné de Hobbes et de Bossuet : c’est un sauvage doux et timide, un être neutre, quantité négligeable dans les calculs sociologiques. Aussi le néglige-t-il tout à fait par la suite, et rien ne donne plus à son ouvrage le caractère d’un système abstrait, qu’aucune réalité vivante ne soutient.

Les ingénieuses constructions de Montesquieu sont fondées sur deux sophismes généraux, que voici : tout ce qui est, devait être ; et, tout ce qui est, pouvait ne pas être. Il y a sophisme à dire que ce qui est devait être, quand on prétend expliquer ce qui est : car c’est dire que l’on a trouvé la somme des causes égale à la somme des effets. Or il est impossible d’affirmer que les causes définies et connues sont les véritables causes, nécessaires et suffisantes, des effets, plutôt qu’un inconnu, qu’on néglige ; et par suite on se trompe quand on dit que, ces causes étant données, ces effets devaient suivre ; car ils pouvaient ne pas suivre, si le résidu inaperçu, inexpliqué, n’y avait été joint. On se trompe bien plus dangereusement quand on dit que, ces causes étant de nouveau données, les mêmes effets suivront : car ils suivront ou ne suivront pas, selon qu’à ces causes sera joint ou non le même inconnu. Il y a sophisme aussi à dire qu’une loi, un acte humain aurait nécessairement, dans des circonstances données, changé le cours des choses. C’est possible ; cela n’est pas sûr. Il est impossible, dans l’infinie complexité des choses humaines qu’une infinité de forces concourent à produire, quand les causes physiques et les causes morales se perdent dans les obscures profondeurs de notre organisme et de notre conscience, quand on ne démêle encore — et au temps de Montesquieu on était loin d’être aussi avancé que nous sommes — quand on ne démêle que les plus superficielles réactions et les plus grossiers enchaînements de phénomènes, il est impossible de déterminer ce qu’il aurait fallu ôter ou retrancher d’énergie humaine ou de travail législatif pour détourner ou barrer le cours des événements. Montesquieu ne s’embarrasse pas de cette double difficulté. Son imagination pèse et mesure ce qui ne peut se peser ni se mesurer. Il met la méthode expérimentale au service de ses idées préconçues, et généralise — témérairement, excessivement — tous les faits que ses recherches ont mis en évidence. Il a une ample information : il a lu, il a voyagé ; depuis les anciens Grecs jusqu’aux Suisses de son temps, depuis les sages Chinois jusqu’aux plus grossiers sauvages, tous les peuples fournissent des documents à son enquête. Et d’abord on saisit deux défauts à cette méthode d’information. Pas plus que dans les Considérations, il ne fait la critique de ses sources : il utilise tout ce qui est imprimé, comme d’égale valeur. Ensuite il met tous les faits au même plan ; il raisonne indifféremment sur une coutume de Bornéo et sur les lois anglaises, sur un règlement de Berne et sur une institution de Rome. Il prend tous les cas particuliers comme équivalents et également significatifs. C’est ainsi qu’il égalera Berne à Rome, et verra dans ce canton suisse une menace pour les libertés de l’Europe, parce que Berne se trouve répéter Rome dans une particularité de son organisation militaire522.

Pour parler du gouvernement républicain, Montesquieu a étudié Rome, les cités grecques ; il a sous les yeux les cantons suisses, Venise, Raguse. La conquête du monde a tué la république à Rome : Montesquieu prononcera que la forme républicaine est incompatible avec la vaste étendue du territoire. Il ne soupçonne pas la possibilité d’une démocratie de trente-cinq ou de soixante millions d’hommes. Pour définir le despotisme, il a la Turquie, et sur la Turquie des relations de voyageurs plus ou moins complètes ou exactes. Le sérail et la bastonnade, voilà les caractères saillants de la société turque, telle qu’il l’aperçoit. Il ne voit que la crainte qui puisse être le ressort du despotisme : faute d’avoir eu l’occasion d’étudier la Russie, il ne s’est pas avisé qu’on pouvait aussi bien lui donner l’amour pour principe, et même plus logiquement, si le despotisme est une forme de gouvernement essentiellement patronale, patriarcale, image agrandie de la famille.

Montesquieu, par un usage imprudent de l’induction scientifique, estime avoir le droit de généraliser sur une seule observation : il en résulte qu’il fait entrer dans la formule de ses lois toute sorte d’accidents et de localisations. Il eût mieux fait de présenter chaque observation dans sa particularité, et de n’affirmer ce qu’il voyait en Turquie que de la Turquie, ce qu’il remarquait à Rome que de Rome. Mais il a voulu à toute force trouver des lois et des types. « Montesquieu, dit M. Sorel, peint la République et la Monarchie comme Molière a peint l’Avare et le Misanthrope. » Il y trouve des avantages : d’abord il utilisait ainsi l’histoire selon son goût et selon le goût de ses contemporains. Il offrait des vérités générales, par là toutes préparées pour l’application et la pratique. On n’aime pas alors l’histoire pour elle-même ; et il n’est personne, dans ces études, qui ne recherche les remèdes des maux dont souffre la monarchie française. Par les généralisations aussi, Montesquieu donnait du piquant à son ouvrage : il se ménageait la liberté des allusions, la possibilité de faire entrer dans ses types autant d’accidents caractéristiques qu’il fallait pour faire deviner l’individu qui en avait fourni le modèle ; il échappait aux sévérités du pouvoir, et donnait au lecteur le plaisir d’entendre à demi-mot.

Car il y avait dans la doctrine de l’Esprit des Lois de quoi inquiéter toutes les puissances. Au point de vue politique, Montesquieu se montre fort admirateur de la constitution anglaise, où il voit un chef-d’œuvre d’agencement. Il expose comment toutes les lois de l’Angleterre ont pour objet la protection de la liberté politique des sujets, et comment cette liberté est assurée par le mécanisme de trois pouvoirs qui se complètent, se contiennent, s’équilibrent et marchent ensemble, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il rêverait quelque chose de pareil en France. Il voudrait y détruire le despotisme, y restaurer la monarchie, l’entourer d’une noblesse, d’une magistrature et d’un clergé, qu’on renforcerait et qui serviraient de contrepoids à l’autorité royale : dans les Parlements, il trouverait le pouvoir judiciaire ; de là réunion des trois ordres il dégagerait le pouvoir législatif ; la royauté ne détiendrait plus que l’exécutif. Ces vues n’étaient pas pour être agréées de ceux qui exerçaient le pouvoir au nom du roi. Le despotisme de Louis XV était peu redoutable, mais dans la perte de sa force oppressive, la royauté s’attachait désespérément à toutes les formes agaçantes, inquiétantes, d’une autorité qui ne pouvait plus être que tracassière.

Au point de vue religieux, Montesquieu tirait poliment son coup de chapeau au christianisme. Il ne soufflait mot des Juifs, et le peuple de Dieu avec ses lois révélées tenait moins de place dans son ouvrage que les sauvages de l’Amérique ou de l’Océanie. Il parlait des Jésuites avec des ménagements étudiés, d’un ton moitié figue, moitié raisin. Enfin, et surtout, la religion — toutes les religions — apparaissait manifestement dans son système comme un rouage politique, créé ou manié comme tous les autres par le législateur. Montesquieu est un esprit absolument fermé au sens du divin. De là la sincérité profonde avec laquelle il se prononce contre les persécutions religieuses, et se fait l’avocat de la tolérance. Aussi son livre fut-il attaqué tout à la fois par les Jansénistes et par les Jésuites523 : il fit ce miracle de mettre une lois d’accord les Nouvelles ecclésiastiques et le Journal de Trévoux.

Cependant la forme de l’ouvrage était assez modérée pour ne pas soulever de trop gros orages. Montesquieu réussit du moins à isoler les théologiens, à s’assurer la neutralité du pouvoir chique. Il obtint la faveur du public. L’Esprit des Lois répondait exactement au besoin des intelligences. C’était une œuvre de raison et d’humanité. Une voix grave, modérée et forte, dénonçait les abus de la monarchie française, les taches de la civilisation : elle indiquait un idéal, qui apparaissait comme absolument pratique, de gouvernement libéral et bienfaisant ; elle traduisait le sentiment de tous les cœurs en protestant contre les autodafés et contre l’esclavage des nègres. La politesse et l’esprit enveloppaient toute l’œuvre sans lui ôter de sa force.

Dans la suite du xviiie siècle, Montesquieu a semblé perdre du terrain ; d’autres l’ont dépassé, ont étouffé sa voix. Cependant, en 1789, c’est la doctrine de Montesquieu qui la première a été mise à l’épreuve, et l’Esprit des Lois a fourni avant le Contrat Social le modèle de la France nouvelle. L’expérience alors fut courte et malheureuse : mais Montesquieu prit sa revanche de 1815 à 1848. Notre monarchie parlementaire fut une réalisation de la théorie des trois pouvoirs ; et Montesquieu aurait pu dire, s’il était revenu, que les accidents qui, par deux fois, ont fait éclater la machine, sont venus de ce que les rouages en avaient été faussés, et l’équilibre des forces violemment rompu. Depuis, toutes les tentatives d’organisation parlementaire qui ont été faites ont reposé sur les principes essentiels de sa doctrine.

De nos jours, cependant, la réputation de Montesquieu décline : ou plutôt il reste un nom, il cesse d’être un maître. Une partie de son livre est devenue banale, en s’inscrivant dans les faits. Une autre est devenue fausse, démentie par les faits. Au point de vue scientifique, l’insuffisance de son observation, les fantaisies de sa méthode éclatent. Au point de vue politique, notre démocratie échappe de plus en plus à ses cadres et à ses formules, et le réduit à n’être que le théoricien d’un passé médiocrement aimé. Et notre réalisme ne peut s’empêcher d’en vouloir à Montesquieu d’avoir créé l’illusion de tous ces faiseurs de constitutions, qui croient changer le monde par des articles de loi.

Livre IV
Les tempéraments et les idées (suite) §

Chapitre I
La lutte philosophique §

1. Les défenseurs de la tradition et du passé. Rollin. Daguesseau. Faiblesse de la résistance. Diffusion de l’esprit philosophique. Le marquis de Mirabeau. Vauvenargues. — 2. La grande bataille de la seconde moitié du siècle. L’Encyclopédie. — 3. Efforts individuels. D’Alembert, Marmontel, d’Holbach, Condillac, Turgot, Condorcet.

La lutte philosophique prend, dans la seconde moitié du xviiie siècle, une intensité, une âpreté soudaines. Vers 1750, les espérances d’une restauration rationnelle de la société, qu’on avait cru toucher, se reculent indéfiniment ; à ce même moment entre en scène une nouvelle génération de penseurs impatients, audacieux, dévoués à ce qu’ils appellent la vérité, et prêts à renverser tout ce qui y fait obstacle : l’art, l’éloquence, la littérature ne sont pour eux que des instruments de propagande. Ils vont faire de la philosophie la matière de tous les livres, la préoccupation de tous les esprits. Diderot, Rousseau, Condillac, Buffon paraissent ; Voltaire, un Voltaire épanoui et libéré, revient de Prusse. Tous, directement ou indirectement, par de violentes attaques ou de sereines spéculations, concourent à jeter l’ancien édifice à bas.

1. Force et diffusion de la philosophie §

La défense est faible : on peut trouver aux philosophes bien des faiblesses, et leurs personnes comme leurs doctrines sont loin d’être inattaquables ; mais il suffit pour les grandir de les comparer à leurs adversaires. Encore, au début du siècle, avait-on Rollin524 et Daguesseau525.

C’est un piètre historien que Rollin, et c’est un médiocre orateur que Daguesseau. Mais au moins ce sont des caractères, ce sont deux grands honnêtes gens, avec leur esprit étroit et obstiné ; ils savent souffrir pour le bien. Ils forceront l’estime du parti philosophique : d’autant qu’ils sont trop justes, trop modérés, trop scrupuleux pour être dangereux. Et, contre leur vouloir, tous les deux servent les causes qu’ils abhorrent. Daguesseau, gallican, janséniste, parlementaire, respectueux de la souveraineté royale, fait éclater par sa longue disgrâce, par son exil, l’inutilité de la modération : la moralité de cette noble vie, c’est qu’il n’y a plus de milieu entre la révolte et la servitude, et que le despotisme ombrageux des ministres ne tolère même pas la simple indépendance. Pour Rollin, dans ces histoires anciennes qu’il conte à la jeunesse, il y a du moins une chose que ce vieux martyr du jansénisme, ce doux révolté qui se fit chasser de son collège, casser du rectorat, exclure des assemblées de l’Université plutôt que d’accepter l’abominable bulle, il y a une chose qu’il voit dans l’antiquité, et il la fait voir, sans se douter combien elle est subversive de l’ordre établi : c’est la raide énergie des âmes, le sacrifice volontaire et répété des intérêts, des affections, des existences à une idée de patrie, de liberté ou de vertu. Le cours d’histoire du bon Rollin, avec sa candide inintelligence du passé et son absence de critique, est un cours de morale républicaine ; il insinue dans les âmes des sentiments, un besoin d’action libre et généreuse, qui à la longue leur rendront l’ordre social insupportable. L’honnête Université, offrant Plutarque et Tite-Live à l’admiration des jeunes gens destinés à vivre dans une monarchie absolue, a cultivé en toute simplicité de cœur les ferments révolutionnaires dont la puissance apparaîtra après 1789.

Quand Rollin et Daguesseau ont disparu, je cherche ce qui pourra opposer une résistance aux philosophes : je ne trouve rien.

Tout ce qui a l’esprit ouvert et généreux est entamé par leurs doctrines, séduit au moins par quelque portion de leur idéal. Des hommes tels que le ministre d’Argenson526, le magistrat La Chalotais, ne sont pas des philosophes : ils travaillent à côté d’eux et dans le même sens. Regardez cet original et puissant marquis de Mirabeau527 : je le nomme d’autant plus volontiers qu’il a des parties de grand écrivain, dans son style âpre, tourmenté, obscur, débordant d’imagination et de passion. Ce gentilhomme qui abhorre les « philosophicailleries modernes », qui l’ait de la religion la base de la société, qui sollicite du despotisme royal des lettres de cachet contre fils, femmes et filles, cet homme de vieille roche, ce dur, cet intraitable féodal est l’ennemi des prêtres, des commis, des financiers, des courtisans, fait des avances à Jean-Jacques, bénit Quesnay, ne rêve que progrès, améliorations sociales, bonheur du peuple, et se fait mettre à Vincennes pour le libéralisme de sa théorie de l’impôt.

Un autre témoin des tendances de l’esprit public nous instruit combien dès la première moitié du siècle la philosophie avait de prise sur les nobles âmes : c’est Vauvenargues, mort en 1747528.

Le marquis de Vauvenargues était capitaine au régiment du roi. Il fit la rude campagne de Bohême, qui ruina sa santé, et donna sa démission en 1743. Il n’avait pas assez de naissance pour se passer de protecteurs, de fortune ou d’intrigue : et ces trois moyens de parvenir lui faisaient défaut. L’ambition, pourtant, le dévorait, une ambition héroïque, née du sentiment de sa valeur et du désir de la faire servir au bien public. Il renonça à l’espoir de devenir un jour capitaine de grenadiers, et sollicita un poste diplomatique. Mais il n’avait pas la platitude banale du solliciteur : il demandait de façon à honorer le ministre qui l’eût nommé. Le ministre ne le nomma pas. N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. Les lettres apparaissent à Vauvenargues non seulement comme une consolation de son impuissance, mais comme une promesse d’immortalité. Il mourut trop tôt pour avoir eu le temps d’être autre chose qu’un amateur, ne laissant que quelques écrits d’un talent inégal et peu mûr, des Discours, des Caractères, des Réflexions, que complète son émouvante correspondance avec le marquis de Mirabeau et Fauris de Saint-Vincent.

Vauvenargues n’est pas un moraliste détaché qui observe les hommes pour les peindre. Jusqu’à la fin, l’action fut son but. Il n’écrit que pour occuper son loisir, tromper son impatience ; et quand il doit se dire qu’il n’y a pas de rôle pour lui en ce monde, il écrit le rôle qu’il ne jouera pas : c’est un rêve d’action que toute sa littérature développe. Il regarde le monde et la vie, comme un capitaine étudie son terrain. Ce qui remplit ses ouvrages, ce sont ses désirs, ses aspirations, ses inclinations, ses dégoûts, ses haines, ses idées de gloire et de combat ; ce sont des confidences échappées dans la fièvre de l’ennui ou le désespoir de l’impuissance. Cette âme tendre, fière, ferme, généreuse, ambitieuse, n’a jamais parlé que d’elle-même, ou des autres par rapport à elle-même, et pour déterminer l’action qui lui donnerait prise sur eux.

Vauvenargues fut un homme de son temps : il eut pour Voltaire une admiration qui toucha profondément le philosophé, étonné d’abord d’avoir fait la conquête, d’un capitaine d’infanterie, saisi bientôt de ce qu’il y avait d’intelligence, d’activité, d’énergie dans ce jeune homme, et découvrant peu à peu toute la noblesse de cette âme. Plus jeune que Voltaire de vingt ans, Vauvenargues lui imposa le respect. En revanche, son hommage fut pour Voltaire la première aurore de cette popularité qui aboutit à l’apothéose de 1778 : il n’allait pas seulement au poète, il allait au philosophe, au précepteur et au bienfaiteur de l’humanité.

Irréligieux sans tapage et sans raillerie, déiste avec gravité, Vauvenargues ne connaît d’immortalité que celle de la gloire, et comme il l’a dit, les hommes, la vie présente sont l’unique fin de ses actions. Optimiste malgré les déboires de sa vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité tend au bien. Agir est la fin de l’homme, et le prix de bien agir est donné par l’estime des hommes et de la postérité. Mais l’idée originale de Vauvenargues, où se résume toute sa philosophie, c’est le respect des passions. Lui qui a l’air d’un stoïcien, il n’y a pas de doctrine qu’il combatte plus énergiquement, que l’ataraxie stoïcienne. Il ne se contente pas d’aimer la nature dans ses instincts, qui sont les guides de l’action : il l’aime dans ses passions, où il voit les agents, les ressorts de l’action. Il ne cesse de répéter que les passions qui sont en nous donnent la mesure de notre énergie morale, et que tout le secret de la vertu est de savoir utiliser, diriger, canaliser ces forces naturelles.

Vauvenargues n’a pas eu d’action sur ses contemporains, dont trois ou quatre seulement, Mirabeau, Voltaire, Marmontel, l’ont connu529. Mais, tel que ses écrits nous le montrent, nous pouvons l’employer à remplir l’espace qui sépare Jean-Jacques de Fénelon. C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon. Cependant il faut bien entendre que je n’établis pas là une transmission d’influences, mais seulement des affinités de nature.

2. La lutte philosophique §

Deux journaux firent une guerre acharnée à la philosophie : les Nouvelles ecclésiastiques parlaient au nom du Jansénisme ; le Journal de Trévoux était l’organe des Jésuites. C’était des deux côtés, sous des formes plus âpres ou plus doucereuses, même étroitesse d’esprit, même inintelligence des besoins intellectuels du temps, même indigence de talent et d’éloquence, que ne compensaient pas suffisamment la violence et la malignité. Les évêques intervenaient de leur personne, et par leurs mandements tâchaient de barrer la route aux mauvaises doctrines : mais l’épiscopat n’avait plus de Bossuet ni même de Massillon ; et Le Franc de Pompignan, l’honnête évêque du Puy, Montazet, l’académique archevêque de Lyon, Beaumont, l’intempérant archevêque de Paris, ajoutez-y tous les Boyer, les Languet, les Montillet, ne pesaient pas, à eux tous, le poids des seuls Voltaire et Rousseau.

Le Parlement n’avait guère plus de force conservatrice que l’épiscopat : le zèle aveugle de ses magistrats le discréditait sans sauver la religion ni la société ; les Gilbert de Voisins, les Omer de Fleury, les Séguier, toujours prêts à requérir contre les Lettres anglaises, l’Encyclopédie, le Bélisaire, l’Emile, comme contre l’inoculation, le jésuitisme et l’ultramontanisme, avilirent leur compagnie par le ridicule qui s’attache aux violences impuissantes ; ils décuplèrent la puissance des œuvres qu’ils faisaient brûler au pied du grand escalier de leur palais. Il y avait aussi les ministres et le roi : des lettres de cachet envoyaient à la Bastille, à Vincennes, au For-l’Évêque, Voltaire, Diderot, Marmontel, Morellet, Beaumarchais : douces et commodes prisons qui donnaient à peu de frais la gloire du martyre ! L’autorité se détruisait par ses inconséquences : on cajolait aujourd’hui celui qu’hier on emprisonnait.

Enfin toutes les forces qui devaient concourir à la défense de l’ordre religieux et politique étaient divisées : les Jansénistes tiraient sur les Jésuites, le Parlement faisait échec à la royauté ; dans ces discordes, il était rare que les philosophes n’eussent pas quelqu’un avec eux. Voltaire avait la joie de voir des Actes du clergé, qui le prenaient à partie, brûlés par arrêt du Parlement (1764) : ces actes choquaient aussi le jansénisme de nos magistrats. Choiseul flattait les philosophes en s’appuyant sur les Parlements, et liguait pour un moment l’irréligion rationaliste avec le fanatisme janséniste contre les Jésuites. Un peu plus tard, les Parlements trouvaient Voltaire contre eux du côté du ministère. Nombre de prélats grands seigneurs se désintéressaient de la défense de l’Eglise, coquetaient avec ses ennemis, dont l’esprit amusait leur esprit, tandis que d’autres ne songeaient qu’à jouir de la liberté du siècle. Souvent, d’autre part, les intentions oppressives du pouvoir civil étaient neutralisées par la politesse des agents, qui semblaient s’excuser de faire leur devoir par la façon dont ils le faisaient : des lieutenants de police, des commis de ministère, des censeurs royaux, des intendants, des avocats généraux, des conseillers de Parlement étaient gagnés aux idées des philosophes, se faisaient protecteurs de leurs personnes, atténuaient le danger de leurs publications. Un Malesherbes à la direction de la librairie, c’était la liberté de la presse530.

Autour des organes officiels et des corps constitués, une foule d’individus faisaient la guerre de partisans : en général, ils déployèrent plus d’animosité que de talent. D’inoffensifs savants, Larcher, Foncemagne, Guénée, purent avoir raison sur des points particuliers, sans avoir d’influence sur le mouvement général des esprits. Desfontaines, dans ses Observations, Fréron, dans son Année littéraire, s’accrochèrent presque au seul Voltaire, y usèrent ce qu’ils avaient d’esprit, de sens, d’honnêteté même, sans autre résultat que de l’amener à s’avilir un peu dans des polémiques injurieuses. Le Président Hénault, homme de confiance de la dévote reine, ménageait les philosophes sans les aimer, et ils le ménageaient en s’en défiant. L’excellent Pompignan, le poète, ne réussit qu’à se faire donner un ridicule immortel, universel. Celui qui eut le plus de talent, qui marqua inexorablement toutes les petitesses des philosophes dans ses acres satires, Gilbert, obtint la faveur de la cour, des pensions, un nom littéraire qui n’est pas encore oublié : il n’eut aucune prise sur l’esprit public. Palissot, médiocre auteur et assez plat personnage, fit plus de bruit, ayant agi par le théâtre : instrument d’une pieuse coterie, il fit jouer en mai 1760 ses Philosophes, où Diderot, Rousseau, Mme Geoffrin étaient personnellement ridiculisés, où Helvétius, Duclos étaient attaqués dans leurs œuvres. Ce fut une grande clameur dans le camp philosophique : mais Palissot avait eu l’adresse de cajoler Voltaire, et le dangereux railleur vit avec indulgence les coups qui pleuvaient à côté de lui, sur ses amis et leurs doctrines. Il leur offrit seulement la consolation de se venger sur Fréron, et d’applaudir dans l’Écossaise des personnalités plus grossièrement injurieuses que celles de Palissot.

L’année 1760, avec ses deux grandes journées théâtrales, marque le moment où la lutte est le plus envenimée. Le parti philosophique s’est organisé, discipliné ; il a ses chefs, ses mots d’ordre, il manœuvre d’ensemble, docilement ; opposant intolérance à intolérance, fanatisme à fanatisme, exclusif, étroit, violent, comme les adversaires qu’il combat, il a pris pied à l’Académie française avec Dalembert, qui peu à peu l’y installe, et la lui asservit. Enfin la grande machine qui devait faire triompher la raison, l’Encyclopédie, se construisait. Suspendue pendant dix-huit mois après l’apparition des deux premiers volumes, puis reprise et menée avec ardeur, la publication de l’Encyclopédie venait d’être arrêtée de nouveau par le Parlement (1757) : l’un des deux directeurs de l’entreprise, Dalembert, ami de son repos, s’effrayait, se retirait ; ni Diderot ni Voltaire ne pouvaient le faire revenir sur sa décision. Diderot s’entêtait : il forçait au bout de huit ans les résistances de l’autorité (1765), remettait l’édition en bon train avec une permission tacite, intéressait à l’entreprise Mme de Pompadour, Richelieu, Bernis, Choiseul, Malesherbes, Turgot, atténuait l’effet fâcheux de la désertion de son collaborateur, abattait à lui seul une effrayante besogne, écrivait, commandait, arrachait les articles nécessaires, et finissait par vaincre. Le dernier volume de l’Encyclopédie paraissait en 1772 : les tables et les additions étaient achevées en 1780. En peu de temps l’édition était enlevée en France et contrefaite à l’étranger.

L’idée première, comme le succès final, était due à Diderot. Des libraires avaient pensé à une publication sur le modèle de l’Encyclopédie anglaise de Chambers : mais ce fut Diderot qui conçut l’efficacité philosophique de l’entreprise. Il marqua dans son prospectus, qu’« en réduisant sous la forme de dictionnaire tout ce qui concerne les sciences et les arts, il s’agissait de faire sentir les secours mutuels qu’ils se prêtent, d’user de ces secours pour en rendre les principes plus sûrs et leurs conséquences plus claires ; d’indiquer les liaisons éloignées ou prochaines des êtres qui composent la nature, et qui ont occupé les hommes, … de former un tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles ». Il croyait que « la vraie philosophie » était assez développée pour mener à bien cette vaste entreprise.

N’ayant point encore une grande notoriété, il s’associa un mathématicien déjà illustre, membre de l’Académie des sciences, Dalembert, qui, dans une Préface fameuse et, en somme, médiocre, donna une classification des sciences, avec une vue d’ensemble de leur genèse successive et de leurs principaux progrès. Mais deux hommes ne suffisaient pas encore : Diderot fit appel à toutes les bonnes volontés, à toutes les compétences : Voltaire, Montesquieu, Buffon, Condillac, Duclos, Marmontel, Helvétius, Raynal, Turgot, Necker, des magistrats, des officiers, des ingénieurs, des médecins, des gens du monde, tout ie ban et l’arrière-ban des écrivains, des philosophes, des savants, des économistes, gens à talent et sans talent, envoyèrent des articles. Ce fut un incroyable fatras, une Babel, disait Voltaire ; il y eut d’excellentes choses à côté de dégoûtantes platitudes. Des jésuites, des jansénistes essayèrent d’insinuer les contrepoisons au milieu des poisons. Diderot veilla à tout : il maintint l’unité générale de l’intention philosophique à travers la diversité des sujets particuliers, l’incohérence des opinions individuelles. Par lui, l’Encyclopédie resta ce qu’il l’avait destinée à être : un tableau de toutes les connaissances humaines, qui mit en lumière la puissance et les progrès de la raison ; une apothéose de la civilisation, et des sciences, arts, industries, qui améliorent la condition intellectuelle et matérielle de l’humanité, ce fut une irrésistible machine dressée contre l’esprit, les croyances, es institutions du passé. Au fond, l’avocat général Omer de Fleury ne se trompait pas tant quand il dénonçait au Parlement les Encyclopédistes comme « une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l’indépendance, et nourrir la corruption des mœurs ».

Transposons ces termes violents en langage impartial : il est très vrai que l’Encyclopédie fit des philosophes un parti, et des idées individuelles un corps de doctrine. Elle fut la Somme de la philosophie rationnelle, et elle la vulgarisa en la rassemblant. Elle fournit d’opinions, de solutions, de plans, d’espérances sur tous les objets de la pensée, sur toutes les parties de la société, les hommes qui adhéraient seulement à ce principe général, que la raison est toute-puissante et doit être souveraine.

3. Quelques philosophes §

L’Encyclopédie s’ajouta aux efforts individuels et leur donna plus d’efficacité. Mais tandis que plus ou moins péniblement, à intervalles plus ou moins longs, ses lourds in-4° s’abattaient sur l’ignorance et les préjugés, les principaux collaborateurs suivaient chacun leur direction, manifestaient leur tempérament, combattaient, instruisaient dans leurs œuvres personnelles.

Nous devrons nous arrêtera Diderot, à Voltaire, à Buffon. Il y a quelques-uns de leurs contemporains qui eurent leur heure de gloire ou de tapage. Leurs personnes presque toujours sont plus intéressantes, plus représentatives, que leurs écrits ; et l’historien de la société a plutôt affaire à eux qu’à l’historien de la littérature. C’est le cas de Dalembert mathématicien illustre, esprit indépendant, au-dessus de l’ambition et de l’intérêt, ami de son repos jusqu’à l’égoïsme, et jusqu’à renoncer à l’expression publique de ses idées, excitant les autres sous main à se compromettre, et gardant lui-même un silence prudent : critique étroit, fermé à l’art, à la poésie, philosophe intolérant, affolé de haine contre la religion et les prêtres ; écrivain lourd et pâteux, sans tact, d’une inélégance innée, et d’une sécheresse qui se dissimule mal par l’emphase et la fausse noblesse. Son œuvre littéraire paraît mince aujourd’hui, et ira, je crois, s’amoindrissant de jour en jour.

C’est le cas aussi de l’universel et médiocre Marmontel531, l’auteur de Bélisaire et des Incas, deux insipides romans qui, en attirant sur lui les rigueurs de la Sorbonne et du Parlement, en firent un moment le représentant de la philosophie. Il fut le principal rédacteur des articles littéraires de l’Encyclopédie ; ni les connaissances ni le goût ne lui manquaient ; et le recueil de ces articles, qui forme les Éléments de littérature, est l’expression la meilleure que nous ayons du goût moyen du xviiie siècle. L’absence de génie est ici une garantie d’exactitude. Mais il n’y a en somme qu’une œuvre de Marmontel qui appartienne aujourd’hui à ce que j’appellerais la littérature vivante : ce sont ces Mémoires si naïfs, où il nous décrit sa carrière de beau gars limousin lancé à travers la plus libre société qui fût jamais, où il promène avec un si parfait contentement de soi-même sa robuste médiocrité parmi les cercles les plus distingués de ce siècle intelligent : corps, esprit, moralité, tout est solide, massif, insuffisamment raffiné chez ce paysan parvenu de la littérature.

Les livres d’Helvétius532 et de l’abbé Raynal533 sont des œuvres mortes : ils n’eurent jamais qu’une valeur extrinsèque, qu’ils empruntèrent aux passions de parti. Helvétius, très honnête homme et très bienfaisant, réduisait toute la morale à l’intérêt bien entendu. Il faisait dépendre tout le progrès de l’humanité, tout le développement de la civilisation de la conformation de nos organes ; et par une inconséquence singulière il croyait à la toute-puissance de l’éducation : il estimait que tous les esprits sont ù peu près égaux, et que toutes les différences intellectuelles résultent de l’inégalité de culture ; or, si l’on ramène tout au physique, c’est le contraire qui est vrai ; il n’y a pas d’éleveur qui croie que, pour avoir un bon étalon, il suffit de bien nourrir n’importe quel poulain. Raynal est au-dessous d’Helvétius : il a fait un livre à tiroirs, d’où s’échappent à tous propos toutes sortes de déclamations contre Dieu, la religion et le gouvernement ; il invitait ses amis à lui en apporter, et Diderot s’est fait son fournisseur.

D’Holbach534 vaut mieux. Ce baron allemand qui traitait les philosophes, peut n’être qu’un écho : c’est un écho intelligent. Il a compris les idées qui s’échangeaient à sa table ; la façon dont il les réduit en système le prouve. Négation de la métaphysique, souveraineté des lois physiques, déterminisme, évolution, progrès, nécessité et efficacité de l’expérience, réduction de la conscience morale à une disposition organique héréditaire que modifient les habitudes et les sensations, en théorie poursuite de la jouissance, en pratique accomplissement du bien : voilà les principales idées que met en lumière la forte unité du fameux livre de d’Holbach.

Condillac535 est le philosophe des philosophes. C’est un grand et lucide esprit qui ne prit point de part aux polémiques violentes du temps. Son œuvre, comme celle de Descartes au xviie siècle, est l’expression philosophique du même esprit qui a produit la littérature du temps. Il évite, comme Voltaire, les négations extrêmes : il ne professe ni athéisme ni matérialisme. Il fait seulement dériver toutes les idées des sensations, sur lesquelles l’esprit travaille, qu’il clarifie, compare, abstrait, simplifie, généralise, dont il extrait à la longue des séries infinies de raisonnements rigoureux et limpides. On saisit dans sa méthode à la fois la force et la faiblesse de l’esprit du xviiie siècle, si exclusivement adonné à l’analyse. Condillac n’enseigne point à observer les faits, base de la science ; il n’indique pas les moyens de les vérifier, de les interpréter. Il n’opère que sur les idées, quelles qu’elles soient, et de quelque façon qu’elles aient pénétré dans l’esprit de l’homme. Et c’est précisément le défaut général de tous les penseurs du temps, de ne point assurer suffisamment les principes de leurs raisonnements, d’ignorer, de mépriser, de mal voir les faits, de supposer constamment la réalité adéquate à leur idée. En revanche, ce sont d’incomparables raisonneurs ; et le fort de Condillac est justement l’art de raisonner. Avant tout il est logicien. Il nous enseigne à nous faire du monde extérieur des idées claires, précises, ordonnées. Il nous fait suivre la genèse naturelle des idées, le développement parallèle des signes, et nous montre dans le langage « un merveilleux instrument d’analyse », qui, par ses termes abstraits où se rassemblent des collections d’idées, par son mécanisme où s’expriment des séries de rapports, facilite de plus en plus la tâche de l’esprit536. Les opérations de la pensée sont une algèbre, dont les mots sont les signes. Les jugements sont des équations, et les termes qu’on assemble sont des objets abstraits, idéaux : nulle part on n’aperçoit mieux que chez Condillac pourquoi l’esprit français au xviiie siècle élimine de sa pensée toute réalité concrète, les formes par conséquent de la vie et la matière de l’art, et pourquoi la poésie ne peut plus être qu’un jeu intellectuel, réglé par des conventions arbitraires.

Le parti encyclopédiste était assez vaste pour englober les tendances individuelles les plus inconciliables, Mably par exemple et Turgot. L’abbé de Mably, frère de Condillac, eut une influence limitée, mais sérieuse et durable : il s’était attaché aux sciences sociales et politiques ; dépassant Rousseau qu’il avait devancé, il développe hardiment des théories communistes. Rien n’était plus contraire aux doctrines libérales et individualistes du groupe économiste, auquel appartenait Turgot537.

Les misères et l’oppression du peuple, à la fin du règne de Louis XIV, avaient excité des patriotes tels que Vauban et Boisguilbert à chercher, en dehors de toute doctrine politique et de toute intention révolutionnaire, les moyens d’améliorer l’état matériel du royaume. Ces études faisaient encore l’objet principal du Club de l’Entresol, où l’on rencontre Montesquieu et d’Argenson. Quesnay, ce médecin de Louis XV dont la hauteur de pensée imposait le respect même au roi, s’y appliqua ensuite, et fut le fondateur de l’école économique, à laquelle se rattachent des esprits aussi divers que le marquis de Mirabeau et Turgot. J’ai parlé de l’Ami des hommes, qui avait voué un culte à Quesnay. Turgot538 fut un des plus nobles esprits du temps. Il renonça à l’assurance d’une grande fortune ecclésiastique, pour ne point se condamner toute sa vie à porter un masque sur le visage. Il ne devint pas pourtant ennemi du christianisme. Il prenait cette position, originale en son temps, de respecter le christianisme en n’obéissant qu’à la raison.

Il estimait que toutes les religions ont droit à la tolérance pourvu qu’elles ne choquent point la morale. Il ne poussa point à démolir la société : il se contenta de travailler à l’améliorer. Il avait embrassé toutes les parties du gouvernement et de la vie nationale : administration, finances, industrie, commerce, éducation, il avait tout étudié avec un esprit philosophique, sans rechercher la nouveauté ni respecter la tradition, uniquement mû par l’amour de l’humanité et réglé par la considération du possible.

Si l’Encyclopédie pouvait contenir à la fois des athées et des déistes, des révolutionnaires et des modérés, des communistes et des individualistes, c’était au nom de son principe : la souveraineté de la raison. Tout ce qui la reconnaissait était de la maison. Nous pouvons donc négliger toutes les divergences de doctrine et les incompatibilités d’humeur : ce qui lie le parti, et caractérise le mouvement philosophique, c’est la foi dans la raison. En ce sens, l’œuvre où aboutit toute la pensée du siècle, c’est la fameuse Esquisse de Condorcet539. Proscrit, Condorcet gardait toute sa sérénité, toutes ses espérances ; il traçait rapidement le tableau des progrès de la raison, retardés en vain par les tyrans et les prêtres, et donnait un aperçu des belles destinées que sa victoire promettait à l’homme, indéfiniment perfectible.

On aimerait à s’arrêter sur d’Holbach, Condillac, Turgot, Condorcet : nous sortons d’eux autant que de Voltaire, de Diderot, de Rousseau, de Buffon. Mais la valeur des idées est loin d’être toujours adéquate au mérite littéraire. Il me faut laisser tous ces représentants de la philosophie du dernier siècle, pour regarder seulement les grands littérateurs, ainsi replacés dans leur milieu.

Chapitre II
Diderot §

1. L’homme. — 2. Les idées de Diderot : son retour à la nature. Athéisme ; instinct ; science. — 3. L’art de Diderot. Impressionnisme. Lyrisme. Substitution d’idéal : le caractère, au lieu de la beauté. — 4. Les salons, et leur importance littéraire.

1. Caractère de Diderot §

« La tète d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq au haut d’un clocher : elle n’est jamais fixe dans un point ; et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. » Denis Diderot540, Langrois devenu Parisien, s’était corrigé en effet, mais non pas de la façon qu’il croyait. Son esprit avait gardé la promptitude à virer : mais il avait égalé l’impétuosité de son élocution à la rapidité de sa pensée. Il est bavard, conteur, conseilleur, raisonneur. Ce fils d’un petit coutelier de Langres n’a jamais été du monde : il a étalé dans les salons que sa renommée lui ouvrait, des façons débraillées, vulgaires ; mais de toutes les convenances mondaines, s’il y en a une qu’il a bien foulée aux pieds, c’est celle qui bride la langue. Gros mangeur, gourmand, il ne nous fait pas grâce de ses indigestions : il est plein de son sujet, il faut qu’il parle. Il a la gaieté du peuple, énorme, ordurière ; où qu’il soit, devant n’importe qui, il faut qu’il lâche les sottises qui bouillonnent dans sa tète : il faut qu’il parle. Il a la franchisé du peuple, celle de l’Auvergnat de Labiche plutôt que de l’Alceste de Molière : il jette au nez des gens leurs vérités ; il les pense, elles jaillissent : il faut qu’il parle. Il a des amis, qu’il voit agir, faire des projets, arranger leur vie : il se jette à travers leur existence, à travers leurs plus intimes sentiments, conseillant, disposant, indiscret, impérieux ; c’est la corneille qui abat des noix ; et voilà comment il se brouille avec Rousseau : il veut le retenir à Paris, l’envoyer à Genève ; il décide, il dirige ; il faut qu’il parle.

Bonhomme au reste, obligeant, généreux, tout plein de bons sentiments, bon fils, bon frère, bon père, bon mari même, à la fidélité près, bon ami, chaud de cœur, enthousiaste, toujours prêt à se donner et se dévouer : à condition seulement qu’il puisse s’épancher librement, toujours heureux de se mettre en avant, d’être d’une négociation, d’une affaire où il y ait à brûler de l’activité, à évaporer de la pensée en paroles. C’est le moins égoïste, le plus désintéressé des hommes, pourvu qu’il se dépense. Il a traversé son siècle, constamment dans la fièvre, emballé, débordant, jamais las, grisé de l’incessante fermentation de son cerveau ; et plus il disait, plus il avait à dire.

Sa robuste organisation fournissait à toutes les dépenses. C’était un étourdissant causeur ; sa conversation était un feu d’artifice, où l’on voyait passer avec une vertigineuse rapidité images, idées, polissonneries, sciences, contes, métaphysique, rêves fous, hypothèses fécondes, divinations étonnantes. Au coin du feu dans son logis de la rue Taranne, au café de la Régence, à la Chevrette chez Mine d’Épinay, au Grandval chez le baron d’Holbach, Diderot était toujours prêt, toujours chauffant, partant sur un mot, sur un signe. Et quand il avait bien conté, disputé, crié, il lui restait du surplus qui ne s’était pas donné passage : il prenait la plume, et continuait la conversation tantôt avec le même interlocuteur, tantôt avec un autre ; il écrivait à Falconet ou à Mlle Volland. Et ces causeries et ces lettres, ce n’était que son trop-plein qui s’écoulait. J’aurais dit que cela le délassait de ses livres, si ses livres l’avaient lassé.

Mais il a écrit, comme il parlait, facilement, gaiement, sans fatigue et sans relâche : cela purgeait son esprit, comme eût dit Aristote. Aussi ne peut-on parler ici de labeur artistique, de lente élaboration, de composition savante et réfléchie : toutes ces simagrées ne sont pas sa manière. Écrire, ou parler, est une fonction naturelle pour lui ; il n’y fait pas de façon, il se soulage, et il y a de l’impudeur vraiment dans son naturel étalé, dans son improvisation à bride abattue ; tous les endroits lui sont bons, et toutes les occasions. Il s’est attelé à l’Encyclopédie, et comme il veut la mener à bon port, il baisse le ton. Rien ne nous permet mieux de mesurer l’énergie déployée par Diderot dans cette affaire, que ce miracle opéré en lui par le désir de réussir : il a tâché d’être décent, de ne rien lâcher sur le gouvernement ou la religion qui fît par trop scandale. Mais aussi comme la langue lui démangeait pendant qu’il travaillait si sagement ! comme cette besogne l’excitait ! Tout ce qu’il n’avait pas pu dire dans ses articles, il le jetait dans d’autres ouvrages ; ce n’était pas pour la gloire, ni pour le gain qu’il écrivait : c’était pour lui, pour évacuer sa pensée. Il publiait ses Pensées sur l’Interprétation de la nature, son Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, etc. : mais son Rêve de Dalembert, son Supplément aux voyages de Bougainville, son Paradoxe sur le Comédien, sa Religieuse, son Jacques le Fataliste, son Neveu de Rameau, c’est-à-dire le meilleur et le pire, le plus caractéristique en tout cas de son œuvre, tout cela est resté enfoui dans ses papiers. C’était écrit ; il n’en fallait pas plus à Diderot, il avait tiré de son œuvre le plaisir qu’il en attendait. Avec la même indifférence, il semait de ses pages dans les livres de ses amis : un traité de clavecin de Bemetzrieder, une histoire de l’abbé Raynal, une gazette de Grimm, tout lui était bon ; l’essentiel, pour lui, c’était d’écrire ; y mettre son nom n’aurait rien ajouté à son plaisir ! Et, au bout de trente ans de cette effusion sans relâche, je ne garantis pas que Diderot ne soit pas mort avec le regret d’avoir gardé quelque chose d’inexprimé dans son esprit.

Cette intense restitution de pensée était le résultat d’une active absorption ; sa puissante machine toujours sous pression et qui produisait un travail incessant devait être largement alimentée. Diderot n’est point un génie créateur, apte à tirer un monde de soi ; il est loin de Descartes, loin même de Rousseau. Cela l’oblige d’être un savant et un curieux. M. Faguet l’a très bien dit, il est au courant d’une foule de choses dont la connaissance n’était pas commune en son temps. Quand on s’en tient aux faciles raisonnements de Locke, quand nos gens qui ne s’effraient guère veulent devant Spinoza, non pas devant la hardiesse, mais devant la profondeur de sa doctrine, et craignent de s’y casser la tête, Diderot, sans façon, sans fracas, s’assimile le dur, le grand système de Leibniz : et il n’y a pas d’autre raison, je le crois bien, qui lui ait donné en France la réputation d’être une tête allemande. Il a fait des mathématiques, il a fait de la physique, il a fait de l’histoire naturelle, il connaît les plus récentes hypothèses, les expériences les plus suggestives des sciences qui actuellement se constituent et s’étendent. Il connaît la peinture, la musique : je ne dis pas qu’il n’en raisonne un peu à tort et à travers ; mais jamais le défaut de connaissances précises ou techniques n’est la source de ses déviations de jugement. En littérature, il a la plus vaste lecture, il regarde l’étranger, et il sait le xviie siècle. Il sait aussi beaucoup sur l’antiquité, et ce ne sont pas de vagues impressions d’une lecture rapide ; il voit le détail, il cherche l’exactitude ; s’il lit llorace, il le lit en philologue, en poète, en historien ; s’il lit Pline, il le lit toujours en philologue, mais en peintre, en archéologue, en chimiste ; il prend chaque ouvrage du côté dont un homme de métier le prendrait, avant d’y appuyer ses rêveries personnelles.

Ainsi procède Diderot : sa fécondité n’est pas spontanée. Il a besoin qu’un choc du dehors mette en mouvement les tourbillons de sa pensée, il ne peut donner lui-même la chiquenaude. Mais vienne la chiquenaude : voilà tout en branle ; la machine siffle, fume, crache, craque ; on est stupéfait de la disproportion de son action vertigineuse et de son infernal tapage avec le simple geste qui leur a donné naissance. Ainsi Diderot trouve dans Sterne une demi-page qui l’amuse : il part là-dessus, et déroule les trois cents pages de Jacques le Fataliste. Je ne sais s’il a jamais rien fait qui ne soit à l’occasion de quelque chose, et comme une immense réaction de son être contre une impression extérieure. Mais, dira-t-on, n’en est-il pas toujours ainsi ? Non : car d’abord, chez Diderot, le choc n’est pas une émotion quelconque, un fait de son expérience, c’est le choc d’une pensée qui a essayé de se traduire par la parole ou l’art ; puis le détachement de la cause extérieure et de sa pensée interne ne se fait pas ; son œuvre, si vaste qu’elle soit, reste, si je puis dire, épinglée en marge du livre d’autrui ; Diderot est un étourdissant commentateur, plus intéressant souvent que son texte. Il excelle à refaire les livres d’autrui : il est incapable de les juger. Pendant qu’il a l’air d’écouter, il a pris le point de départ ou l’a placé l’auteur, et il voyage pour son compte : quand vous avez fini, il vous dit le livre qu’il aurait fait à votre place, et c’est sa façon d’entendre la critique. Dans la conversation, il est le même : de tout ce que vous lui dites en deux heures, il entend une chose, une seule ; il la prend, la travaille, la grandit ; votre toute petite pensée devient un gros système, et qui vous révolte parfois, ou vous épouvante. Voilà le mécanisme mental de Diderot : spontanéité médiocre, réactions prodigieuses.

2. Les idées de Diderot §

Encyclopédie à part, Diderot n’est guère moins considérable dans le xviiie siècle que Voltaire et Rousseau. Avant Rousseau, et quand Voltaire était encore tout ligotté de préjugés, de vanités, d’ambitions mondaines, Diderot s’était franchement déclaré l’homme de la nature. Et voici ce que la nature était pour lui.

Elle était — elle fut du moins de bonne heure — l’athéisme. Dieu n’est pas dans la nature. Il ne saurait y être, et on n’y a que faire de lui. Le monde est un vaste billard, où une infinité de billes roulent, se croisent, se choquent, formant un inextricable réseau de mouvements nécessaires, qui ne s’épuisent jamais. Mais la morale ? Elle n’en souffrira pas. « Ne pensez-vous pas qu’on peut être si heureusement né qu’on trouve un grand plaisir à faire le bien ? — Je le pense. — Qu’on peut avoir reçu une excellente éducation, qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ? — Assurément. — Et que, dans un âge plus avancé, l’expérience nous ait convaincus qu’à tout prendre, il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu’un coquin541 ? » Instinct, éducation, expérience : voilà qui suffit pour la morale. Être vertueux pour aller en paradis, c’est prêter à Dieu à la petite semaine ; et le malheur est que le prêteur donne des crocodiles empaillés, non de bonnes espèces ; car la vertu des sacristies, c’est d’aller à la messe, de ne point toucher aux vases sacrés ; l’amour du prochain vient après. La religion, qui punit le sacrilège plus que l’adultère, est immorale ; elle laisse, pour des pratiques, subsister toute la corruption du monde. Elle est source de crimes, fanatisme, guerres, supplices, etc. : c’est acheter trop cher un fondement de la morale, qui ne fonde rien du tout. Dieu existe ou n’existe pas ; s’il existe, il n’existe pas dans la nature ; nous n’avons pas à en tenir compte. Il n’existe pas pour nom ; si nous disons un peu imprudemment qu’il n’existe pas du tout, il n’y a pas grand mal à cela. Si, un beau jour, hors de la vie, nous nous trouvons face à face avec lui, dans son monde, eh bien, Dieu n’est pas assez mauvais diable pour nous en vouloir de l’avoir nié, quand nous n’avions aucune raison de l’affirmer.

La nature, en second lieu, pour Diderot, c’est le contraire de la société. Tous les maux, tous les vices de l’homme, viennent de la société, qui a inventé  la religion, les puissances, les distinctions, la hiérarchie, la richesse, c’est-à-dire l’oppression des uns, la tyrannie des autres, de la corruption et de la misère pour tous, — qui a inventé surtout la morale. Car voilà la caractéristique de Diderot : hardiment, crûment, tantôt cynique et souvent profond, il s’attaque à la morale. Elle n’est qu’une institution sociale, d’autant plus haïssable que sa contrainte hypocrite s’exerce par le dedans : sous le nom de morale, on instruit les enfants à s’interdire les plaisirs légitimes qui résultent des fonctions naturelles.

C’est le naturalisme de Rabelais, celui de Panurge et de frère Jean, qui reparaît dans Diderot, dans ces êtres qu’il a choisis et faits conformes à son idéal, dans le Neveu de Rameau et dans Jacques le Fataliste. Il supprime toutes les vertus, chrétiennes, stoïciennes, mondaines même, qui n’ont rapport qu’à l’individu, et sont fondées sur le respect de soi-même. Chasteté, pudeur, sobriété, réserve, dignité, sincérité : sottises que tout cela, préjugés et gênes de la société. Le scrupule, la délicatesse sur les moyens sont des grimaces absurdes, quand on est assuré de son intention, et qu’on la sait bonne : voyez le curieux dialogue, Est-il bon ? est-il méchant ? un des chefs-d’œuvre de Diderot. Qu’est-ce donc que la vertu ? Elle tient en un mot : c’est la bienfaisance. Tout ce qui est utile à l’humanité est bien ; tout qui est nuisible à l’humanité est mal ; ce qui ne fait ni bien ni mal à personne est indifférent ; que je mente, que je me grise, ou pis, qu’importe, si ces actes sont sans effets, sans prolongements funestes au dehors ? et si, de mon mensonge, ou de mon ivrognerie, il sort un bien pour quelqu’un, j’ai bien fait d’être menteur ou ivrogne. La nature de Diderot l’a sauvé des vices qui avilissent ; pauvre, indépendant généreux, sans convoitise et sans platitude, il est assez honnête homme pour arriver à faire une sorte de morale avec son instinct. Il s’appuie sur le respect, le culte de la nature, c’est-à-dire des phénomènes, car elle n’en est que la collection. Aussi ne peut-il s’empêcher d’admirer, d’aimer ce superbe jaillissement d’énergies naturelles, d’appétits, qu’offre le neveu de Rameau : il tombe d’accord avec lui que « le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi : que tout aille d’ailleurs comme il pourra ».

La nature, enfin, pour Diderot, c’est la science. Il en a conçu la méthode, les directions, les résultats. Mais ce mot de nature se détermine pour Diderot dans un sens bien moderne. Il n’y aperçoit plus cette nature intérieure que le xviie siècle étudiait surtout, dont Descartes croyait l’existence plus assurée et la connaissance plus facile que de la nature extérieure. Toutes ses impulsions, à lui, lui viennent du dehors ; sa philosophie, et celle de son temps, lui dit que toutes ses idées lui sont venues par ses sens : il est naturel que la nature extérieure, et les sciences qui s’y appliquent, soient l’objet de son étude. Dès le milieu du siècle, il annonce, bien témérairement, que le règne des mathématiques est fini : mais il annonce, par une sûre divination, que le règne des sciences naturelles va commencer. Physiologie, physique, c’est de ce côté-là qu’il appelle les jeunes gens, non sans emphase ; mais son geste de charlatan souligne des idées de savant. Avec Diderot, le rapport de la philosophie et des sciences semble se renverser : la philosophie renonce à leur imposer ses systèmes, et elle attend leurs découvertes pour en extraire une conception générale de l’univers. La philosophie de Diderot, dans ses parties caractéristiques, est vraiment une philosophie de la nature : ce qu’il tire de Leibniz, ce sont ces principes de raison suffisante, de moindre action, de continuité, que l’étude scientifique du monde organisé et inorganique suppose et vérifie constamment ; et c’est lui d’abord qui, avant Helvétius, avant d’Holbach, remet l’homme dans la nature, et réduit les sciences morales aux sciences naturelles.

3. L’art de Diderot §

Son art est en harmonie avec son tempérament et avec sa philosophie. Je ne parle pas de l’exécution, souvent lâchée, précipitée ; la perfection du travail ne se rencontre guère chez lui. J’entends par son art les intentions d’art qu’il exprime.

Donc, il y aura d’abord chez Diderot un art naturaliste, expressif de la vie telle qu’elle est, des êtres tels qu’on les voit. Sollicité comme il était par la nature extérieure, il la reçoit, et la rend, comme mécaniquement, avec une merveilleuse sûreté. Lisez la Correspondance, et voyez tous ces tableaux, toutes ces anecdotes dont elle est semée. Lisez le Neveu de Rameau, le chef-d’œuvre le plus égal que Diderot ait composé. Cette excentrique et puissante figure s’enlève avec un relief, une netteté incroyables : profil, accent, gestes, grimaces, changements instantanés de ton, de posture, l’identité foncière et toutes les formes mobiles qui la déguisent, tout est noté dans l’étourdissant dialogue de Diderot. Il y a mis beaucoup du sien, sans doute, et il a prêté de ses idées au personnage ; je ne pense pas que le vrai Rameau fut un bohème aussi profond. Mais, avec un instinct étonnant d’art objectif, tout ce qui était sien s’est incorporé à la substance du personnage original dont la vision intérieure guidait sa plume. Dès qu’il conte, il voit ; figures, mouvements, locaux et accessoires, tout est dans son œil, vient sous sa plume ; et son conte est une suite d’estampes.

Mais les estampes ont des légendes ; et la légende est romantique : tout au moins Diderot tend au romantisme. De la nature, il respecte surtout sa nature ; et pourvu qu’il soit, et qu’il soit lui, il ne lui chaut du reste. Le Neveu de Rameau est un heureux accident : ailleurs le subjectif se mêle à l’objectif ; aux impressions de la nature extérieure se superposent, s’enchevêtrent, s’accrochent, les élans, les enthousiasmes, les indignations de Denis Diderot, toute une individualité effrénée, bruyante, encombrante. Déjà il porte en lui les germes du lyrisme romantique. En voici la preuve dans deux phrases :

« Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile, et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit542. » Ne voilà-t-il pas déjà du Chateaubriand ?

« Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux, autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. Ô enfants ! toujours enfants ! » Et ce sont textuellement deux strophes de Musset. Mais le plus curieux, c’est d’aller chercher ce jet de lyrisme où il s’est produit, dans Jacques le Fataliste. Au milieu de la réaliste histoire de Mme de la Pommeraye, tout d’un coup une déchirure se fait dans l’écorce du récit ; une poussée de sentiment jette ces cinq lignes brûlantes, dont nul personnage, ni l’auteur même n’endosse la responsabilité ; aussitôt tout se calme ; et deux minutes après nous buttons sur une énorme polissonnerie. Voilà l’incohérence de Diderot. Il y a de tout dans son style : analyse, synthèse, idée, sensation, hallucination, réalisme, romantisme ; c’est un monde grouillant, qui n’a pas toujours la beauté, qui du moins a souvent la vie.

Cela nous mène à une autre considération : c’est la substitution chez Diderot d’un idéal nouveau à l’idéal classique. Et elle se fait encore, parce qu’il est l’homme de la nature. La nature n’a cure de la beauté, de ce que les hommes conviennent d’appeler ainsi. La nature n’a souci que de la vie : voilà ce qui est beau, naturellement beau. Les formés de la vie, et l’activité de la vie, c’est cela que l’artiste doit s’attacher à rendre : plus ces formes auront de particularité, plus cette activité sera intense, et plus il y aura de beauté dans l’être. Le caractère (et non la régularité, la noblesse, la généralité, éléments classiques de la beauté) doit être l’objet de l’imitation, de l’expression littéraires. C’était l’orientation que déjà Lesage, Marivaux, Prévost avaient donnée au roman : mais jamais cette nouvelle esthétique ne s’était aussi puissamment dégagée que dans le Neveu de Rameau.

4. Les salons de Diderot §

Il faut dire un mot des fameux Salons de Diderot (1705, 1766, 1767). Cette critique d’art ne nous satisfait plus aujourd’hui. Elle est trop littéraire. Elle saisit trop volontiers le sujet, l’idée, pour en donner un développement qui substitue le travail de l’écrivain au travail du peintre ou du sculpteur. Là, comme ailleurs, la méthode de Diderot consiste à suspendre sa pensée à la pensée d’autrui, en digressions à perte d’haleine ; les tableaux, les statues offrent un débouché de plus au bouillonnement interne de sentimentalité, de réflexion, d’imagination qui fermente en lui.

Cependant ne soyons pas trop sévères pour Diderot. Aucune vérité, d’abord, n’est vraie de ce diable d’homme, que la vérité contraire ne soit un peu vraie aussi. Avec ce vif sentiment de la réalité que nous avons déjà vu en lui, il voit le tableau, et le fait voir : Avant de déclamer, et tout en déclamant, il nous met sous les yeux la peinture ou il accroche ses réflexions ou ses effusions : en cinq lignes, en une demi-page, il nous en donne la sensation. Ce n’est pas un mince talent pour un critique d’art. Il a, de plus, celui de sentir, de signaler le caractère, la justesse expressive des physionomies, des gestes, des attitudes ; ses critiques et ses remarques sont d’un goût original ; on reconnaît l’homme qui voyait naturellement dans leur particularité et dans leurs rapports respectifs les formes extérieures de la vie. Mais il a encore une qualité plus précieuse : c’est de juger, en somme, de la peinture en peintre, de s’intéresser à la lumière, à la couleur, de jouir de leurs combinaisons délicates ou puissantes. Si sa critique n’est pas plus technique, n’est-ce pas que le public ne l’aurait pas suivi ?

Et n’est-ce pas aussi que les tableaux, les statues dont il parlait ne le comportaient pas ? Ces œuvres étaient toutes pleines d’intentions littéraires ; elles voulaient agir sur le public par les sujets et par les idées que les sujets suggéraient, idées polissonnes chez Boucher ou Fragonard, idées voluptueuses ou morales chez Greuze, idées philosophiques chez Bouchardon. Les moyens de la peinture et de la statuaire étaient un langage par lequel on s’adressait à l’intelligence. Dans la composition même, c’était encore la littérature qui prévalait : le théâtre fournissait des modèles d’arrangement et un principe de coordination des objets naturels. Diderot eut le tort, sans doute, de pousser dans ce sens. S’il malmena Boucher, il applaudissait à Greuze, il lui criait : « Fais-nous de la morale, mon ami ! » Et Greuze peignait en effet des drames édifiants et ennuyeux comme le Père de famille.

Il reste que les Salons de Diderot sont en leur temps une œuvre considérable. On a le droit de dire qu’il a fondé — sinon la critique d’art — du moins le journalisme d’art. C’est la première fois que nous rencontrons une œuvre littéraire qui compte, et qui ait pour objet les beaux-arts. Diderot fait des tableaux, des statues un objet de littérature, alors qu’antérieurement les arts et la littérature étaient deux mondes fermés, sans communication, et qui n’existaient pas l’un pour l’autre. De même les artistes et les écrivains vivaient à part, chacun de leur côté : Mme Geoffrin avait son dîner des artistes et son dîner des écrivains, qui n’avaient pas beaucoup de convives communs. Diderot renverse toutes ces barrières. Littérateur, il hante les ateliers, il cause, il dispute ; il frotte ses idées contre leurs théories, son esthétique poétique contre leur esthétique pittoresque ou plastique. Au public enfermé jusqu’ici dans le goût littéraire, il ouvre des fenêtres sur l’art ; à travers toutes ses expansions sentimentales et ses dissertations de penseur, il fait l’éducation des sens de ses lecteurs ; il leur apprend à voir et à jouir, à saisir la vérité d’une attitude, la délicatesse d’un ton. Tout cela se retrouvera plus tard ; et cette communication établie entre l’art et la littérature ne sera pas sans contribuer à la révolution romantique.

Chapitre III
Buffon §

Caractère de l’homme, et valeur littéraire de l’œuvre.

Buffon543 fait avec Diderot le plus parfait contraste. Quand on lit ses lettres, on est saisi de cette sérénité imperturbable, de cette indifférence aux polémiques et aux passions du temps, de cette régularité laborieuse, de cet esprit d’ordre, qui permirent à Buffon de mener à bonne fin le grand ouvrage qu’il avait conçu. Majestueux dans sa figure, dans ses attitudes, dans son style, il l’était aussi dans son caractère : il avait une vraie noblesse d’âme, beaucoup de bon sens, de solidité, d’honnêteté, point de vanité, aucun sentiment bas ou mesquin. Sa dignité, en un siècle de laisser aller et de débraillé, avait sa source dans l’élévation naturelle de son âme ; il n’affectait rien ; et nous devons nous défier de la légende qui s’est attachée à son nom. Indépendant, paisible, il s’est fait de l’exclusion des passions, de la vie intellectuelle et contemplative une philosophie, une morale, un bonheur : sa carrière nous offre l’unité d’une belle existence de savant, tout dévoué à la science et à son œuvre. Il trouve sa voie en 1739, après qu’il a été nommé Intendant du jardin du roi : il se tourne vers l’histoire naturelle ; il prépare ses matériaux. Ses deux premiers volumes paraissent en 1749 : préparer les volumes suivants, sera l’unique affaire des trente-neuf années qui lui restent à vivre. Il fuit Paris dès qu’il peut, et se rend à Montbard : là il se lève à cinq heures, il s’enferme dans son cabinet, et dicte jusqu’à neuf heures. A neuf heures, il déjeune, se fait raser et coiffer. A neuf heures et demie, il se remet au travail jusqu’à deux heures ; à deux heures, il dine. Et c’est ainsi tous les jours, jusqu’à la fin.

Le fond de l’œuvre de Buffon n’est pas de notre ressort. Cependant il faut en marquer le caractère. Comme des anecdotes légendaires sur l’homme, il faut se défier des épigrammes banales sur l’œuvre. On peut en croire Cuvier : Buffon est un grand esprit de savant. Il a la netteté et la précision de l’esprit scientifique : il hait les abstractions, les classifications, les causes finales, trois sources inépuisables d’erreur. Il regarde la nature, elle lui montre des individus ; et elle lui présente des effets, jamais des intentions. Quoi qu’on ait dit, il la regarde souvent, et de près : il observe, expérimente, avec une méthode rigoureuse. Il produit les espèces comme il les trouve dans la nature, dans la même confusion, dans le même isolement : comme il faut un ordre, il prend la première division venue, animaux sauvages, animaux domestiques, les gros d’abord, les petits ensuite. Il n’attache pas d’importance à la chose. Cette indifférence est un tort peut-être, et toutes les sciences expérimentales ont pour fin les définitions et les classifications : mais au temps de Buffon on n’en était encore qu’au commencement, et il fallait bien se tenir en garde contre les êtres de raison et les systèmes a priori ; c’étaient les obstacles qui depuis longtemps retardaient le progrès de la vérité.

Toute la partie descriptive de l’histoire naturelle a ennuyé Buffon ; il a eu le tort de le dire. Les grands animaux, cheval, lion, tigre, l’intéressaient encore : mais le chacal, l’hyène, la civette, le pécari, le tamanoir, etc., toute l’interminable file des petits quadrupèdes le désespérait. Il la coupait de discours sur la nature : « nous retournerons ensuite, disait-il, à nos détails avec plus de courage ». C’est que Buffon est avant tout un philosophe : les faits particuliers ne l’intéressent que par le sens qu’ils contiennent, par la lumière qu’ils apportent dans un essai d’explication générale de l’univers. Buffon n’est à l’aise que dans les grandes vues d’ensemble, les hypothèses sur la structure du monde, sur l’organisation graduelle et les transformations successives de la matière inanimée ou vivante. Le premier, il a ramassé, interprété une multitude de faits, il les a complétés par ses hypothèses ; et le premier, il a offert une représentation précise, détaillée, scientifique de l’histoire de l’univers ; il nous a fait assister aux grandes perturbations géologiques, au développement de la vie, aux humbles commencements, aux étonnants progrès de l’homme. Il y a bien des erreurs, paraît-il, bien des lacunes, bien des affirmations téméraires dans son essai d’explication : il y a bien des vérités aussi, bien des idées neuves et profondes, bien des pressentiments hardis et féconds. Il a entrevu la doctrine du transformisme : après avoir hésité, il s’était arrêté à l’hypothèse de la variabilité des espèces vivantes. Songeons que Lamarck. Geoffroy Saint-Hilaire ont été les disciples, les continuateurs de Buffon, et que le grand précurseur français de Darwin, c’est Lamarck.

Les vastes théories de Buffon, erronées ou non, ont été obtenues par des procédés uniquement scientifiques. Il peut abuser des faits, mal raisonner sur eux : c’est d’eux qu’il part, et par eux qu’il se guide. Sa théorie des périodes géologiques, il la cherche dans l’observation de l’état actuel de la terre, où sont épars quelques vestiges des états antérieurs. Il ne fait intervenir dans la science aucune influence étrangère. Aucune influence religieuse d’abord : Dieu n’est nulle part dans son œuvre ; il n’en a pas besoin. Il ne cherche pas à s’expliquer l’origine des choses ; il écarte cet insoluble problème. Il lui suffit qu’il y ait eu à un moment donné de la matière : quels changements relient à l’état actuel le plus ancien état où puissent remonter l’observation et l’hypothèse, voilà l’objet des recherches de Buffon. Il écarte le miracle, l’intervention divine, il affirme le déterminisme des phénomènes : cela, paisiblement, sans tapage, sans violence. Il n’est pas irréligieux : il est indifférent. La religion n’est pas de son ressort. Il ne fait pas de son œuvre une machine pour battre en brèche la religion et l’Église ; il expose l’histoire naturelle pour elle-même, non pour démontrer ceci ou démolir cela. Il demande à la nature ce qu’elle est, comment elle est, non si Dieu est, et si elle le connaît. Les philosophes lui en voulurent : ils ne lui pardonnèrent pas de ne vouloir être que savant dans une œuvre de science.

Buffon n’écrivait pas davantage pour saper les institutions sociales ou les croyances morales. Tandis que d’autres réduisaient l’homme à l’animalité, il se faisait, lui, une haute idée de l’homme ; il le mettait à part dans la nature, au-dessus de tous les êtres vivants ; il l’élevait, grandissait sa puissance et sa noblesse. Il le montrait seul capable de progrès, ayant seul le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès, seul fait pour la moralité, et pour trouver le bonheur dans l’exercice continu de ses facultés intellectuelles. Ce n’était pas là le retour à la nature que prêchaient les philosophes. Il croyait avec eux au progrès ; mais il n’y croyait pas comme eux. Son esprit de savant accoutumé à considérer l’immensité des périodes géologiques et la lenteur des transformations de l’univers n’avait pas la fièvre, l’impatience, les révoltes, les illusions puériles, les faciles espérances qui échauffaient les esprits de ses contemporains : il ne croyait pas aux brusques renversements qui renouvellent le monde, il ne croyait pas surtout toucher de la main l’ère de la raison universelle et du bonheur parfait. Il se représentait le progrès de l’humanité comme un gain certain, mais insensible, dont le calcul ne peut se faire que de loin en loin.

Il rendit deux grands services à la science et à la littérature : à la science, le service de la dégager des aventures irréligieuses, immorales, où les philosophes la compromettaient ; à la littérature, le service de lui donner l’histoire naturelle comme une nouvelle province. C’était le plus bel agrandissement qu’elle eût obtenu depuis longtemps.

La science était à la mode déjà : mais Buffon fit aimer une science sérieuse, de première main et d’incontestable valeur ; nous sommes loin avec lui de la physique amusante et des expériences d’amateur, qui, depuis Fontenelle, faisaient partie des divertissements de la vie mondaine. Mais, pour faire goûter son œuvre sévère et impartiale, Buffon eut besoin d’un talent d’écrivain de premier ordre. J’abandonne ses descriptions : elles sont décidément pompeuses ou coquettes, frelatées surtout, et enveloppant la vérité scientifique de lieux communs littéraires, de formes nobles ou d’idées morales ; les animaux reçoivent des sentiments généreux ou vicieux, tout comme dans les Fables de La Fontaine. Mais une bonne partie de ces morceaux, les plus enjolivés et les plus prétentieux, sont dus aux collaborateurs de Buffon : Guéneau de Montbéliard est responsable du paon et du rossignol ; le dévoué abbé Bexon a lissé les plumes du cygne. Ce n’est pas là qu’il faut chercher Buffon : c’est dans la Théorie de la terre et dans les Époques de la nature. Ici il est simple, parce que l’idée est grande et contente son imagination. Sa phrase, large, grave, va d’un mouvement régulier et majestueux, sans faux ornements, ni prétention, ni pompe. Il nous offre alors cette éloquence didactique, ordonnée, lumineuse, animée, dont il a donné la formule dans son discours de réception à l’Académie française.

M. Faguet fait justement observer que Buffon est, avec Rousseau, le plus grand poète du siècle. En un sens, il est plus grand, plus haut que Rousseau. Il a retrouvé la poésie de Lucrèce ; et ses Époques de la nature ont la beauté du cinquième livre du De natura rerum. D’autres ont pu peindre quelques apparences de la nature ; ils ont offert à nos sensations quelques formes particulières, éparses dans l’immensité de l’espace et de la durée, et qui s’assortissaient à la qualité de leur âme. Mais Buffon seul a donné au sentiment de la nature toute sa profondeur ; il en a fait une émotion philosophique où l’impression des apparences s’accompagne d’une intuition de la force invisible, éternelle, qui s’y manifeste selon des lois immuables, où le spectacle de l’ordre actuel évoque par un mélancolique retour les vagues et troublantes images des époques lointaines dont le débris et la ruine ont été la condition de notre existence. Par Buffon, la description de la nature, qui n’était qu’un thème pittoresque, pourra devenir un thème lyrique.

Et cependant, cet homme qui voyait d’une si puissante imagination les transformations anciennes de l’univers, retombait étrangement dans les idées et dans les regards de son siècle, quand il regardait l’état actuel de la nature. Il faisait de l’utilité sociale, du goût contemporain, la mesure de tout bien et de toute beauté. Tout ce qui ne servait pas aux commodités de l’homme lui répugnait : il ne voyait que laideur où la nature s’étalait en sa primitive et sauvage simplicité. Il préférait le champ à la savane et le jardin à la forêt. Le châtelain de Montbard n’aimait pas la terre improductive, qui ne donne pas de revenu, ni la vie désordonnée, dont l’épanouissement n’est pas réglé par la géométrie de l’esprit humain : il avait, je l’ai dit, la passion de l’ordre. Peut-être est-il mieux qu’il ait été ainsi : autre, son siècle l’eût moins goûté.

Chapitre IV
Le patriarche de Ferney §

Voltaire en sûreté. — 1. Voltaire et les Encyclopédistes. Hardiesse de la critique religieuse de Voltaire. Guerre à l’intolérance. Doctrine et méthode pratiques. Propagande effrénée et limitée. Affaires Calas, Sirven, La Barre, etc. Réformes dans la justice et l’administration. Voltaire journaliste : l’art de lancer les idées et de remuer l’opinion publique. — 2. Les haines et les ennemis de Voltaire. — 3. Les relations de Voltaire ; la Correspondance. Les visiteurs de Ferney ; Voltaire chez lui. Idolâtrie et apothéose. — 4. Jugement d’ensemble sur Voltaire : caractère, esprit ; style ; l’ironie voltairienne ; l’art de conter. Irrespect fondamental et universel. Ce qu’il y a eu de durable dans son œuvre.

Nous avons laissé544 Voltaire s’installant aux Délices (1755). Il y est à peine depuis quelques mois que sa Pucelle s’imprime et court le monde. Voltaire s’effare, écrit à tous ses amis, à l’Académie française : mais rien ne menace même son repos, il se rassure ; et cette alerte lui fait comprendre tous les avantages de la position. Dans quelques années (1762), il n’hésitera pas à imprimer lui-même, à Genève, sous ses yeux, en y mettant son nom, cette scandaleuse et dangereuse Pucelle, tenue sous cent clefs par Mme du Châtelet. En attendant, il lâche son Essai sur les mœurs complété, renforcé, définitif (1756), et ses discours sur la Religion naturelle (1756) ; deux autres coups droits atteignaient la Providence chrétienne, à travers l’optimisme de Leibniz : le poème du Désastre de Lisbonne (1756), et le roman de Candide (1758).

Il se sentait gardé du côté de la France. Mais l’orage vint de Genève. Genève était restée la ville de la Réforme ; le maintien de l’austérité morale y était affaire de gouvernement. Voltaire établi aux portes de la cité de Calvin, conviant les citoyens à s’amuser chez lui, leur jouant la comédie, la leur faisant jouer, quand Genève ne tolérait pas encore de théâtre : il y avait là de quoi scandaliser les rigides calvinistes. Quelques tracasseries décidèrent Voltaire à compléter son système de défense. Il acquit sur la frontière française, et en France, les deux terres de Tournav et de Ferney : il y établit son domicile habituel en 1760. Cette fois, il était absolument indépendant, insaisissable, inviolable : narguant, à leur nez, les Messieurs du Magnifique Conseil, et hors de la prise du gouvernement français, qui, à la première menace, l’aurait vu installé en terre étrangère.

1. Activité philosophique de Voltaire §

Alors, n’ayant plus rien à ménager puisqu’il n’avait plus rien à craindre, sentant la nécessité de ne pas se laisser distancer par les jeunes, Voltaire s’épanouit, plus fort, plus actif, plus jeune à soixante ans passés qu’il n’avait jamais été. Il ouvre toutes ses écluses et lâche toute sa pensée. L’extrême vieillesse est pour lui le temps de la pleine fécondité.

La littérature passe au second plan. Deux tragédies545, le dur commentaire sur Corneille, un violent réquisitoire contre Shakespeare, voilà la part du poète. Le « vieux Suisse » des Délices, le patriarche de Ferney est avant tout un philosophe. Il se dit « le garçon de boutique » de l’Encyclopédie : mais à son âge, avec son nom, sa fortune, son indépendance, offrir ses services, c’était se déclarer chef. Tout le monde le comprit ainsi, et les « frères » saluèrent avec-joie le maître qui leur venait. A vrai dire, soldats et chefs n’allaient pas toujours du même pas ; le chef était le plus indiscipliné, tiraillant à sa fantaisie, et parfois sur ceux de son armée qui s’avançaient trop à son gré. Il prit très mal la profession d’athéisme que fit d’Holbach546 ; et Diderot trouvait que le vénéré patriarche radotait un peu avec son Dieu rémunérateur et vengeur dont il ne voulait pas démordre. A l’ordinaire, on faisait bon ménage ; on s’entendait au moins sur les négations, sur les haines, et Voltaire, mettant son esprit endiablé au service de la cause, avait dans tous les « frères » des prôneurs ardents de ses louanges ; il donnait de l’agrément à leurs idées, ils faisaient de la réclame à ses écrits.

Le point capital de la philosophie de Voltaire est toujours la guerre à la religion chrétienne. Mais la tactique change, les attaques deviennent plus dirèctes et plus hardies. Le Sermon des Cinquante (1762) inaugure cette nouvelle manière : dans toute une suite d’ouvrages importants547, Voltaire ne met plus en cause les prêtres ou les croyants, mais la religion elle-même, la Bible, l’Evangile. Utilisant avec son esprit aigu une érudition superficielle, mais étendue, il discute l’authenticité, la véracité des écrits révélés, l’exactitude des vulgates orthodoxes ; il fait de la philologie, de l’histoire ; et sa conclusion est que, quand les livres saints ne seraient ni apocryphes, ni menteurs, ni falsifiés, ils devraient être rejetés comme immoraux et absurdes : la révélation est écartée, attendu que de pareilles fables répugnent à l’idée que la saine raison doit se faire de Dieu. C’est là par excellence la polémique voltairienne ; c’est à celle-là, non sans raison, que les générations suivantes, comme les contemporains, ont attaché le nom de l’homme ; c’est par elle qu’il a fait école, ou qu’il a été haï ; et c’est elle qui a été mise hors d’usage par une critique plus scientifique, plus impartiale, qu’elle avait rendue possible.

Voltaire ne renonce pas, du reste, à juger la religion par ses effets, dont le plus odieux est l’intolérance548. Il poursuit l’intolérance soit dans le passé, quand il signale la rigueur absurde du dogme qui damne les meilleurs des païens, soit dans le présent, quand il dénonce les sottises, les cruautés qui s’autorisent du nom de la religion : excommunication des comédiens, condamnations de protestants, etc. Il fait des tragédies — fort mauvaises — mais qui mettent sous les yeux les conséquences du fanatisme.

La philosophie de Voltaire est toute pratique, il poursuit la politique des résultats, il vise à convertir. Son objet est, non l’exposition seule, mais la prédication des vérités utiles à l’humanité. Les sciences ne l’occupent plus guère : on ne trouve, en plus de vingt ans, qu’un seul écrit dont elles fournissent le fond549. La métaphysique ne tient pas davantage de place dans son œuvre : l’affirmation de Dieu, la négation de la Providence et du miracle, voilà toute la métaphysique de Voltaire ; ajoutez-y ce fameux dada que de longue date il a emprunté à Locke, que Dieu, tout-puissant, a bien pu attribuer à la matière la faculté de pensée.

Mais cette métaphysique est diffuse dans une infinité d’écrits, elle les soutient ou s’y implique. Pareillement Voltaire n’explique pas sa politique par principes généraux ni raisonnements complets. Il ne procède pas par volumineux ouvrages, savants et méthodiques, qu’on ouvre à dessein de s’instruire. Il attaque la distraction des courtisans, la légèreté des femmes : à tout ce monde intelligent qui aimerait tant à penser, à savoir, s’il n’avait pas tant peur de s’appliquer et de s’ennuyer, il offre de petits livrets édifiants, clairs, vifs, amusants, qui ne fatiguent point, qui retiennent, et qui déposent leur idée substantielle chez les plus frivoles. De Ferney viennent des catéchismes portatifs, aux titres caractéristiques : Dictionnaire philosophique ou la Raison par alphabet (1764), Évangile de la Raison (1764), Recueil nécessaire (1768), puis, de 1770 à 1772, les neuf volumes de Questions sur l’Encyclopédie, qui ramassent dans toute l’œuvre philosophique de Voltaire les pages les plus efficaces sur toutes les matières.

Une sorte d’impatience l’a saisi : d’autres se contentent encore de publier leur pensée, il veut réaliser la sienne, et voilà pourquoi il fait une propagande effrénée. Voilà pourquoi aussi il limite si nettement, et si modérément au fond, son effort. Sauf la religion qu’il combat à outrance, parce qu’il ne voit pas de compromis possible entre l’Église et la raison, il ne prétend pas changer les bases actuelles de la société. Bourgeois anobli, propriétaire, capitaliste, il est très conservateur ; ni la royauté absolue, ni l’inégalité sociale ne lui semblent incompatibles avec le progrès. Au lieu de tout jeter à bas pour tout réédifier, il ne touche qu’à certaines parties de l’édifice, aux unes d’abord, puis aux autres ; et c’est en ramassant chaque fois toute sa verve, toute sa popularité sur un détail de l’organisation sociale, sur un cas particulier d’injustice ou d’oppression, qu’il rend son action efficace.

Sa défiance des systèmes, ses tendances aristocratiques, son bon sens, tout concourt à lui faire adopter une politique opportuniste comme nous dirions, et réaliste. Voyons les choses dont les petits livrets envolés de Ferney entretiennent le public : ce sont les événements du jour, ceux où apparaît quelque abus, quelque vice social, quelque effet des vieux préjugés et de la tradition oppressive ou fanatique. Voltaire s’en empare, non pour en raisonner ; il crée un mouvement d’opinion pour produire un résultat, pour faire triompher la raison dans le règlement définitif de 1 affaire, et, s’il se peut, par une mesure générale qui réponde de l’avenir. Un habitant du pays de Gex a procès contre son curé : Voltaire dit son mot. On condamne un méchant mémoire d’avocat qui réclamait contre l’excommunication des Comédiens : Voltaire lance une satire contre le féroce préjugé (1761). Calas, à Toulouse, est roué comme assassin de son fils, qui s’est pendu : des juges catholiques ont cru sans preuve que ce calviniste avait mieux aimé tuer son propre enfant que de le laisser convertir. Voltaire ramasse un faisceau de pièces originales, d’où l’innocence de la victime ressort (1762) ; il reçoit chez lui les restes de la malheureuse famille ; il fait reviser le jugement ; pendant trois ans c’est sa principale affaire, et il finit par arracher la réhabilitation de Galas. C’est l’occasion pour lui d’écrire un Traité sur la Tolérance (1763) : mais ce livre même n’est qu’un moyen de frapper l’opinion et les juges. Cependant un autre protestant, Sirven, est accusé aussi d’avoir fait périr sa fille, une faible d’esprit, qui, elle aussi, s’était tuée : Calas réhabilité, Voltaire s’occupe de Sirven (1765).

Ces affaires lui ont révélé les vices de la procédure judiciaire, l’abus absurde et féroce de la question550 : elles le mènent à réclamer la réforme de l’administration de la justice, et il écrit (1766) Je commentaire du livre des Délits et des peines que l’Italien Beccaria avait publié. Le chevalier de la Barre est roué à Arras en 1766 pour avoir chanté des chansons impies et mutilé un crucifix : Voltaire élève la voix en 1768 ; en 1775 il recueille un des camarades de La Barre, le jeune d’Etallonde ; il le fait instruire, recevoir au service du roi de Prusse, et travaille à le faire réhabiliter. Puis ce sera la veuve Montbailli (1770), le comte de Morangiès (1773), deux victimes de la justice inégalement intéressantes. Enfin ce sera Lalli, pour la mémoire duquel il écrira ses Fragments sur l’Inde : il donnera son appui au fils de la victime, et l’un des derniers billets qu’il écrira sera pour se réjouir de l’arrêt qui réhabilite le malheureux général. Par la bruyante publicité qu’il donnait à toutes les erreurs de la justice, Voltaire contribua plus que personne à la réforme de la procédure ; il fit éclater à tous les yeux les vices du système, il les rendit intolérables. A ses vieux griefs contre les Parlements jansénistes s’ajoutait une haine humanitaire contre les traditions surannées de ces corps, contre leur légèreté, leur présomption, contre leur égoïste indifférence, et la préférence qu’ils donnaient à leurs intérêts collectifs sur l’intérêt de la justice ou des particuliers : aussi applaudit-il des deux mains au coup d’État de Maupeou, à l’institution des nouveaux Conseils qui promettaient une justice plus rapide, plus sûre, plus humaine. Il fit une tragédie, les Lois de Minos (1773), sur la suppression des Parlements.

Cependant il écrivait dans son roman de l’Ingénu (1767) contre les lettres de cachet, question actuelle, s’il en fut, d’un bout à l’autre du siècle. Il attaquait dans l’Homme aux quarante écus (1768) les chimères d’un économiste ; mais il en prenait occasion d’indiquer l’abus des dîmes, de réclamer la suppression des couvents. Il plaidait pour ses voisins les serfs des chanoines de Saint-Claude (1770). Il appuyait les réformes de Turgot ; il applaudissait au libre commerce des blés. Il sollicitait, obtenait la suppression des douanes qui affamaient son petit pays de Gex (1776).

Voltaire est un journaliste de génie : agir sur l’opinion qui agit sur le pouvoir, dans un pays où le pouvoir est faible et l’opinion forte, c’est tout le système du journalisme contemporain ; et c’est Voltaire qui l’a créé. Il a l’opinion en main ; il en joue, il lui fait rendre tous les effets qu’il veut. Il tient les hommes de son temps par le charme de son esprit, par la surprise aussi ; il tient leur intelligence, leur curiosité toujours en éveil, toujours dans l’attente, de ce qui peut venir du côté de Ferney. Et il en vient toujours du nouveau, toujours de l’imprévu.

Voltaire excelle à mettre en scène ses idées, à les habiller d’un costume qui plaise, qui amuse, qui attire l’attention. C’est le naïf Candide et la tendre Cunégonde, flanqués du docteur Pangloss et du philosophe Martin, qui viennent jeter à bas l’optimisme et la Providence : une série de petits faits, secs, nets, coupants, choisis et présentés avec une terrible sûreté de coup d’œil, anéantissent insensiblement dans l’esprit du lecteur la croyance qui console du mal. Ou bien c’est un Huron que le caprice du patriarche jette au travers de notre société, et qui, se heurtant à nos institutions et à nos mœurs, cahoté, tiraillé, ahuri, baptisé, emprisonné, aimé, trompé, nous insinue l’impression qu’il n’y a pas grand chose chez nous qui aille selon la raison. Un autre jour, le philosophe se souvient qu’il est l’héritier de Racine : il dresse ses tréteaux, habille ses marionnettes, et lance des Grecs, des Guèbres, des Crétois à l’assaut de l’Église et des Parlements ; ou bien il arrange en farce indécente sa critique biblique : Saül et David détruisent l’idée d’une révélation. Mais le théâtre et le roman, ce sont de trop grands genres, des ouvrages de temps et de patience : il faudra bien six jours pour faire Olympie.

Les moyens ordinaires de Voltaire, c’est ce qu’il appelle les rogatons, les petits pâtés, les brochures de quelques pages. Aujourd’hui s’abat sur Paris une Conversation de l’Intendant des menus avec l’abbé Grizel ; demain, un Rescrit de l’empereur de la Chine. Toute sorte de prédicateurs hétéroclites viennent prêcher la bonne doctrine : ce sont les Cinquante d’une grande ville du nord, et le rabbin Akib, et le révérendissime père en Dieu Alexis, archevêque de Novgorod la Grande. Des morts sortent du tombeau : le licencié Dominico Zapata, rôti à Valladodid l’an de grâce 1631, pose aux docteurs de l’Église soixante-sept questions subversives de la foi. Nous assistons à un dîner du comte de Boulainvilliers ; nous entendons un gardien des capucins de Raguse donner ses instructions au frère Pediculoso qui part pour la Terre Sainte. Nous lisons des lettres « déistes » de Memmius à Cicéron. C’est un étrange défilé de gens de toute nation, de tout costume, de toute couleur, qui viennent déposer en faveur de la raison.

Paris, l’Europe sont inondés de petits livrets signés de noms connus ou inconnus, réels ou fantastiques : Dumarsais, Bolingbroke, Hume, Tamponel docteur de Sorbonne, l’abbé Bigex, l’abbé Bazin et son neveu, les aumôniers du roi de Prusse, je ne sais combien d’auteurs inattendus, tous différents d’âge et de condition, encore que beaucoup soient d’Eglise, tous semblables de doctrine et d’esprit. Les malins, à certaines marques, ont vite fait de reconnaître « la fabrique de Ferney » : Voltaire nie comme un beau diable ; cela ne trompe personne, et amuse tout le monde. La brochure souvent est brûlée ; Voltaire est bien tranquille. Il sait que le gouvernement, qui ne peut rien contre lui et ne tient pas à pouvoir quelque chose, lui demande pour toute concession de ne pas s’avouer l’auteur des plus meurtrières brochures.

2. Les ennemis de Voltaire §

Voltaire mit souvent ce génie et cette puissance au service de ses passions personnelles. En faisant la guerre au profit de la raison et de l’humanité, il fit le pirate pour son compte. Chargé de tant d’affaires, il trouva toujours le temps de se colleter avec Pierre et Paul, grands ou petits, bons ou mauvais, gens à talent ou sans talent, qui avaient eu le malheur de choquer sa vanité ou d’éveiller sa jalousie. Ses démêlés avec le président de Brosses551, propriétaire de Tournay, sont une comédie ; Voltaire s’est entêté à ne pas payer quelques voies de bois qu’il a prises ; et il veut que le président les paie. Ils échangèrent des lettres impertinentes, aigres, injurieuses ; le président dit avec esprit de dures vérités à Voltaire. Aussi ‘ne fut-il plus qu’« un misérable » ; et pour n’avoir pas voulu payer le bois dont son locataire s’était chauffé, il lui en coûta un fauteuil académique ; la rancune tenace du philosophe ameuta contre lui la secte encyclopédique.

Cette comédie se passait à huis clos ; mais en voici d’autres qui réjouirent dès ce temps-là le public. La satire du Pauvre Diable (1738) distribua impartialement de larges volées de bois vert sur les épaules de tous les ennemis du « vieux Suisse », ennemis philosophiques, poétiques, personnels ; jansénistes, jésuites, parlementaires, comique larmoyant, Gresset, Trublet, Pompignan, Desfontaines, Fréron, Chaumeix : que sais-je ? toute la kyrielle défilait dans un mouvement endiablé et des attitudes drolatiques. C’était encore de la littérature, et de la meilleure : Voltaire se gâtera plus tard, par l’excès d’injure et de violence. Il fit pleuvoir sur la tête de l’honnête Pompignan une grêle de facéties, il l’inonda de ridicule : le crime du pauvre homme était de ne pas aimer la philosophie que Voltaire aimait. Pendant vingt ans, c’est son délassement, sa joie, son remède, de prendre par les oreilles, et de fustiger publiquement ou Pompignan, ou Fréron, ou Nonotte, ou Patouillet. Un coupable lui rappelle les autres ; et sur chaque grief nouveau il repasse toutes ses vieilles rancunes. « En vérité, disait Grimm après lecture des Honnêtetés littéraires, M. de Voltaire est bien bon de se chamailler avec un tas de polissons et de maroufles que personne ne connaît. »

Le pis pour Voltaire, c’est que ces « polissons » et ces « maroufles » n’étaient pas les seuls objets de sa colérique humeur. Elle ne respectait pas les plus vraies gloires du siècle, elle les démolissait à coups d’ironies et d’épigrammes : Voltaire eut la petitesse d’être gêné par la grandeur de Montesquieu. L’écrivain était mort, l’œuvre restait. Voltaire s’y cassa les dents. Un beau jour circulèrent des dialogues « traduits de l’anglais552 », qui démontraient que l’Esprit des Lois est un « labyrinthe sans fil, un recueil de saillies », un livre plein de fausses citations, où l’auteur prenait « presque toujours son imagination pour sa mémoire ». Une autre fois553, le pauvre chevalier de Chastellux se voyait élevé au-dessus de Montesquieu ; il fallait que Condorcet agacé avertit charitablement Voltaire du ridicule de cette comparaison, et qu’il y avait des réputations auxquelles on ne pouvait toucher.

Voltaire n’eut pas plus de bonheur avec Buffon. Ses petits mots perfides n’amoindrirent pas l’Histoire naturelle, et il ne parut pas à son avantage quand il entreprit une lutte ouverte : il essaya de contredire une des plus belles hypothèses de Buffon, qui voyait dans les coquillages et les poissons trouvés au haut des Alpes une preuve du séjour des eaux de la mer en des temps reculés ; Voltaire soutenait que les coquillages étaient tombés des chapeaux des pèlerins qui revenaient de la Terre Sainte, et que les arêtes de poissons étaient les restes de leur déjeuner. Il ne se rencontra pas, par malheur, dans le siècle un autre Voltaire pour faire sur cette grotesque invention une autre Diatribe du docteur Akakia.

Avec Jean-Jacques Rousseau, les premières relations furent cordiales : Jean-Jacques s’inclinait devant Voltaire, et Voltaire cajolait Jean-Jacques. Mais l’un avait trop de vanité, l’autre trop d’orgueil. Rousseau réservait jalousement son indépendance, alors qu’il avait à se faire pardonner son talent. Il écrivit contre les idées de Voltaire : il réfuta dans une lettre le Poème sur le désastre de Lisbonne. Il écrivit contre Dalembert qui voulait qu’on ouvrît un théâtre à Genève, et son ouvrage eut le malheur d’exciter l’austérité genevoise : il fut pour quelque chose dans les tracasseries qui forcèrent Voltaire de transporter à Ferney son théâtre et son domicile. Puis Jean-Jacques se brouilla avec Diderot, avec les Encyclopédistes. Mais ce qui fit déborder la coupe, c’est qu’il se permit quelque part554 d’écrire que Voltaire était l’auteur du Sermon des Cinquante. Voltaire éclata comme si Rousseau eût amassé des fagots pour le brûler. Il riposta en accusant Rousseau d’avoir mis ses enfants à l’hôpital555. Et dès lors il n’y eut pas de mépris, d’injure, de diffamation qu’il ne versât sur Rousseau. Il fit contre lui tout un poème héroï-comique, la Guerre civile de Genève556 ; il excita sous main les Genevois contre lui. En même temps il se chamaillait avec les ennemis qui poursuivaient Rousseau, le professeur Claparède, le pasteur Jacob Vernet, l’archevêque d’Auch Montillet : tant leurs causes étaient liées, indépendamment de leurs différends personnels.

Voltaire perdit plus qu’il ne gagna dans ces polémiques ; une certaine mésestime s’insinua dans l’admiration qu’il inspirait et il donna lieu, même à des gens qui tenaient de lui toutes leurs idées, de mépriser sa personne absolument.

3. Le culte de Voltaire §

Les écrits imprimés de Voltaire ne nous donnent qu’un des aspects, un des moyens de sa prodigieuse influence : par eux s’exerce sa souveraineté sur le public. Mais il agit aussi par sa correspondance. La dernière édition complète de ses œuvres contient plus de 10 000 lettres, dont les trois quarts appartiennent aux vingt-cinq dernières années de sa vie. Cette vaste correspondance est le chef-d’œuvre de Voltaire ; si l’on veut l’avoir tout entier, et toujours le plus pur et le meilleur, il faut le chercher là, et non ailleurs. C’est un charme de l’entendre causer librement, avec son infatigable curiosité, son universelle intelligence, avec son esprit pétillant, ce don étonnant qu’il a de saisir des rapports inattendus, ingénieux ou cocasses, avec ses passions aussi toujours bouillonnantes et débordantes, qui ne laissent pas un instant refroidir les choses sous sa plume. La correspondance de Voltaire est un des plus immenses répertoires d’idées que jamais homme ait constitués : elle est en cela l’image de son œuvre ; il n’est pas une branche de la culture humaine, pas un ordre d’activité, qui n’ait fourni matière aux rapides investigations de sa pensée. A chacun de ses correspondants, il parlait des choses de son état, de sa condition, de son ressort.

Or la liste des correspondants de Voltaire, c’est le monde en raccourci. Anglais, Espagnols, Italiens, Suisses, Allemands, Russes, rois, impératrices, ministres, maréchaux, grands seigneurs, magistrats, poètes, mathématiciens, négociants, ministres protestants, prêtres catholiques, cardinaux, femmes du monde, comédiennes : quel est l’échantillon de l’humanité qui manque à la collection ? il n’y manque même pas un pape. En se faisant tout à tous, Voltaire n’oublie pas ses fins essentielles : il fait servir à la propagation de sa doctrine les relations qui flattent sa vanité. Il cajole, caresse, endoctrine, échauffe tous ses correspondants ; il leur inocule la philosophie. Il donne à la France le spectacle de la faveur dont il jouit à l’étranger : il a repris dès 1757 une correspondance amicale avec le roi de Prusse ; à partir de 1763, il échange des lettres avec Catherine II ; il n’importe que les deux souverains se servent un peu de lui en politiques, pour mettre par son moyen l’opinion de leur côté ; le public qui croit voir Voltaire traiter d’égal avec les deux grandes puissances du temps, juge la petitesse du ministère français, qui le tient en exil loin de Paris ; il en prend du mépris pour le gouvernement, et du respect pour la philosophie.

Enfin le défilé incessant des voyageurs qui portent leurs hommages à Ferney, achève de consacrer la gloire et la souveraineté de Voltaire. On en sort amusé, étourdi, et ravi. Sa personne et sa maison offrent tous les contrastes. On le voit mourant, enveloppé dans sa robe de chambre, coiffé de son bonnet de nuit, l’instant d’après se démenant, criant, se disputant avec sa nièce la grosse Mme Denis, s’emportant contre Jean-Jacques ou le président de Brosses qu’un maladroit a nommés, se moquant du Père Adam, un Jésuite qu’il a recueilli, disant des douceurs aux dames, à condition qu’elles soient parées et spirituelles, toujours capricieux et inégal comme un enfant, toujours plein d’humeur et de saillies, causant avec cet esprit étincelant qui enivrait le prince de Ligne. Il aimait à faire sentir sa grande fortune, il recevait magnifiquement ; il donnait des fêtes, il avait un théâtre, où il jouait très mal et très passionnément, où les gens de sa maison, souvent les visiteurs jouaient ; il le démolit, puis il le rétablit par politesse pour Mlle Clairon qui venait à Ferney.

Il faisait avec plaisir le seigneur de village ; il tenait aux privilèges, aux droits de ses fiefs. Comte de Tournay, seigneur de Ferney, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il avait la manie des titres officiels. N’ayant pu avoir celui de directeur des haras dans sa province, il obtint d’être père temporel des capucins du pays de Gex. Il fallait le voir quand il allait à la messe escorté de deux gardes-chasse qui portaient des fusils, quand il faisait ses Pâques solennellement dans l’église bâtie par lui, quand il haranguait ses paroissiens au milieu de l’office, à propos d’un vol commis pendant la semaine au village : le curé enrageait, et l’évêque lançait des mandements indignés. Il donnait à rire par ses airs seigneuriaux. Mais on l’admirait, quand on voyait autour de lui tant de gens qui ne vivaient que par lui, et qui ne lui en étaient pas toujours reconnaissants ; il élevait Mlle Corneille, une arrière-petite-nièce du poète, la dotait avec le commentaire sur l’oncle, la mariait, se brouillait avec elle ; alors il prenait Mlle de Varicourt, à qui il trouvait aussi une dot et un mari. On pouvait railler ses prétentions de propriétaire, la fierté avec laquelle il montrait son haras, son troupeau, ses taureaux, ses charrues : mais on était saisi de son ardeur de réformes, de sa fièvre d’améliorations, de sa bienfaisance épandue largement. On voyait les manufactures d’étoffes, les fabriques de montres qu’il avait créées, et dont il employait sa popularité européenne à placer les produits. On voyait l’air de prospérité de ce village de Ferney, qui comptait 50 habitants à son arrivée, et 1200 à sa mort. On avait le sentiment que tout ce pays n’existait que par lui : avec ses petitesses, ses travers, ses vices même, il pouvait dire qu’il y avait un petit coin de la France où il avait été un autre Turgot.

Voilà le spectacle qu’il donnait à ses visiteurs ; et ceux-ci offraient un autre spectacle, qui n’était pas moins curieux. Tout ce qui pensait ou se piquait de penser, passait à Ferney : c’est la même bigarrure de nations et d’états que dans la correspondance. Aujourd’hui Mme d’Epinay, demain le prince de Ligne ; un autre jour le fils de l’avocat général qui requérait contre l’Encyclopédie et les brochures de Voltaire : des princes souverains, des rois venaient en pèlerinage chez M. de Voltaire, décidément sacré dans sa royauté intellectuelle. Ce lui fut une cuisante blessure d’amour-propre, quand le comte de Falkenstein (Joseph II) passa près de chez lui sans daigner s’arrêter.

Dans les dernières années, cette gloire de Voltaire tourna en idolâtrie sentimentale ; l’enthousiasme attendri était la mode du jour, la caractéristique de cette fin du siècle et de la monarchie. Mme Suard vint à Ferney en 1775. On n’imagine pas la dévotion avec laquelle cette jeune femme de vingt ans approcha de Voltaire : « Jamais, dit-elle, les transports de sainte Thérèse n’ont pu surpasser ceux que m’a fait éprouver la vue de ce grand homme ». De tout son maintien, de ses regards, de ses paroles s’échappe une ardeur d’adoration qui chatouille agréablement la vanité du patriarche : c’est une fidèle devant son Dieu. Avant de partir, elle lui demande sa bénédiction. Là comme toujours, l’amour, la foi transfigurent leur objet : ce grand rieur qui passa sa vie à se moquer de tout le monde, devient sous la plume de Mme Suard un apôtre attendri, doux et bénin : c’est un Voltaire idéalisé, le Voltaire des âmes sensibles, à mettre en face de Rousseau sur une console.

Tel apparut aussi Voltaire aux Parisiens en 1778. La mort de Louis XV avait levé la défense qui l’éloignait de Paris. Il arriva le 10 février 1778, et logea chez le marquis de Villette : les députations de l’Académie, de la Comédie-Française, nombre de grands seigneurs, des princes du sang vinrent lui rendre hommage. Franklin lui mena son petit-fils, qui fut béni par le vieillard. Le 16 mars, Voltaire assista à la sixième représentation de son Irène : ce fut une apothéose. Pendant trois mois, Voltaire se rassasia de sa gloire : c’était trop pour son âge ; l’émotion, la fatigue, le travail le brisèrent ; il mourut dans la nuit du 30 au 31 mai.

4. L’esprit et l’oeuvre de Voltaire §

Rien n’est plus difficile que de porter un jugement d’ensemble sur Voltaire. Il est tout pétri d’amour-propre ; il en a de toutes les sortes : entêtement de ses idées, vanité d’auteur, vanité de bourgeois enrichi et anobli. Il est tout nerfs, irritable, bilieux, rancunier, vindicatif, intéressé, menteur, flagorneur de toutes les puissances, à la fois impudent et servile, familier et plat. Mais ce même homme a aimé ses amis, même ceux qui le trahissaient, qui le volaient, comme ce parasite de Thieriot. La moitié de ses ennemis étaient ses obligés, ses ingrats. Intéressé comme il s’est montré souvent, il abandonnait sans cesse à ses amis, à ses libraires, à ses comédiens, à quelque pauvre hère, le produit de ses œuvres. Jamais gueux de lettres ne trouva sa bourse fermée.

Il se fit le défenseur de toutes les causes justes, de tous les innocents que les institutions ou les hommes opprimaient. Amour du bruit, réclame de journaliste, je le veux bien : horreur physique du sang et de la souffrance, je le veux bien encore : mais il a aussi un vif sentiment de la justice, un réel instinct d’humanité, de bienfaisance, de générosité. Au fond, il y eut toujours en Voltaire un terrible gamin ; il eut infiniment de légèreté, de malice. Il manqua de gravité, de décence, de respect d’autrui et de soi-même : qui donc en ce siècle avait souci d’embellir son être intérieur ? qui donc n’était pas prêt à absoudre les actes qui ne font de mal à personne, et font du bien à quelqu’un, mensonges ou autres ? Rousseau peut-être ; et nul autre.

Il eut des lacunes aussi dans l’esprit. On a pu l’appeler la perfection des idées communes. Certaines grandes choses, les plus grandes peut-être, ont été hors de sa portée. Il n’eut pas la tête métaphysique ; et le plus mauvais tour qu’on puisse lui jouer est d’exposer sa philosophie transcendentale. Il n’avait pas le sens de la religion, le sens du mystère ou de l’infini. Il n’avait pas le sens de l’histoire, le don de vivre dans le passé et d’être en sympathie avec les générations lointaines. De là la misérable étroitesse de sa critique religieuse : il ne sut comprendre ni l’essence du christianisme, ni son rôle consolateur et civilisateur. Il n’avait pas l’imagination scientifique, l’ouverture de pensée qui forme ou qui embrasse les hypothèses fécondes, le détachement de soi qui fait accepter au savant tous les démentis, toutes les surprises des faits, et les plus incroyables résultats de l’expérience ; il n’a pas senti suffisamment l’infinité de ses ignorances, et il a témérairement fixé les limites du possible. Il n’a pas eu le grand goût, le sens profond de l’art, de la poésie : il a eu des timidités d’écolier, des répugnances de petite-maîtresse, devant la vraie nature et devant les maîtres qui l’ont rendue. Il n’a cru qu’à la raison : mais il a trop cru que ses habitudes, ses préjugés, ses partis pris étaient la forme universelle, éternelle de la raison.

Mais il a eu pourtant l’intelligence la plus alerte, la plus curieuse : une intelligence toujours en éveil, débrouillarde, lucide, merveilleux filtre d’idées ; personne n’a possédé plus que cet homme-là le don de réduire un gros système à une courte phrase, et de choisir le petit échantillon sur lequel on peut juger d’une vaste doctrine. Il n’a pas eu de grandes vues politiques ; il n’a pas approfondi l’origine des sociétés, la théorie des pouvoirs publics, les principes du droit et des lois. Mais qui sait si son aversion pour de telles recherches est faiblesse ou droiture d’esprit ? Il a pris la société telle quelle, et il a voulu y loger tout le monde le mieux possible. Il y voulait plus de justice, parce que son esprit était choqué d’un manque de justice comme d’un manque de logique. Il avait le sens de la vie matérielle et des affaires, du commode et du pratique : ses idées sur la mise en valeur d’un État par la bonne administration étaient très modernes ; il voulait partout plus d’aisance, plus de bien-être, plus de cette activité qui fait la prospérité de l’État en enrichissant les particuliers. Il méprisait les hommes en masse, le peuple, et il a eu des phrases révoltantes sur ce bétail humain que les propriétaires, les rois, doivent engraisser dans leur propre intérêt : il n’estimait pas l’humanité capable de faire elle-même son bien ; il ne croyait qu’aux réformes venues d’en haut, et le despote bienfaisant était son idéal.

Enfin, le don éminent de Voltaire, ce qui enveloppe tout le reste, c’est l’activité. Cette nature complexe, riche de bien et de mal, mêlée de tant de contraires, dispersée en tous sens, a tendu avec une énergie inépuisable vers tous les objets que ses passions ou sa raison lui ont proposés. Elle a aspiré à exercer tous les modes de l’action, comme d’autres ont recherché tous les modes de la sensation. Telle qu’elle est, c’est un des exemplaires, je ne dis pas les plus nobles, mais les plus complets et les plus curieux des qualités et des défauts de la race française, de ces Welhies dont il a dit tant de mal, et qui se sont aimés en lui.

Si l’on voulait se représenter ce que notre vieille littérature, purement française, aurait pu donner sans la Renaissance, à quelle perfection originale elle aurait pu parvenir sans le secours et les modèles de l’art antique, je crois que le xviiie siècle peut nous le montrer, et, dans le xviiie siècle, Voltaire. Son style est exactement à la mesure de son intelligence, un style analytique, précis, limpide, qui résout ou fond toutes les difficultés, tout en lumière avec très peu de chaleur, merveilleusement adapté à l’expression des idées, c’est-à-dire de la nature dépouillée de ses formes concrètes et rendue intelligible par l’abstraction. Ce style manque d’éloquence, de poésie, de pittoresque. Voltaire a peu de sens : du moins il ne fait pas attention aux sensations que lui fournissent les choses extérieures ; il les emploie à vivre, à penser ; il ne les prend pas elles-mêmes pour matière d’art. Voltaire est tout nerfs, et toujours agité de passion : mais il écoute ses nerfs ou sa passion comme chacun de nous ; il ne fait pas des impressions de ses nerfs, des vibrations de sa passion l’objet immédiat d’un travail d’art. En un mot, il n’a pas l’imagination qui utilise les formes sensibles en vue du plaisir esthétique. Son style n’est nullement artiste. Il voit toutes choses du point de vue de la raison : l’idée du vrai est comme la catégorie de son esprit, hors de laquelle il ne peut rien concevoir. Il n’y a pour lui au monde que des sottises, des erreurs, ou des vérités. Toutes les injustices, toutes les oppressions, tous les crimes sont perçus par lui comme effets de jugements infirmes. Ainsi le fondement de l’ironie voltairienne, de ce ricanement fameux, est identique à celui du comique moliéresque ; cette façon de prendre les choses par la raison plutôt que par le sentiment est éminemment française.

Si l’on essaie d’analyser l’ironie voltairienne, on s’aperçoit qu’elle a un caractère rigoureusement mathématique. Elle consiste surtout en deux opérations : 1° la réduction de l’inconnu au connu ; 2° la démonstration par l’absurde. Mais tandis que le mathématicien convertit ses formules sous nos yeux, et nous conduit à sa conclusion par une suite de propositions constamment évidentes, Voltaire supprime les intermédiaires ; il substitue brusquement la vérité connue à la proposition non démontrée, l’absurdité sensible à la proposition non réfutée ; et il nous laisse le soin de saisir l’équivalence des termes de chaque couple. L’esprit est brusquement heurté par tant d’évidence de vérité ou d’erreur qu’il trouve à la place de l’obscurité qu’il attendait, et il s’égaie de trouver réduites à des jugements de M. de la Palisse les idées où il croyait se casser la tête. Dans les matières moins ardues, c’est toujours par des substitutions d’idées et des suppressions d’intermédiaires, par des réductions imprévues à l’évidence ou à l’absurde, que l’ironie de Voltaire fait son effet.

Pour la même raison, et par le même procédé, Voltaire est un charmant conteur. À lui aboutit toute cette lignée de conteurs facétieux ou satiriques qui depuis les origines de notre littérature ont si alertement traduit les conceptions bourgeoises de la vie et de la morale : Voltaire a élevé à la perfection leurs qualités de malice, de netteté, de rapidité. Il porte dans ses récits le sens qu’il avait de l’action ; il extrait de la confusion des détails le petit fait unique qui contient l’essence de l’acte ou le motif de l’acteur ; et les séries de petits faits s’ordonnent vivement, dessinant avec précision la ligne sinueuse de l’action générale. Ses contes et ses romans sont comme des problèmes de mécanique dont ses descriptions seraient les figures : de la réalité copieuse et substantielle, Voltaire ne tire en quelque sorte que des forces abstraites et des mobiles idéaux. Toujours son intelligence se révèle curieuse avant tout du vrai, du vrai rationnel : il juge toutes les actions de ses personnages ; il ne les a prises même que pour les juger, comme exemplaires de tous les préjugés ou sottises qu’il combat. Ainsi l’ironie enveloppera le récit : il ne sera jamais impersonnel, objectif, et toujours le substitut évident ou absurde remplacera ou complétera l’expression immédiate et simple du fait. La même ironie apparaîtra dans le choix des faits : chacun d’eux est comme une expérience bien combinée qui dégage instantanément le contenu de vérité ou d’erreur qu’une théorie abstraite dissimule. Voilà par où Voltaire est le maître du conte moral ou philosophique : ses chefs-d’oeuvre sont construits, dans leur plan et dans leur style, avec une rigueur mathématique ; tout y fait démonstration.

La littérature, à mesure que Voltaire avançait en âge, n’a de plus en plus été pour lui qu’un moyen. Il faut donc nous demander en quoi a consisté son action, quelle est sa part dans l’œuvre de démolition de l’ancien régime, dans la reconstruction de la société moderne.

S’il fallait résumer d’un mot, je dirais que la marque voltairienne, c’est l’irrespect. D’autres ont été plus révolutionnaires que lui : ils n’ont pas autant enseigné le mépris de l’autorité, l’interprétation malveillante et sceptique des actes du pouvoir. Personne n’a plus contribué que Voltaire à mettre au cœur des particuliers l’incurable défiance du gouvernement, à leur donner l’esprit de critique et d’opposition quand même. Il n’a pas fait la démocratie révolutionnaire ; il a fait la bourgeoisie ingouvernable. Il n’a pas jeté à bas l’ancien régime, il l’a livré à ceux qui l’ont jeté à bas. Il en a ruiné les défenses, et séché le zèle des défenseurs. Il a été un grand docteur d’individualisme, et il a désagrégé la société.

D’autres ont cru aussi peu à la religion, moins à Dieu : personne n’a été plus foncièrement irréligieux. Il a enseigné à ne pas croire, mais surtout à traiter la croyance comme une sottise, et le croyant comme un imbécile. Son Dieu philosophique était un postulat que son esprit acceptait, et qui n’intéressait pas son cœur. De là son manque de gravité dans la critique religieuse. Il ne saisissait pas le rapport de l’idée métaphysique de Dieu au Dieu réel et sensible des humbles d’esprit, qui ne raisonnent guère, mais qui aiment et qui espèrent.

En fait, sa philosophie est absolument matérialiste ; sa morale, sa politique, son économie politique, tous ses désirs de réformes et d’améliorations sociales sont d’un homme qui borne ses pensées à la vie présente. Aussi est-il le philosophe qui peut-être a le plus fait pour préparer la forme actuelle de la civilisation ; il eût applaudi aux merveilleux progrès de notre siècle utilitaire et pratique, aux inventions de toute sorte qui ont rendu la vie plus facile, plus douce, et plus active, plus intense en même temps. Le code civil, les machines, les chemins de fer, le télégraphe électrique, les grands magasins l’eussent ravi. Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs. C’est là surtout qu’il faut chercher l’action et l’esprit de Voltaire.

Dans le mouvement intellectuel, la trace principale de Voltaire est la diffusion de l’incrédulité du haut en bas de la société française. La noblesse a été ramenée par les événements à la foi. Mais la bourgeoisie dans l’ensemble est restée voltairienne, et le peuple l’est devenu. C’est bien Voltaire qui a tué chez nous la religion : il a révélé à la masse des esprits moyens qu’ils n’avaient pas besoin de croire, qu’ils ne croyaient que mécaniquement, par préjugé, habitude et tradition : et c’était vrai. Ce rationalisme des âmes médiocres et fermées aux grandes conceptions comme aux grandes inquiétudes nous paraît bien étroit et bien inintelligent. Une critique plus large, plus profonde, plus juste, qui comprend les religions en dissolvant les dogmes, qui admire la fonction, l’efficacité, la beauté des croyances auxquelles elle retire la réalité de leur objet, une critique non moins rationnelle, plus scientifique et plus savante, plus respectueuse et plus bienveillante précisément à cause de cela, a remplacé la critique voltairienne. Mais il faut dire deux choses à la décharge de Voltaire : d’abord qu’il attaquait, non pas la religion idéale, mais l’Église de son temps ; et il est excusable de n’avoir pas compris celle-là en regardant celle-ci. Ensuite, que, sans Voltaire, Renan était impossible. Il a fallu nier avec colère avant de pouvoir nier avec sympathie. Il fallait que le pouvoir de l’Église fût détruit, pour qu’on pût rendre justice à la religion sans y croire. Il nous est facile d’honorer, parce que notre incroyance ne nous met plus en danger. Par ses indécences, ses injures, ses calomnies, son inintelligence, Voltaire nous a donné notre liberté.

Chapitre V
Jean-Jacques Rousseau §

Rousseau philosophe et ennemi des philosophes. — 1. Vie de Rousseau. — 2. Unité de son œuvre. Enchaînement de ses divers écrits. — 3. L’individualisme de Rousseau. Origines personnelles des idées de Rousseau. Le fond genevois et protestant. Rousseau religieux et moral. Restauration de la vie intérieure et sentimentale. — 4. Diverses objections aux doctrines de Rousseau : ce qu’il y a de vrai, d’efficace, d’actuel encore dans son œuvre. Le problème de l’inégalité. La Nouvelle Héloïse. L’Emile. — . Influence de Jean-Jacques Rousseau. Réveil du sentiment. Caractère littéraire de son œuvre. Éloquence et lyrisme. Les Confessions. Ce qu’il y a de réalisme dans Rousseau. Le sentiment de la nature. La littérature orientée de nouveau vers l’art.

La philosophie du xviiie siècle n’avait trouvé en face d’elle que des adversaires médiocres et méprisables. Un garçon qui faisait des articles sur la musique dans l’Encyclopédie se leva contre la secte encyclopédique : Rousseau le musicien557 se fit l’avocat de la conscience, le champion de la morale, de la vie future et de la Providence. Il était pourtant philosophe aussi ; il alla tout simplement plus avant que les autres, et fit sortir la negation de leurs principes du développement de ces principes mêmes : il fut plus indépendant, plus ennemi que personne de la tradition, de la discipline, de la règle ; il fut carrément, outrément individualiste, jusqu’à renverser les dernières barrières qu’on eût respectées, les deux règles élevées sur la ruine de toutes les règles, la raison et le savoir-vivre. Ainsi il contredit les philosophes en les dépassant. Mais la différence essentielle, la voici : parmi tous les intellectuels qui l’entourent, Rousseau est un sensitif. Au milieu de gens occupés à penser, il s’occupe à jouir et à souffrir. D’autres étaient arrivés par l’analyse à l’idée du sentiment : Rousseau, par son tempérament, a la réalité du sentiment ; ceux-là dissertent, il vit ; toute son œuvre découle de là. Aussi, tandis que la leur apparaît surtout comme analytique, critique, négative, destructive, la sienne fait l’effet d’être synthétique, poétique, positive, constructive. Il y a chez eux plus de haine et d’ironie, chez lui plus d’enthousiasme et de ravissement.

Lorsqu’on essaie de définir Rousseau par opposition aux philosophes de son temps, un homme nous gêne : c’est Diderot, cet adorateur de la nature, cette machine à sensations, cette source d’enthousiasme. Dès qu’on parle en termes généraux, il semble qu’il recouvre Rousseau, qu’il le double, et souvent se confonde avec lui. Il y eut en effet entre ces deux hommes de grandes affinités de nature. Mais Diderot s’est trouvé être un petit bourgeois français condamné à perpétuité au labeur de bureau, à l’écrivasserie : la société l’a nourri, élevé, absorbé. Rousseau eut ce bonheur de vivre hors de la société jusqu’à quarante ans, ou à peu près. L’homme de la nature, le sauvage, il l’a été, il l’a vécu, avant de le décrire : il a quêté les plaisirs naturels, physiques ou sentimentaux, tout à la joie de la quête et de la possession, n’ayant pas une arrière-pensée de convertir les émotions de son cœur en copie pour l’imprimeur. Encore ici, il a l’être, le sentiment effectif et présent : Diderot n’a que l’idée, la velléité, et plutôt le dégoût du réel auquel il ne peut échapper. Il faut donc voir Rousseau vivre avant de l’écouter parler.

1. Vie de Jean-Jacques Rousseau §

Fils d’un horloger de Genève, orphelin de sa mère que deux bonnes tantes remplacent mal, Jean-Jacques558 est élevé par un père léger, qui le grise de romans, où tous les deux passent les nuits jusqu’à ce que les premiers cris des hirondelles leur rappellent d’aller se coucher ; il se grise ensuite d’héroïsme, en lisant Plutarque. Le père, pour une méchante affaire, est obligé de quitter Genève (1722) : il laisse son fils, dont il ne s’occupera plus guère, à l’oncle Bernard, homme de plaisir, à la tante Bernard, dévote austère, qui mettent l’entant en pension chez le pasteur Lambercier à Bossey, près de Genève, au pied du Salève. Là se marquent les premiers traits du caractère de Rousseau, l’amour des arbres, de la campagne, de la nature. Ramené à Genève, il est placé chez un greffier qui n’en peut rien faire, puis chez un graveur qui le bat, à qui il vole ses asperges, ses pommes : il est alors enragé de lecture, il se farcit la tête de tout le cabinet de lecture voisin, malgré son maître qui brûle tous les livres qu’il attrape. Jean-Jacques se trouvait misérable : une occasion l’affranchit ; un jour qu’il a polissonné dans la campagne, il trouve les portes de Genève fermées. Il accepte l’arrêt que semble lui signifier la Providence : il décide de ne plus rentrer chez son graveur, ni chez son oncle.

Le voilà vagabondant en Savoie (1728) : un curé qui l’héberge une nuit l’adresse à Mme de Warens, une dame qui s’occupait de conversions, échappée elle-même de la Suisse et du calvinisme ; elle habitait Annecy. Elle fait bon accueil au jeune huguenot, que sa charmante figure recommande ; elle l’envoie à l’hospice de Turin, où il se laisse facilement convertir. Après quoi, on le met dehors, avec une vingtaine de francs en poche ; notre catéchumène flâne dans Turin, entend la messe du roi, où ses sens s’éveillent à la musique ; et comme il faut vivre, il se fait laquais. Dans sa première place, il vole un ruban, et accuse une servante qu’il fait chasser ; dans la seconde, son intelligence, son érudition ramassée au hasard le font remarquer ; son maître s’intéresse à lui. Mais il s’ennuie dans la vie régulière : il s’associe avec Bâcle, un aventurier pire que lui ; les deux drôles courent le monde en montrant la curiosité. Annecy et Mme de Warens attirent Rousseau, et il lâche son compagnon : il est reçu cordialement, et l’on essaie de lui ouvrir une carrière. On pense d’abord à le faire prêtre, et il entre au séminaire : puis on le tourne vers la musique, dont il donnera des leçons avant de la savoir. Son inquiétude le promène à Lyon, à Lausanne, à Neuchâtel, à Paris ; et toujours quand son imprudence ou sa légèreté l’ont mis sur le pavé, sa pensée se retourne vers la « maman », qui a transporté son domicile à Chambéry : les grands chemins pourtant, les longues marches, les libres horizons, les gîtes incertains, les soupers de rencontre, les nuits à la belle étoile le ravissent, l’enivrent, emplissent son âme d’ineffaçables sensations. Mais il faut vivre : la prévoyante « maman » fait de son vagabond un employé au cadastre ; cela ne dure guère : il sera musicien, il aura des élèves. Tout cela entremêlé encore d’absences et de voyages.

Jean-Jacques faisait bon ménage avec le jardinier Claude Anet, qui partageait avec lui la protection de Mme de Warens ; mais Claude Anet meurt, et une sorte de majordome, le Suisse Wintzenried, le remplace. Jean-Jacques ne s’entend pas avec le camarade ; et c’est au moment où le refroidissement commence entre Mme de Warens et lui, qu’il fait aux Charmettes ce délicieux séjour de trois étés (1738-1740), où il est presque toujours seul, quoi qu’il ait dit, où il refait son éducation, lisant toutes sortes de livres, philosophes, historiens, théologiens, poètes : il en sortira armé et prêt à la lutte. Son tour d’esprit est arrêté : un gentilhomme du voisinage, M. de Conzié, qui le vit souvent vers 1738 ou 1739, nous signale en lui un « goût décidé pour la solitude, … un mépris inné pour les hommes, un penchant déterminé à blâmer leurs défauts, leurs faibles, … une défiance constante en leur probité ». C’est aux Charmettes que Rousseau écrit ses premiers essais. Avant le dernier été qu’il y passa, il fut quelques mois précepteur des enfants du grand prévôt de Lyon, M. de Mably, dont il ne se faisait pas scrupule de « chiper » le bon vin : il n’était pas encore tout à fait assis dans sa moralité.

Enfin il part pour Paris (1741). C’est la rupture définitive avec Mme de Warens, dont les affaires se dérangeaient de plus en plus ; désormais dans leurs rares relations les rôles seront intervertis, et Jean-Jacques enverra quelques petits secours à l’amie qui a tant fait pour lui. La pauvre femme, toujours en dettes, en procès, en projets, mourra en 1762 : c’était une détraquée, brouillonne, dévote, un peu aventurière, dont la réputation n’aurait pas eu de trop grave accroc, si Jean-Jacques n’avait eu l’idée de confesser ses fautes, avec toutes celles des gens qu’il avait connus.

A Paris, Rousseau apportait quinze louis, une comédie de Narcisse, et un système nouveau de notation musicale qui devait lui donner gloire et fortune. Il fallut vite en rabattre, et l’inventeur se trouva heureux d’aller à Venise comme secrétaire de M. de Montaigu, ambassadeur de France, avec lequel il se brouilla bientôt bruyamment. Rousseau se retrouve sur le pavé de Paris, sans fortune et sans emploi. Il se met à copier de la musique pour vivre. Mais dès son précédent séjour il s’est fait des amis, des amies : il a trente ans, l’œil ardent, la figure intéressante ; il aura beau dire plus tard, les sympathies vont à lui. Diderot lui donne à faire des articles de musique pour l’Encyclopédie. Il connaît Fontenelle, Marivaux, il se lie avec Condillac. Il retape pour la cour une pièce de Voltaire, un opéra de Rameau ; il fait jouer de sa musique chez un fermier général, chez le magnifique M. de la Popelinière. Enfin il devient secrétaire de Mme Dupin, dont le fils, M. de Francueil, fermier général, veut le prendre pour caissier ; c’était la fortune. Rousseau a la réelle délicatesse de refuser des fonctions auxquelles il n’était pas disposé à se donner. Il eut toujours un solide et fier mépris de l’argent : ne traitons pas trop facilement d’orgueil une assez rare vertu. Mais voici le contraste : c’est vers ce temps qu’il dépose les enfants de Thérèse Levasseur, malgré elle, aux Enfants-Trouvés.

En 1749, l’Académie de Dijon met au concours la fameuse question : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou épurer les mœurs. Rousseau choisit le paradoxe qui fait le succès de son discours. Inconnu la veille, en un jour il est célèbre. Le Discours sur l’inégalité, qui vint après, fit plus d’effet encore. En deux pas, Rousseau a rattrapé Voltaire. Mais voici le danger pour cette nature immensément orgueilleuse, et fanfaronne de sincérité : du jour où il a pris position par un livre devant le public, il croit son honneur en jeu s’il n’est pas l’homme de sa théorie ; il commence à se singulariser à outrance. Il en a pris le parti du reste, dès qu’il s’est trouvé introduit dans les salons. Il ne sait pas vivre, il n’a pas le ton, les manières du monde ; il souffre dans son amour-propre, et il essaie d’échapper au ridicule par un déploiement volontaire de rudesse et de sauvagerie. Puis il était toujours resté le vagabond à qui il fallait le grand air et le ciel libre, les courses à l’aventure, et les surprises d’un coin de bois ou d’un coucher de soleil. Aussi prit-il, en pleine gloire, la résolution de quitter ce noir, fiévreux, assourdissant et asservissant Paris : ses amis les philosophes, qui n’avaient pas le tempérament bucolique et vivaient aux bougies comme le poisson dans l’eau, ne comprirent rien à cette lubie, essayèrent de le retenir, et n’arrivèrent qu’à le froisser.

La femme d’un fermier général, Mme d’Épinay, qui possédait le château de la Chevrote, mit à la disposition de Jean-Jacques un pavillon de cinq ou six pièces avec un potager et une source vive, qu’elle avait au bout de son parc. Rousseau y transporta ses livres, son épinette, Thérèse et la mère Levasseur ; l’installation eut lieu le 6 avril 1756, aux premières fleurs du printemps. Ce fut un ravissement : derrière l’Ermitage, c’était la forêt de Montmorency, ses sentiers, ses clairières, ses épaisseurs et ses échappées, des arbres, des bruyères, des abeilles, des oiseaux, tout un monde de merveilles enchanteresses. Mais…, mais Mme d’Épinay aimait son philosophe, son ours ; elle le dérangeait, quand il aurait aimé à rester chez lui, elle le faisait venir à la Chevrette, quand il aurait voulu errer seul au fond des bois. Mais elle alla à Genève se faire soigner par Tronchin, et l’indiscret Diderot somma Rousseau de partir avec elle. Mais elle avait un autre ami plus ami, toujours présent, toujours dévoué, de bon secours et de bon conseil, M. de Grimm : et Rousseau, qui n’aurait pas voulu prendre la place de Grimm, était jaloux de Grimm. Mais elle avait une belle-sœur, Mme d’Houdetot, avec qui Rousseau ébaucha d’innocentes et troublantes amours. Il résulta de tout cela un enchevêtrement de griefs, d’explications, des tiraillements, des tracasseries : enfin Rousseau se brouilla avec Diderot, avec Grimm, avec Mme d’Épinay, et déménagea de l’Ermitage.

Il n’alla pas loin : il se logea (déc. 1757) à Montmorency dans une petite maison qu’on nommait Montlouis. Pendant qu’on réparait sa maison, il se laissa installer au château, chez le maréchal et la maréchale de Luxembourg. Mais cette fois il avait fait ses conditions : qu’on ne le dérangerait pas, qu’il verrait les maîtres du château quand il voudrait, les fuirait quand il voudrait. M. et Mme de Luxembourg acceptèrent avec mansuétude tous les articles du pacte proposé par cet affamé d’indépendance, qui ne voulait pas sentir le lien même des bienfaits qu’il acceptait. A Montmorency, Rousseau passe quelques calmes années : il travaille ; il achève sa Nouvelle Héloise, il fait sa Lettre sur les spectacles, son Contrat social, son Émile. Malgré la bienveillance de M. de Malesherbes, directeur de la librairie, qui avait l’esprit très large, l’Émile détruisit la tranquillité de l’écrivain. La Sorbonne censura l’ouvrage ; le Parlement le fit brûler : Jean-Jacques fut décrété de prise de corps. M. de Luxembourg le fit partir ; et, s’en allant sur les quatre heures du soir, il fut salué dans son cabriolet par les huissiers qui venaient l’arrêter (1762).

L’Émile était partout poursuivi, partout condamné, à Berne, en Hollande, à Genève même, dans cette patrie qui avait tant fêté son glorieux enfant quelques années plus tôt (1754), où il avait repris sa qualité de citoyen avec la religion de ses pères. Rousseau alla demander asile au roi de Prusse, souverain de Neuchâtel, et s’installa à Motiers-Travers dans une maison que Mme Boy de La Tour mit à sa disposition. Le paysage le ravit ; le gouverneur lui plut : c’était l’aimable Milord Maréchal, qui lui envoyait de son vin, et le remerciait de l’avoir accepté. Comme toujours, après le rêve de bonheur, le désenchantement : un pasteur intolérant tracassa Jean-Jacques, ameuta les paysans contre lui. Des cailloux furent lancés contre ses vitres : l’imagination du philosophe lui représenta toute une foule ardente à le lapider. Il quitta Motiers, et s’en alla dans l’île Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Un décret du sénat de Berne l’en chassa.

Il traversa Paris (1765), et passa en Angleterre, où l’historien David Hume lui procura un asile à Wootton, dans le comté de Derby. Dans ce vallon frais et boisé, Jean-Jacques passa treize mois, herborisant, faisant de la musique, et rédigeant les mémoires de sa vie. Mais il se brouilla avec Hume : c’est le dernier coup, qui déchaîne toutes ses méfiances et ses soupçons. Les germes qu’apercevait M. de Conzié dès 1738, se développent dans sa pauvre tête ; et une vraie folie l’envahit. Il croit à une vaste conspiration ourdie par Diderot, Hume, Grimm, avec la complicité de tout le genre humain, pour l’humilier, le déshonorer, le calomnier, lui imposer des bienfaits outrageants, ou lui attribuer des ouvrages infamants. Il fuit l’Angleterre, séjourne un an à Trie chez le prince de Conti sous un faux nom, puis, comme traqué, se réfugie en Dauphiné, à Bourgoin, à Monquin. En 1770, il revient à Paris, et se loge rue Plâtrière. Il copie toujours de la musique, pour vivre ; les gens qui veulent le voir se déguisent en clients pour forcer sa porte. Il éconduit brutalement les curieux, les admirateurs, les protecteurs qui s’offrent. Il vit solitaire, farouche, flatté malgré tout de la curiosité publique, de l’admiration qu’il sent l’envelopper, mais incurablement ombrageux et persécuté. Les fruitières lui vendent leurs légumes au rabais pour l’humilier d’une aumône ; les carrosses se détournent pour l’écraser, ou l’éclabousser ; on lui vend de l’encre toute blanche, pour qu’il n’écrive pas à sa justification : partout il est espionné, surveillé, même au théâtre. Voilà les misérables visions dont son esprit est hanté : il les consigne dans ses étonnants Dialogues, œuvre prodigieuse d’éloquence et de folie, qu’il veut déposer sur le maître autel de Notre-Dame. Il distribue dans les rues une circulaire à tout Français aimant Injustice.

Il va cependant en ce temps-là lire ses Confessions chez la comtesse d’Egmont ; mais ses bons jours, clairs et riants comme ceux de sa jeunesse, ce sont ses longues promenades, ses herborisations dans la banlieue, au bois de Boulogne. Enfin, il accepte en 1777 l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville ; et c’est là qu’il meurt le 2 juillet 1778. Il n’est pas probable qu’il se soit tué.

Voilà cette vie d’un grand écrivain, où la littérature tient si peu de place : les chefs-d’œuvre s’entassent en une douzaine d’années, de 1742 à 1762 : dans les trente-sept années précédentes, rien ou à peu près ; dans les seize dernières, les Confessions avec leur complément des Rêveries, qui sont moins un livre d’auteur qu’une vision de vieillard revivant avec délices sa vie inégale et mêlée. De cette vie l’âme de l’homme se dégage : une âme candide et cynique, intimement bonne et immensément orgueilleuse, romanesque incurablement, déformant toutes choses pour les embellir ou les empoisonner, enthousiaste, affectueuse, optimiste de premier mouvement, et par réflexion pessimiste, irritable, mélancolique, malade, et déséquilibrée finalement jusqu’à la folie ; une âme délicate et vibrante, épanouie ou flétrie d’un souffle, et dont un rayon ou une ombre changeait instantanément tout l’accord, d’une puissance enfin d’émotion, d’une capacité de souffrance, qui ont été bien rarement données à un homme.

2. Unité de l’oeuvre de Rousseau §

Maintenant regardons l’œuvre : Rousseau va nous en donner lui-même une vue d’ensemble ; voici comment le Français des Dialogues résume les écrits de Jean-Jacques, et en manifeste l’unité.

Suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable.

L’Emile, en particulier ; ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits, il s’attache davantage à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instruments de nos misères, et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait honorer des talents pernicieux et mépriser des vertus utiles. Partout il nous fait voir l’espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive ; aveugle, misérable et méchante, à mesure qu’elle s’en éloigne ; son but est de redresser l’erreur de nos jugements, pour retarder le progrès de nos vices, et de nous montrer que, là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères.

Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux, ni les grands États, à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société, et vers la détérioration de l’espèce. Ces distinctions méritaient d’être faites, et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption ; il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’est en changeant les objets de leur estime et retardant peut-être ainsi leur décadence qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques ; et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien.

En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portait le nom, et sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant, que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’où le peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus… En un mot il fallait qu’un homme se fût peint lui-même, pour nous montrer ainsi l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits… Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus.

Cette page illumine l’œuvre de Rousseau et lève les difficultés qu’on a parfois trouvées dans la liaison des divers écrits qui la composent.

La nature avait fait l’homme bon, et la société l’a fait méchant : la nature avait fait l’homme libre, et la société l’a fait esclave ; la nature a fait l’homme heureux, et la société l’a fait misérable. Trois propositions liées, qui sont des expressions différentes de la même vérité : la société est à la nature ce que le mal est au bien. Là-dessus se fonde tout le système.

Dans l’état de nature, l’homme est bon : comment serait-il mauvais, puisque ni la moralité ni la loi n’existent ? il ne pèche pas contre la règle, puisqu’il n’y a pas de règle. Il est égoïste : il suit l’instinct qui lui dicte de conserver son être. Il est innocent comme l’animal. Il satisfait son besoin : il ne veut le mal de personne ; au-delà de son besoin, il ne prend rien. Il a même un instinct de sympathie, de pitié, qui le porte vers les êtres de son espèce, qui le fait, quand son être est sauf et pourvu, aider spontanément au salut, à la satisfaction des autres. Il a des sensations agréables ou pénibles qui éveillent son activité, et avertissent son instinct. La corruption commence le jour où sur la sensation s’applique la réflexion, où la raison se superpose à l’instinct. Car alors l’égoïsme naturel, légitime et charmant, fait place à l’intérêt, injuste et odieux ; la lutte et la misère naissent de la multiplication des besoins, par l’invention artificielle de plaisirs d’opinion, par la prévoyance contre nature des utilités futures. Réflexion, raison, intérêt, extension des appétits personnels au-delà des limites du nécessaire et du présent, atrophie du sens de la pitié, toute cette déformation de l’homme naturel s’est faite, s’est accrue dans et par la société.

Le vice essentiel de la société, c’est l’inégalité. Il y a de l’inégalité dans la nature, mais elle n’empêche personne de satisfaire son appétit, elle ne dispense personne de travailler à le satisfaire : elle laisse tout le monde bon, libre, heureux. L’inégalité sociale crée des privilégiés ; elle dit à quelques-uns : Tu auras tout sans rien faire ; à la masse : Peine, non pour toi, mais pour eux. Elle fait des oppresseurs et des esclaves, des méchants et des malheureux. L’origine du mal social, c’est la propriété, clef de voûte de la société. Puissance, noblesse, honneurs, tout peut se ramener à l’inégalité des biens, à la propriété. Et ainsi le mal social peut se définir par l’antithèse de la richesse et de la pauvreté : voilà comment se pose le problème, dans le Discours sur l’inégalité.

Si la société est mauvaise en son principe, et si tout son progrès a été de devenir plus mauvaise, il suit de là que le signe de l’état social le plus avancé est un indice de corruption plus complète. Or n’est-ce pas à l’éclat des lettres et des arts que se mesure la civilisation d’une société ? Donc ces créations de l’humanité intelligente attestent la perversion de l’humanité : elles sont nées du mal et l’augmentent. Ne voit-on pas partout les arts et les lettres en relation étroite avec le luxe, avoir besoin du luxe ? et le luxe, c’est la richesse de quelques-uns par la misère de tous. De là sort tout le discours qui répond à la question de l’Académie de Dijon.

Mais dans la littérature, le genre lié au plus haut degré de civilisation, c’est le théâtre. Le plaisir dramatique est un plaisir social et sociable. Le poème dramatique est imitation des mœurs sociales, et enseignement des qualités sociables. Donc aucun genre ne favorise les erreurs, les vices, les maux institués par la société, plus que le genre dramatique. Et voilà le point d’attache de Lettre sur les spectacles : établir à Genève un théâtre, c’est inoculer d’un coup à une simple population toute la corruption sociale.

La conclusion des deux discours, c’est qu’il faut revenir à la nature, mais — et c’est l’idée qu’il faut bien apercevoir pour ne pas attribuer à Rousseau une inconséquence qu’il n’a pas commise — mais « la nature humaine ne rétrograde pas il y a trop loin de l’état civil à l’état naturel pour qu’on puisse repasser de celui-ci à celui-là. Si on le pouvait, on nous rendrait plus malheureux : car « l’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur de l’un réduirait l’autre au désespoir559 ». On nous rendrait plus malheureux : mais, de plus, on nous dégraderait. Car l’homme civil, d’un certain point de vue, est supérieur à l’homme de la nature. « Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme560 2. »

Rousseau se garde donc bien de nous inviter à restaurer en nous l’orang-outang, primitif exemplaire de notre humanité. Mais, conservant l’agrandissement de l’être intellectuel, l’ennoblissement de l’être moral, il nous propose de rendre à cet être perfectionné la bonté, la liberté, le bonheur qui furent les attributs naturels de l’homme primitif : voilà en quel sens nous pouvons refaire eu nous l’homme de la nature.

Cette œuvre de restauration comprend deux parties : la restauration de l’individu, la restauration de la société.

La restauration de l’individu se fera, d’abord, par l’éducation561. La nature est bonne et la société mauvaise ; laissons faire la nature, et écartons la société : tâchons de soustraire l’enfant à son influence ; La nature a fait le sauvage : faisons de notre élève un sauvage ; fortifions son corps, développons ses sens. Exerçons l’instinct ; aidons la réflexion à se dégager des sensations ; attendons, sans la prévenir, que la raison apparaisse. L’humanité s’est instruite par le besoin, par l’expérience : faisons sentir le besoin, apprêtons de l’expérience à l’enfant. La forme éminente de la corruption sociale, c’est actuellement la littérature : supprimons les livres, même les Fables de La Fontaine, ce délicieux catéchisme de la dépravation autorisée. Ne faisons lire notre élève qu’à l’âge où sa raison saura rejeter le vice et saisir la beauté. La nature ne connaît que Dieu : les dogmes des religions sont des inventions de la société ; ne montrons à notre élève que Dieu, et attendons pour le lui montrer qu’il puisse le voir, dans la pureté et l’infinité de son essence. Emile sera fort, adroit, bon, franc, intelligent, raisonnable, religieux, heureux : l’homme naturel, développé en lui, et non dévié, aura saisi tous les avantages, sans les vices, de l’homme civil.

Mais chacun de nous, dans la vie même, peut refaire en lui l’homme naturel. C’est le sens de la Nouvelle Héloïse. Rien de plus innocent selon la nature que les amours de Julie et de Saint-Preux : mais ils ont oublié que la vie selon la nature est actuellement impossible. La société n’autorise pas leurs amours, elle les sépare ; elle marie Julie à un homme qu’elle n’aime pas, quand elle aime un autre homme ; elle pousse doucement Julie à l’adultère. Le mensonge, en effet, est un produit social ; la nature est franche. Julie, éclairée par la religion, par le sentiment de l’omniprésence de Dieu, conçoit l’idée d’une vie absolument franche. Elle exclut l’adultère, auquel la société est si indulgente. Par la franchise égale de son procédé, M. de Wolmar l’aide, la soutient, la dirige. Tous les deux font régner la vérité dans leur commerce : avec la vérité, la liberté, la vertu, le bonheur. Par une vie de devoirs chéris, d’affections saines, où le premier amour même conserve sa place légitime, Julie réalise la restauration des rapports naturels dans la forme que comporte l’état civil.

Deux moyens aussi s’offrent pour rapprocher la société de la nature : le premier nous est fourni encore par la Nouvelle Héloise. Julie ne refait pas seulement son individu, elle rétablit la famille ; et la famille est « la plus ancienne des sociétés », « le premier modèle des sociétés politiques562 ». Sur l’exclusion du mensonge et du servage, au milieu d’une civilisation avancée, s’édifie la famille naturelle où les intelligences s’épanouissent sans que les cœurs se corrompent.

Mais surtout la société se rétablira en revenant à son principe, à sa raison d’être : et c’est l’objet du Contrat social563. Il faut se représenter le contrat constitutif de toute société. Tous les hommes, antérieurement égaux et libres, renoncent également à leur liberté : ils soumettent tous leur volonté individuelle, antérieurement souveraine pour elle-même, à la volonté de tous, qui devient l’unique souverain. Pourquoi ? pour que la volonté de tous procure le bien de tous. Ainsi, selon le contrat primitif, tous les hommes restent égaux dans la société ; ils cessent d’être libres ; car s’ils sont souverains collectivement, ils sont individuellement sujets. Mais ils sont libres pourtant, car être libre, c’est être soumis à sa volonté propre ; or la volonté constante de l’homme civil, c’est que la volonté générale soit obéie de tous, et de lui-même. Ainsi l’individu s’aliène tout entier et n’est pas esclave. Il n’a pas un droit qu’il ne tienne de la société, et il n’est pas opprimé : car l’oppression, c’est l’exploitation de tous par quelques-uns, c’est l’inégalité. Le magistrat n’est pas souverain, il est agent du souverain. Voilà les principes naturels de l’état social ; et tout l’effort doit tendre, non pas à détruire les sociétés actuellement existantes, mais à les réduire au type idéal ; tous les abus, toutes les misères, toute l’oppression disparaîtraient dans cette réduction, et l’organisation politique, avec les mœurs qui en découlent, ne pervertirait plus l’homme naturel.

Est-ce là tout le système ? Non, il y manque encore une pièce considérable : Dieu. On s’est souvent étonné de cette affirmation hardie : l’homme est bon, dans l’état primitif, tel que la nature l’a fait. Qui le prouve ? dit-on. Dieu, qui n’a pu faire l’homme mauvais. Mais si l’homme s’est rendu mauvais, comment peut-il redevenir bon ? Par Dieu, présent en lui, source d’énergie morale, appui de la volonté, garant et témoin des engagements intérieurs. Sans Dieu, tout s’écroule : et de là l’admirable lettre de Julie sur la célébration religieuse de son mariage ; de là l’ample Profession de foi du vicaire savoyard.

On voit comment les chefs-d’œuvre de Rousseau s’attachent entre eux et dans leurs diverses parties : mais ils s’attachent aussi fortement à la personne de leur auteur. On ne s’attendrait pas que cette œuvre si une, si logique, si ramassée en un petit nombre de principes, fût la transcription d’une vie si éparse, si aventureuse, si agitée ; et cela est pourtant. Rousseau nous l’a dit : l’homme naturel, c’est lui. La société l’a détruit ailleurs, en lui seulement opprimé : de sorte que le modèle d’après lequel l’homme civil et l’état civil doivent être restaurés, c’est Jean-Jacques Rousseau lui-même. Ainsi s’ajoute un dernier chef-d’œuvre à la liste déjà offerte : les Confessions, où l’homme de la nature s’expose en sa réalité, meilleur que tous par la vertu de la nature, plus malheureux que tous par le vice de la société. Il n’a qu’à se raconter, il condamne la société, il venge la nature : il fait croire surtout à la possibilité de refaire l’homme naturel dans l’homme civil : il est possible, puisqu’il est.

3. Les sources des idées de Rousseau §

L’œuvre de Jean-Jacques est éminemment individualiste. Toute sa doctrine sort de la constitution particulière de son moi, et des conditions où ce moi a pris le contact de la société. L’homme que la nature l’avait fait s’est trouvé impropre à la vie sociale telle que ce siècle l’entendait, par conséquent froissé, révolté : il s’est replié sur lui-même, et il a trouvé la raison des choses. Son homme de la nature, c’est l’être d’instinct qu’il a été, sensuel, égoïste, pitoyable, incapable de suivre une autre loi que l’impulsion présente de son cœur : c’est l’ancien bohème, ignorant du savoir-vivre, gauche, timide, dépaysé dans le monde, dupe des formes qui adoucissent le frottement des égoïsmes, et y attachant à contresens une monstrueuse hypocrisie. La société selon la nature, c’est celle que peut rêver un homme de peuple, ennemi du luxe et des aises dont il se passe, heureux dans sa vie simple, mais humilié par l’opinion qui en fait une vie inférieure : un homme du peuple qui a pâti, a vu pâtir autour de lui, jalousement égalitaire pour ces deux causes, et réduisant tout à l’antithèse de la richesse et de la pauvreté. Un immense orgueil enfle ses théories : amour-propre de sensitif, suffisance d’autodidacte, vanité de timide, fierté aussi d’une conscience qui s’est faite péniblement, et de chute en chute s’est élevée toute seule à la moralité.

Les propres événements de sa vie lui ont fourni les formes où la doctrine s’est coulée. Il a vu lever le soleil au Monte en face de Turin, en 1728 ; et l’abbé Gaime qui l’y a mené, lui a fourni, avec l’abbé Gàtier, le professeur du séminaire d’Annecy, les traits du Vicaire savoyard ; de sa passion profonde pour Mme d’Houdeto est sortie la Nouvelle Héloïse : les amours de Julie et de Saint Preux, ce sont les leurs, brutalement tranchés dans la réalité, délicieusement achevés par le rêve ardent de son désir ; les paysages où s’encadrent ces amours, ce sont les bords du lac de Genève, de son lac ; et les sensations de ses personnages dans cette charmante nature, ce sont les siennes, ses profondes émotions d’enfance.

Assurément on peut saisir hors de Jean-Jacques, dans la société et la littérature, des influences qui se sont imposées à lui, qui ont déterminé les formes de sa pensée. Diderot, dans leurs premières relations, a pu l’aider à extraire de son tempérament, sa théorie ; la guerre à la société, le retour à la nature, c’est le mot d’ordre de Diderot. De Condillac, et du temps où ils dînaient ensemble au cabaret, Rousseau a pu retenir le point de départ de l’Émile, le principe de la méthode : partir toujours de faits sensibles, aller du concret à l’abstrait, faire découvrir à l’enfant toutes les idées au lieu de les lui enseigner. A Buffon, qu’il admira toujours profondément, il a demandé les notions capables de préciser, de soutenir son hypothèse de l’homme naturel, et l’idée de la lente évolution par laquelle l’univers et les êtres qu’il porte se transforment. Montesquieu lui offrait son sauvage timide et innocent, et lui montrait l’inégalité s’établissant avec la société : de lui aussi, et de Bossuet, et de Hobbes, Rousseau emportait la doctrine que tous les droits ont leur origine, leur fondement dans la société, que l’homme les tient tous de son consentement, et n’en a point d’antérieurs ou de supérieurs. Il n’est pas jusqu’à Pascal à qui Rousseau ne pût être redevable : une de ses plus saisissantes pensées n’est-elle pas la condamnation de la propriété ? n’en fait-il pas une usurpation ? Et avec les livres des grands esprits, c’étaient les idées de tout le monde, les lieux communs de l’esprit public qui pouvaient instruire Rousseau ; depuis longtemps, depuis Montaigne même, flottaient dans les esprits, circulaient dans les livres, l’antithèse du civilisé et du sauvage, et le paradoxe qui met du côté de celui-ci la supériorité de raison et de vertu : ces idées ne s’étaient-elles pas produites jusque sur la scène de la Comédie Italienne, avec l’Arlequin sauvage de Delisle, et l’âne de son Timon ? N’y avait-il pas vingt ans que la société tournait à la sensibilité ? le succès de La Chaussée en est la preuve. Où l’on ne mettait guère que des idées de sentiment, Rousseau apporta un tempérament sentimental : mais l’inclination commune l’encouragea à étaler toute sa nature. Pareillement, l’idée de progrès, la grande idée du siècle, anime toute l’œuvre de Jean-Jacques ; il ne semble en nier la réalité que pour en proclamer plus hautement la possibilité, plus impérieusement la nécessité.

Rousseau s’adaptait donc à son temps, et en ramassait les tendances éparses. Cependant le caractère et la puissance de son œuvre viennent de lui-même : elle n’a pas été façonnée du dehors, elle s’est organisée intérieurement, absorbant ce qui pouvait la nourrir. Elle a ses origines dans le tempérament, je l’ai dit : mais des origines plus lointaines encore, et visibles pourtant, dans certains facteurs du tempérament, dans le sang et dans le milieu, dans l’hérédité et l’éducation.

Rousseau est Genevois, d’une famille française établie depuis cent cinquante ans dans la ville. Ainsi il a échappé à l’éducation française, aux conventions mondaines, aux règles littéraires qui falsifient chez nous les tempéraments dès l’enfance ; il y a échappé non en lui seulement, mais en ses ascendants : le fond français qu’ils lui ont transmis, c’est celui qui n’avait pas été travaillé encore par la culture classique. Il sera donc libre absolument de tous les préjugés que notre xviie siècle était apte à créer.

En revanche, les dépôts que cent cinquante ans de la vie genevoise auront laissés dans une suite de générations, se retrouveront dans Rousseau ; toute cette lignée de bourgeois de Genève qui se termine à lui, le rendra apte à concevoir la liberté politique, l’activité municipale, un peuple de citoyens égaux exerçant réellement la souveraineté et s’administrant par des magistrats élus. Il en aura conscience lui-même : les théories de son Contrat social seront calquées sur la constitution de Genève, non sur l’état actuel de corruption, mais sur la pureté de l’organisation primitive, ou sur l’idéal plus ou moins représenté par la réalité. Des souvenirs d’antiquité, au hasard de ses lectures, imprégneront ses réminiscences patriotiques, et la bourgeoisie genevoise prendra dans son esprit la couleur des démocraties antiques. Mais, toujours Genevois dans l’âme, il gardera de son origine une indéracinable sympathie pour les petits États, où la vie nationale se réduit aux proportions de la vie municipale. Et son vrai maître de droit politique, mieux que Montesquieu, ce sera le professeur de Genève Burlamaqui, qui enseignait la liberté et l’égalité naturelles.

Mais Genève, c’est le calvinisme : il est l’âme de la cité et des citoyens ; la Réforme a été le modificateur essentiel de ce fond français que le premier des Rousseau de Genève transmettait à ses descendants. Jean-Jacques est l’héritier de cent cinquante ans de calvinisme. Il n’importe qu’il se soit fait catholique, qu’il ait été dévot à un moment, qu’il ait cru aux miracles : tout cela est superficiel. Il a l’âme foncièrement protestante. Sa doctrine politique n’exprime pas seulement la république de Genève : elle représente les positions prises par les docteurs de la Réforme contre les théologiens catholiques qui s’appuyaient sur le pouvoir temporel. La réfutation du Contrat social est dans les Avertissements de Bossuet, dans les écrits politiques de Fénelon : c’est que le pasteur Jurieu avait développé la théorie de la souveraineté du peuple, pour légitimer les révoltes des protestants du xvie siècle.

Le protestantisme intime de Jean-Jacques s’affirme surtout dans sa philosophie morale et religieuse. Si elle « sonne » si différente de celle de Voltaire ou de Diderot, c’est uniquement parce que Rousseau vient de l’Église Réformée. Cette différence d’origine diversifie étrangement des doctrines qui, abstraitement, sont à peu près identiques. Voltaire réimprimait dans un de ses catéchismes la profession de foi du Vicaire savoyard : il y reconnaissait l’idée de sa religion ; et cela n’empêche pas qu’en fait, entre la religion de Voltaire et celle de Rousseau, il y a un monde. D’abord, Rousseau, protestant, n’a jamais pu pousser le cri de guerre : écrasez l’infâme. Le protestant ne saurait être anticlérical absolument, sans réserve, et contre sa propre Église. Chez les catholiques, le dogme étroitement défini, maintenu par une autorité souveraine, oblige celui qui ne croit plus tout à fait selon l’orthodoxie, à devenir ennemi radical et irréconciliable. Le protestant qui cesse de croire peut se chamailler avec quelques ministres, il ne se heurte point au même dogme compact, à la même autorité intraitable : il n’est pas mis hors de son Église ; il fait un parti avancé, il peut faire une nouvelle Église, en restant membre de la grande et multiple Église chrétienne. Nous voyons tous les jours le libre penseur catholique en vouloir à mort aux prêtres et aux dévots catholiques ; le libre penseur protestant, sauf exception, garde le respect de Calvin et des sympathies étroites pour l’Église de Calvin. Rousseau, déiste, en guerre avec les pasteurs, incrédule à la révélation, est tout simplement un protestant libéral.

De là résulte, ensuite, la façon très différente dont Dieu se présente chez Voltaire et chez Rousseau. Pour le premier, Dieu est une idée, produit du raisonnement philosophique, ou suggestion de l’utilité sociale : pour Rousseau, Dieu est. Voltaire démontre Dieu, et Rousseau croit en Dieu. Il n’y a chez les catholiques que les prêtres, qui, cessant de croire, puissent garder le sens religieux : mais, a-t-on dit, tout protestant est prêtre, et Rousseau plus qu’aucun autre. Sa philosophie n’est pas renoncement à la foi, mais élargissement de la foi. En rejetant les dogmes, la révélation, tout l’irrationnel embarrassant et insoutenable des livres saints et des églises, il garde tout le positif, tout le consolant, toute l’essence religieuse du christianisme ; pour lui, pour son âme protestante, le mot de religion naturelle n’est pas le déguisement d’une froide philosophie. Il a la foi ; avec la foi, l’amour, l’espérance. Son Dieu est Providence, et ; comme tel, j’ai dit quel rôle actif Rousseau lui attribuait dans son système. Il n’est pas excessif de dire, avec M. Brunetière, que la philosophie de Jean-Jacques est une philosophie de la Providence. Cela est vrai de lui autant que de Bossuet. Jean-Jacques raisonne tout comme Bossuet, quand de l’inégale répartition des biens et des maux, de l’injustice et du mal qui sont sur terre, il tire la nécessité de l’âme immortelle, et  la certitude d’une vie future.

Je reconnais encore le protestant dans la puissance du sens moral chez Jean-Jacques. Il n’y a pas à nier que les nations protestantes ne soient morales : cela ne veut pas dire qu’il y ait plus de vertu chez elles que chez les catholiques ; mais l’autonomie morale y est plus grande ; avec l’indépendance croît la responsabilité, avec la responsabilité l’énergie. Nulle autorité, nulle direction ne viennent de l’extérieur entraver l’action du principe intérieur. Voilà pourquoi je dis de Rousseau que la puissance de son sens moral révèle ses hérédités protestantes.

On l’a nié, ce sens moral de Jean-Jacques : et l’on a eu beau jeu à le nier. Ni les fautes, ni les hontes, ni le crime même n’ont manqué à cette vie. M. Faguet a pu dire qu’il s’était élevé sur le tard à la moralité. Mais qui done l’y a élevé ? Ce n’est pas l’éducation paternelle. Serait-ce Mme de Warens ? Seraient-ce les catéchistes de métier de l’hospice de Turin ? Ils baptisaient, et ne s’inquiétaient pas de régénérer. A quelle influence Rousseau a-t-il été soumis, qui l’ait tiré de ses turpitudes, qui lui ait donné la conscience, qui l’ait élevé enfin à la moralité ? On n’en voit pas. Il s’est refait lui-même et tout seul.

Ainsi voilà un homme qui, contre le train ordinaire des choses, se soustrait à la tyrannie du fait, de l’habitude, que la vie a poussé dans l’immoralité et qui aboutit à la moralité, qui devrait être perdu sans ressource, s’engager à fond dans le mal, et qui se sauve au contraire, et s’améliore. Cette création de la moralité, en soi et par soi, ne saurait s’expliquer que par la puissance de l’instinct moral intérieur, faussé d’abord ou amorti, et que les fautes mêmes, au lieu de l’oblitérer davantage, réveillent avec intensité. Il y a bien de l’orgueil dans le mot fameux : « Qu’un seul dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ». Il y a du vrai pourtant aussi : il a fallu que Rousseau fût supérieurement moral, pour n’avoir pas mal fini, après ses commencements. Il avait le droit, après ses propres expériences, de chanter ses hymnes à la conscience et à la liberté, par lesquelles il s’était relevé.

Tandis que toute la morale se réduisait pour les autres aux vertus de bienfaisance et d’humanité, Jean-Jacques eut le sentiment profond de la perfection ou de la dégradation intime de l’être : il prêcha les vertus personnelles, l’âpre poursuite de la pureté, de la bonté, de la beauté intérieures, indépendamment du service et de l’utilité d’autrui. Ainsi est restaurée la vie intérieure avec ses durs efforts et ses austères joies ? C’est là qu’est l’originalité et la grandeur de sa morale. Et voilà ce qui la différencie de la morale philosophique, ce qui lui donne un caractère hautement religieux. La cause et la fin de ce travail par lequel l’être s’embellit au dedans, c’est Dieu, le Dieu qui juge et récompense. Ce Dieu devient le ressort de la moralité : Julie, mariée à l’homme qu’elle n’aime pas, humiliée, désespérée, commence l’œuvre de son renouvellement en présence de Dieu, devant « l’œil éternel qui voit tout ».

Enfin la moralité et la religiosité des nations protestantes font encore sentir leur action dans la façon dont Rousseau a peint la vie de famille, les occupations domestiques. Il a répandu sur les vulgaires détails du ménage une gravité, une beauté, une dignité qui nous saisissent. L’ardente intensité de la vie intérieure ne laisse rien d’indifférent : l’âme sérieuse se verse tout entière dans les moindres de ses actions, les relève par une haute pensée de devoir ou d’affection. Elle n’oublie jamais qu’elle agit devant « l’œil éternel qui voit tout ». Ajoutons à cette disposition la sensibilité débordante de Rousseau : pour elle, tout prend un sens, tout acquiert de la valeur ; toutes les bagatelles ou les vulgarités de la vie domestique et des rapports familiers deviennent la représentation symbolique du drame pathétique qui se joue en son cœur. Et ainsi un jupon de flanelle que lui envoie Mme d’Epinay devient un événement dans sa vie, par le retentissement de ce petit fait jusqu’aux profondeurs de son être moral.

Nous tenons donc les causes déterminantes de la doctrine de Rousseau, du caractère surtout et des propriétés de cette doctrine : elles se résument dans le tempérament sentimental et dans l’indélébile protestantisme de l’homme. Essayons maintenant de juger sommairement cette doctrine.

4. Portée de la doctrine §

On dit communément que cette doctrine est fondée sur des postulats non nécessaires, qu’elle est souvent sophistique en ses enchaînements, outrée ou fausse en ses conséquences. Et l’on a, si l’on veut, raison de le dire. Il n’est pas difficile de demander de quel droit Rousseau affirme la bonté originelle de l’homme dans l’état de nature : cependant, à bien prendre les choses, cette bonté dont il parle est à peu près celle de l’orang, qui ne capitalise pas des revenus, qui ne fait pas travailler d’autres orangs, ne les affame pas, et ne leur fait pas communément la guerre.

Permis aussi de discuter, si tout le mal qui est dans le monde est imputable à la société. La société n’est-elle pas un fait naturel, donc bonne si la nature est bonne ? et la société n’a-t-elle pas été fondée pour remédier à des maux déjà existants ? Mais Rousseau ne contredirait pas ces objections.

L’aliénation totale de l’individu par le contrat social est dure à accorder, et nous aimons mieux nous représenter que l’individu aliène le moins possible de sa liberté, et ce qu’il faut seulement pour que la société fasse sa fonction. Ce n’est pas un axiome non plus que la propriété soit la pierre angulaire de la société, et la cause de tout le mal : ni la vérité théorique, ni l’efficacité pratique du socialisme ou du communisme, ne sont incontestables.

A prendre le premier discours à la lettre, il paraît douteux que les lettres et les arts soient des agents de corruption ; et la lettre à Dalembert provoque bien des objections, soit dans ses conclusions générales, soit dans ses jugements particuliers, comme lorsque Molière est convaincu d’avoir rendu la vertu ridicule par le personnage d’Alceste. Et si Rousseau a été dans l’ensemble un éloquent défenseur de la morale, on peut trouver que, dans la Nouvelle Héloïse, et dans les Confessions, il décerne parfois bien singulièrement des brevets de vertu, ou qu’il appelle de ce nom des actes que nous appellerions de noms contraires.

Pour l’Emile, enfin, on sait que d’objections il a soulevées, et l’on n’a qu’à lire les lettres très suggestives du spirituel abbé Galiani pour se faire une idée des obstacles où se heurte la théorie de Jean-Jacques : si l’innocence originelle n’est pas une vérité, l’éducation négative est une absurdité. Le refus d’employer les livres, la suppression de l’autorité paternelle et de l’idée du devoir, la conservation de l’ignorance jusqu’aux douze ans de l’élève, comme si l’intelligence pouvait se fortifier sans s’exercer, et comme si elle ne se remplissait pas d’erreurs lorsqu’on n’y fait pas entrer la vérité : tout cela choquait Galiani, et peut choquer encore de bons esprits. Mais surtout, disait Galiani, l’Emile est faux parce qu’il ne prépare pas à la vie : qu’est-ce que la vie ? effort et ennui. Peiner au lieu de jouir, et peiner, non à son heure, mais à l’heure qu’il plaît à autrui, ou au hasard, voilà la vie. L’éducation doit donc nous habituer à faire ce qui nous ennuie, au moment où il nous ennuie le plus. Il y a bien du vrai dans cette piquante contradiction. Nous pourrions y ajouter la considération de l’hérédité : réelle peut-être à l’origine, l’innocence naturelle est disparue aujourd’hui ; la corruption des pères se prolonge dans les enfants ; et l’éducation doit être positive, par la substitution de motifs moraux aux instincts dépravés, et par la création d’habitudes vertueuses qui contre-balancent les impulsions vicieuses.

Tout cela, et bien d’autres choses, peut être dit à Rousseau. Je suis pourtant plus frappé de tout ce qu’il y a d’excellent, de profond, de vrai dans son œuvre, de ce qu’elle garde surtout de vivant, d’actuel, qui intéresse nos âmes jusqu’au fond. Voltaire nous touche moins à fond : il regarde le passé, qu’il combat, et nous avons à faire effort pour lui rendre la justice qu’il mérite. Rousseau est de notre temps ; et il est probable que bien des générations encore auront de lui le même sentiment.

Je ne m’arrête guère à l’objection souvent répétée que les théories de Rousseau n’ont jamais été réalisées et ne sont pas réalisables. Il le sait, et il l’a dit souvent : qu’il ne prétend pas représenter ce qui est ou a été, mais, d’une part, ce qui a pu être et seul explique ce qui est, d’autre part, ce qui doit être. En un mot, il se tient dans la spéculation, et il construit un idéal absolu.

Il n’y a pas à s’étonner que cet idéal n’ait jamais passé et ne puisse encore passer tel quel dans le monde des réalités. L’essentiel est que cet idéal jamais atteint contienne assez de vérité et de vertu pour améliorer notre pauvre présent.

Je ne ferai pas honneur à Jean-Jacques de ses idées évolutionnistes. Ces réflexions saisissantes « sur la manière dont le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements, sur la puissance surprenante de causes très légères, lorsqu’elles agissent sans relâche564 », il faut en rendre l’honneur à Buffon, lu intelligemment. Mais Rousseau a hardiment, fermement appliqué le principe évolutionniste à l’histoire des sociétés. Il a cru au progrès ; mais il a dissocié ces deux idées de progrès et de changement, trop souvent liées par ses contemporains : il a en somme travaillé pour substituer à la foi au progrès continu la notion de révolution continue, pouvant éloigner l’humanité de son idéal pendant d’immenses périodes de durée, pouvant ensuite l’orienter vers lui par l’entrée en jeu d’une force nouvelle antérieurement inactive. Il a hardiment fait sortir l’humanité de l’animalité par une lente évolution : c’est lui, non pas Darwin, qu’on peut accuser d’avoir fait descendre l’homme du singe ; et, quand on saisit sa vraie pensée, on s’aperçoit qu’il n’exclut pas du tout de notre histoire « l’homme loup pour l’homme », la brute féroce et avide de Hobbes ; mais il n’y voit pas l’homme primitif : c’est l’homme déjà homme, apte et condamné à la société. Son homme de la nature se perd dans un lointain plus obscur : c’est le pur animal, tout à l’instinct, qui n’est pas féroce quand il est repu. La moralité est une acquisition de l’humanité éloignée déjà de ses origines animales, et hors d’état d’y retourner : idée purement évolutionniste. Dans toutes ces hypothèses, jadis paradoxales, il y a pour nous plus à réfléchir qu’à mépriser.

Il n’y a, quoi qu’on en dise, rien de sophistique à faire sortir le socialisme de l’individualisme, et il n’y a aucune contradiction entre le Contrat social et le tempérament de Rousseau. Au contraire, historiquement et logiquement, l’enchaînement est réel et nécessaire. La dissolution des groupes naturels ou artificiels qui, contenant l’individu et se contenant les uns les autres, sont enfin contenus dans l’État, est le triomphe de l’individualisme, et du même coup, replaçant l’individu dans la situation hypothétique d’où sort le Contrat social, ne lui laisse d’autre ressource que le despotisme de tous sur chacun, le socialisme d’État.

Si Rousseau a été inconséquent, ce n’a pas été, individualiste, d’attaquer la propriété individuelle, et d’écraser l’individu sous l’omnipotence de la communauté. L’inconséquence, c’est de pousser l’individualisme en deux sens aussi différents que le sont la Nouvelle Héloïse et le Contrat. Car, en premier lieu, le don absolu que les citoyens font d’eux-mêmes à l’État semble être incompatible avec la forte constitution de la vie morale intérieure ; jamais la conscience de Wolmar ou de Julie ne saura donner à la volonté générale, à la loi, un droit absolu de lui prescrire et de la régler : les dogmes de la religion civile ou l’oppriment, s’ils parlent autrement qu’elle, ou n’existent pas, s’ils parlent comme elle. En second lieu, la famille restaurée sur la vérité par les belles âmes de Julie et de Wolmar l’orme un groupe qui s’interpose entre l’État et l’individu, et la doctrine du Contrat ne subsiste plus dans sa pureté.

Et enfin, le type de société auquel appartient la famille restaurée de Wolmar et Julie, c’est le régime patronal, essentiellement différent du socialisme égalitaire du Contrat. Cependant il ne faudrait point trop presser cette contradiction. Dans le détail de son système, dans la pratique, Rousseau nous fournit de quoi la lever.

« Le droit que le pacte social donne aux souverains sur les sujets ne passe point les bornes de l’utilité publique565. » Cette sage restriction lève bien des difficultés, si l’on prend dans un sens très étroit et très haut le mot d’utilité.

Le principe du Contrat, en lui-même, est excellent. Rousseau a raison : quand jamais un contrat de ce genre n’aurait été fait entre les hommes, il resterait vrai que ce contrat idéal régit toute société sans exception. La société, les sociétés sont des associations pour la conservation et la protection des membres qui les composent : d’où il suit que jamais gouvernement n’est légitime, s’il ne prend le bien public pour sa fonction et sa fin uniques. Ainsi tout despotisme, toute tyrannie, toute oppression sont exclues ; aucune forme de gouvernement n’est condamnée, mais seulement des procédés de gouvernement. Et en ce sens, la doctrine de la souveraineté du peuple est une vérité incontestable, comme condamnant et supprimant l’exploitation de tous par quelques-uns ou par un seul.

Je ne puis m’empêcher aussi d’estimer neuve et féconde la façon dont Rousseau a posé la question sociale : luxe et privation, richesse et misère, jouissance égoïste et travail pour autrui, tout cela dépendant d’un fait général, la propriété, voilà les deux termes du problème où Rousseau nous ramène constamment. Je cherche, parmi les philosophes du xviiie siècle, quel est celui qui a posé aussi nettement, aussi crûment la question. La plupart de nos Français s’attardent dans la guerre aux privilèges, où ces bourgeois réduisent l’inégalité ; à Rousseau appartient d’avoir crié : le luxe, la richesse, la jouissance sans travail, la propriété, voilà les vrais privilèges, ou plutôt le privilège fondamental. Et le temps lui a donné raison : car il a vu bien au-delà de notre bourgeoise révolution, qui, à cet égard, n’a été qu’une consolidation de la propriété. De quelque façon que la question doive se résoudre, il reste qu’actuellement le problème de l’inégalité n’est plus politique mais social, et tout entier contenu dans le régime de la propriété.

Rousseau a vu aussi de quels éléments psychologiques se compliquait le problème : d’un côté, mépris, insolence, élégance, supériorité intellectuelle ; de l’autre, envie, amertume, grossièreté, dégradation intellectuelle. Et ici apparaît la vérité profonde enfermée dans le paradoxe qu’il soutient contre les arts et les lettres. Les arts et les lettres, s’ils ne sont pas des agents de corruption, sont des facteurs importants de l’inégalité566. Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. Leur influence va de pair avec celle des habitudes extérieures, des manières, des façons de vivre ; elle est pire encore, parce qu’elle crée chez les uns une réelle supériorité d’intelligence. Rousseau a raison : toutes les inégalités politiques et sociales sont peu sensibles, tant que l’égalité des mœurs et des esprits subsiste. Là où le noble, le chef vivent de la même vie, ont les mêmes idées, la même âme que le vilain ou le sujet, le problème de l’inégalité ne se pose pas.

Mais il nous faut passer rapidement. J’effleurerai donc seulement la Nouvelle Héloïse, et, négligeant tant de thèses suggestives, j’indiquerai seulement les vérités capitales du livre. Rien de plus profond, au point de vue de la vérité, de plus efficace, au point de vue de la moralité, que l’idée du renouvellement intégral de l’être moral, sur laquelle pivote toute l’action du roman. Dans une crise douloureuse de sa conscience, Julie se relève de sa faute, purifie son âme, et la crée à nouveau : elle sort de l’église, où on la mène malgré elle, avec une volonté prête à l’effort moral. Dans la profondeur de son sens religieux, Rousseau a trouvé cette fois le sens psychologique, qu’il n’avait guère à l’ordinaire. A cette crise tient toute la vérité du caractère de Julie, si solide sous la phraséologie du temps : ses luttes, son progrès, ses rechutes, sa quiétude endolorie, font une admirable histoire d’âme. L’autre vérité du livre, c’est la guerre déclarée au mensonge social : notre société vieillie vit d’une vie factice, elle s’est fait des sentiments, des jouissances, un honneur, une morale hors de la vérité ; ses préjugés autorisent le mépris de la vertu plutôt que des convenances. Et le pis est qu’après avoir demandé à l’homme le sacrifice de sa conscience, de sa pureté, de sa droiture, elle ne lui tient pas la promesse de bonheur par où elle l’a séduit. C’était une pensée originale et haute d’essayer de fonder les relations de deux êtres unis par la société sur la franchise absolue de tous les deux, à l’égard de l’autre, et à l’égard de soi-même.

L’Emile, avec toutes les corrections de détail qu’il nécessite, est le plus beau, le plus complet, le plus suggestif traité d’éducation qu’on ait écrit. Nous devrons y revenir, toutes les fois que nous voudrons organiser l’ensemble ou réformer une partie de l’éducation. La forme seule est raide, mécanique, artificielle : elle semble diviser l’âme et la vie en compartiments symétriques par des cloisons étanches qui ne laissent point de pénétration réciproque. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect du livre. L’idée première en est rigoureusement scientifique : si le développement de l’individu répète sommairement l’évolution de l’espèce, l’éducation de l’enfant doit reproduire largement le mouvement général de l’humanité. Et ainsi l’âge de la sensation précédera l’âge de la réflexion ; l’éducation physique précédera l’éducation intellectuelle ; d’abord on fortifiera le corps, on aiguisera les sens, et l’on n’exercera l’esprit qu’au service des sens et du corps : Emile sera un petit sauvage, robuste, adroit, rusé. L’intelligence aura son tour : mais on ne peut rien faire de mieux pour elle que de lui préparer d’abord de bons organes, qui puissent lui fournir toutes les impressions, exécuter toutes les actions dont elle aura besoin.

On a coutume de critiquer les scènes machinées par le précepteur pour l’acquisition des idées morales et la formation de la raison ; on trouve un peu puérils les moyens sensibles par où Émile est conduit aux idées abstraites et aux notions scientifiques. Cependant de là encore on peut tirer d’excellentes vérités. Rousseau fait ici une très ingénieuse et, je crois, très juste application de la logique de Condillac : on peut le chicaner sur ses exemples, mais il serait à souhaiter souvent que nous prissions modèle sur lui. Ne pas se contenter de montrer l’objet, mais conduire l’enfant de la sensation brute à la notion réfléchie, à la connaissance abstraite ; l’exercer à débrouiller, analyser, interpréter ses impressions, il n’y a pas de meilleure méthode pour former de bons esprits. Quant aux expériences machinées, ici encore regardons plutôt le mécanisme en lui-même que les applications fournies par le tour d’esprit romanesque de Rousseau. L’expérience a été le grand maître de l’humanité ; et si l’enfant doit parcourir seul toutes les étapes de l’humanité, il faut l’abandonner aux leçons de l’expérience. Mais parmi les lenteurs, les incohérences, les maladresses du hasard, il vivrait toute sa vie avant de s’être instruit. S’il est légitime de le faire bénéficier des expériences des hommes qui l’ont précédé, n’est-il pas légitime aussi de régler, de diriger son expérience à lui, de l’aider à dégager des résultats plus rapides et plus certains ? Dans l’éducation comme dans la science, et dans la morale comme dans la médecine, la substitution de l’expérimentation à l’empirisme est un immense progrès. Il n’importe que l’enfant sache l’expérience combinée par le maître : si elle est simple, sérieuse, claire, concluante, l’enfant se laissera saisir par la vérité des choses mises sous ses yeux, et en tirera de bon cœur la conclusion pratique.

Enfin je suis tout à fait de l’avis de M. Faguet, qu’à de certains moments, dans les civilisations avancées, riches de chefs-d’œuvre littéraires, la meilleure maxime de pédagogie qu’on puisse donner, c’est d’écarter les livres. Fatalement l’acquisition du « savoir » tend à prendre dans l’éducation la place que doit tenir la formation du jugement et du caractère : il est bon qu’un Montaigne et un Rousseau nous remettent sous les yeux les fins essentielles de l’éducation. Nous finissons par oublier d’habituer l’enfant à penser, à force d’étaler devant lui les pensées des autres ; nous l’écœurons de littérature, et nous n’en faisons même pas un lettré.

La Profession de foi du vicaire savoyard est une partie intégrante de l’Emile. Il a paru bien bizarre que Rousseau attendit si tard pour parler de Dieu à son élève, tout à la fin de l’éducation. Et dans la forme absolue de son système, ce parti pris est injustifiable. Mais regardons la réalité des choses : ne faut-il pas attendre que l’enfant soit un homme, qu’il sache et comprenne déjà bien des choses, pour poser devant lui la question de croire et de ne pas croire ? Alors seulement il pourra se faire librement sa croyance ou son incrédulité. Jusque-là il ira dans le sens de ses impressions d’enfance, de ses traditions de famille. Sans doute, pour le croyant des anciennes églises, la question est inutile, ou dangereuse. Mais, de plus en plus, pour notre âme nourrie de science, et à qui la science aura dit loyalement ses limites, il n’y aura pas de culture complète, si une fois au moins en la vie n’a été posé et résolu le problème religieux : et ce sera en effet l’acte final de l’éducation.

5. Influence de Rousseau §

Il nous reste à nous rendre compte de l’influence que Rousseau a exercée. Il a agi sur son siècle à la fois par ses idées et par son tempérament, et il a déterminé des mouvements considérables, soit dans la société, soit dans la littérature.

Nous avons vu déjà quelle trace profonde ont laissée ses doctrines politiques et sociales. A mesure que la Révolution usait les systèmes, dépassait Montesquieu et Voltaire, Rousseau émergeait. Il a gouverné avec Robespierre. Depuis un siècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel, écrasement des minorités, revendications des partis extrêmes qui seront peut-être la société de demain, la guerre à la richesse, à la propriété, toutes les conquêtes, toutes les agitations de la masse qui travaille et qui souffre ont été dans le sens de son œuvre.

Et ce même homme a été le vrai restaurateur de la religion : hier encore on pouvait s’en étonner ; mais nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre le socialisme et l’idée chrétienne. Le théisme de Robespierre, le culte de l’« Être Suprême », la reconnaissance légale de l’immortalité de l’âme, c’est le Contrat social tout pur. Mais c’était chimère d’espérer faire vivre la religion civile. Le réveil du sentiment religieux ne pouvait se faire qu’au profit d’une religion traditionnelle.

Jean-Jacques nous apparaît aussi comme le restaurateur de la morale. Il a très bien senti qu’il était prématuré d’essayer de fonder une morale indépendante de l’idée de Dieu ; et il a repris son point d’appui sur la religion. Il a rendu aux hommes le respect d’eux-mêmes, le souci de la perfection intérieure. Mais, de plus, il a tenté une réforme sociale de la plus grande conséquence.

La famille se dissolvait : il a travaillé à la resserrer. Il a prêché la sainteté du mariage le devoir réciproque des époux. On riait de l’adultère, il a osé en faire une grosse affaire. Les enfants étaient élevés hors de la présence des parents, sans affection, sans soin, sans surveillance. Il a rappris aux mères à aimer, à se donner : il en a fait des nourrices. Il a dicté aux pères comme aux mères leur devoir : il leur a proposé l’éducation des êtres qui leur devaient la vie et en qui reposait la destinée de l’humanité future comme une matière de graves soucis et de constante attention. Il a mis le bonheur dans la vie de famille, sérieuse et tendre. Les autres philosophes prenaient aisément leur parti de toutes les atteintes que la mode et les mœurs donnaient à l’éternelle morale : c’est l’honneur de Jean-Jacques d’avoir jeté les hauts cris.

Rousseau s’est défié de la raison, il a donné cours à son sentiment. Il a fondé toute sa politique, toute sa religion, toute sa morale sur l’instinct et l’émotion. Et ce qu’il était, il a aidé le public à le devenir. Il a aidé les âmes de nos Français à opérer une conversion dont ils avaient le besoin et qu’ils n’arrivaient pas à faire : rassasiés de raisonnement, d’abstraction et d’analyse, desséchés, vidés par un excès de vie intellectuelle, ils ont senti revivre leur cœur au contact du cœur de Rousseau ; ils ont demandé au sentiment les certitudes et les jouissances, que l’intelligence n’était pas capable de leur donner.

Avec Jean-Jacques, notre littérature refait en sens inverse le chemin qu’elle avait parcouru depuis le xvie siècle : du lyrisme elle avait passé à l’éloquence, et de l’éloquence à l’abstraction scientifique. Rousseau la ramène à l’éloquence, et dans l’éloquence même il fait éclore des germes de lyrisme.

C’est un merveilleux orateur, comme il n’y en a pas eu depuis Bossuet. Il a la logique serrée, impérieuse, qui pousse le raisonnement aux dernières et plus surprenantes conséquences, et nous impose les conclusions qui nous révoltent. Mais cette logique n’a pas la froideur de l’argumentation scientifique. Les objets auxquels elle s’applique ne sont pas, d’abord, susceptibles de preuve rigoureuse ; les faits y échappent à la vérification, les principes à la démonstration. Et puis, ils sont objets de foi et d’amour. De là l’émotion, la passion ; elle enveloppe le raisonnement, elle est le véhicule de la persuasion. Cette flamme, cette fougue font la puissance de Jean-Jacques : il est notre grand, notre unique sermonnaire du xviiie siècle. Il a la phrase oratoire, ample, résonante qu’il faut lire ou entendre lire à haute voix ; et voilà la première fois que nous avons à faire cette remarque sur un écrivain du xviiie siècle. Notre goût fait aujourd’hui quelques réserves : il y a trop de tension, trop d’élan, trop d’effusion ; l’émotion est trop complaisamment projetée au dehors, filée ou soufflée. C’est la mode du siècle, et Rousseau n’y a pas échappé. Cependant, dans l’ensemble, son éloquence est sincère et chaude ; son style est d’une matière solide et d’un beau timbre. Rousseau n’est pas un improvisateur ; les phrases s’arrangent lentement dans sa tête : il travaille, corrige, polit avec un soin d’artiste qui achève de le mettre à part parmi ses contemporains.

Mais cette éloquence n’a tant de prise sur les âmes que par ce qu’elle enveloppe et communique d’émotion lyrique. Si la caractéristique du romantisme est d’être lyrique, et si l’essence du lyrisme est l’individualisme, nous voyons du même coup d’où sort le lyrisme de Rousseau, et comment le romantisme y a en quelque sorte sa source. Ce grand orateur, au lieu de chercher dans la raison universelle les matières de son raisonnement, les extrait de son moi le plus intime et le plus singulier : il transpose en arguments, en systèmes toutes les passions, toutes les vibrations de son cœur. Il serait facile de dégager des écrits de Rousseau les thèmes éternels du lyrisme : à l’occasion de sa vie, il agite tous les problèmes de la destinée humaine, il ressent toutes les inquiétudes métaphysiques que les hasards de l’existence font surgir au fond des cœurs. En laïcisant la religion, il laïcise du même coup l’inspiration lyrique, jusque-là presque enfermée chez nous dans la méditation religieuse. Son roman de la Nouvelle Héloïse est tout à fait lyrique de conception et d’exécution. Julie et Saint-Preux, c’est Mme d’Houdetot et Jean-Jacques ; mais c’est aussi une jeune fille, un jeune homme quelconque, ce sont moins des caractères, que des états d’âme très généraux. « Un jeune homme d’une figure ordinaire, rien de distingué ; seulement une physionomie sensible et intéressante », une jeune fille « blonde ; une physionomie douce, tendre, modeste, enchanteresse », voilà les figures, et voilà les caractères. Et leurs amours se développent en émotions poétiques plutôt qu’en analyses psychologiques : rien de plus édifiant à cet égard que la promenade à la retraite de la Meilleraie567 ; les impressions des deux amants sur ce lac, parmi ces rochers qui ont été témoins de leur passion maintenant assagie, épuisée, toujours délicieuse, cette joie mêlée d’un sentiment mélancolique de l’irréparable écoulement des choses et de l’être, c’est le thème, et plus que le thème, du Lac de Lamartine. Diderot nous offrait quelques saillies : mais ici dans cette lettre, Rousseau a écrit d’un bout à l’autre l’un des plus émouvants poèmes d’amour que nous ayons en notre langue, le poème des souvenirs et des regrets.

Rousseau, on le sait, fut incurablement romanesque. Mais cette forme romanesque de son âme, c’est un subjectivisme, effréné, qui le rend incapable de s’asservir à aucune réalité, de la regarder de sang-froid pour la rendre telle quelle. Rousseau s’assimile tout le monde extérieur, il voit tout selon son humeur du moment, et il ne cherche pas à saisir l’objet à travers sa sensation : il ne peut présenter que cette sensation même. Il a noté que la nature changeait avec lui, c’est-à-dire que, restant la même, elle lui apparaissait différente lorsqu’il n’était plus le même : et ainsi il a été un grand docteur de relativité. Mais cette tyrannie de la sensation personnelle fait une nature de poète ; et les Confessions où Rousseau a prétendu faire l’histoire de sa vie sont un pur poème, par la perpétuelle transfiguration du réel. Lamartine n’a pas été plus impuissant à se raconter exactement que Rousseau ne l’est dans les Confessions. On l’y surprend à chaque page en flagrant délit de mensonge, je dis de mensonge et non pas d’erreur ; et le livre, à tout prendre, est d’une brûlante sincérité. C’est que cette sincérité ne tient pas aux faits, elle est dans l’émotion même qui les altère ou les suppose : avec des débris incomplets de réalité, des traces confuses de sentiments, Rousseau reconstruit le poème de son existence. Jamais âme n’a plus superbement joui d’elle-même, par une étrange et illimitée puissance d’objectiver toutes les représentations qu’elle excitait tumultueusement en elle. D’un bout à l’autre de ce livre écrit en prose, la « préparation » ou, si je puis dire, la « manutention » des réalités extérieures ou mentales est précisément la même que nous retrouverons chez les lyriques de notre siècle.

Comment se fait-il donc qu’un art réaliste puisse se réclamer aussi de Jean-Jacques, même de sa Nouvelle Héloïse, et surtout de ses Confessions ?

Il est certain qu’il y a dans certaines parties de son œuvre une poésie domestique, telle que peut l’aimer un réalisme non pas « cruel », comme le nôtre s’est trop souvent piqué de l’être, mais sympathique au contraire à l’homme, comme l’ont été plus que nous les étrangers. Anglais, Russes, Norvégiens. Il a certainement passé quelque chose de Rousseau dans George Eliot. Rousseau peint avec attendrissement la simplicité de la vie de famille dans les classes moyennes, tout le tracas vulgaire et charmant du ménage, les tâches journalières de la maîtresse de maison et de son monde, la propreté, l’ordre, l’aisance large et hospitalière d’une maison bourgeoise568, la gaieté des vendanges, l’intimité des veillées. Cet intérieur de Julie, cette maison champêtre, avec son pressoir, sa laiterie, ses noyers, sa basse-cour, toute cette vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu’on attelle, les ouvriers qui rentrent, voilà du réel, que Rousseau détaille complaisamment dans sa pittoresque familiarité. Une bonne partie des sujets d’estampes qu’il a indiqués pour l’illustration du roman, sont des scènes de la vie bourgeoise, curieusement exactes bien que sentimentales. Il a souvent rêvé d’une « petite maison blanche aux contrevents verts », avec des vaches, un potager, une source : voilà où son âme respirerait avec délices. Son séjour à l’Ermitage est une idylle réaliste, et les Confessions abondent en petites scènes du même goût, un dîner chez un paysan, le passage d’un gué, une cueillette de cerises : ce sont les faits les plus insignifiants de l’ordre commun, dont le sentiment de Rousseau fait des tableaux exquis.

Mais Jean-Jacques a été surtout un grand peintre de la nature.

Il en a rendu certains aspects avec puissance. Il avait en face d’elle la plus délicate sensiblité, et d’elle il a tiré les plus vives, les plus pures joies de son âme. Aussi l’a-t-il mise dans son œuvre à la place d’honneur ; et, dans le sens particulier où nous prenons ici le mot, on peut dire qu’il a ramené son siècle à la nature. Il lui a dit la splendeur des levers du soleil, la sérénité pénétrante des nuits d’été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s’associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l’air. Il a trouvé, pour peindre les paysages qu’il avait vus, une précision de termes, une netteté, une couleur, qui sont d’un artiste amoureux de la réalité des choses.

Il a découvert à nos Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes ; tantôt il a peint les vastes perspectives, tantôt les paysages limités. Il ne s’est pas élevé jusqu’aux glaciers : il a l’âme tendre et douce : il aime la belle, non l’effrayante nature, il aime surtout la nature que son âme peut absorber ou contenir, celle qui la réjouit et ne l’écrase pas.

Avant Rousseau la nature n’avait guère tenu de place dans la littérature. Il l’y établit en souveraine : elle y devient objet d’étude et d’expression. C’est l’indice d’un grave changement : c’est fini de la littérature psychologique. Tant que l’homme seul était la matière du livre, on le prenait par le dedans : maintenant la nature partage avec lui l’attention de l’écrivain, et il s’ensuit que, le prenant avec la nature, on le prend dans la nature, c’est-à-dire par le dehors. La littérature sera donc pittoresque désormais plutôt que psychologique : même pour décrire l’âme, elle regardera le corps. Rousseau voit Julie blonde, et Claire brune ; qu’on change la couleur des cheveux de ces femmes, toute la conception du roman est brouillée. Cette forme de vision artistique est étroitement dépendante du sentiment de la nature : car celui qui s’arrête à noter les formes des choses extérieures, les fines impressions qu’elles apportent à l’âme, est un homme en qui la sensation prévaut sur l’intelligence, un homme au moins qui n’estime pas l’activité des sens inférieure en dignité à celle de l’esprit. Ainsi la représentation du monde sensible devient la fin immédiate du travail littéraire, de préférence au monde intelligible, qui s’exprimera lui-même à travers le premier, et en relation avec lui.

L’imagination de Rousseau, qui déforme tout, n’a point, en somme, déformé la nature. Il a romancé les faits de sa vie, les sentiments de son cœur, il a romancé sa vision de la société : il a représenté fidèlement la nature. C’est qu’elle le satisfaisait pleinement : elle n’avait besoin que d’être, pour lui donner des jouissances : ici, par conséquent, sa sensation coïncidait toujours avec l’objet, et la diversité de ses sensations successives ne faisait l’effet que d’un changement d’éclairage.

Par le lyrisme et par le pittoresque, Rousseau rétablit l’art dans notre littérature : ces émotions qu’il rend, ces tableaux qu’il peint, cela n’est plus soumis à la loi du vrai ; tout cela doit s’ordonner selon la loi du beau, du caractère esthétique. Les moyens s’approprient à la fin ; le style algébrique n’est plus de mise, il faut que par-dessus les valeurs intelligibles il recharge les valeurs sensibles : on s’achemine ainsi à une révolution dans la langue.

Tout se mêle encore dans Rousseau, le moi et la nature, l’abstraction et la sensation, la logique et la passion, l’éloquence, le roman, la poésie, la philosophie, la peinture. Il nous prend par toutes nos facultés : en politique, en morale, dans la poésie, dans le roman, on le trouve partout, à l’entrée de toutes les avenues du temps présent.

Chapitre VI
« Le Mariage de Figaro » §

1. Diffusion de l’esprit philosophique : salons, gens du monde et femmes. Mélanges de doctrines et de tendances. Indices de l’opinion publique : le coup d’État Maupeon ; le Mariage de Figaro. — 2. Beaumarchais : l’homme : les Mémoires contre Goëzman. — 3. Le Barbier de Séville ; banalité du sujet, originalité de la pièce. L’esprit de Beaumarchais : verve et réflexion. Impertinence provocante. — 4. Le Mariage : développement des types du Barbier. Valeur et sens politique de la pièce : image de l’état d’esprit de la société française après la prédication philosophique. Importance littéraire de la forme de Beaumarchais.

1. Diffusion de l’esprit philosophique §

La diffusion des doctrines philosophiques à travers la société française se fait avec une prodigieuse puissance. Nous n’avons qu’à jeter un regard sur la société, pour constater le progrès des idées nouvelles.

La maréchale de Luxembourg donne le ton au grand monde : elle protège Rousseau. Mme du Deffand569 a un salon très aristocratique ; surtout depuis 1763, où Mlle de Lespinasse emmène Dalembert et les autres philosophes, elle hait la secte encyclopédique. Sa grande amie, la délicieuse duchesse de Choiseul, vit à la cour, et ne fait pas des gens de lettres sa société. Ces femmes, pourtant, sont « philosophes » : elles se passent de Dieu avec sérénité. Le xviiie siècle a créé le type de la femme absolument, paisiblement irréligieuse.

Mme Geoffrin570 donne de petits soupers aux duchesses : elle a un dîner pour les artistes, un dîner pour les littérateurs. Ceux-ci avaient parfois d’inquiétantes conversations ; elle y coupait court d’un sec « Voilà qui est bien ». Mais cette bonne bourgeoise, esclave de la mode, s’estimait obligée d’ouvrir son salon à la philosophie : tant la philosophie était puissante alors.

Il y avait plusieurs maisons où elle se trouvait chez elle : chez Mme d’Épinay571, chez le baron d’Holbach, qui encourageaient toutes les hardiesses, chez Mme Necker572, une bonne et intelligente femme sous son air un peu gourmé d’institutrice protestante, chez Mme Suard, la dévote de Voltaire. Mais le plus célèbre et le plus influent des salons philosophiques fut celui de Mlle de Lespinasse573, l’ancienne lectrice de Mme du Deffand. Après leur brouille en 1763, elle se retira dans son petit appartement de la rue de Bellechasse, où elle donnait à causer tous les jours. Dalembert, Turgot, Condillac, Condorcet, Suard, le duc de la Rochefoucauld, étaient ses amis particuliers et assidus. Une foule de grands seigneurs, tous les étrangers illustres la visitaient : mais il fallait, pour être accueilli, être homme de progrès, détester le despotisme, adorer l’Angleterre et la liberté.

Dans les salons, cela se conçoit, domine l’influence encyclopédique et voltairienne ; Mme du Deffand écrit à Voltaire : « Il n’y a que votre esprit qui me satisfasse » ; et Mme de Choiseul le pense. Elles ne voient dans Rousseau qu’un charlatan et un rhéteur. Cependant Rousseau pénètre dans les âmes, en dépit de l’obstacle que lui oppose l’incurable esprit du monde. La plupart des esprits mêlent confusément, sans distinguer, Diderot, Voltaire, Rousseau, et se font un amalgame d’idées hétérogènes, dont l’unité réside dans la commune propriété de dissoudre l’état présent de la société. Dans ce mélange, la part de Rousseau est belle. Il a eu l’estime du marquis de Mirabeau : il sera le maître de son fils, qu’il enivrera de ses principes et de son éloquence. Le premier acte d’écrivain et de penseur que fit Mme de Staël fut un hommage à Rousseau (1788). De son vivant même, Rousseau dirige des consciences ; ses lettres en font foi. Un abbé, une actrice de l’Opéra, une bourgeoise de province le consultent sur la façon et les moyens de régler leur vie. Des mères emmènent leurs poupons à l’Opéra, et s’étalent dans leur fonction grave de nourrices.

De Jean-Jacques surtout procède cet enthousiasme, cet attendrissement universels qui embellissent les derniers jours de l’ancien régime, et semblent fondre toutes les haines, tous les égoïsmes dans une commune ardeur de réforme et de philanthropie ; la vie mondaine devient plus intime, moins cérémonieuse, élimine la représentation au profit du plaisir574. Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. Ce ne seront plus, au lieu de nos sévères jardins français, que parcs à l’anglaise, pelouses, perspectives adroitement ménagées, ponts rustiques, grottes artificielles, lacs et rivières d’ornement, montagnes en miniature couronnées de temples grecs dédiés à l’amour ou à l’amitié, propres bosquets dans l’ombre desquels se dérobe une statue sentimentale ou quelque autel symbolique. Marie-Antoinette, dans son cher Trianon, en robe de linon, en fichu de bergère, vaque aux travaux de sa laiterie, de sa bergerie. Une fraîcheur réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo.

Mais à mesure que l’on sort du grand monde, et que l’on descend vers le peuple, les choses deviennent plus sérieuses. On ne joue plus avec le sentiment : il emplit l’âme, il la brûle. Là-haut les idées sont le divertissement des esprits : ici, elles en sont la nourriture, l’espérance ; elles donnent une raison de vivre ; ici, Voltaire perd, et Rousseau gagne. C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il était tout enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui commente le Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs enthousiastes. Nous avons un témoin de cette prodigieuse pénétration de Rousseau jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie : la fille d’un maître graveur pour bijoux, Mlle Phlipon, celle qui sera Mme Roland575, s’en va rue Plâtrière avec sa bonne pour essayer de voir l’écrivain éloquent qu’elle adore, et se fait éconduire rudement par Thérèse Levasseur. Une amie lui fait cadeau des œuvres complètes de Jean-Jacques : elle passe la nuit à relire ces chefs-d’œuvre qu’elle connaît si bien, et se retrouve au matin dans son fauteuil, baignée de larmes délicieuses. Et, toute sa vie, Mme Roland sera la femme selon Jean-Jacques, aussi bien dans sa façon de faire la lessive ou la vendange, que dans ses plans de réforme et de gouvernement. Mirabeau, Mme de Staël, Marat, Mme Boland, ces quatre noms nous font mesurer l’action effective de Rousseau.

Quelques événements, par le dégagement d’opinions et de sentiments qu’ils provoquent, indiquent à quel ton les esprits sont montés. Le « coup d’État Maupeou », qui supprime les Parlements, nous découvre jusque dans les cercles les plus aristocratiques une singulière exaltation de libéralisme politique. Nous avons des lettres de Mme d’Épinay, de la comtesse d’Egmont et de Mme Feydeau de Mesmes, qui respirent la haine du despotisme, et presque de la royauté. Le mépris de Louis XV et de ses tristes enfants est plus profond chez de grandes dames comme Mines d’Egmont et de Boufflers qui écrivent à un roi, que chez la petite bourgeoise, Mlle Phlipon. Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784).

2. Beaumarchais §

L’auteur de la pièce576 est lui-même une des plus extraordinaires expressions du siècle. Dans un monde assujetti à la hiérarchie, où tous les compartiments sociaux subsistent encore, Beaumarchais nous fait assister au puissant et drolatique jaillissement de son individualité, qui passe par-dessus toutes les barrières et s’ouvre tous les mondes. Il part d’une boutique de la rue Saint-Denis ; et le voilà tour à tour horloger, musicien, officier de la maison du roi, gentilhomme, agent demi-policier, demi-politique, homme de finance, négociant, homme de lettres : égal à toutes les affaires par son esprit, à toutes les conditions par son impertinence, emprisonné, calomnié, déshonoré, réhabilité, applaudi, populaire, illustré, envié, plaint, jamais sérieusement respecté, ni simplement considéré. C’est une nature complexe, agissante, sensible, joyeuse, courageuse, tapageuse, un mélange inimaginable de polissonnerie et de fierté, de rouerie et de générosité, de puffisme et de candeur, de bouffonnerie et d’enthousiasme, l’original authentique de Figaro, mais un original plus intéressant, plus riche, plus sympathique enfin que la copie et plus estimable. Car Beaumarchais, en vrai fils de son siècle, trouva le secret d’unir l’excellence du cœur à l’immoralité foncière. Il eut la vraie bonté, la vraie sensibilité, celle qui ne s’évapore pas en phrases et en larmes, qui est dans le cœur, arme le bras, délie la bourse : il fut le meilleur des fils, des frères, des pères. Il donnait son argent comme il le gagnait. Ce maître intrigant, ce hardi brasseur d’affaires, peu scrupuleux sur les moyens, fut mêlé dans bien des scandales, et n’y parut jamais que comme dupe : c’est cela qui le relève ; et il le savait bien, le drôle, il avait assez d’esprit pour cela.

Dans cette vertigineuse existence, les succès littéraires sont de courts épisodes. Le hasard d’un procès, un incident ridicule révèlent au public le génie de Beaumarchais, que ses médiocres drames n’avaient pas fait percer. L’affaire La Blache venait en appel devant le Parlement Maupeou (1773) : le rapporteur était le conseiller Goëzman, mari d’une assez jolie femme qui aimait les cadeaux. Beaumarchais donna donc 100 louis, une montre enrichie de diamants, et il ajouta quinze louis qu’on lui demandait pour le secrétaire. Malgré ces raisons, Goëzman conclut contre lui : la dame alors restitua les 100 louis et la montre, mais, par une fantaisie bizarre, elle s’obstina à retenir les quinze louis du secrétaire, à qui elle ne les avait pas remis. Beaumarchais réclame ; Mme Goëzman nie d’avoir reçu les quinze louis. Beaumarchais se fâche ; le conseiller apprend l’affaire, essaie de faire mettre le plaignant à la Bastille par lettre de cachet, et, n’y ayant pu réussir, lui intente un procès en tentative de corruption et calomnie.

Beaumarchais est alors dans une situation critique : il sort à peine du For-l’Évéque ; l’arrêt d’appel dans l’affaire La Blache la condamné ; ce n’est pas la ruine, c’est l’infamie, puisqu’il ne peut perdre son procès sans être reconnu pour faussaire. Il semblait un homme fini : il se relève par quatre merveilleux Mémoires, qui « sont des chefs-d’œuvre d’adresse et d’audace, de dialectique, d’ironie, de toutes les sortes d’esprit. Je ne veux pas écraser cette jolie chose sous le souvenir des Provinciales : la disproportion est trop forte, et la gaieté des Mémoires a plus de mousse que de corps ; ils manquent par trop d’intérêt universel et humain. Beaumarchais a pris le public par son faible, par l’amour des personnalités, de la satire anecdotique et individuelle. C’est là, mieux que dans ses deux larmoyants drames, que son génie dramatique se révèle. Il invente des dialogues qui sont d’un excellent style de comédie. Surtout quand il raconte ses confrontations avec Mme Goëzman, une jolie petite sotte, étourdie, impudente, menteuse, frivole au point de ne pas se douter de l’importance morale de l’escroquerie qu’elle s’est permise, se fâchant dès que son adversaire lui rive son clou ou la force à se couper, soudain radoucie par un madrigal dont elle ne sent pas la secrète impertinence : ces scènes sont charmantes, et d’une irrésistible drôlerie. D’autre part, il n’y a pas de satire plus ingénieuse, plus cinglante que la prière à l’« Être des êtres », lorsque le malheureux plaideur lui demande précisément les plats et maladroits adversaires que sa Providence lui a donnés. L’effet des Mémoires fut immense. Collé, qui n’a pas le tempérament admiratif, fait de l’auteur à la fois un Horace, un Juvénal, un Fénelon, un Démosthène. Beaumarchais fut blâmé par le tribunal, c’est-à-dire dégradé de ses droits civils : mais l’opinion publique lui fit un véritable triomphe. Il avait eu la chance devenir à point : on lui savait un gré infini d’avoir été si amusant contre les juges du chancelier Maupeou, et les nouveaux Conseils en restèrent absolument déconsidérés.

3. « Le Barbier de Séville » §

Quand éclata l’affaire Goëzman, Beaumarchais avait une pièce reçue à la Comédie Française : c’était le Barbier de Séville, parade écrite pour la société d’Étioles, puis opéra-comique, et enfin comédie en quatre actes. Dans le succès de ses Mémoires, enivré d’être l’homme qui occupe tout Paris, il étire sa pièce en cinq actes, il y verse toute sorte d’épigrammes et de bouffonneries ; il en met tant, que la pièce tombe, le 27 février 1775 : rapidement il  retranche toute cette végétation parasite, et la pièce, ramenée à ses quatre actes, se relève. Il avait pris un vieux sujet, le sujet pour ainsi dire essentiel et primitif de la Comédie Italienne : le tuteur faisant office à la fois de père et de rival, la pupille, l’amoureux, le valet. Il était remonté jusqu’à Scarron, et il avait recueilli de Molière à Sedaiue une foule de traits, de mots, d’effets appartenant à ce thème excellent et banal. Il avait fait une pièce charmante et originale. Enfonçant dans la voie indiquée par l’Étole des femmes, il avait fait du tuteur tout le contraire d’une ganache, un homme alerte, rusé, défiant, impossible à tromper. Son ingénue, sa Rosine, tendre, malicieuse, innocente, rouée, créature délicieuse et inquiétante, est une vraie femme de ce siècle, qui sait où elle aspire, où elle va. Lindor et Rosine contre Bartholo, c’est Horace et Agnès contre Arnolphe, l’amour qui va à la jeunesse, selon la bonne, la sainte loi de nature, en dépit de la jalouse vieillesse armée par la société de droits tyranniques : mais la lutte se complique ici par l’introduction d’un élément qui donne à la pièce une très sensible actualité. La jolie Rosine triomphe sur Bartholo, mais elle triomphe aussi sur Lindor, le très noble comte Almaviva, qui va se tenir heureux d’épouser cette petite bourgeoise : Beaumarchais a suivi le conseil de Diderot, il a enveloppé les caractères dans les conditions, et il y a trouve le moyen de caresser les goûts philosophiques du public. Le sujet manqué par Voltaire dans Nanine est venu très justement s’appliquer sur le thème de l’École des femmes.

Reste le valet : et voici la trouvaille de génie de Beaumarchais. Figaro, c’est Mascarille, si l’on veut ; c’est Gil Blas aussi ou Trivelin577 : mais c’est plus, et autre chose. Le monde a marché depuis Molière, Lesage et Marivaux. Figaro n’est plus seulement le valet qui sert son maître : il « vole à la fortune », mais, argent à part, il y a de la protection dans son service ; c’est l’homme sensible, heureux de remplir le vœu de la nature en rapprochant des amoureux. Et puis il est sorti déjà de la valetaille, il a eu un emploi, il est homme à talents, gazetier, poète, auteur sifflé, entrepreneur de tous métiers, pour le profit, et pour la joie d’agir ; l’auteur lui a soufflé sa fièvre, son audace, son esprit aventurier. L’intrigant se fait familier avec les grands qui l’emploient insolent avec le bourgeois qui le méprise : les temps sont proche ; où son mérite aura la carrière ouverte et libre.

Enfin l’on sortait des ridicules de salon, des fats, des coquettes du cailletage. On en sortait par un retour hardi à la vieille farce à l’éternelle comédie. Un franc comique jaillissait de l’action lestement menée à travers les situations comiques ou bouffonnes que le sujet contenait, des quiproquos, des travestis, de tous ces boni vieux moyens de faire rire, qui semblaient tout neufs et tout-puissants. Sur tout cela, l’auteur, se souvenant de sa course romanesque au-delà des Pyrénées, avait jeté le piquant des costumes espagnols, dont le contraste relevait le ragoût parisien du dialogue. Ce dialogue était la grande nouveauté, la grande surprise de la pièce : il en faisait une fête perpétuelle. C’est la perfection suprême de l’esprit de conversation : un pétillement de mots ingénieux, mordants, drôles, un éclat de tirades qui se déploient, un cliquetis de répliques qui s’opposent ; l’esprit en est empli, ébloui, étourdi, émerveillé. Tous les personnages sont de prodigieux causeurs, jusqu’à ce grave coquin de Basile. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette verve de Beaumarchais n’est pas un jet naturel de belle humeur ; le jet est réglé, dirigé, dispersé, ramassé, par une réflexion très consciente qui calcule l’effet. Beaumarchais garde toujours la lucidité d’esprit du faiseur d’affaires : il administre posément sa fantaisie, son exubérance, sa griserie. Toutes ces riches accumulations de mots qui tombent dru comme grêle, ces brusques oppositions, ces trouvailles d’images délicieuses ou cocasses, ces bouquets ou ces fusées d’épigrammes, tout cela est préparé, mesuré, ajusté. Il recueille dans les rognures de son Barbier tout ce qui a prix, et le pique sur son Mariage. Par malheur, l’impatience de plaire, la rage de doubler l’effet lui ont parfois alourdi la main et fait forcer la dose. A examiner de près la qualité de ce style, on la trouve plus grosse et plus mêlée qu’elle ne paraît d’abord.

Beaucoup d’autres, avant et après Beaumarchais, ont usé de ce style à facettes, perpétuellement éclatant ou spirituel. Mais il y a mis son empreinte, la marque de sa personnalité. L’originale propriété de son esprit pourrait, je crois, se définir par l’impertinence. Il y a dans les saillies de Beaumarchais, dans son dialogue, quelque chose de hardi, de provocant, de cinglant : c’est tantôt l’agressive polissonnerie du gamin à qui rien n’impose, tantôt le scepticisme ironique de l’homme d’affaires qui a vu les coulisses du monde, tantôt la clairvoyance hostile du parvenu qui s’est senti méprisé, et se venge. De tout cela se dégage un parfum d’universelle irrévérence, qui, se mêlant dans toutes les fantaisies, les gaietés, les folies de l’esprit de Beaumarchais, leur communique une saveur unique.

4. « Le Mariage de Figaro » §

Le Mariage de Figaro fut présenté aux comédiens en 1781. Il fut joué le 27 avril 1784. Pendant trois ans, le pouvoir refusa l’autorisation de jouer la pièce : cette résistance en décupla la portée. La « folle » comédie avait effrayé les censeurs ; le lieutenant de police, le garde des sceaux, le roi la déclarèrent impossible à jouer. Beaumarchais avait pour lui tous les esprits curieux, avides de plaisir, de nouveauté et de scandale, c’est-à-dire tout le public, la cour, le comte de Vaudreuil, la princesse de Lamballe, le comte d’Artois, la reine même. Il se lança avec une superbe confiance dans la lutte où la royauté le défiait. Il fut admirable d’activité, de persévérance, d’impudence. Ses mots, qu’on colportait, faisaient autant de mal qu’en aurait pu faire la pièce défendue.

« Le roi ne veut pas qu’on la joue, disait-il, donc on la jouera. » On va la jouer sur le théâtre des Menus, quand un ordre du roi l’interdit. Mais Beaumarchais a sa revanche : le Mariage est joué chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, devant 300 personnes de la cour (1783). Enfin, après que six censeurs successifs y eurent passé, les comédiens eurent le droit de jouer la pièce dans leur nouvelle salle (l’Odéon actuel). Cette première représentation fut un délire général ; on s’écrasait aux portes du théâtre : trois personnes y furent étouffées. Le public, surchauffé, fiévreux, débordait d’enthousiasme, applaudissait également à leur entrée dans la salle le bailli de Suffren et Mme Dugazon578. Devant cet auditoire, tous les mots de la pièce portèrent : ce fut un succès insolent, gonflé de scandale. L’auteur fouettait énergiquement et succès et scandale : il faisait servir la bienfaisance au succès de sa comédie, qu’il poussait vers la centième, mettant en avant aujourd’hui les pauvres mères nourrices, demain une veuve d’ouvrier du port Saint-Nicolas. Le Journal de Paris relevait vertement cc mélange de charité et de réclame : Beaumarchais répondait, et derrière le gazetier il atteignait le comte de Provence, frère du roi. Cela lui faisait d’abord passer six jours à Saint-Lazare, et rendait ensuite le ministère plus coulant avec lui sur leurs règlements de comptes. Et surtout cela soutenait la comédie.

Le Barbier est une œuvre plus délicate, plus parfaite. Mais le Mariage est plus puissant, plus original. Les réminiscences abondent encore, mais fondues et perdues dans l’invention personnelle. L’action est touffue, pressée, d’un mouvement haletant et lent à fois, avec beaucoup de trépidation et de piétinement. Toute sorte de tons et de couleurs, la comédie, la farce, le drame, la satire se succèdent et se heurtent ; nous sommes cahotés de Scarron à Marivaux, de Diderot à Voltaire579, et sur cette incohérente profusion de tous les effets et moyens scéniques, surnage toujours la personnalité de l’auteur.

Tout le Barbier se retrouve dans le Mariage, mais singulièrement monté de ton. Bartholo passe au second plan, et va rejoindre Basile, toujours grave et toujours plat, Marceline, l’aigre duègne, d’où sortira bizarrement « la plus bonne des mères », Antoine, l’ivrogne têtu et sentencieux, Bridoison, le sot immense et profond. L’action s’engage ici entre Rosine, le comte et Figaro, auxquels s’ajoutent Suzanne et Chérubin : le comte, un mari décent d’ancien régime, détaché de sa femme, et jaloux pourtant, parce que, l’amour n’étant qu’un accident, l’amour-propre est le fond de sa nature, libertin blasé qui répète avec toutes les femmes la comédie du sentiment, par habitude et par curiosité : la comtesse, une charmante femme qui a tenu toutes les promesses de Rosine, encore amoureuse de son mari, mais en train de devenir amoureuse de l’amour, parce qu’elle approche de la trentaine, parce qu’elle est délaissée, parce qu’elle s’ennuie, toute disposée déjà par de troublantes rêveries aux expériences dangereuses, et glissant langoureusement du marrainage à l’adultère. Suzanne fait contraste avec la mélancolique douceur de la comtesse : « riante, verdissante », pétillante, joyeusement élancée de toute sa nature vers l’amour et vers le plaisir. Chérubin est l’enfant en voie de passer homme, qui ne connaît pas la femme, et que la pensée de la femme obsède, tout bouillant de désirs effrontés et timides. Mais le héros de la comédie, c’est Figaro, le sémillant barbier, un Figaro singulièrement élargi et grandi. Il n’est plus serviteur des amoureux ; l’amoureux, c’est lui : le mariage qu’il procure, c’est le sien ; et dans cette affaire, les subalternes, les comparses, ce sont ses maîtres. Il travaille pour lui ; il traite d’égal avec le comte, qui s’est fait son rival, il lui rend menace pour menace, crainte pour crainte. Aussi est-il superbe d’entrain, d’audace, et d’effronterie.

Une sensualité inquiète émane de toute la pièce. L’argent, l’intérêt y ont leurs rôles, mais secondaires : ce qu’on se dispute, c’est l’amour. Depuis la duègne ridée jusqu’à la petite niaise de Fanchon, la commune affaire de tous les personnages, c’est la chasse au plaisir ; une ardeur Fiévreuse les emporte tous. Mais tandis que la maturité mélancolique de la comtesse et l’âcre précocité de Chérubin se rapprochent, tandis que la dépravation invétérée du comte le promène de tous côtés, parmi ces déviations et ces perversités, cet intrigant Figaro et sa gaillarde Suzanne représentent la robuste, la saine, la droite nature, ils courent honnêtement sur le grand chemin du mariage. Leur couple, autant que le peut faire l’auteur, est chargé des intérêts de la morale, pour la honte de la noblesse et pour la gloire du Tiers État.

Et cela nous conduit à examiner le sens politique de la pièce.

Il y avait dans le Barbier quelques épigrammes : mais ici toute la comédie est une effrontée dérision  de l’ordre établi. Le comte Almaviva met la justice au service de ses caprices amoureux : à travers son grand air, sa dignité de façade, on l’aperçoit immoral et berné. Figaro se dresse devant lui, ayant le mérite, le droit, l’honnêteté relative : il a même la popularité, grand signe des temps. Dans ce Figaro. Beaumarchais a mis tous ses instincts de révolte ; par la bouche de Figaro, il verse le ridicule sur tout ce qui soutenait l’ancien régime : noblesse, justice, autorité, diplomatie ; il fait une revendication insolente des libertés de penser, de parler et d’écrire, il réclame contre l’inégalité sociale ; d’un côté, la nullité et la jouissance ; de l’autre, le mérite et la peine. « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ; … vous vous êtes donné la peine de naître, rien de plus ; … tandis que moi, morbleu ! » Lui, morbleu ! n’avait-il pas aussi tous les goûts pour jouir ?

Beaumarchais n’a pas inventé, une idée : il n’est qu’un écho : il ne fait que recueillir la quintessence des doctrines encyclopédiques, ramasser les aspirations du public, aiguiser en mots coupants ce que tout le monde pense. Il lâche ses épigrammes meurtrières contre les privilèges et les privilégiés : même dans ce fameux monologue, qui ne sert de rien à la pièce et sans lequel la pièce perdrait sa valeur, Figaro fait le procès à la société avec une amertume d’ironie, une âpreté de colère, qui donnent à l’explosion de ses rancunes personnelles une singulière ampleur.

Le public prit Figaro comme Beaumarchais le lui donnait, pour le défenseur de la liberté contre le despotisme, de l’égalité contre les privilèges. De là l’enthousiasme universel qui l’accueillit, et pour achever de donner sa signification à ce succès unique, les privilégiés eux-mêmes, qui remplissaient la salle le 27 avril 1784, furent les plus bruyants, les plus forcenés dans leurs applaudissements. Ils révélaient leur impuissance : une société est perdue quand elle n’a plus foi en son droit, et se moque des principes qui la soutiennent. Si bien qu’à distance, Figaro nous paraît le représentant de l’esprit révolutionnaire, et son monologue semble annoncer les cahiers de 1789. Mais prenons garde : le drôle est-il bien qualifié pour représenter le laborieux, l’honnête Tiers État ? et les hommes, la nation de 1789 ne pourraient-ils s’estimer calomniés par le rapprochement ? En vérité, ce que représente Figaro, c’est le monde des faiseurs de tout ordre, hommes d’État, littérateurs ou financiers, ambitieux, intelligents, effrontés, qui courent à l’assaut des places et à la conquête de l’argent : je ne vois pas qu’il travaille véritablement pour le peuple. Son monologue se résume en un énergique : « ôte-toi de là que je m’y mette ». Quand il y sera, tout ira bien. Cependant la légèreté morale, l’illusion puissante des spectateurs les firent complices de l’auteur, et transfigurèrent Figaro : le public se vit en lui, et ce coquin fit vibrer tous les plus généreux sentiments, échauffa toutes les plus ardentes espérances qui remplissaient alors les âmes. Mais la pièce est surtout négative et destructive ; il suffisait de ne plus vouloir du présent, pour en être transporté : et qui donc alors voulait du présent ? pas même ceux qui en jouissaient. Beaumarchais a si vigoureusement manifesté dans sa comédie le mécontentement général et son indisciplinable individualité, qu’elle est restée dressée contre tous les gouvernements, à l’usage de toutes les oppositions.

Outre l’importance que lui donne sa signification politique, la pièce a encore par sa forme un intérêt d’un autre genre, et de premier ordre. Elle restera comme un patron, sur lequel les écrivains postérieurs tailleront leurs conceptions. Tandis que la comédie classique en vers ira s’évanouir dans les pâles œuvres des Collin d’Harleville et d’autres plus oubliés encore, le Mariage et le Barbier offriront le modèle d’une comédie en prose, plus vivante, plus colorée, plus intéressante. Le Barbier surtout est une merveille d’agencement, et l’on y apprendra à construire, à emboîter toutes les parties d’une intrigue, à renoncer aux dénouements postiches. Dans les deux pièces se fixe le type de la comédie, gaie en ses débuts, progressivement élevée ou détournée vers quelques scènes sentimentales ou pathétiques. Les deux pièces donnent l’idée d’un dialogue rapide et nerveux, collé sur l’action et agissant lui-même, d’un style apte à passer la rampe, pas très naturel, mais condensé, saisissant, réveillant. Beaumarchais sera pour quelque chose, très diversement, mais très réellement, dans l’œuvre de Scribe et de M. Sardou, dans celle d’Augier et dans celle de M. Dumas.

Chapitre VII
La littérature française et les étrangers §

Fin des influences italienne et espagnole. La littérature française et l’Angleterre à la fin du xviie siècle. — 1. L’imitation française dans les littératures méridionales. La France et l’Angleterre au xviiie siècle : actions et réactions réciproques. Influence de nos écrivains sur l’Allemagne. — 2. La vie de société en France et en Europe. Les étrangers à Paris. Les Correspondances littéraires : Melchior Grimm. Les étrangers qui écrivent en français : Frédéric II, le prince de Ligne, Galiani.

La Renaissance des lettres s’était faite en France sous l’influence immédiate de l’Italie, et, après l’effort tenté par Ronsard pour reproduire la beauté des modèles antiques, la poésie était, à la fin du siècle, retournée insensiblement à l’imitation des Italiens. Dans le xviie siècle, cette influence avait encore sévi avec un redoublement d’intensité à l’époque de la préciosité : Boileau et les purs classiques nous en affranchissent, à partir de 1660.

L’Espagne, entrée plus tardivement en scène, n’eut qu’une action intermittente et limitée au xviie siècle : il fallut que notre théâtre se fût constitué pour qu’elle dominât chez nous, par l’irrésistible attraction du riche répertoire de sa comedia nationale. Nos goûts romanesques trouvèrent aussi à se satisfaire dans la vaste collection des nouvelles pathétiques ou picaresques. Depuis le début du siècle, mais surtout de Scarron et Rotrou jusqu’à Lesage, cette influence se fit sentir, plus apparente avant 1660, masquée ensuite par les chefs-d’œuvre d’inspiration gréco-romaine : Gil Blas en est le dernier éclat. Le costume de Figaro est un accident dû au hasard d’un voyage de Beaumarchais. Après Gil Blas, en somme, l’Espagne se retire de chez nous pour ne revenir qu’avec le romantisme.

L’Angleterre subissait notre influence après celle de l’Italie. La Révolution, qui fit séjourner en France nombre de grands seigneurs eut pour résultat le triomphe du goût français après la Restauration. La littérature du temps de la reine Anne, avec Addison, Pope, Dryden, est gagnée aux idées d’ordre, de méthode, de raison, d’imitation fidèle et correcte de la nature, qui sont les caractères sensibles de nos œuvres classiques. Le fond anglais subsiste toujours : mais il s’accommode de son mieux aux principes de l’art français. Les traductions de Boileau se multiplient, et le P. Le Bossu même, le P. Rapin font autorité. Ainsi c’est par l’Angleterre que commence cette universelle domination de l’esprit français, qui sera l’un des faits les plus considérables de notre histoire littéraire et sociale au xviiie siècle.

1. La littérature française à l’étranger §

Pour les nations méridionales, d’abord, les rôles sont renversés : elles nous empruntent et nous imitent. l’Italie échappe par le goût français aux fadeurs et aux affectations du marinisme. Corneille et Racine donnent des modèles à Zeno ; et, malgré ses fureurs de misogallo, Alfieri leur doit, ainsi qu’à Voltaire, plus qu’aux Grecs. Molière offre à Goldoni l’idéal où il essaie d’élever la comédie de son pays. Enfin l’esprit de nos philosophes, de Montesquieu, de Voltaire, imprègne ces vives intelligences italiennes ; un Français, Condillac, est appelé à instruire le prince de Parme, et l’on peut dire que les premiers pays où des essais de gouvernement libéral et bienfaisant fassent passer dans les faits un peu des rêves de notre philosophie humanitaire sont de petits États d’Italie. L’Espagne, avec son Charles III qui a d’abord régné à Naples, le Portugal, entrent dans la même voie : dans ces pays, le gouvernement même se met à la tète du mouvement philosophique. Littérairement aussi, notre influence s’établit. Boileau jadis était tout fier d’avoir trouvé un traducteur portugais, le comte d’Ericeyra. Depuis que le marquis de Luzan a mis en castillan l’Art poétique de Boileau et le Préjugé à la mode de La Chaussée, la plupart des écrivains sont afrancesados : à la comedia nationale succèdent le drame larmoyant, la tragédie pompeuse, la comédie à la façon de Molière, ou plutôt de Destouches ou de Picard580.

L’Angleterre s’est francisée autant qu’elle pouvait l’être : cela la met en état de nous rendre l’équivalent de ce que nous lui avons prêté. Addison, Pope, Otway n’effaroucheront pas nos Français amateurs d’élégance et de bonne tenue. Dès la fin du règne de Louis XIV, cette réaction de la littérature anglaise sur la nôtre se produit par l’intermédiaire des journaux de Hollande581, très curieusement rédigés par des réfugiés français que leurs idées politiques et religieuses disposent à prêter grande attention à toutes les œuvres qui viennent d’Angleterre. Puis s’établissent les rapports directs entre les pays, voyages d’écrivains anglais en France, français en Angleterre582. On continue de traduire nos œuvres en anglais, nous traduisons les œuvres anglaises en français. Le pamphlet de J. Collier583, le Spectateur d’Addison encouragent le goût de moralisation par lequel l’esprit laïque cherche à compenser le vide que laisse l’abolition de l’influence chrétienne. Marivaux, qui s’inspire d’Addison dans ses journaux, fournit par sa Vie de Marianne un modèle à Richardson, qui, traduit en français par l’abbé Prévost, sert à son tour de modèle à nos romanciers. L’originalité de Sterne fait une impression sensible sur Diderot. Notre théâtre subit l’action du théâtre anglais : Shakespeare peu à peu force les barrières de notre goût ; Voltaire, l’abbé Leblanc, Laplace, Letourneur, Ducis le font connaître584, et il arrache parfois l’admiration d’une mondaine renforcée comme Mme Du Deffand. Il tire notre vide et froide tragédie vers l’action animée, pittoresque, violente. Le drame anglais585, à qui La Chaussée ne doit pas grand’chose, exerce une sensible influence sur Diderot, Saurin et d’autres : il donne l’idée et le goût d’effets plus intenses, plus brutaux, d’un pathétique plus nerveux et plus matériel, d’une action plus familière, liant l’impression sentimentale à la minutieuse reproduction des détails de la vie domestique. Au moment où Rousseau remue si profondément les âmes de nos compatriotes, et celles de ses contemporains par toute l’Europe, l’Angleterre nous envoie Thomson, Young, Macpherson586 : les Saisons de Thomson réveillent le goût de la nature chez nos mondains ; et nos spirituels peintres des choses champêtres, les Saint-Lambert, les Roucher, sont de mauvais copistes d’un bon original. La mélancolie des Nuits d’Young, les effrénées et vagues effusions de YOssian de Macpherson donnent à la loi une satisfaction et un stimulant aux besoins intimes qui portent les cœurs vers les nobles rêveries et les ardents enthousiasmes. C’est, d’un bout à l’autre du siècle un chassé-croisé d’influences entre la France et l’Angleterre. Cependant il serait vrai, je crois, de dire que si beaucoup d’œuvres particulières des écrivains anglais furent chez nous en crédit, aucun mouvement considérable n’a son réel point de départ en Angleterre : nous trouvons dans le courant de notre littérature même, dans les transformations de l’esprit public et des mœurs sociales, dans l’apparition enfin de certaines originalités individuelles, les raisons essentielles de l’évolution du goût et des formes littéraires. Notre xviiie siècle s’est servi et autorisé de l’Angleterre, mais pour abonder en son propre sens, et réaliser ses intimes aspirations. La querelle des anciens et des modernes, Marivaux et Lesage, La Chaussée, Diderot et Rousseau nous font passer de Boileau à Chateaubriand, du goût classique au romantique, sans peine, sans heurt et sans lacune.

Dans le progrès des idées, ce chassé-croisé ne semble pas se produire. Nous entamons peu l’Angleterre : cependant Hume et Gibbon relèvent de nos philosophes, dont l’influence se fera sentir surtout en ce siècle sur le positivisme anglais. Mais, au xviiie siècle, l’Angleterre nous donne sans comparaison plus qu’elle ne nous emprunte. Shaftesbury, Bolingbroke sont des maîtres de pensée indépendante, de doute curieux et libre. Locke fournit à Voltaire son dada métaphysique, la possibilité pour un Dieu tout-puissant d’attacher la pensée à la matière. J’ai dit quelle impression la vie anglaise tout entière avait laissée en Voltaire. Montesquieu n’est pas loin de voir dans la constitution anglaise l’idéal du gouvernement. L’idée de la liberté anglaise devient un lieu commun de l’opinion publique ; le type de l’Anglais franc, indépendant, original jusqu’à l’excentricité, devient un type banal du théâtre et du roman. L’anglomanie se répand dans nos salons à la faveur de la philosophie, et les mœurs françaises s’imprégnent des usages et des goûts de nos voisins : on importe d’outre-Manche les courses de chevaux ; on établit la mode des thés à l’anglaise. Mais ici encore, je crois, la pensée de nos philosophes a été chercher eu Angleterre plutôt des soutiens, des exemples, des vérifications que des principes et l’impulsion initiale : c’est chez nous et de nous surtout que les inventions particulières par lesquelles les Anglais avaient mis leurs intérêts intellectuels et matériels, privés et nationaux, dans les meilleures conditions qu’ils pouvaient, ont assuré la diffusion. Fontenelle ne devait rien à l’Angleterre, et tout le xviiie siècle français est déjà dans Fontenelle.

L’Allemagne nous prend beaucoup, nous rend tard et peu587. Gottsched fonde l’école de l’imitation française. Lessing combat Gottsched : mais les maîtres de Lessing sont Bayle, Voltaire et Diderot. Diderot est le véritable créateur du théâtre allemand : les théories et les drames de Lessing en viennent. Voltaire est celui qui révèle Shakespeare à Lessing588. Wieland porte dans toutes ses œuvres et toute sa vie l’empreinte profonde des idées et de l’esprit français. Montesquieu est le docteur des hommes d’État. Mais l’idole des Allemands, celui qui laisse la trace la plus profonde dans la pensée allemande, c’est le sérieux et sensible, le Suisse et protestant Rousseau. Son influence se retrouve partout pendant un demi-siècle. Kant avouera qu’il lui doit sa morale. Fichte en procède, et Jacobi. C’est Rousseau qui développe en Allemagne un libéralisme exalté, la haine effrénée du despotisme, des privilèges nobiliaires, de l’oppression sociale : du Discours sur l’inégalité, du Contrat social sont sortis les Brigands (1780) et Intrigue et Amour de Schiller. Il favorise l’expansion de la littérature sentimentale, du lyrisme romanesque ou pittoresque. Sans doute, à la fin du siècle, les œuvres des Allemands commencent à pénétrer chez nous : on adapte, on traduit leurs drames, on s’enthousiasme pour le Werther de Gœthe589, pour les idylles de Gessner. Il y a harmonie parfaite entre le goût Louis XVI et la sensibilité allemande. Mais le mouvement de notre littérature n’en est aucunement modifié : ces succès ne sont pas des influences ; ce ne sont que des aliments où notre appétit trouve à se satisfaire.

Dans les littératures scandinaves, dans les littératures slaves, on trouvait à signaler encore l’influence de nos écrivains français, plus ou moins combattue ou limitée à la fin du siècle par celle des Anglais et des Allemands, prépondérante surtout en Russie avec Lomonosof et Soumarokof.

Plus universelle encore et plus absolue est la souveraineté qu’exerce l’esprit français par les formes sociales où il s’exprime. Notre vie de société possède un don de séduction infinie. Elle devient le modèle sur lequel toutes les cours, toutes les classes polies de l’Europe se règlent, et c’est à son prestige, à l’autorité de nos modes et de nos opinions mondaines que notre littérature doit la moitié de son crédit. L’Angleterre seule, encore ici, se défend et garde plus sensiblement son originalité : mais que d’individus pourtant elle nous envoie qui subissent le charme subtil de nos salons et de nos conversations ! Je ne citerai qu’Horace Walpole, l’ami de Mme du Deffand. Paris attirait les étrangers, qui ne venaient pas seulement en dévorer les beautés extérieures et les plaisirs publics : ils voulaient vivre de sa vie, être admis dans ces salons que toute l’Europe connaissait, et dont ils gardaient toute leur vie l’éblouissement. Paris leur faisait fête au reste : un large cosmopolitisme que ne troublaient pas les conflits des gouvernements, ouvrait les portes et les cœurs. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples, l’abbé Galiani, le prince de Ligne, le prince de Nassau, Stedingk, Fersen sont tout Français de goûts, de langue, d’intelligence : Garaccioli est désespéré quand sa cour le rappelle pour le faire ministre et vice-roi ; il semble qu’il s’enfonce dans la nuit. Qui ne sait les éternelles lamentations du pauvre abbé Galiani, exilé dans sa patrie, loin de la Chevrette, de Grandval et des vendredis de Mme Necker ?

Ceux qui ne pouvaient venir ou revenir vers le commun centre de tous les esprits, la France allait les trouver. Il y avait d’abord les correspondances littéraires, manuscrites comme celles de Grimm, imprimées comme celles de Métra. La Correspondance de Grimm590 est le chef-d’œuvre du genre : les princes qui s’y étaient abonnés sous la promesse du secret absolu, recevaient chaque mois toutes les nouvelles littéraires, dramatiques, philosophiques, politiques, mondaines, le jugement et l’analyse de toutes les publications importantes, le journal détaillé en un mot de la vie de Paris, avec laquelle ils restaient ainsi en communication constante. Nombre d’autres écrivains ou écrivassiers français furent alors les correspondants particuliers de souverains, de princes, de gentilshommes dont la France était la patrie intellectuelle. Et puis il y avait les correspondances intimes : tous ces étrangers qui passaient à Paris y laissaient des amis avec qui le commerce ne se rompait jamais, et dont les lettres leur portaient le parfum du monde enchanteur qu’ils regrettaient d’avoir quitté. Le roi de Suède, Gustave III, instruit dans la lecture de Bétisaire, enragé de tolérance, de haine anti-jésuitique, sentimental, enthousiaste, illuminé, despote avec cela, et voltairien de fait avec des exaltations à la Rousseau, avait pour correspondantes les comtesses d’Egmont, de Brionne, de La Mark, de Boufflers, tout un groupe de femmes intelligentes et franches. Les lettres de la bonne Mme Geoffrin faisaient la consolation du pauvre roi Poniatowski au milieu de la ruine de sa patrie ; et, quand elle alla le voir, cette bonne bourgeoise qui représentait l’esprit français fut reçue comme en triomphe. Les pays et les cours de l’Europe étaient inondés de Français, artistes, penseurs, poètes, précepteurs, lecteurs, secrétaires. Partout des comédiens français jouaient notre répertoire. Ce fut une grande époque dans la vie du pauvre Galiani quand Aufresne vint donner des représentations à Naples. Le théâtre Michel à Saint-Pétersbourg est dans l’Europe actuelle le dernier vestige des mœurs de l’autre siècle.

Les deux plus grands souverains du siècle, Frédéric II et Catherine II, se distinguèrent par leur goût pour les productions de l’esprit français. Frédéric II591 est à peine allemand de langue et d’intelligence : il ne parle que français, il fait venir Maupertuis. La Mettrie, d’Argens ; il tâche d’attirer Dalembert. On a vu avec quelles ruses et quelle opiniâtreté il a fini par enlever Voltaire. Il est vrai qu’il ne peut ni ne veut le retenir. Mais telle est la séduction qu’exercent l’un sur l’autre ces deux grands et lucides esprits, qu’ils ne pourront rester brouillés.

La Russie se francise si bien sous Catherine II592, que de nos jours seulement la langue russe se mettra sur le pied d’égalité avec la langue française dans les cercles de l’aristocratie. L’impératrice parle un français bizarre, brusque, incorrect, original ; elle écrit des comédies en français ; elle traduit Bélisaire en russe. M. de Ségur, le prince de Ligne sont en grande faveur auprès d’elle. Elle fait venir Diderot à Pétersbourg ; elle correspond avec Galiani, Grimm, Voltaire. Sans doute elle n’oublie jamais son rôle et ses intérêts d’impératrice ; elle se sert de Voltaire pour tromper le monde. Pourtant elle est profondément sincère ; elle est philosophe, éprise de bonne administration, d’ordre, de progrès économique. Elle aime les idées de Diderot, de Voltaire, leur esprit, leur style. Elle marque la mort de Voltaire comme un malheur public et un chagrin personnel : par ses soins, les papiers de Diderot et de Voltaire sont expédiés à Pétersbourg.

Ainsi par la littérature et par la société, la langue française se répand, devient vraiment la langue universelle : elle est reconnue pour le plus parfait instrument qui puisse servir à l’échange des idées. Jamais dans un autre siècle on n’a eu à compter tant d’étrangers parmi les plus exquis de nos écrivains. Les lettres de Gustave III, de Stedingk, du roi de Pologne valent celles de leurs correspondants français ; et il y a même trois étrangers qui ont écrit supérieurement notre langue : le prince de Ligne, l’abbé Galiani, et le roi de Prusse Frédéric II. Les Français même, au temps de Louis XVI, n’auraient pu indiquer personne autre que le prince de Ligne593 qui représentât la perfection de nos qualités mondaines : on aperçoit encore dans ses lettres cette souplesse d’esprit, cette universalité de connaissances, ce tact délicat, ce badinage aisé, cette grâce piquante qui séduisaient tour à tour Paris, Versailles, Joseph II, Frédéric II, Catherine. Son seul défaut est de s’abandonner trop : il est prolixe jusqu’à nous étourdir d’un excès de jolis propos où la substance est trop diluée.

Galiani594 a plus de fond et une forme plus « réveillante ». Il est érudit, liseur, penseur, paradoxal avec délices, prophète tour à tour lucide et saugrenu : esprit fin, plaisant, bouffon, ayant gardé dans son style un peu de cet accent napolitain, de cette gesticulation effrénée, qui rendaient sa conversation si amusante.

Mais Frédéric Il est un grand écrivain : le mot n’a rien d’excessif. A l’école de Voltaire, il s’est formé, dépouillé de ses germanismes d’esprit et de langue, il a trouvé la forme française et personnelle à la fois de son génie : un style ferme, éclairé de formules vigoureusement nettes ou familièrement pittoresques. Un fond de très sérieuse philosophie, une pensée libre, active, pénétrante, font de tous ses écrits, mais surtout de sa vaste correspondance une des plus intéressantes lectures que le xviiie siècle puisse fournir, même en négligeant l’intérêt historique. C’est à regret que je passe outre, mais il faut me contenter ici d’une sommaire indication.

Livre V
Indices et germes d’un art nouveau §

Chapitre I
Bernardin de Saint-Pierre §

1. Caractère et philosophie : causes finales et sentimentalité philanthropique. Harmonies pittoresques et rapports de tons : Bernardin de Saint-Pierre coloriste. — 2. Paul et Virginie.

Par le goût littéraire, le xviiie siècle est, ou se croit classique, continue, ou croit continuer le xviie siècle. Il s’en éloigne si bien, en réalité, qu’il aboutit à une révolution, et suscite le romantisme. Nous y avons déjà rencontré bien des choses qui étaient comme la préparation d’un avenir nouveau. Voici un écrivain qui semble se détacher tout à fait du passé. Bernardin de Saint-Pierre tient à Rousseau : mais il lui tient par tout ce qui séparait Rousseau de Voltaire et de l’école classique, par tout ce qui faisait de Rousseau l’ancêtre du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre nous porte au point même où nous rencontrons Chateaubriand.

1. L’originalité de B. de Saint-Pierre §

Ceux qui se figurent Bernardin de Saint-Pierre595 d’après ses oeuvres, se le représentent comme un suave bonhomme, au sourire angélique, à l’œil humide, les mains toujours ouvertes pour bénir : c’était un nerveux, inquiet, chagrin, pétri de fierté et d’amour-propre, ambitieux, aventureux, toujours mécontent du présent, et toujours ravi dans l’avenir qui le dégoûtait en se réalisant, un solliciteur aigre, que le bienfait n’a jamais satisfait, mais a souvent humilié, un égoïste sentimental, qui aimait la nature, les oiseaux, les fleurs, et qui a sacrifié à ses aises, à ses goûts, les vies entières des deux honnêtes et douces femmes qu’il épousa successivement : il accepta ces dévouements béatement, sereinement, comme choses dues, sans un mouvement de reconnaissance, sans même les apercevoir. Jamais caractère d’écrivain ne fut plus en contradiction avec son œuvre.

Et cependant cette œuvre s’explique par son caractère. La société le froisse : il se rejette vers la nature. Il la regarde et l’interprète selon le besoin de son cœur ; il y réalise son rêve d’ordre, d’harmonie, de bonté universelle, que la société avait trompé. Le malheur, c’est que le pauvre homme veut expliquer la nature sans être savant, et en se passant de la science. A chaque page des Études de la nature, son ineptie scientifique éclate : il n’y a que lui qui ù cette date puisse douter de la puissance des méthodes. Il n’y a que lui aussi qui puisse trouver des arguments en faveur du mouvement du soleil autour de la terre. Il est désolant de suffisance sentimentale, quand il rejette sans la comprendre la théorie du rendement de la terre vers l’équateur, et rend compte du flux et du reflux, ou du déluge, par la fonte des glaces polaires. Compagnon des dernières promenades de Rousseau, il répète les leçons de son maître comme un élève inintelligent. Cette haute doctrine de la Providence que Rousseau avait relevée, Bernardin de Saint-Pierre la compromet dans de ridicules applications, dans des raisonnements niais. Tout l’univers est une machine artistement montée par la Providence pour procurer le bien-être de l’homme : ce ne sont qu’harmonies, concerts, convenances, consonances, prévoyances, sans parler des compensations qui sont encore des convenances, et des contrastes qui sont des harmonies. Savez-vous pourquoi la Providence a mis les volcans au bord des mers ? « Si la nature n’avait allumé ces vastes fourneaux sur les rivages de l’Océan, ses eaux seraient couvertes d’huiles végétales et animales… La nature purge les eaux par les feux des volcans… Elle brûle sur les rivages les immondices de la mer. » Savez-vous pourquoi « la vache a quatre mamelles quoiqu’elle ne porte qu’un veau et bien rarement deux »? Non ? le voici : « Parce que ces deux mamelles superflues étaient destinées à être les nourrices du genre humain. » Vous doutiez-vous que « la nature oppose sur la mer l’écume blanche des flots à la couleur noire des rochers, pour annoncer de loin aux matelots le danger des écueils596 »? Ceci est exquis : « Les insectes qui attaquent nos personnes mêmes, quelque petits qu’ils soient, se distinguent par des oppositions tranchées de couleur avec celle des fonds où ils vivent ! » Louange au Seigneur qui fait vivre la puce noire sur la peau blanche, pour être plus aisément attrapée !

À Rousseau encore, Bernardin de Saint-Pierre a pris sa philosophie sociale, dont les effusions, mêlées sans cesse aux descriptions de la nature, font des Études un étonnant chaos. Mais là encore l’essentielle imbécillité de ce disciple apparaît : c’est un Rousseau affadi, radotant, affecté d’une sécrétion surabondante des glandes lacrymales. Pour lui, athées, riches, savants, ces trois termes se tiennent ; et c’est l’égoïsme des privilégiés qui a inventé les idées impies de force centripète on centrifuge. La clef de la méthode scientifique, c’est la maxime : faites fortune. Jamais la haine de l’inégalité sociale, du luxe, de l’aristocratie, l’amour de l’humanité, des humbles, de la simplicité, l’enthousiasme de la vertu n’ont revêtu des formes plus faussement, plus béatement, plus niaisement attendries : dès qu’on regarde la pensée de ce pauvre homme, hélas ! le mot niais est celui qui revient toujours à nos lèvres. Le malheureux ! il est responsable en grande partie du cours qu’a pris pendant vingt ou trente ans la religiosité excitée puissamment par Rousseau. C’est lui qui a créé les symboles de la religion philosophique, le culte laïque des grands hommes et des bons hommes, dont un Élysée national rassemblerait les cendres, les bustes, les monuments ; à côté des bienfaiteurs du genre humain, y seraient reçus le laborieux pêcheur et le charbonnier vertueux. C’est lui qui a placé au milieu d’une pelouse, dans une île, agréable, un temple en forme de rotonde, entouré de colonnes dédié à l’amour dit genre humain, et tout enguirlandé d’inscriptions morales597. Soyons juste pourtant : il a demandé des arbres sur nos boulevards, et de la musique pour les aliénés.

À travers l’incohérence et la puérilité des Études de la nature, on y découvre la matière d’un chef-d’œuvre, qui s’est fait : le Génie du christianisme. Lisez dans l’Étude onzième une page sur les migrations des animaux598 : vous verrez où Chateaubriand a pris la méthode et l’idée de son livre. Parcourez ces titres : du MerveilleuxPlaisir du mystère, — du Sentiment de la mélancoliePlaisir de la ruinePlaisir des tombeauxPlaisir de la solitude ; vous vous demanderez ce que Chateaubriand a trouvé599. Il n’a eu à trouver que l’idée très simple, l’idée de génie par laquelle la niaiserie philosophique est devenue efficace et profonde.

Bernardin de Saint-Pierre a encore ceci de commun avec Chateaubriand, que sa puissance de retenir et de renvoyer les images dépasse infiniment sa capacité de comprendre et de rendre les idées. Ce piteux philosophe est un grand peintre. Si on ne lit ses Études de la nature que pour y chercher de pures notations d’impressions sensibles, des images de sons, de couleurs, de mouvements, on sera souvent charmé. Il explique ridiculement la création : mais il a bien regardé les créatures. Et il nous habitue à les regarder. Prises comme enseignement d’art, ces études sont étonnantes par la justesse des indications qu’elles donnent sur les formes que l’univers offre pour matière à l’artiste. Ses descriptions ont cette précision serrée des détails qui en révèle l’origine : elles s’appuient sur une sensation première, qui se réveille sans être affaiblie ni déformée. Il a dans l’oreille les forêts agitées par les vents, dans l’œil les nuages colorés des tropiques. Ses tempêtes600 sont d’un rendu étonnant : tel sifflement du vent, tel craquement du mât, tel aspect, telle hauteur, telle écume des vagues, telles formations ou fuites de nuages, telle rougeur ou noirceur du ciel, tout est relevé, évalué, déterminé. Le bonhomme a disparu, avec son optimisme, son humanité et sa Providence : il n’y a plus qu’un artiste en face de la nature.

Sans y penser il nous achemine vers une révolution du langage : car il lui faut des mots propres, des mots techniques, les seuls équivalents à ses sensations et significatifs de leurs objets601. Il n’hésitera pas à nommer les convolvulus, les scolopendres, les champignons, les francolins, les oies sauvages, les palétuviers, les cocotiers, les calebassiers, les êtres les plus humbles et les plus vulgaires, les plus étranges et les plus inconnus du inonde végétal et du monde minéral. Aux épithètes littéraires qui qualifient, il substituera l’épithète pittoresque qui montre : il nous fait voir l’ouara rouge et noir au milieu du « feuillage glauque des palétuviers », le savia jaune et gris perché sur le poivrier aux fleurs ternes, dont il mange les graines602. La langue des couleurs est très riche chez lui : il ne nous donne pas simplement du rouge, comme la plupart des écrivains avaient fait avant lui ; mais il a toute une gamme de rouges : incarnat, ponceau, carmin, pourpre, vermillon, corail. Il a plusieurs jaunes aussi : jaune soufre, jaune citron, jaune d’œuf, orangé, safran, or, etc. Lisez le chapitre des couleurs603  : il y décrit des positions et des rapports de tons dans un lever ou un coucher de soleil, des colorations de nuages, blanc sur blanc, ombres sur ombres, avec une exactitude qu’envierait un peintre. J.-J. Rousseau voyait le ciel bleu, comme tout le monde : Bernardin de Saint-Pierre y a trouvé du vert, même « sur l’horizon de Paris », par une « belle soirée de l’été ».

Voilà les vraies découvertes qu’il a faites, et pour lesquelles la littérature lui est redevable. Du sentiment de la nature introduit par Rousseau, il nous fait passer à la sensation de la nature, à la pure sensation sans mélange d’idées ni même de sentiment. De la poésie il nous mène à la peinture, et il tente une hardie transposition d’art : il rend avec les moyens de la littérature, avec des mots, des effets qui semblaient exiger la couleur.

2. Paul et Virginie §

L’œuvre la plus populaire de Bernardin de Saint-Pierre est Paul et Virginie. C’est la même puérilité de philosophie que dans les Études de la nature, avec une psychologie étonnamment courte. Deux enfants s’aiment ingénument depuis leur naissance. Ignorants et pauvres, loin de toute civilisation, sans contact avec la société, affranchis des usages tyranniques, des préjugés corrupteurs, des faux besoins, des vaines curiosités, ils sont heureux et vertueux. La société les sépare : Virginie est appelée en France par une parente riche, donc égoïste. Notre monde effraie, dégoûte sa pauvre âme : elle revient, et meurt dans un naufrage, sous les yeux de Paul. Paul et les deux mères meurent bientôt. Nul enjolivement, pas d’esprit, pas d’intrigue, pas de peinture de mœurs. Une promenade de Paul et Virginie, une averse torrentielle, la crise du départ, la tempête où se perd le Saint-Géran : voilà les événements et les ressorts de l’émotion.

Le cadre est séduisant : c’est la nature des tropiques avec sa richesse éclatante et ses étranges violences. Deux ou trois paysages de l’île Bourbon, deux ou trois états du ciel : rien de plus, et cela suffit. Pas de rhétorique, mais un impressionisme sincère et puissant. Des mots propres, inouïs, bizarres, palmistes, tatamaques, papayers, dressent devant les imaginations françaises toute une nature insoupçonnée et saisissante. A peine quelques fausses notes que la sentimentalité philosophique du temps ne remarquait pas : « les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur ». Ailleurs « ces paisibles enfants de la nature » sont des singes qui se balancent dans les hauts cocotiers. Rousseau nous montrait Montmorency, la Savoie, la Suisse : une nature connue et familière. Ici, nous sommes dépaysés ; et l’étrangeté de ce monde exotique a une force particulière pour exciter en nous le sentiment des beautés naturelles.

L’effet de ce petit roman fut immense en 1787. Les beaux esprits avaient bâillé quand l’auteur l’avait lu chez Mme Necker : ils ne comprenaient pas qu’ils étaient dépassés. Sur le monde malade d’un abus d’esprit, lassé de la vie la plus artificielle qui fut jamais, disposé déjà par Jean-Jacques à goûter le sentiment plus que la pensée, cette églogue rafraîchissante tomba. L’innocence naïve, la nature sauvage, cela reposait du raffinement extrême des idées et des mœurs ; cela remplissait le vide secret, consolait le profond ennui des cœurs.

Nous en rabattons un peu aujourd’hui. L’églogue paraît mince et fade. Il ne faut pas comparer ce couple de Paul et Virginie aux amoureux de Dante ou de Shakespeare, à Paolo et Francesca, à Roméo et Juliette. Cependant Bernardin de Saint-Pierre a créé deux types, qui vivent : ce n’est pas peu sans doute. Ce ne sont pas deux caractères, ce sont deux noms, quelques sentiments élémentaires, simples, larges, plus rêvés qu’observés, quelques attitudes gracieuses ou touchantes ; c’est un doux et triste songe d’amour pur, par lequel l’humanité se repose des réalités rudes. Paul et Virginie sont d’irréelles et suaves figures de poème ; un sentiment élégiaque et lyrique les a créées. Ils sont de la famille des êtres que créeront Chateaubriand, Byron et Lamartine. Mais ils sont tout détachés de l’auteur qui les a formés, indépendants aujourd’hui de sa certaine personnalité, élevés à l’infinie réceptivité des légendaires symboles. Et enfin, grande nouveauté, ils sont très sensiblement conçus selon un idéal précis de beauté formelle : nous verrons bientôt d’où cette influence féconde a soufflé.

Voilà comment Bernardin de Saint-Pierre a puissamment contribué chez nous au renouvellement de la littérature. L’insignifiance de l’idée fait ressortir plus fortement l’impression poétique ou pittoresque. Avec une philosophie moins niaise, il représenterait moins bien un moment décisif de l’évolution du goût en France.

Chapitre II
Signes de la prochaine transformation §

1. Préparation du romantisme dans la littérature : sensation, sentiment ; thèmes tyriques. — 2. Préparation du romantisme dans la société. Types d’âme romantique : Mlle de Lespinasse, Mme Roland. — 3. Obstacles au renouvellement de la littérature : le monde, le goût, la langue. Exemple de Ducis.

Bernardin de Saint-Pierre nous introduit au romantisme. Tout le siècle est prêt avec lui, semble-t-il. Et cependant trente ans encore s’écouleront après Paul et Virginie (1787) ; une grande intelligence et un génie supérieur, Mme de Staël et Chateaubriand, se dépenseront sans que l’on aperçoive encore le port où l’on paraissait toucher. D’où vient cette suspension du mouvement, cette lenteur d’éclosion des germes ?

1. Tendances nouvelles de la littérature §

Mais d’abord ces germes existaient-ils bien ? Nous n’en douterons pas si nous ramassons sous nos yeux tous les indices de renouvellement prochain que la littérature et la société nous présentent.

Le genre en apparence le plus conservateur, le plus lié par les traditions et les règles, c’est le genre dramatique. Regardez ; de toutes parts la forme classique craque, et ne se soutient plus. De toutes parts, elle est en contradiction avec l’esprit qui l’emploie. Un goût singulier de représentation des choses sensibles, concrètes, particulières s’y insinue. On ne peut plus supporter les spectateurs sur la scène604: et cette scène rendue libre appelle l’action, le décor, la figuration. De l’Opéra et de la Foire, le souci de la mise en scène, des accessoires exacts et pittoresques, gagne la Comédie Française : les princesses grecques quittent leurs paniers, les héros romains rejettent leurs perruques. Mlle Clairon, qui montre Électre en haillons, fraye la voie à Talma, qui, au début de notre siècle, fera Cinna « laid comme une statue antique ». Regardez les costumes des méchants drames qu’on joue dans les dernières années de l’ancien régime : une curiosité réaliste s’y fait sentir : voyez notamment Préville en menuisier travaillant à son établi605. Lisez les indications si précises, si détaillées des drames de Diderot et de Beaumarchais : il y a là des effets tout extérieurs qu’on n’a pas dépassés. Nous ne sommes pas même encore arrivés à cette suppression de l’entr’acte, que Beaumarchais tentait pour la continuité de l’illusion. Comme avec cela l’action se complique, se charge d’incidents, elle se ramasse plus difficilement dans un seul lieu, en un seul jour. Beaucoup d’œuvres sont librement ordonnées selon les nécessités locales du sujet : ainsi le Barbier et le Mariage. Il est impossible que les unités continuent à tyranniser notre théâtre : la mise en scène, la structure des pièces, la curiosité physique des spectateurs réclament des cadres moins étroits. Même la forme du vers est menacée : la comédie, le drame l’abandonnent ; on tente la tragédie en prose. Les sujets se renouvellent : l’histoire de France, les histoires modernes s’emparent de la scène ; et ces sujets ne se contentent pas d’un vague décor sans caractère ; ils amènent infailliblement le pittoresque exact, les essais de restitution historique dans la composition littéraire et dans la représentation théâtrale.

Partout l’éveil des sens se fait sentir dans notre littérature jusque-là tout intellectuelle. Le roman se charge d’impressions, de descriptions du monde extérieur ; il substitue les silhouettes aux types, il indique les formes, les milieux, les fonds. Jean-Jacques fait de la beauté des campagnes, des bois, des cieux, un des objets nécessaires de l’art littéraire. Diderot abat la barrière qui séparait la peinture, l’architecture de la littérature ; il fait des œuvres des artistes une matière d’activité et de plaisir littéraires. Les littérateurs hantent les peintres, les sculpteurs, les architectes ; les uns et les autres font échange de pensées, de goût, d’idéal606 Les littérateurs même seront au premier rang dans les vives polémiques auxquelles donneront lieu les Bouffons d’abord, et plus tard la rivalité de Gluck et de Piccinni. De ces commerces tend à se dégager une esthétique générale, qui rétablira la littérature au nombre des arts.

Dans le même sens agit l’influence de la littérature anglaise, fortement physique et réaliste. Mais elle est sentimentale aussi et, lyrique, et par là, comme la littérature allemande, elle correspond à des caractères nouveaux que notre littérature est en train de développer. Depuis La Chaussée, mais surtout depuis Diderot et Rousseau, les types littéraires ont changé : d’actifs, raisonneurs, et conscients, ils sont devenus sentimentaux, imaginatifs, enthousiastes, mélancoliques. L’écrivain lui-même renonce aux exactes et fines analyses : il déborde de sensibilité comme ses personnages, il s’abandonne à des transports délirants ; son inspiration est fiévreuse, troublée, intempérante. On ne recherche plus la connaissance par la raison, mais la jouissance par le sentiment. Et l’on identifie par surcroît la vérité avec le désir ou l’amour. L’écrivain prend sa règle dans son tempérament personnel. Nous avons vu que la littérature, chez Diderot, chez Rousseau, chez Bernardin de Saint-Pierre, devient décidément individualiste : faut-il rappeler que Voltaire même, dans sa forme classique, est constamment tyrannisé par son individualité, que ses théories religieuses et politiques tiennent aux plus secrètes inclinations de son moi, et qu’enfin il n’a pas craint d’appliquer la grave, l’impersonnelle tragédie à la représentation de sa personne, de son ménage et de ses goûts ? Nous avons vu avec Diderot, avec Rousseau, les thèmes lyriques se constituer : les caractères propres du romantisme, l’infini des aspirations et des lamentations, le goût des larmes, des ruines, de la tristesse et de la mort, la recherche des contrastes touchants ou terribles, tout cela apparaît entre Rousseau et Volney607.

Enfin quel mot décisif que ce cri de Beaumarchais : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique… ! »

2. Tendances nouvelles de la société §

Et la société est en parfait accord avec la littérature. Sons sa brillante surface, ce monde est triste. Il s’est trompé quand il a cru s’assurer le bonheur par la morale facile. Il a permis avec une douce indulgence la libre poursuite du plaisir sensuel, sous la seule condition de respecter les convenances sociales, du reste singulièrement élargies ; et voici que de la sensation physique toute pure, dans laquelle il avait simplifié l’amour, est sortie la satiété ; la vanité même, par où on en relevait la saveur, n’a pas suffi à dissiper l’impression de langueur accablante, d’écœurante monotonie, que dépose à la longue dans les cœurs le libertinage du siècle. Par un chemin tout opposé, par l’intensité de la vie intellectuelle, on est conduit au même point. Un amour profond de la vérité, une noble foi dans la raison et dans la science soutiennent les savants adonnés aux plus âpres études. En ce temps-là même, les hommes qu’anime le véritable esprit scientifique embrassent avec bonheur les objets de leur pensée, lussent-ils bien creux et chimériques : un Dalembert, un Condorcet se satisfont par leur pensée. Mais le monde dont l’inquiète analyse est excitée par la vaine peur de paraître dupe, qui dissout par jeu la foi, l’autorité, la tradition, et ne tend qu’à mouvoir son intelligence, sans poursuivre de solides ou bienfaisants résultats, le monde s’épuise dans la continuité de l’action intellectuelle, sans but et sans passion. Les étincelantes conversations qui éblouissent par le dehors ne laissent au fond de l’âme qu’une désespérante sensation de vide et d’inutilité. Cette spirituelle société meurt de sécheresse et de froid : le trop d’esprit la tue. De là la maladie mondaine du siècle : l’ennui. On ne sait où se prendre. Un triste « à quoi bon ? » monte aux lèvres à tout propos.

Où chercher le remède ? Dès la fin du règne de Louis XIV, quelques fines natures l’ont entrevu. La vie sensuelle et la vie intellectuelle ont besoin d’être illuminées, réchauffées par la participation du cœur. L’intérêt sentimental qu’on prend aux choses, voilà le bonheur. Ainsi s’oriente le monde vers la « sensibilité », vers l’idée d’abord et le désir, peu à peu vers la réelle capacité des plaisirs du sentiment. L’imagination développe, multiplie, amplifie les impressions de l’âme et leurs résonances. Si bien que cette société, la plus intelligente, la plus sceptique, la plus raisonnable qui ait jamais été, finit dans les mélancolies sans cause et les espoirs sans mesure, dans les vagues attendrissements et les transports effrénés : elle ne croit plus au merveilleux de la religion ; mais Cagliostro la séduit, et elle court au baquet de Mesmer. Elle a soif de mystère et d’infini. Alors commence le règne de la musique, où l’on savoure le maximum de puissance émotionnelle uni au minimum de détermination intellectuelle.

Quelques types mondains nous représentent très nettement la transformation intime des âmes.

Mme du Deffand, qui a connu toutes les excitations de la vie sensuelle et de la vie intellectuelle, agonise dans l’ennui le plus aigu, le plus douloureux dont jamais âme humaine ait été torturée. Elle redouble son mal en l’analysant, elle en trouve la formule : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne pouvoir s’en passer. Elle a trouvé le remède aussi : dans l’extrême vieillesse, elle apprend à aimer, à pleurer ; elle guérit l’ennui par la souffrance. Dans la crise salutaire de sa vie, la littérature ne fut pour rien. Profondément indifférente à toutes ces œuvres de l’esprit français qui ne parlaient qu’à son esprit, secouée par instants et réveillée au contact de Shakespeare, elle a le goût incurable cependant : son intelligence n’est ouverte qu’à Voltaire. La vie seule l’a renouvelée et guérie. Elle a senti d’abord le besoin d’être aimée ; puis elle a aimé, d’un amour absurde, ridicule, tourmenté ; toutes les sécheresses de son cœur se sont fondues : jamais elle n’a plus vécu, et plus délicieusement, que depuis qu’elle est hors de la raison, hors de toutes les convenances, depuis qu’elle a ouvert en elle d’intimes sources de tendresse et de douleur.

Il n’y a de salut que dans l’amour, et dans l’amour-passion. Cette conclusion, où Mme du Deffand n’arrive que péniblement, par une affection sénile, Mlle de Lespinasse s’y réfugia de bonne heure. Elle ne laissa point dessécher son âme de feu dans les bienséances mondaines, ni dans l’exercice intempérant de l’esprit. « Il n’y a que la passion, disait-elle, qui soit raisonnable. » Et il n’y avait que l’infini qui la satisfit : « Je n’aime rien de ce qui est à demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. » Elle manifesta magnifiquement l’essentiel idéalisme de l’amour, par la disproportion de ses inassouvibles passions aux éphémères ou médiocres objets qui en étaient l’occasion. Quand elle eut perdu M. de Mora, quand elle eut mesuré M. de Guibert, l’univers, l’art, pas même la musique n’offrirent rien à son âme qui la contentât ; elle ne sentit plus de raison de vivre, et elle aima la mort. « J’ai souffert. J’ai haï la vie ; j’ai invoqué la mort ; mais, depuis le bûcheron, elle est sourde aux malheureux ; elle a peur d’être encore repoussée. Oh ! qu’elle vienne ! et je fais serment de ne pas lui donner de dégoût, et de la recevoir au contraire comme une libératrice 608. » Ne voyons-nous pas se former dans les cœurs et déborder sur les lèvres les sentiments romantiques, le lyrisme éperdu de l’amour ou du désespoir ? L’amour et la mort, c’est le thème que Leopardi, que Musset chanteront : Mlle de Lespinasse l’a vécu. Les âmes aussi élevées, aussi désespérées sont rares. Mais de tous les côtés nous rencontrons les dispositions enthousiastes ou rêveuses, le bouillonnement sentimental du désir ou de la tristesse, je ne sais quelle inquiète projection des sentiments intérieurs sur l’univers environnant.

Une petite bourgeoise qui demeure sur le quai, au coin du Pont-Neuf, se met à sa fenêtre au soleil couchant : « On eût dit, écrit-elle à une amie, que le roi du jour, descendu de son char derrière ces hauteurs, avait laissé suspendu au-dessus d’elles son manteau de couleur rouge et orangée. Cette couleur enflammant un large espace de la voûte céleste allait s’affaiblissant par degrés insensibles jusqu’à ce point de l’orient, où elle était remplacée par la teinte sombre des vapeurs élevées, qui promettaient une rosée bienfaisante609. » Et, la même, de sa petite chambre, écrivait encore : « Alexandre souhaitait d’autres mondes pour les conquérir : j’en souhaiterais d’autres pour les aimer610 ». Qui croirait qu’on attendra encore près d’un demi-siècle pour que Lamartine, Hugo, Musset répondent à cette voix ?

Et voici le prince de Ligne écrivant à une marquise française : d’un haut promontoire de la Crimée, le soir, il regarde la mer immobile, il reporte sa pensée sur tous les hommes, tous les peuples qui sont venus par cette mer, ont passé sur cette côte, ont vécu dans ces villes dont il vient de fouler les ruines. Il se demande ce qu’il est, où il va, le but et la fin de son agitation. Il voit tous les ravages du temps dans les œuvres et dans les cœurs des hommes. « Je juge le monde et le considère comme les ombres chinoises… Je pense au néant de la gloire… Je pense au néant de l’ambition. » Et la nuit descend, enveloppant le songeur ; les Tartares font rentrer leurs moutons ; une voix tombe du haut minaret : recueillant ses pensées, l’homme s’enfonce dans la nuit sur un cheval tartare611 . Qui reconnaîtrait là l’aimable héros de salon que fut le prince de Ligne ? Cette lettre où l’émotion intime s’encadre dans une vision de paysage, c’est une méditation lyrique.

3. Obstacles au renouvellement littéraire §

Quels furent donc les obstacles qui, en dépit de toutes ces dispositions et de tous ces indices, retardèrent l’évolution de la littérature et la constitution d’un art nouveau ? Ces obstacles, c’étaient le monde, le goût, la langue.

Le monde ne peut subsister sans les convenances ; les convenances interdisent la libre expansion de l’individualité ; l’émotion intense, l’émotion sincère est de mauvais ton. Ne pas se distinguer, voilà la règle suprême. Or individualité, intensité, sincérité, distinction (au sens étymologique, et non au sens mondain), tout cela, c’est où l’on tend ; et, si l’on y arrive, ce sera la défaite, même la fin du « monde ».

Le goût est fixé par des règles traditionnelles, qui sont concertées pour l’expression des idées, pour la facilité de l’analyse, du raisonnement, pour l’acquisition de la connaissance abstraite. Les règles barrent le passage à la sensation, l’excluent de l’œuvre littéraire. Elles ne reçoivent le sentiment, la passion que comme objet d’étude analytique. Elles imposent des formes fixes, rigides, immuables, à la matière dramatique ou poétique, et nul n’a droit de s’affranchir des procédés connus, de renoncer aux moules usés, aux répliques sans fin des mêmes modèles : le monde a adopté les règles et en fait une partie intégrante de ses convenances.

Enfin la langue des livres et des salons est un système délicat de signes aptes à représenter des idées ; elle est indigente de formes figuratives des choses concrètes, vide de propriétés évocatrices des émotions. Elle est exacte, sèche, fine, agile, incolore. Elle est réfractaire à la poésie, tout au plus susceptible d’éloquence. Dès qu’on veut l’employer à représenter des sensations, des passions, plutôt que des idées, des impressions plutôt que des déductions, elle sonne faux ; elle se tend, et craque ; elle se boursoufle, et bâille. Elle ne peut éviter l’emphase. Elle ne sert qu’à l’analyse : ses qualités les plus exquises la rendent impuissante aux synthèses.

Pour que le renouvellement de la littérature s’accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée.

N’avons-nous pas vu Rousseau, en qui est la source du romantisme, pénétrer plus profondément dans les âmes qui vivent hors du monde, comme Mlle Phlipon ? Dans le monde, il faut des âmes d’exception, et de rares passions, pour forcer l’obstacle qu’il oppose : le cas de Mlle de Lespinasse est unique. Lisez la lettre du prince de Ligne que je résumais tout à l’heure ; et vous verrez comment l’habitude des relations mondaines, de la pensée abstraite, du langage élégant et analytique a dégradé l’admirable thème lyrique que la disposition momentanée de son âme lui avait ouvert. Mme du Deffand n’a jamais pu se défaire de sa lucidité cruelle, de son spirituel sang-froid d’intelligence, de son sec, conscient et critique langage. Voltaire est resté d’un bout à l’autre du siècle le grand, l’incomparable poète, le modèle unique et inimitable. Ceux qui méprisent l’homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau :

« Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses vers un grand poète ». Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la langue qu’elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par l’opinion du inonde, bien qu’en contradiction avec ses secrètes aspirations.

Voltaire mort et devenu l’intangible idéal, l’abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. Le cruel abbé ! son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l’industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. Il était didactique et descriptif à jet continu : et il a réussi à exprimer les notions de toutes les choses sensibles, sans en avoir ni en donner peut-être une seule fois l’impression. Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. Le triomphe de son art, c’est l’expression indirecte qui oblige l’esprit à résoudre une petite équation ; il n’est suggestif que de signes, qu’il s’agit de substituer à d’autres par une rapide opération, pour déterminer la valeur intelligible du vers ou de la phrase. Et ce bel esprit qui n’a jamais su faire que des inventaires ou des catalogues, à sa mort mit la France en deuil : ses funérailles furent une apothéose, et l’on croyait enterrer avec lui la poésie !

Un écrivain, à la fin du xviiie siècle, nous aide à mesurer de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits. Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis612. Il avait l’âme idyllique et héroïque, tendre et enthousiaste. Delille ne le satisfaisait pas : il ne lui rendait pas « le charme de la nature qui est à elle, et que tout l’esprit du monde ne peut saisir ». Shakespeare l’enchantait, le vrai Shakespeare, et tout Shakespeare. Eh bien ! il n’a pas pu, pas su rendre les impressions de son âme, les conceptions de son esprit, emprisonné qu’il était dans le respect des convenances, des règles et du style. Il nous fait rire quand il nous parle des « jeux de tonnerre », unis aux « jeux de flûte » dans son « clavecin poétique », ou de « ce je ne sais quoi d’indompté » qui soulève son âme honnête : il ne se flattait pas pourtant ; mais il ne s’est pas répandu dans son œuvre. Il nous apparaît vaguement confondu dans la troupe des versificateurs, à peine distinct par un air original de bonté attendrie, sans emphase et sans fadeur : voilà pour ses poésies ; pour son théâtre, il ne s’est sauvé de l’oubli que par le ridicule.

Il a rogné les drames de Shakespeare avec d’impitoyables ciseaux sur le patron de Voltaire : il y a retaillé des tragédies à la française, creuses, sentencieuses, sentimentales, avec tous les agréments traditionnels, billets, travestis, méprises, conspirations, songes, confidents. Ophélie est une princesse de tragédie, fille de Claudius, afin que l’amour et la nature déchirent le cœur du sensible Hamlet. Un banal édit forme un obstacle pour séparer les deux amants, avant les révélations du spectre. Plus de comédiens, bien entendu, et plus de pantomime : presque plus de monologue ; à peine quelques traits de cette admirable méditation surnagent. Plus de fossoyeurs ni de crânes. Au dénouement, une sédition où Hamlet tue Claudius : et Gertrude se tue, pour éviter un parricide au sympathique jeune premier. Et Roméo ! Plus de frère Laurent, plus d’alouette aussi : en revanche Dante est appelé à corser Shakespeare : Montaigu en prison dévore ses quatre fils ! Juliette et son Roméo sont un couple quelconque, des amis d’enfance ; Roméo élevé près de Juliette sous un faux nom : et quand nous le voyons, le doux, le tendre, le poétique enfant de Shakespeare est un « guerrier redoutable », un général vainqueur, enfin l’insipide héros cent fois revu. Il semble même que nous rétrogradions à Timocrate : Roméo, en sa vraie qualité de Montaigu, tue le fils de Capulet, et Capulet, pour venger son fils, s’adresse à Roméo, son fils adoptif sous le nom de Dolvedo. Voltaire ici est dépassé. Voici lady Macbeth : elle s’appelle Frédegonde. Selon la poétique établie depuis Crébillon, Malcolm, fils de Duncan, est cru fils d’un simple montagnard. Pas de sorcières, sauf dans une timide variante. Othello s’expédie en vingt-quatre heures. Othello et Hédelmone (nom plus classique sans doute que Desdémone) ne sont pas mariés. Un amoureux qui a en effet des entretiens secrets avec Hédelmone donne de la jalousie à Othello : l’action est réduite à une rivalité d’amour, et l’intrigue est un long quiproquo, comme dans Zaïre. Iago, ce terrible Iago que Ducis admirait, a disparu. Le teint d’Othello est éclairci. Plus de mouchoir, mais un billet. Un noble poignard remplace le trivial oreiller. Enfin le dénouement est à volonté : une variante marie les deux amants, pour la satisfaction des âmes sensibles.

Pour le style de Ducis, en voici le son :

C’est un de ces mortels qui. dans l’obscurité,
Par de mâles travaux domptent l’adversité.
Qui, près de leurs enfants, de leurs chastes compagnes,
Coulent des jours heureux, au sein de ces montagnes613.

Cet échantillon suffit, je pense.

Ducis avait du génie, l’âme haute, l’esprit large : et voilà où le respect du public, l’observance des règles, les scrupules de style l’ont mené.

Rien ne pourra se faire tant que le monde gardera sa souveraineté ; le monde ayant disparu, les règles ne se soutiendront plus : mais rien n’aboutira tant que la langue littéraire ne sera pas refondue.

Chapitre III
Retour à l’art antique §

1. L’Académie des Inscriptions ; le comte de Caylus. Barthélémy et l’Anacharsis. Réveil du goût de la beauté antique. — 2. André Chénier : par où il est du xviiie siècle. Les Églogues, les Iambes : art classique, inspiration antique.

Il se produit vers la fin de l’Ancien Régime un fait assez considérable, qui modifie la littérature : on voit l’antiquité gréco-romaine reparaître, et ramener, comme il était naturel, un idéal de beauté formelle et plastique. Cela est sensible, quand on passe de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre : Julie et Saint-Preux n’ont que la grâce française, l’expression des physionomies ; Paul et Virginie ont la noblesse antique, la pureté des lignes ; les premiers font un couple qui intéresse nos âmes, les autres un groupe qui séduit nos yeux. Que s’est-il donc passé ?

1. Réveil du goût de la beauté antique. §

En dehors du mouvement philosophique s’est formé un courant d’études d’archéologie et d’art, qui avaient pour objet les monuments antiques, ruines d’architecture, fragments de peintures statues, vases, débris de toute sorte et de tout âge. Ce courant avait sa source dans l’érudition bénédictine, qui nous a donné l’Antiquité figurée du Père Montfaucon : là comme dans les autres matières d’érudition, l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres recueillit l’héritage des Bénédictins et se substitua à eux pendant le xviiie siècle ; en elle fut le centre, d’elle partit la direction de recherches d’érudition critique, philologique, historique, archéologique, auxquelles notre siècle doit tant.

La société et la littérature, depuis la querelle des anciens et des modernes, s’étaient désintéressées de l’antiquité. On n’enseignait plus le grec dans la plupart des collèges ; l’étude en était facultative dans les autres. On étudiait le latin : mais dans Cicéron et dans Tacite, dans Virgile et Lucrèce, on ne cherchait qu’une rhétorique, ou une philosophie. On n’essayait pas de voir, par l’histoire, la vie de ces grands peuples ; on oubliait totalement quelle place l’art avait tenue dans leur civilisation. Ceux des littérateurs qui parlent des Grecs et des Romains en parlent avec une connaissance bien superficielle, ou même avec une inintelligence grossière : lisez les jugements de Voltaire et de La Harpe. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres entretînt le goût sérieux et l’exacte connaissance de la Grèce et de Rome.

Tandis que d’autres travaillaient sur les langues, sur l’histoire, sur la religion, sur la science de l’antiquité, le comte de Caylus614, un original de vif esprit et de puissante curiosité, faisait de l’archéologie son domaine. Il avait voyagé en Italie et dans le Levant ; il était en correspondance avec tous les savants et tous les antiquaires de l’Europe. Il étudiait infatigablement les débris de l’art antique, les procédés, les matériaux, la signification, l’usage, etc. : toutes ces études partielles tendaient à restaurer dans les esprits une représentation plus fidèle de la vie antique. Il s’enfermait volontairement dans la technique et le détail, et méprisait les philosophes qui parlent de tout sans rien savoir : les philosophes le lui rendaient bien, et sa réputation en a souffert. Mais Caylus n’était pas un érudit seulement, c’était un artiste ; dans l’archéologie il cherchait des leçons pour nos peintres et nos sculpteurs. Ce fut là son idée originale. Il servit de trait d’union entre l’Académie des Inscriptions et celle de Peinture et Sculpture. Il essaya de ramener nos artistes de l’idéal spirituel et galant à l’idéal sévère de la Renaissance et de l’antiquité. Il leur offrit les sujets antiques dans ses tableaux d’Homère et de Virgile (1757). Personne plus que lui ne contribua à changer la direction de l’art français : Vien procède de lui, et David est l’élève de Vien (Serment des Horaces, 1784). L’architecture avec Soufflot revient aussi aux formes antiques. Cette révolution n’est pas sans conséquence pour la littérature : car les artistes et les littérateurs ne sont plus deux mondes fermés, inconnus l’un à l’autre. De plus, l’institution des Salons donnait aux artistes un puissant moyen d’action sur la société ; et désormais, dans la formation du goût général, entrera une certaine dose de tendances et de jugements esthétiques.

Tout concourait alors à élargir l’importance de la révolution qui se faisait dans l’art. Les voyages615 se multipliaient en Italie, en Grèce, dans le Levant ; et les relations des voyageurs rendaient un intérêt aux œuvres de la poésie antique, en faisant connaître tous ces pays où étaient nés les chefs-d’œuvre qui en étaient le cadre ou la matière, en décrivant les ruines de ces monuments dont l’antiquité avait parlé, ou dans lesquels elle s’était survécu. La découverte d’Herculanum et de Pompéi616 frappa vivement les imaginations : cette réapparition de villes enfouies depuis dix-sept siècles fut le fait saisissant qui captiva l’esprit mondain, et mit le gréco-romain à la mode. Cette mode se marque par le caractère du style Louis XVI, dans l’ornementation et l’architecture : au rococo commence à succéder le pompéien ; on reprend les motifs de décoration que les fouilles récentes ont fait connaître ; des lignes plus simples, plus sévères commencent à rappeler la noblesse des formes antiques.

Un savant617 peut alors concevoir le projet de ramasser dans un ouvrage de vulgarisation toute la civilisation grecque, telle que la science du temps l’a restituée, vie publique et vie privée, religion et philosophie, poésie et art, monuments et paysages. Il propose au public de lire cela : et le public lit, le public est charmé. La clarté de l’exposition, l’agrément facile que l’abbé. Barthélémy répand sur sa solide érudition, sont pour quelque chose dans le succès du Voyage du Jeune Anacharsis : mais le goût du public y a été pour beaucoup aussi ; le livre est venu à son heure. Par lui, l’antiquité sort de l’abstraction : on la voit, un peu molle et sensible, vraie pourtant et surtout réalisée dans des formes plastiques qui en représentent bien le caractère le plus original, et le moins considéré jusque-là par les littérateurs.

De ce mouvement est sorti le changement que nous signalions dans la facture des œuvres littéraires. Une élégance un peu douceâtre et convenue, une noblesse un peu creuse et de décadence se remarquent très aisément dans les conceptions poétiques ou dramatiques des écrivains de la fin du siècle. Il y a un style Louis XVI dans la littérature, et le groupe de Paul et Virginie nous en présente la plus harmonieuse création. Ce sera ce goût antique qui ira se développant sous la Révolution, favorisé par les événements politiques et par le mouvement des idées : dégagé de plus en plus des éléments mondains, élégants, spirituels, auxquels il s’est allié d’abord, il créera des formes pures et froides ; il réalisera l’harmonie sans la vie, et la beauté par l’effacement du caractère ; il suscitera la correcte poésie des Fontanes, des Luce de Lancival et des Chênedollé ; il imposera même à l’imagination brûlante de Chateaubriand les idéales figures de Cymodocée et d’Atala, qui ressemblent à l’antique tout juste comme des marbres de Canova.

Il était important de signaler le courant qui porte les esprits de nouveau vers l’art gréco-romain : nous découvrons ainsi les origines, la place d’un génie original que, sans cette étude préalable, on ne sait où loger dans l’histoire de notre littérature. L’antiquité, je pourrais dire l’archéologie et l’art grec, ont leur poète à la fin du xviiie siècle, le plus grand, le seul grand de tout le siècle : et nous voici conduits à André Chénier.

2. André Chénier §

André Chénier618 ne fut connu de son vivant que par quelques odes et dithyrambes qui le classent à côté de Lebrun : son lyrisme est une éloquence vigoureuse, travaillée, non exempte d’emphase et de rhétorique. Il n’a été révélé qu’après sa mort : la Jeune Captive, la Jeune Turentine furent imprimées dans la Décade et le Mercure ; les Œuvres ne parurent qu’en 1819. Le succès fut considérable, mais l’heure était passée où Chénier pouvait exercer une influence par ses propres et réelles qualités. Les vers étaient beaux : donc ils n’étaient pas classiques. Les romantiques qui se cherchaient partout des précurseurs, l’adoptèrent, et l’originalité de Chénier se fondit dans le grand courant romantique.

Il était tout le contraire d’un romantique. Il appartient au xviiie siècle, et il est tout classique, le dernier des grands classiques : ce qui a trompé sur lui, c’est qu’il était poète, en un siècle qui avait ignoré la poésie ; et c’est qu’il avait retrouvé, parmi les pseudo-classiques de son temps, le secret du véritable art classique. Le moyen âge ne l’a jamais préoccupé ; il a été indifférent même au xvie siècle : le maître où il allait étudier, c’était Malherbe ; ses modèles, c’étaient les Latins et les Grecs. Jamais homme ne fut plus éloigné de la religiosité mélancolique ou enthousiaste des Chateaubriand et des Lamartine : « athée avec délices », selon le mot de Chênedollé, le xviiie siècle dont il était n’était pas celui de Rousseau ; c’était celui de Voltaire, de l’Encyclopédie, de Buffon, le xviiie siècle irréligieux, sensualiste, et scientifique. Il appartient, par sa pensée, au même groupe que Condorcet et Volney : il a le culte et l’ivresse de la raison, et son rêve a été de donner une expression poétique aux conquêtes de la raison. Il a formé des plans de grands poèmes qui s’appelaient la Superstition, l’Astronomie, l’Amérique, l’Hermès : l’Amérique devait contenir « toute la géographie du globe » et « le tableau frappant et rapide de toute l’histoire du monde », considérée du point de vue de la tolérance et de la philosophie ; c’était un Essai sur les mœurs en vers. L’Hermès aurait exposé le système de la terre, sa formation, l’apparition des animaux et de l’homme, la vie de l’homme primitif avant la constitution des sociétés, le développement des sociétés, politique, moral, religieux, scientifique : en somme, le cinquième livre de Lucrèce, refait, agrandi, développé au moyen de l’Histoire naturelle de Buffon. Cette poésie-là, avec plus de force de pensée, plus de génie et d’art dans l’expression, n’est encore que la poésie des Delille et des Esménard : elle est essentiellement didactique, analytique, intellectuelle ; elle ne dépasse pas le ton oratoire.

Dans ses élégies, il se découvre encore le vrai fils de son siècle.

Le Chénier qu’elles nous offrent est un homme du monde, qui n’a que des sens, qui court après « le plaisir », et ne spiritualise point l’amour. Sa Camille « aux yeux noirs », sa « Julie au rire étincelant », sa Rose « dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs », sont de faciles créatures ; et ce qu’il espère, ce qu’il se promet de ses vers, c’est qu’ils soient un code d’amour et de volupté ; c’est qu’ils échauffent les désirs dans les jeunes âmes, et qu’ils éloignent « du cloître austère » la pensée des vierges619 . Ce Chénier-là est tout proche de Parny.

Mais il a fait les Églogues et les Limbes, et c’est par là qu’il semble se séparer de son temps.

Par ses Églogues gréco-latines, il se rattache au groupe des savants qui, derrière la littérature bruyante des salons et de l’Encyclopédie, retrouvaient l’antiquité, et la représentaient aux artistes. Chénier a connu ce mouvement ; il y a participé ; il l’a propagé dans la poésie. Guys, l’auteur d’un Voyage de Grèce, était des amis de sa famille. Il fréquenta le philologue Brunck, dont les Analeeta veterum Græcorum620 furent une de ses lectures favorites. A Londres, il se procura les poètes latins de la Renaissance italienne, Sannazar et autres : ces reproductions artistiques de la forme antique le ravirent. Son hymne à David sur le Serment du Jeu de Paume, n’est pas seulement une manifestation de libéralisme politique, il y célèbre le génie et le goût du peintre.

Il avait un avantage sur tous ceux qui étudiaient ou imitaient l’antiquité : il était né à Constantinople, et par sa mère, une Santi l’Homaca, il était demi-Grec. Il avait dans le sang, il reçut parmi ses premières impressions d’enfance, quelque chose qui lui permit de comprendre la beauté antique : il la sentait toute voisine de lui et dans une parfaite harmonie avec son intime organisation ; où les autres ne voyaient que des souvenirs de collège ou des décors d’opéra, il saisissait sans effort les réalités concrètes. A son origine, sans doute, il doit ce caractère unique chez nous d’être plus Hellène que Latin : réfractaire même au génie proprement romain, et dans la poésie romaine incapable de saisir autre chose que les reflets de son aimable Grèce, la vraie patrie de son esprit : ses auteurs préférés, avec les purs Grecs, sont les poètes de l’alexandrinisme latin.

Ainsi s’explique qu’il ait pu faire ses églogues, qui sentent si peu le pastiche. L’Aveugle, le Jeune Malade, la Jeune Tarentine, la Liberté, d’autres pièces encore, une foule de fragments inachevés, d’inspirations inemployées sont des œuvres absolument sans pareilles dans notre littérature. Cela a l’air des choses antiques, sans rien d’artificiel : c’est une poésie légère, limpide, plastique, baignée de lumière, aux formes harmonieuses et faciles, qui semblent spontanément écloses, un art sûr et sobre, qui se dérobe partout, et jamais ne défaut. Mais comment cette perfection a-t-elle été possible ? Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y trouvait réalisée aussi. Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions. Lisons un petit fragment, le n°29 de l’édition de M. de Chénier : rien dans le ton ni la couleur ne le distingue des imitations de Théocrite ou de Moschus ; on reconnaîtrait dans ces huit gracieux vers une inspiration antique, sans cette note autographe du manuscrit :

« Vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792, et écrit à Gournay le lendemain ». L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. Voilà par où il se distingue des « fabricants d’antiques » de l’époque révolutionnaire et impériale.

C’est pour cela qu’il a fait un choix si restreint, si exclusif dans l’immense richesse de l’hellénisme. Il laisse les graves poètes et les penseurs profonds ; Aristote. Thucydide ne l’inquiètent guère. Il ne s’arrête pas à la sublimité de Pindare : de Sophocle il retiendrait surtout les rossignols de Colone. La Grèce qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des îlots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme, c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en effet, ne change pas quand on passe des Elégies aux Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.

Les ïambes sont aussi, par leur forme, d’inspiration antique : Archiloque et Horace ont fourni ce rythme inégal, pressant et vigoureux. Chénier les écrivit pendant les quatre mois et vingt jours qui séparèrent son arrestation de son exécution. Il avait accueilli la Révolution avec joie, confiance, enthousiasme ; mais il ne tarda pas à s’inquiéter, à s’indigner : il était monarchiste constitutionnel, il avait Jacobins et Girondins en exécration. Il donna cours à ses sentiments dans les ïambes : la haine de ceux qui gouvernaient, l’horreur des massacres et des supplices, le mépris de la légèreté égoïste des victimes, la révolte d’une âme qui aspire à vivre et à agir encore, d’âpres malédictions, d’amères défiances, des fiertés hautaines, de douloureux désespoirs, tout le contenu de ces poèmes, comme leur forme, nous mène bien loin de la satire didactique de Boileau, de la satire épigrammatique de Voltaire, de la satire oratoire de Gilbert. Par les ïambes, la satire retrouve son caractère lyrique.

André Chénier a un rôle particulier dans l’histoire de la versification française. On en a fait parfois à tort l’inventeur des rythmes romantiques. Non : pas plus ici que par l’inspiration, il n’est romantique. Mais il n’est pas non plus un pur classique : l’art de Boileau, les règles de Voltaire ne lui suffisent pas ; et voici ce qu’il fait : il répète pour son compte la tentative de Ronsard, sans s’en douter, pour la même raison et de la même manière que Ronsard. Il est grec lui aussi, et grand humaniste : aussi tente-t-il une imitation serrée de la technique des anciens. On peut reconnaître à chaque moment dans son style, dans le choix d’une épithète, dans certaines métaphores et figures, un emploi systématique des procédés d’élocution qui sont familiers aux poètes grecs et latins.

Il a fait de même dans sa versification. Il a même, comme Ronsard, et avec le même succès, tenté l’ode pindarique ; une de ses odes offre la strophe, l’antistrophe et l’épode. Son ode sur le serment du Jeu de Paume, avec ses 22 strophes de 19 vers, toutes identiques par la succession des mètres, et présentant toutes le même dessin compliqué, est une pièce massive et manquée, comme l’ode à l’Hôpital. L’humanisme de Chénier l’a conduit aux mêmes excès qui avaient perdu Ronsard. Il a été mieux inspiré quand il a importé l’ïambe : à vrai dire, ce n’était pas une forme tout à fait nouvelle ; à ne compter que le nombre des syllabes, les Adieux de Gilbert à la vie offrent précisément le même mètre. Mais Gilbert distribue ses ïambes en distiques, et assemble les distiques en quatrains. Dans André Chénier, le rythme est libre et délié : la pensée se déroule à travers les alexandrins et les octosyllabes, sans autre loi ni mesure que leur régulière alternance.

Nous touchons ici à la grande innovation qu’il a tentée dans la versification. Avant lui, les poètes classiques ont tendance à faire coïncider les coupes rythmiques et les coupes grammaticales : ils évitent l’enjambement, soit de vers à vers, soit de strophe à strophe ; autant que possible ils enferment un sens complet dans chaque élément métrique, vers, partie de strophe, ou strophe. Leurs alexandrins se distribuent naturellement en unités indépendantes, vers sentencieux, ou distiques : le distique est l’élément constitutif de leur période poétique. Les stances, strophes, couplets s’organisent semblablement par assemblage de couples ou de triades de vers : quatre, six, huit, dix, voilà les nombres qui en déterminent ordinairement la composition ; et dans chaque forme sont ménagés des repos fixes, où le sens s’arrête avec le vers. Chénier, entraîné par l’exemple des Grecs, substitue l’harmonie à la symétrie. Au lieu de tenir toujours à l’unisson le mètre et la phrase, d’en faire coïncider le dessin et le développement, il pose le principe de la discordance : il multiplie l’enjambement, même l’enjambement d’une syllabe, de vers à vers, de strophe à strophe, à l’imitation des lyriques grecs, des chœurs de tragédie, des odes d’Horace. Il évite les distiques, quatrains, sizains ; quand le distique est la forme métrique, il a soin que les arrêts du sens ne correspondent pas aux divisions du mètre. Le développement de la phrase dans les pièces manomètres est aussi varié, aussi inégal que possible, de façon à rendre impossible une découpure symétrique. Tantôt le sens emporte une longue suite d’alexandrins, tantôt très peu, jamais des nombres égaux, ou liés par des rapports simples et sensibles ; toujours il désarticule le vers, s’arrêtant partout ailleurs qu’à l’hémistiche, sur la troisième, sur la quatrième, sur la neuvième, sur la dixième syllabe, se terminant parfois à l’intérieur du vers. De temps en temps, à intervalles inégaux, le sens et le vers se ferment ensemble, et l’accord se fait de la structure grammaticale et de la structure rythmique621.

Il y a là quelque chose d’analogue à la dislocation du vers classique que les romantiques ont réalisée. Le désavantage de Chénier, c’est que son essai ne vient pas d’une étude directe du vers français, et du sentiment de ses propriétés intimes : il fait une application extérieure de la technique gréco-romaine à notre versification nationale ; et de là vient, malgré son art infini, ce qu’il y a parfois de dureté, d’« arrythmie » dans certains prolongements des périodes, dans certaines hachures des mètres.

Sixième partie
Époque contemporaine §

Livre I
La littérature pendant la Révolution et l’Empire §

Chapitre I
Influence de la Révolution sur la littérature §

1. Destruction de la société polie. Médiocrité de la littérature révolutionnaire. — 2. Expansion et puissance du journalisme. Le journalisme révolutionnaire : Camille Desmoulins.

L’époque où nous arrivons est une époque de transition : on peut hésiter si l’on doit la rattacher au passé ou à l’avenir. La littérature de la Révolution et de l’Empire appartient au xviiie siècle, par toutes ses basses œuvres : par tout ce qu’elle a de considérable, c’est le xixe siècle qui s’ouvre. J’ai donc dû rattacher cette période plutôt à la littérature contemporaine.

La production littéraire fut alors abondante622. A parler en général, elle n’a jamais été plus insignifiante, de forme plus vulgaire ou plus factice, plus médiocre ou plus fausse de pensée. Écartons donc toute cette masse d’écriture inutile, qui n’ajoute qu’un poids mort à notre littérature. Venons à l’essentiel : cette période nous présente trois faits considérables qui intéressent la littérature : la destruction de la société polie, le développement du journalisme, l’épanouissement de l’éloquence politique. Elle nous offre trois grands noms : Mirabeau, Mme de Staël. Chateaubriand.

1. Ruine de la société polie §

La Révolution a fermé les salons. En suspendant pendant dix ou douze ans la vie mondaine, elle a soustrait la littérature aux conventions de pensée et aux élégances de diction que celle-ci imposait. Même lorsque les salons se rouvrirent et que la vie de société reprit son cours, jamais l’ancienne tyrannie du goût des gens du monde ne fut rétablie : même sous la Restauration, et à plus forte raison depuis, les plus célèbres salons n’eurent jamais qu’une influence très limitée. Alors que, depuis le xviie siècle, le monde était comme le milieu naturel de l’espèce des écrivains, alors que les ouvrages devaient, pour réussir et vivre, lui être et destinés et adaptés, il arrivera rarement désormais que les écrivains les plus illustres, les plus à la mode même, soient des hommes du monde, et y prennent l’esprit, la couleur de leur œuvre. Cela aura pour premier et sensible effet de reporter du dehors au dedans la règle, la loi de la création littéraire, de rendre l’écrivain dépendant de son seul tempérament, de son propre et personnel idéal : à moins — ce qui arrivera aussi — qu’à la tyrannie du monde ne se substitue la tyrannie des écoles, des ateliers, des sociétés professionnelles, imposant d’absolus mots d’ordre, d’exclusives formules, et décriant la concurrence. En tout cas, jamais depuis 1789 la littérature n’a reçu du public mondain ni impulsion, ni direction. Et cela revient à dire que les femmes ont perdu leur empire presque deux fois séculaire. Je crois, en effet, qu’un des caractères généraux de la littérature qui s’est développée en ce siècle, orientée tantôt vers la science et tantôt vers l’art, c’est d’être une littérature d’hommes, faite surtout par et pour des hommes.

Avec le monde, la Révolution emporta le goût classique. Ce n’est pas parce que les collèges, comme les salons, furent fermés : on les rouvrit. Mais ce qui soutenait le goût classique, c’était le monde, une aristocratie de privilégiés si bien dispensée des spécialisations et des actions professionnelles qu’elle en regardait la marque comme disqualifiant l’honnête homme : alors l’éducation pouvait n’avoir pour fin que l’ornement et le jeu de l’esprit. Mais la constitution démocratique de notre société a donné place à l’éducation scientifique, aux études techniques et spéciales, à côté, même au-dessus des lettres pures : le public qui juge les livres n’est plus homogène, et surtout, en dépit de nos programmes d’instruction, ne renferme qu’un bien petit nombre d’esprits qui aient réellement reçu leur forme de l’antiquité. L’imitation classique des œuvres grecques ou latines n’a plus de raison d’être : un écrivain perdrait son temps à se donner des mérites que presque personne ne sentirait.

La Révolution produisit d’abord un avilissement inouï de la littérature. Les œuvres où se continuait la précédente époque nous apparaissent noyées au milieu du fatras, des platitudes, des grossièretés, des violences sans caractère et sans décence, par où toute sorte d’écrivassiers flattèrent les passions du peuple, et les entretinrent honteusement sous prétexte de se mettre à sa portée. Je parle surtout du théâtre, plus asservi que tous les genres proprement littéraires à toutes les modes, à tous les états passagers de l’opinion. Lorsqu’un nouvel ordre s’établit, la littérature n’est plus tout à fait au point où elle était en 1789 : plus affranchie du goût mondain, de l’esprit, de l’analyse, de la finesse piquante, moins intelligente, elle s’est vidée de pensée en harmonisant ses formes. Le mouvement des idées et des passions politiques, l’imitation prétentieuse et sincère de la fermeté Spartiate, de l’héroïsme romain, ont renforcé le courant artistique qui, dès le temps de Louis XVI, ramenait le goût antique dans la peinture comme dans les lettres. Malheureusement il semble qu’on ait seulement changé de joug : la délicatesse mondaine était au moins une forme d’esprit nationale, au lieu que l’élégance antique de la littérature du premier empire n’est qu’un froid pastiche, une inintelligente copie de formes étrangères. Au reste, c’était bien là la littérature que pouvait encourager une autorité despotique, défiante de toute pensée indépendante, et de la pensée elle-même en son essence.

2. Le journalisme : Camille Desmoulins §

Le second fait, c’est l’avènement du journalisme. Il y avait eu antérieurement des journaux623 : la puissance du journalisme date de la Révolution. C’est donc ici qu’il faut rechercher de quelle façon l’étonnant développement de la presse en notre siècle a pu affecter la littérature. Je ne prétends pas juger le journalisme en lui-même. Je ne l’envisage que dans son rapport à mon sujet.

Il se peut que dans les matières d’ordre politique ou social, le journal soit l’expression de l’opinion publique : en littérature, comme en art, comme en fait de finances et dans toute matière trop spéciale pour qu’une opinion générale se forme spontanément, les journaux sont les guides de l’opinion, les porte-parole des écoles, les agents de la réclame esthétique ou commerciale. C’est par leur intermédiaire que les professionnels agissent sur le public. On a beau dire qu’il est impossible de persuader à un individu qu’il a du plaisir quand il n’en a pas : c’est possible ; mais il n’est pas du tout impossible de lui persuader qu’il faut avoir du plaisir, sous peine d’être un imbécile. Et il est très facile de lui persuader qu’il doit lire ce livre, voir cette pièce, de l’induire à connaître, et surtout à ignorer. Combien y a-t-il de gens qui, réellement, ne font pas dépendre leur plaisir ou leur désir de la mode : et la mode, à qui la demandent-ils ? à leur journal. Le journal est le véritable héritier de la puissance des salons, pour la direction du goût littéraire.

Voici un second et plus grave effet de la même cause : le journal périodique, quotidien surtout, a singulièrement développé la légèreté, la curiosité du public ; il l’entretient dans un état d’excitation, de fièvre ; en lui présentant toujours du nouveau, il le rend plus avide de nouveauté. Il tire constamment l’âme et l’esprit au dehors ; il ne laisse pas l’homme rentrer en lui-même, élaborer une lente et solide pensée. Il se lit vite, et il déshabitue des lectures qui exigent l’attention. C’est un fait que les subtils écrivains, les graves penseurs, sont illisibles dans un journal : les unes nous impatientent et les autres nous fatiguent. Mais le journal, dit-on, s’est adapté au public, voilà tout. Voilà tout, en effet, et qui ne sait que, si le besoin crée l’organe, l’organe fixe et développe le besoin ? Le journalisme nourrit les défauts dont il est né.

L’essence du journalisme, tel qu’on le comprend de plus en plus, c’est l’information exacte, précise, particulière. Et, par suite, la littérature est condamnée à s’engager dans la voie du réalisme et de la brutalité. Imaginez Bajazet venant au lendemain de la publication qu’un journal aurait faite des circonstances de la mort du vrai Bajazet : la pièce de Racine n’était plus possible. L’écrivain, pour ne point donner une impression plus faible que le fait réel, est astreint à la reproduction des circonstances, accidents, qui entourent et déterminent le fait ; il est poussé vers le réalisme extérieur. Et enfin, il lui faut égaler la violence de ses effets à la violence des événements réels. Même quand la littérature ne répète pas une réalité particulière, elle n’est pas plus libre. Les comptes rendus des tribunaux, les faits divers assouvissent chaque jour et entretiennent en nous un besoin d’émotions et de sensations brutales : tout ce qu’on craignait jadis de montrer dans les livres ou sur la scène, s’étale là ; et la littérature serait vite insipide à nos palais, si elle ne nous offrait le ragoût auquel les journaux nous ont habitués. De plus, cette exhibition de la réalité brute, non déformée ni préparée par l’art, telle que l’offrent les reporters, a été pour quelque chose dans le souci de moins en moins grand que le public pendant longtemps a semblé prendre des formes d’art. Même aujourd’hui, l’art qu’on aime est un art si simple, si naturel, si éloigné d’être un artifice ou une tricherie, qu’il ne peut convenir qu’à un public exercé à dégager lui-même ses sensations esthétiques de la matière brute : si les journaux ont contribué à nous amener là, leur action cette fois a été bienfaisante.

En troisième lieu, le journalisme a l’inconvénient de dévorer une foule d’esprits, les plus agiles souvent et les plus ouverts, auxquels il offre une carrière en apparence facile et séduisante. Il fait une effroyable consommation de talents, qui pourraient s’employer à des œuvres durables. Comme il habitue le public à lire vite, le journal oblige l’auteur à écrire vite. La pire erreur, en un sens, que puisse commettre un homme de lettres, c’est de prendre un métier qui le condamne à l’« écriture ». Mieux vaudrait, comme Spinoza, polir des verres de lunettes : au moins, cela laisse l’esprit intact, et il gagne même au repos.

Je ne puis faire l’histoire du journalisme : ce n’est pas par le détail qu’elle intéresse la littérature, et je signalerai en leur lieu les noms à retenir. Pour la période révolutionnaire et impériale, il faut s’arrêter surtout à la Décade philosophique, fondée en floréal an II : elle est l’organe des « idéologues », admirateurs et continuateurs de Locke et de Condillac, de Condorcet et de Volney, apôtres de la perfectibilité de la raison humaine. Mais les rédacteurs sont des esprits curieux, très au courant du mouvement scientifique ou littéraire, en France et à l’étranger. Par la Décade se propageront le goût et la connaissance des littératures anglaise et allemande : elle entretient ses lecteurs d’Young. Gibbon, Ossian, de Gœthe, Schiller, Kotzebue, Wieland. Elle leur parle d’Alfieri, elle leur présente Melendez Valdez. Et ainsi ce journal aura sa part d’influence dans la formation du courant romantique, qui apportera un goût si contraire à ceux de ses rédacteurs ordinaires. Le Journal des Débats, créé en 1789, prit un grand développement à partir de 1799, où il passa aux mains des Bertin ; il fit une large place à la littérature, et là, comme en politique, il représenta surtout les opinions, le goût, les aspirations de la classe bourgeoise. Il fut libéral et classique.

Certains journalistes apportèrent dans leur besogne de belles qualités littéraires. Ce sont d’abord quelques survivants de l’ancienne société et de la philosophie encyclopédique, qui écrivent en général dans les feuilles contre-révolutionnaires : Suard, Rivarol, Mallet du Pan624  surtout, qui a plus de pensée sous sa forme nette et mordante. André Chénier écrivit au Journal de Paris des articles vigoureux, où l’on voit qu’à ses dons de poète il unissait une réelle puissance oratoire. Mais le talent original et personnel qui appartient uniquement au journalisme révolutionnaire et qui le représente dans la mémoire du public, c’est Camille Desmoulins625.

Ce journaliste était né écrivain. Ses Révolutions de France et de Brabant, son Histoire des Brissotins, son Vieux Cordelier, ses lettres offrent un intérêt littéraire qu’on trouve rarement parmi les écritures de ce temps-là. Cela vaut par l’ironie acérée, par la netteté des formules dans le décousu du développement et l’incertitude de la pensée générale, par l’esprit qui revêt la violence, par un accent de passion sincère où la déclamation emphatique et les souvenirs classiques mettent seulement la date.

Tous ces écrits sont des documents d’histoire : mais le plus instructif document, historique et humain tout à la fois, est celui que fournit le propre tempérament de l’écrivain. Camille Desmoulins est une nature généreuse, sensible, aimante, une vraie nature de femme par la tendresse, que la passion politique a pu rendre violente et féroce jusqu’à applaudir aux pires excès, à réclamer les plus cruelles vengeances : une âme avide de bonheur, d’affection, de vie, affolée par la peur et les approches de la mort. Je ne sais pas de lecture plus poignante que les lettres écrites de la prison du Luxembourg : ni romancier, ni poète n’ont jamais noté plus minutieusement, plus énergiquement toutes les convulsions, les tumultueuses angoisses, imprécations, effusions, affectations de courage, espérances folles, forcenés désespoirs, révoltes de tout l’être contre le néant entrevu, tout ce qui compose le terrible drame des derniers jours d’un condamné. Ces pages sont uniques dans notre littérature.

Chapitre II
L’éloquence politique §

L’éloquence au xviiie siècle : écrite, plutôt que parlée. — 1. L’éloquence révolutionnaire, défauts que la littérature lui communique dès sa naissance. — 2. .Mirabeau : caractère, idées, éloquence. — 3. Autres orateurs de la Constituante : Barnave. Orateurs de la Législative : Vergniaud. Orateurs de la Convention : Danton. — 4. Napoléon : son goût et son imagination.

Il n’y a pas eu lieu pour nous de consacrer une étude particulière aux œuvres oratoires du xviiie siècle. Il n’y a plus d’éloquence religieuse après Massillon, du moins dans l’église catholique : car lorsque Rousseau parle sur la Providence et la conscience, sur la religion et sur la morale, nous avons reconnu dans sa parole une inspiration protestante ; notre grand orateur philosophique est un prêcheur de Genève. L’éloquence judiciaire est bien médiocre encore, bien verbeuse, bien prétentieuse, reflet tantôt pâle et tantôt criard des styles et des idées dont la littérature enivrait le public : et plutôt que de feuilleter les mémoires d’Élie de Beaumont, de Linguet, de Loyseau de Mauléon, des avocats de métier, on fera mieux de relire ce que Voltaire écrivit pour les Galas et ses autres protégés, ou les Mémoires de Beaumarchais, et les mémoires ou plaidoyers de Mirabeau dans le procès en séparation qu’il soutint contre sa femme : les écrits de ces avocats d’occasion sont les vrais chefs-d’œuvre de l’éloquence judiciaire.

L’éloquence politique n’existe pas encore : les institutions ne lui font point de place. Cependant, comme aux deux siècles précédents, les agitations parlementaires font parfois appel ou donnent issue aux facultés oratoires des magistrats : dans les querelles religieuses de la première moitié du siècle, on distingue l’âpre fermeté du janséniste abbé Pucelle, dans les luttes du Parlement contre la cour et les ministres qui précèdent la Révolution, les fougueux emportements de Duval d’Epréménil. Mais cela est bien peu de chose. La véritable éloquence politique de ce temps doit se chercher dans les écrits : dans tous ces petits libelles par lesquels Voltaire, par exemple, excite l’opinion publique, dans toutes ces déclarations virulentes que, sous un titre ou sous un autre, Rousseau, Diderol, Raynal lancent contre les institutions de l’ancien régime. Et dans les lettres qui furent écrites depuis 1700 il serait facile de noter toute sorte de commencements, comme des poussées et des jets d’éloquence politique, même chez des femmes. A mesure que la Révolution approche, l’intérêt passionné qu’on prend aux affaires publiques, aux principes, aux réformes, fait éclore de toutes parts, dans toutes les sociétés, des facultés oratoires qui se dépensent dans les conversations et dans les correspondances.

On peut rattacher encore à l’éloquence politique ce que l’on pourrait appeler l’éloquence administrative : les discours, les rapports, par lesquels des avocats généraux ou présidents de Parlement, des intendants, des ministres indiquent des abus, tracent des plans de gouvernement, s’associent selon le caractère de leurs emplois à la direction des affaires publiques. La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale, Servan, dans son Discours sur l’administration de la justice criminelle, mais surtout Turgot, dans son admirable lettre au roi, qui est ce que sont les déclarations ministérielles de notre république parlementaire, nous offriraient les modèles du genre.

Mais enfin nous ne pouvons-nous arrêter à toutes ces promesses, germes, équivalents de l’éloquence politique. L’année 1789 arrive, et nous apporte les institutions nécessaires au développement de cette éloquence : et c’est un des faits considérables de l’histoire littéraire du temps.

1. L’éloquence révolutionnaire §

L’éloquence révolutionnaire occupe un espace de dix années (1789-1799) : dans toutes les assemblées qui se succèdent, dans les États Généraux devenus bientôt Assemblée constituante (1789-1791), dans l’Assemblée législative (1791-1792), dans la Convention (1792-1795), partout, sauf dans les deux Conseils juxtaposés des Anciens et des Cinq-Cents (1795-1799), elle est représentée par de brillants et vigoureux talents. Dans les plus mémorables journées des luttes parlementaires, elle fait sentir sa domination : elle force les convictions qui résistent, elle fait reculer les haines qui menacent, elle donne même parfois d’éclatants triomphes à ceux qui étaient montés à la tribune suspects, accusés et déjà plus qu’à demi proscrits. Mais elle se lie trop intimement à notre histoire politique, et l’on ne pourrait exposer les facultés oratoires des Constituants, des Girondins, des Montagnards, sans raconter toute la Révolution.

Car le véritable intérêt des monuments de l’éloquence révolutionnaire est dans le terrible drame dont on suit jour à jour pour ainsi dire les péripéties : drame national, où s’explique une des grandes crises qu’ait traversées notre pays, drame individuel, où des caractères énergiques défendent à chaque instant leur autorité, leur honneur, leur vie. Tout cela est d’un intérêt brûlant. Mais, séparée des faits de l’histoire, saisie seulement dans ses formes littéraires, l’éloquence révolutionnaire perd singulièrement de sa valeur. D’abord, à mesure que l’on avance, les polémiques personnelles et les rivalités de parti y tiennent plus de place ; les passions qui se donnent cours sont intenses, mais communes et sans finesse ; le spectacle n’en est pas très nécessaire à notre éducation psychologique. En second lieu, les discours de la période révolutionnaire n’apportent pas un bien grand nombre d’idées originales ou de théories neuves : qui connaît Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, n’a pas grand chose à recueillir des orateurs ; ils répètent ce que les philosophes ont écrit.

Et enfin, ils le répètent moins bien : le malheur de l’éloquence révolutionnaire est que sa puissante expansion coïncide avec une période d’affaiblissement littéraire. De là la générale médiocrité des formes oratoires. La langue est molle, pâteuse, diffuse, elle se défait jusque chez les plus vigoureux orateurs ; le vocabulaire n’est pas pur, et je ne parle pas des néologismes nécessaires, des noms d’institutions ou d’opinions nouvelles, des abréviations pratiques du jargon politique : je parle de l’emploi des termes courants et communs de la langue française. Un Mirabeau parle de citoyens peu moyennés, d’idées subverties, de gens qui se routinent ; un Vergniaud nous entretient de la répulsion des ennemis, pour faire entendre qu’il faut les repousser. Les pires défauts de la littérature philosophique ont passé à nos orateurs : les grands mots vagues, les formules abstraites, les déclamations ronflantes, la sentimentalité débordante ; ils nous apparaissent comme de mauvais copistes de Diderot et de Rousseau. Un faux goût d’antiquité décore les discours de toute sorte d’ornements mythologiques, grecs, romains ; on n’entend plus retentir que les noms de Catilina, de Marius, de Lysandre, de Thémistocle. Une détestable rhétorique semble apporter des collèges à la tribune tout l’arsenal des métaphores, comparaisons, allusions, citations qui servaient depuis deux siècles aux discours latins des écoliers. En général aussi, le dédain superbe des faits que nous avons remarqué dans la philosophie du xviiie siècle, se retrouve chez nos orateurs : ils les écartent de leurs discours, ils construisent a priori, posent des principes et tirent des conséquences ; le solide soutien des faits manque à leurs vastes compositions.

Si bien que, littérairement, notre éloquence politique manque son entrée : elle revêt précisément les formes qui vont mourir. Elle s’embarrasse à ses débuts des traditions qui peuvent le plus la gêner. Plus simple, plus naturelle, elle aurait été plus près du véritable art, elle eût plus facilement rencontré les formes qui ne passent pas. Elle se fût aussi plus facilement détachée de l’histoire : telle qu’elle est, elle a besoin d’être encadrée dans les circonstances, rapportée aux actions et aux intérêts qui lui ont donné lieu. Par là seulement elle redevient vivante. Réduite par le goût du temps à tendre vers la noblesse et l’élégance, elle est moins expressive que la réalité brute, qu’elle enveloppe de verbiage et délaye dans le lieu commun. En un mot, elle n’est pas du tout l’équivalent littéraire des caractères et des faits de la Révolution.

On comprendra donc que nous nous contentions d’esquisser rapidement les physionomies des principaux orateurs qui se distinguèrent du commun : à la Constituante, Mirabeau et Barnave ; à la Législative et à la Convention, Vergniaud ; à la Convention, Danton et Robespierre. Aux Cinq-Cents, nous n’aurions à nommer que deux débutants. Royer-Collard et Camille Jordan, que le 18 Brumaire mit brutalement en disponibilité, et qui se retrouveront quinze ans plus tard parmi les orateurs de la Restauration626.

2. Mirabeau §

Le comte de Mirabeau627  sortait d’une forte et fière race. Ces Riquetti, transplantés de Florence en France au xiiie siècle, intelligents, énergiques, peu maniables, de bon service et d’indépendante humeur, ennemis-nés des commis, des courtisans et des ministres, nous expliquent la monstrueuse nature de leur dernier descendant. Gabriel-Honoré était né avec une intelligence prompte et souple, capable de tout recevoir et de tout garder, avec des appétits démesurés : il avait d’effrayants besoins d’action et de sensation, il lui fallait se dépenser et jouir plus que les autres hommes. Pour son malheur, il eut affaire au père le plus absolu, le plus pénétré des droits de son autorité paternelle, qui se soit jamais rencontré : dès les premières résistances de l’enfant, le marquis s’irrita et voulut le briser rudement. Une pension qui était comme une maison de correction, quatre prisons, dont une de trois ans et demi, une sentence d’interdiction, quinze lettres de cachet : tous ces moyens ne servirent qu’à exaspérer la haine du père, à raidir le fils dans sa révolte, et à diffamer le nom de Mirabeau dans le public. Mirabeau porta toute sa vie le poids de son passé : il eut la gloire, jamais l’estime et la confiance. Quelles étaient ses fautes ? Une vie désordonnée, des dettes, des duels, des séductions : tout ce que de charmants seigneurs faisaient communément sans perdre leur réputation de galants hommes, tout ce qui valait à un Lauzun sa royauté mondaine. Mais le monde ne pardonna pas à Mirabeau cette sorte de férocité, d’exaspération physique qui remplaçait chez lui la légèreté du libertinage à la mode : une fougueuse nature éclatait dans ses vices, au lieu de la gracieuse corruption qu’on était accoutumé à admirer. Et surtout le monde ne saurait pardonner au scandale. Or le père et le fils remplirent pendant quinze ans la France du bruit de leurs débats. Et après le père, ce fut la femme : Mirabeau plaida lui-même contre sa femme devant le Parlement d’Aix (1782) ; il ne put empêcher la séparation d’être prononcée ; et il ne resta de ce procès tapageur que les imputations également diffamatoires des deux parties.

Au milieu de tous ces désordres et de tous ces scandales, Mirabeau travaillait, s’instruisait, s’assimilait une prodigieuse variété de connaissances. Il arrachait par son intelligence et sa capacité de travail l’admiration de son oncle le bailli et, pendant leurs rares trêves, celle même de son père. Les trois années qu’il passa au donjon de Vincennes furent de fécondes années d’études et de méditations. Les facultés oratoires s’éveillaient en lui ; ce qu’il apprenait, il avait besoin de le rendre ; il lui fallait dégorger toutes les idées qui encombraient son cerveau. Déjà dans une de ses précédentes prisons il avait fait un Essai sur le despotisme : à Vincennes, il écrivit d’éloquentes réflexions sur les prisons d’État et les lettres de cachet ; il écrivit surtout ses fameuses lettres à Sophie, incroyable mélange de déclamations sincères et de renseignements exacts, où l’amour déborde parmi la philosophie, la politique, la morale, où tout Mirabeau se découvre, avec la grandeur et les bassesses de sa nature, avec sa violence de tempérament et son immoralité foncière, mais aussi avec ses généreuses aspirations, son information encyclopédique, et l’éclat de sa forme oratoire : c’est du Rousseau, si l’on veut, du Rousseau plus trouble, plus débraillé, plus tumultueux, et toutefois aussi plus raisonnable, plus avisé, plus pratique.

Libre, il voyage en Angleterre, en Prusse ; ses lettres à Chamfort, sa Monarchie prussienne nous témoignent de sa curiosité et de sa clairvoyance. Partout il porte sa netteté de conception et la vigueur de son éloquence : Beaumarchais en apprend quelque chose, lorsqu’ils représentent des intérêts opposés dans l’affaire des eaux de Paris. En quelques mois, sous la direction de Panchaud et de Clavière, Mirabeau s’était fait financier. Il avait servi, puis combattu Calonne. Il attaque Necker. La question financière était la grande question politique du temps : elle conduit Mirabeau, avec bien d’autres, à réclamer la convocation des Etats Généraux.

Il espérait y trouver sa place. La noblesse de Provence le repoussa ; il fut député du Tiers : son éloquence, déjà révélée par son procès en séparation, se déploya avec éclat dans tous les débats auxquels les élections donnèrent lieu. Il arriva à Paris précédé d’une réputation que justifièrent ses débuts : il fut bientôt reconnu pour le premier orateur de l’Assemblée. Mais dans cet orateur il y avait un homme d’État. Il guida admirablement le Tiers dans sa lutte contre les deux autres ordres, contre la cour et le roi. Mais dès qu’il voulut retenir la majorité, enrayer le mouvement révolutionnaire, la mésestime et la défiance qu’avait voilées un moment sa popularité, reparurent ; on l’accusa de trahison, de vénalité. Sa correspondance avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne sentit pas. Mais il ne trahissait pas, il ne se vendait pas : car il se fit payer pour défendre ses propres opinions, qu’il eût défendues gratuitement, et quand même. Mais ceux qui le payaient ne croyaient pas en lui ; ceux qui l’écoutaient n’y croyaient plus : la cour perdit son argent.

« Il était laid, nous dit un contemporain628 : sa taille ne présentait qu’un ensemble de contours massifs ; quand la vue s’attachait sur son visage, elle ne supportait qu’avec répugnance le teint gravé, olivâtre, les joues sillonnées de coutures ; l’œil s’enfonçant sous un haut sourcil, … la bouche irrégulièrement fendue ; enfin toute cette tête disproportionnée que portait une large poitrine… Sa voix n’était pas moins âpre que ses traits, et le reste d’une accentuation méridionale l’affectait encore ; mais il élevait cette voix, d’abord traînante et entrecoupée, peu à peu soutenue par les inflexions de l’esprit et du savoir, et tout à coup montait avec une souple mobilité au ton plein, varié, majestueux des pensées que développait son zèle. » Et Lemercier nous montre « les gestes prononcés et rares, le port altier » de Mirabeau, « le feu de ses regards, le tressaillement des muscles de son front, de sa face émue et pantelante ». A travers le barbouillage du style, il nous fait bien voir l’orateur.

Mirabeau avait l’éloquence qui enlève les foules et les assemblées, les puissants mouvements, les amples phrases, l’élan imprévu et impérieux : il était superbe pour menacer ou maudire. Ses répliques foudroyantes, ses adjurations pressantes fleurissent toutes les anthologies. A vrai dire, il y a dans ces grands effets, à notre goût, un peu d’emphase, un geste trop magnifique, trop de son ; c’était le goût du temps. Mirabeau y a donné complaisamment, et dans les théâtrales banalités dont la pauvre antiquité faisait les frais, la poussière de Marius, Catilina aux portes : c’était là que jadis on admirait le grand orateur. Heureusement il a d’autres mérites pour se faire estimer : il a la logique serrée, vigoureuse, sophistique parfois avec un air de franchise, toujours sûre et saisissant en tout sujet les arguments essentiels ou les preuves efficaces. Il est de ceux qui savent voir les faits, et les présentent : s’il raisonne souvent sur la théorie et les principes, c’est la nécessité du temps qui l’y force ; l’assemblée travaille, et il travaille avec elle à établir une constitution en France. Ses discours sont substantiels, solides, faits véritablement pour instruire ceux qui les entendent. Il faut se défier de l’orateur, mais on peut apprendre du publiciste. Il drape son éloquence sur d’excellents mémoires, très précis et très nourris.

Ces mémoires n’ont pas toujours été préparés par lui. Il joignait à ses grands dons celui de savoir utiliser le travail d’autrui. Tous ses ouvrages sont remplis de pages simplement transcrites de quelque livre. Dans un de ses plaidoyers contre sa femme, il introduisait de belles phrases émues, qui étaient d’un sermon de Bossuet. Dans d’autres, il répétait mot pour mot ce que lui avait fourni l’avocat Pellenc. Pour ses discours à l’Assemblée nationale, le même Pellenc, le Genevois Étienne Dumont, Clavière, Duroveray lui fournissent des matériaux, des plans, des développements entiers : il utilisait même, dit-on, les billets qu’on lui faisait passer à la tribune, et qu’il lisait tout en parlant. « Mais, disait Dumont, qu’importe d’ailleurs ? S’il sait mettre à contribution ses amis, s’il sait leur faire produire ce qu’ils n’auraient jamais fait sans lui, il en est véritablement l’auteur. » Du moins, nous sommes assurés par ses travaux antérieurs de la capacité de son esprit, de l’étendue de ses connaissances : si, accablé d’affaires, il dut recourir à des secrétaires pour la préparation de ses discours, c’était une économie de temps, et non un supplément de génie qu’il y cherchait. Il dirigeait leur travail, le contrôlait, le gardait ou le modifiait selon ses vues, l’animait de son éloquence.

Après tout, c’est par l’intelligence que vaut Mirabeau. Il a des appétits, des passions physiques ; il a des facultés oratoires, le don de brider et de passionner : mais nulle sensibilité de l’âme, au fond ; toujours de sang-froid, maître de lui, l’esprit net, agile, subtil, un esprit à la Montesquieu, comme l’a très bien vu M. Faguet, qui s’enveloppait d’une éloquence à la Rousseau. Regardez-le dans sa carrière politique : jamais le sentiment ne lui a arraché un discours, inspiré un acte ; tout en lui est d’un politique qui observe et calcule. Il a un tempérament d’homme d’État parlementaire, un souci de la légalité, des formalités même et des règlements, qui le fait patienter, temporiser, négocier avec une prudence incroyable, lorsqu’il s’agit d’amener les deux premiers ordres à se réunir au Tiers. Les phrases retentissantes qu’on cite de lui n’y font rien : il n’a rien du révolutionnaire, que les circonstances qui le produisent ; c’est un homme du centre gauche, et il excelle à la politique de couloirs. Il croit aux fictions constitutionnelles, aux contrepoids qui assurent le délicat équilibre des pouvoirs : il sait exactement le point jusqu’où l’exécutif doit aller, la ligne que le législatif ne doit jamais franchir. Il a vu que la Révolution ne pouvait se sauver que par une translation de propriété qui intéresserait des milliers d’individus à garantir l’ordre nouveau : mais les biens du clergé vendus, les privilèges de la noblesse supprimés, l’égalité civile et politique établie, la liberté assurée, la royauté devenue constitutionnelle, Mirabeau fut content ; il ne s’occupa plus que de conserver cet ordre qu’il estimait conforme au gouvernement idéal ; et comme pour le fonder il avait fallu vaincre la royauté, tout son soin tendit à fortifier la royauté. Il espérait y trouver le frein capable de retenir l’Etat sur la pente où il glissait, sur la pente du despotisme parlementaire. C’est l’idée qui lui a dicté son discours sur le droit de paix et de guerre, le dernier de ses grands triomphes oratoires. Il avait l’esprit monarchique, et absolument opposé à la démocratie.

3. Girondins et montagnards §

Nous n’avons pas à nous arrêter aux défenseurs de l’ancien régime contre lesquels lutta Mirabeau : le cynique et violent Maury, le sincère et mesuré Cazalès629. Mais lorsqu’il voulut marquer le point d’arrêt de la Révolution, parmi ceux qui le dépassaient et devinrent ses adversaires se rencontre un orateur de premier ordre, Barnave630, qui avait été avocat au barreau de Grenoble. Nature généreuse et sensible, passionné pour la tolérance, l’humanité, la liberté, il avait adopté une éloquence nette, sobre, sévère, volontairement un peu froide. On peut en prendre une idée dans son Discours sur le droit de paix et de guerre, où il combattait Mirabeau et la prérogative royale : c’est un rappel aux principes, une déduction serrée, sans écarts et sans éclats ; aucune emphase, ni métaphores, ni comparaisons, ni allusions ambitieuses ; seulement parfois il allègue une autorité, telle que « l’autorité bien imposante de M. de Mably ». Il y a là une sorte de raideur doctrinaire qui est d’un assez puissant effet.

À l’Assemblée législative se font remarquer les représentants du département de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, et, à leurs côtés, Isnard, venu du Var ; ils se retrouvent à la Convention, où les joignent Barbaroux, député de Marseille, Louvet envoyé par le Loiret, et Buzot, qui arrive d’Évreux631. Isnard eut d’éclatants débuts ; Buzot, en ses derniers temps, trouva dans la violence parfois inintelligente de ses haines une éloquence singulièrement nerveuse et vibrante. Mais puisque Mme Roland, qui était l’âme du parti, n’eut pas accès à la tribune, puisqu’elle fut réduite à verser les passions et les idées qui la brûlaient dans ses Mémoires rédigés en prison, c’est à Vergniaud qu’il appartient, mieux qu’à personne, de représenter l’éloquence girondine632 . C’était un avocat bordelais, nonchalant, inappliqué, sans connaissances précises, sans netteté pratique. Il avait des tendances plutôt que des idées. Mêlant Montesquieu, Voltaire et Rousseau, il rêvait une république aimable, qui donnât du bien-être et du plaisir, qui développât le luxe et les arts. Il était égalitaire, contre la cour et la noblesse ; absolument indifférent et irréligieux, sans hostilité contre les prêtres ; aristocrate, en face du peuple, moins par conviction politique que par répugnance d’homme bien élevé. Il avait la parole facile, fluide, animée cependant et ardente : il n’était ni profond ni précis, mais il s’échauffait au son de sa propre parole, et il devenait entraînant. Paresseux comme il était, il dressait avec un souci méticuleux les plans de ses discours, numérotant les idées, marquant les paragraphes, piquant ici une image, là un souvenir antique, s’aidant en un mot de tous les secours de la rhétorique classique. Il aimait les effets de répétition : dix fois il ramenait le même mot au début d’une phrase, la même proposition au début d’un paragraphe : il tirait parfois de ce procédé de pathétiques effets. Il excellait à étendre les vastes lieux communs, à remuer les grands sentiments généraux : c’était l’homme qu’il fallait pour troubler les âmes en discourant sur le danger de la patrie.

En face des Girondins, à la Convention, parmi la foule des Montagnards se détachent Danton et Robespierre633. L’éloquence de Robespierre est une prédication, un long enseignement de vertu, un catéchisme verbeux de religion civile, où la théologie édifiante s’entremêle d’aigres diatribes contre les méchants et les impies. Ce Picard bilieux, haineux, pontifiant me fait penser à son compatriote Calvin, à qui il est de toutes façons inférieur, et intellectuellement, et moralement, et littérairement. Il s’acharna à fonder une religion d’État, à formuler en un credo légal le déisme de Jean-Jacques. Il poursuivit sa chimère théocratique, et immola avec sérénité comme ennemis de Dieu et de la vertu tous les hommes qui faisaient ombrage à sa vanité, échec à son ambition.

Danton fait avec lui le plus parfait contraste : celui-ci sort grandi des plus récentes études sur la Révolution française. C’était un robuste Champenois, aux formes athlétiques, au masque vulgaire et puissant, sensuel, débraillé, actif, hardi, d’intelligence claire et forte : il n’était pas grand discoureur, et il passa pour ignorant parce qu’il ne citait pas l’antiquité, et ne faisait pas d’amplifications creuses. Mais justement c’est pour cela qu’il nous plaît.

Il a une éloquence pratique et technique, familière, courant au fait, se ramassant en mots brefs, saccadés, énergiques, qui se gravent dans les esprits ou mordent les cœurs : et son discours échappe au verbiage, aux phrases vagues et au jargon ampoulé du temps ; il n’y a personne dont la forme ait moins vieilli ; et il a chance d’être avec Mirabeau le plus véritable orateur de la période révolutionnaire.

4. Napoléon §

Le 18 Brumaire fit taire les orateurs. Pendant quinze ans, une seule voix s’élèvera, impérieuse, mais éloquente. L’éloquence était un moyen de gouvernement, presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance, devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. Napoléon s’y étudia, et y réussit. Il fut le dernier des grands orateurs révolutionnaires. Formé à l’école des Montagnards, il continua leurs traditions : mais un juste instinct l’avertit de condenser le verbiage de la tribune, et de se régler plutôt sur la nette concision des rapports et la fermeté saisissante des proclamations, où certains Jacobins avaient donné de curieux modèles d’éloquence administrative ou militaire. Il se fit une forme courte, brusque, tendue, nerveuse, admirablement expressive et de sa nature réelle et de l’idée qu’il voulait donner de lui, admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ou des armées.

On voit cette éloquence se former à travers la verbosité et la médiocrité de ses premiers écrits634. On la voit se déployer dans ‘ toute sa correspondance, où il n’y a pas à vrai dire de lettres familières. Et ce qu’il a dicté à Sainte-Hélène, ce sont des mémoires oratoires ; ces récits de ses campagnes et de ses victoires sont de l’histoire tout juste comme le tableau de la politique athénienne dans le Discours pour la Couronne, de l’histoire arrangée pour persuader. Dès qu’il ouvre la bouche, Napoléon est orateur ; car il règle sa parole pour enlever à ceux à qui il parle, individus ou peuples, contemporains ou postérité, la liberté de leur jugement, pour asservir leurs esprits ou leurs volontés. Mais là où cette puissante faculté oratoire apparaît le mieux, c’est dans les proclamations nombreuses qu’il adresse aux soldats et au peuple français, depuis la première campagne d’Italie jusqu’après Waterloo. On comprendrait mal sa domination, si on ne voyait l’appui qu’elle trouva dans sa parole : à cet égard, l’éloquence a été pour lui ce qu’elle était pour les chefs des démocraties anciennes635 .

Cette éloquence a sa rhétorique et ses procédés. Sous son apparente brusquerie, elle est très ordonnée, très classique. La lettre de condoléances du général Bonaparte à la veuve de l’amiral Brueys est une véritable dissertation sur un plan soigneusement concerté : les lettres de l’Empereur aux veuves des maréchaux Bessières et Lannes, plus courtes, d’un ton de maître, sont des réductions du même plan. Les proclamations sont divisibles par articles et paragraphes comme des discours de Conciones. Au début, les origines révolutionnaires de cette éloquence sont très sensibles : les phalanges républicaines, les vainqueurs de Tarquin, les descendants de Brutus, de Scipion, les légions romaines, Alexandre, tous ces souvenirs antiques rattachent Napoléon aux orateurs de nos assemblées. Puis, dans les harangues du Consul, de l’Empereur, ces ornements emphatiques se font rares.

Dans la première campagne, aussi, entre les phalanges et les Tarquins je note des hommes pervers qui viennent tout droit de la prédication de Robespierre.

Je note même des réminiscences d’auteurs latins. Du Lucain : « Vous n’avez rien fait, puisqu’il vous reste à faire. »

Nil actum reputans, si quid superesset agendum.

Le futur César se fait l’esprit de César. Du Tite-Live : « Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n’avons pas su profiter de la victoire ? » Vincere seis, Hannibal, Victoria uti nescis. Certaines formes théâtrales rappellent les déclamations de la tribune : « Mais je vous vois déjà courir aux armes… Eh bien ! partons !… » Et voici des clichés : « Vous rentrerez alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant : il était de l’armée d’Italie. » — « Il vous suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave. » — « Vous pourrez dire avec orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée, qui », etc. Le cliché est magnifique, et saisissant : et l’on voit l’effet s’élargir de proclamation en proclamation jusqu’à ce dernier mouvement.

Dans ces brèves harangues, deux parties sont capitales, le premier mot et le dernier : l’attaque est merveilleuse de brusquerie et de sûreté. « Soldats, vous êtes nus, mal nourris… Soldats, je suis content de vous… Soldats, nous n’avons pas été vaincus. » On est secoué et pris. Et la fin, comme elle laisse l’âme vibrante ! « Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ? » — «…. Et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »

Le fond est ce qu’il faut qu’il soit : des idées nettes, simples, immédiatement accessibles, des sentiments communs, réels, immédiatement évocables ; l’honneur, la gloire, l’intérêt ; de vigoureux résumés des succès et des résultats obtenus, de rapides indications des résultats et des succès à poursuivre, des communications parfois qui semblent associer l’armée à la pensée du général et la flattent du sentiment d’être traitée en instrument intelligent : toutes les paroles qui peuvent toucher les ressorts de l’énergie morale, sont là, et sont seules là.

Parfois, au lieu des images banales du répertoire commun, la nature originale de l’individu éclate. L’allocution du 1er janvier 1814 aux députés du Corps Législatif est d’un ton singulier : volontairement l’orateur lâche sa colère en petites phrases hachées, brutales, même triviales : « M. Lainé, votre rapporteur, est un méchant homme… Je suis de ces hommes qu’on tue, mais qu’on ne déshonore pas… Qu’est-ce que le trône au reste ? Quatre morceaux de bois revêtus d’un morceau de velours. Tout dépend de celui qui s’y assied… Il faut laver son linge en famille. » Remettez tout cela à sa place, écoutez cette sortie si curieusement violente, et vous sentirez quelle science de l’effet il y avait chez cet homme-là.

Vous avez noté l’image grandiose qui nous montre le trône : elle sort d’une imagination qui n’est plus celle du xviiie siècle, ni formée à l’école de l’antiquité. Cela, c’est du Shakespeare — tel que le comprenait Hugo et qu’il en faisait. Même dans les bulletins, malgré la tension plus solennelle du style, dans ceux surtout des dernières campagnes, je note quelques pensées d’une imagination pareille. On se sent tout près de Hugo, bien plus près de Hugo que des Montagnards et du Conciones quand on lit des phrases comme celles-ci : « La victoire marchera au pas de charge ; l’aigle… volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. » Ou bien : « J’en appelle à l’histoire : Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois… Mais comment répondit l’Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi, et, quand il se fut livré de bonne foi, — elle l’immola. » Ce petit mot qui fait comme cabrer la phrase dans un brusque arrêt, après l’ample mouvement qui en développe le début : c’est un procédé habituel de V. Hugo. En général, sans avoir changé sa forme ni renouvelé ses moules, il me semble que Napoléon est pourtant moins classique, moins asservi au goût révolutionnaire dans ses dernières années, et qu’il exprime son tempérament par des effets plus personnels.

Chapitre III
Madame de Staël §

1. Caractère et esprit. Intelligence cosmopolite. Médiocrité du sens artistique. — 2. Idées politiques de Mme de Staël : libéralisme bourgeois. Idées religieuses. — 3. La critique de Mme de Staël. La Littérature : idée de la relativité du goût. Le livre de l’Allemagne : principes du romantisme. Insurrection contre les règles. Cosmopolitisme littéraire.

Mme de Staël et Chateaubriand ont cru n’avoir pas grand chose de commun. En réalité, malgré l’opposition de leurs tempéraments et de leurs principes, ils ont poussé tous les deux la littérature dans le même sens. Mme de Staël a fourni aux romantiques des idées, des théories, une critique : de Chateaubriand ils ont reçu un idéal, des jouissances et des besoins ; elle a défini, il a réalisé.

1. Caractère et esprit de Mme de Staël §

Mme de Staël636 appartient au xviiie siècle, elle est le xviiie siècle vivant, le xviiie siècle tout entier : car les courants les plus traitres se rassemblent en elle sans s’affaiblir. Elle est fille de Rousseau, par l’intensité de la vie sentimentale. Elle a l’imagination troublée et fiévreuse, le cœur ardent, tumultueux, d’où jaillit une inépuisable source de passion. Elle a l’égoïsme généreux, une soif furieuse de bonheur pour elle et pour les autres ; de là, pour les autres, la pitié, l’appel énergique à la justice, la haine de l’oppression ou du despotisme ; pour elle, l’expression violente de l’individualité, la révolte contre toutes les contraintes et les limites ; elle veut le plus possible se développer en tout sens ; elle veut jouir d’elle-même. Mais la suprême jouissance, c’est de jouir de soi en autrui, de voir sa perfection reflétée dans une âme qui s’en éprend : elle veut donc être, se développer, afin d’être digne d’être aimée. Là est le bonheur, et ce n’est que faute de ce bonheur qu’elle se rabattra sur la gloire : elle le fera dire à Corinne, et elle est Corinne. Mais elle aura peine à en prendre son parti ; aucune de ses expériences ne vaincra son optimisme sentimental. Le désaccord de son rêve et des réalités n’aboutira qu’à fortifier la disposition romanesque qui est en elle. Clarisse Harlowe et Werther ont transporté sa jeunesse ; Walter Scott charmera ses derniers jours : à travers toute son existence, elle persistera à croire que le roman a raison contre la vie, et que la vérité, c’est le roman.

Par un hasard singulier, sa foi fut récompensée : elle finit par se reposer dans un amour absurde et un mariage ridicule, qui fut heureux.

Elle a l’âme de Rousseau : mais par l’esprit elle est fille de Voltaire, fille du xviiie siècle raisonnable et mondain. La religion du siècle est sa religion : elle croit au progrès, à la perfectibilité nécessaire et indéfinie de l’humanité. Jamais elle ne doutera de la raison, ni ne la répudiera, comme Rousseau : et toute sa vie sera un exercice assidu de la raison qui est en elle, virile, ferme, vaste, curieuse, capable de toutes les vérités. Elle ne conçoit rien de plus beau que la faculté de former et de formuler des idées : il n’y a pas de supériorité qu’elle admire plus en autrui, et dont elle soit plus fière en elle. Aussi cette romanesque sentimentale est-elle une mondaine spirituelle et séduisante. Elle ne peut vivre qu’à Paris. Dès qu’elle est à Coppet, elle tâche d’y refaire son salon de Paris. Elle a la plus enivrante conversation, un jaillissement de pensée à la fois éblouissant et fort. Son admiration va naturellement à des « gens du monde », à Guibert, à Talleyrand, à Narbonne, à B. Constant, en qui elle aime un causeur digne de lui fournir la réplique. Si elle ne comprend pas tout à fait Napoléon, c’est qu’il est mal élevé, qu’il n’y a pas moyen de « causer » avec lui. Il glace, ou il assomme. Elle n’est pas faite pour la solitude, elle en a peur : elle ne pense bien que dans le monde, devant un auditoire ou contre un interlocuteur ; ses livres sont une perpétuelle causerie, la causerie d’un vaste et agile esprit, qui fait lever les idées avec une étonnante facilité. Elle a l’air de se moquer de d’Erfeuil, dans Corinne : mais il y a beaucoup d’elle encore dans ce Français qui ne saurait se passer de la société, et pour qui causer, c’est vivre.

Elle résume donc en elle les deux aspects de notre xviiie siècle ; elle y ajoute pourtant quelque chose. Elle est cosmopolite. Nos Français l’avaient été d’idées, de désir, en théorie : en fait, ils n’ont pas été capables de sortir d’eux-mêmes ; leur cosmopolitisme n’est qu’une prétention de réduire toute l’humanité à leur forme. Mais Mme de Staël n’est pas Française en ce sens, et cela parce qu’elle n’est pas Française d’origine. Les Suisses, en contact avec la France, avec l’Italie, avec l’Allemagne, qui les conduit à l’Angleterre, semblent avoir des facilités et des aptitudes particulières pour comprendre les formes d’esprit de ces quatre nations : ils ont l’intelligence naturellement cosmopolite. C’est le trait commun des Suisses qui ont écrit en français : on doit excepter Jean-Jacques, nature trop intérieure ; mais voyez Mme de Staël, Marc Monnier, M. Cherbuliez, M. Rod : ce sont des « esprits européens », comme disait la première.

La vie poussa encore Mme de Staël en ce sens : chassée de Paris, elle vit à Coppet, où son salon donne pour ainsi dire par trois portes sur la France, sur l’Italie et sur l’Allemagne, De Coppet elle sent mieux que de Paris l’attrait de l’Italie et de l’Allemagne : Paris est le lieu du monde où l’esprit s’enferme le plus facilement. Chassée de Coppet, la Russie, la Suède, l’Angleterre la reçoivent. Elle aura couru toute l’Europe, mais elle aura compris toute l’Europe.

Nous verrons l’importance de cette aptitude dans l’évolution des doctrines littéraires. Remarquons seulement ici que Mme de Staël a créé une littérature cosmopolite, peinture des types nationaux. Avant elle on n’a guère su chez nous que dessiner des caricatures. Mme de Staël, avec une impartialité intelligente, note les caractères distinctifs de chaque peuple : elle voit l’âme allemande, la vie allemande même, elle distingue la vie de Vienne et la vie de Berlin, l’âme allemande du Sud et l’âme allemande du Nord. Pour n’avoir fait que traverser la Russie en calèche, elle a pourtant démêlé très finement les traits originaux du peuple russe, elle a saisi la complexité de l’esprit des classes supérieures, le fond national jeune, vierge, riche sous le vernis d’une civilisation raffinée : par un flair plus singulier encore chez une femme qui ne savait pas la langue, elle a deviné le moujik, au moins quelques parties essentielles de sa nature. Corinne, entre autres caractères, a celui d’être un roman international : l’Anglais, l’Italien, le Français y sont définis en formules un peu sèches, dont la réalisation actuelle a quelque chose d’abstrait et mécanique. Mais ces formules, développées et complétées par d’abondantes dissertations, sont exactes : du moins elles doivent l’être, car je ne vois pas que nos écrivains y aient beaucoup changé depuis quatre-vingts ans.

Enfin, et c’est le dernier facteur du génie de Mme de Staël qu’il nous faille considérer, elle n’a pas du tout une nature artiste. Elle a l’imagination très sentimentale, nullement esthétique. De là vient qu’elle est incapable de prendre ses propres émotions comme matière d’art, de les réaliser directement dans une forme expressive. Elle ne peut que les faire passer dans son esprit, y appliquer sa réflexion, les analyser, les définir, les noter : il faut, pour qu’elle les traduise, qu’elle eu ait fait des idées ; tout, pour elle, son cœur comme le reste, n’est que matière de connaissance. Elle n’a pas le sentiment de la nature : elle la voit quand elle veut regarder ; alors elle élabore ses perceptions en notions dont elle donne la formule intelligible : mais pour ce qui est de peindre, elle n’y peut arriver. Rapprochons-la de Chateaubriand : elle a compris la campagne romaine, elle nous dit clairement ce dont Chateaubriand nous donne la sensation intense637. Elle quitterait la vue de la baie de Naples et du Vésuve pour aller causer dans une chambre avec un ami. L’art antique ne lui dit rien ; comparez encore les descriptions de Corinne à certains passages des Martyrs et de l’Itinéraire : ici les visions d’un artiste puissant, là les notes d’un touriste curieux. Elle n’a pas de « sensations d’art » : ce qui l’attache, ce sont les souvenirs historiques, les idées auxquelles les choses servent d’appui ou d’occasion. Ou bien encore, c’est la signification sentimentale des œuvres d’art, des ruines, des paysages : Corinne est tantôt un guide exact et sec, tantôt un rêve lyrique. Dans ce voyage d’Italie, l’art italien lui échappe : elle raisonne froidement, rapidement sur la peinture et la sculpture ; mais vraiment de Brosses et Dupaty638 en parlaient mieux. En littérature, son goût et sa faculté de comprendre se satisfont en raison inverse de la beauté formelle et de l’objectivité, en raison directe de la richesse sentimentale et de la subjectivité. Elle ne comprend pas la littérature grecque, elle ne comprend pas notre littérature du xviie siècle ; elle se satisfait au contraire complètement dans les littératures du Nord, si métaphysiques et lyriques, si subjectives de sens et si irrégulières de forme.

Et de là le peu de valeur esthétique de son œuvre. Elle n’a pas l’invention artistique : dans Delphine et dans Corinne, tout ce qui n’est pas autobiographie sentimentale ou connaissance positive, est médiocre et banal. Ces romans ne valent que si l’on y cherche les passions et les idées de Mme de Staël : si on les considère dans leur objectivité d’œuvres d’art, ce sont de purs poncifs. Léonce et Delphine, Oswald et Corinne ne vivent pas, ils sont vagues et fades. Mais si, écartant ces pâles figures, on se croit en face de Mme de Staël, si on ne demande qu’à « causer » avec elle, on reprend du plaisir, surtout dans Corinne. Impuissante à créer, elle excelle à noter ; et si elle a le style le moins artiste du monde, comme écrivain d’idées elle est supérieure. Ne lui demandons ni couleur ni énergie sensible, ni rythme expressif, ni forme en un mot ; mais une parole agile, souple, claire qui forme d’ingénieuses combinaisons de signes, qui dégage avec aisance des idées toujours intéressantes, souvent nouvelles ou fécondes, voilà ce que Mme de Staël nous offre : son style, c’est de l’intelligence parlée.

2. La politique et la religion de Mme de Staël §

Si viril que soit son esprit, la femme en elle se retrouve par le peu de souci qu’elle a de systématiser sa connaissance ou ses idées, et par l’influence que la sensation, l’affection exercent à son insu sur ses conceptions les moins sentimentales.

En politique, elle fut constamment libérale, et là est l’unité de sa pensée. Mais il s’en faut que le développement de cette pensée ait été constant et uniforme. Ses intérêts de cœur ou d’esprit en rendirent la marche irrégulière et inégale. Une tendresse respectable pour son père a faussé sa vue des hommes et des choses : M. Necker devient le héros de la Révolution française, le centre où tout se ramène ; et quand elle veut raconter son rôle, elle se trouve conduite à faire l’histoire de l’Europe, de Louis XVI à Napoléon : cette substitution de sujets lui semble nécessaire. Ses amis lui insinuent leurs convictions : elle en change, quand ils se renouvellent. Elle a débuté par adorer la monarchie anglaise : Benjamin Constant la convertit à la République des États-Unis. Elle juge les événements du point de vue de son amour-propre : le régime où elle pourrait parler librement, qui enverrait ses hommes d’État chez elle, qui ferait de son salon un Conseil officieux, n’aurait sans doute pas trop de mal à la gagner. En 1789, en 1795 et 1800, sous la royauté parlementaire, sous le Directoire, sous le Consulat, elle essaie de réaliser ce rêve, de placer chez elle le foyer et le centre de l’action gouvernementale.

Sa souple intelligence est comme paralysée par ses sympathies et ses ambitions : elle qui comprenait si bien et si vite tous les peuples, elle ne comprend pas la France révolutionnaire. De là ses illusions et ses mécomptes. De là l’insuffisance de ses Considérations sur la Révolution, où l’on trouve tant de jugements pénétrants et d’idées intéressantes : elle voit très bien beaucoup de détails, elle attribue trop aux individus, à leur action bonne ou mauvaise ; mais d’où vient cette Révolution ? qui l’a préparée ? que transformera-t-elle ou que manifestera-t-elle ? c’est ce que Mme de Staël ne dit pas. Elle donne des explications un peu courtes. Elle se restreint trop exclusivement aux considérations politiques : elle s’obstine à ne voir que des constitutions ; tout ira bien, si l’on a la constitution anglaise, puis la constitution américaine, puis de nouveau la constitution anglaise. Et jamais cela ne va bien : c’est la faute de quelques hommes, ignorants et impatients en 1790, intrigants et ambitieux en 1795 et 1799, égoïstes et rancuniers en 1814 et 1815. Mais elle croit toujours que tout aurait été bien, facilement, par l’exacte application d’une constitution.

On peut dire qu’elle est la mère, ou du moins la marraine, du libéralisme parlementaire et doctrinaire. Elle modifie d’une curieuse façon la théorie de Montesquieu ; on ne l’a pas assez remarqué. « La division du corps législatif, l’indépendance du pouvoir exécutif, et avant tout la condition de propriété : telles sont les idées simples qui composent tous les plans de constitution possible. » Le premier article et le troisième sont surtout importants. Parle premier, l’existence de deux chambres est érigée en dogme : avec le troisième s’introduit dans le régime parlementaire un esprit fâcheux, par lequel la classe bourgeoise déviera la Révolution à son profit, et, substituant au privilège de la naissance le privilège de la fortune, fera de la haine ou de la peur de la démocratie la première maxime d’une politique égoïste. Selon Mme de Staël, « la fonction de citoyen accordée seulement à la propriété », c’est « l’idée à laquelle tout l’ordre social est attaché639 ». Si elle a raison, le suffrage universel aurait détruit le régime parlementaire, et mis en danger la propriété : mais alors cette opinion justifierait les attaques des socialistes contre le « parlementarisme bourgeois ». Cet article, en effet, résout la question sociale par le droit politique et contre la démocratie. De cette idée vient la facilité avec laquelle Mme de Staël a passé de la monarchie à la république : elle fait de la conservation sociale, identifiée à l’intérêt des propriétaires, l’objet principal du gouvernement ; et ainsi, roi ou président, peu importe ce que sera l’exécutif, pourvu que ceux qui possèdent soient protégés contre la masse des « hommes qui veulent une proie », et que « tous leurs intérêts portent au crime », dès qu’on leur permet d’agir.

Il ne faut pas méconnaître que Mme de Staël a été inspirée dans son libéralisme par un ardent amour de l’humanité, par un désir généreux de liberté, de justice et d’égalité, par une bonté large, dont les libéraux et les doctrinaires ne se sont pas toujours inspirés. Mais je ne sais ce qui a offusqué son clair esprit, retenu son âme affectueuse : elle qui savait, dans la Russie de 1812, deviner, aimer le moujik, elle n’a regardé, compté en France que les classes supérieures. Elle n’a institué qu’une doctrine étroite, égoïste. Je ne sais si ce n’est pas un mauvais tour que lui a joué son trop sociable esprit : elle n’admet à partager les bénéfices de la Révolution que les gens bien élevés, les « messieurs » qu’on peut recevoir dans un salon. C’est l’aristocratie des mains gantées640.

Quant à la religion, Mme de Staël a commencé par l’indifférence, par le voltairianisme : elle n’a pas du tout l’accent religieux de Rousseau. Ce qui lui fera comprendre Rousseau, ce seront les Allemands : elle deviendra, dix ans avant sa mort, une chrétienne fervente, hors de toute église et de toute confession : le duc de Broglie définira son état « un latitudinarisme piétiste », c’est-à-dire un protestantisme libéral, très indépendant, très peu théologique, plutôt mystique ; cette religion est à la fois très rationnelle et très sentimentale. Toute son âme s’intéresse dans sa croyance, et la crise d’où elle soit « convertie » l’achève plutôt qu’elle ne la change. Son acte de foi est un acte hardi d’idéalisme romanesque : elle objective son enthousiasme. Dieu lui est nécessaire, afin que son effort vers le bonheur n’ait pas été vain. Dieu, en son infinité, est bien cet objet d’amour infini qu’elle a cherché à travers tant d’expériences douloureuses. Puis elle s’est aperçue que sa philosophie était insuffisante : que l’art d’ennoblir la vie par des passions nobles n’était pas une règle suffisante de vie, que le plaisir, même le plaisir de la pitié, n’était pas la vertu ni un fondement solide de vertu ; et Kant lui a offert son postulat du devoir. Mais, en femme qu’elle reste toujours, l’impératif catégorique ne peut rester en elle à l’état de commandement intérieur, abstrait et formel : il faut qu’il se réalise ; et du devoir, Mme de Staël passe à Dieu. Du jour où son esprit au-dessus du sentiment, conçoit la loi morale, elle est chrétienne. Et la foi, chez elle, donne satisfaction à la raison : Dieu est pour elle la lumière qui éclaire l’univers et la rend intelligible. Dieu donnait à son esprit l’infini de la science comme à son cœur l’infini de l’amour.

3. Idées littéraires de Mme de Staël §

Le rôle de Mme de Staël, en littérature, fut de comprendre, et de faire comprendre. S’adressant à l’intelligence de ses contemporains, elle l’oblige à s’instruire, elle lui apporte des idées qui l’élargissent ; elle légitime par toute sorte de fines considérations les aspirations nouvelles dont les âmes étaient tourmentées, et auxquelles le goût traditionnel refusait le libre passage dans la littérature. Elle pose ainsi les principes d’un goût nouveau, conforme aux nouveaux états de sensibilité dont nous avons parlé.

L’ouvrage intitulé De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) est un curieux livre, confus, plus clair dans le détail que dans l’ensemble, naïf parfois jusqu’à la puérilité, mais, à tout prendre, original, suggestif, un livre intelligent enfin : il y a des chefs-d’œuvre auxquels on hésiterait à donner cette simple épithète. Il y aurait fort à dire sur le dessein philosophique de l’essai : Mme de Staël entreprend de prouver, ou du moins affirme avec constance que la liberté, la vertu, la gloire, les lumières ne sauraient exister isolément : elle tient pour acquis que les grandes époques littéraires sont des époques de liberté. Mme de Staël prétend aussi, « en parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles », manifester la loi de « la perfectibilité de l’espèce humaine ». Elle « ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait été jamais abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a jamais été interrompue ». Comme on voit, c’est la thèse de Perrault qu’elle reprend dans toute sa largeur. Et cela la mène aux mêmes raisonnements forcés, aux mêmes jugements arbitraires. Elle affirme, en vertu de sa thèse, l’infériorité des Grecs, qu’elle ne connaît pas, à l’égard des Romains, qu’elle ne connaît guère. Naturellement elle reprend l’idée de la supériorité du siècle de Louis XIV sur le siècle d’Auguste ; nous avons vu Boileau même la concéder. Mais elle fait un pas de plus, et un pas décisif : les littératures modernes sont des littératures chrétiennes, et la littérature française s’est placée dans des conditions désavantageuses en s’imposant les formes et les règles des œuvres anciennes et païennes. Il y a des littératures qui, mieux que la nôtre, ont rencontré les véritables conditions de la beauté littéraire, parce qu’elles ont été franchement nationales et chrétiennes.

Nous voici conduits au principe nouveau, large, fécond, dont Mme de Staël a voulu donner la démonstration par son livre, et qui contient tout le développement postérieur de la critique :

« Je me suis proposé, dit-elle, d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs, des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois… Il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la littérature… En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. »

Il semble qu’elle ne tienne pas trop, pour la poésie, à sa doctrine du progrès, et qu’elle se contente de constater des différences : si c’est sa pensée, la correction est heureuse. Cherchant donc des différences, elle classe les littératures en littératures du Midi, en littératures du Nord, Homère d’un côté, Ossian de l’autre : d’un côté Grecs, Latins, Italiens, Espagnols, xviie siècle français, de l’autre, Anglais, Allemands, Scandinaves. Elle aime dans les littératures du Nord la mélancolie, la rêverie, l’exaltation dans la tristesse, « le sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée », la position des problèmes métaphysiques dans les âmes angoissées. Comme elle n’est pas artiste, elle voit dans la perfection artistique presque un inconvénient, une infériorité : la beauté formelle lui rend plus difficile à saisir la personnalité de l’œuvre.

Ainsi à l’idéal absolu de Boileau se trouve substituée une pluralité de types idéaux, relatifs chacun au caractère national et au développement historique de chaque peuple : la tyrannie des règles éternelles est rejetée. Au reste, Mme de Staël est encore fort modérée. Elle condamne, dans les littératures du Nord, dans Shakespeare même, le manque de goût, le pathétique ou le merveilleux matériels ou grossiers, etc. Elle professe encore que « la poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison ». Mais elle essaie de persuader à l’esprit français qu’il peut admettre l’essentiel de Shakespeare, le recevoir, si l’on veut, à correction, y trouver à s’éclairer ou se réjouir. Avec sa lucide intelligence, elle parle des Anglais et des Allemands comme personne encore n’en avait parlé chez nous ; elle laisse à leurs œuvres la coupe et l’aspect étrangers. Mais ce ne sont en somme que des indications sommaires : quand elle aura deux fois visité l’Allemagne, quand elle aura inventorié quelques-unes des meilleures têtes allemandes, elle nous donnera des jugements bien plus réfléchis, plus approfondis, plus lumineux.

Le livre de l’Allemagne (1810) est vraiment un beau et fort livre, si on ne cherche dans un livre que de la pensée : c’est le livre par lequel Mme de Staël vivra. Il se divise en quatre parties : 1° De l’Allemagne et des mœurs des Allemands ; 2° De la littérature et des arts ; 3° La philosophie et la morale ; 4° La religion de l’enthousiasme. Les deux premières parties se rapportent plus étroitement à l’Allemagne ; elles sont plus précises, plus objectives en un sens, d’un intérêt plus général et plus efficace : la seconde fonde la critique romantique.

Mme de Staël a vu une Allemagne sentimentale, rêveuse, loyale sincère, fidèle, un peuple de doux métaphysiciens sans caractère, sans patriotisme, impropres à faction, capables d’indépendance, et non de liberté. Cette Allemagne, qui n’est pas celle de Henri Heine, qui n’est pas celle dont nous avons eu la révélation en 1870, a été vraie à une certaine date : ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré Henri Heine, elle est restée jusqu’en 1870 l’Allemagne de nos littérateurs et de nos artistes. Ici encore, la formule que Mme de Staël a réussi à fixer, est celle d’un type étranger : elle nous a fourni pour soixante ans un poncif, dont l’adoption est un hommage à la liberté de son esprit cosmopolite. Dans cette peinture de l’Allemagne, elle insiste beaucoup sur un caractère dont l’importance est de premier ordre pour la littérature : en France, la vie de société absorbe tout l’homme ; l’Allemand n’est pas homme du monde, pense plus qu’il ne cause, et préserve son originalité. Puisque le rapport est étroit entre la littérature et les mœurs, cette différence devra produire en Allemagne et en France des littératures tout à fait dissemblables.

Dans sa seconde partie, Mme de Staël reprend son idée de l’opposition du Nord et du Midi : et cette fois, elle la caractérise par les mots qui ont fait fortune : le Nord est romantique et le Midi classique. Elle affirme que « la littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion ; elle rappelle notre histoire… ; elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir641 ». Et dans ces phrases fécondes vous voyez se lever l’idée du romantisme français avec ses effusions pseudochrétiennes, ses restitutions historiques, et son individualisme lyrique. Cette fois, Mme de Staël a tout à fait échappé au goût du xviiie siècle : elle ne veut plus y faire rentrer ce qu’elle admire, elle veut y substituer un idéal nouveau. Elle dispute finement sur la différence du bon goût de la société et du bon goût de la littérature : elle montre que l’un est essentiellement négatif, et que l’autre est funeste, s’il ne contient un élément positif ; elle affranchit ainsi tout à fait l’art littéraire des convenances mondaines.

On voit qu’elle a beaucoup causé avec des hommes qui étaient au courant des plus récentes découvertes, des hypothèses les plus hardies de la philologie ou de l’histoire. Elle dit un mot sur l’épopée, de façon à ruiner l’idée française, née à la Renaissance, que l’épopée est un roman allégorique et mythologique : l’Iliade et l’Odyssée n’étaient originairement que des contes de nourrice.

Par l’Allemagne, elle arrive à comprendre, presque à sentir la poésie, poésie de la nature et poésie de l’âme. Elle est trop mondainement aristocrate pour ne pas être effarouchée de Hermann et Dorothée, de Guillaume Tell, trop réfractaire à l’art objectif pour ne pas goûter froidement Iphigénie. Elle entend, elle aime surtout ce qui est complexe, ce qui alimente la pensée, exerce l’intelligence en émouvant l’âme : le sentiment imprégné de philosophie. Lessing, Herder, Schlegel la captivent : la richesse symbolique et pathétique du premier Faust la transporte.

Mais, bien Française en cela, elle porte son effort principal sur le théâtre. Elle ruine les unités, en plaçant ailleurs la vraisemblance ; elle recommande les sujets historiques ; elle goûte le mélange du lyrique au dramatique : « Le but de l’art n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie ». Avec Shakespeare, à qui elle revient toujours, elle offre pour modèles Schiller et Gœthe dont elle étudie longuement les œuvres. On peut dire que ces chapitres de Mme de Staël ont décidé de la forme et des intentions du drame romantique.

Elle secoue énergiquement le joug des règles. « Les uns déclarent que la langue a été fixée tel jour de tel mois, et que depuis ce moment l’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie. D’autres affirment que les règles dramatiques ont été définitivement arrêtées dans telle année, et que le génie qui voudrait maintenant y changer quelque chose a tort de n’être pas né avant cette année sans appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées, présentes et futures. Enfin dans la métaphysique surtout, l’on a décidé que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer642 . » Voici Cousin même introduit par ce dernier article. Ainsi révolte générale de l’individualité contre les règles qui la compriment et les formules qui la contrarient : nous sommes en pleine insurrection.

Le rêve de Mme de Staël, c’est une littérature européenne, un concert où chaque nation apporterait sa note originale, un commerce aussi où chaque nation s’enrichirait de ce qu’elle ne saurait produire. Le passage est curieux, d’autant qu’il relie l’Allemagne à l’idée maîtresse de la Littérature :

« Les nations doivent se servir de guides les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à un autre ; le climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces diversités ; et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un autre sol et respire un autre air : on se trouve donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui la reçoit643. »

Le conseil était bon et pratique : nous nous en sommes aperçus plus d’une fois en ce siècle, nous autres Français. D’une façon générale, les grands courants de la littérature au xixe siècle ont été des courants européens.

Chapitre IV
Chateaubriand §

1. Sa vie ; enfance et formation du caractère. — 2. Caractère et esprit : orgueil, rêve, ennui ; médiocrité des idées : puissance d’imaginer et de sentir. — 3. Le Génie du christianisme : son opportunité ; faiblesse de l’idée philosophique et du raisonnement ; comment l’ouvrage fut efficace. — 4. Atala, René, les Martyrs, l’Itinéraire. Conception générale des Natchez et des Martyrs. Le style et le goût empire dans Chateaubriand. Manque de psychologie et d’objectivité. — 5. Les paysages de Chateaubriand : précision, couleur ; puissance de l’effet. — 6. Influence de Chateaubriand : le romantisme ; la poésie lyrique ; l’histoire.

1. Vie de Chateaubriand §

Le 4 septembre 1768, naissait à Saint-Malo, dans la sombre rue des Juifs, le chevalier François-René de Chateaubriand : le mugissement des vagues étouffa ses premiers cris, le bruit de la tempête berça son premier sommeil. Des neufs enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivraient, lorsque la vie lui fut infligée. Il était d’une branche cadette d’une famille ancienne de Bretagne, fils d’un cadet qui, embarqué comme mousse, s’enrichit en Amérique par d’assez rapides voies, que les Mémoires d’outre-tombe ne daignent point expliquer.

Le petit chevalier, qu’on n’avait désiré que pour suppléer à la perte possible de l’aîné, poussa comme il plut à Dieu, sur le pavé de Saint-Malo, au bord des grèves, plus rudoyé que surveillé, polissonnant tout le jour, rentrant au logis les vêtements en loques et l’oreille parfois déchirée. Il reçut une instruction assez décousue, aux collèges de Dol, de Rennes, de Dinan : on le destinait à l’état de marin, puis il déclara vouloir être prêtre. Cependant il passait ses vacances, et, lorsqu’il eût échappé aux collèges, il fit un long séjour au triste château de Combourg ; le paysage avec ses forêts, ses landes, ses marais, était âpre et désolé ; le château était une autre solitude, plus écrasante : le soir, après avoir couru dans la campagne sauvage, le chevalier écoutait passer les heures, dans la vaste salle à peine éclairée, que son père parcourait en silence d’un pas invariable : puis il allait coucher dans une tourelle isolée, tout seul, face à face avec les terreurs de la nuit. Sa compagnie, sa joie, son amour, c’était sa sœur Lucile, nature exaltée, nerveuse, avec qui il rêva de vies merveilleuses, de courses lointaines, et de sensations toujours renouvelées.

Ainsi se forma, dans l’effroi de ce père farouche, dans l’ennui de cette vie vide, dans l’amitié de cette sœur mal équilibrée, ainsi se forma le Chateaubriand qui séduisit le monde : incapable de choisir une action limitée, mais aspirant à tous les modes de l’action en vue d’obtenir tous les modes de la sensation, fuyant le réel mesquin ou blessant pour s’enchanter de rêves grandioses et doucement amers, évitant surtout d’approfondir, d’analyser, ne demandant à la nature que des apparences où il pût loger ses fantaisies, timide, orgueilleux, mélancolique, éternellement inassouvi et las. Dans de rares lectures il ne cherchait pas une provision d’idées, une extension de sa connaissance, un exercice de son jugement, mais une direction de rêverie, des matières de sensations, des modèles d’images. Des sermons de Massillon même, il tirait des troubles et des plaisirs sensuels ; d’un amalgame de souvenirs littéraires et de visages entrevus, il forma son idée de la femme, un « fantôme d’amour » qu’il devait exprimer dans tous ses livres, chercher en toutes ses amies.

Enfin il fallut choisir une carrière ; il choisit d’aller explorer l’Amérique, de servir aux Indes : c’était le lointain, l’indéterminé. Le père, sensément, substitua à ces vagues élans un très réel brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Et voici le chevalier menant la vie de garnison, tâtant de Paris, présenté à la cour, suivant, effaré, la chasse du roi, versifiant dans Almanach des Muses. La Révolution éclate ; son père était mort : il réalise un de ses rêves anciens, et débarque à Baltimore, en 1791644. Le prétexte était de chercher le passage du nord-ouest : il partait sans études préalables, sans renseignements, sans préparatifs, en touriste. Il alla au Niagara, descendit l’Ohio jusqu’à sa rencontre avec le Kentucky : on peut croire, si l’on tient à lui faire plaisir, qu’il descendit le Mississipi et vit la Floride ; les lambeaux de son journal de voyage, mêlés d’extraits de ses lectures, laissent entendre qu’il parcourut d’immenses espaces.

Rentré en France, il se laissa marier avec une fille riche, qui fut plus tard une bonne et courageuse femme, toute dévouée au grand homme sans illusion et sans effacement : mais d’abord les événements les séparèrent. Le 15 juillet 1792, le chevalier de Chateaubriand crut se devoir à lui-même d’émigrer et de rejoindre l’armée des princes : il servit sans illusion, sans fanatisme, recueillant des impressions de la vie militaire, du service d’avant-postes, de tout le détail extérieur, pittoresque ou poétique de la guerre. Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu’à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. Un peu d’argent qui lui arrive de sa famille, des travaux de librairie, des traductions le sauvent, le font vivoter, pendant qu’il compose et fait imprimer son confus et indigeste Essai sur les Révolutions : c’est alors, et pour cet ouvrage qu’il complète son instruction ; il lit les historiens de l’antiquité ; surtout il se nourrit de Rousseau, de Montesquieu, de Voltaire : il a encore l’esprit du siècle qui finit. La mort de sa mère (1798), celle d’une sœur, le refont chrétien : il n’a pas besoin de raisons pour croire ; il lui suffit que la religion soit un beau, un doux rêve ; elle participera au privilège que tous les rêves de M. de Chateaubriand possèdent, d’être à ses yeux des réalités.

Dès qu’il croit, il se prépare à combattre l’irréligion : il fait commencer à Londres l’impression du Génie du Christianisme. Cependant la Révolution s’apaisait : il rentrait en France, détachait du volumineux manuscrit où s’étaient entassées ses impressions américaines, l’épisode d’Atala (1801) dont le succès était très vif, et publiait en 1802 son Génie, qui semblait donner à la fois un chef-d’œuvre à la langue et une direction à la pensée contemporaine. Autour du grand homme se formait un petit groupe d’amis discrets et dévoués : Fontanes, pur et froid poète, Joubert645, penseur original et fin, tous les deux utiles conseillers, sans envie et sans flatterie ; et puis ces femmes exquises, dont Chateaubriand humait le charme, l’esprit, l’admiration, faisant passer ces « fantômes d’amour » à travers son ennui, sans se douter assez que c’étaient là des êtres de chair et de sang qui le berçaient dans leur angoisse : Mme de Beaumont, Mme de Custine, Mme de Mouchy.

Bonaparte le vit, et voulut en décorer la France qu’il reconstruisait : Chateaubriand se prêta au bien qu’un autre grand homme lui voulait ; il se laissa nommer premier secrétaire à l’ambassade de Rome, puis ministre dans le Valais. Le duc d’Enghien est fusillé : il envoie sa démission le 20 mars 1804 ; et bientôt, ayant formé le dessein des Martyrs, il part pour l’Orient (1806), il visite la Grèce, Jérusalem, il revient par Carthage et Grenade ; il rentre à Paris le 5 juin 1807. A peine rentré, il se rappelle à Napoléon par un article du Mercure, qui fait supprimer le journal. Il imprime ses Martyrs (1809) et bientôt l’Itinéraire. Son cousin Armand de Chateaubriand, fusillé en 1809 comme agent royaliste, et qu’il n’a pu sauver646, le rend plus irréconciliable à l’empire ; quand l’Académie l’a élu, il écrit un discours que Napoléon ne consent pas à laisser prononcer. Il se refuse à souffrir aucune rature, à changer aucun des passages biffés ou notés par le despote : et il attend la persécution — qui ne vient pas (1811).

À cette date la vie littéraire de Chateaubriand est finie : sa vie politique va commencer647. Ambassadeur, ministre, polémiste, il servira à sa mode la Restauration, sans complaisance pour la royauté, méprisant pour les courtisans, gênant pour les ministres, dédaignant d’allonger la main pour saisir le pouvoir, voulant mal de mort à tous ceux qui le saisissent, et portant de rudes coups parfois au régime qu’il prétend servir. Après 1830, il s’estima lié à la dynastie légitime par un devoir d’honneur. Il méprisait l’orléanisme, ses princes, sa politique, ses appuis : égoïsme partout et matérialisme. Il se plut à prédire, à remarquer l’essor de la démocratie qui allait venger la légitimité. Il acheva sa vie dans une noble attitude, en grand homme désabusé : la fière douceur d’un universel renoncement consolait un peu son lourd ennui ; il lui restait une réelle amie, Mme Récamier, qui réunissait autour de lui, pour lui, dans son appartement de l’Abbaye au Bois, les gens les plus distingués ; il recevait de ce monde choisi par les soins d’une adroite femme le culte discret, lointain, fervent, qui convient aux grandeurs désolées. Il mourut le 4 juillet 1848 : il avait pris ses mesures à l’avance pour être enterré près de Saint-Malo, sur la pointe du rocher du Grand-Bé ; il voulait dormir du sommeil éternel au bruit des mêmes flots qui avaient bercé son premier somme, séparé même dans la mort de la commune humanité, et visible, en son isolement superbe, à l’univers entier.

2. Le caractère et l’esprit §

M. de Chateaubriand est une âme solitaire : il l’est et par nature et par éducation et par vocation artistique. D’une prédisposition naturelle, les circonstances, le milieu firent un caractère déterminé, d’où la réflexion dégagea une « pose » solennelle. Dans une âme solitaire, il y a d’abord presque toujours une personnalité féroce, incapable de se limiter, de se subordonner, de renoncer à soi. La bizarre enfance de Chateaubriand l’a accoutumé à ne rien compter au-dessus de son sentiment propre. Sous le despotisme farouche de son père, rudoyé, glacé, il a vécu libre pourtant, ramassé en lui-même, physiquement dépendant et contraint, jamais troublé dans l’exploitation égoïste de l’univers que s’appropriait déjà intérieurement sa petitesse. Il ignorera toujours la douceur de se donner et de se dévouer. Il aura des tendresses délicieuses : il aimera ses amitiés et ses amours, c’est-à-dire lui-même ami et amant, infiniment plus que ses amis ou ses aimées ; il s’aimera effrénément dans l’image splendide que d’ardentes affections lui renverront de son être : une de ses voluptés choisies fut de se mirer dans un cœur qu’il remplissait. Il servit la cause des Bourbons avec désintéressement ; mais il appartient à Chateaubriand d’avoir le désintéressement égoïste : il sert pour l’honneur, ce qui revient, dans la pratique, à se détacher du succès de la cause, à se satisfaire des actes ou des gestes qui dégagent son honneur. Services, fidélité, présence au jour du danger, absence au jour des récompenses, toute cette réelle noblesse de sa conduite, il ne la donne pas à la légitimité, pour aider au triomphe de la justice, il se la donne à soi-même, pour agrandir sa personnalité. Il donne libéralement des attitudes magnifiques, des renoncements hautains, de fières inactions : tout un dévouement stérile et décoratif.

L’orgueil est le fond de Chateaubriand : on le retrouve dans toutes les manifestations de son être. Peu porté et peu exercé à observer, n’ayant dans ses longues journées de Combourg presque point de créatures humaines avoir, sensible aux dehors surtout, il ne connaîtra guère des autres que les masques et les silhouettes. Lui, il se voit par le dedans, il plonge en son fond, il sent immédiatement ses émotions et ses désirs. Presque jusqu’à son entrée dans la vie politique, il n’est pas mis dans la nécessité d’étudier son semblable, de le pénétrer, d’y saisir les mobiles, les ressorts, les modes d’action : et alors il sera trop tard pour faire le métier de psychologue. A cette date le pli est pris. Il s’est concentré : un seul homme l’intéresse, qui est M. de Chateaubriand. Comme il sent en soi, et ne sent pas en autrui les passions humaines, il s’estime différent, unique, donc supérieur. Il n’y a que lui qui ait ces joies, ces douleurs, ces désirs, ces dégoûts. Personne n’aura plus que lui ce que M. Faguet appelle « le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne » : la persuasion qu’il ne passe rien en lui qui n’intéresse l’univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l’univers. L’orgueilleux enfantillage de son pessimisme a même source : il croit pleurer des larmes que nul homme n’a pleurées, pour des plaies dont nul homme n’a saigné. Le mal qui est dans la création, il ne le sent que dans son éphémère personne, et se croit la victime élue entre les créatures pour la souffrance648.

M. de Chateaubriand eut tous les orgueils, depuis l’orgueil vertu jusqu’à l’orgueil sottise. Sa démission après la mort du duc d’Enghien, son dépouillement en 1830, sa fidélité gratuite aux Bourbons, voilà l’orgueil vertu. L’orgueil l’a élevé au-dessus de la niaise rancune des émigrés. Il se pique de rendre justice à Napoléon : il le mesure dans sa hauteur. Mais lisons les Mémoires d’outre-tombe ; ce titre, Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés, cette phrase, mon article remua la France, cette autre, ma brochure (De Buonaparte et des Bourbons) avait plus profité à Louis XVIII qu’une armée de cent mille hommes, cette autre, ma guerre d’Espagne était une gigantesque entreprise, cette autre encore, j’avais rugi en me retirant des affaires, M. de Villèle se coucha : voilà l’orgueil sottise. Il y a quelque chose de risible dans la gravité de cette question, qui revient à la fin de maint chapitre : Et si j’étais mort à ce moment-là ? S’il n’y avait pas eu de Chateaubriand ? quel changement dans le monde !

L’orgueil le prémunit contre l’ambition. Il voulait être au pouvoir : il ne voulait pas le demander, ni descendre aux moyens de l’obtenir. Il ne voulait rien devoir qu’à l’ascendant de son nom et de son génie. Il attendait dans son coin qu’on lui offrît le monde ; il enrageait d’attendre, mais il n’eût pas allongé la main pour le saisir. L’orgueil guérit les mécomptes de sa vie politique : quand on ne lui donnait rien, si je voulais, disait-il ; quand on lui avait retiré, si j’avais voulu ; et la certitude qu’il avait pu tout prendre, tout garder, et qu’il avait tout méprisé, le consolait. Il n’avait pas l’étoffe d’un ambitieux : il ne savait pas mettre l’orgueil bas.

Cet orgueil sans limite s’accompagnait d’un manque absolu de volonté : effet, ou cause, ou l’un et l’autre. Il a rêvé, désiré, jamais voulu : s’il était originellement capable de vouloir, je l’ignore, mais on ne l’a pas exercé à vouloir ; on l’a tantôt contraint, le plus souvent lâché, abandonné à la folie de ses impulsions spontanées. Je ne crois pas qu’il y ait à tirer de sa vie un seul acte de volonté : des élans d’instinct, des sursauts de passion, tout au plus. Son action est surtout négative : elle consiste en général à choisir des modes d’inaction. La réserve dédaigneuse de son orgueil, dans la quête du pouvoir, le dispense d’exercer sa volonté, de choisir des voies où il engagera son effort : elle couvre superbement un éternel rien faire. Il n’est volontaire à aucun degré : pas même impulsif. Il n’est pas de ceux que l’exaltation des sentiments sollicite aux actes. Toute son énergie fuse en idées et en rêves.

Nul n’a plus vécu par l’imagination : son orgueil et son inertie y trouvaient également leur compte. La réalité ne se laisse pas pétrir à notre gré ; et il faut une rude main, une âpre volonté, pour lui imposer l’apparence qui nous flatte. Il y a dans cette lutte, même quand elle se termine par notre succès, de durs moments pour l’amour-propre ; la victoire est toujours partielle et passagère : elle coûte à l’orgueil et ne le satisfait guère. Chateaubriand, dès l’enfance, trouva dans le rêve d’immédiates et d’absolues jouissances, des conquêtes faciles et complètes ; il se lit un monde en idée, et se sentit maître du monde. Il se donna toutes les joies, toutes les grandeurs, sans avoir besoin de personne : et il se sentit au-dessus de l’humanité. Son orgueil et son imagination l’emportèrent dans l’infini.

Que peut-il sortir de tout cela ? Une poignante sensation de vide, un long bâillement, un ennui sans mesure. Chateaubriand avait attaché toute sa vie à son moi. Il avait pris pour fin la sensation, et non faction. Il demandait la jouissance au rêve, et non à la réalité. Mais la sensation s’émousse ; il faut la renouveler sans cesse. Le rêve atteint en un moment, épuise aussitôt la jouissance : il dispose de l’infini, mais il faut qu’il crée incessamment des infinis nouveaux. Renonçant à réaliser dès qu’il avait rêvé, Chateaubriand retombait dans son néant, l’âme vide et désoccupée. L’éternelle adoration de son moi grandiose l’accablait à la longue : il n’y a que l’égoïsme actif qui soit un égoïsme content. L’égoïsme sensitif est triste. Chateaubriand passa dans la vie « chargé d’ennui », éternellement mélancolique, ne trouvant nulle part à fixer le vague, ou remplir le vide de son âme. Cette disposition devint une attitude ; il la reporte, dans ses Mémoires, à l’instant même de sa naissance : « Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front ».

Pour amuser sa douleur, il se plut à s’en exagérer les causes : son orgueil ne voulait pas avoir de communes misères. Il développa fantastiquement les contretemps, les disgrâces de sa vie, les succès aussi et les prospérités : dans toute la première partie des Mémoires, une disposition artistique fait alterner la lumière et l’ombre, l’éclat du présent et la tristesse du passé. Il amplifie ses expériences de la fragilité des choses, des caprices de la fortune, de l’injustice des hommes ; il amplifie les effets et les retentissements de son génie. Il amplifiera même parfois ses passions, ses désirs, et il ne lui déplaira pas de paraître courbé sous un mystérieux remords. Il dramatise enfin toute son existence extérieure et intérieure sans pouvoir éteindre cette soif d’émotion qui le brûle. Et toujours la même plainte monte à ses lèvres, et toujours il recommence à « bâiller sa vie. »

À ce caractère était jointe une intelligence, en somme, distinguée. Il a eu de grandes prétentions au génie politique : si l’on doit en rabattre, il me paraît pourtant qu’il n’a pas été plus médiocre que bien des hommes d’État de la Restauration, dont le mérite politique est plus illustre parce qu’ils n’en avaient pas d’autre. Chateaubriand n’a pas mal compris la France et l’Europe de son temps. Il a écrit tel mémoire sur la question d’Orient qu’on citerait partout, s’il était d’un diplomate de carrière. Il a mieux jugé que la plupart des conseillers de Charles X la situation créée par la Révolution : nécessité de rassurer les acquéreurs de biens nationaux, impossibilité de supprimer la presse, et nécessité, si c’est un mal, de vivre avec ce mal. De cette intelligence résultait un libéralisme, relatif et limité, mais réel. Si, malgré ses prétentions, il n’a pas eu un rôle politique de premier ordre, la faute en est à son caractère et à son esthétique, qui l’ont écarté du pouvoir.

Il avait de l’esprit. Il a dessiné dans ses Mémoires d’amusantes silhouettes d’ambassadeurs, de ministres, de courtisans ; le corps diplomatique à Rome est une jolie collection de grotesques lestement enlevés. Voici M. de Bourmont avec sa physionomie spirituelle, son nez fin, ses beaux yeux doux de couleuvre. Voici La Fayette toujours enchanté de promener sa figure populaire à travers les mouvements dont il n’était pas le maître : « il humait le parfum des révolutions ». Voici M. de Polignac : il « me jurait qu’il aimait la Charte autant que moi, mais il l’aimait à sa manière, il l’aimait de trop près ». L’anecdote de M. Violet, le maître à danser des sauvages, est tout à fait dans le goût de Diderot ou de l’abbé Galiani.

Mais l’intelligence et l’esprit restèrent toujours des parties secondaires de sa nature, tout à fait sous la domination du caractère et de l’imagination. Si l’on prend Chateaubriand hors de sa vie politique, hors des Mémoires d’outre-tombe, dans ses œuvres de création littéraire seulement, à peine le soupçonnera-t-on spirituel, et moins encore, peut-être, intelligent. Il nous paraît doué d’une singulière inaptitude à saisir les idées, à former des raisonnements. Son éducation, la vie à Combourg ne lui ont pas appris à penser. Il a lu Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie : voilà d’où il tire toutes ses idées, par un très simple procédé de conversion : il tourne leurs affirmations en négations, et inversement. Il nie la perfectibilité indéfinie de l’humanité, la bonté de l’homme, le prix de la vie ; il affirme la religion, l’impuissance de la raison, le mystère, le surnaturel. De raisonnement, il n’y en a pas, ni d’analyse, ni de vérification, ni d’appareil critique ou logique. Il ne s’est pas appliqué davantage à la psychologie ; et là-dessus il a des ignorances, des conventions qui dépassent toutes celles des « philosophes ». En un mot, avec une intelligence qui était plutôt au-dessus de la moyenne. il n’a que des idées médiocres, superficielles et surtout arbitraires. C’est que ses idées ne sont que des reflets, des prolongements de ses sentiments. En leur médiocrité, elles correspondent à des sentiments intenses, profonds, originaux. Il a eu les idées qui aidaient son humeur à se manifester.

En vertu même de ce caractère, la forme de l’intelligence, en Chateaubriand, n’est pas philosophique ou scientifique, mais artistique. Il produit des émotions et des images, non des idées : et il ordonne, il exprime ces émotions et ces images, non pas selon la loi du vrai, mais selon la loi du beau. On comprendra à l’étude de ses chefs-d’œuvre que nous avons affaire, avant tout, à un artiste.

3. Le Génie du christianisme §

Le Te Deum qui célébrait la conclusion du Concordat fut chanté le 18 avril 1802 : le même jour le Moniteur reproduisait l’article de Fontanes sur le Génie du Christianisme, qui venait de paraître. Bonaparte et Chateaubriand semblaient s’unir pour relever la religion. L’effet, à distance, est beau.

Il résulte pourtant de récents travaux que, dès 1793, sous le régime de la séparation de l’Église et de l’État, le clergé avait repris le culte public. Les clefs de Notre-Dame avaient été remises à une société catholique, et 25 000 curés en 1796 desservaient 30 000 paroisses. Partout le peuple s’était porté avec empressement à ses églises. Si Bonaparte donc ne fut pas le restaurateur du culte, Chateaubriand ne fut pas le restaurateur de la foi. Il y a un peu d’illusion dans la belle phrase qu’il écrit : « Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme ». Il n’appartient guère, fût-ce à un livre de génie, de créer de pareils courants : et, comme je l’ai dit de la Satire Ménippée, ces ouvrages qui paraissent avoir brusquement retourné l’opinion, doivent leur succès même à ce que l’opinion est déjà, plus ou moins secrètement, changée. Ils révèlent, enregistrent, et consacrent. Ils aident, si l’on veut, des tendances à se fixer, et donnent une impulsion vigoureuse aux esprits dans une voie déjà ouverte.

Chateaubriand garde le droit de dire de son livre : « Il est venu juste et à son heure ». Car le premier, avec éclat, il a signalé l’orientation nouvelle du siècle qui commençait. Il y a plus : il est très certain que le christianisme avait besoin d’être réhabilité. La noblesse du xviiie siècle était irréligieuse ; la bourgeoisie qui se piquait de « lumières » ne l’était pas moins. Un préjugé créé par les philosophes faisait le christianisme barbare, absurde, ridicule ; il n’y avait que des petits esprits, des imbéciles pour y croire. Il fallait créer un préjugé contraire, rassurer l’amour-propre du Français, affranchir les classes éclairées de la peur du ridicule attaché à la religion, la leur représenter respectable, décente et belle. C’est ce que vit très bien Chateaubriand : et il réussit à opérer cette conversion de préjugé.

Son dessein était de « prouver que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres ; que le monde moderne lui doit tout ; … qu’il n’y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; … qu’elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l’écrivain, et des moules parfaits à l’artiste649…. » Ce vaste dessein d’apologie se développait à travers quatre parties : Dogmes et doctrines, Poétique, Beaux-Arts et Littérature, Culte.

Au point de vue philosophique et logique, le Génie du Christianisme est singulièrement faible. On y trouve des raisonnements étonnants, fondés sur une érudition plus étonnante encore. Chateaubriand dérive foyer de foi ; et là-dessus nous fait admirer dans la foi la source de toutes les vertus, de toutes les joies domestiques. Sur les difficultés de la chronologie universelle il élève la certitude de la chronologie hébraïque avec une aimable aisance qui fait sourire. Il a un chapitre prodigieux sur le rôle du serpent dans la chute de l’homme, et, nous racontant la rencontre qu’il a faite d’un Canadien charmeur de serpents, il en tire une induction en faveur de la vérité de l’Écriture. Il croit remarquer qu’« on ne s’avise pas de peindre le beau idéal d’un cheval, d’un aigle, d’un lion », et ce privilège de l’homme, seul idéalisable, lui est une preuve de l’immortalité. Aux arguments baroques, il mêle de rares maladresses. Il trouve la Trinité au Thibet, à Otaïti ; dans une dévotion populaire, il aperçoit une trace du culte des Dieux lares : il croit donner des appuis à la religion par ces rapprochements, et il ne se doute pas que, pour en ôter le ridicule, il en ruine la divinité. Il va jusqu’à écrire : « Plus on approfondira le christianisme, plus on verra qu’il n’est que le développement des lumières naturelles, et le résultat nécessaire de la vieillesse de la société650 ». Voyez un peu où mène un beau zèle ! L’historien athée et déterministe ne parlerait pas autrement.

Les deux livres intitulés Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature, et Immortalité de l’âme prouvée par la morale et le sentiment651 sont d’une incomparable candeur dans le maniement des preuves. Que les nids des oiseaux sont bien faits ! Donc Dieu existe. Certains oiseaux ont des migrations régulières. Donc Dieu existe. Le crocodile pond un œuf comme une poule. Donc Dieu existe. J’ai vu une belle nuit en Amérique. Donc Dieu existe. Un beau coucher de soleil en mer. Donc Dieu existe. L’homme a le respect des tombeaux. Donc l’Ame est immortelle. Un père, une mère s’attendrissent au bégaiement du nouveau-né. Donc l’âme est immortelle. « Nous penserions faire injure aux lecteurs en nous arrêtant à montrer comment l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu se prouvent par cette voix intérieure appelée conscience652 » : une citation de Cicéron par là-dessus, et voilà qui est fait. En vérité, cela est tout juste de la force de Bernardin de Saint-Pierre.

Mais voici qui n’est plus de Bernardin de Saint-Pierre : le Dieu dont parle Chateaubriand n’est pas le Dieu abstrait d’une idéologie, c’est le Dieu vivant du catholicisme. Et cette différence est immense. Les Études et les Harmonies de la nature n’étaient que puériles, au lieu que le Génie du Christianisme est puissant. Car, du moment qu’il s’agit du catholicisme et non du déisme, la démonstration baroque devient une association d’idées singulièrement efficace, lorsque du domaine de l’abstraction on passe aux réalités concrètes, lorsque l’on considère l’homme vivant, le Français de 1800. Celui-ci, par de lointaines hérédités, par quarante ou cinquante générations d’aïeux chrétiens, par d’indéracinables souvenirs de jeunesse, par toutes les habitudes de sa civilisation, était catholique. Il avait cessé de l’être récemment : pour qu’il le redevînt, il y avait plutôt à ranimer qu’à démontrer la foi. Ainsi le procédé qui consiste à éveiller par des tableaux pittoresques ou pathétiques toutes les vagues religiosités endormies dans nos âmes, à escompter rapidement ces émotions au profit du catholicisme, avant qu’on ait eu le temps de se reconnaître, ce procédé, au point de vue pratique, s’est trouvé souverain : il répondait exactement au besoin en ne visant qu’à créer de nouvelles associations dans les âmes. Le christianisme était associé depuis un siècle à des idées ridicules, grossières, odieuses : le nouveau livre l’associait à des idées touchantes, grandioses, vénérables. Le courant se rétablissait entre l’idée du Dieu catholique desséchée au fond des cœurs et tous les éléments actifs de la vie morale : l’escamotage logique devenait une suggestion puissante.

Je ne sais si Chateaubriand a choisi librement ses moyens. J’ai peur que, s’il n’a pas prouvé plus solidement, ce n’ait été impuissance : car nous voyons Joubert le supplier de laisser là ses infolio et décharger toute sa théologie. « Qu’il fasse son métier, écrivait-il, qu’il nous enchante653. » Faute de mieux, Chateaubriand s’y rabattit : il trouva le chemin des cœurs, parce qu’il suivit la méthode de son cœur. Cette communication entre le dogme catholique et toutes les parties vivantes de l’âme, il l’avait rétablie en lui-même : il offrait au public les remèdes dont il avait usé.

Mais, si la faiblesse philosophique du livre n’en empêcha point l’efficacité pratique, elle le condamnait à n’avoir qu’une efficacité momentanée. En un sens, Chateaubriand rétablissait la religion sur une équivoque et un malentendu ; il fondait la croyance sur des émotions de poète et d’artiste, et triomphait par un prestige qui éblouissait les esprits. De là ce qu’a eu de superficiel, de peu durable, d’insincère chez les uns, et d’un peu puéril chez les autres, le nouveau christianisme dont Chateaubriand a été l’apôtre. Il devait forcément tourner en cérémonie de bon ton ou en dilettantisme indifférent. Un siècle a passé, et même dans le christianisme, surtout dans le christianisme, le chef-d’œuvre de Chateaubriand ne compte plus.

Il compte dans la littérature par deux titres considérables. Les tableaux d’abord. Tous ces chapitres d’une misérable argumentation sont les impressions d’un grand artiste. Paysages de Bretagne ou du Nouveau Monde, scènes maritimes, scènes religieuses, il y a là toute une suite de tableaux par lesquels le livre vivra, en dépit des idées654. Mais nous y reviendrons.

En second lieu, une poétique nouvelle apparaît dans le Génie du Christianisme655. Ce n’est pas que les idées littéraires de Chateaubriand valent beaucoup mieux que ses idées philosophiques. Il y a parfois d’étranges méprises dans les jugements qu’il porte sur les œuvres. Tout ce qui a été fait depuis Jésus-Christ dans la littérature et les arts est chrétien, œuvre du principe chrétien, et preuve de la vérité chrétienne. Il reconnaît des chrétiennes dans l’Andromaque et dans l’Iphigénie de Racine. Mais, la part faite aux erreurs de goût et de logique, il reste assez de vues originales et fécondes dans ces deux parties du Génie du Christianisme, pour faire du livre une date dans l’histoire de la critique et des doctrines esthétiques.

Tirer la conclusion définitive de la querelle des anciens et des modernes, montrer qu’à l’art moderne il faut une inspiration moderne (Chateaubriand disait chrétienne), ne pas mépriser l’antiquité, mais, en dehors d’elle, reconnaître les beautés des littératures italienne, anglaise, allemande, écarter les anciennes règles qui ne sont plus que mécanisme et chicane, et juger des œuvres par la vérité de l’expression et l’intensité de l’impression, mettre le christianisme à sa place comme une riche source de poésie et de pittoresque, et détruire le préjugé classique que Boileau a consacré avec le christianisme, rétablir le moyen âge. l’art gothique, l’histoire de France, classer la Bible parmi les chefs-d’œuvre littéraires de l’humanité, rejeter la mythologie comme rapetissant la nature, et découvrir une nature plus grande, plus pathétique, plus belle, dans cette immensité débarrassée des petites personnes divines qui y allaient, venaient, et tracassaient, faire de la représentation de cette nature un des principaux objets de l’art, et l’autre de l’expression des plus intimes émotions de l’âme, ramener partout le travail littéraire à la création artistique, et lui assigner toujours pour fin la manifestation ou l’invention du beau, ouvrir en passant toutes les sources du lyrisme comme du naturalisme, et mettre d’un coup la littérature dans la voie dont elle n’atteindra pas le bout en un siècle : voilà, pêle-mêle et sommairement, quelques-unes des divinations supérieures qui placent ce livre à côté de l’étude de Mme de Staël sur l’Allemagne. C’était en deux mots la poésie et l’art que Chateaubriand ramenait à la place de la rhétorique et de l’idéologie : c’était le sentiment de la nature et l’inquiétude de la destinée qu’il offrait comme thèmes d’inspiration, pour remplacer la description des mœurs de salon et la mise en vers de toutes les notions techniques. Il n’avait pas la netteté de conception de Mme de Staël ; ses idées étaient plus confuses, mais elles étaient plus vastes. Il y avait surtout plus d’harmonie entre ses idées et son tempérament ; elles n’en ôtaient que le reflet. Il les sentait avant de les penser, au lieu que Mme de Staël pensait plus qu’elle ne sentait. Aussi fit-il des œuvres plus claires, plus complètes, plus expressives que sa théorie.

4. Atala, René, Les Martys, L’Itinéraire §

Chateaubriand eut en sa vie deux vastes conceptions épico-romanesques : les Natchez et les Martyrs. Atala et René ne sont que des débris des Natchez ; ces deux récits étaient allés d’abord grossir le Génie du Christianisme : Atala s’en détache avant l’impression ; René y reste incorporé jusqu’en 1805. L’Itinéraire appartient aux Martyrs : ce sont les notes du voyage entrepris par Chateaubriand pour se suggérer la vision précise des lieux où se passait l’action de son poème. Le Dernier Abencérage est une transposition poétique des impressions d’Espagne, qui n’avaient pu trouver place dans le cadre des Martyrs, et c’est de plus une réplique ou réduction d’une des idées fondamentales de la grande épopée : musulman et chrétienne, chrétien et païenne, au fond des deux récits est l’antithèse de deux religions.

Dans les Natchez comme dans les Martyrs, Chateaubriand a voulu poser deux mondes face à face, et deux types historiquement opposés de la mobile humanité. Dans les Natchez, œuvre de jeunesse, bien que publiée tardivement, le Nouveau Monde et l’Ancien Monde, l’homme de la nature, le sauvage, et l’homme de la civilisation, l’Européen ; il semble que la première idée de l’œuvre soit née d’une lecture de Rousseau. Dans les Martyrs, encore un ancien monde et un nouveau monde, le monde païen et le monde chrétien, la beauté gracieuse et la sainteté sublime : où Corneille n’avait vu que deux âmes (dans Polyeucte), faire voir deux sociétés, deux civilisations, deux morales, deux esthétiques ; ce que Bossuet avait indiqué d’un trait sobre et sévère, en prêtre qui instruit (dans le Panégyrique de saint Paul, et ailleurs), le développer en artiste, pour la beauté et pour l’émotion. Cette conception-là, seule, est un coup de génie.

On ne peut dire que Chateaubriand ait tout à fait réussi. Il n’a malheureusement pas su secouer tout à fait le goût de son temps, et je retrouve à chaque page ce qu’on pourrait appeler le style empire, un froid pastiche des formes antiques, une déplorable recherche de la noblesse banale et de la pureté sans caractère. Il y a trop de Fontanes dans Chateaubriand, et trop de Canova. Il a voulu réunir le classique et le romantique. Ses Natchez, dans la partie récrite en épopée, sont ridicules. Un tube enflammé pour un fusil, un glaive de Bayonne pour une baïonnette, des centaures au vêtement vert pour des dragons, un Cyclope pour un artilleur, voilà les artifices où il fait consister le style épique : et ces étonnantes expressions alternent avec des calumets de paix, des tomahawks, et tout le bric-à-brac du pittoresque local. Il demande à Calliope, dans un mouvement virgilien, de lui dire le nom du premier Natchez qui périt dans une mêlée. Il multiplie les comparaisons livresques, tirées le plus souvent des poèmes homériques : tel Achille, etc. Il tourne les dieux des sauvages américains en machines poétiques, et il les rend insipides comme la vieille mythologie elle-même.

Les Martyrs aussi nous offrent des élégances épiques qui font regretter le naturel de Télémaque. Toutes les fioritures et tous les artifices, périphrases, épithètes, invocations, s’y rencontrent656. Il est curieux de les comparer aux parties de l’Itinéraire qu’ils emploient ; on préférera souvent le style simple des impressions de voyage aux beautés écrites du roman. Chateaubriand a reconnu lui-même que son merveilleux était manqué : son ciel et ses enfers, ses démons et ses anges sont d’insupportables machines.

À ces défauts de forme s’ajoutent les insuffisances du fond. Pour les Natchez, mais surtout pour cet admirable sujet des Martyrs, il eût fallu l’invention psychologique, l’analyse impersonnelle d’un Racine. Chateaubriand est incapable de créer une âme qui ne soit pas la sienne. Tous les personnages secondaires de ses deux poèmes sont sommaires et conventionnels, étoffés à force de rhétorique, tout juste aussi vivants que des héros de Luce de Lancival ou de Legouvé le père. Et ses héroïnes, ses amoureuses, Géluta, Mila, Atala, Cymodocée, les indiennes et la grecque sont de jolies statuettes d’albâtre, dont l’élégance molle écœure vite : Chateaubriand ne connaît pas la femme ; il nous présente toujours des variantes du même type irréel ; toujours il a logé son fantôme d’amour657 vague et insubstantiel, dans des corps charmants, entrevus un jour par lui en quelque lieu des deux mondes, et qui ont caressé ses yeux ou fait rêver son âme, sans qu’il ait jamais su ou daigné pénétrer la personnalité réelle qui s’y enveloppait. De là le vide de ces formes, psychologiquement nulles, délicieux modèles de chromolithographie.

Les héros ne sont aussi qu’un seul type : Chactas jeune dans Atala, René dans l’épisode qui porte son nom et dans les Natchez, Eudore des Martyrs, c’est M. de Chateaubriand, lui, toujours lui, vu par lui-même. Ici encore nulle psychologie ; beaucoup de rhétorique, et a travers tout cela, par moments, une vérité profonde, une mélancolie poignante. Car c’est sa maladie qu’il décrit, c’est de sa maladie que vivent Chactas, Eudore et René ; et partout où l’expression ne dépasse pas la réalité des malaises moraux de l’auteur, un charme douloureux s’en dégage. Je n’aime guère l’épisode de René qui eut tant de succès : c’est une amplification sentimentale, la pire des amplifications. Chateaubriand s’y donne le plaisir de noircir dramatiquement les émotions de sa jeunesse : d’une amitié fraternelle, toute simple, innocente et commune, encore qu’ardente et nerveuse, il fait un gros amour incestueux ; il donne à René, masque transparent de lui-même, le fastueux et malsain prestige de la passion coupable, contre nature, et il invente la sublimité poétique des monstruosités morales658.

C’est la formule même de son tempérament que fournit Chateaubriand dans cette étonnante lettre de René à Céluta, qui, du point de vue objectif, est bien de la plus extravagante inconvenance : imaginez une jeune sauvage, puérile et tendre, écoutant ces confidences : « Depuis le commencement de ma vie, je n’ai cessé de nourrir des chagrins : j’en portais le germe en moi, comme l’arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêlait à tous mes sentiments… Je suis un pénible songe… Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré ; ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point… En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. »

Eudore nous révèle encore et toujours la même personnalité, assez délicatement localisée à l’aide des Confessions de saint Augustin, où Chateaubriand trouvait une forme historique appropriée à son âme inquiète : mais à chaque instant la fiction se déchire, et Eudore découvre l’auteur. Ouvrons cet admirable sixième livre : « Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplais les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtais l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui volaient dans l’obscurité, je réfléchissais sur ma bizarre destinée… Que de fois, durant les marches pénibles, sous les pluies ou dans les fanges de la Batavie : que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec des jeunes gens exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays. » Et voilà à quoi sert d’avoir servi dans l’armée de Condé, septième compagnie bretonne, couleur bleu de roi avec retroussis à l’hermine659 ! Chateaubriand n’avait pas besoin de nous le dire ; on sent que cette vie militaire a été vécue.

5. Les paysages de Chateaubriand §

En lui, il trouve pourtant quelque chose qui n’est pas lui, une représentation du monde extérieur ; et traduisant toutes les sensations de son œil comme il traduisait les sentiments de son cœur, il a écrit les plus belles pages de son œuvre. Il n’était pas sans s’en douter, et il disait bien que si sa bataille des Francs et sa description de Naples et de la Grèce ne sauvaient pas les Martyrs, ce n’était pas son ciel ni son enfer qui les sauveraient660. Il jouissait par les yeux, il avait cette sensibilité du peintre qui perçoit des beautés invisibles à la foule dans le dessin d’une attitude ou d’un mouvement, dans les transparences ou les brumes de l’air, dans l’harmonie des tons et des lignes d’un paysage immobile ou d’une foule grouillante. Si sa psychologie est insuffisante, c’est qu’il voit seulement ses personnages ; il ne les analyse pas. Et leur vision ne se forme pas en lui selon l’idée d’un certain rapport du physique au moral, mais selon l’idée de beauté. Au lieu de décrire des états métaux (sauf le sien), il dessine des attitudes aimables, touchantes, tragiques ; il fait des groupes et des tableaux. Ainsi les funérailles d’Atala. Rousseau était encore bien orateur ; Bernardin de Saint-Pierre un peu maigre, et plus délicat d’impression que puissant d’expression. Ici nous tenons un grand peintre : dans ses tableaux, les cadres ou les prolongements sentimentaux se décollent d’eux-mêmes ; il ne reste que la nature fortement saisie, fidèlement rendue en sa beauté originale et locale. L’enfant rêveur qui dressait avec Lucile des itinéraires prodigieux661 a parcouru le Canada et la Louisiane : l’artiste rêveur dont la fantaisie promenait René à travers l’Italie et la Grèce a visité Sparte, Athènes, Jérusalem, Carthage, Grenade ; et les feuillets de ses carnets de voyage sont épars dans tous ses livres.

Le Génie du Christianisme vaut surtout par là. Il n’y a que cela qui sauve les Natchez ou Atala. L’Itinéraire est une galerie de paysages d’Orient et du Midi. Les Martyrs sont une transposition de ces paysages directs en paysages historiques, selon le goût qui prévalait encore en peinture. Et les Mémoires d’outre-tombe, si mêlés, à travers tant de fatras, n’ont guère pour se relever, outre l’intérêt documentaire, qu’un certain nombre de tableaux où le vieux maître s’est retrouvé tout entier : la vie de Combourg, le camp de Thionville et le marché du camp, la garde de Napoléon faisant la haie à l’impotent Louis XVIII, les impressions de Rome662, etc. ; tout ce qui est sensation pittoresque n’a pas vieilli d’un jour dans toute son œuvre.

Il a cette espèce d’ivresse devant la nature qui fait la peinture chaude, sans altérer la lucide précision de l’œil. Regardez toutes ses nuits : on en ferait une galerie ; il n’y en a pas deux qui se ressemblent : nuit en mer, nuit d’Amérique, nuit de Grèce, nuit d’Asie, nuit du désert663. Le ton local, le caractère singulier est partout attrapé avec une délicatesse puissante. Le sublime de la forêt américaine, la grâce nette des montagnes grecques, la grandeur du cirque romain, le tohu-bohu bariolé du campement oriental, les ciels bas et brumeux de la Germanie et les riants soleils d’Italie, les architectures exquises et les vierges solitudes, toutes les formes que la nature et l’homme ont offertes à ses yeux, il a tout su voir et tout su rendre. Avec quelle exactitude, je ne puis le dire : il faut regarder ses tableaux pour le sentir. Je ne puis que rappeler ici les canards sauvages, le cou tendu et l’aile sifflante, s’abattant tout d’un coup sur quelque étang, lorsque la vapeur du soir enveloppe la vallée — le jour bleuâtre et velouté de la lune descendant dans les intervalles des arbres, et ce gémissement de la hulotte qui avec la chute de quelques feuilles ou le passage d’un veut subit remplit seul le silence nocturne— les premiers reflets du jour glaçant de rose les ailes noires et lustrées des corbeaux de l’Acropole — ces Arabes accroupis autour d’un l’eu dont les reflets colorent leurs visages, tandis que quelques têtes de chameaux s’avançaient au-dessus de la troupe et se dessinaient dans l’ombre664. A vrai dire, ces choses-là ne sont presque plus de la littérature : on en est enchanté dans la mesure justement où l’on est sensible à la peinture.

6. L’influence de Chateaubriand. §

Il y a des parties mortes dans l’œuvre de Chateaubriand : ses idées philosophiques, son style empire, et — ce qu’il faut regretter — son romantisme classique, sa vision pittoresque de la civilisation grecque et romaine. On laissera tomber tout cela : et l’on ne prendra que les parties franchement modernes de son inspiration. De celles-ci coulera tout le romantisme, histoire et poésie.

Il a donné des leçons d’individualisme, dont nos romantiques s’inspireront ; et à travers Byron, ce sera encore Chateaubriand qui leur reviendra. Le héros romantique, victime de la destinée sombre par état et désespéré, est sa création. Il y a même dans René un dilettante de la révolte et du crime qui se fait une volupté d’être seul contre toute la société : « Se sentir innocent et être condamné par la loi était dans la nature des idées de René une espèce de triomphe sur l’ordre social ». L’ennui, la mélancolie, tout le vague de l’âme de Chateaubriand, séparé de sa puissance pittoresque, formera le courant lamartinien665.À chaque instant, dans une lecture rapide, se notent les thèmes auxquels il ne manque que le vers de Lamartine. Et quand Chateaubriand écrit en vers, il semble remplir l’intervalle entre Fontanes ou Chénedollé et Lamartine. La tristesse pessimiste, séparée du sentiment chrétien, se retrouvera dans Vigny : sans compter qu’un chapitre du Génie du Christianisme me paraît bien lui avoir indiqué Éloa666.

De Chateaubriand aussi procède Hugo, par les descriptions pittoresques667, par les visions épiques, par l’usage de l’érudition historique. Il ne me paraît pas douteux que Chateaubriand n’ait fourni à Hugo le premier modèle de ces énumérations prestigieuses, de ces narrations grandioses où il se plaît668 . Il y a dans la conception même des Martyrs et des Natchez l’idée d’une Légende des siècles, et V. Hugo la dégagera par l’élimination du romanesque. De ce romanesque enveloppant l’épique, il fera Notre-Dame de Paris ou les Misérables, le monde du moyen âge et le monde contemporain, et deux mondes dans chaque monde, truands et seigneurs, pauvres et riches. La destination première des Mémoires d’outre-tombe me paraît même avoir suggéré à Hugo l’idée de cette résurrection périodique qu’il s’est préparée en réglant la publication de ses œuvres posthumes.

Le bas romantisme, le romantisme orgueilleusement atroce ou scandaleux, peut aussi, je l’ai indiqué, se réclamer de lui.

D’une façon générale, la place que dans le roman, dans la pensée, dans l’histoire même et les ouvrages de philosophie ou d’érudition tient aujourd’hui la peinture de la nature, de Sand à Loti et de Michelet à Renan, cette place a été marquée par Chateaubriand669.

Avec les motifs d’inspiration, il a révélé la forme : il a rétabli l’art et la beauté, comme objets essentiels de l’œuvre littéraire. Il a offert sa phrase artiste, harmonieuse, expressive, simple, tantôt nerveuse, tantôt onduleuse, tantôt large et calme ; et sa prose a fait entendre ce que pouvaient être des vers. Il a indiqué des modèles, Dante, Milton, surtout la Bible, qui par lui a été classée définitivement comme un des « classiques » de la littérature universelle, qu’on n’a plus le droit d’ignorer.

Enfin, l’histoire, l’histoire qui est évocation et résurrection, est sortie de lui. Aug. Thierry est devenu historien en lisant le livre VI des Martyrs. Au temps où l’on estimait Anquetil, Chateaubriand a vu ce qu’il fallait chercher, ce qu’on pouvait trouver dans les textes, les documents originaux : le détail caractéristique, qui contient l’âme et la vie du passé670. Sans Chateaubriand, qui sait si l’on eût eu Michelet ?

Livre II
L’époque romantique §

Chapitre I
Polémistes et orateurs
1815-1851 §

1. Polémistes et pamphlétaires : Joseph de Maistre ; Paul-Louis Courier ; Lamennais ; P.-J. Proudhon. — 2. Orateurs parlementaires : B. Constant ; Royer-Collard ; Guizot ; Thiers ; Berryer ; Lamartine. — 3. Orateurs universitaires : Guizot ; Cousin ; Jouffroy ; Villemain ; Quinet et Michelet. — 4. Orateurs religieux : Lacordaire.

Il s’est trouvé au xviiie siècle que les plus grands noms de l’histoire littéraire sont en général aussi les plus considérables dans l’histoire des idées. Cette concordance ne se rencontre plus au xixe siècle. La littérature n’atteint qu’incidemment les grands courants d’idées, par quelques orateurs, polémistes et penseurs ; et les hommes en qui s’est rencontré le talent littéraire, n’ont souvent pas été — tant s’en faut — les intelligences directrices du siècle. En philosophie, il nous faut prendre Cousin, et laisser Maine de Biran ; surtout il nous faut écarter la plus puissante et, en tout cas, la plus féconde pensée philosophique de ce demi-siècle : je parle d’Auguste Comte ; et quelque fâcheux sort a voulu que l’école positiviste ne fournît aucun écrivain. Dans les sciences politiques et sociales, Saint-Simon et l’école saint-simonienne restent également en dehors de notre étude, avec toutes les sectes communistes, à l’extrémité seulement desquelles le capricieux hasard a placé un beau tempérament littéraire, dans le théoricien de l’anarchie, P.-J. Proudhon. Pour la politique même et le gouvernement, ni les plus hauts esprits, ni les volontés les plus efficaces n’ont été toujours servis par le talent oratoire, et les partis eux-mêmes seront loin d’être représentés ici selon leur force ou leur influence. Mais il ne faut chercher ici qu’une histoire littéraire.

Je ne puis prétendre à tracer même une sommaire esquisse du mouvement politique et social. Il me suffira de rappeler que les principaux débats engagés dans les Chambres de la Restauration ont porté sur la liberté des cultes et toutes les questions particulières qui y tenaient, sur les biens nationaux et l’indemnité des émigrés, sur la liberté de la presse, sur l’organisation du système électoral, sur les majorats, sur la guerre d’Espagne, sur toutes sortes d’applications ou d’interprétations de la Charte, et, au fond, toujours sur la question de savoir qui l’emporterait, de la Révolution, ou de l’« absolutisme ». Sous la monarchie de juillet, il s’est agi encore de lois électorales et de lois contre la presse, puis de lois sur les associations, et sur la liberté de l’enseignement, de l’Algérie et de la question d’Orient, etc.

En même temps que les orateurs des chambres, une foule de pamphlétaires et de journalistes agitaient les mêmes questions, pour exciter et diriger l’opinion. Mais les plus graves questions peut-être se discutaient hors des chambres, ou ne prenaient toute leur ampleur que dans des écrits théoriques et polémiques : ainsi la question religieuse ou la question sociale.

1. Polémistes. §

De tant d’hommes qui essayèrent par le journal ou le livre de combattre ou de développer les conséquences de la Révolution, quatre surtout, me semble-t-il, se distinguent par des dons originaux d’écrivains : Joseph de Maistre, Paul-Louis Courier, Lamennais et Proudhon.

Magistrat, d’une vieille famille de magistrats de Savoie, jeté hors de chez lui par la Révolution française qui annexa son pays, Joseph de Maistre671, s’en alla à l’autre bout de l’Europe représenter son maître le roi de Sardaigne : il passa quatorze ans de sa vie (1802-1816) dans cet exil de Saint-Pétersbourg, vivant pauvrement, stoïquement, jugeant de haut les événements et les hommes, et composant dans son loisir ses principaux ouvrages. Avec plus de netteté, de logique et de vigueur que Chateaubriand, il nie tout ce que le xviiie siècle avait cru, et d’où la Révolution était sortie. Il balaye pèle-mêle Montesquieu, Voltaire, Rousseau. Il veut la royauté absolue, sans limite et sans contrôle : la limite est dans la conscience du roi, le contrôle dans la justice de Dieu. Pas de pouvoirs intermédiaires, ni de division des pouvoirs, ni de constitution écrite : pas de droit, hors et contre le droit du roi. Pareillement dans la religion, un seul pouvoir, le pape : plus d’Église gallicane, plus de libertés gallicanes ; le pape souverain et infaillible. Le roi, au temporel, le pape au spirituel, sont les vicaires de Dieu, commis au gouvernement des hommes par la Providence qui dirige visiblement les affaires du monde. La passion de Vanité anime de Maistre ; il hait tout ce qui sépare, tout ce qui distingue ; il ne conçoit pas l’harmonie d’éléments multiples ; il y a unité où il y a volonté unique, et elle n’existe que dans l’absolu despotisme.

J. de Maistre emploie toute son imagination, tout son esprit, toute sa logique à rendre révoltante cette âpre doctrine. C’est un lieu commun théologique, que le problème du mal est en corrélation avec le dogme de la Providence, qui en fournit la solution : J. de Maistre prend un malin plaisir à exagérer atrocement le règne du mal sur la terre. La Providence a créé tous les êtres pour s’égorger. La société n’a pu changer la loi divine de la nature : afin que le sang coule, elle a la guerre, et elle a le bourreau672. On dirait qu’il a peur de séduire : il s’attache à saisir chaque idée par la face paradoxale ou choquante ; nous ne pouvons le lire sans nous sentir constamment taquiné, bravé, dans toutes les affirmations de notre raison.

Et ce légitimiste renforcé, en fait, était assez libéral, à la façon de nos anciens magistrats du Parlement : il haïssait, ou méprisait les émigrés ; il tenait la Révolution pour un fait providentiel, comme tous les autres673, et, ce qui est plus méritoire, comme un fait historique, qui devait changer les maximes du gouvernement royal ; il lui semblait absurde qu’on pût prétendre à biffer tout bonnement vingt ans d’histoire, et quelles années ! Il s’était hautement déclaré pour le comité de Salut public, dont, admirablement guidé cette fois par sa logique, il avait aperçu le grand rôle historique : conserver la France, indépendante et une, contre les convoitises de l’étranger et les factions de l’intérieur. Ce théoricien de l’absolutisme faisait à son parti l’effet d’un jacobin.

Ce dur logicien était un très bon homme, doux, aimable, le plus respectable et le plus tendre des pères, qui écrivait à ses enfants des lettres charmantes, pleines de fine raison et de sensibilité délicate. Il n’y avait en lui de féroce que ses principes. Il avait l’esprit abstrait et raisonneur du xviiie siècle : il n’a été qu’un philosophe ennemi des philosophes, dénué, comme ils le furent en général, de sens artistique, et réduisant, comme ils faisaient, le réel aux formes de ses idées a priori. Il ne doit guère moins à Voltaire, qu’il contredit, que Courier, qui le continue.

Un officier indiscipliné, qui s’absente de son corps sans congé, grognon et grincheux, médisant du métier, dont il sent la servitude et pas du tout la grandeur, un soldat qui ne voit de la guerre que l’horreur, la misère, la brutalité, la face laide et mesquine : voilà Courier au régiment674. Et notez qu’il est brave et patient ; ce n’est pas le manque de cœur, c’est le tour d’esprit qui en fait un mauvais officier. Il est essentiellement garde national ; c’est un bourgeois sous les armes. Bourgeois il reste dans ses campagnes de plume sous la Restauration : type achevé du bourgeois de 1820, libéral, voltairien, d’esprit étroit, jaloux, hargneux : bonapartiste, lui qui sous l’empire avait si peu d’enthousiasme, bonapartiste renforcé, sauf quand il est fervent orléaniste ; car l’essentiel, c’est de n’être pas légitimiste, et de taquiner les légitimistes. Il a en abomination le trône et l’autel, et leurs défenseurs, émigrés, curés, magistrats, gendarmes : il est propriétaire, et représente éminemment toutes les passions, toutes les défiances des propriétaires acquéreurs de biens nationaux.

Tandis qu’à la Chambre on discute sur les lois, au village on s’échauffe sur l’application des lois ; et voilà la matière des pamphlets de Courier, aussi mesquins en leur sens que les tracasseries mêmes auxquelles ils doivent leur naissance. Un paysan qui a envoyé promener son maire, un curé qui empêche ses paroissiens de danser, une souscription qu’on organise, un procès de presse sont les sujets dont Courier s’empare pour faire une guerre à mort à la monarchie légitime.

Tout cela serait oublié, comme les passions de ce temps-là, si ce bourgeois n’était un fin écrivain. Il était nourri de nos meilleurs classiques, et du xvie siècle. Il a dérobé à La Bruyère son art d’aiguiser l’épigramme, à Pascal l’ironie mordante et légère. Aux vieux conteurs, il a pris la narration aisée, lumineuse, teinte d’un comique délicieux. Du fond de la Calabre, entre deux combats, il s’amusait à refaire un conte de la Reine de Navarre675, et il en faisait un bijou : dans ses pamphlets il sème à chaque page les récits exquis et les dialogues plaisants. On le lira, comme on lit l’Heptaméron ou les Joyeux devis, sans y chercher un sens plus grave, et cela suffira pour le faire lire.

Il y a même dans la netteté lumineuse de son style quelque chose qui n’est pas français, qui donne l’impression de la grâce grecque : tel conte des gendarmes venant arrêter des paysans fait songer à Lysias676. Et en effet notre voltairien est un helléniste de première force. Pendant ses campagnes, il a porté son Homère dans sa poche ; dans ses loisirs de garnison, il traduisait Xénophon677 . Dès son arrivée en Italie, les bibliothèques, les musées, les ruines, les marbres, l’ont enivré ; les pillages des soldats, les mutilations d’œuvres d’art lui percent l’âme : c’est un Grec parmi les barbares. Dès qu’il a quitté le service, il s’enferme à la bibliothèque de Florence678 pour copier un passage inédit d’un roman grec, de ce Daphnis et Chloé, dont il a fait une traduction en français archaïque d’une naïveté un peu laborieuse.

Courier est le dernier et authentique représentant de l’art classique chez nous, le dernier des écrivains qui se rattachent au mouvement déterminé par les travaux de l’Académie des Inscriptions : il a droit d’être nommé après André Chénier. Car, dans ces grogneries de bourgeois libéral, il y a des coins délicieux d’idylle, des coins de poésie rustique à la façon de certaines scènes d’Aristophane. À travers une gazette de village, toute pleine de médisances sur M. le Maire et de taquineries au curé, éclate cette jolie note champêtre : « Les rossignols chantent et l’hirondelle arrive. Voilà la nouvelle des champs. Après un rude hiver et trois mois de fâcheux temps, pendant lesquels on n’a pu faire charrois ni labours, l’année s’ouvre enfin, les travaux reprennent leur cours. » Ses paysans, ses vignerons, amoureux de la terre, laborieux, rudes et simples, ont une sorte de grâce robuste qui évoque l’image des laboureurs attiques de la Paix : et lui-même s’est composé son personnage à demi idéal de vigneron tourangeau, tracassier, processif et bonhomme, d’une façon qui rappelle le talent des logo-graphes athéniens à dessiner les figures de leurs clients. Le, défaut de Courier, c’est qu’on sent trop cet art, et l’effort de l’écrivain : nous aimerions un peu plus d’abandon ; et pourtant, en son genre, il fut un vrai artiste, et tout à fait original.

J. de Maistre et P.-L. Courier sont diversement, mais également classiques : Lamennais679 est un romantique, fils de Rousseau et de Chateaubriand ; le baron de Vitrolle lui disait que son génie était enfant de la tempête. Au milieu de l’incrédulité révolutionnaire, Lamennais avait gardé sa foi : à vingt-deux ans, il faisait sa première communion, avec une irrave simplicité de petit enfant. Mais s’il se sentait chrétien, il ne voulait pas être prêtre ; il se fit ordonner sous la pression de son directeur et de son frère, dans une angoisse profonde. Il se révéla par un livre qui le plaça pour son début aux côtés de Chateaubriand et de J. de Maistre : l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. Il y combattait avec une âpre éloquence, à grands coups de logique et d’imagination, l’athéisme politique, celui qui fait de la religion un instrument de despotisme pour lier le peuple, le déisme, qui croit fonder une religion dite naturelle sur la seule raison, le protestantisme et toutes les doctrines latitudinaires, qui, reconnaissant une révélation, croient avoir le droit de choisir parmi les dogmes, de rejeter ceux-ci et de prendre ceux-là. Lamennais, attaquant l’individualisme et le principe de l’évidence cartésienne sur lequel il repose, plaçait la vérité dans le consentement universel, accord merveilleux dont une révélation de Dieu peut seule être cause, dont la tradition seule est la manifestation ; et de la tradition, l’Église est dépositaire, le pape interprète et gardien. Tout s’attache à l’autorité du pape, et c’est une théocratie que Lamennais entend constituer.

Au contraire de J. de Maistre, légitimiste avant tout, Lamennais est avant tout catholique. Il avait le gallicanisme en horreur, parce que, le voyant dans son temps, il n’y apercevait qu’un instrument de règne : cette Église d’État n’était à ses yeux qu’un athéisme politique. Quand il s’aperçut que l’ultramontanisme aussi se mettait au service du pouvoir, que le pape agissait en souverain temporel et liait sa cause à celle des rois, quand il vit par toute l’Europe le clergé se faire le gardien des principes légitimistes plutôt que des principes évangéliques, Lamennais rompit d’abord avec la légitimité ; il devint libéral ; il lui sembla que le règne de Dieu par l’autorité était actuellement impossible ; il tâcha d’y revenir par la liberté680, il chercha dans le développement complet de la liberté des garanties contre le despotisme et l’anarchie, et les conditions de l’ordre et de la vie sociale.

Il conçut l’idée hardie et féconde d’un catholicisme démocratique681 ; il voyait dans les idées libérales et égalitaires un fruit lointain de l’Évangile, et si l’Eglise semblait actuellement tourner le dos à la société moderne, il croyait pouvoir l’en rapprocher par une originale conception de l’évolution du dogme682, toujours immuable en son essence et en ses formules, mais susceptible de divers sens et d’applications diverses, selon les époques et les esprits. Il fonda en 1830, avec Montalembert et Lacordaire, un journal, l’Avenir, pour défendre le catholicisme contre la monarchie bourgeoise, matérialiste et athée selon la formule de l’Essai. Il venait soixante ans trop tôt. L’Église ne le comprit pas. Lamennais, Montalembert et Lacordaire allèrent à Rome : un beau livre, les Affaires de Rome, sortit de ce voyage, et la rupture définitive de Lamennais avec l’Église. Le pape l’avait reçu froidement et finalement le condamna : il était souverain temporel, et l’on était trop près de la Révolution qui avait interrompu le culte. Lamennais se laissa circonvenir, se soumit, se rétracta ; puis, se relevant aussitôt, il lança ses admirables Paroles d’un croyant, qui firent une sensation profonde. C’était un livre apocalyptique, écrit en versets, tour à tour violent et tendre, sombre et serein, où nulle doctrine positive ne se formulait, mais où éclataient toutes les tendances démocratiques et socialistes de l’esprit évangélique, une charité passionnée, douloureuse, révoltée contre l’État et l’Église oppresseurs des faibles.

Lamennais est un grand poète683 : il est peintre et prophète ; tous ses écrits sont éclairés de paysages sobrement, puissamment décrits, avec un frémissement étrange de vie et de sensation. Lamennais, avant Hugo, et avec une profondeur de pensée, une flamme de passion, où Hugo n’a pas atteint, a été un étonnant visionnaire684, un grandiose créateur de symboles, de formes tantôt pathétiques et tantôt fantastiques, qui donnent une force incroyable de pénétration à l’idée abstraite qu’elles revêtent.

P.-J. Proudhon685 traversa le catholicisme : il en sortit vite. Il subit plus profondément l’influence de Rousseau et, semble-t-il, celle de Hegel. Je ne sais s’il étudia directement l’œuvre du philosophe allemand : du moins lui doit-il sa méthode. Dans tout sujet, Proudhon pose la thèse et l’antithèse, et cherche la synthèse. Thèse, communauté ; antithèse, propriété : la synthèse se fera en retenant les éléments utiles de la thèse et de l’antithèse, par la doctrine de l’auteur. Pareillement, thèse, liberté ; antithèse, autorité ; synthèse, fédération. Ainsi procède Proudhon, faisant une oeuvre qui avait chance de déplaire à tous les partis parce qu’il conservait quelque chose de toutes les doctrines : logicien vigoureux, écrivain passionné et parfois déclamatoire, théoricien réputé inconsistant, encore que sur les choses essentielles il ait suivi une direction assez constante.

Il est très respectueux du droit de l’individu ; mais, comme les droits de tous les individus sont égaux, il ne peut trouver que dans l’association les solutions satisfaisantes de tous les problèmes. Son premier mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? a fait beaucoup de fracas. « La propriété, c’est le vol. » Mais après ce début vient une analyse très forte des fondements et des conditions de la propriété, aboutissant à une conception que les collectivistes d’aujourd’hui estiment bien timide, conservatrice, et bourgeoise : Proudhon établit au lieu de la propriété la possession individuelle, transitoire, acquise par le travail, et répartie selon de plus justes proportions. Pour son anarchie, au fond, ce n’est rien d’effrayant ; pour chimérique, actuellement du moins, c’est autre chose : abolition de la tyrannie, démocratique aussi bien que monarchique ; plus de souveraineté ; association des individus, formation d’individus collectifs qui se juxtaposeront et s’associeront à leur tour. C’est un système d’organisation fédérale, mais qui a pour caractère l’abolition des divisions et par conséquent des intérêts politiques, l’établissement d’un ordre purement économique.

Un vaste orgueil de chef de secte, qui lui rendit l’accord impossible avec les autres groupes socialistes, une indifférence choquante en son temps pour les théories politiques, au point que, se détachant de la forme républicaine, il se montra tout prêt à réaliser sa doctrine par l’empire, contrepesèrent l’influence que le talent littéraire aurait pu donner à Proudhon : il occupa le public, inquiéta le pouvoir, et ne fit pas école.

2. Orateurs parlementaires. §

Il y eut sous les deux monarchies constitutionnelles un grand développement d’éloquence. Le système électoral, souvent modifié dans ses détails par des lois de circonstance, demeurait en général organisé, de façon qu’il ne laissait arriver à la Chambre que des bourgeois de la classe aisée, gens de belle tenue et d’intelligence cultivée, qui avaient le goût des idées claires et prenaient plaisir à suivre les exercices de la parole : la Chambre des pairs était, par définition même, une sélection des classes supérieures686. Le romantisme ne pénétra guère dans l’éloquence parlementaire avant 1848 : sous la Restauration. Chateaubriand apporta parfois à la tribune ses vastes images, le superbe étalage de son moi mélancolique. Sous la monarchie de Juillet, Lamartine fit chanter son âme en harangues lyriques. Mais la plupart des graves et sérieux bourgeois qui abordaient la tribune, les libéraux notamment, étaient des hommes de goût classique, formés à l’école du xviiie siècle et des idéologues, nourris de Voltaire et de Montesquieu, philosophes, juristes, dialecticiens, de sensibilité médiocre ou restreinte, d’imagination froide, et plus que modérément artistes.

Les débats parlementaires eurent plus d’ampleur sous la Restauration : en toutes circonstances éclatait le conflit de deux mondes, de deux sociétés ; il s’agissait de conserver ou de détruire l’œuvre de la Révolution. Sans cesse, il fallait recourir aux principes de l’ancien droit, ou du droit nouveau, les expliquer, les fonder, les dissoudre, rechercher le sens des grands événements d’où le présent était sorti, et dresser comme des inventaires de leurs résultats moraux ou sociaux. Il se faisait journellement à la tribune de vastes leçons de philosophie historique ou politique.

Les orateurs légitimistes n’ont pas de quoi nous retenir : et pour certains, je le regrette. J’aurais aimé à présenter cet admirable Hyde de Neuville, si héroïque, si dévoué et, ce qui est plus rare, si clairvoyant dans son dévouement aux Bourbons687 : mais il ne fut pas orateur. Au contraire, parmi les libéraux, les orateurs illustres sont en nombre. Je sacrifie sans regret celui que V. Hugo appelle « l’éloquent Manuel » : il serait, je pense, oublié, avec son éloquence pâteuse, si les « mains auvergnates » du vicomte de Foucauld ne l’avaient « empoigné » dans un jour de scandale688 . M. de Serre et le général Foy689 valent mieux : M. de Serre, avec ses précisions subtiles et pressantes, ses audacieux raisonnements de légiste, son froid jugement d’homme de gouvernement, savait user à l’occasion des effets sentimentaux, et produire cette éloquence ronflante ou grondante que trop souvent les magistrats sont enclins à prendre pour le sublime. Le général Foy, sous un luxe d’images dont l’éclat a fané, et sous de grands mouvements dont l’accent paraît ampoulé aujourd’hui, cachait une remarquable force d’esprit, une rare audace d’invention oratoire qui se marquait surtout dans la position des questions : on peut voir, à propos du milliard des émigrés, avec quelle franchise d’attaque il établit son argumentation sur le terrain le plus dangereux.

Laissons aussi Camille Jordan690, un survivant de la Révolution, le clair et prolixe orateur des Cinq-Cents, qui n’apprit jamais à être court, mais dont l’abondance était souvent relevée d’une alerte ironie ; laissons le due de Broglie qui faisait à la Chambre des Pairs son apprentissage de doctrinaire. Nous retrouverons bientôt Guizot, qui fournissait au maréchal de Gouvion Saint-Cyr le beau discours sur la loi militaire de 1818. Deux orateurs dominent l’éloquence parlementaire de la Restauration : Benjamin Constant et Royer-Collard.

Benjamin Constant691 fut de ces hommes à qui le public ne marchande pas l’admiration, et qui n’obtiennent jamais pleinement sa confiance ou son respect. Il avait l’âme inquiète, profondément personnelle, avide de plaisirs et de sensations, l’imagination ardente et mobile, l’esprit souple, vaste, actif, lucide : joueur incorrigible, amant toujours passionné et prompt à changer, causeur étincelant, homme d’État inconsistant, déroutant l’opinion par de soudaines volte-face. Il avait une redoutable faculté d’analyse, qu’il exerçait sur lui comme sur les autres : il est impossible de s’observer soi-même plus exactement, de se juger d’une vue plus nette qu’il n’a fait dans son Journal intime et dans ce roman d’Adolphe qui est un des chefs-d’œuvre du roman psychologique.

Cette clairvoyance aiguë ne lui a pas servi à mettre plus d’unité dans sa vie : mais, en dépit de ses incohérences, il avait des principes très arrêtés. Sous tous les gouvernements, depuis le consulat de Bonaparte jusqu’à la monarchie de Louis-Philippe, il apporta le même programme. Il était foncièrement individualiste : son libéralisme était une défense de l’individu contre l’État. Il voulait un gouvernement fort, pour protéger l’individu contre toutes les forces capables d’en gêner l’expansion, mais un gouvernement limité, si je puis dire, pour ne pas gêner lui-même ou opprimer l’individu. C’étaient les droits de l’individu qu’il défendait dans les principes de la Révolution, dans les libertés et les garanties octroyées par la Charte. Il mettait au service de son irréductible individualisme une parole incisive, nerveuse, volontiers insolente, dissolvante des idées et meurtrière aux personnes.

Royer-Collard692 réservait ses coups de boutoir pour les conversations de couloir et les relations personnelles. D’un mot il décousait les réputations et les amours-propres. A la tribune, sérieux, austère, calme, il ne connaissait que les idées. Il avait débuté dans l’éloquence politique aux Cinq-Cents : le Consulat l’avait réduit au silence, et l’Empire en avait fait un philosophe. Il avait inventé le nouveau spiritualisme, philosophie oratoire, libéralisme philosophique, juste et commode doctrine bien taillée sur l’intelligence et les intérêts du bourgeois français. Cette philosophie, si cruellement analysée par Taine, éleva Royer-Collard au-dessus du niveau commun des bons orateurs, lorsque la Restauration le rendit à la vie politique. Sous la monarchie légitime, il professa la Charte avec un remarquable talent. Il avait une rare puissance de raisonnement, une clarté et une précision de termes qui rappelaient les maîtres du xviie siècle, une plénitude de développement qui saisissait les esprits ; et parfois son austère parole était illuminée de sobres images. Il ne remuait pas les passions, il n’enchantait pas les fantaisies : il emplissait les esprits. Il avait, à force de certitude intime et de lumière épandue, l’autorité.

Inventeur en théorie politique comme en philosophie spéculative, il était chef d’Ecole à la Chambre, et ses élèves s’appelaient les Doctrinaires, d’un mot qui peint à merveille leur esprit commun. De cette école sortirent les principaux hommes d’État de l’orléanisme. Mais le maître était irrémédiablement légitimiste : la légitimité est une pièce essentielle de la doctrine. Il lui faut une dynastie séculaire pour avoir un droit royal avéré, indiscutable : autour de ce droit, le limitant et le soutenant de leurs droits, il dresse les deux Chambres, et il forme ainsi le gouvernement, en qui, et en qui seul, il place la souveraineté693 . De chaque côté de cette souveraineté, pour en assurer le jeu et en restreindre l’abus, il institue l’inamovibilité des juges694, représentation de l’éternelle morale, et la liberté de la presse695, représentation de l’irrésistible démocratie. Voilà ce que Royer-Collard expliquait en nettes formules, dans d’incomparables leçons, rappelant toujours toute discussion aux principes, et déduisant de la Charte toute doctrine, comprenant bien au reste son temps, et les deux grands faits, non pas créés, mais dégagés par la Révolution696 : la lourde centralisation administrative, et la vigoureuse expansion de la démocratie. Enfin, il est du petit, bien petit nombre des orateurs qui n’ont pas vieilli, et qui se lisent vraiment avec plaisir : cela tient à la belle fermeté de son style, aussi grave et moins triste que celui de Guizot.

L’éloquence parlementaire eut de beaux jours sous la monarchie de Juillet. Mais, en général, les discussions s’abaissent. Le libéralisme, en triomphant, se dépouilla de sa générosité, et se fit le défenseur des intérêts, de l’influence, des préjugés d’une classe, avec laquelle il identifia le pays. « L’esprit particulier de la classe moyenne, écrit M. de Tocqueville697, devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre… » L’éloquence se ressentit, ainsi que le gouvernement, de cet esprit étroit et positif. Trop souvent même, les intérêts personnels passèrent au premier plan ; et les orateurs de l’orléanisme nous apparaissent comme occupés surtout de saisir ou de retenir le pouvoir, divisés par leur ambition seule, et montant à l’assaut du ministère, sans s’inquiéter de discréditer la bourgeoisie qu’ils représentent tous au même titre, ou d’ébranler la dynastie dont ils sont tous également serviteurs. Dans ces compétitions, deux hommes surtout font briller leur talent, XI. Guizot et M. Thiers.

M. Guizot698 fut un grand caractère, énergique, autoritaire, un puissant esprit, étroit, dogmatique, d’une certitude sereine et inébranlable : les idées utiles à sa classe lui apparurent toujours dans une lumineuse évidence, comme la forme même de la raison ; et il ne les trouva jamais réalisées suffisamment dans la politique gouvernementale que par lui-même. Il voyait, comme par une direction providentielle, toute l’histoire européenne depuis l’invasion des barbares tendre partout, et particulièrement en France, à former, élever, éclairer, enrichir une classe moyenne : son œuvre d’historien a consisté à dessiner ce mouvement. Il estimait la religion nécessaire à l’ordre et à la conservation de la société ; elle était partie intégrante de sa raison : il voulait des Églises fortement organisées, Église catholique, Église calviniste, Église spiritualiste, excluant ou matant les têtes ardentes ou indisciplinées, les ultras de toute couleur, unies entre elles par une bonne confraternité administrative et par une coopération journalière. Ce que ce protestant estime le plus dans la religion, ce n’est pas le sentiment religieux, c’est l’Église, l’autorité, l’énergique oppression des individualités. Les revendications féodales des légitimistes n’étaient pas à craindre : ce fut contre la démocratie que M. Guizot tourna tous ses efforts. Il est admirable et irritant dans sa politique de résistance, identifiant obstinément la bourgeoisie avec la France, les intérêts de la bourgeoisie avec la raison, et, cinquante ans après cette révolution qui avait cru faire place au mérite personnel en ruinant le privilège de la naissance, établissant durement, hautainement le privilège de l’argent : jamais il n’était plus bel orateur, jamais son raisonnement n’a été plus serré, sa parole plus animée, que lorsqu’il allait superbement contre la justice et contre la nécessité, lorsqu’il maintenait, au risque d’abîmer tout, l’iniquité d’une société chancelante. Un des plus grands monuments de son éloquence, c’est le discours par lequel il refusait d’admettre dans le corps électoral les avocats, les médecins, les capacités, comme on disait, qui n’avaient pas le cens obligatoire, c’est-à-dire cette partie même de la bourgeoisie qui n’avait que les lumières, le travail, sans l’argent.

M. Thiers699 aussi souple que M. Guizot était rigide, était Marseillais et journaliste. Il avait la plus vive intelligence, la plus nettement bornée aussi. Moins métaphysicien encore que M. Guizot, il avait cet esprit de mesure et cet amour de la clarté, qui écartent les inquiétudes troublantes et les trop hautes questions : il était à l’aise dans la sphère des choses finies, matérielles et tangibles, des intérêts et des faits. S’il voulait philosopher et moraliser, il avait la profondeur de Scribe, son contemporain, une autre incarnation du même esprit. Très curieux d’art, il n’était pas artiste ; et le grand mouvement littéraire de son temps s’accomplit sans qu’il y comprit rien. Il le disait sur ses vieux jours : le romantisme, c’est la Commune ; il l’abhorrait comme une insurrection ; il n’y sentait pas l’explosion puissante de l’art et de la poésie. Il n’eut jamais le sens du style : toutes les qualités de propriété, de sobriété, de finesse, de couleur, de proportion dans le maniement des mots, lui sont étrangères. Il parle et il écrit une langue lâchée, négligée, toute pleine d’à-peu-près, molle et prolixe surtout, qui délaye la pensée et ne la serre jamais. Mais il est clair : voilà sa qualité éminente et la clef de ses succès ; histoire, économie politique, Révolution, Empire, plans de campagne, finances, question d’Orient, il inonde de clarté tous les sujets : il donne à toutes les incompétences qui l’entendent, la joie de ne plus rien trouver d’obscur dans les plus difficiles et spéciales affaires. Il n’obtient cette inimaginable clarté que par des retranchements et des liaisons arbitraires : il est forcément inexact et superficiel. Voyez ses campagnes de l’Empire : il a et il nous donne l’illusion de lire à tout moment toute la pensée de l’Empereur, et de conduire le monde avec elle ; son récit est ordonné comme un budget où tout est prévu. Il n’a supprimé le hasard, l’aventure, les poussées ingouvernables des événements, qu’à, force d’affirmations téméraires et de grosses approximations.

Cette Histoire du Consulat et de l’Empire700 est d’un homme d’État bien imprudent et aveugle : avec Béranger et Victor Hugo, Thiers a créé le grand mouvement d’idolâtrie napoléonienne d’où devait sortir le second empire ; il s’imaginait un peu trop aisément que toute la gloire de Napoléon s’escompterait au profit de la monarchie de Juillet, qui avait ramené les trois couleurs. Il fut emporté par son imagination : ce petit homme positif avait la religion du succès ; indulgent aux triomphateurs, la grandeur militaire l’éblouissait, et la gloire militaire l’enivrait. Il était peuple par un côté : il aimait les soldats, les uniformes, le tapage des tambours, l’idée des charges furieuses et des héroïques carnages ; toute la poésie de son âme se ramassait dans ces émotions belliqueuses : il aima la guerre d’Algérie pour son scénario d’épopée militaire, encore plus que pour les résultats. Et puis il était patriote, non pas à la façon de Guizot qui mettait le patriotisme à faire triompher deux ou trois principes abstraits dont la collection représentait pour lui la patrie, mais plus populairement, mieux par conséquent, d’une façon un peu grossière et chauvine, mais de façon qu’il était capable de ressentir profondément l’honneur de la France, et de tout faire, au risque de l’intérêt, pour l’honneur. Cela le met au-dessus de Guizot, encore qu’à tout prendre, jusqu’en 1850, il n’ait guère joué qu’un rôle assez mesquin d’ambitieux égoïste. L’avenir se chargeait de le grandir.

Les orateurs de l’orléanisme étaient pris entre deux oppositions : l’opposition légitimiste et l’opposition démocratique, assez peu fortes toutes les deux. Dans leur défaite, les légitimistes avaient retrouvé la largeur de leur principe, qui leur permettait, contre la bourgeoisie triomphante, de se faire les défenseurs de la liberté, du peuple, de tout ce qu’enfin jadis leurs adversaires défendaient contre eux. Ils avaient pour représenter leurs idées deux orateurs de hante valeur, le comte de Montalembert701, un pur catholique, beau caractère, esprit véhément et brillant, sans originalité ni profondeur, et Berryer702, un avocat à la parole chaude, amplement déclamateur, et sincèrement éloquent. Dès sa jeunesse il s’était efforcé d’épargner à la Restauration les iniquités capables de la rendre impopulaire ; il avait défendu Ney et Cambronne (1815 et 1810) ; maintenant il défendait dans un autre esprit les accusés de la monarchie de Juillet, Chateaubriand (1833) et Louis Bonaparte (1840). Dans la Chambre la politique étroite, apeurée, matérialiste du gouvernement lui donnait beau jeu pour faire retentir les grands principes et les beaux sentiments : il y avait du reste bien de l’habileté et de la finesse sous les éclats de sa parole.

Sans s’être classé dans aucun parti, et siégeant, comme il disait, au plafond, Lamartine s’était donné le rôle de jeter, au travers de la discussion des intérêts, toutes les nobles idées de justice, d’humanité, de générosité, sans esprit et sans ambition de parti, faisant simplement sa fonction de poète, tâchant d’élever les consciences, et versant sur les politiciens toute la noblesse de son âme en larges nappes oratoires. Lorsque les tendances de la monarchie se précisèrent dans la résistance égoïste, les instincts de Lamartine se déterminèrent aussi vers l’opinion démocratique : il écrivait son Histoire des Girondins (1817), si peu historique, toute chaude d’éloquence, illuminée de portraits prestigieux, et qui emplit les âmes d’un vague et puissant enthousiasme révolutionnaire.

1848 vint, et ce fut un moment unique, que celui où Lamartine, pendant des semaines, fut à lui seul tout le gouvernement, et gouverna par son éloquence de poète, calmant, maniant, purifiant les passions populaires, contenant la révolution qu’il avait faite, faisant acclamer le drapeau tricolore par l’émeute qui apportait le drapeau rouge. Puis les choses reprirent leur cours : mais le suffrage universel avait changé l’aspect de la Chambre et par contre-coup la forme de l’éloquence parlementaire : il y eut moins de correction, de politesse, de logique, plus de violence et de passion déchaînée, des voix plus grosses et plus populaires ; la tradition emphatique ou solennelle de l’éloquence jacobine, le rugissement et le laconisme reparurent à la tribune. V. Hugo déployait ses vastes images, assénait ses antithèses sentencieuses ; et sa volumineuse éloquence, abondante en grands effets et théâtralement machinée, soutenait des combats fréquents contre la parole unie et savante de Montalembert.

3. Orateurs universitaires. §

L’organisation de l’enseignement supérieur ouvre aux orateurs une carrière nouvelle. Les cours d’histoire, de philosophie et de littérature sont des occasions d’éloquence : là peut-être se font jour les manifestations les plus puissantes de l’esprit libéral, et trois professeurs, Guizot, Cousin, Villemain, deviennent, par leurs brûlantes leçons, les chefs de l’opposition d’aujourd’hui, les ministres du gouvernement de demain. Guizot, Cousin, tracassés, écartés par le pouvoir qu’ils inquiétaient, Villemain, plus paisible et moins redouté, se trouvèrent réunis dans les derniers temps de la Restauration (1828-30), développant, chacun en sa chaire et dans sa spécialité, la diversité de leurs tempéraments.

Guizot, toujours froid, maître de lui-même, le même dans sa chaire et dans ses livres, se représentera bientôt à nous quand nous étudierons le mouvement historique.

Victor Cousin703, tempérament imaginatif, passionnait l’histoire de la philosophie par de vives allusions que l’auditoire saisissait au vol. Il déroulait tous les systèmes, et l’infini, en belles phrases harmonieuses et nobles, parfois élégamment nuageuses ; il inventait l’éclectisme, et coulait doucement dans le panthéisme. La révolution de 1830, qui le porta au pouvoir, l’arrêta sur cette pente, et, comme dit M. J. Simon, il changea de fièvre : il devint le philosophe de la bourgeoisie, gardien sévère des convenances morales, de la religion et de la propriété. La peur de la démocratie le jeta dans les bras des évêques, ce sont ses termes ; elle fit plus, elle en fit un évêque, impérieux catéchiseur et pasteur autoritaire. Expurgeant bravement ses cours et sa doctrine, il organisa le spiritualisme en Église philosophique ou philosophie d’Etat : têtu, jaloux, despotique, enveloppé de phrases magnifiques, dressant, à son profit, ses disciples au travail et à l’abstinence, il mena les philosophes de l’Université comme des moines, ou, selon son mot, comme un régiment ; il les rangea durement à leur office de conservation sociale, et fit d’eux les gendarmes chargés d’arrêter les idées subversives. Par lui, la philosophie cessa pendant un demi-siècle d’être un libre exercice de la pensée. Sur le tard, dans les loisirs que lui fit l’Empire, son imagination se réveilla, voluptueuse, et l’on vit ce vieux prédicateur du catéchisme spiritualiste s’éprendre des jolies pécheresses du temps de Louis XIII et de la Fronde. Il écrivit sur la société du xviie siècle des études, toujours oratoires et passionnées, souvent arbitraires et inexactes, qui eurent le grand mérite de faire connaître bien des documents ignorés et curieux. Il était bibliophile, amoureux de rares bouquins, fureteur de paperasses inédites ; il dut à ce goût une trouvaille précieuse : il aperçut le vrai texte des Pensées dans le manuscrit jusque-là négligé, et, le premier, il nous rendit tout Pascal.

Moins éclatant et moins tapageur fut renseignement de Jouffroy704 disciple de Cousin, et tout le contraire de Cousin : grave, sobre, précis, intérieur, contenant son émotion, détaché du christianisme avec angoisse, et reconquérant douloureusement les grandes vérités chrétiennes par la philosophie, il recherchait, avec une sincérité profonde et une réelle force de pensée, le problème de la destinée humaine, ou posait les principes du droit naturel et de l’esthétique. C’était une autre éloquence que celle de Cousin, mais c’était encore de l’éloquence.

M. Villemain705, lauréat académique, suppléant de Guizot, passa de la chaire d’histoire dans celle d’éloquence française. Malgré les malignes allusions qu’il ne se refusait pas, il était surtout professeur de littérature : son cours n’était pas comme celui de Guizot une profession de doctrine libérale, comme celui de Cousin un jaillissement de passion politique. Et ce fut lui peut-être qui réalisa pour les contemporains l’idéal de l’orateur universitaire : il avait la parole vivante et brillante, la phrase ample et facile, relevée de traits fins ou spirituels. Il déroulait de vastes tableaux qui captivaient l’imagination, historien plutôt que critique, et plus large que profond. Il avait renouvelé l’étude de la littérature selon l’esprit, de Mme de Staël ; il développait le principe, que la littérature est l’expression de la société, et il avait choisi les deux cas les plus favorables peut-être qu’il y ait à la démonstration de ce principe : il faisait l’histoire de la littérature du xviiie siècle, et l’histoire de la littérature du moyen âge. En ceci encore il s’inspirait de Mme de Staël, lorsque, se détournant des œuvres classiques de goût antique et païen, il étudiait les œuvres romantiques du moyen âge chrétien. Il se plaisait à rapprocher les littératures des nations européennes, à faire ressortir les différences que la diversité des circonstances historiques et des institutions sociales avait mises entre elles, à suivre les actions et réactions d’un pays sur l’autre : il faisait une grande place à l’Angleterre dans son étude de notre xviiie siècle, et pour le moyen âge il suivait le développement parallèle de la littérature en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre. Il était nécessairement un peu superficiel, et prenait un peu extérieurement les œuvres ; il avait cependant beaucoup de lectures et de connaissances, plus d’idées que son expression trop peu serrée n’en montre : c’était enfin un orateur littéraire, très agréable et suffisamment solide, qu’on peut encore aujourd’hui écouter avec profit.

Sous la monarchie de Juillet, la vie et le bruit passèrent de la Sorbonne au Collège de France : Quinet et Michelet prirent la direction de la jeunesse en soufflant les passions démocratiques : on mangeait du Jésuite à leurs cours. Nous retrouverons Michelet ailleurs706. Edgar Quinet707, mêlant Herder à Chateaubriand, jugeant parfois très bien son temps et son parti, connaissant et pressentant l’Allemagne comme peu de Français ont fait, anticlérical et religieux, savant et poète, prophète par-dessus le tout et faiseur d’apocalypses, esprit large et intelligent, avec quelque chose d’incohérent et de nuageux, artiste insuffisant en dépit ou en raison des placages de sentiment ou de couleur par lesquels il croyait se donner un grand style, — Quinet n’a pas réussi à faire une œuvre : on peut lire ses Lettres.

L’Empire chassa Quinet et Michelet de leurs chaires, et bannit de l’enseignement l’éloquence polémique : ce ne fut pas, malheureusement, pour favoriser la science.

4. Orateurs religieux. §

La restauration du catholicisme fut suivie d’un renouvellement de l’éloquence religieuse. Mais peut-être est-ce surtout la révolution littéraire qui donna l’essor aux orateurs chrétiens : le goût pseudoclassique leur retranchait tout l’essentiel de la religion, le surnaturel, le mystère et l’infini, toute la poésie aussi, le pittoresque séduisant, le pathétique prestigieux.

Bourguignon, de la province qui nous a donné saint Bernard et Bossuet. Il appartint d’abord au monde, il se fit recevoir avocat ; il professa le voltairianisme. A vingt-deux ans, il entra à Saint-Sulpice, et se fit prêtre. Par une inspiration poétique autant que chrétienne, il prit en 1840 l’habit blanc de Saint-Dominique et fut en France le restaurateur de l’ordre : cela fournit à Guizot, en le recevant à l’Académie, l’occasion d’un éloquent morceau, sur le caractère du temps qui réunissait dans une paisible confraternité l’inquisiteur et l’hérétique.

Lacordaire, un instant l’allié de Lamennais, se soumit sans réserve, et resta ferme dans une obéissante orthodoxie. Mais il ne renonça point à ses tendances, à son désir de réconcilier l’Église et le monde moderne, le dogme et la liberté. Il avait compris que de lier le prêtre à l’autel, à ses offices en latin, à son cérémonial séculaire, à sa prédication traditionnelle des lieux communs sans date, c’était l’éloigner du peuple, c’était inutiliser, tuer l’Église et la religion, sous prétexte de ne pas les compromettre. Dans ses conférences de Notre-Dame et dans celles qu’il prêcha un peu partout, il jeta hardiment le catholicisme en pleine actualité. Il aborda toutes les questions politiques, sociales, philosophiques qui passionnaient les esprits, il parla de la démocratie, des nationalités, de la Pologne, de tous les sujets brûlants. Plus clairvoyant que les prélats qui s’inquiétaient de ses discours, il tâchait, en saisissant le plus vif des consciences, de rendre à l’Église la direction des consciences. Il essayait, plus modérément que Lamennais, et serrant toujours plus étroitement les liens qui l’unissaient au Saint-Siège à mesure qu’il effarouchait davantage le clergé français, il essayait de montrer que la solution chrétienne de tous les grands problèmes était libérale et démocratique.

Il n’était point profond ; ni l’exacte psychologie, ni la logique sévère n’étaient son fort. Il n’avait ni la richesse d’idées, ni l’ampleur de poésie de Lamennais ; son style avait plus de chaleur que de perfection artistique. Par son éloquence imagée, pathétique, abondante en grands mouvements, il remuait de forts et vagues sentiments au fond des cœurs : ses sermons faisaient des effets analogues à ceux que produisaient nos grands lyriques, lorsqu’ils entreprirent d’agiter, à l’aide de la poésie et du roman, les inquiétudes morales et sociales de leurs contemporains.

Lacordaire ressuscita aussi l’oraison funèbre, si avilie au xviiie siècle : il sut encore la réchauffer par l’actualité, unir, pour parler d’O’Connell ou du général Drouot, le sentiment national ou patriotique à la ferveur catholique.

Il y eut autour de Lacordaire, il y eut après lui d’éminents prédicateurs : le P. de Ravignan, un fin et séduisant jésuite ; l’abbé Dupanloup, plus tard évêque d’Orléans, véhément et diffus, de plus d’éclat que de portée ; le P. Hyacinthe, orateur emphatique, qui, n’ayant pas pu rester catholique, n’a su être ni protestant, ni philosophe, vaguement suspendu entre toutes les doctrines, de personnalité insuffisante pour subsister hors de l’orthodoxie708 : d’autres encore, élégants parleurs ou rhéteurs romantiques, politiques cléricaux, ou démocrates chrétiens, ou orthodoxes sans date et sans couleur, adversaires ou exploiteurs de la science, gens de beaucoup d’esprit parfois, de forte conviction toujours, d’idées souvent peu profondes ou mal assises.

Je m’arrêterais de préférence au P. Didon709, dominicain, qui a donné en ces dernières années d’éclatants exemples de hardiesse oratoire et de foi soumise. C’est un beau prédicateur, grave, pressant, solidement instruit, et qui a l’intelligence de son temps. Sa parole claire, nerveuse, chaude, s’adapte finement à l’état des consciences contemporaines ; comme Lacordaire, le P. Didon cherche à faire apparaître dans le catholicisme le remède aux misères sociales, la réponse aux incertitudes morales de l’heure actuelle : de tous les prédicateurs qui veulent faire de la religion une chose vivante, efficace, pratique, il n’y en a pas qui soit mieux informé, plus habile et plus fort. Plus audacieusement, suivant le mouvement qui, dans la seconde moitié du siècle, poussait à introduire les procédés de la science dans tous les ordres de la pensée, ce moine a voulu employer les méthodes de l’exégèse contemporaine à démontrer la vérité de la religion ; il a essayé de refaire, dans un esprit opposé, pour une conclusion contraire, l’œuvre de Renan, une Vie de Jésus. La tentative a été plus intéressante qu’heureuse : une certaine faiblesse de pensée s’y découvre, et plus de prétention à la science que de rigueur scientifique. Mais l’affaire du P. Didon, ce n’est pas le livre : c’est le discours, l’action directe et personnelle sur les âmes.

Chapitre II
Le mouvement romantique §

1. Définition du romantisme : individualisme, lyrisme, sentiment et pittoresque ; destruction du goût, des règles, des genres : refonte générale de la littérature et de la langue. — 2. Origines françaises et étrangères. Influences artistiques. Circonstances favorables ou déterminantes. — 3. Premières manifestations poétiques : Lamartine ; Vigny. Premiers théoriciens et champions : le Cénacle et la Muse Française. V. Hugo : Préface de Cromwell.

Dans l’histoire de l’art littéraire au xixe siècle, deux faits généraux dominent : vers 1830, la littérature est romantique, vers 1860 elle est naturaliste ; deux grands courants semblent l’emporter successivement en sens contraire.

1. Définition du romantisme. §

Qu’est-ce que le romantisme710 ? A cette question difficile, on peut répondre, en regardant le trait apparent et commun des œuvres romantiques : le romantisme est une littérature où domine le lyrisme. Mais alors, qu’est-ce que le lyrisme ?

Le lyrisme est d’abord l’expansion de l’individualisme : or par où sommes-nous facilement et constamment individuels ? non pas sans doute par les idées de notre intelligence, bien plutôt par les phénomènes de notre sensibilité. Ces phénomènes sont de deux sortes : des sentiments d’amour et d’espérance, de haine et de désespérance, d’enthousiasme et de mélancolie ; ou bien des sensations. Parmi nos sensations, les unes sont représentatives de l’univers, et sont les matériaux avec lesquels nous construisons le monde extérieur dont nous portons en nous l’image ; les autres ne sont pas (directement du moins et facilement) représentatives, comme certaines sensations musculaires, et, pour la plupart des hommes, les sensations d’odorat et de goût : ces dernières, les romantiques en abandonneront l’expression à leurs successeurs, et ils se contenteront des premières. Ils s’attacheront à rendre leurs affections intimes et leurs impressions de la nature : leur lyrisme sera sentimental et pittoresque.

Mais si nous nous intéressons aux émotions qui ne sont pas les nôtres, c’est que nous sommes hommes, et le poète est homme : nous avons en commun avec lui la nature et la source des émotions. La qualité seule, l’intensité, les formes accidentelles et causes occasionnelles sont à lui. « Les passions de l’âme et les affections du cœur, disait Hegel, ne sont matière de pensée poétique que dans ce qu’elles ont de général, de solide, et d’éternel. » Aussi le grand, le puissant lyrisme n’est-il pas celui par où le poète se distingue de tout le monde, mais celui qui en fait le représentant de l’humanité. Le lyrisme qui nous prend, est celui où transparaît sans cesse l’universel : il trouve au fond des tristesses et des désirs de l’individu, il aperçoit à travers les formes multiples de la nature, il pose et poursuit partout les problèmes de l’être et de la destinée. Que sommes-nous ? où allons-nous ? Dans tous les accidents du sentiment, dans l’amour par exemple, le poète aperçoit les conditions de l’être éphémère et borné. Sous le perpétuel écoulement de notre vie phénoménale, qu’est-ce que ce moi qui se dérobe ? Et la mort, qui arrête cet écoulement, est-ce une fin, un arrêt, un passage ? Qu’y a-t-il au-delà ? Enfin la cause ? la cause de ce moi que je suis, la cause de cet univers que je reflète en moi ? si je suis capable de création lyrique, je la cherche dans tous les battements de mon cœur, dans tous les aspects de la nature. Le romantisme (et c’est là sa grandeur) est tout traversé de frissons métaphysiques711 : de là le caractère éminent de son lyrisme, qui, dans l’expansion sentimentale, et dans les tableaux pittoresques, nous propose des méditations ou des symboles de l’universel ou de l’inconnaissable.

Entre ces émotions particulières de l’individu et ces conditions essentielles de l’humanité, qui, réunies, forment l’objet du lyrisme romantique, restent l’intelligence avec la réflexion et les facultés discursives, et les vérités universelles d’ordre rationnel : deux choses que le romantisme laisse de côté. Psychologie et science, art de penser et art de raisonner, méthode exacte et logique serrée, c’est ce dont il ne s’inquiète guère, et c’était précisément tout ce qui faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du xviiie siècle, la meilleure moitié de ce qui faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du xviie siècle.

Mais ceci nous rappelle que quelque chose existait avant le romantisme, a été détruit par lui : nécessairement le romantisme s’est déterminé par rapport au classicisme. Pour être lui, il a dû se distinguer de ce qui était avant lui. Il s’est différencié, d’abord par négation, puis par antithèse.

Par négation, en supprimant les règles qui régissaient le travail littéraire. Ces règles étaient de trois sortes : les définitions des genres nettement séparés entre eux et sans communication ; les lois intérieures de chaque genre, qui faisaient prévaloir l’unité du type sur la diversité des tempéraments ; les préceptes du goût, qui limitaient l’artiste dans le choix des objets d’imitation et des procédés d’expression.

Par antithèse, en faisant le contraire de ce qu’avaient fait les classiques712. La littérature du xviiie siècle prenait pour modèles les anciens et le xviie siècle français : le romantisme leur substitue le moyen âge et les étrangers.

Ainsi le romantisme sera, en premier lieu, un élargissement, ou plutôt un déplacement du domaine littéraire ; ensuite, une refonte des formes littéraires, chaos d’abord, mais chaos d’où sortira vite une organisation nouvelle. Il nous donnera une poésie lyrique, une littérature pittoresque, une histoire vivante. Il brisera les formes trop arrêtées, trop fixes, qui ne se laissent plus manier par la pensée de l’artiste, ces habitudes tyranniques de composition et de style qui filtrent pour ainsi dire l’inspiration et éliminent l’originalité : en brisant les genres, les règles, le goût, la langue, le vers, il remettait la littérature dans une heureuse indétermination, dans laquelle le génie des artistes et l’esprit du siècle chercheraient librement les lois d’une reconstitution des genres, des règles, du goût, de la langue, du vers. En deux mots, le romantisme nous fait repasser de l’abstraction à la poésie, et, quoiqu’il ait pu sembler d’abord faciliter l’invention aux dépens de l’art, il ramène l’art à la place du mécanisme.

2. Origines et influences déterminantes. §

Les origines du romantisme nous sont déjà partiellement connues. Nous avons vu, à travers le xviiie siècle français, croître l’individualisme, sous la double forme d’expansion sentimentale et d’amour de la nature. Nous avons noté, dans la société du temps, des indices d’exaltation passionnelle, et de dépression mélancolique ; nous y avons vu se faire la liaison des images du monde extérieur et des dispositions intimes de l’âme. Nous avons vu, en deux maîtres de la langue, en Rousseau et en Chateaubriand, ces deux grandes tendances se déterminer, et de l’un à l’autre, les facultés discursives, le raisonnement, les idées s’atténuer, l’émotion grandir et la puissance poétique. Nous avons saisi, sous la superstition des règles et la routine du goût, des curiosités, des tentatives qui ne se rapportaient plus aux modèles classiques ; et Mme de Staël, avec un style tout classique, nous a fait la théorie d’une littérature romantique.

Aux origines françaises se joignent les origines étrangères. Ces influences, dont j’ai marqué précédemment le progrès jusqu’aux approches de la Révolution, se sont depuis trente ans précisées, étendues ; des œuvres considérables ont pénétré chez nous, apportant une force nouvelle aux instincts romantiques. L’Angleterre a eu Byron, comme Chateaubriand désolé et voyageur, pathétique et pittoresque, mais de plus ironique, satanique, et surtout poète en vers ; elle a eu Walter Scott, qui, rejetant le costume épique et les sujets antiques, vulgarisait toutes les nouveautés des Martyrs, le romanesque historique, le paysage historique, la couleur locale. Elle a eu ses lakists, Wordsworth, Southey, Coleridge, dont les tempéraments originaux, repoussant toutes les entraves classiques, font de la poésie une libre création où leur âme se révèle en reflétant l’univers.

En Allemagne, Schiller (mort en 1805) avait produit toute son œuvre, et Goethe avait donné son premier Faust, si complexe d’inspiration et si peu classique de forme : puis avaient poussé les fantaisies romantiques, sentimentales, vagues, déconcertantes souvent pour l’esprit et troublantes pour le cœur, avec Novalis, Tieck, et autres. L’Italie introduisait avant nous la révolte contre les unités classiques, et Manzoni publiait en 1820 son Comte de Carmagnola : mais l’Italie surtout avait Dante, toute la pensée et toute l’âme du moyen âge ramassées dans la Divine Comédie. L’Espagne, attardée dans l’imitation française, nous aidait pourtant à repousser les modèles qu’elle nous empruntait encore : elle nous offrait son romancero713, qui faisait voir un moyen âge héroïque et parfois féroce, ardemment ou durement chrétien, pittoresque et familier dans le sublime et l’extraordinaire.

Il faut tenir compte surtout d’un certain nombre d’ouvrages qui, dans les premières années de la Restauration, aidèrent l’imagination de nos artistes et de nos poètes à sortir de l’antiquité classique et du xviie siècle, à renouveler les idées et les formes de la littérature. C’étaient des traductions d’ouvrages étrangers, des recueils de chants populaires ou d’anciennes poésies, des études d’histoire littéraire, des voyages : toute l’Europe, pour ainsi dire, de la Grèce à l’Écosse, et toutes les œuvres modernes, des troubadours à Byron, investirent l’idéal classique et le dépossédèrent714. Nos littérateurs, qui n’étaient pas en général des érudits, ni très savants aux langues étrangères, eurent ainsi pour instructeurs les Guizot et les Barante, les Fauriel et les Raynouard, les Lœve-Veimars et les Pichot : avant qu’ils eussent voyagé, les paysages du Nord et de l’Orient vinrent les troubler de sombres ou radieuses visions. N’oublions pas la Bible, que Vigny et Lamartine feuillettent, et dans laquelle Hugo cherchera non pas seulement une matière de poésie, mais d’abord et surtout des procédés de style, des coupes, des figures, des épithètes. La Bible devient un des livres de chevet du poète.

Nous n’avons pas fini encore : il nous faut regarder hors de la littérature. La barrière qui séparait écrivains et artistes a été, comme je l’ai dit, abattue par Diderot. Écrivains et artistes ont conscience d’être un même monde, de poursuivre pareilles fins par des moyens divers ; et ces rapports tendent à rendre aux écrivains le sens de l’art, leur rappellent qu’ils sont créateurs de formes et producteurs de beauté. Or la peinture quitte la voie on David l’a engagée. Bonaparte, par les épiques promenades de ses armées, offre à Gros des sujets modernes : Abonkir, Jaffa, Eylau, les Pyramides ; et sons la contrainte de la réalité prochaine, le peintre est conduit à caractériser les types ethniques, à s’inquiéter d’une couleur locale. Il porte ce goût dans des sujets plus lointains, et la vérité familière, avec l’histoire de France, fait son entrée dans la Visite de Charles-Quint et de François Ier à Saint-Denis. Puis c’est Géricault avec son héroïque et si peu pompeux Cuirassier blessé (1814), avec son violent Radeau de la Méduse (1819) ; Delacroix apparaît en 1822 avec sa fantastique Barque de Dante ; le Massacre de Seio (1824) ouvre la série des Orientales ; et Gœthe trouve ses visions surpassées dans les illustrations dont Delacroix précise son Faust715. Delaroche paraît avec son Saint Vincent de Paul et sa Jeanne d’Arc (1824), et Eug. Devéria étale en 1827 le bariolage provocant de sa Naissance de Henri IV. Tout cela précède la Préface de Cromwell et les Orientales : pour le romantisme historique et pittoresque, les peintres ont donné des modèles aux poètes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si ce sont les ateliers qui fournissent la claque de Henri III et de Hernani.

Certaines circonstances favorisèrent la révolution littéraire. J’ai signalé déjà comment la Révolution avait enlevé aux salons, momentanément fermés, la souveraine autorité qu’ils exerçaient depuis près de deux siècles sur le goût et le style. Il faut noter aussi les conséquences de la suspension passagère de l’instruction universitaire et ecclésiastique : par les collèges s’entretenaient l’esprit classique, l’admiration des anciens, l’amour des élégances littéraires et des ornements oratoires. Pendant qu’ils furent fermés et leur personnel dispersé, et plus tard avant que l’Université impériale eût solidement renoué la tradition, s’éleva librement la génération qui, vers 1820, commença d’écrire ; au reste, il était impossible de vivre au collège, comme autrefois, absorbé dans l’antiquité : et le présent disputait victorieusement au passé les âmes des enfants. Ni Hugo, ni Lamartine, ni Vigny716, qui reçurent une instruction plus ou moins régulière ou décousue, n’en restèrent profondément marqués : rien de pareil en eux à l’empreinte que Racine garda de Port-Royal, ou même Voltaire des Jésuites. Musset et Gautier717, d’une autre génération de collégiens, furent, selon la diversité de leurs natures, plus imprégnés, l’un de classicisme et l’autre d’antiquité ; et si le moment vint, après le débordement des fantaisies moyen âge, où l’on se reprit à traiter des sujets grecs ou romains selon l’art romantique, la restauration des études universitaires y fut pour quelque chose. A l’heure où nous sommes, leur ruine momentanée produit un résultat contraire.

Les deux circonstances que je viens d’indiquer aidèrent les jeunes esprits à s’affranchir des règles classiques, à briser surtout les formes de la langue et de la versification. Ce n’est pas sans doute un hasard si l’inspiration individualiste et lyrique, qui est le fond du romantisme, n’a paru encore que chez des prosateurs, Rousseau, Chateaubriand. Le romantisme, dans son invasion des formes littéraires, a été du moins déterminé au plus fixe, de la prose au vers, pour finir par le théâtre, où il trouvait la plus grande résistance dans l’extrême rigidité de conventions multiples. Échappant aux influences du monde et du collège, nos poètes se trouvèrent affranchis de cette crainte du ridicule, qui paralyse toutes les originalités dans la vie mondaine, et dotés sur les petits secrets de l’art d’écrire de certaines ignorances favorables à la spontanéité de l’expression. Il fallait avoir vécu loin des salons, et n’avoir pas subi le joug du discours latin, pour faire des mots la sincère et simple image de l’émotion ou de la sensation.

Nous devons enfin considérer comme circonstance favorable la chute de l’empire qui, fermant brusquement la réalité aux activités inquiètes et aux ambitions énormes, les dériva vers le rêve et l’exercice de l’imagination. Les enfants élevés entre 1804 et 1814, n’ayant pas senti les misères et n’ayant éprouvé que la fascination des victoires impériales, gardèrent sous la paix des Bourbons des exaltations, qui cherchèrent à se satisfaire par les passions lyriques et les aventures romanesques des livres718.

Le romantisme, à ses débuts, fut tout monarchique et chrétien : Chateaubriand avait établi entre l’idéal artistique et les principes pratiques une confusion qui égara les premiers romantiques : épris du moyen âge chrétien et féodal, ils s’estimèrent obligés d’être en leur temps, réellement, catholiques et monarchistes. Ils le furent aussi, par opposition aux disciples du xviiie siècle, qui, retenant le goût de Voltaire ou de Condorcet, en professaient les idées ; comme le même siècle avait produit Mérope et le Dictionnaire philosophique, on le haïssait ou l’aimait en bloc : les libéraux se croyaient tenus d’être classiques, et les romantiques chantaient le trône et l’autel. En réalité, ce classement résultait d’un malentendu. Le romantisme en son fond était révolutionnaire et anarchique : on ne tarda pas à s’en apercevoir. Nous assisterons à l’évolution politique de V. Hugo et de Lamartine ; et même avant 1826, l’abbé de Frayssinous avait reconnu la liaison des doctrines classiques aux principes conservateurs719.

3. Le Cénacle. La préface de « Cromwell ». §

On ne saurait aussi s’empêcher de dire que l’explosion du romantisme fut la conséquence de ces causes insaisissables qui firent apparaître presque simultanément de puissants talents. Ce qu’on appelle le hasard donna alors Hugo, Lamartine et Vigny. Casimir Delavigne venait de rimer ses Messéniennes et N. Lemercier venait de manquer sa colossale Panhypocrisiade, quand Lamartine, du fond de sa province, apporta ses Méditations où l’on reconnut d’abord un grand poète (1820). Cependant Vigny, dans ses loisirs de garnison, composait ses Poèmes, qui parurent en 1822. Le romantisme élégiaque et fiévreux, le romantisme philosophique et symbolique étaient nés. Mais il n’y avait pas d’école romantique : c’étaient deux manifestations isolées du génie poétique, et aucun des deux poètes, à cette heure, pas même Vigny, ne songeait à se poser en théoricien novateur ou révolté.

Victor Hugo donnait ses Odes (1822), toutes classiques dans leur éclatante rhétorique qui en faisait l’achèvement splendide du lyrisme selon la formule de J.-B. Rousseau, chefs-d’œuvre de virtuosité sans sincérité. Combinaison et facture des vers, choix d’images et artifices de construction, rien dans ce premier recueil ne rompait avec la tradition, sinon la puissance du talent qu’on pouvait déjà entrevoir.

Le premier manifeste fut lancé par Stendhal en 1822 : dans sa brochure sur Racine et Shakespeare, il semblait faire de l’ennui le signe éminent du classicisme. Étrange confusion des temps, qui fait de ce bonapartiste, fidèle disciple des sensualistes et des analyseurs du xviiie siècle, le premier porte-drapeau du romantisme, dont tout semblait plutôt l’éloigner ! Mais le romantisme, pour Stendhal, se réduit à ce qu’un disciple de Montesquieu peut accepter : il combat l’imitation, c’est-à-dire le principe classique, qui empêche une littérature d’être ce qu’elle doit, l’expression exacte du climat et des mœurs.

L’école romantique se forme vers 1823, autour de Ch. Nodier720, dans le fameux salon de l’Arsenal. Nodier, fureteur et voyageur, est épris de sentimentalité, de fantastique, d’exotisme, possédé du besoin de romancer l’histoire et d’y machiner des dessous ténébreux ou singuliers ; avec lui, Emile et Antony Deschamps721, Vigny, Soumet, Chênedollé, Jules Lefèvre, forment le premier Cénacle722. Victor Hugo y tient par d’amicales et fréquentes relations : il se réserve. Il refuse encore, dans une Préface de 1824, le nom de romantique comme celui de classique : il encense Boileau et vénère les règles. Il se pose entre les deux partis, se contentant d’affirmer, après Staël et avec Villemain, que la littérature est l’expression de la société. Il laisse ses amis guerroyer dans la Muse française et dans le Globe723 . Il se déclare seulement dans sa Préface de 1826, où il fait une sortie contre les limites des genres, revendique le nom de romantique, attaque l’imitation, et, demandant à l’art d’être avant tout inspiration, pose la formule de la liberté dans l’art724.

En même temps, il publiait ses ballades, pour donner une idée de la poésie des troubadours, ces rapsodes chrétiens qui savaient manier l’épée et la guitare725. Il dépouillait les formes classiques de l’ode ; il essayait des rythmes plus simples, plus souples, plus personnels ; il cherchait des combinaisons fantaisistes, où éclatait sa prodigieuse invention rythmique ou verbale. Enfin, il se faisait lui, le tard-venu, il se faisait du droit du génie le cher du mouvement romantique par la Préface de Cromwell (1827).

Avec un grand fracas de formules hautaines, et de métaphores ambitieuses, à travers de prodigieuses ignorances et des audaces inouïes d’affirmation arbitraire, faisant défiler magnifiquement tous les âges, et se grisant de la couleur ou du son des noms propres, Hugo posait l’antithèse du beau et du laid, du sublime et du grotesque ; et, en les opposant, il les unissait dans l’art. Cela revenait à mettre la beauté dans le caractère, comme avait indiqué déjà Diderot. Il se réclamait de l’Arioste, de Cervantes et de Rabelais, ces « trois Homère bouffons », et surtout de Shakespeare. Il établissait que « tout ce qui est dans la nature est dans l’art » : ainsi le romantisme devenait un retour à la vérité, à la vie. Il démolissait les lois du goût, les règles des genres, leur division surtout et leur convention, tout ce qui s’opposait à la libre et complète représentation de la nature, saisie eu ce que chaque être possède de caractéristique, beau ou laid, il n’importe. Mais dans ce bouleversement de toutes les traditions, Hugo maintenait la nécessité d’une interprétation artistique, d’un choix, d’une concentration, de certaines conventions enfin, qui sont les moyens de l’art, et sans lesquelles l’art ne saurait subsister.

Ces restrictions font honneur à son jugement : tout le monde ne les faisait pas alors ; et, avec cette frénésie qui scandalisait ou effrayait les classiques, un journaliste converti de la veille donnait en deux phrases le credo romantique :

« Vivent les Anglais et les Allemands ! Vive la nature brute et sauvage qui revit si bien dans les vers de M. de Vigny, Jules Lefèvre, V. Hugo !726 »

À côté de Victor Hugo, se plaçaient Deschamps et Sainte-Beuve.

Deschamps727, romantique de la première heure, essayait de concilier le principe de l’originalité personnelle, et celui de l’imitation des Espagnols, Allemands et Anglais. Il insistait sur la nécessité de l’aire du nouveau, en cultivant les genres où les classiques étaient restés inférieurs, l’épique surtout et le lyrique. Il affirmait que la raison d’être, l’essence du romantisme, c’était d’être la poésie, dont la littérature française s’était déshabituée au siècle précédent. Il développait enfin l’importance de la technique.

Sainte-Beuve, venu au romantisme en 1827, s’attachait à deux idées principalement dans son Tableau de la poésie au xvie siècle728 et dans ses Pensées de Joseph Delorme729. Il s’efforçait de légitimer le romantisme, en lui donnant une tradition et des ancêtres : Chénier, depuis 1819, était trouvé ; Sainte-Beuve exhuma le xvie siècle ; entre Régnier et Chénier, il enserrait l’âge classique, qui avait interrompu le développement spontané du génie français. En outre, Sainte-Beuve s’appliquait à faire du romantisme une révolution surtout artistique : depuis Chénier, on avait « retrempé le vers flasque du xviiie siècle ». Et ici, il avait de la peine à faire rentrer Lamartine dans le cadre où il enfermait la poésie contemporaine. Mais il n’en restait pas moins dans sa doctrine une grande part de vérité : surtout prise comme conseil et leçon, elle était excellente.

Contre ces romantiques, bataillaient les critiques de l’école classique. Un seul doit nous arrêter : Désiré Nisard730, qui donna, en 1833, son violent manifeste contre la littérature facile, où il prenait à partie la brutalité convenue des romans, et le pittoresque plaqué des drames. L’Histoire de la Littérature française731, que Nisard publia de 1844 à 1849, est d’un bout à l’autre une réponse aux théories romantiques. C’est une œuvre de combat, venue après la défaite : œuvre d’un esprit vigoureux et pénétrant, mais systématique, partial, fermé à tout ce que son parti pris ne l’autorise à comprendre, juge délicat des œuvres qu’il se reconnaît le droit d’admirer. Sur un point, Nisard convient avec ses adversaires : il fait la guerre au xviiie siècle. Mais c’est l’individualité qu’il y poursuit ; et s’il sent la perfection artistique de la forme chez les écrivains du xviie siècle, il réduit la littérature à l’analyse psychologique et au discours moral. Il entend la poésie de telle façon qu’il en élimine l’élément poétique. Cette forte histoire est la démonstration historique d’un dogme : ce qui y manque le plus, c’est le sens historique.

Chapitre III
La poésie romantique §

1 Réforme de la langue et du vers. La langue redevient matérielle, sensible, pittoresque. Réveil de la sonorité et du rythme. L’alexandrin romantique. — 2. Lamartine : sa jeunesse. Les Méditations : naturel, négligence, sentiment. L’abstraction sentimentale dans Lamartine. Philosophie : spiritualisme et symbolisme. Jocelyn : comment il peint la nature. — 3. Alfred de Vigny : un penseur. Pessimisme ; solitude ; honneur et pitié ; amour. La forme de Vigny. — 4. V. Hugo avant 1850. Caractères particuliers des recueils qu’il donne, des Orientales aux Rayons et Ombres (1829-1840). — 5. Alfred de Musset ; romantique, puis indépendant. Son naturel : sensibilité et ironie. Les Nuits : l’élégie lyrique. — 6. Th. Gautier : un tempérament de peintre. L’art pour l’art. — 7. Béranger : le « poète national ». Médiocrité des idées et du style. Structure des chansons.

L’œuvre commune des poètes romantiques fut de recréer la langue, instrument littéraire, et le vers, instrument poétique.

1. Réforme de la langue et du vers. §

Nous avons vu que la langue opposait un très fort obstacle ci la révolution qui se préparait. Elle avait paralysé Ducis, elle faisait avorter Lemercier732.

Ce fut l’affaire du romantisme de détruire cette langue d’idéologues et de beaux esprits, de la refaire de philosophique, pittoresque, d’académique, artistique, de signe, forme, de l’organiser à nouveau pour la transmission du sentiment et de la sensation. V. Hugo n’a pas tort, quand il donne tant d’importance à la révolution qui jetait à bas l’« ancien régime » de la langue733.

Toutes les conventions mondaines, d’abord, disparurent. Plus de mots bas, ignobles : tous les mots sont égaux, à la disposition de l’écrivain. Partant plus de périphrases, plus défigurés, qui cachent ou fardent la pensée. Plus de termes généraux, où elle se fond. Il n’y aura plus rien que l’expression propre, aussi intense, aussi « extrême », aussi « locale » que possible : l’association, le groupe des mots a pour objet de manifester la particularité, l’individualité, même la singularité de l’objet. La métaphore est condamnée : à sa place vient l’image, qui n’est pas procédé d’écriture, mais façon de sentir. Car tout revient là toujours : mettre dans le style tout le concret possible. Nous pouvons saisir le résultat de l’effort romantique, nous qui aujourd’hui ne pouvons guère écrire même sur des idées, sur des matières de raisonnement, sans essayer de retenir ou de projeter dans nos mots nos sensations734.

Au début, le parti pris de contredire et scandaliser les classiques est évident : de là des outrances, des éclats, des brutalités, des fantaisies, manifestations puériles qui sont inséparables de toute insurrection. Et avec cela, jusque dans V. Hugo, traînent pendant longtemps des lambeaux de langage classique, des oripeaux d’élégance banale ; tous, même le maître, ont peine à dépouiller ce vêtement suranné, fripé, qui se colle à leur pensée735. Puis tout se règle, et la transposition de la langue continue de s’opérer régulièrement, par le moyen surtout des deux tempéraments les plus livrés à la sensation : V. Hugo et Th. Gautier. Les vers, les périodes, les couplets ne sont pas rares chez eux, où les mots ne représentent plus aucune idée, absolument rien d’intellectuel, mais chez l’un des frémissements de la sensibilité, ou des perceptions de l’œil, chez l’autre seulement des perceptions de l’œil736.

Le dernier terme de cette transformation est la conversion du mot abstrait en évocateur sensible. Il est très réel que dans la poésie contemporaine, les mots abstraits sont devenus un des moyens les plus puissants de représentation des formes de la vie737 : on s’en est servi pour des effets larges, mais précis, d’une puissance singulière. Rien ne permet mieux de mesurer le chemin parcouru.

Les romantiques s’arrêtèrent au vocabulaire : ils l’élargirent, réintégrèrent tous les éléments populaires et techniques que le goût classique avait exclus738. Ils groupèrent ces éléments avec les anciens sans nul souci des traditions et des bienséances qui liaient autrefois l’imagination : leurs images furent insolites, hardies, déconcertantes. Mais ils respectèrent la syntaxe : sans purisme, ils eurent soin d’être corrects. Ils déposèrent leurs sensations dans les mêmes phrases, qui avaient contenu les idées des classiques : ils dressèrent exactement comme leurs devanciers l’appareil des conjonctions et des relatifs, des propositions subordonnées et coordonnées ; ils composèrent selon les règles les groupes des sujets, des verbes et des régimes. V. Hugo se contentera longtemps de multiplier les épithètes et les appositions : à la fin seulement, dans les œuvres de la période postérieure à 1830, la notation impressionniste, sans phrase faite, par juxtaposition de mots expressifs, se rencontrera chez lui ; et ce sera par exception739 .

Parallèlement à la restauration de la beauté formelle de la langue se poursuit celle de la versification740 . À travers la grande variété de rythmes que les romantiques innovent ou restaurent, on aperçoit que leurs préférences vont à l’octosyllabe et à l’alexandrin : l’alexandrin, tantôt continu, tantôt assemblé en quatrains ou sizains, tantôt alternant avec le vers de six ou de huit ; ou bien quatre alexandrins suivis d’un vers de huit ; ou cinq alexandrins suivis d’un vers de six ; ou deux alexandrins, un vers de six ou de huit, deux alexandrins encore suivis d’un vers de six ou de huit, ces six vers formant une stance741, etc. ; l’octosyllabe, tantôt disposé en quatrains, sizains, dizains ou douzains, tantôt mêlé selon diverses lois au vers de quatre742. Mais en ce genre, la caractéristique du premier âge romantique, que conservera V. Hugo dans presque toute son œuvre, c’est, me semble-t-il, la préférence donnée à l’harmonie sur la symétrie.

Les romantiques d’arrière-saison et les parnassiens sont revenus aux formes fixes, unitaires, ou variées selon une loi constante. C’est précisément ce que les premiers romantiques avaient fui. Ils ont aimé les suites indéfinies d’alexandrins, ou les couplets inégaux, pareils aux laisses de nos chansons de geste, mesurés par l’idée ou l’inspiration743. V. Hugo se plaît à changer le mètre dans l’intérieur d’un poème : il fait alterner les vastes couplets alexandrins avec les strophes agiles de petits vers ; et dans ces diverses parties, aucune égalité, aucun souci de tomber sur un nombre uniforme de vers ou de strophes744. Dans chaque pièce, et dans chaque partie, la pensée est génératrice du rythme, qui s’y colle étroitement, se resserrant, s’étendant, variant avec elle.

Lorsque l’on passe de Delille ou même de Casimir Delavigne à Lamartine et Hugo, on sent d’abord une extrême différence, qui ne tient pas à la structure du vers : car elle subsiste dans les vers les plus classiques des Méditations ou des Feuilles d’automne. Le vers de Lamartine et de Hugo chante. En dehors de toute modification des règles de la versification, il y a là une différence considérable. De ce vers qui n’était plus qu’un mécanisme, une simple loi de combinaison des mots pour produire, avec des difficultés en plus, les mêmes effets qu’on cherchait dans la prose, de ce vers atone, les romantiques ont fait une volupté de l’oreille. Ils ont rappelé les mots à leur fonction de sons, et dans la qualité de ces sons ils ont cherché un caractère, une expression, un plaisir. Ils ont assorti les sonorités aux sens, leurs successions et leurs rapports aux mouvements et aux phases de la pensée : ils ont senti et révélé la valeur sentimentale des syllabes graves ou aiguës, lourdes ou légères, traînantes ou rapides.

Dans ce réveil des sonorités du vers, la rime a été reconstituée pleine, riche, éclatante à la fois par le sens et par le son du mot qui la porte : de sorte qu’elle est devenue pour eux l’élément, prépondérant du vers745.

En réalité, ils ont pourtant donné tout autant d’importance au rythme ; et ils ont fait faire un progrès décisif à l’alexandrin. Ce grand vers en était resté où Malherbe, puis Racine l’avaient laissé : séparé en deux hémistiches égaux qui eux-mêmes, théoriquement, se divisaient en deux éléments encore égaux, assemblé en distiques que liait la rime746. Dans la pratique ce type trop carré et symétrique était voilé par de fréquents prolongements de la période, par d’assez fréquents déplacements ou affaiblissements de la césure, plus rarement par l’enjambement. La variété venait surtout de l’inégalité des éléments qui composaient chaque hémistiche : tantôt une syllabe d’un côté et cinq de l’autre, ou deux et quatre, ou quatre et deux, ou cinq et une ; et d’un hémistiche à l’autre, d’un vers à l’autre, le groupement se faisait différemment.

Si dans un vers classique on lie le second élément du premier hémistiche et le premier du second de façon à supprimer la césure médiane par le sens, on obtient un vers qui se coupe en trois parties, non plus en quatre.

N’avait-on — que Sénèque et moi — pour le séduire ?
(Racine.)
Toujours aimer — toujours souffrir — toujours mourir.
(Corneille.)

Ce type, rare chez les classiques, déformation accidentelle de la forme pure du vers, fut l’alexandrin romantique : il est composé de trois éléments égaux (4 + 4 + 4), qui sont remplacés par des éléments inégaux, de façon que la mesure ternaire subsiste747. Jamais les romantiques n’abusèrent de ce vers : ils le mêlèrent discrètement à l’alexandrin classique, pour le diversifier ; ils le ménagèrent précisément en raison des effets qu’on en peut tirer.

Puis ils prolongèrent le sens de l’alexandrin dans une partie du vers suivant, ils enjambèrent. Enfin, à l’aide des déplacements de césure, des enjambements, ils assouplirent la période ; ils évitèrent le distique et le quatrain où l’alexandrin classique retombait comme de lui-même ; et, par le mélange des phrases, jetant ici un vers de sens complet, là ramassant une idée en moins d’un vers, ailleurs arrêtant le développement grammatical au milieu, aux trois quarts d’un vers, ils donnèrent à leurs alexandrins une diversité de rythmes qui en décupla la puissance expressive.

La transformation se fit plus lentement qu’on ne croit, quand on se rappelle l’escalier-dérobé de Hernani et certaines gamineries de Musset. C’étaient des pétards qu’on tirait pour effarer les classiques et les bourgeois. En réalité, il n’y eut de révolution rapide qu’au théâtre, parce que le drame, violent et pittoresque, nécessitait la dislocation du vers : tout comme Racine dans les Plaideurs, Molière, dans les Fâcheux et ailleurs, avaient dû altérer fortement le type classique. Hors du théâtre, le vers romantique chante : mais sa structure reste presque classique. Le rythme ternaire est rare ; la dislocation, l’enjambement sont des effets exceptionnels. Les alexandrins de Gautier sont romantiques par la couleur, non par la structure interne. Hugo même, jusqu’en 1840, ne fait guère usage que des rythmes égaux du vers classique748.

Ceux qui ont étudié le vers romantique ont pris leurs exemples presque exclusivement dans les Châtiments et la Légende des siècles : c’est là seulement en effet que le poète a dégagé tout à fait ses rythmes originaux. Là sont les déplacements hardis de césure, là les enjambements expressifs, les plus puissants surtout et les plus audacieux, les enjambements d’adjectifs. Et voilà pourquoi beaucoup de vieillards n’ont pu suivre le poète au-delà des Rayons et Ombres : jusque-là l’oreille habituée à la musique de Racine pouvait ne pas trouver l’harmonie de Hugo trop discordante. Il faut une autre éducation pour jouir des recueils suivants.

Dans leur recomposition de l’alexandrin, les romantiques, et Hugo même, n’ont pas été jusqu’au bout de leur principe. Supprimant la césure de l’hémistiche, ils ont continué d’y exiger un accent tonique, c’est-à-dire qu’ils ont continué de séparer le vers pour l’œil en deux parties égales, tandis que pour l’oreille ils le coupaient en trois. Ils n’ont jamais consenti à faire tomber la sixième syllabe du vers au milieu d’un mot, ce que leurs successeurs ont pu faire sans grande difficulté, en conservant dans sa pureté la forme rythmique qu’ils en avaient reçue.

Dans la double transformation de la langue et du vers, que je viens de décrire sommairement, tous les romantiques n’ont pas eu un rôle égal. Lamartine est trop amateur, Vigny trop penseur, Musset trop indifférent : Hugo et Gautier sont les grands ouvriers de ce travail, Hugo surtout, mais Gautier aussi, et Sainte-Beuve à qui son sens critique faisait sentir la valeur de tous les détails de facture dans l’œuvre d’art.

2. Lamartine. §

Dans l’héritage de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine749 recueillit le don des tristesses infinies. Mais elles se dépouillèrent de toute amertume en passant par cette âme douce. Quand on regarde dans quelles impressions s’écoula l’enfance de Lamartine, on ne trouve rien autour de lui que d’aimable, de bon, de gracieux, père, mère, sœurs ; et pour cadre Milly, les coteaux du Maçonnais. La terre natale lui est clémente, apaisante : elle lui semble l’aimer, et il lui rend un fort amour. Il étudie chez l’abbé Dumont, au petit séminaire de Belley, au lycée impérial de Lyon, n’acquérant pas de lourde science, n’effeuillant pas aussi une de ses chères illusions. Il revient chez lui ; il fait de grandes courses à cheval, il rêve, il lit : les anciens, les Romains du moins, ne l’attirent guère ; il y a trop de raison et de raisonnement chez eux ; il y a trop de réalité dans nos classiques ; et La Fontaine lui renvoie une trop laide image de la vie et de l’homme. Il aime les ardents, les tendres, les indisciplinés : et les tristes qui voient tout en beau en pleurant sur tout. Il s’exalte dans la Bible et s’attendrit dans Paul et Virginie. Un voyage à Naples en 1811, un séjour aux gardes du corps en 1814, des excursions en Savoie et dans les Alpes, et le voici aux eaux d’Aix en 1816 : là il fait la connaissance de Mme Charles, la jeune femme d’un vieux physicien, phtisique et nerveuse, point vaporeuse ni exaltée, semble-t-il, charmante « avec ses bandeaux noirs et ses beaux yeux battus » ; elle mourut en 1818, chrétienne, le crucifix aux mains. Voilà celle qui fut Elvire, la figure de rêve autour de laquelle se ramassèrent les plus profondes impressions, les plusfiévreuses aspirations, les plus languissantes mélancolies de Lamartine. De cet amour éphémère, si vite rompu par la mort, et des états de sensibilité qu’il détermina, sortit le recueil des Premières Méditations750 (1820).

Ni dans la langue, ni dans le vers, ni dans les thèmes, il n’y avait là rien de bien nouveau. Ce qui était nouveau, c’était cette intense spontanéité, cette sincérité qui, à chaque page, découvrait l’homme. On sentait que ce n’était pas là un ouvrage d’écrivain. Lamartine, en effet, ne voulut jamais être un homme de lettres : non par dédain d’aristocrate, mais par respect de son âme. Il fut poète, comme plus tard orateur et homme d’État, par inspiration, par besoin du cœur : ce fut une fonction de sa vie morale, d’ennoblir par le vers ses émotions intimes ; jamais il ne voulut en faire un exercice professionnel, jamais même un pur jeu d’artiste. Ni gagne-pain751, ni amusement, sa poésie fut l’épanchement nécessaire d’une âme noble, belle et, si j’ose dire, fondante.

Et voilà pourquoi cette poésie fut si peu travaillée. Il se soulageait, se complétait en créant son œuvre ; et il se trouvait doué par malheur d’une facilité qui le dispensait de l’effort. Il improvisait trop brillamment pour revenir sur ses improvisations : elles satisfaisaient pleinement à son besoin. Il ne se sentait pas sollicité à faire ce dur labeur de gratte-papier, à enlever patiemment, douloureusement, les négligences, incorrections, longueurs, répétitions, monotonie, prosaïsme752 : toutes les inégalités de l’œuvre n’étaient-elles pas, elles aussi, des produits spontanés de son âme ? Par ce laisser-aller qui n’est au fond que la volupté paresseuse d’une âme trop richement douée, il priva ses vers de la souveraine perfection : il a compromis son nom et leur durée, et s’est exposé à n’être que le délicieux berceur des molles somnolences.

Pourtant c’est un grand poète, le plus naturel des poètes, le plus poète, si la poésie est essentiellement le sentiment. Ce vaporeux, cette indétermination, qu’on trouve chez lui, cela vient justement de ce qu’il rend surtout le sentiment, autant que possible épuré des idées, des perceptions, des faits, qui le produisent ou l’accompagnent chez tous les hommes. Et cette épuration se fait spontanément en lui, par un instinct, une loi de sa nature : il est la poésie absolue ; ni penseur, ni peintre, ni historien. Ce n’est pas qu’il ne sache comprendre, regarder, raconter753 ; mais je tâche de saisir ici la disposition fondamentale de son âme.

Elle apparut dès les premières Méditations : c’était un flux égal et large de poésie élégiaque, délicate, élevée, gracieusement, nonchalamment et profondément mélancolique. On y lisait les impressions, comme les vibrations et les colorations successives d’une âme tendre et noble. Pas un paysage arrêté ; pas un fait précis. Lisons l’Isolement : une montagne, un vieux chêne, un fleuve, un lac, des bois, une église gothique, un crépuscule, un angélus, où situer tout cela dans l’univers ? Dans la suite,

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé :

quel est cet être ? Par quel lien tenait-il l’âme du poète ? Ni hors de lui, ni en lui, il ne nous montre rien : rien que sa profonde désespérance, et ses aspirations vagues vers un lieu qui n’a pas de nom. Dans le Lac, une barque, un couple : où ? qui ? On n’apprend rien que le sentiment du poète : « Hélas sur nos amours qui durent peu ! sur nous qui durons peu ! aimons donc, aimons vite. » Et ainsi de toutes les pièces : ont-elles un sujet ? Il s’enfonce dans une brume légère et brillante, qui noie tout. Tout ce qui est circonstance, réalité, forme visible de l’être s’efface : chaque Méditation n’est guère qu’un soupir, et Lamartine gagne cette gageure impossible d’établir par des mots entre son lecteur inconnu et lui ces intimes communications qui se forment dans la vie réelle par le silence entre deux âmes sœurs. De là, la pénétration singulière de cette pensée presque immatérielle.

De ces engourdissements exquis, de ces délicieuses lassitudes, de ces soupirs suaves, on peut faire un chef-d’œuvre : est-il possible de le recommencer ? Ce fut la question qui se posa pour Lamartine. Il berça ses douleurs encore et murmura ses torpeurs dans quelques Nouvelles Méditations, et puis dans quelques Harmonies : mais il sentit lui-même le besoin de trouver autre chose : si peu de corps ou d’idée qu’il fallût à son sentiment, il en fallait pourtant. Il s’arrêta au problème imprécis par excellence : qu’est-ce que l’homme ? L’amour l’y mena : c’est dans l’amour qu’il sent l’homme éphémère, par le sujet et par l’objet. Mort, immortalité, Providence, optimisme universel, louanges de Dieu, spiritualisme platonicien et christianisme diffus : voilà dès les Premières Méditations les notions et les tendances qui fournissent la molle et vaste charpente de plusieurs poèmes. Lamartine ne voit guère le mal dans l’ordre naturel :

Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place754.

La nature donc n’a rien qui le blesse : elle « est là qui l’invite et qui l’aime ». C’est qu’il y voit l’image de la Providence. De cette religiosité, et du commentaire éperdument confiant de la parole. Cœli enarrant Dei gloriam, il remplira ses Harmonies.

Par là il s’achemina vers la poésie philosophique ; il y fut poussé par une influence générale qui porta tous les nobles esprits de ce temps à souffrir, à espérer, à vivre enfin pour l’humanité tout entière : un large courant d’amour social se répandit après 1830 dans la littérature. Puis Lamartine sentit le besoin d’objectiver son sentiment : du lyrisme personnel il tâcha de passer à l’épopée symbolique, où les émotions d’ordre universel se dépouillent des expressions trop directement subjectives de l’élégie ou de l’ode, et s’élargissent en s’apaisant. Vigny lui avait montré la voie : il s’y engagea755 hardiment, et fit Jocelyn et la Chute d’un ange. Ce sont comme deux fragments, le terme et le début, d’une immense épopée spiritualiste sur la destinée humaine ; la huitième vision de la Chute d’un ange nous explique la conception du poète : l’homme fait sa destinée, monte ou descend par son propre mérite, supprime le mal en s’élevant à Dieu, raison de l’être, et terme de l’aspiration de toute créature.

La Chute d’un ange offre bien des longueurs ; Jocelyn aussi, mais elles y sont rachetées par de grandes beautés. L’idée, c’est cette ascension de l’âme humaine vers Dieu par la douleur librement acceptée : Jocelyn se fait prêtre sans vocation pour doter sa sœur, souffre d’un douloureux amour qui entre en lui par surprise au bout d’un dévouement généreux, sacrifie ce pur amour au devoir que son premier sacrifice lui a imposé ; toute sa vie est l’immolation des légitimes désirs, des belles passions de son cœur ; mais il trouve au bout de cette continuelle immolation la paix sereine et l’engourdissement délicieux.

Un incurable optimisme emplit ce poème : tout passe, et nous passons ; nous souffrons, nous saignons ; et la nature est impassible. Rien ne blesse Lamartine : il aime, il admire, il croit ; tout est harmonie et beauté756. Le mal et la laideur n’existent que pour l’esprit qui ne sait pas, pour l’œil qui ne voit pas : ainsi va-t-il, imprégnant la nature et l’humanité des couleurs splendides de son âme. Nul ne fut mieux fait pour chanter l’hymne de l’espérance ; et l’on ne peut s’étonner des accents que firent entendre son éloquence et sa poésie, lorsqu’il éleva jusqu’à lui nos misères sociales et nos inquiétudes politiques. Il chanta, avec plus de force et de fougue qu’on n’aurait cru, les grandes idées démocratiques, la fraternité des peuples, le cosmopolitisme humanitaire, et c’est ainsi qu’aux premiers jours de 1848 il fut maître de la France : il en exprimait toutes les illusions naïvement généreuses, en laissant tomber sur les foules les consolantes idées dont il avait toujours vécu.

Mais il faut bien reconnaître que cet optimisme a besoin de vague pour subsister : à trop rigoureusement analyser les idées, à regarder de trop près la nature, il faut que le désenchantement, que le pessimisme apparaissent ; et la ressource suprême de l’optimisme, c’est d’abandonner ce monde et cette vie au mal, pour s’attacher aux infinies compensations que la foi chrétienne promet. Lamartine n’a pas voulu sacrifier le présent ni l’univers : il a tout effacé en idéalisant tout ; il n’a mis la beauté partout qu’en émoussant le caractère.

Là est la cause de l’impression que donnent les paysages de Jocelyn. Ce n’est plus l’extrême simplification des Méditations, cette élimination de l’accident et de l’individuel, pour ne laisser paraître qu’une sorte de type irréel et universel des choses, support du sentiment pur. Ici Lamartine a voulu peindre : il a prodigué les couleurs, et ses descriptions pourtant ne sortent pas. Elles ne s’organisent pas en tableaux. Je ne vois pas ces Alpes757, neigeuses ou fleuries ; dans l’ample écoulement de la poésie, mon impression reste indécise, et si j’essaie de fixer en visions ces formes, ces teintes, cette lumière, ces mouvements, ces bruits, je ne sens qu’une confusion fatigante ; les objets me fuient. Mais j’entends la voix d’une âme qui chante à l’occasion de ces objets : elle ne me les montre pas, elle se montre par eux à moi, et le paysage est un hymne. C’est ce que vous trouverez encore dans cette Neuvième Époque de Jocelyn qui, à elle seule, serait un des plus beaux poèmes de notre langue : l’épisode des Laboureurs n’est pas un tableau de la vie rustique, c’est une ode magnifique au travail, distribuée largement en six couplets d’alexandrins, qui alternent avec des strophes lyriques ; la continuité sereine et forte du travail champêtre est partagée par le poète en six moments, où son regard se pose sur l’effort des hommes ; et, embrassant d’une vue leur œuvre, son âme s’envole aussitôt dans la méditation ou la prière. En réalité, Lamartine est impuissant (par indifférence peut-être) à objectiver même sa sensation du monde extérieur : sa description reste toute subjective, toute lyrique, musicale plutôt que pittoresque, son de l’âme au choc des choses plutôt que réfraction des choses au travers de l’âme.

Et voilà le secret du retour de faveur dont il est l’objet depuis quelques années. Sa tristesse vaporeuse, son symbolisme imprécis, son invincible idéalisme devaient tenter les jeunes gens après la violente objectivité de certains naturalistes, comme ses rythmes flottants, ses molles harmonies, ses nappes de poésie lentement étalées devaient caresser les sens endoloris par les vers métalliques, aux arêtes nettes, de certains Parnassiens ; son frottis léger et brumeux reposait des couleurs éclatantes et des durs reliefs.

3. Alfred de Vigny. §

Le comte Alfred de Vigny758, d’une maison de Beauce qu’il imaginait plus ancienne et plus illustre qu’elle n’était, commença à écrire ses poèmes en 1815, étant lieutenant aux gardes. Il publia un petit recueil en 1822. Il le remania, le compléta en 1826, en 1829 et en 1837. Puis il lâcha de loin en loin quelques pièces, qui formèrent avec trois ou quatre autres le recueil posthume des Destinées (1864) : en tout, une trentaine de poèmes, qui tiennent en un petit volume. Quarante années s’écoulent entre Moïse et la conclusion du Mont des Oliviers ; nous pouvons cependant ramasser toute l’œuvre de Vigny en une seule étude : la philosophie des Destinées est déjà dans les poèmes bibliques de 1822 et 1826. Et le pire contresens qu’on pourrait faire serait de chercher dans les faits de sa vie silencieuse l’explication de son œuvre. Ce que la vie lui a donné ou ôté ne lui a pas dicté ses vers, mais bien plutôt ses vers ont décidé de quelle façon la vie, bonne ou dure, l’affectait : ses vers, c’est-à-dire le moi profond et inaltérable dont les vers étaient la confidence.

Confidence hautaine et discrète, s’il en fut. « Personne n’a vécu dans la familiarité de M. Alfred de Vigny », disait-on à l’Académie759 ; s’il en excluait ses amis, ce n’était pas pour y admettre le public, et laisser déborder son cœur dans ses livres. Ce poète lyrique, un des trois ou quatre grands de notre siècle, n’a presque jamais parlé de lui. Il y a quelque chose de singulier dans son cas : il compte comme un génie lyrique, et il a toujours employé les formes impersonnelles de la littérature. Il a écrit des romans : Cinq-Mars (1826), où l’histoire embrouille le symbole, et où le symbole fausse l’histoire, bariolage romantique de psychologie insuffisante, de description trop littéraire, et de mélodrame brutal, Stello (1832), Servitude et grandeur militaire (1835), où se trouvent des récits poignants et sobres, dignes pendants des poèmes ; il a composé des drames : un Othello (1829), une Maréchale d’Ancre (1830) et ce Chatterton surtout (1835), si sobrement pathétique, dont je ferais volontiers le chef-d’œuvre du théâtre romantique. Comme toutes ces formes narratives et dramatiques lui servaient à enfermer, à révéler son intime état de souffrance ou de volonté, ainsi ses poèmes, où il semblait devoir s’exprimer plus directement, ne sont lyriques aussi que par l’émotion subjective qui les a fait germer : ce sont des légendes mystiques, des contes épiques, des récits dramatiques. Partout le poète prend un objet hors de lui pour y diriger notre émotion ; il fait élection d’un héros, Moïse, un loup, Jésus, une bouteille que l’océan jette au rivage. Il n’y a guère que deux ou trois pièces où il s’exprime sans l’aide d’une fiction.

Est-ce pour se dérober, par orgueil ou timidité ? n’est-ce pas plutôt qu’il n’y a de réel, de précieux pour lui que sa pensée, détachée des accidents de sa personne et de sa fortune ? Il la recueille toute pure dans des symboles où elle transparaît.

Le fond de Vigny, c’est la solitude et la détresse amère qui accompagne le sentiment de la solitude760. La vie aggrava cette solitude et cette amertume : mais à vingt-cinq ans il se sentait déjà solitaire, et souffrait. Il n’avait pas la ressource de la fuite dans le rêve comme Chateaubriand : il manquait d’imagination et d’égoïsme. Et il avait l’intelligence : de tous nos romantiques, Vigny est le plus, peut-être le seul penseur. Il n’a pas construit de système, mais il a disposé dans ses romans, ses drames, ses poèmes, son Journal intime, toutes les pièces d’un système original et triste.

Il est seul : il sent les hommes indifférents, ou hostiles, la nature froide, impassible, dédaigneusement belle761, les cieux immenses et déserts : Dieu, s’il existe, muet, aveugle et sourd au cri des créatures762. Le Père éternel, le Dieu consolateur, n’est pas : s’il y a un jour du jugement, ce sera le jour où Dieu viendra se justifier devant ceux qu’il a dévoués au mal par la loi de la vie.

Car « il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. » Il y a du Pascal dans Vigny, un Pascal venu très tard, quand le jansénisme et peut-être toute la religion ne guérissent plus763.

Tout ce qui est souffre ; tout ce qui est supérieur souffre supérieurement. Le génie, qu’il s’appelle Moïse ou Chatterton, a un privilège de souffrance. Que faire donc ? « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance… Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel, est la sagesse même. »

Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la divinité764.

Est-ce une bravade, un défi jeté au ciel ? Non ; il y a là plus que de l’orgueil : c’est de l’honneur. Ce sentiment de l’honneur ennoblissait à ses yeux la servitude militaire ; et il a aimé à dire ce qu’il voyait dans l’obéissance passive. Le soldat obéit à un commandement venu d’en haut, qui peut être absurde, inique, cruel, qu’il peut ne pas comprendre : il obéit, il tue, ou se fait tuer, sans rien dire. Toute sa vie est résignation et abnégation. Un commandement pareil pèse sur nous : l’honneur est de se taire, et de subir :

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,

Puis après

….Souffre et meurs sans parler765.

L’honneur du soldat est le type de la noblesse morale : il enseigne à agir pour une idée, qui nous dépasse, pour un bien qui n’est pas le nôtre. Il dresse toutes les fières vertus, toutes les hautes croyances, dans le vide.

Vigny a observé souvent la naïveté, la candeur, la tendresse, le dévouement de ces âmes rudes que broie la discipline. Il y retrouvait un autre principe directeur et consolateur, qu’il énonçait dès ses premiers essais : l’amour, ayant pour essence la pitié, pour effet le sacrifice. La nature n’a pas besoin d’amour ; elle est insensible : ce qui passe et ce qui pleure a besoin d’amour.

Aimez ce que jamais on ne verra deux fois…
J’aime la majesté des souffrances humaines766.

Ainsi un obscur soldat promène à travers tous les champs de bataille de l’empire une pauvre folle dont il a fusillé le mari ; il se dévoue par pitié à celle que par devoir il a désespérée. Ainsi Eloa aime Satan, l’innocence se dévoue au péché, parce que, comme dit M. Faguet, « pour l’innocence le péché n’est que le plus grand des malheurs ». L’homme est plus grand que Dieu, car l’homme, au moins, peut se donner et mourir pour ce qu’il aime.

Un stoïcisme actif et tendre, voilà en somme où aboutit le pessimisme de Vigny. Sur la fin, il arriva à se dire que tout cet effort, toute cette bonté, toute cette pensée ne seraient pas en vain. Il croit au règne du pur esprit, et ce règne se prépare par l’écrit767. Il lègue, fier et rasséréné, son œuvre à l’attention de la postérité, au moment même où il va s’en aller en Dieu ou au néant. Il a écrit d’abord pour amuser l’ennui de sa prison, puis il a écrit pour illuminer l’humanité.

Voilà les pensées graves et profondes qui germèrent parfois en poèmes, dont une dizaine sont égaux à tous les chefs-d’œuvre768. Pour l’exprimer, il créa (à peu près en même temps qu’Émile Deschamps) la forme du Poème ; et, classant ses Poèmes, il fit un livre mystique, un livre antique (Biblique, Homérique), un livre moderne : ne voit-on pas là le modèle et l’esquisse d’une Légende des siècles ? Et ainsi, dans le chef-d’œuvre où il se renouvela, Hugo reprenait les traces de Vigny.

Chaque poème est né d’une image : un livre qu’on publie, c’est une bouteille jetée à la mer. L’image se développe, s’assimile tous les éléments qui peuvent la compléter, s’organise, devient une réalité vivante, qui reste le symbole d’une pensée profonde. La composition est sévère, de proportions très calculées, de coupe et déstructuré soigneusement étudiées ; le développement est d’une sobriété puissante : les images, choisies, précises, fortes, sortent en pleine lumière ; Vigny a l’expression pittoresque, qui dessine de vastes paysages avec ampleur et netteté : voyez-le nous mener au haut d’une montagne d’où

Les grands pays muets longuement s’étendront.

Ce n’est qu’un trait : voulez-vous le tableau ? Lisez l’admirable début de Moïse, toute la Terre Promise vue du Nébo. Cela est d’un éclat sobre, dont nulle orgie de couleurs n’égalerait l’impression.

Vigny n’avait pas précisément le génie de l’écrivain. La rareté même de sa production poétique suffirait à nous mettre en défiance sur la richesse de son invention verbale. Où il est médiocre, il rappelle Delille. Il a l’expression maigre, un peu terne, fibreuse, si je puis dire, plutôt que nerveuse, ou fâcheusement élégante, partout où la pensée et le sentiment ne sont pas de premier ordre. Mais que la pensée soit haute, le sentiment puissant, l’expression s’enlève, acquiert une plénitude, une beauté incomparables. On peut dire que chez Vigny le penseur crée à chaque instant l’écrivain.

4. Victor Hugo avant 1850. §

Lamartine ne daignait, Vigny ne pouvait faire un chef d’école. Hugo769 avait, pour ce rôle, puissance et volonté. Il avait l’orgueil adroit, l’art d’imposer son génie, de le présenter en beau jour. Moins sensible que Lamartine, moins penseur que Vigny, il avait la fécondité, le labeur acharné, la création incessante qui écrasait à la fois le public et les vanités rivales. Il multipliait sa pensée par une invention verbale à l’aide de laquelle son immense personnalité occupait toutes les avenues de la littérature.

Entre l’élégie de Lamartine et la philosophie de Vigny, dès qu’il fut décidé à être romantique, il fit éclater le propre et sensible caractère du romantisme français : c’était de faire de la poésie une forme, et la peinture des formes. Il emplit ses vers de sensations, et ses vers mêmes, colorés et sonores, furent des sensations. Malgré la prétention annoncée déjà de rétablir la vérité dans l’art, Hugo rêva d’abord plutôt qu’il ne vit, et de fragments d’images ajustés, complétés, agrandis par sa fantaisie, il construisit un monde (1829) ; il fit un Orient prestigieux, n’ayant vu que l’Espagne en son enfance770. Mais il utilisait, comme il fit toujours, l’actualité : actualité littéraire du romancero, actualité politique de la guerre de l’indépendance grecque. D’inspiration personnelle, de sentiment original et profond, il n’y en a guère plus dans ces étincelantes Orientales que dans les Odes : l’intensité des images, la puissance des rythmes firent, avec raison, le succès du livre. Dans une dernière pièce l’auteur dénonçait lui-même la fantaisie créatrice de sa poésie, il disait adieu à son beau rêve d’Asie, et remisait pour ainsi dire tout le bibelot oriental qu’il avait déballé : il annonçait une poésie plus intime et plus personnelle. Novembre était déjà une Feuille d’automne.

Les Feuilles d’automne (1831) contiennent les pièces qui correspondent peut-être le mieux à la sensibilité intime du poète : c’est la sensibilité d’une nature saine et solide, très suffisamment satisfaite par la vie bourgeoise et domestique. Point de mélancolies maladives, point de passions orageuses, point d’inquiétudes douloureuses. Le poète parle avec effusion, avec amour des enfants : ils sont le pivot de sa conception sentimentale de la famille. Il parle avec attendrissement de son père, et de lui-même. Souvent l’émotion, très douce, s’atténue au point que la poésie retournerait au ton de l’épître classique, n’étaient l’ampleur sonore des vers et la splendeur rayonnante des images. Visiblement, le sentiment, dans cette âme robustement équilibrée, n’est pas une source suffisante de poésie ; et son débit ne suffit pas à emplir les formes que prépare incessamment l’imagination. Le poète se laisse aller à causer, là où le sentiment ne l’emporte pas, et ainsi se fait le passage, indiqué déjà dans les Feuilles d’automne, vers un lyrisme moins subjectif et plus universel. Il va se faire écho : il va refléter en ses vers, mais immensément agrandis et parés, les sujets d’actualité ; il prendra son thème dans les inquiétudes journalières de l’opinion publique ; c’est ainsi qu’il se donnera mission de prêcher

Napoléon, ce dieu dont tu seras le prêtre.

Il fera effort pour être la pensée du siècle : il battra puissamment l’air autour des grands problèmes, des lieux communs éternels, il nous étourdira d’un froissement tumultueux de métaphores et de symboles. Il s’essaie encore gauchement à la poésie « visionnaire », sans y réussir aussi bien que dans certaines amplifications largement touchantes où il enseigne la charité, celle qui aime et celle qui donne. En même temps, il fait quelques études pittoresques d’après nature : lâchant l’ombre de l’Asie pour la réalité prochaine, il nous donne des paysages parisiens, des bords de Bièvre, des soleils couchants ; ailleurs il indique l’usage qu’il fera plus tard de la nature pour l’expression symbolique de l’idée771.

Les Feuilles d’automne se terminent par une promesse de poésie satirique, que tient la première moitié des Chants du crépuscule (1835). Un bal de l’Hôtel de Ville, un vote de la Chambre, un suicide, le tombeau de Napoléon Ier, Napoléon II, la Pologne, voilà sur quoi se déchaîne le puissant souffle du poète : demi-journaliste et demi-prophète, il s’évertue à juger, à prédire ou maudire ; il travaille visiblement à transformer la vieille satire en satire lyrique et apocalyptique772. Il obtient de saisissants effets de contraste par l’irréalité fantastique du sujet général et par la trivialité réaliste de certains détails. La seconde partie du recueil, plus intime, nous offre un peu de pittoresque avec beaucoup d’amour ou d’amicale affection : aucun sentiment bien profond ni original, une virtuosité souvent exquise d’expression. Ce qu’il y a de plus caractéristique, est l’allégorie large de la Cloche.

Les Voix intérieures mêlent toutes les inspirations des deux recueils précédents : pensives méditations sur les faits du jour, délicieux appels à l’enfance, banales leçons aux épicuriens et aux riches, paysages précis et pittoresques, graves consultations sur le mal du siècle. Mais ici apparaît le premier chef-d’œuvre du symbolisme de Hugo : la Vache. Ce n’est pas une action comme chez Vigny, c’est un tableau que V. Hugo nous présente, un tableau qui se suffirait à lui-même par son immédiate objectivité, mais au travers duquel le poète nous fait surgir quelque vaste conception de sa philosophie personnelle.

Les Rayons et ombres (1840) nous offrent un pareil mélange. Ce recueil nous fait rétrograder jusqu’aux Orientales ou aux Ballades par certaines pièces ; d’autres font pressentir la grande inspiration humanitaire des Misérables773. Car le poète, plus que jamais, affirme sa mission : il est l’étoile qui guide les peuples vers l’avenir. Il se remet à prêcher sur les événements du jour, tantôt gravement moral, ou amèrement satirique, et penché sur les petitesses du monde. Çà et là quelques chefs-d’œuvre : des souvenirs des Feuillantines, charmants de pittoresque ému ; la Tristesse d’Olympio, si paisible en somme et si peu désespérée dans l’antithèse de nos joies éphémères et de l’éternelle impassibilité de la nature, presque consolée par le déploiement

des formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;

enfin cette fantaisie, Écrit sur la vitre d’une fenêtre flamande, où l’artiste se plaît à montrer par un court et triomphal exemple ce que son imagination sait faire des mots et du rythme.

Après 1840, le poète se tait pour treize ans. Incertitude dans l’inspiration, maîtrise de la facture, réelle mais étroite sensibilité, inaptitude et prétention à penser, don des sensations originales et précises, don d’agrandissement fantastique de la sensation réelle, voilà ce que le poète a révélé jusqu’ici. Il a fait assez pour être un maître : aujourd’hui que nous voyons se dérouler toute son œuvre, nous apercevons qu’il tâtonne encore et cherche ses voies. Il n’est pas encore la voix du peuple : il n’a pas encore capté, pour remplir sa poésie, un des grands courants du siècle. De catholique légitimiste, il est devenu libéral : mais à peine le souffle démocratique de 1830 l’a-t-il effleuré : ses instincts humanitaires restent hésitants, suspendus, épars ; il s’est laissé attacher à la dynastie de Juillet, il a accepté d’être pair de France. En 1848, sous la République, il fera bonne figure à droite, soutenant d’abord le prince Louis Bonaparte : il viendra à l’idée républicaine et démocratique très tard, presque à la dernière heure, en 1850. Alors il tient l’inspiration qu’il lui faut pour soutenir son imagination et pour être par surcroît l’idole d’un peuple pendant trente ans.

Avant 1850, il faut bien noter que V. Hugo donne peut-être moins sa caractéristique par la poésie que par le roman et le théâtre. Dans le roman, il était un romantique de la première heure par Han d’Islande (1823), contemporain des Odes classiques : puis il avait fait Notre-Dame de Paris. Mais la poésie dramatique surtout l’avait mis en renom : de Cromwell (1827) aux Burgraves (1843) on peut dire qu’il lui consacra les plus vigoureux efforts de son génie. Enfin, dans le Rhin (1842), il avait donné par la prose un pendant aux Orientales : sensation cette fois, et non plus rêve, vision réelle des choses, et suggestion d’images par leur immédiate impression. Dans toutes ces œuvres, les grandes facultés de l’artiste trouvaient leur exact emploi : toutes les formes du monde extérieur, nature et histoire, se laissaient évoquer par son imagination vigoureuse, ordonner en vastes ou pittoresques tableaux, où sa « pensée » profonde élisait des symboles, sans que la médiocrité, le vague ou la banalité de cette pensée eussent d’importance. Les genres ou thèmes objectifs convenaient à ce tempérament plus riche de formes que de fond ; ces romans, drames, voyages, mettaient V. Hugo sur la voie du lyrisme épique. En un sens, Notre-Dame de Paris et les Burgraves sont les deux premiers chapitres de la Légende des siècles.

V. Hugo s’achèvera, s’épanouira précisément à l’heure où le naturalisme recueillera la succession du romantisme : c’est alors qu’il donnera la mesure de son génie, et que nous essaierons de le définir tout entier.

5. Alfred de Musset. §

L’Orient était à la mode avant les Orientales : après, ce fut une fureur. Que pouvait faire en 1830 un enfant qui se sentait poète ? Alfred de Musset774 fit ses Contes d’Espagne et d’Italie. V. Hugo l’avait établi : le Midi, c’était de l’Orient encore. Tout le romantisme tapageur et commun se trouvait dans ces essais : le forcené dans les passions, l’immoralité dans les mœurs, l’étrangeté insolente dans la couleur locale. Et par endroits perçait une originalité certaine de tempérament, dans quelques mots de passion profonde, dans quelques poussées de mélancolie simple ou de moquerie gouailleuse.

Musset ne s’attarda pas dans le romantisme : les disputes littéraires ne l’intéressaient guère. Il avait fait des niches aux classiques à perruque de 1830 ; il aimait les grands classiques de 1660, y compris Racine, la bête noire en ce temps-là des esprits larges ; il ne se gêna pas pour se moquer des romantiques, du pittoresque plaqué, des désespoirs byroniens, des pleurnicheries lamartiniennes775. Affectant un certain mépris de la forme et de l’art, il posa que toute l’œuvre littéraire consiste à ouvrir son cœur, et pénétrer dans le cœur du lecteur : émouvoir en étant ému, voilà toute sa doctrine ; et si l’émotion est sincère, communicative, peu importe quelle forme l’exprime et la convoie. « Vive le mélodrame où Margot a pleuré. » Il n’eut donc souci que de dire les joies et les tristesses de son âme. Il a vécu sa poésie : elle est comme le journal de sa vie. Non qu’elle enregistre les faits, elle note seulement le retentissement des faits dans les profondeurs de sa sensibilité.

Il n’y a rien en somme que de commun dans la vie de Musset : beaucoup de folie, beaucoup de plaisir, beaucoup de passion, à la fin le naufrage dans l’habitude insipide et tenace, avec l’amertume de la désillusion impuissante. L’absurde rêve que firent George Sand et lui de réaliser l’idéal romantique de l’amour, aboutit pour l’un et l’autre à d’orageux éclats, à de cruels déchirements : Musset y connut la souffrance profonde, aiguë, incurable.

Jusqu’à cette grande crise, c’est un enfant, et un enfant gâté, sensible, égoïste, prêt à aimer, et surtout avide d’être aimé, léger et fougueux, joyeux de vivre et insatiable de plaisir, vite déçu, jamais lassé, et recommençant toujours sa course au bonheur, sans se douter qu’il s’est trompé non pas d’objet, mais de méthode : entre vingt et vingt-cinq ans, il est tout pétillant, tout bouillant de vie et d’espérance. Avec cela, intelligent, spirituel, finement sensé776, le plus ou le seul homme du monde qu’il y ait parmi nos romantiques, saisissant mieux qu’aucun autre la grâce spéciale ou l’agrément de la vie de salon : très séduisant par ce mélange d’émotion frémissante et d’exquise ironie, par son rayonnement de jeunesse surtout ; car il faut songer qu’à trente ans, presque tout son œuvre était achevé.

Sa poésie est une causerie charmante où vibre toute son âme ; tout s’y mêle, tristesse et rire, sentiments intimes et impressions du dehors ; par un aisé passage et d’indéfinissables nuances, elle hausse, baisse, change le ton777. Des « mots de tous les jours » notent délicatement d’originales émotions ; au hasard de la causerie sortent spontanément des profondeurs de l’âme toutes sortes d’images des choses, fraîches et comme encore parfumées de réalité : une physionomie d’homme, une scène de la vie, un aspect de la nature, mille formes apparaissent ainsi, en pleine lumière, sobrement indiquées, d’un trait à la fois large et précis.

La sensibilité du poète y répand une teinte délicate qui, sans en altérer la vérité, les enrichit d’une puissante séduction778.

L’artiste n’est pas impeccable : aux impuissances naturelles de son talent, Musset ajouta les dédains de son dandysme. Rimés négligées, insuffisantes, à-peu-près de style, impropriétés, incorrections, obscurités et parfois non-sens, rhétorique sincère, je le veux, chez un si jeune poète, mais enfin par trop copieuse779, verve un peu courte et haletante : voilà quelques-unes des imperfections de Musset. Il se moque de la composition, et en effet il lui est à peu près impossible de composer une grande œuvre : au fond, le manque de composition se ramène à un défaut d’invention. Musset est exquis dans l’œuvre courte, libre, où sa fantaisie peut errer à l’aise, se reposant et repartant quand il lui plaît : le conte, l’épître (tournée en méditation, ou distribuée en strophes lyriques), voilà où il excelle. Nous verrons aussi qu’il a su faire un usage original et charmant de la forme dramatique.

Il y aurait trouvé même ses chefs-d’œuvre, si la grande souffrance de sa vie n’avait tiré de lui les Nuits : Musset est un grand poète dans l’élégie lyrique. Éliminant les faits, laissant l’histoire anecdotique du cœur, où s’étaient complu tous les élégiaques jusque-là, Musset fait apparaître dans son amour à lui les propriétés éternelles et l’immuable essence de l’amour. Voilant dans un lointain délicieusement embrumé toutes les formes de la réalité qui l’a blessé, il prend pour matière de poésie la souffrance qu’il a ressentie d’avoir aimé : toutes les nuances et toutes les phases de la douleur se distribuent entre ces pathétiques Nuits de mai, de décembre, d’août, d’octobre, que complète le Souvenir où se repose son cœur encore endolori. Il y a là une délicate analyse des plus fines expériences de l’âme780, d’où se dégage l’originale philosophie de Musset, jusque-là assez peu heureux dans ses essais de pensée.

Le monde alors lui apparaît comme un rêve ; aucune réalité ne se laisse retenir. L’homme appartient à la douleur : toute poursuite du bonheur se termine en douleur ; et le remède à la douleur, c’est l’anéantissement, celui tout au moins de notre être passé par l’oubli. Mieux vaut le souvenir, qui seul est à nous et dure avec nous : le bonheur fuit, et le souvenir du bonheur reste ; le malheur passe, et le souvenir du malheur persiste, intimement doux, et plus doux que le souvenir même du bonheur.

Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

Voilà bien la philosophie qui convient à la vie de Musset, plutôt que la banale religiosité de l’Espoir en Dieu. L’amour trompe, mais il n’y a de bonheur que dans l’amour : il faut le chercher toujours, sans espérer de le conserver ; il faut le chercher non pour l’avoir, mais pour l’avoir eu : car l’avoir est une misère, mais de l’avoir eu, là est le délice.

6. Théophile Gautier. §

Celui-ci781 est un génie étroit, absolument original et de premier ordre dans les limites de sa puissance. Ni lyrique, ni orateur, il a le souffle court, l’invention pauvre : la sensibilité nulle, l’intelligence médiocre. Les idées le fuient. Le principe de son inspiration, c’est l’horreur de la banalité, qui le mène à toutes les excentricités : ses idées seront le contrepied des idées communes de son temps. Qu’il s’agisse de s’habiller ou de vivre, Gautier a peur de ressembler à tout le monde : il arbore le gilet, ou la morale, qui peuvent étonner le bourgeois. C’est sa maladie.

Il était venu à la poésie par un atelier de peintre : et il ne fut jamais qu’un peintre fourvoyé — par bonheur — dans la littérature. Il se définissait « un homme pour qui le monde extérieur existe ». Et de fait, sans idées ni émotions, il a rendu les fragments du monde extérieur qui tombaient sous son expérience. Il fait ce qu’il a si bien appelé lui-même des « transpositions d’art » : c’est-à-dire donner par les mots l’exacte et propre sensation qu’un tableau donnerait. Dès ses débuts, parmi la rhétorique insincère du romantisme flamboyant, une puissance originale apparaissait : il donnait un paysage soigneusement encadré, un coin de banlieue, un jour de pluie ; il copiait une naïade du parc de Versailles, un vieux portrait au pastel782 . Et le plus singulier, c’est qu’il ne donnait pas autant la vision de l’objet que celle de la peinture de l’objet : sa littérature nous fait repasser par un autre art avant d’atteindre le modèle lui-même. On a justement remarqué que naturellement il voit chaque aspect de la nature comme correspondant au style, à la manière d’un maître : et sa description se fait dans le goût de ce maître. « C’était un parc dans le goût de Watteau783. » Aussi excellera-t-il à reproduire des tableaux : ses poésies sont comme un Musée de copies. Voici des primitifs allemands :

Les Vierges sur fond d’or aux doux yeux en amande,
Pâles comme le lis, blondes comme le miel,
Les genoux sur la terre et le regard au ciel784.

Son progrès consistera à abonder dans le sens de son talent et à dépouiller la sentimentalité romantique. Son voyage en Espagne l’y aida puissamment : jusque-là enfermé dans Paris, c’était la première fois qu’il voyait largement la nature. Mais les musées, les églises l’attirent autant que la nature ; il rapportera d’Espagne des paysages admirablement nets et objectifs, mais aussi de curieuses impressions d’art, des copies, à sa manière, de Ribera, de Valdès Leal, de Zurbaran785.

Dès lors il se plaira de plus en plus à ces traductions : toujours incomparable dans l’expression directe de la nature, il n’aura jamais plus de décision et de vigueur que lorsqu’il travaillera d’après une œuvre d’art, que ce soit un tableau de Vanutelli, une eau-forte de Leys, ou une aquarelle de la princesse Mathilde786. Il est comme ces graveurs qui aiment mieux rendre un tableau qu’un paysage naturel787. Et c’est peut-être parce que Gautier n’est pas créateur ; il aime à trouver le sujet composé, l’impression et le caractère dégagés par un artiste : alors il comprend l’intention, et il rend les effets avec une surprenante sûreté d’œil et de main. De là sa théorie absolue et provocante de l’art pour l’art : elle affranchit l’art de la morale, elle l’affranchit même de la pensée.

La forme seule importe : il n’y a pas besoin d’idées. C’est tout simplement la formule du tempérament de Gautier.

Il n’avait jamais eu l’invention rythmique très riche : très bon ouvrier pourtant, très patient et très habile, des mètres peu nombreux qu’il avait choisis. Il finit par s’arrêter au quatrain d’octosyllabes, répété autant de fois que le sujet l’exigeait : dans cette forme étroite et précise, il est maître. Il en avait toujours usé avec goût et succès : il en composa (sauf deux pièces) tout son recueil d’Émaux et Camées. Ce titre est expressif et très juste. Gautier ne fait plus de tableaux ici : il peint sur émail, il grave en pierres fines ; le travail est minutieux et large ; chaque pièce est d’un fini qui étonne. Plus que jamais, rien pour la pensée ni pour le cœur, tout pour les yeux ; cela s’appelle Études de mains, ou Symphonie en blanc majeur : une aquarelle, un bibelot, une statue du musée, un aveugle jouant du basson, l’obélisque, Paris sous la neige, voilà ses modèles ; ou bien il grave la vision que Nodier ou Mérimée donnent de leurs héroïnes, Inès de las Sierras ou Carmen. Sa fantaisie n’est pas d’un penseur, mais d’un artiste : il associe aux formes présentes des formes éloignées, à l’obélisque de Paris, les obélisques de Louqsor, à la bande des hirondelles sur les toits de Paris, les corniches ou les terrasses de Grèce et d’Orient où elles hiverneront : plus raffiné, mais de même ordre, le procédé par lequel il réalise des idées abstraites ou transpose des sensations. Les quatre saisons deviennent un quatuor, et dès lors l’hiver est un musicien qui chante des airs vieillots, « le nez rouge, la face blême ».

Et, comme Hændel dont la perruque
Perdait sa farine en tremblant,
Il fait envoler de sa nuque
La neige qui la poudre à blanc788.

Et vous avez là une peinture symbolique de l’hiver. Voilà par où, toujours en vertu de sa précise sensation de peintre, Gautier a pu faire de la poésie symbolique. Ce n’est rien de pareil à Hugo ni à Vigny ; mais qu’on lui donne un lieu commun, une idée, il en fera le « tableau », et c’est ce tableau que son vers décrit : voyez sa Caravane789 ; ici encore avant d’atteindre l’objet, nous devons repasser par la peinture.

Dans tout ce qu’a fait Gautier, se retrouve le talent qui fait sa personnalité. La moitié de son Capitaine Fracasse est une suite d’estampes sur l’époque Louis XIII. Ses voyages sont des carnets où les dessins sont écrits. Sa critique littéraire ou artistique consiste à reproduire les œuvres par son procédé, et, sans les juger, à nous en communiquer l’impression.

L’importance de Gautier est grande dans notre littérature : d’une part, par sa haine du bourgeois, il a dégagé le romantisme excentrique, malsain, nauséabond, qui pose pour la férocité et l’immoralité : il a engendré Baudelaire. D’autre part, son exactitude de peintre ou de graveur l’a fait sortir du romantisme : il a renoncé au lyrisme subjectif pour s’asservir à l’objet, au modèle. C’est le commencement de la littérature impersonnelle. Et enfin sa finesse de sens esthétique lui a de bonne heure révélé ie juste prix de la couleur locale des romantiques : il a vu ce qu’il y avait de toc et de bric-à-brac dans leur moyen âge. Dès 1833 il s’en disait dégoûté. Quand il vit Athènes, il acheva d’abjurer le gothique, il médit même de Venise : le Parthénon l’avait conquis. Il était trop artiste, trop objectif, pour ne pas enfermer au fond de lui-même un classique. Et ainsi c’est sur Gautier en quelque sorte que pivote notre littérature pour se retourner du romantisme vers le naturalisme.

Voilà les maîtres, les chefs de 1830. Je ne finirais pas si je voulais nommer tous ceux qui à côté d’eux, disciples, amis, indépendants, firent de beaux vers, et se firent un nom. Je ne puis oublier cependant Sainte-Beuve790 : non pour la poésie phtisique et moribonde de son Joseph Delorme, ni pour un certain goût de la nature d’exception, malsaine, avortée ou gâtée, mais pour avoir fait circuler, entre les superbes lieux communs de l’école, certaine veine de poésie intime, domestique, parisienne, trop prosaïque et très réaliste ; par là il a été précurseur aussi, à sa façon. Je dois nommer encore Barbier791, qui a fait, parmi nombre de bons vers de qualité courante, deux chefs-d’œuvre d’éloquence satirique et fougueuse : la Curée et l’Idole. Il a dénoncé avec une verve puissante, une rare largeur d’inspiration, l’égoïsme des vainqueurs de 1830, l’imprudence des pontifes du culte de Napoléon : c’était si rudement frappé et si juste, que tout ce qu’il fit depuis parut terne.

7. Béranger792 §

Aucun des romantiques, pas même Hugo, ne pouvait rivaliser, aux environs de 1830, avec la gloire de Béranger.

Ignorés du peuple, étonnant le bourgeois, ils n’avaient en général conquis que les ateliers et quelques cercles littéraires. La Curée avait fait un bruit immense ; mais le poète populaire, le poète national, c’était le chansonnier.

Au temps où le romantisme était légitimiste et chrétien, Béranger était libéral ; il avait souffert destitution, prison, amende : mais, avec cela, il était classique : il satisfaisait pleinement les esprits que l’art romantique effarouchait.

Était-il poète ? il n’a rien que de médiocre dans les idées. Il a une philosophie et une sensibilité de café-concert. Il est irrémédiablement vulgaire. Il a le don de rapetisser, d’enniaiser tous les grands sujets, quand il y touche : la religion, par son Dieu des bonnes gens, ami de la joie et tendre aux mauvais sujets, par son agaçante conception d’un christianisme de pacotille qui met à l’aise tous les instincts matériels, par ses curés bénisseurs et bons vivants dont la perfection suprême est de ne pas être des gêneurs ; — le patriotisme, par un chauvinisme de méchant aloi, par l’exploitation fastidieuse de la gloire napoléonienne, avilie, vulgarisée, réduite aux puériles légendes de la redingote grise et du petit caporal ; — l’amour, par une sentimentalité frelatée, un mélange de grivoiserie et d’attendrissement qui exclut à la fois l’intensité de la passion sensuelle et la hauteur du sentiment moral ; — la morale, par une étroite et basse conception de la vie, mesquine dans la vertu, mesquine dans la jouissance, bien aménagée en un confortable égoïsme sans excès et sans danger. Il n’a guère regardé la nature : classique encore en cela que l’homme seul l’intéresse ; classique de décadence en cela qu’il n’a qu’une psychologie de surface et de convention.

En un mot, la mesure de Béranger, c’est cette moyenne assez vulgaire de l’esprit français qu’on appelle l’esprit bourgeois : esprit positif, jouisseur, gausseur. Il exprimait de son mieux les idées du bourgeois de son temps : de là son succès. Cependant, après 1830, le grand souffle de pitié sociale qui traversa la littérature, le toucha comme les autres : et il écrivit quelques chansons de sympathie presque révoltée, en faveur des gueux, des misérables, de tous ceux qu’opprime la lourde machine des institutions. Le peuple n’avait pas attendu ce moment pour adopter le chansonnier : au fond, le peuple est très bourgeois. Et puis la forme de Béranger est admirablement populaire.

Pas d’images curieuses ou originales ; pas de style savant et artiste ; le jargon pâteux, incolore, banal de tout le monde : le style de Scribe, pour tout dire.

Mais des rythmes de chanson, très habilement choisis en vérité : des rythmes nets, vifs, qui saisissent l’oreille, que le vers impose presque à la simple lecture, par sa coupe précise et arrêtée.

Et surtout de l’action, toujours de l’action. La chanson de Béranger est récit ou drame ; et chaque couplet met en lumière un des moments principaux de l’action. Par la structure de ses chansons, Béranger est artiste, comme Scribe par la structure de ses pièces. En un sens même (poésie à part, et idées, et style), la chanson de Béranger est populaire par le même mérite qui a fait la popularité de La Fontaine : parce qu’elle est toute action. Si l’on se rappelle l’étude que nous avons faite du moyen âge, on comprendra à quelle puissante tradition se rattache Béranger ; l’on s’expliquera ainsi la merveilleuse adaptation de cette œuvre assez basse à notre moyen esprit, et pourquoi, seule peut-être en notre siècle, elle a été véritablement populaire.

Chapitre IV
Le théâtre romantique §

Premiers essais. — 1. La théorie du drame romantique : abolition des unités ; mélange des genres. Histoire et symbole : disparition de la psychologie. Énorme et confuse capacité du drame. — 2. Les auteurs : Dumas ; la couleur locale ; l’action ; le pathétique brutal et physique. V. Hugo : le type byronien du héros romantique ; médiocrité psychologique et invraisemblance dramatique des drames de Hugo ; l’érudition historique et les visions poétiques ; le lyrisme du style ; le comique. Alfred de Vigny ; Chatterton, drame symbolique. Alfred de Musset : fantaisie lyrique ; idées générales et philosophie de son théâtre : le moi toujours présent, cause de vérité et de sincérité ; sens du dialogue, de la psychologie et de la caricature. — 3. Les résultats du théâtre romantique : la tragédie est impossible. Delavigne et Ponsard. Racine restauré par Rachel. Avortement du drame romantique. — 4. Comédie et vaudeville. Scribe : insignifiance et dextérité ; médiocrité morale. La farce.

Le premier drame romantique qui fut joué fut le fameux Henri III et sa cour, en prose, d’Alexandre Dumas (11 février 1829). « Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce que, effectivement, je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Lœve-Veimars, Gavé et Dittmer ont fondé avant moi, et mieux que moi ; je les en remercie ; ils m’ont fait ce que je suis. » Ainsi écrivait Dumas dans sa Préface : il aurait pu allonger la liste de ses précurseurs et de ses maîtres793. Mais, en somme, il n’y a pour nous à tenir compte que de Mérimée et de V. Hugo : l’un, dans le Théâtre de Clara Gazul (1825), puis dans la Jacquerie (1828), offre un drame familier, pittoresque, coulé dans les formes de la vie actuelle ou de l’histoire, et dégagé des conventions traditionnelles. L’autre, dans la Préface et dans le Drame de Cromwell, dressa la théorie complète et le spécimen monumental du théâtre romantique.

Il nous faut, avant de regarder les œuvres, étudier les doctrines, les formules nouvelles ou prétendues telles : V. Hugo nous servira de guide, Vigny et Dumas794 nous aidant à dégager chez lui ce qui est la pensée commune de l’école.

1. Théorie du drame romantique. §

Au théâtre comme partout, le romantisme se détermine d’abord par opposition au goût classique : le premier article de la doctrine est de prendre le contre-pied de ce qu’on faisait avant.

Aussi est-il facile de définir le drame romantique un drame où ni les règles ni les bienséances de la tragédie ne sont observées. Plus d’unités : sous prétexte, comme dit Vigny795, de donner « un tableau large de la vie, au lieu du tableau resserré de la catastrophe d’une intrigue ». Plus de distinction des genres : « des scènes paisibles sans drame, dit Vigny, mêlées à des scènes comiques et tragiques ». Plus de style noble : « un style familier, comique, tragique, et parfois épique », toujours selon les termes de Vigny. La Préface de Cromwell nous dit la même chose en plus de mots. Mais il n’y a pas grand’chose en tout cela de nouveau : le mélange des genres, des styles, nous connaissons cela par Diderot et par le drame bourgeois du xviiie siècle ; et pour les unités de temps et de lieu, elles manquent déjà à plus d’une pièce : souvenez-vous seulement de Beaumarchais.

Il y a même un genre qui réalise toutes les conditions requises par le romantisme : c’est le mélodrame, qui a pris un superbe essor depuis 1800. Le mélodrame ne reste « classique » que par la rectitude rapide de son action et par la grosse honnêteté bourgeoise de sa morale : au reste, par ses effets de pathétique brutal, par sa prose tour à tour triviale ou boursouflée, par le mélange des genres, par les sujets modernes ou exotiques, par l’exploitation du répertoire allemand ou anglais, il semble bien être un romantisme de la veille796. Aussi peut-on dire que, dès la première heure, le mélodrame guettait les romantiques : et V. Hugo s’en est avisé. Tandis qu’il s’efforce de s’éloigner de la tragédie, il prend toutes ses précautions aussi pour éviter le mélodrame, et c’est pour cela qu’il s’attache si soigneusement à conserver le vers comme une convention nécessaire, comme la convention artistique par excellence. Il garde aussi le ramassé vigoureux de l’action, la concentration qui fait du drame une crise. Ainsi V. Hugo pour Cromwell ne prend que deux jours ; deux suffisent à Dumas pour Henri III, deux à Vigny pour la Maréchale d’Ancre ; on ne saurait être plus discrètement révolutionnaire.

Artistique aussi sera la conception du drame. La foule ne demande qu’une action, les femmes de la passion. Le drame romantique offrira de plus une évocation pittoresque du passé. Avec une curiosité que ni la tragédie classique ni le mélodrame populaire ne connaissent, il fera revivre l’humanité disparue : le poète se fera historien. Il conservera à chaque personnage les marques de son individualité singulière, à chaque époque, à chaque pays les traits de leurs mœurs locales. Il montrera l’individu Cromwell, l’lndividu Louis XIII, les accidents, bizarreries, difformités par lesquels s’altère en se réalisant tel ou tel type humain, plutôt que ce type pur. Il fera connaître des états précis de civilisation : Ruy Blas sera la monarchie espagnole vers 1695. Dans les Burgraves, nous aurons un rêve d’archéologue, une vision du moyen âge allemand, conçue aux bords du Rhin devant les ruines des vieux burgs. Pour la couleur locale, le poète détendra la raideur de l’action : il y coulera des scènes désintéressées de contemplation, des tableaux de mœurs sans autre but qu’eux-mêmes, comme l’étonnante conversation littéraire du temps de Louis XIII que nous inflige Hugo dans Marion de Lorme.

Mais ce n’est pas tout : le simple pittoresque n’est pas le but du poète, et l’on ne saurait se réduire, dit dédaigneusement V. Hugo, à découper tout simplement les romans de W. Scott : il songe au mélodrame encore, lorsqu’il parle ainsi. Il a toujours combattu le drame historique qui ne vise qu’à être une chronique colorée et émouvante. Le drame romantique sera l’œuvre d’un penseur : il contiendra une philosophie. L’action historique, les individus réels et connus, seront des symboles, par où il enseignera l’humanité. Ruy Blas, c’est le peuple ; la reine, c’est la femme, don Salluste et don César, les deux faces de la noblesse. Dans Angelo, Catarina, la Tisbe, c’est « la femme dans la société, la femme hors de la société », donc en deux types, « toutes les femmes, toute la femme » ; en face, deux hommes, le mari et l’amant, le souverain et le proscrit, symboles de « toutes les relations que l’homme peut avoir avec la femme d’un côté, et la société de l’autre ». Au-dessous, l’envieux (Homodéi) ; au-dessus, le crucifix. Les Burgraves sont « le symbole palpitant et complet de l’expiation » ; ils posent devant les yeux de tous une « abstraction philosophique », la « grande échelle morale de la dégradation des races ». Pour tirer l’enseignement, deux grandes figures interviennent : la « servitude », qui personnifiera la « fatalité », la « souveraineté », qui personnifiera la « Providence » ; et « la rencontre de la fatalité et de la Providence » sera la crise du drame. Entre l’individualité historique et le symbolisme philosophique disparaît la psychologie, l’étude des caractères généraux, vrais et vivants. C’était le fort du théâtre classique du xviie siècle ; et l’on peut dire que le squelette du drame romantique sera la maigre tragédie voltairienne, avec sa sèche et conventionnelle psychologie, avec ses raides abstractions et ses simplifications excessives, étoffée seulement, rembourrée et masquée à force d’érudition historique et de prétentions philosophiques.

Ces deux éléments, au reste, suffisent pour faire éclater le cadre étroit du poème dramatique. Le drame devient quelque chose d’énorme, de gigantesque, d’encyclopédique : l’homme, la femme, tout un siècle, tout un climat, toute une civilisation, tout un peuple, voilà le simple contenu d’Angelo. Et voici les Burgraves : « l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des Titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à l’imagination éblouie de l’auteur ». On arrive ainsi à l’étrange formule de la Préface de Marie Tudor : « tout regardé à la fois sous toutes ses faces797 ». Le drame romantique aspire à embrasser l’infini. Aussi lui faut-il d’autres proportions que celles de la tragédie classique : il débute par Cromwell, qui est injouable ; et lorsqu’il se resserre selon les nécessités de la représentation, il a encore en général une durée presque double de celle des tragédies.

Avec le démesuré, l’incohérence : histoire et philosophie se gênent ; ou l’individu périt, ou le symbole s’obscurcit. L’un des éléments fait obstacle à l’autre, si le poète n’intervient sans cesse pour dégager le sens du spectacle : et l’on a ainsi un poème épico-lyrique plutôt que dramatique.

En somme, nous apercevons dans la théorie du drame romantique un double caractère : 1° les barrières des genres dramatiques sont retirées ; tragédie, comédie, drame, tout se mêle ; 2° les barrières qui séparent le genre dramatique des autres genres, sont abattues aussi ; et l’épique, le lyrique, l’histoire, le symbole envahissent le théâtre. Une vaste synthèse fait entrer toutes les formes littéraires les unes dans les autres, synthèse si vaste, qu’elle est en effet plutôt une confusion générale, un retour à la primitive indétermination.

En sorte que, dès les premiers essais qu’ils feront, les romantiques en arriveront tout simplement à organiser le drame chacun selon son tempérament et son génie. Dans ce chaos où tout se mêle, où rien n’est fixé, chacun choisira la matière et la forme qui lui plairont. De la pièce romantique qui, étant tout, n’est rien, l’un tirera le mélodrame, un autre la tragédie, un autre la comédie larmoyante ; l’un trouvera le drame philosophique, un autre le spectacle historique. Tous les genres reparaîtront, en vertu de leur essentielle distinction, plus ou moins déformés ou masqués. Dès 1830, et dans le seul V. Hugo, les espèces diverses se caractérisent : Marie Tudor ou Lucrèce Borgia sont des mélodrames ; Hernani et Marion de Lorme ont des ossatures de tragédies ; et les Burgraves sont un poème dialogué de Légende des siècles.

2. Les auteurs : Dumas, Hugo, Vigny, Musset. §

Quelques mois après Henri III et sa cour, la Comédie-Française donna le More de Venise d’Alfred de Vigny : c’était l’Othello de Shakespeare, fidèlement rendu, sans voile et sans fard, avec le mouchoir et l’oreiller, et Yago (24 oct. 1829). Puis ce fut la grande journée du 25 février 1830, la bataille d’Hernani : la censure laissant passer la pièce pour faire exécuter le romantisme par le public, tant elle estimait impossible le succès d’une telle extravagance ! les acteurs nourris de classique, défiants, hostiles, Mlle Mars ne consentant pas à nommer Firmin son lion superbe et généreux ; les défenseurs de l’art nouveau recrutés dans les écoles et les ateliers, Théophile Gautier, superbe, truculent, chevelu, arborant le légendaire pourpoint rouge pour la terreur des bourgeois ; la représentation houleuse, terminée en triomphe de V. Hugo et déroute des perruques : tous les incidents de cette journée épique sont depuis longtemps connus798 . Pendant une quinzaine d’années (1829-1843) le romantisme est maître de la scène : trois hommes l’y ont établi et l’y soutiennent : Dumas, Vigny, Hugo.

On sait quel intarissable conteur fut Alexandre Dumas799 : quelle prodigieuse et un peu puérile invention s’est développée dans les 257 volumes de ses romans, mémoires, voyages, etc. Toute cette écriture, si vulgaire de pensée et de forme, a bien vieilli. Les 23 volumes de pièces de théâtre qui s’y ajoutent, ont vieilli aussi : c’est pourtant par eux que Dumas mérite une place dans la littérature. Le cadre dramatique a contenu son imagination, ailleurs portée à multiplier la copie : elle a obligé ce grand délayeur à faire (relativement) court, serré, nerveux.

Il a préludé à ces fameux romans historiques qui devaient surtout rendre son nom populaire, par des drames historiques. Sans dédaigner les sujets exotiques, Dumas fut le premier à deviner l’attrait que pouvait avoir l’histoire de France pour le public, et le premier se mit à exploiter les vastes recueils de chroniques et de mémoires que Guizot, Buchon, Petitot venaient de publier. Il trouvait dans Anquetil le sujet de son Henri III : mais le Journal de l’Estoile lui fournissait la copieuse enluminure du sujet. C’était une orgie de couleur locale ; chaque mot était un renseignement d’histoire : état des partis, état des finances, intérêts des princes, passions des bourgeois, topographie du vieux Paris, astrologie, nécromancie, jurons, bilboquets, sarbacanes, sabliers, pourpoints tailladés, les quatre sous que l’on payait au spectacle des Gelosi, toute l’histoire politique et toute la chronique de la mode pour l’année 1578 sont là. Rien d’artistique au reste dans la mise en œuvre, pas de vision poétique : une multitude de menus faits précis et secs, patiemment recueillis et juxtaposés, qui laissent une impression de confusion fatigante et d’enfantine érudition.

Après ce beau début, ce ne furent plus à la Comédie-Française, à l’Odéon, à la Porte-Saint-Martin que leçons sur l’histoire de France : Dumas donna Christine, Charles VII chez ses grands vassaux ; enfin cette Tour de Nesle, la plus joyeusement fantastique évocation du moyen âge qu’on ait jamais faite. Cependant Marion de Lorme, Le roi s’amuse, la Maréchale d’Ancre, Louis XI, complétaient l’éducation du peuple. Il n’est que trop facile aujourd’hui de railler la fausseté criarde et théâtrale de ces peintures. Songeons, pour en comprendre l’effet, qu’elles s’adressaient à des gens qui n’avaient lu qu’Anquetil et Velly : de sèches, froides et décolorées annales, où rien ne parlait à l’imagination.

Selon la formule romantique, Dumas n’hésite pas à jeter ses cours ou ses tableaux d’histoire à la traverse de l’action dramatique, sans souci de la ralentir ou de la refroidir. Ainsi le baron de Saverny arrête une intrigue violente pour faire une longue leçon à Charles VII. Même dans les sujets modernes, où la couleur locale nécessairement tient moins de place, on trouve dans Richard Darlington tout un tableau consacré à la description pittoresque des élections en Angleterre ; dans Antony, en plein quatrième acte, une conversation littéraire, intéressante du reste et instructive, mais qui devait être plutôt dans la préface que dans le drame.

Sous l’étalage de la couleur locale, sous le déploiement des tirades emphatiques, Dumas trouve moyen de révéler le tempérament d’un dramaturge. Il a le sens de la scène, l’instinct des combinaisons qui font effet : cet art très particulier du théâtre, qui n’a rien de commun avec la littérature, qui n’a besoin ni de la poésie ni du style pour valoir, aucun romantique ne l’a possédé comme Dumas. Ses drames historiques sont des modèles de découpage adroit, et ses drames d’invention sont machinés à merveille pour la scène. Surtout Dumas a le sens de l’action : en dépit de la sentimentalité romantique, il fait agir plus encore que parler ses personnages ; les situations s’accumulent, les intrigues se croisent, les coups de théâtre se chassent. Point de caractères : des passions élémentaires, sans nuances, banales en leur formule, mais monstrueuses d’intensité, et agissantes : quand les curiosités de la couleur locale et les débordements de la rhétorique ne lui imposent pas trop d’arrêts, le drame va d’un mouvement violent, haletant, avec une raideur brutale, vers son dénouement. Antony est à cet égard un modèle. Ce drame est, avec Chatterton, la pièce la plus caractéristique du théâtre romantique. Dumas y a exprimé, sous la forme dramatique, avec une réelle puissance, l’exaltation forcenée, sauvage de cet amour que le romantisme faisait supérieur à tous les devoirs, à toutes les lois, à toute morale.

Antony tue son Adèle. La femme de Saverny, répudiée par, lui, le fait assassiner par le Sarrasin Yacoub le soir de ses noces avec une autre femme. Richard Darlington, fils du bourreau, devenu membre du Parlement, jette sa femme par la fenêtre pour épouser une femme plus riche. Voilà les atrocités où se plaît Dumas. Il a inventé, ou exploité plus qu’on n’avait fait avant lui un certain genre de pathétique : celui qui naît d’une angoisse physique, devant la souffrance physique. Voyez la fin de Christine : Monaldeschi a peur, peur de la mort, peur de la blessure, de la douleur, du sang qui coule, du fer froid qui entre dans la chair ; il a la fièvre, il tremble ; puis il est blessé, il se traîne saignant, il supplie, on l’achève. Il n’y a pas là-dedans une idée morale, un sentiment : rien que l’horreur physique. De même dans Henri III. Le duc de Guise meurtrit le bras de sa femme pour lui faire écrire la lettre qui attirera Saint-Mégrin dans le guet-apens ; la duchesse de Guise se fait briser le bras pour tenir sa porte fermée, pendant que Saint-Mégrin fuit par la fenêtre et qu’on entend le tumulte des assassins qui le reçoivent. Cela est féroce. Ce bon, ce grand enfant de Dumas a, dans son théâtre, une énergie de boucher ou de cannibale.

Shakespeare était le maître qu’invoquaient les romantiques : en réalité Byron leur fournit plus que Shakespeare. Le jeune premier du drame romantique vient tout droit de ses poèmes. Ténébreux, fatal, amer, il sort on ne sait d’où, il passe enveloppé d’un triple prestige de mystère, de crime et d’amour : le Giaour, Lara, le Corsaire, ces incarnations de la sensibilité misanthropique de Byron, sont les modèles d’après lesquels nos robustes et bien portants poètes, le joyeux Dumas, le solide Hugo, ont dressé le type de leur héros, bâtard ou enfant trouvé, victime ou ennemi de la société, désespéré, magnanime et tout débordant de tendresses séduisantes : Antony est plus brutal, Didier plus pleurard. Ils ne s’aperçoivent pas de l’absurdité qu’il y a à loger ce type poétique dans une époque historique connue et caractérisée. Encore y a-t-il plus de bon sens à montrer un Antony dans la vie contemporaine, parce qu’Antony représente au moins un état de l’imagination française en 1830. Mais un Didier au temps de Louis XIII, entre Richelieu et Marion de Lorme, voilà qui est fort ! Et V. Hugo ne s’est pas lassé de répéter ce type qui n’était même pas une expression sincère de sa propre personnalité : le laquais Ruy Blas, le bandit Hernani, l’aventurier Gennaro, le chevalier Otbert, le proscrit Rodolfo, ne sont que des variantes, les deux premières originales, les autres assez décolorées de Didier. Sur neuf drames, six répliques du même type800.

Cela suffirait à marquer combien l’invention psychologique de V. Hugo est pauvre. Tous ses caractères sont d’une simplicité élémentaire ; ils tiennent dans de sèches formules, qui sont en général des antithèses. Tout le génie et toute la vertu dans la plus grande bassesse sociale : voilà Ruy Blas. Toutes les laideurs, la morale avec la physique, et dans cette dégradation de tout l’être humain, un sentiment ingénu, l’amour paternel : voilà Triboulet. Toute la beauté et tous les vices, tous les vices et une vertu, l’amour maternel : voilà la double antithèse qui constitue Lucrèce Borgia. Et ce seront là des caractères compliqués : les caractères simples sont de raides et monotones abstractions, celui-ci la haine, celui-là l’ambition, cet autre l’envie, un autre la royauté, etc. Au fond, V. Hugo ne compose pas ses caractères autrement que les tragiques du xviiie siècle.

Il masque la maigreur psychologique de ses personnages par les mêmes procédés : l’incognito d’abord, la reconnaissance, les conspirations, l’émeute à la cantonade, etc. Hernani, Gennaro, Otbert, Rodolfo ont une « fatalité » de contrebande : ils ne sont pas mystérieux, ils ne sont que déguisés. Les Burgraves sont une cascade de reconnaissances. Job, l’Empereur, Guanhumara, Otbert se retrouvent comme dans une tragédie de Crébillon. Voici dans les mêmes Burgraves la voix du sang, et dans Angelo la croix de ma mère, empruntée à Zaïre. Aux moyens de tragédie s’ajoutent tous les trucs du mélodrame : portes secrètes, caveaux, poisons, les six cercueils de Lucrèce Borgia, tout un matériel d’effets pathétiques pour les nerfs et pour les yeux.

Abstraits dans les caractères, les drames de V. Hugo sont enfantins par l’action. Il est loin d’avoir l’instinct scénique de Dumas. Il dresse gauchement son intrigue ; il ne sait pas la conduire. A chaque moment, il intervient pour la soutenir et la faire durer. A qui fera-t-on croire, si Ruy Blas est parvenu à être favori de la reine et premier ministre, qu’il ne puisse supprimer don Salluste, ou le mater ? Au prix de quelles invraisemblances s’obtient le dénouement de Hernani ? Les méprises de Triboulet sont d’une puérilité grotesque. Ces malheureux drames ne tiennent pas sur leurs pieds. On sent que tout y arrive par la volonté du poète, en vue d’un effet pittoresque ou poétique.

La plus complète inintelligence — le mot n’est pas trop fort — de la vérité et de la vie y éclate. Un gentilhomme rebuté par une femme, déguise son valet en seigneur et lui donne ordre de se faire aimer de cette femme : il y a là un scénario de farce. Que Molière en fasse les Précieuses ridicules, rien de mieux : mais d’en faire Ruy Blas, d’espérer sur cette donnée de haute fantaisie élever une action sérieusement attendrissante et tragique, c’est vraiment manquer de sens commun. Nulle part l’action n’est vraie, directement tirée de la réalité commune, simplement fondée sur les passions universelles : les Grecs et les Turcs de Racine sont bien plus près de nous, et par leurs actes, et par leurs sentiments, que les Espagnols et les Français de V. Hugo.

Les bizarres romans qu’il imagine pour corser son intrigue, les fantastiques passions dont il enfle ses caractères, sont presque toujours en complet désaccord avec les mœurs des temps où il localise son drame. Aussi a-t-il beau dresser pédantesquement toute la bibliographie d’un sujet ; la couleur historique jure avec le thème poétique ; elle fait l’effet d’être plaquée ; elle s’écaille. Nos seigneurs du xvie et du xviie siècle, tels que V. Hugo les voit, nous paraissent d’une fausseté ridicule ; et si l’honneur espagnol nous paraît mieux dépeint dans Hernani, c’est peut-être simplement parce que nous sommes Français. Les Espagnols s’en égaient ou s’en indignent, et ne trouvent pas plus de bon sens dans Hernani que nous n’en trouvons dans Marion de Lorme801.

Il faut pourtant reconnaître que dans deux pièces au moins V. Hugo nous a donné avec puissance la vision poétique du passé : en dépit des extravagances de l’action, Ruy Blas évoque devant nos yeux l’effondrement de la monarchie espagnole, l’épuisement de la dynastie autrichienne à la fin du xviie siècle ; et les Burgraves ressuscitent dans notre imagination l’effrayante, la confuse grandeur de l’Allemagne féodale.

Les drames de V. Hugo ont été sauvés par le lyrisme du style. Ils seraient plus oubliés que les tragédies de Legouvé, ou les mélodrames de Pixérécourt, sans les vers, qui sont d’un grand poète. Et si on les considère seulement comme des poèmes, on doit accorder qu’ils sont admirablement agencés pour ménager au poète les occasions de se donner carrière. Hugo amène n’importe comment les situations, les sentiments sur lesquels son inspiration lyrique pourra librement partir : il fait pour lui-même ce que le librettiste fait pour le musicien. Ses drames équivalent aux recueils lyriques qu’il a donnés : toute la différence est qu’ici le fil d’une intrigue réunit les fragments de l’inspiration. Nous y trouvons d’admirables couplets, de délicieux dialogues d’amour : il n’importe qui parle, Hernani et Dona Sol, Ruy Blas et la Reine, Didier et Marie ; c’est toujours lui et elle, le couple romantique. Puis de vastes amplifications, des merveilles d’invention verbale : comme la scène des portraits d’Hernani, réalisation d’une figure banale de l’art oratoire. Puis, comme il faisait sur l’histoire de son temps, sur les faits divers de la vie contemporaine, le poète médite sur ses lectures, sur les histoires des temps disparus ; et, sous les noms de ses acteurs, c’est lui qui parle. Dans le monologue de Charles-Quint, dans les tirades de Saint-Vallier ou de Nangis, dans maints dialogues, il ne faut voir que le poète pensif qui nous dit sa pensée. Lorsque Ruy Blas foudroie les courtisans de son indignation grandiloquente, c’est un exercice de satire lyrique qui continue certaines pièces des Chants du Crépuscule, et annonce les Châtiments.

Il y a quelque chose dans ces drames, qui ne s’était pas étalé encore dans la poésie de V. Hugo, s’il se rencontrait déjà dans Notre-Dame de Paris : un comique d’imagination, sans esprit, sans finesse et sans idées, robuste, vulgaire, un peu lourd, tout renfermé dans les éléments sensibles du style et du vers, dans l’image et dans la rime, quelque chose de copieux et de coloré dont on ne saurait nier la puissance. Le quatrième acte de Ruy Blas (le quatrième, notez-le, l’acte critique du drame, pour mieux narguer les classiques) appartient tout entier à don César de Bazan ; sous le nom de ce gueux pittoresque, V. Hugo a lâché sa fantaisie, et nous a donné un chef-d’œuvre de comique énorme et truculent.

De Vigny, une seule pièce compte, Chatterton (12 février 1835) : mais elle est supérieure. Point d’histoire, point de particularités singulières : Vigny ne s’intéresse pas à ce que fut son héros dans la réalité. Il écarte les « faits exacts de sa vie » ; Chatterton n’est pour lui qu’« un nom d’homme ». Il ne prend de sa destinée que ce qui en fait un type. Point d’intrigue, un minimum d’action : « C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue ». Ici, dit le poète, « l’action morale est tout ». On voit combien cette pièce romantique se rapproche du système classique. Mais voici la différence. L’objet de Vigny n’est pas une étude de caractère, une analyse de sentiments : c’est de manifester une idée philosophique. « J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le travail. » Chatterton est le symbole (le mot est de Vigny) du poète. Bell et Beckford symbolisent la bourgeoisie orléaniste, qui n’estime que l’activité industrielle et l’argent ; le poète, délaissé, raillé, inutile, affamé, sent dans un tel monde une impossibilité de vivre. Sur cette idée, qui ne nous étonne pas chez l’auteur de Moïse et de Stello, Vigny a écrit un drame émouvant et sobre, d’une amertume concentrée. Comme dans ses poèmes, il a su donner aux figures symboliques une précision intense, qui les l’ait vivre : Beckford, avec sa sottise bouffie, Bell, avec sa vulgarité dure, le quaker, qui enseigne la vertu sans niaiserie et sans bavardage, et surtout cette exquise Kitty Bell, si pieuse, si dévouée, si pure, si tendre, que la pitié mène à l’amour, et qui n’avoue son amour que par sa mort, tous ces caractères sont fortement conçus, vrais à la fois comme réalités et comme symboles. Il n’y a que Chatterton qui soit manqué : et il était difficile qu’il ne le fût pas. Dès qu’il est individuel, il perd les raisons de mourir, et sa plainte dépasse son mérite ou sa misère : tant qu’il reste une abstraction philosophique, il n’est pas vivant, et qu’importe alors qu’il meure ? Il faut donc qu’il se dégrade, ou se refroidisse. Voilà le danger du symbole au théâtre. Vigny, du reste, a réussi, autant802 qu’il était possible, à masquer ce vice de la conception ; et son oeuvre a une force pathétique à laquelle on n’a peut-être pas toujours assez rendu justice.

Aux trois héros des combats de 1830, à Dumas, Hugo, Vigny, nous devons ajouter ici Alfred de Musset. Dégoûté par une expérience malheureuse803, il ne voulut plus affronter la scène, et il écrivit librement ses comédies, sans souci des nécessités scéniques ; il les imprima dans la Revue des Deux Mondes. On sait comment les fantaisies parurent d’abord sur la scène du théâtre français de Saint-Pétersbourg, d’où Mme Allan les rapporta : le Caprice fut joué d’abord (nov. 1847) ; et peu à peu le reste suivit.

Ce théâtre de Musset est exquis, et de la plus pure essence romantique : il est lyrique sans mélange ; et toutes les formes que se plaît à créer l’imagination du poète, formes d’actions et formes de caractères, ne sont pas autre chose que l’exacte représentation les divers états de sensibilité qu’il a lui-même traversés. Nulle préoccupation étrangère au drame sentimental de sa propre existence ne vient modifier ou compliquer son théâtre. Il ne se pique pas de ressusciter des époques historiques : il ne nous offre ni visions archéologiques, comme Hugo, ni cours d’histoire comme Dumas.

Il use des temps et des lieux selon sa fantaisie, pour assortir la forme de son action à la qualité de son rêve triste ou joyeux. Et ce sont aussi des pays de rêve, qu’il nous montre, c’est son rêve d’une Allemagne, d’une Italie, d’un xviiie siècle, d’une Renaissance, qu’il imagine tour à tour comme le milieu le plus en harmonie avec la disposition actuelle ou la crise récente de sa sensibilité. Il se compose ainsi une atmosphère idéale, où l’être qu’il est aujourd’hui lui semble plus complet, plus à sa place.

On ne trouve pas chez lui les amas de symboles dont V. Hugo charge ses restitutions historiques : il n’a pas non plus cette précision serrée d’écriture symbolique que l’on remarque dans Chatterton. Il n’était pas assez penseur pour y réussir, et la Coupe et les lèvres est un grand effort manqué. Cependant la réflexion de Musset attachée sur les états de sensibilité dont il avait fait l’épreuve, sur ceux auxquels la pratique ou la poursuite de l’amour donne lieu, en a dégagé certaines idées générales, qui constituent, comme nous avons vu, sa philosophie personnelle : et ces idées transparaissent surtout dans son théâtre. Mais elles sont tellement liées à la vie sentimentale du poète, à ses expériences, à ses aspirations, qu’elles circulent dans l’œuvre sans la dessécher. Lorenzaccio, la plus symbolique de toutes ces comédies, et qui contient peut-être le dernier mot de la philosophie de Musset, est une œuvre délicate, touchante, parfois puissante.

Le héros de ces comédies, c’est toujours Musset ; et nous voilà débarrassés du héros byronien à formule fixe. Fortunio, Valentin, Perdican, Fantasio, Lorenzaccio, autant d’épreuves du même portrait ; c’est Musset vu par lui-même, à des moments divers, en des états passagers d’exaltation, de renouvellement, de confiance, de lassitude ou de dégoût : parfois il se dédouble, et, dans Octave et Célio, pose face à face les deux âmes qu’il sent en lui, l’âme légère du libertin, l’âme grave de l’amant idéaliste. Ou bien il se pose devant lui-même, il prend ses jours de raison pour juger ses jours de folie, et habillant sa fugitive sagesse du costume qui lui sied, il appelle l’oncle Van Buck, bedonnant, grisonnant, positif, à chapitrer l’incorrigible Valentin.

D’une matinée de bon sens lucide, où il s’est dit ses vérités, le premier acte de Il ne faut jurer de rien est sorti ; la réalité a fourni le point de départ, l’imagination fera le reste ; elle organisera une action, un dénouement conformes à cette situation première où le poète s’est trouvé. Ailleurs il n’y a rien de réel, qu’une certaine disposition sentimentale. Alors la comédie crée un univers de la couleur de ce sentiment, et la vérité morale est entière dans l’absolue fantaisie de la construction scénique.

Les Nuits à part, Musset n’a rien fait de supérieur à cinq ou six de ses comédies. D’abord la forme dramatique épure l’inspiration lyrique en l’objectivant, et surtout quand le thème éternel est l’amour, le lyrisme direct devient trop facilement agaçant ou ennuyeux. Puis Musset a précisément les qualités auxquelles la forme dramatique peut donner toute leur valeur. Son théâtre est exquis par la fine notation d’états sentimentaux très originaux et très précis : il s’analyse lui-même sous ses noms divers avec une acuité poignante. Il a présenté aussi, avec une singulière ingénuité de sentiment, ses rêves d’innocence et de pureté, des âmes délicieuses, inaltérables en leur candeur, ou frissonnantes d’indécises inquiétudes ; ses jeunes filles sont d’exquises visions, Cécile, Rosette, et la petite princesse Elsbeth qui va être sacrifiée à la raison d’État804.

Musset a le sens du dialogue : il voit les interlocuteurs comme personnes distinctes, et il entend manifestement le timbre de chaque voix, l’accent, la réplique, qui manifestent chaque âme en son état et qualité. Il n’est guère possible de conduire sûrement un dialogue sans avoir en quelque degré le sens psychologique : Musset l’a eu plus qu’aucun romantique. Autant les modes généraux de sensibilité qui constituent les personnages de premier plan sont délicats et compliqués, autant les caractères attribués aux personnages accessoires sont sommaires et peu profonds. Là l’étude est minutieuse et fouillée : ici l’esquisse est sobre et simplifiée, le trait franc et juste. Voyez l’oncle Van Buck, et la tante de Cécile, et l’abbé : ces gens-là ne sont pas compliqués, mais ils vivent. Même Musset a eu dans un degré supérieur le sens de la caricature artistique, qui ramasse et déforme un type par une simplification vigoureuse : dame Pluche, Blazius, Bridaine, le prince de Mantoue, le podestat Claudio sont de charmants grotesques. Ainsi s’étend la comédie fantaisiste de Musset, précieuse et naturelle, excentrique et solide, sentimentale et gouailleuse, plus poétique que la comédie de Marivaux, moins profonde que la comédie de Shakespeare, œuvre unique en somme dans notre littérature, et d’une grâce originale qui n’a pu être imitée.

3. Les résultats du romantisme au théâtre. §

Les romantiques n’ont pas réussi peut-être à faire vivre leur drame : ils ont réussi du moins à empêcher la tragédie de vivre. Ils ont dégoûté le public du « palais à volonté » où s’enferme une action abstraite, où des tirades pompeuses tombent lourdement de la bouche de personnages qui, en dépit de leurs noms, ne sont ni d’aucun temps ni d’aucun pays. Il faut désormais du spectacle, de l’action extérieure, du pittoresque, des détails locaux et individuels : il n’y a plus de succès que par l’emploi plus ou moins large des moyens romantiques.

C’est ce que nous montre Casimir Delavigne805, que, dans vingt ou trente ans, il sera sans doute permis de ne plus nommer dans une histoire comme celle-ci. Après avoir suivi docilement la tradition dans les Vêpres Siciliennes (1819), il habille d’oripeaux romantiques la maigreur de la tragédie pseudo-classique ; et par ses drames vides de psychologie, d’une sentimentalité fausse ou banale, d’un pittoresque criard et plaqué, par son Marino Fuliero (1829), son Louis XI (1832), ses Enfants d’Edouard (1833), il escamote d’assez bruyants succès. Il se donne parfois le mérite de la vigueur par des brutalités gratuites ou forcées806. Il fait aimer Hugo, qui n’est pas sensiblement moins humain, et qui du moins est poète : le style de Delavigne est cruel, là surtout où il fait effort pour teindre son vers de poésie. Toute la vogue de ce dramaturge est venue de son prosaïsme renforcé : les spectateurs réfractaires à la fougue lyrique des pièces romantiques se sont retrouvés dans sa platitude, qui leur a paru la raison même.

J’en pourrais presque dire autant de Ponsard807, dont le succès sembla donner le coup mortel au théâtre de la nouvelle école. La même année 1843 a vu les Burgraves tomber et Lucrèce aller aux nues. Mais ensuite Ponsard revient aux sujets modernes : il tire de l’histoire les scènes saisissantes de Charlotte Corday (1830) et du Lion amoureux (1866). Encore ici, point de psychologie, point de poésie ; et dans l’intrigue, de méchantes inventions sentimentales ou romanesques. Mais le style est solide dans son prosaïsme, la pensée concentrée, ramassée en couplets vigoureux, en vers d’une belle venue. L’absence d’imagination a laissé aux scènes historiques une apparence d’exacte vérité, dont la vibration oratoire du discours a doublé l’effet. On eut pendant quelque temps l’illusion que le théâtre français comptait deux ou trois chefs-d’œuvre de plus.

Un fait plus important se produisit : Rachel808 débuta à la Comédie-Française ; et de 1838 à 1845, Camille, Pauline, Hermione, Monime, Esther, Bérénice, Roxane, Phèdre, Athalie reparurent. C’était la tragédie qui ressuscitait, mais la vraie tragédie, la vivante, l’humaine, celle de Corneille et celle surtout de Racine.

Il suffit que Rachel montrât dans toute la violence de leurs passions les « raisonnables » héroïnes du théâtre classique, pour rabattre l’extravagante excentricité du drame romantique.

Mais le romantisme avait nettoyé la scène : unités, conventions, style, il avait tout bousculé. Rien ne devait plus faire obstacle au poète qui aurait quelque chose à dire sur l’homme, et qui saurait le dire par les moyens spéciaux du drame. Mais, si tout était démoli, rien, n’était fondé. La tragédie était impossible. Le drame historique ne vivait pas. Le drame de passion rejetait le vêtement littéraire, et s’en allait chercher les scènes populaires, où le public n’a pas besoin de style.

La place à prendre fut prise par la comédie ; le mouvement que nous avons observé au xviiie siècle dans l’apparition de la comédie larmoyante et du drame bourgeois, se reproduisit vers 1850, où l’on voit Augier et M. Dumas fils tirer de la comédie l’unique forme littéraire du drame sérieux qui ait été réellement vivante en ce siècle.

4. Comédie Et vaudeville : Scribe. §

Depuis la fin du xviiie siècle, la comédie se traîne : la gaieté de Beaumarchais est perdue, la profondeur de Molière se retrouve encore moins. La comédie, quand elle ne reste pas un exercice littéraire, aimable et puéril, dans le style des Epitres de Boileau plus ou moins mouillé de sentimentalité, tourne au vaudeville, et cherche à forcer l’intérêt ou le rire par l’ajustement d’une intrigue curieuse ou par la cocasserie des mots, des types et des situations.

Sous le premier empire, le grand homme du genre est Picard809 qui dessine avec quelque verve d’assez grossières caricatures de caractères sans portée : comme ce tâtillon qu’il a nommé Monsieur Musard (1803). Lorsqu’il veut peindre les mœurs, et faire la satire des vices de son temps, il est superficiel, étriqué, vulgaire, parfois puéril. Rien de plus anodin que sa Petite Ville (1801), délayage d’un mot de La Bruyère : et quant aux trop fameux Ricochets (1807), le ressort « psychologique » joue avec la précision d’un jouet mécanique : il n’y a pas là ombre de vie ni de vraisemblance.

De la tentative de La Chaussée et de Diderot, il n’était guère resté, conformément au sentiment de Voltaire, que la comédie mixte, où des scènes attendries et pathétiques alternent avec les scènes plaisantes. Les gens qui écrivent en vers pour la Comédie Française retiennent cette forme ; l’œuvre la plus célèbre en ce genre est l’École des vieillards de C. Delavigne (1823), pièce morale en vers maussades.

Le xviiie siècle avait connu une sorte de comédie historique on sait le succès qu’obtint Collé avec son ennuyeuse Partie de chasse de Henri IV. Lemercier dans Pinto (1800) avait indiqué une façon assez originale de traiter en comédie les grands événements historiques, en montrant l’envers, les dessous, et comme les coulisses de la politique. Les comédies historiques se multiplièrent dans la première moitié du siècle, favorisées par le mouvement romantique et par la publication de tant de Mémoires et de Chroniques qui renouvelaient l’histoire. Le vaudeville même fit une consommation inouïe de personnages historiques, et les pièces anecdotiques ou plaisantes atteignirent, parfois dépassèrent l’extravagante fantaisie du drame romantique ; qui veut s’en assurer lira les comédies de Mme Ancelot. A ce genre se rattachent, dans l’œuvre de Dumas et de Scribe, des pièces telles que Mademoiselle de Belle-Ile et le Verre d’Eau. La comédie de C. Delavigne Don Juan d’Autriche (1835) est un compromis entre ce genre et le drame romantique : c’est un mélange de scènes pathétiques, invraisemblables ou fausses, et de gaietés vaudevillesques où l’esprit est laborieux et lourd, mais les effets faciles et sûrs.

La comédie ne devait guère tenter les romantiques : ils avaient l’âme trop sombre, et prenaient trop au sérieux leur mission ou leurs souffrances. Dumas y vint, après que sa fièvre de 1830 fut calmée, lorsqu’il fut rendu à son naturel de bon enfant qui aimait à conter des histoires, et à son tempérament d’homme de théâtre, apte à faire jouer tous les trucs qui tirent le rire et les larmes. Musset nous a donné la seule comédie qu’on puisse nommer romantique, celle de Dumas n’étant autre chose que le vaudeville agrandi ou le drame dégradé, comme on voudra, selon les formules et par les procédés de Scribe.

Voilà le grand nom du théâtre comique dans la première moitié du siècle810 . Scribe inonde toutes les scènes de son infatigable production pendant cinquante ans (1811-1862). Fournisseur ordinaire du Gymnase depuis sa fondation (1820), applaudi souvent à la Comédie-Française, il offre à la bourgeoisie exactement le plaisir et l’idéal qu’elle réclame : elle se reconnaît dans ses pièces, où rien ne déroute son intelligence.

Scribe est un artiste : en ce sens d’abord que ses combinaisons dramatiques n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes. Le théâtre, pour lui, est un art qui se suffit ; il n’y a pas besoin de pensée, ni de poésie, ni de style : il suffit que la pièce soit bien construite. Le métier, la technique sont tout à ses yeux ; et il y est maître. Les faits et les caractères ne sont pour lui que des rouages dont il compose sa machine : il ne cherche ni à représenter la vie, ni à étudier les passions, ni à proposer une morale811. Vraies ou fausses, invraisemblables ou banales, il prend indifféremment toutes données ; il n’a souci que de les ajuster, de les emboîter, de les lier, de façon qu’à point nommé se décroche la grande scène du III, et que le dénouement s’amène sans frottement. Il a le génie des préparations, si l’on entend par là, non les préparations morales qui font apparaître la vérité des effets dramatiques, mais les indications de faits qui doivent servir à faire basculer soudainement l’intrigue.

Au reste, tirez-le de là ; essayez de le prendre hors de ses combinaisons de vaudeville. Il est plus maigre, plus plat, plus superficiel que Picard dans la comédie de mœurs : rien de plus enfantin que cette Camaraderie, où ce favori de la bourgeoisie a voulu flageller les mœurs de son public, que ce Bertrand et Raton, où il a cru tirer la philosophie des révolutions. Ses pièces pathétiques sont des vaudevilles lamentables. Adrienne Lecouvreur, Une chaîne sont inférieures à Michel et Christine et au Mariage de raison de toute la supériorité de leurs prétentions.

Le type parfait de cette comédie, c’est Bataille de Daines : cela ressemble aux petits jeux de société, où l’on fait trouver un objet caché : il s’agit d’escamoter, ou de découvrir un proscrit politique. Sera-t-il pris ? ne sera-t-il pas pris ? tout l’intérêt est là, dans le fait douteux, dans la recherche, dans la devinette ; car on ne s’intéresse même pas au personnage, qui n’est qu’un mannequin812.

Tous les agents de change, colonels, baronnes, ingénues, que Scribe a fabriqués si abondamment, sont des mannequins, que l’auteur tourne, ramène, emmène, selon l’utilité de son intrigue, fil a pourtant, quoi qu’il n’y songeât guère, mis une morale dans ces vaudevilles de mince portée ; ils reflètent naïvement une conception de la vie, celle de l’auteur et de son public, leurs maximes courantes, selon lesquelles ils réglaient leur activité et jugeaient celle des autres. Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité : partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voilà ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50 000 livres de rente chez une veuve, 500 000 francs de dot chez une ingénue sont des arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière : cela dispense de pitié, de délicatesse, et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique.

Aux froides sentimentalités, aux adroites intrigues de Scribe, je préfère le vaudeville cocasse, les caricatures énormes, les farces folles que Duvert et Lauzanne813, et d’autres auteurs apportent aux Variétés, au Palais-Royal, au Vaudeville. Il y a de la franchise au moins, et une certaine vigueur comique dans l’excentricité des types et des situations, qui même à la lecture, et sans le jeu des Potier, des Arnal, des Odry, font encore leur effet. Et je ne sais si, dans le répertoire de Scribe, il y a rien qui vaille, littérairement, l’Ours et le Pacha814, cette pure folie.

Chapitre V
Le roman romantique §

Le roman au début du xixe siècle : Obermann, Adolphe. — 1. Roman historique : V. Hugo. Notre-Dame de Paris. Les Misérables. — 2. Roman lyrique et sentimental : George Sand. Ses quatre manières : romans de passion : romans démocratiques ; romans champêtres ; romans romanesques. L’imagination de George Sand. Son idéalisme, ce qu’il y a de vérité et d’observation chez elle. Ses paysages. — 3. Passage du romantisme au réalisme : Balzac. Caractère de l’homme. Lacunes de l’œuvre : sa puissance. Peinture de caractères généraux dans les conditions bourgeoises ou populaires. Détermination individuelle des types. Description des groupes sociaux. — 4. Roman psychologique : Sainte-Beuve, Stendhal. L’homme. Son idée de l’énergie. Sa curiosité psychologique. — 5. La nouvelle artistique : Mérimée. Par où Mérimée diffère de Stendhal. Objectivité réelle de son œuvre ; sobriété pathétique et psychologie condensée.

Le roman romantique avait été préparé de longue date. Après Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël et Chateaubriand avaient opéré la transformation ou le développement du genre. Thèses philosophiques, autobiographie sentimentale, impressions pittoresques, ces trois éléments, ajoutés parfois, et le plus souvent substitués à la description des mœurs et à la psychologie analytique, avaient à peu près détruit l’objectivité du roman, et n’y avaient laissé que comme un voile au travers duquel transparaissait l’individualité librement étalée.

Ainsi Senancour s’est défini dans Obermann (1804), qui est déjà le roman parfait selon le type romantique : il n’y manque que le style, qui est celui des idéologues dont Senancour est le contemporain et le disciple. Sur ce fond d’expression analytique, grise et sèche, s’appliquent des paysages tournés en états d’âme et des couplets lyriques où l’émotion intime déborde : Senancour à son heure, entre Rousseau et Lamartine, a fait un « lac ». L’œuvre est très riche de pensée : voisine de Cabanis et de Destutt de Tracy par certaines théories, par d’autres elle touche à Sainte-Beuve et à Sand, et par d’autres enfin elle nous semble devancer Gautier et Baudelaire. On y trouve de l’ennui délirant, du socialisme, de l’exotisme, de curieux essais de domination sur le moral par le choix des états physiques ou l’emploi des stimulants et des liqueurs, d’originales déterminations de la valeur symbolique des diverses sensations et comme une esquisse d’un symbolisme des couleurs et des parfums. Mais l’essentiel est une théorie fondamentale qui marque l’originalité de Senancour à égale distance de Sand et de Stendhal. Profondément irréligieux, Obermann sent, avec une extrême acuité, l’angoisse des problèmes métaphysiques. Le monde et la vie n’ont pas de sens : et comment vivre sans savoir pourquoi l’on vit ? Pour Chateaubriand et pour la plupart des romantiques, l’inquiétude est d’ordre sentimental : chez Senancour, c’est l’intelligence surtout qui est tourmentée ; il s’agit moins de jouir que de savoir. Mais s’il veut savoir, c’est pour agir. Être, c’est être soi ; la vertu, comme le bonheur, c’est de conserver, de concentrer, de cultiver le moi ; il faut empêcher le monde extérieur de pénétrer ce moi, de l’altérer, de le dissoudre ; et il faut développer toutes les puissances de ce moi, toutes légitimes, dès lors que naturelles. La vertu, c’est l’effort de l’être pour réaliser sa loi ; c’est l’effort vers l’ordre. Mais où prendre cette loi ? La volonté dépend de l’intelligence : pour vouloir, il faut comprendre ; pas d’énergie sans connaissance. Le mal d’Obermann, c’est que ne croyant plus à la religion, ne pouvant rien par sa raison, il s’épuise, se ronge, use sa vie dans l’ennui ; il n’agit point, parce que la vie et le but de la vie lui sont incompréhensibles. Il ne trouve enfin d’autre action possible que l’action littéraire, qui consiste à décrire son mal. Cette singulière peinture d’une volonté impuissante pour des raisons métaphysiques n’eut aucun succès en 1804 : le roman de Senancour dut attendre 1830 pour être en vogue, je ne dis pas pour être compris, car les romantiques y virent surtout l’inertie désespérée qu’ils sentaient en eux, sans regarder aux doctrines et au tempérament qui faisaient Obermann tout à fait distinct de René ou de Lélia.

Il y a de tout dans le roman de Senancour ; mais la traditionnelle observation de psychologie s’y produit sous le sentiment et la métaphysique.

Dans un chef-d’œuvre plus récent, on retrouvait des qualités que, depuis Marivaux, les romanciers semblaient avoir délaissées. Adolphe (1810) est un roman d’analyse, d’une précision aiguë et puissante, où Benjamin Constant a noté toutes les phases d’un amour douloureux, les palpitations et les sursauts d’un amour qui s’éteint : jusque-là on avait plutôt étudié l’éveil et les lents progrès de la passion. Rien de plus classique que ce roman à deux personnages, où les sobres indications de cadre et de milieu laissent la crise morale s’étaler largement. Mais Adolphe et Ellénore, c’est B. Constant et Mme de Staël ; et s’il a eu la délicatesse de ne pas faire d’Ellénore un portrait cruellement applicable, il n’a pas essayé de peindre un autre que lui-même dans Adolphe. Par-là, ce roman est à la vie sentimentale de l’auteur exactement dans le même rapport que René pour Chateaubriand ou Delphine pour Mme de Staël. L’art et le talent restent classiques.

Sous le débordement de l’invention romantique, les principales directions du genre vont subsister : le roman individualiste va se charger de lyrisme ; le roman analytique et objectif se maintiendra cependant, et le roman de mœurs se réveillera. Mais à la première heure, une nouvelle forme du roman s’épanouira, qui semblera devoir éclipser ou étouffer toutes les autres : c’est le roman historique.

1. Roman historique : V. Hugo. §

Le roman historique n’avait jamais été tenté chez nous : je ne puis appeler de ce nom les contrefaçons de l’histoire, les simples falsifications de faits que l’on avait parfois essayées815. Avec les romantiques, l’intérêt passe des faits aux mœurs, à la couleur : de récit apocryphe le roman historique devient ou prétend devenir peinture exacte, évocation : c’est l’éveil du sens historique.

Les restitutions de mœurs lointaines et de civilisations disparues faisaient souvent éclater l’étroitesse de la forme dramatique : nos romantiques se trouvèrent plus à l’aise dans la forme indéterminée du roman, qui se resserrait ou s’étendait selon la matière ou la fantaisie. Ils furent d’autant plus ardents à se porter vers ce genre que W. Scott venait de lui donner en Angleterre un incomparable éclat.

Les romans historiques pullulèrent, plus fantastiques souvent qu’historiques, et mêlant les plus excentriques aventures au plus criard bariolage de couleur locale : ce ne sont souvent que de noirs ou extravagants mélodrames, mis en forme narrative. Ilan d’Islande (1823) est le modèle du genre, où l’on peut classer aussi quelques-unes des œuvres de jeunesse de Balzac.

Mais entre les mains de quelques grands artistes, le genre s’éleva et des œuvres puissantes naquirent. Cinq-Murs (1826) a bien vieilli, et poussé au mélodrame : les caractères historiques, dont les originaux sont trop voisins et trop connus, sont d’une fausseté choquante ; les intentions sentimentales et philosophiques jurent avec la date et le costume du sujet ; les inventions pathétiques sont outrées et grimaçantes ; le style est trop appliqué et ronflant, de qualité médiocre au fond sous l’éclat travaillé des images. C’est l’œuvre la plus manquée d’Alfred de Vigny.

La Chronique de Charles IX (1829), d’une facture sobre et serrée, a gardé une couleur plus fraîche : c’est d’un homme qui a le sens de l’archéologie, qui sait la valeur et l’emploi du petit fait unique, documentaire, apte à représenter toute une série. Mais nous retrouverons ailleurs Mérimée.

L’œuvre maîtresse de la grande époque romantique, en ce genre, c’est Notre-Dame de Paris (1831). Le roman est bourré de digressions, de dissertations, où l’auteur s’étale sur tous les sujets qui l’intéressent autour et à propos de son sujet : cette composition est caractéristique du goût romantique : et par là, comme par tant d’autres aspects de son génie, V. Hugo est le romantisme incarné. L’histoire est mince et quelconque, très factice en même temps dans sa contexture : une bohémienne aime un beau capitaine, est aimée d’un prêtre sombre et d’un grotesque difforme. Ce sont les épisodes et les tableaux qui font l’intérêt du livre : il faut y voir comme une suite d’estampes, où sont rendues, avec de saisissantes oppositions de blanc et de noir, des scènes tour à tour amusantes, fantastiques ou terribles. Les individus sont peu vivants, d’essence banale, tout en surface, et, si l’on peut dire, en silhouette : mais ces silhouettes sont souvent d’une précision pittoresque qui charme. Plus vivantes sont les foules, les foules populaires surtout, le grouillement des gueux et des truands : plus vivante est la ville même, le Paris du xve siècle, noir, infect, fourmillant, curieusement ressuscité dans sa topographie compliquée et dans sa physionomie bizarre. Mais vivante surtout est la cathédrale dont l’ombre couvre la ville ; Notre-Dame de Paris est le seul individu qui ait vraiment une âme dans le roman ; ce monstre terrible et séduisant, où le poète a saisi un « caractère », est le vrai héros de l’œuvre. En somme, psychologie nulle, drame insignifiant, tableaux curieux, art original et puissant, vision presque hallucinatoire du vieux Paris et de son immense cathédrale, voilà ce que V. Hugo nous présente dans un roman qui peut-être n’est pas une restauration certaine, mais qui du moins est une évocation prestigieuse.

Le Rouge et Noir (1831), la Chartreuse de Parme (1839) et diverses Nouvelles de Stendhal, quelques romans de Balzac et de George Sand se rattachent par certains côtés au genre du roman historique816. Puis Dumas s’en empare817 et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. Le roman littéraire s’est engagé dans d’autres voies ; le temps du romantisme est passé.

C’est pourtant un roman historique que donne Flaubert dans Salammbô (1862), un roman archéologique et scientifique, purgé de lyrisme, tout objectif et impersonnel. Mais le romantisme survit, puisque V. Hugo est toujours là : et cette année 1862 voit paraître avec le petit volume de Salammbô les dix volumes des Misérables. C’est un monde, un chaos que ce roman, encombré de digressions, d’épisodes, de méditations, où se rencontrent les plus grandes beautés à côté des plus insipides bavardages. V. Hugo a réalisé là cette vaste conception que le drame étouffait : Tout dans tout. Il a mêlé tous les tons, tous les sujets, tous les genres. Il y a des parties de roman historique : Waterloo, Paris en 1832, la barricade, etc. L’ensemble est un roman philosophique et symbolique : d’abord c’est le poème du repentir, du relèvement de l’individu par le remords et l’expiation volontaire. Puis c’est un poème humanitaire et démocratique : en face du bourgeois égoïste et satisfait, le peuple opprimé, trompé, souffrant, irrité, mourant, l’éternel vaincu ; en face des vices des honnêtes gens, les vertus des misérables, des déclassés, d’un forçat, d’une fille. C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. L’insurgé Marius, fils d’un soldat de l’empire, race de bourgeois, c’est bien visiblement le fils du général comte Hugo, le pair de France de Louis-Philippe, qui est allé au peuple, et qui s’est fait le serviteur glorieux de la démocratie. Enfin, il y a même des chapitres de roman réaliste dans les Misérables : on y trouve des descriptions de milieux bourgeois ou populaires, de mœurs vulgaires ou ignobles, des scènes d’intérieur ou de rue, qui sont d’une réalité vigoureuse. Les vraies origines de M. Zola doivent se chercher bien plus dans les Misérables que dans Madame Bovary.

Cette œuvre immense, fastidieuse ou ridicule par endroits, est souvent admirable. L’idée morale que V. Hugo veut mettre en lumière, donne aux premiers volumes une grandeur singulière : et cette fois, le poète, si peu psychologue, a su trouver la note juste, marquer délicatement les phases, les progrès, les reculs, les angoisses et les luttes d’une âme qui s’affranchit et s’épure : Jean Valjean, depuis sa rencontre avec l’évêque, jusqu’au moment où il s’immole pour empêcher un innocent d’être sacrifié, Jean Valjean est un beau caractère idéalisé, qui reste vivant et vrai.

Autour de lui, le poète a groupé une innombrable foule de figures poétiques ou pittoresques, angéliques ou grimaçantes, amusantes ou horribles : la psychologie est courte, souvent nulle ; mais ici encore les profils sont puissamment dessinés, les costumes curieusement coloriés. Comme dans Notre-Dame de Paris, les tableaux d’ensemble sont supérieurs à la description des individus : si les amours de Marius et Cosette sont de la plus fade et banale élégie, l’insurrection fournit une large narration épique. Par malheur, le symbolisme prétentieux de l’œuvre y répand souvent une fade ou puérile irréalité. Les individualités s’évanouissent dans l’insubstantielle abstraction des types, et Enjolras, l’idéal insurgé, Javert, l’idéal policier, Jean Valjean, l’idéal racheté, dégradent la pathétique peinture de la barricade.

2. Roman lyrique. George Sand. §

Le romantisme lyrique, considéré comme l’expansion d’une sentimentalité effrénée et de tous ces états extrêmes dont Chateaubriand et Byron donnèrent les modèles, s’exprima surtout dans le roman par George Sand818.

Aurore Dupin commence à écrire vers 1831, lorsque, séparée de son mari, elle doit se procurer des ressources pour vivre. Elle rend vite célèbre son pseudonyme de George Sand : Indiana paraît en 1832 et Lélia en 1833. Dès lors, elle ne s’arrête plus : chaque année, pendant quarante ans, elle donne un ou deux romans, des nouvelles, des récits biographiques ou critiques. Sa vie n’est plus qu’un prodigieux labeur d’écrivain. J’ai tort de dire labeur : elle s’est découvert, quand elle s’est mise à écrire, une inépuisable facilité. Souvent elle ne sait pas où elle ira, lorsqu’elle s’assied à sa table pour commencer un roman : les incidents, les sentiments naissent les uns des autres, se suscitent et s’engrènent dans son imagination ; elle n’est que le spectateur et le rédacteur d’une action qui se développe en elle, sans elle.

Ce système, qui n’en est pas un, a ses inconvénients : le pire est la prolixité ; quand on n’a pas marqué d’avance le terme où l’on doit arriver, il n’y a pas de raison pour s’arrêter ; il n’y en a pas non plus pour borner l’étendue de chaque partie, par son rapport à un ensemble qui n’existe pas. Il arrive aussi que les caractères se déforment au courant de l’histoire, ou qu’un récit entamé d’enthousiasme avec une robuste allégresse se traîne péniblement après les premières étapes, sans que l’auteur, qui a marché au hasard, puisse naturellement ni continuer ni finir.

À son exercice littéraire George Sand apportait une intelligence plus vive qu’originale, plus apte à refléter qu’à produire des idées, toute soumise aux impulsions de la sympathie et de l’imagination. Aussi, selon ses lectures, ses fréquentations et ses états de sentiment, distingue-t-on dans son œuvre trois courants, ou trois sources d’inspiration, qui y caractérisent trois périodes successives.

Élève de Rousseau, gagnée par la fièvre romantique, blessée par la dure expérience de son mariage, elle fait l’amour souverain et sacré, sans mesure et sans frein ; elle condamne la société qui opprime la passion par l’intérêt, la raison et la loi. Elle écrit des romans débordants de lyrisme, d’idéalisme, de romantisme, Indiana (1832), Lélia (1833 ; éd. complétée 1839), Jacques (1834). Dans Mauprat (1837), le thème lyrique s’enveloppe et se tempère d’une sorte de restitution historique : dans ce décor xviiie siècle, le romantisme de 1830 semble retourner à ses origines, à la sensibilité de la Nouvelle Héloïse ; il y a plus d’objectivité, de calme impersonnel dans cette peinture de l’amour matant, polissant, affinant une brute sauvage.

Puis la vue de George Sand s’élargit : un peu apaisée par sa liberté reconquise, elle regarde hors d’elle-même, et sa sympathie cherche d’autres objets que les affaires ou les états de son propre cœur. Lectrice des philosophes du xviiie siècle, amie de Barbès, de Michel (de Bourges), de Pierre Leroux, de Jean Raynaud819, et surtout bonne, d’une bonté immense et profonde, elle adopte la religion de l’humanité. Elle se fait socialiste, à la façon de ce temps-là, d’un socialisme doux, sensible, déclamatoire, volontiers mystique. Elle écrit alors le Compagnon du tour de France (1840), Consuelo (1842), le Meunier d’Angibault (1845), le Péché de Monsieur Antoine (1847) ; elle crée un roman social et humanitaire, où elle expose son rêve d’un âge d’or, entrevu dans l’avenir, établi par l’égalité et la fraternité, et par la fusion des classes. Le difficile problème de cette fusion est résolu — avec une facilité un peu naïve — par l’amour : un beau et génial jeune homme, ouvrier ou paysan, aime une belle et parfaite demoiselle, noble et riche ; ils se marient, et voilà les classes fondues. Rien de plus romanesque, parfois de plus fantastique que ces histoires d’amour, traversées de déclamations philosophiques et d’exposés souvent bien verbeux de théories égalitaires.

Enfin, élevée à courir par les traînes du Berry, elle a appris de toute la littérature depuis Rousseau la valeur littéraire des impressions qu’on ramasse au contact de la nature. Déjà, dans tous ses romans précédents, on trouvait des paysages charmants, et George Sand s’était révélée comme un grand peintre de la nature. En pleine éruption de roman socialiste, par une évolution imprévue, elle revient à son Berry, s’y renferme, et se met à décrire les aspects de sa chère province, des scènes rustiques toutes simples, sans éclats de passion ni tapage de doctrines : elle écrit la Mare au Diable (1846), la Petite Fadette (1848), François le Champi (1850), qui sont les chefs-d’œuvre du genre idyllique en France, avec leurs paysans idéalisés, et pourtant ressemblants, leurs dialogues délicats, et pourtant naturels820. Ce n’est pas la réalité : mais c’est une vision poétique qui transfigure la réalité sans la déformer.

À ces trois périodes de la vie littéraire de George Sand est venue s’en ajouter une quatrième, dans sa vieillesse sereine et souriante. Elle se met à conter des histoires, comme une aimable grand’mère qu’elle est : elle traite le public comme son enfant ; elle lui offre Jean de la Roche (1860), le Marquis de Villemer (1861), des idylles bourgeoises ou aristocratiques, de beaux récits d’amour sans brutalité, encadrés dans des paysages qu’elle va étudier sur place, d’après nature, prenant plaisir à sortir de son Berry et à caractériser d’autres provinces. Parfois elle s’enfonce dans le passé, et elle nous conte avec bonheur, un peu verbeusement, son rêve d’un xviie siècle précieux, galant, et généreux, un rêve formé d’après l’Astrée : ce sont les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1858).

Nous pouvons laisser de côté les théories politiques, sociales et philosophiques de George Sand : elles attestent la force de ce grand courant d’idées humanitaires, démocratiques et socialistes qui a traversé la société et la littérature après 1830, et surtout entre 1840 et 1850. Mais ces idées manquent d’originalité et de précision : ce ne sont que des reflets, et de vagues reflets, dont la générosité intime de l’âme de George Sand s’enchante aux dépens souvent de la perfection littéraire.

La faculté la plus forte de George Sand, c’est l’imagination, et elle en a toutes les formes, toutes les qualités, de la plus vulgaire à la plus fine. Elle s’est complu parfois aux combinaisons mélodramatiques, fantastiques, qui ont l’intention d’être terrifiantes ou merveilleuses, et qui ne sont aujourd’hui que déconcertantes et ridicules. Mais ce n’est pas dans l’intrigue à l’ordinaire qu’elle met l’intérêt de ses romans. Théories à part, elle est curieuse surtout des âmes et de la vie.

On l’oppose ordinairement à Balzac, comme l’idéalisme au réalisme ; mais cette antithèse, ainsi que beaucoup d’autres du même genre, est fausse dans ses deux termes. De même qu’il y a en Balzac autre chose qu’un réaliste, ainsi George Sand ne s’est pas confinée dans le pur idéalisme. Sans doute, dans les deux premières périodes de sa vie littéraire, le parti pris dogmatique, la foi romantique ont souvent faussé sa vue, et déformé les personnages que la réalité lui présentait. Sans doute aussi, dans les deux autres périodes, son optimisme féminin, son besoin d’aimer les gens dont elle disait l’histoire, lui ont fait peupler ses romans d’êtres plus généreux, de passions plus nobles, de plus belles douleurs qu’on n’en rencontre selon la loi commune de l’humanité ; elle forme des idées de pures ou hautes créatures sur qui sa large sympathie puisse se reposer sans regret.

Cependant elle sait que les modèles dont son art a besoin sont dans la vie ; elle professe que, pour trouver des sujets de roman, il n’y a qu’à regarder autour de soi ; elle prend son point de départ dans la réalité. Mais elle ne s’astreint pas à la suivre ; elle s’en éloigne insensiblement par le développement des situations et des caractères ; et c’est encore une raison qui fait que ses commencements sont souvent ce qu’il y a de meilleur dans ses œuvres ; ils retiennent plus de réalité et de vie. Il arrive aussi que ses héros, ses personnages de premier plan sont plus vaporeux, plus insubstantiels — plus faux, pour parler brutalement — que les comparses et caractères accessoires : c’est qu’elle embellit, et déforme les types réels, selon l’intérêt, la sympathie qu’ils lui inspirent. Elle laisse les personnages secondaires tels qu’elle les a observés.

Elle ne se pique pas d’observation scientifique : Mme Sand a su éviter toutes les poses littéraires ; elle a fait simplement, avec bonhomie, son œuvre d’écrivain, sans plus d’embarras que si elle eût raccommodé du linge. Mais elle voit juste, et son œil retient fidèlement l’impression des choses. Intelligente et fine, elle saisit les dessous des actes, les mobiles, les passions et les réactions internes. Sans affectation de profondeur, elle a des analyses pénétrantes, comme, sans jouer à l’artiste, elle sait esquisser de pittoresques silhouettes. George Sand a plus de psychologie que Balzac.

Voilà comment à côté des fantaisies furibondes du lyrisme, dans Indiana, dans Jacques, on rencontre soudain des coins de réalité prochaine et précise, une figure, une scène, un bout de dialogue ou de description, qui donnent la sensation de la vie telle qu’elle est. Dans les romans de sa vieillesse, les dénouements, et toutes les pièces de sentiment ou d’intrigue qui servent à les faire sortir, portent la marque de l’optimiste illusion de l’auteur : mais les données, et leur développement, jusqu’à ce tournant qui va les rabattre vers la fin souhaitée, sont souvent d’une fine exactitude. Ainsi, dans Jean de la Roche, cette famille anglaise : le père, un savant, doux, distrait, ayant peur de vouloir ; le fils, un enfant intelligent, débile, égoïste, despote, et la sœur sacrifiée à ce malade, qui est jaloux d’elle, l’empêche de se marier, et confisque sans scrupule toute cette existence : dans le Marquis de Villemer, la peinture d’un amour réciproque qui naît insensiblement, se révèle par de fines nuances jusqu’à devenir une ardente passion : voilà des parties vraies et bien vues.

Un mérite de George Sand, et qui tient à sa facilité même, c’est qu’elle n’emprisonne pas ses caractères dans des formules : elle les laisse ondoyants, inachevés, capables de se compléter et de se compliquer ; en sorte que, par la négligence de sa composition, elle imite plus exactement le perpétuel devenir de la vie. Elle a su faire des personnages qui évoluent, dont le caractère se défait et se refait. Voyez dans Mauprat la peinture de ce brigand qui se civilise comme un cheval qu’on dresse, cent fois cabré et ruant, doux à la fin et soumis. Étant femme, elle a évité l’ordinaire écueil des romans et du théâtre, la jeune fille ; elle est sortie des formules banales et convenues. Ses jeunes filles sont plus nuancées, plus compliquées, et — malgré leur idéale perfection — plus finement vivantes que les imaginations d’hommes ne savent les faire.

Elle est aussi un des rares écrivains qui aient su peindre le grand monde : elle en était, elle en avait la tradition par sa grand’mère Mme Dupin. Elle en a le ton, les manières, l’esprit, quand il faut que ses personnages les aient. Mais hors de la nécessité du dialogue, elle n’est mondaine que par l’exquise distinction de son style naturel. Elle est toute bonne, toute sensible, rêveuse, enthousiaste, « bête », comme elle disait ; elle ne se plaît nulle part autant que dans son Nohant, au milieu de son Berry, dont elle a si complaisamment décrit les aspects.

Elle voit le détail et l’ensemble du paysage ; elle en sent l’âme comme la forme. Elle n’en efface pas le contour et la couleur ; elle n’en fait pas une vision hallucinatoire ; elle n’y fourre point de symboles ; elle n’en donne pas une traduction précise et encadrée comme un tableau. Elle jouit profondément des lignes et des formes, de l’air, de la lumière, de la douceur, de la gaieté, de la mélancolie du paysage. Elle s’unit à la nature par une sympathie profonde, elle aime partout la vie, elle mêle son âme aux choses : sa description, pittoresque et poétique tout à la fois, emplit l’œil et le cœur, nous livre à la fois l’objet et le sujet, le peintre ajouté et comme fondu dans son modèle.

3. Du romantisme au réalisme : Balzac. §

Balzac821 eut des parties d’admirable artiste : c’est une nature vulgaire, robuste, exubérante. Il a un besoin fiévreux d’activité. D’abord clerc de notaire, c’est là qu’il prend l’idée et le goût de ces plaisanteries odieuses qu’il a si prolixement étalées dans ses romans ; puis il s’associe avec un imprimeur. Il a l’imagination des affaires : il passe son temps à inventer des combinaisons qui contiennent des fortunes. Un ou deux ans avant sa mort, il s’enflamme pour l’idée d’amener 60 000 chênes de Pologne en France : il voit 1 200 000 francs à gagner là-dedans. Il lui manquait le sens pratique : il ne réussit qu’à s’endetter pour une partie de son existence. Cette imagination, périlleuse dans la réalité, devint une grande qualité littéraire pour représenter par le roman une société où les affaires et l’argent tenaient tant de place.

Pour solder ses dettes et vivre, Balzac dut produire incessamment. « On met bien du noir sur du blanc en douze heures, petite sœur, écrivait-il, et, au bout d’un mois de cette existence, il y a pas mal de besogne de faite. » Il se couche à six heures, « avec son dîner dans le bec », il se lève à minuit, prend du café, et travaille jusqu’à midi. Ainsi se fait en vingt ans (1829-1850) la Comédie humaine : œuvre puissante, comme le siècle en offre peu ; non pas parfaite à coup sûr. Les défauts sont énormes et sautent aux yeux.

D’abord le style manque : de ce côté-là, Balzac n’est pas du tout artiste ; dès qu’il se pique d’écrire, il est détestable et ridicule ; il étale une phraséologie pompeuse, ornée de métaphores boursouflées ou banales. Cela lui rend impossible les notations délicates de sentiments poétiques, les fines analyses de passions tendres, d’exaltations idéalistes : là Balzac s’enfonce dans le pire pathos, étale un pâteux galimatias ; lisez, si vous pouvez, le Lys dans la vallée. Son impuissance éclate cruellement partout où la perfection du style est nécessaire à la valeur de l’idée.

Puis, Balzac est un penseur : il exerce sa fonction de romancier comme V. Hugo sa fonction de poète. Il se croit une lumière des esprits, tout au moins un médecin qui, gravement, tâte le pouls au siècle, il réfléchit, disserte, expose, coupe son récit de tirades sociales ou philosophiques, où il affaiblit et délaie les observations justes dont l’action même du roman fournissait une expression concrète.

Puis, Balzac, comme George Sand, manque de sobriété. Même où il excelle, il en met trop, sans goût et sans mesure. Au délayage du penseur succède l’intempérance de l’artiste, qui ne se lasse pas de ce qui l’amuse, qui s’efforce d’embrasser ou d’égaler toute la réalité, tous les détails avec tout l’ensemble : descriptions de mobiliers et de propriétés, conversations de portiers ou d’employés ; là-dessus Balzac est intarissable.

Puis, absence totale du sentiment de la nature : ses paysages sont de l’écriture quelconque, des inventaires d’homme du métier qui applique sa vision ; devant les champs et les bois, ce grand peintre a des émotions de commis voyageur.

En un sens, il est de la tradition classique : il n’y a que l’homme qui l’intéresse, et tout ce qui accompagne ou révèle l’homme. Si on le prend où il est lui-même, il est exclusivement peintre des relations sociale et des natures humaines.

Mais, ici encore, il faut d’abord marquer des défauts et des lacunes. Balzac est déplorablement romanesque : la moitié de son œuvre appartient au bas romantisme, par les invraisemblables ou insipides fictions qu’il développe sérieusement ou tragiquement. Mélodrame, roman-feuilleton, tous les pires mots sont trop doux pour caractériser l’écœurante extravagance des intrigues que combine lourdement la fantaisie de Balzac. Il fait concurrence à Eugène Sue, et à Dumas père, dans Ferragus, et les Treize, dans la Dernière Incarnation de Vautrin, dans Une ténébreuse affaire, dans la Femme de Trente Ans, dans maint épisode ou incident des meilleurs romans. Une seule fois peut-être il a tiré d’une donnée extraordinaire un pathétique puissant : c’est dans la nouvelle du Colonel Chabert.

Balzac, avec son génie robuste et vulgaire, est incapable de rendre les caractères et les mœurs dont la caractéristique est la délicatesse. Son aristocratie de la Restauration, ses grandes dames, douairières ou coquettes, nous mettent en défiance, sans que l’on connaisse l’original. Elles nous font l’effet de cabotines jouant des rôles de duchesses dans un théâtre de sous-préfecture : elles ont des grâces épaisses, et un étrange sans-façon, sous prétexte d’aristocratique désinvolture. Ses jeunes filles sont des répliques de l’ingénue banale ; il les a tirées de la même armoire que Scribe : de fades poupées, modestes, patientes, aimantes : la vertu, comme la grâce, réussit mal à Balzac ; son génie commence à la vulgarité et au vice.

Nous avons ainsi les limites de notre romancier : dans son domaine, rien ne l’égale ; et ce domaine, c’est la peinture des caractères généraux dans les classes bourgeoises et populaires. Il a une rare puissance d’imagination synthétique ; il met comme personne un personnage sur pied ; il lui donne une vie intense, par la netteté de sa vision, par la conviction de sa description. Sans doute, il ne fait pas de psychologie profonde ; il ne s’attache pas au travail intérieur qui fait ou défait une âme ; il n’essaie pas d’isoler et de peser tous les éléments qui se mêlent dans une volonté, dans un désir. Il compose solidement son personnage intérieur ; il y met une passion forte, qui sera le ressort unique des actes, qui forcera toutes les résistances des devoirs domestiques ou sociaux, des intérêts même. Il lui faut, en somme, pour modèles des maniaques. Mais jamais on n’a plus vigoureusement représenté le ravage de toute une vie, la destruction de toute une famille par l’incoercible manie d’un individu. Jamais de l’identité immuable d’un tempérament on n’a tiré plus logiquement des effets plus variés et plus saisissants. C’est l’avarice chez Grandet, la débauche chez Hulot, la jalousie chez la cousine Bette, l’amour paternel chez Goriot, la tyrannie d’une invention chez Balthazar Claës ; partout un irrésistible instinct, noble ou bas, vertueux ou pervers ; le jeu est le même dans tous les cas, et la régularité toute-puissante de l’impulsion interne fait du personnage un monstre de bouté ou de vice.

Mais ces types énormes sont réels, à force de détermination morale et physique. Voyez l’avare : c’est le bonhomme Grandet, le paysan de Saumur, avec telle physionomie, tel costume, tel bredouillement ou bégaiement, engagé dans telles particulières affaires. Voyez l’envieuse : c’est la cousine Bette, une vieille fille de la campagne, sèche, brune, aux yeux noirs et durs. Tout le détail sensible du roman, descriptions et actions, traduit et mesure la qualité, l’énergie du principe moral intérieur.

L’homme d’affaires qu’il y avait eu Balzac a rendu un inappréciable service au romancier. La plupart des littérateurs ne savent guère sortir de l’amour, et ne peuvent guère employer que les aventures d’amour pour caractériser leurs héros. Balzac lance les siens à travers le monde, chacun dans sa profession. Il nous détaille sans se lasser toutes les opérations professionnelles par lesquelles un individu révèle son tempérament, et fait son bonheur ou son malheur : le parfumeur Popinot lance une eau pour les cheveux, voici les prospectus, et voilà les réclames, et voilà le compte des débours. Le sous-chef Rabourdin médite la réforme de l’administration et de l’impôt : voici tout son plan, comme s’il s’agissait de le faire adopter. Ce ne sont que relations de procès, de faillites, de spéculations ; mais, à la fin, on croit que c’est arrivé.

Balzac est incomparable aussi pour caractériser ses personnages par le milieu où ils vivent. On peut dire que sa plus profonde psychologie est dans ses descriptions d’intérieur, lorsqu’il nous décrit l’imprimerie du père Séchard, la maison du bonhomme Grandet, la maison du Chat qui pelote, un appartement de curé ou de vieille fille, les tentures somptueuses ou fanées d’un salon ; c’est sa méthode, à lui, d’analyser les habitudes morales des gens qui ont façonné l’aspect des lieux. Balzac était extrêmement scrupuleux sur toutes les parties de la vraisemblance extérieure. Il se promenait au Père-Lachaise pour chercher sur les tombes des noms expressifs ; il écrivait à une amie d’Angoulème pour savoir « le nom de la rue par laquelle vous arrivez à la place du Mûrier, puis le nom de la rue qui longe la place du Mûrier et le palais de Justice, puis le nom de la porte qui débouche sur la cathédrale ; puis le nom de la petite rue qui mène au Minage et qui avoisine le rempart822 ». Et il exigeait un plan. Il était collectionneur, amateur de bibelots et de curiosités, et bien qu’il ait un peu trop complaisamment donné dans l’étalage du bric-à-brac, il assortit en général très finement les mobiliers à la condition et au moral des personnages.

Il distingue très bien aussi les groupes sociaux, monde élégant, bourgeoisie riche, petit commerce, peuple de Paris, aristocratie et bourgeoisie provinciales ou campagnardes, paysans, fonctionnaires, employés, journalistes, toutes les coteries, toutes les professions, toutes les conditions : dans chaque groupe, les individus-types, qui accusent un des travers, un des instincts, un des manèges spéciaux du groupe. Voici les paysans âpres au gain, chez qui la passion de posséder de la terre, et d’en posséder toujours plus, affine la lourdeur de la nature brute. Voici les employés, et la stupide vie de bureau : l’employé vaudevilliste, l’employé loustic, l’employé abruti, le plat intrigant qui avance, l’honnête imbécile ou le travailleur naïf qui marquent le pas, les « potins », les protections, la collaboration des femmes à l’avancement des maris, et la cour obligatoire aux femmes des chefs. Voici les salons ou les sociétés de petites villes, médisances, calomnies, prétentions, jalousies, espionnages, marches et contremarches pour le gain d’un héritage, la conclusion d’un mariage, le succès d’une élection, la nomination d’un fonctionnaire. Le curé de Tours, César Birotteau, des parties d’Ursule Mirouet, de la Vieille Fille, certains morceaux des Paysans, de Un grand homme de province à Paris, etc., sont de curieuses scènes de mœurs locales ou professionnelles : même dans cette extravagante Femme de Trente Ans, ou dans ces fastidieux Employés, il y a quelques tableaux d’une réalité intense.

Balzac est le peintre vigoureux et fidèle d’un moment et d’une partie de la société française : il a représenté la bourgeoisie, qu’en bon légitimiste il détestait, cette bourgeoisie parisienne et provinciale, laborieuse, intrigante, servile, égoïste, qui voulait l’argent et le pouvoir, qui allait à la fortune par le commerce et l’industrie, qui à la seconde génération se décrassait par les titres et les places. Une fois faites toutes les réserves qu’il faut faire, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se tiennent et se relient, ces individus qu’on retrouve d’une œuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient, et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. Tous les défauts disparaissent dans la grandeur de l’ensemble, et lorsqu’on feuillette le Répertoire de la comédie humaine, on a besoin de faire effort pour distinguer les personnages fictifs des individus historiques qui sont mêlés parmi eux. L’œuvre de Balzac, par cette cohésion et par la puissance d’illusion qui en résulte, est unique.

On voit aisément par où Balzac a pu passer pour le père du réalisme contemporain. Il a été effrénément romantique : mais comme il manquait de sens artistique, de génie poétique et de style, les romans et les scènes d’inspiration romantique sont justement aujourd’hui les parties mortes, ayant été toujours les parties manquées de son œuvre. Au contraire il a représenté en perfection les âmes moyennes ou vulgaires, les mœurs bourgeoises ou populaires, les choses matérielles et sensibles ; et son tempérament s’est trouvé admirablement approprié aux sujets où il semble que l’art réaliste doive toujours se confiner chez nous. Ainsi, par ses impuissances et par sa puissance, Balzac opérait dans le roman la séparation du romantisme et du réalisme. Il reste cependant dans son œuvre quelque chose d’énorme, une surabondance et une outrance qui en trahissent l’origine romantique.

4. Le roman psychologique : Sainte-Beuve, Stendhal. §

Sainte-Beuve n’a donné qu’un roman, Volupté (1834) : cette œuvre très moderne, plus facile à goûter aujourd’hui qu’il y a soixante ans, est lyrique par certains détails d’exécution, par des couplets effrénés, fort ridicules aujourd’hui, mais surtout par le caractère strictement intime et personnel de l’étude morale. Si l’on veut comprendre comment Sainte-Beuve passa de Joseph Delorme à Port-Royal et aux Lundis, il faut lire Volupté. L’analyse psychologique y est d’une finesse, d’une pénétration étonnantes : nous y retrouvons le Sainte-Beuve que nous connaissons, expert à démêler toutes les traces d’influences physiques et sociales dans la composition d’un caractère, curieux surtout des formes d’âmes imprécises et complexes, des états mêlés, morbides, anormaux, extrêmes, sentant avec une sûreté singulière le travail invisible des consciences, les effondrements, les crises, les agonies internes, sous les apparences unies et paisibles de la santé morale. L’art est analogue à l’observation : un art flou, souple, insinuant, enveloppant surtout, où l’expression à chaque instant diffuse ou entortillée finit par donner le sentiment des plus fines nuances.

La psychologie de Sainte-Beuve s’exerçait, dans son roman, surtout sur lui-même. Pour trouver des études vraiment impersonnelles il nous faut venir à Stendhal.

En 1842 mourait un homme à demi célèbre, Henri Beyle823. Il avait publié, sous le pseudonyme de Stendhal, des romans, des nouvelles, des récits de voyage, des impressions d’art : il passait pour un esprit paradoxal, ironique, froid, qui aimait à mystifier et scandaliser les gens. Il disait de lui-même : « Je serai compris vers 1880 ».

Et grâce à Taine, malgré Sainte-Beuve, il l’a été. Il a même été surfait par des idolâtries peu convenables à son genre de talent.

L’homme est assez vulgaire, un peu déplaisant, tour à tour grossier ou prétentieux : on lui a fait tort en étalant indiscrètement ses paperasses, ses notes les plus plates ou les plus sottes. Il a dit ce qu’il avait à dire dans deux ou trois romans, et dans quelques nouvelles : comme nos classiques, il faut le chercher là, et non ailleurs. En dehors des grandes lignes de sa vie, ses aventures personnelles ne sont guère intéressantes.

Stendhal est un disciple du xviiie siècle, de Condillac, de Cabanis, des encyclopédistes et des idéologues. Il a pour principe que tous les hommes tendent au bonheur ; et la peinture de la vie, c’est pour lui la peinture des moyens qu’ils choisissent pour s’y diriger. La méthode qu’il emploie, est l’analyse : il décompose l’action de ses personnages en idées et en sentiments, et chaque état de conscience est résolu en ses éléments par une opération délicate et précise. Tout ce qui est peinture extérieure, description physique, paysage, ne tient guère de place dans les romans de Stendhal : sa profession, c’est d’être « observateur du cœur humain » ; et il est en effet de première force dans l’observation, dans l’imagination psychologique. Il fouille les motifs d’un acte, détaille les nuances d’un sentiment avec une exactitude minutieuse.

Cependant cet analyste est un homme d’action : les plus rares jouissances de sa vie lui sont venues de l’action. Il s’est rappelé toujours avec délices le temps où il était dragon à l’armée d’Italie. Plus tard il fait la campagne de Russie dans l’intendance : il y donne la preuve d’une fermeté plus rare que le courage, lorsque, dans la désastreuse retraite, il se présente chaque jour à son chef dans la tenue la plus correcte, n’ayant jamais omis de faire sa barbe. Avec son sang-froid, il garde ses curiosités de psychologue, dont nul péril, nulle fatigue ne le détournent : il observe, dans les deux armées, les soldats des diverses nations pour y saisir les caractères propres à chacune.

La préoccupation principale de Stendhal, dans son œuvre littéraire, se rattache à ce goût de l’action et de la volonté. Classique de discipline comme il était, il sort du xviiie siècle, par son horreur de l’atonie où deux cents ans de politesse et de mœurs de salon avaient réduit les âmes. Il voyait distinctement cet effet, et c’est lui qui a fourni à Taine l’idée de l’Ancien Régime : par la vie mondaine, le ressort de l’énergie a été si bien détruit que la noblesse s’est trouvée, en 1792, incapable d’une résistance active : elle n’a su que mourir avec une grâce passive. En 1789 et en 1825, il n’y a d’énergie que dans le peuple : la justification du la Révolution est là, et la condamnation de la Restauration. Car il aime l’énergie plus que tout. Ainsi s’explique le culte qu’il a voué à Napoléon : Napoléon représente à ses yeux la plus grande somme d’énergie qu’il lui ait été donné de voir ramassée dans un individu. Les héros qu’il expose sont à l’ordinaire des natures énergiques, qui ont suivi leur volonté jusqu’au crime. M. Faguet reproche à Stendhal de confondre l’énergie volontaire avec la passion impulsive qui en est tout juste le contraire : il a tort, je crois. Car cette apparente confusion repose sur une fine observation : ces passions brutales ou forcenées dont il nous étale les effets dans l’Italie du xvie siècle, c’est bien de l’énergie, non pas de l’énergie volontaire, si l’on veut, mais de l’énergie apte à devenir énergie volontaire. Le réservoir des forces qu’emploie la volonté est dans la sensibilité : la volonté maîtrise et manie l’impulsion, mais, l’impulsion défaillant, la volonté n’a plus où s’exercer.

L’étude de l’énergie est l’âme des romans de Stendhal : mais sous cette idée maîtresse il a saisi, expliqué bien des caractères individuels et divers états sociaux.

Il a aimé passionnément l’Italie : dans son passé et dans son présent. Il a voulu qu’on mit sur sa tombe : Henri Beyle, Milanais. Le secret de cette sympathie, c’est peut-être la place que l’amour — toutes les qualités d’amour — tient à ses yeux dans la vie italienne : c’est surtout que le tempérament italien lui semble plus impulsif, plus énergique que le français. Voilà pourquoi il a souvent traité des sujets italiens.

L’une de ses deux œuvres maîtresses, la Chartreuse de Parme, est presque entièrement une étude de l’âme et de la vie italiennes. A peine touche-t-elle à la France par le fameux récit de la bataille de Waterloo : récit d’un homme d’expérience, original et saisissant par la médiocrité voulue et l’insignifiance expressive du détail. A quoi se réduit la plus grande bataille du siècle pour un conscrit qui la traverse ! Stendhal a vraiment donné là un modèle d’art réaliste, ou plutôt d’art vrai. Mais, après ce début, nous revenons en Italie, et nous y restons. Beaucoup de lecteurs s’en plaignent : toutes ces aventures et toutes ces analyses les surprennent, les laissent incrédules et étourdis. Cependant il y a dans ce roman une peinture fine et serrée de l’Italie après 1815, de ces petites principautés, où l’intrigue, la tyrannie, toutes les passions et tous les manèges s’offraient à l’observateur dans un champ borné, où la course au bonheur se faisait avec moins de scrupules, plus d’habileté et plus d’énergie qu’en France. On sent que Stendhal a été idolâtre de son modèle : il donne l’impression d’être entré dans l’âme italienne plus avant qu’aucun Français.

On est moins dérouté quand on lit le Rouge et le Noir. Cette fois nous sommes en France, et nous reconnaissons la France issue de la Révolution. D’une vulgaire affaire de cour d’assises. Stendhal a fait une étude profonde de psychologie et de philosophie historiques. En cinq cents pages, il nous apprend autant que toute la Comédie humaine sur les mobiles secrets des actes et sur la qualité intérieure des âmes dans la société que là Révolution a faite. Balzac nous montrait les faits : l’effort universel, la lutte brutale pour la fortune, pour les places, pour le pouvoir. Il prenait comme une hypothèse fondamentale l’appétit du succès, le déchaînement des convoitises. Stendhal va plus au fond des choses. Il regarde dans le secret des âmes comment se forme la disposition d’où sortent tous les effets qui donnent à la société contemporaine sa physionomie : il trouve que la Révolution a établi l’égalité entre tous les Français, et, supprimant tous les privilèges, a proportionné les droits au mérite. On inculque ce beau principe aux individus dès le bas âge ; ils apprennent que le talent mène à tout : ils ont le talent ; ils apprennent que la supériorité sociale suit la supériorité intellectuelle : ils sont des esprits supérieurs.

Et quand, à vingt ans, ils sont lâchés à travers la société, avec l’ambition et avec l’assurance d’arriver à tout, ils trouvent toutes les places prises ; les parentés, les protections, l’argent, l’intrigue ont poussé et poussent devant eux des médiocrités dans tous les emplois. Nos esprits supérieurs crèvent de faim : il faut suivre la filière, restreindre son appétit, s’user dans de petits emplois pour de maigres résultats, s’aplatir, servir, pour arracher peut-être bien péniblement après vingt ans d’un travail de forçat, ou pour manquer finalement, malgré tout le talent et toutes les bassesses, ce que l’on s’estimait légitimement dû. La société fait une honteuse banqueroute aux meilleurs des enfants qu’elle élève. Ceux qui sont artistes ou philosophes, se réfugient dans le rêve. Ceux qui sont d’honnêtes natures, douces et veules, se résignent à vivre mesquinement, à avancer lentement ou à marquer le pas dans leur carrière, contents du lopin qu’on leur abandonne, ou bien découragés par les compétitions, abrutis par l’effort. Mais les natures énergiques — et nous revenons à l’idée favorite de Stendhal — les forts, qui n’ont ni protecteurs ni parents pour leur aplanir la route, que feront-ils ? Ils ne renonceront pas, ils mettront habit bas, bas aussi toutes les délicatesses de sentiment, toutes les idées de moralité dont l’éducation les ligotte, et ils entreront dans la mêlée, la tête haute et le poing levé : ils feront leur trou, hardiment, brutalement824. Ils seront assommés, ou ils seront maîtres : rien de médiocre ne leur convient. L’homme supérieur redevient un animal de proie. Par malheur le gendarme est là, et l’homme supérieur finit parfois sur l’échafaud, comme Julien Sorel, le héros de Rouge et Noir, un caractère d’une autre envergure que tous les ambitieux de Balzac, à qui il n’a manqué qu’un peu de chance pour faire agenouiller devant lui la société qui le condamne.

La forme, dans Stendhal, est indifférente ; elle n’existe pas comme forme d’art ; elle n’est que la notation analytique des idées. Notre romancier a appris à écrire dans l’Art de raisonner, l’Art de penser, et la Grammaire de Condillac.

5. La nouvelle artistique : Mérimée. §

On a souvent donné Mérimée comme un disciple de Stendhal : les deux hommes furent liés d’amitié. Il y avait entre eux des sympathies de tempérament, des communautés d’antipathie ; quelques idées littéraires aussi les rapprochaient. Ils aimaient tous les deux à bousculer la morale bourgeoise ; ils étaient tous les deux flegmatiques, observateurs, ils se moquaient des beaux enthousiasmes romantiques ; ils avaient tous les deux l’esprit de la psychologie. Mais bien des différences aussi les séparaient. Stendhal reprochait à Mérimée de n’avoir pas lu Helvétius ni Condillac ; il lui reprochait son ironie cruelle et son manque de tendresse. Mérimée est le moins humanitaire des hommes, et son pessimisme est ce qu’il y a de plus opposé au rationalisme optimiste des encyclopédistes ; il méprise trop l’homme pour avoir foi au progrès.

Il ne tient au xviiie siècle que par certaines audaces et certaines crudités de pensée : par l’aspect extérieur aussi de sa personne intellectuelle. Et il ne se rattache guère qu’au xviiie siècle sceptique et sec ; Mérimée est un homme du monde, de tenue parfaite, d’esprit aigu et mordant, sans illusion, sans élan, volontiers cynique, avec la plus exquise correction de langage. Il a peut-être plus de sensibilité qu’il n’en montre : il est capable d’affection ; mais il craint extrêmement le ridicule ; il pose pour l’homme fort et détaché.

Il tient beaucoup à ce qu’il écrit, mais il ne veut pas paraître y tenir. Il fait effort pour n’avoir pas l’air d’un écrivain de profession. Il s’est donné une spécialité, l’histoire, et surtout l’archéologie ; volontiers il présente ses nouvelles comme des propos d’archéologue qui évoque quelque souvenir de ses voyages. Aussi son œuvre est-elle, extérieurement, moins objective que celle de Stendhal : il parle de lui, des objets qui l’intéressent, des recherches pour lesquelles il s’est mis en route. Il mêle des réflexions, des dissertations d’archéologue à ses récits ; il nous rappelle ainsi de temps à autre, de peur que nous ne l’ignorions, que ce n’est pas son affaire de faire un roman, et qu’il ne s’est mis ci conter que par accident, pour nous faire plaisir. La même coquetterie se fait paraître par d’autres procédés ; ainsi quand dans la Chronique de Charles IX il laisse au lecteur le soin de choisir le dénouement qui lui plaira : grossier défaut, mais défaut voulu.

Cependant, il ne faut pas s’arrêter aux accessoires ni à la surface de l’œuvre. En réalité le roman de Mérimée est essentiellement objectif : il se répand autour de son sujet, mais le récit lui-même est impersonnel. Lisez ses chefs-d’œuvre : les parties principales de la Chronique de Charles IX. Colomba, Tamunjo, Matteo Falcone, le corps du récit de Carmen, etc. ; Mérimée s’efface ; ce n’est plus qu’un scrupuleux artiste qui s’efforce à faire sortir le caractère du modèle naturel. Personne ne s’est, en notre temps, plus rapproché que lui du réalisme classique.

D’abord il compose, très solidement, très soigneusement : dans la moindre nouvelle, il pose ses caractères, il établit son action initiale, et tout se déduit, s’enchaîne ; le progrès est continu, et les proportions exactement gardées. Puis, il est sobre, il ne s’étale pas. Il sait faire vingt pages, où les romantiques s’évertuent à souffler un volume. Aussi quelle plénitude dans cette brièveté ! Un paysage est complet en cinq ou six lignes. Les caractères se dessinent par une action significative, que le romancier a su choisir en faisant abstraction du reste. Il ne se perd pas en longues analyses : il se place entre Balzac et Stendhal : comme le premier, il indique le dedans par le dehors, mais il indique avec précision des états de conscience perceptibles seulement au second.

Il est simple aussi : ni sensibilité ni grandes phrases ; un ton uni, comme celui d’un homme de bonne compagnie qui ne hausse jamais la voix. On peut imaginer l’effet de cette voix douce et ‘ sans accent, quand elle raconte les pires atrocités. Car Mérimée est « cruel » : il conte avec sérénité toutes sortes de crimes, de lâchetés et de vices, les histoires les plus répugnantes ou les plus sanglantes ; ne croyant ni à l’homme ni à la vie, il choisit les sujets où son froid mépris trouve le mieux à se satisfaire.

Il se plaît à déconcerter nos intelligences, à troubler nos nerfs, par des récits étranges, qui nous laissent dans le doute, si nous avons affaire à un mystificateur ou réellement à un miracle. Ce sont des aventures singulières, qui à la rigueur se peuvent expliquer par un concours de circonstances naturelles, qui laissent pourtant une sorte de saisissement dont on ne peut se défendre, comme devant une apparition authentique du surnaturel. Quelque sujet qu’il ait choisi, Mérimée le traite avec une puissance singulière d’expression. Il n’y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen : nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques ; et leur individualité singulière n’en fait pas des êtres d’exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d’une forme unique.

Il n’y a pas de réalisme plus expressif que certaines parties de la Chronique de Charles IX : les propos de soldats, et d’autres scènes vulgaires ont une intensité pittoresque, qui dépasse peut-être ce qu’on trouve dans le Camp de Wallenstein, le modèle littéraire du genre. Il n’y a pas de morceaux d’art où l’imitation soit plus adéquate que dans l’Enlèvement de la redoute à la vue même des choses. Le style de Mérimée, propre, précis, objectif, plus fin et moins abstrait que celui de Stendhal, concourt à l’illusion.

Mérimée appartient à la grande période romantique : son œuvre de romancier tient à peu près toute dans une vingtaine d’années, elle est achevée en 1847. V. Hugo faisait du roman tantôt une vision historique, tantôt un poème symbolique. George Sand l’inondait de lyrisme. Balzac y poursuivait une enquête sociologique. Stendhal l’employait comme un instrument d’observation psychologique. Mérimée, lui, est purement artiste : son œuvre relève de la théorie de l’art pour l’art. Morale, philosophie, histoire, il a tout subordonné à l’effet artistique. Ainsi en un sens il tient dans le roman la place que tiennent au théâtre Scribe. Gautier dans la poésie. Mais il est infiniment supérieur à Scribe ; et il ne donne jamais cette sensation de perfection vide que Gautier nous procure parfois. C’est ici que l’on voit combien les théories valent par les hommes qui les appliquent. Mérimée est un homme d’une intelligence très distinguée, doué d’une réelle aptitude à former des idées : cela suffit. Il peut ne penser qu’à l’art ; il évitera la niaiserie ingénieuse de Scribe, le néant intellectuel de Gautier.

Chapitre IV
L’Histoire §

Le romantisme suscite un grand mouvement d’études historiques. — 1. L’histoire philosophique. Guizot : il soumet son érudition à sa foi politique. Tocqueville : catholique et légitimiste, il étudie avec impartialité la démocratie et la Révolution. — 2. Passage de l’histoire philosophique à l’expression de la vie : Thierry. Ses vues systématiques. Étude des documents ; récolte des petits faits, pittoresques et représentatifs. — 3. La résurrection intégrale du passé : Michelet. Son idée de l’histoire : le moyen âge retrouvé dans les archives. Michelet prophète de la démocratie, ennemi des rois et des prêtres : influence de ses passions sur son histoire. Oeuvres descriptives et morales de Michelet.

L’histoire et la poésie lyrique, voilà les deux lacunes apparentes de notre littérature classique. En trois siècles, de la Renaissance au romantisme, le genre historique est représenté par le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet, qui est une œuvre de théologie, par l’Histoire des Variations, du même, qui est une œuvre de controverse, par l’Esprit des Lois, de Montesquieu, qui est un essai de philosophie politique et juridique : restent l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui sont vraiment de l’histoire, malgré la thèse antireligieuse de l’auteur. Cinq ouvrages, dont trois relèvent d’autres genres, c’est peu pour trois siècles de production intense.

Voltaire, en faisant l’histoire de la civilisation, avait donné une esquisse de l’histoire de France : en dehors de ses ouvrages, les Français ne pouvaient rien lire de passable sur l’histoire de leur nation. Fénelon, dès le début du xviiie siècle, s’en plaignait. On sentit vivement ce manque au commencement de notre siècle ; « Existe-t-il, demandait A. Thierry en 1827, une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ? » Et il passait en revue tous ces prétendus historiens de France, depuis les Chroniques et Annales de Nicole Gilles, secrétaire de Louis XI, du Haillan, Dupleix, Mézeray, Daniel, Velly, Anquetil, etc. : il montrait combien l’ignorance des sources, le manque de science et de critique, l’inintelligence de la vie du passé, le goût romanesque, la rhétorique, l’esprit philosophique, avaient partout déformé l’histoire : combien froides et fausses étaient toutes ces annales, où avortaient vite quelques bonnes intentions d’exactitude.

Chateaubriand, avec son sixième livre des Martyrs et ses Franks sauvages, fut l’initiateur : A. Thierry, en le lisant, se sentit historien. Combien ces Franks à cheveux roux, à grandes moustaches, serrés dans leurs habits de toile, et maniant la francisque, ressemblaient peu aux Franks incolores d’Anquetil ! Quentin Durward et Ivanhoe s’ajoutèrent aux Martyrs. Le romantisme vulgarisa le sens de l’histoire dont les éléments fondamentaux sont la curiosité des choses sensibles et extérieures, la recherche de l’individualité, de la singularité, de la différence. Pour l’histoire de France, le grand réveil du patriotisme que la Révolution provoqua lui donna un intérêt qui attira de ce côté auteurs et lecteurs. Puis la lutte des partis, après la Restauration, profita aux études historiques : les libéraux s’efforcèrent de fonder leurs revendications et les droits nouveaux sur le développement antérieur de la nation ; ils allèrent chercher jusqu’aux temps féodaux et aux invasions barbares les germes de l’état contemporain, ou les titres de la souveraineté populaire et surtout de la suprématie bourgeoise. Cette influence politique devança même l’influence romantique.

L’essor que va prendre le genre historique s’annonce par les publications de documents originaux, par les collections de Mémoires et Journaux authentiques825, qui séduisent souvent les littérateurs et le public par le pittoresque des tableaux et le dramatique des événements. Outre les vastes recueils de Mémoires sur l’Histoire de France, qui furent une mine de romans et de drames, il faut signaler tout particulièrement la publication des Mémoires de Saint-Simon, qui renouvelèrent dans les esprits l’image du siècle de Louis XIV et de la cour de Versailles.

Les œuvres originales ne se firent pas attendre. Dès le premier moment, deux courants se distinguent dans le genre historique : les uns s’appliquent à dégager la philosophie de l’histoire ; les autres à ressusciter la forme du passé, à représenter les mœurs et les âmes des générations disparues. Les deux fondateurs des études historiques en notre pays, Thierry et Guizot, représentent ces deux tendances : Guizot, plus philosophe, opère sur des idées ; Thierry, plus imaginatif, essaie d’atteindre les réalités.

1. L’histoire philosophique : Guizot, Tocqueville. §

Thierry a écrit des Récits mérovingiens : en une page, Guizot nous en donne toute la substance. Thierry raconte la Conquête de l’Angleterre par les Normands : une demi-page de Guizot ramasse toutes les idées de ses quatre volumes. C’est dire que Guizot826 élimine les faits, les hommes, la vie. Il connaît les sources : il établit solidement sur les documents originaux les bases de son travail. Mais il ne s’intéresse qu’aux idées, aux idées générales, qu’il fait sortir avec une rare puissance. Il discipline les faits, pour qu’ils montrent leurs lois, et pour qu’ils donnent un enseignement par ces lois : mais entendez qu’ils donnent un enseignement orthodoxe, c’est-à-dire selon l’orthodoxie doctrinaire. L’Histoire de la Révolution d’Angleterre827, l’Histoire de la Civilisation en Europe, l’Histoire de la Civilisation en France, ces grandes œuvres froides et fortes, sont la démonstration, impartiale et scientifique eu apparence, systématique et passionnée au fond, de ces deux vérités : qu’une royauté même légitime n’a pas de droits contre les représentants de la nation ; et que le gouvernement doit appartenir aux classes moyennes qui ont la richesse et les lumières, qui, par intérêt et par capacité, assureront la prospérité du corps social. Il faut voir avec quelle sûreté d’analyse, et quelle subtilité habile à se déguiser sous une sévère exactitude, Guizot étudie les quatre éléments de la société du moyen âge : aristocratie féodale, Église, royauté, communes, en conduit les relations et les progrès, de façon à faire apparaître le régime de 1830 comme le couronnement nécessaire et légitime de toute l’Histoire de France.

M. de Tocqueville828 est plus réellement impartial ; il a l’esprit plus large et plus profond que Guizot. Ses deux grands ouvrages, la Démocratie en Amérique (1835-39), l’Ancien Régime et la Révolution (1850), sont vraiment en notre siècle les chefs-d’œuvre de la philosophie historique. M. de Tocqueville, légitimiste et chrétien, a tâché de comprendre son temps, cette France nouvelle qui rejetait la légitimité et faisait la guerre à l’Église. La haute conception qui jadis avait permis à Bossuet d’étudier si librement les sociétés païennes de l’antiquité, et de rechercher les causes physiques ou morales des événements, la croyance au gouvernement de la Providence, a mis Tocqueville à l’aise : assuré que la France allait où Dieu la menait, il a regardé sans haine et sans désespoir la civilisation issue de la Révolution. Il a observé partout, dans les idées, dans les mœurs, et dans le gouvernement, la plus étrange confusion : les législateurs occupés à détruire ou neutraliser les effets de la Révolution, à restreindre la liberté, borner l’égalité ; l’autorité méprisée et redoutée, l’administration centralisée et oppressive ; le riche et le pauvre en face l’un de l’autre, se haïssant, ne croyant plus au droit, mais à la force ; les chrétiens épouvantés de la démocratie, qui est selon l’Évangile ; les libéraux hostiles à la religion, qui est essentiellement libérale ; les honnêtes gens en guerre contre la civilisation dont ils devraient diriger la marche : dans tout cela, le progrès évident, irrésistible, de l’égalité, partant de la démocratie. Ce progrès a frappé Tocqueville comme le fait caractéristique de la société nouvelle. Et comme le triomphe de la démocratie était récent en France, et encore incomplet, il a été étudier la démocratie là où elle était pure et maîtresse, aux États-Unis : il est allé regarder ce qu’elle est là-bas, pour tâcher de deviner ce qu’elle peut ou doit devenir chez nous. La Démocratie en Amérique est une « consultation » sur la nature, le régime, la marche de la démocratie, une œuvre de philosophie expérimentale, qui repose sur une intelligente et sérieuse enquête de la civilisation américaine.

S’appuyant solidement sur la configuration géographique du pays, et sur l’histoire des colonies anglaises, il recherche les origines de l’esprit démocratique en Amérique : il expose l’organisation des États de l’Union et de l’Etat fédéral, leurs relations et leurs attributions ; il montre comment le peuple gouverne, et tous les effets de la souveraineté de la majorité. Tout le système politique de la république américaine apparaît dans cette première partie. Dans une seconde partie, plus originale et plus profonde encore, Tocqueville nous découvre l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur l’état moral et sentimental, sur les mœurs, et la réaction des idées, des sentiments et des mœurs sur le régime politique. Cet admirable ouvrage n’est pas aussi lu chez nous qu’il devrait l’être : et la raison en est qu’il y a trop de pensée pour le commun des lecteurs : jamais de saillies, rien pour l’amusement ni le délassement : c’est un enchaînement austère et vigoureux de faits, de jugements, de prévisions.

L’autre œuvre de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, a pour base une idée d’historien. Tocqueville, comme les historiens orléanistes, voit dans la Révolution la conséquence, le terme d’un mouvement social et politique qui a son commencement aux origines mêmes de la patrie : au lieu que presque toujours, pour les légitimistes et pour les démocrates, la Révolution était une rupture violente avec le passé, une explosion miraculeuse et soudaine que les uns maudissaient, les autres bénissaient, tous persuadés que la France de 1789 et de 1793 n’avait rien de commun avec la France de Louis XIV ou de saint Louis. Mais les orléanistes faisaient servir leur vue de l’histoire aux intérêts d’un parti : Tocqueville, plus philosophe en restant strictement historien, se contente d’établir la continuité du développement de nos institutions et de nos mœurs : la Révolution s’est faite en 1789, parce qu’elle était déjà à demi faite, et que, depuis des siècles, tout tendait à l’égalité et à la centralisation ; les dernières entraves des droits féodaux et de la royauté absolue parurent plus gênantes, parce qu’elles étaient les dernières. Il explique l’influence de la littérature et de l’irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l’égalité sur la passion de la liberté.

Ayant ainsi rendu compte de la destruction des institutions féodales et monarchiques, Tocqueville avait projeté de montrer comment la France nouvelle s’était reconstruite des débris de l’ancienne : c’est à peu près le vaste dessein que Taine a réalisé dans ses Origines de lu France contemporaine. Mais Tocqueville n’eut pas le temps de donner ce complément de son ouvrage.

Les deux œuvres austères dont nous avons parlé, ne montrent pas toute la physionomie de Tocqueville. Ce n’est pas par impuissance qu’il n’y a mis ni esprit ni saillies : c’est par convenance ; mais dans ses Lettres et ses Souvenirs, où il s’abandonne à son impression, on est tout surpris de trouver chez cet homme grave tant de vivacité et tant de mordant.

2. Passage de l’idée à la vie : Thierry §

Lorsque Augustin Thierry, en 1817829, donna au Censeur Européen et au Courrier Finançais ses premières études sur l’Histoire d’Angleterre et sur l’Histoire de France, il avait de grandes ambitions philosophiques : il prétendait trouver la loi suprême, unique, du développement national de chaque peuple830. Il esquissait l’histoire de l’Angleterre depuis l’invasion normande au xie siècle jusqu’à la mort de Charles Ier, et « la révolution de 1640 s’y présentait sous l’aspect d’une grande réaction nationale contre l’ordre des choses établi six siècles auparavant, par la conquête étrangère ». Quand il abordait l’histoire de France, il voyait dans l’affranchissement des communes « une véritable révolution sociale, prélude de toutes celles qui ont élevé graduellement la condition du Tiers État » : remontant plus haut, il crut trouver dans l’invasion franque « la racine de quelques-uns des maux de la société moderne : il lui sembla que, malgré la distance des temps, quelque chose de la conquête des barbares pesait encore sur notre pays, et que des souffrances du présent on pouvait remonter, de degré en degré, jusqu’à l’intrusion d’une race étrangère au sein de la Gaule, et à sa domination violente sur la race indigène ». Ainsi, occupé à chercher des armes « contre les tendances réactionnaires du gouvernement », Thierry ne voulait encore que faire l’histoire « à la manière des écrivains de l’école philosophique, pour extraire du récit un corps de preuves et d’arguments systématiques ».

Tout cet effort aboutissait en somme à faire de 1789 et de 1830 la revanche de la conquête franque : 1830 devenait le complément nécessaire de 1789, le terme glorieux de tout le développement national. Par le triomphe de la classe moyenne, nos pères, « ces serfs, ces tributaires, ces bourgeois, que des conquérants dévoraient à merci », étaient vengés. Jamais Augustin Thierry n’a su s’affranchir assez de cette philosophie par trop orléaniste et bourgeoise : elle éclate surtout par son exposition de la révolution communale, dans ses Lettres sur l’Histoire de France (1827) et ses Dix Ans d’études historiques (1834), plus sensiblement encore d’un bout à l’autre de son Histoire du Tiers Etat (1833).

Cependant, lorsqu’il se mit à étudier les documents originaux, il s’aperçut que « l’ordre des considérations politiques où il s’était tenu jusque-là » était « trop aride et trop borné », que par ses vues systématiques il « obtenait des résultats factices », enfin qu’il « faussait l’histoire ». Il sentit alors « une forte tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes ses faces la vie nationale » : alors se fit la complète éclosion de son génie d’historien831.

Dans ces longues séances aux bibliothèques qu’il a racontées, il préparait son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, qui parut en 1825. Il recueillait « les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour lui ses vainqueurs et ses vaincus du xie siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne ». Dans tous ces petits faits, dans les plus mesquines avanies, il prenait « la forte teinte de réalité » qui devait faire l’intérêt de son ouvrage. Il réussit en effet remarquablement à représenter la vie des vainqueurs et des vaincus ; la thèse, s’exprimant toujours par des faits, n’en diminue pas la valeur pathétique ou pittoresque.

Dès 1820 il avait commencé à appliquer la même méthode à l’histoire de France : il s’était mis à lire la grande collection des historiens de France et des Gaules : et une indignation l’avait saisi en voyant comment les historiens modernes avaient « travesti les faits, dénaturé les caractères, imposé à tout une couleur fausse et indécise », combien de niaises anecdotes, de fables scandaleuses s’étaient substituées à la savoureuse simplicité de la vérité832. Il s’était alors donné une mission : « guerre à Mézeray, guerre à Velly, à leurs continuateurs et à leurs disciples ! » A son dessein politique de réhabiliter les classes moyennes se superposèrent heureusement une large passion scientifique, un amour désintéressé de la vérité, un absolu besoin de la connaître et de la dire. Il commença, dans ce double esprit, ses Lettres sur l’Histoire de France : mais son chef-d’œuvre, ce sont les Récits mérovingiens (1840). Le parti pris politique s’y fait peu sentir, par la vertu du sujet ; l’état d’esprit orléaniste s’élargit en pitié des vaincus, en sentiment douloureux des misères individuelles ou collectives ; l’historien est tout à la joie de faire sortir des vieilles chroniques, dans toute la barbarie de leurs noms germaniques hérissés de consonnes et d’aspirations, les Franks et leurs chefs, les Chlodowig, les Chlother, les Hilderik, les Gonthramm, de montrer par de petits faits significatifs ce qu’était un roi franc, comment étaient traités les Gaulois, de substituer dans l’imagination de son lecteur, à la place des dates insipides et des faits secs qu’on apprend au collège, une réalité précise, dramatique, vivante. Il est tout occupé à son œuvre de résurrection, qu’il mène avec une rare intelligence : ses idées générales ne lui servent plus qu’à distinguer sûrement les détails aptes à figurer comme types.

Aug. Thierry chercha une forme pour l’histoire ainsi comprise. Il rêvait d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des écrivains modernes ». Je n’oserais dire qu’il ait absolument réussi. Il saisit très adroitement dans les documents originaux l’expression colorée qui date et caractérise le récit, qui contient comme l’âme du passé : mais, malgré tout, il n’est pas suffisamment artiste. Le fond de style est du temps de Louis-Philippe : on sent qu’il écrit entre Béranger et Thiers. Par un certain manque de poésie et de beauté, la forme est inférieure à la matière comme à l’intention de l’auteur. Malgré cette insuffisance, il lui reste d’avoir été le premier qui ait su chercher et lire dans les faits le caractère particulier d’une époque, mettant ainsi l’histoire d’un seul coup dans sa véritable voie.

3. La résurrection du passé : Michelet. §

Ce que Augustin Thierry voulut être et ne fut pas pleinement, Jules Michelet le fut avec une incomparable puissance.

Michelet833 eut ses erreurs, ses préjugés, ses haines ; âme infiniment tendre, il a détesté furieusement certaines idées, et les hommes aussi qui les représentaient. La vérité, la sérénité de son œuvre en ont été diminuées. Son excuse, c’est tout ce qu’il a souffert : les impressions de son premier âge ont été le froid, la faim, la maladie, l’incertitude du lendemain ; dans sa douloureuse enfance de misère et de lutte, son caractère s’est aigri, sa sensibilité s’est surexcitée, son intelligence s’est aiguisée, son imagination s’est enfuie éperdument loin des réalités qui blessent.

Son père qui, dans sa pauvreté, avait foi à l’instruction, le mit au collège Charlemagne : et l’enfant comprit ; obstinément, virilement, il s’efforça jusqu’à ce qu’il fût des premiers de sa classe. Les récits d’une tante, une promenade au musée qui avait recueilli les tombes de Saint-Denis, lui révélèrent sa vocation : à peine sorti du collège, il s’appliqua à l’histoire. Vico lui fournit une philosophie, pour débrouiller et classer les faits. Après divers essais, il entreprit son Histoire de France qui, pendant près de quarante ans, de 1830 à 1868, sera sa vie.

L’œuvre de Michelet est née « dans le brillant matin de juillet », de l’immense espoir, sitôt déçu, dont la révolution de 1830 enflamma son âme populaire. C’est alors qu’il vit la France « comme une âme et une personne » : et il voulut être l’historien de cette âme et de cette personne. Le problème historique se posa pour lui comme une résurrection de la vie intégrale, dans ses organismes intérieurs et profonds.

Thierry se contentait de regarder les races : Michelet sentit qu’aux races il fallait donner « une bonne, forte base, la terre » qui les porte et les nourrit834. Le climat, la nourriture, toute sorte de causes physiques, déterminent le caractère des populations : « telle la patrie, tel l’homme ». Il ne se contenta point de regarder de haut les grandes divisions territoriales : dans l’admirable morceau où, dès le début, il assied son histoire sur la géographie, il saisit comme autant de personnes distinctes toutes les unités provinciales dont la France est la somme ; il marque puissamment la physionomie de chaque région, au physique et au moral.

Thierry posait l’antagonisme des races comme donnée primordiale et comme loi supérieure de l’histoire, en Angleterre, en France : les races étaient pour lui des entités irréductibles, indestructibles ; et il lui semblait, au bout de six ou de dix siècles, retrouver les vainqueurs et les vaincus face à face. La fausseté de cette conception absolue choque Michelet ; il a reçu de Vico son « principe de la force vive, de l’humanité qui se crée ». Ce qu’il aperçoit, au lieu de races immuables, « c’est le puissant travail de soi sur soi, où la France par son progrès propre va transformant tous ses éléments bruts ». Au début, il y a des races, et dans les temps barbares, la race est un facteur considérable de l’histoire : plus on va, plus la race est faible et plus elle s’efface. Michelet veut voir comment la France est née, comment elle a formé sa personnalité morale, de quelle vie elle a vécu.

Mais « la vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n’est véritablement la vie qu’autant qu’elle est complète ». Il fallait retrouver tous les organes et toutes les fonctions de la France, en saisir la formation et le jeu. L’abstraction systématique des doctrinaires ne suffisait pas ici. Il ne fallait pas non plus s’arrêter aux surfaces, au décor de l’histoire : un imagier, comme M. de Barante, qui ne s’attache qu’à reproduire l’éclat extérieur de la narration des vieux chroniqueurs et qui étale aux yeux comme une suite magnifique de tapisseries à sujets historiques, manque au devoir essentiel de l’historien. Il s’agit, en montrant la vie, d’expliquer la vie : loin de chercher l’effet dramatique, loin d’emplir le public de stupeur par l’étrangeté ou l’énormité des choses, l’historien doit réduire tout à la nature, faire la guerre au miracle, découvrir la simplicité du prodige sans en diminuer la grandeur. Ainsi Jeanne d’Arc expliquée sera toujours Jeanne d’Arc, et plus admirable que jamais : « le sublime n’est point hors nature, c’est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelles ».

Voilà comment Michelet a conçu sa tâche : il fallait, pour en venir à bout, deux conditions difficiles à réunir, la science et la poésie. Michelet réunit ces conditions. Il sut rassembler laborieusement les fragments de la vérité, et saisir par intuition la vérité totale. Il eut cette force de sympathie qui seule atteint et ressuscite l’âme des siècles lointains.

Thierry avait tenté de retourner aux sources : Michelet élargit la méthode et la complète. Aux documents imprimés il joint les inédits ; aux chroniques, les actes, chartes, diplômes de toute sorte ; il interroge les œuvres de la littérature et de l’art ; une pièce de procédure ou un livre de dévotion révèlent la vie d’une époque, et mieux que les témoignages, si souvent falsifiés, des analystes et des historiographes. Michelet eut une grande joie en 1831 : il fut nommé chef de la section historique aux Archives nationales ; c’était, pour ainsi dire, tout le dépôt de notre histoire nationale qu’on lui confiait : il avait désormais sous la main, à sa discrétion, dans cette masse de documents, le dossier authentique, inconnu, de la vieille France. Il en tira parti avec une allégresse, une activité, une intelligence admirables.

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n’était pas bourgeois835 ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. A cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l’artiste : la puissance d’évocation, l’imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d’une sympathie effrénée, l’expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant là beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.

Michelet a cru s’éloigner des romantiques autant que des doctrinaires. En réalité, son histoire est un chef-d’œuvre de l’art romantique. Depuis l’invasion barbare jusqu’à la révolution française, il nous donne moins l’histoire objective, impersonnelle, scientifique de la France, que les émotions de Jules Michelet lisant les documents originaux qui peuvent servira écrire cette histoire : on entend ses cris de joie, de douleur, d’amour, de haine, d’espérance, de dégoût, tandis que les pièces qu’il dépouille font passer sous ses yeux les passions, les désirs, les actes de nos ancêtres. Nous lisons notre histoire dans l’âme lyrique de Michelet, ce sont les réactions subjectives du narrateur qui nous livrent la réalité objective des faits.

Selon les sujets et les époques, cette méthode personnelle a eu plus ou moins d’inconvénients ou d’avantages. Les inconvénients sont presque nuls, et les avantages immenses, quand Michelet écrit son moyen âge (1833-1843). Il s’abandonne, avec une joie d’artiste, comme il l’a dit, à l’impression des documents qu’il est le premier à consulter : il atteint à la vérité par la force de sa sympathie ; il a voulu « retrouver cette idée que le moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger » ; il se fait à lui-même une âme du moyen âge : de sorte que les obscurs instincts des masses populaires deviennent, dans sa conscience d’érudit, une claire notion du rôle de l’Église et du rôle de la royauté.

Il n’avait pas grand effort à faire pour comprendre la puissance du christianisme au moyen âge. Il ne croyait pas ; il n’était pas soumis à l’Église. Mais il avait l’âme toute religieuse, mystique même. En lisant l’Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l’Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther ; même il sera tendre à Mme Guyon. Il avait le sens des symboles, et la grandeur poétique, la plénitude morale du symbolisme chrétien l’ont saisi : à mesure que la religion du moyen âge se matérialisera, se desséchera, il pleurera cette grande ruine ; il cherchera de tous côtés les illuminés, les indépendants, les révoltés, qui ont gardé la vue de l’Idée et le contact de Dieu : il mettra en eux son amour et sa joie. Il sera toujours avec les plus effrénés chrétiens.

Michelet eut la faiblesse de se repentir d’avoir rendu justice au catholicisme. Il a traité de mirage, d’illusion poétique son tableau du moyen âge. Il a essayé d’y mettre après coup tout le contraire de ce qu’il y avait mis d’abord, il a voulu rattraper, il a rétracté ses jugements836. Son livre se défend contre lui, et ne se laisse ni diffamer ni travestir. Heureusement un scrupule d’artiste a empêché Michelet de retoucher ses premiers volumes, pour les imprégner de ses nouvelles idées.

La même année 1843, où il termine son moyen âge, Michelet public avec Quinet son livre des Jésuites. C’est fini de sa sereine activité de savant. Les passions contemporaines l’ont saisi : l’historien se surcharge d’un démocrate forcené, qui a les prêtres et les rois en abomination. Michelet, désormais, se voue à la prédication démocratique ; et pour commencer, laissant là l’histoire de l’ancienne France, il court à la Révolution. Il en fait la légende plutôt que l’histoire, malgré ses très sérieuses recherches : maudissant, invectivant, embrassant, bénissant, dressant au-dessus de tous ses ennemis, amis et serviteurs, la sainte figure du peuple, du peuple idéal, terrible, fécond et généreux comme la Nature, toujours grand et toujours pur, quoi qu’il fasse.

Lorsqu’il reviendra de là au xvie siècle, Michelet se posera devant les rois, les prêtres et les nobles comme un justicier : qu’avez-vous fait du peuple ? qu’avez-vous fait pour le peuple ? À chaque individu, à chaque époque, il posera la terrible question, ayant déjà prononcé la sentence. Il lira dans les textes tout ce qu’il voudra, avec une subtilité féroce d’inquisiteur ; il n’y aura bassesse, ou crime, qu’il ne prête à ceux qu’il n’aime pas. Il exprimera aussi des faits tout ce qu’il voudra, par le plus outré, le plus intempérant symbolisme qu’on puisse voir. Son imagination dominée par sa foi et ses haines devient une machine à déformer toute réalité. Son histoire, dès lors, débordant de diffamations et de calomnies fantaisistes, tournant à l’hallucination délirante, nous donne à chaque instant l’impression d’être du même ordre que la Légende des siècles ou les Châtiments.

Cependant Michelet écrira encore d’admirables pages, toutes pleines d’idées profondes et suggestives, sur la Renaissance, sur la Réforme, sur les guerres de religion : il nous donnera en tableaux merveilleux une vision précise, colorée du xvie siècle. Puis les défauts, l’injustice, la folie iront en s’accusant837, jusqu’à ce que Michelet regagne la Révolution : çà et là, le penseur et le poète, l’historien de génie se retrouvent. Malgré tout, d’un bout à l’autre, l’œuvre est étrangement vivante. On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.

Michelet restera surtout comme l’historien du moyen âge : c’est là la partie vraiment éternelle de son œuvre, où s’équilibrent l’érudition et l’imagination, où la sensibilité vibrante devient un instrument d’exactitude scientifique. C’est là qu’il a touché le but qu’il avait fixé à l’histoire : la résurrection intégrale du passé. Dans cette partie, il n’y a rien peut-être de plus beau que le tableau du xive et du xve siècle. Michelet assiste, avec une pitié immense, à la naissance du sentiment de la patrie dans l’âme obscure des masses populaires, pendant l’horrible guerre de Cent Ans ; il voit éclore ce sentiment dans la dévotion chrétienne et monarchique, il le voit s’incarner dans la douce voyante qui sauve la France, dans Jeanne d’Arc ; et jamais la pieuse fille n’a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical. Les pages qu’il lui consacre, où il analyse les causes de tout ordre qui ont produit et fait réussir la mission de Jeanne d’Arc, peuvent être étudiées comme contenant tout le génie de Michelet.

Dans la dernière période de sa vie, Michelet, chassé du Collège de France, chassé de ses chères Archives, pour refus de serment après le coup d’État de 1851, se retire aux environs de Paris, puis près de Nantes, puis, pour sa santé, près de Gênes. Là, son âme de poète, plus tendre, plus enthousiaste, plus juvénile que jamais, s’ouvre à la grande et divine nature, qui toujours, du reste, avait été la religion de son intelligence, la joie de ses sens. Il fixe ses impressions, ses visions, ses frissons, ses suggestions dans des livres étranges, difficiles à classer, souvent délicieux, l’Oiseau, l’Insecte, la Montagne, la Mer : le lyrisme y déborde, mais un lyrisme nourri de fortes idées, pénétré de science solide. On comprendrait moins bien le génie historique de Michelet, si l’on n’avait vu dans ces ouvrages à quel point la poésie de son style et ce don d’évocation qui rend ses récits si vivants résultent d’une communion d’âme avec toutes les manifestations de la vie. Les descriptions qu’ils renferment, paysages, ou phénomènes naturels, ou bien actes des êtres vivants, nous aident aussi à reconnaître la singulière acuité de sa vision : son œil reçoit l’impression des plus fines modifications de la nature sensible, et sa mémoire les rend en leur fraîcheur première.

La nature, si dure et si immorale au sentiment de beaucoup de nos contemporains, est pour Michelet une inépuisable source de joie, de force et de foi : il y renouvelle sa vie morale. Spiritualisée par lui, elle est la grande consolatrice de son âme délicate ; il s’y plonge, et il revient à l’humanité, avec un espoir plus fort, une pitié plus large.

Il mêle parfois à ses enseignements une indiscrète physiologie, une politique ou une philosophie d’apocalypse ; il exagère jusqu’à la dureté les reliefs de son style. Mais il rachète tous ses défauts par l’ardente virilité, par la générosité foncière des prédications dont il essaie de fortifier les générations nouvelles. A force de vibrante et candide sincérité, il est un des rares laïcs à qui il ait été donné de catéchiser sans ridicule.

On a publié depuis sa mort quelques carnets de notes de voyage, où les belles descriptions, les fortes émotions ne manquent pas : on sait ce que Michelet peut en ce genre. Mais que d’idées ! et quelle rare, large, vive intelligence avait ce romantique enragé ! quelle abondance aussi de remarques prises sur le vif, saisissantes de justesse ! et comme il apparaît que cet éperdu visionnaire avait le sens de l’observation, le discernement instantané des réalités suggestives !

Michelet est un des écrivains de notre siècle qui me semblent destinés à grandir dans l’avenir, quand dans son œuvre trop riche on aura fait une part à l’oubli, à la mort : le reste, et un reste considérable, une fois allégé, n’en montera que plus haut.

Livre III
Le naturalisme
1850-1890 §

Chapitre I
Publicistes et orateurs §

1. Le mouvement des idées sous le second empire. Esprit scientifique. Progrès industriel. Luttes politiques. — 2. Publicistes et journalistes : Veuillot. Paradol, About. — 3. Orateurs politiques : Thiers, Jules Favre, Gambetta. Évolution de l’éloquence politique. — 4. Éloquence universitaire : Caro, M. Brunetière. La conférence : M. Sarcey.

L’essor du naturalisme est le grand fait littéraire qui domine la seconde moitié du xixe siècle838. Ce mouvement de réaction contre le romantisme, malgré l’incompatibilité théorique des formules d’art, fut en fait un effort souvent impuissant pour échapper au romantisme, qui contenait en sa vaste confusion tous les éléments dont la nouvelle école allait s’emparer pour le détruire et le nier : elle eut beau faire, elle mit quelque chose de lui dans presque tous ses chefs-d’œuvre.

1. Esquisse sommaire du mouvement politique et social. §

Le développement de la littérature se lie à l’histoire générale de la société française pendant ces quarante années, et la correspondance est assez facile à saisir. Sans élargir outre mesure le cadre de cette étude, nous pouvons, comme pour la période précédente, tâcher de définir en deux mots le milieu social où se produit le naturalisme.

Ce qui donne à ce demi-siècle sa physionomie, c’est d’abord la prédominance du positivisme scientifique sur la foi religieuse, en second lieu la prédominance des intérêts matériels sur les intérêts moraux, enfin la prédominance des questions politiques sur les questions sociales.

Il semble que l’influence de Rousseau et de Chateaubriand soit épuisée : la forme religieuse, enthousiaste, qu’ils avaient rendue aux âmes, s’efface. L’Église, par une fausse manœuvre qui lui a coûté cher, s’était laissé lier aux partis politiques : elle apparaissait comme la grande ennemie de la liberté et de l’égalité. L’hostilité à l’Église était le premier principe, la première nécessité de tout libéralisme. Mais, dans la génération de 1830, beaucoup avaient séparé le christianisme du catholicisme, et l’on avait vu des républicains évangéliques, des socialistes épris de Jésus. Ceux qui ne gardaient aucune attache avec la religion portaient dans le culte de l’humanité, dans l’amour du progrès même industriel, un enthousiasme d’apôtres, des dons étranges d’attendrissement sentimental et du ravissement mystique. La pensée se réalisait alors naturellement sous forme de religion : le chef d’école était un prêtre, l’École une Église839. Vers 1850, les âmes se dessèchent. Les nouvelles générations croient à la science — ce sont les hauts esprits ; au succès, au bien-être — c’est le grand nombre. Positivisme scientifique, scepticisme voluptueux, matérialisme pratique, voilà les formes d’âme de très inégale valeur que la période où nous entrons offre le plus souvent.

Le second empire a été, pour notre malheur, idéaliste dans sa politique extérieure : dans le gouvernement intérieur, il a capté les égoïsmes, séduit les intérêts, poussé toutes les parties de la nation vers l’exclusive recherche des avantages matériels. De la doctrine saint-simonienne, si large et généreuse à l’origine, l’utopie tombant, il n’est guère resté que la forte impulsion donnée à l’activité industrielle : du grand rêve humanitaire sort un accroissement prodigieux de richesse pour les classes moyennes. Le peuple, cependant, le paysan propriétaire surtout, mais aussi l’ouvrier salarié reçoivent leur part dans l’accroissement du bien-être universel : mais cette part est si justement mesurée par un calcul de politique plutôt que par un élan de justice ou de charité, que les appétits s’y aiguisent au lieu de s’y satisfaire, du moins chez l’ouvrier.

L’empire s’efforçait ainsi de durer : mais son origine lui rendait la chose malaisée. Il eut contre lui tous les partis qui représentaient les formes antérieures du gouvernement : légitimistes, orléanistes, républicains. Mais voici la vraie cause de sa faiblesse : au lieu qu’en 1830, la victoire du peuple sur la royauté violatrice de la Charte avait opéré la séparation du libéralisme et de la démocratie, en 1851 la restauration du pouvoir personnel réunit toutes les formes du libéralisme avec la démocratie dans une opposition irréconciliable : derrière les défenseurs de la légalité parlementaire se rangèrent les masses populaires des grandes villes, qui avaient foi encore à la République, au droit, à la liberté. Ainsi le second empire fit repasser au premier plan les questions politiques, et interrompit pour vingt-cinq ou trente ans en France le progrès des idées socialistes, si violemment déchaînées de 1830 à 1848. Les revendications sociales s’effacèrent, et pendant tout le second empire, l’objet de l’opposition, dans la nation comme à la chambre, fut la restauration du régime parlementaire.

Le coup d’État du 2 décembre avait supprimé l’éloquence politique. Elle reparut peu à peu au Corps Législatif et au Sénat, à mesure que le droit de discussion, le droit d’interpellation, la publicité des débats furent rétablis. De 1860 à 1870, les orateurs des partis coalisés pour l’opposition ne donnèrent pas de répit aux ministres de l’empire, qui n’avaient pas pour eux la supériorité du talent. Exploitant avec une passion adroite toutes les fautes, toutes les iniquités, toutes les incohérences de la politique extérieure et intérieure du gouvernement, ils ne lui laissèrent d’autre soutien que l’intérêt de la masse rurale, à qui l’empire paraissait une garantie de paix et de bien-être.

L’empire renversé, la lutte fut entre les partis, monarchistes contre républicains d’abord, et « cléricaux » contre « anticléricaux ». Puis l’écrasement des partis monarchiques, la retraite de l’Eglise hors du champ de bataille politique, donnèrent au régime républicain une assiette solide : mais au lendemain de la victoire s’est produit, comme on pouvait s’y attendre, la dislocation de la majorité. Derrière les rivalités politiques et les divisions parlementaires, une séparation plus grave s’est faite, celle du libéralisme bourgeois et de la démocratie socialiste. La situation redevient, sous la troisième république, ce qu’elle était sous la monarchie de Juillet, avec cette différence que le socialisme, grâce au suffrage universel, n’est plus seulement dans la rue, mais à la Chambre. Dès lors, la politique repasse au second plan. Une guerre sociale s’ouvre, et ce que les uns défendent, ce que les autres attaquent, c’est la propriété, base et symbole à la fois de tout l’ordre établi.

Il s’en faut, encore ici, que tous les directeurs de ces divers mouvements aient droit de figurer dans une histoire littéraire : elle ne doit tenir compte que de quelques hommes, qui ne sont pas toujours les plus grands par la pensée ou les actes.

2. Publicistes et journalistes. §

La presse du second empire, soumise à un dur régime de censure, d’amendes et de procès, nous offre trois remarquables tempéraments d’écrivains : Veuillot, Prévost-Paradol, About.

Louis Veuillot840, d’origine populaire, et qui se cultiva sans s’éloigner du peuple, homme de volonté forte et d’ardente charité, devint catholique en visitant Rome : le catholicisme lui apparut comme l’unique croyance où les misérables pouvaient se consoler, comme l’unique autorité qui devait guérir les misères. Rédacteur (1843), puis directeur (1848) de l’Univers, il se fit le serviteur de l’Église catholique, serviteur sans défaillance et sans complaisance, impérieux aux amis, injurieux aux adversaires. Il fit une rude guerre à l’Université, foyer d’athéisme et de corruption, aux études classiques, à tous les libéralismes, à toutes les libres pensées, ne séparant pas les modérés des révolutionnaires, ni les spiritualistes des matérialistes ; il fit la police de l’Église française, interdit par Dupanloup, appelant à Pie IX, défendant le pouvoir temporel, poursuivant l’extermination du gallicanisme, lançant l’anathème et l’invective contre tous ceux qui contestaient l’infaillibilité du pape. Ce fut un superbe pamphlétaire, dont l’absolu désintéressement, l’humilité profonde, mirent à l’aise le tempérament ; écrivain puissant, nourri des grands maîtres, au commerce desquels il a développé son originalité, ayant une rare intelligence littéraire, il a écrit des pages qui vivront, par la vivacité mordante de l’esprit ou par l’éclat violent de la passion.

Prévost-Paradol841, normalien, esprit brillant, inquiet, ambitieux, entre aux Débats en 1836 : là, et dans le Courrier du Dimanche, il harcela l’empire autoritaire de son ironie hautaine, plus désagréable aux gouvernants que dangereuse aux gouvernements, si ce n’est qu’elle tournait l’opposition politique en volupté intellectuelle, chose toujours de conséquence en France. Il est le plus remarquable de tous ces libéraux, sortis des écoles, qui combattirent par la presse le régime impérial en attendant que la tribune leur fût rouverte. Paradol donna en 1868 un livre de la France nouvelle qui lit grand bruit : il y disait, avec une précision poignante de clairvoyance, la désorganisation et la faiblesse militaire de la France impériale, le conflit prochain et redoutable de la France et de l’Allemagne ; mais il voyait aussi, avec une douleur non moins profonde842, le mouvement démocratique qui emportait les masses, les aspirations égalitaires qui ne représentaient pour lui qu’une terrifiante anarchie. Paradol, qui ne put être député, était un pur parlementaire : le salut était pour lui dans certaines formes constitutionnelles. Lorsque l’empire s’en revêtit, les instincts conservateurs de Paradol, étouffant ses défiances patriotiques, le rallièrent au régime qu’il avait ruiné, à la veille des désastres qu’il avait prédits, et auxquels il ne survécut pas.

Un autre normalien, tout voltairien d’esprit et de style, conteur exquis et charmant causeur, d’intelligence plus agile que forte, et plus en surface qu’en profondeur, impertinent, tapageur et gamin, Edmond About843, fut un indépendant agréable à l’empire, qui le protégea, le décora : il y avait un point pourtant sur lequel About ne transigeait pas, c’était la question religieuse ; il représentait l’opinion anticléricale dans le parti bonapartiste, et il combattit toujours vivement le gouvernement lorsqu’il voulut se servir de l’Église ou parut la servir. La guerre de 1870 fit de cet Alsacien un républicain : il se jeta alors avec passion dans le journalisme, où il n’avait été jusque-là qu’amateur. Mêlant ensemble républicanisme, anticléricalisme et patriotisme, il écrivit de brillants articles, où tout l’esprit, toute la sincérité de l’écrivain ne masquent pas certaine maigreur ou étroitesse de la pensée, depuis que l’actualité ne les soutient plus.

3. Les orateurs politiques. §

Dans le grand nombre des orateurs et des hommes d’État qui soutinrent à la tribune les croyances ou les intérêts de leurs partis844, il faut distinguer trois hommes, comme représentant les formes supérieures de l’éloquence politique : Thiers, Jules Favre et Gambetta.

Thiers845 doit beaucoup au second empire. Par sa politique et par sa chute, l’empire fournit à Thiers la plus belle situation que jamais homme d’Etat puisse rêver : celle où tous les intérêts personnels coïncident avec le bien public et le devoir patriotique, celle où il suffit de s’oublier pour s’élever, de penser à soi pour bien mériter de tous. Tout ce qu’il y avait de petit, d’étroit, d’égoïste dans Thiers disparut par le bénéfice des circonstances ; et il faut dire qu’il ne leur faillit point. Il saisit de toute son intelligence, de tout son cœur le rôle qui lui était présenté ; et tout en lui, défauts et qualités, y servit. A la clarté de sa parole s’évanouissaient les budgets, se découvraient les fautes politiques de l’empire. Son expérience diplomatique, ses prétentions militaires, son réel patriotisme lui faisaient dénoncer dès 1864 l’imprudence d’un gouvernement qui laissait grandir la Prusse et n’avait pas d’armée.

Jusqu’en 1870 il ne cessa de prophétiser sans être cru. Après le désastre, il lui suffit de s’attacher à sa place, pour réduire à l’impuissance les minorités monarchiques ; il lui suffit de rester le président de la République, pour fonder la république : quand il se retira (le 24 mai 1873), il était trop tard, l’heure d’une restauration avait passé. Dans ce rôle encore, il fut admirable de souplesse, de netteté d’esprit, d’éloquence dans toutes les occasions qu’il eut de parler ou d’écrire.

Jules Favre846, Lyonnais, républicain dès 1830, avocat des procès politiques de la monarchie de Juillet, démocrate un peu incohérent dans la seconde République, défenseur d’Orsini847, rentra au Corps législatif en 1858. Orateur ardent, parlant une belle langue, étoffée, ample, ferme, correcte, il fut le chef de l’opposition. La déconsidération profonde que la lointaine expédition du Mexique jeta sur le gouvernement, est due en grande partie à l’éloquence passionnée de Jules Favre, qui pendant quatre sessions ne laissa passer aucune faute, aucun scandale de cette malheureuse entreprise. Chrétien, mystique, sentimental, il laissait parfois déborder dans son éloquence des effusions un peu troubles ; il n’évitait pas toujours la déclamation ni le pathos, lorsqu’il se laissait aller à son émotion. Ce grand orateur fut dix ans dans le Parlement de la troisième République, sans éclat, sans crédit, sans récompense.

Un procès politique fit connaître Gambetta848 tout à la fin de l’empire ; c’était un fougueux méridional, à la parole éclatante et large, très avisé, très intelligent, très maître de sa volonté, capable de voir plus haut que les intérêts et les haines de parti : un véritable homme d’État. Je laisse son grand rôle dans la guerre de 1870 : l’orateur seul nous appartient. Il disciplina le parti républicain, en calma les impatiences, lui imposa la confiance en M. Thiers. Il classait les problèmes, les réformes, marquant toujours un but principal, mais ne fixant jamais de terme où l’on n’aurait plus rien à faire : il voulait que le progrès de la démocratie se fit par un mouvement régulier et continu. Sa hauteur d’esprit et son patriotisme lui représentaient l’union morale des Français comme un objet désirable ; déposant les rancunes après la victoire de ses principes, il ne voulait pas retenir indéfiniment les mots d’ordre et les moyens de combat qu’imposaient les nécessités provisoires île la politique. Mais c’étaient là de trop grandes vues. On ne le laissa pas gouverner ; et quand il fut mort, on revint peu à peu aux idées pour lesquelles on avait renversé son ministère. Quel malheur qu’avec cette éloquence puissante, cette pensée forte et généreuse, Gambetta parle une mauvaise langue, trouble, incorrecte, abondante en jargon ! On souffre dès aujourd’hui à le lire ; et pourtant, si médiocre que soit la forme, le mouvement y est encore, parfois la flamme.

Dans ces dix dernières années semble s’être achevée une évolution de l’éloquence politique, dont le commencement remonte presque aux débuts du régime parlementaire. Ce qui maintient et produit la grande, la retentissante éloquence, ce sont les luttes de principes, les questions universelles : à mesure que les intérêts deviennent plus nombreux et plus pressants, l’orateur est sollicité à devenir un homme d’affaires, capable surtout d’exposer clairement, de discuter précisément, sans bruyants éclats, sans gestes violents, qui troublent l’intelligence et distraient l’attention. En même temps, le goût littéraire évoluait en tout vers la simplicité849, vers la familiarité, parfois même le débraillé : la causerie sans-façon s’est introduite à la tribune ; insensiblement les magnifiques rhéteurs se sont démodés, ont paru un peu ridicules. L’éloquence a semblé devenir une chose d’un autre âge. Je me demande, toutefois, si elle n’aura pas sa revanche, et bientôt : depuis une quinzaine d’années, on s’est battu plutôt pour des intérêts que pour des principes ; mais voici que, de nouveau, deux conceptions générales de l’ordre social sont en présence. Il y a là une abondante matière de grande éloquence, si les hommes se rencontrent : et quelques expériences récentes nous invitent à douter que, chez nous, le dégoût du développement oratoire soit profond et définitif.

4. Orateurs universitaires et conférenciers littéraires. §

J’ai parlé précédemment, pour n’y pas revenir, de l’éloquence religieuse : l’orientation nouvelle de l’Église, dans notre société, n’a pas encore eu le temps de donner des résultats littéraires, que peut-être elle donnera bientôt.

L’éloquence judiciaire, comme toujours, se subordonne à l’éloquence parlementaire. Les grands avocats sont d’ordinaire les meneurs des chambres ; les grands procès sont des affaires politiques850. Au reste, l’éloquence du barreau échappe de plus en plus à la littérature : elle se place ou bien hors de l’art, par la controverse juridique, ou au-dessous de l’art, par les gros effets.

Reste l’éloquence d’enseignement. La période qui nous occupe n’a pas l’éclat de la précédente. L’esprit scientifique, ici encore, est victorieux, aux dépens du talent oratoire : le dédain de l’éloquence est sensible chez Taine et Renan ; celui-ci même donne un sens défavorable aux mots littérateur et littérature. La mode n’est plus aux amples expositions qui émerveillent un auditoire nombreux, peut-être incompétent. Après l’inertie que l’empire a favorisée, l’activité, le travail reprennent, mais les maîtres s’enferment dans leurs laboratoires avec quelques élèves. La tradition des cours publics est reprise avec éclat par Caro851 ; elle paraît si lointaine, que son succès étonne, scandalise, et permet de le couvrir de ridicule.

C’était pourtant un homme de réelle valeur, instruit, intelligent, d’une rare probité intellectuelle, plus apte à expliquer les systèmes qu’à les réfuter, et ne dissimulant rien des doctrines qu’il ne réussissait pas à détruire : il avait la parole un peu trop ronde et fleurie, élégante et chaude. Ses dons d’orateur lui firent la réputation de ne point penser.

Dans ces dernières années852, un orateur puissant s’est révélé en M. Brunetière, dont la sévère méthode, le rigoureux enchaînement de doctrine ont fortement saisi le public : sans nulle concession à la frivolité des auditeurs, il les gagne par l’ardente conviction que son action, sa voix, toute sa personne dégagent.

A l’éloquence universitaire doit s’annexer une autre forme de la parole publique qui s’est développée surtout depuis vingt-cinq ans. Je veux parler de la conférence. Littéraires, politiques, économiques, scientifiques, anecdotiques, humoristiques, quelles conférences n’a-t-on pas eues depuis 1870 ? Tout le monde s’y est mis : avocats, professeurs, députés, comédiens, femmes. Et chaque conférencier y a porté la distinction ou la médiocrité qui lui appartenait dans l’exercice de ses fonctions ordinaires. Je ne vois qu’un homme à signaler, qui vraiment a fait de la conférence autre chose qu’un discours ou une lecture, et s’y est créé une forme originale de parole. C’est M. Sarcey853. Comment définir ses conférences ? Est-ce de l’éloquence ? est-ce du théâtre ? Je ne sais trop. Ne pourrait-on pas dire qu’il a inventé une variété de monologue, le monologue à sujet littéraire, joué par l’auteur ? Il est certain que ni les idées — et il y en a beaucoup — ni l’esprit — et il y en a plus encore — ni tous les dons du critique, de l’écrivain, de l’orateur même, ne suffisent à expliquer le plaisir complexe et complet que donne, à la foule comme aux délicats, M. Sarcey mettant en scène les idées de M. Sarcey sur Corneille ou sur Racine.

Chapitre II
La critique §

Nisard, Vinet, Schérer. — 1. Sainte-Beuve ; la critique biographique. L’histoire naturelle des esprits. Réalisme psychologique des Lundis et de l’Histoire de Port-Royal. — 2. Taine ; la psychologie scientifique. Influence de sa doctrine. Déterminisme littéraire : la race, le milieu, le moment. Principes de l’imitation artistique de la nature ; principes de la classification des œuvres. Caractères généraux de l’œuvre de Taine. — 3. Fromentin : la critique d’art fondée sur le métier ; définition mais non détermination de l’individualité.

La critique, dans la seconde moitié du xixe siècle, a exercé une très forte action sur la création littéraire. C’est qu’elle n’offrait plus aux écrivains un idéal absolu, un « canon » de beauté, sur lequel ils devaient « patronner » leurs œuvres : elle était comme le canal qui amenait en leur conscience les résultats, les hypothèses ou les méthodes de l’histoire, de la philosophie, de la science. La direction de l’esprit public n’appartenait plus à la littérature, qui demandait à la critique les moyens de se mettre en harmonie avec les besoins nouveaux des intelligences.

La première partie du siècle appartient à Villemain854, qui met à l’épreuve les idées de Mme de Staël, et aux théoriciens du romantisme, qui, plus ou moins confusément, expliquent ou justifient la révolution accomplie dans les œuvres. Le plus avisé, le plus fin de ces apologistes fut Sainte-Beuve, qui, comme je l’ai dit plus haut, joua aux classiques le bon tour de leur escamoter la poésie du xvie siècle qu’ils avaient eu le tort d’oublier, pour la donner aux romantiques désireux de se créer une tradition et des ancêtres. C’est Sainte-Beuve que nous retrouvons, d’abord, dans la période qui nous occupe : de 1840 à 1860 environ, il est le maître incontesté de la critique.

Mais je dois, avant de me tourner vers lui, nommer deux hommes de grand talent, qui sont en dehors du courant principal des idées littéraires, et que pourtant l’on ne saurait oublier. A. Vinet855, un Suisse, un protestant, a mêlé de fortes préoccupations morales à l’étude des œuvres littéraires : esprit grave, solide, ingénieux, fécond en idées et en vues sur toutes les parties de notre littérature qui posent le problème moral ou religieux. E. Schérer856, enfin, d’origine suisse aussi, protestant aussi, mais protestant libéré, critique subtil et hardi, théologien devenu philosophe, très au courant des choses d’Angleterre et d’Allemagne, a ainsi exercé une réelle, bien que restreinte, influence.

1. Sainte-Beuve. §

Une puissance de création médiocre ; un peu de jalousie, de malignité à l’égard des grands contemporains, où l’on sent un dépit de n’avoir pas percé soi-même au premier rang ; un excès de sévérité pour les vaincus du combat politique qui ne sont pas satisfaits de leur défaite, une insistance à les convertir, où le journaliste officiel, payé, protégé, se découvre trop, et qui fait que des Lundis, à les lire tout d’une suite, émane un déplaisant parfum de servilité ; certain goût de commérages et d’investigations scabreuses, où l’on devine que, sous prétexte d’exactitude historique, se satisfait une imagination inapaisée de vieux libertin : voilà le mal qu’on peut dire de Sainte-Beuve857 . C’est, au reste, l’intelligence la plus fine, la plus souple, la plus curieuse, la plus « soupçonneuse » de problèmes et de difficultés, qui ait jamais été appliquée à la critique.

Très agile et très mobile, Sainte-Beuve a traversé tous les milieux, romantisme chrétien, xviiie siècle sceptique, sciences médicales, saint-simonisme : rien ne l’arrête ; dès qu’il a compris, il échappe. Les impuissances de l’auteur servent au développement du critique : il essaie le roman et la poésie, de façon à connaître le métier. Il n’est d’aucune spécialité, d’aucune école, d’aucune église. Ce voluptueux matérialiste parle gravement, dévotement du jansénisme. Son esprit est plus compréhensif que toute doctrine : il ne veut que comprendre et expliquer ; et comprendre, pour lui, c’est aimer ; expliquer, c’est justifier. Il n’est guère capable de tenir rigueur à ce qui exerce son intelligence.

Malgré ses allures de dilettante, il a couvert sa curiosité d’une intention de philosophie et de science. Il semble, d’abord, qu’il continue l’œuvre de Villemain, qui avait été de réduire la critique littéraire à l’histoire. Villemain, largement, un peu lâchement, en orateur, avait établi les relations de quelques grands mouvements littéraires aux faits sociaux correspondants : Sainte-Beuve pousse plus loin, cherche des correspondances plus fines, des déterminations plus rigoureuses. Villemain traçait les lignes générales, les grandes directions d’une vaste période : il laissait flotter dans ces larges cadres les individus, de qui émanent immédiatement les œuvres. Sainte-Beuve s’attache aux individus : et par là il introduit d’abord une relativité plus grande dans la critique. Il cherche, dans l’œuvre littéraire, l’expression, non plus d’une société, mais d’un tempérament : tous ses jugements sur les livres sont des jugements sur les hommes. Il remet cet homme sur pied, en pleine réalité, il le rattache par tous les côtés à la terre, selon son expression ; il suit dans son origine, dans son éducation, dans ses fréquentations, dans toute sa vie intime et domestique, la formation, les agrandissements, les abaissements du caractère et de l’esprit. A la fin de ces minutieuses enquêtes, l’homme, et par l’homme le livre, se trouve relié à quelque courant connu et défini de la civilisation générale.

Mais l’histoire n’est pas, pour Sainte-Beuve, le terme ou le but de la critique : il a la prétention d’être un philosophe, un savant ; il cherche des lois générales. Il donne ses études sur les individus pour une « série d’expériences » qui forment « un long cours de physiologie morale ». Il se piquait de faire « l’histoire naturelle des esprits ». Il pensait qu’il y a des familles d’esprits, comme en histoire naturelle il y a les races et des variétés. Mais on ne voit pas que Sainte-Beuve ait constitué ces familles d’esprits : il a poursuivi partout l’individualité, en ce qu’elle a de plus distinct. Je ne lui en ferai pas un reproche ; mais cette méthode est juste le contraire de la science.

En réalité, Sainte-Beuve, se couvrant de quelque dessein scientifique, a poursuivi son plaisir. Et ce plaisir, c’était le spectacle de l’individu vivant. Il n’y a pas tant à raffiner sur son cas : c’est un homme que le jeu des réalités morales a prodigieusement intéressé. Regardez les deux grandes masses qui constituent son œuvre : les Lundis et l’Histoire de Port-Royal. Ces Lundis sont une incohérente collection d’âmes individuelles : Sainte-Beuve ne s’emprisonne pas dans la littérature ; il suffit qu’un homme ou une femme ait écrit quelques lettres, quelques lignes, pour lui appartenir : le général Joubert aussi bien que Gœthe, et Marie Stuart avec Mlle de Scudéry ; généraux, ministres, gens de lettres et gens du monde, français, anglais, allemands, toutes sortes d’individus l’arrêtent ; il extrait de leurs accidents biographiques toutes les particularités psychologiques et physiologiques qui les définissent en leur unique caractère. L’admirable Port-Royal, où revit toute une partie de la société française du xviie siècle, où se dessine une des grandes forces qui aient agi sur la littérature de ce temps, ce Port-Royal est surtout un chef-d’œuvre de restitution psychologique. Dans l’identité de la doctrine janséniste, Sainte-Beuve suit l’irréductible distinction des tempéraments, marque les formes et les valeurs très diverses qu’ils ont imprimées aux communes idées : au bout du livre, on a moins retenu l’évolution du jansénisme que des physionomies de jansénistes. L’auteur nous a présenté un groupe historique, nullement une espèce morale : il y a là autant d’espèces que d’individus.

Sainte-Beuve a donné — rien de plus, rien de moins — d’étonnantes biographies d’âmes. Sa critique est purement réaliste, d’une grande valeur artistique, par l’expression des caractères individuels, d’une insignifiante portée scientifique, parce qu’il n’y a pas de science de l’individu.

Hippolyte Taine858 a été le théoricien du naturalisme, et en général de la littérature à intentions ou prétentions scientifiques. Son influence, depuis 1863 environ, a été immense. Son œuvre se distribue en trois masses principales : philosophie, critique, histoire.

Le livre de l’Intelligence parut en 1870 : il y avait vingt ans que Taine l’avait dans la pensée. C’est un puissant effort pour faire de la psychologie une science, dans toute la rigueur du mot. Je n’ai pas à discuter ni même à exposer la valeur philosophique de ce système original, où Taine, utilisant et dépassant certaines théories de Condillac et des philosophes anglais contemporains, Stuart Mill, Bain, Spencer, réduisait l’esprit à être « un flux et un faisceau de sensations et d’impulsions, qui, vus par une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses859», faisait de la faculté d’abstraction l’unique faculté qui distingue l’intelligence humaine de l’intelligence des animaux, et engendrait toutes les idées, l’idée même du moi, par une série d’opérations d’abstraction. Je ne veux ici qu’indiquer les points saillants ou simplement apparents qui saisirent l’attention des littérateurs, des artistes, du public cultivé, et par lesquels, à l’exclusion du reste ou à peu près, s’exerça l’influence du système hors de la philosophie.

La méthode d’abord, sévèrement expérimentale : « de tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés, voilà aujourd’hui la matière de toute science860 ». Et voilà l’origine du document humain : de là les carnets de notes que remplissent fiévreusement nos romanciers, et qui se déversent dans leurs œuvres ; de là l’usage du fait divers, judiciaire ou médical, et ce reportage acharné qui est la forme vulgaire de la chasse aux petits faits. D’autant que par Taine s’est vulgarisée une notion qui a donné aux romanciers une haute idée de leur fonction : la base de l’histoire doit être la psychologie scientifique, et « ce que les historiens font sur le passé, les grands romanciers et dramatistes le font sur le présent861 ». Quel est le romancier qui refuserait d’être un grand romancier, en s’abstenant de faire de la science ?

Taine liait tous les faits psychologiques à des faits physiologiques : toutes nos idées et sensations sont conditionnées par des mouvements moléculaires des centres nerveux. Il ramenait l’idée à l’image et l’image à la sensation. Ces fines observations, ces exactes analyses se traduisent grossièrement en littérature par cette notion : il n’y a dans l’homme que des sensations et des instincts : tout le reste est mensonge, sottise, spiritualisme, indigne de l’attention d’un savant. Puis — comme, pour obtenir le grossissement des faits sans lequels l’observation, partant l’explication auraient été impossibles, Taine recueillait les cas anormaux, singuliers, extrêmes, somnambulisme, hypnotisme, hallucination, aliénation mentale, — nos littérateurs ont estimé que le propre objet du roman sérieux était le moi détraqué, jamais le moi normal, et qu’il n’y avait point de psychologie sans névrose. Enfin, en regrettant de n’avoir pas de mémoires où Poe, Dickens, Balzac, Hugo, « bien interrogés », auraient livré le secret de leur mécanisme mental, Taine a indiqué aux psychologues un curieux sujet d’études que quelques-uns ont récemment abordé862 mais il a donné à nos romanciers une fâcheuse idée de leur importance, il les a provoqués à des examens, des étalages de leur moi, qui n’apportent guère de lumières à la science, sinon peut-être sur la vanité du type « littérateur ».

Taine, à l’analyse, n’aperçoit plus, dans l’univers moral et physique, que des sensations et des mouvements : chaque être est « une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme » ; selon notre perception des choses, « un écoulement universel, une succession intarissable de météores qui ne flamboient que pour s’éteindre et se rallumer et s’éteindre encore sans trêve ni fin, tels sont les caractères du monde », et la nature est « comme une grande aurore boréale863 ». Par ces mots et par sa théorie de l’hallucination vraie. M. Taine définit la presque constante position de la poésie en face de la réalité, depuis trente ou quarante ans : l’universel écoulement, l’universelle illusion, n’est-ce pas là le thème commun ?

L’Essai sur La Fontaine et ses fables (1853)864. l’Essai sur Tite-Live (1856), mais surtout l’Histoire de la littérature anglaise (1863) et les études sur la Philosophie de l’art (1865-1860), voilà les maîtresses pièces de la critique de Taine. Cette critique procède de sa philosophie : elle en fait même partie intégrante ; toutes les études littéraires de Taine sont des « observations » de psychologie scientifique. « L’homme, dit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout, et les mouvements de l’automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris. » Voilà le principe, formulé dans la Préface de l’Essai sur Tite-Live. Déterministe, puisqu’il veut faire de la science, Taine professe que les œuvres littéraires sont des produits nécessaires dont une bonne méthode peut expliquer les éléments et la formation. Sainte-Beuve a fait des « cahiers de remarques865» ; on doit aller plus loin que lui, pour avoir une connaissance complète. La littérature est déterminée par trois causes générales, la race, le milieu (physique ou historique), le moment (poids du développement antérieur, pression de ce qui est sur ce qui veut être). « Il n’y a ici comme partout qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent866. »

Ainsi, la littérature anglaise est le produit de la race anglaise, sous tel climat, dans telles circonstances historiques, telles croyances religieuses : Shakespeare, Milton, Tennyson, sont des « résultantes », qui représentent diverses forces appliquées en divers points. Les Fables de La Fontaine s’expliquent par le caractère de la Champagne, patrie de l’auteur, par la vie qu’il a menée, et par les habitudes intellectuelles et morales de la société du xviie siècle. La tragédie française est ce que, dans notre race, devait donner la tradition antique à la cour de Louis XIV.

Cette forte doctrine a le défaut de tout expliquer : elle ne fait pas apparaître les éléments encore inexplicables de l’œuvre littéraire. Elle ne tient pas compte de la nature individuelle : non pas du caractère, qui est résolu en influences composées de la race, du milieu et du moment ; mais du génie, de la précision de la vocation, et de l’intensité de la création. Je comprends bien pourquoi il y a eu une tragédie française : mais pourquoi l’individu Corneille, pourquoi l’individu Racine ont-ils fait des tragédies ? La Fontaine, écrivant, devait manifester l’originalité analysée par Taine : devait-il la manifester par des Fables ? Je ne le vois pas clairement. Sans faire intervenir la liberté, il y a là un effet dont les trois causes de Taine ne rendent pas compte. Puis, la théorie explique Pradon et Racine : elle explique même, je le veux bien, pourquoi Racine, helléniste, janséniste, a mis dans son œuvre ce que Pradon, ignorant et galant, ne mettait pas dans la sienne ; mais la différence d’intensité, d’énergie dans les esprits, de beauté dans les ouvrages, d’où vient-elle ? Pourquoi le niveau de Pradon et de Racine n’est-il pas le même ? Voilà ce que la théorie ne fait pas voir. Tout ce qui fait Shakespeare pouvait faire un Shakespeare médiocre aussi bien qu’un Shakespeare puissant : l’écrivain est déterminé, la grandeur de l’écrivain ne l’est pas. Il y a là un résidu inexplicable, qu’il faut, en bonne critique, soigneusement dégager.

Dans ses belles études sur la Philosophie de l’art, Taine, procédant toujours, comme il a dit, en naturaliste, suit dans la sculpture grecque, dans la peinture et la sculpture italiennes, dans la peinture des Pays-Bas, l’action déterminante de la race, du milieu et du moment. Il donne les formules d’un art objectif, impersonnel, classique, sinon de méthode, du moins d’effet : l’imitation de la nature est posée comme l’objet de l’art, mais non pas l’imitation exacte ; ce que l’art imite, « ce sont les rapports et les dépendances des parties » ; encore les altère-t-il souvent. Il a pour objet les caractères essentiels, dominateurs ; il les dégage, suppléant à la nature partout où elle les fait insuffisamment saillir. Ainsi l’œuvre d’art vaut plus ou moins, selon qu’elle exprime des traits superficiels ou profonds, passagers ou permanents, du modèle naturel : ce qui revient à dire, en fin de compte, selon sa plus ou moins grande généralité. Au principe de classification des œuvres d’art, Taine en ajoute deux autres. Elles se hiérarchisent selon que le caractère exprimé est plus ou moins bienfaisant : principe dangereux, qui ferait Aricie supérieure à Phèdre, Eugénie Grandet au père Grandet. En second lieu, elles se hiérarchisent selon « le degré de convergence des effets », entendez : selon leur puissance d’expression, c’est-à-dire selon la puissance d’invention et d’exécution de l’auteur. Par cette dernière considération, Taine arrive à faire enfin une place dans sa critique au jugement du « style », de la « forme », de la « technique ».

En histoire, Taine a repris le sujet qui avait tenté Tocqueville faire comprendre, par la description de l’ancien régime, de la Révolution, du régime nouveau, ce qu’est la France contemporaine. Il s’est placé devant ce vaste sujet « comme un naturaliste devant la métamorphose d’un insecte ». M. Monod dit plus justement comme un médecin devant un malade intéressant. Étalant à nos yeux son ample collection de petits faits significatifs, il a encore ici fait jouer ses trois forces, race, milieu, moment, avec une étonnante vigueur d’imagination philosophique : quelques erreurs dans l’estimation des sources, de violents partis pris dans l’interprétation de l’enchaînement des faits, ne diminuent pas la solidité de l’œuvre, ni surtout sa richesse suggestive867

Taine est un des grands esprits de ce siècle : il a eu au suprême degré l’intelligence et la volonté. La faculté d’abstraction était sa faculté maîtresse ; c’est peut-être en lui-même qu’il a trouvé qu’elle était toute l’intelligence. Appliquant à la science des facultés de métaphysicien et de logicien, il a enfermé l’univers, extérieur et intérieur, dans des formules abstraites. De bonne heure, sans doute, il a passé de la déduction à l’induction ; et il s’est imposé de procéder toujours par la méthode expérimentale, la seule scientifique, à son gré, hors des mathématiques.

Mais il a changé ses procédés, non son esprit. Il a retenu ses idées a priori à titre d’hypothèses directrices ; et, à son insu, elles ont déterminé ses observations. Il avait plus de volonté que de spontanéité : il a regardé la réalité le jour où il s’est fait un principe de la regarder ; mais elle ne le sollicitait pas d’elle-même, elle n’avait pas de séduction puissante sur son être intime. Or le sens exquis de la vie ne va pas sans l’amour de la vie, sans la capacité de jouir des formes particulières de la vie. L’intuition, chez Taine, est insuffisante. Il ne voit que ce qu’il veut voir ; s’il va en Angleterre, ses impressions seront celles que comportent ses idées : Michelet est bien autrement capable d’être assailli par des sensations étrangères ou hostiles à son système intellectuel. Ces petits faits significatifs dont Taine compose ses œuvres m’apparaissent comme des échantillons soigneusement recueillis pour une démonstration voulue ; ces fragments de réalité font l’effet d’une collection de minéralogie. Il y a des morceaux de toute la nature, et je ne sens pas la nature, la vie de la nature, comme les apportent parfois les impressions irraisonnées d’une âme. Sous son style de grand artiste, sous ce style nerveux, coloré, intense, Taine ne fait circuler que des abstractions.

Il a été toute sa vie ce qu’il était à ses débuts : il s’est épanoui, développé, élevé ; il n’a pas changé. Immuable ainsi et identique à lui-même, il n’a pas eu le sens du changement. Les forces qu’il manie s’appliquent diversement, tantôt ensemble, et tantôt séparées : elles restent toujours distinctes et inaltérables. Dans Tennyson entre en composition l’Anglo-Saxon, dont la formule a été fixée au début de l’ouvrage ; et cette formule s’est retrouvée à chaque siècle comme élément de tous les écrivains. Le fond de l’homme, c’est, pour Taine, aujourd’hui comme aux temps préhistoriques, « le gorille féroce et lubrique » : des éléments multiples se sont superposés à celui-là, mais ne s’y sont pas mêlés, ne l’ont pas altéré. Dans un de nos contemporains, on détache une enveloppe, puis une autre, et l’on rencontre enfin le noyau, le gorille. Dans son effort pour constituer la psychologie scientifique, Taine s’est comparé souvent au naturaliste, botaniste ou anatomiste ; d’autres fois, au chimiste ; parfois il a donné ses recherches comme des problèmes de mécanique : ces comparaisons ne laissent pas de révéler quelque incertitude sur le caractère de l’objet étudié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que sa science suppose l’immutabilité des substances, l’identité des forces, que son analyse distingue : pour mieux dire, sa synthèse n’est qu’une analyse retournée. Cela vient encore de ce qu’il opère en réalité sur des abstractions, et, dans la synthèse comme dans l’analyse, les facteurs, les signes qui représentent les choses, restent les mêmes, gardent une valeur constante.

Nous touchons ici à un dernier caractère par où l’œuvre de Taine entre en étroite relation avec le mouvement de la pensée contemporaine : ce grand esprit, qui, par sa théorie des signes, n’estime avoir prise que sur un monde abstrait et irréel, équivalent intelligible des réalités insaisissables, ce grand esprit a voulu se faire un style sensible et coloré. Qu’on y réfléchisse un peu, et l’on verra que son procédé d’expression est essentiellement symbolique, lorsqu’il adapte si artistement à ses concepts un vêtement de sensations choisies.

Toutes les générations arrivées à maturité depuis 1865 lui doivent plus qu’à personne, sauf (pour une minorité) à Renan : c’est dire assez que toutes les réserves que je puis faire ici ont pour objet de le définir, et point de l’amoindrir.

3. Fromentin. §

Je crois être strictement juste en faisant ici une place à Fromentin868, ce peintre exquis de l’Algérie et de l’Orient, cet esprit inquiet, intelligent, qui comprit, sentit, conçut plus qu’il ne sut exécuter, et qui par là fut éminemment un critique. Il a fait la critique de lui-même, dans ce roman de Dominique (1863) qui est, en dehors de toutes les écoles, une des œuvres excellentes du roman contemporain : dans une forme impersonnelle, avec une délicate psychologie, il a mis les doutes, les amertumes, le renoncement final de l’homme qui a essayé de créer et qui a jugé sa création médiocre. Les deux volumes où il a consigné ses impressions du Sahara et du Sahel contiennent des tableaux étonnants, dont la couleur intense fait pâlir les finesses charmantes de sa peinture : ces descriptions sont en un sens de la critique, la critique des sujets, si je puis dire ; car on y voit la réflexion de l’artiste analyser à l’aide des mots des sensations pittoresques dont sa main ne saurait rendre la puissance.

Fromentin, enfin, a laissé, dans ses Maîtres d’autrefois (1876), un remarquable essai de critique d’art. Ce sont les notes d’un voyage en Belgique et en Hollande : le livre n’a rien de systématique. L’auteur dit ses surprises, ses découvertes, ses dépits, ses ravissements devant des tableaux : c’est un peintre qui saisit la facture, les procédés, et qui, dans la technique, atteint le génie des maîtres. Il n’a pas de prétentions d’historien ni de penseur : mais il utilise l’histoire et il est philosophe, toutes les fois qu’il le faut pour comprendre.

Il note très finement les caractères généraux que la race, le milieu, le moment déterminent ; il explique la nette opposition de l’art flamand et de l’art hollandais ; il voit dans chaque groupe les éléments communs, ce qui rapproche, par exemple, Paul Potter, Ruysdael et Rembrandt. Mais il aperçoit surtout ce qui les distingue, la singularité personnelle de leur œuvre. Par l’étude du métier et de la technique, il réintègre dans la critique ce que Taine en éliminait trop, l’originalité de l’individu. Comme Sainte-Beuve dans un livre, Fromentin, dans un tableau, retrouve l’auteur, son développement personnel, ses hésitations, ses recherches, ses acquisitions, toutes les influences qui l’ont modifié, mais aussi et d’abord l’irréductible fond de l’individualité. Devant une Adoration des mages, c’est Rubens ; devant la Leçon d’anatomie, c’est Rembrandt que ce délicat critique découvre : eux-mêmes en ce qui les fait être eux et non autres, eux-mêmes, et non seulement la définition de l’art flamand ou de fart hollandais.

Chapitre III
La poésie : V. Hugo et le Parnasse §

V. Hugo après 1850. — 1. V. Hugo et son œuvre. Caractère de l’homme. Sa sensibilité morale et physique ; son intelligence. Les idées de V. Hugo : il pense par images. L’imagination créatrice de mythes. Les épopées symboliques de la Légende des siècles. Composition, langue, rythmes. — 2. Fin du romantisme. Évolution du lyrisme vers l’expression impersonnelle. Baudelaire. Bouilhet. M. Leconte de Lisle : archéologie, pessimisme, objectivité. Les Parnassiens. M. Sully Prudhomme : poésie scientifique ; généralisation de l’émotion personnelle par l’intelligence philosophique. Essais de poésie réaliste.

Après 1850 il n’y a plus de classiques. Musset est fini ; Lamartine écrit pour vivre. Sans adversaires et sans rivaux, V. Hugo règne ; il prolonge d’un quart de siècle le romantisme. Grandi par l’exil, déifié par la passion politique, il gagne bien sa gloire, qu’il sait administrer : c’est un robuste ouvrier aux forces intactes, et dans les huit années qui suivent le coup d’État, il donne trois grands recueils de poèmes, définitive expression de son talent.

L’empire, qui l’a jeté hors de France, lui fournit la matière des Châtiments (1853) : explosion puissante de satire lyrique. Toutes les variétés d’émotions et de pensées intimes sont réunies dans les Contemplations (1850) : copieux épanchement de poésie individualiste, et journal, pour ainsi dire, du moi poétique de l’auteur. La philosophie humanitaire de V. Hugo, enfin, s’objective dans la Légende des siècles (1859) : pittoresque galerie de tableaux symboliques. Tout Victor Hugo est dans ces trois recueils : toute son œuvre antérieure s’y ramasse et s’y termine. Toute son œuvre postérieure en est, sauf exception, la répétition ou le déchet.

V. Hugo est maintenant complet : c’est le moment d’essayer, à l’aide surtout de ces trois grandes œuvres, de caractériser l’homme et d’en définir le génie.

1. V. Hugo et son oeuvre. §

L’homme869, moralement, est assez médiocre : immensément vaniteux, toujours quêtant l’admiration du monde, toujours occupé de l’effet, et capable de toutes les petitesses pour se grandir, n’ayant ni crainte ni sens du ridicule, rancunier impitoyablement contre tous ceux qui ont une fois piqué son moi superbe et bouffi, point homme du monde, malgré cette politesse méticuleuse qui fut une de ses affectations, grand artiste avec une âme très bourgeoise, laborieux, rangé, serré, peuple surtout par une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale, charmé du calembour et débordant en injures : nature, somme toute, vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine.

V. Hugo est peu sensible. Il a la sensibilité des orgueilleux, cette irritabilité du moi hypertrophié que tous ses ennemis ont sentie. Il n’est pas tendre : quand il parle d’amour pour son compte personnel, il mêle un peu de sensualité très matérielle à la galanterie mièvre, à la rhétorique éclatante : il ne s’aliène pas assez pour connaître les grandes passions ; de sa hauteur de poète pensif, il se plaît trop à regarder l’amour de la femme « comme un chien à ses pieds870 ». Ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est sa capacité des joies de la famille, son affection de père ou grand-père. Il a dit avec un accent pénétrant la douceur intime du foyer, la séduction ingénue des enfants. Il y a bien de l’ostentation, de la puérilité dans l’Art d’être grand-père ; ce grand-père exerce sa fonction comme un pontificat, avec une niaiserie solennelle qui dégoûte. Mais, dans les Feuilles d’automne et les premiers recueils, avec quelle simplicité charmante il parle des enfants ! Surtout, lorsqu’il eut perdu en 1843 sa fille et son gendre, nouveau-mariés, qui se noyèrent à Villequier, il dit son désespoir, ses souvenirs douloureux, ses appels au Dieu juste, au Dieu bon en qui il crut toujours, dans un livre des Contemplations871, où la perfection du travail artistique n’enlève rien à la sincérité poignante du sentiment.

Il n’est que juste aussi, je crois, d’ajouter que l’amour collectif de l’humanité, des humbles, des misérables, fut très réel chez V. Hugo. Parce qu’il donna à cette passion des expressions parfois bizarres et déraisonnables872, parce que surtout elle servit fortement à son apothéose et qu’il l’exploita certainement pour sa popularité, il ne faut pas méconnaître le vif sentiment de pitié sociale qui est antérieur en lui à sa conversion politique.

La sensibilité de V. Hugo est donc assez limitée, et presque toujours contenue, dirigée, refroidie par la préoccupation d’agrandir son personnage. En revanche, il a une puissance illimitée de sensation, une acuité rare des sens, et particulièrement du sens de la vue. Sa vision est une des plus nettes qui se soient jamais rencontrées chez un poète ; son œil garde à la fois le détail et l’ensemble des choses. Il voit moins les couleurs que les reliefs ; il est sensible surtout aux oppositions de l’ombre et de la lumière, qui lui fournissent l’antithèse fondamentale de sa poésie.

Je ne sens pas qu’il soit uni par une sympathie morale à cette nature extérieure dont il reçoit si fortement toutes les valeurs : nul autre lien entre elle et lui que la sensation physique. De là, l’usage qu’il en fait. Les simples tableaux, les paysages à la plume d’après nature, sont beaux, mais assez rares dans son œuvre. Il se fait de la nature un vaste magasin d’images, où sa pensée se fournit tantôt de thèmes à variations verbales pour l’exercice de sa prodigieuse invention, tantôt de formes à vêtir les idées ; et c’est parce que nulle affection permanente de son âme n’est engagée dans sa perception du monde extérieur qu’il dispose si librement de toutes ses sensations pour les transformer en métaphores ou en symboles au service de ses conceptions intellectuelles.

Mais quelle intelligence a-t-il ? Hélas ! il faut avouer que ce très grand poète fut un homme médiocrement intelligent. Il est incapable de définir et de raisonner. Il lâche d’énormes contresens quand il veut faire le critique, d’énormes non-sens quand il veut faire le théoricien. Ses idées littéraires sont vagues et troubles. Ses idées philosophiques, politiques, sociales, son déisme, son républicanisme, son « démocratisme », sont des idées moyennes, sans originalité, tout à fait imprécises et médiocrement cohérentes.

Impuissant à penser, il a le respect, la religion de la pensée : il a l’ambition d’être un penseur. N’est-ce pas un devoir du poète, d’être l’instructeur des peuples, le « phare » de l’humanité ? Et c’est un spectacle à la fois comique et touchant de voir ce primitif s’appliquer à penser, manier laborieusement, gauchement, fièrement, des doctrines, dont il n’embrasse que les mots. Plus il entasse ou gonfle ses métaphores, plus il s’imagine élever ses idées, et il s’est attiré de Veuillot par certaines méditations délirantes le mot cruel que l’on sait : Jocrisse à Pathmos.

Mais prenons garde d’aller trop loin. V. Hugo n’a pas d’idées originales : il n’en sera que plus apte à représenter pour la postérité certains courants généraux de notre opinion contemporaine. Il n’a pas d’idées claires : c’est un poète, non pas un philosophe. Son affaire n’est pas d’apporter des formules exactes, des solutions sûres. Il suffit qu’il tienne la curiosité en éveil sur de grands problèmes, qu’il entretienne des doutes, des inquiétudes, des désirs. Une idée abstraitement insuffisante peut déterminer un sentiment efficace. Et voilà par où l’œuvre de V. Hugo est excellente et supérieure : à défaut d’idées nettes, il a des tendances énergiques, et il agite en nous certaines angoisses sociales et métaphysiques. Dieu, l’inconnaissable, l’humanité, le mal dans le monde, la misère et le vice, le devoir, le progrès, l’instruction et la pitié comme moyens du progrès, voilà quelques idées centrales que V. Hugo ne définit pas, ne démontre pas, mais qui sont comme des noyaux autour desquels s’agrègent toutes ses sensations. Ces idées hantent son cerveau : il ne les critique pas, il s’en grise. Et cela ne vaut-il pas mieux, après tout, que d’avoir dit éternellement Sarah la baigneuse ou le pied nu de Rose ? n’est-ce pas en somme de là que la poésie de Y. Hugo, dans l’égale perfection de la forme, tire sa plus haute valeur ? Et où trouvera-t-on, si ce n’est chez lui, l’expression littéraire de l’âme confuse et généreuse de la démocratie française dans la seconde moitié du xixe siècle ? Par sa philosophie sociale, le lyrisme de V. Hugo devient largement représentatif.

Il faut nous défaire pour juger ses idées de toutes nos habitudes d’abstraction et d’analyse. Impropre à la pensée pure et à la logique idéale, il a philosophé avec sa faculté dominante, à grands coups d’imagination. Mais par là même il a moins gâté les idées que s’il avait essayé de les versifier en philosophe : il a évité la sécheresse de la poésie raisonnablement didactique. Des doctrines, il ne garde que quelques mots, les mots essentiels dont chacun en gros connaît le sens, où chacun peut mettre toute la richesse de sa pensée personnelle : et à ces mots il associe des images que la nature lui fournit.

V. Hugo ne pense que par images : l’idée, ramassée en un seul mot, lui apparaît liée à une forme sensible, qui la manifeste ou la représente, qui par ses affinités propres en détermine les relations, en sorte que les associations d’images dirigent le développement de la pensée.

Une chose vue éveille l’idée qui sommeillait en lui, ou l’idée inquiète se projette dans l’objet qui frappe ses yeux. Dès lors le poète est délivré de l’embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation son idéal ou sa doctrine ; il n’a que faire d’analyser ; il n’a qu’à utiliser son admirable mémoire des formes, et ce don qu’il a de les agrandir, déformer ou combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. Ainsi la pensée devient hallucination, le raisonnement description : au lieu d’un philosophe nous avons un visionnaire. Mais, ainsi, les propriétés intellectuelles des idées restent intactes, et les formes que déploie le poète sont éminemment réceptives : le lecteur, selon sa puissance d’esprit, remplit ces symboles, aptes à contenir tout ce que le poète n’a pas pensé.

En réalité, V. Hugo a les gaucheries et les spontanéités de l’humanité primitive : sa raison obscure, troublée de mille problèmes, qu’elle ne peut résoudre ni manier en leur abstraction, les pose en images concrètes : il crée des mythes. Ce que les races lointaines ont fait dans les temps qui précèdent l’histoire, V. Hugo, au siècle de Comte et de Darwin, le répète avec aisance : le mythe est la forme essentielle de son intelligence Sa volonté candide de penser ne laisse dans la nature aucun phénomène où il n’aperçoive la transcription sensible de quelque redoutable énigme ou d’une auguste vérité : toute sensation tend à devenir symbole, tout symbole à se développer en mythe. Absolument dénué du sens psychologique, il ne peut voir l’individu : un pauvre qu’il rencontre devient tout de suite le pauvre873. Toute métaphore dans une telle organisation évolue, s’organise, s’étend : l’objet propre ou l’idée première reculent ; et naïvement, spontanément il retrouve, dans ce pâtre promontoire qui garde les moutons sinistres de la mer874, la forme d’imagination qui, sur les côtes tourmentées de la Sicile, avait animé l’informe Polyphème et la blanche Galatée.

Cette faculté fait que V. Hugo, le plus lyrique des romantiques, est en même temps le plus objectif875. Par ces aspirations au progrès, par ces revendications sociales, par ces élans de charité, de bonté, de pitié, de foi ou de colère démocratiques, sa poésie prend un autre objet que le moi du poète. Elle exprime les émotions d’un homme, mais des émotions d’ordre universel. Cela donne à son œuvre un air de grandeur et de noblesse qu’il serait injuste de méconnaître.

Il y a bien des violences, et des plus grossières dans les Châtiments : mais comme le sujet efface ou atténue les petitesses de l’auteur ! On croit entendre les clameurs d’un Isaïe ou d’un Ezéchiel : protestation du droit contre la force, affirmation de la justice contre la violence, espérance superbe de la conscience qui, blessée du présent, s’assure de l’éternité. Les plus belles pièces sont les plus impersonnelles, les plus largement symboliques876.

Et la même remarque s’impose quand on compare les deux derniers livres des Contemplations à la première Légende des siècles. La même conception humanitaire et démocratique qui a produit, dans un style direct et subjectif, le galimatias apocalyptique d’un « Jocrisse », donne, dans une forme objective et mythique, un chef-d’œuvre réellement unique.

On a parlé d’épopée à propos de la Légende des siècles : il faut s’entendre. Ces épopées n’ont rien de commun avec l’Iliade ou l’Énéide : il faudrait les comparer plutôt à la Divine Comédie ; la forme épique enveloppe une âme lyrique. Une idée philosophique et sociale soutient chaque poème : ici affirmation de Dieu ou de la justice, la dévotion au peuple, haine du roi et du prêtre. Le recueil, complété par deux publications postérieures, forme comme une revue de l’histoire de l’humanité, saisie en ses principales (ou soi-disant telles) époques ; c’est une suite de larges tableaux ou de drames pathétiques, où s’expriment les croyances morales du poète. Toutes ces épopées symboliques, non historiques, sont réellement des mythes, où les formes de la réalité, imaginée ou vue, ancienne ou contemporaine, s’ordonnent en visions grandioses et fantastiques. La précision pittoresque de certaines descriptions ne doit pas nous faire illusion : la plus simple, la plus vraie, la plus réaliste, est toujours une « légende morale »877, le sujet apparent n’étant que l’équivalent concret du sujet fondamental.

V. Hugo, évidemment, a manqué de mesure, comme il a manqué d’esprit : visant toujours au grand, il a pris l’énorme pour le sublime, et il a été extravagant avec sérénité. Mais, hormis ce vice essentiel de son tempérament, il a été l’artiste le plus conscient, le plus sûr de lui. Il n’a pas toujours voulu sainement : il a toujours fait ce qu’il a voulu ; son exécution n’a jamais trahi sa conception.

Cette maîtrise se marque bien dans la composition de ses poèmes. Regardons les Châtiments : évidemment la table des matières est un trompe-l’œil. En donnant des titres à ses sept livres, comme il les donne, le poète veut nous faire croire à un ordre intelligible, qui s’évanouit dès qu’on feuillette le recueil. Il n’y a pas là de critique méthodique du programme politique et social de l’empire : et c’est tant mieux. Mais laissons les formules qu’il attache comme des étiquettes sur chaque paquet de satires. La composition poétique est admirable. Le mélange des formes lyriques et narratives, des apostrophes directes et des symboles objectifs, la variété des tons et des rythmes préviennent le dégoût ou la fatigue du lecteur : avec quel art, parmi tant d’invectives virulentes, développe-t-il le vaste poème de l’Expiation ! avec quel art jette-t-il, au milieu des tableaux de meurtre, de persécution et de servitude, comme de larges taches de nature, claires dans cette ombre, et gaies dans cette horreur ! Comme il nous repose adroitement du Deux-Décembre tant de fois maudit par la vision sereine de Jersey, par la vision grandiose du désert878 !

L’antithèse est le principe de la forme de V. Hugo, dans la composition d’un recueil ou d’un poème comme dans le détail du style. Il aime à dresser l’une contre l’autre deux parties symétriques, contraires de sens ou de couleur879. Une scène réaliste se termine en hallucination fantastique : un fait familier, trivial, s’élargit en symbole de l’infini ou de l’incompréhensible. Tout s’équilibre, et l’on sent partout une volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties880 .

Même sûreté dans le maniement de la langue. V. Hugo a l’un des plus riches vocabulaires dont poète ait usé. Aucun mot technique ne l’effraie. Il aime les mots étranges, inconnus, pour les effets d’harmonie qu’on en peut tirer. Il sent le mot comme son, d’abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la sensation auditive qu’ils procurent. De là ces énumérations écrasantes dont il nous étourdit : sa vanité, de plus, s’y détecte dans une apparence de science qui produit l’impression d’un monstrueux pédantisme.

Toutes les valeurs, toutes les associations, toutes les combinaisons des mots lui sont connues. Il a la phrase tantôt plastique et nettement élégante, tantôt robustement sentencieuse et ramassée. Mais sa forme originale, c’est la métaphore continue. Seulement la métaphore chez lui n’est pas un procédé d’écrivain laborieux, c’est, comme je l’ai dit, l’allure spontanée de la pensée. Aussi, dès qu’il est maître du moins de son talent, la métaphore n’est-elle jamais banale chez lui : toujours rafraîchie à sa source, renouvelée par une sensation directe, elle peut être bizarre, ridicule, elle est toujours vraie et naturelle.

S’étant fait une loi rigoureuse de la propriété, de la particularité îles termes, possédant le plus riche vocabulaire d’expressions locales et pittoresques, V. Hugo fait une dépense curieuse des adjectifs emphatiques, à sens indéterminé : étrange, horrible, effrayant, sombre, etc. Il les mêle aux mots techniques : c’est un moyen d’agrandir la réalité, de développer des images finies en symboles fantastiques. Il exécute cette opération avec une incontestable sûreté de main.

Je signalerai encore un autre procédé qui s’étale dans les trois recueils donnés après 1830 : c’est l’emploi du substantif en apposition : la marmite budget, le bœuf peuple, le pâtre promontoire, etc. Ordinairement respectueux de la langue, V. Hugo s’est obstiné pourtant dans cette tentative : c’est qu’elle répond à la constitution intime de son génie. Cette construction supprime le signe de comparaison, elle établit l’équivalence, l’identité des deux objets dont l’un va prendre la place de l’autre dans l’imagination et la phrase du poète. Cette opération verbale est le principe même de la création mythique.

Enfin, la puissance d’invention rythmique de V. Hugo apparaîtra aussi dans les trois recueils : on y verra comment les mots sonores se groupent en vers expressifs, avec quelle science la distribution des coupes dans le vers, l’ordonnance des strophes ou des parties dans la pièce règlent le mouvement, selon la nature du sentiment ou de la pensée, avec quelle justesse se fait presque toujours l’adaptation d’une certaine structure métrique au caractère du sujet. Il faudrait trop d’exemples pour mettre en lumière cette partie du génie de V. Hugo, et je ne puis ici que l’indiquer. On devra étudier la première Légende des siècles presque vers par vers, pour comprendre la délicatesse, la puissance et la variété des effets que le poète fait rendre à toutes les formes de vers, et particulièrement à l’alexandrin : c’est là qu’on devra chercher, en leur perfection, les types variés du vers romantique.

2. La poésie parnassienne. §

Derrière le magnifique déploiement de V. Hugo, la poésie se transforme et suit le mouvement général de la littérature.

Le temps des exaltations passionnées est si bien fini que le plus impénitent des romantiques n’a pas plus de sentiment que les autres. Ame égale, sans fièvre et sans orages, esprit moyen, sans idées ni besoin de penser, Théodore de Banville881 jongle sereinement avec les rythmes. C’est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion, couleur, comique, tout naît de l’allure des mètres et du jeu des rimes. Chez ce fervent, le romantisme aboutit à la plus étincelante et stérile fantaisie. Gautier mettait encore dans ses vers des sujets de tableaux : Banville n’y met rien, que des souplesses étonnantes de versification. Ce délicieux acrobate finit le romantisme. Après lui, rien : rien du moins que le délire d’invention verbale de M. Richepin, dont les prodigieux effets de vocabulaire et de métrique, dans le néant brutal du sens, représentent le dernier état du pur romantisme.

Vers 1850, la poésie est devenue moins personnelle, elle s’est imprégnée d’esprit scientifique ; elle veut rendre les conceptions générales de l’intelligence, plutôt que les accidents sentimentaux de la vie individuelle. La direction de l’inspiration échappe au cœur, est reprise par l’esprit, qui fait effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet882. Au reste, le maître lui-même rend témoignage du changement des temps par les recueils qu’il envoie de son exil. Sa poésie, bien personnelle, enveloppe une poésie impersonnelle que d’autres dégageront. Bientôt aussi reparaîtra Vigny dans les saisissants symboles de ses œuvres posthumes (1864), qui enseignent à effacer le moi et la particularité de l’expérience intime.

Mais, à cette date, la détermination nouvelle de la poésie est achevée. Il faut, pour la surprendre en pleine transformation, nous arrêter à Baudelaire883. Je ne lui reprocherai pas d’avoir peu produit : ce peut être d’un sage autant que d’un stérile. Un petit volume peut contenir toute une âme, tout un esprit ; et loué soit qui se concentre, au lieu de se diluer. Le talent de Baudelaire est assez étroit et en même temps assez complexe. Il représente à merveille ce que j’ai déjà appelé le bas romantisme, prétentieusement brutal, macabre, immoral, artificiel, pour ahurir le bon bourgeois. Dans cet étalage de choses répugnantes, dans cette volonté d’être et paraître « malsain », dans ce « caïnisme » et ce « satanisme », je sens beaucoup de « pose » et la contorsion d’un esprit sec qui force l’inspiration. La sensibilité est nulle chez Baudelaire : sauf une exception. L’intelligence est plus forte, médiocre encore : sauf une exception. La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire. Baudelaire n’est pas peintre, et ses tableaux parisiens sont de la peinture inutile. Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et l’odorat884.

L’idée unique de Baudelaire est l’idée de la mort ; le sentiment unique de Baudelaire est le sentiment de la mort. Il y pense partout et toujours, il la voit partout, il la désire toujours ; et par là il sort du romantisme. Son dégoût d’être ne paraît pas un produit de mésaventures biographiques : il se présente comme une conception générale, supérieure à l’esprit qui se l’applique885. Obsédé et assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être chrétien, nous rappelle le christianisme angoissé du xve siècle : par une propriété de son tempérament, la mort qui est sa pensée, la mort qui est son désir, c’est la mort visible en la pourriture du corps, la mort perçue sur le cadavre par l’odorat et le toucher. Une originale mixture d’idéalisme ardent et de fétide sensualité se fait en cette poésie.

L’artiste est puissant. Laborieux, raffiné, parfois prosaïque, souvent prétentieux, il vise à la perfection, et il y atteint plus d’une fois. Il aime les formes sobres, pleines, solides, le vers large, signifiant, résonnant886 . Sa forme préférée est le poème symbolique, court et concentré ; parfois, de la plus banale idée, il fait un poème saisissant par la nouveauté hardie du symbole887.

Par sa bizarrerie voulue et provocante, mais aussi par sa facture magistrale, Baudelaire a exercé une influence considérable : ne lui reprochons pas les sots imitateurs qu’il a faits, c’est le sort de tous les maîtres.

Nous saisissons encore l’évolution du romantisme chez Louis Bouilhet888 : vestiges de passion orageuse, exotisme effréné dans l’orientalisme et la chinoiserie, fantaisie capricieuse des rythmes, voilà le romantisme ; mais essai de restitution érudite de la vie romaine, effort pour saisir la vie contemporaine en sa réalité pittoresque, et surtout sérieuse tentative pour traduire en poésie les hypothèses de la science, voilà les directions nouvelles vers l’art objectif et impersonnel. Le petit volume de Bouilhet est un témoin curieux des impulsions incohérentes auxquelles obéissaient entre 1850 et 1860 les talents secondaires qui n’avaient pas la force de s’affranchir et de s’orienter une bonne fois.

Venons aux maîtres en qui s’exprime le besoin nouveau des esprits. Dès 1853, M. Leconte de Lisle889 a trouvé sa voie dans les Poèmes antiques que suivront les Poèmes barbares (1859). Ce poète est un érudit ; il traduit Homère, Eschyle, Sophocle, Horace, et il est intéressant de constater ce retour à l’antiquité grecque qui coïncide avec l’effort pour objectiver le sentiment lyrique. Il demande à l’érudition la matière de sa poésie : ses poèmes sont une histoire des religions. Il raconte toutes les formes qu’ont prises dans l’humanité le rêve d’un idéal, la conception de la vie universelle, de ses causes et de ses fins : légendes indiennes, helléniques, bibliques, polynésiennes, scandinaves, celtiques, germaniques, chrétiennes, tous les dieux et toutes les croyances défilent devant nous et se caractérisent avec une étonnante précision.

Le poète n’est pas, comme on l’a dit, un impassible. C’est un désespéré. Il regarde la vie avec une tristesse qui naît d’un absolu, d’un incurable pessimisme. Tout est illusion, écoulement sans fin de phénomènes ; rien ne s’arrête, rien n’est, pas même Dieu. Il n’y a que la mort. En certains endroits, un accent personnel se laisse sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous découvrent l’âme douloureuse du poète. Mais ces élans de sensibilité sont aussitôt comprimés qu’aperçus.

Au lieu de crier en pur lyrique ses incertitudes ou ses angoisses, M. Leconte de Lisle a préféré les dérober derrière les incertitudes et les angoisses de toute l’humanité, dont son mal est le mal. De là, ce défilé des dieux et des religions qui sont les formes par où l’humanité tente toujours de tromper son ignorance et d’éterniser sa brièveté ; mais ces formes elles-mêmes passent, portant témoignage de l’universel écoulement et de l’éternelle illusion, démasquant le néant dans leur mélancolique succession.

Comme Vigny, et par un effet analogue du pessimisme, M. Leconte de Lisle aime les fugitives apparences de l’être. Il regarde, il saisit la vie universelle en tous ses accidents. De chaque phénomène, il fixe la particulière beauté ; et ainsi le poète des religions se double d’un peintre de paysages et d’animaux. Les descriptions de M. Leconte de Lisle sont puissamment objectives, d’une intensité de couleurs, d’une énergie de reliefs890, à quoi rien dans la poésie contemporaine ne saurait se comparer. La personnalité du poète ne s’affirme plus que par l’élection de la forme : une forme belle et large, impeccable et précise, aveuglante parfois à force d’éclat, dure aussi à force de fermeté. Cette poésie, en sa continue perfection, a des reflets, un grain, une solidité de marbre.

V. Hugo était absent : M. Leconte de Lisle, après ses deux admirables recueils, fut le maître incontesté de la poésie française ; autour de lui se groupèrent un certain nombre de jeunes poètes, qui prirent le nom de Parnassiens, lorsque l’éditeur Lemerre publia leurs vers dans le recueil du Parnasse contemporain Chacun y apporta son tempérament original, sa force de sentiment ou de pensée : le trait commun de l’école fut le respect de l’art, l’amour des formes pleines, expressives, belles. Tous ont une remarquable science de la facture, et si parfois la matière semble maigre ou vile dans leurs œuvres, il faut reconnaître que presque tous ont dit en perfection ce qu’ils avaient à dire. Il n’en est guère qui, grâce à la probité du métier, n’aient eu la bonne fortune de donner la forme qui dure à quelque sujet bien rencontré ; et l’on formera, l’on a formé déjà de charmantes anthologies, où tout est de premier ordre, parce que chacun fournit très peu.

Mais nous ne pouvons regarder ici que les chefs de file pour ainsi dire, ceux qui se séparent par une énergique originalité, ou dont l’impérieux exemple indique des directions nouvelles.

M. Sully Prudhomme891 est un philosophe, et il a voulu donner à la poésie philosophique plus de rigueur, plus d’exactitude qu’elle n’en a jamais eu. Il a en effet apporté dans l’expression des idées une netteté, dans la suite des raisonnements un ordre, dans l’exposition des doctrines une précision qu’on ne retrouverait pas ailleurs. Et la philosophie qu’il présente, tout imprégnée de science, attentive aux découvertes, aux hypothèses de l’histoire naturelle, de la physique, est bien une philosophie d’aujourd’hui. A la métaphysique joindre la science, cela est d’un poète que la difficulté n’effraie pas.

Après avoir traduit le premier livre de Lucrèce, pour se faire la main, M. Sully Prudhomme a fait un poème sur la Justice : il la cherche dans l’univers, qui lui montre partout la lutte, la haine, la faim ; il ne la trouve enfin que dans la conscience de l’homme. Pour ces hautes conceptions, le poète a choisi une forme étriquée et raffinée : d’un bout à l’autre s’égrènent des sonnets alternant avec quatre quatrains. Plus heureuse est l’épopée symbolique du Bonheur : ni les sens, ni la pensée, ni la science ne donnent le bonheur ; il est uniquement, absolument dans le sacrifice. Sans doute la force de l’idée, la logique du raisonnement font obstacle parfois à la poésie et imposent aux vers une précision de prose scientifique. N’était la valeur de la pensée philosophique, on croirait par endroits lire un discours de Voltaire. Cependant il y a dans ces poèmes d’admirables choses ; surtout dans le Bonheur, l’idée se fond dans le sentiment, s’enveloppe dans le symbole ; une poésie subtile, vaporeuse sans être nuageuse, précise sans être abstraite, saisit à la fois l’imagination et l’intelligence.

Cependant M. Sully Prudhomme a réussi plus constamment dans la courte méditation qui réalise par une image gracieuse ou touchante quelque vérité philosophique, un fait de notre vie morale, une loi de la vie universelle. Rien de plus achevé, de plus neuf que ces petites pièces, la Mémoire, l’Habitude, les Chaînes, la Forme : il faudrait citer presque tout le recueil. M. Sully Prudhomme a de profondes tendresses et d’abondantes pitiés, qui naissent en lui d’un pessimisme délicat et pénétrant. Ni cri, ni révolte, ni tension même : une tristesse douce et discrète, toute en demi-teintes, un vif sentiment de l’humaine misère, une déploration sans violence des êtres et des formes qui passent. Quelles sont les expériences intimes qui donnent un tel accent de sincérité à cette poésie raffinée ? Je ne sais, et le poète ne laisse guère entrevoir sa vie dans son œuvre. Il a un esprit de généralisation, qu’il applique même aux faits de sa sensibilité ; il ne s’arrête qu’aux émotions où transparaît quelque servitude ou quelque aspiration de l’impersonnelle humanité ; mais ces généralités sentimentales ne sont pas des lieux communs, et ces poèmes exquis notent je ne sais combien de fines nuances d’impressions, l’ont apparaître je ne sais combien d’invisibles forces morales.

Avec M. Leconte de Lisle, la poésie fuit vers l’archéologie et l’histoire : avec : M. Sully Prudhomme, elle s’allie à la philosophie et à la science. Une troisième direction reste, dans laquelle la poésie objective peut se trouver : elle consiste à recevoir de la perception extérieure la matière des vers, en sorte que le moi n’y contribue que par sa représentation du non-moi. Parallèlement au roman naturaliste peut se développer une poésie naturaliste, tout appliquée à rendre les aspects de la vie familière, de la réalité vulgaire, même triviale, même laide.

La voie fut décidément ouverte par M. E. Manuel qui tenta d’enfermer dans de petits tableaux, discrètement teintés d’émotion, les mœurs du peuple parisien, les scènes de la rue et de l’atelier ; mais l’idéalisme du poète le condamnait à dérober une partie de ses modèles derrière la noblesse de son propre sentiment. Dans ce genre, M. Coppée892 s’est acquis le nom d’un maître. Moins artiste que Gautier, sans être plus penseur, il avait débuté par des mièvreries sentimentales, dont les formes travaillées ont je ne sais quel aspect de bijouterie fausse. Puis il a visité les faubourgs, les usines, les gares, la banlieue parisienne ; il a frôlé la vie populaire ; il s’est constitué le poète des formes humbles de la nature et de l’humanité. La tentative était intéressante : par malheur, on ne trouve dans les vers de M. Coppée ni la sincère énergie ni la large pitié que de tels sujets exigent. Le souffle est court ; l’artifice littéraire est trop sensible. L’œuvre reste laborieusement prosaïque, et l’intensité de l’impression réaliste n’y compense pas la sécheresse poétique.

La poésie réaliste, si elle est possible, n’a pas rencontré d’homme : il faut en chercher les esquisses éparses un peu partout dans les vers de ces vingt dernières années, surtout dans quelques pièces de Maupassant893 ou de Verlaine894 : disons aussi, pour être juste, çà et là, par hasard, dans la Chanson des Gueux895.

Chapitre IV
La comédie §

1. Vaudeville : Labiche. Opérette : .MM. Meilhac et Halévy. — 2. Comédie : Émile Augier. Portée morale de l’œuvre. Relief des caractères ; vérité des peintures de mœurs. — 3. M. Dumas fils. Prédication morale : pièces à thèses personnages symboliques. Fragments d’études réalistes.

Au théâtre comme ailleurs, et presque plus qu’ailleurs, éclate l’opposition des deux parties du siècle : avant 1850, les enthousiasmes, les fureurs, l’idéalisme gonflé du drame romantique ; après 1870, la comédie triomphe sur toute la ligne, étale toutes ses formes, vaudevilles drolatiques, copieuses bouffonneries, peintures réalistes des mœurs.

1. Vaudeville et opérette. §

Le vaudeville eut de beaux jours entre 1850 et 1870, avec Labiche896, qui donna, principalement au théâtre du Palais-Royal, les chefs-d’œuvre du genre. Ce serait une lourde sottise de prendre trop au sérieux cette fantaisie fertile en inventions cocasses, ces cascades de situations folles qui tombent si aisément des données initiales d’un sujet. Mais si Labiche a pris la place qu’il tient au-dessus de tous ses rivaux, dont quelques-uns ne lui cèdent pas en gaieté, il la doit au grain de bon sens qui presque toujours relève ses drôleries. Tantôt un solide lieu commun d’observation morale sert de thème et de conclusion à la pièce, comme dans le Voyage de M. Perrichon (1860) ; tantôt derrière les gestes, les attitudes, les propos des plus grotesques bonshommes, on aperçoit nettement les mouvements des pantins réels que la caricature amplifie comme dans Célimare le bien-aimé (1863), et tantôt — ce qui est le mieux — la charge s’amortit, s’affine en un joli tableau de mœurs, comme dans cette soirée sous la lampe, en province, qui fait le premier acte de la Cagnotte (1864). Sans poser pour le moraliste, sans avoir de mots amers ni cruels, le bon Labiche nous donne assez souvent l’inquiétante sensation que ces imbéciles, ces ahuris, ces détraqués qui nous réjouissent, ne sont pas loin de nous.

Je mets plus haut, pour ses chefs-d’œuvre, un genre qui appartient spécialement au second empire, et qui en est, à certains égards, l’originale expression : je veux parler de l’opérette telle que l’a compris Offenbach897, surtout lorsque ses rythmes échevelés coururent sur les livrets de MM. Meilhac et Halévy. Dans ces livrets d’une bouffonnerie énorme et pourtant fine898, dont la fantaisiste irréalité semble se rapprocher parfois de la comédie de Musset, dans cette « blague » enragée qui démolit tous les objets de respect traditionnel, en politique, en morale, en art, et qui ne reconnaît rien de sérieux que la chasse au plaisir, revit ce monde du second empire que les romans et les comédies, plus brutalement ou plus sévèrement, s’efforceront de représenter : monde effrénément matérialiste, si vide de conviction qu’il ne croyait même pas à lui-même, se moquant du pouvoir et de l’argent qu’il détenait, et se hâtant, avant de les perdre, d’en acheter le plus possible de plaisir. La plus démoralisante séduction émane de ces œuvres légères, où se mêlent subtilement la froide ironie et la griserie sensuelle. Hors de là, les livrets d’opérette ne sont que vulgaire polissonnerie ou fadeur sentimentale.

2. La comédie : Émile Augier. §

La comédie proprement dite, étouffée entre le vaudeville à prétentions de Scribe et le drame à grand fracas des romantiques, reparut avec éclat vers 1850, quand Augier donna sa Gabrielle (1849) et M. Dumas fils sa Dame aux Camélias (1852) : non point la comédie classique, joyeuse et générale, mais une comédie dramatique, enveloppant quelque thèse morale dans une peinture exacte des mœurs contemporaines, une comédie émouvante et réaliste, qu’influençait fortement le voisinage du roman de Balzac.

Deux noms caractérisent de 1850 à 1880 ou 1885 l’évolution de la comédie : les noms de MM. Augier et Dumas. Si l’on n’écoutait que le bruit des succès, il faudrait leur joindre M. Sardou899. Mais ce vaudevilliste éminent, à qui n’a pas manqué une verve amusante, encore qu’un peu grosse, de caricaturiste900, n’a apporté dans la pièce sérieuse que le goût des effets qui forcent l’applaudissement, le génie des trucs et des ficelles. Peinture des mœurs, description des caractères, invention du pathétique, tout est machiné, artificiel, « insincère », dans ces œuvres dont le brillant déjà s’écaille de toutes parts. Elles jouent à la grande comédie, et l’on n’y sent rien qu’un faiseur qui spécule sur la vulgarité intellectuelle et morale de son public, sans donner d’autre but à son art que de faire cent ou deux cents fois salle comble. Nous nous en tiendrons aux vrais artistes, à MM. Augier et Dumas.

Emile Augier901 a fait des pièces en vers et des pièces en prose : celles-là sont la partie morte de son œuvre. Augier, esprit solide et bourgeois, fait le vers en bon élève de Ponsard, qui serait nourri de Molière ; son style poétique a quelque chose de lourd, de pénible, rien du poète. Mais sa prose est ferme, nette, toute pleine de pensée et chaude de sincérité. C’est par son œuvre en prose qu’il faut le mesurer, non par l’éloquence gauche de l’Aventurière (1848) ou les grâces vieillottes de Philiberte (1853).

Autrier est un bourgeois : et son théâtre exprime les idées d’un bourgeois de 1850, qui aurait l’âme saine, sens droit, volonté ferme, moralité intacte. Le romantisme d’abord le révolte : il démasque dans Gabrielle (1849) la fausseté de l’idéal romantique, le danger de la passion effrénée et souveraine. Aux sentimentalités issues du romantisme, aux réhabilitations hypocritement ou naïvement attendries de la courtisane, il oppose le Mariage d’Olympe (1855). Mais ce n’est pas pour mettre à l’aise le matérialisme bourgeois qui fait passer l’intérêt et l’argent avant tout : contre ce qu’on pourrait appeler le scribisme, contre l’immoralité décente des classes moyennes, il maintient la nécessité de fonder le mariage sur l’amour. La dot devient la misère des jeunes filles riches, l’obstacle au bonheur, dans Ceinture dorée (1855), dans Un beau mariage (1859), dans les Fourchambault (1878), déjà dans Philiberte (1853).

Mais Augier regarde le mouvement de la société contemporaine, et, avec indignation, il en dénonce les vices. Deux surtout : la fièvre des spéculations, la poursuite enragée de la fortune par le mélange de l’adresse et de l’effronterie, par l’alliance de la Bourse et du journal (les Effrontés, 1861) : puis la « blague », l’ironie dissolvante qui tourne les scrupules de conscience en ridicules gothiques, et nettoie le terrain pour l’âpre et sec matérialisme (la Contagion, 1866 ; Jean de Thommeray, 1873). A ces deux traits de la société du second empire, Augier, en pur bourgeois libéral, en ajoutera un troisième : le jésuitisme. Ennemi déclaré du parti religieux, au point qu’il lancera son Fils de Giboyer (1802) contre Veuillot et le journalisme catholique, il aura surtout l’horreur des Jésuites, dont il dénoncera l’effrayante politique avec une violence ingénue dans Lions et Renards (1869).

Toutes ces œuvres, robustes et saines, dans leur philosophie un peu courte, sont d’excellentes études de mœurs902. Un vigoureux sens des réalités soustrait l’œuvre aux dangers de la thèse, et l’empêche de s’évanouir dans l’abstraction comme de se dessécher dans le symbole. Les caractères sont d’un relief remarquable, d’une analyse un peu sommaire, mais bien vivants et dramatiques en leurs énergiques raccourcis. Il est fâcheux qu’une conception grossière du personnage sympathique ait peuplé la comédie d’Augier de jeunes savants vertueux et de polytechniciens candides, qui valent les beaux colonels de Scribe. Mais, sauf le fantastique agent des Jésuites, Augier a bien réussi les coquins, les demi-coquins, les honnêtes gens entamés, tout ce qui a tare ou vice, jusqu’à l’égoïsme inconscient et la veulerie pernicieuse.

Ses grandes qualités ressortent surtout dans ces admirables pièces, où, sans thèse, il ne s’est attaché qu’à exprimer les mœurs qu’il voyait, en leur ridicule ou navrante corruption : dans le Gendre de M. Poirier (1854), qui met aux prises deux types si vrais de bourgeois enrichi et de noble ruiné ; dans les Lionnes pauvres (1858), où l’honnête Pommeau et sa femme forment un couple digne de Balzac, et nous offrent le tableau des ravages que l’universel appétit de richesse et de luxe peut faire dans un modeste ménage ; dans Maître Guérin (1864), enfin, qui, malgré son sublime colonel, est peut-être l’œuvre la plus forte de l’auteur par le dessin des caractères : ce faux bonhomme de notaire, qui tourne la loi et qui cite Horace, gourmand et polisson après les affaires faites, cette excellente Mme Guérin, vulgaire, effacée, humble, finissant par juger le mari devant qui elle s’est courbée pendant quarante ans, cet inventeur à demi fou et férocement égoïste, qui sacrifie sa fille à sa chimère, ces trois figures sont posées avec une étonnante sûreté ; Guérin surtout est peut-être le caractère le plus original, le plus creusé que la comédie française nous ait présenté depuis Molière : Turcaret même est dépassé.

3. M. Alexandre Dumas Fils. §

M. Alexandre Dumas903 était encore tout imprégné de romantisme, lorsqu’il débuta en 1852 par la réhabilitation de la courtisane, dans la Dame aux Camélias : c’est l’idée même de Marion de Lorme. Il sembla changer de voie quand il donna le Demi-Monde, étude réaliste de certaines parties gâtées de la société. La contradiction des deux œuvres n’est qu’apparente ; si l’auteur semble changer de principe, c’est que les espèces ne sont pas les mêmes : l’amour absent dans un cas, présent dans l’autre, détermine la sévérité ou l’indulgence de l’auteur. M. Dumas me semble n’avoir jamais répudié la moralité de sa première œuvre : comme j’y retrouvais Marion de Lorme, je retrouverais dans les Idées de Madame Aubray quelque chose des Misérables, la thèse même qu’implique l’histoire de Fantine. Cette thèse restera une des idées fondamentales de l’œuvre de M. Dumas. Mais au romantisme sentimental des premiers temps s’est substituée en lui une austérité évangélique d’un goût singulier, qui s’est épanchée surtout en éloquentes préfaces.

M. Dumas est un moraliste visionnaire, qu’obsède et qu’enfièvre la décomposition sociale qui résulte de la mauvaise organisation de la famille. Il s’est donné pour tâche de reconstituer la famille, sur l’égalité, la justice, et l’amour. Il attaque l’argent comme viciant l’institution du mariage ; il attaque les mœurs qui dissolvent la famille en autorisant ou excusant l’inconduite de l’homme ; il attaque l’éducation qui ne prépare pas plus l’homme que la femme à son devoir domestique ; il attaque les préjugés qui, dans l’estimation des fautes, accablent l’ignorance et n’absolvent pas le repentir ; il attaque les lois qui, avec la femme, sacrifient l’enfant à l’égoïsme, au vice de l’homme.

Cette prédication sévère s’est exercée dans des pièces brillantes, contre la séduction desquelles il est difficile de se mettre en garde. Une construction très solide, qui fait ressortir la thèse, qui dresse les situations comme des arguments et nécessite le dénouement par une pressante logique, un dialogue éclatant d’esprit, trop ingénieux parfois et trop pétillant, mais d’une singulière précision dramatique, d’incroyables tours d’adresse pour éviter les difficultés en paraissant les aborder de front, autant de romanesque qu’il en faut pour amorcer ou désarmer le public, des brutalités voulues et mesurées, et, par un contraste piquant, les plus rigides conclusions préparées par les plus scabreuses situations ; au milieu de tout cela, des coins de scènes qui donnent la sensation immédiate de la vie, des parties de caractères, qui éclairent fortement certaines profondeurs de l’âme contemporaine : voilà l’impression mêlée et puissante que donnent les comédies de M. Dumas.

Le danger du genre qu’il a créé, et dans lequel nul jusqu’ici n’a pu le suivre, c’est que la thèse ne détruise le drame. Parfois, en dépit du très habile emploi de tous les ressorts dramatiques, on croit n’avoir pas devant soi une image de la vie : l’abstraction l’emporte, et la pièce s’écoute, en dépit des acteurs, comme un dialogue moral ; l’accent de l’auteur domine dans toutes les voix des personnages. Il y a quelques œuvres surtout, où les caractères semblent vidés de toute réalité, à l’état de purs symboles : toute la Femme de Claude, et le principal rôle de l’Étrangère nous laissent l’impression de dessins apocalyptiques sous lesquels il ne faut chercher que des idées. Dans beaucoup de personnages, le symbole s’efface par la substantielle réalité de l’imitation, qui parfois est très délicatement et minutieusement poussée : il s’efface, mais il subsiste. Et je n’en veux pour preuve que le jugement porté par l’auteur sur les actes de ses personnages : il s’en faut que nous en estimions comme lui la valeur morale ; l’écart est précisément d’autant plus grand que nous les prenons davantage comme individus réels, astreints aux infirmités, aux incertitudes, aux délicatesses des réelles consciences. Pour l’auteur, ils sont des symboles, purs représentants de l’absolu ; reprochera-t-on à des symboles d’être arrogants, indiscrets, brouillons, brutaux ?

La dernière œuvre de M. Dumas atteste la souplesse toujours jeune de son talent : il est, cette fois, tout à fait purgé de Scribe ; il semble que, sous certains souffles venus de loin, sa dureté ait fondu. Plus de factice roman, plus de raide logique : la comédie de Francillon ne nous offre que réalité et humanité. La moitié du rôle de la femme, une détraquée honnête, mais surtout les trois rôles d’hommes qui sont de vivantes expressions de la veulerie contemporaine, chacun avec sa physionomie propre, font de la pièce une des excellentes études de mœurs que nous ayons. Et de plus, une sorte de tristesse philosophique imprègne certaines scènes, où la désillusion pessimiste apparaît à la suite de la ruine de la volonté. L’œuvre, sans fracas de morale, sans étalage de pitié, est large et profonde904 .

Chapitre V
Le roman §

1. Gustave Flaubert : sa place entre le romantisme et le naturalisme. Objectivité, impersonnalité, impassibilité de l’œuvre. — 2. Romanciers naturalistes : M. Zola. Prétentions scientifiques, tempérament romantique. Puissance descriptive. — 3. MM. de Goncourt : naturalisme, nervosité, impressionnisme. M. Alphonse Daudet : sensibilité et sympathie dans l’effort pour atteindre l’expression objective. Le peintre des humbles. Vastes tableaux de mœurs. Guy de Maupassant : un vrai, complet, pur réaliste. — 4. Hors du naturalisme : M. P. Bourget : le roman psychologique et analytique. Pierre Loti : le roman subjectif, pittoresque et sentimental.

Le genre dominateur de la littérature, entre 1850 et 1890, a été le roman, comme, dans la première moitié du siècle, la poésie lyrique. Et ce déplacement de la supériorité est à lui seul le signe d’une nouvelle orientation littéraire : par définition, le lyrisme est l’expression du moi, et le roman doit être la perception du non-moi.

1. Gustave Flaubert. §

Entre les deux écoles romantique et naturaliste se place Gustave Flaubert, qui procède de l’une et fonde l’autre, corrigeant l’une par l’autre, et mêlant en lui les qualités de toutes les deux : d’où vient précisément la perfection de son œuvre. Au moment unique où le romantisme devient naturalisme, Flaubert écrit deux ou trois romans qui sont les plus solides qu’on ait faits en ce siècle905.

Il se disait romantique, et il l’était par son éducation, par ses admirations littéraires : Hugo était son Dieu. Il avait des préjugés, des manies de romantique échevelé : cet excellent homme professait candidement, avec une féroce truculence de paroles, la haine du bourgeois, de la vie et de la morale bourgeoises ; il avait soif d’étrangeté, d’énormité, d’exotisme. On le sent tout voisin de Gautier et de Baudelaire. Puis, le romantisme a fait l’éducation artistique de Flaubert : du romantisme, il a retenu le sens de la couleur et de la forme, la science du maniement des mots comme sons et comme images ; de la seconde génération romantique, de Gautier et de l’école de l’art pour l’art, il a pris le souci de la perfection de l’exécution, la technique scrupuleuse et savante. Le choix d’un adjectif le fait suer d’angoisse ; il tourne et retourne sa phrase, la faisant passer par son gueuloir, jusqu’à ce qu’elle satisfasse son oreille par d’expressives harmonies.

Mais voici par où il sort du romantisme : il a senti le besoin de dompter son imagination, et il s’est mis à la rude école de la nature. Docilement, patiemment, il s’applique à la copier pour la rendre en son propre et singulier caractère. Il travaille à s’éliminer de son œuvre, c’est-à-dire à n’y rester que par la maîtrise de sa facture. Il veut que le roman soit objectif, impersonnel, « impassible » ; et, malgré les violences ou les gaucheries des formules dont il use dans sa Correspondance, il a raison lorsqu’il veut que l’émotion, la pitié sortent, s’il y a lieu, des choses mêmes, et non pas d’une pression directe de l’auteur sur le lecteur, lorsqu’il défend au romancier de forcer pour ainsi dire la carte de la sympathie ou de l’attendrissement par une intervention indiscrète. Le roman, ainsi, ne sera plus la confidence d’un individu et souvent le jeu de sa fantaisie : il sera ce que sa définition veut qu’il soit, un miroir de l’âme humaine, un tableau de la vie. Par ces théories, Flaubert se rapproche sensiblement de la doctrine classique, et son impassibilité ressemble fort à la raison du xviie siècle. De fait, il a abdiqué les haines littéraires des romantiques : il admire jusqu’à Boileau, dont il ne souffre pas qu’on dise du mal, parce qu’enfin il a fait ce qu’il a voulu. Il sent dans Boileau un art impersonnel et la perfection d’une certaine technique.

Madame Bovary (1837) a chance d’être le chef-d’œuvre du roman contemporain : c’est une œuvre d’observation minutieuse et serrée dans une forme tout à la fois éclatante et sobre. Le réalisme de Flaubert n’est jamais une servile et plate copie des apparences superficielles. Tous ses personnages sont si patiemment étudiés, qu’en faisant saillir tous les détails de leur individualité, il dégage les traits profonds qui en font des types puissants et compréhensifs. L’œuvre a paru brutale en son temps ; dans l’ensemble, elle n’est que forte et triste. Il est permis aujourd’hui de dire que, si Flaubert avait en horreur les prédications morales comme les effusions sentimentales, cependant ces vies étalées impassiblement devant nous laissent à la fin de la pitié et dégagent une leçon. La leçon, grave et profonde, c’est le danger du romantisme : nous voyons ce que les grandes aspirations lyriques, les vagues exaltations, transportées dans la vie pratique par des âmes vulgaires, peuvent produire d’immoralité, de chutes et de misères sans grandeur. Le romantisme incurable de Flaubert a rendu son analyse plus pénétrante et plus sûre ; il n’a pu donner cette admirable description du morbus lyrique que parce qu’il en observait certains effets en lui-même. Et ces êtres vulgaires, formes dégradées de l’humanité, nous blessent dans notre amour-propre ; ils nous affligent, et nous les méprisons : pourtant ils sont si réels, si vivants, ils souffrent avec une si énergique intensité, qu’ils prennent droit de représenter la pauvre humanité, et qu’un peu de notre pitié, une pitié loyalement, rudement gagnée par eux sans complaisance ni tricherie de l’auteur, adoucit nos dégoûts, notre tristesse et notre révolte. L’ironie impitoyable de l’auteur s’abat seulement sur ceux que la vie ne châtie pas, qui fleurissent en leur sottise et leur bassesse, sur l’heureux, hilare et décoré Homais.

Plus navrante et plus grise est l’impression que laisse l’Éducation sentimentale (1869) : Madame Bovary prenait une grandeur tragique par les convulsions passionnées, et par la mort de l’héroïne. Ici, plus rien de grand dans le modèle : c’est l’aplatissement lent et progressif d’une âme par la vie ; ce Frédéric Moreau est un médiocre, un faible, qui manque l’existence rêvée dans la fièvre idéaliste de ses vingt ans ; par une suite d’expériences sans éclat, minutieusement décrites en leur terne réalité, se rabattent peu à peu toutes les ambitions, s’évanouissent toutes les chimères. La profondeur et la tristesse de l’œuvre, c’est cet écoulement d’une vie, où il n’arrive rien, et, sans qu’il arrive rien, la submersion finale de toutes les espérances juvéniles dans la niaise, stupide et monotone existence du bourgeois de petite ville. Et que surnage-t-il ? un souvenir, pas même un souvenir de bonheur, le souvenir d’une velléité sans effet ; mais il suffit que ce soit un souvenir de la première montée de sève virile, pour que l’âme en soit à jamais ensoleillée et réjouie.

Triste encore, mais d’une tristesse plus tendre, est le premier des trois Contes que Flaubert donna en 1877 : cette histoire d’un cœur simple — il s’agit d’une pauvre servante de province — est d’une sobriété puissante et d’un art raffiné ; dans l’insignifiance des faits, dans l’absolue pauvreté intellectuelle du sujet, dans la bizarrerie ou la niaiserie de ses manifestations sentimentales, transparaît constamment l’essentielle bonté d’un cœur qui ne sait qu’aimer et se donner ; quelque chose de grand et de touchant se révèle à nous par des effets toujours mesquins ou ridicules ; et ces deux sentiments qui s’accompagnent en nous, donnent une saveur très particulière à l’ouvrage.

En face de ces études réalistes sur la vie contemporaine, Flaubert nous présente de hardies, d’étranges tentatives de restitution de mœurs ou d’âmes bien lointaines : la Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias, dans les Trois Contes, la Tentation de saint Antoine (1874), et surtout le roman carthaginois de Salammbô (1802). En réalité, il n’y a pas de contradiction entre les deux parties de l’œuvre de Flaubert, il a tout simplement « appliqué à l’antiquité les procédés du roman moderne », et la Tentation ou Salammbô ne sont pas construits autrement que Madame Bovary ou le Cœur simple. Seulement, l’observation directe étant impossible ici, il y a suppléé par l’étude des documents qui permettaient de reconstituer la réalité disparue.

La Tentation de saint Antoine, qui paraît une si prodigieuse fantaisie, est aussi strictement objective que l’Éducation sentimentale. Cette hallucination fantastique est sortie tout entière d’une patiente étude de documents ; de là, justement, la froideur de l’œuvre, et la fatigue qu’elle laisse : tellement l’auteur s’est mis en dehors de la vie contemporaine, tellement il a éliminé toute idée personnelle, toute conception philosophique, morale ou religieuse, qui eussent donné direction, sens et portée à ce splendide cauchemar. L’âme qui anime la Légende des siècles manque ici.

Pareillement la couleur historique de Salammbô est tout à fait différente de la couleur locale des romantiques. Je ne sais quelle estime un archéologue peut avoir pour le roman de Flaubert : pourtant il est sûr que l’œuvre n’est ni symbolique ni philosophique, mais strictement historique. Flaubert n’a rien voulu exprimer de lui-même, ni sa conception ni son rêve de la vie. Il a essayé de comprendre, de voir et de faire voir comment avaient pu vivre des Carthaginois, ainsi qu’il avait montré des Normands.

Il a essayé de déterminer sa vision par une solide et vaste érudition, de diriger et limiter son imagination par tout ce qui pouvait contribuer à former la connaissance exacte de la vie carthaginoise : visite des lieux et vue de tous les débris de l’art punique, étude de textes anciens et modernes, examen de toutes les formes analogues ou voisines de civilisation.

Au reste, il prétendait l’aire œuvre, non pas d’archéologue, mais d’artiste. Il suppléait à toutes les lacunes de l’érudition : il allait chercher à travers les siècles et les races de quoi compléter ses textes, cueillant ici un trait du Sémite biblique, et là faisant concourir sainte Thérèse à la détermination du type extatique de Salammbô. « Je me moque de l’archéologie, écrivait-il ; si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages, et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non906. » Il n’était pas dans le faux. Il a fait ce qu’il voulait, et cette œuvre, en son éclat étrange, est forte comme Madame Bovary. La psychologie, naturellement, est moins intérieure, plus sommaire ; les passions, bizarres parfois en leurs effets, ou monstrueuses, sont élémentaires en leur principe. Mais c’était une condition du sujet. Tout l’intérêt va aux manifestations extérieures par lesquelles cette humanité lointaine se représente à nous, formes de meubles ou de palais, formes de sentiments ou d’actes. Un peu lourd, quoi qu’en ait pensé Flaubert, en sa richesse descriptive, ce roman est supérieur à tout ce qu’on a pu tenter en ce genre, par la largeur pittoresque et l’énergie dramatique des tableaux.

Il serait injuste de juger comme une œuvre achevée le roman posthume de Bouvard et Pécuchet (1881). Ces expériences incessamment renouvelées de la bêtise bourgeoise deviennent vite fastidieuses et fatigantes. L’accumulation des petits faits, vraisemblables ou vrais chacun isolément, a quelque chose d’artificiel, de mécanique : ces bonshommes sont des caricatures sèches et tristes. C’est là surtout que l’ironie s’alourdit jusqu’à la cruauté : précisément parce que Flaubert prend son point de départ dans son préjugé personnel, c’est là qu’il y a le moins de vérité objective, et, sous la platitude réaliste du détail, le plus de fantaisie arbitraire : cette étude n’est, qu’un vieux paradoxe romantique traité par le procédé naturaliste.

Une dizaine de volumes, dont trois ou quatre sont des chefs-d’œuvre, voilà l’œuvre de Flaubert, et il faut lui compter cette sobriété, qui révèle l’artiste difficilement satisfait de sa production. Aussi se faisait-il de l’art la plus haute idée : c’était sa religion, le remède au mal métaphysique, la raison de vivre. Par l’art seul, l’intelligence et la volonté saisissent leurs objets qui, partout ailleurs, leur échappent : dans l’art seulement, l’homme peut connaître et créer ; hors de l’art, il n’y a qu’illusion et impuissance. Le fanatisme artistique de Flaubert n’est pas griserie d’imagination ni expansion de sympathie : c’est la dernière étape d’une pensée philosophique, qui n’a point voulu s’arrêter dans le scepticisme pessimiste. Par là encore, il clôt l’âge romantique et remet la littérature sous la direction de la réflexion critique.

2. Romanciers naturalistes : M. E. Zola. §

L’école naturaliste, que Flaubert se défendait d’avoir fondée, s’est constituée à la fin du second empire, sous l’influence de Madame Bovary et des théories littéraires de Taine, sous l’influence plus lointaine et d’autant plus prestigieuse des grands travaux des physiologistes et des médecins. Le maître qui a fourni les formules les plus impérieuses, les applications les plus éclatantes de la doctrine, est M. É. Zola907.

Flaubert n’était encore qu’un artiste : M. Zola est, prétend être un savant. Il s’inspire, outre Taine, de Claude Bernard. Un roman n’est plus seulement pour lui une observation qui décrit les combinaisons spontanées de la vie : c’est une expérience, qui produit artificiellement des faits d’où l’on induit une loi certaine et nécessaire. Il n’y a pas lieu de nous arrêter à la théorie du roman expérimental : elle repose sur la plus singulière méprise. M. Zola n’a jamais aperçu la différence qui existe entre une expérience scientifiquement conduite dans un laboratoire de chimie ou de physiologie, et les prétendues expériences du roman où tout se passe dans la tête de l’auteur, et qui ne sont en fin de compte que des hypothèses plus ou moins arbitraires. M. Zola ne nous a-t-il pas confié lui-même, dans une lettre rendue publique, que son roman du Rêve était une « expérience scientifique » conduite « à toute volée d’imagination »?

Passons donc condamnation sur les prétentions scientifiques de M. Zola : toute la série des Rougon-Macquart, cette histoire naturelle d’une famille sous le second empire, ne nous apprend rien sur la loi de l’hérédité, ne la démontre ni ne l’explique. Dans l’hypothèse de la parenté qui unit tous les héros de ces romans, je ne puis voir qu’un artifice littéraire, assez inutile du reste : les œuvres ne perdraient rien à rester isolées dans leurs titres, comme elles le sont de fait. Car toutes les branches de la famille des Rougon-Macquart poussent de tous côtés, à toutes hauteurs, et la série ne me donne pas même cette impression générale que produit la Comédie humaine de Balzac : les récits divergents ne concourent pas à former en moi l’idée d’un vaste ensemble social, où les diverses parties se tiennent et se raccordent.

La faiblesse de la conception scientifique de M. Zola apparaît assez curieusement dans le caractère particulier de chacun des romans qui doivent l’exprimer. Il semblerait que l’objet principal du romancier devrait être l’étude de l’individu en qui se continue la névrose héréditaire : mais pas du tout. L’individu s’efface : et les documents qu’apporte M. Zola sont relatifs à une spécialité professionnelle, ici les chemins de fer, là les mines, là la broderie, ailleurs la finance. C’est Gervaise qui est une Rougon-Macquart, mais c’est à l’alcoolisme de Coupeau que l’auteur s’attache ; et Gervaise, avec son hérédité, n’aurait pas déraillé, si Coupeau n’avait bu.

Au reste, expérimentations scientifiques, ou explications techniques, tout le scientifique et tout le technique se valent chez M. Zola : il n’est même pas vulgarisateur comme M. Jules Verne. Ce n’est chez lui qu’agitation confuse, étalage incohérent de mots savants ou spéciaux, qui étourdissent sans éclairer. C’est de la science en trompe-l’œil.

La psychologie des romans de M. Zola est bien courte. Sa doctrine lui disait — et son tempérament ne protestait pas contre sa doctrine — que l’observation scientifique est extérieure, non intérieure. Il ne s’est pas douté que ce n’est qu’en soi qu’on connaît les autres. Il a vu passer des gens en blouse ou en redingote, gesticuler des bras, étinceler des yeux, râler ou saigner des corps : et il s’est demandé ce que cela signifiait. Ou plutôt, il l’a demandé à sa science : ses manuels de médecine lui ont montré des cas pathologiques ; ses manuels de physiologie lui ont expliqué les fonctions de la vie animale. Persuadé qu’il tenait tout l’homme, il n’a rien cherché dans la vie humaine au-delà des accidents de la névrose et des phénomènes de la nutrition. Des agitations de fous, ou des appétits de brutes, voilà tout ce qu’il nous offre : de là, l’indigence psychologique, le vide inquiétant de ses bonshommes : de là, la mécanique brutale et grossièrement conventionnelle de leurs actes. Ce sont des fous ou des brutes, de qui, au bout de quatre cents pages, après qu’ils ont étalé leur vie, on n’a rien à dire, sinon que ce sont des brutes ou des fous.

Malgré ses ambitions scientifiques, M. Zola est avant tout un romantique. Il me fait penser à V. Hugo. Il a un talent vulgaire et robuste, où domine l’imagination. Ses romans sont des poèmes, de lourds et grossiers poèmes, mais des poèmes. Les descriptions sont intenses, éclatantes, écrasantes, et tournent en visions hallucinatoires908 : l’œil de M. Zola, ou sa plume, déforme et agrandit tous les objets. C’est un rêve monstrueux de la vie qu’il nous offre : ce n’en est pas la réalité simplement transcrite. Sa fantaisie effrénée anime toutes les formes inertes ; Paris, une mine, un grand magasin, une locomotive, deviennent des êtres effrayants qui veulent, qui menacent, qui dévorent, qui souffrent ; tout cela danse devant nos yeux comme dans un cauchemar. La pauvreté et la raideur des caractères individuels les inclinent à devenir des expressions symboliques909, et le roman tend à s’organiser en vaste allégorie, où plus ou moins confusément se déchiffre quelque conception philosophique, scientifique ou sociale, de mince valeur à l’ordinaire et de nulle originalité. Tout cela est bien d’un romantique, et l’on a pu qualifier de réalisme épique le genre de M. Zola. Des épopées sociologiques, voilà bien en effet ce qu’il a donné, et j’y trouve à peu près autant de document humain que dans les épopées humanitaires de la Légende des siècles.

Mais c’est précisément ce romantisme, cette puissance poétique qui font la valeur de l’œuvre de M. Zola : cinq ou six de ses romans sont des visions grandioses qui saisissent l’imagination. Surtout, incapable, comme il est, de faire vivre un individu, il a le don de mouvoir les masses, les foules : il est sans égal pour peindre tout ce qui est confus et démesuré, la cohue des rues, une réunion de courses, une grève, une émeute. Toutes les parties de Germinal qui expriment la vie et l’âme collectives des mineurs, sont étonnantes de largeur épique.

Avec ce Germinal, qui est l’épopée du mineur du Nord, l’œuvre maîtresse de M. Zola est l’Assommoir, l’épopée de l’ouvrier parisien. Par un heureux accord de ces sujets vulgaires et de son talent brutal, M. Zola a mis dans ces deux romans plus de vérité, une observation plus serrée et plus précise que dans les autres : là aussi, plus de sincérité, je crois, et moins d’artifice verbal. Ce sont les deux maîtresses œuvres qui resteront de ce laborieux ouvrier. Je ne dis rien de sa Débâcle : grand sujet, œuvre manquée. Toute l’émotion est dans la matière : et pour preuve, qu’on relise les plus ordinaires correspondances des journaux de 1870, on sera tout aussi douloureusement empoigné.

3. Mm. de Goncourt, Daudet, Maupassant. §

MM. Edmond et Jules de Goncourt910 ont inventé trois choses, ils le disent du moins : le naturalisme, la vogue du xviiie siècle, et le japonisme. Pour nous en tenir à la littérature, ils se flattent un peu ; cependant Germinie Lacerteux est de 1865, et suivait Renée Mauperin, qui est de 1864. Or tant par l’une que par l’autre de ces deux œuvres, ils indiquaient trois caractères du naturalisme : d’abord l’usage du document, de la note prise au vol dans les rencontres de la vie ; traduisons : la substitution du reportage à la psychologie ; en second lieu, la superstition ou la prétention scientifique, la fréquentation de la clinique, l’étude de l’hystérie ici, là de la maladie de cœur, donc la substitution de la pathologie à la psychologie ; enfin, dans Germinie Lacerteux, le principe si contestable que les faits vulgaires et les milieux populaires sont le propre domaine de l’art réaliste, qu’il y a plus de réalité dans l’œuvre quand il y a plus de grossièreté dans la matière.

MM. de Goncourt ont conscience d’avoir été « des créatures passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables » : ils ont été en effet des maniaques littéraires. Sur leurs terribles carnets ils ont couché tout ce que leurs yeux et leurs oreilles ont rencontré, choses et hommes, meubles et idées ; plus sensitifs qu’intelligents, ils ont à l’ordinaire curieusement fixé l’aspect des choses, cruellement aplati les idées des hommes. Surtout ils ne se sont jamais doutés combien cette féroce application à tout convertir en notes pour des livres pouvait fausser les justes proportions, altérer la vraie couleur de la vie. Dans leur œuvre laborieuse, ils ont réussi surtout à exprimer certains types de détraqués et de déclassés, gens de lettres, artistes, acrobates ; ils ont rendu avec une singulière originalité les formes d’âmes les plus factices qu’une civilisation trop raffinée fait éclore, la jeune fille du grand monde parisien, par exemple, dans ce roman de Renée Mauperin, qui demeurera, je pense, l’une des œuvres caractéristiques de notre temps.

Enfin, par leur style tourmenté, raffiné, souvent extravagant ou alambiqué, souvent aussi d’une intense et originale précision, MM. de Goncourt ont exercé une grande influence sur leurs contemporains. Ils ont créé vraiment le style impressionniste : un style très artistique, qui sacrifie la grammaire à l’impression, qui, par la suppression de tous les mots incolores, inexpressifs, que réclamait l’ancienne régularité de la construction grammaticale, par élimination de tout ce qui n’est qu’articulation de la phrase et signe de rapport, ne laisse subsister, juxtaposés dans une sorte de pointillé, que les termes producteurs de sensations.

M. Alphonse Daudet911, un fin Méridional, nature souple, nerveuse, séduisante, a subi l’influence de MM. Zola et de Goncourt. Ce n’a pas été toujours pour son bien : mais le mal, en somme, n’est pas grave, et son œuvre met suffisamment en lumière son originalité. Lui aussi, il a eu des calepins noirs de notes ; lui aussi, il a déversé ses notes dans ses romans ; on y a trouvé le fait divers, le procès scandaleux de la veille ou de l’avant-veille. Lui aussi, il a pris une gravité de médecin consultant, il a tâté le pouls à la société ; on l’a vu déposer en justice comme un expert en psychologie, dont la consultation fait preuve.

Mais M. Daudet avait trop de spontanéité pour que ses théories pussent gâter son talent : et il nous a donné quelques-uns des plus touchants, des plus séduisants romans que nous ayons. Tout ce qui est dans son œuvre impression personnelle et vécue, non pas seulement chose vue, mais chose sentie, ayant fait vibrer son âme douloureusement ou délicieusement, tout cela est excellent : il a été supérieur dans la description de tout ce qui intéressait sa sympathie. L’impersonnalité du savant n’a jamais été son fait : mais il a su objectiver sa sensation, remonter à la cause extérieure de son émotion, et, domptant le frémissement intérieur de son être, que l’on sent toujours et qui prend d’autant plus sur nous, il s’est appliqué à noter exactement l’objet dont le contact l’avait froissé ou caressé. Il est arrivé à faire une œuvre objective et point du tout impersonnelle. Provençal, il a décrit la Provence, son soleil, ses paysages, depuis le caricatural Tartarin jusqu’au très réel Roumestan. Ayant vécu à Lyon et à Paris, dans les quartiers populeux, parmi la petite bourgeoisie, ayant peiné, et longtemps coudoyé les gens qui peinent, commerçants, employés, ouvrières, il a représenté les vieilles maisons, les rues bruyantes de Lyon et de Paris, la vie laborieuse et tumultueuse des fabriques, les durs combats pour arriver aux échéances ou atteindre le jour de paye, l’effort journalier, épuisant, contre la misère : le Petit Chose, Jack, Fromont jeune et Risler aîné, des coins du Nabab et de l’Évangéliste sont d’exquises et fortes peintures de la vie bourgeoise et presque populaire. M. Daudet a l’intuition psychologique et la bonne méthode : il a su fabriquer son œuvre avec son expérience intime, sans étaler son moi. Il se pourrait bien que la vraie poésie réaliste, que nous cherchions précédemment, ce fût lui qui l’eût trouvée.

Enfin, M. Daudet a tenté aussi de grandes études historiques de mœurs contemporaines : le monde du second empire dans le Nabab, le monde des souverains en déplacement ou en disponibilité dans les Rois en exil, le monde de l’Institut dans l’Immortel. Ce dernier roman est une complète erreur ; mais les précédents, dans le décousu et l’incohérence de leur composition, présentent d’admirables parties. M. Daudet, finement et nerveusement, a su rendre certains aspects du Paris d’il y a trente ans, aspects de la ville, aspects des âmes ; il a dessiné de curieuses et vivantes figures : il a rendu aussi, en scènes touchantes ou grandioses, l’idée que de loin, par les indiscrétions des journaux ou la publicité des tribunaux, nous pouvons nous faire des existences princières dans les conditions que le temps présent leur fait. Mais il a donné des analyses plus serrées et plus poignantes, dans ce roman de l’Évangéliste, où il a dépeint le ravage du fanatisme religieux dans certaines âmes contemporaines. Dans son écriture, comme on dit, un peu hâtive, trop voisine parfois des documents du calepin, c’est là vraiment une œuvre forte. Il a réussi peut-être encore mieux dans Sapho, sujet scabreux et navrant, qu’il a traité avec une délicatesse, une force, une sûreté incomparables.

La répression de la sensibilité, l’étude sévère de l’objet, ne coûtaient aucune peine à Guy de Maupassant912 : aussi est-ce chez lui, après Flaubert, qu’il faut chercher la plus pure expression du naturalisme. Talent robuste plutôt que fin, sans besoin d’expansion sympathique, sans inquiétude intellectuelle, Maupassant n’avait ni affections ni idées qui le portassent à déformer la réalité : ni son cœur ne réclamait une illusion, ni son esprit ne cherchait une démonstration. Flaubert lui apprit à poursuivre le caractère original et particulier des choses, à choisir l’expression qui fait sortir ce caractère. Une fois formé, au gré de son maître, Maupassant se mit à écrire des nouvelles et des romans remarquables par la précision de l’observation et par la simplicité vigoureuse du style.

Dans tout cela, pas de philosophie profonde : dans l’air ambiant, Maupassant a pris la doctrine de l’écoulement incessant des phénomènes ; elle dispense de philosopher, et il s’en tient là. Il voit l’homme assez laid, médiocre, brutal en ses appétits, exigeant en son égoïsme, fort ou rusé selon son tempérament et sa condition, et, par force ou ruse, chassant au plaisir ou au bonheur : les satisfactions physiques et les biens matériels sont les objets presque toujours de cette chasse. En somme, le gorille méchant ou polisson de Taine, tel que le peuvent babiller les classes moyennes ou populaires en notre France. Dans cette vue de l’homme, rien de systématique, aucun parti-pris : Maupassant s’est regardé, jugé dans sa soif de bien-être, de jouissances, d’active expansion de son être physique et sensible ; il a regardé, jugé nombre d’individus, paysans et bourgeois, en qui il n’a rien trouvé aussi de plus.

Dans le développement de ses caractères, point d’outrance philosophique, point d’exclusion a priori de la psychologie. Ce sont des corps, mais aussi des esprits et des âmes dont il parle : il ne se prononce pas sur la cause des phénomènes, mais il lui suffit que tout le monde s’entende sur les ordres de faits désignés par les noms d’idées, désirs, affections, volontés. Il fera au tempérament sa place, rien que sa place.

Mais il n’a point de goût, ni d’aptitude aux fines études psychologiques. Au fond, le roman psychologique est analytique, le roman de Maupassant est synthétique. Il veut représenter les apparences de la vie, faisant entendre par les mouvements, par les actes, les ressorts et les forces intimes de la conscience. Il y aura quelque chose de court et sommaire dans sa psychologie ; en revanche, rien d’abstrait, rien de purement logique : tout sera solide et réel.

L’œuvre de Maupassant nous représente tous les milieux et tous les types qui sont tombés successivement sous son expérience : paysans de Normandie, petits bourgeois normands ou parisiens, propriétaires ou employés, il a dessiné des types vulgaires avec une puissante sobriété, sans férocité, sans sympathie aussi, parfois avec une sorte de dédain concentré qui donne à son récit un accent d’ironie âpre. Plus commune dans les nouvelles des premiers temps, cette nuance de comique un peu dur s’atténue dans les principales œuvres. Son champ d’expériences s’étant agrandi, il a dit, dans Bel Ami, la lutte sans scrupules pour la vie, c’est-à-dire pour l’argent, le pouvoir et le plaisir, dans le monde de la presse et de la politique ; puis il a touché les choses du cœur, dans des milieux plus délicats (Fort comme la mort). Enfin, il a paru incliner vers les sujets fantastiques, vers le merveilleux physiologique et pathologique : son système nerveux qui commençait à se détraquer, lui imposait ces visions.

Si l’on veut avoir une idée de la simplification hardie par laquelle Maupassant dégage le caractère de la réalité complexe et touffue, on devra prendre de préférence Une vie : une pauvre vie de femme, vie de courtes joies et de multiples déceptions, de misères médiocres et communes qui font de profondes blessures, vie d’espérance obstinée, indéracinable, qui, trompée par un mari, trompée par un fils, se reporte avec une navrante candeur sur le petit enfant destiné peut-être à lui fournir la dernière leçon de désillusion, si la mort ne vient pas avant. Cette vie, très particulière en son détail, est si vraie, d’une vérité si moyenne en sa contexture et qualité, qu’elle en prend une valeur générale : à sa tristesse s’ajoute toute la tristesse des innombrables vies que nous apercevons derrière ce cas unique, et la puissance douloureuse de l’œuvre en est infiniment accrue.

Le roman a été, depuis une trentaine d’années, le plus heureux et le plus fécond des genres : c’est celui aussi où les tempéraments ont été le moins comprimés par les traditions ou les théories. Je ne puis que nommer rapidement les principaux écrivains qui ont donné des œuvres agréables ou fortes, m’attachant de préférence aux originalités représentatives d’un groupe ou d’une tendance.

Au temps même où Flaubert donnait le type du roman naturaliste, le roman idéaliste survivait en George Sand, toujours active, et en Feuillet913. Défenseur du devoir, de la vieille morale chrétienne, avocat de la femme à qui la société, l’homme rendent la vertu difficile et lourde, amateur de combinaisons romanesques, arrangeur d’accidents tragiques, Feuillet est précieux par son expérience du monde : certaines parties aristocratiques de notre société n’ont été vues et bien rendues que par lui. Sous l’élégance parfois maniérée de son style, il y a plus de réalité qu’on ne croit.

A mesure qu’il vieillissait, il a marqué de traits plus forts, presque brutalement, la décomposition, la démoralisation de certain grand monde, exquis gentilshommes aux âmes vides ou dures, délicieuses jeunes filles aux propos cyniques.

M. Cherbuliez914 a conté des histoires bizarres, aux aventures compliquées, dosant adroitement la surprise et la sympathie, assez banal en sa psychologie et superficiel en son émotion. Mais ce romancier médiocre est un homme intelligent, d’esprit ouvert à toutes les idées, curieux d’art, de science, de philosophie, universel et cosmopolite comme un Genevois cultivé peut l’être. Il a mis dans ses romans des silhouettes exotiques, qui sont amusantes et paraissent exactes. Mais surtout il a eu le don de la causerie philosophique : il excelle à faire dialoguer sur les questions actuelles de sociologie ou de science des personnages légèrement caractérisés et spirituellement excentriques915. Toutes les parties de ses romans qui ne sont ou peuvent n’être que des contes à la Voltaire, sont charmantes : quel malheur qu’il ne s’en soit pas tenu là !

Deux romanciers qui ont circonscrit leur observation, sont arrivés à rendre supérieurement certains milieux particuliers, avec les espèces morales qui s’y développent : M. Ferdinand Fabre916 a fait quelques tableaux remarquables de la dévotion rustique et populaire dans les Cévennes méridionales, mais surtout de vigoureuses études des caractères ecclésiastiques, des formes très spéciales que l’Eglise impose aux passions, aux convoitises, aux haines des hommes ; M. Emile Pouvillon917, esprit délicat et pénétrant, peint des paysans languedociens et gascons avec un très fin sentiment des harmonies de l’homme et du sol.

M. Anatole France918 a fait passer, semble-t-il, dans le roman l’influence de Renan, avec plus de dilettantisme qu’il n’y en eut réellement chez celui-ci. Avec un mélange original de sympathie et d’ironie, il conte des légendes religieuses, les miracles du mysticisme ou de l’ascétisme ; d’autres fois, il nous promène à travers le monde moderne, prenant plaisir à nous détailler les plus excentriques ou immorales combinaisons de la sensualité et de l’intelligence, du positivisme et de l’esthétisme dans les âmes contemporaines. Le jeu raffiné de l’esprit autour de la foi et de la morale évangéliques, ce goût intellectuel pour la simplicité du cœur qui n’est encore qu’une perversion de plus dans nos incohérentes natures, ont trouvé en M. A. France le plus curieux, le plus séduit, et le plus impitoyable pourtant des historiens. Amateur de curiosités philosophiques, érudit, bibliophile, il se promène de l’alexandrinisme au xviiie siècle, de la Thébaïde à la rue Saint-Jacques, de Paris à Florence, mettant dans tous ses romans ses goûts de fureteur et de chartiste, son tour de pensée spirituel et séduisant, et son exquis sentiment de l’art. Il a trop d’adresse et de malice pour donner l’illusion de la réalité : c’est un conteur délicieux, et ce sont ses gestes, sa voix, son sourire, sa fantaisie, que l’on aime dans ses histoires.

Les deux œuvres les plus considérables que nous rencontrions, dans ces vingt dernières années, à côté du naturalisme, sont celles de MM. Bourget et Loti. M. Bourget919 s’est fait le peintre du highlife : c’est le côté déplaisant de son talent, et la cause de certaines affectations dont son œuvre est gâtée parfois. Mais c’est, depuis Stendhal, le plus grand maître du roman psychologique que nous ayons eu. Lourdement, minutieusement, prolixement, mais enfin avec puissance et profondeur, il nous décrit des âmes, des états d’âmes, des formations et des transformations d’âmes ; ce que peut donner dans une âme contemporaine la situation d’Hamlet (André Cornélis), ce que peut être l’amour d’une femme du inonde ou l’amour d’une coquine dans notre société contemporaine (Mensonges), ce que peut produire telle doctrine philosophique dans une âme résolue à conformer sa pratique à son idée (le Disciple), etc. Et il y a bien, dans ce dernier roman, les cent cinquante pages d’analyse les plus étonnantes qu’on ait écrites, lorsque M. Bourget fait l’éducation de son « disciple », notant toutes les circonstances et influences qui déterminent le caractère, de la première enfance à l’âge d’homme. Là, le roman redevient vraiment ce que Taine souhaitait, un document d’histoire morale.

Pierre Loti, pseudonyme qui cache M. le lieutenant de vaisseau Julien Viaud920, est un écrivain sensitif et subjectif à la façon de Chateaubriand. Il en a l’intensité d’impressions pittoresques, la profondeur de mélancolique désillusion ; mais Loti, au reste, est très personnel et tout moderne. Détaché de toute croyance religieuse, il n’essaie pas de colorer en sentiment chrétien son incurable pessimisme de sensuel mélancolique : il sent l’être, en lui, hors de lui, s’écouler incessamment dans les phénomènes, et il poursuit la jouissance passagère de la sensation attachée aux apparences ; mais il savoure, dans le moment même où il jouit, l’amertume de l’inévitable anéantissement de l’apparence hors de lui, de la sensation en lui. Sa carrière de marin lui a fourni le moyen de développer, d’achever son tempérament : elle l’a promené par le monde, à travers toutes les formes de la nature et de la vie ; elle a rendu plus aiguës ses perceptions et ses mélancolies. Sa vocation littéraire est née de l’idée que le livre seul pouvait fixer dans une réalité durable quelques parcelles de ce moi et de ce monde toujours en fuite.

Dans des œuvres sincères, en un style étrangement vibrant et intense, Loti a dit quelques-unes des impressions qu’il a recueillies en ses campagnes : dans le Spahi, les soleils du Sénégal ; dans Mon frère Yves, les vastes paysages de pleine mer, quand le vaisseau fuit et que « l’étendue miroite sous le soleil éternel », des coins de Bretagne pluvieuse rendus avec une singulière délicatesse ; dans Pêcheurs d’Islande, la Bretagne encore, et la mer boréale, et le Tonkin, et les mers tropicales. Loti est un des grands peintres de notre littérature : il se place à côté de Chateaubriand, par la fine ou forte justesse des tons dont il fixe les plus mobiles, les plus étranges aspects de la nature.

Nulle psychologie, du reste, dans les bonshommes qui peuplent ses tableaux : quelques états de sensibilité, les siens, aspirations vagues et douloureuses, désirs de l’impossible, regrets de l’écoulé, nostalgies, désespérances, toutes les nuances enfin de cette disposition élémentaire qu’on peut appeler l’égoïsme sentimental.

Avec ce tempérament, Loti est l’écrivain le moins fait pour la fabrication mécanique des productions littéraires. Le subjectivisme, à ce degré, ne se sauve que par l’absolue spontanéité.

Chapitre VI
Science, histoire, mémoires §

1. Science et philosophie : Claude Bernard. Nos moralistes. — 2. Érudition et histoire : Fustel de Coulanges. — 3. Ernest Renan : morale idéaliste et science positive. L’esprit de l’homme et l’influence de l’œuvre. — 4. Mémoires, lettres, voyages : Mme de Rémusat, Marbot, Pasquier, Doudan, etc.

Il est très difficile de marquer aujourd’hui où s’arrête la littérature : l’intelligence est diffuse, la curiosité vaste ; hors des genres définis qui promettent des impressions d’art, jamais, je crois, plus d’ouvrages spéciaux n’ont pris place dans la littérature. J’entends par là qu’ils sont parvenus à un public qui en juge sans compétence particulière, qui n’y cherche aucune instruction technique, qui s’en fait, plus ou moins frivolement ou grossièrement, des moyens de culture générale, de plaisir intellectuel. Il n’est pas possible aujourd’hui, moins encore qu’au xviiie siècle, de s’enfermer dans la littérature d’art, et il faut qu’un homme qui ne se désintéresse pas des choses de l’esprit, ait l’œil ouvert sur ce qui se passe dans les mondes divers de l’érudition, de la science et de la philosophie.

Je suis donc obligé d’indiquer approximativement l’extension que la littérature a reçue de là. Il est clair que ces indications seront très superficielles, très incomplètes ; et il ne faut pas y chercher même une esquisse de développement des ordres de connaissances auxquelles se rapportent les ouvrages que je citerai. Je me fais seulement public, et je ne veux que désigner les œuvres qui ont fait sortir du cercle restreint des spécialistes les idées, les notions, les hypothèses, les acquisitions récentes de la philosophie, de la science et de l’érudition.

1. Science et Philosophie §

Taine, dont j’ai parlé, Renan, dont je parlerai, l’Anglais Darwin921, qui ne m’appartient pas, voilà les trois grands modificateurs des esprits contemporains : c’est d’eux, de l’un plus, de l’autre moins, assez souvent de tous les trois tant bien que mal amalgamés et fondus, c’est d’eux que nous tenons la plupart de nos idées générales. Darwin surtout — plus mal compris à mesure qu’il était moins directement étudié — est devenu presque populaire.

Un grand nombre de traductions d’ouvrages étrangers sont devenues matières de lecture courante : avec le naturaliste Darwin, l’Angleterre nous a fourni ses philosophes, Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexandre Bain922. De l’Allemagne, nous avons connu surtout, de première ou de seconde main, le matérialisme scientifique de Büchner923, l’évolutionnisme systématique de Hæckel ; le pessimisme de Schopenhauer nous a conquis ; et M. de Hartmann a mis pour un temps l’inconscient à la mode. Et voici que commence le règne de Nietzche, destructeur du kantisme, du christianisme, et restaurateur de la vraie morale par le culte irréfréné du moi.

Mais rentrons en France. Nos savants se sont, en général, rigoureusement renfermés dans les études spéciales, et n’ont pas cherché à élargir leur popularité par la séduction des hypothèses générales et des vastes perspectives systématiques. Des plus fameux, comme M. Pasteur, on sait les travaux, mais on n’a rien à lire. Cuvier, Arago s’étaient, dans la première moitié du siècle, fait une réputation, comme autrefois Fontenelle, par les éloges académiques : le genre a passé de mode, ou bien leurs dons d’exposition littéraire n’ont pas passé à leurs successeurs. C’est l’intérêt philosophique des idées qui a donné accès à quelques écrits scientifiques auprès des hommes que la chimie ou l’histoire naturelle n’intéressent pas par elles-mêmes ; telles pages924, par exemple, qui précisent sur certains points la conception qu’un homme de notre âge peut se former de l’univers, ou telles discussions sur le darwinisme925, d’où nous sortons mieux renseignés sur la valeur générale de la doctrine. Il y a un point où l’histoire se réduit à l’archéologie, qui se confond à son tour dans l’anthropologie ; et la curiosité historique, qui est un des caractères de ce temps, a valu des lecteurs inattendus à des travaux tout à fait techniques926 . Mais l’œuvre qu’il faut tirer hors de pair, c’est l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard927 : œuvre de science pure qui est définitivement établie comme une œuvre maîtresse de la philosophie contemporaine, et qui joint au large intérêt du fond la solide simplicité de la forme.

Pour la métaphysique et la psychologie, un homme qui reste amateur en philosophie choisira, parmi la multitude des essais historiques, dogmatiques ou critiques, les forts écrits de M. Renouvier928, les rigoureuses recherches de M. Ribot, les ingénieuses, parfois aventureuses, et toujours littéraires études de M. Fouillée, les très suggestives discussions de Guyau sur les plus troublants problèmes de l’heure présente. De moralistes à l’ancienne mode, nous n’en avons plus : les Maximes sont devenues un jeu innocent, sans conséquence et sans portée. Les écrivains qui se sont senti le don de l’observation morale ont émigré en masse vers le roman et le théâtre, pour mettre en action et en drame leur expérience. Quelques-uns ont coulé tout doucement leurs remarques personnelles, leurs conceptions de l’homme et de la vie, dans les formes de l’histoire ou de la critique. Ce que Prévost-Paradol avait fait pour les moralistes français, M. C. Martha929 l’a fait, très délicatement, pour les moralistes latins ; M. J. Simon, aussi finement et plus malignement, pour quelques contemporains930 . Arvède Barine931, par une création synthétique que dirige un remarquable sens psychologique, rend de pâles figures historiques aussi vivantes, aussi réelles que des personnages de roman.

Une des plus inattendues et originales applications de ce talent est celle que nous présente M. Gréard : il a mis sa clairvoyance de moraliste dans la rédaction des rapports et documents administratifs ; et c’est la première fois, je crois, que des « écritures » de cet ordre sont devenues œuvres littéraires932.

Au reste, il faut ici réserver la part de ce que l’avenir révélera.

La littérature du xixe siècle ne sera complète qu’au xxe ou au xxie siècle : quand nous ne serons plus, nos héritiers découvriront des penseurs qui auront fait leur tâche parmi nous, à côté de nous, à notre insu. Il se rencontrera peut-être alors quelque moraliste, qui aura passé sa vie à noter chaque acquisition de son expérience. C’est ainsi que récemment le Suisse Amiel nous a été découvert après sa mort : type remarquable d’impuissance pratique et d’activité interne, esprit tout occupé à l’analyse de soi, perdant à s’étudier le temps et la faculté d’agir, subtil, pénétrant, triste de clairvoyance aiguë, et, il faut bien le dire, quelquefois insupportable par sa manie de tout compliquer pour décomposer tout933.

2. Érudition et histoire : Fustel De Coulanges. §

Mais c’est toujours l’histoire, avec ses sciences auxiliaires, qui enrichit le plus notre littérature. Par les grands historiens romantiques, l’histoire a été vraiment réunie à la littérature, qu’elle ne touchait jusque-là qu’accidentellement. A la suite de l’histoire, toute l’érudition, toutes les parties de l’archéologie et de la philologie, apportent leur contribution. La valeur littéraire des œuvres d’érudition se mesure à deux caractères : la quantité de pensée philosophique impliquée ou suggérée ; l’intensité de vie concrète exprimée ou dégagée.

Je mets à part Renan, dont toute l’œuvre est sortie en somme de la philologie sémitique : j’y reviendrai tout à l’heure. A l’archéologie appartient la vaste Histoire de l’art dans l’antiquité de M. Perrot934, qui — je laisse toujours le mérite spécial — nous fait voir dans ses expressions artistiques le mouvement général des civilisations anciennes, et saisir la vie même des siècles lointains dans tous les débris qu’elle a laissés, depuis le temple ou la forteresse jusqu’aux bijoux et aux vases ; c’est aussi comme une ample leçon d’esthétique expérimentale. A la philologie se rattache la fine et suggestive Histoire de la littérature grecque935 de MM. Alfred et Maurice Croiset, modèle de forme sobre et simple autant que de science exacte. Parmi tant de remarquables travaux qui font concourir la philologie, l’histoire et la critique à l’explication des œuvres grecques ou romaines, il faut nous arrêter aux études diverses de M. Gaston Boissier936 sur la littérature latine. Très au courant de la science allemande comme de l’érudition française, fortement influencé par Renan, mais s’interdisant d’aborder directement les controverses brûlantes comme de discuter abstraitement les questions philosophiques, M. Boissier s’est enfermé dans son rôle d’historien : historien non des faits, mais des âmes, des idées, des croyances, dont il a recherché de préférence l’expression dans les monuments écrits, dans l’épigraphie et la littérature. Dans son œuvre impartiale et objective, il a porté un fin sentiment de l’originalité des hommes, des nations et des époques, une sûre intuition des mouvements intimes qui transforment incessamment les réalités en apparence les mieux fixées. Des textes et de la sèche érudition, il extrait la vie, vie de Cicéron, ou d’Horace, ou de Virgile, vie de la société romaine aussi en ses divers états, à ses diverses étapes : son style translucide atteint avec une égale aisance les formes sensibles et les invisibles forces, l’être individuel et l’âme collective.

L’histoire elle-même a subi depuis le milieu du siècle les mêmes influences que nous avons retrouvées dans toutes les parties de la littérature : romantique effrénément avec Michelet, elle est devenue objective, c’est-à-dire ou scientifique ou réaliste, souvent les deux à la fois. Pour se faire scientifique, elle n’a eu qu’à se pénétrer d’érudition : à mesure que s’imposait le document, à mesure que la critique des sources et des témoignages se faisait plus rigoureuse, à mesure aussi que les ambitions se restreignaient, que se passait la mode des conceptions universelles et des symboles immenses, les historiens, ne prétendant qu’à faire fonction d’historiens, s’attachèrent à reproduire exactement, par une recherche minutieuse, l’enchaînement des faits, à en définir le caractère et la signification. Il était à craindre que l’histoire ne versât dans l’abstraction, et ne tournât à une sorte de mécanique morale. Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ; la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins, facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits la tentation de l’essayer.

Cette histoire dégagée de toute philosophie a priori comme de toute fantaisie subjective, j’en trouve les premiers traits dans les excellents travaux de Mignet937, non pas sa Révolution française, œuvre de jeunesse et trop voisine de 1830, mais son Charles-Quint, sa Succession d’Espagne, où malheureusement l’impersonnalité scientifique de la forme tourne en insignifiance littéraire : puis dans les exactes et sévères études de M. Sorel938, où les faits bien choisis, bien contrôlés, bien évalués, conduisent d’eux-mêmes la réflexion du lecteur à saisir les états moraux collectifs ou individuels qui s’y révèlent. M. Sorel est un remarquable historien qui n’est qu’historien. Il y a plus de « littérature », au sens esthétique du mot, chez M. Lavisse939, dans ce style nerveux de psychologue réaliste que réjouit le spectacle des volontés déployées dans les faits, et surtout chez Fustel de Coulanges.

Un grand historien, celui-ci, et un grand écrivain940. Quand ce qu’il a apporté d’idées neuves et justes aura passé dans les manuels élémentaires, et que les historiens verront surtout les témérités ou les erreurs de ses livres, il demeurera entier dans la littérature, comme Montesquieu et comme Michelet. Il a réduit au minimum la subjectivité, impossible à éliminer absolument de tous les travaux où l’intelligence ne peut se substituer l’automatisme des instruments. Il y a bien quelque réaction du sentiment français à l’extrême point de départ de ses travaux sur les origines de la féodalité. Dans cette Cité antique qui révèle la force des institutions religieuses parmi les sociétés antiques, je sens passer le même courant d’idées contemporaines que dans les études de Renan sur le christianisme ou de M. Boissier sur le paganisme : je dirais presque le même que dans la poésie mythologique de M. Leconte de Lisle. Mais toutes les suggestions de la personnalité, les pressions du milieu prennent vite chez Fustel de Coulanges la forme scientifique : elles deviennent des idées d’enquêtes historiques, qu’il poursuit méthodiquement, sans parti pris, cédant aux textes critiqués, contrôlés avec la dernière rigueur ; et s’il reste une cause d’erreur, elle est dans l’infirmité humaine, dans la complaisance dont le plus sévère esprit ne peut se défendre pour les pensées qui sont sa conquête ou sa création, dans la facilité avec laquelle il laisse écouler toujours un peu de lui-même dans les choses, et sollicite l’imprécise élasticité des textes.

Mais enfin je ne sais rien de plus pénétrant et de plus fort que les études de Fustel sur les institutions d’Athènes, de Sparte, de Rome, sur la monarchie franque et la transformation de la société gallo-romaine en féodalité française. Il y a là une étendue d’informations et une sobriété puissante d’exposition, une force d’idées dans l’enchaînement et l’interprétation des faits, cette plénitude concentrée enfin et cette fermeté robuste de style qui font les chefs-d’œuvre. Cela est parfaitement simple et beau. Fustel de Coulanges est un philosophe, ou plutôt un homme de science : ce qu’il poursuit, c’est la réduction du réel à des lois ; tous ses travaux sont des généralisations. Et il serait faux d’estimer son œuvre abstraite. Sans dépense de couleur, sans collection de petits faits ni défilé d’anecdotes, avec le plus sobre usage des textes dont il extrait l’essence, il nous fait sentir la vie. On voit bien qu’il l’atteint en ses sources profondes, en ses organes essentiels. Mais, de plus, la précision extrême de son étude exprime toute la réalité : il sait obtenir les plus grands effets par les plus simples moyens, et quelques types compréhensifs, quelques faits caractéristiques — très peu nombreux, mais très soigneusement choisis — nous rendent la Grèce présente, en sa vivante originalité, ou Rome, ou la France des Mérovingiens.

Fuslel de Coulanges ne cherche rien au-delà de la représentation explicative du passé : Taine emploie l’histoire à faire la psychologie et la sociologie. Et Renan y fait tenir toute la philosophie.

3. Ernest Renan. §

Renan941 a le charme, la grâce, l’imagination, l’ironie, la souplesse délicieuse de l’intelligence, la richesse éblouissante des idées : peintre exquis de paysages, pénétrant analyseur d’âmes, penseur profond ; ce sont qualités et séductions que nul ne conteste à son œuvre. Mais on lui fait injustice de ne vouloir souvent voir en lui qu’un incomparable amuseur, un dilettante prestigieux, et comme le plus fort acrobate de l’esprit qui ait existé. Ceux qu’il amuse seulement, sont ceux qui ne l’ont pas compris, ou qui n’ont pas voulu s’en donner la peine : car il n’y a qu’une incurable frivolité ou un violent parti pris qui puisse s’y méprendre.

Pour bien juger ce maître irréparable, il faut se souvenir que l’œuvre de sa vie est une histoire de la religion : Histoire des origines du Christianisme, Histoire d’Israël. Cette histoire est telle, en ses deux parties, qu’elle est rigoureusement et tout entière déterminée par les solutions des problèmes philologiques. Elle ne peut être écrite que par un philologue. Libre aux spécialistes d’être sévères à la science de Renan. Un doute me reste : dans quelle mesure ne lui font-ils pas expier ces dons littéraires par où il était si loin lui-même de chercher le succès ? Je ne suis pas sûr, après toutes les critiques des gens du métier, que la même science, sans aucun soutien de talent littéraire, n’eût pas obtenu davantage leur estime. Si souvent qu’on le prenne en faute, si nombreuses qu’aient été ses erreurs certaines et ses hypothèses téméraires — je m’en rapporte absolument aux gens compétents, — il reste que nous n’avons en France aucun travail synthétique qui se compare à ces deux ouvrages.

Mais, ici, l’intérêt philosophique dépasse l’intérêt d’érudition ou d’histoire. Une conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le secret de son âme.

Et d’abord, Renan n’a pas séparé la théorie de la pratique : sans fracas, sans ostentation, si aisément que l’on n’y fait pas attention, Renan a conformé sa vie à sa croyance. Il a agi, plus que bien d’autres qui se sont bruyamment agités. Toute sa vie de savant, d’écrivain, d’homme de cabinet, est le résultat d’un acte, d’un acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d’énergie. Pour des raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est sorti du séminaire. Il a pris la voie dure, périlleuse, incertaine, au lieu de la voie facile. Cet acte suffit à une vie. Je ne lui ferai pas honneur du fameux Pecunia tua tecum sit : d’autres l’eussent fait. Cela montre seulement avec quelle douce inflexibilité cet homme savait pratiquer le respect de sa pensée.

L’originalité de Renan dépend principalement de sa rupture avec l’Eglise : en d’autres termes, de sa double culture. Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis — ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect de la foi. Puis il s’est livré à la science, il en a tenté les deux voies maîtresses, les sciences de la nature, et l’érudition philologique ; celles-là pour en comprendre l’esprit, les méthodes, la portée, et pour compléter sa culture, celle-ci pour y chercher la matière de sa pensée et l’aliment de son activité. Il a cru à la science plus ardemment que personne, et il lui a remis avec confiance l’avenir de l’humanité. Du principe fondamental de la science, de l’affirmation du déterminisme des phénomènes, il a fait sortir toute son œuvre.

Mais ce savant, qui n’a jamais cessé de pratiquer et de recommander la recherche méthodique du vrai, la poursuite courageuse de la connaissance rationnelle, savait les limites de la raison et de la science. Du christianisme de sa jeunesse il avait retenu une certitude, que toute son expérience de savant confirma : que la morale n’est point affaire de science, mais article de foi, que le bien et la vertu tirent leur valeur de ce qu’on les choisit librement, gratuitement, et qu’enfin, si on ne courait chance d’être dupe en se désintéressant, en se sacrifiant, ni le désintéressement ni le sacrifice n’auraient grand mérite. Et il a toujours affirmé que celui-là ne se trompe pas, qui déclare en vivant sa foi à l’idéal. Faire de la vérité le but de la pensée, du bien la fin de l’action, le vrai étant l’exclusion du miracle, et le bien l’exclusion de l’égoïsme : on peut juger comme on voudra cette philosophie, on n’a pas le droit d’y voir un jeu de dilettante indifférent.

Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti-pris, les vues étroites ou exclusives, pour saisir toutes les parties et manifester tous les aspects de la vérité, ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus : en même temps que notre grossière façon d’entendre l’opposition théorique de la science et de la foi nous faisait mal juger tous ces fins sentiments, ces expansions affectueuses ou enthousiastes, qui se mêlaient sans cesse chez Renan aux affirmations du déterminisme scientifique. On hésitait à prendre au sérieux un savant qui tirait tant de révérences à l’idéalisme, un critique qui ne semblait occupé qu’à donner de l’eau bénite.

C’était lui qui avait raison. C’était lui qui était dans le vrai, aisément, largement, sereinement. Et son esprit qui lui survit prouve par l’excellence de son action la bonté de sa doctrine. Renan n’a pas été populaire : il offre peu de prises, par sa richesse et sa souplesse, aux moyens esprits. Mais il a agi sur quelques intelligences, quelques âmes d’élite, et par elles passe, par elles surtout passera dans le domaine commun de la pensée le meilleur de l’œuvre du maître.

Il a refait, d’abord, l’œuvre du xviiie siècle, et il a dissipé les équivoques créées par Chateaubriand. Quelles que soient les réserves des érudits, il a établi sur des raisons d’ordre purement scientifique, historique, philologique, la relativité, l’humanité des religions. Je ne veux pas dire qu’il ait tué la religion ; mais il a réduit la question à ses termes essentiels, à sa forme extrême : il faut choisir entre le déterminisme et la révélation. Et ce choix est une affaire de foi. Contre la foi, nulle critique ne vaut : mais dès qu’on ne croit pas « comme un petit enfant », inutile de se monter la tête, inutile de se griser d’esthétique, de s’inventer des raisons de croire : de l’affirmation déterministe sort la dissolution des religions. A ceux qui ne croient pas, il fournit l’explication rationnelle du phénomène de la croyance, donnant ainsi une base solide à l’incrédulité.

Mais il a fait religieusement cette œuvre de science irréligieuse. Dieu est pour lui « la catégorie de l’idéal » ; et la religion, c’est « la beauté dans l’ordre moral ». Par la religion se satisfait l’instinct moral de l’humanité ; ainsi, aucune religion n’étant vraie, toutes les religions sont vraies ; et toutes sont bonnes — quand on ne les applique qu’à leur office. L’idéalisme philosophique n’est pas à l’usage de-toutes les intelligences : l’idéalisme religieux est accessible aux plus humbles esprits. Des raisons d’ordre intellectuel ont éloigné Renan de l’Église : mais il est parti sans colère, sans rancune, le cœur tout pénétré au contraire et parfumé pour la vie de la vertu fortifiante, consolante, ennoblissante du catholicisme, reconnaissant de tout ce qu’il lui avait dû de pures joies et de bonnes directions, tant que son progrès intellectuel n’en avait pas détruit l’efficacité !

De là cette curieuse conséquence : pour nombre d’esprits, Renan a rendu la foi impossible, et il a rendu impossible aussi la guerre à la foi. Il a radicalement détruit ce que Voltaire avait ébranlé, mais il a aussi radicalement détruit l’esprit voltairien : il a affranchi de l’anticléricalisme les cœurs qu’il a retirés pour jamais au christianisme. Ni croyants, ni hostiles, témoins sympathiques au contraire de la croyance, et conscients de la bonté morale de la croyance pour ceux qui peuvent croire, voilà ce que Renan nous a faits. On a vu surtout, de son vivant, combien il menaçait l’Eglise : de jour en jour, on sentira davantage ce que le sens religieux, la tolérance et la paix lui doivent.

Dans le domaine de la littérature, son influence est assez imprécise, parce qu’il n’a pas eu de théorie littéraire. Cependant, je saisis trois traces de son passage : c’est d’abord la curiosité si universellement éveillée sur les choses religieuses, le goût des artistes et du public pour les restitutions des plus singuliers effets de la foi, pour les analyses psychologiques de la sainteté ou de la dévotion. Puis, d’une façon plus générale, il nous a encouragés à ne pas nous arrêter dans le dilettantisme artistique ou dans l’impassibilité scientifique, à considérer la littérature comme une collection d’actes humains, libres et moraux ; c’est-à-dire qu’il nous amène à poser toujours la question de la valeur morale, des propriétés morales de chaque œuvre. Enfin, il a rendu à la critique l’essentiel service de lui donner l’exemple de la sympathie : personne n’a enseigné plus hautement, plus constamment à aimer l’homme, l’effort vers le vrai et vers le bien, même dans les formes qui répugnent le plus à notre particulière nature.

À tous, littérateurs ou autres, il nous a donné cette générale leçon, d’avoir trouvé la paix de la conscience et le bonheur en cette pauvre vie, simplement parce que la vérité toujours l’a conduit. J’aimerais mieux, à vrai dire, qu’il nous ait laissé le soin de le constater ; et dans ses exquis Souvenirs de jeunesse, l’optimiste contentement de soi, enveloppé d’une douceur un peu dédaigneuse, contriste par endroits les plus amicaux lecteurs. Mais ce sont là des impressions fugitives, qu’il faut vite chasser pour être juste.

4. Mémoires, lettres, voyages. §

Il y a du romantisme dans Renan : c’est-à-dire qu’il a souvent mêlé sa personne dans son œuvre, et jeté des impressions toutes subjectives à travers l’objectivité de sa science. Par-là, comme par ces Souvenirs que je rappelais, il nous conduit à des ouvrages qui sont tout juste l’opposé de ceux dont je me suis occupé au commencement de ce chapitre, aux mémoires, aux lettres, aux récits et impressions de voyages. Ces écrits, pourtant, peuvent se considérer dans leur rapport à l’histoire : ils sont documents d’histoire et la matière d’où la science méthodique extraira plus tard son œuvre.

Un bon nombre de Mémoires ont été publiés en notre siècle, se rapportant, en général, comme il est naturel, aux deux ou trois siècles précédents. Quelques personnages considérables de notre temps, toutefois, ont déjà fait parvenir au public leurs souvenirs, presque toujours leurs apologies : ainsi Chateaubriand, Guizot et Tocqueville. Mais ce qu’il y a de caractéristique en ce genre, c’est l’éclosion, dans ces dernières années, des Mémoires relatifs au premier Empire : chaque jour en voit paraître de nouveaux942. Il y en a de toutes sortes, de toute origine et de toute qualité : hommes et femmes, civils et militaires, soldats et généraux, c’est à qui nous rendra, plus ou moins complète ou frappante, l’image de l’Empereur et de son immense aventure. Trois de ces Mémoires me paraissent se distinguer dans la foule : ceux de Mme de Rémusat943, qui a pour ainsi dire donné le branle, une femme intelligente, curieuse, un peu commère ; ceux de Marbot944, un soldat, très brave et pas du tout paladin, qui nous donne la note très juste et très réelle de l’héroïsme militaire du temps, mélange curieux de naturelle énergie, d’amour-propre excité et d’ambition d’avancer ; ceux enfin de Pasquier945, un honnête homme sans raideur, excellent serviteur de tous les régimes pour des motifs légitimes, fidèle à ses maîtres sans servilité, à sa fortune sans cynisme, et très clairvoyant spectateur de toute l’intrigue politique ou policière qui se machinait derrière le majestueux tapage des batailles946.

Pour les lettres, des écrivains comme Constant d’abord, et Sand ou Mérimée, des artistes comme Delacroix et Regnault, en ont laissé d’intéressantes. Parmi les gens du monde, Mme de Rémusat, avec quelque diffusion et sans grande force de pensée, en a écrit de charmantes, qui sont d’un esprit éclairé, agile, fin connaisseur du monde : mais les plus originales, je crois, sont celles de ce Doudan947 qui vécut précepteur, puis ami, dans la famille de Broglie. Il a ses limites et ses préjugés : mais que de pénétration, quel jugement sain et droit, quelle abondance de vues personnelles ! C’est un des meilleurs moralistes que nous ayons eus en ce siècle.

Pour les récits de voyages, qui se rattachent tantôt aux Lettres et plus souvent aux Mémoires, les meilleurs sont des œuvres d’art, comme les deux livres de Fromentin sur l’Algérie, ou le Voyage aux Pyrénées de Taine, ou ces exquises Sensations d’Italie qu’a données M. Bourget. A côté de ces œuvres consciemment composées pour un effet esthétique, se rencontrent de vrais journaux écrits au jour le jour, au hasard des rencontres : comme ces notes posthumes de Michelet qu’on a récemment publiées.

Tous ces ouvrages sont accueillis avec empressement, et il faut qu’ils soient bien médiocres pour n’obtenir aucun succès. Il semble que le public soit las de fictions et savoure la certitude de la réalité des récits et descriptions que ces sortes d’écrits lui offrent. Il semble aussi que son éducation esthétique soit au point qu’il est apte à extraire lui-même d’une matière brute les possibilités de plaisir littéraire qu’elle contient, et qu’il se plaise à faire ce travail plutôt qu’à le recevoir tout fait d’un artiste habile. Il cueille la psychologie et le pittoresque épars dans toutes ces écritures, et si peu qu’il en récolte, son effort, autant que son gain, le contente. Enfin, il est vrai aussi que la frivolité d’esprit, l’inaptitude à penser, trouvent leur compte à ces lectures qui ne présentent que des choses particulières.

Livre IV
L’heure présente (1874) §

Chapitre unique
La littérature qui se fait §

1. Faits généraux d’ordre social, moral ou littéraire. — 2. Les œuvres et les hommes. Critique : M. Brunetière et la doctrine de révolution ; MM. Faguet et Lemaître : M. Sarcey. Poésie : les symbolistes. Roman : MM. Barrès. Rod et Margueritte. Théâtre : M. Becque. Le Théâtre Libre. MM. de Curel et Lemaître.

Notre étude doit demeurer sans conclusion : les faits sont trop près de nous et nous ignorons trop ce qui sera demain, pour qu’il nous soit permis d’arrêter en quelque sorte à ce jour le compte de la littérature. Nous ne saurons la valeur de ce qui est, que par ce qui sera, et en viendra. Mais, sans prétendre juger les œuvres d’aujourd’hui comme fixes et complètes, nous pouvons nous en figurer assez nettement le caractère et la direction : d’autant que, par une heureuse rencontre, nous sommes évidemment placés à un point de partage, ou, si l’on veut, à un tournant de la littérature. Nous sentons bien que quelque chose vient de finir : et par là nous pouvons en quelque mesure distinguer ce qui commence.

1. Faits généraux d’ordre social, moral ou littéraire. §

Il sera impossible que la littérature ne se ressente pas du renouvellement qui semble se faire dans l’ordre social, politique et moral. Deux grands faits politiques et sociaux se sont produits : d’abord, le triomphe certain de la République sur les vieilles formes monarchiques et sur les dynasties héréditaires. Il en est résulté, comme je l’ai déjà indiqué, une séparation du libéralisme et de la démocratie, et la prépondérance des problèmes sociaux sur les questions politiques. Est-on pour ou contre le socialisme ? voilà la grande affaire. Le désintéressement et l’intelligence sont, plus que jamais ils ne l’ont été, des nécessités pour la bourgeoisie : elle est tenue d’avoir ce sens de la relativité, cet esprit de solidarité qui seuls peuvent élargir les idées et tuer l’égoïsme.

Le second fait est, sous la direction d’un grand et bienfaisant pape, le désarmement de l’Église catholique, égarée depuis un siècle dans le camp des adversaires de la démocratie. Renan a préparé, parmi les incrédules, les esprits qu’il faut pour faire à cette nouvelle attitude de l’Église l’accueil qu’elle mérite ; et, si le mouvement dessiné depuis plusieurs années s’achève, si l’Église redevient, selon son véritable esprit, une grande force démocratique, l’Église en profitera sans doute, le monde plus encore, et notre pays plus que les autres.

Le fait moral le plus considérable que je voie est un état assez confus des âmes, qu’il faut essayer d’analyser. La science n’a pas tenu toutes ses promesses, sauf aux savants : je veux dire qu’elle n’a pas réalisé les illusions téméraires du vulgaire, qui n’en savait pas exactement la puissance. Renan nous a appris à l’estimer mieux, à nous y dévouer, et à maintenir, hors d’elle, à côté d’elle, notre idéal moral. Il nous a fait aimer l’efficacité morale des religions. Puis sont venues les influences évangéliques du dehors, dont je dirai un mot tout à l’heure. Aussi de curieuses tendances s’indiquent-elles dans la jeunesse : après plusieurs générations de savants et de struggle-for-lifers, nous avons vu paraître des générations en qui le culte de la science n’est pas amoindri sans doute, et qui ne professent pas non plus le hautain renoncement, mais qui ont enfin, au moins dans l’imagination, par saillies d’intention, par bouffées de bonne volonté, la religion de la morale. Le maître le plus écouté, le plus populaire, est un conseiller moral, un directeur de conscience948 . Une sorte de réveil de religiosité s’est produit, où l’on aurait tort de voir une tentative de restauration catholique renouvelée de Chateaubriand. Dans les éloquentes prédications de M. de Vogué949, dans les chaudes exhortations de M. Desjardins950, dans tout ce qu’on appelle le néo-christianisme, je ne vois que deux choses : la profonde conviction de la valeur moralisatrice des croyances religieuses, l’affirmation énergique du postulat moral, et de la nécessité d’en faire la règle de la vie, même quand on a perdu le Dieu qui prescrit et qui récompense. C’est du « renanisme » pratique, et, bien entendu, rien de plus. Partout ailleurs qu’ici, il serait malséant de remarquer que ce mouvement, où qu’il aboutisse, aura du moins porté de bons fruits littéraires : M. de Vogué s’y est développé, et M. Desjardins s’y est simplifié.

En littérature, un fait capital est ce qu’on a appelé la banqueroute du naturalisme. L’école de M. Zola, qui regardait ses théories plutôt que ses œuvres, s’est perdue dans l’insignifiance et dans la grossièreté. Tout vestige d’art même a disparu de leurs productions. Un moment est venu où les meilleurs parmi les jeunes naturalistes ont senti le besoin de s’affranchir : ils ont pris le premier prétexte de lâcher le maître951 . Le naturalisme n’existe plus : rien ne le remplace encore. Chacun va de son côté, innove, imite, selon son tempérament intime ou son affection actuelle. Ici aussi, des symptômes de religiosité apparaissent, une certaine soif de mystère, d’incompréhensible. Les uns vont se satisfaire aux confins de la science, dans les phénomènes anormaux, d’apparence irrationnelle, insuffisamment expliqués ou établis : hallucinations, hypnotisme, maladies de la personnalité, télépathie, etc. D’autres exploitent — avec quelle sincérité ? — les sciences occultes, astrologie, magie. D’autres prennent pour thèmes les phénomènes psychologiques du mysticisme et de l’extase religieuse. Par réaction contre le naturalisme, on semble fuir les réalités finies, les idées définies et l’on voit éclore de toutes parts les symboles, d’obscurs, de vagues et, j’en ai peur, souvent de creux symboles.

Plus grave encore est ce fait que, depuis une quinzaine d’années, la littérature française a certainement reçu plus qu’elle n’a donné. Nous venons de traverser une période, qui peut-être n’est pas achevée, où les littératures étrangères ont versé de toutes parts dans la nôtre leurs œuvres et leurs influences. L’Angleterre, d’abord, avec sa George Eliot952, et puis la Russie, avec son Dostoïevski953 et son Tolstoï954 ; et enfin955 sont venus les Scandinaves avec leur Ibsen956, derrière qui commence à se dessiner leur Bjœrnson957 . Tous ces écrivains, malgré leurs diversités nationales et personnelles, ont agi en somme dans le même sens : ils ont porté le coup de grâce au naturalisme français. Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous affermir dans le goût du principe essentiel et excellent de la doctrine, dans le goût de l’objectivité, de l’expression intense de la nature. Mais leur naturalisme était psychologie, leur naturalisme était pitié. Dans ces formes visibles et ces mouvements physiologiques, ils nous ont montré des âmes ; et même impures, même obscures, même mesquines, ils nous ont fait aimer ces âmes, ils nous ont fait plaindre leurs souffrances. Un souffle de charité évangélique a passé sur nous, et a fondu la dureté de notre naturalisme.

Même Ibsen — chez nous — travaille en ce sens. Et surtout il a rappelé notre théâtre, qui se perdait dans l’insignifiance dégoûtante ou féroce, dans la « rosserie » plate ou grimaçante, il l’a rappelé au souci des idées, à l’expression de la lutte des volontés affirmant leurs diverses conceptions de la vie ou du bien. Il a représenté l’individu travaillant à se délivrer des nécessités intérieures que la naissance ou l’éducation ont créées en lui, ou de l’oppression extérieure que fait peser sur lui la société : ce qui est éminemment dramatique. Son symbolisme, dans ses meilleures œuvres (car il faut bien distinguer chez lui, comme chez tout écrivain), se traduit en formes d’action et de sentiment concrètes et vivantes.

Je sais que M. Lemaître reproche à tous ces étrangers de nous avoir rapporté cc que nous avions trouvé il y a quarante ou cinquante ans. C’est souvent vrai, mais ils ne nous l’ont rapporté que parce que nous avions eu la maladresse de le perdre.

2. Les genres et les œuvres. §

Il nous faut venir maintenant aux hommes et aux œuvres qui, dans les divers genres, nous semblent travailler plus efficacement à la préparation de l’avenir.

Depuis que Taine a disparu, les maîtres de la critique n’ont été et n’ont voulu être que des littérateurs, limitant leur activité pour la rendre plus efficace.

M. F. Brunetière958, dans une œuvre résolument objective et impersonnelle, a laissé deviner un fonds de pessimisme à la fois douloureux et énergique. Il a appliqué à l’étude de la littérature un fort tempérament de polémiste et d’orateur, une rare puissance d’abstraction, de logique et de synthèse, une grande richesse d’information bibliographique et chronologique ; et tout cela a valu beaucoup, parce que des impressions fines et originales, de vives intuitions déterminées au contact des œuvres, un goût enfin sûr et délicat lui ont fourni la base de ses constructions. Il a, plus que personne, remis en lumière et en honneur le xviie siècle et le naturalisme classique. Il a, un peu durement, rétabli les rangs de préséance artistique entre le xviie et le xviiie siècle. Il a fait une rude et décisive guerre au naturalisme français : il a anéanti les prétentions tapageuses en confirmant les durables titres du roman contemporain. Il a rendu à la tradition son pouvoir et il a marché librement dans des voies nouvelles. Il a toujours défendu l’objectivité de l’œuvre d’art, le respect de la nature fidèlement rendue, et il a toujours affirmé que les œuvres d’art valent par les idées qu’elles traduisent, par la force morale qu’elles contiennent. Venant après Taine, il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique. En appliquant la doctrine de l’évolution à la critique, il a obtenu deux résultats : évaluer plus justement la pression des œuvres déjà écrites sur les esprits qui créent ensuite d’autres œuvres, détacher par conséquent parmi toutes les causes la détermination résultant de la tradition littéraire ; ensuite, et surtout, laisser à l’individualisme son libre jeu, marquer nettement, toutes les causes étant définies et classées, ce que l’accident imprévu d’un grand homme qui survient peut apporter de perturbation dans le mouvement littéraire, soit en le déviant, soit par l’addition d’une inestimable force qui multiplie l’intensité des effets.

M. Faguet959, qui semble se garder avec soin des théories générales comme de l’érudition et des anecdotes, donne de curieuses études d’esprits. Il ne s’applique qu’à distinguer, à définir les êtres moraux qui se révèlent par des œuvres ; et tous ces mélanges de tempéraments, d’intelligences et d’affections sont analysés par lui avec une fine précision. Son influence a été surtout sensible dans le relèvement du xviie siècle, aux dépens du xviiie siècle qu’il a un peu maltraité en regardant les individus plutôt que l’ensemble.

M. Jules Lemaître960 a eu la même fortune que Renan : il a passé par le séminaire ; et puis, il a traversé l’École Normale. Il a su, comme Renan, retenir la grâce et la force de deux cultures opposées ; et son charme complexe vient de là. Avec son ondoyante séduction, ses souples passages du pour au contre, ses balancements ironiques, M. Lemaître a l’air d’un dilettante qui jongle avec les idées, d’un fantaisiste qui s’amuse. Au fond, je crois sentir en lui certaines directions d’esprit très précises, certaines tendances morales très nettes : c’est un Français, et un Beauceron, de ferme sens, amoureux de clarté, de vérité, défiant de tout ce qui est trouble, lointain, hors de prise et de portée, de l’exotisme et du symbolisme, très positif, en somme, en même temps que très artiste. Son scepticisme m’a bien l’air de n’être qu’un moyen de défense. Sa puissance, on l’a vue, le jour où il a coupé en pleine floraison le succès de M. Ohnet : depuis l’article de M. Lemaître, bien des gens continuent de lire M. Ohnet, mais on ne trouve plus personne qui s’en vante.

Pendant que M. Faguet regardait avec une bienveillance plus défiante, M. Lemaître avec une curiosité plus amusée, les efforts des jeunes qui donnaient presque tous les jours la formule de la littérature de demain ; pendant que M. Brunetière isolait, par une sérieuse analyse, l’élément solide et bienfaisant qu’enveloppaient toutes ces prétentions et toutes ces fantaisies, l’école du symbole et les fondateurs de l’avenir trouvaient leur critique autorisé en M. Ch. Morice, dont le livre obscur, mais judicieux961, est fait, lorsqu’on l’a pénétré, pour rassurer un peu sur le sens du mouvement qu’il représente. Réduites en langage commun, ses théories n’ont en général rien d’inacceptable, et beaucoup de ses jugements, encore que sévères, sont mérités.

La résistance aussi a son critique : et un terrible critique, M. Francisque Sarcey962. Comme on sait, le théâtre est son champ de bataille. Depuis tantôt trente ans, il défend dans le même journal sa vérité : et cette vérité, au fond, c’est la doctrine de l’art pour l’art. Ceci est du théâtre, cela ne l’est pas. Il n’y a en ceci ni vérité d’observation, ni valeur de pensée : mais c’est du théâtre ; applaudissons. Cela est philosophie, ou poésie, nature prise sur le vif ou idée originale ; mais ce n’est pas du théâtre : bon à siffler. Il y a un fond de vérité dans cette doctrine : c’est la valeur de la technique, et de la technique spéciale à chaque art comme à chaque genre en tous les arts. M. Sarcey connaît comme personne cette technique du théâtre, et je crois qu’à peu près tout ce que savent là-dessus les hommes de ma génération, ils le lui doivent.

Mais voici la première erreur : M. Sarcey a fini par ne plus voir que la technique, et certaines techniques, celle de quelques écoles françaises, celles de Scribe et de M. Sardou ; il n’admet plus qu’on change les formes, les procédés, les effets auxquels il est habitué, lit voici la seconde erreur : M. Sarcey a voulu se réduire à enregistrer le goût du public, que personne ne sait flairer, démêler, dégager comme lui ; au lieu de hausser ce public à lui ; il s’est rabaissé à ce public. S’ils diffèrent une fois d’impression, il donne raison à ce public contre lui-même ; au lieu d’aider la foule à s’affranchir, à s’éclairer, à s’élever, il la flatte dans la médiocrité de ses goûts, il l’entretient dans l’illusion béate qu’il n’y a rien de curieux à chercher au théâtre que les satisfactions du vaudeville et du mélodrame. Par une persistance de l’éducation universitaire, M. Sarcey a gardé l’intelligence et le culte de Racine, de Corneille, de Molière : il a fermé ses oreilles aux abominations russes ou Scandinaves. Et il a rejeté Shakespeare, qu’en sa téméraire jeunesse il avait presque accepté. Voilà où trente ans de pratique du théâtre, et d’auscultation trop soigneuse du goût commun, ont mené un des esprits les plus libres, les plus vifs, les plus hardis que je connaisse. Le mal est que par sa compétence, par son esprit, par toute sa personne robuste et spirituelle, M. Sarcey s’est acquis sur le public une autorité incroyable. S’il avait entrepris d’en faire l’éducation, de l’apprivoiser aux idées, et aux formes nécessaires pour traduire les idées, il eût pu faciliter l’évolution du théâtre. Il a préféré la retarder : il est devenu l’obstacle, plus que M. Sardou, plus que tous les vaudevillistes ensemble et les directeurs de théâtre. Son jugement — chose énorme en France — donne aux gens le droit d’estimer ce dont ils s’amusent.

Dans la confusion actuelle de la production poétique, je distingue deux choses : une réaction d’abord contre les formes arrêtées, dures, métalliques ou marmoréennes de la poésie parnassienne. C’est par une erreur singulière, qui est une victoire du goût spontané sur la théorie réfléchie, que les jeunes ont salué comme un maître M. de Hérédia963, un parnassien d’hier, presque un romantique d’avant-hier ; cet excellent faiseur de sonnets procède de Gautier plus encore que de Leconte de Lisle, et son éclatante poésie semble reproduire moins la nature vivante que des pièces d’orfèvrerie. Chacun de ses sonnets est comme un admirable plat, dans le champ limité duquel la fantaisie d’un artiste aurait enfermé des sujets mythologiques ou historiques. Ce maître ciseleur n’est pas du tout dans le mouvement ; on semble revenir à la poésie molle, où flottent de vagues idées, où coule une tiède ou fine émotion : pour tout dire, Lamartine redevient un favori.

En second lieu, l’évolution de la versification continue. On achève la réforme romantique, en faisant disparaître les derniers vestiges de césure à l’hémistiche, dans les vers qui ne sont plus expressément formés sur le type classique. On cherche à rendre le vers plus souple encore, et capable d’harmonies plus fines, plus particulièrement expressives. On essaie de nouvelles combinaisons. On tâte des vers de dimensions inusitées, des rythmes instables ; on tente la suppression de la rime. On veut un moyen terme entre la prose et le vers. Rien n’est encore sorti de toute cette agitation, où l’avenir dira quelle fut la chimère et quelles les idées fécondes.

Les œuvres manquent encore. Les maîtres de tous ces groupes qui s’appellent des noms de décadents, symbolistes, etc., sont M. Mallarmé964, qui est de bien mince valeur, et M. Verlaine965, un fin poète, naïf et compliqué, très savant, très tendre, et de qui il restera quelques petits chefs-d’œuvre de douloureuse angoisse ou de mystique ferveur. Autour d’eux ont apparu quelques talents966, rien d’assez fort ou définitif pour prendre place ici. La direction commune semble être de mettre des idées dans la poésie, mais des idées larges qui soient l’expression de la plus intime personnalité, qui traduisent les vibrations profondes de l’être au contact des choses et devant la grande énigme de la vie. Le danger, jusqu’ici, c’est la bizarrerie, l’obscurité des œuvres, l’exécution inégale aux intentions, et l’immense effort égaré dans le vide. C’est aussi que parmi toutes ces bonnes volontés qui s’empressent au service de la poésie et de la langue, j’aperçois trop d’étrangers, dont la prose ou les vers sonnent trop souvent comme feraient des traductions fâcheusement littérales d’un anglais déjà contourné.

Au reste, en dehors de ces groupes révolutionnaires, il se fait encore de bons vers, des vers délicats et parfois puissants, dans les formes consacrées. Il y a un accent bien personnel de pessimisme énergique dans la poésie bouddhique de Jean Lahor967 ; et l’on trouve un exquis mélange de philosophie et d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions, dans les drames que M. Maurice Bouchor a fait représenter par ses marionnettes968.

Les résultats sont plus positifs dans le roman. Là, plus d’école, ce qui n’est pas un mal ; chacun va à son idéal, selon sa nature, par ses procédés. Et nous avons l’art subtil, obscur, tourmenté de M. Barrès, insupportable parfois dans la culture de son moi, mais si original, lorsqu’il veut, en ses analyses d’états moraux, et si exquis en ses impressions de paysages969. M. Rod970, néo-chrétien, et critique, moral comme un protestant, cosmopolite comme un Genevois, fait de vigoureux romans, un peu lourds, un peu ternes, nets du moins, solides, intéressants, où il sait faire apparaître en des effets pathétiques le fond des âmes contemporaines et la nature des problèmes les plus troublants. M. Margueritte971, enfin, un révolté du naturalisme, a su garder la scrupuleuse étude des réalités, en y joignant l’intuition de la vie intérieure et une large pitié philosophique : il a donné deux ou trois œuvres qui ont chance d’être actuellement ce que notre art français soumis aux influences d’Eliot et de Tolstoï a produit de meilleur972 .

Au théâtre, la situation n’est pas très claire. La comédie naturaliste minutieusement exacte, brutalement pessimiste, n’a pu arriver à s’établir. M. Becque973 y a usé son rare talent, son ironie aiguë, son observation sèche et perçante : le public a méconnu l’originale valeur de ces œuvres dont l’impression était douloureuse et dure. Le fait important, en ces dernières années, dans l’histoire du genre dramatique, a été la tentative d’un Théâtre Libre974. Ce Théâtre a été fondé pour établir l’art réaliste : grossièreté allant jusqu’à l’obscénité, puisque c’est notre erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est dégoûtant, plus l’imitation est réelle, et, d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la mise en scène, du jeu et du débit des acteurs, voilà les deux caractères apparents que présente d’abord le Théâtre Libre. M. Antoine n’a pas réussi comme il voulait : il a réussi peut-être mieux qu’il ne voulait, et plus utilement. On s’est blasé sur le genre brutal, ou amer, ou immoral : c’est un « poncif » qui ne vaut pas mieux qu’un autre. Mais M. Antoine a certainement inoculé à quelques-uns de ses acteurs, à beaucoup de ses spectateurs, le sens de la vérité.

Quant aux œuvres, il est remarquable que du réalisme, insensiblement, par la force des choses, le Théâtre-Libre est passé au symbolisme. Et ainsi il a travaillé pour sa part à deux excellents effets : à détruire la superstition du vaudeville, des combinaisons adroites, du « machinisme » dramatique, à ruiner le genre de l’imitation dramatique. Sa mise en scène, à quelques détails près, a le grand mérite d’être expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur de la pièce. Son jeu, et celui de quelques acteurs qu’il est parvenu à instruire, n’a rien qui frappe : mais après, les meilleurs comédiens ne paraissent que des comédiens. Scribe et le genre Sardou ; puis à faire aimer les idées au théâtre, idées de psychologie, de morale, de philosophie, traduites dramatiquement, c’est-à-dire en états concrets de conscience, en résonances de la sensibilité, en tensions de la volonté. Ce dernier point, à vrai dire, est ce qui pèche le plus souvent. Au théâtre comme en poésie, nous voyons plus d’intentions que d’effets, plus de bonnes idées que de bonnes pièces.

Deux écrivains dramatiques, pourtant, nous sont venus. L’un, par le Théâtre Libre : M. de Curel, qui a donné quatre pièces d’une psychologie curieuse, parfois profonde, toujours originale975. Certaines gaucheries d’exécution, et, je crois, pour la dernière pièce, une certaine erreur de l’auteur lui-même sur la valeur morale des actes de son personnage principal, ont fait qu’il n’a pas encore trouvé auprès du public ni auprès de la critique la justice qui lui est due. L’autre est M. Jules Lemaître, qui, sans répudier bruyamment la technique établie, sans déconcerter les habitudes du public, sans prétention philosophique aussi et sans fracas de symboles, nous a donné la sensation rafraîchissante d’une originalité sincère. Une forte, fine psychologie, vécue et sentie, non livresque et scénique, d’où l’émotion sortait d’elle-même sans violences et sans ficelles, voilà le mérite éminent des trois œuvres principales976 qu’il a écrites, où par surcroît il a mis toutes les grâces de son esprit et sa forme exquise de style : Révoltée, d’abord, où des parties supérieures semblaient réaliser soudain le théâtre qu’on cherchait, expression intense et simple de la vie intérieure : le Député Leveau (1891), étude vraie encore, peut-être plus facile et plus grosse ; le Mariage blanc (1891), hypothèse psychologique d’une infinie délicatesse et d’une profondeur morale qui ont été méconnues. Avec M. de Curel et surtout avec M. Lemaître, il n’est plus juste de dire que le théâtre d’aujourd’hui n’a pas d’œuvres : et il a, de plus, des promesses certaines, précises, prochaines977.

Que sortira-t-il, cependant, de tout ce qui s’agite, et se prépare en tous les genres ? Dès aujourd’hui, c’est fait de la littérature scientifique, dérision et parodie de la science : il ne peut naître qu’une littérature artistique. Dès aujourd’hui, c’est fait du naturalisme, comme c’était fait il y a quarante ans du romantisme, il y a soixante-dix ans du classicisme : ce qui naîtra devra être un naturalisme élargi par la réintégration de certains éléments romantiques et surtout classiques, une sorte de synthèse des trois doctrines d’art à travers lesquelles s’est faite depuis la Renaissance l’évolution de notre littérature. Ceci est bien vague : mais il serait aventureux de préciser l’hypothèse, et la chose demanderait un trop long éclaircissement.

Mais est-il sûr que nous voyions un commencement, non une fin ? que ce ne soient pas les dernières palpitations d’une littérature agonisante auxquelles nous assistons aujourd’hui ? Personne ne peut dire si, dans aucun genre, les hommes nécessaires viendront. S’ils viennent ici et non pas là, il y aura création ici, et là stagnation. S’ils ne viennent nulle part, tout ira en dissolution, jusqu’à ce qu’ils apparaissent : et nul ne peut prévoir où, quand et comment commencera le renouvellement.

FIN